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L'OISEAU PROPHÈTE

par André S. Labarthe

André Bazin note, dans « Qu'est-ce que le cinéma ? », qu' il


faut « placer les découvertes scientifiques ou les techniques
industrielles, qui tiendront une si grande place dans le déve­
loppement du cinéma, au principe de son invention ». Et dans
la foulée, quelques années plus tard, à l 'occasion du centenaire
de la première projection du Cinématographe dans le sous­
sol du Grand Café, à Paris, le 28 décembre 1895, je tentai de
prolonger la réflexion de Bazin :
« Transportons-nous, un instant, au cœur de ce x1xe siècle
où plongent tant de nos racines. Le futur est partout. C'est
même la grande affaire du siècle, le plus rêveur de tous les
siècles. On rêve de société idéale, plus logique, ou plus ludique,
en tout cas mieux organisée (Proudhon, Marx, Fourier). On
rêve de communication (le train, le télégraphe, le téléphone),
de records battus (la tour Eiffel). On rêve de pouvoir rêver en
plein jour (! 'ampoule électrique). On rêve du Livre (Mallarmé) . . .
On veut être plus vrai, plus juste, plus rapide, plus magique.
On a qualifié ce siècle de stupide : il l 'est. Jamais on n'aura vu la
misère et le progrès se frôler d'aussi près, sans se voir. Pourtant,
on n'en finirait pas d'énumérer ce qui se conçoit ou s' invente
en quelques décennies. La première utilisation chirurgicale du
chloroforme date de 1847, Nobel invente la dynamite en 1866,
le téléphone de Graham Bell est de 1876, le Phonographe et le
Microphone d'Edison de 1877, Freud note son premier rêve en
1895, l 'année même de la création de la CGT, au moment où
le petit train à vapeur des frères Lumière entre en gare de La
Ciotat. C'est aussi dans ces années-là que Nietzsche oublie son
parapluie. . . Rêves, lapsus, utopies. Seulement les rêves sont
scientifiques, les lapsus débouchent sur la science des rêves, les

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utopies ouvrent des succursales un peu partout dans le monde.
Le XIXe siècle rêve son futur.
Dans ce désordre magnétique qui dessine la carte de notre
destin, une idée est en marche. Une idée fixe, une obsession,
qui hante l ' époque et zigzague à travers le siècle : celle de repro­
duire la réalité, sous tous ses aspects et dans son intégralité. À
son propos, Bazin parlera de "mythe du cinéma total ", car non
seulement elle alimentera en incessants perfectionnements le
cinéma que nous connaissons (arrivée en cascade du son, de
la couleur, de l ' écran large, du relief), mais elle n'aura cessé de
guider les plus folles intuitions des précurseurs. "Il n'est guère
d'inventeur, note Bazin, qui ne cherche à conjoindre le son ou
le relief à l 'animation de l ' image. " Le siècle résonne de mots
barbares, boutures de syllabes imprononçables sur des porte­
greffes d'origine grecque . . . trope, . . . scope, . . . graphie qui
semblent reproduire, pour le plaisir exclusif des lexicographes,
les accouplements hasardeux qu'expérimentent les chercheurs :
Thaumatrope, Phénakistiscope, Tachyscope, Zootrope, Praxi­
noscope, Chronophotographie, Kinétographe, Kinétoscope . . .
Qu' importe que chacun de ces mots recouvre le cadavre exquis
d 'une découverte originale ! Tant de monstres mort-nés auront
servi un grand dessein. »
Près de deux siècles après les années évoquées ci-dessus, à
l ' heure où le numérique est en passe de régner universellement
sur les territoires abandonnés par l 'argentique, le moment était
venu - ni trop tôt ni trop tard - de faire le point non seule­
ment sur le chemin parcouru mais aussi sur les allers-retours
incessants entre un futur insaisissable et un passé qui s'invente
chaque jour : c'est cela que raconte et parcourt en tous sens
l 'ouvrage que vous avez entre les mains.
Il fallait donc que ce livre fût écrit. Et qu' il le fût par les
forces conjuguées de deux observateurs aussi avertis que le sont
Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, un œil tourné vers le
passé, l 'autre orienté vers le futur. Nietzsche évoquait l'oiseau
prophète, les yeux tournés vers le passé.
INTRODUCTION
CE MANUEL sADRESSE à celles et ceux qui filment aujourd'hui,
professionnels et amateurs, occasionnels et réguliers, comme
à celles et ceux qui réfléchissent au cinéma - de sa fabrication
à sa diffusion. Comment filmer, comment résoudre les ques­
tions que pose tout cadrage, qu'en est-il des axes, des durées,
des coupes, des raccords ? Il s'agit de fournir à chaque terme
en usage dans l 'exercice de la fabrication d 'un film, du tour­
nage au montage, de l ' écriture préalable à la diffusion et à
la critique, et que ces termes soi �nt techniques ou non, une
définition à la fois pratique et théorique.
La question posée dans les années cinquante par André
Bazin : « Qu'est-ce que le cinéma ? », se repose donc à toutes
les époques, accepte toujours une réponse historique et revient
au cœur même des mutations contemporaines. Il nous faut
donc accueillir ici à la fois le lexique consacré du Cinéma­
tographe, celui du cinéma qui lui a succédé, et le lexique
nouveau de la vidéo, analogique puis numérique (rappelons
qu'« argentique » désigne la pellicule formée « organique­
ment » de granules d'argent sensibles à la lumière ; « numé­
rique » désignant des fichiers dématérialisés de données et
métadonnées chiffrées, enregistrées sur une carte-mémoire).
Or, les pratiques changent moins vite que les lexiques. Il y a
toujours du cadre, des durées de plan, des axes et des distances.
Il y a toujours des machines et des corps. Sauf que tout un
attirail de termes nouveaux, au nom du numérique et selon le
fantasme d'une résistible « progression » vers toujours « plus »
de vitesse, de réalisme, de puissance, d'effets, etc., est venu

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compliquer l'accès de l 'amateur aux techniques de l ' image et
du son - rendant par là, sans doute, pour nombre d'entre nous,
leur usage plus aveugle ou plus automatique. Raison de plus,
croyons-nous, pour tenter une mise au point - d'ensemble et
de détail - sur ce nouveau monde.

1. Machine contre calcul

Il se trouve que cette publication survient en une période


charnière. D'une part, il n'y aura pas de caméra Aa ron numé­
rique : l'entreprise a déposé son bilan. Le prototype Aa ron
Delta, présenté comme capable de fournir des images numé­
riques valant « en tous points » l 'argentique, ne sera pas produit
par cette firme mythique, qui a accompagné les cinéastes
depuis qu'elle a rendu les caméras plus légères, silencieuses,
plus facilement synchrones. Au même moment, la caméra
Sony CineAlta F65 avec sa résolution de 8 k, dépasse numé­
riquement, en nombre de points, celle de l ' image argentique.
D'autre part, la presque totalité des salles de cinéma a été
numérisée en France. Fuji arrête sa production de pellicules,
Kodak menace d'être en faillite. Nous changeons d'époque.
Change-t-on de paradigme pour autant ? L'argentique et
toute sa saga paraissent s'éloigner et passer derrière nous. Un
nouveau monde s'ouvre, nous dit-on. Il est vrai qu'en un peu
plus d'un siècle, le cinéma n'a cessé de changer ses techniques,
ses outils, ses dispositifs de projection. Pour autant, le cinéma
se voit et se fait toujours en présence et au présent, quoi qu' il
en soit de la distance qui nous sépare des frères Lumière, de
Griffith ou du dernier format de vidéo numérique.
Le cinéma se fait en présence. Les images dites « de synthèse »
appartiennent plutôt au monde du cartoon, dont elles seraient
les formes actuelles. D'un côté, cinéma : il y a le face-à-face
non toujours contrôlable des corps humains ou animaux et
des machines (plus ceux qui les servent). De l 'autre, dessin

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animé : contrôle de bout en bout. Or, il entre dans l 'enregis ­
trement d'un état du monde par la caméra une certaine part
d'aléatoire, difficilement modélisable ou programmable en
algorithmes, qui de plus perd tout enjeu dès qu'elle est calculée.
Mais les images d'aujourd ' hui, dites numériques, sont toutes
« calculées ». Ce qui est « nouveau », c'est que les vues ne sont

plus toujours des « prises », qu'elles ne sont plus toujours la


trace d 'un existant préalable à elles, d'un référent : elles sont
de plus en plus souvent une modélisation issue d'un calcul,
ce qui les éloigne de l 'empreinte d'un bout du réel. Hier et
encore aujourd'hui, nous voyons ce qui du monde est visible.
Aujourd ' hui et encore demain, nous voyon s ce que nous fabri ­
quons de visible. Le visible est calculé. En même temps, ce
calcul fondateur a pour souci « réaliste » de disparaître en
tant que tel, en tant que calcul, et en disparaissant de faire
croire qu'entre l ' image argentique, photographique ou ciné­
matographique, et l ' image numérique, l ' image calculée, rien
ne change, qu' il n'y a pas de différences. L' image est calculée,
mais le calcul est caché, il est la mauvaise part de l 'extrême
artificiel qui veut se faire passer pour naturel. La photographie
et le cinéma ont formalisé depuis longtemps notre approche
du visible : il s'agit que les nouveaux outils numériques sachent
leur ressembler. L'image-cinéma argentique est imitée par
l ' image-cinéma numérique.
Le passage au numérique se comprend comme volonté de
prendre possession du tout de la machine - jusqu'à chaque
point de l ' i mage. Rien n' échapperait plus à notre contrôle. Il
e st extraordinaire qu'une partie des efforts pour programmer
l ' image revienne à faire disparaître toute référence au calcul
qui la fait exister! Il s'agit bien de produire une « transpa­
rence » comme et mieux que l 'analogique, puisque sans reste.
Le numérique s'avance masqué. Les ingénieurs sont allés
jusqu'à tenter de programmer l 'aléatoire, celui de la réparti­
tion des grains d'argent, à la fois « défauts » (l 'organicité) et
définition de l ' image argentique. Or, aucune simulation de

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l'aléatoire ne sera jamais l'aléatoire, par définition incontrôlé,
accidentel. L'aléatoire est ce qui met au défi le calcul, ou, si l 'on
préfère, le calcul est répudiation de l 'aléatoire. On peut imiter
le hasard, mais le hasard, lui, n'imite rien. (« Un coup de dés
jamais n'abolira le hasard », Stéphane Mallarmé, 1897.)
Ce qui nous intéresse dans le fait de filmer le monde ou le
corps, ce sont les lignes de fuite, ce qui échappe au calcul ou à
la volonté, voire à la conscience, et qu'on peut définir comme
le croisement de l 'impensé technique dont toute caméra est
porteuse, avec !'involontaire dont tout corps est le siège ; et
avec l 'impensé, encore, qui caractérise notre rapport au monde
- quoi qu'il en soit des puissances de calcul mises en œuvre.
Notre pari est que ces puissances de calcul, assujetties aux
intérêts du Capital, ne peuvent éviter d 'être trouées par la part
maudite même qu'elles dénient, celle de la perte, de l 'échec, de
la dérive, de la folie. Chaque jour nous en fournit de nombreux
exemples.

2. Identité/ altérité

Au temps de l 'argentique, l 'enregistrement est une trace,


une empreinte, une traduction et non pas un calcul. Traduc ­
tion signifie qu'il reste à l 'arrivée quelque chose du point de
départ. C'est ce qu'on nomme analogie. L'analogie désormais
est un artefact, l 'effet d'un programme de recomposition
numérique où les traces originelles ont disparu, remplacées
par des algorithmes.
Voici le moment historique, moment de bascule, où
l 'image calculée, c'est-à-dire le monde simulé, est en passe
de l 'emporter sur l 'image enregistrée qui est (qui était) liée,
elle, à la chose filmée, au corps filmé, à la parole filmée, et
donc à la conscience et à l 'inconscient tels qu'ils maillent et
trouent corps et langage . . . c'est-à-dire à une certaine altérité,
plus ou moins assimilable, mais non identique. Prenons un

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exemple : Jean-Louis Porte, chef opérateur de la série Marseille
contre Marseille, filme un entretien entre Jean-Claude Gaudin
et Michel Samson. Jean-Claude Gaudin est cadré en pied,
en corps. Derrière lui, les escaliers de la gare Saint-Charles.
Nous sommes dans une situation identifiée par les théoriciens
comme étant celle d 'une inscription vraie, fixée 24 fois par
seconde au 1/5oe de seconde. Ce qui s'inscrit est la relation
du corps filmé avec la durée de ce filmage, avec le décor dans
lequel il est pris, la lumière, les passants, le contexte. Par sa
matière même, par la durée de la prise de vues, le photogramme
oppose une résistance à une éventuelle manipulation. Chaque
spectateur le sait, plus ou moins consciemment. Avec l 'image
numérique, le temps est hors-jeu. L'inscription d'une image
prend toujours J/5oe de seconde, mais elle peut être retravaillée
une heure, un jour, une semaine. L' image ne fait plus seule­
ment référence à un temps donné, à une suite d'instants et à
une inscription de cette suite, elle devient intemporelle. Non
seulement nous maîtrisons chaque point de l 'image, chaque
pixel, mais l 'aspect composite de l 'image ouvre la possibilité
d 'un temps indéfini qui n'est plus celui de l 'inscription vraie.
Cette recomposition va pouvoir s'appliquer aux autres images
pour constituer un plan entier, une scène, une séquence, peut­
être tout un film, grâce au calcul du mouvement. Entre les
images elles-même s calculées, c'est le mouvement qui e st
calculé par la machine. Le photogramme en argentique est
une image fixe séparée de la suivante par une bande noire ; en
numérique, les principes de la compression font que l 'espace
et le temps sont rompus pour être copiés et plaqués, en partie,
sur la suivante et la suivante encore. L' image est composite et
chaque image composée à partir de la précédente. Au calcul
de l 'image, s'ajoute un autre calcul, celui de la succession des
images. L'instantané est devenu élastique.
En argentique, donc, l 'inscription est bien celle d 'une vraie
relation dans une durée réelle et un espace donné. Vérité de la
relation. Imaginons, pour reprendre notre exemple, que nous

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filmions ce plan de Jean-Claude Gaudin avec une caméra
numérique. Rien ne change, peut-on croire. Le même corps,
le même décor, la même durée. Mais l ' i mage du corps de
Gaudin, pixellisée comme son entour, son décor, son moment,
est parfaitement détachable d'eux et peut être séparée, décollée,
recollée sur un autre fond, disons la façade de la mairie de
Marseille, une autre histoire, un autre moment, les lumières
étant ajustées. Bien sûr, dans la plupart des cas, on ne se livre
pas à un tel transport (ou trafic) de pixels. Mais la chose est
possible. Elle pèse comme une promesse ou une menace. Le
hors-champ de l ' image pixellisée est son exil dans un autre
champ. Il n'y a plus d'inscription vraie, mais un flottement
généralisé où chaque signe se révèle indépendant et autonome
des signes qui l 'entourent et l 'accompagnent. Disons : désoli­
darisation, isolement, détachement, versatilité. Il nous semble
que cela rime avec « globalisation », « déterritorialisation »,
« délocalisation ». En un mot : dislocation. Le monde sensible

est séparé de lui-même. Le spectacle, comme l 'écrivait Guy


Debord, est l'envers du monde de notre expérience sensible.
Les techniciens adorent cette nouvelle puissance qui devient la
leur : composer l ' image, la recomposer, la décomposer, agir sur
elle de l ' intérieur même de ses constellations de points. Une
telle nouveauté peut donner le vertige.
Ce qui nous retient est le sens de ce passage du lié au délié,
de l'ensemble au séparé. Le corps détachable n'est plus un corps
filmé. Filmer revient à mettre en relation, à faire de la relation
une condition d'existence des corps filmés. La relation ou la
composition enregistrées dans la situation d'inscription vraie
définissent un pan de réalité, elles ne sont plus modifiables, sauf
au prix de truquages dont, en argentique, la marque se verra
toujours, quoi qu'on puisse faire pour la dissimuler. En numé­
rique, le corps filmé devient volatil. Les plus infimes parties
de l'image (les pixels) sont déplaçables, modifiables point
par point. Rien ne tient plus à rien. Nous pouvons changer
la couleur du ciel, celle des yeux du personnage, le couvrir

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d'ombres ou de lumières, l'ajuster à notre fantaisie comme en
jouant. Tout est réversible. Il n'y a plus de temps.
Le monde filmé et fixé sur pellicule est, en revanche, celui
de l ' interdépendance, de la solidarité des éléments de la
composition plastique. Il y a un état du monde au présent.
Quelque chose de l 'ordre d'un fait. Irrécusable. Irrévocable.
Nous sommes dans le dur : le politique, le juridique, la violence
des rapports de force où les derniers ne seront pas les premiers.
À l'inverse, le numérique est comme un nouveau catéchisme
qui proclame le temps de la déliaison, le temps de l' irresponsa­
bilité des composants du visible les uns par rapport aux autres,
de l' irresponsabilité aussi des ingénieurs ou des artistes qui
manient ces composants.
La nouvelle apparence de toute-puissance sur l ' image
signifie exactement qu' il ne s'agit plus de changer le monde,
la réalité visible, mais de changer la seule image de ce monde.
Il s'est trouvé que l ' image dite « analogique », produit d'une
longue histoire, et produit, en somme, du regard du monde
sur lui-même, il s'est trouvé que cette image a eu pour tâche,
dans les dédales mythologiques comme dans les méandres
de l 'art, d'approcher, de pratiquer, de connaître et peut-être
de conjurer et d'apprivoiser quelque chose des altérités sans
cesse rencontrées. Filmé, l 'autre reste un autre. Son corps, sa
parole, son regard restent les siens et non pas les miens. Même
filmé, même enfermé dans un cadre spatial et temporel, que
ce soit via la plaque de verre ou l ' image échantillonnée, il y a
toujours de l'autre. Il est pris dans mon regard comme mon
regard est pris en lui - et nous n'y pouvons rien. Situation
que le calcul peut imiter mais qu' il ne peut pas défaire. Qui
sera donc plus forte que lui. Le corps filmé peut être sché­
matisé {Étienne-Jules Marey ou, aujourd'hui, les points lumi­
neux qui modélisent les mouvements d'un corps vivant pour
l ' inscrire dans un monde fabriqué numériquement), mais il
n'est pas tout à fait contrôlable dès qu'on lui rend sa liberté
{les oiseaux de Marey libérés de ses appareils de mesure afin

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de saisir l ' insaisissable à la caméra). Même filmé, l 'autre est
encore ce qui nous résiste, qui résiste à la « prise » de vues. La
liberté peut être simulée, imitée, recopiée, elle ne peut pas ne
pas être ce qui dérègle le calcul même. Elle ne serait pas ce
dérèglement, elle ne serait plus liberté.
Dans le monde calculé, seul le bug qui bloque le programme
signifie liberté, et l 'altérité de l 'autre est un scénario qui dépend
en fait de « moi ». Or, il arrive que l 'autre excède le cercle
enchanté de la famille, voire de l ' humain. Les ingénieurs de
la Silicon Valley n'en sont pas encore là : la puissance de calcul
mobilisée, la pensée investie, les longues séquences de chiffres
nécessaires à simuler cette « altérité » la limitent nécessaire­
ment à un redoublement : soit de ce qui est visible, soit de
ce qui est imaginairement visible {ces images de « monstres »
ou d'« aliens », que les œuvres de science-fiction ne peuvent
expulser de la chaîne des images existantes et possibles, donc
« humaines »). Jacques Tourneur avait mille fois raison de ne
pas vouloir montrer le monstre (Night ofthe Demon, 1957). Le
numérique ne peut que perfectionner la fabrique illustrative
d'une altérité sans écart, sans reste, sans surprise. À l ' identique.
La simulation fabrique du même. La copie copie la copie.
Pour le cinéma analogique, l 'altérité qu' il y aurait à filmer
ne dépend ni de « nous », ni du « nous », elle est le dehors
du cinéma, le dehors de l ' image justement dite « analogique ».
Analogie signifie non pas « ressemblance » ou « similitude »,
mais mise en relation (opération de pensée) d'un bout du
monde avec un autre, d'un élément visible avec un autre : il
s'agit donc d'un écart, d'un désajustement dans la reproduc­
tion. L'image calculée, elle, n'a pas de dehors. S'il est vrai que
notre regard se forme d' être pris dans le champ scopique de
l 'autre (Jacques Lacan, 1973), il n'y a pas de sens à simuler l ' ins­
cription vraie, qui ne peut être autre chose qu'une confronta­
tion en lieu et temps réels de la caméra avec les corps ou les
choses filmées. Vous sortez de l ' inscription vraie, vous sortez
du cinéma, vous êtes dans l ' illustration, dans la caricature

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- dans l'inerte : il n'y a pas de jointure ni de fêlure possibles
entre présenté et représenté, puisqu' il n'y a plus de temps. Les
juges génialement croqués par Honoré Daumier n'ont pas
partagé le geste de leur caricature avec le dessinateur - pas
plus qu' ils n'en auront été changés.
Tel est le paradoxe de ce qui s'est historiquement appelé
« cinéma ». La place, le rôle, la fonction du cinéma aura été dès

sa naissance contradictoire : d'un côté, attester d'une certaine


forme d'existence de ce qui est filmé (l' image a un référent),
mais en même temps et indissociablement, transformer ce
qui est visible en image de ce qui est visible - et donc le faire
passer d'un état du visible à un autre état : celui où le regard
est cadré. Disons, puisqu' il s'agit de variations dans la repré­
sentation du monde visible : ce qui sépare une érotique de la
présence simulée, efficace, on le sait, chez l 'animal comme
chez l ' homme, d'une érotique de l 'absence évoquée, qui ne
sera sans doute que troublante - le cinéma. Car ce que la simu­
lation met inévitablement toujours au présent, est au cinéma
trace présente d'une absence.

3. Écrans I salles

Le lecteur comprend que nous puissions douter d'un radical


grand écart entre cinéma et audiovisuel. Du petit au grand
écran et réciproquement, les mêmes déterminants marchands
sont à l 'œuvre, les mêmes normes, à peu de chose près, les
mêmes styles . . . bref, les mêmes ingrédients pour les mêmes
appétits : attractions, spectaculaire de pacotille, paillettes et
vedettes (la liste ne change pas de décennie en décennie). Ce
ne sont évidemment pas les spectateurs ou les téléspectateurs
qui sont responsables de ces médiocres recettes récurrentes,
mais bien les lignes éditoriales alignées les unes sur les autres.
La standardisation commence là : alignement des produits.
Donc : supposition de spectateurs alignés.

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Seuls deux paramètres changent d'un mode à l 'autre.
L' écran du téléviseur est - pour l ' instant - toujours plus petit
que moi, et toujours dans le même sens, horizontal ; je vois
donc le monde sur l 'écran à peu près à niveau, si ce n'est de
haut en bas. Alors que l 'écran de cinéma est plus grand que
moi, que les figures qu'il accueille sont comme des géants face
à un enfant, si bien que cet enfant ne peut de sa place de
spectateur que voir le monde de bas en haut. D'autre part, le
statut du hors-champ change du tout au tout : dans une salle
de cinéma, l ' écran clair est bordé de noir et de nuit ; dans
une pièce d 'appartement, l ' écran clair est bordé d 'objets et de
décors familiers : le hors-champ, c'est chez moi ; quant aux
petits écrans portables, tablettes, smartphones, etc., le hors­
champ est tout ce visible qui entoure l 'écran : la rue, le paysage,
le salon . . .
Les tablettes, les mini-caméras, les téléphones, les ordina­
teurs, les téléviseurs ont eux aussi des écrans qui diffusent clips,
actualités, concerts, sport . . . mais aussi des films « comme au
cinéma ». À ceci près que ces images viennent au-devant de
mes yeux, alors que le projecteur de cinéma (ou de « home
cinéma ») est derrière moi. Il y a superposition imaginaire
entre projection réelle et projection mentale, de l 'arrière vers
l 'avant. À ceci près, encore, que je vois ces écrans dans une
semi-obscurité, si ce n'est en plein jour. La salle de cinéma, et
elle seule, conjugue l 'obscurité qui ouvre sur le hors-champ, la
taille de l ' écran et la projection qui vient de l 'arrière : c'est assez
pour définir la singularité non encore entamée du cinéma. Les
films vus d'une façon et de l 'autre peuvent être les mêmes, les
conditions de la « séance » changent du tout au tout.
La salle de cinéma ? Ce lieu extraordinaire, que nous avons
connu logé dans une étable, une église, une salle de cours, un
cinéma de quartier ou même le néo-caravansérail d'un multi­
plexe, ce lieu est avant tout en rupture avec le monde extérieur
dès que les lumières s'éteignent. Tous les autres écrans sont
comme nos poches : nous les portons et les vidons tous les

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jours. La salle est un hors-temps et un non-lieu. Nous désirons
ces absences. Illusion, oui, mais salvatrice. Sortir du temps
bouclé des médias, du travail, des amusements. Sortir de ce
« chez nous » qui nous poursuit partout à travers les publicités,
les affiches, les couvertures des magazines où l 'on revoit sans
fin les mêmes têtes et les mêmes corps dans les mêmes décors,
ressassement ou bégaiement de l ' image épuisée. La salle de
cinéma instaure une coupure. Avant, pendant, après. Dedans,
dehors. La confusion de la vie et du spectacle de longue date
trafiquée par les marchands n'est plus tout à fait possible dans
une salle qui se tient à l 'écart - même si c'est de moins en
moins.

4. Pratiques et langages

On continue à dire « ça tourne » alors qu' il n'y a plus de


manivelle, de moteur ni de bobine à l ' intérieur d'une caméra.
Nous parlons toujours de « film » alors qu' il n'y a plus de pelli­
cule. Le passage au numérique aura récupéré les termes de
la prise de vues et du montage cinématographiques : cadre,
durées, plans, séquences, fondu, surimpression, etc., alors que
leurs processus de réalisation n'ont plus grand rapport avec les
gestes techniques du temps d'avant. Bref, le cinéma primitif
continue de marquer ce qui ne cesse de s'imaginer en numé­
rique. Permanences, variations ou ruptures sont analysées ici.
En tant que machine d'enregistrement et de traitement de
portions du visible, l 'outil numérique s'inscrit dans la longue
histoire des machines à fabriquer des images ; il se trouve,
et nous aurons à y revenir, que le numérique est une étape
importante dans le cheminement du cinéma vers un « plus de
réalisme », vers un naturalisme qui assure plus efficacement
que jamais la confusion entre « réel » et « représenté » (Roland
Barthes). La « société du spectacle » est devenue la société tout
court. L écart entre ce qui se vit et ce qui se voit/s'entend est

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de plus en plus ténu. Nous nous conformons aux images que
nous fabriquons pour qu'elles nous ressemblent. Cercle.
La pratique du cinéma est en train d'évoluer : on filme « à
la main » ; le cinéma, avec les deux seules dimensions (largeur,
hauteur) de ses photogrammes comme de ses écrans, découvre
une tactilité qui était l 'affaire du sculpteur ou du peintre ; on
cadre de façon moins stricte (pour le meilleur et pour le pire) ;
on fait bouger le cadre souvent détaché de l 'œil avec plus de
liberté et de souplesse ; on ne craint plus de faire voir sa non­
maîtrise de l 'outil, qui devient la règle. La perception change
puisque les moyens changent. Les zooms se déchaînent sans
limite là où il y avait des choix de focales ; on filme dans des
durées extensibles. En même temps, chaque rupture techno­
logique induit une nouvelle adaptation du corps filmant à la
machine filmante. On ne filme pas, on ne bouge pas non plus
de la même manière avec une Mitchell (la « caméra monu­
mentale » qui a filmé l 'ensemble du cinéma de studio améri­
cain des années quarante à cinquante) ou une caméra de
poing. Filmer avec son téléphone portable marque le triomphe
du visible sur l 'audible, si ce n'est, à terme, celui du tactile sur
le visuel. Le cinéma se déplace. Le spectateur aussi.

5. Voir et revoir: enregistrer

Lune des dimensions majeures du Cinématographe a été


l 'enregistrement du mouvement (d'abord depuis un point fixe :
la caméra sur pied ; puis, assez vite, depuis un support mobile :
la barque de l 'opérateur Lumière, Alexandre Promio, filmant le
Grand Canal à Venise ; puis des trains, etc.). Non pas seulement
voir le monde en mouvement, mais enregistrer le mouvement
du monde, qu' il ait été vu ou pas. On pourrait faire la même
remarque pour les enregistrements de Eadweard Muybridge
(multiplication des points de vue, 1878) ou d' Étienne-Jules
Marey (un point de vue unique, 1882), à ceci près que le Ciné-
matographe démultiplie le dépassement du champ visible par
l'enregistrement même de ce champ. Nous sommes passés
dans une autre dimension : celle de la durée et de la projection
qui accentuent l 'effet de cadre. Le « fond » de l ' image, par les
dimensions de l ' image projetée, peut apparaître en même temps
que les premiers plans. Le monde est cadré, et tout le visible
enregistré n'est pas « lisible », n'est peut-être même pas vu (par
l 'opérateur lui-même). Mais ce qui est vu a nécessairement été
enregistré. On connaît l 'anecdote du Déjeuner de bébé (Louis
Lumière, 1896). Nombre de spectateurs, nous rapporte la chro­
nique, furent frappés par le vent, à l 'arrière-plan de l ' image, qui
secoue les buissons. Ce vent n'avait été voulu par personne. La
plupart du temps, personne ne le remarquait. Mais le fait qu'un
spectateur en soit saisi révèle un dialogue secret entre le monde
visible et la caméra qui l'enregistre.
Enregistrer, c'est donc enregistrer ce qui a été capté par la
caméra sans que quiconque en prenne conscience. La notion
d'enregistrement ouvre sur le dépassement de l ' image dans
l ' image même. Dans la mesure où elle analyse le visible,
l'image cinématographique ne se donne pas tout entière ni
tout de suite à voir. La pratique d'une vision rapide, pressée,
instantanée, est toujours privilégiée. Le spectateur voit mais
ne voit pas et croit voir (le spectateur comme le cinéaste). Il ne
voit pas tout ce qui passe sur l ' écran. Linscription est aussitôt
effacée par l ' inscription suivante. Loubli est le travail même
de la répétition. Des signes, des indices, des mini-manifesta­
tions iconiques apparaissent et disparaissent mais elles ont été
enregistrées et un œil, un jour, plus tard, peut-être, les remar­
quera. Le cinéma nous présente un état « ici et maintenant »
du monde, que sans doute nous n'avons vu qu'en partie, face
auquel nous avons été aveugles en partie, qui nous a échappé
en partie, mais qui est là, enregistré, et qui peut donc être revu,
vu par d'autres, vu et revu.
L étude attentive des premiers films, une longue pratique
du cinéma documentaire, mais aussi la vision et re-vision de

25
nombre de films de fiction nous auront peut-être convai ncus
de ce que la puissance du cinéma, encore intacte aujourd 'hui,
tenait d 'abord aux capacités d 'enregistrement de la machine­
caméra, qui traite directement avec le temps (les durées)
et avec les données et les limites du monde visible (en le
cadrant). Le voir n'est pas le problème du cinéma. C 'est le
revoir. Le revoir cadré. L'enregistrement prime sur la vision.
Or, l 'enregistrement cinématographique a besoin du cadre
pour se séparer de l 'expérience de l 'observation. Nous n'avons
pas besoin du cinéma pour « voir » . Mais lui seul peut nous
donner à revoir, c'est-à-dire à voi r vraiment. Le cinéma a
enregistré et enregistre toujours un état contemporain du
monde, et cet enregistrement révèle des aspects inattendus,
des fragments de réel qui n'avaient été ni appelés ni prévus,
qui étaient illisibles au moment même de la « prise de vues »
{ce terme énonce d'ailleurs l 'aveuglement de ce qui prend, et
qui peut prendre les yeux fermés) . Il arrive à ces « prises »
à l 'aveugle de devenir des années plus tard des événements
plei ns de sens.
La place du spectateur, aujourd' hui, est directement
affectée par ce « supplément » enregistré puis montré. L'opé­
rateur ne sait pas très bien et la machine, la caméra, ne « sait »
pas du tout ce qui est filmé. Mais le fait est que ça a été filmé.
Que c'est « re-visible » , reproductible, et d'une certaine façon
universel et éternel. Cela transporte la place du spectateur
au-delà du présent, ailleurs qu'en l ' ici. Nous ne voyons pas ce
que d'autres verront, en un autre temps, dans d'autres lieux. Le
temps du cinéma s'ouvre à partir de cette puissance d'enregis­
trer. Le visible est dédoublé. Ce qui est enregistré se prépare à
remplacer le monde visible non enregistré. Un visible conservé
et reproduit remplace un autre visible perdu, oublié, dissipé.
Le monde filmé remplace le monde non filmé. Et, désormais,
le monde filmé tend à être un monde simulé. Les derniers frag­
ments de réel qui s'accrochent encore au filmage en présence, à
l ' inscription vraie, sont répudiés.

26
Or, le cinéma a déjà transformé le monde de l 'observation
courante, du regard, de la contemplation . Une immense part
du monde visible est déjà reformulée en termes de cinéma : le
monde non-cadré cède de plus en plus la place au monde cadré.
Le cadre est partout, il n'a donc plus cette fonction (implici­
tement didactique) qui était de montrer et de ne pas montrer,
d'articuler le visible au non-visible. En même temps que le
cadre est partout, donc nulle part, l ' image simulée se glisse à la
place de l ' image enregistrée. La simulation de l 'enregistrement
d'une situation fabrique une situation contrôlée, le contraire
d'un enregistrement de l 'aveuglement ou du débordement.
Si toutes les caméras, de celle des frères Lumière à celles de
Beauviala, sont avant tout des machines à enregistrer l 'état du
monde au moment même et pendant la durée même de leur
marche mécanique, c'est qu'elles enregistrent du temps avec de
l 'espace, du « non tout à fait visible » avec du visible. La caméra
numérique, elle aussi, découpe le flux des données de l ' image
en espace et en temps : ces « tranches » d'informations consti­
tuent l 'échantillonnage. Le temps qui passe quand la caméra
est en marche est enregistré - quoi que l 'on filme, la rivière
ou la pierre, l 'abeille ou la cire, il s'agit de durées. Ce passage
du temps est enregistré dans un cadre qu' il déborde toujours.
Mieux encore, du temps de ce passage, le mécanisme de la
caméra soustrait une infime partie : ces bandes noires qui - en
pellicule - séparent les photogrammes, ou bien - en vidéo -
les commandes qui renversent une indispensable discontinuité
en impression de continuité. La copie numérique, le DCP,
celle-là même qui est projetée dans les cinémas, est toujours
une succession d'images fixes entrecoupées d ' images noires.
Tant pis pour la cinéphilie, de plus en plus décalée : accep­
tons l ' idée que notre monde est fait de « cinéma », de « spec­
tacle », de représentations qui prennent insidieusement la
place de ce qu'on appelle encore « réalité ».
6. Du « réel » et du « représenté »

Quant au « réel », il échappe toujours, espérons-le, à la


contagion du spectacle. Nous dirons (après tant d'autres) que
ce que nous appelons « réel » est exactement ce qui diffère la
possibilité même d'une représentation. On peut simuler, fabri­
quer le simulacre de quelque chose de ce « réel », ce sera préci­
sément avouer que cette part « de réel » est hors d'atteinte :
la fiction cinématographique est capable, par exemple, de
reconstituer le concile élisant un pape (Nanni Moretti, 20n) ;
le cinéma dit documentaire ne peut évidemment pas le faire,
le voudrait-il. Ce cinéma documentaire nous dit donc ce qu' il
en est de la « présence » du visible, de sa disponibilité, de sa
coïncidence ou non avec notre désir de voir, de sa vérité en tant
qu' il est ou non possible de le représenter. Lévénement réel de
ce concile, avoue le documentaire impuissant, n'est pas encore
filmable. Ce que nous désignons comme « réel » est - plus ou
moins - non-représentable, non accessible en tout cas par les
voies du cinéma dit « documentaire » , c'est-à-dire non filmable
en tant que réel. Nécessité de la fiction ? Oui, sans doute. Mais
au temps où le partage du Visible est un partage du pouvoir
de montrer ou de cacher, on comprend que le recours à la
fiction est une façon de ne pas exposer aux regards spectateurs
la toute-puissance du pouvoir. Faire semblant de la montrer
(fiction) reste le plus sûr moyen de dissimuler la réalité de la
chose. Le documentaire avoue humblement qu' il bute sur les
bornes de l 'autorisation de filmer. La fiction s'en moque. Tout
est filmable, nous dit-elle ; et cette fable nous trompe sur la
réalité de la domination qui est aussi réalité de la dissimulation.
Le cardinal de Richelieu se faisait peindre par Philippe
de Champaigne, et, avant lui, le pape Jules II par Raphaël.
Aujourd' hui, le pouvoir véritable se tient caché. Il est devenu
pratiquement impossible de filmer par exemple un grand
patron comme avaient pu le faire Nicolas Philibert et Gérard
Mordillat avec La Voix de son maitre en 1978. Sauf accident,

28
l'homme de pouvoir se tient dans un hors-champ inaccessible
et toujours protégé par ses gardes du corps ; ou mieux encore,
l ' homme de pouvoir se déguise, se cache derrière un acteur
de fiction censé le représenter. Un plan en cache toujours
un autre. Une image donnée à voir signifie qu'une image est
cachée. Guy Debord l 'avait annoncé : le triomphe du Spectacle
serait aussi celui du secret - de la réalité du pouvoir, qu' il soit
économique et/ou politique. Gouverner prend une dimension
narrative : jusqu'où, jusqu'à quand faut-il montrer ou dissi­
muler ? Le Prince se cache derrière le rideau ou la toile peinte
qui le représente. Ce qui empêche, ou ce qui interdit que tel
ou tel moment social, telle ou telle réalité, soient filmés en
documentaire, dessine tout simplement la carte des pouvoirs.
Cette carte peut rester ignorée des fictions. Ce qu'on qualifie
de documentaire ne peut pas nous mentir sur les limites du
Visible, c'est-à-dire du Contrôle. Les fictions peuvent ruser
avec les censures, les ignorer, faire comme si elles ne jouaient
pas, faire comme si les pouvoirs étaient transparents. Parce
qu' ils n'ont pas recours aux comédiens mais aux hommes et
femmes engagés dans leurs réalités, les films dits « documen­
taires » percutent les frontières non-écrites de l ' interdit de
représenter. En avouant ainsi qu' ils ne peuvent pas représenter
l ' interdit, les documentaires le font apparaître comme tel. Ils
ne mentent pas sur l 'état des visibilités en ce monde, sur l 'état
des possibilités ou des permissions de montrer.

7. Des limites du voir et au-delà

Il y a donc un en deçà ou un au-delà du visible dans le fonc­


tionnement mécanique du cinéma. Du fait de l 'enregistrement
lui-même, puisque tout ce qui se présente à l 'objectif de la
caméra n'est pas nécessairement visible par un œil humain,
d'une part ; et d'autre part en ceci que, comme l 'avait noté
André Bazin, le cadre est un cache : la partie cadrée du champ

29
visible est prélevée sur une portion bien plus importante de
ce champ visible, qu'elle rend ainsi non-visible. Cadrer, c'est
cacher, de même que raconter commence par dissimuler. Et
même si quelque expérimentateur voulait tenter de tout filmer
tout le temps, sa volonté de toute-puissance serait sévèrement
rognée par le fait du cadre, qui lui aussi est là tout le temps.
Voir, c'est re-voir, nous l'avons dit (et peut-être que voir
immédiatement c'est au contraire ne pas voir ?). Ce principe
de répétition tient au fait même de l 'enregistrement. Ce n'est
pas seulement qu'un état donné du monde a été enregistré,
c'est qu'on peut le voir et le revoir aussitôt après ou cent ans
plus tard. Le défi porté par le cinéma à la mort ne tient pas
seulement au fait que les corps filmés sont par-là dotés d'une
certaine immortalité iconique. Il tient aussi, ce défi, à ce qu'un
état donné du monde, par définition transitoire, instantané,
fragile, corruptible, effaçable et toujours effacé, soit enre­
gistré et donc sauvé de l 'effacement. C'est ainsi que le cinéma
enregistre un grand nombre de coupes dans l 'espace-temps
du monde ; ces coupes font exister, à côté du monde dit réel
qui nous tient dans son espace-temps, d'autres mondes à l 'état
de traces fantomatiques, d'autres espace-temps où nous ne
sommes pas, où sont les spectres de nos prédécesseurs. Le
temps du cinéma est un autre temps, qui n'est pas et ne peut
pas être synchrone avec l'expérience banale du temps vécu
comme une continuité.
La question de l 'enregistrement devient celle des limites du
regard humain. Les membres de l'Académie des sciences, à
Paris, ont admiré les premiers daguerréotypes que leur présen­
tait Louis Daguerre en remarquant qu'on y voyait des détails
d'une finesse invisible à l'œil nu. La machine (à graver, elle
aussi) voyait mieux que l 'œil humain. La caméra porte en
elle depuis le début, comme la photo d'ailleurs, l ' idée d'un
dépassement du regard humain, moins performant. Le ralenti,
l 'accéléré ont en effet été employés par des savants (les films
d' É tienne-Jules Marey avant ceux de Jean Painlevé) pour

30
voir ce qu'on ne voit pas à l 'œil nu. Cette dimension «ultras­
copique » s'est réduite au fil du temps et les objectifs d'au­
jourd'hui visent plus à reproduire la vision normale qu'à en
changer les paramètres. La machine tend à se conformer à la
vision humaine et à perdre, si l 'on ose, de son étrangeté.
Il y aurait, il y a aussi un «visible au-delà du visible ». Le
non-visible et le hors-champ se recouvrent et se découvrent en
même temps : les limites du voir, comme les limites du cadre,
en appellent aux puissances de l ' imaginaire. Les mots et les
images {les substances du cinéma) forment ensemble comme
une torsade où les uns et les autres à la fois se désignent et se
masquent.
Mais, déjà, il y a le fait brutal et immanent que s' ins­
crivent sur la pellicule ou sur la carte-mémoire des éléments
du monde visible qui ne sont pas a priori destinés à être vus
(le vent, par exemple). Nous ne voyons pas tout (pour para­
phraser le «on n'y voit rien » de Daniel Arasse). Nous voyons
peut-être en fonction du temps qui passe. L'enregistrement
d'un champ quelconque par la caméra aboutit à devoir distin­
guer et séparer le visible et le vu. Ainsi l'on peut supposer
un relatif excès de chaque plan ou de chaque photogramme
sur lui-même, un réservoir de signes invus, de sens à venir.
On peut ainsi redéfinir le cinéma comme ce qui dépasse le
contrôle de tout cinéaste. (Définition plus bazinienne qu' il
ne pourrait sembler.) L'inscription vraie d'un moment du
monde dans un plan de cinéma qui ne soit pas tourné en
studio (et encore !) est l' inscription d'une série de signes qui
sont comme les harmoniques des notes principales. Le cadreur,
le cinéaste peuvent organiser le cadre, le champ, mais déjà le
hors-champ dépasse leur conscience, et les images dormantes
à l'intérieur des images démentent leur contrôle. Cette défini­
tion du cinéma nous fait passer à la limite de l'analyse esthé­
tique. Il y a un supplément qui ne sert pas directement les
formes contrôlées par l 'artiste, qui les déborde, qui continue
d'affirmer une autonomie du monde par rapport à sa mise en

31
spectacle. Quelque chose tourne tout seul : la machine-caméra
détient un pouvoir sur lequel l'artiste ou le technicien ne peut
rien. C'est ce débordement qu' il convient aussi de nommer
«cinéma ».

8. Envoi

Un mot à propos de Jean Rouch, dédicataire de ce livre :


pour nombre d'entre nous, Rouch était davantage qu'un ami,
un «maître », mot qu' il aurait détesté, mais qui convient si
l'on s'aventure à parler de maîtrise sans maîtrise, ou bien d'une
maîtrise au-delà de toute maîtrise. Parlons d'un amateur et
d'un artisan qui n'a jamais cessé de réinventer les techniques
pour filmer des situations inaccessibles aux « professionnels ».
Il y a Godard, il y avait Rouch. Et c'est en hommage à Gilles
Deleuze que ce manuel a pris la forme d'un abécédaire.
Cinéma, mode d'emploi
Acte (passage à l')

Le spectateur (de théâtre, de cinéma, de cirque) accepte


de suspendre tout passage à l 'acte pendant la représentation.
La règle du jeu est d 'attendre de sortir de la salle pour parler,
crier, courir, etc. Non que le spectateur soit « inactif » : c'est
une activité mentale qui est mobilisée par ce qu' il voit et
entend. Perceptions, sensations, projections imaginaires :
ce que met en jeu l 'activité mentale du spectateur relève de
l 'expérience subjective, d 'une durée impliquée. Imaginaire
signifie en l 'occurrence réversible (comme dans le jeu) . Tel
n'est pas le cas du passage à l 'acte. On ne revient pas en
arrière. Il y a des conséquences. C'est cela, peut-être, cet effet
de déchirement dans le tissu du temps vécu (aussi bien que
dans la sphère sociale) , qui est désiré aujourd ' hui : que l ' im­
plication du sujet dans la représentation entraîne des effets
pour d'autres sujets, dans ou hors du cercle de la représenta­
tion. Acteur serait le devenir du spectateur. Homme, femme
ou enfant, il s'agit de plus en plus souvent de passer à l 'acte
sur la scène du monde ; celle-ci se confondant de plus en plus,
semble-t-il, avec la scène du spectacle, avec sa médiatisation .
L'acte peut être de se faire prendre en photo, de prendre en
photo, de poser dans les images que font les autres, de faire
ces images, de les « visionner », de les faire circuler, de les
montrer à d 'autres, d ' être dans un cadre ou de cadrer, de
j ouer dans un film, voire de réaliser un film. Autrement dit,
passer à l 'acte de produire, de fabriquer et de distribuer des

35
images, derrière ou devant les machines qui les enregistrent
- téléphones portables compris.
À peu près tous les êtres parlants sont, de nos jours, passés
par là. Cette nouvelle dimension de l ' être ensemble indique,
depuis l'invention de la photographie, du ci néma et du Phono­
graphe, depuis le tour du monde des opérateurs Lumière ou
ceux d'A lbert Kahn, une sorte de mutation ou d'accélération
anthropologique, effet de la généralisation du spectacle d'une
part, du désir de réel et/ou de lassitude envers le virtuel d'autre
part. À la fameuse question « Que faire ? » posée il y a un siècle
par Lénine, Raymond Queneau répondait : « Rien » (Traité
des vertus démocratiques, 1993). Notre réponse aujourd'hui
serait plutôt : « Tout ! . . . tout plutôt que rien. » Le consom­
mateur de spectacles laisse la place au producteur, à l 'orga­
nisateur. Le passage à l'acte vaut comme réaménagement de
l 'ancienne division entre producteurs et consommateurs. Il
ouvre à la jouissance d'être acteur de soi-même, à celle aussi
de défier la fin mortelle de chacun, dans la mesure où l ' image,
si fragile soit-elle, a souvent la chance de survivre aux corps
qui l 'ont portée.
Il faudrait encore interroger, dans l 'addiction aux choses
nouvelles, ce qu' il en est d'être le compagnon, le «sujet », voire
« l 'autre », d'une machine. La machine à images est bien une
médiation, elle écarte le danger d'embardée vers une altérité
trop brûlante. Filmé, l 'autre est adouci, sinon domestiqué. La
caméra-machine cadre et répète : elle enferme, elle use. I..:alté­
rité qu'elle nous propose de découvrir est toujours-déjà cadrée,
à disposition. La caméra ne produit pas de l'autre, mais du
« presque même ». De la reconnaissance, dans le double sens du
mot, connaître autant que remercier. C'est que la caméra est une
humaine machine. Mise au point par un ensemble disparate
d'expérimentateurs, elle sert et servira l'image que l'homme se
fait de lui-même - et de l'autre. Quand il n'y aura plus besoin de
caméra (de regard, de cadre), le temps sera venu de l'homo bionic,
à la fois corps et représentation sans manques ni suppléments.
La question du devenir du spectateur est donc posée.
Quand filmer ou photographier relève du passage à l 'acte,
voire d'un automatisme sans questions {sans regard), on peut
supposer qu' il n'y aura pas non plus de regards sur ces images
produites compulsivement. D'ailleurs, qui peut encore
regarder, écouter, un par un, les millions de millions d'objets
audiovisuels en circulation dans le monde ? Un coup d'œil,
oui, sans doute, et c'est pourquoi les plans sont de plus en
plus courts. Flirter avec les images et les sons, sans doute, et
c'est pourquoi on zappe. Nous n'aurons jamais vu tous les
films, comme nous n'aurons jamais croisé toutes les femmes
ou tous les hommes, ni lu tous les livres. Il y a dans l 'accep­
tation forcée de cet inassouvissement quelque chose d' infi­
niment rassurant. Contrairement à ce qui se passait pour les
siècles anciens, l 'art aujourd'hui se décline au subjectif, sujet
par sujet. Il est donc à la fois multiple et infini. Les machines
à filmer (caméra, magnétophone, systèmes de montage)
auront lancé cette multiplication tout simplement parce que
les objets qu'elles produisent ne peuvent pas ne pas être lancés
dans le monde. Un film, quel qu' il soit, dépend d'un spec­
tateur, quel qu' il soit. Il le trouve ou ne le trouve pas, mais
son être dépend de lui. Pour cette étrange raison qu'entre le
corps filmé et le corps filmeur s' insère toujours une machine,
laquelle revient pour s'insérer entre le corps spectateur et le
corps regardé. Cette machine porte à elle seule l 'assurance
·qu' il y aura du regard et de l ' écoute, que l 'autre n'est pas un
fantasme mais un être-à-venir fait de perceptions, de sensa­
tions et de langage.
D'une part, les forces économiques et idéologiques déve­
loppent leur contrôle sur les mises en images ; d'autre part, et
comme par réaction, ceux qui persistent à être spectateurs
à la fois se plient aux formes imposées sur les écrans et ne
renoncent pas aux franchises du hors-champ. Ce spectateur
était autrefois, au temps du cinéma, le sujet de la mise en scène,
cette absence qu' il fallait rendre présente parmi les ombres

37
représentées. Il était l 'enjeu du film, de la même manière que
le voir et l 'entendre étaient un enjeu pour lui, spectateur.
Nous sommes devenus des chasseurs d'images et ne jouons
ni ne jouissons plus désormais que du coup d 'œil réflexe du
chasseur (qui, par ailleurs, Carlo Ginzburg l 'a montré, est un
semeur/lecteur de traces, 2010). Ce qui disparaît, peut-être,
c'est la possibilité de séparer les causes et les effets, de différer
leur enchaînement, d'écarter les deux bords du présent en
frustrant l 'avidité et l'immédiateté du voir à tout prix (les jeux
vidéo). En effet, le chasseur attend. Il est en embuscade. Une
posture peu pratiquée de nos j ours. Comment restaurer le
désir d'entrer dans une temporalité qui ne soit plus celle de la
seule satisfaction pulsionnelle ? Il n'y a pas de retour en arrière.
Il s'agit de convenir de la dimension subjective et singulière de
la relation film/spectateur. Tant que les sujets auront besoin
de durées pour enregistrer en eux, et lire en eux, les effets
d'une représentation, la séance de cinéma perdurera. Le spec­
tateur est celui qui sort de la tourmente des images et des sons
pour tenter de voir le monde à travers les images et les sons
vus autrement.

Acteur, Actrice

Celle ou celui qui joue dans un film, que ce soit ou non


son métier de jouer. Quand c'est son métier, voir à comédien.
Quand ça ne l 'est pas, il s'agit de nous, de tout un chacun, de
celles et ceux qui sont amenés - par hasard ou par désir - à
croiser la route d'un film. Il peut s'agir de figurants (profession­
nels ou non : ils deviendraient « professionnels », en somme,
quand ils joueraient dans plus d'un film). Il peut aussi s'agir
d'acteurs de rencontre, ou de passage, ou d'occasion . . . Le
cinéma dit « de fiction » aura eu recours souvent à ces acteurs
ou actrices « non professionnels » (par exemple, dans Païsa, de
Roberto Rossellini, 1946 ; dans Close-up d 'A bbas Kiarostami,

38
1990 ; dans Rosetta des frères Dardenne, 1999). Mais c'est dans
le cinéma dit «documentaire » que des «gens réels », inconnus,
deviennent acteurs d'eux-mêmes et sont donc amenés à jouer
leur propre rôle. «Jouer », ici, veut dire venir avec son corps, sa
voix, sa parole, sa pensée, son histoire, son milieu, son groupe
social. Ce qui fait de chaque homme ou femme un être singu­
lier, une singularité que le cinéma à la fois révèle et exalte. Il
est donc rare que ce rôle d'une fois soit rejoué dans un autre
film «documentaire ». Exceptions : les acteurs-personnages
de Jean Rouch, héros récurrents de quelques-uns de ses films.
À revenir devant la caméra de Rouch, Damouré Zika, Lam
Ibrahim Dia et Illo Gaoudel, parfaits amateurs, sont devenus
non pas des «acteurs professionnels » mais des personnages
au sens plein, comme aucune fiction filmée ne pourrait en
produire, des personnages portant de film en film leur façon
d'être eux-mêmes dans la fiction.
Prenons l 'exemple de Nanook ofthe North (Robert Flaherty,
1922). D'après les récits de Flaherty et la biographie de Paul
Rotha, une première version avait filmé le quotidien des
Esquimaux dans la baie d'Hudson. La légende veut que ce
premier film ait brûlé. Accident ou pas, Flaherty a refait son
film, ou, mieux, en a fait un autre. Filmée, la vie de tous les
jours est évidemment porteuse d'une forte potentialité de
narr�tion et de fiction : que l'incendie soit vrai ou symbolique,
c'est raconter une histoire qui est devenue l 'enjeu de Flaherty
et du documentaire. Avant son retour dans le Grand Nord
pour retourner le film, les employés du fourreur Revillon, qui
le finançait, lui ont parlé de Nanook, un Esquimau chassant
pour eux et qu' ils considéraient comme «le meilleur ». Sans
l 'avoir rencontré encore, Flaherty décide de faire de Nanook
son héros : l ' idée est de raconter l'histoire d'un Esquimau
exemplaire, le plus valeureux, celui que l'on surnomme
«Nanook », l 'ours, en inuktikut (le chasseur se nommait en
fait Allariallak). Flaherty lui invente une famille et dramatise
son combat pour la survie. Nanook devient un personnage, il

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acquiert cette dimension d'universalité qui le fera reconnaître
dans le monde entier. Tel est le fait du cinéma : Nanook nous
ressemble, nous lui ressemblons dans nos joies enfantines et
notre émerveillement devant le monde.
Les cinéastes ont affaire à des personnes inscrites dans leur
vie, leur vie réelle. La rencontre avec le cinéma rend ces vies
plus exemplaires, elle fait de ces personnes des personnages.
Il faut reconnaître là, ou revendiquer, une puissance particu­
lière du cinéma, qui n'est ni celle du portrait photographique
(Nadar), ni celle du portrait peint (Cézanne). La personne,
la femme ou l ' homme de la vie ordinaire, ni héros ni diable,
est poussée dans la relation cinématographique à apparaître
comme en projection d 'elle-même, en devenir, encore à pétrir,
encore à finir. Le cinéma amène du futur en tout présent.
L' être est en utopie.
Jouer son propre rôle revient à passer la barre de l ' inconnu.
Que suis-je pour l 'autre qui me regarde, qui m'observe, qui
me dévisage ? Qui suis-je ? Je ne le saurai jamais et la force
particulière des acteurs « amateurs » tient à cela même qu' ils
n'ont aucun moyen, ni mémoire, ni expérience, pour savoir
comment ils paraîtront aux yeux de cet autre insaisissable
qu'est la caméra, à la fois trace d'un spectateur à venir, et
partenaire machinal de la relation présentifiée. Nous devons
apprécier que soit révélée par la caméra cette sorte d' inno­
cence du corps filmé : preuve de ce que le monde n'est pas
encore usé par la démesure des regards. Il reste à jouer, à voir,
à être avec une caméra.
Pierre Perrault se demandait : « Qu'est-ce que je vais
pouvoir faire pour que celui que je trouve si extraordinaire
dans la vie puisse continuer à l 'être devant ma caméra ? » Que
faire de l 'autre que l 'on filme précisément parce qu' il porte
cette dimension d'altérité ? La puissance du cinéma de Perrault
tient à cette évidence vite reconnue que l 'altérité de l 'autre ne
pouvait être filmée, c'est-à-dire nous atteindre, que par un
passage par la parole - cette parole que nous ne pouvons pas

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ne pas partager. On partage l ' image des habitants de l ' île aux
Couldres, sans doute. Mais d'abord leur parole. Nous nous
trouvons pris dans l ' écoute partagée de cette parole, partagée
avec d'autres auditeurs - que nous voyons entendre dans le
film. Ce passage à l 'oral est précisément le fait de l 'enregis­
trement synchrone des images et des sons. Le cinéma direct,
ou ce qui s'en approche, ouvre le cinéma à la puissance de la
parole librement associée.
Pour Pierre Perrault, chacun d'entre nous porte sa part
de poésie ou de fiction. Et la tâche du cinéaste est non point
d'inventer cette part, puisqu'elle existe déjà, mais de lui ouvrir
l 'occasion de se manifester. Ici, oui, la parole est première.
Perrault enregistrait longuement celles et ceux qui seraient,
au futur, ses personnages. Il transcrivait ensuite ces paroles
enregistrées, les découpait, les montait, comme s'il s'agissait
d 'un scénario en devenir. Retranscrites, les paroles passaient
du mode oral au mode écrit. Le travail restait à faire de revenir
de l 'écrit à l'oral. Les porteurs des paroles enregistrées étaient
invités à les reprendre, mais cette fois dans le cadre (non tout
à fait contraignant) d'un plan narratif, sur les lieux de l 'action,
dans son temps recommencé. La parole d'A lexis Tremblay,
par exemple, n'est pas redite ou répétition. Elle est liée à sa
source - ici et maintenant - comme un jaillissement nouveau,
que nous ne pouvons pas, spectateurs, tenir pour une manière
de faire ou une technique, voire un talent, un don : elle naît
et se développe dans son innocence, comme à l 'écart de tout
artifice. L'artifice est de faire comme s'il n'y en avait pas. Au
cinéma comme dans le texte biblique, l ' illusion des illusions
est qu' il n'y a pas d' illusion. Puisque toute parole filmée est
d 'abord écoute, Perrault fabrique les modalités d'une écoute
de l'inouï.
L'acteur du documentaire - donc - n'a aucun moyen de
faire comme s'il n'était pas filmé. Tout au contraire, il a choisi
d'entrer dans un film, de participer à un tournage, tel est
avant tout son désir ; il entretient par conséquent avec ceux

41
qui le filment un rapport de complicité initiale. Sans doute
sait-il éviter de trop marquer ce rapport. Mais moi, specta­
teur, je reconnais bien comment la caméra est son alliée, sa
partenaire. Il joue « pour elle » et, donc, «avec elle ». I..:acteur
de lui-même est conduit à sortir de lui-même du fait du tour­
nage, de l 'exposition à la caméra, aux autres de l'équipe. Une
performance inédite s'impose à lui. Le tournage agit comme
un ferment, il soulève et fait apparaître quelque chose de
l 'être qui ne se montrait pas toujours, mélange d'intime et
d'étranger. Le sujet jouant est clivé, comme l 'est le spectateur.
Lui et un autre, lui comme autre sous le regard des autres.
C'est la part créatrice supposée présente en tout être parlant
qui trouve, ainsi, à se manifester. La personne filmée tend à
devenir personnage. Elle s'excède elle-même. Elle se déborde.
Le tournage fonctionne comme un excitant, un tremplin, une
plongée. Cela peut être pour le meilleur comme pour le pire.
Des producteurs cyniques n' hésitent pas à utiliser le désir
d'apparaître de nombreux «inconnus » pour le tourner en ridi­
cule (par exemple Strip-Tease sur France 3). Les cinéastes dits
documentaristes ont en revanche le souci constant de ne pas
abuser de la situation de fragilité où ils placent les personnes
filmées. Il s'agit de partager un film avec eux, une création, où
ils puissent sinon «se reconnaître » (c'est évidemment impos­
sible) mais en tout cas se découvrir «autre » sans avoir à en
rougir. Si chacun de nous porte en lui une part de fiction (ne
serait-ce que son roman familial), il porte du même coup une
part d'altérité, il est cette singularité ouverte à la multi-dimen­
sionnalité - celle que le cinéma précisément aime à filmer, un
pour tous. Le cinéma s' intéresse aux singularités parce que son
fonctionnement repose sur l'impression de réalité, qui suppose
une ressemblance de l ' image avec la chose ou le corps, du trait
pour trait. Le singulier de chaque corps, de chaque parole, est
enregistré et accompli par le cinéma dans la mesure même où
il y a ressemblance entre les images ou les sons et leurs réfé­
rents, leurs sources. En même temps, d 'un même mouvement,

42
le cinéma filme et fabrique des singularités. Chaque spectateur
est singulier, et par là singulièrement articulé aux autres spec­
tateurs, c'est-à-dire à un ensemble vivant. C'est pourquoi le
typage (accentuation à la limite de la caricature) est déjoué par
le cinéma - qui le désigne comme tel. Or, les êtres singuliers
que nous filmons appartiennent sans doute, comme nous, à
des types, mais ces types sont diffus, effacés, problématiques.
Le cinéma, opérateur de singularités, a détruit les types de la
farce et de la commedia dell 'arte. C'est pourquoi le goût est
fort aujourd'hui de filmer l ' homme quelconque, l ' homme de
la rue, l'homme du quotidien - ou la femme - car ils ne sont
plus typés. Il faut la charge de la caricature pour les typer
(sketches de France 2, par exemple). Nous supposons une
correspondance entre le phénomène de la « démocratisation »
des pratiques cinématographiques, qui fait que les outils de
filmage sont dans presque toutes les mains, et le fait que toutes
et tous, aujourd'hui, sommes supposés pouvoir entrer dans un
film - ce qui n' était pas le cas dans les années cinquante.

Adresse

Se dit de tout geste qui vise un destinataire, connu ou non.


Un film est donc adressé à des spectateurs par ceux qui l 'ont
fabriqué puis montré. I:adresse revient à une relation de sujet
à sujet, quelles que soient les médiations techniques et machi­
niques : l 'auteur, le réalisateur, le cinéaste adressent leur œuvre
à des spectateurs - dont, généralement, ils ne savent pas qui ils
sont, mais que rien n'empêche d ' imaginer.
Le point est qu' il n'y a pas « des » spectateurs comme groupe
ou masse - comme public - mais des spectateurs pris un par
un. De sujet à sujet, de l 'un à l 'autre. Le film est une adresse
individuante. Au cours de la séance de cinéma, ce qu' il y a de
subjectif en chaque spectateur est atteint par la projection du
film, atteint, troublé et parfois mis en crise ou au travail.

43
Fiction ou pas, le chemin que suit un récit filmique ne peut
être que construit peu à peu avec ses spectateurs. La linéa­
rité même du cours du film, d'un début vers une fin, suppose
qu' il s'agit pour le spectateur d'une découverte progressive du
monde qu'ouvre le film. Pour qu'il puisse se lester peu à peu
de significations, il convient au film de s'en délester au départ.
L'adresse est donc indéfinie, appropriable.

Aléatoire

Filmer n'est pas peindre, écrire, composer. L'intervention


d'une machine requiert des réglages, des préalables. L' improvi­
sation au cinéma suppose donc un minimum de préparation :
on n' improvise pas sans se donner les moyens d'improviser.
D'un autre côté, filmer revient à constituer des situations à
partir de quoi toutes sortes de mises en histoire ou de mises
en forme sont possibles. En ce sens, le cinéma est ouvert. Et
filmer ouvre la boîte de Pandore : on ne sait pas d'où ça vient,
où ça va. Le contrôle est pris en défaut. Disons tout de suite
combien rares et précieux sont les films qui jouent ce jeu
(Renoir, Cassavetes, Rozier, Kramer, Rivette, losseliani, André
S. Labarthe . . . et tant de « documentaristes ») . L'aléatoire filmé
produit un étrange sentiment qui confond hasard et nécessité.
Un exemple : le plan (47 secondes) où l'on voit dans Close-up
d'Abbas Kiarostami (1990), le pied d'un personnage secondaire
frapper une sorte de récipient cylindrique (une « bombe insec­
ticide ») : l 'objet filmé en plan serré roule le long d'une rue en
pente, roule, roule, et finit par s'arrêter inopinément. Le spec­
tateur enchanté par ce cours hasardeux ne peut pas imaginer
autre chose qu'un coup de chance. Comment savoir ? Ce qui
importe, en fait, est l 'après-coup : que ce plan soit monté inté­
gralement dans le film, en continu, et que le spectateur soit
ainsi confronté à l 'aléatoire de cette descente presque inter­
minable, par laquelle toute la situation précédente se trouve

44
suspendue, devient contingente. C'est en cela que nous est
offerte la sensation merveilleuse d'assister pour la première fois
à une sorte de hasard heureux, ou de performance impeccable.
Le film que je vois est toujours perçu comme «ce qui m'arrive
au présent » (Robert Kramer), même si je sais que le film en
question date de 1990. je sais bien mais quand même.
Sur un tout autre plan, dans la photographie argentique,
la répartition aléatoire et non homogène des cristaux d ' ha­
logénure d'argent en suspension dans la gélatine crée une
microstructure différente et singulière à chaque photogramme
puisque chaque grain est différent et disposé différemment
d'un photogramme à l 'autre. Lorsque les images sont animées
par la projection, le spectateur a l ' impression d'un mouvement
du grain. L'aléatoire est au cœur de l ' image. (cf. Argentique/
numérique.)

Aliénation

Dans le sillage de l ' É cole de Francfort (Max Horkheimer,


T. W. Adorno, et plus récemment Hartmut Rosa), la notion
d'aliénation (le sujet dominé est l 'ennemi de lui-même et l 'allié
du système qui l'opprime) s'est trouvée appliquée à la culture
de masse en tant qu'elle est une puissance de divertissement
épargnant aux sujets toute prise de conscience de la réalité de
leur sort et les détournant ainsi des combats nécessaires pour
le changer. Le cinéma - vite devenu la principale industrie
du divertissement (entertainment) - est prioritairement visé.
La consommation de marchandises culturelles est dénoncée
comme si rien ne se passait pour le sujet dans le cours de cette
consommation. Ce qui n'est pas vrai. Une correction s'impose
donc. Oui, tout divertissement implique le passage du sujet
par une position d'aliénation. Fatigue, ras-le-bol, besoin de
« se changer les idées », c'est-à-dire de soigner une aliénation

par une autre, celle du travail par celle des distractions. Soit.

45
M a i s le spectateur con n a î t pendant la séance de cinéma
une expérience subjective qui peut changer quelque chose de
son rapport au monde, aux autres, à lui-même. Nous substi­
tuons à une dialectique de la raison (Horkheimer, Adorno)
une dynamique des sensations et des émotions, une poétique
des signifiants. Cela, sans doute, ne va pas jusqu'à la prise de
conscience telle que la connaît la nouvelle recrue militante (telle
par exemple qu'elle est filmée par Jean Renoir en 1936 dans La
Vie est à nous, sur le mode de la révélation, de l 'éblouissement),
mais cela peut en constituer les prémisses, au moins sur le
plan affectif. Être troublé par un film ou une séquence de film,
se poser des questions, ressentir des émotions nouvelles, cela
signifie tout simplement faire un pas hors du cercle de l 'aliéna­
tion, pas provisoire et précaire, sans doute, mais mouvement
tout de même vers l ' issue de la caverne. La place du spectateur
est toujours au bord de glisser vers une place critique. Peut­
être est-ce dans la mesure même où le dispositif cinématogra­
phique est leurrant, où le représenté se fait passer au cinéma
pour le réel, que le spectateur est conduit à douter des certi­
tudes dont la «réalité » l'accable hors des salles de cinéma. Sur
l ' écran, les «absolus » sont à notre portée, ils ont pour limite
notre propre rapport au cadre qui les inscrit. Se trouver pris
dans l'inévitable ambiguïté des représentations constitue une
sorte d' école de l'ambivalence, où l'on découvre ce qu' il en est
de la complexité des sentiments et des situations, comme de
sa propre complexité. La séance de cinéma met le sujet dans
une sorte de crise légère et passagère où quelques-uns de ses
repères menacent de s' écrouler, ses remparts de s'effondrer. La
durée passée à voir un film est ainsi faite de moments d' impli­
cation, de quasi-hallucination, de rêve éveillé ; il en résulte une
subjectivité plus agitée ou plus travaillée que dans l 'ordinaire
des situations vécues, où le sujet n'est que rarement isolé au
milieu des images et des sons.
Il nous semble que Luc Boltanski dans son livre De la
critique. Précis de sociologie de l 'émancipation a bien posé la
question : « . la description en termes de forces et de rapports
• •

de forces doit, pour se déployer, faire appel au langage des


déterminations causales emprunté à la science dans ses orien­
tations positivistes. Elle met donc l 'accent sur la puissance
des mécanismes d'oppression, sur la façon dont les opprimés
les trouvent toujours déjà là, avant même leur entrée dans le
monde, et sur la manière dont ils les subissent passivement,
ou même, pour rendre compte de leur aliénation, sur le fait
qu' ils vont jusqu' à adopter les (prétendues) valeurs par l ' inter­
médiaire desquelles ils se trouvent asservis, intériorisées sous
la forme d' idéologies. En revanche, la description en termes
d'un développement progressiste orienté vers l ' émancipation
et reposant, non sur une évolution linéaire et fatale, mais sur
les actions d'hommes révoltés et cependant dotés de raison(s),
doit au contraire mettre l 'accent sur l 'autonomie des êtres
humains capables, sous certaines conditions historiques, de
prendre conscience de leur aliénation et de se lever contre les
forces qui les dominent » (2009).
L'avènement d'un spectateur critique est un fait avéré,
historique, minoritaire sans doute, mais récurrent. Le cinéma
qui m'aliène me fournit aussi les outils sensibles qui me font
percevoir et peut-être penser quelque chose de mon aliénation.
Il est bien possible, néanmoins, que ce spectateur au bord de
la conscience de sa place, ne veuille pas en savoir plus. Posture
la plus fréquente sans doute, parce que plus confortable ; mais,
contrairement au yaourt aux fruits, le film ne disparaît pas
après ingestion. Il se produit, si peu que ce soit, des poussées
de questions, des rémanences, des retours, des échos. Si peu
que ce soit, quelque chose du travail ou plutôt du ménage de
l'œuvre avec mon psychisme ne s'autodétruit pas. Les fantômes
n'existent pas et pourtant ils nous cernent. Ainsi les films.
Mais comment ? C'est qu' ils sont devenus partie de nous­
mêmes, ce qu' ils étaient déjà quand ils passaient sur l ' écran.
On oublie un film, on n'y pense plus, on ne sait même plus
de quoi il pouvait être question ; le film, lui, ne nous oublie

47
pas - ou du moins certains films. Qu'on l 'ait ou non voulu,
s'installe un ressort comparatif et finalement critique. Si tant
est qu' ils existent, ceux qui y croient le plus aveuglément sont
aussi ceux qui peuvent être surpris mais ravis par l ' incident ou
l 'événement qui détruit l'illusion. Mieux encore que le théâtre,
le cinéma tient la corde tendue (et en jouit) entre la bonne
ordonnance de la représentation et ce qui la chahute ou la
brise.
Et dans la mesure où l 'opération cinématographique ne
tient que par le crédit de croyance que le spectateur fait au film,
au système lui-même de la représentation cinématographique,
aliénation et croyance à la fois se complètent et se combattent :
au cœur de la croyance, subsiste, indompté, le doute. Toute
aliénation est un aveuglement, et le spectateur de cinéma est
- peut-être - conduit à devenir moins aveugle. La croyance se
définirait ainsi comme une dimension réversible : on y entre,
on en sort. À l'intérieu r même de son aliénation, et sans la
remettre en question, le spectateur est amené à bouger, à se
prendre au jeu de la croyance et à s'en déprendre, et à installer,
par là, une distance variable à l 'objet et au mécanisme mêmes
qui réalisent son aliénation. Notre hypothèse est que la place
du spectateur est une place critique, tendanciellement.
«La vie à besoin d' illusions, c'est-à-dire de non-vérités
tenues pour des vérités .» (Friedrich Nietzsche, 1872-75)

Altérité, autre

Filmer revient à cadrer de l 'autre : homme, femme, machine,


animal, chose . . . Et cet «autre » doit, pour être cadré, s'y prêter,
sciemment ou non. Il n'y a donc pas d'«autre » radical pour
le cinéma, d'autre qui ne serait tel qu' à refuser d' être filmé
ou à rendre impossible un tournage. Tout corps, tout visage
(toute parole afortiori) qui se retrouve sur un écran, après avoir
été filmé et donc cadré à l'œilleton d'une caméra ou sur un
écran de contrôle, est aménagé par le cinéma, accueilli, inscrit,
indus, apprivoisé ; son éventuelle altérité initiale dès lors relati­
visée, non irrémédiable. Le cinéma est une machine à domes­
tiquer l 'autre. Et quant aux animaux qui jouent dans des films,
auraient-ils été sauvages, ils sont dressés. On se souvient de
cette petite histoire d'A ndré Bazin reprise par Serge Daney :
soit une expédition d'anthropologues abordant une tribu
hostile et avant tout anthropophage, pour la filmer. De deux
choses l 'une. Ou bien il n'y a pas de film, les anthropologues
ayant été dévorés par les anthropophages ; ou bien il y a film et
les anthropophages ne le sont pas tant que cela. Filmer l 'autre,
c'est évidemment le faire entrer dans une relation, la relation
filmée, qui suppose un minimum d'accord entre filmeur et
filmé. Cadrer l 'autre plus encore : c'est le discipliner, le mettre
dans la cage d'un cadre. La même logique vaut pour filmer
l 'ennemi : si l 'ennemi est vraiment l 'ennemi, il me tue, que j 'aie
une caméra ou pas ; mais s'il accepte que je le filme, c'est qu' il
accepte un armistice. Quant aux altérités (relatives, toujours)
liées aux choix sexuels, il y a beau temps que le cinéma s'en
est fait la principale scène sociale, malgré les censures - ou
à cause d'elles. Ceci vaut pour la mise en images, la mise en
scène, la mise en écran. L'autre filmé est moins autre. Que l 'on
songe à Sylvia Scarlett (George Cukor, 1935) ou à Some Like It
Hot (Billy Wilder, 19 59). Et tant d'autres.
Resterait le spectateur. Se cache en lui une part d 'altérité
non facilement réductible. Peut-être est-ce aussi pour réduire
cette part d' étrangeté en lui qu' il vient s'inscrire dans le cadre
d'un cinéma, qu' il s'installe devant un écran, qu' il constate
que l 'autre est tout de même fréquentable, au moins en tant
que figure, spect re, personnage. Et s'il fallait définir cette
« altérité » particulière au cinéma, il faudrait supposer un

mélange diversement dosé entre même et autre, entre fami­


lier et étranger. L'autre filmé est dans le film même que je
vois (dans le même film que moi) , il y a donc entre lui et
moi du même (ne serait-ce que cette capacité de tout corps

49
à reconnaître le corps de l 'autre comme humain) et du non­
même : toute une série de différences qui sont précisément
ce à quoi je peux m'attacher chez l 'autre, pour les désirer, les
rejeter, etc. Différences au même titre que les miennes, pour
dissemblables qu'elles en puissent être. Cet écart entre fami­
liarité et étrangeté (heimlich et unheimlich} est précisément ce
que travaille le cinéma, qui relève et remarque combien tout
corps filmé est la singularité même, comme il en va de toute
subjectivité filmée.

Alterné (montage)

Une même action se déroulant dans l 'espace et le temps :


une poursuite, par exemple, fonde une première sorte de
montage alterné. Le fugitif et le poursuivant sont tour à
tour montrés en mouvement. On peut aussi faire alterner la
course vers un but et l 'action qui se déroule au même moment
dans la situation qu' il s'agit de transformer en y intervenant.
Exemple : la course qui, dans lntolerance (D. W. Griffith, 1916)
sauve la vie in extremis d'un condamné à la pendaison. Autre
approche : deux suites de scènes étrangères - plus ou moins -
l 'une à l 'autre, alternent au montage. A et B se succèdent dans
la composition d'ensemble. La première série interrompt la
seconde avant d 'être à son tour interrompue par celle-ci. Il
arrive qu'un écart temporel important éloigne l 'une de l 'autre
les deux suites qui pourtant se recoupent dans une suspension
du sens (Adieu, Arnaud des Pallières, 2009). Cette figure de
style suppose de tourner en fiction ou « comme » en fiction,
c'est-à-dire d 'avoir imaginé dès le tournage la succession des
retours des deux séries, en prévoyant par exemple un chan­
gement de lieu entre la fin d 'un bout X de la série A et le
début du bout suivant {Y) de la même série A, après qu'elle a
été interrompue par la série B. Autrement dit, les fragments
successifs des deux séries se suivent sur le mode de l 'ellipse.

50
Du « temps » diégétique est passé entre le fragment X et le
fragment Y censé lui succéder dans la série A.
La situation du clandestin d'Adieu, dont la série interrompt
les scènes de la famille française, change de fragment en frag­
ment. Ce changement (de lieu, de contexte, de comportement,
etc.) donne à percevoir l 'avancée même du récit, l 'avancée du
film. L'alternance de deux séries de scènes, A et B, signifie que
l 'action de la série A n'est pas censée s'interrompre quand lui
succède tel segment de la série B. La série A se poursuit (si l 'on
ose écrire) en dessous de la série B, qui la masque. Et inver­
sement. Si le temps avance pour une série, il nous est diffi­
cile de supposer qu' il a cessé d'avancer pour l 'autre. Tour à
tour à l 'écran, les fragments des deux séries A et B à la fois se
succèdent et, se succédant, se recouvrent : chacune des séries
est faite de fragments qui succèdent les uns aux autres, qu' ils
soient affichés ou non. Une double temporalité s'inscrit ainsi,
pour une part visible, pour une part non visible. Voici ce que
l 'on pourrait désigner comme une réserve de hors-champs à venir.
Que s'est-il passé dans la série A quand un fragment de B est à
l 'écran ? Et réciproquement ? Il semble que cette sérialité soit le
système même des séries télé, celles du moins où les épisodes
sont dans une relation logique et chronologique et ne sont pas
des récits bouclés en eux-mêmes. Sérialité et alternance ouvrent
des brèches diégétiques qu'il est tentant de feindre de combler
après-coup. Le passé devient une réserve de futur.
C'est en revanche à un effet d ' immobilité que l 'on assiste
quand on revient de point en point, comme c'est le cas dans de
nombreux documentaires, sur le même personnage, à la même
place, cadré de la même façon, etc. Là, il arrive que nous ayons
le sentiment que la narration fait du sur-place. Fiction ou
documentaire, le caractère linéaire du déroulement de l 'objet
temporel qu'est un film, d'un début vers une fin, suggère forte­
ment que soit perçu quelque chose comme un mouvement du
récit. Le défilement du temps matériel de la projection recroise
le déroulement du temps diégétique.

51
La lecture, comme l 'écriture, implique, ou n'exclut pas,
le retour en arrière, qui n'est matériellement pas possible au
cinéma, au théâtre, au concert. Le flashback ne peut être
qu' imaginaire. Le passé venu s'inscrire dans une scène « au
présent » défile lui aussi du début vers la fin. Le « passé » va
dans le même sens que le « présent » : vers le « futur ».

Amateur, amatrice

Célébrons l 'amateur, l 'amatrice. Si la création arttsuque


est une braise qu'on ne manie pas sans se brûler les doigts,
l 'amateur est celui qui n'a pas de gants. Par définition « non
reconnu par ses pairs » , il ne risque rien quant à sa réputa­
tion. Il est en revanche complètement possédé par sa passion.
L'amateur est l ' homme de la possession, par contraste avec
l ' homme de la propriété que risque d' être ou de devenir le
professionnel. Le marché le tient par un bout : l ' inévitable
achat des outils et des fournitures ; mais il est libre à l 'autre
bout, celui de sa production, celui des produits de l 'exercice
de sa passion, puisqu' il est ignoré de ceux qui fixent les valeurs
du marché. Le cinéma, certes, ne se fait pas seul : il faut des
collaborateurs et des financements. Mais le cinéaste amateur,
outre qu' il paye de sa personne, met volontiers la main à la
poche, producteur à son tour amateur. Rien de ce que nous
écrivons ici n'est vraiment raisonnable. Mais tout est arrivé.
La figure de l 'amateur est donc flottante, entre l ' i nconscience
et le calcul, dans cet entre-deux de l 'aventurier, de l 'explora­
teur, celui à la fois qui ne sait pas résister à son désir et qui ne
sait pas quoi en faire.
On s'est étonné du nombre de cinéastes et de films qui ces
dernières années ont eu recours à des acteurs amateurs. C' était
souvent le cas pour des « petits rôles » (Daniel Boulanger dans
À bout de souffle, 1958, Jean-Luc Godard) . Des films entiers ont
été réalisés avec des amateurs : Les Rendez-vous des quais, Paul

52
Carpita, 1953 ; d'autres fois, l 'acteur ou l 'actrice amateur a joué
le rôle principal : É milie Dequenne, dans Rosetta, par exemple,
des frères Dardenne, 1999. Mais la référence majeure reste
évidemment le Close-up d 'A bbas Kiarostami (1990) où tous
les personnages viennent de leur propre vie pour en rejouer
un épisode critique, compte tenu de ce que toutes ces vies sont
- déjà - aimantées par le cinéma.
En notre siècle, donc, celui du marché des biens culturels,
c'est-à-dire de la culture de masse, le qualificatif d'« amateur »
a pris un tour vaguement péjoratif. On nous vante les profes­
sionnels. « Les professionnels de la profession », disait Jean­
Luc Godard. Force est de nous interroger sur cette distinction.
Les professionnels ne sont-ils pas toujours, peut-être, des
amateurs ? L'amateur ? Mais c'est avant tout celui qui pratique
un art, qui en suit le mouvement, qui le célèbre en petit comité.
Qui se trouve par là, de fait, soit aux marges du marché (brico­
lage), soit dans un autre marché, celui de la distraction de
masse. La passion du cinéma affecte aussi bien sinon plus les
amateurs que tant de ces « professionnels » que nous voyons
blasés et sans ambition artistique. L'amateur est sans le savoir
un acteur pour la suite de l 'art. Il est aussi, et de plus en plus, le
meilleur des clients pour les firmes qui fabriquent et commer­
cialisent des caméras « amateurs » - dont les caractéristiques
se rapprochent des caméras « professionnelles », mais non le
prix de vente, bien inférieur.
De ce fait, et depuis bien longtemps, le cinéma s'est déve­
loppé essentiellement à partir du marché amateur. À l 'excep­
tion du son synchrone, qui s'est réalisé d 'abord en studio,
avant, trente ans plus tard, d' être dans les rues, la plupart des
« innovations » viennent du cinéma amateur - et des besoins
des armées, c'est-à-dire d'abord de la propagande. La couleur,
par exemple, se diffuse à grande échelle à partir des formats et
des pellicules amateurs.
Dès les débuts du cinéma, des pionniers comme Georges
Demeny, frappés par le succès de l 'appareil photographique

53
Kodak, pensaient au marché des amateurs. Les frères Lumière
avant le Cinématographe étaient des industriels travaillant
pour la photographie amateur. Quant à É tienne-Jules Marey,
savant physiologiste, il inventait en bricoleur son Fusil chro­
nophotographique (1890), prototype en métal et fonction­
nant, comme le Revolver photographique de l 'astrophysicien
Jules Janssen (1873), à l 'électricité (ce « fusil » est considéré
par Laurent Mannoni comme la première « caméra docu­
mentaire »). Le Cinématographe Lumière (1895), lui, a été
construit en bois et fonctionne à la main de l 'opérateur, qui
n'a qu'à tourner une manivelle. L'appareil est léger et d'une
parfaite autonomie. Le prototype, œuvre de Charles Moisson,
donnera naissance à la première caméra de série, construite à
200 exemplaires par Jules Carpentier (c'est donc une machine
produite en série qui marque la naissance du cinéma) . À la
différence du Fusil de Marey, appareil de laboratoire, le Ciné­
matographe est une caméra low tech. Carpentier, avant tout
spécialiste de l ' électricité, a construit une caméra à manivelle,
autonome, simple et fiable.
L'histoire du cinéma nous apprend que les cinéastes qui
veulent filmer hors des sentiers battus n'ont que rarement
recours au dernier état de la technologie. Ils préfèrent des
caméras moins douées, sans doute, mais qui leur laissent plus
de liberté. Plus qu'aux techniciens et cinéastes de profession,
les caméras sont destinées aux amateurs, à l 'armée, aux repor­
tages. La caméra de Bell & Howell 16 mm, par exemple, dont
le ressort doit être remonté toutes les 30 secondes et qui n'ac­
cepte que des bobi nes de 3 minutes, n'a pas seulement servi
aux actualités de la Seconde Guerre mondiale : Jean Rouch l 'a
choisie pour ses premiers films, et notamment Moi, un Noir
(1958) comme il avait choisi la pellicule amateur inversible
-

Kodachrome pour filmer l 'Afrique en couleurs.

54
Amorce

Avant tout : une longueur de pellicule voilée qui précède


le film proprement dit et sert à le lancer, ou bien qui sépare
d'un « noir » deux séquences ou deux plans. En numérique,
pas d 'amorce, mais les mêmes « images noires », mesurables
en secondes, comme la pellicule voilée, qui permettent de
créer des intervalles entre deux séquences, ou même deux
plans.
Ensuite : portion de corps ou de visage cadrée partielle­
ment. Une épaule, une nuque, un dos, un fragment de profil :
c'est généralement dans une situation de champ-contrechamp
que l 'on parle d'« amorce ». À tour de rôle, l 'un des deux
visages ou l 'un des corps face à face est filmé fragmentaire­
ment, de dos, ce qui oriente le regard dans l 'espace de la scène
et manifeste visiblement la présence de chaque interlocuteur
face à l 'autre. L'amorce de l 'un puis de l 'autre partenaire de
l ' échange aboutit à mettre en tiers la place du spectateur.
Cette place est exactement celle d 'une charnière qui articule
les deux plans et les fait correspondre. L'absence d 'amorce
laisse en revanche la possibilité au spectateur d'occuper à tour
de rôle la place de l 'autre.
Le corps filmé en amorce souligne du même coup l 'efficace
du cadre, capable de « couper » l ' image du corps filmé, d'en
inscrire une vision « incomplète », laissant entrevoir à la fois
l 'arbitraire du décadrage et l' hypothèse d'une fragmentation
du visible. Coupure à la fois comme violence et comme mise
en forme. L'amorce est donc un artifice qui crée le leurre d'une
proximité réelle, spatiale, entre les sujets filmés. « Leurre », car
on ne sait jamais si le fragment de corps filmé appartient bien
à celui qui est supposé être là (ou à un figurant ; les Italiens
l 'appellent controfigura).

55
Analogie I ressemblance

Par convention, il est admis que la photographie et la ciné­


matographie produisent du monde visible une image « ressem­
blante » qui serait mieux nommée peut-être « analogique »
-

dans la mesure où l ' image se réfère à la chose sans se confondre


avec elle. Nous dirons que les images reconduisent la singula­
rité des objets ou des corps qu'elles représentent, et qu'en même
temps elles sont les unes pour les autres dans une relation de
singularité. Dans le cas de la photographie comme dans celui
du cinéma, les systèmes optiques mis en œuvre tendent tous,
plus ou moins, à la reproduction analogique du monde visible.
L'analogie n'est pas seulement ressemblance, elle est structu­
ration. L' image est le produit d'une construction qui est un
discours sur le visible et non pas quelque transparence du
visible à lui-même. Tout est fait pour simuler artificiellement
le fonctionnement supposé « naturel » de l 'œil, du sens de la
vue, de la perception du mouvement, de la sensation de conti­
nuité. Illusion.
La photographie est d'abord inscription d'une trace visible
et superficielle sur un support quelconque, puis son enregistre­
ment, sa fixation. Moi ns souple, l'image cinématographique
est elle aussi une trace, qui privilégie comme support l'écran
- tous écrans ou toutes surfaces capables de devenir écrans.
Mais la photographie hérite évidem ment de la peinture et donc
de l 'une des tendances ou des missions principales de cette
pratique qui, depuis bien des siècles, en tout cas depuis les
portraits funèbres du Fayoum (du I er au IVe siècle après J .-C.),
se soucie de ressemblance entre ce qu'on nommera, du coup,
un modèle, et sa représentation par une technique ou l 'autre.
La médiation des lentilles optiques fait de la question de la
ressemblance avant tout celle d'une norme technique. L' image
du monde produite par le trou orificiel de la chambre noire
semble, au renversement et à la réduction près, conforme à
l 'ensemble visible qui se tient de l'autre côté de la paroi. L' image
ressemble donc à la chose ? Oui, si l 'on veut. Mais ressembler
n'est pas être, ni être double, ni être copie conforme. Toute la
magie des représentations est dans cet écart. Le même - et à la
fois un autre. Les peintres s'en sont les premiers rendu compte.
Ils n'ont pas cru que l 'œil était une lentille, la lentille un œil.
Ils n'ont pas cru au règne de « l ' image naturelle ». Il y avait les
déformations de la perspective (Tintoret, Greco, Mantegna),
celles des miroirs (Vermeer), celles mêmes que la lumière
coupe et recoupe dans le visible (Caravage) .
Cet écart ou ce trouble ne disparaît pas avec le numé­
rique : il s'exacerbe. Certes, la trace en tant qu'analogon n'est
plus visible à l 'œil nu. Elle est trace autrement. Il lui faut être
traduite depuis une langue dans une autre. Dite en chiffres, en
bits, en lignes de programme, la trace n'est plus visible directe­
ment comme analogique. Mais ce passage par le calcul est ce
qui la rend de nouveau visible en tant que « ressemblante » au
monde visible. À quoi servent donc tous ces calculs ? À produire
une image conforme à ce que notre regard fabrique chaque
seconde sans y penser. À produire une image « comme » en
argentique. Numérique ou non, l 'analogie règne. Mais l ' image
est calculée, la trace devient signe et participe d'une écriture
complexe. Le cinéma mécanique, déjà, était une réécriture du
monde visible selon un mode discontinu et fragmentaire. On
en arrive, cette fois, à une écriture complète du visible - mais
c'est bien toujours une analogie avec le visible que le spectateur
voit à l ' écran, pu isqu' il s'agit précisément de faire référence au
visible tel qu'il nous apparaît.
Or, la question de la ressemblance dans la dissemblance
- qui est la question même de l 'analogie (« la production de
similitudes par des moyens non ressemblants », Gilles Deleuze,
1981) - est remise en jeu par l ' intervention du langage de la
machine. Les processus ne sont pas les mêmes et le numé­
rique retrouve quelque chose de la difficulté primitive à repro­
duire analogiquement le monde visible. En argentique, le
photogramme est une photographie prise en un instant et cet

57
ensemble instantané constitue l ' indicialité du cinéma, c'est­
à-dire son rapport à la réalité visible à travers la matière et le
mouvement. En numérique, ce n'est plus le support-pellicule
mais la caméra qui est sensible à travers son capteur. Le capteur
est un ensemble de photosites et chaque photosite produit un
pixel. L'image n'est plus une : composite, elle est constituée
de l 'ensemble de ces sites, et cela peut signifier des millions
de pixels par image. (cf. Argentique/numérique ; Instantanéité ;
Obturateur.)
Au début de la chronophotographie, qui précède le cinéma,
l ' image était fixée sur une plaque de verre. Cette matière sur
laquelle le reflet de la réalité visible se trouvait inscrit et fixé
par la photochimie constituait très physiquement un miroir de
l ' instant saisi. Ce qui se trouve matérialisé dans la plaque de
verre, c'est une autre visibilité de la réalité visible : une image
avec ses propres paramètres, son « poids », sa matérialité, que
l 'on peut briser, qui ne s'efface pas, etc. Une image irréductible,
fragile et contingente : précieuse, prise au sérieux, comme en
témoignent les plaques de verre qui s'emmagasinent tel un
trésor dans la « boîte à escamoter » de l 'appareil. (cf. Magasin.)
Cette image est un tout, indissociable de cette « unicité de
l 'apparition » soulignée par Walter Benjamin (1936). La plaque
de verre témoigne d'une confrontation têtue avec une réalité
qui nous résiste. L'avènement des images et, à l ' heure actuelle,
leur diffusion généralisée, leur confèrent une forme de réalité
qui les détache de la dimension virtuelle que l 'on a cru être leur
lot. L'image est un bout de réel rendu visible, par exception et
par opposition à la fuite de tout réel dans le non-représentable.
Le premier Fusil photographique d' Étienne-Jules Marey
utilisait des plaques (1882), le deuxième de la pellicule (1890).
Le support celluloïd représente déjà un mouvement vers
une forme de dématérialisation : l ' image a moins de poids
et la caméra est plus légère. Cent ans plus tard, l 'apparition
du langage numérique confère aux manieurs d'images une
nouvelle puissance. Le programme peut agir sur chacune
des petites unités, les pixels, qui composent l ' image. L' image
devient programmable et il n'y a plus qu'un pas vers le jeu
interactif. En argentique, on ne peut plus modifier le photo­
gramme une fois qu' il est fixé, à moins de peindre dessus ou
de le re-filmer. (cf. Truca.) Le photogramme est pertinent à la
trace qu' il constitue et par là, d'une certaine façon, à la portion
de visible qu' il a saisie. Avec le numérique, il est possible d'agir
de manière infinie sur toutes les parties de l ' image et, ainsi,
« réduire la capacité de la réalité à nous résister » (Stéphane Vial,
2013). Là est la grande différence entre l 'étalonnage argentique
et l 'étalonnage numérique : retoucher des parties de l ' image.
Une fois l 'image saisie et calculée, le programme nous permet
d'agir au cœur même de l ' image. Le numérique marque donc
un pas de côté par rapport à la loi de l'inscription vraie (autre
version de l 'aura benjaminienne) : ce qui est filmé n'est plus
une prise intangible et singulière de la réalité visible. Rupture,
oui, et peut-être émergence de possibilités nouvelles dans
la relation que le cinéma entretient avec les réalités visibles ?
(cf. Analyse ; Capteurs ; Argentique/numérique.)
La matière ou l 'absence de matière dans l'image concerne
au plus haut point la question de l 'analogie. Le fourmillement
du grain devient « la manifestation de la matière dans le temps,
la preuve permanente de la présence physique de l ' i mage »
(Martin Roux, 2m2). La matière est un indice fort de réalité.
Le signal, en effet, ne transmet pas que des informations, il est
chargé de bruit, de matière - « la vie ». Cette « vie du support »
marque l 'esthétique de l ' image. Elle joue un rôle important
dans l 'effet d'analogie - et par là, dans le rapport de croyance
que nous entretenons avec l ' image. La « matière » liée au
support a une valeur indicielle, elle crée un effet de réalité, elle
fait « vrai », c'est une dissemblance forte qui paradoxalement
crée une analogie puissante. Une image absolument « transpa­
rente », paraissant parfaitement conforme à ce que notre regard
obtient, n'ouvrirait plus au jeu du je sais bien mais quand même.
Une illusion trop absolue n'a plus besoin d' être l 'objet d'une

59
croyance : elle est directement hallucination. Le spectateur de
cinéma n'est que par éclairs dans l 'hallucination, et plus rare­
ment encore dans l ' hypnose. Il est et il n'est pas. Présent et
absent. Comme l'analogie est et n'est pas absolue.

Analyse (du mouvement)

L'analyse du mouvement est bien la phase première de


l 'opération cinématographique - en tant qu'enregistrement :
les corps filmés sont photographiés par la caméra, dans une
suite d ' images fixes qu'on appelle photogrammes. La caméra
est un appareil photographique qui prend des images fixes
cadencées, c'est-à-dire à intervalles très courts et réguliers, sur
une durée qui peut aller jusqu'à une heure (ou plus, selon les
outils). Le passage à la vidéo, analogique puis numérique, a
fait disparaître la trace ou l 'empreinte directement visible sur
le support, comme c' était le cas pour la pellicule. Mais encore,
le cinéma a un défilement alternatif alors que celui de la bande
vidéo est continu. L'opération n'en est pas moins semblable,
la synthèse est nécessaire, même si cette contradiction est
présente dans la manière dont l ' image vidéo se matérialise : la
bande défile continuellement comme le balayage qui change
toujours un peu de l ' image trame par trame, avant qu'elle
ne se renouvelle entièrement d'un photogramme au suivant.
Dans un cas comme dans l 'autre (24 images par seconde en
cinéma, 25 en vidéo), le mouvement et l 'arrêt du mouvement
sont intimement liés mais le mouvement et son arrêt sont
clairs et nets en cinéma. L'analyse décompose le mouvement
des corps ou des mobiles en une suite d ' images arrêtées, la
synthèse (du mouvement), produite par la lecture du projec­
teur qui « anime » ces images arrêtées, rétablit l ' illusion du
mouvement. La notion d' illusion est ici centrale : le mouve­
ment n'est pas dans les images, sinon sous forme arrêtée. Les
mouvements les plus rapides, c'est-à-dire plus rapides que la

60
vitesse d'obturation, sont figés dans le photogramme par ce
qu'on appelle un « flou de bougé ». Ceci vaut pour les copies
argentiques et pour les copies numériques, composées les unes
et les autres d'images fixes que le projecteur (argentique ou
numérique) met en mouvement. Dans un cas comme dans
l'autre, le mouvement ne vient pas de l ' image, il est créé par
la machine avec la complicité de notre cerveau. La caméra fait
l 'analyse des mouvements des corps et des mobiles qu'elle saisit
et inscrit, le projecteur et le cerveau en font la synthèse. Le
spectateur est donc à la fois la cause et le sujet du leurre. Je suis
partie prenante de ce mécanisme qui ramène du mouvement
dans la fixité : de la « vie » dans la « mort ».
Analyse se lit en un autre sens : le tournage d'une séquence
dite « documentaire » implique fortement l 'autre filmé, sa
subjectivité, son corps, sa fatigue. Le tournage fonction ne
- un peu - comme une séance chez l 'analyste : le sujet, soumis
à la pression des machines {caméra, micros), à celle des regards
centrés sur lui (l'équipe, même réduite), soumis surtout à ce
dédoublement que produit le fait de se savoir observé, ques­
tionné, attendu, enregistré, le sujet, donc, laisse passer ou
filtrer une part de lui-même (paroles, gestes, postures) qu' il ne
contrôle plus tout à fait. Ce double se distingue par un écart
avec la personne réelle qui lui donne naissance, la machine
cinéma jouant le rôle d'accoucheuse. C'est ce passage à la
fiction des êtres pris dans la réalité ordinaire qui caractérise
l 'opération cinématographique à laquelle ils participent. L'ana­
lyse produite par la séance de tournage libère une part de
chacun à chacun inconnue.

Angle

Un angle de prises de vues se dessine à partir de la place de


la caméra et répond à peu près à ce que l 'on peut voir depuis
le sommet de cet angle. Quand, autrefois et peut-être encore

61
aujourd' hui, on veut schématiser sur papier la succession
des divers plans d'une scène, ou des diverses places que peut
occuper une caméra en mouvement, on matérialise la succes­
sion de ces angles par une série de triangles ouverts. Nous
préférons le terme d'angle à celui de « point de vue », plus
fréquemment employé, mais qui masque le fait que le déten­
teur du « point de vue » peut être lui-même vu selon un autre
angle. Par ailleurs, en photographie comme en cinématogra­
phie, les focales sont définies entre autres paramètres par le
champ qu'elles couvrent et qui est lui-même l'effet d 'un angle
de champ. Cet angle se dessine lui aussi comme un triangle
ouvert.

Animation

Sans doute le cinéma a-t-il commencé comme animation


d'images elles-mêmes inanimées. Sans doute se définit-il
toujours ainsi. Les « images » ne bougent pas par elles-mêmes,
il faut un moteur extérieur pour les faire bouger et, donc, les
animer. Mais de quelles images s'agit-il ? Il y a eu les modestes
tentatives d'animer les images projetées par les lanternes
magiques ; il y a eu les animations des silhouettes dessinées
du Praxinoscope ; il y a eu surtout le Théâtre optique d' É mile
Reynaud, où des plaques de verre portant de fins dessins
passaient tour à tour devant un jeu de miroirs par quoi elles
se trouvaient projetées sur un écran, l ' illusion de continuité
et de fluidité étant assurée, à défaut de la ressemblance. Il ne
s'agit donc pas de nier la part du cinéma d'animation dans
l ' histoire du cinéma. Elle relève pourtant bien davantage de
l ' histoire des arts graphiques, de celle du dessin, de la peinture,
de la min iature . . . jusqu'aux images de synthèse composées
sur ordinateur. Le cinéma des frères Lumière vient en droite
ligne de la photographie et non du dessin. Autrement dit, la
représentation analogique de la figure humaine y tient une
place centrale. Nadar ne fait pas du Dürer. C'est en ce sens
que les dessins animés comme les images de synthèse nous
font sortir de ce qui s'est appelé « cinéma », qui n'est pas le seul
mouvement des images mais la figure que forment ces images,
non seulement en mouvement, mais en tant qu'elles donnent
lieu à un leurre, celui de la ressemblance du monde filmé avec
le monde non filmé, du cadré avec le non-cadré. Le leurre n'est
possible qu' à partir d'une puissante illusion de ressemblance.
Le monde dessiné peut évoquer le monde des perceptions
humaines, mais il ne peut se confondre avec lui. La question
n'est pas de tracer une frontière entre la part analogique et la
part picturale des images en mouvement, mais de ramener le
cinéma à sa source, que nous voyons plus proche des premiers
films de Louis Lumière que de ceux de Georges Méliès. Deux
sources donc, et qui ne portent pas les mêmes effets, les mêmes
plaisirs, les mêmes troubles. Dans les mêmes cinémas, la place
du spectateur en est changée.

Archives audiovisuelles

Tout ce qui a été filmé, consciemment ou non, depuis la


naissance du Cinématographe, a pour ultime destin de devenir
archive. Le siècle vingt s'est filmé, s'est classé, s'est restauré,
s'est conservé comme archive du siècle vingt. Dans l 'essence
même du cinéma, l 'enregistrement des images d'abord, puis
des images et des sons, est tel qu'en montrant un certain
état du monde à ses contemporains, il le conserve pour leurs
suivants. Cette puissance d'enregistrement change quelque
chose dans l 'ordre du monde. Le voici qui devient répétable.
Bien sûr la répétition du passé dans les archives n'est qu'une
ombre, un spectre de ce qui a été. Ce spectre, cette ombre sont
néanmoins pourvus d'une force de retour que nous n'avions à
connaître, avant le cinéma, que dans nos rêves : maintenant les
images bougeaient, elles revenaient mieux que les revenants.
Pour cette belle raison, l 'utilisation forcenée des archives
audiovisuelles dans les télévisions du monde entier pose
problème. Ces fragments de passé paraissent morts et inanimés.
Ils ne le sont pas. C'est la puissance obscure du passé histo­
rique proche qui revient avec elles. Nos grands-pères ou nos
arrière-grands-pères étaient, auraient pu être sur ces images.
L'un d'eux, Ferdinand Noiret, était artilleur à Verdun, et nous
voyons des bouts de films d'actualité centrés sur Verdun. Nous
le cherchons parmi ces ombres. Il s'agit d'un passé proche.
D'une généalogie encore d'actualité. Le cinéma nous dit sans
cesse que nous sommes ses contemporains, qu' il sera encore
pour longtemps notre contemporain. C'est pourquoi, croyons­
nous, l 'usage des images d'archives requiert une certaine
délicatesse. Ces ombres et ces fantômes que nous voyons sur
notre écran ont été des vivants comme nous, et l ' immense
vertu de l 'opération cinématographique est de continuer à
leur prêter vie, fût-ce une ombre de vie. C'est pourquoi nous
ne pouvons accepter les diverses manipulations que des réali­
sateurs, des monteurs, voire des historiens, font subir à ces
images survivantes d'une vie enfuie. Nos prédécesseurs, par la
grâce du cinéma, sont toujours là, à nous épier sur nos écrans.
Les triturer, sonoriser, coloriser, recadrer, c'est altérer ce que
nous avons d ' histoire en commun : celle du cinéma. Il nous
incombe, bien sûr, de ne rien abîmer ou détruire des formes
du passé. Ces formes, dans leurs manques mêmes, nous disent
notre histoire, celle de nos images, celle qui nous aura peut­
être formé le regard. Au-delà, sont des formes humaines que
nous voyons sur ces images d'hier. Mieux que les cimetières,
les archives sont remplies de morts-vivants. Choisir ces images,
les monter, les inclure dans un film, cela revient, quoi que
l 'on pense, à nous tourner vers ce passé et à le tourner vers
nous. Aux manipulateurs sans scrupule des images du passé
d'assumer la négation de l ' histoire qu' ils autorisent.
Les évolutions récentes de la réflexion sur le cinéma
conçoivent l 'analyse des archives audiovisuelles comme n' étant
pas seulement archives d'images anciennes mais archives
des techniques, des moyens, des rapports de force dans un
moment social daté. Les images cinématographiques du passé
nous disent aussi l ' état des désirs et des puissances d'où notre
présent procède, que nous le sachions ou non. Les travaux
de Sylvie Lindeperg (Les Écrans de !'ombre, 1997 ; La Voie
des images, 2013) ont permis de prendre en compte la charge
active et politique de ces fragments visibles d'un passé « sorti
du champ » . Les archives ainsi nous apprennent qu'en tant
que fait social total elles interrogent notre regard sur notre
propre histoire et nous racontent comment à notre tour nous
en retissons sans cesse le récit. Malheureusement, la tendance
générale des télévisions mondiales revient à recycler sans fin
ces archives, les considérant aptes à illustrer toutes sortes de
discours, pourvu qu'elles soient neutralisées en les privant de
leurs paramètres historiquement définis.

Argentique I numérique

Le grain d' halogénure d'argent est un corps, il a une


profondeur, et sa surface est irrégulière. Ses formes fractales
permettent plus facilement de remplir les formes organiques
du vivant. Les phorosites qui produisent les pixels, l' équiva­
lent du grain en numérique, c'est-à-dire la plus petite unité de
l ' image, sont, eux, organisés sur une grille d 'échantillonnage,
parfaitement géométriques. C'est pourquoi les images numé­
riques comportent un effet de moirage et d'escalier (aliasing)
sur les rondeurs, les lignes en diagonales, etc., plus ou moins
important selon la définition de l ' image, jusqu' à disparaître
pour l 'œil humain : à la résolution de 4 K, la trame devient
invisible.
Le pixel est fixe, alors que le grain a un mouvement aléa­
toire. L' homogénéité du pixel rend donc plus difficile la repro­
duction du visible. Les grains d'argent non seulement ne sont
pas à la même place d'un photogramme à l 'autre, mais ils ne
sont pas de même taille et n'ont pas la même sensibilité. D'un
côté, nous avons un processus qui laisse une grande place
au hasard, de l 'autre, un procédé informatique extrêmement
rigoureux qui répond aux lois de la logique. Globalement, la
« perfection » du numérique laisse supposer que le rendu de

l 'argentique est désormais dépassé. En réalité, les dernières


pellicules sont d'une complexité remarquable : elles utilisent
parfaitement leurs propres défauts et maintiennent le fait que
l 'aléatoire et les « impuretés » sont au centre des qualités de
reproduction de l 'argentique. Dès les plus petits fragments de
l ' image, il y a tension entre le hasard et la maîtrise : tel est le
cinéma et son goût de l ' imperfection (Martin Roux, 2m2) . Les
ingénieurs ont cherché - toujours dans un souci de mimétisme
avec l 'argentique - à rendre le pixel aléatoire. Pour la première
fois, avec la caméra Aaton Delta, une solution a été développée :
c'est le capteur de la caméra qui bouge, mécaniquement, d'un
demi-pixel entre chaque prise de photogramme dans le but
de créer de l 'aléatoire en numérique. Alors que l 'Aaton restera
un prototype, ce principe s'appuie sur une vertu importante,
la stochastique de l ' image argentique par laquelle le désordre
des grains permet de créer une image plus fine (et que nous
décrirons plus avant). Sony est arrivé plus simplement à un
résultat d'une grande finesse avec la caméra CineAlta F65 :
les photosites sont organisés en diagonale (plutôt que seule­
ment en ligne et en colonne) ce qui crée plus de confusion
et d'interpolation entre les photosites et de nuances dans les
couleurs. Les concepteurs cherchent à échapper à l 'organisa­
tion symétrique de la grille numérique en utilisant aussi des
microfiltres placés devant chaque photosite pour créer un flou
infime. Paradoxalement, le désordre, le flou et la confusion
permettent d'obtenir une trace plus juste en augmentant la
définition car une image plus nette ne signifie pas une « meil­
leure » image. Nous retrouvons ici, à l 'échelle du photosite,
le di lemme récurrent : vaut-il mieux une « captation » trans-

66
parente ou l 'élaboration d'une image liée à son support ?
(cf. Caméra.) Disons que l ' image est moins une question de
définition que de perception. Trop d' informations saturent la
perception. L' image numérique reste à inventer et la poésie des
défauts de l 'argentique reste un modèle face à la logique du
système numérique.
Jusqu' à hier, l 'argentique avait le bénéfice à la fois d'une
plus grande douceur de la lumière, d'une plus grande fidélité
dans la reproduction des couleurs : plus de nuances dans les
rouges et la carnation, mais aussi d'une plus belle dynamique
avec une saturation des couleurs. Avec le numérique, le niveau
de contraste n'est pas le même. La couleur n'est pas reproduite
de la même manière : à chaque photosite correspond une seule
couleur, comme les bâtonnets de l 'œil, alors qu'avec la pelli­
cule, les teintes se superposent et le grain apporte beaucoup de
nuances dans les couleurs.
Les grands capteurs et les caméras de résolution 4 K, qui
fabriquent une image de dix millions de pixels, rapprochent
les deux images - à l 'œil. Bien que ces deux sortes d'images
présentent des différences technologiques profondes, les
critères pour les comparer restent les mêmes : l 'organicité
de l ' image et la matière. Avec les « petits » capteurs 4/3 qui
équipaient jusque-là les caméras vidéo, l ' image était presque
toujours nette ; les capteurs plus grands, qui ont la même taille
que les photogrammes Super 16 et 35 mm (caméra « grands
capteurs »), reproduisent l 'effet de flou de l ' image argentique,
si bien que les paramètres de profondeur de champ répondent
aux mêmes caractéristiques physiques de distance focale que
dans la prise de vues argentique. (c( Point (faire le point) ; Net,
netteté ; Hypeifocale.)
Autre point, la question du rendu de la carnation est
toujours très délicate. Le grain apporte beaucoup à la repro­
duction des nuances de la peau, qui partage, avec le support,
une trame de défauts et d'imperfections. La particularité de
la peau d'un visage comme celle de la matière d'une pellicule
est « d'accrocher le regard par sa richesse visuelle. Le grain
produit du détail, de la couleur, mais il crée aussi un effet de
matière » décrit Martin Roux. (cf. Analogie/ressemblance.) Le
format numérique 4 K, qui tient la comparaison avec l 'argen­
tique, offre une définition théorique de 4 096 pixels de largeur
pour 2 160 pixels de hauteur. L' image gagne en finesse, mais
cette meilleure définition risque d ' être perçue comme trop
précise, trop définie, porteuse de trop d' informations, et cela
d 'autant plus que la projection numérique assure une parfaite
fixité à l'image. L' image numérique haute définition peut être
reçue comme sèche ou crue, sans le velouté de la profondeur
de champ à quoi l ' image argentique nous avait habitués - et
qui reste notre référence culturelle.
Qualifier, comme le font des cinéastes ou les techniciens,
l 'image 35 mm d '« impure », pleine de « défauts », de « saletés »,
etc., revient à constater que la pellicule est marquée par ce
qu'elle enregistre, matière et temps. Les cristaux d 'halogénure
d'argent sont irréguliers, instables. Ils comportent des disloca­
tions que l 'on appelle « impuretés ». À l 'exposition, des photons
frappent les cristaux. De la réaction se dégagent des électrons
libres qui se déplacent dans la structure du cristal jusqu'à ce
qu' ils soient piégés par les impuretés (qui créent localement
des champs électriques). La quantité des imperfections définit
ainsi la sensibilité de la pellicule. Plus il y a de lumière, plus
il y a de photons, plus il y a d'électrons capturés qui, dans un
processus dit de réduction, forment l ' i mage latente. La révé­
lation (quel mot !) transforme l ' image latente en image visible
par un échange d'électrons qui amplifie le processus de trans­
formation du cristal en amas d'argent métallique : le grain se
forme. Plus la pellicule est sensible, plus le grain est visible
parce qu' il est plus gros. (cf. Sensibilité.)
La destinée du pixel est de disparaître, celle du grain d'être
notable. Cette persistance joue un rôle décisif dans la percep­
tion du temps : le pixel est fixe et tous les pixels sont identiques,
l'un remplace exactement l 'autre d'une image à l 'autre, alors

68
que les grains ne sont pas identiques et que leur répartition
n'est pas homogène dans le ruban pelliculaire. Chaque photo­
gramme est différent de ceux qui l 'entourent. Lorsque l ' image
est animée par la projection, l ' impression est celle d'un mouve­
ment du grain : un « fourmillement ».
Le numérique est le langage de la machine, l'argentique
est celui de la chimie, plutôt du côté, elle, du non tout à fait
maîtrisable. En numérique, on cherche à réduire le « bruit »
{on peut séparer informations et bruit). En argentique, il n'y
a que du bruit. L'image n'est que matière puisqu'elle résulte
de variations du bruit constitué par le grain et ses différences.
C'est une matière en mouvement - et le mouvement, pour
artificiel qu' il soit, fait « vie ». Le mouvement ne peut pas ne
pas donner une impression de vie. Cela nous vient de très
loin et n'est pas près de disparaître puisque les robots « non­
vivants » que nous créons ont toujours l 'apparence du vivant
à travers le mouvement. Cette référence à « la vie » est inscrite
au cœur même du photogramme.
En argentique, la matière mise en tremblement par la projec­
tion devient preuve d'une présence matérialisée. « Matière », le
grain est plus « réaliste » que le pixel, l 'effet de la chimie plus
visible que celui du calcul. Mais le grain n'est pas seulement
un défaut devenu matière, il change la perception de l ' image :
le grain est un bruit temporel qui produit du détail par un
effet de résonance stochastique (qui relève du hasard), ce qui
permet d'augmenter la définition perçue. Une image 3 5 mm
arrêtée sur une table de montage paraît moins définie que
lorsqu'elle est mise en mouvement. La chose se voit parfaite­
ment dans la séquence dite « du montage » de L'Homme à la
caméra (Dziga Vertov, 1929). Isolé, arrêté, le photogramme est
moins net qu'une fois repris dans la chaîne des photogrammes.
Comme il le fait pour l ' illusion de mouvement, notre cerveau
« complète » l ' image en synthétisant les informations d'une
image à l 'autre : la définition est donc « augmentée » par le
cerveau qui fait lien entre deux images successives, la sensation
de fourmillement est remplacée par une valeur moyenne. Ce
phénomène signifie une véritable implication de notre système
perceptif: la perception des durées filmées n'est pas la même
en numérique et en argentique.
La vidéo devenant H D, c'est une petite caméra qui veut
faire une grande image. Pour résoudre cette contradiction, il
faut compresser les images. Par exemple, le codec du H DV
(codec est le nom générique des logiciels d'encodage-déco­
dage) effectue une analyse de la trace lumineuse qui distingue
et dissocie ce qui bouge et ce qui ne bouge pas d'une image
à l 'autre. Un personnage passe devant un mur : la partie de
l ' image qui concerne la silhouette du marcheur change à
chaque photogramme, mais les informations des photosites
qui concernent le mur ne changeront pas. Voilà comment on
augmente la définition sans augmenter le nombre d'informa­
tions : en figeant des parties de l ' image. Pourtant, pendant
que le marcheur avance, le mur lui aussi vit. La durée enre­
gistre comme différent d'image en image ce qui ne bouge pas.
D'un côté, argentique, chaque photogramme et chaque point
de l ' i mage est différent ; de l 'autre, numérique, la compression
introduit une similitude d'un photogramme à l'autre. Non
seulement chaque pixel remplace chaque pixel exactement à
la même place, mais la compression fait que les informations
peuvent rester identiques d'une image à l 'autre.
C'est la raison pour laquelle, en plus de la fixité du pixel,
l ' image numérique peut être perçue comme « sèche, morte ».
Le signal n'est plus réactivé à chaque fois, l ' image entière ne
sera renouvelée que toutes les six images en HDV. Cela amène
de la fixité dans les images mouvantes et affecte les mouve­
ments de caméra. On retrouve le même principe de compres­
sion (spatio-temporelle) pour les DVD, avec une « image clef »
toutes les douze images .
Avec le numérique, les cinéastes doivent réinventer leur
rapport à la matière. Certai ns, par exemple, tournent avec des
caméras moins performantes pour retrouver de la matière dans

70
les défauts de l 'enregistrement. À ce désir de scories comme
principe de « vie » du support, le cinéaste peut reconnaître
quelque chose de son désir dans la texture même des images
qu' il produit. C'est ce que Günther Anders définit comme
« malaise de la singularité » (1956) : comment introduire du
singulier dans un monde indéfiniment obsédé par la repro­
duction de l ' identique ? Les défauts de la pellicule, sa fragilité,
l 'usure même du temps inscrivent le cinéma dans une histoire,
le font participer, en tant que périssable, d'un monde réel et
non d'un monde magique. Chaque film, chaque segment de
pellicule, et quel que soit son intérêt artistique, reste un exem­
plaire unique.
Parfaitement reproductible et sans défauts d'usure, le numé­
rique participe de la « honte prométhéenne » de l ' homme face
à la perfection des machines qu' il crée (Günther Anders, 1956).
« On s'éloigne du grain et forcément on perd quelque chose,
pas seulement physiquement, quelque chose d'une culture
ancestrale de l ' image. Qu'est-ce que l 'on perd en perdant le
grain de l 'image ? On perd l 'aléatoire. Le grain, c'est de l 'aléa­
toire. L'œil et le cerveau ont besoin de la stochastique, de la
non-permanence de l ' image, son mouvement. L'image fixe,
c'est la mort » (Caroline Champetier, 2001).
Par ailleurs, l 'argentique a maintenu un lien visuel faci­
lement repérable entre la chose ou la figure représentée
et l ' image qui en est faite. Le numérique rompt ce lien. Il
rompt avec la longue tradition des images directement analo­
giques, images « naïves » en ce sens qu'elles ressemblent à la
chose représentée : sténopé, gravure, peinture, photographie . . .
Le processus de révélation de cette ressemblance, lui-même
ressemblant {le négatif et le positif argentique se ressemblent
dans leur dissemblance), se trouve annulé par la modélisation
du visible et par l ' immédiateté numérique. Le temps réel abolit
le retard, le différé caractéristiques de l 'argentique. S'est opérée
une disjonction entre la trace et ce qu'elle supporte - une
figure, une image. Le coup de crayon de Léonard trace une

71
image qui peut ressembler à la main, au nuage. La moisissure
du mur reproduite sur papier par la main de Léonard offre
au regard un amas de guerriers lancés dans une bataille. La
chimie particulière des cristaux d'argent sur un collodion, une
pellicule, fournit une image qui reproduit, à peu près, les traits
de l 'original. Il y a ressemblance. Avec le numérique, la conti­
nuité de cette chaîne de ressemblances est rompue car l ' image
est analysée pour être traduite en informations binaires pour
ensuite être recomposée à l 'écran. Ce qui était visible sur le
support devient une écriture compréhensible seulement par la
machine qui ne nous fournit aucun élément sensible, aucune
ressemblance. Abstraction, donc.
Du coup, plus de support manipulable. Le contact physique
avec la pellicule n'a plus de sens. On peut caresser une bande
de film, passer son doigt sur la suite des photogrammes, on
peut, comme le faisaient les monteurs, humecter son index
et toucher le recto et le verso de la pellicule pour détecter
la couche sensible. . . Il n'y a rien à toucher dans un fichier
numérique. Évacuation de la part tactile du geste du montage.
Le monteur ne « touche » plus les images. L'œil n'est plus un
doigt, une main, une caresse.
Et puis, nous l 'avons dit, manque la chimie. À la prise de
vues comme au développement et au tirage des images, une
certaine puissance des couches et des bains chimiques était
convoquée, qui restait partiellement mystérieuse. Il y avait la
théorie chimique, et la pratique des directeurs de la photogra­
phie ou des étalonneurs des laboratoires, qui pouvaient être
en porte-à-faux. La pratique, encore, corrigeait la théorie. Le
savoir artisanal des directeurs photo restait en partie intrans­
missible, opaque, singulier. Des manières de faire disparais­
saient avec la mort de celui qui savait les manier. L'étalonnage
numérique hérite en partie de ces savoir-faire. Il en signe aussi
la perte. Chose stupéfiante, certaines caméras numériques
ont une « tolérance » de IO à 15 diaphs : quel besoin y aurait-il
encore de faire une mesure de la lumière ? On aurait tout loisir

72
de rectifier la lumière du plus dense au plus clair. Parallèle­
ment, l ' image hyper-définie permet de recadrer au montage
et de créer un découpage a posteriori. Disparaît ainsi la prise
de risque liée aux décisions de mise en scène in situ, dans le
temps même du tournage, alors que techniciens et comédiens
sont présents et peuvent interagir avec les choix du cinéaste.
La mise en scène devient mise en page ou mise en image. Et
s'insinue l' idée que le tournage ne serait qu'une saisie (non
signifiante en elle-même) d'un bout de réalité ou d'une
situation jouée, les formes et le sens n' intervenant qu'en un
second temps, celui du montage-truquage. Comment ne pas
apercevoir dans cette démarche quelque chose de phobique ?
En finir avec l 'aléa fondamental de l ' inscription vraie. Tout
contrôler, réduire la part des altérités, le cinéaste devenu une
sorte de cartooniste. Filmer brûle ; mettre en scène revient à
contrôler cet incendie ; mettre en scène à distance, par écran
interposé, revient à se protéger de toute surchauffe. Le geste
artistique tient toute sa force de ce qu'il n'est que partiellement
contrôlable.
Toujours est-il que le cinéma s'est aujourd ' hui complète­
ment adapté au numérique et qu'a été prononcée la fin de
l 'argentique. Cette fin annoncée correspond à une redistri­
bution des outils, qualités et prérogatives permettant de faire
des films. Au temps de l 'argentique correspondaient des coûts
élevés, des qualifications et compétences hautement spéciali­
sées, des circuits de distribution sous contrôle - dont l 'évolu­
tion, pourtant, allait vers plus de légèreté, des moyens moins
onéreux. Avec le cinéma numérique, nous sommes revenus,
en un premier temps, à une certaine {archaïque) grossièreté
des outils : caméras lourdes qui ne pouvaient travailler que
sur pied, consoles de réglage sur le plateau, etc. (Michelangelo
Antonioni tourne ainsi, en 1980, Le Mystère d 'Oberwald, vidéo
analogique pour la télévision ; il se réjouit de pouvoir faire
toute une série de manipulations des couleurs « en direct », au
moment du tournage). Mais la vidéo numérique peu à peu

73
abolit les écarts entre outils « pro » et outils « amateurs ». Il est
étonnant de remarquer que le principe que nous avons décrit
de capteur en mouvement du prototype de la caméra Aaton
est présent dans l ' i Phone 6. Ici, la qualité de l ' image n'est pas
envisagée pour ses nuances, comme avec Aaton, mais pour
stabiliser l 'image dans la logique de l 'amateur. Ce qui repré­
sentait, hier, une performance technologique du prototype de
caméra professionnelle est, aujourd 'hui, potentiellement dans
les mains de tout le monde. D'un côté, des concepteurs qui
s'intéressent à la nature du processus de fabrication de l ' image
et ses qualités, de l 'autre, ceux qui veulent que tout le monde
fasse des images les plus acceptables par tous, ce qui signifie les
stabiliser en les lissant, pour vendre toujours plus d'appareils.
Il reste évidemment un usage luxueux du numérique, comme
hier de l 'argentique, mais un nombre toujours croissant d'ama­
teurs et d'amateurs peu fortunés a désormais accès à des outils
et matériels relativement sophistiqués. Perte de compétence
d'un côté, extension de l 'expérience filmée de l 'autre.
Ce qui disparaît en même temps que l 'argentique est le
temps employé par le travail de laboratoire : développement
de la pellicule et tirage d'une copie de travail des rushes qui
se réalisent en moins d'une journée : on peut voir ses rushes
le lendemain de leur tournage. Avec le numérique, l ' image
est lisible pendant le tournage même, accélérant le prin­
cipe d' immédiateté. Parlons d'un changement de rituel. La
« tension » de l 'argentique amène une communauté tempo­
raire - l 'équipe - à imaginer une image (qu'on ne verra que
plus tard) et donc à vivre un tournage encore comme une
hypothèse à vérifier. Cette tension n'est pas la même lors d'un
tournage en numérique car l 'image (vérifiable illico) est vécue
plus comme une certitude, moins comme un devenir. Ceci
dit, les systèmes les plus sophistiqués en numérique utilisent
le principe d'une image « crue » : le format RAW avec lequel
l ' image n'est pas visible immédiatement. On retrouve alors
les contraintes du laboratoire - devenu numérique - avec des

74
ingénieurs de la vision présents sur le tournage qui contrôlent
le signal dans le workjlow.
Voilà qui détermine deux postures de réalisation. Avec le
numérique, le réalisateur peut suivre l 'enregistrement d'un plan
sur un moniteur de contrôle. Autant le dire ainsi : progrès du
contrôle, progrès de la maîtrise, divulgation immédiate de la
scène filmée à une partie de l 'équipe. Le tournage et le regard
sur les rushes deviennent une seule et même chose. Le prin­
cipe d'une prise de recul saute. Avec l 'argentique, impossible de
revoir immédiatement sur un écran ce que l 'on avait vu de ses
propres yeux pendant le tournage d'une scène. Quand arrive
l 'étape du contrôle, il est trop tard, le tournage est au passé.
On décide alors s'il faut ou non faire des retakes, et cette déci­
sion engage le plan de travail, les calendriers divers, l 'argent de
la production ; ouvre aussi à d'éventuelles modifications de la
scène. Il y a (il y avait) donc deux regards, ou deux temps du
regard. Un premier regard (le cinéaste, l'opérateur, l 'assistant,
la scripte, etc.) sur la scène en train d'être tournée, c'est-à-dire
enregistrée ; et un second regard, le lendemain, ou plus tard
encore, sur la scène cette fois révélée au laboratoire, tirée sur
un support pellicule et projetée sur un écran. Comment ne pas
comprendre que ces deux regards, éventuellement discordants,
n'ont que peu à voir avec le regard instantané de l 'opérateur et
du cinéaste sur le plan en train d'être enregistré ? On peut bien
sûr y revenir le lendemain. Mais il est rare que le premier regard
sur ces rushes numériques le soit en projection sur un écran.
Observées sur un écran ou sur un viseur de contrôle vidéo
(ceux, par exemple, qui sont installés sur les caméras 35 mm),
les images changent de taille, comme la perception de l 'effet
qu'elles peuvent produire. Les durées, par exemple, changent
en fonction de la taille de l ' image. C'est pourquoi l 'on procède
en cours de montage à des pré-mixages qui permettent un
passage en salle de projection. De la table de montage au grand
écran, ce n'est plus tout à fait le même film. Linscription ciné­
matographique est plus dépendante de son support que l ' ins-

75
cription graphique. Quelle que soit l ' édition, un vers de Victor
Hugo reste ce qu' il est ; on ne peut pas en dire autant de ses
encres. Avec l ' imprimerie, le texte restait ce qu' il était, mots et
sens, quel que soit le support sur lequel on l ' imprimait. Avec la
photographie et le cinéma, le support prenait de l'importance
et pouvait participer de la forme et du sens même de l 'œuvre
filmique. Avec le numérique, le support disparaît.

Art

Mot magique. Il s'agit d'entendre par là tout autre chose


que ce qui serait consommable, classable, achetable. Œuvre
d'art : ce qui fait plier les résistances sociales et culturelles ; qui
effrite les frontières entre les formes d'expression : l 'œil écoute
et la main voit ; qui perce les cuirasses ou les carapaces dont
les temps modernes s' ingénient à équiper les sujets (pour les
protéger ? pour les enfermer ?). Maîtresse des métamorphoses
et clé des troubles, l 'œuvre d'art est ce qui m'ouvre au monde
alors que, seul, j 'y suis étranger. Art : ce qui me déborde et me
dépasse, me décale et me change. Tout ce bric-à-brac qu'on
rassemble sous le terme de culture n'est que précaution sans
charme contre les effets dissonants de l 'art. L'œuvre d'art, en
ce sens, est une ironie qui se moque du monde tel qu' il est ;
elle est l'ironie du monde sur lui-même.
Le syntagme marché-de-l 'art est donc un oxymore qui
tente de conjurer la relation, immédiatement nouée, irrémé­
diablement nouée, pour la vie du sujet, entre une œuvre et un
amateur. Le marché passe après, le marché passe ailleurs. Les
beautés sont des affects. Une musique nous transporte sans
transiter par le marché. Un film, sans le secours des points de
vue autorisés. Une toile, à l ' instant même où on la voit. Et ces
œuvres non seulement nous atteignent, nous accueillent dans
leur vortex, elles mettent en œuvre chez chacun un apprentis­
sage de l ' écoute et du voir, une rééducation des sens. Hors du
marché, le courant d'air de la liberté d'aimer une œuvre - qui
est aussi, d 'abord, le vertige d 'être distingué, choisi comme
celle ou celui que cette œuvre attendait pour pleinement
exister. Nous sommes dans l 'attraction, l 'attrait, plus que dans
la distraction. Attirés et tirés, traversés, transpercés. Telles sont
les puissances de l 'art, qui le font haïr de tant de petits malins,
inamovibles et immuables.
C'est pourtant rarement que la rencontre d'un film et
d'un spectateur (au moins) s'accomplit comme passage à l 'art.
Conjugaison d'autant moins fréquente que le cinéma, plus
que les autres moyens d'expression, se trouve dans la néces­
sité d'articuler, de malaxer, même, les désirs et les songes de
chaque spectateur avec les tendances et les tensions du moment
historique, les idéologies qui s'y forment, l 'économie qui les
règle. Art, ici, ne signifie pas art pour l 'art. Le voudrait-on, ne
le voudrait-on pas, le cinéma est socialement inscrit, remède
et poison. Il arrive au temps de la constitution des masses,
ouvrières, militantes, guerrières. Il est l ' inscription du monde
dans le partage du visible et du non-visible. Alors que s'affirme
de toutes parts l 'obsession d'une visibilité partout et par tous
partagée, voir et pouvoir ont plus à voir que jamais. Le spec­
tacle et le non-visible, sous le nom de hors-champ, se disputent
les représentations, les films, le cinéma. La violence de notre
temps est dans ce qui est montré du point de vue du pouvoir
de montrer. Les assassinés de Syrie, ces corps gluants d'un
sang visuel, ces affaissements, ces voiles qui ne recouvrent rien
que la mort. Cela nous est montré (juin 2012) à longueur de
journal télévisé. Pourquoi ? De quel droit ? Celui qui contrôle
les images et leur diffusion contrôle aujourd'hui le monde.
Voir, ne pas voir : la liberté du sujet devient certainement celle
de ne pas voir ce qu'on veut à toute force lui faire voir, elle est
plus que jamais celle de voir autrement, avec d'autres instru­
ments que ceux qui sont formatés pour lui. Voir avec l ' histoire,
par exemple ; avec la poésie, la musique, la peinture, les fables.
Voir par le corps entier.

77
Ne pas voir n'empêche pas que ce qui aura été vu par
d'autres, des millions d'autres, ne devienne la référence
du moment. Mais ne pas voir ce que veut nous faire voir le
pouvoir de montrer est le premier pas vers la rencontre de l 'art.
Vers la liberté. Notre nouvelle frontière.
La question de l 'art revient à la rencontre essentielle avec
un lecteur, un auditeur, un spectateur, celle ou celui qui, dans
le privilège accordé à telle faculté de sentir, s'ouvre à l 'œuvre
qui ouvre cette faculté, qui le pénètre par cette porte étroite,
qui l ' incite par là à se projeter en elle pour y devenir ce qu' il ne
savait pas être. La question de l 'art est toujours celle de la possi­
bilité, de la difficulté pour chaque être parlant de connaître et
de se connaître. À quoi sert l 'art ? À rien ? Non pas ; mais à cela
qu' il nous égare dans le mouvement même qui nous situe.
Nous affirmons qu' il n'est question, ici, de rien qui se
nomme « culture ». Culture et marché sont devenus soli­
daires, comme le pressentait il y a soixante ans l ' É cole de
Francfort. De part et d'autre, masse pour masse, gestion pour
gestion. Désespérément, l 'art s'adresse au singulier, chaque
sujet au singulier, chaque singulier en chaque sujet. Rien là
qui fasse masse. Le compte se fait un par un. Ergo, il n'y a
pas de compte. Nous serons quoi qu' il en soit celles et ceux
du hors compte, celles et ceux qui croient qu' il y a une aven­
ture du sujet, à la rencontre de l 'art, inégale et incomparable.
Le cinéma, merveilleusement, est fait pour cette affirmation
extrême des singularités : aucun spectateur ne voit le même
film que son voisin, ne voit le même film que lui-même à une
autre séance. Règne au cinéma le particulier, le mal calculable,
l 'ambigu et le vague.
La puissance de l 'art tient à ce que l 'œuvre est à la fois
face à moi (sur l 'écran de la salle) et en moi (sur mon écran
mental). Comme telle, elle n'est pas mesurable. Et comme non
mesurable, elle est l 'une des instances, l 'une des inscriptions
ici et maintenant de ce qui est notre liberté. Lart est fait pour
blesser, non pour caresser. Sans doute. Cette blessure ou cette
déchirure du spectateur peuvent être au cinéma parfaitement
gaies aussi bien que mélancoliques. Buster Keaton, Jerry Lewis,
Jacques Tati, Jacques Demy. Le rire, l 'effarement, l 'étonne­
ment devant l ' inquiétante étrangeté du monde familier font
bouger les lignes tout autant que la tendresse nostalgique des
filles et des marins perdus les uns pour les autres. Disons-le
autrement : c'est aujourd ' hui la violence froide et l 'agressivité
méthodique du cinéma burlesque qui nous frappent : rire
avec Charlot, Keaton ou Laurel et Hardy ne fait rien perdre
de la dimension politique des situations et des gestes filmés
(les petits contre les gros, le solitaire contre la société) mais
se teinte d'une nuance sadique : le corps est en jeu, le sien
et celui des autres, et ces corps sont là pour souffrir sans fin,
bousculés, chassés, battus, écrasés, dans une boucle infernale
dont la poursuite infinie est la forme. Art ici est précisément
l 'ambiguïté même de cette violence, jouissance à la fois de la
correction imposée aux puissants, et de la punition des corps.
C'est cette ambiguïté indépassable qui nous dépasse dans une
jouissance esthétique qu' il est impossible de contrôler, qui est
à la fois de l 'esprit et de la chair, du cirque, du combat, du
travail.

Artifice

L'opération cinématographique est de bout en bout artifi­


cielle. S ' il est vrai que « l 'art imite la nature » (Aristote), il faut
au cinéma faire assaut d'artifices pour produire une représenta­
tion du monde vivant qui ressemble à ce monde vivant, et par
exemple d'un arbre qui ressemble à cet arbre-là. Ces artifices
sont connus depuis les débuts du Cinématographe : beaucoup
de lumière (dite soit naturelle soit artificielle), des optiques, des
pellicules, des bobines, des rubans ou des cartes, des caméras,
des magnétophones, tout un attirail en somme qui change
instantanément un lieu de vie quelconque, école, bureau, etc.,

79
en lieu de cinéma - le paradoxe étant qu'un lieu de cinéma tel
qu'un studio doit être changé par le cinéma en simulacre de
lieu de vie. Quelle que soit la dose de « naturalisme » à quoi
prétende un film, il faut en passer par la panoplie des arti­
fices. Ledit naturalisme propose donc une version trompeuse
de l 'opération cinématographique, qui disparaîtrait complè­
tement en tant que telle au profit d 'une illusion de réalité
pleine et entière. Or, ce déni de l 'artifice n'est pas possible
- précisément - au cinéma : si l 'on peut en effet « oublier »
caméra, magnétophone, projecteurs, etc., il est impossible au
spectateur de nier qu' il est dans une salle, qu' il a devant lui
un écran et derrière lui un projecteur. Le déni de l 'artifice est
un fantasme. En fait, le spectateur est toujours pris dans une
dénégation qui maintient à la fois la nécessité de l 'artifice et le
désir d'en finir avec lui. L'un ne va pas sans l'autre.
Il y aurait d'ailleurs à s' interroger sur cette demande de
« naturel » qui court depuis, peut-être, la moitié du XIX e siècle,
et qui s'empare - assez logiquement - des machines à repré­
senter le monde visible, photographie et cinéma. Il y aurait
le rêve - précisément - d'annuler le rôle de la machine en la
disant « transparente » plus que ne serait le regard humain,
trop « subjectif ». Voyons dans le recours à ce déni le sursaut
d'une pensée du monde de plus en plus fragilisée par les irrup­
tions presque simultanées de la mécanique quantique, de la
théorie de la relativité restreinte, de la psychanalyse, de l 'eth­
nologie . . . Le positivisme avait marqué les multiples recherches
aboutissant au cinéma : il est encore la référence majeure pour
les journalistes et les premiers spectateurs. Dans la caméra,
c'est la machine « objective » que l 'on célèbre. Rien n'a encore
été compris du rôle du sujet-spectateur dans le fonctionne­
ment matériel du cinéma. D'un photogramme à l'autre, moi,
lui, nous.

80
Artisanat

Avec la diffusion à travers le monde des outils de réalisation


de films : caméras numériques, téléphones portables, logiciels
de montage . . . il est devenu possible de tourner et de monter
des films à faible coût. Nous donnerons à cette nouvelle
dimension de l 'artisanat cinématographique le sens et l ' impor­
tance d'une véritable révolution. Aller vers un cinéma moins
dispendieux, moins inscrit dans le cercle avide des manieurs
de dollars, moins soumis au règne du fric spectaculaire, c'est
en effet changer à la fois les manières de faire des films, leurs
systèmes de distribution et leurs modes de circulation, c'est­
à-dire au bout du compte la relation aux spectateurs et donc
leur place. Le spectateur n'est plus l 'anonyme qu' il était, il fait
partie d'un cercle - fût-ce un cercle virtuel, un réseau d ' inter­
nautes - qui inclut le cinéaste, les techniciens, les acteurs. La
fabrication et la projection d'un film se rapprochent, au sens
où l 'une et l 'autre opération à la fois organisent et sont l 'effet
de ce réseau de relations.
Quelque chose se perd-il par là de l 'universalité du cinéma,
de son désir de toucher tous et partout ? Il a été dit et redit que
cette puissance et ce rêve d'universalisme propres au cinéma
ne pouvaient passer que par le singulier, l 'extrême particulier,
le local, le vicinal, le familial, l ' intime. Voici venu le moment
de tourner le dos à la mondialisation (réalisée d'abord par
Hollywood) et de penser non seulement les sujets ou les motifs
des films comme locaux, singuliers, uniques, mais aussi leur
production et le point d'assise de leur circulation. S ' il est vrai,
nous le croyons, que l 'écriture filmique est essentiellement
liée aux conditions matérielles qui la rendent possible, que
l 'argent a une histoire, que cette histoire joue son rôle dans
la conception et la production d'un film_; s'il est vrai, nous le
croyons, que lutter contre le marché mondialisé commence
précisément à partir de nos histoires, de nos obsessions, de nos
rêves, et non pas de celles et ceux, si beaux ou belles soient-ils,

81
ou stupides, qui sont propagés par la machine fictionnelle des
télévisions américaines ; s'il est vrai que le cinéma que nous
faisons est d'abord un cinéma ancré dans nos réalités, c'est­
à-dire dans nos combats - alors, osons sortir du schéma de
production-distribution dominant, qui n'en finit pas de crever,
qui ne doit sa survie qu'aux trafics de l 'argent sale, qui détruit
plus d 'œuvres qu'il n'en soutient. Le Capital aujourd ' hui, et
c'est le grand écart qui nous éloigne de Marx, le Capital est
destructeur plus que créateur.
Passer de plusieurs millions de dollars ou d'euros à quelques
dizaines de milliers revient à sortir du marché, à rompre avec
les mauvaises manières du commerce des films. Ce change­
ment d 'échelle fait que tout change. Loin, très loin des budgets
pharamineux et des campagnes de « corn » démentielles, un
cinéma engagé dans la réalité de ses auteurs et de ses specta­
teurs devient imaginable - un cinéma politique, donc.
Nous avons vu les Amazoniens, les Inuits, les Africains du
Sud, les Vietnamiens, mettre en place leurs unités de produc­
tion, tourner leurs films, les faire circuler autour du monde.
À son tour, le cinéma africain n'est plus dépendant comme il
1' était du Capital international : avec la légèreté des outils de
la vidéo numérique, il lui est désormais possible d'être entiè­
rement fabriqué en Afrique et sans moyens européens. Nous
sommes entrés dans 1' ère des cinémas des peuples. Disons
plutôt des peuples de cinéma, dont les vies et les luttes, les
enseignements et les transmissions se font et se feront avec des
films et au travers d'eux. C'est sur la scène du monde que se
déchaîne la grande bataille des images et des sons, avec et sans
Internet. Ce qu'on dit « documentaire » relève évidemment
des moyens et des fins de cette bataille.
À partir de cette réalité et dans une confrontation entre art
et industrie, les cinéastes qui ont travaillé comme des amateurs,
ont dû réinventer leurs outils. Comment ne pas penser à l 'arti­
sanat furieux proclamé par René Char et mis en musique par
Pierre Boulez ?
Audiovisuel

Il est curieux que ce mot-valise, assez laid, soit devenu


le vocable officiel qui prétend désigner tout ce qui n'est pas
cinéma, quoique fait d'images en mouvement et de sons.
Or, cette distinction - problématique - ne se résout pas par
la substitution d'un terme à un autre. Il y a de l 'audiovisuel
dans le cinéma comme du cinéma dans l 'audiovisuel, puisque
ces deux ensembles se recouvrent partiellement, et, encore,
qu' ils jouent tous deux à organiser ces relations entre images
mouvantes et sons, qu'on a historiquement baptisées « cinéma ».
Bien : à part la pellicule, dont on a compris qu'elle n'est en rien
discriminante, qu'est-ce qui distingue ledit « audiovisuel » du
« cinéma » proprement dit ? Le chemin, le destin : le cinéma

serait celui des salles obscures et des circuits plus obscurs


encore, l 'audiovisuel resterait cantonné aux petits écrans de
la télé. Cette distinction est à son tour battue en brèche par
la pratique quotidienne des salles d'art, des salles munici­
pales, des amateurs, des ciné-clubs, des festivals eux-mêmes,
etc. La vidéo passe partout, meilleur et pire, de même que
la pellicule est encore distribuée dans quelques salles, malgré
la pression du numérique. Nous croyons, en dépit de notre
admiration pour Jean Rouch, que la pellicule {35 mm, 16 mm,
super 8 mm) ne fait pas plus le cinéma que le cinéma ne fait la
pellicule. Bien des films d 'aujourd'hui et qui nous importent
{par exemple : Berlin Io/90 de Robert Kramer et Disneyland,
mon vieux pays natal, d'A rnaud des Pallières) sont tournés en
vidéo analogique ou numérique avant d'être diffusés par la
télévision {La Sept, Arte) . Deux des films essentiels des dix
dernières années du dernier siècle (1990-2000).
Sous l 'usage satisfait du terme « audiovisuel » , faut-il penser
que se noue un souhait, un rêve peut-être, d'en finir avec la
toute-puissance {désormais médiatique) du cinéma ? Nous
voyons pointer le projet de décorer de la médaille « art » des
films qui seraient d'abord des « produits » plus ou moins
formatés. Nous, nous préférons nommer ce que nous aimons
« cinéma », que ce soit tourné en X ou en Y, à deux ou à vingt.
Le recours à la notion d'« art » semble hélas fortement incom­
mode aux gestionnaires des télévisions (publiques et privées)
comme aux marchands du temple cannois. « Art » convient
et ne pose point problème en tant que cerise sur le gâteau des
affaires ou des audiences. Les mots disent un horizon. Propo­
sons de jeter à la décharge le terme « audiovisuel ».

Auto-ciné

Comme on dit « autoportrait » - mais pas tout à fait de la


même façon. Depuis quelques années, l 'évolution du cinéma
dit « documentaire » est marquée par ce qu'on pourrait
nommer un souci « biographique » ou « autobiographique ».
Les « documentaristes » se sont mis à parler non seulement en
leur nom mais de leur nom propre, de leur vie, de leur famille,
de leurs parents, pour enfin se filmer eux-mêmes. L'autopor­
trait est un topos de l ' histoire de la peinture et de la photogra­
phie - mais le passage par une machine temporelle en change
évidemment les conditions et les formes. L'instantané est
plus propice au portrait que la durée d'un plan. La durée - le
temps - brouille l ' image, superpose des images porteuses de
divers instants, requiert donc un récit.
L'acmé de ce courant nous semble être le film de Robert
Kramer, Berlin, Io/90. Et ce n'est pas un hasard, peut-être, si
ce cinéaste au cinéma extrêmement politique, vient faire face
à sa propre caméra dans l 'après-coup immédiat de la chute
du Mur de Berlin. Seul dans une salle de bains dallée de
carreaux blancs, crâne rasé, en t-shirt kaki, Kramer réussit la
performance de se filmer lui-même, la caméra posée sur un
pied et lui assis juste en face sur une chaise noire, cadré en
taille, enfermé dans un cadre qui ne peut plus bouger, jusqu'à
ce que, se levant, il ne reprenne en main la caméra pour la
promener autour et dans l ' intérieur même de l 'écran d'un télé­
viseur dans la pièce voisine. Kramer raconte sa famille, son
exil. Au bout d'une heure sans coupure (un plan-séquence),
il est épuisé par l 'effort de parler en filmant et peut tout juste
encore laisser filer quelques mots - « je n'ai pas cessé d'être un
combattant . . . ai-je filmé pour rien ? ». Question qui condense
à l ' heure de la chute du Mur les doutes et les espoirs de ces
cinéastes dits militants, ou engagés, dont le travail marque les
années qui ont suivi les différents Mai dans différents pays. La
cinébiographie recoupe ainsi la « grande » histoire. L'extrême
singulier (Kramer dans une salle de bains blanche) croise le
commun pluriel (la fin de la guerre froide à Berlin).
D'autres exemples, ils ne manquent pas, à commencer
par Jonas Mekas, Naomi Kawase, Boris Lehman, Stephen
Dwoskin, Dominique Cabrera, Chantal Akerman, sans
oublier le cinéaste israélien David Perlov, qui entreprend en
1973 de filmer son j ournal : Yoman /journal va compter six
films de 52 minutes chacun. L'entreprise dure jusqu'en 1985.
« Je filme, dit Perlov, j our après jour, à la recherche d 'autre
chose. » C'est en ce sens qu' il faut comprendre les énoncés
trompeurs de tout ce qui constitue ce « cinéma autobiogra­
phique » : se filmer, c'est filmer ce « je est un autre ». Ni la
critique ni même les amateurs ne consentent à cela : ils sont
dans l ' illusion que dire « je » c'est parler de soi, ou que « se »
filmer serait renvoyer à une quelconque identité, à un effet
miroir, à un savoir supposé porter sur « soi-même ». « Je »
ne sait rien de « je », rien de sûr ; tout « je » est un « je »
de fiction. Tous les films sont des films de fiction (Christian
Metz, 1977). Il y a longtemps en effet que les philosophes
et la psychanalyse ont déconstruit cette illusion d' identité.
Au « moi », le « je » est inconnu ; pire, il est inconnaissable.
Que fait le cinéma dans ce trompeur jeu de reflets ? Il joue
double, comme toujours . « Le double jeu est ce qui sauve
de la violence mimétique : seuls les imposteurs sont vivants »
{Serge Daney, 1983).
D'une part, filmer - soi ou l 'autre - revient toujours à fabri­
quer pour le spectateur une altérité relative, non de celles qui
se déroberaient à toute mise en spectacle, de celles tout au
contraire qui s'y prêteraient précisément pour faire valoir leur
part d 'obscurité. Dans le cas du cinéma dit « documentaire », où
chaque sujet joue « lui-même », disons que la mise en place {ou
en déplacement) d'une spécularité généralisée fait que chaque
fragment de « je » se mire dans chaque fragment d'« autre », à
l'infini. C'est à ce tourniquet infernal que serait convié le spec­
tateur dans le meilleur des cas {les films d'Avi Mograbi avec lui­
même). Si cette autoréflexivité ne va pas au bout d'elle-même,
on reste dans la mollesse narcissique. Il convient, autrement dit,
que le sujet de son « autoportrait » se mette, ou soit mis, ou
se trouve mis en péril par son portrait même. Ce qui arrive à
Robert Kramer dans Berlin ro/90. « Se » filmer fatigue d'autant
plus qu'on ne peut jamais savoir ce qu'il en est de ce « soi », de
l'aveugle abus qu'il y a à agir au nom de « je ».
On verra dans cette tentation de « se » prendre directement
comme objet une ruse de la raison, qui nous fait croire que
nous-même et notre petit monde nous sont plus connus ou
plus accessibles que d'autres, plus lointains. Mais ruse aussi
du cinéma, qui nous porte à oublier qu'entre le peintre et son
modèle toujours un spectateur s'est insi nué, qui ne peut que
vérifier que l 'un n'est pas l'autre, et tant pis pour les miroirs !
Filmer une bouteille ou un journal, comme les peignent
Georges Braque, Juan Gris, Pablo Picasso . . . c'est évidemment
« parler de soi », se mettre dans l'image comme inscription
latente, style, manière, forme, souci, lesquels n'ont pas vrai­
ment besoin de se montrer explicitement comme tels. Le style,
en cinéma comme en peinture, est le partage d'une certaine
disposition du penser le monde entre le spectateur et l 'artiste.
D'autre part, la multiplication de ces « autoportraits » ne
peut que renvoyer à l'angoisse contemporaine d'une certaine

86
invalidité de l ' identité. « Qui es-tu, toi, pour me parler (comme
ça !) ? » Il convient de retenir le terme du « Qui ? » par quoi
se trouve recouverte la question du « Comment » qui animait
les années soixante-dix (Comment ça va, 1978, d'A nne-Marie
Miéville et Jean-Luc Godard). Non pas « qui » tu es, mais
« comment es-tu ce que tu es ? », « qui t'a fait ce que tu es ? »,
« d'où tiens-tu ton pouvoir ? ». Ces questions devraient en toute
logique être traitées dans une entreprise « autobiographique ».
Elles ne le sont que rarement. Le pouvoir de filmer revient
(trop) souvent à ne pas se poser la question du pouvoir de filmer.

Auto-mise en scène

Le corps filmé n'obéit pas passivement à toutes les consignes


du metteur en scène, ni même aux ordres ou aux principes de
bon sens qui peuvent commander à une situation (Claudine
de France, 1982). Il y a des ratés, des petites différences que l 'on
pourrait noter même entre les corps d'une troupe qui défile au
pas le 14 juillet, se sachant sous le regard des spectateurs venus
sur place mais aussi sous le regard de quelques millions de
téléspectateurs. Disons ceci : observé, le corps jouant déborde
plus ou moins le cadre imparti. Il y a des initiatives non­
conscientes qui témoignent d'un rapport direct entre corps et
regards ou corps et machines, au-delà des consciences actrices,
organisatrices, ordonnatrices. C'est, dans le cas du cinéma,
comme si le corps filmé mettait à profit la médiation de la
machine pour se donner à voir autrement aux spectateurs dont
il peut deviner ou savoir qu' ils le verront sur un écran. Seule
une volonté de puissance obtuse peut imaginer que le sublime
pantin qui s'agite en nous répond en tout point à ses quatre
volontés. Filmé, le corps dépasse le filmeur. Ou plutôt, il le
dépasse toujours mais le cinéma démultiplie cette indiscipline.
Une liberté naît justement de ce qui n'est pas calcul, d'un côté
ni de l 'autre. (cf. Inscription vraie.)
Axe

La ligne imaginaire qui relie la caméra aux corps ou aux


objets filmés. Cet axe peut être frontal ou oblique, selon une
grande variété d'angles, qui peuvent être enchaînés par un
travelling latéral ou oblique. Le changement d'axe, combiné
ou non à un changement de valeur (plan large, serré, etc.)
détermine la possibilité de raccords. L' éventail des axes peut
sembler offrir au spectateur toutes sortes de points de vue et
lui assurer par là une forme d'ubiquité. En fait, par le montage,
les axes s'articulent les uns aux autres et leur enchaînement
par raccords tisse une sorte de résille sensible autour des corps
jouant, et cette résille concerne et contraint aussi la place du
spectateur. Exemple extrême d'enfermement d'un corps filmé
(celui d'A nna Magnani) par un découpage qui multiplie les
axes : La Voix humaine, premier épisode de Amore (Roberto
Rossellini, 1948). Non seulement le corps aimant d'A nna
Magnani est prisonnier d'une suite de cadres qui littéralement
le fixent à sa place, mais les changements d'axe nous suggèrent
qu' il n'y a pas de « dehors » à cette prison amoureuse.
L'axe choisi au tournage et conservé au montage assigne
au spectateur une « place » déterminée par la mise en scène ;
mais cette place est mobile, fluctuante. Le spectateur, le plus
souvent, perd le compte et la mémoire des axes successifs selon
lesquels on lui a présenté la scène. Cette confusion ordinaire
des axes participe du flottement de la place du spectateur, de
sa fragilité, de sa disponibilité aussi. Ce « flou » dans les axes a
pour effet de renforcer la puissance d'un axe principal quand
il vient s'imposer sur l'apparent « désordre » des axes précé­
demment joués. La grande mise en scène classique américaine
s'est longtemps vantée de déterminer des axes majeurs, les
plus adaptés à telle ou telle situation . Exemple, la remarque
attribuée à Raoul Walsh, qu' il n'y a qu'une façon de filmer
quelqu'un qui entre dans une pièce. À tout le moins, Pedro
Costa et Jean-Marie Straub en ont essayé une autre dans

88
leur film Où gît votre sourire enfoui ? (2001) . Reste le rêve - le
fantasme - d'être toujours à la juste place. Autrement dit : où
poser le pied de la caméra ? N' ignorons pas que ce choix n'est
qu'en partie rationnel et en partie seulement volontaire : des
contraintes diverses obligent à des choix bizarres (L'Atalante,
Jean Vigo, 1934) .
Depuis la fin des années soixante, nombre de productions
{hollywoodiennes et non hollywoodiennes) ne se posent plus
la question des axes au tournage en tournant systématique­
ment à peu près tous les axes et toutes les grosseurs possibles,
plus ce qu'on appelle master shot, un plan d'ensemble de la
situation qu'ensuite, au montage, on agrémentera d'autant de
plans plus serrés qu' il faudra. Cette méthode « pluri-axes »
laisse au monteur, c'est-à-dire souvent au producteur, le choix
du final eut, du montage final qui décidera à la fois de la forme
et du sens du film. Le fait même d'une mise en scène qui soit
un choix d'axe déterminant n'a plus cours.
De la même manière, les tournages les plus fréquents sur
les plateaux de télévision, se font en « multicaméras » . Multi­
plication des axes, donc, et donc abolition de tout axe. Non
seulement il y a des caméras dans tous les coins, braquées
sur tous les corps intervenants, mais l 'une ou l 'autre de ces
caméras bouge et change d'axe, ce qui achève de rendre le
montage non plus une couture, selon le mot de Bergson, mais
un assemblage où chaque « plan » est relativement indifférent
aux autres. L'unité scénique et temporelle d'une situation télé­
visée est ainsi broyée, écartelée, rendue à une discontinuité qui
n'était pas dans la mise en scène non encore filmée et qui est en
contradiction radicale avec le souci de continu, de cohérence,
de consécution « normale » affiché par toutes et tous. La story
que nous raconte chaque minute de programme revendique
hautement une continuité, une régularité ; cette minute est
pourtant filmée de la façon la plus discontinue, ou la moins
continue, par des caméras opposées qui ne peuvent vraiment
pas raccorder. La multiplication des caméras produit une
dislocation des ensembles, le spectateur est renvoyé à un écla­
tement des concordances. C'est donc la figure matricielle du
monde nouveau qui s'impose dans la manière même de filmer
une rencontre, un débat : le discontinu revient comme forme
prégnante ; dans l 'économie, dans la société, dans le spectacle,
il s'agit de défaire toute figure de l 'entente, de l 'entendu, de
l ' intelligible. I.:effort des « présentateurs », des journalistes, des
acteurs eux-mêmes est rendu à vanité par la manière de faire
éclater toute unité en pièces détachées.
Depuis que les caméras sont mobiles, portées à la main ou
fixées sur des rails, tout un jeu de bascule des axes se déploie
(le plan-séquence final de Profession : reporter de Michelangelo
Antonioni, 1975) qui dit exactement la réversibilité des choses
et des êtres, la non-fixité des places, la mobilité même comme
motif idéologique et social. {Déjà dans ses films précédents,
L 'Avventura, par exemple, cette non-fixité des places est mani­
festée par des plans où jouant de la « subjective » d'un person­
nage, le plan, par un mouvement (travelling ou panoramique)
devient une « vision objective » incluant/cadrant de dos, sans
coupure, le personnage dont on supposait qu'on nous offrait
la « vision subjective »).
Les mouvements de la caméra qui entraînent des variations
d'axes nous disent que « plus rien n'est à sa place » dans le
monde du Capital mondialisé. Délocalisations, dislocations
ne sont pas seulement des notions pertinentes pour décrire les
situations économiques : nous aurions avantage à les ramener
à la valse incessante des axes de regards dans notre monde
d ' images (24 City, Jia Zhangke, 2008).

Binoculaire I monoculaire

I.:un des plus troublants paradoxes de la théorie de la photo­


graphie et, à sa suite, de la cinématographie, tient à ce que,
dans la très grande majorité des cas, la « prise de vues » s'ef-

90
fectue avec un seul « œil », une seule lentille, au sens où appa­
reils photos et caméras disposent dans le temps de cette prise
de vues d'un viseur, d'un objectif, d'un écran de visée - et non
pas de deux. Et qu'en règle générale, pourtant, nous voyons
les images d'origine monoculaire au moyen de nos deux yeux,
c'est-à-dire dans une construction perspective binoculaire. Le
leurre fondamental du cinéma est là posé - le mouvement des
images accentuant l ' illusion de profondeur que la photogra­
phie ne dispense que ponctuellement. L' illusion cinémato­
graphique est la combinaison d'un double leurre : celui de la
troisième dimension d'une image qui ne peut en avoir que
deux, donc, avec celui d'un mouvement apparent des images
qui n'est dû qu'à l 'entraînement de la bobine (au défilement du
fichier) sur le projecteur.
Voir avec ses deux yeux ce qui a été fabriqué par un œil
unique suppose que pour la place du spectateur une fonc­
tion de dénégation soit active (je sais bien mais quand même).
Cette dénégation est précisément la contradiction qui ouvre
à la possibilité d 'ajouter au film toutes sortes de dimensions
mentales. Aucun film ne nous enferme seulement dans l 'es­
pace mental de son créateur ou même de ses créatures. Nous
y ajoutons notre mise. Par le jeu inévitable de la dénégation, le
spectateur est libre de dépasser, de réduire, de déplacer le film
qu'il ne peut, en fait, contenir en lui.
Pendant le tournage de L'Homme d;tlran (1934), l'assistant
de Flaherty voit le cinéaste au bord d'une falaise en train de
tourner la manivelle de sa caméra, pourtant sans pellicule.
Regarder à travers l 'outil de vision, tourner la manivelle, faire
tourner le moteur, pour voir « comment ça fait ». Voir à travers
la machine, avec la machine. Comme si l'on filmait. Depuis
Nanook, Flaherty installe un laboratoire sur place - dans le
Grand Nord canadien, sur l ' île d 'A ran - pour pouvoir regarder
ses images en projection et comprendre, dans un aller-retour
entre tournage et projection, comment continuer à tourner.
Voir com ment ça fera sur l'écran.

91
Bords du cadre

Les bords du cadre apparaissent comme de fines lignes


dures et droites, qui séparent, au rasoir, le champ visible du
hors-champ. Les bords du cadre sont tranchants. Quand ils
entrent ou sortent du cadre, les corps filmés passent par cette
ligne coupante. Le langage des cadreurs et celui des monteurs
convergent : le corps est coupé par le cadre ou le décadrage.
C'est dire qu'une relation se noue, passant par ces bords, entre
visible et non-visible, champ et hors-champ. Et cette relation
mutilante est comme un aimant qui attire tout particulière­
ment les corps filmés. On sait le soin que prennent les cadreurs,
les opérateurs, les cinéastes eux-mêmes, à définir la distance ou
la non-distance entre bords du corps et bords du cadre. C'est
que les bords du cadre ont un pouvoir fascinant : celui d'être
cette ligne qui divise, qui découpe, qui fait passer les corps
filmés d'une présence visible à une absence. Pouvoir de vie et
de mort, d'une certaine façon. Les théoriciens, dans un élan
d'inspiration, ont dit ce pouvoir « érotique », comme si les
bords du cadre étaient animés d'une vibration, d'un tremble­
ment au contact des corps filmés, qu' ils incluent ou excluent,
acceptent ou rejettent. Le cadre est aussi une béance, un trou.
Il y a une dimension du cadre et de l ' écran qui relève de l 'oralité.
Les bords du cadre sont la membrane qui sépare et relie tout à
la fois dévoration par la lumière et dévoration par l'ombre.
Le corps filmé est donc en danger. Les bords du cadre
redoublent ou inscrivent ce danger : tomber/sortir du cadre,
ce n'est pas la même chose, la même chute. Perdre l 'équilibre
dans le cadre - ou perdre l ' équilibre du cadre ? Compre­
nons que l 'effet même du cadrage de tout corps filmé incite
à la transgression, à la sortie, à l'échappée. Il y aura toujours
quelque chose d'un en fermement dans le cadrage d'un corps
et toujours quelque chose d'une libération dans la sortie
de champ. Le moins savant des cinéastes, des cadreurs, est
confronté à cette lutte ou à cette tension entre l 'équilibre des

92
corps filmés et celui des cadres filmant. Le film où apparaît
pour la première fois Charlot, Kid Auto Races at Venice, Cali­
fornia (1914), joue admirablement et naïvement de ce lien et
de sa rupture entre corps et bords du cadre. Charlot, in et
off. Corps attiré par le cadre, corps repoussé hors du cadre.
I..:autre nom de cet aller-retour serait « narcissisme ». Qui n'est
pas seulement d'être à l 'image, ou dans le miroir, ce qui arrive
à tout le monde, mais d'y revenir.

Box-office

Le cinéma est né comme artisanat et curiosité scienti­


fique et/ou de foire, mais cette naissance s' inscrit dans le
mouvement d'ensemble de l 'expansion capitaliste à la fin
du XIXe siècle, après la Commune, défaite, avant tout, du
prolétariat parisien. Et très vite, dès le début du xx e siècle, le
Capital comprend l 'enjeu qu' il y a à s'emparer du Cinéma­
tographe et à en contrôler la diffusion. Les recettes du Café
anglais en apportent la preuve renouvelée. Comme Georges
Méliès, Charles Pathé tente d'acheter le brevet des frères
Lumière, Gaumont débauche Demeny (assistant d' É tienne­
Jules Marey) pour lui faire construire une caméra concurrente
du Cinématographe Lumière, etc. (On se reportera au livre
de Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l 'ombre,
pour suivre de plus près cette course-poursuite qui débou­
chera sur la guerre des brevets, laquelle guerre ne peut être que
celle des grands groupes multinationaux.) Modeste fruit d'un
artisanat sans ambition économique (« une industrie sans
avenir » , pronostique Louis Lumière), le cinéma devient très
vite un enjeu de dépense somptuaire. Il faut de plus en plus de
capitaux pour mener les recherches vers le parlant synchrone,
vers la couleur, vers la stabilisation de l ' image, vers sa mise
en mouvement, etc. Mais aussi pour engager des comédiens
et comédiennes qui, en moins de vingt ans, deviennent des

93
stars. Plus d'un siècle est passé : Hollywood a beaucoup
changé - mais ni les enjeux économiques, qui n'ont fait que
délirer plus encore, ni la people politic qui a dépassé le cinéma
dans la course à l 'opium du peuple. I.:emprise de l 'argent sur
le cinéma est devenue telle qu' il est vital de tenter de faire des
films échappant à l 'empreinte du marché.
Le courant principal, ce fameux mainstream qui fascine tant
les médias, peut sembler irrésistible : il ne l 'est pas. D'autres
pratiques sont à la fois possibles et nécessaires, d 'autres
logiques, d'autres valeurs. La majorité, fût-elle écrasante, ne
détient aucune sorte de vérité dans la mesure où elle ne se
réfère qu'à l 'ensemble des normes généreusement dispensées
aux masses par les industries culturelles. On peut goûter tel ou
tel remous du courant, l'une ou l 'autre de ces œuvres normées
et normales, on peut les déguster ou les étudier, on n'est pas
tenu de les imiter. La question est politique. I.:hédonisme est
une question politique, même s'il ne s'y réduit pas. Le jouis­
seur fait un choix, qu' il le sache ou non. A fortiori celui qui
jouit de la norme, car elle existe, nous en savons tous quelque
chose, cette jouissance de se conformer, d'être conforme, de
ne pas sortir du rang, et même d'y revenir après une excur­
sion d'enfant prodigue. La norme, le conformisme sont des
objets de jouissance. Jouissance du confort, de l 'appartenance
non problématique au groupe majoritaire. On peut s'y sentir
bien, mieux qu'à contre-courant. I.:anormalité est dérangeante.
Peut-être est-ce pour cette raison que l 'éventuel éclectisme
de l 'amateur ouvre sa curiosité à certains produits culturels
standards, gros succès, blockbusters, etc. Soit. Au-delà de la
jouissance sourde d'être conforme, tenons que tout goût est
tenté par sa propre perversion et que ce n'est là qu'une occa­
sion de jouissance décalée. Voici que monte un léger parfum
de transgression, celle qui ne fait de mal à personne, portée
par un choix d'objets plébiscités par le marché. Objets inoffen­
s i fs ? Mais oui ! À ceci près que, projeté, le film n'est pas une
i n " - , pas 1 1 1 1 nectar enivrant. Il passe par la mise en images

94
et en sons de matières qu' il ne sublime pas toujours, de corps
qu' il ne célèbre pas toujours, d ' histoires qu' il ne transcende
pas toujours, d'un magma idéologique dont il ne se libère pas
vraiment, et bien sûr passe par des accumulations d'explosions,
d'incendies, d'accidents, de destructions sur fond d 'anéan­
tissement qu' il est le seul, actualités mises à part, à pouvoir
offrir sans fin à la gloutonnerie optique des spectateurs de tout
âge. C'est au cinéma et dans les jeux vidéo que l ' increvable
fantasme de la fin du monde continue de j ouer. Du coup, le
cinéma est plus angoissant qu'un grand bourgogne. Il passe
par les signes de l ' habiter, du circuler, du faire et du défaire,
mais aussi du fuir. Il est né pour cela, ramener l 'ombre de la
mort dans l ' éclat lumineux de la vie conservée (L'Ombre d 'un
doute, Hitchcock, 1943).
Rien pourtant ne se joue du côté des « succès populaires »,
sinon une vaine nostalgie du temps lointain où ces succès
étaient signés par de grands cinéastes. Regardons autour de
nous, à dix, à vingt ans d'intervalle. Les films qui laisseront
une trace de cinéma dans l 'histoire du nouveau siècle ont été
des échecs commerciaux. Ce n'était pas toujours le cas dans
les années cinquante et soixante. Et les films aujourd ' hui les
plus « rentables » sont presque toujours l 'œuvre des moins
talentueux de nos cinéastes. Dany Boon ou Luc Besson ne
nous démentiront pas.

Bulle (casser la bulle)

Les bords de l'écran sont, comme ceux du cadre, à angle


droit. Lignes droites en hauteur comme en largeur. De ce fait,
du fait de cette référence toujours rectiligne, les verticales et
les horizontales du décor filmé (immeubles, rues, lampadaires,
grilles, murs intérieurs, etc.) entrent dans un cadre orthogonal
et sont référées à ces droites qui forment le cadre. Dans les cas
(fréquents) où les verticales dans l ' image ne sont pas parallèles

95
aux bords latéraux du cadre, ou bien quand le bord cadre infé­
rieur n'est pas parallèle aux éléments horizontaux, on « casse
la bulle », c'est-à-dire qu'on bascule l 'axe de la caméra dans un
sens ou dans l 'autre, à droite, à gauche, en avant, en arrière,
pour compenser l ' impression d 'un écart trop choquant. Mais,
souvent, ce n'est qu'une faible compensation : le rectangle du
cadre restant orthogonal, les éléments verticaux (surtout) et
horizontaux (moins) montrent dans ce cadre une inclinaison
qui les fait diverger ou converger. « Casser la bulle » se fait en
libérant la rotule du pied de la caméra, pour l 'orienter dans
toutes les directions.
On peut aussi « casser la bulle » en toute connaissance de
cause. Dziga Vertov, dans Enthousiasme (1931) incline forte­
ment son cadre à droite pour filmer les défilés déglingués des
partisans. Les corps marchent penchés, comme sur le point de
tomber hors de l ' écran, à la façon de Tex Avery, et à rebours de
tout naturalisme. Dans les années soixante, Jean-Luc Godard
tournait souvent avec deux caméras : la caméra française de
reportage Caméflex, à l 'épaule, et la caméra américaine des
studios, la Mitchell, qui n'était utilisable que sur un impo­
sant pied à manivelle. Cette caméra étant toujours à niveau,
Godard avait demandé à son opérateur Raoul Coutard de
la placer sur une Dolly boiteuse, qui n'avait que trois roues
sur quatre et risquait de basculer dans certains déplacements
rapides.
En règle générale, le cadreur est conduit à aligner les bords
du cadre sur une verticale ou une horizontale dominante,
même quand les autres lignes divergent. Ce qui est en question,
on le comprend, est la stabilité relative du regard du spectateur
- qui ne porte pas attention aux horizontales et verticales tant
qu'elles sont parallèles aux bords du cadre, qui les remarque
en revanche dès qu'elles sont « penchées ». On le sait, le cadre
au cinéma est toujours là, qu' il soit « vu » ou non, remarqué
ou pas en tant que tel par le spectateur. Il y a un souhait et un
effet naturaliste dans le maintien des lignes droites dans un
cadre droit. Le redressement du cadre est censé reproduire les
corrections qui se font dans notre cerveau, où les aberrations
optiques sont automatiquement compensées et deviennent
non perceptibles.
Artefact, compensation, rectification, peu importe, l 'ex­
pressionnisme allemand des années vingt a scellé une fois pour
toutes le destin des murs penchés : ils avouent leur esthétisme.
Récemment, dans juventude em marcha (En avant, jeunesse,
2006), Pedro Costa a multiplié les effets liés à la bascule
des horizontales et des verticales du cadre par de violentes
contreplongées au grand-angle : dans un monde de cubes et
de rectangles (le quartier de Fontainhas, à Lisbonne, rasé, et
les habitants relogés dans des immeubles neufs), les contre­
plongées et les courtes focales accentuent la raideur des pers­
pectives et la froideur des angles droits, elles disent le désert
humain.

Cache

Le cadre est un cache : ce que nous pouvons formuler


aujourd ' hui du cinéma, de son fonctionnement, pratique
et théorique à la fois, repose principalement sur cette note
d'A ndré Bazin qui, traitant de la relation entre peinture et
cinéma, définit le cadre pictural comme un « cache » à fonc­
tion centripète. Or, la question du cache est la question même
du cinéma - sans rien perdre de la dimension métaphorique et
théâtrale, voire enfantine, de la notion. Le récit cinématogra­
phique, comme le récit romanesque, revient à dissimuler pour
un certain laps de temps les révélations, découvertes, informa­
tions, précisions ou rebondissements, de manière à assurer une
mise en suspens propre à exciter le désir d'une suite. Mieux, le
principe même du cadrage est de masquer une part importante
du champ visible, non incluse et non affichée dans l 'œilleton
ou sur l ' écran dont se sert le filmeur. Cadrer revient donc à

97
occulter ce qui n'est pas cadré. Une vaste portion du champ
visible est rendue en quelque sorte non visible par le cinéma.
Défini ainsi comme machine à retrancher du visible au visible,
et non pas à en ajouter. On pourrait écrire - selon une logique
négative de la création - que ne pas montrer, c'est aussi créer.
Enlever, ôter, soustraire, c'est écrire.
Du côté du fonctionnement de la machine, nous pouvons
observer que le flux lumineux qui vient s'inscrire sur le ruban
sensible ne lui parvient qu'après avoir été littéralement haché
par l 'obturateur de la caméra. Le mot lui-même, « obturateur »,
nous impose de penser le cache comme la modalité même de
la cinématographie : il faut en effet obturer le ruban sensible
(film ou vidéo), ou le capteur, pendant l'intervalle de temps
dont le moteur de la machine a besoin pour passer d'un photo­
gramme à un autre (ou d'une image à une autre). La fenêtre
de la caméra reste aveugle pendant cet intervalle, représenté
dans le cas de la pellicule par ce qu'on a appelé interimage, fin
filet noir qui sépare deux images. Cet instant aveugle (mais
non pas sourd) inscrit le manque, ou l 'absence, comme ce qui
relie les images les unes aux autres. Chaque image dépend
ainsi d'une fraction d'image non enregistrée, donc cachée.
Le passage du film à la vidéo, de l 'argentique au numérique,
modifie le processus mais ne supprime pas la nécessité de fixer,
d'arrêter une fraction de seconde, d'une manière ou d'une
autre, mécanique ou électronique, ce qui est cadré devant la
fenêtre pour que cette trace d'un instant soit exposée, enre­
gistrée, puis chassée par la suivante. Ce mécanisme semble
porteur du sens même de l'opération cinématographique, qui
revient en dernière instance à articuler du visible avec du non­
visible, du montré avec du caché, de l ' inactuel avec de l 'actuel,
du film avec du spectateur. Et c'est en ce sens précisément que
« l 'œil » de la caméra n'est pas l 'œil humain : la caméra, alter­

nativement, « voit » et ne « voit » pas. L'enregistrement qu'elle


fait du monde visible le rend en partie invisible, le fragmente
en sous-ensembles visibles et non visibles. Le cinéma déchire
en mille photogrammes « la robe sans couture de la réalité »
(André Bazin repris par J.-L. Godard dans son exposition
au Centre Pompidou). Aucun déni n'y change rien : on peut
désirer ne rien savoir de cette déchirure constamment répétée,
on ne peut pas l 'empêcher de se faire image après image.
La physiologie récente établit d'ailleurs que l ' impression de
continu que nous éprouvons les yeux ouverts est une construc­
tion mentale (l 'effet bêta) : toute observation, tout regard est
discontinu, fragmentaire, aléatoire. Notre cerveau remplit les
trous et comble les vides.

Cadences I accéléré I ralenti

Paradoxes. Pour obtenir un effet de ralenti, il convient


de régler le moteur de la caméra sur une cadence supérieure
à celle qui règle la projection (24 images par seconde, en
moyenne). Ainsi, un plus grand nombre de photogrammes
seront inscrits en une seconde de pellicule (par exemple 48
images par seconde). Comme la vitesse de projection, elle, ne
varie pas, il en résulte un effet de ralenti : les 48 images par
seconde sont projetées à 24 images par seconde, autrement dit
la seconde initiale est devenue 2 secondes. Inversement, un
effet d'accéléré est dû à l 'enregistrement d'un moindre nombre
de photogrammes dans la même seconde de film, par exemple
12 images par seconde. Ces secondes à 12 images sont projetées,
toujours, à la cadence de 24 images par seconde, ce qui revient
à doubler leur cadence de défilement, d'où l 'effet d'accéléré.
Autrement dit : pour accélérer, il faut filmer au ralenti. Pour
ralentir, filmer en accéléré. Ces variations de cadence font
que disparaît l ' illusion d'un mouvement « naturel », « trans­
parent » : nous avons affaire à un mouvement élaboré, qui
devient visible en tant que tel.
Que l 'on augmente la cadence à 48 images par seconde et
la projection à la même vitesse, solution adoptée par l 'IMAX

99
et l'HFR (High Frame Rate), le temps reste le même que
pour un film tourné à 24 images par seconde et projeté à
24 images par seconde. Mais le spectateur aura reçu deux fois
plus d '« informations ». L impression de réalité est augmentée,
celle de mouvement aussi - et jusqu'à la nausée pour certains
spectateurs : quand les images sont spectaculaires, quand la
caméra bascule dans le vide par exemple et qu' il y a deux fois
plus d' images pour nous y faire croire. Le cinéma se rapproche
ainsi de la perception de l'image dans les jeux vidéo aux écrans
informatiques cadencés à 100 hertz.
En vidéo et en Europe, les cadences de prises de vues du
cinéma (24 images par seconde) et de la télévision {25) sont
calées sur la fréquence du courant électrique {50 hertz). Aux
É tats-Unis et dans nombre d'autres pays, pour le système
NTSC, la cadence, adaptée à la fréquence électrique, passe à
30 images par seconde. Les deux cadences, 25 et 30 images par
seconde, assurent une impression de synchronisme des paroles
avec le mouvement des lèvres. Car c'est aussi au son que
peuvent se marquer les effets de ralenti {poussée vers les basses
fréquences) et d'accéléré {poussée vers les hautes fréquences).
L'effet de synchronisme est une sorte de norme. Excéder ou
transgresser cette norme est - relativement - insupportable
ou difficilement acceptable par le spectateur. Pourquoi ? Nous
attendons du cinéma qu' il se conforme à peu de chose près
à notre perception commune des images, des sons et de leur
correspondance. Laudition humaine, le regard humain, le
champ visuel humain sont en effet mobilisés pendant la séance
de cinéma. Ces paramètres humains de la perception visuelle
et sonore sont réglés sur une norme qui domine largement
hors des salles de cinéma, et que nous ne pouvons que désirer
retrouver dans ces salles, en dépit de toutes les différences entre
champ cadré du cinéma et champ ouvert du regard humain.
La vision binoculaire accepte et réinterprète la vision mono­
culaire de la caméra. De la même manière, la fragmentation
photogrammatique est perçue comme un continu lisse et non

100
fragmenté. Il y a une requête de vraisemblable qui est aussi
une quête de normalité.
En faisant varier l'obturation de sa {petite) caméra vidéo,
Arnaud des Pallières, au début de Disneyland, mon vieux pays
natal (2000), brise d'un coup l ' impression de continuité pour
un défilement saccadé des images {le son n'est pas enregistré en
synchrone, et ce sera le principe du film entier), à la fois signe
vers un certain archaïsme de l'enregistrement, désarticulation
de la succession « lisse » des images, marquage des sautes qui
apparaissent « sauter », du coup, d'une série de quelques photo­
grammes à la suivante. C'est, en vidéo, le squelette photogram­
matique de tout film qui est ici invoqué. En même temps, cette
mise en avant des manques qui trouent la bande-image résonne
bien étrangement avec les disparitions de visiteurs que souligne
la voix du cinéaste. Le flux visuel est entamé. Le visible, recon­
ditionné pour apparaître dans une inquiétante étrangeté. Plus
tôt, en 1979, dans Sauve qui peut, la vie, Jean-Luc Godard avait
ralenti et saccadé la cadence de défilement des images, cette
fois en film, pour la séquence célèbre où Paul Godard {Jacques
Dutronc) saute dans un mouvement à la fois brusque et brisé
vers celle qui est face à lui, Denise Rimbaud {Nathalie Baye).
Filmer le monde visible, c'est le rendre élastique.

Cadre

Le Cinématographe Lumière n'a pas de viseur. Mais la


fenêtre de la caméra délimite un cadre. Et le projecteur lance
sur l 'écran un rectangle de lumière qui, pour le spectateur,
représente le cadre, quand bien même ce spectateur n'en aurait
aucune conscience. Il y aura donc un rapport étroit, essentiel,
entre ce que le filmeur voit dans son viseur ou sur son écran
de contrôle et ce que voit le spectateur dans la salle de projec­
tion - compte tenu des divers rognages qui peuvent affecter le
résultat.

IOI
L'opérateur Lumière commence par choisir le juste endroit
d'où filmer ; et, pour cadrer, il doit ouvrir la chambre noire.
Puis il interpose entre la glace-presseur et la fenêtre un bout
de pellicule dépolie (ou de verre), surface transparente sur
laquelle une image vient se matérialiser. Il fait ensuite glisser
l 'objectif jusqu'à obtenir la netteté mais les frères Lumière
considéraient déjà que le temps pouvait faire défaut et que
l 'opérateur devait agir rapidement, comme le précise la Notice
du Cinématographe : une marque permet de faire rapidement la
netteté pour des objets placés à plus de six mètres de l 'objectif.
L'opérateur place enfin la pellicule dans le cadre-presseur et
ferme la chambre noire pour la protéger de la lumière. À partir
de là, il n'est plus possible de voir le cadre. La réussite d 'une
Vue Lumière (un seul plan sur pied d 'environ 57 secondes) tient
donc au choix de l 'axe le plus juste ainsi que de la perspec­
tive qui permet un déploiement spatial et temporel de l' évé­
nement : beaucoup d'actions sont filmées dans la diagonale
du cadre. Louis Lum ière a tout de suite vu que les obliques
et les diagonales proposaient des durées plus longues (et plus
longues à franchir) que les perpendiculaires aux bords du
cadre. Lorsque l'on dispose de 57 ou 58 secondes, cette marge
n'est pas superflue.
Ne voyant pas leur cadre, les premiers opérateurs ne
pouvaient que le supposer à partir de l 'essai qu' ils en avaient
fait directement à la fenêtre de la caméra. C'est déjà de l' écri­
ture. É crire les yeux fermés ou cadrer sans pouvoir contrôler
son cadre suppose une certaine maîtrise. Mais une maîtrise
sans contrôle : il n'est pas indifférent de dissocier « maîtrise » et
« contrôle », trop souvent confondus. Cet opérateur Lumière,

par exemple, observant la réalité autour de lui, attend le bon


moment pour commencer à filmer - et à partir de là, filme
sans arrêt, pendant 56 ou 57 secondes, sans pouvoir contrôler
son cadre, autrement dit en imaginant ce qui va se passer sur
l'écran mais sans pouvoir intervenir sur le cadre dans le cours
de l 'opération. Il est vrai que la focale des premiers objec-

J02
tifs, relativement « courte », était capable d'accueillir dans
son champ un assez grand nombre d'événements - et ce que
l 'opérateur n'avait même pas envisagé. Reste que le cadre est
fixe jusqu'à la fin du rouleau : on peut définir le Cinémato­
graphe comme un cadre optique ouvert sur le visible, et la
caméra elle-même comme une chambre d'enregistrement. Le
cinéma met en place un écart entre la perception humaine
(celle de l 'opérateur) et ce qui va s' inscrire à travers la fenêtre
de la caméra. Le filmeur, donc, prend un risque, celui de se
laisser surprendre par une prise de vues machinique. Pendant
une fraction de temps, la machine marche toute seule, cadre
et enregistre elle-même, et l 'opérateur ne fait rien de plus que
de faire tourner la machine. « Le sujet s'absente : il est exclu
par la mécanique même de l 'opération. C'est précisément de
la résistance à cette absence et à cette exclusion qu'est faite
l ' histoire de la photographie et du cinéma » (Pierre-Damien
Huygue, 2012) . En fait, il ne faut pas dissocier l 'œil de la main :
à travers la visée, ils sont reliés. L'opérateur doit faire tourner
le moteur à la main ce qui condamne la caméra à une certaine
fixité. (cf. Caméra.)
Cette relative autonomie de la machine-caméra persiste
jusqu'à aujourd'hui. Le cadreur voit et ne voit pas ce que la
machine enregistre. L'enregistrement numérique qui permet
la vision simultanée en temps réel des prises de vues, et qui
permet donc de supposer un œil opérateur capable de tout
voir de ce qui s'inscrit sur son écran de visée, reste une utopie.
Voir, c'est aussi ne pas voir. Voir tout, c'est à coup sûr ne pas
tout voir. Le cadreur d'aujourd'hui est d'autant plus prison­
nier du fantasme du « tout » (de la toute-visibilité, de la toute­
puissance) qu' il dispose d'outils de contrôle dont le cadreur
Lumière ne pouvait avoir idée.
S'agissant du visible, tout compte fait, le contrôle ne contrôle
pas tout. Dans la « vue » enregistrée elle-même persiste une
dimension de non-visible, de non-vu. On ne passe pas dans le
dos des douaniers sans les avoir tenus pour aveugles Uaguar,

10 3
Jean Rouch, 1954). De longue histoire, le visible et le non­
visible échangent leurs propriétés. On ne voit pas ce qui est là,
on voit ce qui n'est pas là. C'est que souvent (qui ne le sait ?),
les machines à voir sont des machines à s'aveugler. Pour ce qui
est du cinéphile formé à l 'expérience du voir, il est le premier à
savoir qu'on ne voit pas, qu'on ne voit rien de ce qu' il faudrait
voir. L'épisode central de Young Mister Lincoln (1939), film
de John Ford, est fondé sur le fait que la bagarre entraînant
procès montre une scène qui n'est pas vraiment visible, que
le spectateur a vu sans la voir. Nous pourrions avancer que
le cadreur, en partie aveugle parce qu' il n'y a pas moyen de
faire autrement, fabrique un cadre lui-même en partie imagi­
naire et improvisé. Le cadreur devine le visible plus qu' il ne
le voit. Mais le visible lui-même se laisse deviner plutôt que
voir. Cadrer revient ainsi à ne pas vraiment voir ce que l 'on est
censé voir. Trop, trop peu.
Il nous faut accepter que la machine-caméra ne soit pas
entièrement soumise à notre pouvoir ; ou plutôt qu'elle opère
en sollicitant des dimensions psychiques dont nous n'avons
pas vraiment connaissance ou que nous ne maîtrisons pas. Ce
dépassement de la conscience par la perception pourrait être
dit de tout geste de visée : le tireur à l'arc, le chasseur, le photo­
graphe, l 'observateur ou le guetteur eux-mêmes savent qu' ils
ont affaire à un « voir au-delà du voir », à un « voir sans voir »,
à un « ne pas voir » qui n'empêche pas le geste de capture. Il y
a dans tout coup d 'œil une décharge réflexe qui fait du regard
un acte paraconscient. La caméra est donc davantage qu'une
prothèse optique. De plus en plus liée ou articulée au corps
du filmeur (à l ' épaule, au poing, Steadycam, etc.), elle parti­
cipe de l 'antériorité du geste-réflexe sur la conscience qu'on
en a. Ce que Fernand Deligny nommait « camérer » (1977).
Ce n'est pas seulement face à un événement en train de se
produire qu'on actionne le moteur de la caméra, c'est aussi
pour que l 'événement se produise. Le cadreur est un sourcier.
Une fois mise en marche, la machine opère sur deux plans :

!0 4
celui, bien sûr, du vouloir et du savoir de l 'opérateur, à quoi
la machine obéit dans les limites mécaniques et optiques qui
sont les siennes ; mais elle opère aussi à partir de ses propres
performances ou qualités, qui viennent suppléer quelques-uns
des manques de celui qui la tient. La caméra dépasse le camé­
raman. Comme le film dépasse le spectateur.
On dira qu' il s'agit de faire confiance à la machine. Cette
confiance suppose de croire que ce qui n 'est pas encore là va
arriver. La caméra porte une promesse. Et c'est en ce sens que
le cinéma est un opérateur de futur. Filmer, c'est attendre que
quelque chose survienne, que l 'on peut avoir préparé, qui peut
venir tout aussi bien sans qu'on l 'ait préparé. La cinécroyance
est donc une position métaphysique : il y a une suite du monde,
tout n 'est pas fini, la création n 'est pas achevée, l 'espoir de vivre
de l 'être humain est performatif. La caméra n'enregistre pas
seulement ce qui a été (comme disait Roland Barthes de la
photographie) : elle enregistre ce qui a été comme non encore
complètement advenu. La Création reste incomplète, le chan­
tier est toujours ouvert. C'est pourquoi le présent augustinien
définit (avec quinze siècles d'avance) le temps du cinéma : « Il
y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le
présent de l 'avenir. Car ce triple mode de présence existe dans
l 'esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la
mémoire ; le présent du présent, c'est l 'attention actuelle ; le
présent de l 'avenir, c'est son attente. » (Augustin, Les Confes­
sions.) On conçoit comment l ' insistance de ce présent dans les
trois modes du temps le rend incandescent. La relation ciné­
matographique à la prise de vues, puis la relation du spectateur
au film se disent au présent - dans les termes d'Augustin.
Ceci suppose de penser la caméra comme une machine
à promettre, à porter et à réaliser l 'espoir qu' il arrive encore
quelque chose. Cette sorte de créance (ne parlons pas d'opti­
misme) dans le proche devenir est violemment contredite par
le discours dominant des médias - dont le cinéma-catastrophe
hollywoodien - qui revient en somme à prêcher la fin du

I0 5
monde, sous l 'excuse de la conjurer. Tant qu 'il y aura du
cinéma . il y aura de l 'humain pour le voir et l 'entendre. Nous
. .

pourrions apercevoir une étrange correspondance dans le fait


que les grands films catastrophe hollywoodiens mobilisent
des capitaux toujours plus gigantesques pour nous raconter
la fin de la terre et de l 'espèce humaine qui l 'habite, fin à la
fois violente et spectaculaire, alors que les modestes films
dits « documentaires », tournés loin des studios et des effets
spéciaux, mobilisent de faibles moyens pour nous assurer que
les hommes ici et là se battent encore pour leurs droits et leur
survie. Fable moderne.
Il y a donc de la croyance.
Par ailleurs, cadrer c'est soustraire. Et soustraire est à son
tour une opération narrative. Ce que l 'on place dans le cadre,
ce que l 'on n'y met pas. Redisons la formule inspirée par
Bazin : le cadre est un cache. Cadrer se pense (en français, et
dans quelques autres langues latines) comme encadrer, faire
tenir dans un cadre, adapter au cadre : inscrire le ciel, la mer,
le paysage, le corps, la maison, la chose dans un rectangle plus
ou moins allongé, mais qui découpe une portion du champ
visible et contraint ce qui est filmé à entrer ou sortir de ces
limites. Le cadre est donc limite imposée à l'effervescence du
vivant, à l ' indiscipline du corps. Le corps, avant d'être filmé,
n'est évidemment pas cadré. Le filmer, c'est le faire entrer
dans un cadre, donc l'assujettir, le discipliner, le régler. Avant
d' être filmé, l 'objet est souvent débordant : la mer et le ciel ont
partie liée à l ' infini, le corps au mouvement qui le projette en
cous sens . Que l'on se souvienne de cette gravure de Dürer
choisie par Italo Calvino pour la couverture de Palomar
(1983) et reprise et commentée par Carlo Ginzburg (Reproduc­
tion / reproduction, 2003-2007) : d'un côté, l 'artiste ; de l 'autre
côté, une femme pâmée, renversée en arrière, à la posture et à
la robe abandonnées ; entre les deux, un écran, un cadre divisé
en petits carrés censés aider à la reproduction du corps exposé.
Morale : le corps déborde le cadre.

I06
Que la composmon dans l 'espace, c'est-à-dire dans le
cadre (exemple : les cadrages tellement travaillés d'Eisens­
tein) compte beaucoup dans la puissance artistique d'un film,
cela est sûr ; mais pas plus, croyons-nous, que la composition
dans la durée, qui implique, elle, le hors-champ, la récur­
rence, le montage (exemple : encore Eisenstein). Le cadre est
au cinéma une forme qui se déplace, d'abord en changeant de
forme, ensuite en se retrouvant d'un point à l 'autre d'un film.
(cf. Mise en abyme.)
Le cinéma est historiquement défini par une tension entre
ses deux pôles originels : spectacle/écriture. L'un ne va pas sans
l 'autre (il s'agit du visible d'un côté, du non-visible de l 'autre)
mais le fait est que le cinéma cadre tous les spectacles qu' il
filme, cadre le spectaculaire et donc le saisit dans une écriture,
le transforme, le réforme. Certes, le spectacle cadré tend à se
confondre avec le spectacle non-cadré, le spectacle plein pot.
Tel est le rêve de l ' industrie du ci néma. Car, non cadré, le
spectacle est partout et règne en maître sur le monde. Avec le
cinéma, cette domination est limitée par la nécessité du cadre :
tout film est cadré, tout objet audiovisuel passe par la forme
d 'un cadre. L'écriture par le cadre est toujours active au cinéma,
qu'elle soit remarquée ou non. Bref, c'est encore l 'écriture qui
par le cadre commande aux films milliardaires en dollars. Ce
n'est pas l 'argent miroitant comme un mirage qui fait auto­
matiquement de ces films de mauvais films. Sans doute n'y
est-il pas pour rien. Mais l 'écriture, au sens du cadre, est bien
là, toujours là, et ce sont les avatars de ce cadre indestruc­
tible qui vont faire le film, le faire meilleur ou pire. Immense
naïveté (comme toujours) des financiers, qui ne voient pas le
travail dans sa réalité : non pas nombre de techniciens, non
pas force de travail, mais tout simplement désir de faire, lequel
ne s'achète pas, comme le Faust de Goethe (1808) l'a sombre­
ment montré.
Par ailleurs encore, l 'apparition de mini-caméras très grand
angle vissées sur le front du filmeur - ou son casque, ou le

10 7
guidon d'une moto, etc., et prenant des images bien sûr cadrées
mais par la force des choses, puisque aucun œil, aucun regard
n'a déterminé ce cadre, cadre qu' il n'est donc plus besoin de
« faire », qui se fait tout seul - nous conduit peu à peu vers l 'ac­

ceptation d'une image automatique comme celle des caméras


de surveillance. Nul doute, un jour, qu'un monteur, qu'un
cinéaste inspiré ne reprenne ces images « toutes faites » pour
en tirer une œuvre pouvant nous concerner. Pour le moment,
il s'agit semble-t-il de sensations pour elles-mêmes et en elles­
mêmes, célibataires et stériles, que je regarde, sans doute, mais
qui ne regardent personne. Avec les moyens du bord, en 2000,
Arnaud des Pallières était monté dans le train fantôme de
Disneyland et s'était filmé dévalant les plongées et secoué par
les cahots d'un railway. Il n'était pas derrière la caméra, mais
il était devant. Le cadre automatique prend alors une autre
force : le corps filmeur devient filmé et nous savons, specta­
teurs, qu' il n'y a d 'autre regard cadrant dans cette caméra
que le nôtre, spectateurs, à l'arrivée. Dix ans plus tôt, Robert
Kramer, dans Berlin I0/90, avait posé sa mini-caméra (Hi-8)
sur un pied, dirigée vers une chaise de fer noir, sur laquelle,
une fois la caméra posée, le cinéaste venait s'installer, face
caméra, c'est-à-dire face à nous puisque là encore il n'y avait
que le vide derrière la caméra - le vide, nous, regards à venir.
Le regard du spectateur se confond avec le cadre voulu par un
autre (le cadreur, le réalisateur) mais devient, par là même, le
regard qui cadre, qui contrôle, qui tient le corps dans le cadre
et le cadre au bord du non-visible.
Obtenir de nouvelles images, telles que nous n'en avons
jamais vues, cela se fait paradoxalement avec des caméras
« bas de gamme », que l'on peut acheter dans les centres

commerciaux. Dans Leviathan (2012), par exemple, Véréna


Paravel et Lucien Castaing-Taylor ont employé des dizaines de
caméras « sportives » petites et peu chères, quitte à en perdre
quelques-unes dans l'océan. Le point d'attache est un chalu­
tier, les caméras viennent se glisser partout et bien sûr là où

108
aucun homme ne pourrait se tenir, flotter, par exemple, dans
les casiers, au milieu des poissons pêchés. Le film n'est donc
pas cadré par un œil de filmeur mais par les caméras elles­
-

mêmes, qui cadrent toutes seules (il n'y a rien de filmé qui ne
soit cadré, avec ou sans cadreur). Les frontières, les limites ne
sont plus perceptibles : le chalutier, l ' horizon, le dedans et le
dehors, le dessus et le dessous, tout se mêle dans l'intention
de faire éprouver au spectateur la pêche comme une opération
d'une grande violence. Multipliés, collés les uns aux autres, les
axes sont démontés, comme l 'océan. Observons que la multi­
plication des caméras « sportives » , en multipliant les angles
de prise de vues, annule tout hors-champ, expulsé du jeu, si
l 'on ose écrire, par la prolifération des champs.

Caisse

Caissière : métier en voie de disparition, comme ont disparu


les ouvreuses et les contrôleurs à l 'entrée des salles obscures (le
grand-père de Comolli, Ferdinand, était contrôleur de cinéma).
Le métier, oui, est désormais affaire de machines. Mais le
symbole, non. On date bien la naissance du cinéma de la
première séance publique et payante (28 décembre 1895) dans
le salon indien du Grand Café. Retenons que c'est le succès
public et payant de cette première séance, puis des suivantes,
qui a lancé le Cinématographe Lumière sur la scène du Monde.
Pour longtemps, cinéma et pièces ou billets ont été associés.
Comment voir des films sans passer à la caisse (Les quatre
cents coups, François Truffaut, 1959)? Cet automatisme (séance
=argent) semble aujourd'hui inébranlable. Pourtant. Les
nouvelles conditions de production et de diffusion des films
dits « documentaires » ont donné accès au cinéma gratuite­
ment. Et souvenons-nous que l 'un des programmes de réforme
du cinéma français élaboré pendant les États Généraux de
Mai 68 prônait, en toute simplicité, le cinéma gratuit. Il s'agit

!09
bien, dans ce qui passe en notre triste aujourd'hui pour une
utopie, de mettre à bas tout le système de production-distri­
bution-exploitation actuel, dont chacun voit qu'il est atroce­
ment injuste et d'abord pour les « petits » films. Par bonheur,
nous n'avons pas attendu une trop longtemps espérée Nuit du
4 août pour mettre en pratique la circulation gratuite de nos
films. Et nous ne sommes pas les seuls.
D'un autre côté, et bien que l 'automatisation des cinémas
ne soit pas encore complète, l 'exploitant pourra, en program­
mant les séances dans le logiciel de la caisse, commander
l 'automate du projecteur pour toute la semaine cinématogra­
phique. Le numérique ne réalise pas encore le rêve des patrons
de studios d' être connectés aux désirs des spectateurs mais le
lancement du projecteur et le doigt du caissier sont symboli­
quement reliés. Petit à petit, l 'exploitation du cinéma perd sa
dimension éditoriale pour devenir une machine à exploiter au
plus court les « désirs » du spectateur.

Caméra

Celle du Cinématographe mise au point par les frères


Lumière peut être tenue pour la mère de toutes les caméras,
dans la continuité de la chambre photographique à laquelle
on a rajouté un mouvement mécanique. Le principe existait
différemment chez É tienne-Jules Marey ou Thomas Edison,
mais Louis Lumière a conçu une mécanique fiable et précise
à partir de l 'observation du pied de biche de la machine à
coudre (il n'est pas déplaisant qu'une machine aussi savante
et précise ait été bricolée à partir d'une machine domestique
servant à coudre) : il s'agissait de faire avancer la pellicule de
façon intermittente. L'opérateur tourne une manivelle qui
entraîne à la fois le mouvement du cadre presseur et celui
des griffes. Ces deux « gestes » mécaniques permettent deux
mouvements contraires et successifs : arrêter et faire avancer

110
la pellicule. La rotation de l 'obturateur laisse passer la lumière
lorsque la pellicule est arrêtée devant la fenêtre et la masque
quand la pellicule avance. Les griffes qui saisissent rigoureu­
sement les perforations de la pellicule sont elles aussi animées
d'un mouvement contradictoire : elles accrochent la pellicule,
l 'entraînent, puis se retirent. Une came assure ce rôle, came
d'abord excentrique-triangulaire, puis « patatoïdale » sur les
dernières caméras argentiques afin d'adoucir le mouvement de
la griffe et le rendre silencieux. Les deux griffes du Cinémato­
graphe sont sur un cadre porte-griffes et la pellicule est retenue
par des ressorts presseurs que la Notice appelle « ressorts contre­
griffes ». Plus tard, les caméras seront équipées d'un canal
presseur à la place du cadre presseur (exemples : l ' É clair 16 ou
l 'Aaton), ou de contre-griffes (Arriflex).
Couvert/découvert ; stop and go; fixe/mobile ; arrêt/marche ;
éclairement/obscurcissement. . . ces couples définissent le
cinéma tout entier comme une combinaison de contraires. Ce
principe de contrariété se retrouve dans le fait que le Cinéma­
tographe Lumière est aussi un projecteur et une tireuse. La
mécanique qui entraîne la pellicule et l'obturateur est la même
pour les trois opérations. En configuration caméra, la lumière
naturelle vient impressionner la pellicule à travers l'objectif.
Pour le tirage, la lanterne de projection tournée vers l 'objectif
vient éclairer le négatif qui impressionne par contact le film
positif vierge. Pour la projection, l 'opérateur place la lanterne
derrière la boîte ouverte et la lumière traverse le positif pour
éclairer l 'écran de l ' image projetée. On parle d'un appareil
réversible. Le même film repasse plusieurs fois dans la même
boîte pour être impressionné, développé, tiré, projeté, la
lanterne passe d'un côté puis de l 'autre. Poétique du renverse­
ment. Recommencement, boucle, cycle. La fin devient début.
La prise de « vues » Lumière par le Cinématographe suppose
à la fois une confiance naïve en ce qui va se passer et, souvent,
une ébauche de stratégie narrative : penser le début et la fin
de la prise de vues (Pierre-Damien Huygue, 2012) . L'opéra-

III
teur Lumière imagine ce qui pourrait se passer pendant cette
durée obligée (rappelons-le : 57-58 secondes). Il compose cette
« vue » unique en définissant un « début » et une « fin » - ce
sont souvent les ponctuations des entrées et sorties de champ.
Qu'est-ce qu'une caméra ? Le numérique nous conduit à
reposer la question. Est-ce un outil de captation du visible ?
Une machine à fabriquer de belles images ? Quelques-unes de
ces caméras « traitent » l ' image le moins possible par rapport à
ce qui est capté : c'est la philosophie d'Ikonoskop et d'Aaton.
La « caméra-capteur » s'oppose donc à la « caméra-ordinateur »,
conçue dans une logique de traitement numérique des infor­
mations (Arriflex, Red) au moyen d'algorithmes qui travaillent
les images pour qu'au bout du programme elles ressemblent
aux images argentiques (Martin Roux). Ce sont des correc­
tions calorimétriques (« look d' images ») que l'on retrouve
sur les petites caméras HD et leurs réglages « ciné-look ».
Un exemple : la pellicule argentique réagit à la lumière selon
une courbe logarithmique, le numérique de manière linéaire.
Le logiciel de l 'A lexa, la caméra numérique d'A rriflex, est
programmé pour réagir de manière logarithmique, comme
l 'argentique, et convenir ainsi à l 'expérience des directeurs de
la photographie.
Qu'est-ce donc qu'une caméra numérique? Doit-elle imiter
l'argentique ? Ou bien apporter ses capacités nouvelles au
travail du cinéma, qui est de remettre sans fin en chantier
l 'opération de captation du monde visible ? Ce qui va arriver
se situe, sans surprise, du côté du traitement de l'information
au détriment du principe de captation.
La première qualité d 'une caméra ou d'un projecteur
argentique est sa fixité, c'est-à-dire sa capacité à fixer le ruban
pelliculaire au moment de l 'exposition ou de la projection.
En cinéma, c'est la maîtrise de ce défilement alternatif qui
construit la qualité de l 'expérience visuelle et l 'aspect cinéma­
tique. (cf. Cache.) La netteté de l ' image et sa définition sont en
jeu à chaque photogramme : c'est le pari de tous les instantanés.

112
Dans la vidéo numérique compressée, il y a du mouvement
dans l ' image fixe et des éléments figés dans le mouvement :
la perception des images mouvantes et celle de la durée ne
sont donc pas les mêmes quand l ' i mage est compressée. Une
certaine confusion en résulte, quand bien même elle « ne se
voit pas ». (cf. Argentique/numérique; Capteurs; Gélatine;
Pellicule.)
L'autre qualité d'une caméra est sa mobilité. Pourtant, le
Cinématographe était peu maniable : imaginée à partir de la
chambre photographique, sa boîte rectangulaire n'était pas
transportable, à la différence du Fusil de Étienne-Jules Marey.
Or, dès les débuts du cinéma, on a voulu reproduire le succès
commercial de l'appareil photographique instantané Kodak,
qui semblait prolonger l 'œil ou la main : ce sont le Chrono
de poche de Georges Demeny {assistant de É .-J. Marey) ou
les Photo-jumelles de Jules Carpentier. Le mode d'emploi
de cet appareil photographique qui se place devant les deux
yeux, un pour la visée, l 'autre pour l'objectif, énonçait déjà le
programme : « Presque aussi facile à emporter avec soi qu'un
crayon et permettant de saisir au passage toutes les manifesta­
tions de la vie extérieure. » La caméra-crayon, avant la caméra­
stylo d'A lexandre Astruc. En 1925, Abel Gance, dans son
Napoléon, fait bouger avec une grande liberté des caméras (des
Debrie Parvo) qui, alors, n'avaient aucune ergonomie. Pour
évoquer l 'enfance de Napoléon, Gance filme « le point de vue
d'une boule de neige » avec une toute petite caméra, la Debrie
Sept, qu' il lance sur le sol. Il ne restait plus qu' à sortir de la
caméra brisée une pellicule impressionnée d'images encore
jamais vues. Ceci pour nous rappeler que le souci de la plus
grande mobilité comme du plus libre maniement est présent
dès les origines du cinéma.
Quant aux caméras d'aujourd' hui, la déclinaison passe des
« grosses » caméras aux « caméras de poing », des machines de
IOO ooo dollars à celles de 1 ooo euros. Prix mis à part, ce sont

les logiques du filmage et de la mise en scène qui déterminent

n3
le choix d'une caméra. Autonomie, maniabilité, fiabilité . . .
mais aussi simplicité d'emploi si l 'on filme seul. La folle
course engagée entre fabricants, firmes, marques, a comme
effet premier (et peut-être comme fin dernière) de périmer très
vite les machines. Et nous sommes dans un monde où, juste­
ment, les machines doivent être renouvelées pour maintenir
les marchés. Les plus naïfs se féliciteront de cette compétition
à la nouveauté, à la puissance, au « réalisme » de l ' image. On
peut imaginer d'autres sorties de secours. Plus rudimentaires.
L'excellent chef opérateur Joao Ribeiro a filmé La Belle journée
(Ginette Lavigne, 2m2) avec une Panasonic bas de gamme et
même pas HD. Même chose pour Dans la chambre de Vanda
(Pedro Costa, 2000) ou les films de Tariq Teguia (Rome
plutôt que vous, 2006; Inland, 2008): images d'une grande
beauté, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a quelque chose
d'un miroir aux alouettes qui attire les étudiants des écoles
de cinéma et des écoles d'art vers les caméras les plus sophis­
tiquées, comme si la performance des machines engageait la
force du film. Illusion des illusions, cette fois encore.
Les petites caméras numériques sont comme un « œil » qui
se détache de l 'œil pour se glisser partout. Il y a des caméra­
poignets, des caméras frontales, des caméras abdominales .
Partout, c'est-à-dire là où il n'y a plus de place possible pour
l 'œil et le corps du filmeur. Effacement du corps filmeur. La
mini-caméra « agit » seule. Le grand fantasme d'un huma­
noïde équipé de greffes et de prothèses ne pose pas la caméra
comme une extériorité mais comme une extension qui tend
à être incorporée. Les caméras ne sont plus perçues comme
des machines réelles mais symboliques : elles « fonctionnent
comme des moyens mais aussi des témoins et des fétiches. »
(Jean-Claude Beaune, 2009). (cf. Objectif)
Il convient de faire un sort particulier à la « caméra cachée ».
Une série de programmes brodant autour de cet intitulé a pu
connaître un certain succès sur les écrans de télévision. En
un mot, il s'agit de prendre en défaut l 'autre filmé qui ne sait

114
pas qu' il est filmé (ou qui fait comme si). Du coup, le specta­
teur du programme est dans la jouissance d'un aparté. Je sais/
il ne sait pas. La caméra bien que « cachée » est néanmoins
présente, hyper-présente pour le spectateur. La caméra est
cachée, le spectateur est à découvert. Il est facile (trop facile)
de gruger un quelconque autre en le filmant sans le lui dire.
Ce qui est dissous dans cette situation, c'est précisément la
place du spectateur comme place de croyance (il n'y a pas à
« croire » à un piège qui se donne comme tel) . On bascule
d'un monde dans un autre : l 'opération cinématographique
suppose toujours une honnêteté du film ; il peut être habile,
malin, roublard, mais il est honnête avec son spectateur qu' il
ne trompe {éventuellement) que pour mieux le détromper {ou
le faire rire de lui-même : To Be or Not to Be, Ernst Lubitsch,
1942). Nous pouvons filmer des grands manipulateurs, des
grands pervers, nous ne pouvons pas manipuler notre specta­
teur et moins encore le pervertir. Car si nous allons jusqu' à le
faire, c'est évidemment que nous entrons dans le cercle abject
de la « haine de soi », l'un des noms du fascisme, puisque le
spectateur est « un autre moi-même ».
Reste le cas retors de la caméra cachée « pour une bonne
cause ». Il y a eu l 'épisode de Shoah où Claude Lanzmann
après de longues négociations filme dans son appartement le SS
Franz Suchomel, l 'un des responsables du camp de Treblinka.
Lanzmann nous explique qu' il va filmer en « caméra cachée ».
La caméra, une Paluche Aaton (Jean-Pierre Beauviala a sorti
cette petite caméra destinée à la reprise vidéo de la caméra de
cinéma pour la placer dans la main du vidéaste) est dans un
sac de sport, posé à côté du canapé où sont Claude Lanzmann
et son assistante. Qui est trompé, ici, est bien le sujet filmé,
fieffé menteur qu' il s'agit de débusquer. La cause est juste, l 'af­
faire est entendue. Un léger malaise néanmoins flotte dans la
séquence. Suchomel a eu pouvoir de vie et de mort. Présen­
tement, il ne l 'a plus. Lanzmann en revanche a tout pouvoir
de mentir, de tromper, d'abuser son interlocuteur. Le rapport

II 5
de forces s'est modifié. Le cinéaste à l'instant où il filme est
plus fort que le nazi. Or, le cinéma n'est pas un tribunal. Le
spectateur n'est pas là pour punir mais pour comprendre, et
c'est déjà énorme. Le subterfuge de Lanzmann est donc utile.
Mais le nazi abusé est lamentable. Nous pouvons réclamer de
ne pas avoir à jouir de la déréliction de l 'autre, quel qu'il soit,
car cela rend notre place de jouissance lamentable elle aussi.
Puissances ambiguës du cinéma.

Capteurs

En argentique, les caméras n'évoluaient en définition et en


sensibilité que par la production de nouveaux supports, autre­
ment dit de nouvelles émulsions, plus « rapides » , plus fines.
En numérique, c'est la caméra devenue support qui, du coup,
est condamnée à l 'obsolescence. Les capteurs sont donc de
plus en plus performants. La firme Hasselblad annonce pour
ses appareils photo moyen format des puissances de plus de
50 Mpixels.
Chaque photosite est une cellule photo-électrique qui
produit une quantité électrique proportionnelle à la lumière
reçue. Ensuite, le visible est modélisé par une opération qui
s'appelle encodage et qui correspond à une mise en algorithme,
en informations interprétables par la machine (à partir d'un
code binaire) . Avec l 'encodage, la trace lumineuse est donc
immédiatement perdue, l'indice est transformé en signal, il
n'y a plus d'empreinte visible : se pose déjà la question de la
mémoire de cette trace, mémoire qui n'appartient plus qu'à la
machine. (cf. Analogie/ressemblance.)
Comparer les deux technologies de capteurs qui équipent
les caméras numériques nous aide à comprendre ce qui fait
encore trace et ce qui fait déjà signe (Martin Roux, 2012).
Qu'est-ce qui est de l'ordre d'un rapport indiciel au visible
(devenant référent) ou d'une simulation de ce visible (une

116
métaphore) ? Est-ce qu' il y a toujours captation ? Quelle est la
part de modélisation de l ' image ? Qu'en est-il de la matière ?
Avec le capteur CCD, l ' image est captée entièrement en
un seul instant par l 'ensemble des photosites. Même si elle est
ensuite encodée, cette image garde un lien étroit avec le visible :
il y a une trace lumineuse photogrammatique éphémère même
si cette trace n'est plus visible à l 'œil nu sur un support. Cette
trace est donc immédiatement perdue, l' indice est transformé
en signal, il n'y a plus d'empreinte visible. Mais est conservé
le principe d 'une reproduction analogique encodée a posteriori
par un convertisseur analogico-numérique capable d'inter­
préter les différents niveaux d'intensité lumineuse. Cela veut
dire qu'avec le CCD, comme en argentique, l ' image est captée
en un seul instant et restituée sous forme de modulation : ce
signal analogique a une vie plus longue dans le processus de
fabrication de l ' image. En choisissant le CCD, les fabricants
privilégient le principe de captation des caméras argentiques
(plutôt qu'une « caméra-ordinateur ») .
Avec la technologie CMOS, chaque photosite est déchargé
des informations de manière indépendante, il y a un traitement
pixel par pixel, l ' image est une composition numérique qui,
par traitement, revient à une simulation du visible. L image est
numérique dès le capteur et elle est « composite ». Le capteur
CMOS, plus simple à fabriquer, est utilisé pour les appareils
amateurs et sa production de masse le rend moins cher.
Après l 'arrêt d'Aaton et d' lkonoskop, seul Digital Bolex
continue dans la voie du CCD, appelé ainsi à disparaître bien
que son rendu d' image soit plus intéressant. Il y a plus de
matière avec la technologie CCD car l ' image a une vie analo­
gique avant d' être transcodée, alors qu'avec le CMOS, elle
devient immédiatement numérique. De cette absence d ' inter­
polation, certains se réjouissent : l ' image est plus «propre ».
C'est une fois encore le marché amateur qui oriente la techno­
logie du cinéma : le CMOS répond mieux à la rationalisation
du marché. Il équipe les Arriflex, Red, Canon, Sony.

n7
Sony avec la F65 a réussi à concevoir un CMOS qui présente
une matière proche du rendu d'un CCD. Distinguer les deux
technologies aujourd'hui nous permet de comprendre les
enjeux de matière avec le numérique, même si cette distinction
est déjà dépassée. Demain, la technologie ne cessera d'évoluer,
en même temps que la tentation de fabriquer une image plutôt
que de la capter. Disons que la fixité du pixel remet en cause
l 'un des fondements de l 'opération cinématographique : l 'ana­
lyse du mouvement découpe le visible en unités discrètes, les
photogrammes, qui jamais ne sont complètement identiques
l 'un à l 'autre. D'un photogramme au suivant, il se passe quelque
chose: du temps. D'une image numérique à la suivante, il peut
n'y avoir aucune diffé rence, il peut ne se marquer aucune tempo­
ralité. C'est donc la perception des durées, du passage même
du temps, qui change d 'un mode à l 'autre. Or, le cinéma est
d'abord un art du temps.

Carte-mémoire

Sur une carte-mémoire, les informations numériques


s' inscrivent et s'effacent. L'un ne va pas sans l 'autre. Mais de
l 'effacement il ne reste rien, aucune cendre pour rappeler la
matérial ité de l ' image effacée. Aucune autre matière que le
numérique ne se détruit aussi immédiatement (Stéphane Vial,
2013). La projection cinématographique procède elle aussi par
inscription suivie d 'effacement. Mais cela ne se produit que
sur J' écran de la salle (et J'écran mental du spectateur, qui
en est l ' écho) . La pellicule reste inscrite. Les cartes-mémoire
donnent, d'un côté, la possibilité d 'effacer le support pour
l 'utiliser à nouveau, ce qui est un avantage économique. D 'un
autre côté, celui qui filme doit effacer les traces de son travail
après avoir transféré les données sur un autre support, et cela
ne se fait pas sans quelque appréhension . Quelque chose de
l'a ura (Walter Benjamin) de l 'enregistrement comme fait
II8
unique reste (imaginairement) attaché au geste de filmer,
quand bien même le numérique nous garantit qu' il n'y a
plus aucune différence entre « original » et « copie ». Filmant
en vidéo numérique, nous savons que nous entrons dans le
monde de la copie innombrable et indécidable. L' inquiétude
qui peut être la nôtre est sans doute comparable à celle des
copistes à l ' invention de l ' i mprimerie. Il s'agit d 'accepter que
la singularité d'une œuvre ne soit plus couplée à la singula­
rité de son support. Il se peut, croyons-nous, que la qualité
d'œuvre d'art réside moins dans l 'unicité du support que
dans la singularité, chaque fois recommencée, de la rela­
tion avec un spectateur. Alors, l 'original est toujours dans le
regard du spectateur. Sans doute avons-nous découvert les
grands peintres à travers des cartes postales ou des reproduc­
tions imparfaites dans les livres d'histoire de l 'art. Ce premier
rapport reste inégalable.
Alors que chaque bobine de pellicule impressionnée est
unique, qu'elle n'est plus effaçable, qu'elle n'est pas réversible,
la carte et le disque dur, eux, sont liés à l ' idée d'une mémoire
multipliable. Ce terme, « mémoire », fait évidemment réfé­
rence à la mémoire humaine. Le support matériel comme
l'enregistrement des fichiers simulent donc le fonctionnement
de la mémoire mentale. L'analogie est facile mais faible. Les
informations engrammées sont inertes. Les unes peuvent
effacer les autres - et l ' interaction s'arrête là : ni récurrence, ni
écho. La mémoire humaine, elle, agit de façon relativement
autonome. Elle n'est pas seulement ce qui est retenu, ou doit
l 'être. Ce que Marcel Proust a nommé souvenirs involontaires
nous révèle combien les montages, les raccords, les surimpres­
sions ou les coupes mémorielles surviennent sans crier gare,
indépendamment de nos décisions. En bref: la carte-mémoire
n 'est pas une mémoire.

I I9
Cartons

Avant la restitution sonore des paroles, le cinéma filmait


des dialogues, des cris, des rires, et rien n'en était audible. Sur
les plateaux des studios, longtemps, jusqu' à la fin des années
vingt, les mots du film entendus au tournage n'arrivaient
au spectateur qu' écrits sur des cartons - qu' il fallait donc
lire. Le plus célèbre de ces cartons intervient dans le film de
F. W. Murnau, Nosferatu : « Et quand il eut franchi le pont,
les fantômes vinrent à sa rencontre » (1922). Ce n'est donc
pas un dialogue qui est rendu là, c'est la parole souveraine
d'un narrateur qui en sait quelque chose. Et le spectateur sait
obscurément qu' il en sait plus désormais que le personnage.
Les fonctions des cartons sont donc aussi variées que celles
des paroles proférées, enregistrées puis restituées, racontant
mais aussi dramatisant (comme ici) ou affabulant ; allant
du simple dialogue au monologue (plus ou moins) intérieur
et au commentaire (plus ou moins en avance sur le specta­
teur). Retenons le fait qu' il a fallu très tôt écrire sur l ' écran.
À l'opposé du dialogue « en direct », le carton introduit une
temporalité différentielle. Trop tôt, trop tard. Nous avons déjà
compris ce que le carton nous confirme (cas général), ou bien
nous ne savons rien encore : l 'énoncé précède l 'action mais
n'est compréhensible qu'après elle. L'écrit, dans un film, est le
lieu du double-jeu.
Comme si les images (privées de son) ne suffisaient pas
à la tâche d'informer le spectateur, de le conduire ou de le
perdre. Se marque là un double manque. D'abord, les images
qui naissent dans le bruit du monde et des êtres parlants en
sont privées dans les vingt-cinq premières années du cinéma
(quand bien même les salles étaient bruyantes, les projec­
tions commentées, des musiques jouées). Ensuite, la narrati­
vité impliquée par le montage appelle ces bal ises que sont les
cartons, dont l 'absence devient problématique, mais dont la
fréquence implique au contraire une mise en suspens de l 'action

120
portée par les images (Lady Windermere's Fan, Ernst Lubitsch,
1925). Cet effet de distance est souvent joué dans le cinéma
sonore et parlant (de Godard à Scorsese) : le carton y devient
ironique, éventuellement redondant, voire trompeur.

Castin g

Le choix des comédiens, des corps, des voix, est devenu


un métier de cinéma. Les « castings directors » opèrent dans
presque tous les films en cours. Les réalisateurs, de moins
en moins seuls, sont de moins en moins polyvalents. Ce qui
explique en partie la montée des coûts de production. Les
directeurs de casting deviennent des spécialistes de l' identifica­
tion : au-delà ou en deçà du travail du comédien, ils répondent
de la correspondance d'un « rôle » avec un « physique ». Et
quand les scénarios sont pauvres, quand les rôles sont stéréo­
typés, le recrutement de comédiens capables d' incarner tel ou
tel personnage devient crucial. C'est bien souvent le cas des
séries télévisées : nombreuses sont celles qui « tiennent » la
durée et la sérialité plus par la pertinence du casting que par le
talent des scénaristes.
Il est vrai, par ailleurs, que Robert Flaherty, véritable
inventeur du « cinéma documentaire » avec Nanook of the
North (1922), a pratiqué un « casting » en choisissant les diffé­
rents membres de la famille de son héros Nanook ; il l 'aura
fait une deuxième fois en composant une famille de cinéma
pour Man of Aran (1934) : père, mère et fils ne se connais­
saient pas avant le tournage. Cette pratique est évidemment à
l'inverse de ce qui se passe d'ordinaire pour le cinéma docu­
mentaire : Georges Rouquier ou Frederick Wiseman, pour ne
citer qu'eux, filment des gens réels dans les situations tout
aussi réelles où ils sont engagés journellement. C'est même
la part de « jeu » ou de « fiction » portée par les « vrais gens »
qui inspire les cinéastes (Coûte que coûte, Claire Simon, 1995;

121
La Moindre des choses, Nicolas Philibert, 1996 ; citons aussi
Salam Cinema de Mohsen Makhmalbaf, 1995). Ce que nous
nommons très approximativement « documentaire » est en
fait un cinéma narratif et fictionnel joué par les personnes qui
sont les acteurs ou les actrices de leur « vraie vie ». Le choix de
ces personnes y est donc bien plus décisif, puisque c'est leur
histoire, leur caractère, leur parole, leur position dans la vie
que nous filmons.

Censure

Hollywood s'est d'emblée distinguée par la violence de ses


censures économiques, plus ou moins déguisées. Il suffit de
citer le cas de Greed (Erich von Stroheim, 1924), dont les trois
heures furent ramenées à moins de deux. L'un des premiers
chefs-d'œuvre mutilés. Il y en eut beaucoup d'autres. L'argent
du cinéma ne connaît ni l 'art ni la pitié.
Le principe du pharmakon (Platon, Jacques Derrida,
Bernard Stiegler) vaut évidemment pour la censure cinéma­
tographique. Les interdits sont faits pour être transgressés et
les cinéastes trouvent toute une série de parades pour paraître
obéir aux censures tout en les contournant. La censure, par là,
est à sa façon « créatrice » : elle pousse à l ' invention. En 1930,
le sénateur William Hays élabore un « code » de censure que
les studios hollywoodiens adopteront très vite, de leur propre
chef, sans y être contraints par une disposition légale : on pour­
rait dire aussi « autocensure ». Le code Hays est extrêmement
détaillé dans ses interdits et ses permissions, ses effrois et ses
prudences. Un certain nombre de films ont subi ses foudres.
Mais la plupart des cinéastes importants l 'ont respecté, tentant
néanmoins de détourner ses consignes et de tourner ses inter­
dits. C'est donc l 'effet pharmakon : à la fois remède et poison
- selon les cas. On se souvient de la scène du baiser à la fin de
La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959), aussi sensuelle
!22
et longue que le permettait le code Hays - et qui se termine
par . . . l 'entrée du train dans un tunnel. S'est développé un art
du cinéma indirect, qui ne montre pas les « choses interdites »
mais les laisse deviner, ou bien les représente par une figure
de style.
Il y a eu aussi, pour revenir sur nos terres, la censure, de triste
mémoire (ou comico-triste), du « gendarme français » dans
Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1954). Et sous un gouver­
nement tout aussi espiègle, l'interdiction par le sinistre Alain
Peyrefitte et le non moins grincheux Yvon Bourges, poussés
par la droite dure de l ' Église catholique, de Suzanne Simonin,
la Religieuse de Diderot de Jacques Rivette (1967). Mais le film
est sorti. D'autres ne sont jamais nés et se tiennent dans le
cimetière des limbes, fort peuplé.
Le code Hays n'est plus de mise. D'autres modes de censure
lui ont succédé et l 'ont largement dépassé, aux USA et ailleurs,
au premier rang desquels une censure économique qui ne dit
pas son nom et se manifeste par une pression - notamment
des télévisions - en faveur à la fois du conformisme et du
formatage. Suivre le sentier sinueux des circuits de produc­
tion institués revient à accepter le rognage de certaines marges.
Toute la production industrielle est barbelée de « règles » et
de « conventions » qui concourent à l '« autocontrôle » de la
« profession ». Allons donc !

Quant à la censure directement politique, elle n'a jamais


cessé de s'exercer, plus ou moins maquillée de sensibleries
morales ou esthétiques. Il nous semble indispensable de ne
pas oublier à quel point Dziga Vertov et S. M. Eisenstein
ont subi la censure stalinienne, ni que des années plus tard,
nous sommes en 1973 , Sergueï Paradjanov a été condamné
au goulag, en est sorti quatre ans plus tard, pour connaître
diverses incarcérations, jusqu'à sa mort en 1982.
Heureusement, dans les belles démocraties qui sont les
nôtres à l' ère du libéralisme économique, il n'y a plus de
censure, il n'y a que des pouvoirs, des abus de pouvoir et des

123
intolérances pointilleuses. Le cierge remplace le bâton : se sont­
ils jamais quittés ?

Champ

Le rectangle lumineux rendu visible par la focale de prise


de vues. Ce champ sera plus large avec les courtes focales,
plus resserré avec les longues focales. Son amplitude et sa
profondeur apparente (profondeur de champ) sont également
déterminées par la distance à laquelle sont faites les prises de
vue : distance entre lentilles et objets. On comprend facile­
ment qu'une caméra filmant « très près » du sujet en montrera
« moins » qu'une caméra placée un peu plus loin : c'est une

expérience que fait l 'œil humain à chaque instant. La combi­


naison de cette distance et de la longueur focale fabrique l ' im­
pression de distance ou de proximité ressentie par le spectateur,
quelle que soit sa place dans la salle de projection. Les courtes
focales éloignent le premier plan de l ' image de l'œil du specta­
teur, elles distendent l 'espace compris entre le premier plan et
le lointain de l'image ; les longues focales opèrent une distor­
sion inverse en resserrant l 'espace entre premier plan et loin­
tain. Un personnage qui vient vers la caméra ou s'en éloigne
met moins de temps optique dans une vue à courte focale,
plus de temps optique dans une vue à longue focale. Ce n'est
donc pas seulement l'espace qui est élastique, c'est le temps.

Champ-contrecham p

La figure de style probablement la plus employée dans la


cinématographie mondiale. À la fois la plus facile à mettre en
scène et la plus difficile à réussir. La situation filmée en champ­
contrechamp suppose deux corps, deux visages, deux regards
en vis à vis. Rappelons que le cinéma est l 'art de tourner la

124
face vers la face, ce que n 'est pas la peinture; qu' il est du même
coup l 'art de « l ' échange » de regards. Visages, regards, nous
sommes dans le saisissement de l 'autre, dans son effraction.
Seul le cinéma a cette puissance de nous mettre en face les
uns les autres. (Voir l'importance, chez Emmanuel Lévinas,
donnée au visage, au face-àface qui vient, dans l 'éthique
du philosophe, comme en écho du gros plan au cinéma : les
visages des policiers et des paysannes dans Kashima Paradise,
Yann Le Masson et Bénie Deswarte, 1973.)
Face à face, ou côte à côte, mais le premier des deux choix
est prévalent. Ce champ-contrechamp fait alterner un visage
et l'autre visage des deux impliqués. Il est filmé le plus souvent
en plan serré. Il s'agit de sonder le visage de l 'un et de l 'autre,
de lire dans leurs yeux. C'est ainsi que l 'on voit proliférer les
films et les téléfilms presque entièrement tournés en plans
serrés, voire en gros plans (dernier exemple en date : Les
hommes de l'ombre, Jean-Marc Brondolo). C'est plus facile à
voir, ça va plus vite, ça coûte moins cher. Banalisation du gros
plan. Il était l'exception, il devient la norme. C'est cette norme,
ou ce confort, que Jean-Luc Godard moquait par avance dans
Une femme est une femme (1961) : le champ et le contrechamp
(elle et lui) sont reliés par un panoramique filé qui à la fois les
articule et les fait s'affronter.
Dans le cas du champ-contrechamp sans amorce, les lois
qui régissent le raccord des regards s'imposent d'autant plus
qu' il n'y a pas de repère visible commun à un champ et à l 'autre.
Seule la direction des regards croisés permet au spectateur de
croire que les deux personnages sont présents ensemble et face
à face. Car il s'agit bien ici de croire : sur l'écran, comme sur
la table de montage, les deux visages apparaissent côte à côte,
collés l'un à l 'autre. C'est l ' écran mental du spectateur, et lui
seul, qui fait raccorder les deux regards, contigus dans la réalité
matérielle et croisés dans la réalité mentale. Successifs sur la
table de montage et simultanés sur l ' écran. La loi du raccord
de regards reste sans doute la plus utile de celles censées régir

125
la distribution des raccords. Dans le champ, la caméra doit
filmer le visage qui lui fait face en respectant un angle d'en­
viron 30 avec le corps et le visage censés voir l'autre visage ;
°

même angulation dans le contrechamp, la caméra restant du


même côté des deux corps jouant. Tout écart d'angle manifeste
que les regards ne peuvent se croiser, si même ils ne divergent
pas. La théorie a développé la dimension mentale et abstraite
de ce raccord entre champ et contrechamp en observant que
les deux portions de visible filmées, l 'une en champ, l 'autre
en contrechamp, diffèrent substantiellement, présentant des
caractéristiques de décor et de lumière différentes, telles que
le travail mental du spectateur suture cette division, autre­
ment dit la nie dans le temps même où il voit les deux parties
imaginairement réunies. L'un des premiers emplois systéma­
tiques du champ-contrechamp sans amorce est l 'œuvre de
D. W. Griffith dans The Birth ofa Nation (1915) : il est proposé
aux spectateurs d'adopter successivement le point de vue des
personnages.
Dans le cas du champ-contrechamp avec amorce, le
raccord des regards est assuré par la présence des deux corps
ou des deux têtes dans l'image, l 'une de dos (3/4 dos), l 'autre
de face (3/4 face). La coprésence des deux personnages est ainsi
validée par l'image. La règle du raccord de regard précédem­
ment énoncée joue toujours : la caméra doit filmer champ et
contrechamp du même côté des deux corps jouant. La caméra
ne cadre l 'un et l 'autre visage que sous un angle oblique ; si le
visage est filmé de face (regard caméra), le face-à-face se fait
avec l'invisible visage du spectateur. Il arrive que l'on filme
en même temps champ et contrechamp, avec deux caméras,
donc, chacune filmant l 'un des deux corps jouant. Mais on
procède souvent en séparant champ et contrechamp au tour­
nage : d'abord, la suite des champs, puis celle des contre­
champs, avec ou sans amorces. La suture dans ce cas n'est pas
seulement d'espace mais de temps, puisque nous imaginons les
deux visages, les deux personnages ensemble et simultanément

126
visibles. Le spectateur que nous sommes fabrique une situation
qui souvent ne lui est pas montrée, fabrique une illusion de
simultanéité impossible en raison du déroulement linéaire de
la bande film.
Le champ-contrechamp sans amorce réalise une abstrac­
tion rhétorique. D'abord, le visage et les yeux ; ensuite, la
chose vue. Ces deux images, ces deux temps raccordent dans
le regard du spectateur qui joue le jeu de les associer l 'un à
l 'autre, dans la mesure même où le récit l 'y autorise. Mais ce
raccord est arbitraire. N' importe quoi, dans cette figure de
style, raccorde avec n' importe quoi. Imaginons un remontage
de North by Northwest (La Mort aux trousses, Alfred H itch­
cock, 1959). Au regard de Cary Grant inquiet sur la terrasse
d'un restaurant des neiges, succéderait, impromptu, un plan
de désert ? Effet assuré, mal dit « surréaliste ». Mais saut dans
le vide, car que faire de ce raccord impossible sinon constater
son impossibilité qui n'est pas exactement de la poésie. En
effet, les mots jouent à la métaphore, et l 'on peut concevoir
le raccord littéraire neige-sable. Raccord d'ailleurs géniale­
ment réalisé commefaux raccord, dans le Sherlock fr. de Buster
Keaton (1924). Mais les images ne montrent que ce qu'elles
peuvent. Il faut au raccord de regard restituer a minima la
situation de départ, avec ses coordonnées spatiales, lumi­
neuses, etc. Quand l 'on passe de la page ou du tableau (une
surface) à un déroulé temporel (une durée), il est clair que
la succession de deux images peut aussi bien renforcer que
briser la continuité narrative. Sur une même surface d'expo­
sition, cette « rupture » du code de continuité ne produit pas
le même effet : un collage reste un assemblage dans l'espace
saisissable d'un seul regard. Alors qu' il en faut « deux » (au
moins) pour suivre une succession quelconque d' images.
Structurellement, le champ-contrechamp sans amorce
ouvre sur le raccord impossible ou incongru. Il y a un écart
violent entre tout regard filmé et toute chose regardée parce
que filmée. Ce qui va de soi dans l 'expérience vécue : « je suis

1 27
là et, face à moi, se trouve la montagne, ou la fleur, ou la
femme », cet énoncé banal de l 'expérience la plus familière
(« je regarde, je vois ») ne l'est pas au cinéma, ou plutôt le
devient dans la mesure où le spectateur rabat le raccord de
regard filmé sur son expérience vécue (hors film). En réalité,
dans un raccord de regard entre yeux qui regardent et chose ou
être regardé, rien ne raccorde, sinon l'histoire que se raconte le
spectateur, plus ou moins étayée par l ' histoire que raconte le
film. Songeons aux collages de Max Ernst (La Femme IOO têtes,
1927 ; Une semaine de bonté, 1934) qui obéissent au système de
raccorder l ' hétérogène ou l' hétérodoxe : ce qui ne raccorde pas
selon les logiques de l 'espace et du temps dont nous sommes
familiers ; ainsi, aux regards répondent des formes encadrées et
souvent mises en abyme, qui manifestent une bouffée d'alté­
rité radicale incluse dans une image par définition unifiée. Or,
le cinéma, en dépit des essais de Luis Buiiuel, d'Otar Iosse­
liani, de Claudio Pazienza, n'est pas capable d'un tel exploit :
raccorder le familier avec l ' étranger. Pourquoi ? Parce qu' il y va
d'un désir de continuité qui ne souffre que fort peu le trouble
ou l 'altération. La « fatalité analogique » du cinéma écarte le
parapluie de la table de dissection. Ainsi se comprend la rareté
ou le caractère exceptionnel des films dits « surréalistes » (Un
chien andalou, Luis Buiiuel, 1929). La jouissance relative que
procure une association incongrue s'éteint tout aussitôt si rien
ne la relance. L'autruche traverse le salon, et voilà !

Chronocinémato g raphie

La caméra est une horloge avons-nous écrit. É tienne-] ules


Marey filmait en bas à droite de l ' image chronophotogra­
phique le cadran d 'une horloge pour comparer son analyse
visuelle du mouvement avec le temps. Les noms choisis par
Marey l 'avouent : le Chronophotographe à plaque fixe (1882),
le Fusil photographique (1882), puis le Fusil chronophotogra-

128
phique (1890) et le Chronophotographe à plaque mobile (1890)
font référence à ce calcul horloger de l 'espace et du temps. Celui
qui fut longtemps son assistant, Georges Demeny, a conçu
le Chronophotographe Gaumont en 1896 (après le Cinéma­
tographe Lumière). Le Chrono de poche de Demeny (1900,
vendu dans un étui en mouton doublé velours) fonctionnait
avec un « ressort ». Un mouvement d'horlogerie, donc, qui
automatise la caméra et libère la main de l 'opérateur de devoir
tourner la manivelle.
L'évolution des caméras raconte d'ailleurs « une histoire
horlogère » et les fabricants de caméras étaient des mécaniciens
de précision dont l ' école était l ' horlogerie. La caméra méca­
nique fait la même chose, en déplaçant la pellicule, que fait
l 'aiguille d'une horloge : elle marque le temps par de l 'espace.
Dans les années soixante, c'est le quartz (de la montre à quartz)
qui règle la vitesse de la caméra sur un temps stable, afin de
caler les deux appareils de prise de vues et de prise de sons sur
cette horloge de référence. « Utiliser l 'heure est un moyen de
signer chaque instant. » Cette intuition et formule de Jean­
Pierre Beauviala le conduira (à partir de cette horloge électro­
nique qu'est le quartz) à inventer un dispositif de marquage du
temps sur la pellicule ; d'abord en clair, visible par le monteur,
puis codé, lisible par la machine. Le timecode est aujourd ' hui
systématiquement associé aux images. L' échantillonnage
numérique est toujours un principe de découpage des données
numériques en espaces et en durées.

Cinéma

Du cinéma, il y en a dans tous les films - plus ou moins.


Comment définir cette dimension qui englobe, à la fois, tous
les films et, à la fois, se trouve disséminée, plus ou moins, dans
tant de films, des plus nobles aux moins considérés ? Nous
nommerons cinéma cette conjonction de cadres et de situations,

12 9
de vitesses, de mouvements et de sens, de montrer et de cacher,
qui se noue en telle ou telle séquence d'un film quelconque. I l
y a d u cinéma, qui pointe, passe o u s'affirme dans nombre de
films, alors que passent aussi dans les mêmes films d'autres
tensions qui viennent davantage du scénario, des comédiens,
de tel ou tel élément séparé et séparable. Cinéma vise dès lors
une sorte de synthèse, ou d'alliance, ou d'association de traits
signifiants qui jouent ensemble, sans qu'il soit possible au spec­
tateur de les séparer, de les distinguer. Une sensation unique
produite par la liaison - toujours précaire, toujours fragile,
toujours faite d'intensités relatives - entre cadres et corps, entre
lumières et voix, entre nature et artifice. Aimer le « cinéma des
films », c'est s'intéresser à l 'œuvre, à la manière, au propos des
cinéastes : à l 'art signé, à la politique des auteurs, au style, à la
marque de fabrique. Aimer le « cinéma dans les films » , c'est
se délecter tout autant de jouissances anonymes et non conve­
nues, de surprises, de maladresses dont on ne sait si elles furent
volontaires ou non. Le « non finito » cher à Roberto Rossellini
s'adresse en tout film à l 'ébauche qu' il demeure. L'accident, le
hasard, l ' improbable conjonction de contraires que rien n'au­
rait dû croiser, sinon le geste cinématographique, donnent lieu
à cette sorte particulière de jouissance cinéphile qui ne colle
pas avec le savoir des spécialistes, qui tient plutôt de l'amour
transi. Peu importent dès lors la signature, le nom, la célébrité,
le culte. Le plus inconnu des films peut accéder au paradis
des grâces cinématographiques. Celles qu'on rencontre aussi
dans les films d'auteurs reconnus, Samuel Fuller par exemple,
Roberto Rossellini, André S. Labarthe . .. Jouer avec le désir
de voir (Josef von Sternberg), le désir de savoir (H itchcock).
Avec les fausses évidences sexuelles (Hawks, Cukor, Wilder).
Avec les apparences (Lubitsch) . Bref: jouer avec le spectateur,
l 'entraîner à jouer avec/contre lui-même. Perdre un instant le
spectateur pour le transporter ailleurs, le retrouver ailleurs.
Le film, disait Robert Kramer, est ce qui m'arrive. Le
cinéma n'est donc possible et présent que dans la relation

130
entre un sujet-spectateur et un film projeté sur un écran. Sans
spectateur (un seul suffit), disait Serge Daney, pas de cinéma.
Cette relation évoque une partie, un défi, un duel, un duo, un
doux combat. Ce que le spectateur sait et ne sait pas, ce qu' il
devine et ce qui le surprend, d'un côté ; de l 'autre, ce que le
film cache de son propre mouvement, ce qu'il ne livre que
lentement, parcimonieusement, précautionneusement. D'un
côté, ce que le spectateur projette, imagine, construit, rêve ;
de l 'autre, les fausses pistes, les pièges, les énigmes. D'un côté,
la pulsion scopique et son insatiable appétit de voir (scopo­
philie) ; de l 'autre, la logique de frustration liée à toute entre­
prise narrative (ne pas tout dire, ne pas tout dire tout de suite,
garder des réserves pour la suite de l ' histoire).
Il s'agit donc d'une relation ludique. Jeu entre cinéaste et
spectateur : Fritz Lang avec M le Maudit (1931), Fury (1936),
Hangmen also Die (1943) ; ou bien Abbas Kiarostami avec
Close-up (1990). Mais bien plus souvent, d'un jeu entre spec­
tateur etfilm, le film qu' il voit ici et maintenant, le film qu'en
partie il contribue à modifier et recréer. Toutes les produc­
tions artistiques impliquant un spectateur (ou un auditeur)
procèdent de la sorte, par combinaison de l 'œuvre qu'elles
manifestent (telle que l 'a voulue l 'auteur, mais surtout telle
qu'elle est devenue réelle) et de la projection mentale que le
spectateur ou l 'auditeur ne manque pas d ' élaborer et d 'ex­
primer devant l 'œuvre, la faisant en partie sienne. Il y a autant
de Montagne Sainte-Victoire que de moments de la journée
où Cézanne l 'aura peinte, mais autant, tout aussi bien, que
de regards de spectateurs . C'est en ce sens, et seulement en
ce sens, que le cinéma peut être un art. Nous entendons par
« art » ce qui exalte et transforme la subjectivité même du

sujet amateur d 'art. Plus que les autres arts, sans doute, le
cinéma détient le privilège, par la longue du rée d'une séance
(une heure, deux heures, etc.), de plonger les spectateurs dans
une sorte d'entre-deux entre rêve et conscience, ce je sais bien
mais quand même qui accepte, qui souhaite qu'on ne chai-
131
sisse pas entre l ' imaginaire et la réalité, que la confusion dure,
le trouble, le transport. Seule cette longue durée est propice
à un égarement recommencé, à une imprégnation d'inquié­
tante étrangeté que ne permet pas le coup de flash. Nous
rencontrons là la butée qui fait que la séance de cinéma est un
foyer de résistance à la consommation frénétique en vigueur
partout où passe le marché. Au cinéma, on a le temps d'ou­
blier l ' incessant rappel à l'ordre d 'acheter dont rues et vitrines
regorgent.
Dans un monde que le marché tend irrésistiblement à
désincarner, où la recherche et l ' innovation numériques
tendent non moins irrésistiblement à s' éloigner des corps
référentiels - ceux des vivants qui sont là -, le cinéma vient
à propos pour redonner aux absents présence, aux présents
redonner prise sur leur proche prochain. Étrangement, cet
art né d'une opération quasi magique de survivance des
morts dans leurs images, de la virtualisation des charges de
la vie dans leur version burlesque (l 'appartement, la voiture,
le costume, le corps : ces ennemis), vient aujourd ' hui à notre
rencontre comme un commun que nous partageons parfois
dans les œuvres aimées, mais toujours dans lejeu des films qui
finit par obséder nos vies - puisque nous sommes insensible­
ment passés de la place du spectateur à celle de l 'acteur, ou du
cadreur, ou du réalisateur, ou du filmeur . . . et que rencontrer
l 'autre, désormais, c'est (souvent) le filmer, c'est encore le voir
sur un écran.
Peut-être s'agit-il du point inatteignable où rêve et réalité
coïncident ? Où la vie réelle des gens réels est déjà tellement
modélisée par la publicité, les films, les émissions de télé­
vision, les magazines, etc., que très spontanément chacun
s'accroche à cette part d'irréel qui caractérise obstinément le
présent. Est-ce que Bernard Arnaud (par exemple) est un rêve,
un mythe, un homme réel, un fantasme ? Mais . . . la plupart
des sans nom que nous entretenons jour après jour dans nos
relations sont-ils des êtres réels ? Des apparitions ? Des rêves

13 2
que nous aurions ? Comme en écho du sentiment d'ambiva­
lence qui caractérisait, hier, les dramaturges : de Shakespeare
(La Tempête, 16n) ou Calderon de La Barca (La Vîe est un
songe, 1635) à Samuel Beckett (L e Dépeupleur, 1970), la vie
dite « réelle » n'est-elle pas « réellement » un roman, une série
télé ? Nous n'en sommes pas sûrs et ne voyons rien de déso­
lant si la chose s'avère. Peut-être que la poussée insupportable
- et odieuse - du Capital, peut-être que les conditions de vie
effrayantes qui nous sont faites, trouvent déjà leur issue dans
la construction d'un autre monde, fantasmatique si l 'on veut,
imaginaire, soit, mais qui finit par compter plus pour nous que
celui-ci, qui nous occupe davantage, qui implique de notre
part plus de désir. Le Capital a cru et croit encore manipuler
les libidos, les organiser, les diriger vers les objets (marchands)
désirables. Mais peut-être en va-t-il autrement. Peut-être qu'au
cœur du système psychique humain un désir de désobéir à la
règle, à la norme, à la loi, à la violence mercantile, peut-être
que ce désir « pervers » est plus fort, et qu' il nous entraîne par
mille chemins de traverse vers un très simple but : faire nous­
mêmes ce qui nous plaît.
Le cinéma, semble-t-il, nous offre ce suspens des contraintes
ordinaires, ces places de liberté, ces marges de flottaison. Nous
avons pu être ce que nous n'étions pas, cow-boy, gangster,
vamp, nous avons pu être à la fois Karl Malden et Madon
Brando dans Sur les quais (Elia Kazan, 19 54). La vie ordinaire
telle que le Capital la veut ne nous offre rien de ces possibles. Le
cinéma, c'est-à-dire la fiction incarnée dans des corps parlants,
et qu' ils soient joués par des comédiens ou des non-comédiens
(Pierre Riboulet, Sylvie Lindeperg, Carlo Ginzburg, Jean-Paul
Manganaro ou Michel Portal dans les films du co-auteur de
ces textes), nous ouvre la possibilité d'œuvrer à notre trans­
substantiation : non pas devenir autre que ce que nous sommes,
mais devenir ce que nous sommes en tant qu'autre. Voilà ce que
la domination qui nous opprime, c'est le mot, voilà ce dont
elle ne veut pas. Que le sujet, pour aliéné qu' il soit, en vienne

133
à bâtir son petit monde, moins grand que celui d 'A rnaud (par
exemple), mais d'autant plus satisfaisant pour lui-même - non,
il semble bien que cela risque de troubler l 'ordre établi.
Fragmenté en milliards d'éclats, le visible est devenu un
zapping géant qui disperse à l ' infini, qui étoile nos subjecti­
vités. Nous croyons et nous voulons croire que ce qui relève
encore de l'histoire du cinéma relie et réorganise les amas de
visibilités vagues roulant en orbite autour de nous. Parce que
le cinéma a une histoire, certes, et d'abord parce que cette
histoire est précisément celle de l 'engendrement et de la montée
en puissance du spectacle éclaté. Une généalogie. L' histoire du
cinéma est d'abord celle de la prise de contrôle des outils de
représentation par le Capital, ses monopoles, ses studios, ses
firmes, ses marques. Elle est celle de l 'aliénation des images
mouvantes et sonores aux intérêts des marchés. Elle est aussi
celle des nombreux cinéastes qui se sont opposés à de telles
dérives, à de telles défaites. Il est temps que les « histoires du
cinéma » soient racontées du point de vue des opposants à la
dictature du spectacle. Presque tous les cinéastes importants
pourraient être cités.
Enregistrés, diffusés, exposés, transférés, mis en boude,
ces millions et millions d'objets audiovisuels circulent, nous
entourent, nous y sommes plongés, nous en faisons les anneaux
de nos relations, les signifiants de nos mises en commun. S'en
plaindre serait vain. Vous nous direz : oublions-les. Ces nuages
d'images ne sont pas aussi précieux que l'air qu'on respire.
Eh bien, nous n'en sommes pas si sûrs. Les images qui nous
entourent et qui sont montrées par (et qui nous montrent)
d'autres hommes, d'autres systèmes, d'autres empires, se subs­
tituent aux images qu'autrefois nous pouvions encore imaginer
nous-mêmes.
Peut-être cet « autrefois » n'a-t-il jamais existé. Toujours des
images ont formé des images, dans une suite sans fin, qui est
aussi notre histoire. Mais ici et maintenant, un tel bombar­
dement de formes visibles, de vibrations et de couleurs qui
auront été pensées, voulues, imaginées d'abord par le marché,
la publicité, la mode, les journaux, nous conduit sans que nous
le sachions vraiment à voir com m e ilfout. Comme il faut voir,
compte tenu de tout ce qui se fait voir et ne cesse de monter
vague après vague à l 'assaut de nos nerfs.
Peut-être convient-il aussi de tirer parti (sinon profit) d'un
tel élargissement de notre horizon, ouvert désormais à toutes
les sortes d'images et de sons, formés et non, professionnels
et amateurs, ambitieux et futiles, ludiques et propédeutiques,
d' ici et d 'ailleurs. Ces films plus ou moins longs, Internet les
rend plus facilement accessibles que tous les systèmes de distri­
bution du cinéma connus à ce jour : accessibles mais, pour le
moment, hors des salles, hors de la nuit du hors-champ, hors
des conditions mêmes du cinéma. Les films ne suffisent pas.
Encore faut-il faire cinéma. Et quant aux modes de distribu­
tion commerciale qui se profilent, nous savons bien qu' ils iront
dans le sens d'une hyper-concentration (mille écrans pour une
source unique, et encore une fois mille salles pour un film),
c'est-à-dire qu' ils iront à contre-courant de la dissémination
présente d' écrans et d'objets à y afficher. Une sorte de guerre
économique (donc technologique) oppose déjà une pratique
propriétaire qui contrôle la distribution et la production à une
autre pratique, empirique, sauvage en partie, plus illogique,
dispersée, non-propriétaire, qui fait naître les films ou les
objets audiovisuels hors des marchés principaux.
Encore un point : s'il y a des différences, s'il y a une
hiérarchie entre ces objets audiovisuels, dont certains seraient
des « films » ou du « cinéma », et d'autres non, elles ne
tiennent pas (comme une trop grande soumission aux intérêts
du commerce veut le faire croire) aux budgets, aux investis­
sements, aux normes de production, pas plus qu'au baptême
des objets audiovisuels (films de cinéma indus) par ces insti­
tutions que sont l 'exploitation ci nématographique en France,
les circuits commerciaux appartenant aux majors français, les
festivals reconnus, le CNC, etc. Seules comptent en vérité les

135
ambitions et réussites des œuvres, grandes ou faibles, qu'elles
soient ou non adoubées par le commerce des films.
On dira : mais non, ces milliers et milliers d ' heures
d'images et de sons enregistrés de tous côtés ne sont pas exac­
tement ce que l 'on entend par « cinéma » : des salles, des grands
écrans, des comédiens . . . Ils ne sont pas non plus reconnus par
la distribution, la grande ou la petite. Cet argument ne tient
pas. Que l 'on se souvienne du premier film de Nanni Moretti,
des premiers Rouch, etc. Des salles, il s'en trouve toujours
à un moment ou à un autre. Des inconnus peuvent jouer
leur propre rôle. La qualité des images numériques autorise
leur projection sur grand écran. Ces films existent en DVD.
Ils circulent sur le Net. Il ne leur manque qu'une chose : le
marché, le marché du cinéma tel qu' il est aujourd'hui. La
plupart de ces milliers de films sont hors marché : financés par
des fonds publics ou privés, par leur auteur, par des associa­
tions et réseaux . . . Ils témoignent d'un désir plus fort que les
contraintes économiques. Leur faible coût les met en mesure
de s'affranchir de l 'économie capitaliste du cinéma. Et s'ils
sont inconnus de la très grande majorité des critiques de
cinéma, s'ils sont ignorés par les médias, c'est évidemment au
nom de l 'orthodoxie économique qui veut que l 'art soit lié à
l 'argent, et qu'une œuvre passe par échec et succès, par pertes
et profits. Ce qui fait doxa c'est aujourd 'hui l 'argent, les fonds
innommables que tel cinéaste parviendra à rassembler sur son
nom ou son projet. Aliénation à l 'esprit du temps, qui est le
temps de la marchandise. Ce qui échappe à cette doxa, son
dehors ou son autre, lui est insupportable et sera traité par
toutes les doxologies comme irréaliste et peu sérieux. Largent
devrait faire douter de tout, il fait croire.
C'est un fait que le désir et le besoin de filmer excèdent
aujourd 'hui les circuits institués du cinéma commercial. Une
vague naît, faite de mille nouvelles vagues. Mille fois mille :
c'est-à-dire qu' il y a dans cette foule toutes sortes d 'objets
audiovisuels, courts et longs, plaisants et non, novateurs et
non, pour tous les goûts. Le cinéma s'expérimente à grande
échelle, dans tous les milieux, toutes les cultures. Les Indiens
d'A mazonie se filment et filment leur monde. Les Indiens du
Grand Nord canadien, les Inuits du Nunavut. Les Kanaks
de Nouvelle-Calédonie. Les Papous de Papouasie-Nouvelle
Guinée. Nous savons que ce n'était pas imaginable il y a
seulement trente ans. Des mondes naissent au cinéma, le
pratiquent, le redéfinissent selon leurs manières de faire et de
voir. Une telle explosion est forcément ambivalente : plus que
jamais, le monde est couvert-recouvert d' images et de sons,
et la société spectaculaire devient universelle. Il peut paraître
absurde d'ajouter des couches d ' images et de sons aux épaisses
nuées audiovisuelles qui tournent autour du globe. Pourtant.
Ce n'est pas en fermant les distributeurs d' images, en jetant
son téléviseur, que l 'on pourra combattre la mise en spectacle
marchande du monde. Il faut d'autres images et d'autres sons,
d 'autres durées et logiques, d'autres formes ; il faut casser les
formats et les formatages. Comme un nouveau-né, le monde a
soif d'images nouvelles. I l y a une innocence à reconquérir. Le
vieux monde est celui qui croule sous les images publicitaires.
Un nouveau monde est à naître avec ces nouvelles manières de
filmer et de monter que l 'on distingue ici et là. Filmer, monter :
exactement ce qui fait ouvrir les yeux. Voir à nouveau, entendre
à nouveau. La nouveauté, c'est que ces nouveaux mondes qui
se mettent à filmer et à monter ne sont que partiellement sous
l ' influence du cinéma commercial mondialisé, toujours normé,
lui, formaté, typé. Ils échappent à ce modèle pour cette simple
raison qu' ils ne le voient pas tourner en boucle chez eux. La
distribution commerciale choisit ses terres de rentabilité. Elle
dédaigne les périphéries. Ceux qui les habitent, sans doute, ne
peuvent pas ne pas voir les produits audiovisuels diffusés par
toutes les télévisions du monde, mais ils ne peuvent pas non
plus manquer de voir que ces produits ont fini par ne plus se
distinguer les uns des autres, issus du même moule, formatés à
mort, standardisés. Le radeau des films pauvres dérive ailleurs.

13 7
Toutes les langues s'y entendent. Toutes les coutumes s'y font
voir parce qu'elles sont réellement pratiquées et non réduites
au spectacle touristique occidentalo-centré. Que les nouveaux
venus imitent les formes dominantes est un risque. Ils peuvent
aussi inventer, innover, sortir des sentiers battus, d'autant
mieux que leur apparition sur le front du cinéma est plus le
signe d'une opposition aux modèles dominants que d'une atti­
tude d' imitation ou de soumission. Les formes dominantes
dominent, c'est un fait, et jusque dans les rangs des oppo­
sants proclamés (Michaël Moore) ; mais cette domination,
bien réelle, rencontre pour cela même une résistance, un refus.
Il s'agit d'une bataille, avec des fronts, des renversements de
fronts, des avancées et des reculs. Voyons dans la dissémina­
tion du cinéma à travers les pays, les peuples, les cultures, les
collectifs, les associations, mais aussi à travers les vies singu­
lières en devenir de fictions, en promesse d'histoires, et donc à
travers les sujets eux-mêmes, voyons une puissance qui monte
pour contourner et délaisser le dominium des Grands Médias
Unifiés. Puissance de la pauvreté. Qui est d'abord de se libérer
du marché, avant même, peut-être, de libérer les pratiques et
les formes.

Cinémato g raphe et cinéma

Se souvenir qu'A ntoine Lumière, avant que ses fils ne choi­


sissent « Cinématographe », leur avait suggéré de nommer leur
invention « Domitor », ce qui peut se traduire par « domp­
teur, dresseur ». C'est aujourd' hui le nom d'un sédatif pour
animaux domestiques.
Il a été noté que le passage du premier terme, Cinémato­
graphe, au second, cinéma, sans doute sous l ' influence de la
parlure américaine, a fait sauter le signifiant « graphe ». Qui
a une histoire, laquelle se mêle à la nôtre de fort près, plus
que le signifiant « cinéma » n'avait encore pu le faire. C'est
aujourd ' hui l ' inverse : il y a ce qu'on appelle « cinéma » (que
nous pouvons le plus souvent nommer « spectacle ») - et le
« graphe », de graphein, écrire, graver, a disparu. Analysons
un instant ce saut sémantique. Tout le lexique technico­
scientifique du XIX e siècle finissant a multiplié les variations
autour de signifiants à connotation « scientifique », comme s'il
importait de baptiser chaque invention, chaque pas technique,
au nom d'un progrès de la science. À les lire aujourd ' hui, reste
une poésie sémantique dans les noms des machines qui ont
annoncé, préfiguré, accompagné le Cinématographe des frères
Lumière. Ce qu'on en peut retenir est que le souci d 'écrire, de
graver (graphein), était aussi marqué lexicalement que celui de
montrer (skopein). Il y avait des graphes et des scopes à foison
dans les bulletins scientifiques comme il y en a aujourd'hui
dans les vitrines des cinémathèques.
À son départ, le cinéma est divisé sinon déchiré entre deux
forces opposées, toutes deux nécessaires comme les conditions
matérielles mêmes de la possibilité d'un film, deux forces
pourtant structurellement opposées : d'un côté, le coup d'œil,
la séduction instantanée du spectacle curieux, le royaume de
l 'attraction, qui dit bien son but - et c'est bien dans ses tout
débuts que le cinéma, projeté dans les foires, pouvait intéresser
les curieux comme une curiosité de baraque. Ce coup d'œil,
souvent pressé, impatient, curieux du prochain objet, nous
semble définir le spectateur de spectacles. La variation, la variété,
le changement (aujourd ' hui le zapping) disent un spectateur
anxieux du temps qui passe, un consommateur qui aurait
peur d' être lui-même consommé par ce qu' il voit. Le zapping
est évidemment une fuite sans fin. Un geste phobique.
À l 'autre pôle, ce graphein, cette écriture, cette trace qui
prétend à se fixer sur un support, à durer au-delà du temps
qu'un regard lui accorderait. É criture en ce sens est à la fois
métaphore de la mise en scène, du montage, bref de la mise en
formes du film ; et en même temps, au sens propre, inscription
sur un support, griffe, greffe, égratignure. Le cinéma circule

139
entre ces deux pôles, il y a à la fois vision du visible cadré, et
enregistrement de ce cadre. Au principe additif du spectacle
s'oppose donc le principe soustractif de l 'écriture cinématogra­
phique. Cette soustraction opère dès le premier instant : cadrer
revient toujours à réduire le champ visible, le mutiler, l 'amputer,
l 'amoindrir. Faire un cadre c'est entrer dans une soustraction,
nier le tout, affirmer le défaut et le fragment. Opération philo­
sophique qui est à la clé du processus de création. Entre le pôle
du spectacle et celui de l 'écriture, chaque cinéaste, chaque
époque trouve son compromis, étant entendu que même dans
Bresson il y a du Ben-Hur, et même dans Coppola, du Straub.
Allons plus loin : la double nature du cinéma, spectaculaire et
scripturale, est à même de rendre compte du jeu fondamental
entre montrer et cacher. Il est clair qu' il est dans la nature
du spectacle de montrer, de rendre visible, de faire reculer les
bornes du non-visible : filmer tout, tout le temps, quels que
soient les obstacles, les convenances, les réticences, les inter­
dits. Tout spectacle passe sous la coupe d'une fatalité accumu­
lative : plus, toujours plus, plein, trop-plein, etc. Comme la
mise en spectacle repose sur ce postulat selon lequel « tout est
visible et le visible est tout » , les narrations qui en découlent
ne peuvent être que très simples : des déroulés, des successions,
des morceaux choisis, rien de construit. Construire, c'est
cacher, différer, dérober, supposer qu' il y a un autre visible
derrière le visible, que tout n'est pas donné, qu' il y a à deviner,
à conquérir, à apprivoiser. Qu' il y faut, bref, de l 'écriture, en
tant que les mots sont dans un système substitutif, limités
les uns par les autres, chaque mot bordé et bordant d'autres
mots, système incomplet, complétable, équivoque, partiel
et partial, chaque mot manquant à sa place, toujours insuf­
fisant, toujours approchant : ces quelques notions qui valent
pour le langage écrit peuvent se retrouver aisément dans le
fonctionnement des images cinématographiques : le cadre
montre, sans doute, mais aussi cache, puisqu' il rend en partie
invisible ce qu' il recouvre ; le cadre en cadrant exclut une
portion du champ visible à l 'œil nu ; cadrer, c'est renoncer à
« tout » montrer ; la succession des photogrammes elle-même
(ou des images vidéo) découpe le visible en une succession
de fragments entre lesquels s'inscrivent autant de manques ;
la fréquence d'enregistrement du visible cadré est une réécri­
ture du rythme « naturel » du monde, la durée d'une série de
photogrammes ou d'images est un facteur de fluctuation qui
interdit toute prise certaine, etc. Les images ne sont j amais
« toutes », jamais « tout », elles dépendent d'un régime de
frustration ou de déception, et d'autre part elles sont en « flot­
taison », à demi émergées, à demi encore immergées. Tout ceci
fait d'une écriture (cadrage, découpage, montage) le véritable
principe de vie des « images ».
On sait la compulsion du siècle de l ' industrie à multiplier
les expériences optiques. Le XIX e siècle découvre la magie des
images et le rôle explicite de l 'œil. Apothéose de la peinture
(Ingres, Delacroix, Manet, Courbet, Cézanne) et irruption de
la photographie (Nadar, Daguerre, Atget). Les puissances de
l ' image projetée éclipsent les « sujets réels ». L' idée ne vien­
drait à personne d'aller contempler - pour de vrai - l 'atelier de
Courbet à Paris - mais le tableau, oui. Déjà, la représentation
intéresse plus que la vue « réelle ».
On comprend que le « graphe » de Cinématographe renvoie
à « écriture » qui promet « lecture », termes scolaires propres à
décourager le curieux, le papillon des foires et des expositions.
Quand nous parlons d'écriture cinématographique, il ne s'agit
pas de l ' importation abusive d'un terme qui a trouvé son sens
dans la plume et le papier, le clavier et l 'écran. Non, il s'agit
bien de relancer dans l 'appel au mouvement que dit le « kiné »
de cinéma, cette part autre, le graphe, l ' inscription, l 'enregis­
trement, la gravure, ce qui raye la toile blanche de l 'écran. Il
est aussi possible d'entendre dans la censure du « graphe » de
Cinématographe le refus de penser l 'opération cinématogra­
phique comme pratique humaine (et non divine ou purement
mécanique). É crire a été, reste et sera une opération humaine
où se crée quelque chose qui vient faire écho ou défi au geste
divin. La main, le doigt, le crayon, la plume. É mile Cohl,
Norman McLaren écrivaient ou peignaient directement sur
la pellicule, surface sensible, oui, mais surface tout court. Le
geste contemporain du doigt sur l 'écran tactile d 'un ordinateur
n'est pas si loin de la gravure, graphein. Goethe avec son Faust
(1808) avait perçu ce défi, qui excède celui de Méphisto (par
parenthèse, c'est ce qu'A lexandre Sokourov n'a pas compris
dans son interprétation de Faust, 2011 : que le geste le plus
simple de l ' homme était en soi un désaveu du divin) : écrire,
c'est créer le prochain en même temps que le futur puisqu'est
postulée l'attention d'un lecteur.
En ce sens, nous devons observer un écart assez radical
entre le mode d'adresse du spectacle : à tous, à un public
nombreux, voire innombrable ; et le cinématographe, écriture,
qui s'adresse à chaque-un (Jean-Claude Milner, 2010), chaque­
un en tant que sujet subjectivé dans la séance. Il serait facile
de dire que le spectacle unifie alors que le cinéma divise. Mais
c'est tout ce que nous nommons « art » qui divise, qui vise le
sujet en tant que singulier, clivé, en discord, c'est chaque geste
d'art qui défait les masses et les réduit, c'est heureux, à une
collection d'uns. Un à un.

Cinéma direct

Le terme, consacré par l 'usage, est obscur. Tout le cinéma


introduit et développe une médiation entre le monde et la
machine, entre le corps filmé, le corps filmeur, le corps specta­
teur. Quelque « immédiate » que soit sa production, la caméra
vidéo est elle-même médiatrice. À ce titre : l'indirect est le
principe commun à tous les films. Qu'a-t-on voulu dire en
parlant de « cinéma direct » ? Mettre l 'accent, sans doute, sur
une relation, en effet plus directe, entre filmeur et filmé. Une
équipe moins nombreuse, réduite souvent à deux personnes,
l 'une à la caméra et l 'autre au son, configuration à peu près
limite , même si quelques cinéastes font les deux, images et
sons. Le terme désigne cette réduction à l'essentiel, cette
coprésence des corps , les filmés , les filmeurs , plus décisive et
plus perceptible que dans le cas d'une équipe de dix, vingt,
trente ou quarante techniciens , comme il arrive dans les
grosses productions. Il y a donc une économie plus modeste
du cinéma direct. Souvent, la caméra est portée, et le corps du
cadreur entre par là dans une danse avec les corps filmés (voir
Jean Rouch filmer des musiciens , des danseurs , des pileuses de
mil dans Un lion nommé /'Américain par exemple, en 1971). Le
cinéma direct associe machine, corps filmés et corps filmeur
dans une chorégraphie qui , à elle seule, annonce un monde
plus léger - celui du cinéma.
Le « synchronisme automatique au tournage » est devenu
vraiment fiable au début des années soixante-dix avec la fabri­
cation du moteur Beala par É clair puis du moteur Alcan dit
« Beauviala » par Aaron (à l 'origine orthographiée Aaron). En

attendant, les caméras amateurs ou de reportages, plus légères ,


et le magnétophone à bande magnétique permettent - tout
de même - de filmer n 'importe qui, n'importe où, n 'importe
quand, chacun avec son corps , sa parole, son histoire , sa
biographie, ses repères. D'un coup, fin d 'un privilège. Vertov,
Vigo, Renoir, par exemple , avaient rêvé de pouvoir enregistrer
images et sons en synchronisme hors des studios, dans les rues et
les champs (Toni, Jean Renoir, 1934 ; Housing Problems, Arthur
Elton, 1935). C'était encore très difficile. La parole du peuple
est absente de sa présence figurante. Des corps sans voix et
sans discours. C'est ce qu'ont voulu les studios. Dziga Vertov a
tenté, seul en son temps (Enthousiasme, 1931), d'enregistrer ces
mots du peuple. La tentative a été un échec partiel : le camion­
son imaginé par le cinéaste restait un « studio » roulant qui ne
pouvait pas s'immiscer là où les caméras , elles , se glissaient.
Mais encore, la pellicule son devait être développée comme
la pellicule image. Il a fallu attendre que Vittorio de Seta ou

1 43
Jean Rouch voient dans les magnétophones à bandes utilisés
depuis quelques années en radio, l'outil qui est devenu celui
du cinéma, et qui permet, avec un magnétophone de la taille
d'une valise, de filmer non seulement dans les endroits les plus
inaccessibles mais aussi d'écouter immédiatement ce que l 'on
venait d'enregistrer, et ce, sur les lieux même du tournage. On
était en 1954.
Historiquement, le cinéma direct apparaît à la fin des
années cinquante, d'abord dans Primary (Robert Drew,
Richard Leacock, Albert Maysles) où la caméra accompagne
ou suit l'un ou l'autre des deux candidats aux primaires
du Wisconsin, Hubert Humphrey pour les Républicains
et John F. Kennedy pour les Démocrates. Caméra légère et
magnétophone portable se faufilent au milieu des foules de
supporters, gravissent les marches, grimpent sur les tribunes.
Pour la première fois, actions et paroles sont saisies en même
temps, en direct, dans des espaces (ici les coulisses de la poli­
tique), et dans des temps faibles, insignifiants, que l 'on ne
voyait pas d'habitude au cinéma. À peu près au même moment,
en France avec Jean Rouch, Michel Brault et Edgar Morin
(Chronique d 'un été, 1961) et, au Québec, Pierre Perrault et le
même Michel Brault (Pour la suite du monde, 1963). La « révo­
lution » du cinéma direct est souvent associée à une mise au
point technique, celle du synchronisme entre le magnétophone
et la caméra. Oui, à ceci près que les cinéastes ont été (une fois
encore) précurseurs. Primary a été tourné avec « deux caméras
et beaucoup de culot » (Richard Leacock), dont une caméra
amateur Kodak Spring Wind 400 qui a filmé le plan-séquence
légendaire qui suit John F. Kennedy de sa voiture jusqu'à la
scène d'un meeting, à travers la foule de ses supporters. Pour la
suite du monde a été filmé avec trois caméras : Michel Brault et
Pierre Perrault prenaient une caméra plus lourde, une Auricon,
pour enregistrer - en intérieurs - son et image synchrones, et
une caméra plus légère, une Arriflex, pour les séquences de la
pêche aux marsouins. D'un côté, la possibilité de la parole et

1 44
de l 'autre, la mobilité avec une caméra de reportage bruyante
et non synchrone, afin de réunir les deux objectifs du cinéma
direct dans le même film. Dans ce dernier cas, le synchronisme
est recréé au montage, en enlevant une « image-son » ici et là.
On comprend pourquoi plusieurs scènes de dialogue sont tour­
nées sur le pas de la porte : la caméra reste à l'intérieur, elle est
synchronisée avec le magnétophone sur le courant électrique
(selon la technique des studios), mais on a l ' impression que
les personnages sont dehors. Tout ceci nous dit que Perrault et
Brault désiraient intensément un son synchrone avec l ' image,
en dépit du manque de cette caméra qui arrivera quelques mois
plus tard, avec !' É clair-Coutant. Ce désir de direct est attesté
avant que la technique ne puisse l 'assouvir : c'est le cas de On
the Bowery (Lionel Rogosin, 1956) et des cinéastes du Free
Cinema britannique (1955-1959). Comprenons qu' il s'agit d'un
mouvement profond, d'un désir tel que l 'esthétique, à travers
la technique, rejoint l ' éthique et la politique. Tous les cinéastes
filmant avant la fin des années cinquante sentaient peser le
poids des studios et des manières de faire traditionnelles.
Dès que sont filmés ces femmes et ces hommes de tous les
jours que l 'on découvre dans Pour la suite du monde, il faut
leurs paroles, leurs accents, leurs manières de dire en même
temps que leurs images, et tout cela ne peut être saisi que
sur le vif Être là, avec eux. On fait comme si l 'enregistrement
synchrone du son et de l 'image était déjà possible. On précède
la réalité. Le désir est plus fort que la technique qui le fait
réalité.
Il devient alors possible de filmer dans les rues ou les prés
des personnes quelconques, non spécialisées, non profession­
nalisées, des inconnus (Les Inconnus de la terre, Mario Ruspol i,
1961), des êtres parlants qui n'avaient pas la parole au cinéma.
En même temps que la parole, c'est l 'acoustique d'un lieu qui
est enregistrée. Cela produit un effet d'inscription vraie : une
parole de l' ici et du mai ntenant, inscrite dans l'acoustique du
lieu où elle a été énoncée (par exemple au début de Chronique

1 45
d'un été, la séquence « micro-trottoir », et la fin du même film,
autre acoustique, celle de la discussion entre Rouch et Morin
dans les couloirs du Musée de l 'Homme).
C'est une révolution. Lesthétique rejoint la politique.
Encore une fois, la volonté politique et esthétique d'une repré­
sentation « plus juste », au plus près des êtres sociaux vivant et
parlant, a précédé la technique - et non le contraire. Les sans­
paroles parlent et disent leur propre récit. Pour la première
fois dans la longue histoire des représentations, est annulé le
principe de séparation (un corps pour un autre, un texte pour
un autre, etc.) : le corps jouant (l 'acteur) profère une parole qui
est « la sienne » (et non celle d'un auteur ou d'un dialoguiste) ;
cet acteur joue en son nom propre : il ou elle se nomme par
exemple « Marceline Loridan » (Chronique d 'un été, Rouch
et Morin, 1961) et non pas par exemple « Patricia Franchini »
(Jean Seberg) ou « Angela » (Anna Karina) ; son nom est le sien,
comme son corps, comme son histoire, comme son identité ou
plutôt sa généalogie, comme sa biographie, donc, comme les
événements qui l 'ont marquée (elle porte sur son avant-bras le
numéro tatoué à Auschwitz, où elle fut déportée à 17 ans). Bref,
tout ce qui était séparé sur les scènes des théâtres comme sur
les affiches des films se trouve ici rassemblé, soudé, compacté.
La forme de ce rassemblement en un seul était par exemple,
grâce aux magasins contenant dix minutes de pellicule vierge
du Caméflex, le monologue d'un corps, d'un sujet, marchant
dans une rue. Ainsi, place de la Concorde, puis entrant dans
un pavillon Baltard, Marceline Loridan parle de sa déporta­
tion et de la disparition de son père. C'est la première séquence
que Rouch a tournée avec le Québécois Michel Brault qu' il
avait fait venir à Paris.
Le synchronisme est artisanal, mais fait illusion : c'est bien
parce que c'est synchrone à l 'écran que nous ressentons cette
parole comme naissant devant nous et à nous adressée (il n'y
a personne autour de Marceline). Nous sommes présents à
cette parole qui se développe à mesure que nous l ' écoutons, et
notre écoute en devient la condition même puisque l'impres­
sion de synchronisme nous synchronise en effet avec elle. Le
synchronisme ne réside pas seulement dans la conjonction des
paroles émises et des mouvements des lèvres : il est aussi dans
la conjonction entre parole et écoute, conjonction ressentie comme
événement nouveau, comme native. Marceline Loridan se parle
à elle-même, donc au spectateur. En fait, elle porte le magné­
tophone dans son sac, un micro-cravate et elle est filmée en
travelling arrière. La caméra est posée à l 'arrière de la 2 CV
poussée par Rouch et Brault - lequel, par conséquent, ne
regarde pas le cadre dans le viseur de la caméra. Nous, spec­
tateurs, sommes pendant cette séquence à la fois les seuls à
entendre ce que dit Marceline et les seuls à la voir telle qu'elle
est filmée. Nous sommes avec elle, à sa bouche, à son souffle.
Filmer dans la rue la parole d'une jeune femme qui n'est
pas une comédienne et qui parle de son histoire personnelle,
souvenirs émus d'une vie chamboulée qui reviennent là, place
de la Concorde, par le fait même qu' ils reviennent avec et pour
un magnétophone et une caméra. C'est, en actes, une position
à la fois esthétique et éthique. La technique doit être bricolée
mais le geste est juste. Le son et l ' image se désynchronisaient
au fur et à mesure de la prise et il fallait un laborieux travail
de montage pour rattraper le synchronisme. De la même
manière, dans un bricolage sublime, Michel Brault et Pierre
Perrault ont tourné Pour la suite du monde (1963). Il y a du
son direct et en même temps du synchronisme fabriqué au
montage, dans une approximation qui transforme les défauts
en facteurs d'authenticité.
C'est avec une caméra KMT que Pierre Lhomme et Chris
Marker ont tourné Le joli Mai (1961), Mario Ruspoli, Les
Inconnus de la terre (1961) et Regard sur lafolie (1962). C'est avec
(et sur) cette caméra que Mario Ruspoli réalisa à la demande
du Service de la recherche de la RTF un film pour initier les
techniciens de studio à l 'usage du direct. Dans Méthode 1, sous­
titré Exercice de cinéma direct (1962), nous voyons la caméra

1 47
en action pendant un tournage. Les cinéastes qui ont parti­
cipé à ces aventures du cinéma direct ont souvent présenté la
KMT comme le prototype de } ' É clair 16. Elle pouvait incarner
leur « rêve » d'une caméra légère et mobile. Elle est en effet
petite mais elle ne présente aucune des qualités de concep­
tion de l ' É clair 16. Et pour cause : la KMT est l 'adaptation
par André Coutant (le dessinateur du Caméflex chez Éclair)
d'une ciné-mitrailleuse. La caméra était placée dans les ailes
des avions pour faire de chaque impact de balle une image.
Elle est bruyante et n'apporte rien de nouveau pour le synchro­
nisme alors que } ' É clair 16 est reflex et silencieuse. Surtout,
les avancées technologiques de } ' É clair ne pouvaient pas être
issues d'un bricolage mais sont l'aboutissement d 'un processus
industriel : le silence est obtenu grâce à la griffe « délicate »
conçue par Jacques Lecœur, l 'ensemble de son mécanisme est
insonorisé et la caméra est autoblimpée. L Éclair 16 est plus
petite et ergonomique car son magasin a une taille réduite :
il reprend le principe du magasin coaxial de la Debrie Parvo
(brevet 1909) qui permet à la caméra d'être appuyée contre
l ' épaule alors que celui rajouté par André Coutant sur la ciné­
mitrailleuse est plus imposant et empêche une partie de la
vision de l 'opérateur. Aberrante, la KMT ne fait que repré­
senter (pour les cinéastes) ce graal de l 'outil idéal et le mythe
d 'avoir une caméra bricolée pour eux. La « caméra proto­
type » pour des « films prototypes » a permis de construire
la légende des cinéastes qui « fabriquent » une caméra alors
que la société É clair a conçu sa caméra parce que la télévision
avait de nouveaux besoins en reportages. En 1963, la produc­
tion de } ' É clair 16 (brevet Coutant-Mathot de 1961) est lancée.
La caméra est portable et silencieuse mais un câble Piloton la
relie toujours au magnétophone pour le synchronisme. Or, les
cameramen et les cinéastes veulent se sentir libérés de ce « fil
à la patte ». La solution vient du son : les électroniciens, fabri­
cants suisses des magnétophones Nagra ou Perfectone, savent
qu'un cristal de quartz excité par du courant électrique oscille
toujours à la même vitesse. Cette horloge électronique permet
d'asservir chaque appareil, caméra et magnétophone, à une
même horloge. Le quartz de la montre « toujours à l' heure »
devient l' horloge de référence de la caméra et du magnéto­
phone. C'est Jean-Pierre Beauviala, alors jeune chercheur en
électronique, qui met au point un circuit d'asservissement
fiable, puis un moteur léger et silencieux comme la caméra (en
supprimant ses « chantonnements » électriques) qui permet
à l ' É clair 16 de devenir au début des années soixante-dix la
caméra du cinéma direct.
C'est ainsi que Jean Eustache tourne en 1968 (la date n'est
pas le fait du hasard) La Rosière de Pessac, où le cinéma direct
affronte la difficulté de filmer une situation concentrée sur
quelques jours, comportant de nombreux personnages, qui
tous sont traités sans complaisance mais aussi sans le moindre
mépris, quelle que soit leur propension au ridicule. Le 16
synchrone et silencieux devient du coup l 'outil des télévisions.
Tous les grands films documentaires produits par « l 'école
française » de la RTF puis de l 'ORTF (Maurice Failevic, Jean­
Claude Bringuier et Hubert Knapp, Raoul Sangla, Jacques
Krier, Jean-Michel Drot . . . ) sont tournés avec l ' É clair 16.
Cette facilité d'emploi (le cinéaste n'a plus à se poser la ques­
tion du synchronisme) risque de devenir une facilité tout
court. Jean Rouch, par exemple, se pose quelques questions :
quant à l ' intérêt relatif des paroles filmées, quant à la diffi­
culté de les monter, quant aux enjeux de pudeur et de dignité
liés au processus de la « confession » filmée. Rouch voyait
juste : il arrive que le dispositif même du « direct » pousse le
sujet filmé à une certaine exhibition de lui-même, qui peut
le faire paraître ridicule au spectateur (Striptease sur France
3). Tout ce qui touche aux frontières et aux défenses de l 'autre
filmé requiert une grande délicatesse, dont malheureusement,
ces dernières décennies, les hommes de télévision n'ont pas
fait vraiment preuve. Au cinéma de savoir à la fois abolir les
distances et les tenir. La juste distance, pierre de touche du

1 49
geste cinématographique. Celle, par exemple, installée par Jean
Eustache avec sa grand-mère (Odette Robert) dans Numéro
zéro, dont le récit est filmé en temps réel par deux caméras.
Pour la première fois donc dans la longue histoire des repré­
sentations, le peuple - l ' homme quelconque - a la parole, la
prend, la tient. Comment ne pas analyser le très long retard
du son sur l 'image, la très lente mise au point du synchro­
nisme sur le motif, comme, sans qu'aucune « volonté » n'y
ait présidé, un effet du dédain, voire du mépris porté par les
professionnels du cinéma, élite des élites, à l 'endroit de ceux
qui étaient jugés bons à faire de la figuration, oui, mais qu' il
n'y avait pas de temps à perdre à faire parler, à écouter. Les
grands studios, qui ont dominé longtemps la recherche des
technologies nouvelles, ont simplement négligé la possibilité
d'enregistrer du son synchrone en extérieurs et en équipe
réduite. C'était sans doute loin de leur mode de pensée. Il était
urgent d'assurer le son direct des films à vedettes, il n'était pas
même imaginable de faire pareil effort pour les gueux qui traî­
naient à la porte des studios. Dans les années cinquante, en
France, la Commission supérieure technique (CST) lance une
sorte d'appel d'offres pour que des industriels s' intéressent à la
conception d'une caméra « de reportage » - ce qu' ils ne font
pas. En revanche, la télévision, oui, à cause de la nécessité de
produire très vite de l 'actualité. C'est parce qu' il y avait là un
nouveau marché, qu' É clair a mis en chantier la conception de
cette caméra synchrone dont se saisiront les cinéastes.
Le cinéma direct avec son synchrone fait donc naître au
cinéma une nouvelle catégorie d' hommes et de femmes, qui
relèvent de cet « homme ordinaire du cinéma » dont Jean Louis
Schefer avait théorisé l ' importance. Disons-le autrement : les
femmes et les hommes ordinaires qui fréquentent les salles de
cinéma peuvent se voir sur les écrans de ces salles. Cette autoré­
férence que la télévision va répandre et généraliser commence
avec les « personnages » de Chronique d'un été: ils sont à la fois
sur l'écran et dans la salle. Le cinéma devient une dimension
de l 'espace-temps commune à toute une humanité. Tout un
ensemble de mailles serrées se tisse entre ce que je suis et ce
que je vois, d'autant mieux que je vois à l 'écran mes égaux,
mes frères. La dimension démocratique du cinéma s'arrime
à ce socle d'une égalité entre celles et ceux qui sont filmés
et les spectatrices ou spectateurs qui leur font face. Cela n'a
l 'air de rien, c'est énorme, c'est surtout la clé de notre actuelle
condition.
Il apparaît de plus en plus clairement qu'une part impor­
tante des relations entre les uns et les autres {nous) est filtrée,
transmise, modulée, réinterprétée par les images et les sons
que nous fabriquons les uns des autres. Depuis quelque temps,
nous sommes amenés à imaginer que le cinéma devient une
réalité de fait hors des salles. Ce monde entre les mondes, ici
et ailleurs à la fois, hier et aujourd ' hui à la fois, est en passe
de devenir le seul lieu commun de notre présent. Sans que
nul, semble-t-il, ne s'en soit aperçu, le cinéma est devenu lien,
vecteur, acteur de nos présents. Tout à l 'envers de ce qui se dit
et se croit encore « art » avec sa dimension ségrégative : le
-

cinéma au sens très large est une sorte de milieu, écologique et


logique, d'air qu'on respire ensemble, où chacun est à peu près
assuré d'entrer en contact, visuel et sonore, avec l 'autre, quel
qu' il soit, qu' il soit tel les forbans de La Forêt interdite, film
prémonitoire (Nicholas Ray, 1958) ou bien tel les dockers nigé­
riens du port d 'Abidjan (Moi, un Noir, Jean Rouch, 1958). Le
cinéma est au fond ce qui fait agir le langage de l 'être parlant
comme corps parlant, en proposant à cet être de parole à la
fois l ' écoute narcissique de ce que l 'autre dit et qu' il aurait
pu/dû dire à sa place, et l 'écoute exotique d'une parole non
encore domestiquée. Dans les années cinquante et soixante,
nous découvrions le monde à la cinémathèque. Aujourd' hui,
le cinéma est devenu le monde et la cinémathèque un musée
qui nous raconte l ' histoire de notre mutation en ciné-êtres.
La cinématographisation du monde est exactement à l 'op­
posé de sa spectacularisation. Dans le spectacle, personne {ne)
s'adresse à tous. Au cinéma, nous l 'avons dit, chaque spectateur
est convoqué en être singulier, non échangeable, non rempla­
çable, donc mortel absolument - à l 'exception de son image et
du son de sa voix. C'est ce qui n'intéresse pas le spectacle. C'est
en même temps ce qui fait qu' à travers cette mise du monde
en cinéma, c'est-à-dire en singularité (chacun filme ses objets
à sa façon), nous entrons dans un monde de singularités égales,
si l 'on ose écrire. Égalité veut dire qu' il n'y a plus de Capita­
lisme. C'est-à-dire qu'il est urgent d'œuvrer à cet impérati(

Cinéma militant

« Militant », « engagé » . . . Ces précisions nous disent qu' il


ne s'agit pas forcément de propagande ni d'agit-prop, bien que
ce cinéma « militant » ou « engagé » se donne pour enjeu de
conquérir ou de convaincre ses spectateurs, dans une visée
politique. Ce sont là des nuances qui ont leur importance :
quel est encore la place ou le rôle j oués par le cinéma dans ce
couplage avec un discours politique ou social ? À l 'extrême :
aucun, puisque nous savons quel principe d 'incertitude régit
la place du spectateur et rend tout « message » ambigu. Il
faut donc à la plupart d 'entre nous, spectateurs, plus d 'un
slogan, plus d'un carton, plus d'un commentaire pour nous
faire renoncer à flotter, à errer, à passer d ' ici à là. Par défi­
nition, disons-nous , le spectateur est changeant, volontiers
incrédule, nourri de doutes. Un film affirmerait-il telle ou
telle position qu' il se trouvera it un spectateur pour la mettre
en question . Et c'est tant mieux. En tant que mécanique
temporelle, la machine cinématographique fonctionne par
une succession d' inscriptions et d'effacements, de traces
et d'oublis qui rendent fragile toute leçon. Dans une salle
de cinéma, le spectateur sait bien qu' il n'est pas à l ' école ni
dans le rang. Le meilleur du cinéma « militant », pourtant,
affronte cette difficulté en prenant garde de ne pas rogner la
liberté de penser du spectateur . . . en tentant de l 'associer aux
actions entreprises, montrées aussi dans leur fragilité, leur
dimension expérimentale et même ludique - proches en ceci
des logiques de retournement. Nous pensons par exemple
au film de Slatan Dudow et Bertolt B recht, Kühle Wampe
(1933) , où ce sont les actions d 'agit-prop antinazies qui sont
filmées mais sans pathos, avec un certain détachement. De
même, la militante de Classe de lutte (Groupe Medvedkine
de Besançon, 1969) , Suzanne Zédet, nous fait partager la joie
communicative qu'elle éprouve à militer, le contraire d'une
passion triste. Ce courant coloré d'ironie ou de défi passe par
la série Nouvelle société (Groupe Medvedkine de Besançon,
1968-1969) puis par les films du groupe Cinélutte Uusqu'au
bout, 1973 ; Petites têtes, grandes surfaces, 1974 ; Un simple
exemple, 1975 ; À pas lentes, 1979).
Pour une raison à la fois pédagogique et économique, les
écoles de cinéma à travers le monde poussent - aujourd' hui,
et en dépit du culte de l ' individu qui ne cesse de gonfler -
leurs élèves à pratiquer une forme de cinéma collectif (c'est
le cas notamment du master de réalisation documentaire de
Grenoble 3 - Ardèche Images auquel participe l'un de nous) .
Ces expériences peuvent être fertiles. Il convient néanmoins
de distinguer le collectif qui se forme dans une dynamique
politique de celui qui tient à l 'aléatoire d'un recrutement.
Tout film s'adresse à un spectateur non tout à fait conquis,
restant un enjeu, qu' il s'agit d'émouvoir, de troubler, d'amuser,
de faire penser. Le spectateur est un être en attente, en devenir.
Le cinéma militant n'a pas d'autre jeu possible.

Cinéma-vérité

C'est le mot d'ordre de Dziga Vertov. Kino Pravda. Sortir


des studios , y laisser les comédiens de métier, aller dans les
rues filmer les passants, n' importe lequel, oisif ou travailleur,

153
homme de l ' ici et du maintenant. La vérité ainsi promise
et proclamée dans les cartons inauguraux de L'Homme à la
caméra (1929) est avant tout le contraire du cinéma extrê­
mement sophistiqué de l ' époque (Kozintsev et Trauberg,
Eisenstein). Mais ce serait une naïveté de ne pas voir dans
L'Homme à la caméra comme dans les autres films de Vertov
une mise en scène à l 'œuvre. L'Homme à la caméra dit exac­
tement le contraire d'une caméra qui saisirait « la vie sur le
vif » : elle éveille le dormeur du banc, dérange la jeune femme
surprise, agit en permanence sur la ville endormie comme
puissance capable de la réveiller, elle fait de l 'œil aux enfants
charmés, elle fait exploser la mousse des bouteilles de bière
dans un orgasme purement cinématographique . . .
Vertov avait compris - en revoyant peut-être les films des
frères Lumière - que la poésie était un accident ordinaire et
non point le fruit d'un scénario. Mais si « la vie saisie à l ' im­
proviste » est peut-être seule capable de fonder la puissance
poétique, il est non moins vrai que l '« improviste » dont se
réclame Vertov n'en est pas toujours un. Presque tout dans ce
film est préparé autant que rencontré par hasard : la notion
d'improvisation, celle <l ' i mproviste ne conviennent qu'en
partie. Le travail de mise en scène revient à faire de ce qui
est organisé. . . quoi ? une épiphanie, un miracle. Tout est
réglé, mais l ' inattendu surgit. L' apprêté se donne pour âpreté,
si l 'on ose ; le préparé pour impréparé. C'est évidemment du
grand art, celui qui met en place une forme précise telle qu'elle
paraît par surcroît démentir toute mise en place. On songe là
aux peintres de la légende zen. La maîtrise n'est que dédain
de la maîtrise. Et c'est seulement quand on est assez maître
pour s' être débarrassé de sa maîtrise que quelque chose, geste,
trait, vers, peut surgir que seul un maître aurait pu composer.
L'Occident n'a pas travaillé dans cette direction. Mais le
cinéma, art occidental par excellence, l 'a fait, dans la mesure
où il passe par une machine bien plus que ne le font les autres
arts, une machine qui devient centrale, épineuse, qui oblige la

1 54
volonté de puissance de l 'artiste à composer avec la résistance
obtuse de la machine. La superbe n'est plus de mise sur un
tournage. Chacun sait qu' il peut être trahi, et son « exper­
tise » mise en défaut par la première luciole venue. Si l 'on peut
avancer qu' il y a au cinéma accès à la beauté, c'est souvent celle
du hasard qui met en scène mieux que ceux dont c'est le rôle.
Mais au cinéma plus encore qu'ailleurs (le « coup de dés » de
Mallarmé), le hasard est espéré, attendu, et dans cette mesure
même « préparé ». Il y aurait même les « meilleurs » hasards et
les « moins bons ». (cf. Improvisation.)

Citation

Plus souvent dans les films documentaires, plus rarement


dans les fictions, il arrive que l 'on ait à citer des plans, des
séquences, des passages d'un autre film, ou de plusieurs autres.
Si nécessité il y a à ces citations, la question apparaît de la durée
de la greffe dans un corps filmique qui respire autrement. Tout
fragment cité arrive avec son style, son écriture, son climat, ses
éléments diégétiques propres. À trop durer, ce corps étranger
menace le corps hôte : le cours des choses tel que l 'a installé le
film réceptacle peut se trouver brisé ou subverti par le nouveau
venu. Cette question est posée tout spécialement dans les
films documentaires qui traitent du cinéma : la série Cinéastes
de notre temps, ou Cinéma, de notre temps, de Janine Bazin et
André S. Labarthe, où les citations sont à la fois obligatoires et
risquées. Entre chien et loup, John Ford (André S. Labarthe et
Hubert Knapp, 1966) ou D'un silence l 'autre, Josefvon Sternberg
(André S . Labarthe, 1967) expérimentent l 'art très particulier
d' indure des fragments de films dans un autre film, en les
faisant jouer non comme de simples « citations » , mais comme
des événements actifs dans le film qui les reçoit.
On ne cite pas dans un film que des images et des sons : des
textes, des écrits, des images seules. Rien qui soit de nature à

155
interrompre le cours du film d'accueil. Il y va en revanche de
l 'attestation de véridicité. Ces citations ont souvent le statut de
pièces à l 'appui. Cinéaste, je ne dois pas me leurrer sur l 'efficace
de cette « production de preuves ». Faut-il rappeler que tout ce
qui est filmé et projeté sur un écran devant/avec un spectateur
est par définition pris dans l 'ambivalence du fait cinémato­
graphique : le référent est absent, son absence est confirmée
par la présence de son image. Ce que nous montrons dès lors,
documents, articles de journaux, fiches de police, est d'entrée
aliment de l ' imaginaire du spectateur. Filmé, le document
est fictionnalisé. Pourquoi ? Parce que manque la descrip­
tion (considérée comme « fastidieuse ») du travail patient
et acharné qui consiste à élaborer ces preuves, c'est-à-dire
à les produire, à les faire exister, à leur donner une réalité :
manquant la description de ce travail, ou même une allusion à
ce qu' il a été, le document filmé n'est pas là pour être cru mais
pour faire croire.

Collectif

Rares dans l'histoire du cinéma (la notion d'a uteur suppose


l ' individualité), les films collectifs répondent le plus souvent à
la nécessité politique de rendre compte collectivement d'une
parole collective dans un mouvement qui dépasse la dimen­
sion des individus , d'un côté et de l 'autre de la caméra. Ce qui
suppose une réflexion commune sur le sens de ce type d'action.
Les enjeux sont exacerbés à la fois par la probable urgence de la
situation (une manifestation, une grève, une occupation, etc.)
et par la mise en commun elle-même des gestes de réalisation.
Cette double difficulté n'est pas indépassable, comme le
montrent, à partir de 1969 et dans l ' élan du Mai français, les
films collectifs des deux Groupes Medvedkine, Besançon
et Sochaux (lancés par Chris Marker et quelques techni­
ciens de cinéma qui apprennent l 'usage des machines à un
groupe d'ouvriers déjà réunis dans une association culturelle :
le CCPPO). Au même moment, le Parti communiste fran­
çais développe une unité de production : Unicité (avec Jean­
Patrick Lebel, Bernard Eisenschitz, Jean-André Fieschi. . . ). Le
Groupe Dziga Vertov (Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Gorin,
Jean-Henri Roger . . . ) réalise plusieurs films dans les mêmes
années soixante-dix. Le collectif Ci nélutte, confronté aux
mêmes défis, produit et réalise entre 1970 et 1980 six films
documentaires « signés » collectivement. Hors de France,
en Italie, aux USA, des collectifs se montent et filment (on
connaît le collectif Newsreels aux USA, dont Robert Kramer
a été l 'un des animateurs).
Le principe du collectif est indéfiniment extensible. L' im­
portant est bien que chaque collectif invente sans cesse ses
procédures et ses processus. Il n'y a évidemment pas de règle,
et c'est en ce sens que la notion de « collectif » est trompeuse.
Au cœur de l 'ensemble, règne le chaque-un (comme dit Jean­
Claude Milner) . C'est la raison pour laquelle les collectifs ne
durent pas très longtemps ; et c'est aussi pour cette raison
qu' ils doivent être admirés.
En tout état de cause, faire un film met en jeu une dimen­
sion collective, certes abîmée par le partage des tâches, les
spécialisations, les hiérarchies, qui reste active, néanmoins, en
ce sens que chacun dans ce qui porte le nom d'« équipe » se
sent appelé à un travail d '« ensemble ». Plus ou moins volon­
taire, plus ou moins consciente, la conjonction d 'une plura­
lité de désirs produit souvent une obscure coalition de gestes
artistiques.

Comédien

Celle ou celui qui fait métier de jouer d'autres rôles que le


sien. Au théâtre et au cinéma, il incarne des personnages. Il
donne corps et voix à un texte ou à un dialogue qu'en règle

157
générale il n'a pas écrit lui-même, qui ne vient pas de lui,
qui peut rencontrer son désir de jouer, mais qui ne le repré­
sente pas, lui, en tant que sujet de lui-même, en tant qu' être
singulier. Exceptions (quand ils jouent dans leurs propres
films) : Buster Keaton, Charlie Chaplin, Sacha Guitry, Clint
Eastwood, Woody Allen, Nanni Moretti, Robert Kramer,
Avi Mograbi. . .
Le comédien de cinéma se définit en ce corps filmé qui
fait comme si (fiction) il n'était pas filmé. Qui fait comme si les
effets du tournage sur son état ou sa forme ne devaient pas être
perceptibles. Qui fait comme s'il n'y avait ni caméra, ni équipe,
ni projecteurs, etc. Qui se déploie, autrement dit, dans un
univers imaginaire qui ne coïncide jamais avec les conditions
réelles de sa fabrication. Au diable le travail ! L' illusion d'abord.
L' illusion c'est qu' il n'y a pas de travail, ni de la part du comé­
dien, ni de celles et ceux qui le filment, ni des spectateurs eux­
mêmes. Nous appelons « travail » tout ce qui se construit, rêve
compris. D'une part, tous les tournages fatiguent, tendent,
usent les ressorts de chacun, et d 'abord du comédien ; d'autre
part, le comédien travaille à effacer ces dommages. La fiction
n'est pas l'histoire racontée qui n'est jamais qu'une histoire
faite comme toutes les histoires de mensonges et de vérités,
la fiction c'est tout bonnement le fait de dénier la réalité des
conditions d' émergence d'un récit. É noncé et énonciation ne
correspondent pas.
C 'est bien dans la mesure où il n'est pas là pour jouer lui­
même, mais toujours un autre, que le comédien, au masculin
comme au féminin, peut jouer le rôle de surface de projection
où quelque chose de chaque spectateur pourra miroiter, appa­
raître, disparaître. Cette fonction de miroir est sans doute
indispensable à toute société humaine : l 'humanisation (de
l 'animal, de l 'enfant, de l'homme ou de la femme) passe par
le stade de l'image. Nous ne sommes pas seulement des êtres
parlants ; les images, nos images, celles que nous fabriquons
comme celles que nous voyons, celles qui nous obsèdent, celles
que nous refoulons, sont ce par quoi nous nous reconnaissons
comme absolument singuliers et en même temps collés aux
autres. Le comédien, par la béance qu' il présente, accueille
(presque) toutes les images possibles.
Nous pouvons donc aimer ou haïr le comédien plus
que notre prochain. C'est en tout cas plus commode. Mais
en vérité nous ne pouvons qu'aimer le comédien, homme ou
femme, précisément parce qu' il n'est pas tout à fait un autre.
Arrivera bien le moment, le film, où il « nous appartiendra » ,
comme une production de nous-même, un familier. Et c'est
au fond ce que la pratique du cinéma dit documentaire peut
regretter dans la pratique du comédien de métier, que son
altérité, insaisissable, ne soit pas même opposable au film en
train de se faire. Nous sentons peser sur nos films la menace
réelle que celle ou celui qui est là au nom de sa vie propre nous
dise en ce même nom qu' il ou elle ne veut plus être dans notre
film. Divorce fatal. Il n'y aura plus de film. Les productions,
les studios se sont de tout temps prémunis contre ce risque à
force de contrats, de clauses, de chèques et d'avocats. Nous
n'avons pour viatique que la grâce fragile d 'une rencontre
accordée.

Commentaire

Il y aurait à établir une cartographie historique du commen­


taire au cinéma : ces voix qui viennent d'en haut, d'ailleurs,
d'un en dehors du film, d'un hors-diégèse. Leur variété est
infinie. Elles ont en commun, pourtant, d'arriver dans l 'après­
coup. Le commentaire est presque toujours ce qui s'ajoute au
film déjà monté, ou presque monté, déjà clos sur lui-même. On
le sait, un film s' écrit selon plusieurs séquences temporelles : il
y a la préparation, les répétitions, les prises successives ; il y a
aussi les visions et révisions multiples du montage ; les sons
et les musiques entrent en amont ou en aval du montage, ou

1 59
pendant . . . Mais ce work in progress ne l 'est plus tout à fait au
moment du mixage du commentaire. Lécriture du commen­
taire tient compte du montage, plus que le montage ne tient
compte du commentaire (exception, l 'une des rares, peut-être,
le commentaire de Jean Cayrol et Chris Marker dans Nuit et
brouillard, Alain Resnais, 1954).
Si bien que par destination le commentaire arrive trop tard.
Rares sont les exemples où il est ex-aequo. Peut-être Le Chant
du styrène (1954), Resnais (encore) et Queneau ? Cette marque
d'après-coup donne au commentaire une mauvaise place. Le
spectateur voit toujours le film au présent. C'est le présent de la
projection qui se trouve être l 'unique temporalité de la séance.
Le commentaire qui commente les images ou les situations
que je suis en train de découvrir dédouble ce présent d'un autre
présent : celui de son écriture et de son enregistrement. Quoi
qu' il en soit de l ' intérêt ou de la pertinence de ce commen­
taire, il ne peut apparaître que comme un effort (parallèle
et concurrent à celui du spectateur) de prendre en charge la
suite des situations, des images et des sons, qui se déroulent,
eux, au présent du spectateur - lequel se verrait ainsi précédé,
doublé, par un autre spectateur plus tôt venu voir le film. La
conscience d'une place seconde, donc conformée, est évidem­
ment insupportable. La réponse du cinéma (digne de ce nom)
est double : ou bien, faire du commentaire la voix de l 'un des
personnages, ou de plusieurs, donc le réassocier à la diégèse, en
faire un élément non seulement jouant mais joué ; ou bien en
faire la parole de l 'auteur (rendu personnage à son tour), c'est­
à-dire descendu sur terre, parmi les autres personnages, dans la
mêlée de l ' histoire racontée, donc le fragiliser, l'incarner - voir
les films de Joseph L. Mankiewicz (notamment Ali about Eve,
1950) ; ou bien encore, comme il est indiqué ci-dessous, faire
un commentaire au présent du film.

16 0
Commentaire en direct

Le commentaire, donc, ne peut manquer de faire l 'effet


d'arriver en dernier dans la bataille formelle en cours pour
faire exister un film. Le commentaire est dans l 'après-coup. Il
nous dit : spectateurs, vous voyez un film que le commenta­
teur a vu lui aussi, avant vous. Et comme lui, plus que lui, vous
arrivez à la fin du travail. Le goût de l ' improvisation que Jean
Rouch partage avec nombre de cinéastes (par exemple Jacques
Rivette, Jacques Rozier, André S. Labarthe, John Cassavetes)
s'accommodait mal d'un pareil retard du son sur l ' image, le
son enregistré d'une part indépendamment de l ' image et gros­
sièrement synchronisé sur elle ; d'autre part, le commentaire
prenant le pouvoir sur les images et tenant le sens en laisse.
Quand Rouch montre Bataille sur le grand fleuve (1951)
aux Songhaïs qu' il a filmés, les chasseurs d'hippopotame
commentent d'abord ce qu' ils voient. Ce n'est qu'au bout de
quelques projections qu' ils écoutent la bande-son, le commen­
taire et la musique - tels qu' ils étaient dans les documentaires
de l ' époque. Et là, les spectateurs Songhaïs ont critiqué le film,
la façon dont la chasse était racontée et avant tout l 'usage de
la musique : il n'est pas possible, disent-ils, de mettre de la
musique sur la chasse, sinon l'hippopotame l 'entend et se sauve.
À parti r de là, de film en film, alors qu' il tourne avec cette
caméra Bell & Howell qui ne permet de filmer que des plans
courts (plus ou moins 25 secondes, durée du temps d'action du
ressort) et sans son synchrone, Jean Rouch cherche à filmer au
plus près de la parole des personnages, de ce qu' ils disent de ce
qu' ils vivent. Rouch sait bien qu'enregistrer en direct du son
synchrone hors des studios, sur les lieux, ce serait capter toute
la fraîcheur native, toute la fragilité des situations improvisées,
l' ici-et-maintenant de l 'énonciation, cet irremplaçable. Ce
que pouvait l ' image, le son ne le pouvait pas encore. Il fallait
pourtant tenter de sauver les voix, les accents, les paroles, les
expressions de celles et ceux que le cinéma ignorait jusqu'alors :

1 61
les bergers peuls, les prostituées de Treichville ou les dockers
d'A bidjan . . . De ces paroles inimitables aucun doublage n'était
imaginable. Comment faire ?
En attendant la mise au point de l ' Éclair-Coutant 16 mm,
légère et blimpée, pour l 'enregistrement du son en direct et
en synchrone, c'est le commentaire en direct qui fournit une
réponse : réduire l'écart entre les images et les paroles. Pour
Les Maîtresfous (1955), Rouch enregistre lui-même ce commen­
taire en direct, pendant une projection : il s'y implique en tant
qu'observateur, joue les protagonistes, interprète, s'investit
avec émotion. Pour jaguar (commencé en 1954 et terminé
en 1967), ce sont les personnages eux-mêmes, Lam, Illo et
Damouré, qui, enregistrés en direct pendant la projection,
commentent le film au moment même où ils le découvrent.
Le même processus est repris dans Moi, un Noir (1958).
Le film était monté. Il était projeté dans un studio (la
radio d'A bidjan). Dans la salle de projection, équipée d'un
micro, celles et ceux qui avaient tourné le film se voyaient
« eux-mêmes » projetés sur l 'écran. Ils intervenaient pendant

la projection : essais de synchronisation en direct, à l 'arraché ;


récit indirect ; commentaire de ce qui est projeté. La bande­
image était là, guère modifiable. Une grande liberté régnait en
revanche dans la salle du côté du son : les voix s'enchevêtraient,
des silences inattendus étaient rompus, d'autres paroles étaient
trouvées que celles qui avaient été dites, l 'acteur parfois se
doublait à la syllabe près, d 'autres fois il y avait décalage, et
parfois encore l 'acteur-doubleur-personnage, sachant ce qui
allait suivre dans la scène, précédait l' image et annonçait la
suite de l 'action. Une temporalité multiple était ainsi consti­
tuée. Il y avait le temps du tournage porté par la trace montée ;
et puis il y avait le temps des dialogues, au présent de la projec­
tion. Sur l ' écran, l ' image des corps filmés d'Oumarou Ganda
et de Dorothy Lamour, tels qu' ils étaient plusieurs mois plus
tôt, au moment du tournage ; et puis, dans la salle, passant
dans le micro, enregistré par le magnétophone, le concert
au présent des voix de celles et ceux qui avaient été acteurs
et personnages tout à la fois, et qui étaient maintenant - en
plus - spectateurs. Ces voix qui viennent de la place du spec­
tateur circulent entre plusieurs registres : commentaire de la
situation, tentatives de reconstitution des dialogues, essais de
postsynchronisation, rôle de narrateur et même prédiction de
ce qui va suivre. Cette polyphonie crée l 'une des bandes-son
les plus belles de l ' histoire du cinéma (documentaire ou pas).
Le film se rejoue au son. Une telle présence au présent, si l 'on
ose, repousse le film « au passé », dans la mémoire de ses spec­
tateurs qui sont aussi ses acteurs et ses commentateurs.
Si l 'on considère que le contrôle de la bande-son est une
prérogative du réalisateur, qu' il en va de sa responsabilité, alors
Jaguar d'abord, Moi, un Noir ensuite, apportent un démenti
amical à cette prétention. Au présent de la projection, les
acteurs reprennent le pouvoir qu' ils avaient cédé au moment
du tournage. Ils ramènent en effet du présent, un présent non
prévisible, un présent improvisé dans un film déjà monté, du
hasard dans un organisme déjà constitué. C'est une opération
de reprise en mains {en voix) : Rouch met en place un dispo­
sitif où l 'acteur, dans l 'après-coup, retrouve un grand pouvoir.
Appelons cela « liberté », et saluons en Rouch le cinéaste qui
sans doute a le plus tenu à la liberté de ses acteurs - qui sont en
même temps ses personnages. Les voix qui courent sur l 'écran
provien nent de la salle. Les acteurs se retrouvent, sans doute,
et retrouvent plus ou moins les mots qu' ils ont prononcés.

Mais ils prennent avec leur corps filmé, avec leur image, une
liberté absolument nouvelle dans l 'histoire du cinéma : « je »,
acteur et personnage, suis à la fois celui qui est là sur l 'écran,
celui que je suis dans la salle de projection, celui que j ' étais au
moment du tournage, celui que je suis devenu maintenant que
le film est fini et que j 'en connais la fin. Cette démultiplica­
tion des instances du « moi » est le véritable trésor découvert
par Jean Rouch. Au cinéma, l 'un est multiple. Le sujet est
habité par tous les états du temps, hier, aujourd'hui, demain.
Pourquoi ? Parce que le sujet filmé et le sujet spectateur sont
dans un échange des places, dans un jeu d'embrouille sans
fin. Le film est déjà fini (pour Moi, un Noir, depuis 53 ans).
Pourtant, spectateur, je le vois et le vis au présent. Mais ainsi
le vivaient les acteurs du film, présents au tournage, présents
encore pour enregistrer le commentaire en direct. Le temps de
la projection et donc le temps du film est toujours le présent.
Mais la vraie puissance du cinéma est dans cette capacité qu' il
a de condenser et mêler les temps. Il y a bien sûr la toute-puis­
sance de la figuration analogique, ! 'imperium de la ressem­
blance ; il y a surtout ce mélange des temps, ou cette bascule,
qui fait que ce qui a été tourné hier (toujours), et monté hier
(toujours), nous arrive comme non encore achevé, au présent,
et donc, encore, au futur. « Commentaire en direct » est un
oxymore.

Continuité

L impression de continuité est l'un des éléments qui contri­


buent au leurre dans lequel le spectateur se trouve pris dès le
début de la projection d'un film. Il s'agit bien d'une impres­
sion, d'un effet : pour le cinéma, tout est discontinuité: dans le
montage comme dans la suite des photogrammes, dans le fonc­
tionnement de la caméra comme dans celui du projecteur ; le
mécanisme du pied de biche et de la came irrégulière qui anime
le ruban de pellicule se caractérise par son rythme saccadé :
arrêt-marche-arrêt, etc. Chaque arrêt de la pellicule devant
la fenêtre de la caméra permet une prise de vues (un photo­
gramme). Puis, la bande avance encore d'un cran pour qu'une
autre vue soit prise. Cette fragmentation de la bande filmique
en photogrammes, c'est-à-dire en photos, en images fixes, est
reproduite par le mouvement de la pellicule dans le projecteur.
Mais pour le spectateur, le discontinu apparaît comme
continu, le cerveau soudant l'un à l 'autre les photogrammes
(légèrement) distincts sur son écran mental. Bien que les
processus en soient différents, le même principe de disconti­
nuité-continuité vaut pour la vidéo analogique et numérique.
Pour qu'une image soit formée, saisie, captée, enregistrée, et
la suivante, et la suivante, etc., une phase de suspension doit
être aménagée dans l 'entraînement de la bande : un arrêt pour
image.
Le spectateur voit donc une illusion d 'optique. Mais tout
le cinéma est illusion. Il s'agit de comprendre la fabrication
artificielle de cette impression de continuité comme opération
non seulement techn ique mais idéologique. L'illusion de conti­
nuité est réconfortante. Elle nous fait imaginer et percevoir le
vivant, et notre propre vie, comme ensemble de continuités.
Le vivant prend à nos sens la forme d'un flux continu. Sans
doute, cette illusion est-elle vitale. Elle fait supposer la percep­
tion du visible à la façon dont nous supposons que nos sens
fonctionnent, que le cerveau fonctionne : dans une continuité.
Sous l 'apparence, il n'en est rien. Mais nous sommes, sujets
ou collectifs, angoissés à l ' idée d'accepter le principe d'une
discontinuité générale, d'une fragmentation de tout et de
nous-mêmes. Depuis qu' il a passé le stade du miroir (« le stade
du miroir est ainsi le moment ou l'état durant lequel l 'enfant
anticipe la maîtrise de son unité corporelle par une identifica­
tion à l ' image du semblable et par la perception de son image
dans un miroir », É lisabeth Roudinesco, 1993), chaque sujet
se pense plus ou moins, ou s'imagine, comme une unité, un
ensemble continu (et même cohérent !). Le travail du cinéma
va donc dans le sens de la croyance élémentaire : assurer l ' idée
que notre rapport au monde, loin d' être intermittent, est
toujours lisse, ininterrompu, sûr. Tel est le travail de synthèse
réalisé par la projection, en analogie avec la façon dont nous
nous projetons nous-mêmes dans le monde. Selon la même
nécessité, les raccords entre deux plans, inévitables dans la
plupart des films, se sont longtemps donnés pour invisibles.
(cf. Raccords.)
Contreplon gée

La caméra se place sous le sujet. Elle est, si l 'on ose, aux


pieds du corps filmé. Pour en finir avec les sornettes des
« grammaires du cinéma », disons tout simplement qu' il ne

s'agit pas là de verrouiller une signification selon laquelle le


corps filmé serait « dominant », et où, spectateur, je serais
« dominé » , si ce n'est « écrasé » . D'abord parce que, au cinéma,

tout ce que nous voyons sur un écran, peu ou prou, est vu


« en contreplongée » . Le spectateur est à la fois plus petit que

les êtres projetés sur l ' écran, et sa place la plupart du temps


en contrebas, sous l 'écran. Les corps filmés me surplombent,
qu' ils aient été filmés en plongée ou en contreplongée. Les
corps filmés sont toujours plus grands que moi, sauf dans les
plans larges, bien entendu. Mais dans les plans larges l 'effet
de plongée ou de contreplongée est peu marqué, la largeur de
champ combinant, étrangement, les deux axes.
Que reste-t-il à dire, ainsi, de la contreplongée ? Qu'elle se
voit, et même un peu trop. L'exemple le plus célèbre est dans
La Soifdu mal (Orson Welles, 1958). Vu d'en dessous, le visage
d'A kim Tamiroff, étranglé, est horriblement déformé. Et cela
fait peur. Reconnaissons que les effrois liés à l ' image (et non à
la narration) relèvent de l 'univers - familier à l 'enfance - des
monstres, ogres, gnomes et autres êtres fantasmagoriques. Cet
effroi-là est celui qui marque mais ne chemine pas longtemps
dans la tête du spectateur. Exemple majeur : dans Moonfleet
(Fritz Lang, 1955), le jeune John Mohune, à terre, se réveille
et voit, penchés sur lui, en cercle, les gueules des contreban­
diers l 'entourant et l 'observant. La peur au cinéma procède
plutôt d'une imprégnation rhétorique, c'est-à-dire d 'un récit,
d'un agencement de plans, sinon de scènes. Une image à elle
seule est classable immédiatement au catalogue des « visions »,
catalogue qui recueille des horreurs plus ou moins familières.
Le recours à la figure de la contreplongée désigne souvent une
volonté de placer le spectateur dans la situation du personnage

166
au sol, comme si le regard supposé du personnage et le point
de vue du spectateur étaient en coïncidence. Deux exemples
cueillis dans Contes de la lune vague après la pluie (Kenji M izo­
guchi, 1953). Au début, le potier, Genjuro, est accroupi sur le
sol, affairé avec ses poteries. Une voix, derrière lui, celle de la
servante de la Dame, lui désigne les poteries qu'elle veut acheter.
Quand Genjuro se retourne pour voir qui lui parle ainsi, il est
toujours accroupi, et le plan qui lui découvre pour la première
fois la Dame, dans la blancheur des vêtements qui la couvrent,
est une contreplongée. La position d' infériorité sociale et la
posture corporelle coïncident pour donner à cette apparition
de la princesse un caractère irréel, quoique solennel et impres­
sionnant. À l'inverse, vers la fin du film, quand Genjuro se
retrouve à ramper sur le sol et à laisser voir au fantôme (la
Dame) le texte sacré peint sur son dos, la situation est cette
fois encore celle d'un champ-contrechamp en plongée-contre­
plongée. Ce qui serait plus que légitime - dans un découpage
standard. Mizoguchi n'en fait rien : il n'y a pas de contrechamp
en contreplongée. C'est que, contrairement à la doxa laborieuse
des tenants de la « grammaire », le spectateur n'a nul besoin
de voir expressément figuré le point de vue du personnage
tant il est aisé à imaginer. Genjuro à plat ventre ne saurait voir
autrement que « d'en bas » son démon. Nous n'avons donc pas
besoin du plan « vu par Genjuro ». Nous l'avons déjà imaginé.
Nous sommes déjà dans la suite. Une charnière est sautée,
car elle n'est pas utile, le spectateur qui, comme le Dieu des
romanciers (selon François Mauriac), est partout à la fois, a déjà
intégré ce que pouvait être le regard de Genjuro sur la Dame,
et qu'il s'agit de passer à la suite. On comprend comment la
logique d'un découpage peut être un facteur de prise de retard
sur le spectateur, qui a déjà imaginairement construit, dans cet
exemple, ce que pouvait être le regard de Genjuro, qui n'a plus
besoin qu'on le lui montre. Il y a donc des figures de style qui
crispent ou qui plombent le montage d'une scène. Comme elles
sont souvent attendues, elles ne demandent qu'à être ellipsées.
Une contreplongée soustraite encre les lignes est en somme plus
puissante que la même, visible. L'art de montrer tient souvent à
la manière de ne pas montrer. Leçon de montage.

Couleurs

Via la photographie, le passage du noir et blanc à la couleur


est une longue histoire. En dépit de sa superbe étrangeté dans
un monde déjà tout en couleurs, le noir et blanc cinématogra­
phique a toujours été rêvé comme en devenir de couleur par
les inventeurs, les techniciens, les opérateurs, les industriels.
Mais le chemin de la couleur restait complexe.
À de rares exceptions près - les grisailles de Giotto à Padoue
(1306), par exemple, ou celles d'A ndrea del Sarto à Florence
{1526), ou encore les gravures de méthode diverse - la peinture
aura désiré la couleur. Et très vite les photographies en noir et
blanc sont colorisées avant que les frères Lumière n' inventent
les Autochromes {1911) et que la trichromie soustractive initiée
par James Clerk Maxwell (1855) ne se diffuse dans les ateliers
des photographes. On sait aussi qu'avant d'être « en couleurs »,
le cinéma a été « colorisé » par la teinture uniforme de bobines
entières (en bleu, rose, vert, jaune) selon l 'ambiance recher­
chée, par une technique de virage. Il y a eu aussi, plus subtile,
l ' impression au pochoir sur une partie du photogramme Uour
de fête, Jacques Tati, 1949).
Le Technicolor est apparu à partir de 1928. Photomécanique
plutôt que photographique, il représente en quelque sorte la
mécanisation de la technique du pochoir en utilisant des colo­
rants au tirage, pour matérialiser les couleurs qui ne sont enre­
gistrées au tournage que sous forme d'intensités lumineuses :
elles sont en quelque sorte automatiquement déductibles de
l 'enregistrement initial ! Cette technique d ' impression et ses
couleurs flamboyantes sont plus proches de la teinture que de
la nature.

168
La caméra Technicolor est extrêmement lourde et le procédé,
coûteux, exige beaucoup de lumière au tournage. Un prisme
divise la lumière par densité et chacune des pellicule noir et
blanc est impressionnée par la densité correspondant à chaque
couleur primaire. Pour le tri-pack, la caméra n'a qu'un seul
objectif qui impressionne trois pellicules. Les couleurs sont
artificielles mais la superposition des trois pellicules produit
une belle profondeur des corps et des formes.
Pour le cinéma documentaire, tout au contraire, ce sont des
pellicules « amateur » qui donnent accès à la couleur sous une
forme plus légère. Avec le procédé inversible, on obtient directe­
ment un positif - comme une diapo. Ce qui ne permet pas de
dupliquer des films dits « professionnels », réalisés, eux, à partir
d'un négatif et des copies de diffusion qui en sont tirées. Sur le
plan industriel, la prise de vues en couleurs s'allège d'abord avec
le procédé Kodacolor (puis Agfacolor en 1936), qui sera commer­
cialisé à partir de 1928, avant d'être remplacé par le Koda­
chrome en 1935. Cette émulsion est celle des documentaristes.
Quelques années plus tard, en 1950, le négatif Eastmancolor et
le Fujicolor, tous deux issus du procédé Agfacolor développé
sous l'A llemagne nazie, viennent détrôner le Technicolor pour
être employés aussi bien en fiction qu'en documentaire. LEast­
mancolor a définitivement simplifié la question de la couleur en
utilisant une pellicule mono-pack. Il s'agit, là encore, de « coller »
avec le flux de la vie, de simplifier les médiations, d'être « léger ».
L'œil humain distingue dix millions de couleurs : cette
finesse dans les nuances ne peut être atteinte qu'avec le numé­
rique et une image échantillonnée à 24 bits (au lieu des 10 ou
14 bits habituels). Au-dessous de cette (très) haute définition,
l 'argentique est plus fidèle dans la reproduction des couleurs,
avec plus de nuances dans .J es rouges et les carnations, mais
aussi une plus belle dynamique et une plus heureuse satura­
tion des couleurs.
Tous les procédés de restitution des couleurs reposent
sur le principe de la trichromie, et c'est donc à partir des
trois couleurs primaires que les autres couleurs, comme
les nuances, sont élaborées. On ne parle pas de reproduc­
tion mais de sensations de couleurs reproduites. En réalité,
il n'a j amais été possible de fixer les couleurs : elles existent
à nos yeux, en effet, comme des sensations . Les méthodes
qui ont été développées sont donc indirectes et s'articulent en
deux temps, analyse et synthèse. Les informations spectrales
correspondant aux différentes couleurs sont analysées en tant
que longueurs d 'ondes différentes, puis sont séparées pour
impressionner des supports spécifiques . Ce n'est donc pas
la couleur qui est enregistrée, mais sa valeur. La technique
est à l ' image du fonctionnement de l 'œil humain. En numé­
rique, chaque photosite correspond à une couleur, comme les
bâtonnets de la rétine sont sensibles aux couleurs primaires.
En argentique, les teintes se superposent : leur synthèse est le
fait de la lumière qui traverse les trois couches sensibles. Ces
traces en noir et blanc sont colorées par un procédé photo­
chimique : les couleurs sont obtenues par des colorants. Pour
le Technicolor, cela se passe au tirage. Pour les pellicules
mono-pack, les pigments sont « pris » dans la pellicule, fines
couches d' émulsion que la révélation chimique va rendre
visibles par oxydation . Les densités spectrales agissent sur
les colorants et c'est une instabilité qu' il a bien fallu rendre
stable pour que les couleurs soient reproductibles à l' iden­
tique d'une copie à l 'autre. Nous sommes toujours là dans un
processus d 'imperfection qui nous rappelle que la réception des
couleurs est très subj ective, très imparfaite. Il a fallu norma­
liser, standardiser, pour arriver à un ensemble de nuances à
partir d 'une sélection de seulement trois couleurs primaires.
Après 1931, les espaces colorimétriques ont été normalisés en
espaces XYZ - que l 'on retrouve aujourd ' hui dans le monde
numérique.
Le « rendu » des couleurs pose toujours la même question :
qu'en est-il de leur « réalisme », de leur aspect « naturel » ?
Les guillemets abondent puisque les couleurs au cinéma sont
parfaitement artificielles et convenues. Rien de « naturel »
dans toute cette chimie, tous ces calculs. L'enjeu principal
est tout simplement le rendu de la carnation, c'est-à-dire la
reproduction des nuances de peaux. C' était un avantage de
l 'argentique. L'une des premières utilisations des films Koda­
color 16 mm était pour les films chirurgicaux : les nuances des
chairs étaient mieux rendues dans les opérations filmées. En
1931, les « sensitométreurs » de Kodak ont calculé « la longueur
d 'onde dominante de la carnation caucasienne ». Les résultats
filmés ont été soumis à l 'appréciation des spectateurs - qui
ont préféré une carnation plus bronzée, légèrement saturée
(François Ede, 2013).
Il n'y a pas de procédé couleur - argentique ou numérique -
qui ne présente une dominante. Kodak privilégie le rouge, Fuji
le vert. Les capteurs de cinéma numérique privilégient égale­
ment le vert car c'est à travers cette couleur que passe techni­
quement une partie de la luminance.
Le cinéma hollywoodien, riche en projecteurs et chefs
opérateurs de grand talent, a poussé le travail de la couleur à
un point extrême. Nous pensons par exemple au directeur de
la photo de Douglas Sirk, Russell Metty ( Written on the Wind,
1955 ; Imitation of Lift, 1958). Et comment ne pas rappeler
l 'étonnant travail de coloriste de Sergueï Paradjanov (Sayat
nova, 1968) ?
Au bout de l' histoire, il apparaît que la couleur vient
renforcer l ' impression de réalité et contribue fortement à
réduire l ' étrangeté native du cinéma. Avec l 'allongement des
écrans, avec le son, la couleur ramène le cinéma dans la sphère
dufamilier. Le spectateur est placé dans une situation de plus
grand confort : le travail (inconscient) de dénégation est moins
sollicité : je sais bien que le film n'est pas le monde visible, mais
il commence à se confondre avec lui.
Coup e (plan dit « de coupe »)

Un plan est un plan. Tous les plans sont des « plans de


coupe » dans la mesure où ils se calent entre deux autres plans.
Il n'y a donc pas de « plan de coupe ». À moins de supposer
qu' il s'agisse là d'une catégorie inférieure de plans : des plans
moins plans que les autres, plus accessoires, moins signifiants.
C'est évidemment tout le contraire : un « plan de coupe » est
d'abord un aveu : que ni la logique du tournage, ni celle du
montage ne sont parvenues à construire une continuité narra­
tive non trouée. Il y a évidemment une gêne aussi bien dans
la salle de montage que dans la salle de projection si l 'on est
amené à constater qu'au sein d 'une continuité d'images et de
sons, de paroles et de corps, pour « couper » une partie ou
l 'autre, l 'on doive recourir au « plan de coupe ». Ce plan de
coupe intervient souvent sous forme d' insert. Un pot de fleur
qui aura été sur le bureau voisin. Une affiche au mur. Et pour­
quoi pas une main, un œil, une fenêtre ? Quelque chose de
vaguement ridicule, de vaguement obscène, pourvu qu' il soit là
quelque part dans la scène. Le principe de vraisemblance règle
le plan de coupe. Il faut absolument qu' il puisse être vu par le
spectateur comme un élément de la scène elle-même. Donc,
sauf dans un montage vraiment créateur, pas de caravelle, pas
de chameau, pas de fourmi sur le verre du bureau. Ledit plan
de coupe est donc un plan qui ressasse l' ici-et-maintenant, un
plan qui n'est pas fait pour déranger mais pour arranger. Le
« plan de coupe » n'est jamais qu'un plan tout court, un plan
comme un autre, bouquet de fleur, fenêtre, détail du décor de
la scène, doigts qui traînent sur la table, et rarement, faut-il le
dire, pieds des personnages.
Pourtant, cela peut apparaître d'abord comme une mala­
dresse : que n'a-t-on prévu, préalablement, qu' il faudrait couper
dans le tissu de l'image et du son ? Que n'a-t-on imaginé qu'en
déplaçant de quelques degrés l 'axe de la caméra pendant la
prise, on créait des plans différents, qui pouvaient donc être

172
montés ? Le tournage en plan-séquence n' interdit pas, bien
au contraire, les déplacements de la caméra. Chaque change­
ment d'axe ou de taille du plan inaugure potentiellement un
nouveau plan, montable avec les précédents.
On fait appel au « plan de coupe » quand, dans un montage,
il est impossible de « raccorder » un même plan, un même axe,
un même cadre sur lui-même, en en coupant donc une partie
- ou alors, on le fait, et c'est au prix d'une saute dans l ' image,
saute qui se voit, qui avoue la limite du montage, qui fait effet
d'une force plus grande que la force qui monte. (cf. jump eut.)

Croyance

Au cœur de l'opération cinématographique, de la place


du spectateur, la croyance. Croire à ce qu'on voit. Mais
croire en un sens tout direct : croire que ce qui apparaît sur
l 'écran « ressemble » à ce qu'on voit d 'ordinaire, hors des salles.
Croire que c'est la vie des figures qui est montrée. Croire au
cinéma. Mais cette croyance requise par le cinéma est une
croyance singulière dans la mesure où elle ne prend effet qu'à
la condition d'écarter tout absolu, tout fanatisme, toute forme
d'envoûtement. Nous ne sommes pas tout à fait dans l 'hal­
lucination (Raymond Bellour, 2012 ; Jean-François Chevrier,
2014). La part d 'hallucination (le sujet prend ce qu'il « voit »
en imagination pour une réal ité extérieure à lui-même) est
certes présente : on peut « y croire comme à une réalité », mais
ce glissement ou cette dérive sont contredits précisément dans
la mesure où la séance de cinéma est prise dans une longue
durée, qu'elle dure plus qu'une hallucination, c'est-à-dire une
heure, une heure trente, deux heures, durée pendant laquelle
le spectateur le plus « halluciné » a le temps de reprendre
contact avec son siège, ses accoudoirs, ses voisins, les têtes
qui lui cachent l' écran, bref, avec sa situation réelle dans une
salle de cinéma bien réelle et dont la réalité vient contrarier

1 73
en permanence toute dérive hallucinatoire. La question de
la durée est centrale. Elle est ce qui interdit l 'absolu d'une
croyance. Le truquage auquel on peut croire, dans un état de
soumission, ne peut durer plus de quelques minutes. Le récit
reprend ses droits, le vraisemblable tellement lié à la nature
-

et à la raison analogique des images cinématographiques - ne


peut être suspendu trop longtemps sans que le désir du spec­
tateur ne s'émousse. Il faut à la fois de l' étrange et du familier.
Le matériel de la salle, le virtuel d'au-delà de l ' écran.
La croyance appelée dans la séance de cinéma est donc
une croyance relative, une croyance contrariée. Le spectateur
entrant dans une salle de cinéma mobilise son désir de croire
aux leurres et aux artifices. Désir paradoxal : croire suppose
que c'est en tant qu'artifices que les représentations sont l 'objet
de son désir. Le spectateur de cinéma désire être trompé. Il sait
bien qu'il l 'est, il veut l 'être tout de même. Prenant appui
sur le travail d'Octave Mannoni à propos du fétichisme
(cf. Dénégation), nous inscrivons à la place du spectateur la
notion de dénégation, qui se dit ainsi : je sais bien . . . mais quand
même. Je sais bien que je suis trompé, que tout est faux, que
l' écran est plat, qu' il y a un projecteur, que le film est un film . . .
bref, je sais bien que je suis dans l 'artifice, mais quand même
j 'y crois, je crois que ce que je vois n'est pas irréel, que c'est la
vie même, qu' il y a une profondeur dans l 'écran, etc. Ce je
sais bien mais quand même dit la duplicité ou la complexité
du désir du spectateur. Il ne veut pas « la vie même » - sans
quoi il n'aurait nul besoin d'entrer dans une salle de cinéma -,
il veut le comme si de la fiction : pas la vie, mais comme la vie.
La conscience de l 'artificialité de la situation (salle de cinéma,
faire la queue, payer sa place, choisir un fauteuil, attendre le
noir, etc. : tout un rituel, à vrai dire) ne s'efface j amais totale­
ment ; elle s'atténue dans la séance, elle est comme mise entre
parenthèses , mais elle ne cesse de revenir : bruits, mouvements,
etc. : la place du spectateur est d'abord une place réel le, maté­
rielle, corporellement vécue. En même temps, l'oubli de cette

1 74
condition réelle est l 'enjeu du film : le spectateur est invité à
entrer dans un monde imaginaire, un monde d'artifices, un
monde de faux-semblants plus ou moins vraisemblables. La
contradiction entre les deux pôles (le « réel » dans la salle/
l ' imaginaire sur l 'écran) est toujours présente, ce qui veut dire
que les deux pôles sont maintenus en dépit de leur contra­
diction, même si l 'un ou l 'autre devient par moments domi­
nant. Illusion et conscience sont dans un rapport de nécessité
réciproque. Croyance et doute apparaissent alternativement,
comme les deux côtés d'une même monnaie, tantôt pile,
tantôt face. La croyance du spectateur est habitée par le doute,
elle est tendue de doutes : est-ce bien vrai ? est-ce arrangé pour
le film ? est-ce une mise en scène ? est-ce un comédien ou une
personne réelle ? La place du spectateur est celle de ce jeu où
il devient impossible d'être sûr que le faux soit faux, et le vrai,
vrai. Si toute représentation a pour principe de bousculer nos
habitudes quant au vrai et au faux, le cinéma a poussé le jeu à
ses limites : To Be or Not to Be (Ernst Lubitsch, 1942).
Il n'y a donc pas de possibilité qu'un film fasse naître un
spectateur fanatique. Le doute mine toujours la croyance, il
est au cinéma sa condition et son bénéfice. C'est un régime de
croyance singulier que nous propose l 'expérience de la séance.
Croire et ne pas croire tout à fait, croire et ne pas croire en
même temps. Ne pas perdre conscience au plein de l ' illusion.
Le théoricien n'a pas à inventer un spectateur critique : tout
spectateur est dans cette place où ni la croyance ni l ' illusion
ne peuvent être absolues, entières, sans dehors. Spécificité
du cinéma, qui sans doute donne à croire plus que les autres
modes de représentation, mais qui ne donne à croire que pour
autant l 'on puisse aussi ne pas croire tout à fait. Si croire est
mon désir, mon désir est moi, donc pas tout. Si je désire être
trompé, j 'y prends ma part, donc je ne suis pas trompé du tout
au tout.
Cet entre-deux caractérise le cinéma. Les choses, les êtres,
sont là et ne sont pas là. Drôle d' évocation de la physique

1 75
quantique. Une sorte de principe d'incertitude ou d'indéter­
mination traverse à tout moment la place du spectateur. C'est
ce qui la distingue, cette place, de celles qui sont les nôtres
en toutes circonstances hors des salles de cinéma : dans la rue,
le bureau, l 'atelier, le théâtre, le café, etc. Au cinéma, il est
impossible de définir avec certitude ce qui relève du vrai et ce
qui relève du faux. La dénégation fondatrice de notre place
de spectateur est précisément ce qui permet de supposer les
contraires compossibles. Sommairement, disons que le principe
de non-contradiction (« Il est impossible qu'un même attribut
appartienne et n'appartienne pas en même temps et sous le
même rapport à une même chose », Aristote, Métaphysique)
se trouve suspendu pendant le temps de la séance de cinéma.
Le beau et le laid sont échangeables ou également désirables,
le bien et le mal, le masculin et le féminin, etc. Le spectateur
trouve dans cette suspension des modèles sociaux ordinaires
l 'occasion d'exercer une liberté, mince et fragile, mais qu' il
ne peut connaître dans l'ordre de la vie sociale, où l'organi­
sation de la société et les formes de pensée qui la déterminent
imposent de choisir entre A et B, X et Y, etc. Au cinéma, on
ne choisit pas, on « est choisi » par les signifiants que le film
déploie.

Décadra ge

On sait la polysémie des termes « cadre » et « cadrer ».


Le succès récent dans le langage politique du verbe « reca­
drer » en est un nouvel exemple. En cinématographie, il s'agit
évidemment de construire ou de défaire un cadre. Décadrage
se dit d'un sujet ou d 'un objet décentré, calé sur les bords du
cadre, éventuellement coupé en partie par l 'un ou l 'autre de
ces bords. Le choix de centrer le sujet dans le cadre, ou de le
décadrer, à droite, à gauche, entraîne des effets sur la conti­
nuité du montage. On comprend que cadrer un visage ou un
corps dans la partie droite ou la partie gauche du cadre ouvre
un espace « vide » qui peut accueillir un autre visage, un autre
corps venant le « remplir », qui peut aussi induire un contre­
champ symétrique inverse, vide sur corps, corps sur vide.
On parle de recadrage quand, au décadrage des corps
filmés bougeant au cours d'une scène, réponse correctrice
est donnée par un mouvement d'appareil (un panoramique,
souvent un léger zoom). Il y a donc deux écoles. La première
consiste à libérer les vis de serrage de la tête de la caméra et
laisser le cameraman compenser par de faibles mouvements à
droite ou à gauche les écarts que le corps filmé, ou le visage,
amènent dans l ' équilibre du cadre. Le mouvement du corps
ou de la tête, en somme, fait le cadre, le détermine, l 'ajuste.
Il en résulte une sorte de douceur compensatrice qui rend la
série des brefa recadrages imperceptible, ou peu soulignée. Un
effet de fluidité caractérise ces recadrages constants et peu
marqués. À l ' inverse, autre école, il peut être décidé de serrer
les vis de la rotule de la caméra pour bloquer tout mouve­
ment. Le corps, la tête filmés bougent alors à l ' intérieur d'un
cadre immuablement fixe. Leffet en est d'accentuer les mouve­
ments du corps filmé, de les rendre plus violents, l 'opposition
entre fixité du cadre et mobilité du corps prenant alors tout
son sens. Dans cette version qui fait ressentir au spectateur
la fixité du cadre, qui lui en fait prendre conscience, le corps
ou la tête se décadrent constamment mais ces décadrages
ne sont pas corrigés. (On évoquera plusieurs moments du
cinéma de Chantal Akerman, notamment News from Home,
1977.) Aucune compensation . Cela fait l 'effet d'une cage dans
laquelle le corps filmé est enfermé. Il y a comme une violence
du cadre sur le corps. Un autre exemple dans Rêves de France
à Marseille (2007) : la séquence où Zoubida Menegui raconte
son parcours en marge de la politique : une partie de la scène
est filmée en plan serré sur le visage de Zoubida, qui bouge, se
décadre et se recadre dans un cadre fixement rigide : il y a là
comme un appui à la puissance de la parole filmée.

177
Pendant le tournage en 1962 du Moindre geste (Fernand
Deligny et Jean-Pierre Daniel), la présence de la caméra est
conçue comme celle des soignants : la présence d'un proche. La
caméra de Josée Manenti tente de s'approcher des deux jeunes
gens, déclarés « autistes » , qui sont suivis par Fernand Deligny.
Mais il s'agit en même temps de faire ressentir quelque chose
de leurs lignes d 'erre, c'est-à-dire, pour nous, de leur liberté,
d'un rapport au monde non conforme. Yves, au verbe si riche,
si transgressif, si drôle, ne s'adapte guère au cadre : son grand
corps comme ivre paraît sans cesse vouloir s'en échapper, et
la cadreuse est ainsi, souvent, forcée de le filmer en plan très
large, tellement ses trajets sont peu prévisibles. Yves ne se laisse
pas « encadrer ». Il échappe au cadre pour suivre une aventure
qui nous échappe elle aussi.
Même en mouvement, le cadre est une fixation du visible,
une affirmation : « C'est ainsi » , « Muss es sein » (Robert
Kramer dans Berlin 10/90). Cadrer revient à dire avec force :
voilà ce qu' il convient de regarder, voilà ce qui est regard !
Voici la bonne image, le bon moment, le bon point de vue !
Des cinéastes ont voulu décentrer leur regard pour ne pas faire
subir cette arrogance au monde. Quelle est « la » bonne image ?
Comment ne pas choisir ? On connaît la réponse de Johan
Van der Keuken : jouer à la fois cadrage et décadrage. Sur un
marché indien, il filme le chou-fleur, puis dans le même plan
décadre sur les haricots, puis les patates douces. Sur le marché,
il y a plusieurs légumes. Lequel filmer ? Pourquoi choisir l 'un
plutôt que l 'autre ? Il y a ça, et puis ça, et encore ça. Et un
mendiant. Tout est filmé dans un même geste fait à la fois
de cadrages et de décadrages : un cinéaste qui filme quand il
cherche. Cette recherche est guidée par une inquiétude, le désir
de décentrer son regard et, à la fois, d' inscrire une impression
immédiate. Cadrer/décadrer façonne une mémoire du tour­
nage. Nous sommes entraînés par l 'étonnement du cadreur
devant ce qu' il découvre au tournage, et que nous voyons alors
comme son plaisir même à filmer. Le cadre est jubilation.
Comment ne pas recommencer toujours la reproduction
mécanique du monde visible par des lentilles façonnées selon
la perspective du Quattrocento ? Comment sortir de cette
« routine » ? Roberto Rossellini, à partir du milieu des années

soixante, filmait avec un zoom motorisé commandé par une


manette fixée sur un pied et reliée à la caméra : le Pancinor.
D'une part, la caméra, montée sur un travelling, se déplaçait
pendant la prise ; et d 'autre part, Rossellini jouait de son zoom,
sans voir Le cadre alors en mouvement. Il revenait au cadreur de
compenser par de légers recadrages une succession de cadres
qu' il n'avait pas faits, qui n'étaient pas les siens : les variations
de grandeurs et de distances optiques produites par le zoom
« à l 'aveugle ». Face à la scène qu' il voit sans la médiation du

viseur et donc du zoom, Rossellini, dont les collaborateurs


disaient qu' il avait un occhio millimetrico, cadre sans voir le
résultat de ses zooms avant ou arrière et moins encore ce que
peut donner la combinaison de zooms avant-arrière et des
travellings latéraux. À quoi bon, dira-t-on ? Mais justement à
perturber le réglage d'une scène et même d'une focale par une
suite de mouvements optiques dont la combinaison ne pouvait
être qu'aléatoire. Il s'agissait bien de détromper les automa­
tismes induits chez le cadreur comme chez le spectateur. Le
cadre obtenu restait fragile, en suspens, en devenir : non fini.
Le cadre perd de son empire, il se promène, il est promené.
Quelque chose du regard d'un passant, d'un promeneur,
d'un badaud y réapparaît, qui datait de la période foraine du
cinéma. En 1977, Rossellini tourne son dernier film au Centre
Pompidou : fuyant toute captation perspectiviste dans un Lieu
d 'art, la caméra balaye dans un même mouvement, dans un
même regard mouvant, l' intérieur et l 'extérieur du musée,
l 'architecture et la ville, les spectateu rs et les œuvres. C'est
une supposition de cadre : la caméra agit comme le ferait une
perception naturelle, sans hiérarchiser ce que l'on voit comme
ce que l 'on entend, les paroles des visiteurs devant les œuvres,
une femme qui gronde son enfant, les ouvriers qui réalisent les

1 79
installations de Tinguely, le gardien qui parle dans son talkie­
walkie. Tout ce qui fait un musée vivant. Le hors-champ lié à
tout cadre est ici en somme rendu imprévisible. Le regard non
cadrant de Rossellini se conjugue avec la supposition de cadre
dont ce regard, par expérience, est porteur.

Découpa ge

La situation, la scène, la rencontre sont découpées au


moment du tournage en divers plans de diverses valeurs et
durées. Les raccords sont prévus, programmés, inclus dans
le découpage. Le montage des plans déterminés au décou­
page pourra évidemment en aj uster la durée, éventuelle­
ment l 'ordre, la succession. Mais il ne pourra rien changer
à la logique qui a présidé à leur découpage, logique qui se
retrouve dans les types de raccords réalisables au montage.
C'est ainsi, dans l ' âge classique du cinéma, qu'un metteur
en scène rigoureux pouvait avoir entièrement déterminé le
montage de son film au tournage, tellement que son absence
au montage pouvait être tenue pour négligeable. On sait
qu' à Hollywood même, afin d 'abord de gagner du temps
au tournage, mais aussi de garder jusqu'au bout le contrôle
des montages, les producteurs ont poussé les réalisateurs
à généraliser la méthode dite des master shots : la scène est
tournée une première fois en plan relativement large, puis
en plans plus serrés, le découpage cédant ainsi sa part au
montage, où l 'on pourra choisir entre les différentes versions
possibles de la scène. Dans de tels cas, passer d 'un plan à
un autre revient essentiellement à « faire voir », mieux ou
autrement, c'est-à-dire à illustrer la scène, à mettre en valeur
la performance des comédiens. Le montage en est, si l 'on
peut dire, désaffecté. Les raccords n'opèrent plus que dans la
poursuite d'une certaine normalité. Le cinéma économe que
nous voulons promouvoir préfère évidemment le découpage :

180
un plan déterminé pour tel ou tel moment d'une scène. Et
non pas toute la scène fil mée plusieurs fois de plusieurs axes
et selon plusieurs focales. Il convient de voir ou de revoir
les films de Fritz Lang pour constater à quel point un plan
et ceux qui l 'entourent sont dans une sorte de nécessité qui
rend impossible un montage différent : Moonfleet (1955) , puis
Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou (19 58) .
À peu près tout l e cinéma dit « documentaire » , et une
partie remarquable du cinéma dit « de fiction » se font sans
découpage, se font même contre l ' idée de découpage. Il s'agit,
on le comprend, de préserver au moment du tournage toutes
les libertés, toutes les sorties de route, en s'ouvrant à la voix de
l'instant. Il est donc possible de mettre en œuvre un découpage
empirique, chaque plan tourné pouvant appeler un autre axe,
une autre valeur, un autre mouvement. Dès lors, le montage
est assez souvent capable de rétablir après coup l ' hypothèse
d'un découpage, ce qui veut dire que chaque situation filmée
sans planification préalable est porteuse d'un ou de plusieurs
découpages. Pour le spectateur, après-coup comme avant coup
arrivent toujours au présent. Ce qui est décalé, désynchrone,
dans le moment de la fabrication, arrive inévitablement
« synchrone » sur l'écran. Cet écart entre temps du faire voir

et temps du voir a toujours joué dans l'histoire du cinéma. La


dijférance (au sens de Jacques Derrida) articule le présent du
faire au présent du voir, quoi qu' il en soit de leur inscription
historique. Comment ne pas voir les films d' hier au présent,
puisque nous ne pourrons pas les avoir vus au présent d'hier.
Un doute subsiste quant à la validité d'une impression d' im­
provisation. Ce qui n'a pas été prévu pour être vu comme
calculé, peut l ' être, et le contraire. La réversibilité intrinsèque
de l'opération cinématographique laisse les impressions et les
effets ouverts et transférables.

18r
Déné gation

La notion de dénégation a été reprise moins à Freud qu'à


Octave Mannoni, notion qu' il avait lui-même importée
de Freud. Quoi qu' il en soit, cette dénégation est utile pour
comprendre ce qui se passe du côté de la place du spectateur.
Le principe de la dénégation est que le sujet, étrangement,
refuse de renoncer à l 'un des deux termes d'une contradiction.
Pour Mannoni et Freud, l'enfant refuse d'accepter l 'absence
d'un pénis au sexe de sa mère ; l 'enfant propose une réponse :
je sais bien qu 'elle ne l 'a pas, mais quand même elle l 'a. C'est
une dénégation : je sais bien, mais quand même. Le sujet, placé
devant un choix (l'un ou l 'autre) impossible à assumer, choisit
de ne pas choisir et maintient les deux termes de la contradic­
tion dans un face-à-face intenable. Refus de renoncer au rêve
ou au fantasme, sans être à même pour autant de nier ce qui
le nie. Je sais bien que je suis dans une salle de cinéma, que
j 'ai payé ma place, qu' il y a une cabine de projection et un
projectionniste dans la cabine, je sais bien que j 'ai des voisins­
voisines, un fauteuil, un nez, une bouche, des mains, mais
quand même je vais basculer dans la croyance que je vois le
monde sur l ' écran, dans l 'écran, et la vie en tant que telle. Je
sais bien que je vais accepter de renoncer à trois au moins
de mes sens, le toucher, le sentir, le goûter, aucun des trois
n'étant plus actif ni sollicité en tant que tel pendant la séance
de cinéma. Je sais bien que je vais rester assis, collé à mon
fauteuil ou à ma chaise, bras et jambes ballants, muet, immo­
bile, figé. Et pourtant, je suis tout mouvement et tout amour
sur l' écran. Ce que dans la salle je ne peux pas faire : courir,
sauter, monter à cheval, faire danser ma cavalière, grimper au
sommet du mât, conduire une Bugatti, tomber dans un esca­
lier, rater un train, tout cela que je ne peux pas faire à ma
place dans la salle, il se trouve quelqu'un, un acteur, pour le
faire à ma place sur l'écran. Je sais bien que je ne suis pas Gary
Cooper (pour dire), mais je me loge en lui quand il accom-
plit ce que je ne fais pas. Le spectateur de cinéma sait bien
qu' il n'est pas sur l'écran, mais pourtant il le ressent et le croit.
Autrement dit : entrant dans une salle de cinéma, je sais bien
que tout est artifice. Mais pourtant, je vais y croire comme
on croit à la vraie vie qui anime de vrais corps et produit de
vraies paroles. Tel est le paradoxe fondateur du cinéma. Tout
est faux/tout paraît vrai.
Ce désir de sauver les deux faces opposées d'une même
réalité conduit le spectateur de cinéma, sans avoir besoin de le
savoir, à suspendre le principe de non-contradiction affirmé par
Aristote. (cf. Croyance.)

Devis I économie du cinéma

É conomie d'un cinéma peu ou prou industriel. Le directeur


de production et l'assistant metteur en scène calculent, sur la
base du scénario (et rarement du découpage), ce qu' il en coûte
en semaines de tournage, en techniciens aux divers postes,
salaires et autres, auditoriums et laboratoires, en locations de
machines, de studios, de lieux, en décors et accessoires, en frais
divers (selon l'ampleur de la production : défraiements, chauf­
feurs et véhicules, figuration), et, surtout, en frais de casting :
la rémunération des comédiens, les frais correspondants. Le
tout constitue un devis qui donne la mesure des dépenses
nécessaires pour assurer le tournage et les finitions du film.
Ce devis détermine la hauteur du financement que le produc­
teur doit assurer. Là, commence la part du cinéaste. À lui de
dire ce qui lui paraît essentiel, nécessaire, ou moins. Dans cet
ajustement, le film réel se dessine. Entre le plus et le moins, le
trop et le pas assez. La mise en scène est ici l 'argument décisif:
des figurants ou pas, combien ? combien de temps ? des lieux
réels (dits « décors naturels ») par opposition aux décors de
studio, telle caméra plutôt que telle autre, le nombre de tech­
niciens aux postes indispensables. Il apparaît souvent que les
directeurs de production appliquent la grille d'un devis préa­
lable à la situation concrète du film en cours. Or, il n'y a rien
d'automatique dans la mise en jeu d'une production. On peut
renoncer aux éclairages (il ne faut pas !), aux travellings, aux
machinos, aux assistants, au studio, etc., mais ces restrictions
ou bien servent le film à venir, ou bien le détruisent.
Chaque film est une économie à lui seul, c'est-à-dire
un système d'ajustement des coûts et des rendus. De très
mauvaises habitudes ont fait gonfler les coûts sans effet certain
sur les rendus. Le gouvernement du cinéma par le principe de
surenchère lié au spectaculaire a tourné la tête des producteurs,
des techniciens, des publicitaires, qui ont fait peu à peu du
cinéma une industrie du luxe. N'y aurait-il pas au contraire
à plaider pour un cinéma pauvre, c'est-à-dire juste, ajusté à
ce qu' il crée ? Nombreux sont les amateurs de cinéma (et les
cinéastes amateurs) terrifiés par l'inflation des coûts des films
ici et là. Rapines et trafics. Corruption générale. Le Capital
s'exhibe. Milliers de copies, milliers de salles pour un film à
la fois. Millions de dollars rassemblés pour être dépensés en
quelques mois. Les productions les plus riches payent les publi­
cités, les magazines et blogs qu' il faut pour impressionner les
spectateurs, les attirer dans le vortex de l 'argent fétiche, agiter
à leurs yeux une fascinante poussière de gloire et de fric et leur
donner par là l ' irrésistible désir d'aller voir tel film plutôt que
tel autre. On parle de millions (de spectateurs, de dollars . . . ).
On admire l 'argent dispersé plus que le talent semé. Cela fait
longtemps que l 'argent est l ' infortune du cinéma (Metropolis,
1927, n'est pas le meilleur film de Fritz Lang) mais comment
ne pas observer que jamais l 'argent n'a subjugué un certain
cinéma comme aujourd'hui.
En même temps et contradictoirement, nous sommes
entrés dans l ' ère d'un autre cinéma. La majorité des films qui
se tournent aujourd'hui à travers le monde, quelle que soit leur
durée, sont des films « pauvres » , aux moyens modestes, aux
outils simples, aux équipes réduites - aux ambitions pour-
tant entières. L'habitude dure encore de nommer ces films
d'un nouveau type « documentaires » et cette appellation est
bien sûr approximative. Ce que l 'on s'obstine à définir ainsi
échappe à vrai dire à la traditionnelle (et fallacieuse) opposi­
tion entre « fiction » et « documentaire ». Certes, tout au long
de l'histoire du cinéma, ces deux catégories n'ont cessé de
se confondre, de se changer l 'une en l 'autre (il suffit pour le
prouver de citer les films de Robert Flaherty, où les tournages
en apparence « documentaires » sont en fait conçus et réalisés
comme des fictions), et leur confusion est bien ce dont tous
les films témoignent. La question n'est donc plus là. Fiction,
il y a toujours, avec les moyens du documentaire, c'est-à-dire
dans une plus grande proximité entre ceux qui filment et
ceux qui sont filmés. Et si l'on doit les nommer, on parlera
de récits filmés, de témoignages ou de manifestes, ou de tout
cela à la fois.
Comment trouver l'équilibre toujours mouvant entre les
enjeux formels d 'un film et les finances dont il peut disposer ?
Cette question obsède le cinéma qui se fait à la marge de l ' in­
dustrie. Nous dirons qu'aujourd' hui plus qu' hier, mettre en
scène c'est mesurer la dépense au plus juste de l'effet. Voir, hier,
les films de série B d'Hollywood, notamment ceux de Samuel
Fuller ; hier encore, mais en Europe, les films de Roberto
Rossellini ; et aujourd'hui ceux d' É ric Rohmer, dont l' éco­
nomie est une esthétique.

Dié gèse

L'utilité principale de ce terme qui se réfère aux techniques


narratives est d' isoler les événements qui se déroulent à l'inté­
rieur du récit filmique (de la fiction) de ceux qui sont exté­
rieurs ou étrangers à ce récit. Voici la définition proposée par
le propagateur du terme, É tienne Souriau : « Tout ce qui est
censé se passer selon la fiction que présente le film ; tout ce que
cette fiction impliquerait si on la supposait vraie » (1953). Ou,
selon Gérard Genette : « L'univers spatio-temporel désigné par
le récit » (1972). Dans le registre du cinéma dit « documen­
taire », il semble que la notion de diégèse soit moins situable,
ou moins séparable, et que soient brouillés les deux bords de
l 'exercice : le « réel » et le « fictif ». Amener une caméra, un
magnétophone, une équipe dans un espace « réel », une classe
d'école par exemple, comme dans Être et avoir (Nicolas Phili­
bert, 2002), fait de ce lieu a priori non diégétique un lieu
diégétique avant même qu'une « histoire » ou un « récit » ne
se déclenche. La pratique d'un tournage « documentaire » au
long cours, sur plusieurs mois, voire un an, modifie évidem­
ment la temporalité des êtres et des événements, influe sur
leur conduite, les entraîne dans un récit d'eux-mêmes informé
par le fait du tournage, qu' ils ne peuvent pas ne pas prendre
en compte. Le cinéma « documentaire » est performatif
il fait arriver ce qu'il filme ou veut filmer. L' insistance du
cinéma dans une situation « réelle » (les municipales de 2001
à Marseille, par exemple, dans Rêves de France à Marseille)
conduit les acteurs de la situation à prendre conscience de
leur double qualité d'acteurs politiques et d'acteurs cinéma­
tographiques, si bien que le cours de leur action sur la scène
politique est orienté par ce qu' ils sont ou veulent être, ou ne
veulent pas être, sur la scène cinématographique. Disons que
tout tournage, de « documentaire » ou de « fiction », a cette
puissance de faire émerger ce qu' il veut filmer, rendant l 'op­
position fiction/documentaire peu opérante. C'est en ce sens
aussi que « tous les films sont des films de fiction », puisque
filmer revient toujours à changer la réalité non filmée en réalité
filmée. Diégétique serait ainsi non seulement « l'histoire que
raconte le film », mais l 'histoire de cette histoire : une réalité
changée par le cinéma.

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Dispositif

Le terme de dispositif vient du vocabulaire du droit et


désigne un ensemble de moyens déployés au regard d'un
objectif défini. Après Michel Foucault, théoricien du dispo­
sitif, après Gilles Deleuze qui en reprend l 'usage, le philosophe
Giorgio Agamben en donne cette définition : « J 'appelle dispo­
sitif tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de
capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler,
de contrôler, et d 'assurer les gestes, les conduites, les opinions
et les discours des êtres vivants » (2007).
Au cinéma, les dispositifs définissent des systèmes d'exclu­
sion qui sont des principes d'écriture : les durées, les axes, la
construction des champs, le hors-champ . . . Par exemple,
montrer ou ne pas montrer celle ou celui qui parle ; passer
par le commentaire d 'un personnage ou de l 'auteur, choisir de
tout filmer en studio, s'interdire les mouvements d'appareil,
etc. Bref, quelque chose d'une systématique.
Mais un film au tournage comme au montage met en jeu
des forces qui ne sont pas toutes nécessairement « captées » par
le dispositif choisi. Tant mieux. Le danger est évidemment de
faire apparaître le dispositif comme souverain, « infalsifiable ».
Organisme en quelque sorte vivant, un film est ou devrait être
un tourbillon de ces forces en partie seulement réglées par le
dispositif. Le principe d'écriture le plus « efficace » tourne à
vide si rien dans le film ne vient le mettre en danger, le relancer
au milieu du jeu l 'ignorer.
-

Ici et maintenant, dans ce monde fait d 'écrans, d'images,


de machines à enregistrer, de publicités lumineuses, de néons,
etc., nous circulons une bonne partie de notre temps dans une
suite de décors qui sont peut-être au même instant déjà filmés
par quelque autre passant. La situation des années cinquante­
soixante, où il y avait d'un côté le monde et de l 'autre les
représentations, nous paraît toujours plus dépassée. La ciné­
matographie est toujours déjà en cours, le moteur toujours
déjà lancé, le cadre à l'œuvre. L'archaïque figure du cinéaste
donnant ses ordres au petit monde du plateau apparaît légère­
ment ridicule dans une période où tout est toujours spectacle.
Où il s'agirait plutôt de disparaître des écrans. (Tous les écrans
sont des écrans de contrôle.)

Divertissement

Il n'y a rien à dire contre le divertissement. Les travailleurs


(c'est-à-dire la plupart d'entre nous) par définition fatigués
par un travail qui souvent ne les passionne pas, qu' ils soient
manuels ou intellectuels, ont évidemment le « droit », si ce
n'est l'obligation, de se changer les idées en allant voir, pour­
quoi pas, une comédie ou un film policier. C'est déjà aller au
cinéma. Changer de place, passer de celle d'acteur social à celle
de spectateur de spectacles (plus ou moins) divertissants, c'est
à la fois une liberté et la jouissance de cette liberté. Pendant la
séance, quoi qu'il en soit du film, le monde est moins lourd, la
pression de la vie ordinaire suspendue, le sujet livré à l ' hésita­
tion, à la rencontre, au hasard heureux ou malheureux, bref:
en situation d'expérience. On a noté que le terme anglais
(puis américain) entertainment est proche à la fois d'entrain
et d'entretenir, au sens de s'occuper agréablement de . . . et par
exemple d'un invité ; ce qui ne colle pas tout à fait avec la
traduction française distraction.
L'erreur serait de croire que les spectacles de divertissement
n'ont pas d'effet idéologique. C'est tout le contraire. Moins
la leçon ressemble à une leçon, moins elle ennuie, plus elle
distrait, plus elle est efficace. L' american way oflife a été promu
par les comédies hollywoodiennes les plus drôles. Amoureux
de ces comédies (Minnelli, Cukor, Hawks, McCarey, Preston
Sturges), nous avons été saturés d' idéologie : le succès, la
« réussite individuelle », le travail récompensé, l'ordre, la loi,

l'aisance, le confort, le combat des femmes avec les hommes,

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la maison, le petit monde des familiers . . . tout cela a été avalé
sans questions dans la mesure où c' était divertissant.
Que faut-il au spectateur critique d'aujourd ' hui ? Apprécier
le divertissement mais en connaissance de cause ; passer d'une
immersion idéologique peu consciente à une conscience plus
lucide de la dimension publicitaire de tout divertissement . . .
Ce ne sont pas les énoncés qui peuvent inquiéter, ce sont les
formes : elles agissent plus subtilement, par imprégnation. La
comédie ne déploie pas toujours des formes paroxystiques (The
Party de Blake Edwards, 1968 ; ou les films de Jerry Lewis, ou
ceux de Toto). Elle se contente souvent du minimum (Intou­
chables, É ric Toledano et Olivier Nakache, 2on), et c'est
d'abord cela qui est idéologique. Ajoutons que la finalité du
divertissement est précisément d'occulter l 'aliénation dont il
se veut le remède. Le divertissement nous dit : « Jouissez de
ce qui vous aliène pour l 'oublier. » Il y a donc une jouissance
de l 'aliénation, qui n'est ni à condamner, ni à encenser : reste
à souhaiter que cette jouissance en soit vraiment une, et donc
un transport du sujet hors de ses gonds habituels. Oublier
que l 'on est aliéné (au marché des biens culturels par exemple)
pourrait alors être le point de départ d'une désaliénation.
Toute passion y compris celle qui affecte ces biens culturels
(musiques, films, etc.) pourrait être, en tant que passion, le
remède dans le poison. Méritent estime toutes celles et ceux
qui s'adonnent à leur passion, ne serait-ce qu'au souci d'une
collection, aussi futile puisse-t-elle paraître, boîtes d'allu­
mettes ou étiquettes de chocolat (les enfants que souvent nous
fûmes) : ils en ont le soin et le souci, qualités qui, elles, ne sont
pas marchandes, quand bien même leur objet tient au marché.
Ce qui peut préoccuper, en revanche, ce sont ces spectateurs
distraits jusque dans la distraction, qui n'y croient donc qu' à
moitié, ne s'y investissent qu'au minimum, distraits même de
ce qui est censé les divertir. « Passer le temps » : non, pas au
cinéma. Au cinéma, on partage (on « vit ») le temps qui passe
sur l' écran.
Documentaire

Au bout de tous les arguments, une chose distingue les


films « de fiction » des films dits « documentaires ». Le comé­
dien qui joue dans une fiction est censé ne pas remarquer
qu' il y a là une caméra pour le filmer. Par convention, par
métier, mais aussi pour préserver une certaine « immédiateté »
ou « intimité » de la relation du spectateur au film, ce comé­
dien fait comme si (fiction) il n'y avait ni caméra, ni équipe,
ni lumières, ni rien de la machine cinéma. Aveuglement et
surdité volontaires et sur commande du comédien (et non pas
du personnage) sont autant d ' infirmités qui ouvrent au spec­
tateur la possibilité de trouver sa place de voyeur et d' écoutant.
C'est le cœur de la théorie de la transparence de la mise en
scène, telle que quelques-uns des cinéphiles les plus radicaux
l 'ont revendiquée. On ne voit pas le travail ? C'est qu' il est
attentivement censuré. Imaginons un instant un contrechamp
fatal sur Robinson Crusoé (Las Aventuras de Robinson Crusoe)
ou Simon del Desierto (tous deux films de Luis Bufmel, 1954 et
1965) : l 'un et l'autre solitaires, Robinson, Simon, seraient vus
dans l' inacceptable vision de tous ceux qui les entourent pour
faire un film. Fin de l'illusion. (Et peut-être début d'une autre
histoire, celle du hors-champ ? Voir La Ricotta, de Pier Paolo
Pasolini, 1963.)
Dans le cinéma « documentaire » , en revanche, les personnes
que l 'on est amené à filmer ont accepté d'entrer dans un film,
leur désir d' être filmées est impliqué, la caméra est une alliée
et l 'équipe du bon côté. Tout ceci fait que l 'acteur improvisé
du documentaire n'a aucune raison de dissimuler son envie
ni sa jouissance d'être filmé. La caméra, pour lui, est bien
là. Il la regarde comme une partenaire. C'est donc la relation
non déniée entre le corps filmé et la machine filmante qui fait
la dimension documentaire. Autrement, tous les films sont
des films de cinéma, quelle que soit leur étiquette, c'est-à-dire
qu' ils sont tournés selon les techniques du cinéma, avec ou sans
préparation, avec ou sans répétitions, en plusieurs prises ou une
seule, etc. Les manières de faire sont à peu près les mêmes. Les
équipes sont plus réduites et le travail moins spécialisé dans
la pratique du « documentaire ». Tous les documentaires de
quelque ampleur développent des récits, des personnages, des
dimensions fictionnelles, des ouvertures imaginaires. Et, bien
souvent, ce n'est pas la scène jouée qui appelle le filmage, mais
au contraire le fait de filmer qui pousse les personnes à jouer
leur partie. En vérité, toute situation cinématographique est
déjà du cinéma en train de se faire, même si la caméra n'est pas
lancée, même si l 'on ne dit rien. Les ordres que l 'on donne à
l 'équipe induisent un contresens : comme s'il y avait un temps
cinématographique découpé par « moteur » et « coupez » dans
un temps non-cinématographique.
Sans doute le pacte implicite posé par la fiction déclarée
comme telle diverge de celui posé par le documentaire déclaré
comme tel. Dans le premier cas, le spectateur est censé croire
en quelque chose qui se présente d 'abord comme irréel ou arti­
ficiel, et parfois peu vraisemblable. Le désir de croire s'allume
avec l ' écran et ne s'éteint qu'en cas de faiblesse du film projeté.
Alors que, second cas, le documentaire se présente au spec­
tateur comme fortement lié à une réalité référentielle (non
diégétique) qui se donne comme crédible par principe, a priori.
Tout le travail du film reviendra alors à ramener du cinéma,
autrement dit de la fiction, de l 'ambiguïté, de l ' inconnu, dans
ce qui se présente toujours, inévitablement, comme objet jour­
nalistique. (Ça simplifie tellement les choses de confondre docu­
mentaire et magazine, cinéma et information !) Autrement dit,
faire douter de la réalité de ce qui est représenté, en montrer la
fragilité ou l ' instabilité, fissurer le bloc du récit journalistique
d'une réalité par la fente (la feinte) de la fiction. La fiction
rend « vrai » le fictif, le documentaire interroge les réalités et
en fait douter. Le documentaire ne raconte rien qui ne soit
en même temps critique et déconstruction du récit lui-même.
À ce degré de complexité, propre au théâtre (de Shakespeare
à Heiner Müller, en passant par Brecht, Beckett et Thomas
Bernhard), le cinéma de fiction ne parvient que rarement :
c'est une mise en formes que la simplification mercantile ne
souhaite pas ; le documentaire s'y trouve impliqué par la force
de l 'entre-deux qu' il explore entre le fait et le récit, la chose
filmée et le regard qui la met en scène. Peut-être, c'est ce que
nous pensons, sommes-nous entrés dans un temps où règne la
mise en abyme comme mise en écran. Ou le contraire.
Tout ceci indique un pacte particulier entre le réalisateur
d'un documentaire et son ou ses « personnages ». Un pacte
non écrit et, même s'il y a rétribution, non marchand. Il s'agit
d'une dotation mutuelle en confiance. Le comédien de fic tion
dans la production industrielle lourde ou légère signe d'ordi­
naire un contrat en bonne et due forme, qui le tient sous son
empire tout le temps du tournage (et parfois plus longtemps).
Si ce contrat n'est pas respecté, le comédien encourt une sanc­
tion économique et juridique. Rares sont les actrices ou les
acteurs qui ont abandonné un tournage en cours. Dans le cas
du cinéma dit « documentaire », il en va tout autrement. À
chaque instant, celle ou celui que l 'on filme a la liberté souve­
raine de quitter le tournage, de mettre fin à sa participation
au film, autrement dit de menacer et même de détruire le
film en question. Ce pouvoir de vie-et-mort du « personnage »
sur le film qui le constitue en tant que « personnage » donne
au cinéma dit « documentaire » une dimension de fragilité
extrême. Tout peut basculer d'un instant à l'autre. L'équipe
du film porte ainsi une part importante dans le maintien
d'une relation vitale pour le fil m. La réalisatrice ou le réali­
sateur se trouvent liés à leur personnage et dépendant de lui
plus que l'inverse. Avançons que c'est peut-être là l 'une des
formes contemporaines d'une histoire d 'amour : non pas celle
que raconterait (éventuellement) le film, mais celle qui raconte
lefilm, qui le fonde, qui le fait avancer. La pression constante
exercée sur les cinéastes par la liberté des « personnages » d'ar­
rêter le jeu change, croyons-nous, la forme même des films,

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la place du spectateur, y impliquant une tension qui ne peut
qu'être ressentie, fût-ce de façon sourde, par les spectateurs.
Filmer aux bords du réel. Changer constamment des bouts de
réel (celles et ceux que l 'on filme, leur habitus, leurs proches,
leurs décors, etc.) en bouts de cinéma reste une opération à la
fois risquée et pleine de grâce. Il y a dans cette expérience, d'un
côté comme de l 'autre, quelque chose de la corne du taureau
dont Michel Leiris avait souci.
Pour le spectateur, à l ' i ntérieur de la représentation, rien
n'est jamais tout à fait certain. C'est pourquoi, pour relancer la
croyance du spectateur, il convient dans l 'art documentaire de
faire apparaître d'une façon ou d 'une autre l 'article fictionnel.
Paradoxe : ce qui se présente comme absolument documen­
taire peut avoir été truqué ; ce qui se présente comme fabrica­
tion artificielle peut devenir source de croyance et passer pour
vrai. En ce sens, l 'opération documentaire est plus complexe :
il faur à la fois désigner la fausseté des médias et s'appuyer
sur le bain d'informations où nous sommes plongés pour,
d'un côté, mettre en jeu la dimension corrosive et critique
du doute cinématographique, et d 'un autre côté, valider ce
que l 'on montre et que l 'on tient à distinguer du spectacle
informatif.
Cela nous fait entendre que l 'opération cinématographique
reste réfractaire à la représentation de la mort documentaire.
Ce qui est accepté en fiction ne l 'est plus en documentaire.
Nous en déduisons que le principe de passage de la mort à
la vie est bien ce qui anime le cinéma. Ou bien la mort est
fausse, et le cinéma triomphe. Ou bien elle est vraie, et le
cinéma peine à la montrer. Le processus qui va de l 'analyse
(suite d ' images fixes, parfaitement inertes) à la synthèse (mise
en mouvement de ces images fixes pour créer l ' illusion qu'elles
sont devenues mobiles, c'est-à-dire « vivantes ») , ce processus
rencontre cette forme particulière du désir de voir qu'est le
désir de voir encore et sans.fin, le désir que ça ne s'arrête pas, le
désir que ça reparte : la séance de cinéma dénie la pulsion de

19 3
mort. « Toujours vivant » est à la fois le mot d'ordre du cinéma
et celui des morts de fiction qui le peuplent.
Cette distribution a été fortement transgressée dans les dix
dernières années. La diffusion massive des petites caméras
amateur puis des téléphones portables a mis les cinéastes
amateurs ou les simples passants en mesure de filmer les guerres
depuis les rues et leurs balcons, les catastrophes, tsunamis
et séismes. Nous avons vu défiler de « vrais » morts sur nos
écrans. Et nous y avons cru, car si l 'on peut accepter l ' idée que
la dissémination des « petites » caméras rend les événements
plus filmables qu' ils n'étaient, les filmeurs étant déjà sur place,
on n'imagine pas en même temps que ces images aient pu être
truquées. Il y a donc validation de la mort filmée par le carac­
tère accidentel de la prise de vues. Les images « amateurs »
confèrent une nouvelle légitimité au document audiovisuel.
Lhistoire non seulement des techniques, mais de ce qu'elles
suggèrent comme manières defaire, affecte, on le voit, les moda­
lités de croyance du spectateur. Le spectateur allemand de 1945
était supposé, par Sidney Bernstein et son conseil Alfred Hitch­
cock, capable et/ou tenté de soupçonner de truquage les images
de dizaines de milliers de cadavres empilés au camp de Bergen
Belsen, libéré par les Anglais. Il avait fallu qu'Hitchcock suggère
des formes pour contrer ce soupçon (panoramiques reliant les
regards des soldats ou des témoins aux amoncellements de
cadavres ; images d'une Allemagne paisible et romantique aux
alentours même du camp). Quarante ans plus tôt, Georges
Méliès pouvait filmer dans son studio de Montreuil un acteur
jouant le capitaine Dreyfus à l'île du Diable, dans une « actua­
lité reconstituée », à laquelle le spectateur était supposé croire.
Et l 'année même qui précédait Memory of the Camps, 1943, le
film de Roy Boulting, Desert Vîctory, pouvait mélanger scènes
tournées aux premières minutes de la bataille d'El-Alamein
(Tripolitaine) avec des séquences tournées en studio : la bataille
se déclenchait à minuit, il n'y avait pas de lumière pour filmer,
il fallait donc reconstituer les assauts britanniques en studio, à

1 94
Pinewood, pour qu'on y voie quelque chose et surtout qu'on
puisse être touché par les gros plans des soldats en marche . . .
Fiction ? Documentaire ? Cinéma ! On comprend que le
faux peut servir le vrai, quand le vrai ne peut plus rien. Les
films de montage retraçant la « guerre du désert » ont choisi
de montrer, pour illustrer la bataille d'El-Alamein, les plans
tournés en studio. Le faux tient le vrai dans sa main.
Au tout début du cinéma, donc, Georges Méliès, en même
temps que les fantasmagories qui ont fait sa gloire, avait imaginé
la puissance documentaire du cinématographe naissant sans sortir
de son studio de Montreuil : les événements étaient reconstitués
avec acteurs et décors (c'est ainsi que sont tournés les différents
tableaux qui forment le long-métrage L 'Affaire Dreyfus, 1899).
Mieux, l 'autorisation de tourner en direct le couronnement
d' Édouard VII à Westminster lui ayant été refusée, il n'hésite
pas à le reconstituer en studio (1902). Ceci nous en dit long sur
le flou qui affecte la perception du film comme document.

Dolly : comment filmer la parole ?

Un rêve de cinéaste. Sur pneumatiques ou sur rails, plus ou


moins grande et lourde, la Dolly à la fois roule et s'élève dans
un mouvement léger, élégant, ou bien redescend de la même
manière : le travelling est combiné à la grue. À la fin de Contes
de la lune vague après la pluie ( Kenji Mizoguchi, 1953), un très
doux mouvement de grue s'élève au-dessus du tombeau de la
femme de Genjuro, morte en effet, qu'on a pu croire l ' instant
d'avant toujours en vie, illusion dont la fin du film nous prive,
et qui revient, comme invisible, absence figurée par le mouve­
ment même de la grue.
Avec la Dolly, ou toutes ses variantes, Elemack, Panther,
etc., on approche d'une perfection des mouvements d'appareil.
Toutes les combinaisons sont possibles. Biais, oblique, penché,
etc. La plupart des tournages du cinéma pauvre que nous

19 5
désirons pratiquer sont trop pauvres, précisément, pour s'offrir
de telles merveilles techniques. On peut imaginer en revanche
de simples plateformes à roulettes ou à roues pneumatiques,
éventuellement à fabriquer soi-même - ou à acheter dans les
magasins de sport comme les skateboards de Gus Van Sant.
Les levers et couchers d'une grue sont plus difficiles à bricoler.
Pourquoi tourner en mouvement dans les films documen­
taires ? Pour varier les axes de prise de vues sans couper la prise,
tourner en plans-séquence (de plus ou moins longue durée)
sans interrompre le tournage pour changer d'axe. Filmer la
parole pose un problème spécifique : le sujet parlant à la fois
se trouve et se perd dans sa parole même - à condition qu'elle
se déploie dans une certaine durée, en toute liberté, sans
horloge ni consignes. Le sujet parlant habite sa parole comme
elle l'habite. L'enregistrement des corps et des paroles dans la
durée, sans coupures, recrée une situation d'association libre
qui est reçue par le spectateur comme une improvisation sans
filet, l'exercice, en effet, d'une liberté qui lui paraît être aussi
la sienne. Rien de pire, croyons-nous, que ces entretiens réglés,
ces paroles comptées, ces canevas imposés. Le cinéma docu­
mentaire travaille à faire apparaître la subjectivité de celles et
ceux qu' il filme. Et cette subjectivité réclame la liberté. La
parole non contrôlée est le médium de cette subjectivation.
Reste à monter cette parole filmée en longueur : c'est là que
jouent les changements d'axe sur travellings. Il s'agit de couper
dans la parole, oui, pour la ramener aux dimensions d'un film
(dimensions qu'elle déborde presque toujours dans les rushes)
- mais de couper sans que ces coupes n'apparaissent comme
des interventions arbitraires d'un réalisateur qui aurait choisi
pour nous. Le spectateur a raison de croire que cette parole
filmée est libre, si on ne le contraint pas à constater qu'elle est
coupée, montée, retaillée. La figure du réalisateur présent dans
son film par les coupes qu' il fait subir à la parole des person­
nages, figure de maîtrise, ne nous intéresse pas autant que peut
nous intéresser la parole filmée des personnages, vus comme
libres dans le film, quand bien même ils parlent d'une liberté
réduite pour eux dans le travail ou dans la vie. Le réalisateur,
ne nous en déplaise, n'est pas l 'objet du désir du spectateur,
n'est pas non plus le truchement de son désir. Le spectateur
compose son tableau à partir des corps et des paroles filmés,
des durées, des manques, des hors-champs, de ce qu' il en fait
- qu' il ne sait pas vraiment lui-même. Mais les spectateurs
que nous sommes tiennent à vivre le film comme un bout de
liberté dans un monde qui en manque. Or, une parole coupée
quand ces coupes affectent de se faire voir ne nous dit rien de
libre. Le travelling latéral de part et d'autre du sujet parlant
nous fait basculer d'un axe dans un autre et ouvre donc la
possibilité de couper dans la parole enregistrée sans que ces
coupes se perçoivent comme des interventions autoritaires de
l'auteur. Pourquoi masquer l ' inévitable contrôle de ceux qui
font le film sur la parole de ceux qui sont filmés ? Mais pour
le spectateur, bien sûr, pour qu' il puisse croire, même si c'est
un leurre, que le sujet parlant a joui de sa liberté tout le temps
du tournage. I..:apparente liberté du personnage, pour illu­
soire qu'elle puisse être, rencontre le désir et même le besoin
de liberté du spectateur. Nous n'allons pas au cinéma pour
nous faire signifier par un maître qu'il a tout droit de couper
dans la parole de l 'autre filmé. Nous lui accordons volontiers
cette prérogative. Mais nous ne nous y engageons pas. Nous
avons besoin de rêver les personnages des films documentaires
comme des personnages de fiction, capable d'imposer à leur
auteur, romancier ou cinéaste, leur propre loi. Landenne règle
du raccord avait cette intention : nous faire croire que la scène
filmée pouvait se dérouler hors de l ' intervention autoritaire du
cinéaste. Elle avait sa logique, sa dynamique propre, sa vie, en
somme, qui mettaient les auteurs à distance. Le retrait de l 'au­
teur a pour sens et pour finalité l 'avancée du spectateur dans
le film. C'est ce que nous appelons « croire ». Sans quoi les
films ne seraient que des livres d ' images, des albums photos à
feuilleter paresseusement - et surtout, sans risques.

19 7
Doubla ge

On double beaucoup dans nombre de pays : les films étran­


gers ne sont acceptés que doublés dans la langue du pays. Ce
qui se perd irrémédiablement, et ce pourquoi le doublage nous
paraît être une violence faite au cinéma, c'est l ' inscription
vraie, pierre de touche de toutes les cinématographies. La voix
du corps parlant est précieuse. Elle nous parle non pas d'une
langue (étrangère) mais d'un être cinématographique avec
qui nous nouons une relation singulière, qui n'est pas répé­
table en studio, ni substituable par l 'enregistrement d'une voix
qui n'est pas celle du corps filmé. Les effets en sont souvent
désastreux. Et l ' impossibilité de doubler, comme la difficulté
de traduire un poète, marquent la singularité de la parole
ou de l 'écriture enfermées dans leur version originale. Nous
pensons à l ' immense Toto, dont rien ou presque n'est arrivé
en France (ou ailleurs qu'en Italie), tant sa langue, destruction
de la langue italienne pétrarquesque, déformation, fabrication
de mots inexistants, rage contre les noms propres eux-mêmes
signifiants (le député Trombetta, par exemple), n'est imagi­
nable que dans l ' idiolecte dudit Toto. Aucune approximation
n'est heureuse. Louis de Funès, contre-exemple, ne porte pas
souvent atteinte à la structure, la syntaxe, l 'ordre de la langue
qu' il bafouille, mais à sa seule articulation ou à sa vitesse de
production.
Le doublage, par ailleurs, comme la postsynchronisation,
réclame une technique particulière. Le ou les comédiens , dans
un studio, regardent un écran où sont projetés de cours frag­
ments du film qu' il s'agit de doubler. On a préparé pour leur
faciliter la tâche une boucle de doublage, où la même phrase,
marquée par des signes chronométriques, revient jusqu'à ce
que les paroles traduites semblent synchrones avec les origi­
nales. Ce qui se perd, là, encore, est non seulement l 'ensemble
des conditions matérielles de la prise en son en extérieurs
(bruits, vents, distances) mais tout raccord avec la continuité
t�motionnelle et signifiante du film entier (le contexte). Quel
q u e puisse être le talent des comédiens qui se livrent à cet
exercice, le résultat n'est jamais bon, et notamment la distance
a u micro, toujours proche malgré les prodiges des mixeurs.

l ,a prise de son direct en extérieurs inscrit les accidents de


l 'atmosphère et les distances réelles des personnages, qui n'ont
pas le micro à dix centimètres de leur bouche. Elle enregistre
non seulement les dialogues, mais l 'état sonore du monde en
un instant t. Cet enregistrement a donc valeur de document.
C'est l 'un des points de contact entre le cinéma de fiction et le
cinéma documentaire.

Écouter

La caméra est une oreille. La caméra synchrone É clair 16


ou É clair NPR, ou bien l 'Aaton 16 mm, ou encore ces caméras
vidéo et analogiques ou numériques qui se portent à l 'épaule,
trouvent place au contact de l 'une de nos deux oreilles. Et s'il
est vrai que « l 'œil écoute » (Paul Claudel, 1946), il est encore
plus vrai que la caméra réalise un enregistrement qui ne
concerne pas seulement les images. Le son, les sons, traversent
l 'espace, le visible et le non-visible. Ils sont enregistrés en même
temps que l ' image, et synchrones avec elle. C'est pourquoi il
y a de l 'oreille dans la prise de vues. Ce qui n'est pas cadré,
ce qui n'est pas caché par le cadre, c'est avant tout par le son
que nous pouvons en avoir une trace enregistrée. Combien de
fois n'avons-nous pas dit à notre cadreur d'ouvrir les oreilles,
de cadrer en fonction du son, de cadrer hors du cadre ? Et
nous sommes allés j usqu' à fournir d' écouteurs branchés sur le
micro les oreilles de cet homme d ' images. C'est l 'occasion de
rappeler que Frederick Wiseman guide son cadreur en dépla­
çant son micro perché vers ce qu' il pense être le centre de la
scène et qui est peut-être hors de vue (ou de conscience) de
celui qui filme. Dans ce que nous savons de la pratique de

199
ce cinéma dit documentaire, le son est un système d'orienta­
tion, il appelle la mise en images. La scène à filmer se déve­
loppe hors-champ et seul le son peut nous l 'apprendre. Ceci
revient à dire que le spectateur, en dépit de la prégnance des
images, en dépit de la surdétermination de la pulsion scopique,
est d'abord un écoutant. La domination mentale de l 'image
nous conduit à « oublier » les rôles initiateur et organisateur
du son, qui tiennent précisément à ce qu'il n'est pas toujours
cadré, pas déjà cadré, qu'il reste comme un invisible horizon
des images. Il n'est pas absurde de noter que c'est désormais
du côté du travail des sons, de leur relation complexe avec
les cadres, que doit être contrée la pression délétère des flux
d'images charriant des flux sonores non élaborés.
L'écoute précède la vision du cadre.
Ce que le cinéma direct recrée - logiquement - c'est
l 'écoute comme condition même de transmission de la parole.
Le magnétophone est l ' élément essentiel du couple image­
son. Les très mauvaises habitudes héritées de l ' école nous
font tenir la prise de parole, l ' intervention verbale pour un
acte, un agir. Mais l ' écoute ? Comment ne le serait-elle pas
bien davantage ? Comme Gilles Deleuze le notait dans les
années soixante-dix, ce n'est pas la parole qui manque (à la
radio, à la télé, dans les relations intersubjectives), non, pas la
parole mais l 'écoute. Qui écoute qui ? Le cinéma direct tient
toute sa puissance d'écouter effectivement celles et ceux qu' il
filme et de leur faire percevoir et sentir que cette écoute réelle
est réellement un acre, une action, un faire, un engagement
de l 'être et non point un semblant. C'est donc en ce sens
que la médiation cinématographique est appelée à prendre la
place des échanges intersubjectifs de la vie ordinaire. Dans
« la vie » , qui écoute qui ? Qui regarde qui ? Qui voit qui ?

Question non rhétorique.

200
Écran, écrans

Au cinéma, on le sait, les deux dimensions de la pellicule,


puis de l 'écran de la table de montage, puis de l 'écran de la
salle de projection, ces deux dimensions ne nous semblent
trois qu'au prix d'un effet de leurre. L i mpression de profon­
deur ou de relief sur un écran (tous les écrans sont plats) ne
peut qu'être illusoire. Les écrans sont donc menteurs par défi­
nition. Leur cadre les limite alors qu' ils se donnent volontiers
comme le lieu d 'accueil de « tout le visible » ; leur planéité est
démentie par notre désir de croire en une troisième dimension,
« comme dans la vie ». Il y a donc une relation, une concurrence

et même une lutte entre la vision standard (binoculaire) et la


vision cinématographique (monoculaire). L écran de contrôle
l 'emporte peu à peu sur l 'œilleton de la caméra : il se voit avec
les deux yeux, alors que l'œilleton ne requiert qu'un seul œil. . .
Et puisque nous voyons de nos deux yeux les images d 'origine
monoculaire posées sur nos écrans, ceux-ci construisent peu à
peu un visible qui peut nous sembler « naturel » - c'est-à-dire
non artificiel ou non leurrant. Le leurre du leurre est évidem­
ment de disparaître comme tel. Nous allons au cinéma pour
être trompés, le sachant plus ou moins. Mais nous sommes
tout autant trompés par l ' écran de notre ordinateur, celui de
notre téléviseur, de notre téléphone, etc. À ceci près qu'alors,
nous sommes leurrés sans apercevoir le dispositif qui nous
leurre, sans même apercevoir une quelconque différence entre
la rue que nous voyons de nos deux yeux (trois dimensions)
et l 'écran du téléphone portable que nous voyons lui aussi de
nos deux yeux mais qui ne nous présente qu'une image à deux
dimensions, quoique nous fassions, et même en pleine rue.
Par ailleurs, notre temps, notre heure sont ceux de la multi­
plication des écrans. S ' il y a une nouveauté dans le monde,
c'est bien celle-là. Jamais autant d' écrans ne nous ont montré
autant de choses, autant de fois les mêmes choses, et jamais
autant d'écrans non plus ne nous auront caché autant de

20I
choses. De l 'écran de nos ordinateurs, où les lettres de ce livre
même sont inscrites l 'une après l 'autre, aux milliers d'écrans
de contrôle à travers nos vies : contrôles de nos corps ; de
nos intérieurs, viscères, squelettes, neurones, rétines (écrans
elles aussi) ; de nos extérieurs : allées et venues, parkings,
rues, banques, boutiques ; de nos représentations : écrans des
appareils photos et caméras, webcams, miroirs paraboliques,
téléphones portables, tablettes, salles de cinéma, télévisions,
publicités, affiches lumineuses, etc. Un monde bardé d'écrans
comme autant de miroirs et de barrières à la fois, images chan­
geantes qui sont aussi des pièges. Le Grand Observateur, le
Mabuse du Diabolique Docteur Mabuse (Die Tausend Augen
des Dr. Mabuse, Fritz Lang, 1961) est partout. Nous n'avons
même plus besoin de le citer, de le fantasmer. Il est en nous,
avec nous, dans nos mains et nos yeux. Jamais non plus nos
yeux (plus que nos oreilles) n'auront été soumis à de telles
pressions, sujets à de telles tentations ou séductions, glissé sur
autant d'horreurs.

Effacement

Ce n'est pas tant l'inscription qui compte au cinéma, que le


fait inévitable qu'elle soit immédiatement suivie de son efface­
ment. De même que chaque photogramme (chaque image) est
matériellement effacé de l' écran par le photogramme qui le suit,
et ainsi de suite ; de la même manière, chaque plan, chaque
moment d'un film efface le précédent et se trouve effacé par
le suivant. Cette loi de la projection (en argentique, en vidéo
analogique et en vidéo numérique) impose au spectateur l 'effet
constant d'une substitution de signes. C'est un paysage en
perpétuelle métamorphose que nous avons à traverser à chaque
seconde. Composition, décomposition, recomposition. Efface­
ment des traces inscrites : l 'opération cinématographique est
l 'agent à la fois de l ' inscription et de son effacement. Du côté du

202
spectateur, soumis à la fatalité de l 'effacement, la perte, l 'oubli
deviennent des facteurs actifs de sa relation au film et même
du caractère intime de cette relation, puisqu'aucun de nous
n'oublie tout ni les mêmes choses. I.:incessante plongée dans
l 'oubli de ce qui s'est trouvé passer sur un écran renforce l 'effet
de présent qui gouverne la séance. Tout a lieu ici et maintenant.
Ce qui est perdu n'est pas rattrapable, ou seulement dans les
échos qui s'en feront sentir dans la suite du film. (cf. Récur­
rence.) Le cinéma, par définition répétable, un film pouvant
avoir cinquante ou mille copies, lesquelles peuvent passer cinq
ou six fois par jour dans les multiplexes des grandes villes, est
paradoxalement l'occasion d'une fois unique. La répétition et
l 'oubli forment un couple redoutable.

Effet bêta (effet phi)

I.:effet phi - rebaptisé par les physiologistes « effet bêta » -


revient à percevoir un mouvement dans la succession rappro­
chée de deux images presque identiques. I.:effet bêta se manifeste
quand deux images légèrement décalées se présentent rapide­
ment l 'une à la suite de l 'autre. Nous y voyons un mouvement,
« résultat du travail d'intégration des champs récepteurs des
cellules rétiniennes et des différentes aires corticales visuelles
impliquées dans la détection et l 'orientation du mouvement »
(voir le blog Le Cerveau à tous les niveaux, Bruno Dubuc). Les
images sont fixes (photogram mes en argentique, images en
vidéo) et se suivent plus ou moins rapidement, procurant la
perception d'un mouvement apparent en l 'absence de mouve­
ment réel. Il s'agit donc de l'une des très nombreuses « illusions
d'optique » qui s'expliquent par le fonctionnement neuronal
du nerf optique et du cerveau. La « vie » de ces images est donc
une illusion de plus. Il est difficile de ne pas considérer ces
séries d ' illusions dont l 'aboutissement est le cinéma, comme
l 'expression d'un désir que ça bouge et que ça vive.

2 03
Effet Schüfftan

Il existe plusieurs modalités de ce très simple truquage, fait


à la prise de vues : devant la caméra, une plaque de verre à
demi transparente, à demi réfléchissante. La partie transpa­
rente permet de filmer normalement des acteurs placés assez
loin de la caméra dans un espace qui va être filmé, lui, à travers
la vitre dans laquelle se reflète un paysage peint. Les acteurs
filmés « en vrai » vont se mouvoir dans un décor peint qu' ils
ne voient pas. Pour le spectateur, à l 'arrivée sur l'écran d'une
salle, l 'une et l'autre partie ne font qu'un. On voit des person­
nages s'approcher par exemple des murailles et des portes de
Jérusalem, lesquelles ont disparu depuis longtemps, mais qui
sont peintes sur une maquette, laquelle se reflète sur la partie
miroir de la vitre (Le Messie, Roberto Rossellini, 1976). Devant
l' hyper-facilité des truquages numériques, quelques cinéastes
pionniers ont réhabilité les truquages faits à la prise de vues,
pour sauver, peut-être, y compris dans un truquage, quelque
chose de l ' inscription vraie qui caractérise l'essentielle relation
entre machines et corps, tous deux réels.

Ellipse

Coupe dans le film et raccord de deux moments diégé­


tiques séparés par une plus ou moins importante part à la
fois de film et de récit. L'ellipse peut être prévue au tournage,
avec ou sans scénario. Elle est aussi un geste de montage. La
plupart du temps, la suppression d'un fragment du récit sert
à accélérer le déroulement de l ' histoire, à créer un contraste,
à changer de rythme. Au plan du montage, l 'ellipse apparaît
comme la figure de cinéma la plus banale ou la plus fréquente.
Chaque raccord dans le mouvement, par exemple, peut dissi­
muler une « ellipse » de quelques images, puisqu'une part du
plan tourné est souvent retranchée dans l'opération de raccord.

20 4
Le mouvement en est légèrement accéléré : sans cette ellipse
il paraîtrait ralenti. Raccorder deux bords d'une coupe, deux
bouts d'un plan en mouvement n'est possible qu'en « faussant »
le raccord : un raccord arithmétiquement juste, c'est-à-dire ne
supprimant rien des deux bouts à coller ensemble, aboutirait
au contraire de ce qui est recherché, soit une sorte de redon­
dance. Le temps, ici, est l'ennemi de l 'espace. Ellipses insen­
sibles encore, bien que plus manifestes, ces raccords qui font
passer les personnages de l 'extérieur à l ' intérieur d'une voiture,
ouvrir une porte, traverser une rue, monter un escalier, sortir
d'un ascenseur, etc.
Le « temps réel » n'est presque jamais filmé et quand il
l'est, il détruit tout naturalisme Ueanne Die/man, 23, quai
du Commerce, ro8o Bruxelles, Chantal Akerman, 1975). Art
du temps, le cinéma nous a formés au principe d'accélération
d'actions considérées comme machinales ou sans enjeu drama­
tique. Et nous sommes tellement entraînés à ces cascades
d'ellipses apparemment sans conséquence autre que de nous
faire arriver plus vite au prétendu « cœur de l'action » que les
films qui n'en font pas, ou moins, semblent à nombre d'entre
nous d'une « lenteur » insupportable. Il y a donc un paradoxe
temporel dans le passage au cinéma d'une action de la vie ordi­
naire. Sur un écran, cadrée, éclairée, portée par des corps, l'ac­
tion filmée appelle son abréviation. Et nous pouvons supposer
que le cinéma depuis un siècle, dans le commerce des formes
et des intensités, est le premier responsable de cet irrésistible
désir d 'accélération qui s'est emparé de tout et de tous (Paul
Virilio, 20IO ; Hartmut Rosa, 20I3). Nous vivons en fait, et
ne pouvons faire autrement que d'aller et venir dans un autre
tempo que celui qui représente nos gestes et nos actions dans
les films. L'écran de cinéma serait alors le « miroir » où nous
nous verrions accélérés. Allant plus vite, autrement dit, à la mort.
Au plan de la diégèse, l'ellipse est une figure de style qui a
pour effet de contracter la narration, d'en souligner le rythme
propre, d'écarter tel épisode tenu pour secondaire ou dont il

20 5
est pensé, à l ' inverse, qu' il aura plus de poids écarté du récit,
creusant celui-ci d'une question sans réponse (Shokuzai, celles
qui voulaient se souvenir, et Shokuzai, celles qui voulaient
oublier, Kiyoshi Kurosawa, 20I2) . Depuis qu' il y a des fi lms de
long métrage, il y a des ellipses. Tout récit, cinématographique
ou non, met en jeu des sautes temporelles, des ruptures, des
raccords ou des contrastes, et le cinéma hérite en la matière
des romans du x1xe siècle (L'Éducation sentimentale, Gustave
Flaubert, 1869, telle que l 'analyse Carlo Ginzburg : l 'ellipse est
« un espace blanc » qu' il s'agit de « déchiffrer »). C'est évidem­
ment du côté de l ' écriture du scénario que l'ellipse se conçoit,
qu'elle joue à la fois comme séparation et articulation.

Enreg istrement

La caméra est avant tout machine à enregistrer le visible


qu 'elle produit. Machine à reproduire ce qu'elle enregistre.
Longtemps, cette fonction d'enregistrement est apparue
comme secondaire aux cinéastes, aux techniciens, même aux
théoriciens. Tout change quand on comprend que ce qui est
enregistré diffère partiellement de ce qu'on a « vu ». L'analogie
est aussi une différence, un écart. L'enregistrement (fonction
commune à l 'argentique et au numérique, même si les moyens
changent) révèle ce qui dans le visible a excédé ou infirmé
le constat fait par la « prise de vues ». La prise, toujours,
aura pris autre chose, un manque, un supplément ; elle aura
creusé un « en-moins » ou ajouté un « en-plus ». (c( Analogie!
ressemblance.)

Étalonnage

À l 'argentique, encore, le bénéfice d'une certaine douceur


des rapports entre lumières, contrastes et couleurs : l'étalon-

206
nage classique était un compromis entre toutes les tensions
de l ' image. Avec l'étalonnage numérique, il devient possible
d'intervenir sur chaque partie de l ' image et donc d'aller vers
un ensemble discordant (même si la chose est rarement jouée).
Est posée la question de l 'ensemble. Quand les parties d 'une
image (par exemple) sont relativement solidaires les unes des
autres {les couleurs, par exemple), c'est une conception du
monde comme possiblement riche d ' interdépendances qui est
en jeu. Quand chacune des parties ou des couleurs peut être
traitée isolément, l ' idée d'un ensemble organique disparaît.
Faut-il insister ? On voit comment une idéologie de l ' individu
séparé l 'a emporté sur l 'autre version, celle d'une solidarité de
fait des uns et des autres. La dislocation généralisée achevée
par le Capital dans sa version dite « néolibérale » a précipité les
parties hors de l 'ensemble qu'elles formaient. Lire les journaux,
ouvrir les yeux et les oreilles : on ne voit que cela, anciennes
liaisons défaites, peuples errants, expulsions et camps de
fortune mondialisés. Nous voici loin de l 'étalonnage, dira­
t-on. Pas si sûr. Le traitement des images, comme celui des
sons, évolue historiquement, non seulement en fonction des
évolutions techniques, mais en même temps que celles-ci, en
fonction des conceptions dominantes.

Éthique

Commençons par une citation de Gilles Deleuze : « Nous


avons besoin d'une éthique ou d 'une foi, ce qui fait rire les
idiots ; ce n'est pas un besoin de croire à autre chose, mais un
besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie »
(1985) . À peu près tout ce que nous avons écrit dans ce manuel
renvoie à la di mension éthique du geste cinématographique. Il
est certain que filmer l 'autre engage une éthique de la respon­
sabilité. Je vois, je suis vu, je montre, ce que je montre est vu ou
sera vu : nous sommes dans un croisement des regards qui est

207
aussi un rappel des consciences. É thique vise ici à la fois ceux
que nous filmons, qu' ils soient comédiens de métier ou gens
divers, et ceux, spectateurs, à qui nous adressons notre film.
Il n'y a pas de demi-mesure : ce que nous faisons de l 'autre
filmé, nous le faisons du spectateur. Oui, le cinéma documen­
taire nous fournit la référence : les non-comédiens à qui nous
demandons de jouer leur rôle, il nous importe qu' ils gagnent
en dignité, comme nous importe la dignité du spectateur. On
ne le sait que trop, les émissions à scandale, les shows vulgaires,
les « télé-réalités » qui ne sont que mensongères et avides de
sensations grossières, tout cela fabrique un « modèle » de spec­
tateur « rentable » mais en tout déchu de ses propres valeurs.
Le geste cinématographique n'est que très rarement celui-là.
Les personnages peuvent être méprisables ou odieux (Quinlan
dans Touch of Evil, La Soif du mal, Orson Welles, 1958) : il
n'y a pas de connivence possible avec le spectateur. Quand
Comolli filme les campagnes électorales à Marseille, tous
les personnages politiques sont considérés comme dignes, et
quand il arrive qu' ils ne le soient pas au moment même où
ils sont filmés, tout est fait pour leur rendre un minimum
de cette dignité sans quoi le spectateur est privé lui-même de
toute dignité. Le cinéma n'est pas un cirque de gladiateurs. Le
spectateur de cinéma n'est pas là pour jouir du supplice ou
de la déréliction de l 'autre filmé. Filmer la dégradation de cet
autre que nous filmons c'est aussi proposer à notre spectateur
de se joindre à cette dégradation. Nous oublions volontiers
que les programmes ou les films que nous voyons ne sont pas
seulement porteurs d'histoires, de fictions, de personnages,
d 'aventures, mais qu' ils représentent (que nous l 'ayons ou non
voulu) des modèles de comportement, de relation à l 'autre, de
considération de l 'autre. Comment croire encore à ce fantôme
inconsistant de « l 'être ensemble » quand on voit à la télévi­
sion tel ou tel « animateur » mépriser ouvertement tel ou tel
de ses interlocuteurs, le ridiculiser, rire de son ridicule ? Et cela
arrive pratiquement dans tous les programmes de télévision

208
où des « bataill es » orchestrées par des journalistes sournois
(il suffit de voir leur sourire en coin) opposent tel people à tel
autre. Et cela arrive tous les soirs dans notre pays, et cela est
repris en boucle sur les sites vidéo actifs sur l ' I nternet. Nous ne
savons pas à quel fond d' indignité ou de vulgarité pouvaient
tomber les spectacles romains. Lire Rabelais, grand polémiste,
ou Swift, autre trancheur de consensus, ou Flaubert, fracas­
seur de lieux communs, nous guérit de la tentation de rire
avec les maîtres. Mais il n'y avait pas encore la télévision dont
nous jouissons aujourd'hui : les petits malins pouvaient sévir
sans laisser de traces. Tel n'est plus le cas. C'est même tout le
contraire puisqu'u n véritable négoce amiable de bouts de leurs
sketches les plus odieux se développe sans fi n sur YouTube.
Ce mépris se distille de façon moi ns directe, plus diffuse,
dans les films qui relèvent de l ' histoire du cinéma. Il y a ceux
qui n'en savent rien, dommage pour eux, et ceux qui, tout
en n'en sachant rien, se placent dans l'orbe de cette histoire.
Comédie pour comédie, peu importe l 'année. Burlesque pour
burlesque. Oui, Louis de Funès est moins génial que Buster
Keaton ou que Toto. Mais il joue le même rôle. Toujours à
propos des rapports des forts aux faibles. Le culte ci némato­
graphique de la violence ou de la force qui ne trouve plus de
Charlot ou de Toto pour lui tenir tête, ce culte gagne i nsidieu­
sement la plupart des spectacles et la plupart des spectateurs.
Les j eux vidéo ne proposent pas des promenades amoureuses
dans des j ardins idylliques. Le mépris res te le carburant prin­
cipal de beaucoup de films actuels. Le spectateur ou le télés­
pectateur, installé dans une place qui de toute façon le laisse
souverai n, ne voit rien qui s'oppose aux facilités de la conni­
vence ou de la complaisance, rien, si ce ne sont les formes elles­
mêmes. Filmer comme être filmé est une épreuve dont tous ne
sortent pas indemnes.
Le cinéma n'est pas là pour achever les faibles et faire triom­
pher les puis sants. Pourquoi ? Les spectateurs eux-mêmes sont
parmi les faib les, d'une manière ou d'une autre, et le savent,

20 9
qu' ils le dénient ou non. Et les puissants ne vont au cinéma
que pour mieux mépriser ceux qu' ils méprisent déjà. Il se peut,
bien sûr, que la faiblesse ordinaire d'un spectateur soit redou­
blée ou confirmée par l 'état d ' incapacité où le place le dispo­
sitif cinématographique, il se peut que ce spectateur désire par
quelque côté compenser sa difficulté de vivre par la toute-puis­
sance prêtée aux hyper-personnages actuels. C'est un choix où
rien n'est obligé. Je peux choisir à tout moment le pire, ce qui
me console de mon aliénation ordinaire par une aliénation
plus grande encore {les jeux vidéos en donnent l 'exemple) ; je
peux choisir au contraire de jouir de la revanche symbolique
ou morale que les faibles prennent sur les forts, l 'esprit de ruse
(Ulysse, Charlot, Toto) sur le mépris des puissants. Notre
hypothèse politique est que le spectateur se trouve en réalité,
hors de la salle, dans une situation sociale ou personnelle plus
ou moins difficile : nous le sommes tous ; en crise : nous le
sommes tous. Et que la séance de cinéma opère non pas tant
comme scène de compensation que comme moment de pause,
de suspens, où les pressions du dehors sont atténuées, allégées.
Il arrive donc que ce spectateur légèrement décadré puisse de
nouveau, pour un moment, retrouver le goût de la liberté. Le
spectateur, tout spectateur, est supposé et posé par le cinéma
comme l'alter ego d'un autre spectateur, l 'alter ego de ceux qui
font les films, qui ne sont pas des « êtres supérieurs » .

Faux raccords

Tout plan raccorde avec tout autre plan. Il n'y a donc pas
de « faux » raccords : des mauvais raccords, peut-être. Imper­
fection ou ratage que l'on peut provoquer, autrement que par
sa seule maladresse. Quand Jean-Luc Godard a dû raccourcir
le premier montage d '.À bout de souffle (1959), il a pensé à Moi,
un Noir (Jean, Rouch, 1958). Film tourné, nous l'avons dit
et répété, avec une petite caméra Bell & Howell qui s'arrê-

210
tait toutes les 25-30 secondes parce qu' il fallait en remonter
le ressort. Rouch filmait en supposant la durée du plan, ce
qu' il pouvait en anticiper, mais ne pouvait pas contrôler l ' ins­
tant précis où la prise de vues s'interromprait, autrement dit
le moment de la coupe forcée. Ce qui rendait tout raccord
problématique. Pour réduire la durée des déplacements et des
trajets de Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo), Godard
s'est inspiré de la maladresse même des raccords « forcés » du
film de Rouch. Il a coupé « en aveugle » les plans à la fois
pour raccourcir et pour créer des ruptures dans la conti­
nuité, pour retrouver quelque chose du chaos et des bris du
monde, produits chez Rouch par le fonctionnement brutal
de la caméra. La célèbre séquence de la remontée en voiture
de Poiccard et Patricia (Jean Seberg) sur les Champs-Élysées
n'est qu'une suite de faux raccords, ou si l 'on préfère de jump
cuts, qui « raccordent » l'un à l 'autre divers moments de cette
remontée, sans se préoccuper de la moindre impression de
continuité, en jouant donc sur la dislocation des corps, des
espaces et des durées. Est produite une impression de désaccord
(la meilleure définition du « faux raccord ») . On peut y voir à
la fois une allégorie du temps déchiré qui, déjà, était le nôtre
(la guerre d 'Algérie battait son plein) et la remise en jeu d 'un
certain archaïsme, au temps où les coupes dans les montages
ne se souciaient pas de « raccorder ». (cf. jump eut.)

Fenêtre

Le cadre, dit en substance André Bazin après Leon Battista


Alberti, est une fenêtre ouverte sur le monde. Cette proposition
demande à être analysée. La « fenêtre » de la caméra, c'est-à­
dire cette ouverture (plus ou moins) rectangulaire qui définit
le cadre (en fonction des focales) et qui permet à la lumière
ambiante de venir frapper la pellicule ou la bande sensible
après avoir été concentrée par les lentilles de l 'objectif, cette

2II
« fenêtre » n'est au cinéma « ouverte » que par intermittence,
puisque l'obturateur de la caméra la masque et la démasque
selon la cadence de prise de vues choisie. Elle est donc fermée
autant qu'elle est ouverte. Disons plutôt que la fenêtre est
toujours ouverte, mais qu'elle est alternativement couverte et
découverte par un obturateur rideau dans un appareil photo­
graphique ou par un disque obturateur dans une caméra et
un projecteur. Le disque tourne au rythme de la pellicule qui
avance pour, alternativement, laisser passer et retenir la lumière.
Les frères Lumière ont appelé ce phénomène « éclipse ». Le
mode d 'emploi du Cinématographe Lumière indique 900
éclipses de lumière et 900 substitutions d' images à la minute.
Le disque-lune masque la lumière pendant le déplacement
du ruban pelliculaire (un tiers du temps), puis laisse passer la
lumière pour impressionner la pellicule quand elle est arrêtée
(deux tiers du temps). Le manuel du Cinématographe Lumière
décrit le temps d'exposition comme « le repos de la bande
pelliculaire ». Puis, dans la nuit de l'obturateur, dans le noir de
la chambre de la caméra, le mécanisme escamote délicatement
et rapidement la pellicule. À la projection, l 'œil du spectateur
continue de voir l ' image sur l 'écran alors qu'elle est en fait
masquée par l 'obturateur. C'est ainsi que le Cinématographe
écrit le mouvement et le restitue dans une illusion que l 'on
attribue souvent (comme les frères Lumière eux-mêmes) à la
persistance réti n ienne, plus précisément à l 'effet bêta, qui tient
au fonctionnement cérébral.
Du temps de l 'argentique, il était important de vérifier
l 'état de propreté de la fenêtre. Le défilement saccadé de la
pellicule lui arrachait des « poils » qui pouvaient apparaître à
l ' image. L'opérateur sou fflait avec une poire et nettoyait avec
un bâtonnet de buis la fenêtre. On se souvient de l'amas de
« poils » qui vient brouiller l 'image sur la gauche du cadre dans
la célèbre séquence de Terre sans pain, où l 'on voit une chèvre
hésiter à descendre l'à-pic d'une colline. On se souvient aussi
(Claudio Pazienza) du poil dessiné en bord de cadre pour être

212
enfin « a rraché » par le chef d'orchestre de Magical Maestro
(Tex Avery, 1952). Et on évoquera la grande figu re de Joao
César Montei ro collectionneu r de poils de pubis de jeunes
filles. Le poil, chargé de sens.
Rien de la sorte - évidemment - avec le numérique, sévè­
rement hygiéniste, qui ne produit pas de « saletés », pas d 'ac­
cidents, pas de ruptu res, pas de casse. O r, ces « impuretés »
donnaient l' illusion du vivant. Nous sommes désormais
formés à la version numérique d'un monde « propre » - bugs
mis à part.
D'aut re part, toute fenêtre est doublement ouverte : vers
« le monde » et vers « la surface sensible ». Elle est un sas,
une médiation. Le monde visible est cadré par la fenêtre de
la caméra. Cadré veut di re non totalement ouvert, non tota­
lement couvert. Ouvert à 1' intérieu r de limites spatiales (le
cad re) et de limites temporelles (la du rée et la cadence de prise
de vues, les cycles ouvert/fermé de l 'obturateur). Double limi­
tation. Jamais dans les représentations picturales le cadre de
la fenêtre n'avait joué ce double rôle, de contrôler à la fois l 'es­
pace et le temps. C'est bien ce que le cad re cinématographique
apporte de neuf.
La « fenêtre » bazinienne est une notion idéologique,
d'obédience ch rétienne. Elle suppose un monde déjà là, posé
devant la fenêt re qu' il suffit d'ouvrir pour le voir apparaît re.
Mais le cinéma nous invite à avance r une autre possibilité : le
monde attend pour être là que la fenêtre s'ouvre. Comme si le
geste de filmer déclenchait un apparaît re du monde qui serait
resté latent sans le cinéma. Nous tenons qu' il y a interaction
et réciprocité entre monde et film, l 'un p roduisant l 'aut re qui
le produit à son tour. Si fenêtre il y a, elle est productrice et
t ransformat rice. Passer par la fenêtre en question, c'est changer.
L'homme est là, en ce monde, pou r le changer.

21.3
Fiction

Redisons-le avec Christian Metz : « Tous les films sont des


films de fiction » (19 77), au sens où tout film à la fois « raconte »
une histoire, embryonnaire ou pas, et à la fois représente une
invention, une création, une pièce rapportée supplémentaire
dans le monde, c'est-à-dire quelque chose d'artificiel qui se
distingue de ce que la nature nous présente. Toute expression
humaine est fiction au sens où elle se distingue et se distance
du monde pour l ' interpréter, le représenter, le raconter, etc.
Les êtres de langage que sont les spectateurs, les techniciens,
les comédiens, les cinéastes, sont, en tant que dispos ant du
langage, dans la fiction. S'ouvrir au langage c'est tout uniment
entrer dans la fiction, en produire, en répandre. Rappelons
que le langage et la parole nous précèdent en ce monde. No tre
place est déjà fixée dans un récit qui la dépasse.
Le cinéma n'advient en tant que figuration du monde que
sur le t ard, à la fin du XIXe siècle. Long temps, il n'en est que
l'invité, étrange étranger. On pourrait aujourd'hui avancer
que tout ou presque est « film », au sens où le monde a été
filmé, l 'est, le sera ; où le cinéma a changé les formes de ce
monde, mais aussi nos façons d'en user, nos manières de (le)
penser. Il s'est produit au cours du xxe siècle une naturalisa­
tion du cinéma qui fait de la chose filmée notre milieu ambiant,
notre nouveau bain amniotique.
Tout le cinéma est de fiction, soit. Mais la fiction cinémato­
graphique jouée par des comédiens obéit à une série de règles
spécifiques (différentes, autrement dit, des fictions roma­
nesques, etc.). La première de ces règles est que les comédiens
sont tenus de faire comme si aucune caméra ne les filmait. Être
filmé en faisant comme si on ne l 'était pas . Chaque spectateur
sait bien qu' il y a une caméra, une équipe, etc., mais il fait lui
aussi comme s'il n'en était rien. Dénégation à tous les étages.
Le cinéma en train de se faire se donne pour absent, s'évite
lui-même. Toute fiction est de l'ordre du comme si, mais au

214
cinéma cette condition est critique : il s'agit de ne pas inter­
poser entre la scène projetée et le spectateur qui la regarde et
l 'entend la trace d'un travail, d'une présence ou d'une inter­
vention extérieures au déroulement du film, à l 'effet de ce qu' il
montre. (De toutes les nombreuses exceptions à ce principe,
les films de Jean-Luc Godard sont les plus remarquables : la
trace du filmage en est rarement absente.) Cela dit, on peut
préférer les fictions dont chacune ou chacun est porteur quand
il met en récit les histoires de sa vie en jouant son propre rôle
(Mimi, Claire Simon, 2002) . Cette dimension-là de la fiction,
vécue en quelque sorte deux fois, car on la revit quand on la
joue, nous paraît moins contrefaite que dans les cas où elle est
jouée par une comédienne ou un comédien. C'est la nouveauté
absolue apportée par le cinéma. (cf. Cinéma direct.) Alors
qu'au théâtre l' illusion comique n'est ni pleine ni totale, alors
que dans les spectacles de marionnettes les montreurs appar­
tiennent à la situation et parfois y interviennent (Che cosa sono
le nuvole, Pier Paolo Pasolini, 1967) , au cinéma l'illusion de
la vie est censée être entière et pleine, non entamable par une
inscription de l'artificialité de la scène où se tient l' illusion.
Comme dans un crime parfait, tout le monde le sait, personne
ne l'avoue.
La fiction cinématographique, du coup, présente un carac­
tère plus absolu que les fictions romanesques ou théâtrales.
Faute en est au principe d'analogie qui gouverne le cinéma :
entre la chose filmée et son image un lien d 'analogie puissant
est toujours vérifiable par un spectateur. Reliée au monde des
références et des ressemblances, la fiction cinématographique
est ainsi partiellement empêchée d'aller trop loin (sauf dans le
cinéma d'animation, bien sûr, où elle est libre de toutes ces
références). Elle est soumise au principe de vraisemblance,
même quand elle y déroge, dans la mesure où la question de la
croyance du spectateur dans la chose représentée est au cinéma
centrale. Or, cette croyance est double : il s'agit de croire à
la fois au réalisme de la re présentation et à la cohérence ou

215
à la nécessité du récit. Dans d'autres formes de fiction, dans
le roman par exemple, l'auteur a en grande partie le champ
libre. Il est tenu au principe de non-contradiction, sans doute,
mais il peut jouer sur tous les écarts entre les apparences et les
réalités (pensons à Dickens). Au cinéma, même la Belle et la
Bête doivent être réalistement figurés.
Après, dès lors que l'on croit à cette représentation primor­
diale, le champ s'ouvre pour croire à toute fiction qui en
découlerait (voir les films de Raul Ruiz et plus spécialement
le dernier, La Nuit d 'en face, 2012) . La croyance en une réalité,
ou une ressemblance, ou une pertinence, est donc la phase
préalable de la mise en croyance du spectateur. Une fois cette
mise jouée, le film peut conduire aux situations les plus invrai ­
semblables, ou les plus folles, tant que le principe d'analogie
est maintenu ; ou, s'il est transformé, que ce soit modérément,
comme dans le réalisme fantastique. Est-ce dire qu' il ne saurait
y avoir de fiction non réaliste au cinéma ? La question est posée.
Les films de science-fiction le démontrent : les dimensions
anthropomorphiques et anthropocentriques subsistent en tous
les aliens - et leur sont, même, nécessaires. La fatalité analo­
gique du cinéma repose sur la prégnance de la représentation
de la figure humaine. Le principe de ressemblance trouve là sa
source et sa confirmation. Le corps filmé ressemble au corps
spectateur, même quand il en diverge dans une difformité
- toujours reclassable sur l'échelle de l' humanité.
Reste que, d'une certaine façon, tout est fiction, au sens
où, tôt ou tard, tout ce qui arrive prend forme de récit, passe
par du fantasme, passe en croyance et souffre d'aveuglement.
Le faux prend le pas du vrai et se fait passer pour lui. Il y a
une nécessité de la fiction. Qui n'est pas un mal, mais un bien
tiré d'un mal. Augustin avait décrit ce tour logique (ramenons
les choses au présent) : si Emil Jannings veut jouer Méphisto
dans le Faust de F. W. Murnau (1926), il n'a pas le choix : il
doit mentir. Il n'est pas, il ne pourra pas être celui dont il
veut jouer le rôle. Il doit donc feindre, t romper. Mais cette

216
tromperie, inévitable quand on veut représenter le passé ou
la légende, n'est pas faite pour tromper, er le spectateur le sait
bien, qui ne s'y trompe pas, qui ne confond pas le modèle avec
son imitation. Le passage par la fiction est donc aussi néces­
saire que le passage par le document (qui peut lui aussi être
fictionnel). La dimension de fiction portée par chaque être
parlant est en définitive ce qui fonde l'humanité elle-même,
en tant que conquête de soi. La fiction est d'abord ce qui nous
fait croire. Croire que nous sommes ces êtres -là de langage,
pris entre le désir et la pulsion. Le tenir-ensemble, plus que
l'être-ensemble, est enclenché par cette fiction qu'une dimen­
sion d' humanité nous serait commune. Parler, rêver, aimer,
agir, désirer . . . comme la part de fiction qui touche au réel de
notre condition. Bienvenue à la fiction, si on ne la restreint pas
au cercle des auteurs et comédiens consommés, si on la rend
libre de circuler en chaque être et partout.

Figuration, figure, défiguration

Art de la figuration, le cinéma fait du corps (humain) filmé


unefigure. Quelque chose d'intermédiaire entre le corps vivant,
réel, « naturel », et le corps fantomatique dont la pellicule ou la
bande vidéo gardent trace. Plus qu'une trace, car présence pour
chaque spectateur. Mais présence spectrale, si cet oxymore
peut conven ir. Car, projetée sur un écran, la figure humaine
se déploie dans toute sa puissance - splendeur, horreur. Oui,
le cinéma est l 'art figuratifpar excellence. Et ce n'est pas pour
rien, seul avec la bande dessinée ou le cinéma d 'animation,
qu' il ne manque pas de combiner dans une même continuité
plans d'ensemble et gros plans. Les différentes tailles de cadres
sont référées au corps humain. En somme, le corps humain
donne sa mesure à la prise de vues. Et l'on ne s'étonnera pas de
voir toutes sortes d'artifices, maquillages, lumières, postures,
angles, focales, filtres, mis en œuvre pour mener chaque

217
figure au plein de son accomplissement - pour le meilleur et
pour le pire. Combinant nature et culture, la cinégénie nous
dit combien il s'agit au cinéma d'une pratique de la beauté,
et/ou de la puissance. La beauté par exemple : elle est comme
un aboutissement, un résultat, et non nécessairement comme
dans les publicités un point d'absolu. Le cinéma, redisons­
le, met en jeu des processus temporels qui enregistrent toute
« beauté » comme un mouvement, une transfiguration. C'est

dans le regard et dans la mémoire du spectateur qu'une beauté


non nécessairement donnée au départ finit par se construire
(exemple : Lauren Bacall et Dorothy Malone dans Written on
the Wind, 1955, Douglas Sirk).
Pratique de la beauté comme miroitement du corps filmé,
de la figure en tant que synthèse des cadres, des focales, des
distances et des lumières. En choisissant une telle définition,
nous voyons bien quel fossé se creuse entre un cinéma dans le
meilleur des cas soucieux d'embellissement et d'anoblissement
du corps et du monde, et d'autre part la défiguration revendi­
quée et pratiquée dans telle ou telle des expériences artistiques
en prise elles aussi avec le visage et le corps humain, peinture,
sculpture, théâtre, danse, performances, installations . . . La
défiguration de la figure humaine commencer très tôt, dans
les masques d'Afrique et d'Océanie, dans les masques inuits,
ou bien encore avec Jérôme Bosch, encore dans les jardins de
Bomarzo (Pier Francesco Orsini, 1550), avec Arcimboldo, avec
les anamorphoses du Quattrocento, et bien plus terriblement
encore avec Francisco Goya . . . avec Odilon Redon . . . avant
d'en arriver à Cézanne, Picasso, Giacometti, Artaud, Bacon . . .
La précipitation de ces noms marque l 'entrée dans l' ère de
la défiguration, depuis le début du siècle vingt, alors que le
cinéma, moins ancien mais peut-être plus archaïque, parce
que plus ou moins tenu à la ressemblance, pris dans l'ana ­
logie, propose une représentation du monde et du corps où
le monstrueux reste exceptionnel ( J'accuse, Abel Gance, 1918 ;
Nosferatu, F. W. Murnau, 1922 ; Freaks, Tod Browning, 1932 ;
218
M le Maudit, Fritz Lang, 19 33) , jusqu'à Leos Carax aujourd'hui.
Il y a là quelque chose d'une fidélité à la figuration « clas­
sique » que l 'on retrouve chez les cinéastes les plus novateurs
(J.-L. Godard, Abbas Kiarostami, Pedro Costa, Raùl Ruiz,
Aki Kaurismaki, Straub-Huillet . . . ). Ce souci de la figure non
déformée va jusqu'à Carmelo Bene, qui force le trait sans pour
autant défigurer (Nostra signora dei Turchi, 1968).
Quelle autre raison dans cette sorte d'obstination du cinéma
à préférer ne pas défigurer le corps humain, que la place même
du spectateur ? Il s'agit toujours de la projection d'un corps
spectateur dans un corps acteur (quels que soient les âges et
les sexes). Figuratif comme il l 'es t, le cinéma suppose entre
l 'écran et la salle une reconnaissance des corps, une conni­
vence. Le corps spectateur reconnaît immédiatement les corps
filmés comme humains - comme semblables au sien. Entre la
salle et l ' écran, nous sommes en terre humaine. Ceci se passe
avan t toute phrase, hors de tout contexte. L' impossibilité de
reconnaître le corps filmé comme comparable au mien rend
problématique toute possibilité de projection pour le cinéspec­
tateur. Rien de tel devant une peinture. On reconnaît et on
ne reconnaît pas, on reconnaît la non-reconnaissance. C'es t
toute la puissance de Francis Bacon que de donner e t de barrer
dans le même geste cette reconnaissance, la rendant moins
automatique. Nous croyons que le cinéma n'est pas en mesure
de procéder à ce type d 'attentat contre la figure, pour salutaire
qu' il puisse être en tant que trait de finitude.
« Une caméra à hauteur d'homme », disait Howard Hawks.
Le cinéma que nous avons aimé, celui qui nous a formés, USA,
URSS, France (Jean Renoir, Jean Vigo, Jean Grémillon) est en
effet à hauteur d ' homme. Bien évidemment, c'est le spectateur
qui doit être sup posé comme étant « à hauteur d'homme »,
car, nous ne le savon s que trop bien, la vie sociale non filmée
n'accomplir qu'exceptionnellement un tel espoir. Le cinéma,
de ce fait, relève le «point de vue » du monde sur l'homme.
Mais que veut dire«à hauteur d ' homme »? Figure hum ai ne,

219
oui, dès l 'abord. Mais aussi dignité, si ce n'est noblesse. La
figure, laide ou belle, est avant tout digne quand elle est filmée,
comme si le cinéma ne pouvait faire autrement que de conférer
une dignité à ce qu' il montre, pierre ou visage, rebut ou joyau.
Prenons l 'exemple de « l ' ignoble Batala » dans Le Crime de
M. Lange (Jean Renoir avec Jules Berry, 1936). L' « ignoble » est
là dans la séduction et la superbe du « méchant », qui fait peur
de plaire autant. Quand le cinéma force la note de l'abomina­
tion, ce qui arrive (pa r faiblesse) dans plus d'un film médiocre,
c'est le cinéma tout entier qui se trouve enfoncé dans l ' indi­
gnité spectaculaire et médiatique.
Longtemps et enco re de nos jours les arts dits « modernes »
ont multiplié les jeux de la fragmentation. Objets et corps
« éclatés », divisés, démultipliés étaient censés, plus ou moins
explicitement, rendre compte de notre monde ou plutôt de
notre « rapport au monde ». C' était ignorer l 'âme des objets
(n'est-ce pas, Armand ?), la résistance des corps et d'abord des
visages (Moretti). Nous nous demandons si le monde désarti­
culé que propose à nos regards le Capital libéralement déchaîné
est bien encore l'objet d 'une représentation qui le restituerait
dans sa semblance, s'il n'est pas plutôt le rejet, sans représenta­
tion ni ressemblance, de toute autre forme qu'une abstraction
infigurable. Ce monde qui nous entoure n'a plus de visage :
des yeux sans visage ? Il y a eu Franju (1960) et Avi Mograbi
(Z 32, 2008). L'œil est ce qui voit (qui est censé voir) ; mais l 'œil
est aussi « l 'objet du rega rd » (Jacques Lacan) ; mais le visage,
ce qui est vu par l 'autre : faiblesse contre puissance (fantasmée).
Retour à Lévinas. Le corps spectateur est confronté au corps
filmé, le visage spectateur voit le visage acteur. Une relation se
noue. C'est elle qui fait sens. Ce qui est détruit s ous nos yeux
est aussi nos yeux, not re corps. Infini masochisme, et stérile,
et jouissant de sa stérilité, tout le cinéma dit d'« action ».
Le goût du spectaculaire catastrophique n'est pas sépa­
rable de cette dimension sadomasochiste. Hier, très tôt dans
l 'histoire du cinéma, les années vingt-trente, le triomp he du

220
burlesque se fait à partir de la destruction du monde visible et
de ses objets fétiches (la voiture de Laurel et Hardy dans Big
Business, 1929), ou bien de l ' impossible reconstruction d 'un
monde en pièces détachées (One Week, Buster Keaton, 1920).
Il y a une jouissance (infantile) liée à la mise en miettes des
éléments du monde familier qui est le nôtre. Le spectateur du
burlesque rit de ce qu'il ne pou rrait pas faire lui-même aux
autres ou aux biens des aut res. Le carcan de la « vie normale »
s'en voit défait. En même temps, le corps burlesque apparaît
comme d'une élasticité qui triomphe de toutes les chutes, de
tous les coups (Claudio Pazienza). Le cinéma propose une
figure du corps indestructible. La même figure du corps « non
mortel » qu' il ramène chaque jour sur les écrans.
Mais les années trente, après la Première et avant la Seconde
Guerre mondiale, étaient aux États-Unis, déjà, le triomphe de
la dépossession de soi par perte de place : rien n'est plus à sa
place, et le co rps de chacun d 'abord : il y au rait à relire les
déplacements subis par le corps de Buster Keaton (La Croisière
du Navigator, 1924) pour avoir une première idée de ce que
deviendra le corps de Chaplin dans Les Temps modernes (1936).
Mais l 'usage courant du terme « figuration » se rapporte le
plus souvent à l'ensemble de celles et ceux que l'on appelle des
« figurants », présences fugitives mais rét ribuées dans les films

dits « de fiction ». Cet acteur de passage est là pour mimer la


vie, peupler une rue, habiter un bureau, remplir un bar, etc.
Son co rps est appelé à former avec d'autres figurants ce que
Griffith appelait un « mur humain ». On comprend quel souci
réaliste organise la présence des figu rants. Ces figu rants sont
pourtant à prop rement parler dépourvus de figure : le film
ne fait pas d 'eux des figures. C'est-à -dire des rencontres où le
spectateur puisse impliquer ou reconnaître quelque chose de
son expérience du monde. Ils ne font que passer : métaphore,
si l'on veut, d'une humanité subalterne, utilisable mais juste
avant disparition. Il faut attendre les années soixante, nous y
avons insisté dans cet ouvrage, pou r que ces figurants aient

221
plus à présenter que leur fugitive « figure » : alors seulement
leur parole se fait entendre parce qu'enregistrée en même
temps que l'image. Alors, le spectateur comprend que ces figu­
rants sont lui-même, le peuple qui va voir les films.

Film

Nom générique aujourd'hui admis pour des objets « audio­


visuels » divers, longs, courts, riches, pauvres, en pellicule ou
en vidéo, analogiques ou numériques, pour l'Internet, la télé­
vision ou le cinéma. Cette amplitude est justifiée : film est le
nom du tournant pris par le monde mis en spectacle, le nom
d'une nouvelle réalité, de nouvelles formes, de nouvelles rela­
tions qui se substituent à celles dont nous héritons d 'un passé
pré-cinématographique. Une jilmitude, la nôtre. Mais Peter
Szendy choisit pour ce nouvel âge le terme de cinémonde que
nous adopterons d'autant plus volontiers que tel était, avec une
maj uscule, le titre du journal de cinéma hebdomadaire qu'on
lisait autrefois. Bref, il y a un âge du film comme il y eut un
âge du fer. Ce ruban bou rré d' images et de sons s'est faufilé
partout, recouvre tout ou presque, nous représente les uns aux
autres, est devenu ce qui nous relie (ce qui nous lie, aussi).
(Par parenthèse, chez Kodak, à Rochester, on appelait web
le ruban pelliculaire de 3 ooo mètres de long qui circulait dans
l 'usine avant d 'être débité en bobines.)

Flashback I flashforward

Importation légèrement problématique de procédés roma­


nesques dans un système radicalement linéaire, ce que ne sont
pas les romans ou les récits. Au cinéma, retour en arrière ou
saut en avant sont des événements diégétiques qui ne changent
rien au fonctionnement extra-diégétique du film : tout « retour

222
en arrière » reste un fait d'écriture non organique, qui non
seulement n'empêche pas, mais contribue à ce que le ruban
pelliculaire aille de l 'avant, à ce que le film se déroule de son
début vers sa fin. Quand on lit, le « retour en arrière » narratif
peut se croiser (ou non) avec l 'œil et la main qui vont chercher
les pages ou les chapitres précédents. On peut toujours arrêter
de lire quand on lit un roman, revenir en arrière, aller de l 'avant,
etc. Gestes non diégétiques. Dans un film, donc, ces gestes
sont nécessairement diégétiques et prennent la dimension de
cosa mentale. Le retour en arrière va vers l 'avant. La puissance
d ' imagination amenée par le spectateur se montre capable de
convoquer à l'écran un « avant » de la projection, un hors-lieu
et un hors-temps, qui ne peuvent en réalité qu'être nourris de
tout ce que nous avons vu jusque-là, mais qui se présentent
comme une matrice d 'où serait sorti le récit, et souvent « une
cause ». Le flashback peut difficilement échapper à cette
qualité d 'explication après-coup .Lexemple majeur en est le
.

« Rosebud » de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), où le passé

du personnage revient avec une puissance décuplée par le


présent du film, un film qui s'ingénie à brouiller les cartes du
temps, à faire de toute « fin » un « début », et inversement. Il
y a encore, pour nous en tenir là, le flashbac k aussi mystérieux
qu'explicatif de Furyo (Oshima Nagisa, 1983) ou bien celui,
dramatique, de The Deer Hunter ( Voyage au bout de l 'enfer,
Michael Cimino, 19 78) ou encore celui, décisif, de The Man
who Shot Liberty Valance (John Ford, 1962). Et souvent il arrive
que le flashback fonctionne comme un souvenir involontaire
(Marcel Proust) de nature traumatique . Mentionnons encore
les films qui ne sont qu'un seul long flashback, commençant
aujourd 'hui pour finir aujourd'hui (All about Eve, Joseph
L. Mankiewicz, 1950). Sans oublier de citer la série télé améri­
caine Lost (Dam on Lindelof, J. J. Abrams, 2004 ), performance
de délocalisation temporelle et de disjonction corporelle.
Généralement, tout flashback conjugue deux effets : l 'ap­
parence d'une explication ou d'une cause première, et le

223
nouveau mystère à quoi renvoie cette « explication » qui ne
fait que passer (Rosebud). Un effet supplémentaire est à mettre
au compte des différentes modalités de la mise à distance : le
retour en arrière suspend et tout à la fois relance le récit, et
peu ou prou c'est comme si un nouveau film commen çait, un
film antérieur, qui aurait existé (imaginairement) sans avoir
besoin de nous, en son premier temps, et viendrait jusqu'à
nous, en son second temps, comme une délicatesse que nous
ferait le récit, nous réintégrant après coup dans son cours . Le
film n ° 1 s'interrompt pour laisser place au film n° 2 qui n'est
autre que son propre passé. Cette mise en abyme contribue à
constituer le film comme une opération mentale, si ce n'est
un organisme vivant, capable de revenir sur ses propres traces,
comme en une anamnèse, qui se fait certes en notre présence
de spectateur, et pour nous, mais sans mettre en jeu notre
propre mémoire, en la soulignant même comme vide. Nous
pourrions dire alors que le flashback, paradoxalement, sépare
(imaginairement) le film du spectateur en faisant appel à une
« expérience » dont la diégèse est seule dépositrice. Ceci n'est

pas pour rien dans le sentiment d'étrangeté que procurent


tous les flashbacks, affectés d'un quotient d'irréel, qui les met
en effet du côté des souvenirs. Ce qui revient sans revenir vrai­
ment, cette « présence du passé » qui se disjoint légèrement du
présent du film pendant la séance. Dans Brigadoon (Vincente
Minnelli, 1954), le « temps d'avant » se conjugue au présent à
la fois comme un souvenir et comme le futur de la réalisation
d'un rêve .
Quant au flashforward, d'un plus rare usage , il aurait pour
but, croyons-nous, d'anticiper, en faisant voir un possible
terme, sur le principe même du suspens, qui revient à attendre
(craindre) ce que l 'on sait devoir arriver. Dans le suspense clas­
sique, cette supposition d'un terme ou d'un futur est laissée
à l ' imagination du spectateur. Ne survient que ce qui doit
survenir (Le Roman d 'un tricheur, Sacha Guitry, 1936). Le
flashforward présente une situation « fermée » que le film va

22 4
rouvrir : Eternal Sunshine ofthe Spotless Mind, Michel Gondry,
2004. Dans le cinéma contemporain, souvent plus explicite, et
faisant moins fond sur les capacités imaginatives du specta­
teur, le film fournit alors non seulement la clé qui ouvre le
suspens, mais la perd et la retrouve dans un jeu de relances
qui, pour n'être pas vraiment brechtien, joue avec la mise en
jeu de l ' impression de continuité et du « désir de tranquillité »
qui serait, encore, au fond de chaque spectateur (Next, Lee
Tamahori, 2 00 7) .
Dans u n cas comme dans l 'autre, o n peut noter une certaine
virtuosité scénaristique à jouer ainsi sur le temps. Le risque est
de devoir visser la narration et de s'interdire toute dérive. Le
roman est plus libre. Les va-et-vient temporels n'empêchent
pas la fantaisie, bien au contraire (Laurence Sterne, La Vie et
les opinions de Tristram Shandy, Gentleman, 1 759-1 76 7 ; Jacques
le Fataliste, Denis Diderot, 1 796). Voyons dans cette sorte de
primitivisme de la narration cinématographique l 'effet, encore
une fois, de la nécessité analogique qui domine (presque) tout
le cinéma.

Flux

On parle de flux pour la grande majorité des programmes


de télévision usés dès leur programmation et qui ne seront
pas appelés, sauf commémoration, à revenir à l'écran. À cette
vaste catégorie du flux qui ne flue plus se voit opposée l' idée
de stock : des programmes seraient conservés pour être éven­
tuellement reprogrammés . Cette distinction est toute rela­
tive. Aujourd'hui, la plupart des programmes « de stock » ne
sont jamais programmés une seconde fois - et pour cause : ils
étaient produits et réalisés dans des conditions d'ouverture, de
souci du téléspectateur, de conception du service public de
la télévision qui n'ont plus cours aujourd'hui, qui font même
crier d'horreur la plupart des dirigeants de chaînes, en France

225
et en Europe. (Mais ils devraient crier de honte !) Exemple :
la floraison documentaire à l'ORTF des années cinquante et
soixante : Cinq colonnes à la Une. . . la série Cinéastes de notre
temps de Janine Bazin et André S . Labarthe . . . Les Femmes
aussi d' Éliane Victor, etc. (cf. Cinéma direct.) Les télévi­
sions aujourd'hui sont plus ou moins privées mais toutes
marchandes ; les gouvernent les principes sacralisés du marché
(on ne saurait parler de « loi ») : audience, c'est-à-dire vulga­
rité et bassesse, spectacularisation, scandale. Le contraire de
tout ceci dort dans les stocks. Le prince charmant qui vien­
drait les réveiller est lui-même endormi, bercé de l ' inépuisable
ronron des informations-spectacles . C'est en changeant de
statut et en passant à celui de « films de collection » que ces
œuvres ont une chance de trouver une nouvelle vie : festivals,
surtout petits ; rencontres ; associations ; ciné-clubs, classes
cinéma, universités . . . Encore que, submergés par le nombre
des films (dits documentaires) candidats à une sélection, les
plus connues de ces rencontres traitent à leur tour les œuvres
comme une sorte de flux qu' il faut disperser en une semaine
ou dix jours.
Autrement, tout geste de création revient à couper du flux,
des flux - à faire plus ou moins rupture dans l'ensemble de
ce qui est ou n'est pas montré, ou attendu comme montrable.
Œuvre écart(s). À l'inverse, le flux est un processus de refoule­
=

ment. Il s'agit de faire défiler les objets audiovisuels sans tenir


absolument à ce qu' ils soient vus, tout simplement vus . Il suffit
aux détenteurs du pouvoir de montrer qu' il y a programmation.
Nous craignons que « mettre à la disposition » des téléspecta­
teurs ou des web spectateurs un très grand nombre d 'objets
visibles et audibles ne suffise pas. Encore faudrait-il livrer bataille
pour faire voir ces films, inciter à les voir, insister. Si ce n'est pas
le cas, c'est qu' ils seront montrés pour n 'être pas toujours vus.
En termes marxiens, « la production commande à la distribu­
tion ». Sauf dans les QG des télévisions . Alignés en ceci sur les
logiques des grandes surfaces de vente, rien de mieux.

226
L interruption du flux est combattue par la sérialité. La fin
de The Hobbit (Peter Jackson, 2012) est le début du film suivant
de la série. Dans l ' idée de créer une sorte d'addiction chez les
spectateurs, la fin du récit unitaire retrouve cette sérialité, fort
en vogue aujourd' hui, et que le cinéma avait pratiquée dans les
années vingt (Die Spinnen, Les Araignées, Fritz Lang, 1919). Et
puisque nous croyons au principe de continuité, nous sommes
au cinéma comme ces enfants qui préfèrent que ça ne s'arrête
pas . Le happy end était précisément une réponse consolante à
cette angoisse de la fin, qui est comme le frisson d'une sortie
de rêve. La série, cinéma ou télévision, renoue avec ce désir de
flux sans fin que le téléspectateur partage avec le fabricant et le
marchand : le marché lui non plus ne s'arrête jamais . On parle
de flux tendu pour signifier justement qu' il n'y aura jamais
interruption .

Focales

« Obtenir à une même distance de l'écran des images de


grandeur différente », c'est ainsi que Le Catalogue général
des appareils cinématographiques et accessoires (édité par la
société Lumière en 1904) décrivait les différents objectifs (de
différentes focales), livrés avec le Cinématographe Lumière.
« Lobjectif peut être au choix du client à court foyer, moyen

foyer ou long foyer. » La moyenne focale ou la longue focale


permettent de se rapprocher optiquement du sujet sans avoir
à le faire physiquement, la courte focale au contraire éloigne
optiquement le sujet de la machine et des corps qui la servent.
Le choix de la juste focale dépend bien sûr de la distance, de
la position, de la pose - de la mise en scène même, conçue
précisément comme une mise à distance.
Le zoom qui équipe toutes les caméras vidéo est à focale
variable. Les objectifs à focale fixe sont de meilleure qualité :
ils comportent moins de lentilles et laissent passer plus de

227
lumière que les objectifs à focale variable, c'est pourquoi le
cinéma les a longtemps privilégiés. Une valise laissait le choix
entre, par exemple, les 12 mm, 25 mm, 50 mm, 70 mm. Hier
encore (Roberto Rossellini), les cinéastes avaient une connais­
sance précise des focales et pouvaient avoir une idée du cadre
sans regarder à travers la visée.
L'usage immodéré du zoom, devenu une sorte de seconde
« nature » du preneur d'images (la zoomite, maladie des années
soixante-dix, en voie de guérison), a fait perdre l ' idée et la
pratique des focales précises, qui sont comme les différents
registres d'un orgue : conçus et calculés selon une échelle qui
découpe l 'espace visible en segments séparés, porteurs chacun
d'un effet optique spécifique, d'un champ, d'une ouverture de
diaphragme et d'une profondeur de champ déterminés : plus la
focale est courte, plus le champ est étendu, plus la profondeur
de champ est grande ; c'est l ' inverse pour les longues focales,
qui « ouvrent » moins et « couvrent » moins . On sait que les
très courtes focales amènent une déformation des bords du
cadre (qui ne sont plus orthogonaux) et les longues focales
une contraction de l 'espace telle qu'un sujet éloigné paraît plus
proche, alors qu' il ne l'est pas, et qu' il lui faudra par consé­
quent parcourir plus lentement un chemin plus long qu' il n'y
paraît. La courte focale accélère les mouvements qui sont faits
dans l 'axe, la longue focale les ralentit.
L'usage des focales fixes est à la fois plaisir et jeu. La puis­
sance du cadre s'y fait sentir avec toute sa rigueur : ça entre
ou pas, c'est bien ou mal cadré. La focale détermine un cadre
qui reste immuable, sauf à faire bouger la machine. Avec une
focale fixe, un travelling prend un sens, une force qu' il ne peut
pas avoir avec un zoom : il y a une portion d 'espace réel à fran­
chir, dans un sens ou un autre. Les corps filmant sont amenés
à bouger avec la caméra. Ce qui change tout : pour l ' image,
mais auss i pour celles et ceux qui sont filmés, qui voient
arriver le chariot sur eux, ou s'en éloigner, avec toute l 'équipe
autour, ça n'est pas rien. Le zoom est un outil abstrait. Les

228
focales fixes imposent des inscriptions concrètes aux images
filmées. Cadrer reste un pari : faire entrer un bout de monde
dans un rectangle sans changer la taille du rectangle. Cette
contrainte était évidemment celle d'abord de la photographie,
qui ne connut le zoom que tardivement. Elle signifiait qu' il y
avait une sorte d'équilibre à trouver entre la focale choisie et la
photo désirée. On pourrait en dire autant du choix du format
de la toile en peinture : une bataille, par exemple, semblant
justifier le recours aux grands formats ou aux panoramas
(Édouard Detaille et Alphonse de Neuville). À ceci près que
les lentilles photographiques et cinématographiques induisent
des effets optiques de déformation que la peinture ne conna ît
que par décision du peintre. Ces déformations peuvent jouer
un rôle dramatique et narratif. Cutilisation de courtes focales
par Wang Bing dans À l 'Ouest des rails (1999-2003) induit une
déformation du cadre dite « en barillet » qui arrondit, en effet,
le rectangle habituel, et procure dans les travellings marchés
nombreux dans le film l' impression d'un devenir oral de
l ' image, le cadre évoquant une sorte de bouche qui avalerait
les couloirs et les salles des usines.
Les courtes focales fabriquent des images où entre une plus
grande accumulation de figures, de corps, de matières, d'objets,
etc. Voir Citizen Kane d 'Orson Welles (1941), ou, plus récem­
ment, donc, À l 'Ouest des rails; voir aussi les photographies
lumineuses de Jeff Wall ( Untangling, 1994 ; After '1nvisible
Man" by Ralph Ellison, the Prologue, 1999-2000) . Le monde
représenté par les focales les plus courtes (28 mm, 24 mm,
21 mm, 18 mm, 12 mm . . . ) est un monde plus encombré ou
plus vide que le monde de l 'expérience humaine. Les déserts
sont plus grands, les hangars plus pleins. Effet certain de ces
vues au grand-angle : le hors-champ disparaît ou n'est même
plus envisageable ; c'est com me si ces vues donnaient l ' impres­
sion de restituer une totalité, le visible comme total ité : au
début d' À l 'Ouest des rails, la foule sur la place de la loterie.
La courte focale (dite aussi grand angle) englobe le visible, le

229
montre comme englobant. Cesse la perception d'un possible
qui serait hors cha mp puisqu' il semble que l'on voie tout le
champ. Cet élargissement du champ englobant toute virtua­
lité de hors-champ élargit aussi la durée : il faut au spectateur
plus de temps pour voir en détail (de plus près) ce qui est
filmé en très large plan d'ensemble. (Cf le modèle insurpas­
sable, Playtime, de Jacques Tati, 196 7.) Voir, par là, est réinscrit
dans une longue durée qui est l 'exact contraire du coup d 'œil.
(La référence picturale serait Pieter Brueghel l 'Ancien : Le
Combat de Carnaval et Carême, 1559, ou jeux d 'enfants, 1560.)
Le monde vient doucement, imperceptiblement, à l ' image et
à l 'œil du spectateur. Lente révélation. Autre exemple : le très
long plan séquence au grand-angle (Spirituals Voice, Alexandre
Sokourov, 1995) qui montre les infimes et presque invisibles
modifications d 'un paysage d'hiver tout au long de l ' immobi­
lité du temps . . .
Yasujiro Ozu (Printemps tardif, 1949 ; Voyage à Tokyo, 1953)
a tourné avec des courtes focales, mais dans des décors qui
présentaient une profondeur perceptible à l 'œil, et rétablis­
saient ainsi les perspectives déformées par la courte focale .
C'était travailler à la fois les avantages de la courte et ceux de
la longue focale, réconciliées par un cinéaste qui n'acceptait
pas les limites de la technique et tentait d'en utiliser toutes les
possibilités.
Du côté des champs serrés dus aux longues focales, c'est
la profondeur de champ qui disparaît. Le hors-champ, en
revanche, est partout autour du plan « serré » (comme on dit) :
il enserre effectivement le champ visible d'un débord toujours
actif bien qu' invisible. Contraction de l 'espace et dilatation du
mouvement, comme au ralenti.
Les effets de flou souvent liés à l 'emploi des longues focales
- nombreux dans les films - ont une fonction esthétique, sans
doute, mais quelque peu idéologique aussi : ils servent à déta­
cher les figures du fond documentaire (même en fiction) dans
lequel elles agissent et qui, souvent, aide à les situer. C'est en

230
effet la notion de site qui s'efface dans cette cinématographie
visant à l 'autisme, désirant écarter l 'accident ou l 'aléa, centrer
le regard sur le jeu même de la comédienne ou du comédien,
ceci souvent au détriment de l 'impression de réalité constitutive
de la cinématographie. Reprenons l 'exemple du Déjeuner de
bébé : on se souvient que les spectateurs avaient été frappés par
un « détail » qu'une longue focale eut définitivement annulé :
derrière la famille au premier plan, les arbustes du jardin étaient
pliés par le vent : « les feuilles bougeaient ». Voilà un effet de
réel que le recours aux longues focales a précisément pour
objet d 'effacer. On comprend que des corps filmés détachés de
tout contexte visuel perdent quelque chose de leur proximité
avec l'expérience visuelle habituelle du spectateur. Le choix de
la focale conduit donc à une image plus ou moins « abstraite »,
plus ou moins stylisée, évanescente, « poétique ». L'impression
de réalité qui fonde la croyance du spectateur dans les images
cinématographiques est ainsi liée au jeu des focales . On pour­
rait parler d 'effet idéologique à travers un effet esthétique. Et
désormais - signe des temps ? -, un préréglage des caméras ou
des appareils photos numériques parvient à recréer une image
avec flou à partir d'une image hyper-nette. Cet effet de flou est
recherché en tant qu' il « fait cinéma », qu' il retrouve les limites
des focales fixes moyennes ou longues, a contrario de l'extrême
netteté des images numériques automatiques . Une composi­
tion de l' image « en profondeur », avec des avant-plans et des
arrière-plans qui sortent de la zone de netteté, présente des
possibilités narratives et dramaturgiques que n'offre pas une
image toute nette.
En tout état de cause, la grande majorité des focales utili­
sées au cinéma, à l'exception des très courtes focales dites
« fish eye », qui présentent un champ plus ou moins circulaire,

sont réglées par les lois de l'optique géométrique, fixées au


xvne siècle, peu corrigées depuis, et articulées peu ou prou

sur le grand principe du Quattrocento florentin, la pers­


pective dite artificielle ou scientifique. Ce réglage général est

23 1
évidemment anthropocentré. La référence est celle du regard
humain, de l 'œil humain . La Renaissance qui voit le triomphe
de cette perspective n'est évidemment pas un moment anodin
dans l'histoire de l 'Occident, et l 'on a pu avancer que cette
façon nouvelle de représenter le monde, différente de celle
de Byzance, de Rome, de l ' Égypte ancienne, de l'Inde, de
l 'A rabie, portait avec elle les valeurs ou les présupposés idéo­
logiques de la bourgeoisie occidentale montante qui lui était
contemporaine. Il y a bien sûr une histoire des manières et des
moyens de montrer, qui, pour n'avoir été faite que partielle­
ment, nous apprend comment l 'Occident a fondé sa conquête
du Monde, religieuse, militaire, idéologique, sur la prédomi­
nance de son modèle de représentation, la puissance de son
système de vision. Le regard mondialisé est aligné sur celui de
l 'Occident. Les lentilles qui équipent nos caméras sont héri­
tières de cette histoire, mal connue, non sue en tout cas des
millions de cinéastes amateurs et professionnels qui cadrent et
qui zooment sans se douter, tels de modernes Monsieur Jour­
dain, qu' ils ajoutent leur ignorance à cette domination d 'un
modèle non-innocent du voir et du montrer.

Fondus

Fondus au noir, au blanc, rapides ou lents, enchaînés ou


pas, ils ont un usage de ponctuation, mais d'une ponctuation
pour ainsi dire douce, qui modèle la continuité sans la briser.
Leur nom même indique cette modestie : ils se fondent dans
l 'écriture, s'y confondent. D'abord, ils avaient le sens d 'un
passage de temps matérialisant une ellipse, et donc l 'adoucis­
sant. L'histoire du cinéma les a bousculés et leur emploi désor­
mais se note comme une sorte d'hommage au passé. Un usage
contemporain de ces formes, sous l'espèce du fondu-enchaîné,
est devenu l 'outil de montage passe-partout des films où a été
négligée la ressource des raccords. On voit de légers fondus

23 2
enchaîner les dernières images d 'un plan X avec les premières
d 'un plan Y, masquant ainsi à la fois la coupe et le raccord. Il
ne s'agit pas seulement d'une réponse paresseuse à une mise
en scène elle-même paresseuse : l ' illusion de continuité lisse
et sans accrocs en est encore augmentée. Le film devient ce
« long fleuve tranquille » qui l 'apparente à une interminable
publicité déroulant des images d'objets, de vêtements ou de
demeures proposées à la vente et montrées sur le modèle du
« carrousel » (Carosello fut en Italie pendant des dizaines d'an­
nées le nom générique donné aux séquences publicitaires de
la Rai). Autant dire qu' il s'agit d'une facilité ne facilitant que
l ' ingestion (le gavage) du spectateur. Nous avons une concep­
tion plus acide de ces figures de style. Le fondu-enchaîné doit
souligner l'effacement d'un moment de diégèse, sa disparition,
et l 'apparition d'un autre moment, donc non seulement une
continuité, mais un trou que son comblement même désigne.
La question devient : que s'est-il passé « à l ' intérieur » de ce
fondu-enchaîné ? Quel fragment d' histoire a-t-il soustrait ?
Qu'est-ce qui manque ? Les fondus sont inquiétants.

Formats de projection

Dans les salles de cinéma, le mouvement général depuis


1895 a été d'allonger le plus possible les écrans qui servent aux
projections, et donc les formats d'image (hauteur sur largeur).
Il s'agissait aussi, à partir des années cinquante, de se distin­
guer des écrans de télévision. On est passé du format 1,33 : 1 des
origines, format unique jusqu'aux années trente, à des formats
où le rapport largeur/hauteur va toujours dans le même sens,
favoriser la largeur sans toucher à la hauteur : dans l'ordre crois­
sant : 1,3 7 : 1 ( 4 /3 à la télévision) - 1,50 : 1 - 1,66 : 1 (VistaVision)
=

- 1,78 : 1 (16/9 pour la télévision) - 1,85 : 1 (format aujourd 'hui


majoritaire) - 2,20 : 1 (Todd-AO) - 70 mm. - 2,35 : 1 (Scope
ou Panavision) - 2,39 : 1 (Cinémascope dit « optique »). Long-

23 3
temps avant l ' iPhone, Vsevolod Poudovkine avait suggéré un
écran vertical, mieux à même de cadrer l ' homme, être debout
(Claudio Pazienza).
Avec l'argentique, le projectionniste changeait fenêtre et
objectif pour adapter au mieux chaque format à la taille de
l'écran. Mais les multiplexes, pour rationaliser la projection,
n'ont plus projeté l'argentique qu'en 1,85 : 1 ou en Cinémascope.
En numérique, on ne change plus d'objectif: l' image est recadrée
à l'intérieur de la matrice. Des bandes noires (qui n'existaient
pas au cinéma mais à la télévision) apparaissent en haut, en bas
de l'image, mais aussi sur les côtés. C'est ainsi que le magni­
fique format Cinémascope n'utilise aujourd'hui qu'une toute
petite partie de la matrice dans sa verticalité. Par exemple, le
Cinémascope redimensionné numériquement est à 2 048 x 858,
au lieu de 2 048 x 1 080. Un grand nombre de pixels ne sont
pas utilisés avec pour conséquence une perte de définition et de
lumière importante et de ce fait une perte de qualité d'image.
Ainsi, l ' image projetée se rapproche toujours plus du
champ visuel humain ordinaire (plus ou moins 180° d'ampli­
tude). Il s'agit de viser (sans l'atteindre) une similarité entre
champ visuel (binoculaire) et projection (monoculaire), entre
champ non-cadré et champ cadré. Tour de magie, sans doute.
Comme l'image elle-même, l'écran sera toujours un cadre qui
limite le champ visuel, sauf à entrer dans une image circu­
laire comme celles de la Géode ou des lmax. Alors, oui, le
cadre n'est plus vraiment perceptible. Ce qui s'efface du même
coup, c'est le hors-champ en tant qu' il est lié au champ. Ce qui
disparaît avec le hors-champ est tout simplement la possibilité
de raconter une histoire. Toute narration suppose du non-dit,
du non-encore-dit, du reste-à-dire. Bref, un hors-champ en
tant que hors récit. C'est un fait que nous n'avons pas encore
de grande histoire contée dans les Imax, disons L 1le au trésor,
mais plutôt des performances sportives, des vues de nature,
des cascades, au double sens, des torrents. Le hors-champ
est une réserve à la fois visuelle et narrative. L' étirement des

23 4
formats d'images et d'écrans aboutit à une panne des narra­
tions et à une saturation visuelle du champ.
D'autre part, le grand écart entre ce qui se voit dans la salle
de cinéma et ce qui se voit en dehors d'elle, cet écart rend à
s'amenuiser. Il se produit une familiarisation, une reterrito­
rialisation de l 'image cinématographique qui était, il y a un
siècle, tellement éloignée de la perception commune. Perte
d 'étrangeté. Une « naturalisation », qui serait plutôt une spec­
tacularisation, le spectacle étant devenu, ces temps-ci, comme
une seconde nature, qui réorganise notre perception du monde
sensible.

Frustrer, frustration

En même temps qu'elle se trouve satisfaite au cours de la


séance de cinéma, la pulsion scopique, au principe de chaque
spectateur, est {comme toute pulsion) exposée à un système
de frustrations. Alors que l 'appétit de voir du spectateur se
présente comme désir de tout voir, de voir plus encore, plus de
choses, plus complètement, voir au-delà du voir et, du coup,
« s'en mettre plein les yeux », c'est le contraire qui se produit.

Voir, au cinéma, c'est renoncer à tout voir. D'abord, parce qu' il y


a du cadre, qui ne prélève une portion du champ visible qu'en
occultant le reste. Ensuite, parce que ce cadre inscrit dans le
visible une limitation du visible, qu' il est possible de ne pas
voir mais qu'on ne peut pas toujours effacer. Ne serait-ce que
par intermittence, le cadre se remarque et signifie dès lors que
nous sommes dans le partiel, le pas-tout. Il y a encore ce fait
d'expérience qu' il n'est pas possible de voir vraiment tout ce
qui s'affiche sur l 'écran : chaque signe est effacé aussitôt apparu,
rien n'arrête le défilé des images que la fin de la projection,
l 'écran fourmille de mille nuances, variations, signifiances qui
ne font que passer. Bref, le champ visible tel qu' il est projeté
sur l' écran n'est pas tout entier ni tout le temps visible.

23 5
Les bords du cadre manifestent à eux seuls la porosité, ou
la fragilité, du cadre, immuable en largeur comme en hauteur,
néanmoins ouvert à tout passage, entrée, sortie, animé par les
corps filmés qui le traversent. Ces passages des corps filmés,
ou des mobiles, ou des animaux, plus ou moins fréquents mais
toujours possibles, du champ au hors-champ, et retour, nous
apprennent à prendre acte du processus d'apparition/dispari­
tion en jeu dans le cadre cinématographique (et lui seul ) : nous,
spectateurs, sommes en quelque sorte habitués à voir se cadrer
ou se décadrer les corps et objets filmés. Le spectateur est
associé à ce régime qui combine visible et non-visible. La place
du spectateur est ainsi construite par une fréquente suspen­
sion du visible, qui est frustration intermittente. Notre expé­
rience sensible est tramée d'une suite de manques qui ne sont
que provisoirement comblés. Il est possible de définir cette
place du spectateur de cinéma comme celle d'un apprentissage
du lien entre visible et non-visible. Au contraire de ce qui se
passe « dans la vie », hors des salles de cinéma, !' imperium de
la toute-visibilité se trouve contré, entamé. Puissance politique
du hors-champ.
Comme entre monteur et spectateur, le principe de frustra­
tion est au cœur de la relation entre conteur et auditeur. Entrer
dans un récit, quel qu' il soit, est se plier à cette constante frus­
tration. L'innombrable du langage est en chaque mot choisi,
y est comme manquant, comme effacé. On ne peut pas le
dire, pourtant, des images cadrées : tout cadre appelle du hors­
champ et ne peut prétendre de ce fait à être un élément actua­
lisé d'un « tout visible » : seulement une partie, un fragment.
Ce non-montré est extrêmement actif, plus que dans la lecture
ne l'est le non-inscrit. Car il y va à la fois du slalom qu'est
tout récit (y compris cinématographique), slalom entre les
possibles et les interdits, les vraisemblables et les non-crédibles,
les désirés et les rejetés, les attentes et les lassitudes ; mais
slalom aussi entre les images déjà là, qui pèsent très lourd, les
images déjà consommées, les images à consommer, les enjeux
marchands . . . oui, mais ouvrant directement, plus vite même
que les mots, sur les ombres et les noirceurs, à partir de quoi
la frustration se présente comme étonnamment ambivalente :
elle fait miroiter ce qu'elle fait désirer en le soustrayant à l 'at­
tente du spectateur. Le spectateur frustré est un spectateur
suractif. La frustration au cinéma donne à jouir de l 'absence
de ce qu'elle ne donne pas. En ce sens, ne pas montrer (tout,
tout de suite, encore et encore) revient à intensifier, sinon
magnifier, le moment du voir.
C'est ce qui se passe pour le héros de Close-up : les dix
premières minutes du film, avec une habileté diabolique, nous
privent de toute vision directe de Sabzian. Le découpage et la
mise en scène s' ingénient à nous laisser hors de la villa cossue
dans laquelle se déroule l 'action qu'on nous a longuement
présentée comme décisive. Eh bien, nous restons dehors, avec
un chauffeur de taxi qui ne dit rien. Longue attente, condensée
dans le plan que nous avons déjà mentionné, de la bouteille de
gaz roulant longuement le long d'une pente. Or, cette tactique
de frustration n'est pas seulement destinée à appâter le specta­
teur, à le faire désirer. Non, elle a pour objet de nous présenter
le héros de l 'aventure, imposteur déclaré, comme quelqu'un
que nous ne voyons pas encore. Et que nous ne pouvons pas
encore juger de visu. La frustration du spectateur vise d'abord
à l 'écarter des sentiments trop simples et des jugements trop
rapides. La frustration est une leçon de morale. Le spectateur
est invité par là à se hausser « à hauteur d'homme », hauteur
qui est la sienne en vérité, mais que toutes les contrariétés
sociales, hors des cinémas, lui font oublier.
Un exemple plus direct : au début de Sicilia ! (Danièle
Huillet et Jean-Marie Straub, 1998), un plan fixe nous montre
obstinément l ' interlocuteur du pêcheur qui parle d'oranges.
Ce personnage est filmé de dos, en contre-jour, silhouette
immobile et noire qui ne dévoile pas son visage en dépit de
la structure de champ-contrechamp dans laquelle il se trouve
pris. Il y a là un refus de montrer qui est comme un d é fi ;, la

2 37
curiosité du spectateur, qui en même temps l 'alimente. Disons
que la frustration du spectateur est, peu ou prou, la clé du
grand cinéma. Ne pas tout montrer, ne pas tout dire, ne pas en
rajouter, tourner le dos aux effets spectaculaires, aux grossiè­
retés. Pourquoi ? Pour construire un spectateur digne en tous
points, en et hors les salles.

Gélatine

La gélatine est la matière de la pellicule dans laquelle les


grains d'halogénure d'argent sont noyés. Alors que les grains
« diffèrent légèrement de leurs semblables » (Martin Roux,
2012) , la gélatine a pour rôle d'assurer leur répartition - à la
fois homogène pour obtenir un ruban pelliculaire assez lisse
qui puisse traverser le canal d'une caméra, et aléatoire car il n'a
jamais été possible de les « organiser ». Ainsi, la gélatine maté­
rialise le rapport de maîtrise entre ce qui est lissé (pour passer
dans les mécanismes de l 'appareil) et ce qui reste rugueux et
poreux de la matière du film. (cf. Pellicule.)
Il est toujours impossible de fabriquer de la gélatine de
synthèse. Obtenue à partir d'une trentaine de gélatines
animales, la gélatine résulte de la transformation du collagène
constituant le tissu cellulaire de la peau et des os, principale­
ment de veaux. Le collagène est une protéine. Les protéines
sont des molécules fabriquées par le vivant. La fabrication de
la pellicule et son traitement chimique sont une praxis impli­
quant gestualité et technique - le travail des hommes.
L'argentique et le numérique développent deux panoplies
dont l 'une n'est pas moins complexe que l 'autre : le numérique
est lui aussi issu d'un travail (la programmation) - mais les
défauts du numérique font apparaître le langage de la machine
alors que les défauts de l ' image argentique renvoient à la part
subjective de l' homme qui doit s'en débrouiller. C'est tout
l'écart entre « l' image tissu » et « l' image témoin » évoqué par
Johan Van der Keuken dans le commentaire de son film Le
chat {1968). « L'art pourrait être un moyen de libération, une
manière de se voir soi-même et l 'autre de plus près. C'est pour­
quoi un film peut être très simple, une combinaison du touffu
de la laine et de l 'écho clair du verre. »

Hallucination

La place du spectateur de cinéma est relativement indiffé­


rente au phénomène d'hallucination, qui revient à prendre le
représenté pour le réel. Ce « représenté » restant un mixte de
réalité et d'imagination ou de fantasme. Roland Barthes, puis
Antoine Compagnon, ont rappelé l'histoire emblématique du
« soldat de Baltimore ». La voici : un théâtre montre l'Othello
de Shakespeare. À l'époque, milieu du XIXe siècle, un soldat
en armes tenait lieu du pompier de rigueur pendant les repré­
sentations. À l'époque encore {et jusqu'au milieu du xxe siècle),
les personnages de Noirs {ici : le Maure) étaient joués par des
acteurs blancs passés au cirage. Arrive la scène de l 'assassinat
de Desdémone par le Maure. Le soldat épaule et tire. La
balle blesse le comédien. On interroge le soldat : « Je ne peux
accepter de voir un Noir étrangler une femme blanche ! » Le
Noir n'était pas un Noir, mais un comédien ; Desdémone était
une comédienne ; seuls étaient réels la balle, le fusil, le tireur et
la scène exposée à son regard. Il semble, sauf très rare excep­
tion, que jamais le spectateur de cinéma ne prend part à la
projection autrement qu' imaginairement (Sherlock fr., Buster
Keaton, 1924). Il se projette imaginairement sur l'écran, mais
de manière flottante, aléatoire, intermittente, volage en somme.
Rien de commun avec l'hallucination proprement dite.
La chance du cinéma est précisément de n'être pas pris
dans le champ d'attraction de l 'hallucination. Le specta­
teur de cinéma reste en partie lucide, conscient de sa place
matérielle. Il ne bascule du côté de l 'écran que dans cette

23 9
contradiction que nous avons désignée comme dénégation. Et
cette bascule n'est complète que par intermittence. À la fois
dans la situation filmée sur l 'écran et à sa place effective dans
une salle de cinéma, le cinéspectateur est divisé entre deux
« réalités » tout aussi effectives et incompatibles. Ce clivage
réclame un minimum de distance clinique. Le spectateur
n'« entre » dans l'image que très brièvement, par à-coups. Il
en sort aussi souvent, glissant de l 'au-delà de l ' image à l ' ici­
bas de la salle.
L' hallucination est en revanche un motif traité par le
cinéma, et même fort volontiers, comme une mise en abyme
de l 'opération cinématographique elle-même, comme si par
là se disait un désir (un souhait) de multiplier les puissances
du cinéma. Qu'un film soit en mesure de tromper un specta­
teur au point de lui faire prendre l ' illusion pour la réalité, c'est
évidemment renier la vraie puissance du cinéma, qui est celle
de l ' illusion, sans doute, mais une illusion trouée de doutes.
Ou bien, hélas, c'est supposer un spectateur particulièrement
faible d'esprit. Il en existe sans doute. Nous croyons que le
cinéma dès ses débuts s'est grandi ne pas enfermer ses person­
nages ni ses spectateurs dans leur indéniable faiblesse, mais de
faire de celle-ci une sorte de chance. Voyons Charlot, voyons
Buster Keaton.

Hauteur d ' homme (caméra à . . . )

La formule passe pour être d'Howard Hawks. Il est certain


que les œuvres de ce cinéaste, quelque cruelles ou drôles
qu'elles puissent être, ont à peu près toujours affirmé une égale
dignité pour les corps comédiens filmés, hommes et femmes
(et enfants). Cette « hauteur », toute symbolique, ne concerne
pas seulement la relation de la machine avec les corps filmés :
il s'agit bien sûr de placer le spectateur à la même « hauteur
d' homme ». C'est une constante du grand cinéma hollywoo-
dien (1935-1955) que de supposer toujours un spectateur certes
crédule et même enfantin, mais rarement indigne.

Histoire(s)

Il n'y a pas « des » histoires du cinéma mais une seule,


comme il n'y a qu'un monde (Alain Badiou, 2008-2009).
Cette histoire synthétique ne gagne pas à être segmentée en
pays, cultures, époques, langues, studios, cinéastes, etc. Ce
serait précisément la rater que de ne pas voir à quel point - au
cinéma, comme dans les médias, tout se tient : l 'économie, la
technique, l 'art, le commerce, l ' idéologie, les particularismes.
Là, déjà, s'agite la mondialisation. L' histoire du cinéma est
exactement celle qui rend compte à la fois des modifications
techniques de prise de vues et de projection, des machines, des
normes induites par ces machines ; celle qui module la place
du spectateur en fonction de l 'état des représentations audio­
visuelles en ce siècle et demi ; celle des limites du représen­
table transgressées sans cesse par les cinéastes d'une part, les
marchands d'autre part ; celle des influences que l 'évolution
des techniques a sur les artistes, et réciproquement ; celle des
déterminations économiques qui, en amont et en aval, règlent
les évolutions techniques, les conventions narratives, les récits
mêmes que portent les films ; celle aussi des mises en condi­
tion des spectateurs, de leur orientation vers tel ou tel circuit,
de leur exploitation (un terme familier au monde du cinéma,
où les « exploitants » « exploitent » les films).
Histoire une et nôtre. De tous les arts, le cinéma est, avec la
photographie, et davantage qu'elle, notre contemporain. Nous
avons assisté à sa naissance. Connu Henri Langlois et Georges
Sadoul qui connaissaient Louis et Auguste Lumière. Tout cela
s'est passé au tout début des temps modernes et n'a pas été,
d'ailleurs, complètement étranger à l'arrivée de ces temps. Bref,
l ' histoire du cinéma est avant tout notre histoire, l'histoi re d l·
ce siècle, le xx e. C'est en ce sens aussi que le cinéma n'est pas
tout à fait un « art » comme les autres : dès ses débuts (et il
est né sous nos yeux, donc) il a été mêlé à la Grande H istoire,
celle des capitaux et des techniques, des guerres et des colo­
nies ; du coup, le cinéma ne « reflète » pas le monde au sens
photographique, mais il le « représente » au sens politique, au
sens où il est l 'un des acteurs principaux de son devenir, où
les contradictions du monde contemporain sont « en » lui, le
façonnent, qu' il en porte trace et les donne à lire. L' histoire du
cinéma devient du coup l'histoire de nos aliénations et de nos
espoirs. Renversement de perspective.

Hors-champ

Cette notion, essentielle pour la compréhension du


cinéma, désigne une sorte de nécessité : tout cadre suppose un
hors-cadre, tout champ cadré et donc visible un hors-champ
non visible et donc non cadré. Une fois encore, la meilleure
définition du cinéma est dans ce fait constant, inamovible,
qu' il articule visible et non-visible. Il convient d 'entendre
« articuler » comme association mobile toujours active, quoi

qu' il en soit de la focale, de la dimension du plan. Seuls les


objectifs fish eye à 360° paraissent exclure tout hors-champ
horizontal, à supposer du moins un regard lui-même panop­
tique. Il restera toutefois une sorte de bizarre « hors-champ »
vertical, qui ne se remarque pas dans l'ordinaire des séances
où seule règne l' horizontalité, mais dont nous nous accorde­
rons à reconnaître le peu d'effet, bien qu' il témoigne lui aussi
de l 'articulation visible/non-visible. Cela signifie en vérité
notre aliénation à peu près complète à l' idée qu'un écran ne
saurait être vertical, qu' il ne peut se passer rien au-dessus ou
en dessous, alors que la droite et la gauche de l 'écran toujours
vu/perçu/désiré comme horizontal, peuvent réserver toutes
sortes d'apparitions-disparitions. Cela relève d'une analogie
puissante avec notre regard ordinaire, qui modélise clairement
1' évolution des formats. Or, cette évolution, qui paraît irrésis­
tible, qui est poussée/accompagnée par le marché, porte en
même temps le principe d'un amenuisement du hors-champ.
Comment fonctionne le hors-champ ? D'abord, logi­
quement, comme « dehors du champ », appelant un espace
pour ainsi dire limitrophe. Un son, celui d'une voiture, par
exemple, ou celui d'une balle de tennis (Blow Up, Michelan­
gelo Antonioni, 1966) peut « traverser l 'écran ». Le son n'est
(généralement) pas visible. Mais le spectateur perçoit, ou peut
percevoir que l 'objet sonore est au bord du champ entrant, au
bord du champ sortant. Nous sommes dans une contiguïté
entre visible et non-visible. Ce dernier est imaginable comme
référé à la portion visible qui se détache sur un segment plus
« grand » de non-visibilité. Les bords du cadre seront en effet

perçus comme des bords, bordés et bordant.


Une autre dimension du hors-champ apparaît quand le
spectateur est en état de supposer (de craindre ou d 'espérer)
que ce qui est au bord du champ n'appartient pas à ce champ.
Un son peut traverser le champ sans être identifié, ouvrant alors
sur un hors-champ autrement inquiétant. Nous, spectateurs,
circulons le plus souvent entre reconnaissance, méconnaissance
et inconnu. Le hors-champ est porteur de cette ambivalence :
nous devinons ou pas, ce que nous devinons nous rassure ou
nous terrifie, comme ce que nous ne devinons pas. Disons,
autrement, que le hors-champ est le lieu de l 'exercice, pour
le spectateur, en temps direct, d'une certaine sagacité, d'une
capacité de pressentiment.
C'est donc une simplification que de penser le hors-champ
comme spatial: ce qui est autour du champ, cette obscurité
de la salle qui borde la lumière de l 'écran. Il y a une dimen­
sion temporelle du hors-champ : avant l 'entrée dans le champ
(dans le visible), pendant le passage dans le champ, après la
sortie du champ (retour au non-visible). Avant, pendant, après,
sont les trois temps de toute temporalité narrative. Cette

2 43
inflexion temporelle est aussi une dramaturgie (ce que la défi­
nition spatiale du hors-champ ne donne pas) : ce qui va arriver
(guerre ou paix), ce qui est en train d'arriver, ce qui s'efface. La
relation champ/hors-champ est narrative. Ainsi se comprend
l 'efficace du hors-champ. (Avec Blow Up, le non - encore -
visible est inscrit dans le champ visible : il y a une liaison forte
entre hors-champ et non-visible qui met l 'accent sur la dimen­
sion temporelle du hors-champ : ce qui n'est pas visible va le
devenir et du coup « être » dans le champ ; autre exemple, Les
Oiseaux, Alfred Hitchcock, 1963 : chaque fois que l 'on revient
sur le plan d'un échafaudage où sont posés les oiseaux du film,
ils sont plus nombreux et la menace se précise.)
Si « tout » était dans le champ, si « tout » était visible,
comment se tendrait le ressort de la suite ? Nos cultures, avant
nos sociétés, ont été forgées par le secret, le mystère, l ' inconnu,
l'intrigue. Nous habitons des cercles de récits, nous sommes
faits de ces trous dans le tissage du langage comme dans les
représentations du visible. Le hors-champ relaie dans l 'articu­
lation visible/non-visible notre besoin de récit. Aucun récit ne
dit qu'après lui ce sera la fin du monde, la fin des récits. C'est
exactement le rôle du hors-champ, que de nous faire sentir
qu' il y a encore de la réserve.
Qu'en est-il de cette réserve ? I..: écran lumineux se détache
dans une bulle d'obscurité qui englobe le hors-champ (cette
ombre qui cerne le rectangle lumineux de l ' écran) et la salle de
cinéma elle-même. Plongé dans cette obscurité enveloppante,
le spectateur perçoit (plus ou moins) une continuité entre
le hors-champ de l'écran et la salle tout entière hors champ.
Autrement dit, la place du spectateur est toujours celle d 'u n
hors-champ pris dans l 'obscurité, e t tel que l'articulation
visible/non-visible entre l'écran lumineux et l 'obscurité qui le
cerne (le non-visible) trouve une sorte de prolongement indé­
fini entre cette fois le visible de l' écran et le non-visible de la
salle où est le spectateur. Le spectateur est « dans le noir » et
cette nuit peut être peuplée de toutes sortes de fantaisies rêvées

2 44
par lui, et liées ou non à ce qui se passe sur l 'écran. Le « noir »
qui se fait dans la salle au début de la projection aménage un
espace intermédiaire qui abrite les spectateurs et les conjugue
eux-mêmes au hors-champ de l' écran. Entre le corps-specta­
teur et le corps-acteur, l 'un regardant l 'autre filmé, s'ouvre un
hors-champ aléatoire, une zone de non-visibilité où viennent
disparaître les corps filmés chaque fois qu' ils « sortent du
champ », et d'où viennent réapparaître les mêmes corps filmés
quand ils passent de la nuit du hors-champ à l 'écran où la nuit
même est visible. Cette zone où rien ne se voit mais où tout
frémit dans l 'obscurité définit la véritable emprise du hors­
champ cinématographique : il ne se limite pas aux bords du
cadre. Il envahit la salle entière.
Si l'on accepte que ce volume non quantifiable de hors­
champ vienne à la fois compléter et troubler ce qui se passe
dans le champ, nous pouvons former l ' hypothèse que quelque
chose de non pensé, de non rationnel, de non défini trouve à se
produire là, dans ce volume de non-visible, à l 'abri justement
des regards, dans une sorte d' intimité non consciente avec le
spectateur. Ce hors-champ dans son extension est bien le lieu
et le temps du spectateur. Cette place imaginaire du specta­
teur dans ce hors-champ non limité aux bords de l'écran peut
être définie comme un espace-temps de liberté. Ce que montre
l 'écran peut amener le spectateur à flotter hors de l'écran. Il y
a dérive hors du cadre, glissement vers ce qui peut être appa­
renté à un rêve éveillé.

Hyperfocale

En photographie (et au cinéma), la plage de netteté auto­


risée par tel ou tel diaphragme, quand on règle la bague de
mise au point sur l ' infini. Les grandes ouvertures (2 ; 2,8 ; 4,
etc.) restreignent cette profondeur de champ. Les plus petites
ouvertures (8 , 16, 22, etc.) créent une plage de profondeu r de

2 45
champ plus étendue. L'avantage - en cinéma - est que si la
caméra se déplace à l'intérieur de cette plage, il ne sera pas
nécessaire de refaire le point. I l est vrai que pour la plupart des
films tournés en intérieurs et donc, le plus souvent, éclairés
par des projecteurs, on n'atteint que rarement ! ' hyperfocale.
L'opérateur ou son assistant sont donc tenus de vérifier et de
corriger le point à chaque modification de la distance entre
l 'objectif et le sujet filmé. Les tournages légers auraient donc
avantage à se caler sur ! ' hyperfocale ; mais le choix des focales
implique aussi les places du son : une certaine pauvreté des
dimensions sonores est due à l 'alignement du micro sur ! ' hy­
perfocale, qui prive le film de la complexité des décadrages
entre image et son.
Il arrive de plus en plus souvent, aujourd' hui, que l 'on filme
avec des appareils photographiques : la question de ! ' hyperfo­
cale se pose donc avec des profondeurs de champ très courtes.
En basses lumières, par exemple, l 'œil du personnage est net,
et pas son nez ! Le problème est plus crucial sur les appareils
à grand capteur (de la taille équivalente à un photogramme
35 mm).

Hypnose

On voit dans Let There Be Light (Que la lumière soit) de


John Huston (1946) une séance d'hypnose thérapeutique. Un
psychiatre militaire hypnotise un soldat victime d'un trauma­
tisme de guerre et qui a perdu tout repère mémoriel. Le patient
s'endort et obéit mécaniquement aux ordres de l' hypnotiseur,
son bras devient raide, etc. Cette sommaire description suffira,
croyons-nous, à écarter toute analogie entre la place du spec­
tateur et celle de !'hypnotisé. Le spectateur de cinéma n'est
pas mis sous hypnose par la projection d'images sur un écran
et de sons dans des haut-parleurs. Bien au contraire, ses capa­
cités perceptives et ses désirs sont aiguisés sans qu' il en perde
conscience. Si l 'on peut parler de la séance de cinéma comme
d 'un « rêve éveillé », il ne s'agit en rien d'une séance d'hyp­
nose. À tout moment, croyons-nous, le spectateur passe par
des états différents qu' il combine toujours entre eux : tantôt
le cadre disparaît de la perception de l 'image et l 'on est « à
l ' intérieur » ; tantôt le cadre redevient conscient ; tantôt c'est
l'entourage et la situation matérielle du corps spectateur qui
sont perçus ; et tantôt ils disparaissent de la conscience au
bénéfice de l 'action filmée et de la projection que le spectateur
lance pour la partager. Les dernières générations de télévision
HD présentent des écrans légèrement concaves avec ce slogan :
« immersion totale ». Voilà qui est clair. Il s'agit de perdre le
repère d'une extériorité sans cesse rappelée par le cadre. Que la
perception du cadre s'efface et le spectateur est dans l 'illusion
renforcée d'être passé « à l ' intérieur de l ' image ». Il faudrait
s'interroger sur ce phantasme d 'une image enveloppante,
comme une robe, un manteau, une protection plus qu'une
plongée. Justement, la notion d'« immersion » ne peut pas ne
pas renvoyer à quelque flottement fœtal dans un liquide. Y
aurait-il quelque chose d 'une régression dans ce désir de ne
plus voir le cadre ? (cf Dénégation.)

Identité

Il n'y a pas d' identité sans l'a utre. Qu' il soit corps, voix,
regard, animal - ou machine. Depuis le télescope, depuis les
développements de l'optique entre le XVI e et le XIX e siècle, c'est
par le regard - par l'œil amélioré - qu'est en grande partie
passée la volonté de puissance de l' homme moderne, l 'homme
des Sciences. Sortie de la magie, cantonnement de la fantas­
magorie dans le registre des distractions, des montreurs de foire.
Du côté des outils travaillant le Visible, les théories savantes
et les pratiques empiriques forgent une nouvelle dimension
des représentations : toujours plus précises, fidèles, puissantes.

2 47
I..: infiniment lointain et } ' infiniment petit sont en même temps
conquis ; le mouvement est arrêté avant d'être analysé image
par image ; le ralenti permet de voir l ' infra-visible, comme
l 'accéléré dépasse les temporalités des processus visibles (l'éclo­
sion d 'une fleur). Bref: par l 'outil, l ' homme semble assurer sa
maîtrise sur les invisibles rendus visibles.
Günther Anders nomme honte prométhéenne « la honte qui
s'empare de l'homme devant l 'humiliante qualité des choses
qu'il a lui-même fabriquées » (1956). Lhomme contemporain,
écrit-il, est humilié par la perfection et la multiplicité des
choses qu' il fabrique alors qu'il sait que l 'o n ne vit qu 'une fois.
Machines parfaites d'un côté, homme mortel de l 'autre : il y a
là un trouble de l 'identité, qu'Anders définit comme « malaise
de la singularité », et qui conduirait à créer du singulier dans
un monde qui tend toujours à reproduire l ' identique à l'infini.
À travers le progrès, l'homme cherche à « foire un pas supplé­
mentaire vers une possible déshumanisation » sans pour autant
renoncer à l ' idée qu' il y a « de l ' homme ».
I..:appropriation de la machine prothétique par l'homme est
évidemment réciproque. Immédiatement, nous sommes les
produits des outils que nous fabriquons. Il y a une dépendance
de l'utilisateur envers « ses » machines (Gilbert Simondon,
1958). Cette prothèse, la caméra, a toujours-déjà été appropriée
par notre système cérébral. Une branche de plus, en somme,
un rameau, au buisson neuronal qui n'en finit pas de pousser
sous notre crâne. Pour celles et ceux qui ont fait du travail
de cadreur leur occupation principale, leur obsession, il est
certain que cette caméra leur est incorporée et mentalement
intégrée. I..:a rtiste et l'instrument sont ensemble plus sensibles.
Il y a un vacillement du sentiment d' identité : ce qui n'est pas
moi, est ressenti comme moi. I..:ergonomie des caméras, leur
facilité à être prises en mains ou portées favorise encore la
douce illusion d'être un peu plus « doué ». (cf. Sensibilité.)
Idéologie I journalisme

Sur les écrans, autour des écrans, derrière, des mots passent :
les uns s'effacent, les autres flottent et tournent dans les têtes,
les journaux, et les écrans encore. Ce ballet de mots, chorégra­
phié par les rapports de force tels qu' ils pèsent toujours plus
sur nous - nous, les dominés - constitue ce qu'on nommait
autrefois « idéologie ». La « vision du monde » proposée et
propagée par les principaux tourbillons de mots en usage
est évidemment celle des marchés (et de leur dépendance : le
sport). Toute inscription en tout espace, public, privé - si tant
est que la distinction soit encore pertinente, la généralisation
des écrans pouvant en faire douter - porte ou fait un signe
qui tourbillonne avec tous les autres. Nous vivons dans une
atmosphère signifiante. Et ces signifiances se rangent plutôt
du côté de l'attraction la plus forte, l ' idéologie du marché­
réponse à tout. C'est bien l 'enjeu des arts de représentation
- dessin, caricature, graff, sculpture, bande dessinée, photogra­
phie, ballet, théâtre, cinéma - de partager à des degrés divers
le douloureux privilège d'être assez rapidement ou assez expli­
citement « porteurs de sens ». Pour écarter les plus fréquents
malentendus, « sens » ici ne concerne pas seulement ce que
« dit » ou « montre » la représentation considérée. C 'est la
« place » de l 'ensemble des formes qui la constituent, c'est son
insertion dans l 'ensemble des représentations actives ici et
maintenant qui portent sens. Est sans doute « idéologique »
ce que l 'œuvre (quelle qu'elle soit) propose comme discours
(simple ou pluriel) ; mais ce qui compte est bien plutôt que
ses conditions de production, d'existence, de formation et de
développement ne puissent que renvoyer aux nappes idéolo­
giques qui accompagnent et déterminent ou enveloppent ces
conditions.
Il y a une sorte de naïveté scolaire à croire que l 'énoncé seul
est porteur de valeurs ou de sens cohérents avec une époque.
Les formes, sans lesquelles il n'y aurait point d'énoncés, sont

2 49
les premières affectées par ce qu'on nommait autrefois « l 'idéo­
logie dominante » - que nous définirons aujourd' hui comme
les systèmes de pensées liées à la domination économique,
politique et idéologique de ce que Pierre Bourdieu nommait
« les maîtres du monde ». Sans les accabler, nous songeons à
ces films documentaires qui font défiler un certain nombre de
penseurs, tous estimables, tous contestataires de l 'ordre établi,
mais qui se trouvent filmés à peu de chose près comme les télé­
visions ont habitude et avantage à le faire : dans un déni total
de la puissance des formes. Leur message, pour subversif qu' il
puisse sembler à l 'écoute, n'ébranle en rien les formes mêmes
par lesquelles il passe. Michaël Moore, par exemple, fait un
film contre George Bush, mais qui pourrait parfaitement être
diffusé par Fox News, la télévision qui précisément soutient
Bush (Fahrenheit 91Ir, de M ichaël Moore, 2003). Il est telle­
ment plus simple d'oublier que les formes sont exactement ce
que nous percevons d'un « message ».
Plus l 'accent est porté sur ce que les pédagogues et les
responsables de télévision à travers le monde désignent comme
« contenus », c'est-à-dire histoires, récits, narrations, sujets,
thèmes, motifs . . . tout ceci selon un modèle avant tout journa­
listique ; plus les formes de la représentation sont déniées . . . et
plus l'emprise idéologique se manifeste, à travers ces formes, les
formant, les formatant, et les conduisant du coup à déformer
la complexité de la représentation et de la compréhension du
monde existant.
Les formes de la représentation du visible sont aujourd'hui
toujours domptées par l 'accord fondamental de ceux qui ont
le pouvoir de représenter, avec ses formes et ses moyens, l 'ordre
établi, y compris quand ils le moquent. La négligence des
formes nous apparaît comme un symptôme de la difficulté
du Capital à gouverner sans commander. Si l'on prétend, si
l 'on veut faire croire que tous les énoncés, y compris ceux
qui critiquent l 'ordre établi (Michaël Moore encore une fois)
peuvent être énoncés dans toutes les formes, y compris celles
où se manifeste la domination des télévisions de distraction
et de subornation, on se trompe, on nous trompe. Comme
l'avait subtilement avancé Marshall McLuhan il y a plus d 'un
demi-siècle : « le massage est le message » . Douce domination
par le massage de l' idéologie qui nous tient dans son bain. Le
discours peut changer : si les formes restent les mêmes, il ne
se passe rien que de toujours encore un peu régressif. Ce que
nous nommons « conscience » est chez le spectateur avant tout
capacité de juger des formes, étant entendu que tout ensemble
de formes est riche de significations (au pluriel). Dans une
salle de cinéma, il voit des formes, il entend des formes, il
ressent à travers des formes. L' écart (irréductible) entre monde
du cinéma et monde de l 'information tient à la puissance des
formes mises en œuvre dans un film, au contraire, par exemple,
d 'un magazine télévisé ou d'un journal télévisé.
Au cinéma, la distribution des informations dans le cours
d'un film (objet temporel, rappelons-le, qui va de son début
à sa fin, à la différence d'un journal, objet extratemporel,
feuilletable dans n'importe quelle direction, dont le modèle
affecte aussi le journalisme audiovisuel, pourtant successif et
temporel) obéit à des motifs narratifs et dramatiques : faut-il
dévoiler tout de suite ce que l 'on sait d 'avance ? Jeter toutes
ses cartes sur la table ? Ne pas dissimuler au spectateur des
informations capitales qui ne surgiront que plus tard ? Etc.
Un film est un jeu, dont les règles ne se donnent que lente­
ment, ambiguës, parfois indéchiffrables. Rien de tel dans un
magazine télévisé, Envoyé spécial, par exemple : les journalistes
auteurs du « sujet » sont censés en savoir beaucoup, sinon tout ;
l ' information essentielle ne saurait être dissimulée ou différée,
etc. Qu' il s'agisse d'un roman, d'une nouvelle ou d'un film,
raconter une histoire revient à jouer avec les désirs, les attentes,
les curiosités, les inquiétudes de l'auditeur, du lecteur ou du
spectateur, qui sait bien que le dramaturge ou le romancier
ne va pas tout dévoiler tout de suite. Plus encore le cinéaste qui
dispose d'un mode de représentation où, nous l'avons v u , le

25 1
cadre est un cache, où montrer n'est jamais tout montrer. La
narration cinématographique ne peut faire autrement que de
« jouer à cache-cache » avec le spectateur. On ne dit pas, on ne

montre pas tout, on ne met pas le spectateur dans une place


d 'adhésion ou de maîtrise - ce que ne peuvent éviter de faire
les journaux.

Illusion / leurre

Le spectateur qui entre dans une salle de cinéma pour voir


un film désire être trompé. Le plus souvent, de ce désir, il ne
sait rien. Mais le règne du leurre commence avec le début de
la projection, les lumières de la salle éteintes, l 'écran allumé.
Nous l 'avons dit et redit : l ' écran, tout écran, a deux dimen­
sions, largeur et hauteur. Le spectateur le sait bien, mais voit
quand même dans le monde filmé un monde en trois dimen­
sions, en relief, en profondeur. C'est en somme le premier
palier du leurre. Cette illusion est essentielle : elle construit le
film comme simulacre du monde, elle assure l 'impression de
réalité, elle nous fait croire à une semblance de vie.
Mais tout de suite se construit une relation entre film et
spectateur. Cette relation se définit par le partage d'une série
de durées, vécues par le spectateur et ressenties par lui d'une
façon toute subjective. Le montage du film peut composer
entre eux des plans de IO, 20, 30 secondes, etc., ces durées,
mesurables au chronomètre, sont élastiques pour chaque spec­
tateur, chacun ayant sa propre appréhension des durées proje­
tées. Le deuxième étage du leurre est cet entre-deux, inévitable,
indiscutable, où se trouve plongé le spectateur le temps que
se déroule le film, de la première à la dernière image. Il y a
donc deux écrans : un écran matériel dans la salle, un écran
mental dans la tête de chaque spectateur. Mais il n'y a qu'un
film, celui qui est la combinaison de ces deux écrans, de ces
deux projections. Or, ce film résultant de la double projection
diffère pour chaque spectateur. À chacun son film. C'est bien
pourquoi l 'opération cinématographique se déroule dans cet
entre-deux. Un entre-deux singulier pour chaque relation de
chaque spectateur au même film. (Nous devons ces précisions
à Serge Daney, 1970-1983.)
Un troisième plan du leurre pourrait être dit illusion de
totalité. Pas d'écran sans cadre, ni de cadre sans bords du
cadre : au-delà de ces bords, l ' image projetée bascule dans le
non-visible, le hors-champ, matérialisé par des bandes noires
qui raccordent avec l 'obscurité de la salle. Une lutte sourde
se déroule pendant la projection entre conscience du cadre
com me mise à distance des images qui circulent dans ce cadre,
et oubli du cadre au bénéfice de ces images, vues dès lors
comme totalité, comme tout du visible. Le regard spectateur
oscille entre ces deux possibilités : être « dans » l ' image, être
ce qui cadre. Imaginairement, chaque spectateur « pris » dans
la situation représentée y projette quelque chose de lui-même,
qu' il ne sait pas. Cette projection mentale, seconde par rapport
à la projection matérielle qui frappe l'écran, suppose peu ou
prou la perte des repères des bords du cadre. Le cinéma est
cosa mentale. La présence d'un spectateur (au moins) constitue
l'opération cinématographique en tant que telle, ce que ne
peuvent réaliser ni l 'écran, ni le projecteur, ni le film, à eux
seuls.
Le leurre porte encore sur l ' impression de réalité et l 'im­
pression de continuité qui, l 'une et l 'autre, font croire au spec­
tateur qu' il assiste à une reproduction du monde vivant. La
puissance analogique de l' image cinématographique soutient
l'impression de réalité. L'impression de profondeur y ajoute.
Quant au leurre de la continuité des images dans leur défilé
sur l'écran, il est nécessaire, croyons-nous, à la perfection de
l ' illusion : que la projection s'interrompe, qu'une image dite
« arrêtée » paraisse venir bloquer le déroulement du ruban

filmique, et quelque chose défaille dans la croyance du specta­


teur. Entrerait donc dans cette croyance une certaine part de

2 53
confiance dans les machines, dans leur régularité et leur indiffé­
rence. Tout ceci vaut pour tous les films, fictions et documen­
taires. L illusion - qui est le cinéma même - joue dans tous les
cas, qu' il s'agisse d'une histoire plus ou moins fictive, ou d'une
représentation voulant « reproduire » la réalité. Cette condi­
tion d 'illusion est ce que le journalisme (au sens large) peut
prétendre éviter. Mais il arrive de plus en plus souvent que
le journaliste se serve d'une caméra et que ses images soient
projetées. L information passe alors sous le joug du cinéma :
l ' illusion est irrémédiablement liée au fonctionnement de
la caméra (analyse du mouvement) et à celui du projecteur
(synthèse du mouvement).
I..:exemple majeur de la séquence du « passage par la table
de montage » dans L'Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929)
nous fait constater la pérennité du leurre à l ' instant même où
il semble être déconstruit. Le caméraman, debout dans une
auto, filme une calèche où sont trois femmes. (Par parenthèse,
le caméraman ou la caméra filmés sont les plus fréquentes des
mises en abyme au cinéma.) Arrive le moment où la caméra s'at­
tarde sur le cheval qui tire la calèche. Et là, d'un coup, l ' image
se fige. Tout s'arrête sur l 'écran, le spectateur est invité à passer
de l 'autre côté, dans la salle de montage, où la monteuse
découpe et colle les photogrammes. Soudain, quand ces
photogrammes - images fixes, donc, photos - sont réinsérés
dans la bande filmique, le mouvement revient, l'enfant sourit,
la femme au fichu bouge, etc. Vertov a voulu montrer au spec­
tateur soviétique que le cinéma n'était pas « une magie », qu' il
résultait d'une opération technique et créatrice à la fois : le
montage. Mais que se passe-t-il quand tout se fige sur l'écran ?
Le projecteur dans la cabine continue de tourner, le ruban
pelliculaire de s'enrouler sur la bobine, d'être projeté . . . On
saute de l'image en mouvement à l ' image arrêtée, du cinéma
à la photographie, mais pour autant le film ne s'arrête pas, lui,
et continue de tourner à la cadence de dix-huit images par
seconde. Ces différents états de l 'image valent pour image

254
paradoxale (Caroline Chick, 2011). La déconstruction du
leurre se fait au moyen du leurre et le renforce. Illusion de la
fin des illusions.
Qui désire n' être pas trompé ne va pas au cinéma. Il y a
des concerts, des expositions, il y a les rues, il y a les livres.
Dans la salle de cinéma, le spectateur se prête de bon gré aux
conditions du dispositif: renoncer à cinq de ses sens sur sept ;
renoncer à tout passage à l 'acte ; épouser le principe de déléga­
tion qui règle les représentations : le corps acteur pour le corps
spectateur, la parole et l 'action du personnage pour le mutisme
et l ' immobilité du spectateur. Ces conditions instituent la
dimension de réalité de la séance. Elles viennent en contra­
diction des leurres qui font du spectateur le sujet consentant
d 'une expérience subjective, le sujet du film.
Nous employons deux termes : « illusion » et « leurre ».
Som-ils interchangeables ? Au cinéma, sans doute. Illusion est
ce dans quoi le spectateur est plongé, qu' il le sache ou non, et
sans doute ce qu' il désirerait, qu' il le sache ou non. Leurre serait
ce qui de cette illusion est agencé pour tromper, ce qui en est le
moyen : l 'écran, le cadre, la surface, la projection, l'analyse et la
synthèse du mouvement. L'impression de réalité, par exemple,
est illusoire ; mais cette illusion résulte d 'un certain nombre
de facteurs qui, réellement, l 'activent et la font paraître pour
vraie. Elle ne vient pas d'une errance de la perception ou de
la conscience du sujet spectateur. Elle s'impose à chaque spec­
tateur, chacun en sa singularité. À la différence de ce qui se
passe sur les scènes théâtrales, où l' illusion aussi joue son rôle,
l ' impression de réalité, plus puissante au cinéma qu'au théâtre,
ne disparaît pas avec la fin de la représentation. Elle subsiste
dans la mémoire comme un fait ressenti, consenti, avéré. L' il­
lusion produite pendant la séance se prolonge dans la mémoire
du spectateur comme semblance souveraine. Le spectateur fait
partie du dispositif qui le leurre.

2 55
Image

Autre mot magique. Du plus loin que nous pu1ss1ons


connaître les débuts de l'humanisation, les images nous
attendent. Dessinées, coloriées - et vues. Il y a donc eu de
tout temps et en tous climats des images, craintes ou adorées,
supports de toutes sortes de croyances. Et avec les images, des
faiseurs d'images et des spectateurs pour les voir. L'image
installe avec son spectateur une relation qui la place au-delà
d'elle-même, qui en fait une projection, qui la met en corres­
pondance avec le non-visible. Le cinéma suit scrupuleusement
cette requête de transcendance et les images qu' il « trafique »
se donnent comme traces de vie ou de mort. C'est ainsi que
nous pouvons dire, par exemple, que les images des archives
visuelles ou audiovisuelles nous regardent autant que nous les
regardons. Ces images transcendent les limites de la vie de
ceux qui les ont faites comme de ceux qu'elles font voir. Elles
sont la vie des morts. Nous sommes donc en attention d'elles.
Dans S 2I de Rithy Pahn (2003), des milliers d'images, photos
de visages en noir et blanc, portent mémoire et signe de celles
et ceux que les Khmers rouges ont torturés et assassinés. Il est
certain que les yeux photographiés des morts regardent les yeux
vivants de ceux qui les regardent : ce chassé-croisé passe par le
regard du spectateur, en fin de boucle le premier concerné.
Quand les images ne sont plus fixes mais enregistrées et
reproduites pour restituer le mouvement même des corps et
du monde, elles ont affaire au temps. Un dessin, une photo
sont atemporels. Ils ne supposent pas de durée de regard. Une
seconde, une minute, au choix du spectateur et de la relation
qui se trame avec cette image. Un film est en revanche un
objet temporel. Les durées deviennent donc la forme première
de ces suites d'images qu'on appelle « plans ». Quand elles ne
sont plus fixes mais paraissent animées du mouvement de la
vie, les images cinématographiques font trace du passage du
temps, enregistrent ce passage, l' inscrivent comme suite de pas
vers la mort, la disparition, le vieillissement, la fatigue . . . Un
plan fixe par exemple d 'une durée d'une minute (1 440 photo­
grammes) répète autant de fois l 'apparence d 'une succession
vie/mort. Le dernier photogramme du plan est plus vieux
d'une minute que le premier. Tremblement du temps qui
passe dans les choses, dans les corps, dans les représentations.
Une pomme filmée est faite d'une suite de photogrammes,
fragments d'images qui se présentent comme identiques mais
ne peuvent pas l 'être : la lumière a changé, la couleur, l ' hu­
midité. Cette modification constante du monde par le temps
- que Cézanne a tenté de rendre par la forme et la couleur en
multipliant les pommes -, le cinéma est fait pour l'enregis­
trer et la restituer. Il y a donc changement à l ' intérieur d 'un
seul cadre immuable. Ce sourd frémissement dans un plan
dit « fixe » ouvre à une certaine ambiguïté. Si un plan change
en durant, c'est que les significations auxquelles il peut donner
prise sont elles-mêmes changées, vacillantes ou floues. Prise
dans le temps, l ' image cinématographique se trouve exposée
à un principe d'incertitude. Il faudrait « revenir en arrière »
pour vérifier le début quand on a vu la fin. Le montage d 'un
film répond en partie à cette demande de récurrence. Sans
nécessairement se répéter, les signifiants en jeu « se font signe »
d'un moment à l'autre du film. Une tapisserie qui se ferait et
se déferait dans le temps et que l 'on verrait ainsi sans cesse
recommencer, dans un présent qui absorbe en lui passé et
futur. La relation elle-même entre l ' écran mental du specta­
teur et l 'écran matériel de la salle conduit à une incertitude
quant à la « réalité » des perceptions visuelles en jeu : l ' image
d'une pomme la représente et donc l'absente. Sur l 'écran,
nulle pomme, mais des artefacts de pommes qu'on appelle
« images ». Dans un film, il n'y a pas « une » image, mais des

centaines, des milliers, des millions d'images. Qua nd bien


même ces images ne montreraient qu'une seule chose, elles
différeraient toutes d'un minuscule éclat de temps. La simili­
tude n'empêche pas la (petite) différence.

2 57
La lentille d 'un objectif photographique agit ou réagit
(en simplifiant beaucoup) comme l 'œil humain : une image
se forme sur notre rétine, autrement dit notre écran mental ;
image qui, une fois redressée, corrigée, renvoie à ce qui se
présente du monde visible sous notre regard. Cette ressem­
blance - qui n'est qu'un produit de la vision humaine : une
mouche en a un autre - suffit à nous convaincre de ce que
l 'œil, comme la camera obscura, comme la lentille photo­
graphique ou cinématographique, capte un reflet du visible
qui n 'est pas le tout, ni le fin mot de ce visible. Il faut remar­
quer que c'est le même organe, notre œil, notre nerf optique,
notre zone cérébrale affectée à la vision, qui voient à la fois la
chose et son « reflet ». Voir la chose ou l ' image est toujours
voir une image. Or, pour avoir fait quelques photos (ou plus)
dans sa vie, chacun de nous sait bien que l ' image produite
par la machine photographique n'est qu'un approchant de la
chose vue. Non un reflet mais un semblant. Entre ce que nous
voyons et ce que restitue l 'appareil, une marge se creuse. Notre
cerveau travaille chaque image, la filtre, la redresse, la recadre,
toutes opérations que les machines à vision ne font que très
imparfaitement - ou pas du tout. (Preuve en est le passage
désormais obligé par les logiciels de correction et de retouche
numériques.) C'est donc une facilité de croire qu'il y a identité
entre la vue perçue et l ' image mécanique. Un seul exemple :
nous avons deux yeux (Cyclopes et borgnes exceptés) et la
caméra n'a qu'un objectif: elle est monoculaire ; nous voyons
donc au naturel le spectacle du monde en trois dimensions :
largeur, hauteur, profondeur ; nous percevons les reliefs, les
creux et les bosses. L' image formée sur la pellicule comme
sur l'écran de visée reste désespérément une image à deux
dimensions. Hologrammes et stéréoscopes à part, tous les
supports sur quoi sont posées ou collées ou peintes ou proje­
tées des images, de quelque nature qu'elles soient, sont à deux
dimensions. Le film conserve ces deux dimensions quand il
est projeté sur un écran : tous les écrans sont plats et le seront
toujours, y compris ceux qui font de la 3 D. Trois dimensions
sur notre écran mental, deux sur l 'écran de la salle.
Comment l ' image se forme-t-elle en argentique ?
La précipitation qui a lieu lors de la fabrication de l ' émulsion
forme des cristaux d' halogénure d 'argent qui constituent le
matériau sensible. La gélatine assure une dispersion homogène,
mais non régulière, des cristaux, lesquels comportent des dislo­
cations que l 'on appelle impuretés. À l'exposition, des photons
frappent les cristaux. Se dégagent des électrons libres qui se
déplacent dans la structure du cristal jusqu'à ce qu' ils soient
piégés par les impuretés (responsables de champs électriques
locaux). L'électron piégé forme un atome de brome (anions
bromures) et attire par réaction électrique un ion d'argent
(cation d'argent), particules infinitésimales d'argent photoly­
tique. Un grain doit être frappé par 5 photons pour former
son premier atome. Plus il y a de photons, et donc de lumière,
plus il y a de cristaux - qui forment, dans un processus dit de
réduction, l' image latente. La révélation consiste à transformer
l'image latente en image visible par un échange d'électrons
qui amplifie considérablement le processus de transformation
du cristal en amas d'argent métallique (le grain). La granula­
tion qui en résulte donnant cette impression de discontinuité
et de mouvement de grain lors de la projection. (cf. Aléatoire)
Vouloir reproduire parfaitement ou mécaniquement le
réel est un objectif ancien, constant. Les essais de télévision
en 8 k ou 10 k réalisés par les Japonais sont révélateurs de ce
mouvement techniciste : les spectateurs de ces essais évoquent
l'impression d'être face à une image comme face à une fenêtre
(ô Bazin ! ô Alberti !). Améliorer sans cesse la performance
des machines signifie se situer dans la perspective objectiviste
et performative d'un fantasme de reproduction de la réalité
visible. Notre hypothèse est qu'au-delà du premier processus
de reconnaissance qui devrait plutôt rassurer le spectateur,
une inquiétude irradie lentement quant à ce qui pourrait encore
« se cacher » derrière cette suiface de ressemblance. La dimension

259
d'ambiguïté par quoi nous définissons l 'image cinématogra­
phique peut s'entendre aussi comme supposition d 'un arrière­
plan ou d'une profondeur. Cette troisième dimension que
nous voyons sans la voir n'est-elle pas ce qui nous cache une
« quatrième » dimension ? De la même man ière, ce qui est
exclu du cadre peut y revenir, le même ou un autre. La place
du spectateur serait à la fois celle de la confiance et celle du
soupçon. Qu'y a-t-il « derrière l ' image ? » : la question même
de Serge Daney (1983).
Les images argentiques, esthétiquement travaillées en fonc­
tion du « travail » même des grains d'argent, forment une
représentation du vivant à quoi seule une approche artistique
du monde visible et non visible peut prétendre. Marquées par
la matière et par ses défauts, elles portent paradoxalement
davantage la marque humaine et manifestent peut-être davan­
tage que l ' image numérique la part subjective de la représen­
tation. Jusque dans la maîtrise, l'aléatoire persiste comme
confrontation avec une réalité qui nous résiste. Les technolo­
gies de toute évidence ne sont pas neutres, en dépit des bonnes
paroles des marchands. (cf. Argentique/ numérique ; Matrice ;
Pellicule.)

Immédiateté

Le Cinématographe s'en est approché dès ses débuts. Il


était parfaitement possible, avec le même appareil, dans la
même boîte, de développer ce qu'on venait de tourner et de
le projeter le soir même. Dans le brevet, l' inventeur a nommé
ce principe « vision directe », qui met en relation la caméra et
le projecteur (avant le « cinéma direct » qui fera le lien entre
caméra et magnétophone au début des années soixante). La
« vision directe » anticipe le principe d ' immédiateté porté par
la vidéo. L'image fabriquée est immédiatement consommée.
Ce qui s'efface, c'est la conscience d'une fabrication temporel-

260
lement déterminée : toute image travaillée suppose patience et
inquiétude (Pierre-Damien Huygue, 2012). La fabrication des
images concertées est soumise à un principe d'incertitude et
appelle une autre temporalité que celle, mécanique, de l' ins­
tantané. La prise est entourée de gestes, de rituels, qui ne sont
pas l 'immédiateté.
C'est en 2013 qu'apparaissent les premiers téléphones­
caméras-projecteurs : on peut projeter instantanément ce que
l 'on vient de filmer. La réversibilité des « vues Lumière » se
fondait sur la brièveté des prises de vues (moins d'une minute).
Logiquement, la possibilité et la pensée même d'un montage
sont escamotées par la brève durée de la prise d'un seul tenant
- ébauche du plan-séquence. Il faudrait décrire pas à pas la
découverte et la mise en œuvre des procédures de montage,
qui font que la production de sens (c'est-à-dire la mise en
forme) passe par la relation entre des plans distincts et n'est
plus prise dans le jeu d'un seul plan. L'écriture cinématogra­
phique associe et oppose entre eux divers moments du film,
plus ou moins proches les uns des autres. Une profondeur
apparaît, la perception d'un puzzle, un étoilement des corps,
des lumières, des lieux, qui conduisent à un déploiement et
un désaxement de la place du spectateur. En quelques années,
tous les spectateurs comprennent sans que rien ne soit expli­
cité qu'au cinéma il s'agit d'associer et de dissocier, de réagir au
montage proposé, de pratiquer soi-même montage et démon­
tage mentaux en écho au montage projeté. (c( Argentique/
numérique.) Tout cela demande du temps.
Le retour contemporain de l 'immédiat semble renier ce lent
travail d 'émergence du montage comme méditation du film
sur lui-même. Expédition, expédié, expéditif: l'accélération
du passage à l 'acte est aussi accélération du passage à l'autre.
Ambiguïté. À la fois se débarrasser de cet objet brûlant dont
on ne sait que faire et se presser de le passer à ces « autres »
dont on ne sait que faire. Comment compter les durées esca­
motées ? Et le temps manque-t-il jamais ? Disons simplement
que l 'immédiat court-circuite les temporalités ordinaires
du sujet du regard et de l 'écoute : voir et entendre, sentir et
comprendre, tenir et retenir . . . Le spectateur n'est pas seule­
ment une surface de percussion. Il s'agit de passer à l ' intérieur,
et là, à l' intérieur, le temps passe sans passer.

Impression de réalité

C'est un trait spécifique des images cinématographiques :


l ' impression de réalité n'est pas liée à la seule « ressemblance »
entre la chose et l ' image, pas non plus à la profondeur de
champ qui mime les trois dimensions de notre vision binocu­
laire ; elle est assurée par le mouvement des images et l' impres­
sion de « vie » qui s'en dégage. I..: impression de réalité est l 'une
des composantes du leurre cinématographique. Nous recon­
naissons le mouvement joué par les suites d'images comme le
mouvement même du monde vivant. Cela suffit pour conférer
au cinéma une puissance, une capacité de métamorphoses,
une versatilité, une réversibilité temporelles que la photogra­
phie ne peut produire (elle produit autre chose : ce qui fixe
le regard). Or, ce mouvement des images est un produit (un
artefact). Rien ne bouge dans un photogramme. Tout se passe
entre les photogrammes, dans une réserve non visible, un
« pas », une interimage, qui articule les images inertes et leur
donne le pouvoir de paraître bouger d'elles-mêmes, autrement
dit de tromper le regard.
Ce mouvement réclame du temps pour se réaliser, des
durées pour s'inscrire. Le film est un objet temporel non seule­
ment parce qu' il se déroule dans le temps, d'un début vers une
fin, mais aussi parce que chacun de ses instants se déploie dans
une durée. En ce sens, le mouvement des images cinématogra­
phiques est l'accomplissement d'une promesse toujours renou­
velée. Un photogramme après l 'autre. Chaque image porte la
promesse de la suivante et accomplit elle-même la promesse
de la précédente. L' impression de réalité coïncide en tant que
mouvement de mouvements avec les mouvements et les gestes
du corps spectateur. Ça respire, ça « vit », sur l 'écran comme
devant lui. Que le mouvement s' interrompe et la promesse est
suspendue, la « vie » retirée, l ' impression de réalité redevenue,
comme dans les contes de fée, « rien qu'une image ».
Tant que ça bouge, règne le leurre. Par conséquent, ce leurre
nous est insaisissable. L'allégorie de la Caverne {Platon) peut
ici reprendre du service. Pendant la séance, dans la salle, il n'y
a pas d'autre « réalité » visible que celle qui défile sur l 'écran.
Elle est souvent si parfaitement ajustée que l 'autre « réalité »,
hors de la salle, nous déçoit. Comment, dès lors, ne pas
succomber à une impression d 'irréalité : un désir de cinéma ?

Improvisation

Il faut se rendre à lévidence : l ' improvisation au cinéma


requiert un certain apprêt. Disons : se tenir prêt. Que l'équipe
soit là. Que la caméra tourne ou puisse tourner d 'un coup
d'œil. Que les cinéastes se défassent d'une part de leur « plan
de travail ». La sicuation cinématographique, en somme, doit
être déjà installée, ou proche de l 'être, pour pouvoir accueillir
ou, mieux encore, inciter celles et ceux qui sont filmés, comé­
diens ou non, à se laisser aller au plaisir de jouer dans un oubli
des balises, au plaisir aussi d'ouvrir à celles et ceux qui filment
l 'aventure qui peut les étonner. Le désir d'improviser brûle
sans fin au foyer des tournages . Mais qu'est-ce qu' improviser ?
Tout simplement peut-être ne pas savoir vraiment ce qu'on est
en train de faire. Le faire quand même, sait-on jamais ? Filmer
selon une pente, autour d'un centre de gravité, en se laissant
porter par la force des autres, ou leur fatigue, filmer pour que
les êtres ou les choses filmés nous fixent avec insistance. L' im­
provisateur est improvisé.
Informations

Les films, fictions et documentaires, ne peuvent faire autre­


ment que de jongler avec les informations dont le spectateur
a ou aura besoin pour aussi bien être averti que trompé. Le
fait est que le déroulement temporel toujours linéaire du ruban
filmique contraint à une série de choix de priorité : par quelle
« information » commencer, poursuivre, etc. Cette question

ne se pose pas pour le journalisme : on sait déjà ce qui est


important et ce qui l 'est moins. Côté cinéma, il peut être de
bonne stratégie narrative de ne pas « donner » au spectateur
les informations les plus décisives, soit pour le frustrer, ou
l 'égarer ; soit pour lui permettre de compléter mentalement le
puzzle. Tout est information dans un film, la couleur du ciel,
l ' imperméable du héros, le décor urbain qu' il traverse, mais
ces « informations » le sont sans ordre ni priorité : les nuages
ici, le vent là. Le jeu du cinéma est justement de jouer avec le
spectateur et les informations qu' il peut désirer ou découvrir.
C'est en ce sens que le cinéma dit « documentaire » est tenté
de jouer, lui aussi, avec les informations qui sont pourtant son
point de départ, sa justification, sa responsabilité. Entendons­
nous donc sur le sens de « jouer » : il s'agit bien de faire bouger
les évidences, les a priori, les attendus . . . pour les voir dans une
autre perspective, les replacer dans une histoire, les tirer hors
du familier, vers l'estrangement (Carlo Ginzburg) qui permet
de repenser le lot commun au journalisme et au cinéma docu­
mentaire. Jouer, ici, c'est faire jouer dans la lumière de la durée.
(cf. Idéologie /journalisme.)

Inscription vraie

S'emploie plus justement quand il s'agit de filmer des


hommes ou des femmes, bref: des corps vivants. En un même
lieu, un même temps, présence d'un (ou de plusieurs) corps
filmé(s) et d'une machine filmante, la caméra, accompagnée
d'un enregistreur de sons. Cette coprésence (qui renvoie aux
trois « unités » du théâtre classique) atteste à dire vrai de l 'ins­
tant même de la prise de vues, unique, non répétable. Ce qui
s'inscrit n'est rien que la vérité de l 'instant enregistré. « Vérité
d 'un instant » veut dire que le temps passe et change la rela­
tion d'instant en instant. Ce qui est filmé, ce qui est enregistré
est une « coupe » singulière dans le tissu du temps. Entre le
corps filmé et la machine filmante, une relation s'est nouée,
inédite, neuve, aussitôt périmée. Cette relation articule deux
ensembles complexes. Du côté du corps filmé, on trouve,
comme dans tout corps, un mixte indécidable de conscience
et d'inconscient, de volontaire et d'involontaire, etc. Du
côté de la machine, les choses ne sont pas plus simples. Le
caméraman maîtrise les codes de la caméra, sans doute. Mais
l'histoire même de la machine ? Sa généalogie ? Le réglage
historique des paramètres optiques ? Toute machine, caméra
comprise, est un mixte de savoirs et d' ignorances, de pensé
et d ' impensé (cette lourde histoire). La relation qui se noue
dès lors entre machine filmante et corps filmé dans une durée
et un lieu déterminés (l 'inscription vraie) est ainsi connexion
entre calcul et conscience d'un côté, impensé et non-conscient
de l 'autre. La part du corps qui n'obéit ni à la conscience ni à la
volonté est branchée, aussi, sur la part de la machine qui n'est
plus à même d'être pensée par le caméraman, elle dont l ' his­
toire a été perdue. L'inscription vraie met en rapport, de part
et d'autre, machine et corps, à la fois du volontaire (du pensé)
et de l ' involontaire (du non-pensé). Cet excédent ou ce supplé­
ment font parfois la beauté même d'une scène, d'une prise de
vues. Quelque chose se passe qui a échappé à tout contrôle.
Parlons de jouissance cinématographique. Comme si le rapport
filmé corps-machine dépassait toute signification préétablie.
Ce qui se noue en un instant entre corps filmé et machine
filmante se joue sur les deux tableaux. Calcul ou savoir ou
volonté du côté du corps peuvent s'ajuster à ce qui du côté de
la machine est aussi savoir, pensée, conscience. De la même
façon, ce qui est inconscient d 'un côté (le corps) peut se trouver
articulé à ce qui est impensé de l 'autre (la machine). L' inscrip­
tion vraie est ainsi indéchiffrable et telle est sa part de vérité.

In sert

Un détail de ce qui joue dans la scène, détail prélevé et


réinséré dans la même scène, comme un effet de loupe. Une
main, un couteau, une tasse de café. Ce très gros plan a
plusieurs effets. D'une part (le cadre est un cache) , l ' insert
masque provisoirement son contexte visible, il s'en abstrait,
s'en isole et fonctionne du coup comme signe à lui seul même
s' il fait écho au procès signifiant en cours. Cette mise en avant
a un autre effet : elle suspend un instant le flux photogramma­
tique et semble s'en affranchir. L' insert agit à la manière d 'un
arrêt sur image. Une insistance qui paradoxalement coupe le
mouvement narratif. Ces deux effets conjugués confèrent à
tout insert un caractère relativement détonant, pour ne pas
dire : monstrueux. À lui seul, le changement brutal d 'échelle,
d 'un plan général à un très gros plan, fait choc. Isoler le détail
de l'ensemble conduit à défamiliariser la partie en question.
On songe à l 'une ou l'autre des trois photos d'un gros orteil,
par J. A. Boiffard, en accompagnement du texte de Georges
Bataille, Le Gros Orteil (1929) . Nous sortons du réalisme,
nous rompons avec tout naturalisme. L' insert est la marque
même d'une inquiétante étrangeté qui vient à la fois affirmer
et déranger le récit. L'exemple en serait le sort fait par Luis
Buiiuel à quelques très gros plans d' insectes : inserts à la fois
et « détails », plus inquiétants, selon S. M. Eisenstein, qu'un
troupeau de mille éléphants . C'est qu' il s'agit d'un (très)
brutal changement d'échelle, qui nous tire pour un instant
hors de la « mesure » que nous ne cessons de projeter sur l 'es­
pace visible.

266
Instantanéité

Linstantané commence par être photographique. Les frères


Lumière avaient mis au point des plaques « étiquettes bleues »
assez sensibles pour révéler des prises de vues exposées au 1/60°
et le Fusil de Marey était capable, en 1882, de saisir le vol de
l 'oiseau au 1/720° avec son obturateur électrique. Le cinéma est
donc porté, dès sa naissance, par cette idée d'une prise de vues
sur le vif qui saisit l'instant. Le temps s'accélère donc en 1895.
Les images vont plus vite que les choses. Cette accélération des
images ne cessera plus, jusqu'à nos jours : d'une part, les enregis­
trements vidéo analogiques puis numériques annulent tout délai
entre enregistrement et vision. La caméra semble alors n'être
plus qu'un œil et la fonction d'enregistrement ne peut qu'être
« oubliée ». Cette accélération porte aussi sur le régime d'associa­
tion des images entre elles : montages de plus en plus saccadés,
durées toujours raccourcies des plans. En effet, ce sont plutôt les
films courts qui trouvent place sur la Toile. La durée d'un long
métrage est un obstacle à la rotation accélérée des objets audio­
visuels. Rester une heure et demie ou deux heures face à un
écran est devenu une performance, une fatigue, une addiction.
Les machines numériques, heureusement (!), autorisent l'accé­
lération des œuvres jugées trop lentes, et il n'est pas jusqu'aux
comités de sélection des festivals qui n'y fassent recours. Or, les
durées cinématographiques sont aussi des durées diégétiques.
Accélérer revient à caricaturer les formes et à vider les histoires
de leur substance. La vie moderne tend à ressembler aux Temps
modernes (Charlie Chaplin, 1936), ou encore à Hellzapoppin
(H. C. Potter, 1941), film prophétique. Et la séance de cinéma à
celle filmée par Buster Keaton en 1924 dans Sherlock ]r.
Le numérique nous fait gagner en immédiateté : nous
pouvons voir immédiatement l ' image ; mais il nous fait perdre
en instantanéité : l ' image est temporellement construite point
par point, plutôt que captée. (cf. Caméra ; Capteurs ; Immédia­
teté ; Instantanéité.)
Iris

Le cercle plus ou moins ouvert au centre de ces lamelles


articulées laisse passer plus ou moins de lumière dans l 'ob­
jectif. Ce mécanisme commun à l 'apparei l photographique et
à la caméra, devient très vite l 'opérateur de ce qu'on a désigné
comme « fondu à l ' iris », où la scène filmée se clôt par l ' image
d 'un cercle de lumière rétrécissant jusqu'au noir ; au contraire,
souvent, un plan commençant est ouvert par une « ouverture à
l ' iris » passant du noir à la lumière. Ces fondus se distinguent
d'autres formes de fondus dans la mesure où ils maintiennent,
à l 'arrivée ou au départ, l'image support du fondu enserrée
dans ce cercle qu'on peut dire sans abus porteur d'une certaine
magie. Lhistoire « circulaire » de la représentation analogique
persiste dans l ' iris. Les lanternes magiques pour la plupart
traçaient ce cercle sur les murs des demeures de l'enfance. La
camera obscura elle-même avait le cercle pour définition. Il est
évidemment possible de remonter plus haut dans la symbo­
lique du cercle. Georges Poulet l 'a fait pour la poésie et la litté­
rature (Les Métamorphoses du cercle, 1961) ; Franz Rosenzweig,
pour la mystique (L 'Étoile de la Rédemption, 1982), Gaston
Bachelard pour la symbolique et la philosophie (La Poétique
de l 'espace, 1961) et Peter Sloterdijk pour la philosophie et l' his­
toire de l'art (Sphères, 1998).
Et souvent, l 'usage de la fermeture à l ' iris produit un
encerclement de la figure fil mée, une concentration ou une
centration qui souligne fortement que là, avec elle ou avec lui,
quelque chose va se produire de grave. C'est donc une figure de
style au rôle dramatique. Dans L'Enfant aveugle I (1964), Johan
Van der Keuken cerne chaque visage d'enfant aveugle d'un
cercle à l ' iris crevant un trou dans le noir de l' écran. Figu­
ration tout autant de la nuit qui entoure ces enfants que de
l 'aveuglement partiel du spectateur.

268
Jump eut

Ça saute. On fabrique au tournage un plan d'une certaine


durée. Une minute, plus, voire un plan-séquence. Au
montage, on désire supprimer une partie de ce plan, disons,
par exemple, la partie centrale. Alors, on coupe à l ' i ntérieur
de la continuité image-son et l'on colle l'un à l 'autre les deux
bouts ainsi fabriqués, sans se soucier de les faire raccorder.
En assumant, donc, une saute dans l ' image et dans le son .
Le jump eut, ce « raccord » sauvage, est à la fois l 'aveu de la
misère du montage et de la prétention de l 'auteur à régler la
continuité des êtres et des choses filmées, à sa mesure et à
son goût, quoi qu' il en soit. Or, monter, c'est être à l 'écoute
non de son désir d 'auteur, mais de ce qui apparaît comme
désir du film lui-même. L'auteur est dans sa création, et non
pas l ' inverse. Pour une excellente raison : c'est que le film
(l 'œuvre) n'existe pas sans un spectateur (au moins) . Que
veut-il, ce film que je fais naître ? Quelles sont ses lois qui
ne sont pas nécessairement les miennes ? Le jump eut est très
souvent un abus d'autorité. Le film est livré au bon vouloir
du réalisateur, cette sorte de demi-dieu, puissance que lui
accorde la renommée, mais dont on peut (encore un peu)
douter. Les exceptions, il y en a de toute évidence, sont les
cas où le geste du cinéaste-monteur implique à la fois une
action violente sur la continuité de la scène filmée, défaite, et
à la fois, traversant tout le film, une pensée du monde comme
lui aussi défait (nous avions pris l 'exemple de la séquence de
remontée des Champs- É lysées dans À bout de souffle, Jean­
Luc Godard, voir p. 210 et 2u ) . Le jump eut participe alors
d'une esthétique d'ensemble et n'apparaît pas comme une
maladroite façon de réparer la casse d'un plan ou d'une
séquence mal conçus.
Or, le monde qui nous est fait à travers la mal nommée
mondialisation est un monde déchiqueté, sans feu ni lieu, sans
foi ni loi. Des fragments de sociétés flottent et se heu rtent
comme dans un naufrage général. Pas un, mais mille radeaux
de la Méduse. Dès son invention, le cinéma, lui-même haute­
ment fragmentaire, a résolu cette fragmentation native par
la synthèse du mouvement dans la projection, grâce à quoi
les discontinuités entre les images (les photogrammes) sont
masquées et une impression de continuité assurée. Lappari­
tion des opérations de montage se caractérise par une suite de
coupes dont la violence par rapport à cette impression de conti­
nuité est certaine (voir, là encore, l ' épisode de l 'entrée dans
l 'écran de Buster Keaton dans Sherlock fr., où un montage
aux raccords intempestifs le fait passer des neiges au désert,
du haut d'une falaise au fond d'un trou, etc.). Or, les cinéastes
et les monteurs se sont évertués, dans les soixante premières
années du cinéma, à atténuer autant que possible ces disconti­
nuités par ce qu'on a fort justement nommé des raccords : « le
monde n'est qu' interruption » (Marc Bloch). Le jump eut vient
démentir cet art de la douceur ou de la caresse, selon lequel la
désarticulation du monde et l'éclatement du sujet étaient non
pas niés, mais pour un temps suspendus, le temps de la séance
de cinéma. Le souci des cinéastes de se faire reconnaître abso­
lument comme auteurs, d'affirmer leur subjectivité au détri­
ment de toutes les autres, de marquer leurs films comme les
peintres ou les sculpteurs font de leur signature, a répandu ce
« eut » qui ne raccorde pas, qui se donne, tout au contraire,

comme non raccordant. À moins que, cette fois encore, la hâte


ou la paresse n'aient commandé au montage de se moquer du
désir naïf du spectateur de croire au monde filmé plus qu'il
ne peut croire au monde réel, dont la dislocation ne peut
que l'effrayer. La multiplication des jumps cuts dans Reprise
(Hervé Le Roux, 1996) détruit toute possibilité d ' interpréter
ces ruptures comme effets de mise à distance. Pour « mettre
à distance », il faut avoir été d'abord dans une juste distance.
Le jump eut apparaît comme le tenant-lieu facile d'emploi
d'une mise en scène absente. Voir la séquence cruciale dans
Bowling for Columbine où le héros moderne, Michaël Moore,
270
rencontre, chez lui, le héros destitué (Charlton Heston). Les
jumps cuts soulignent les « choix » du cinéaste, qui sont autant
de censures.

Leurre

Le terme, on le sait, est courant dans le vocabulaire des


pêcheurs. Les poissons, pense-t-on d'expérience, prennent
le faux pour le vrai. Le leurre les trompe à coup sûr. Selon
cette logique, le leurre acquiert un caractère automatique : son
déclenchement ne dépend d'aucun « choix ». Il y a capture,
comme d'une abeille par une fleur (Giorgio Agamben, 2002) .
Ce n'est pas tout à fait le cas au cinéma : pour que le leurre
entre en service, il faut aller dans un cinéma et s'y installer.
Alors, cette femme ou cet homme de tous les jours devient
spectatrice ou spectateur de cinéma et tombe sous le coup du
leurre. On en sort comme on y est entré : en quittant la salle.
Le leurre tend donc à ne pas se distinguer de la réalité supposée,
connue ou désirée par le sujet. Il tend vers l 'irrepérable, il est
l ' irrepérable même. On ne sort pas du leu rre en continuant
d'assister à la projection du film, même quand le film se veut
une déconstruction du leurre. Nous avons cité l 'exemple de la
séquence du montage dans L'Homme à la caméra (p. 254) , nous
pourrions citer celui des films de Guy Debord, à commencer
par La Société du Spectacle (1973). Le Spectacle est dénoncé
dans ce film, le leurre est désigné comme tel - mais au moment
même où le voile est levé, la projection continue, donc le leurre.
Au bout du compte, le cinéma ne peut que se filmer lui-même,
dans une boucle sans fin, et feindre, ainsi, de se dénoncer en
se confortant.
Redisons-le : les images cinématographiques sont en deux
dimensions (largeur/hauteur), comme le sont tous les écrans ;
et toutes les images cinématographiques sont des images arrê­
tées, des images fixes, des photos si l'on préfère, que nous
appelons photogrammes ou vidéogrammes. Comprenons que
le fondement même du cinéma est ce double leurre. D'entrée
de jeu, dès la lumière de la salle éteinte, dès l'écran éclairé,
le spectateur bascule dans un monde d'illusions parfaites, ou
l'arrêt devient mouvement et le deux devient trois. Rien à faire
contre cela. Le plus rationaliste d'entre nous ne pourra qu'ac­
cepter d' être trompé. Le spectateur, lui, désire cette tromperie
et se plaît aux leurres dont le cinéma ne peut faire autrement
que l'abreuver.
La réalité monoculaire de la très grande majorité des
images que nous filmons suffit à établir la non-conformité
de l ' image avec la chose filmée. C'est justement pourquoi le
principe d'analogie demeure, pourquoi son empire est entier.
Nous sommes convenus de la réalité d'une ressemblance entre
le modèle et son image. C'est une vieille histoire - la pein­
ture, la sculpture, le dessin sont passés par là. Nous voyons
la similitude à travers la dissemblance, nous voyons moins
l ' écart que la proxim ité. Cet aveuglement relatif, ou ce déni
de ce qui sépare l ' image du modèle, procède, sans doute, de
notre désir inconscient de re-connaître ce que nous croyons
déjà connaître. Nous désirerions à la fois la vision artificielle
et la vision naturelle comme en conformité - en dépit de tous
les écarts. La puissance analogique accordée à l ' image cinéma­
tographique est en fait le support (le tremplin) de la croyance
du spectateur.
Nous avons tous été, nous sommes ce spectateur aveuglé.
Faut-il désirer ne plus l'être ? Faut-il rompre le charme qui nous
enferme dans le leurre ? La pression de la ressemblance est au
cinéma un fait historique. Sans la photographie et la puissance
d'analogie qu'elle mani feste, le cinéma serait, comme chez
É mile Cohl, comme avant lui chez è harles- É mile Reynaud,
un jouet facile à mettre à distance. La machine, chambre
photographique, caméra, intervient comme une puissance qui
dépasse l 'œil et la main, qui excède l 'esprit, qui objectivise le
monde. Telle est l ' idéologie qui berce la naissance de la photo-
graphie et celle du cinéma. Or, cette « objectivité » est précisé­
ment celle d'une altération de la visée subjective. La machine
introduit des paramètres mécan iques qui ne sont pas reçus
comme faussant la vision humaine, mais au contraire comme
la confortant. Le malentendu (si l 'on ose dire) est complet.
Une tension va s'exercer entre le désir de conformisme natura­
liste de l'appropriation visuelle du monde par l 'être humain, et
ce que la machine ne peut éviter d'en faire : autre chose, autre­
ment, un déplacement, un décalage destinés à être forclos par
le désir de répétition du spectateur.

Lumières, ombres

Articulation du visible et du non-visible, le cmema


travaille l ' interdépendance des lumières et des ombres. Trop
de lumière, trop d'ombre aveugle ou empêche de voir. En
photographie argentique, il y a un « négatif » qui change les
lumières en ombres et un « positif » qui change les ombres
en lumières. Réciprocité ou réversibilité : clair et obscur ne
vont pas l 'un sans l 'autre. Le rôle de l 'ombre, pourtant, nous
semble prévalent, dans la mesure où la projection elle-même
des images - lumineuses et ombrées - sur un écran, requiert
que l 'ombre soit faite dans la salle et la nuit autour de l 'écran.
Lart de la lumière au cinéma est l 'art de disposer des lampes
de puissances diverses afin d' étager les taches de lumière et
d'ombre et de fabriquer une illusion de profondeur - celle du
décor, en studio ou pas - sur un écran qui n'aura jamais, lui,
que deux dimensions.
C'est à leur capacité à « encaisser » les plus hautes et les plus
basses lumières que l 'on peut comparer les caméras numériques
et la pellicule argentique. Avec la vidéo numérique, il n'y a plus
du tout d ' informations dans les plus basses et les plus hautes
lumières, à cause de la compression des images . Lextérieur
filmé depuis l ' intérieur à travers les fenêtres devient « cramé ».

273
La performance des caméras de cinéma numérique augmente
jusqu' à « encaisser » une différence de 14 diaphragmes ou plus
entre la plus basse et la plus haute lumière : le directeur de la
photographie n'aura plus besoin de mesurer la lumière. Tout
serait exposé, tout serait net.
La chimie de la photographie, puis celle du cinéma, font
du passage par l 'ombre la condition même d 'apparition de la
lumière. La plaque photographique initiale est d'argent poli,
recouverte de bitume de Judée, de couleur noire. La passe entre
négatif et positif actualise, dans l ' image argentique, la solida­
rité des ombres et des lumières, réversibles, inversibles. Quand
on passe du registre de l ' impression chimique ou électronique
sur ruban sensible à celui de l ' image imprimée, les noces de
la lumière et de l 'ombre se confirment. I.:une ne va pas sans
l 'autre. Sans ombre, la lumière blanche aveugle. Sans lumière,
l 'ombre masque tout. Guy Debord et Marguerite Duras ont
cédé à la tentation symétrique de l 'écran blanc et de l'écran
noir, excursions hors du cinéma, qui reste, même en couleurs,
un art du gris. C'est d'abord au temps du noir et blanc que ces
noces ont donné de sublimes beautés. Les films de Murnau
- restaurés - le manifestent toujours. I.: émulsion noir et blanc
dite orthochromatique favorise le contraste entre blancs et
noirs. Cette accentuation contribue à un effet d'artificialité,
de durcissement. Ces images nous paraissent aujourd'hui peu
« réalistes » . Leur manquent les nuances.

À Hollywood, pour le noir et blanc, citons Nicholas


Musuraca (Cat People, Out of the Past - tous deux de Jacques
Tourneur, 1942 et 1947), et James Wong Howe (Objective
Burma !, Raoul Walsh, 1945). En noir et blanc, en France, Henri
Alekan (La Belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946) ; et Marcel
Fradétal (Le Sang des bêtes, judex, tous deux de Georges Franju,
1949 et 1963), Ghislain Cloquet (Au hasard Balthazar, 1966,
Robert Bresson), Raoul Coutard (Alphaville, 1965, Jean-Luc
Godard).

274
Machines

La caméra, machine, est l 'une des innombrables


« machines de machines », au sens où, suivant la pensée de
Gilles Deleuze, elle se branche sur d'autres machines, en
produit, entre avec elles en résonance, etc. Le magnétophone,
le projecteur, la table de montage, les gestes mêmes de l'opé­
rateur, du monteur, du projectionniste . . . Puis tout ce qui
dans ce monde a emprunté au cinéma, a été façonné par lui . . .
Cette destination machinique de la caméra trouve l'une de
ses confirmations dans le fait que dès les premiers films, ce
sont des machines qui sont filmées (Entrée d'un train en gare
de La Ciotat, Louis Lumière, 1895) . Le train, autre machine,
donc, noue une histoire d'amour avec la caméra. Les rails se
retrouvent sous les chariots des travellings. Les fenêtres voient
défiler les paysages, première approche des « vues » cinémato­
graphiques (Jean-Louis Leutrat, 1993). Et le train lui-même :
chariot de travelling, outil de propagande et personnage de
films. Entre autres : The Great Train Robbery, Edwin S . Porter,
(1903), le cinétrain Révolution d 'Octobre de Dziga Vertov (1917-
1921) et ceux (1932-1935) d'A lexandre Medvedkine, The Iron
Horse (Le Cheval de fer, John Ford, 1924), The General (Le
Mécano de la Générale, Buster Keaton, 1926), ShanghaïExpress
(Josef von Sternberg, 1932), The Lady Vanishes (Une femme
disparaît, Alfred Hitchcock, 1938,), La Bête humaine (Jean
Renoir, 1938) . . . jusqu' à Shoah (Claude Lanzmann, 1985).
La toute banale croyance humaine en l'« objectivité » des
machines nourrit l' illusion que toute exigence morale serait
déléguée par l' homme à l ' instrument. Transfert de respon­
sabilités. Les instruments, selon Günther Anders, seraient
les « adultes », et l' homme devrait laisser derrière soi son
enfance, c'est-à-dire son humanité. Nous savons combien le
cinéma est lié à l'enfance. Nous avons rêvé et nous ne le savons
plus. Désiré, et c'est oublié. Une perception efface la précé­
dente : l'enfance est le temps de l'oubli. Une telle altern a nce

275
d'effacement et d ' inscription, nous la retrouvons au cinéma
sans la reconnaître comme une loi de l'enfance.

Magasin

Une caméra mécanique est composée d'un corps de caméra,


d'un objectif et d 'un magasin. Le magasin qui contient la
pellicule est remplacé, en numérique, par un disque dur ou
une carte mémoire sur lesquels les informations sont engram­
mées. La taille physique du magasin définit la longueur de
la pellicule (30, 60 ou 120 mètres, voire 300 mètres) et donc
l'autonomie de tournage. La carte est également limitée par
sa capacité de mémoire, de quelques minutes à quelques
heures d'enregistrement ; et nous pouvons multiplier les cartes
mémoires comme les bobines de pellicule.
Un magasin de caméra argentique est une boîte hermé­
tique qui protège la pellicule de la lumière. Le magasin n'est
pas associé à l ' idée de mémoire comme la carte ou le disque
dur : c'est plutôt un réservoir de vues vierges et le réceptacle de
vues « prises » . C'est un contenant, un corps que l 'on charge,
vide, et recharge.
Avec la caméra É clair 16, le magasin vient s'appuyer sur
l' épaule : il ne dépasse pas dans le dos du cinéaste. Avec la
caméra suivante, l 'Aaton LTR, la caméra recule sur l'épaule,
le magasin et ses formes ergonomiques permettent d' équili­
brer la caméra (le célèbre « chat sur l ' épaule ») . Ainsi la caméra
dévoile un peu plus le visage du cinéaste mais dépasse dans
son dos. Dans la tradition des caméras françaises comme
l ' É clair ou l 'A aton, le magasin ne dépasse pas non plus la
tête de l'opérateur qui peut rentrer dans une voiture tout en
filmant. Les caméras américaines et leurs magasins « en oreille
de Mickey » ne le permettent pas : la caméra ne peut pas entrer
dans une voiture ; il faut tourner en décapotable ou bien via
une transparence.
Il y a quelque rapport entre le magasin de la caméra et le
corps du filmeur. La machine est un « corps » avant d'être un
œil ou un stylo. Un autre corps, un poids, comme la caméra
et la pellicule, il y a une odeur, ça fait du bruit. Il y a un
corps à corps entre machine et filmeur, il y a de la fatigue.
À l 'opposé, la mémoire numérique nous semble faire partie
de ce « soi » que nous pensons être : le passage au numérique
favorise une construction imaginaire selon laquelle la frontière
entre homme et machine serait moins marquée. « Mémoire »
est déjà plus du côté de l ' homme, la boîte à escamoter (les
plaques de verre), la bobine ou le magasin (à pellicule) plus du
côté de la magie.

Maîtrise, non-maîtrise

Le contrôle et le désir de contrôle sont partout aujourd'hui.


Pour nombre d' instances, politiques et/ou marchandes, il
s'agit bien de calculer tout le vivant. On ne l 'a peut-être pas
assez pensé, mais le calcul de telle ou telle parcelle du monde,
de telle ou telle activité des hommes, des plantes, des animaux,
etc., ne se réduit pas à, mais pousse à une prise de pouvoir
sur le domaine visé. Qui exerce ce pouvoir, pour quoi est-il
exercé : autant de questions aux réponses innombrables et
d'ailleurs rarement cohérentes. Mais chacun, tour à tour, plus
ou moins, se prête à ces exercices de pouvoir, se glisse dans la
peau d'un contrôleur. Il y a une pulsion de contrôle elle-même
peu contrôlable. Sans sortir du terrain qui est le nôtre, celui
d'une pratique du cinéma, depuis une place de spectateur et/
ou d'acteur et/ou de réalisateur, il ne fait guère de doute que
les logiques du contrôle trouvent à s'appliquer.
Le cinéma se fait collectivement, ce collectif étant rela­
tivement extensible, commençant à deux (Johan Van der
Keuken et Noshka Van der Lely ; Raymond Depardon et
Claudine Nougaret. . . ) et allant jusqu'à quelques centai nes.

2 77
Sauf exceptions ( Vent d 'Est, Groupe Dziga Vertov / Jean-Luc
Godard, 1970), le travail collectif est réglé d'en haut, par un
réalisateur « tout puissant » (qui se croit tel). Le contrôle à
tous les étages est donc la règle de fer d'une équipe de tour­
nage. Et la maîtrise est l'unique moyen de ce contrôle. C'est
ce qu'on apprend dans les écoles de cinéma. Or, les cinéastes
véritablement novateurs, Godard compris, mais aussi Jacques
Rozier ou André S. Labarthe, Roberto Rossellini, Jean Rouch
et tant d'autres, sont des maîtres qui savent ne pas l'être et
n'ont d 'ailleurs nul besoin de l 'être. La maîtrise ne se conçoit
que comme maîtrise des maîtrises, c'est-à-dire errance et folie,
vertige et abandon. Il y a un principe de dérapage non tout
à fait contrôlé, de dérive non tout à fait maîtrisée qui fait la
puissance de certains films : nous pensons au Close-up d 'Abbas
Kiarostami (1990), au Vent nous emportera, du même (1999) ,
a u Film/socialisme d e J.-L. Godard (2010), mais aussi à La
Règle du jeu de Jean Renoir (1939), à L'Homme à la caméra de
Oziga Vertov (1929), à Berlin ro/90 de Robert Kramer (1990),
à Anatahan de Joseph von Sternberg (1953), à Seven Women
(Frontière chinoise de John Ford, 1966), à Scènes de chasse au
sanglier de Claudio Pazienza (2007). Films qui n'ont rien à
voir, sauf l 'essentiel : une liberté de ton et de formes telle que
peut la fonder seule une éclipse, seul un effondrement de ce
que l 'on désigne comme surmoi. Le cinéaste jette son bagage
par la fenêtre. Il est parti ailleurs.
La question du hasard hante le cinéma. Art de la conception
puis de la préparation minutieuse, art du partage des infor­
mations avec l' équipe, art du calcul prévisionnel, en argent,
en temps, en collaborateurs, comment le cinéma pourrait-il
s'ouvrir au hasard ? Et le faut-il ? C'est précisément le carcan
des plans de travail trop bien ficelés, des horaires imposés, des
contraintes économiques qu' il convient à la fois de retourner
en faveur du fil m et de déjouer par quelque ruse. La réponse
est dans les procédures mises en place, qui peuvent, à la façon
des travaux de l 'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) ,
choisir ou interdire une forme donnée (par exemple les travel­
lings ou les panoramiques, etc.), établir une obligation (ex :
le huis-dos) , déterminer des règles (à la façon des adeptes de
Dogma). Mais c'est surtout dans le fonctionnement même de
la machine caméra qu'a chance de se produire quelque enre­
gistrement qui dépasse la volonté des auteurs.

Matrice

En argentique, les cristaux d'halogénure d'argent qui, une


fois exposés, vont former l ' image latente, sont en suspension
dans la gélatine (une chaîne de polypeptides d'acides animés,
élément naturel obtenu à partir de gélatines animales). La géla­
tine fixe la répartition homogène mais non régulière des cris­
taux d'argent. De fait, elle marque l ' image, c'est une matrice.
Alors que la matrice de l ' image numérique est parfaitement
organisée en grille régulière. (cf. Gélatine ; Pellicule.)

Météo

Les tournages en extérieurs, par définition, sont soumis à la


météo (La Ricotta, Pier Paolo Pasolini, 1963). Mais les orages
éclatent aussi dans les studios, la pluie y tombe. . . Météo,
encore, la possibilité de filmer un ciel sans nuages ( Close-up,
Abbas Kiarostami, 1990) ou avec (Red River, Howard Hawks,
1948 ; plus divers films de Jean-Luc Godard). Sans compter
les nombreux films d'aviation où la météo joue de façon à
la fois diégétique et non diégétique (les conditions de tour­
nage) : Only Angels Have \:\:l'ings (Seuls les anges ont des ailes,
Howard Hawks, 1939), Le Tempestaire (Jean Epstein, 1948). Et
puis il y a les tempêtes ou les pluies tropicales filmées : Sorne
Came Running (Comme un torrent, Vincente Minnelli, 1958),
A High \:\:l'ind in jamaica (Cyclone à la Jamaïque, Alexander
279
MacKendrick, 1965) . . . Pourquoi filmer des nuages ? Dans la
poésie, depuis Homère au moins, ils jouent un grand rôle (plus
récemment : Météo des plages, Christian Prigent, 2010) . C'est
qu' ils ne sont jamais vraiment cadrés. Ils débordent du cadre,
ils marquent un excès. De même la pluie ou l 'orage, dans les
poèmes homériques mais aussi chez Dickens, romancier de
l 'enfance, et dans tant de films : Madame Bovary (Vincente
Minnelli, 1949), I Confess (La Loi du silence, Alfred Hitchcock,
1953).
Comme pour compenser l 'artificialité de l'opération ciné­
matographique, tempêtes, orages, éclats, viennent de ce qu'on
appelle « la nature ». Ces événements naturels sont repris
dans le dispositif de facticité du cinéma, et parfois résultent
de truquages ou de simulations en studio : Les Lois de l 'hos­
pitalité (Our Hospitality, Buster Keaton, 1923) ; Le Dernier des
hommes et L 'Aurore (F. W. Murnau, 1924 et 1927) ; La Dolce
Vita (Federico Fellini, 1961). Il n'empêche, l 'apparent déchaî­
nement des forces naturelles vient valider et même exaspérer
l ' impression de réalité. La puissance des ventilateurs géants,
tenus hors-champ, empêche Buster Keaton d 'avancer d'un pas
et le font pencher (Steamboat Billfr.). Ce qui dit en clair que
les moyens techniques ou les truquages mis en jeu non seule­
ment sont à même de tromper le spectateur, lui faisant croire à
la réalité d'une tempête de studio, mais atteignent une sorte de
paroxysme de la croyance. Plus c'est simulé, plus ça devient réel.

Mise à distance

C'est bien parce qu' il est l'enjeu de la représentation (théâ­


trale ou cinématographique) que le spectateur est le sujet
d'une possible mise à distance. Metteurs en scène de théâtre et
de cinéma, acteurs, techniciens, tous savent que le représenté
n'est pas le réel, que la représentation est une traduction, une
médiation, un écart par rapport au monde réel : un artifice

280
qui peut ressembler au monde mais ne se confond pas avec lui.
Voir l ' histoire exemplaire du « soldat de Baltimore » (p. 239).
Et voir le film de Pier Paolo Pasolini, Che cosa sono le nuvole ?
(1967), représentation par des marionnettes, elles-mêmes
jouées par des comédiens de chair et d'os (Toto, Ninetto, Laura
Betti), de l'Othello de Shakespeare, dans un modeste théâtre
de campagne, à la fin de laquelle les spectateurs se dressent,
furieux, et montent sur scène pour « tuer » les marionnettes.
Le spectateur halluciné est celui qui ne croit pas en la puis­
sance différente et différante de la représentation. Qui y voit
du réel. Et le réel en tant que sortie de scène, sortie du monde
virtuel, est de l 'ordre de la mort. Il s'agit donc de faire que le
spectateur puisse résister aux vertiges de l' hallucination. Or,
davantage que la scène où les corps des acteurs, bien réels,
peuvent donner lieu à confusion (un homme ou une femme et
non leur simulacre), l ' écran de cinéma, qui ne montre que des
fantômes, s'ouvre à toutes les projections fantasmatiques. L'ou­
vert de l'écran fonctionne comme un piège visuel : le monde
nous y apparaît comme « vrai », il est « ressemblant », il est
assez proche de ce que nos sens nous en ont fait connaître
pour que nous puissions en « reconnaître » la réalité tout en
en déniant l 'artificialité (le cadre n'est pas vu comme tel, mais
seulement ce qui est cadré). La logique de la mise à distance
( Verfremdungs ejfekt, ostranenie, straniamento, estrangement,
défamiliarisation) est de faire réapparaître l'artificialité de la
représentation en matérialisant un certain nombre d'effets. La
mise en abyme, par exemple, cadre dans le cadre, image dans
l'image, etc., a pour objet de montrer la représentation en tant
que telle, puisqu' induse dans la représentation non remarquée.
La mise à distance n'a pas pour effet d' écarter le spectateur de
la scène filmée, de l'en expulser en changeant les coordonnées
de cette scène : il nous semble qu' il s'agit, au cinéma en tout
cas, de suspendre les mécanismes de projection du spectateur
pour . . . mieux les relancer. Voir la séquence du montage dans
L'Homme à la caméra (p. 254).
Mise en abyme

L'une des figures préférées du cinéma tout au long de son


histoire. Il s'agit aussi bien d'emboîter un cadre dans un autre
(le rectangle d 'une fenêtre, d'une porte, dans le cadre même
du film : voir La Prisonnière du désert, John Ford, 1956, analyse
de Jean Douchet), qu'une scène dans une autre, flashback
par exemple. Cela commence au premier film : Sortie d'usine,
Louis Lumière, 1895, nous montre deux cadres dans le cadre :
la grande porte ouverte de l 'usine et, à sa gauche, une plus
étroite, l 'une et l 'autre jouant pleinement. Ainsi les ouvrières
et ouvriers qui sortent de l'usine commencent par sortir des
deux cadres des portes avant de sortir du cadre du film, de
l'image, comme on dit. L' hypothèse est tentante de voir dans
cette mise en abyme la réclamation (mécanique) par le dispo­
sitif cinématographique d'un soulignement du cadrage. Un
cadre filmé dans le cadre filmant revient à désigner la présence
du cadre comme cache. Le cadre filmant nous montre toute
la scène visible qui s' étend à l ' intérieur des limites du cadre.
Nous est donc dérobée une grande partie du champ visible
à l'œil nu. Mais cette réalité du cache est désignée par le fait
que nous voyons le cadre filmé nous dérober à son tour une
partie du champ visible. La mise en abyme d'un cadre dans
le cadre oriente la vision du spectateur vers la réalité du cadre,
autrement dit la réalité des limites du cadre.
La forme majeure de la mise en abyme est évidemment,
au cinéma, le cinéma dans le film sous la forme extrême,
-

parfois, du film dans le film. On ne compte plus les films


qui se dédoublent ou se redoublent, ou bien qui, plus prosaï­
quement, prennent le cinéma pour objet. Sans entrer dans
le débat entre autoréflexivité et mise en abyme, comment ne
pas renvoyer, encore, à L'Homme à la caméra, chef-d'œuvre,
probablement, et d'autoréfl.exivité et de mise en abyme. Il y
aurait à citer aussi, entre cent autres, Kid Auto Races at Venice,
California (Henry Lehrman, 1914), Sherlockjr. (Buster Keaton,
1924), Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), Singin 'in the Rain
(Stanley Donen, Gene Kelly, 1952) , Two Weeks in Another
Town (Vincente M innelli, 1962), Otto e mezzo (Federico Fellini,
1963), La Ricotta (Pier Paolo Pasolini, 1963), Le Mépris (Jean­
Luc Godard, 1963), Close-up et Au travers des oliviers (Abbas
Kiarostami, 1990 et 1994).
Dans tous ces exemples, le même jeu est lancé : démonter
le leurre, mais pour le redoubler. Montrer qu'il y a « cinéma »
passe pour un « aveu » ou une « dénonciation » supposée
lever le leurre en distinguant deux instances de représenta­
tion emboîtées l 'une en l 'autre : l 'une comme « spectacle » et
l'autre comme « réel ». Mais dans l 'énoncé filmique « ceci est
un film », il n'y a pas de « dehors », il n'y a pas même de « ceci
n'est pas un film ». L'énonciation qui dit « ceci est un film » est
elle-même dans le film. La place du spectateur peut être mise
en abyme, dédoublée, redoublée, elle n'en reste pas moins ce
qu'elle est : du côté du je sais bien ; face à un écran, quand
bien même cet écran lui montrerait un autre écran. Il s'agirait
donc, par un tour d'écrou supplémentaire, de combler le désir
scopique du spectateur : ce visible qui se cache de l'autre côté
du visible (Serge Daney).

Mise en scène

Nous utilisons le terme aussi bien pour les films de fiction


que pour le cinéma dit documentaire. Filmer, dans un cas
comme dans l'autre, revient à constituer une « scène », c'est-à­
dire une situation complexe de relations entre des corps (comé­
diens ou non), des lieux ou des espaces, une durée de tournage,
et les machines qui les filment et les enregistrent. Cette confi­
guration vaut pour tous les cas, que la caméra soit portée à
l'épaule ou posée sur un travelling, etc. Mettre en scène, c'est
donc d'abord disposer cette « scène », la construire, établir rela­
tions et lignes de force entre ses différents constituants. Mais
le dispositif cinématographique a ceci de particulier, nous y
avons insisté, que rien n'a lieu sans que le spectateur ne soit ce
lieu où « ça se passe ». C'est donc le spectateur qu' il s'agit de
« mettre en scène ». Le désir de chaque spectateur de participer

imaginairement à la scène filmée, d '« en être », d 'être mêlé en


virtuel aux situations représentées ; le fait, aussi bien, qu' il soit
traversé d ' intensités sonores et lumineuses ; ce qu' il projette de
lui-même en chaque corps filmé, homme ou femme. . . tous
ces éléments d'implication font qu' il n'y a cinéma que dans
leur déploiement sur l ' écran mental de chaque spectateur.
Mettre en scène revient dès lors à ménager dans la mise en
scène de chaque situation la possibilité de places imaginaires
pour « le » spectateur. Penser que les lumières , les ombres, les
mouvements, les paroles proférées, les bruits, les corps et les
décors de la scène passent par lui.
Ce spectateur du cinéma est donc virtuellement partout
à la fois dans ce qui est filmé et montré en projection. La
question serait plutôt de le mettre en scène dans une place
principale, pivotale, celle où se jouent les significations du
film. Prenons l 'exemple de M le Maudit (Fritz Lang, 1931) :
le découpage du début du film, où « le maudit » n'est jamais
visible, empêche que le spectateur ne soit d 'emblée fixé sur
le « monstre ». Le monstre n'est pas montré pour qu' il y ait
une certaine indétermination du côté du spectateur. Celui
que l 'on ne voit pas peut être n' importe qui. Cette stratégie
d 'occultation du personnage (qui donne son titre au film et
qui va être l 'enjeu d 'une chasse à l'homme associant policiers
et gangsters) à la fois en renforce la menace, la rend indis­
tincte, la déplace sur un plan plus abstrait (le monstre est
aussi la société qui engendre le monstre) et nous vise en tant
que spectateurs frustrés dans notre désir de voir tout, tout de
suite. Cette absence ou ce manque sont exactement ce qui
nous implique comme spectateurs : celui qui veut voir. La
mise en scène a cette puissance de ne pas montrer, de jouer
contre la pente fatale du spectacle, de ménager à l 'objet du
désir de voir une place dans le hors-champ : ce hors-champ
qui nous englobe nous aussi.
(Claudio Pazienza nous fait remarquer que « mise en scène »
est une expression bien française et qui marque l ' héritage de la
scène théâtrale. C'est vrai. Mais regia en italien, Regie en alle­
mand ou direction en anglais valent aussi pour le théâtre, sans
le dire aussi clairement. Pour nous, le terme a été consacré par
l 'usage constant qui en a été fait dans les Cahiers du cinéma, et
qui s'est s'imposé à tous.)

Mixage

Opération décisive : pour la première fois (et donc la


dernière), il s'agit d 'écouter notre film en tant que suite de
sons. Certes, le son va avec l'image. Mais dans un audito­
rium, avec des haut-parleurs, c'est le son qui gouverne l'image.
Tant mieux - même si c'est bien tard. Le son alors entendu
fait apparaître ce qui ne s'était pas encore fait entendre. Un
superflu, souvent. Le mixage est un acte restrictif. On a ajouté
des sons d'ambiance, des effets sonores, voire des musiques . . .
Tout cela en un instant nous apparaît comme trop, trop pesant,
trop explicite. Au fond, symptôme d'un défaut de croyance
dans la force d'un cinéma non enveloppé, non langé, non lavé.
Demande d'un polissage : le mixage aide à une croyance aisée,
soutient le vraisemblable. Il permet aussi de faire poindre des
sonorités, des percées du son qui n'avaient pas été imaginées
mais qui jouaient sourdement, sans qu'on le sût. Il y a encore
un usage censurant du mixage : étouffer ceci ou cela, écraser
un mot sous le son d'un camion, etc. Le son, ce majordome
bien élevé, se plie au plus comme au moins.
Le mixage agit ailleurs : à la fois mettre ensemble les sons
d 'une scène enregistrée, les hiérarchiser, au risque de se tromper,
et en faire un ensemble sonore qui n'abîme point trop forte­
ment la parole. Si l'on fait parler des comédiens ou des non-
comédiens, c'est dans la perspective de les faire entendre. Non
seulement comme un bruit parmi les bruits (J.-L. Godard),
mais comme parole au milieu des bruits. Tel est le sens du
mixage : choisir ce qui passe avant, le reste ne disparaissant pas.

Montage

Définissons le montage comme composmon de durées


(les plans) dans un ensemble lui-même temporel (le film). La
discontinuité initiale des « images » (photogrammes ou pixels)
se trouve étendue et relayée par le principe de discontinuité
(coupe + raccord). Mais de même que la série des images fixes
séparées les unes des autres est rassemblée et unifiée par l 'opé­
ration synthétique de la projection, le montage opère sur une
base discontinue mais s' évertue le plus souvent à masquer la
discontinuité même qu' il ajoute à la suite des images. Ce qu'on
nomme « raccord » dit bien cela : accorder ce qui aurait pu être
désaccordé. (Voir le « il faut coudre » repris par Henri Bergson,
p. 396.) Autrement dit, le montage participe à sa façon de l ' il­
lusion de continuité, donc de l'impression de réalité propre au
cinéma. La nomenclature des raccords décrit à peu près toutes
les coupes possibles et toutes les liaisons qui vont « réparer »
ces coupes dans la perception de la continuité.
En même temps, taillant des coupes, jouant des syncopes
(de part et d'autre de la coupe, écho ou fusion entre dernières
images du plan X et premières images du plan Y), le montage
est un outil rythmique, qui module le déroulement du film, le
fait aller plus ou moins vite, suspend ou accélère, etc. Par ces
variations de rythme, dont il n'est pas toujours conscient, le
spectateur participe du film comme mouvement, respiration,
souffle. Telle est la dimension physique du montage, active sur
la physiologie même du spectateur.
Le montage peut aussi s'entendre comme construction,
dramaturgie, processus de connaissance. Ce ne sont pas seule-

286
ment les images, les raccords entre les images qui sont en
cause : ce sont les séquences, les chapitres ou les parties. Une
architecture, donc, une composition au sens musical. Nous
nous émerveillons de voir une même opération : couper et
raccorder, intervenir au niveau le plus fin (une image de plus
ou de moins à droite ou à gauche de la coupe) et au niveau le
plus large (l'ordre et la durée des grandes sections du film).
Les longues semaines, les mois de montage {que le montage
virtuel n'allège pas vraiment) sont consacrés à laisser le film
venir à lui-même et à nous, du même coup. Dans les rushes,
dans ce qui a été tourné, le montage révèle des courants, des
forces latentes qui prennent forme et orientent du coup la
forme générale et le sens même du film. Monter, c'est décou­
vrir ce qu'on a vraiment tourné, pour le plus fertile ou le plus
stérile, car la question est toujours celle de l'engendrement de
segments de récits, de continuités narratives, à partir de plans
ou de scènes. Un processus de germination qui fait que « la
chose » est toujours en mouvement, instable, réversible, modi­
fiable . . . jusqu'au point où, très intuitivement, c'est-à-dire sans
qu'on sache exactement pourquoi, cette « chose » a pris forme
et, assise, est devenue stable et exigeante, refusant dès lors tout
ajout qui viendrait d'une décision de montage sans passer, si
l 'on ose dire, par le « désir » du film lui-même. Le lecteur voit
bien que dans cette situation, un trafic de vie et de mort se
fait entre celles ou ceux qui montent, et la « chose » qui se
révèle (ou se réveille) peu à peu. Il arrive bien sûr, hélas, que
l'on en reste à ce stade d'une « chose » incapable de se parler à
elle-même.
L'art du montage a été poussé à un point extrême, ces
dernières années, dans le travail d 'Arravazd Pelechian (Les
Saisons, 1972 ; Notre Siècle, 1982) : fragmentation et répétition,
le même plan repris, coupé, monté, déplacé et devenant autre.
Ce que Pelechian (après D. Vertov et S . M . Eisenstein) appelle
« le montage à distance » : ne pas juxtaposer mais séparer pour
« créer une distance entre deux plans », et qu' il nomme « le
montage à contrepoint » également, inspiré de la composition
musicale. Les films de Pelechian sont essentiellement musi­
caux. Et c'est peut-être d'abord « la musique de la machine »
qui lui a permis de penser cette manière si particulière de
monter. C'est en manipulant les images sur ces machines,
c'est en regardant les images travaillées par la Truca, qu' il a
construit sa pratique de montage.
Le montage agit en un sens plus large encore : toute une série
d'opérations de pensée relèvent du montage ; des processus
industriels ; des programmes numériques ; l 'arboriculture elle­
même parle de taille et de greffe. Il y a donc un enjeu général
- non spécifique - à reconnaître que le montage est une pensée
en actes du monde. Il est le nom même de la capacité humaine
à agir sur le monde. Il arrive que vienne ainsi aux cinéastes le
sentiment d'une puissance de la volonté devant l'organisation
des signifiants en leur matérialité même. Or, un film est avant
tout chose mentale, ce qui veut dire qu'une part d'inconscient
y joue, que par définition on ne connaît pas et ne reconnaît
qu'à ceci que le film se met à exister par lui-même, à la façon
d 'un organisme vivant, qui forme ses propres règles et les suit,
qui résiste à toute intervention arbitraire des auteurs. C'est à
cela que l'on reconnaît que le film est là : il s'impose à nous.
(cf. Raccords.)

Montage son

Grande est la tentation de constituer une bande-son « en


soi », comme œuvre autonome. Pour nous, les liens entre
images et sons prévalent. La séparation du son et de l'image, au
tournage et au montage, matérielle d'abord, virtuelle ensuite,
prête à la bande-son une apparence d'autonomie. Et il est vrai
qu' il est possible, au mixage et avant lui, au montage son, de
travailler cette bande-son « pour elle-même », en modifiant
tonalités, superpositions sonores, définition même des sons.

288
En ajoutant, en retranchant, en faisant basculer la prise de
son direct dans une autre dimension, celle de l'auditorium,
où tous les détails se distinguent, où le son stéréophonique
permet de superposer des sonorités et des fréquences sans les
écraser. Tout ce travail, qui est celui du montage son, ne doit
pas nous leurrer : il ne s'agit pas de faire naître une continuité
de sons seuls mais tout au contraire de renforcer l 'attache des
sons au socle du récit, à l'impression de réalité, à la croyance
en une profondeur de champ, etc. La beauté du son peut être
travaillée, mais c'est la pertinence qui compte. Comme il est
arrivé pour les très belles bandes-son de Michel Fano dans les
films d'A lain Robbe-Grillet, le dépaysement attendu et obtenu
passe immédiatement pour un effet facile, grossier, sans enjeu.
Pourquoi ? Parce que les sons viennent en excès sur les images,
débordent le cadre des situations, emphatisent les bribes de
récit. On nous transporte ailleurs mais, et c'est l 'un des pièges
du son au cinéma, en nous en donnant une indication très
lisible et du coup de faible intensité.
Car les sons ne portent pas tout à fait le même type d'ambi­
guïté que les images. On peut ne pas « reconnaître » un son,
mais dès qu'on le reconnaît il cesse d' être ambigu et devient
au contraire univoque. De ce fait, les sons tendent (sans forcé­
ment y parfaire) à identifier les images, autrement dit à réduire
le tremblement d'ambiguïté qui les anime. C'est dire toute la
difficulté du dosage des niveaux et des intervalles. Il faut à la
fois de l ' écoute et du doigté. Savoir mêler le plaisir de l'estran­
gement et la raison réaliste.

Montage virtuel

Mieux que par les caméras ou les appareils photogra­


phiques, l ' ère numérique se caractérise par le triomphe, tous
fronts confondus, des systèmes de montage virtuel. Il s'agit
de logiciels proposant via un ordinateur assez puissant et un
écran de grandes dimensions un programme qui permet à la
fois de numériser les rushes des tournages, de les classer, de les
aligner et monter à volonté sur des « lignes de temps » (« time­
line »). Les films sont objets temporels, comme on sait, dont
la loi est le déroulement dans une durée donnée. On dit « un
plan de IO secondes », « une séquence de 6 minutes », « un
film d'1 h 30 », etc. Avant le magnétoscope, il n'était possible à
cet objet temporel de revenir en arrière qu'au prix d 'une mani­
pulation assez lourde - et hors de portée du spectateur. Avec
la vidéo numérique, toute durée est spatialisée. Il est devenu
possible de « coucher » le corps entier d'un film sur cette
fameuse « ligne de temps » (crée par l 'IRI sous la direction de
Bernard Stiegler) : de le rendre visible, donc, et accessible, et
disponible pour toute intervention de montage.
Le montage virtuel réalise toutes les potentialités non
encore exprimées dans le montage classique. Toutes les inter­
ventions sont immédiatement visualisables sur la ligne de
temps. Mémoire est accordée à chacune de ces interventions.
On peut revenir à l 'état antérieur d'un clic. On peut relire les
états antérieurs du montage, conservés, non détruits. Autrefois,
du temps de l 'argentique, un montage en abolissait un autre,
une correction, les corrections antérieures. Revenir en arrière,
reconstituer une version antérieure, c' étaient des heures et des
jours de travail : l ' impossible, ou presque. Rien de tel avec
le numérique. Dix, cent versions peuvent coexister dans la
mémoire de la machine et être rappelées simplement par leur
nom et leur date de création. Le problème s'est déplacé : tous
les choix pouvant être rappelés, le monteur et le réalisateur
sont perpétuel lement soumis au retour de ces choix. Rien n'est
irréversible ? Tout est réversible ? Tel est le nu mérique, signe
des temps. Mais rel n'est pas (heureusement !) le processus de
création, qui avance par négations et mises à l'écart successives
- et non point en maintenant tous les possibles . Le montage
virtuel est donc un piège. Dès que peuvent être mises en paral­
lèle deux (ou plus) versions différentes d'un même film, les
montages se lissent mutuellement, les aspérités d'une version
sont mentalement gommées par l'autre version, la radicalité
d'une option, d'un choix de plan, d'une décision de durée s'es­
tompe, puisqu' il en est d'autres possibles. Le risque est donc
celui de l'affadissement.
Mais peut-être le piège est-il encore ailleurs. L'immédia­
teté de la présentation des successives hypothèses de montage
abolit le rôle du temps au montage. Monter, c'est se soumettre
au temps. Nous l 'avons dit, si le montage est bien cosa mentale,
cette « chose mentale » se nomme « temps ». Seul le ressac
de l 'oubli et du souvenir permet d 'ajuster des formes entre
elles. Autrefois, il y a si longtemps, il fallait attendre le labo­
ratoire pour disposer des rushes, puis les visionner (comme
aujourd ' hui), les décrire (comme aujourd ' hui) , les classer
(comme aujourd ' hui) , mais en même temps les manipuler,
enrouler et dérouler les bobineaux, coller et décoller les
scotches, aller et venir sur la visionneuse : toute une foule de
petits gestes et de petits parcours qui occupaient beaucoup
de temps - le temps que ça mûrisse, et chaque geste était
lourd de conséquence : il fallait le penser. Temps aujourd ' hui
économisé par le virtuel. Le marché en sera content. Et peut­
être pas le film. Ces moments de manutention strictement
matérielle faisaient pauses. Enroulant, déroulant, l' imagi­
naire pouvait se déployer - ou non. La suppression de ces
temps de rêverie, de rien, de peu, fait aujourd'hui de celles
et ceux qui sont au montage des sprinters qui doivent aussi
courir un marathon.
Le bon usage du montage virtuel exigerait que l'on ramenât
dans le temps de montage le temps de ne pas monter. Sauvons
le temps de penser, c'est-à-dire de ne penser à rien de précis.
Le film est ce « corps sans organes » qui se noue et se dénoue
sur la table de montage, virtuel ou non. À l' écoute de ce que
demande ce corps mal connu de ceux qui le font naître, il
s'agit de faire baisser les intensités. Attendre, perdre du temps,
c'est créer. La seule urgence est celle du marché. Le temps qui

29 1
se déploie dans ses lenteurs, qui part en volutes, est exactement
celui qui peut accueillir le corps du film en formation.
Il est logiquement impossible de poser quelques plans à la
suite sur une timeline au hasard. Ils auront été choisis et donc
d'une façon ou d'une autre pensés avant d 'avoir été collés. Dès
lors, comment se laisser surprendre ? Au temps de l 'argen­
tique, les chutes collées ensemble - au hasard des coupes - et
rangées sur une étagère pouvaient faire voir un raccord jamais
imaginé. Avec le numérique, dans ces moments où le cinéaste
cherche à se faire surprendre, Avi Mograbi déplace très rapi­
dement la souris sur la timeline. La machine ne sait pas lire
aussi vite que le mouvement de la main et affiche au hasard ce
qu'elle peut. Nous appelons ces rencontres heureux accidents.

Mort (filmée)

Cette fois, une véritable différence s'affi rme entre fiction et


documentaire. La mort filmée en fiction est toujours simulée.
Les comédiens tombent sous les rafales et, le plan fini, se
relèvent. Le spectateur le sait, il veut bien y croire quand
même, mais justement il y croit parce que ce n 'est pas vrai. La
parole populaire le dit bien : c'est du cinéma. Si c'était vrai
(horreur !), le spectateur ne le supporterait pas. Nous, en
tout cas . Mais comment distinguer, quand elles sont filmées,
« vraies » et « fausses » morts ? Aucune différence. Un ou des
corps allongés sur le sol. Voilà tout. Bien sûr, ce qu'on appelle
« le contexte » (l 'extra-diégétique) fait toute la différence. Le
spectateur sait bien que dans les films de fiction, y compris
les plus violents, on ne meurt pas « pour de vrai ». Ce savoir
ancien est consubstantiel au cinéma. Il est l 'une des condi­
tions de la place du spectateur. Accepter la mort, la violence, la
torture, précisément parce que je sais bien qu'elles sont simu­
lées mais que, quand même, je peux/veux y croire. Jeanne
d'Arc brûle sur son bûcher. Tout est fait pour que j 'y croie
« un peu », « un minimum ». Justement, je n 'en veux pas plus.
Le supplice restera plus imaginaire que réel. Brùler pour de
bon Renée Falconetti, Ingrid Bergman ou Jean Seberg, vous
y songez ? La fiction a cette puissance de nous faire croire à
ce que nous savons parfaitement ne pas être réel. Croire au
réel n'a aucun sens. Nous ne pouvons croire vraiment qu' à ce
qui n'est pas. Le simulacre, la simulation. Or, depuis son plus
jeune âge, le cinéma est la scène par excellence des fausses
morts. Il a sur ce point facilement détrôné le théâtre. Filmée,
la mort simulée peut en effet paraître vraie. Seule l ' histoire
où cette « mort » est prise, nous le disions, établit la distinc­
tion. Voyons The Big Red One (Samuel Fuller, 1980) et Les
Vivants et les Morts de Sarajevo (Radovan Tadic, 1993) : faux
et vrais morts.
En 2007, dans Scènes de chasse au sanglier, Claudio Pazienza
filme le corps défunt de son père - et reprend une parole qui
pourrait être du père au fils, dite par le fils en présence du
corps du père . . . Fifi hurle de joie, le film de Mitra Faharani
(2013) montre la mort en direct de son personnage principal,
le peintre Bahman Mohassess, et la mise en scène de sa propre
disparition.
Dans l'histoire du cinéma documentaire, les morts filmées
sont toutes vraies. Ne nous en déplaise. Ce sont presque
uniquement des scènes de guerre - guerres réelles, historiques,
filmées par des cameramen professionnels. Le spectateur croit
à ces morts. Et comment ne pas y croire ? Là, dans ce cas, les
journaux télévisés chargent les films de toutes leurs images
de mort diffusées soir après soir. Nous en sommes pénétrés.
Quand un documentaire les reprend (Les Vivants et les Morts
de Sarajevo), leur force d'évidence est appuyée par le contexte
historique. La faculté de déréalisation propre à l 'opération ciné­
matographique - faire douter de ce qui est montré, puisque
montrer c'est montrer par arti fice - ne joue plus ici. La jouis­
sance quelque peu perverse du spectateur de fiction voyant!
désirant voir se multiplier les morts parce qu' il sait bien que ce
2 93
sont de fausses morts, se renverse ici en horreur (Memory ofthe
Camps, Sidney Bernstein, 1945). Seule une immense mauvaise
foi généralement liée au fanatisme permet de douter de ces
morts : c'est bien parce qu'elle aime les soldats américains et
les préfère aux hommes japonais que l 'hôtesse de bar filmée
par Shohei lmamura peut persister dans son refus de croire au
massacre de My Lai (Song My) dont le cinéaste lui montre les
photos. Les photos sont truquées, dit-elle. Vue par une spec­
tatrice, la mort comme représentation (ici, photographique :
L'Histoire du japon racontée par une hôtesse de bar, 1970 ; là,
cinématographique : Memory ofthe Camps) peut être contestée
car le doute du truquage ne peut être écarté.
Comment lui prouver le contraire ? Cela a été dit et répété,
il n'y a pas de « preuve par l ' image ». Toute image porte avec
elle le spectre de sa manipulation. Voilà pourquoi, peut-être,
les films ne peuvent pas (ne doivent pas) être séparés de leur
contexte, de leur histoire, de notre histoire. Le cinéma est dans
le monde et les significations qu' il peut faire jouer sont elles
aussi dans ce monde.
C'est donc le spectateur, à partir de ce qu' il a lu, de ce qu' il
sait, de ce qu' il a compris, de ce qu' il a ressenti, c'est donc le
spectateur qui sépare les vraies et les fausses morts. Tel est le
cinéma : le spectateur y opère en juge de dernière instance.
Cela dit, le cinéma dit documentaire passe en effet un
contrat implicite avec son spectateur : tout ce qui sera montré
est vrai - y compris la mort. Cette clause d'une vive clarté
est aujourd 'hui brouillée par l'accumulation des simulacres
voulue par le Spectacle. « Tout/rien » est spectacle. La mort est
« vraie/fausse ». Au royaume du virtuel, seul l 'argent ne fait pas
semblant. Le fameux contrat dont nous nous réclamons tous
ne vaut plus tripette. Ou plutôt, il vaut comme contrat avec
nous-mêmes, et en ce sens nous sommes augustiniens.

29 4
Mouvement

Le kiné de cinéma, lisible dans ciné, dit que tout se passe


dans la perception par un spectateur des mouvements des
corps ou des objets filmés. Ce mouvement est un artifice :
nous l 'avons dit, il n'est pas « dans » les images (photos fixes)
mais dans le moteur du projecteur. Un mouvement transmis
donne l ' illusion d 'un mouvement interne. Or, tout le succès
du Cinématographe d'abord, du cinéma ensuite, tient à cette
illusion de mouvement. Selon une analogie pour ainsi dire
fatale, le mouvement des images a été identifié au mouve­
ment de la vie. Car, déjà, bien avant le cinéma, la vie était
liée à l 'apparence du mouvement et la mort à celle de l 'arrêt
du mouvement. Le cinéma s'inscrit donc dans l ' immense et
archaïque récit du passage de la vie à la mort, et de la mort à la
résurrection. Vivre et mourir, apparaître et disparaître, partir
et revenir, visible et non-visible : toute une métaphysique spec­
trale trouve dans le cinéma sa dimension matérielle.
Nous avons vu comment la compression numérique vient
brouiller à la fois la fixité et le mouvement des images. Or, les
perspectives du numérique vont vers le composite et le virtuel.
Le mouvement des images n'est plus créé « du dehors », par le
projecteur, à partir d' images fixes : l' image calculée permet
de créer du mouvement « du dedans » de l'image. (cf. Analyse
(du mouvement}.) Selon la finalité interactive du numérique,
il devient possible d'agir sur le mouvement déjà programmé
et de changer ses effets. L'image est donc animée de l'inté­
rieur par sa programmation. Au temps du cinéma mécanique,
les images se déroulent dans un ordre que l 'on ne peut pas
changer. On ne peut pas arrêter le film et si jamais la pellicule
stoppe dans le projecteur, le film brûle. Désormais compo­
site et programmée, l ' image peut s'animer du « dedans » et le
spectateur lui-même peut agir sur elle.
Il convient néanmoins, pour comprendre quelque chose
au mouvement lui-même, d'en revenir au pré-numérique : le

29 5
mouvement s'entend à la fois comme spatial et temporel. C'est
pourquoi on a pu parler de lignes de temps. Espace et temps
sont dans une équation qui commande à toutes les prises de
vue. Le temps qu' il faut pour . . . ouvrir une porte, traverser
une pièce, courir derrière un train, gravir une montagne,
tomber d'une falaise . . . tous ces temps ont posé problème aux
cinéastes. Fallait-il les abréger par de courtes ellipses ? Monter
les durées réelles ?
Enfin, le film tout entier se déroule lui-même dans le temps.
Plan par plan, l 'ensemble des plans se déplie sur l'écran. Il y
a donc un mouvement d'ensemble, lié bien entendu à la trac­
tion du projecteur ou au défilement des lignes d 'ordre dans
un fichier numérique. Ce mouvement peut être perçu pour
lui-même, comme l 'est une composition musicale. Les notions
de rythme, de syncope, de ralenti, de cadence, de contraste
interviennent. Il est extrêmement difficile au spectateur
d 'avoir une perception claire de ce mouvement d'ensemble,
puisqu' il l 'éprouve seconde après seconde et que les nouvelles
inscriptions de sons et d' images effacent les précédentes ou les
maintiennent, au mieux, dans une réserve de formes depuis
laquelle leur écho peut se sentir. Mais ce qui écarte la compo­
sition filmique d'une composition musicale est qu'un enjeu de
signification s'y trouve impliqué. Le film, qui fait sens par les
cartons, les dialogues, les situations elles-mêmes, voire le choix
des comédiens, est d'entrée de jeu un objet idéologique tourné
vers un spectateur inséré dans les contradictions du monde et
ne trouvant dans les salles de cinéma qu'un soulagement de
brève durée aux tensions liées à ces contradictions. Certes, la
séance est une suspension des pressions en jeu hors des salles,
mais le sentiment ludique, ou la liberté, qui en résulte pour le
spectateur, ne peut l 'affranchir complètement de sa place dans
le monde. Le mouvement nous implique. Il s'agit bien de ce
« nous ». (cf. Dénégation.)
Narration, narrativité

Une suite d'images ou de plans est d'abord une suite, une


succession, temporellement orientée, du début vers la fin. Le
déroulement de cette suite dans le temps ouvre sur des défini­
tions narratives : commencement, passage, transition, ellipse,
conclusion . . . Tout fragment de visible enregistré raconte au
moins deux histoires : celle de ce qu' il fait voir, celle de son
enregistrement. La relation de ces deux histoires, celle de
l'expérience que raconte le film et celle de l 'expérience qu' il
est par sa production, sa fabrication, sa réalisation, est ce qui
confère au cinéma une grande puissance narrative, puisque
chaque film, quelles que soient les époques ou les situations
représentées, nous renvoie à la période de son élaboration. La
séance et la projection actualisent ces films en en faisant des
moments de notre présent. Mais à cette première conjugaison
du passé en présent s'en ajoute une autre : le film nous raconte
un ailleurs (Bengale, tigre, tombeau, Hindou, etc.) qui se
déroule ici, dans la salle, en notre présence. Conjonction donc
d'une absence et d'une présence. Ces différents plans de récit
qui se croisent ou se superposent en palimpseste expliquent la
pluralité des lectures d'un film et l ' indécidabilité relative de
ses significations.
La suite d' images, de plans, de séquences se déroule linéaire­
ment, dans un sens et un seul. Aller en arrière s'entend sur deux
plans : le récit remonte le temps diégétique, c'est le flashback ; le
film s'enroule en arrière, opération possible en pellicule seule­
ment sur une table de montage mais banale en vidéo, en numé­
rique, avec un DVD ou un fichier - remontée qui ne change
rien à la linéarité orientée du récit filmique. Il y a donc une
sorte de fatalité mécanique au déroulement linéaire et continu
d'un film dans un projecteur. N'y aurait-il rien « à raconter »,
on se trouverait tout de même dans une logique narrative,
laquelle fait qu'une chose montrée succède à une autre, et - à
la limite - un photogramme à ceux qui l'ont précédé.

2 97
La dimension temporelle l'emporte. En règle générale, ce
qui s'inscrit sur l 'écran de la salle chasse ce qui s'y trouvait
précédemment inscrit. L'effacement accompagne et permet
l ' inscription. Un processus d'oubli est donc à l 'œuvre à chaque
seconde du déroulement d 'un film. Les choix narratifs, la
construction du récit filmique ne peuvent pas ne pas prendre
en charge le ressac de l 'oubli et du souvenir tel que nombre
d' impressions ou d' informations disparaissent sans retour.
Comment lutter contre cette évaporation signifiante ? Sans
doute en renforçant les liaisons, les consécutions, en allant
vers une cohérence logique des parties d'un film, ce qui n'est
pas toujours le cas du récit livresque.
C'est dire le rôle majeur des rhétoriques narratives dans
un film. Narration, historiquement, signifie implication d'un
auditeur (plus tard d'un spectateur) dans un récit. La tenta­
tion du spectateur ne peut être que de ramener tout à lui, à sa
personne, à sa vie. Le cinéma fait inévitablement de son specta­
teur le spectateur de lui-même. L'écran est un miroir, trompeur
comme tous les miroirs, mais efficace aussi. C'est d'ailleurs
le rôle essentiel de tout récit, de nous impliquer. Autant dire
que nous ne croyons pas à quelque sortie de la narrativité au
cinéma. On peut bien ne raconter aucune histoire. Le film
raconte du début à la fin l'histoire de son déroulement (ou le
déroulement de son histoire).

Net, netteté

Il est attendu d'une image cinématographique qu'elle soit


nette : le contraire de flou. Confort de vision. En référence à
la vision humaine standard. Bien sûr, nombre de cinéastes,
amateurs ou non, s'emploient à travailler, par moments, le flou,
ou bien le passage du flou au net (ou l ' inverse) . Il est aussi une
part de flou inévitable dans l ' image : quand on filme avec de
longues focales, la plage de mise au point est particulièrement
resserrée, parfois quelques centimètres au-delà et en deçà de
la zone de netteté. Des plans serrés de visages, par exemple,
laissent flou le fond sur lequel ils se détachent. Ces effets de
flou, dus aux lois optiques réglant les lentilles (profondeur
de champ/ouverture/distance focale), sont pour ces raisons
bien plus fréquents dans les photographies et les images ciné­
matographiques que dans les peintures. Le réalisme pictural
suppose, sauf exception, que le champ visible soit entier au
point (comme c'est le cas pour cette complexe lentille mentale
qu'est l 'œil humain). Les défauts optiques, les limites optiques,
les déformations et aberrations que le cerveau corrige instan­
tanément et sans qu'on puisse l 'en empêcher (si ce n'est par
la drogue), sont pratiquement absents de la majorité des
peintures.
C 'est ce qui se passe avec les caméras numériques
aujourd'hui en usage : par la combinaison de la grande qualité
de leurs optiques et de l 'augmentation du nombre des pixels,
la profondeur de champ est très étendue. (Rappelons le rôle
qu'elle joue dans l ' impression de réalité telle que la définit
André Bazin.) Il faut donc agir sur le diaphragme, sur la
quantité de lumière éclairante, ou directement sur la mise au
point, pour retrouver des flous dans les focales moyennes. Le
visible numérisé est ainsi donné complètement net, c'est-à­
dire complètement visible, sans restes, sans écarts, dans une
disponibilité totale. La netteté parfaite de tous les plans de
l ' image a quelque chose d' inquiétant : certes, cela se réfère à
notre expérience de vision ; mais en lui ajoutant une sorte de
« perfection » dont nous savons obscurément qu'elle n'est pas

de ce monde (pas du nôtre en tout cas). Tout est visible, tout


le devient de plus en plus, visibilité sans réserve. L'extrême
netteté de toute chose filmée, désormais, sans que nous l'ayons
d'ailleurs cherché, ouvre au soupçon.

2 99
Numérique

Les outils numériques viennent ébranler l 'idée que l 'on se


fait de la réalité, et pas seulement de la représentation du visible,
mais de la réalité des rapports sociaux, des réalités vécues dans
la société : ça va plus vite, ça emploie moins de monde, ça
allège les relations interindividuelles, ça les rentabilise tout
autrement (les réseaux dits « sociaux »), ça place ou plutôt
déplace les corps et les esprits dans des zones de turbulence
où les repères sont disloqués, le calcul généralisé aboutissant
paradoxalement au triomphe de l ' immédiat contre ce qu'autre­
fois on appelait « calculer » et qui faisait qu'on pouvait jouer
plusieurs coups à l 'avance. . . Les informations se submergent
elles-mêmes. Les spectacles se répliquent à l' infini. Les corps
deviennent démontables et ajustables, copiables et multi­
pliables, une chirurgie optique change le visage de toute chose . . .
Et une notion, enfin, fait son entrée dans notre lexique, celle
de « dommage collatéral ». Bref, le numérique engage l ' huma­
nité dans la réalisation accélérée d'un rêve très ancien, celui
de changer cette chose sauvage et incontrôlée qu'on appelle
« homme » ou « femme » non pas en robot, comme on l 'a
cru trop naïvement (Metropolis, Fritz Lang, 1927), mais en
maille d'un filet qui enveloppe le monde, le filet de la réalité
augmentée. Augmentée . . . et coûteuse.
S 'est engagée, par exemple, une course à la puissance
des capteurs : ceux des appareils photos et caméras les plus
récents, Canon, Hasselblad, Red One, etc . , atteignent les
20 millions de pixels (20 Mpixels) . Cette course aux mégas
est trompeuse. L'extraordinaire résolution des caméras numé­
riques produit des images hyperréalistes . Trop réalistes ?
Peut-être y a-t-il pour le spectateur un seuil au-delà duquel
on perd l 'effet de réel pour le retourner en son contraire,
supra-réalisme au lieu de réalisme ? Le nombre de pixels
alimente la surenchère concurrentielle mais n'est pour rien
dans la réussite d 'un plan. À de nombreuses reprises sera

3 00
préférée une caméra moins performante pour des images
moins standard, moins léchées.
Quel sens aurait de pousser le « réalisme » de l ' image ciné­
matographique au-delà des capacités discriminantes de notre
appareil de vision ? Le discours marchand, repris par les médias,
se vante de démultiplier la puissance des facultés humaines,
perceptions, sensations, émotions. Mais il apparaît au regard
des premières décennies du numérique que l 'homme qui vient,
pour être augmenté en sensations, sera à coup sûr appauvri en
langage et en histoire, démuni en mensonges, affaibli en tout
ce qui fait que la parole et à travers elle le langage à la fois nous
définissent et nous dépassent.
La nouvelle puissance du numérique tient moins à la nature
ou à la finesse de l ' image qu'au temps. Il y a une immédiateté
des résultats, au tournage comme au montage, qui annule
purement et simplement le travail du temps, l ' écart temporel
entre l 'acte et sa lecture. Cette accélération est bien sûr en
phase avec le processus contemporain d 'accélération, avec
l '« immédiatisation » de tous les aspects de la vie sociale, de
la vitesse des trains à la commercialisation des vins. Moins de
temps pour faire les mêmes choses change la nature, la desti­
nation et la forme même de ces choses. La logique du passage
de plus en plus rapide des signes, des mots, des couleurs, des
sons, prend le sens d'un sautillement du monde, d'un système
d'éclipses rapides, apparition-disparition-substitution, qui
évoque et peut-être généralise le fonctionnement des photo­
grammes à la prise de vues et à la projection. Le monde se met
à tourner à 24 images par seconde . . . au moins. Peut-être y a-t-il
un lien entre cette angoisse d 'aller vite, de plus en plus vite, et
la forme des films qui se font aujourd'hui : dans la très grande
majorité des cas, les plans qui composent ces films durent de
moins en moins longtemps (4-5 secondes) , devenant du même
coup de plus en plus nombreux (1 400 plans pour 1 h 30 dans
le cahier des charges des téléfilms de TF 1) . Quelque chose
d'un mouvement général incessamment secoué, comme une

301
parade au figement des corps dans la mort. Agitation vie ; =

durée longue mort. Ce que nous appelons cinéma doit lutter


=

contre cette logique d'a bréviation du monde. Vies abrégées,


monde abrégé, enfance abrégée, adolescence ellipsée . . . Nous
filmons pour faire exister des durées, les faire ressentir, les
ouvrir aux projections mentales des spectateurs. Car c'est du
côté des plans montés dans un film que la question de la durée
se pose : seules une certaine durée, une certaine longueur, font
que le travail mental du spectateur peut se former, se déployer.

Numérisation des salles

C'est une situation paradoxale : le grand Capital qui


investit dans le divertissement a misé sur le numérique pour
augmenter ses profits, alors que le principe de « l 'exception
culturelle » et le système de financement du cinéma français
(taxe perçue sur la vente des billets) avaient été mis en place
pour soutenir la production nationale face à la puissance
des studios américains. La « mondialisation » , côté cinéma,
correspond à une américanisation presque générale des indus­
tries cinématographiques en partie soutenue par la politique
publique. É conomie et idéologie ensemble à la conquête à la
fois des marchés et des publics.
Le but des ingénieurs était que la mutation (de l'argentique
au numérique) passe inaperçue pour le spectateur : le modèle
restait le cinéma 35 mm. Mais le format 2 K, qui équipe la
majorité des cinémas en France, n'est pas assez puissant pour
restituer la finesse du cinéma argentique. L'outil numérique a
été imposé avant tout pour sa rentabilité. La numérisation a
permis de licencier du personnel : le projectionniste, les spécia­
listes de l ' image et du son, ces premiers spectateurs, voient leur
rôle réduit.

3 02
Objectif

On sait la polysémie de ce terme. Un objectif est un but à


attei ndre. Mais c'est aussi une extériorité qui participe de l'objet
plus que du sujet. C'est encore, et pour les mêmes raisons sans
doute, le nom d'un système de lentilles optiques qui sert à la
photographie, au cinéma, aux télescopes et aux microscopes.
Cette polysémie ne laisse pas de troubler. À ce point déjà
s'aperçoit le fantasme d'un détachement qui isolerait la chose
vue de l 'acte de voir (nécessairement « subjectif », lui). Le désir
d'« objectivité » est datable : il nous semble qu' il est contem­
porain de la montée en puissance de l 'esprit scientifique, qu' il
est donc d'abord polémique, contre les croyances, les préjugés,
etc. Mais I '« objectivité » devient vite, avant Albert Einstein,
la justification d'une sortie de jeu du « sujet », sujet justement
à toutes les erreurs. Un certain esprit scientifique se targue
d'être dans une vérité « objective ». Ce fantasme a fait long feu.
Les mots, cependant, sont les traînées d'une pensée perdue
de vue : « objectif » ramène à l 'automatisme de la caméra, à la
longue croyance que la machine, dépourvue d'« âme », est ou
serait idéologiquement « neutre ». C'est tout le contraire : les
machines, et d'abord les machines à voir, s'inscrivent dans une
longue histoire où se mêlent connaissances, espoirs et préjugés.
Rien de plus idéologique qu'une lentille : elle a été construite,
polie, ajustée, pour rendre un certain effet qui, lui, est en rela­
tion serrée avec les désirs et les habitudes d'un moment.
La caméra, machine à voir, est là pour « augmenter » les
capacités du regard et, à la fois, placer l 'outil dans la main afin
de libérer l 'œil. É tablir, autrement dit, une certaine distance
avec l'objet filmé autant qu'avec le corps filmeur. Dans cette
question de la distance se joue la relation - poreuse - entre
perception sensible (par définition subjectivée) et percep­
tion objectivée. D'une part, « l 'objectif » établit une relation
distante - donc une séparation - entre l 'autre et moi. D'autre
part, du côté de la perception sensible, on est dans une relation
charnelle. « Le rapport se renverse, la main touchée devient
touchante, et je suis obligé de dire que le toucher est ici répandu
dans le corps, que le corps est "chose sentante'', "sujet-objet". Il
faut bien voir que cette description bouleverse aussi notre idée
de la chose et du monde, et qu'elle aboutit à une réhabilitation
ontologique du sensible » (Maurice Merleau-Ponty, 1960).
Avant la caméra, l 'approche d' Étienne-Jules Marey est
physique : le physiologiste place sur ses sujets des capteurs reliés
à ses instruments pour mesurer ce que l 'on ne pouvait pas
voir à l 'œil nu : représenter graphiquement les mouvements
sanguins, les battements du pouls, les secousses d'un muscle.
Il se saisit de la Chronophotographie pour dérailler analyti­
quement ce que l 'on voit d'une façon synthétique, sans pouvoir
en distinguer le mécanisme. Marey démontre que le mouve­
ment peut être décomposé en phases qui, elles, sont isolables et
observables. Pour s'approcher au plus près du vivant, il prend
de la distance avec un objectif photographique. En mettant
au point le Fusil photographique (1882), il libère les oiseaux
des capteurs qui les empêchaient de voler. L'observateur est
mobile et peut viser pour saisir le vol de l 'oiseau : la caméra
inscrit dans l ' image le point de vue de celui qui filme. Il s'agit
de voir enfin ce qui se présente à notre vue sans que ce soit
directement visible : un sensible en devenir de visible.
La caméra, ainsi, participe à la fois d'une perception objec­
tivée et d'une subjectivité sensible : elle n'est donc pas un
simple prolongement de l 'œil ou de la main. Filmer n'est pas
une opération « naturelle » . L'outil lui-même est « une machi­
nerie ». La caméra induit des interactions complexes - et très
artificielles entre filmeur et filmé. L'opération de filmer reste
-

une opération mentale. « L'instru ment de mesure finit toujours


par être une théorie et il faut comprendre que le microscope
est un prolongement de l'esprit plutôt que de l 'œil » (Gaston
Bachelard, 1934). Un microscope permet d'émettre des hypo­
thèses sur ce que nous ne sommes pas encore en capacité de
voir, avant que la technique ne permette de le constater. C'est
ce qui « transparaît derrière ce qui apparaît » qui intéresse
Bachelard : « l 'on s'instruit par ce que l 'on construit ».
Avec une caméra, on ne peut pas s'approcher trop près : la
distance de netteté nécessaire à l 'optique représente un obstacle
(tout comme la fenêtre, l'écran ou le cadre). Avec, déjà, bientôt,
l 'électronique organique, il n'y aura plus d'objectif devant le
capteur et l 'écran deviendra caméra. Voir la séquence fantasmée
de Minority Report (Steven Spielberg, 2002) , où Tom Cruise,
d'un geste, manipule les images devant l 'écran sans avoir
à le toucher. Dans un étonnant retour vers Marey, l'écran/
objectif permettra de capter la pression, la chaleur, la lumière
pour éventuellement en faire des images. Toucher du regard
ou toucher avec les yeux (Merleau-Ponty) n'est pas une idée
neuve. Toucher provoque des sensations visuelles et pellicula
veut dire « petite peau ». Avec cette technique, les capteurs
seront faits d'une matière souple qui pourra prendre n' importe
quelle forme. Une peau. La peau est bien une surface sensible,
y compris à la lumière. Un pas de plus, ce sera faire d'une peau,
un œil. Ainsi les robots seront-ils équipés d'une peau voyante.
Tout ce qui s'annonce là, revient à se détacher de l'objectif
« dans une relation complexe entre voir et sentir. Se fondre

dans un milieu, rendre la peau voyante, saisir des images


directement au moyen de notre corps conduit à opérer une
confusion entre l 'objet mécanique, instrumental, et le corps
humain » (Jean-Claude Beaune, 2009) . On peut se demander
si l ' ho m o faber que nous sommes peut se passer d'un instru­
ment conçu par lui mais différent de lui pour élaborer ses repré­
sentations du monde. C'est une naïveté (idéologique) de croire
que nous sommes en prise directe avec ce monde par le truche­
ment de nos perceptions, alors que nous sommes à tout instant
occupés à reconstruire ces données pour en faire des images et
des histoires. Rien ne nous est donné qu' il ne faille réécrire,
re-sentir, reformuler : construire.
Créer, on le sait, commence toujours par une séparation,
le contraire d'une fusion. Il y a bien entendu une dimension
oprique et à la fois tactile du voir (l'haptique), et la vision s' ins­
crit complètement dans le tactile - mais s'agit-il de « toucher »
l 'autre dans sa chair, ou nous-mêmes d 'être « touchés » dans
notre chair, ou bien s'agit-il de toucher en raison d 'une distance,
par le fait même de la distance ? L' idéologie du tout visible
désire - de moins en moins obscurément - faire de l ' homme
un être de sensations directes, c'est-à-dire d'émotions qui n'au­
raient plus besoin du langage pour se déclarer. Tel est en partie
le fantasme science-fictionnel hollywoodien, qui sans cesse met
en jeu le dépassement du langage dans l'action et la sensation
- langage qui est un processus d'abstraction du sensible vers
l'intelligible. Imaginer le corps humain comme une constel­
lation de cellules photo-électriques, de photosites, a pour effet
(et peut-être pour raison d'être) de court-circuiter le passage
au langage, c'est-à-dire la mise à distance et la réélaboration.
Pour nous, êtres de cinéma en même temps que de langage,
l 'histoire du voir et du montrer définit la place du spectateur
comme celle d'une mise à distance du monde. Le mouvement
général va en sens contraire.
Toucher les choses. Grand retour du rapport tactile au
monde. L'haptique comme un au-delà de l'optique. Le joystick,
la zapette, la caméra-main, les écrans tactiles. . . La déréali­
sation des relations intersubjecrives, l'atténuation même des
dimensions subjectives, le marché des sensations fortes, l'auto­
centrage, l'atrophie du langage, tout cela semble aller vers un
doute quant à la tangibilité du monde, qu' il s'agirait de toucher
du doigt, comme pour s'assurer de ce que le passage au virtuel
n'aura pas tout emporté. Je touche, donc je suis. On tape - et
ça répond. L'autre dimension commune à ces tendances du
moment est la violence du passage à l'acte. Qui balaie toute
distance et barre tout processus de mise en représentation. Au
« voir » succède le viol.
Les représentations premières de la grotte Chauvet
(36 ooo ans avant J.-C.) montrent comment ceux qui cher­
chaient à représenter le monde animal inscrivaient déjà de

306
manière remarquable la perception sensible, le mouvement
et le relief - en utilisant les aspérités de la roche. Comme l 'a
écrit Marie José Mondzain (2007), poser sa main sur la roche
et souffier sur elle un pigment rouge, puis la retirer, créant
ainsi une main négative, marquait parfaitement la notion de
retrait dans la création de l 'œuvre. C'est en se retirant de son
modelage que le sculpteur à la fois se sépare de sa création,
c'est-à-dire d'une part de lui-même, et donne vie à cette chose
autre qu'est une œuvre. Le passage à l 'acte se présente au
contraire comme une interruption de la séparation créatrice,
comme l ' intervention angoissée d'un narcissisme menacé qu' il
faudrait réaffirmer violemment. « Je » et la « chose » se mêlent
alors inextricablement.
Contre une telle confusion des sensations, le travail des
cinéastes (et des photographes) fait émerger une nouvelle
physique du regard dans le monde. Elle est polémique
- puisqu'elle surgit pour lutter contre la généralisation sans
principes, autres que marchands, de la production des visibi­
lités dans notre moment historique.

Objectivité

Longtemps, les images produites par la caméra ont été


tenues pour « objectives ». C'est évidemment confondre la
chose visible et sa représentation. Pour mécaniques qu'elles
soient, les caméras et les chambres photographiques sont des
machines à traduire le monde visible en images qui peuvent
lui ressembler, certes, et pas toujours, mais qui diffèrent de
lui parce qu'elles sont cadrées. Cadrer, c'est effectuer un choix
parmi les différents états ou fragments du visible. Et ce choix
est une limite. Tout le contraire d'une « vue » objective. Les
« vues » Lumière, premières du genre, étaient avant tout des
mises en scène ou des mises en images de situations plus ou
moins organisées . On ne peut évidemment pas parler de la

307
« subjectivité » d'une machine. Mais en cadrant, cette machine
entre dans un processus signifiant qui n'a plus rien d'« objectif ».
Reste la question ici récurrente, obsédante, de l'enregistrement
par la caméra de portions du champ visible qui échappent au
regard du cadreur ou du cinéaste, ou qui demandent un autre
regard, plus tardif, plus averti, pour être remarquées. Il y a là
un dépassement des sujets qui font les images ou qui les voient
qui nous conduit plutôt du côté de l ' écriture automatique, de
ces automatismes humains, animaux ou machiniques dont la
« conscience » n'est nulle part. Il arrive de plus en plus souvent
que des cinéastes veuillent expérimenter un filmage où le cadre
n'est plus véritablement contrôlé : avec les caméras de surveil­
lance, bien sûr, avec ces caméras « sportives » type GoPro. On
comprend qu' il s'agit de créer en dehors du fantasme d'une
subjectivité toute puissante.

Observation

De nombreux ethnologues mettent en place dans les années


vingt et trente des protocoles d'observation qui impliquent la
participation effective de l'observateur aux situations obser­
vées (Gregory Bateson, Bronislaw Malinowski) . Le cinéma
en général et plus spécialement le documentaire font écho
à ce souci d'entrer dans le jeu de l'autre, d'y « participer ».
Comment accéder à l'altérité de l'autre - et si c'est le cas
d'une altérité « non occidentale », comment faire pour que les
caméras, machines d'abord occidentales, ne restituent pas une
« vision du monde » marquée par nos connaissances scienti­
fiques ? Mais au cinéma il ne s'agit que de mettre en relation
l'altérité filmée avec une autre altérité : celle du spectateur,
cet autre inconnu. Non seulement, si l 'on peut encore parler
d'« observation », elle est « participante », mais (et c'est aussi
le cas pour l'ethnologie) la participation va bien au-delà de
l ' implication de l 'observateur (du cinéaste) : puisque celles et

3 08
ceux qui sont filmés « observent » à leur tour celle ou celui qui
les filme et en tirent, le sachant ou non, une stratégie guidant
leur participation . . . Ce que nous appelons, encore une fois
à la suite de Claudine de France et dans une extension de
la notion elle-même : « auto-mise en scène » . Le jeu du cadre
(cadré/non cadré ; inclus/exclu) suppose une participation de
l 'autre filmé : il se plie au cadre, il en tire en même temps la
possibilité de supposer quelque chose des désirs et stratégies de
! 'autre qui filme.

Obturateur

Dans une caméra mécanique, le moteur règle précisément


le mouvement de la griffe qui associe le pas de la pellicule
et celui de l'obturation. Il y a de toute façon obturation, en
argentique comme en numérique. Même si certaines caméras
de cinéma numérique conservent une obturation méca­
nique, celle-ci devient électronique avec les capteurs CMOS
(les informations passent ou ne passent plus). C'est ce qui se
produit avec les appareils photographiques de plus en plus
employés pour filmer (Film/socialisme, Jean-Luc Godard,
2010) : l'obturateur mécanique reste ouvert et l 'obturation se
fait électroniquement.
Martin Roux nous précise que les capteurs CCD emploient
un global shutter: l'obturation concerne la totalité de l' image.
En revanche, la plupart des systèmes équipés de CMOS
utilisent un rolling shutter. (cf. Capteurs.) Avec le global shutter,
tous les éléments de l' image sont enregistrés en même temps.
L'image est capturée tout entière au même moment. Le rolling
shutter affecte les photosites l'un après l 'autre : l ' image ne cesse
pas de changer point par point. L'obturation n'est plus un instant,
c'est déj à une durée. Un instant est toujours une durée, mais
l'exposition ne se fait pas au même moment t d'un point de
l' image à l 'autre. Un bâtiment haut comme le clocher d'une
église, par exemple, filmé dans un mouvement rapide, appa­
raîtra tordu entre le bas et le haut de l'édifice.
À l'origine de l ' image électronique (la télévision, puis la
vidéo), nous trouvons, comme en cinéma, un disque obtura­
teur (disque de Nipkov, 1884) : la lumière traverse une fente qui
permet d 'éclairer ligne par ligne et point par point. Puis, le
système est amélioré et le balayage est réalisé par un « pinceau
électronique » (brevet du « télescope électrique » de Rosing)
jusqu'au flying spot de Baird et enfin le canon à électrons du
tube cathodique. Le rolling shu tter de l 'obturation électronique
est plus proche de ce principe de la télévision que du cinéma
(c'est pourquoi la Sony CineAlta F65 est équipée d'un capteur
CMOS très performant, mais dont l'obturation est toujours
faite mécaniquement par un disque).
Un obturateur mécanique qui « balaye » devant la fenêtre
n'obture pas non plus exactement au même endroit et au
même moment quand la vitesse d 'exposition est trop lente.
Dans un premier temps, Jacques-Henri Lartigue avait consi­
déré sa photographie, Une Delage au grand prix de !'Automo­
bile Club de France en I9I2, comme ratée : la roue apparaissait
déformée car la vitesse de la voiture était plus rapide que
celle de l'obturation. Quarante ans plus tard, ce défaut lui
est apparu comme une qualité, qui ajoutait un dynamisme et
une impression de vraie vitesse à l ' image fixe. (En couverture
du livre d'Hartmut Rosa, Accélération, une autre photo d 'une
auto de course déformée par la vitesse : Grand Prix de !'Auto­
mobile Club de France, Maurice Branger, 1914.) Dès les débuts
du cinéma, la vitesse d'obturation a été assez rapide pour
filmer la vie - même dans ses mouvements les plus rapides.
Limage correspondait à un instantané que les appareils numé­
riques ont dans un premier temps du mal à réaliser.
Lobturation électronique explique aussi pourquoi ces appa­
reils très sensibles permettent de tourner dans des conditions
lumineuses jusqu'alors impossibles. En basses lumières, on
voit plus clair avec la machine qu'à l 'œil nu ! Dans Adieu au

3 10
langage (2014), Jean-Luc Godard utilise pleinement les défauts
d'obturation du Canon EOS 50 Mark III, mais aussi, en
parallèle, des caméras amateurs. Filmant la neige qui tombe,
ces capteurs n'arrivent pas à saisir la légèreté de mouvement
des flocons. La neige ne ressemble alors à rien de ce que nous
connaissons. Les flocons apparaissent et disparaissent comme
des points blancs qui viennent marquer l' image. Le défaut
d'obturation fait aussi partie de la réalité de la prise de vues,
et donne lieu à des effets de matière : bruit, chaos, distorsion.

Off/ On

Serge Daney a introduit cette distinction au début des


années soixante-dix. Est dite off toute parole qui vient du
hors-champ : elle a pu être in, ou elle le sera, elle est pour
l' instant proférée depuis une source non cadrée, autrement dit
non visible. Cette parole passée du in au offen fonction de la
mise en scène et du découpage, reste liée à la scène, ne s'en
détache pas, quand bien même elle reste non visible. Autre
chose est une parole on : elle ne vient pas de la scène mais de
la seule bande-son, elle n'a pas été filmée, elle ne le sera pas :
c'est donc une parole ajoutée, greffée sur la situation mais n'en
procédant pas. On sont ainsi les commentaires, les paroles
des personnages détachées du contexte de leur profération, les
explications ou les analyses qu'on dit « tombées du ciel » dans
la mesure où le sujet qui les prononce reste inaccessible à toute
mise en images.
Il est sûr que l 'alliance de paroles on et d ' images produit
une composition au sens fort du terme. On sort de la mise en
scène d 'une situation pour passer à ce que l'on pourrait dire
un moment poétique au sens où une égale indépendance, une
même liberté permet d'associer ou d 'écarter la bande-image
et la bande-son, ne trouvant la nécessité d 'un accord ou d'un
discord que dans la justesse du geste cinématographique qui

311
les réunit. Aucune règle « réaliste », aucune fonction explica­
tive. Les mots de leur côté, les images du leur, se serrent ou
s'éloignent au gré d 'accords qui ne s'imposent que de naître
à nos yeux et nos oreilles. La beauté de la chose est que dans
un même film, il puisse être donné au spectateur de passer du
in au off et de celui-ci ou celui-là au on : les variations de ces
régimes d 'association entre images et sons nous affranchissent,
entre autres, de la dictature du in synchrone telle qu'elle s' im­
pose dans la très grande majorité des films (La Belle journée,
Ginette Lavigne, 2m2) .

Panoramique

Mouvement pivotant de la caméra sur son axe, latéral


(panoramique latéral droite-gauche ou gauche-droite) ou bien
vertical (panoramique vertical haut-bas ou bas-haut). Toutes
les combinaisons obliques sont évidemment possibles, compte
tenu de la faculté relative qu'a la caméra de pivoter sur sa
« tête ». À la main, c'est l 'anatomie du caméraman qui limite
les mouvements de l 'appareil. Michaël Snow a construit une
machine pouvant faire bouger une caméra selon des axes et
des combinaisons irréalisables par un corps humain, et même
non expérimentables par un œil humain (La Région centrale,
1971). La nécessité de combiner ces deux points de référence
que sont l 'œil et l 'appui de la machine limite évidemment les
possibilités de mouvement.
Le panoramique, qu' il soit vertical ou latéral, lent ou rapide,
revient à une découverte progressive du hors-champ. Ce qui
n' était pas cadré dans un temps t entre dans le cadre en t+I
puis sort du cadre en t+2, etc. Il s'agit donc d 'un mouvement
de balayage, par un cadre, du champ visible à l 'œil nu. Ce
mouvement lui-même entraîne deux effets contraires. Premiè­
rement la découverte progressive de pans du champ visible,
cachés avant que le mouvement ne les découvre, autrement

312
dit la possibilité d'accueillir dans un même mouvement, dans
une même continuité spatio-temporelle, des éléments visuels
« nouveaux », au sens d 'un surgissement, qui pourraient se

révéler parfaitement hétérogènes à la portion de visible filmée


l' instant d 'avant; mais, deuxièmement, la nature progressive
du mouvement, le lié et ! 'enchaîné qu' il induit d'une prise
de cadre à la suivante, signifient fortement que d'un instant
à l 'autre c'est du même qui sera découvert. Disons : du proche.
Continuité par contiguïté. Il y a une sorte de destin métony­
mique du panoramique. De proche et proche, de pas en pas,
ce qui entre dans le cadre est presque toujours identique à ce
qui s'y trouve déjà, le en-train-d 'être-cadré fonctionne donc
en continuité avec le en-train-déjà-d 'être-décadré. Le pano­
ramique conforte par là la certitude commune que le visible
est fait d'un emboîtement de continuités, qu' il est à la fois
continu, lisse et homogène, ce qui revient à se rassurer sur la
continuité et la similitude entre le monde sensible et notre
perception du monde sensible, rêvés comme adéquats l 'un à
l 'autre.
Le panoramique, facteur d ' illusion ? On peut avancer
qu' il renforce le pouvoir disciplinaire du cadre : le lointain est
appelé par le panoramique à se changer en proche, le différent
en semblable au moins dans le cadre, l 'étranger en familier,
etc. Le panoramique latéral circulaire (360°) est une figure de
style paroxystique et exemplaire : la boucle se termine par le
cadrage qui était son début, mais ce retour au point de départ
est leurrant puisque du temps s'est écoulé entre le début et la
fin, qui ne sont donc identiques qu'en apparence; il arrive bien
sûr que la malice du réalisateur ait pris soin de placer au point
d 'arrivée un élément qui n'y était pas au moment du départ.
La continuité affirmée par le panoramique se trouve ainsi
démentie. En ce sens, il n'y a pas de répétition au cinéma :
puisque tout ensemble de signes, quand bien même il serait
identique en tout point à un autre ensemble de signes, en
différerait par la durée qui les sépare. Ce qui n'est pas répété,

313
c'est le temps. Le cinéma, art du temps, fabrique du singulier
dans le semblable et de l 'unique dans le même.

Partage

Bien que ce terme ait été usé par toutes les Églises, nous le
reprenons pour définir ces films entre fiction et documentaire
qui ne peuvent se réaliser que dans un partage, en effet, entre
acteurs-personnages et cinéaste. C'est le cas de quelques-uns
des plus beaux films de Jean Rouch collectivement réalisés :
Jaguar (1954), Moi, un Noir (1958), Chronique d 'un été {avec
Edgar Morin, 1961). Dans chacun de ces films, la part des
« personnages » est décisive. Leur vie, leurs réalités, leurs
soucis trament le scénario ; ils jouent leur propre rôle, disent
leurs propres dialogues - et c'est pourquoi nous mettons des
guillemets à « personnages », car celles et ceux qui jouent
dans ces films sont dans un entre-deux, dans une hésitation,
dans un tremblement fascinant entre « eux-mêmes » et « eux
filmés ». Et c'est cela qui est finalement filmé, la relation des
corps-sujets à la machine-cinéma, dans ce qui est la part docu­
mentaire de ces films; mais en même temps, chaque corps,
chaque sujet filmé en tant que lui-même, en tant que croyant
qu 'il est lui-même, amène dans la relation documentaire une
autre part, celle du devenir-récit de sa propre vie, du devenir­
acteur de sa propre personne, et à travers ce qui vacille alors
toute une part de fiction qui ne peut pas ne pas englober le
spectateur, lui aussi confronté à la difficulté de séparer le corps
filmé de la fiction qu' il porte. Le partage dont nous parlons
est en fait partage du spectateur puisque celles et ceux qui
jouent, et celui qui les filme, sont d'abord spectateurs les uns des
autres : cette mise en abyme ne peut qu'entraîner avec elle le
spectateur du film lui-même. Un autre exemple, extrême, est
l ' incessant jeu de miroirs auquel Abbas Kiarostami invite ses
personnages-acteurs dans Close-up (1990), à commencer par
le héros, Sabzian, qui joue son propre rôle, comme les autres
figures de cette affaire, le père, la mère et les deux enfants, plus
un journaliste. Mais Sabzian est tout particulièrement livré au
partage : arrêté par la gendarmerie pour imposture, il lui est
demandé de rejouer son rôle dans cette h istoire, et l ' imposteur
n'en est plus un quand il joue le rôle de l ' imposteur qu'il a
été. Il s'agit là, on le comprend, de la plus vertigineuse mise en
abyme de l'histoire du cinéma. Au bout du partage du film, il
y a l ' indémêlable. Mise en scène : mise en commun.

Pauvre (cinéma)

Ce ne sont pas les additions de millions de dollars qui font


rêver l 'amateur de cinéma (que nous sommes), non, c'est que
se noue une relation fertile entre dépense et travail, en sorte
que la somme des moyens mis en œuvre favorise les enjeux
artistiques du film - autrement dit, ne les gâche pas. Il y a eu
Rohmer et Godard, Rouch, Labarthe, Pollet, Moullet, Kramer,
Straub-Huillet, Philibert, Pazienza . . . Le peu est souvent plus
juste que le plus. Ce qui nous travaille, spectateurs, critiques,
cinéastes, c'est de voir un plus grand nombre d'amateurs,
jeunes ou non, cinéastes en désir et en puissance, tenter de se
frayer un chemin à travers la sauvagerie que reste la réalisation
d 'un film, que l 'on ait beaucoup ou moins d'argent. Si c'est
peu, voire très peu, la question de l 'adéquation entre moyens
et résultats se pose vivement. Beaucoup d'argent dispensé à
tout propos masque la question à résoudre. Quand on n'a rien,
quand on a peu, trop peu, l 'emploi de la moindre monnaie
devient un enjeu artistique majeur. L'argent, hélas, évite de
penser. C'est le cinéma tout entier qui doit être placé du côté
de la part maudite, et pas seulement l 'argent qui sert à faire
des films ou les films qui servent à faire de l 'argent : la dépense
véritable, le don et la perte, c'est l 'art. Nous sommes entrés
dans un nouveau temps où l 'on expérimente qu' il y a plus de

315
risques et donc plus d'enjeux, artistiques entre autres, dans la
pauvreté que dans la richesse. De l'amateur à l'artisan, cela
se sait et se vit. Peut-être le temps est-il venu d 'une alliance
entre production et réalisation, ici et là préfigurée, disons par
le cinéma d ' É ric Rohmer, encore lui. L'approche culturelle,
l 'approche esthétique masquent trop souvent, ou préfèrent
ignorer, à quel point la saisie des enjeux d'art dépend de l ' équi­
libre entre production et réalisation, et que le producteur est
artiste comme le cinéaste, même si c'est par délégation. Chez
Rohmer, insistons, bien que pauvre parmi les pauvres, l 'argent
est mieux dépensé que chez Luc Besson : il est ajusté aux
besoins de la mise en scène. Il faut donc mettre des guillemets
aux deux termes, pauvre et riche. Riche peut se révéler être
un faux-semblant. Depuis les Évangiles (peut-être), richesse
et pauvreté jouent à échanger leurs valeurs. C'est une ques­
tion qui trouve son champ de plein exercice dans l 'histoire
du cinéma, où l'argent n'a que rarement produit des chefs­
d'œuvre. (Que l 'on se souvienne du Cléopâtre, de Joseph L.
Mankiewicz, 1963.) En bref: déjouer les rituels que l 'économie
impose et qui ne conviennent pas à chaque film. Tout film
exige qu'on lui invente son économie, son dispositif. Cette
« variabilité des rituels » est insupportable à une économie qui

ne peut produire de la richesse sans répéter le même modèle.

Pellicule

Dans la pellicule, on peut différencier le support, en poly­


ester, et l 'émulsion : une couche de gélatinobromure d'argent,
c'est-à-dire de la gélatine animale dans laquelle sont en suspen­
sion des cristaux d' halogénure d'argent, obtenus par la précipi­
tation de nitrate d'argent avec du bromure de potassium.
C'est l 'émulsion qui constitue la surface sensible, le support
étant le ruban pelliculai re. Kodak a fermé treize usines (dont
celle de Chalon-sur-Saône en France) et seul le site de Rochester,
Kodak Park, aux États-Unis, fabrique encore de la pellicule. Le
polyester, c'est-à-dire le support pelliculaire, y est fabriqué - à
la lumière - dans un bâtiment de près de deux kilomètres de
long. La machine géante qui demande à être à une tempéra­
ture précise en tout point ne s'arrête jamais. Elle produit des
rouleaux de film de 137 cm de large et 3 ooo m de long. Chaque
rouleau est produit en une demi-heure. 24 heures par jour et
sept jours sur sept, 66 heures de support pelliculaire 35 mm
(ou 332 heures de 16 mm) sont produits toutes les 30 minutes.
L'émulsion est fabriquée dans un autre bâtiment, puis,
dans le finishing building, elle est appliquée sur le support.
L'opération se fait dans le noir (l'émulsion est sensible à la
lumière), tout comme les étapes suivantes, celles de la découpe
des rouleaux de 137 cm de large en bobines, dans le format
souhaité (65 mm, 35 mm, 16 mm, super 8), et la perforation.
La marque Kodak, le nom lui-même, ont pendant des décen­
nies représenté le support nécessaire à « la bonne mémoire du
monde ». Seuls, Orwo fabrique encore du noir et blanc en
Allemagne, et Agfa du film positif couleur.
Comment fabriquer de l ' émulsion sans Kodak ? Dans
des laboratoires artisanaux (Labominable, ! 'A telier MTK),
des artistes comme Alex McKenzie, Nicolas Rey ou É tienne
Caire fabriquent leur émulsion noir et blanc. Ils réutilisent
un support existant en « nettoyant » l ' image avec de l 'ammo­
niaque. L'émulsion se fabrique avec de la gélatine alimen­
taire, plus un mélange de nitrate d'argent et de bromure de
potassium. Solution A : pour un litre d 'eau, 132 grammes de
bromure de potassium et 4,5 grammes de potassium iodé à
mélanger avec 30 grammes de gélatine animale. Solution B :
500 ml d'eau dans laquelle on dissout 130 grammes de nitrate
d'argent. Une fois le mélange des deux solutions A et B, fait à
bonne température (entre 50 et 60 °), l 'émulsion sensible s'ap­
plique avec un pinceau, toujours en lumière rouge et le plus
rapidement possible à cause de sa vitesse de réaction. L'appli­
cation incertaine de l'émulsion « à la main », son épaisseur
irrégulière, sa matière, participent de la fabrication même de
l ' image que l 'on va obtenir. Cette matière, épaisse, parfois
trop épaisse pour passer dans la fi nesse du mécanisme d 'une
caméra, sert à faire des foundfootage (copie d 'une image exis­
tante) et à nous rappeler qu'en l 'appliquant avec un pinceau
tendu par la main, il y a deux empreintes : celle de la lumière
mais aussi celle de l 'homme.

Persp ective

La perspective dite artificielle est un effet de l 'art, de la


technique, du calcul, donc de l 'artifice : distincte de la pers­
pective dite naturelle qui est notre manière « normale » d 'em­
brasser l 'espace visible. La vision binoculaire est réglée par les
lois de la propagation de la lumière dans divers milieux et
selon les corrections induites par divers systèmes de lentilles.
Quand l 'on passe de la vision binoculaire standard à une
vision monoculaire - non « naturelle » -, d 'une vision à trois
dimensions à une image à deux dimensions, prime le souci
de réalisme, de ressemblance, de similitude entre la sensation
que produit l 'objet peint ou photographié et la sensation qu' il
procure dans une vision naturelle ; la conséquence en étant
de réinscrire les objets visibles dans une échelle respectant
ou reproduisant la « loi de diminution des grandeurs appa­
rentes en fonction de l'éloignement ». Il s'agit de reconnaître
dans le tableau ou sur l 'écran l'ordre du monde tel qu'on le
connaît « dans la vie ». « La mise en forme du monde, la struc­
ture d 'organisation de la représentation ne change pas fonda­
mentalement depuis Masaccio, début du xve siècle à Florence,
jusqu' à Monet : la perspective est toujours là, et l 'appareil
photographique prendra ensuite le relais, dans la mesure où
il ne fait que singer le principe de la perspective : il y a un œil
unique et toutes les lignes convergent vers le point qui est la
projection de l'œil sur la surface de représentation » (Daniel
Arasse, 2003). Ce souci de « réalisme » conduit à concevoir et
préférer des lentilles produisant une impression visuelle fami­
lière - disons les focales moyennes plutôt que les très courtes
ou les très longues, marquant une distorsion perspective peu
« naturelle ». La vision perspective linéaire est ainsi normalisée
et vaut comme norme.
On a pu présenter la perspective artificielle comme un outil,
précisément, de mise en ordre du monde : elle apparaît en Italie,
à la Renaissance, dans un moment d'effort de rationalisation.
Le jish eye nous rappelle que d 'autres normes sont imaginables
et applicables. Les lentilles photographiques qui équipent les
caméras sont calculées pour reproduire les trois dimensions du
monde visible sur les deux dimensions de la pellicule puis de
l 'écran. Il faudrait renoncer à l 'écran, à la surface de projec­
tion, pour obtenir une image en trois dimensions dans un
espace à trois dimensions (hologrammes). La surface d ' ins­
cription puis la surface de projection sont toutes deux planes
(deux dimensions) et la perception d 'une « profondeur » ou
d 'un « relief » qui est celle du spectateur relève de l'illusion.
Le désir d 'être leurré ouvre le spectateur aux puissances de
l'imaginaire, le fait rejoindre le désir de fiction, c'est-à-dire de
croyance. Croire, c'est toujours croire en ce qui pourrait ne pas
exister. (cf. Leurre.)

Photo gramme

Ou image. La plus petite unité d 'un film. Il y en a eu, à


la prise de vues, 15, 16 ou 18 par seconde, dans les premiers
temps, puis 24 par seconde à partir du parlant. Le photo­
gramme est une photographie prise au 5oe de seconde environ
(1/48 e seconde pour 24 images par seconde). Une image arrêtée.
Qu'un mouvement dans l'image soit plus rapide que l'obtura­
tion, il sera flou, mais le photogramme restera fixe : un flou de
bougé. Ce qui fait que ça bouge « comme dans la vie » tient

3 19
au défilement assuré par le projecteur. Pour éviter le scintille­
ment de l' image dû à la succession rapide de zones sombres et
claires, nous voyons 24 images différentes par seconde mais
chaque image est dévoilée par l 'obturateur deux fois. Ce qui
veut dire que nous voyons 48 projections de 24 photogrammes
différents.
Ce qui assure la mise en mouvement de la pellicule dans
la caméra d'abord, dans le projecteur ensuite, est une force,
mécanique ou électrique, extérieure à la suite des photo­
grammes. Dans la mesure où l'opération cinématographique
conforte cette croyance familière que « le mouvement, c'est la
vie » {ou l'inverse) , elle réalise le tour de passe-passe de faire
tenir une suite de photogrammes fixes pour un enregistrement
du mouvement de la vie. Le photogramme est donc la part de
mort en acte dans l 'opération cinématographique de recons­
titution du mouvement de la vie. Derrière le mouvement de
la vie, il y a le squelette photogrammatique, contraint par le
mouvement du projecteur à mimer une danse macabre dans
une suite de saccades. Car le mouvement qui anime le ruban
de pellicule est, à la prise de vues comme à la projection, un
mouvement saccadé.
Dans le monde argentique, les photogrammes sont séparés
les uns des autres par un mince filet noir, qui matérialise
à la fois la séparation de chacun des photogrammes d 'avec
ses voisins, et l ' intervalle de temps (une fraction de seconde)
qui sépare deux photogrammes. On parle alors d' interimage.
Ce fragment de vue non en registrée est un copeau d 'espace­
temps manquant à la succession de deux photogrammes, pour
proches qu' ils puissent être dans l 'espace et le temps référen­
tiels. La perception ne capte pas ce qui est pour le cerveau une
absence d ' informations.
La modification des cadences de prise de vues et/ou de
projection fait apparaître comme telle la suite des photo­
grammes : une suite de saccades à la place de l ' impression de
continuité due à l 'effet bêta. C'est constater que le squelette

320
n'est pas loin de la peau. Plus la cadence change et ralentit,
plus la suite des images apparues comme telles évoque les
arts plastiques, exactement comme les photos de mouve­
ments arrêtés de Eadweard Muybridge (1887) sont aujourd' hui
exposées dans des galeries. Tout le cinéma, et cela ne nous
étonne pas, est aujourd'hui l'objet d'une vaste entreprise de
récupération et de recyclages divers par le monde des arts plas­
tiques, pénétrés, comme le reste de la société, par l 'obsession
du mouvement mécanique (Marcel Duchamp, 1912 ; Giacomo
Balla, 1914). Reste que le spectateur qui circule dans galeries et
musées s'arrête un temps variable à regarder les œuvres : tout le
contraire du temps contraint du spectateur de cinéma. Bref, il
est tentant, il est facile d' isoler le photogramme, image arrêtée,
de l'ensemble photogrammatique dans lequel il s'insère et joue,
pour en faire un fragment image-temps se suffisant à lui-même.
Opération sans danger. La corne a disparu, le taureau aussi.
Le principe du mouvement en cinéma est simple : une
image fixe remplace une autre image fixe. Le cinéma numé­
rique reproduit ce principe de l'argentique. La vidéo et la
haute définition sont venues, en revanche, bouleverser ces
fondamentaux. Pour gagner de la bande passante, cette
image est affichée en deux temps par le balayage d 'un fais­
ceau d' électrons. La vidéo entrelacée est l 'association de deux
demi-images - deux trames - légèrement décalées dans le
temps, ce qui donne une plus grande analyse du mouvement
que le cinéma, moins d'effets de stroboscopie que le cinéma
mais des contours qui ne sont jamais exacts sur un objet qui
se déplace. Elle présente aussi un effet de peigne plus visible
(les lignes de la télévision apparaissent sur les formes les plus
organiques de l'image). Depuis, la vidéo est devenue égale­
ment progressive, reprenant le principe du cinéma : une image
pleine (un photogram me) qui en remplace une autre. Avec la
première DV à proposer un effet progressif (la caméra Pana­
sonic AG-DVX 100), les réalisateurs et les chefs opérateurs
ont retrouvé quelque chose de l ' image argentique, notamment

321
une impression de définition, ou de netteté, et les « défauts »
(stroboscopie) d'un défilement saccadé (même si le principe ne
reste qu'un effet) . En progressif, l'image reste fixe plus long­
temps, alors qu'entrelacée, un peu de l'image change un peu
tout le temps. Il y a bien analyse à partir de la restitution de
25 images par seconde mais en vidéo, cette analyse s'appuie
sur un mouvement paradoxal : la vision de 25 images « arrê­
tées » alors que la bande défile en continu et que l 'image est
restituée sous la forme d'un balayage. (cf. Obturateur.) Cette
contradiction est accentuée par les principes de compression
de l 'image et un mouvement qui tend vers la fluidité. Il y a à
la fois analogie avec le fonctionnement du cinéma {caméra et
projecteur. cf. Analyse (du mouvement); Capteurs ; Argentique/
numérique) et déplacement vers un autre monde. Le monde de
la similitude. En 35 mm, chaque photogramme est singulier
et différent de ceux qui l 'entourent, quand bien même s'agi­
rait-il de la même scène, du même bout de monde filmé. La
compression numérique, elle, se sert de la répétition de séries
d 'éléments immuables en dépit du temps qui passe : il s'agit de
faire l' économie de milliers ou de millions de kilo-octets de
mémoire. La carte, le disque dur, ce n'est pas vraiment de la
mémoire car les données sont facilement reproductibles mais
aussi facilement effaçables, c'est de l 'argent. Il faut toujours
acheter plus de mémoire.

Plan

En dépit de la polysémie du terme, très riche, « plan » est


couronné par l 'usage pour désigner le produit d 'une « prise »
entre le moment où l'on met la caméra en marche et celui
où on l'arrête. Entre ces deux gestes, l'enregistrement d 'une
situation s'effectue mécaniquement. Ce qui définit un plan
sera d 'abord sa durée: on dit un plan de IO secondes, 20, etc.
Notons que cette durée est aussi bien celle déterminée par la

3 22
prise de vues que par le montage, qui calibre en quelque sorte
la durée « brute » du rush. Le plan, c'est donc du temps avant
d'être de l 'espace. Tous les plans de cinéma, du tournage à la
projection, se désignent par leur durée. Mais il y a l 'espace,
deuxième coordonnée d'un plan. Du « gros plan » au « plan
d'ensemble », ou « plan large », toutes les tailles sont sollici­
tées pour définir ce fragment de temps en termes d'espace,
ou plutôt de cadre. Nous nous contenterons de souligner que
l' échelle des plans reste celle du corps humain. La référence
est en dernière instance celle du corps spectateur. Sans doute le
cinéma, par la variation de l ' échelle des plans, par la gamme
des durées, implique-t-il une certaine inquiétude du spectateur
quant à la reconnaissance de la dimension humaine dans un
plan. Peut-être nous accrochons-nous à ce qui nous renvoie à
une idée de nous-mêmes. Le rôle dérangeant des inserts, qui ne
sont jamais que des gros plans ou très gros plans, est dû, nous
semble-t-il, au fait que l'agrandissement de la chose montrée
porte une dimension d'inconnu qui ne peut que troubler.
Sortie de l ' échelle familière.
Dans la mesure où un plan peut être l 'accomplissement
dans la durée de l'inscription d'un corps dans un décor, on
comprend que les plans « larges » ou d '« ensemble », portent
au cinéma avec eux une histoire, un contexte, une fiction que
jamais un plan « serré » ne portera s' il n'est inscrit dans une
suite qui laisse apercevoir quelque chose de cette histoire. Le
« plan large » oblige à la mise en scène. Le « plan serré » est
une affaire de montage. La télédiffusion a favorisé ce rétré­
cissement de l'espace. Les plans larges, c'est-à-dire très larges,
sont, sur le petit écran, censés moins impliquer les téléspecta­
teurs. A contrario, redisons que les plans larges ou très larges
ont au cinéma, sur un écran et dans une salle, la puissance
d'abolir un moment la perception du cadre. Comme si l 'œil
de poisson qui nous regarde n' était pas déjà cadré. Et que, de
ce fait, c'était lui qui incluait notre regard dans son cadre, qui
nous enveloppait. Le cadre parfois devient une bouche, 1111

323
orifice, une béance qui nous englobe. Les plans plus « serrés »
s'affranchissent de ce piège oral.
Comment ne pas relever la recrudescence contemporaine
des plans serrés ou gros plans : plus faciles à « lire », faisant
plus d 'effet-choc, plus faciles à monter, moins onéreux à
tourner (figurants et décors réduits), et plus liés, en tout état
de cause, à la dislocation de la réalité visible par les publicités ?
Le monde visible disloqué, abrégé, mis en miettes, specta­
cularisé et marchand dans lequel on nous contraint de vivre
tente de s'infiltrer dans les salles de cinéma à travers nombre
de publicités, généralement insupportables, mais aussi, hélas,
nombre de films tournés sur le schéma publicitaire.

Plan-séquence

Un plan d 'une durée de plusieurs minutes (La Soifdu mal,


Orson Welles, 1958 ; Profession: reporter, Michelangelo Anto­
nioni, 1975 ; Berlin, I0/90, Robert Kramer, 1990). Un même
plan qui peut combiner divers mouvements de caméra (travel­
lings, panoramiques, etc.) ou rester fixe. Dans tous les cas, il
s'agit de faire éprouver par le spectateur une durée continue,
sans ellipses, sans montage, telle qu'aucune coupe, aucun
raccord, ne vienne en interrompre le déroulement dans ce
qu' il a de mécanique - quelque chose d'inexorable. Pendant
plusieurs minutes ou dizaines de minutes, le corps spectateur
se trouve lié à la caméra, épouse ses arrêts ou ses mouvements,
emporté par une impression de continuité qui lui paraît exac­
tement adéquate au continuum de ses perceptions. Autrement
dit, le plan-séquence, en projection sur un écran, modélise
une participation active de la part du spectateur, participation
à la fois physique et émotionnelle : le spectateur est transporté
par la caméra et fait corps avec elle. L'effet de transport est dû
moins à la synergie avec les mouvements de la caméra qu' à la
perception d'une durée reçue comme « réelle » dans la mesure

324
où il y a synchronisme entre le temps qui passe pour le spec­
tateur et le temps qui passe sur l 'écran. Cette superposition
assure la magie du plan-séquence.
Magie ? Tout le temps du développement du plan-séquence,
une sourde inquiétude ne cesse de gagner le spectateur: la
durée même de ce plan inscrit une incertitude quant à la suite.
Les questions restent ouvertes et ne sont refermées que par le
mouvement même du plan dans la durée ; toujours : qu'est­
ce qui va entrer dans le champ ou en sortir (pour les plans­
séquence en mouvement : un plan-séquence du Voyage des
comédiens, Theo Angelopoulos, 1975, articule des références
historiques séparées par quelques années : on passe de 1952 à
1940, le décor ayant été modifié pendant le déplacement de la
caméra) ? Qu'est-ce qui pourrait surgir dans le champ fixe et
ne surgit pas (ou bien surgit), pour les plans-séquence fixes ?
À elle seule, la durée de ce type de plans est appelée à devenir
narrative: ouvrir une attente ? Mais pourquoi ?
La possibilité d 'une narration est déjà narration, l 'attente
d'un récit est déjà récit. Tenu par son cadre, chaque moment
de chaque film est ainsi à la lisière d 'un pas franchi dans le
récit. Disons que la constance du cadre implique le surgisse­
ment d 'un fragment de récit. Oui, parce que cadré, le cinéma
est narratif Or, le cadre et ses métamorphoses ne jouent
jamais aussi complètement que dans un plan-séquence, qui
peut combiner tous les cadres et donc toutes leurs réserves
narratives ; ou bien en tenir un seul, fixe, que le seul passage
du temps, dès lors, menace d 'ouvrir à un récit.
Le plan-séquence appelle la notion bazinienne de « montage
dans le plan », qui ne signifie en rien que le plan-séquence
est « découpé » en fragments ensuite assemblés : ce ne serait
plus un plan-séquence ; mais qu' à l'intérieur d'un même plan­
séquence plusieurs scansions peuvent s' inscrire : entrées et
sorties de champ, alternances de moments fixes et de mouve­
ments de caméra, passages d'un lieu à un autre, d 'une inten­
sité dramatique à une autre, etc. Le plan-séquence est comme

325
un mouvement musical : toute une série de variations peuvent
l 'affecter sans rompre son unité. Question de souffle.

Playback

Les actrices ou les acteurs ne sont pas des chanteurs. Il en


faut donc, des chanteurs, pour chanter à leur place dans les
films musicaux. Cela se fait par l 'entremise d 'un playback : le
chanteur ou la chanteuse, dont la voix a été choisie pour faire
raccord avec celle de la comédienne ou du comédien, aura
enregistré avant le tournage, en auditorium, les paroles des
chansons prévues au programme. Au moment du tournage,
ce son est diffusé sur le plateau et les comédiennes ou les
comédiens le suivent en ne chantant, eux, qu'à mi-voix. Mais
les lèvres et les bouches sont synchrones, image et son. Le
montage fait le reste et la synchronisation s'affirme entre des
paroles bellement chantées et des lèvres joliment entrouvertes.
Un seul exemple, mais splendide, le Peau d:Â.ne de Jacques
Demy (1970), pour lequel Anne Germain chante par les lèvres
de Catherine Deneuve : on y croit, on en est ravi ! La magie
d 'une belle voix, non totalement démarquée de celle de la
comédienne, nous enchante. La beauté ici est plus forte que le
truc qui la permet.
De nombreux cinéastes ont choisi de faire autrement. À
commencer par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub avec
Moïse et Aaron (!975), d 'après Arnold Schonberg (1932) : les
chanteurs sont enregistrés en son direct, la musique, enregis­
trée au préalable, leur étant transmise par des écouteurs. Le
son direct, en extérieurs, donne un relief et une profondeur à
la partie chantée que les enregistrements en studio ne peuvent
produire. Il s'agit de la saisie sur le vif d'une performance de
chanteurs-acteurs, il y a adéquation entre corps filmés et voix
enregistrées, appelons cela un effet de vérité, perçu comme tel,
qu'on en connaisse ou non la formule.
Plon gée

La caméra est au-dessus de la chose filmée. Dans les cas de


forte plongée, la chose filmée, corps humain ou animal, ou
matière végétale, se trouve ainsi « collée » au sol, à la terre. Tel
est le cas du héros, Genjuro, dans le plan déjà cité de Contes
de la lune vague après la pluie (Mizoguchi, 1953), aplati sur un
tatami, exposant son dos, lequel montre, peints, une suite
d' idéogrammes censés écarter les démons. Rares, en fait, sont
de telles plongées. Elles confèrent au spectateur une place
évidemment surplombante, presque divine. Il y a en revanche
un usage plus subtil (moins voyant) de la plongée. Dans les
gros plans de visage qu' il nous arrive de filmer, l'axe de la
caméra légèrement surplombant, à hauteur non des yeux mais
du front, par exemple, donne une certaine harmonie aux
lignes de fuite. Lautre est en lui-même, face à nous, mais pas
tout à fait. Lamorce d'une fuite est déjà beauté.
Plus le point de vue est vertical au sol, moins la surface
cadrée est étendue. Une plongée strictement verticale réduit
le champ à celui de la focale utilisée. Nous comprenons ainsi
comment dès les premiers films un choix a été opéré qui
privilégie à la fois la cinématographie à hauteur d 'homme et
la diagonale du cadre: ainsi les situations filmées sont-elles
dotées d 'un arrière-plan; ainsi peut jouer la profondeur de
champ.
La plongée cinématographique, davantage que la contre­
plongée, dévoile une image essentiellement non familière : il
est plus que rare, notre vie durant, que nous nous trouvions
en une telle position de surplomb. Plus que dans la vie, c'est
au cinéma que cela peut, parfois, nous arriver. Il y a donc un
effet d'étrangeté dans la plongée explicite qui n'est pas dans
la contreplongée même excessive. Pourquoi ? Spatialement,
la place du spectateur est, croyons-nous, celle d 'une contre­
plongée. Au cinéma, nous regardons du bas vers le haut. Nous
sommes au-dessous . Une forte plongée ainsi surprend notre
habitude. I.:enfant que nous fûmes reste assis à cette place de
spectateur, et pour lui, le monde est plus grand.

Point (faire le p oint)

Ce mot tout simple, « point », est riche d'une exception­


nelle polysémie. Il ponctue, il affirme (mise au point), il
met fin, etc. En photographie et en cinématographie (celle­
ci héritant de celle-là) , il s'agit d'ajuster le plus précisément
possible l'« objectif » sur le sujet ou l 'objet visé, de manière à
en produire l'image la plus nette possible. Cette opération est
nécessaire, son défaut a des effets perturbant l 'adhésion « natu­
relle » du regard spectateur à l ' image. Dans la « vie » courante,
l'œil humain voit en général net. Miracle mental. Les lentilles
des objectifs cinématographiques (ou photographiques) n'ont
pas cette merveilleuse qualité : sauf aux très courtes focales
(16 mm, 21 mm . . . ), sauf encore aux très faibles ouvertures (22 ;
11 ; 8), le point doit être précisé, l ' hyperfocale n'ayant qu'une
faible amplitude. Ceci suppose de la part de l'opérateur ou du
caméraman une certaine virtuosité, pouvant devenir réflexe,
qui revient à filmer en suivant le point en permanence. Dans
les productions plus argentées, un technicien, généralement
l'assistant opérateur ou l 'assistant cadreur, est dévolu à cet
office. Demandons-nous maintenant pourquoi ce geste tech­
nique est sans doute l 'un des plus essentiels de la cinématogra­
phie ? En film comme en vidéo. Nous, spectateurs, formés à la
vision binoculaire « standard » que nous exerçons chaque jour,
nous ne voyons « flou » que par jeu {en plissant les yeux, en
en fermant un, etc.) ou par infirmité. Le point, en somme, va
de soi. C'est exactement cette « natural ité » qu' il conviendrait
d'interroger. La photographie dite « d 'art », par exemple, n'a
pas peur du flou ni de la plongée radicale, ni de la contre­
plongée. Elle en use, tout simplement. Et nous n'en sommes pas
pour autant bousculés. C'est l'impression de réalité propre au

328
cinéma qui l 'explique. Devant une photographie (par exemple,
le célèbre Pionnier à la trompette, 1930 ; ou Le Déjeuner sur
la véranda, 1932, tous deux d 'A lexander Rodtchenko), nous
sommes devant une image. Alors que nous pouvons croire que
sur un écran c'est la vie même qui se déroule. Puissance et
limite de la photographie : l'œuvre d 'art. Puissance du cinéma :
comment se séparer de l ' illusion de la vie même ?

Point de vue

Ce syntagme, devenu à force de temps une sorte de pont­


aux-ânes dans le discours ou l 'ébauche de discours des puis­
sances productrices et des juges aux projets, ne dit qu'une
chose : l 'auteur assume une position déterminée qui doit
organiser son œuvre. Sans doute. Cela reste insuffisant. Le
« point de vue » suppose que l 'on occupe une place, un point,
permettant d 'avoir « une vue ». C'est oublier que, voyant, nous
sommes vus. Quand nous filmons des acteurs, des non-acteurs
ou des animaux, nous les voyons, ils nous voient. Nul « point
de vue » n'est notre exclusivité. Penser que l 'autre, acteur ou
pas, nous voit au travail, en train de répéter, en train de filmer,
c'est évidemment commencer à entrer en contact et en rela­
tion avec une altérité qui n'est pas définie par « notre » seul
point de vue. Une part de la relation qui va j ouer entre ceux
qui sont filmés et ceux qui filment se trouve engagée avant
même le début du tournage. On a pu nous jauger. Se faire une
idée, comme on dit. « Dans le champ scopique, le regard est
au-dehors, je suis regardé, c'est-à-dire je suis tableau » (Jacques
Lacan, 1973).
Nous proposons de substituer à la notion de « point de
vue », celle de « site », définie par Jean-Toussaint Desanti à
propos de la pensée, et reprise à propos du « voir ensemble »
par Marie José Mondzain (2003) , qui dit en effet que, placé en
un site, nous voyons et pouvons être vus non seulement par
ceux que nous voyons (face à face) mais par ceux que nous ne
voyons pas et qui ne voient de nous que notre nuque. Cette
remarque est de première importance dans la pratique du
« documentaire » : de même que les comédiens sont entraînés
à ne pas regarder la caméra, donc le site où se place l 'équipe
de tournage, de même les personnes que nous filmons peuvent
regarder la caméra et donc nous voir travailler. Nous filmons
sous le regard de ceux que nous filmons. Voilà qui change les
choses en termes d' intersubjectivité. Et de partage des respon­
sabilités. La notion de site autorise cette réciprocité. Mieux :
quand on est « sur » un site, on peut avoir le dos tou rné, être
vu de dos. Ce revers a toute son importance symbolique : ne
pas être celui qui voit et contrôle tout, ne pas craindre de faire
montre d'une certaine part de faiblesse . . .
Après Leibniz, Gilles Deleuze reprend la notion de « point
de vue » en tant que déplacement à l ' intérieur d'un « site »,
1986 ; et, selon Michel Serres, connaître, pour Leibniz, c'est
chercher à occuper le bon point de vue, c'est découvrir le situs à
partir duquel l 'ordre apparaît (1968). (cf. Cadre.)

Politique

« Politique » ne convient pas. Il faudrait dire : « utopie poli­


tique ». À ceci près que, dans la notion de « politique », toujours
vit une part d'utopie. Dire que le cinéma est un art politique
n'est donc pas si péremptoire que ça peut le sembler. À lui
seul, le fait du cadre entraîne des effets qui portent un sens
politique: indure/exclure, montrer/cacher, etc. Mais c'est sans
doute en faisant de son spectateur un personnage imaginaire
que l'opération cinématographique devient politique : comme
dans une démocratie idéale, chaque citoyen est pris en compte,
compté pour un, participe en tant qu'un au plusieurs de la
salle. Au cinéma, subsiste un rêve de liberté et d' égalité. Le
travail du subjectifque favorise la séance de cinéma prend aussi
330
une dimension politique : dans le moment historique qui est
le nôtre (celui de la « mondialisation » et en même temps celui
de l 'hégémonie du Capital dans sa version dite « néolibérale »),
les forces du marché, toutes-puissantes, semblent s'être liguées
pour simplifier l 'être humain, contrôler ses fantasmes, stan­
dardiser sa subjectivité. La puissance des machines, en partie
réelle et en partie rêvée, nous « augmente », sans doute, mais en
même temps nous répète combien nous sommes dépendants,
soumis, infantiles, futiles, adonnés aux passions de substitu­
tion que sont les jeux et les aventures virtuelles. La séance de
cinéma elle aussi nous demande de croire aux fictions que le
film nous fait partager, mais d'y croire malgré la conscience de
l 'artificialité de la situation. Nous sommes engagés précisément
dans cette mesure où nous n'avons pas perdu toute mesure
de notre place réelle pendant la séance elle-même. L'évadé
que devient vite tout spectateur sait bien qu' il ne s'évade pas.
Le leurre en tous ses états nous entraîne dans son tourbillon,
mais les effets de réel, justement parce qu' ils sont leurrants,
nous ramènent à une version plausible du monde-bis que nous
proposent les films. La question du réalisme de la représenta­
tion est donc une question politique. Ce n'est pas pour rien
que les jeux vidéo rivalisent d'effets réalistes. Là aussi, il s'agit
de faire croire. Mais le « jeu » se défi nit par une succession de
passages à l'acte qui sont à l 'opposé de la suspension des actes
requise pour les spectateurs de cinéma. En tant qu' il ne peut
participer au film que par deux de ses sens, et en imagination,
le cinéspectateur fait une expérience de projection subjective
intense. Le passage à l'acte (appuyer sur un bouton, « tirer »,
viser une cible, taper un code, etc.) brise immédiatement le
cercle magique de la représentation, tel que le sujet est à la
fois dedans et dehors. Cet état d'inconscience qui est aussi un
état de conscience fait que le spectateur peut être égaré mais
pas perdu. Nous l'avons dit, toute opération de représentation
inclut sa mise en abyme, au théâtre (explicitement dans Hamlet
et La Tempête, William Shakespeare, 1602 et 16u) comme
au cinéma (on ne compte plus les films où se présentent une
estrade, un rideau, une scène, un théâtre, un cinéma . . . ). Dans
la notion même de re-présentation opère cette dimension auto­
réflexive qui fait apparaître, plus ou moins fugitivement, une
prise de conscience de la représentation en cours, une dimen­
sion critique. En résumé, c'est le suspens du passage à l 'acte qui
organise pour le spectateur une place politique.
À la fin de LHomme à la caméra (Dziga Vertov, 1929) on se
retrouve dans la salle de cinéma qui s'ouvre, vide, au début du
film, puis se remplit de manière mécan ique par une foule de
futurs spectateurs filmés en plan général et donc non indivi­
dualisés par le cadre. On ne revient dans la salle où le film que
nous voyons est censé être projeté (une mise en abyme radi­
cale) qu' à la toute fin. Les spectateurs, captivés par ce qu' ils
voient, sont alors filmés un à un ou deux à deux, autrement
dit individualisés, dotés d'un visage, subjectivisés. Une lecture
politique de cette différence de traitement cinématographique
entre les plans larges du début et les plans serrés de la fin nous
dit que le cinéma, le film vu, ont transformé les éléments
indistincts d'un « public » en sujets singuliers, individualisés
par l 'opération cinématographique. Les « masses » appelées
et mobilisées par le régime communiste sont transformées en
sujets amusés et intrigués par le ballet final de la caméra, qui
danse, comme ont dansé dans Odessa les rues et les foules, les
tramways et les voitures, les machines et les regards. Vertov
nous dit que le cinéma change le monde, en révèle l 'efferves­
cence et les vertiges. C'est là un exemple de ce qu' il est possible
de nommer cinéma politique.

Populaire

D'entrée de jeu, le cinéma a été déclaré « art populaire». Et


longtemps, en effet, il l'a été, populaire, et art. Ce temps n'est
plus. Pourquoi et comment ? Cette idée au fond très marchande

33 2
d'arriver « en premier » explique-t-elle à elle seule que les
premiers sériais ont été des chefs-d'œuvre populaires ? Nous
pensons aux deux Spinnen (Les Araignées, Fritz Lang, 1919),
aux deux Dr Mabuse, der Spieler (Docteur Mabuse le joueur, du
même Fritz Lang, 1921) et aux deux Nibelungen (toujours Fritz
Lang, 1922). Et les débuts de Charlot (1914) ont donné naissance,
comme on sait, à la suite de films à la fois la plus prolifique et
la plus populaire. Seule, sans doute, une analyse sociologique
de type marxiste pourrait répondre à ces questions : pourquoi
le cinéma a-t-il peu à peu perdu son ancrage populaire, pour­
quoi le commerce des films a-t-il eu, au fur et à mesure qu'il se
développait, une telle influence dégradante sur la production ?
Pourquoi, au cours du siècle dernier, les grands chefs-d'œuvre
du cinéma ont-ils de moins en moins attiré des spectateurs de
moins en moins populaires et de moins en moins nombreux ?
Or, cette question est stratégique. Segmenté, atomisé,
parcellarisé, le cinéma est passé de l'image du fleuve trans­
cendant les particularismes à celle d 'une infinité de ruisseaux,
chacun dans son lit. Nous ne voyons plus les mêmes films,
selon que nous habitons ici ou là, que nos références cultu­
relles divergent et s' ignorent mutuellement, en dépit de ce fait
que nous sommes tous soumis à l 'unification idéologique des
médias, laquelle est l 'exact opposé de la distinction des singu­
larités produite par la fréquentation des œuvres d'art. Notre
sentiment est que « populaire », le cinéma doit tendancielle­
ment le rester. La prétention initiale à l 'universalité, au dépas­
sement des catégories sociales, à la compréhension par tous
les milieux et toutes les cultures, la transgression même de
toute une collection de normes, de divisions, d'oppositions (y
compris du côté des gender differences), tout cela nous semble
plus précieux encore aujourd 'hui, alors même que le processus
de standardisation se généralise (mondialisation) en rejetant
tout principe d 'universalité ! Quoi qu' il en soit du nombre
ou de la quantité de nos spectateurs, le cinéma qui reste à
faire doit se penser comme un iversel - donc : populaire. Nous

333
héritons de l'histoire du cinéma, que nous le sachions ou non,
que nous le voulions ou non, et cet héritage nous invite à asso­
cier universel et populaire. Un film s'adresse à la fois à chacun
et à tous en tant que un + un + un. . . Comme ceux de nos
maîtres (Jean Renoir, Jean Rouch . . . ), nos films ont la préten­
tion d' impliquer tout un chacun. À quoi bon filmer si c'est
pour ressasser les mots de la tribu, et non pas, cette tribu, la
mettre en marche ?
Nous avons bien compris que la segmentation des
« marchés » voulue par le commerce, y compris celui des films,

rend irréalisable, sauf rares exceptions (pour le cinéma docu­


mentaire : Être et avoir, Nicolas Philibert, 2001) , toute diffu­
sion large dans les circuits commerciaux. C'est donc qu' il faut
passer par d 'autres chemins (associations, ciné-clubs, univer­
sités, festivals, circuits militants, existants ou à construire)
pour tenter d'atteindre des spectateurs qui ne seraient pas
programmés déjà par le marché à (ne) voir (que) tel ou tel
type de films. Disons : le spectateur de hasard. Nous visons
toujours cette rencontre non marquée d 'avance avec un spec­
tateur quelconque. Lobjet du film serait de reconnaître et de
singulariser la subjectivité du spectateur entré dans la salle de
projection, comme partie d 'un ensemble nous comprenant. Il
ne nous paraît ni digne ni même possible de ne pas imaginer,
quand nous tournons un film, que le spectateur qui viendra le
voir soit autre chose qu'un alter ego. Comme nous, les specta­
teurs sont partie de ce peuple des égaux que le cinéma a toujours
supposé (une seule référence : John Ford).

Pratique (théorie de la)

Le ci néma d 'aujourd' hui, dans l' immense nombre de ses


films, fait lever une nouvelle dimension de l 'expérience ciné­
matographique. Non seulement la quantité de films en circu­
lation augmente partout, non seulement la pratique du cinéma

334
devient pour ainsi dire générale et commune, ouverte à chacun
et chacune (le cyclone Sandy qui s'est abattu sur New York
en 2012 a été filmé par des centaines de caméras de surveil­
lance et des milliers d 'amateurs), non seulement tout est filmé,
sera filmé, a été filmé, le monde ainsi recouvert d 'un voile de
cinéma, mais le geste de filmer accompli par des milliers et
des milliers d'enfants, d 'hommes et de femmes, celui de jouer
dans un film, celui de monter, ces gestes tricotent une pratique
de l ' image comme jamais il n'en a été dans nos cultures. Prati­
quer, c'est d'une certaine façon - ou ce devrait être - passer
au tamis critique ce que l 'on fait, ce que les autres font, ne
font pas ; exercer son esprit, critiquer ce que l 'on voit et que
l 'on entend ; entrer, bref, dans un rapport actif aux représenta­
tions. Nous décrivons ici une sorte d 'utopie. Il est à craindre,
tout au contraire, que l 'impatience de passer à l 'acte (de filmer,
d'être filmé, etc.) n'emporte tout. Comme si le spectateur n'en
pouvait plus de ne pas être acteur, ou filmeur, ou participant
d'un tournage . . . Dans un moment historique où la plupart
d'entre nous ne sont plus acteurs de grand-chose, et en tout
cas pas beaucoup de la chose politique, il n'est pas absurde de se
demander si le désir de passer à l 'acte de toute urgence ne vient
pas nous consoler d'une certaine impuissance. Nous pouvons
appuyer sur quantité de touches, zapette, téléphone, caméra,
ordinateur, etc., mais non pas commander aux programmes
des télévisions ou aux calculs des marchands. La télécom­
mande Sony passe entre nos mains mais l 'entité Sony nous est
inaccessible. Comme si les représentations n' étaient plus ce
par quoi, spectateurs, nous pourrions tenter de saisir quelque
chose de notre place dans le monde, mais une vieille peau dont
il faudrait se débarrasser pour passer enfin de l 'état de specta­
teur inerte à celui d'acteur agissant ?
Pour Guy Debord, nous le savons, la place du spectateur
reste une place d'aliénation et de facticité. Faut-il pour autant
vouloir que le spectateur devienne acteur pour de vrai ? Peut­
être les situationnistes n'ont-ils pas aperçu que s'inscrire,

335
fût-ce fugitivement, dans un processus de représentation,
c'est déjà changer le monde, au sens le plus simple, le dédou­
bler, le déboîter. D'un côté, une passion du réel qui multiplie
les passages à l 'acte, peut-être en pure perte ; de l 'autre, une
place tout entière échafaudée d ' imaginaire mais qui se faufile,
pour cela même, dans la vie réelle des hommes et des femmes
réels. Le désir-besoin d'action, de passage à l 'acte, jouer, filmer,
montrer (plutôt que regarder) est tenu pour un rapport actifau
monde. La modeste, l ' invisible place que le spectateur occupe
dans la représentation et qui est tenue, elle, pour « passive »,
change pourtant quelque chose dans le tableau d 'ensemble. Il
importe peu que ce changement soit observé, reconnu, moins
encore qu' il soit validé. Il est effectif, il est réel. Comme la
rivière creuse son lit sans que nul ne s'en aperçoive, comme
l 'oiseau tisse la forêt à l ' insu de tous, le geste de nouer quelque
fil supplémentaire à la résille d ' images et de sons qui couvre
une partie du monde n'est pas, ne peut pas être sans effet,
aperçu ou non. Le passage à l'acte, lui, est nécessairement
spectaculaire. Et souvent, il n'a pas d'autre raison. Il s'agit plus
de se montrer filmant que de filmer. Se montrer d'abord à soi­
même, sans doute. jouer ce rôle : comme le disait Sabzian en
1990 dans Close-up d 'A bbas Kiarostami, film-phare, jouer le
rôle d'un réalisateur était plus difficile et plus intéressant que
de jouer un acteur. . .
Le spectateur, depuis sa zone d'ombre, depuis son hors­
champ, dans sa réserve même, agit sur le monde filmé. S ' il
est vrai que nul ne filme impunément, nul non plus ne voit
impunément la chose filmée : nécessité d'une pensée, d 'une
théorie de la pratique. Nous tenons qu'être spectateur est une
pratique, ouverte, comme toute pratique, sur une pensée théo­
rique. Le spectateur est l 'être de l'après-coup. Il revient au film.
Le reprend, le refait. Cet après-coup est le temps de la critique,
entendue positivement, comme désir de désirer l'œuvre qui
revient d 'elle-même vers nous. La pratique de la caméra et du
son ouvre directement à un questionnement théorique : où
placer la caméra, quelle(s) focales(s) employer, à quelle distance
filmer, enregistrer le son, bouger ou pas, comment cadrer
plusieurs personnes, etc., toutes ces questions très pratiques
ont évidemment des incidences théoriques, portent effet et se
combinent à l' insu souvent des cinéastes pour finir par déter­
miner une ou des significations. Le meilleur chemin vers la
théorie du cinéma est donc la pratique. C'est elle qu' il vaudrait
mieux enseigner dans les écoles et les universités plutôt des
bouts d ' histoire du cinéma dont les professeurs eux-mêmes ne
savent pas comment ils s'emboîtent.

Prise

On disait « prendre une vue ». On aurait pu dire : « prise


de vie ». On dit toujours « prendre une photo ». La prise (avec
son arrière-texte d'otages, de voleurs et de policiers, de pirates
et de proies) dit bien que ce qui est filmé est « pris » sur le
« visible ». Lui est soustrait. Un morceau du monde visible
enlevé et mis en boîte. Comme les films ne sont pas « natu­
rels » et ne poussent pas sur les arbres, il s'agit de les arracher à
un monde qui ne les propose pas de lui-même. Le mot avoue
une certaine violence du geste. D'une manière ou d'une autre,
filmer c'est extraire ou soustraire. Le metteur en scène est celui
qui parvient à faire de cette violence initiale une force créatrice.
Ensuite, les prises d'un même plan peuvent être multi­
pliées, en fiction comme en documentaire. Il est rare que l 'on
se contente d'une seule prise. Le principe même du cinéma,
qui est de remettre au présent tout ce qui arrive sur un écran,
abolit les différences temporelles entre une prise et une autre
du même plan à condition bien sûr qu'elles soient enregis­
trées à peu d'intervalle les unes des autres. Et c'est là que le
bât blesse : la prise n° 1 et la prise n° IO, par exemple, peuvent
sembler parfaitement identiques, la dernière comme répétition
de la première, et pourtant elles ne le sont pas pu i squ'rn l r l '

337
cette dernière et cette première du temps est passé, l 'horloge a
tourné, le vent a soufflé, etc. La caméra est une horloge, nous
l'avons dit, qui compte non seulement le temps d'une prise,
mais le temps qui passe entre deux prises.
« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » (Héra­

clite) doit se dire au cinéma, tout simplement : on ne tourne


pas deux fois la même prise. Et j ustement, si les cinéastes choi­
sissent de tourner plusieurs prises d'un même plan, c'est bien
pour que ça ne soit pas le même. D'une prise à la suivante,
quantité de choses peuvent changer par décision du cinéaste,
du chef opérateur, de l ' ingénieur du son, des comédiens eux­
mêmes. Mais dans l' hypothèse-limite où rien ne serait modifié
d'une prise à l 'autre, la nouvelle prise serait tout de même
différente de la précédente. Pourquoi ? C'est que le temps passe
et avec lui les nuages du ciel ou les regards des comédiens,
les corps sont plus vieux d'un quart d' heure ou d'un jour,
toute une série de variations éventuellement imperceptibles
affectent la nouvelle prise. Anecdote ou légende, on se raconte
sur les tournages l'histoire du journal d 'un curé de campagne
(Robert Bresson, 1951) : un plan très large, des peupliers au
fond, et là-bas, à plus d'une centaine de mètres, la silhouette
de Claude Laydu sur son vélo. Comme d' habitude, plus de
soixante-dix prises (plus ou moins). Bresson n'est pas satisfait :
essayons de le faire passer sans son béret. Le premier assistant
(un rôle de conte moral) s'abstient sagement de faire remarquer
qu'à cette distance, béret ou pas. . . On retourne donc le plan,
sans le béret. Soixante-dix prises (plus ou moins). L'assistant
se tourne vers Bresson : non, dit le cinéaste, je préfère avec le
béret. Croyant bien faire, l 'assistant saute sur l 'occasion : bon,
on en a soixante-dix avec le béret. Non, dit Bresson. Il avait
un béret, puis il l 'a enlevé, maintenant il le remet, ce n'est pas
la même chose. Et à nouveau soixante-dix prises. Bresson avait
raison. Peut-être que personne ne verrait de différence entre le
premier et le dernier passage, tous deux avec béret. Pourtant.
Le temps lui aussi avait passé. Ce n'était plus la même chose.
Cette simple histoire nous dit que ce que nous filmons c'est
précisément le temps qui passe. Et qu' il ne revient pas sur ses
traces. Et par conséquent : la mort au travail (Jean Cocteau).
Telle est la grande magie du cinéma : la nature, les corps filmés,
les pierres elles-mêmes portent trace de leur inscription dans
le temps. C'est pourquoi les archives audiovisuelles sont des
documents : non pas seulement parce qu'elles montrent (par
exemple) l 'arrivée de Lindbergh à Paris, mais parce qu'elles
montrent le moment de cette arrivée, son temps, non répé­
table, irrémédiable.
Bien sûr, pour le spectateur que nous sommes, ce qui nous
est montré sur un écran est toujours au présent : il n'y a pas
de retakes. C'est pourquoi le principe de répétition d'un plan
ou d'une scène dans un film sonne presque toujours faux et
parfois procure une gêne dont nous ne savons que faire : est-ce
« le même » plan ? un autre qui lui ressemble ? Où est le présent ?
Où est le passé ? Inexorablement, un photogramme suit l'autre
et le remplace. Et non moins inexorablement chaque photo­
gramme peut ressembler à ceux qui le précèdent ou le suivent
sans être exactement le même. En ce sens, au cinéma, les objets
inanimés « bougent », puisque faits d'une addition de photo­
grammes tous ressemblants et tous dissemblables.
Plus près de nous, il est arrivé à Pedro Costa de refaire
quarante fois une prise avec Vanda, dans sa chambre (Dans la
chambre de Vanda, 2000) .

Prise de son

C'est du côté du son, sans doute, que les évolutions tech­


niques ont été à la fois les plus lentes et les plus importantes. Il
a fallu longtemps (quarante ans) pour passer du Phonographe
d'Edison au cinéma sonore et parlant, et trente ans encore
pour passer des outils d'enregistrement des aud itori u m s a u
magnétophone portable e t synchronisable avec 11 n e c a 1 1 1 1'' 1 ' : 1
{1963). Pour, autrement dit, que la perche vienne compléter
et souvent remplacer la « girafe » dans le bestiaire du cinéma.
Depuis, tout va très vite. Stéréophonie, réduction du bruit,
amélioration du rapport signal/bruit, multiplication des
micros affectés à des sources sonores spécifiques, passage au
multipiste, puis au numérique, critères de qualification THX,
etc. Comment comprendre cette effervescence ? Retard à
rattraper, sans doute. Épuisement relatif du côté des « amélio­
rations » de l ' image ? Disons plutôt qu'une angoisse court à
travers les sons reproduits du cinéma, un puissant désir, celui
d'exacerber le réalisme du film par le « réalisme » du son du
film.
Bien des sortes de micros sont en usage aujourd ' hui. Il
arrive couramment dans la pratique documentaire que l 'on
double le micro perché par un micro-cravate et que l' ingé­
nieur du son mixe en direct les deux sources. On distingue
aisément les sons enregistrés par un micro qui se situe dans
l'espace et un autre qui colle à la gorge de celle ou de celui qui
parle. Selon les situations, selon les scènes jouées, il peut être
plus ou moins « juste » (justesse musicale) de resserrer l 'espace
sonore et de recentrer sur la voix, ou bien, tout au contraire,
de « perdre » cette présence dans une ambiance sonore plus
ouverte. C'est sans doute le premier mérite d 'un enregistre­
ment stéréophonique que de donner au son plus d 'amplitude
et plus de relief à la fois. Tout simplement, la stéréo permet
au mixage de superposer deux paroles ou deux voix sans que
l'une « écrase » l'autre. Et comme le dit le terme même, stéréo,
ce qui valait au temps de la photographie pour les images
(« stéréoscopie ») vaut pour le son : une impression de relief,
ou de profondeur, due à la superposition de deux images légè­
rement décalées. C'est exactement ce que fait la stéréophonie,
disposant un couple de micros légèrement décalés de part et
d'autre d 'un axe.
À partir du « parlant » et plus encore du « direct », le son
participe pour beaucoup de l' impression de réalité. C'est bien

34 0
pourquoi les faux-monnayeurs qui font des films ou des séries
historiques (les Apocalypse, France 2, 2009) en recourant à des
archives inévitablement muettes, puisque tournées sans prise
de son, s'empressent de les « sonoriser » . Leur défense, répétée
à l 'envi, est de dire que « le téléspectateur » (être fantasmé)
n'accepterait pas le silence des archives. Mais ce silence est
historique. L'apparition du son au ci néma, et mieux encore
du son direct dans les extérieurs que sont le plus souvent les
scènes de guerre, est historiquement datée et rend compte par
conséquent d'un moment historique, celui où les recherches
sur la portabilité des magnétophones n' intéressaient que les
chercheurs isolés (Stefan Kudelski met au point le premier
Nagra portatif en 19 51 après la fin de la Seconde Guerre
-

mondiale, après les séquences qui constituent les Apocalypse,


après les images silencieuses de ceux qui sont morts dans le
fracas des obus). Tricher avec cette dimension historique ne
peut être qu'un vouloir-tromper, au sens d 'Augustin. Nous
affirmons qu' il y a au contraire un plaisir profond à goûter les
traces du passé telles qu'elles étaient et nous sont parvenues,
dans leur silence même. Les obus tombent et on ne les entend
pas, les rafales, et on ne les entend pas : nous ne sommes pas
les guerriers des années 1939-1945. Nous ne l 'aurons pas été et
nous ne le serons jamais.
Au cinéma, 1 'écoute est une tension, un travail, une fatigue.
Pourtant, notre culture sonore est très lacunaire. Les sons ne
sont pas interchangeables, pas plus que les images, et c'est
seulement notre paresse et notre légèreté qui nous fait monter,
pour dire, le son de la Garonne sur des images du Rhône. Au
moment de la sortie de l 'un de ses films les plus audacieux,
Les Carabiniers (1963), Jean-Luc Godard s'était vu reprocher
par quelque critique une négligence ou une facilité dans le
choix des bruits d 'armes à feu qui matérialisaient au son la
guerre invisible. Piqué, le cinéaste publia ce qu' il avait utilisé :
la liste des bruits de détonation correspondant à tel ou tel type
d 'arme, tant il est vrai qu'un Sten, pistolet-mitrailleur anglais

34 1
des années quarante, ne fait pas le même bruit qu'un Mat 49.
Aller à la recherche des vrais bruits prend ainsi une allure
collectionneuse et maniaque, comme s'il était convenu qu'on
dût se soucier plus de l 'authenticité des images que des sons.
Symptôme, dira-t-on, d 'un moment obsédé par les images qui
appellent les écrans qui appellent les images qui . . . Remar­
quons que cette primauté de l ' image sur le son, nullement
innocente, emblème de pouvoir, héritage historique de l 'en­
semble culturel occidental, marque le cinéma dès sa naissance,
comme on sait. Il est tout de même signifiant que la réponse
pratique à la reproduction des sons ait précédé celle des
images de près de vingt ans (Charles Cros et Thomas Edison,
1877) . Et qu'il ait fallu cinquante ans encore pour atteindre
le synchronisme son-image (1929). Quelle autre explication
donner à ces décalages que l 'emprise, dès la fin du X I Xe siècle
et, par la suite, de l ' industrie du visible sur tous les fronts :
recherche, commerce, idéologie, communication. Le son est
passé en second.

Processus

Le cinéma nous échappe dans sa spécificité si nous ne


pensons pas les films en termes de processus plutôt que
de produits finis (comme a commencé de le faire Sylvie
Lindeperg avec Nuit et brouillard: Un film dans l 'histoire,
2007). Un film a toujours une histoire, il est une histoire, il
fait l'histoire (ne serait-ce qu'en tant qu'archive de son présent)
et il est fait d' histoires, celle de sa gestation, de sa produc­
tion, de sa réalisation, de sa circulation, du spectateur qu'il
suppose - histoires multiples qui se nouent nécessairement à
travers le monde et ses contradictions, et qui font bouger (si
faiblement que ce soit) les conditions et les circonstances d 'un
moment, qui changent le donné comme le perçu, qui modé­
lisent le cours des choses. Un film est toujours en trop, c'est

3 42
pourquoi le monde s'en trouve - peu ou prou - fracturé. On
sait comment producteurs et réalisateurs, toujours, s'efforcent
d'arracher le film qu' ils veulent à l ' inertie, à l ' indifférence du
monde devant toute proposition d 'art. Il est fatal, en revanche,
de constater la pression toujours croissante d'une demande de
spectacle mondialisée.
Le cinéma n'est donc pas réductible à l 'ensemble des films :
il est pensable à travers la variété des pratiques et donc des
histoires qui cadrent temporellement chaque entreprise
filmique. Un seul film rassemble en lui les principaux para­
mètres qui permettent de penser le cinéma comme instance
sociale. La multitude des films est réductible aux mêmes para­
mètres, peu nombreux : cadre, durée, lumière et ombre, enre­
gistrement, traduction analogique du visible. L' histoire d 'un
film renvoie donc à l ' histoire du cinéma et celle-ci à toute
l ' histoire du siècle. C'est en ce sens qu'une pensée du cinéma
comme description de tel ou tel processus de création condui­
sant à tel ou tel film nous apparaît plus riche, plus complexe,
plus éclairante et même plus romanesque, ô combien, que la
description des films mêmes qui sont l'aboutissement de ces
processus. Certes, les processus ne peuvent pas être projetés
dans des salles, ne donnent pas lieu à des tickets d'entrée. Ce
sont pourtant eux qui nous parlent de notre inscription dans
notre histoire.
L' histoire de chaque film, si l 'on se donnait la peine de
l 'écrire, jouerait comme un puissant révélateur des logiques
d'action et de pensée à l 'œuvre dans un moment historique
donné. Comment se produit un film, comment il se conçoit,
comment il se prépare, se réalise, se monte, se diffuse, se voit :
autant d 'analyseu rs de la situation du cinéma dans une société,
et au-delà, du désir de représentation dans cette société,
de la place du regard et de l'écoute, des modes du montré
et du caché. Hier, théâtre, la question n'avait guère de sens.
Aujourd ' hui, cinéma, spectacle à grande échelle, il est devenu
central de raconter comme naissent les films, à travers quels

343
conflits, quels enjeux. La production cinématographique est
désormais une grille de lecture puissante de nos sociétés de
spectacle. Bref, le cinéma comme histoire du visible révèle
l 'organisation (la perversion) du monde comme spectacle. Il y
a toujours eu la tentation de penser le cinéma autrement que
comme une collection de films. Plutôt comme une tension
potentiellement présente dans tous les films, entre mécanisme
métronomique de la machine et virtualité ambiguë des images
qu'elle fabrique, entre la part humaine de la machine et la
part machinique de l ' homme, entre subjectivités des parcours
et des désirs, logiques des techniques, pressions des capitaux,
règles d 'organisation . . . Enflure du visible d'un côté, frustra­
tion de l 'écriture de l 'autre.

Profilmique

Ce qui pourrait être filmé, ce qui est destiné à l ' être. En


vérité, plus le temps passe et plus le spectacle gagne, plus cette
notion perd de sa substance : le monde non filmé se fait rare,
le monde filmé étend son manteau d'images et de sons sur
la terre entière. Déjà, dans les premiers temps du cinéma, les
opérateurs Lumière de leur côté, les opérateurs missionnés par
le banquier Albert Kahn de l 'autre ont sillonné en tous sens le
monde de leur temps, l'ont filmé, souvent pour la première fois,
ont rapporté ces images qui ont été vues et, dès lors, le tissage
du cinéma et du monde a été plus qu'amorcé : en grande partie
réalisé. Nos vies sont pro.filmiques.

Profondeur de cham p

L'impression d'une « profondeur » du champ (de la scène


visible) est bien sûr une illusion (l' écran est plat, etc.). Mais
cette illusion varie du tout au tout en fonction de la focale :

3 44
nulle pour les longues focales, grande pour les courtes focales
et de zéro (ou presque) à l ' infini pour les très courtes focales.
Il ne fait pas de doute que la profondeur de champ, quand
elle est là, ajoute à l' impression de réalité puisqu'elle fabrique
une image où le champ de netteté est très proche de celui de
la vision standard, une image qui donne l ' impression de relief,
qui peut nous faire croire qu'un corps ou un objet est plus ou
moins éloigné, passe plus ou moins derrière un autre, bref, que,
selon les lois de la perspective adaptées aux focales utilisées, on
se trouve placé devant une scène à plusieurs plans. La profon­
deur de champ permet le déploiement de ce qui s'est appelé
mise en scène en profondeur, et qui revient à faire jouer une
même situation selon un axe vertical à la surface de l ' écran,
ou bien à combiner diverses situations étagées en profondeur.
Encore une fois, l 'effet réaliste en est renforcé. Nombreux sont
les exemples de ce jeu de la profondeur et dans la profondeur.
On s'en tiendra à deux films : La Règle du jeu (Jean Renoir,
1939) et Citizen Kane (Orsan Welles, 1941). À contrario, dans
La Chinoise (1967), Jean-Luc Godard filme des situations qui
assument la planéité de l ' écran : filmer à plat pour refuser le
leurre de la profondeur.
Il est un autre paramètre de la profondeur de champ : la
durée des actions . L'action ou les actions se déroulent selon
des trajets plus longs d 'une part ; d 'autre part, prises dans le
même espace-temps, ces durées peuvent soit se décomposer,
soit se superposer. La magie du plan-séquence tient aussi à cet
usage dramaturgique de la profondeur de champ : Macbeth
(Orsan Welles , 1948), Profession : reporter (M ichelangelo
Antonioni, 1974).

Projection (deux)

Autant que la prise de vues, le Cinématographe réalise la


projection. Un même ruban de film vu en même temps par un
3 45
certain nombre de spectateurs (un au moins) . À partir d'un
exemplaire unique, le négatif, un même film peut être copié
un nombre x de fois et par conséquent être projeté dans des
lieux différents au même moment. Le principe de la projec­
tion matérialise l'ubiquité et la synchronie comme nouvelles
dimensions de la représentation. Chaque séance est unique
et singulière, à nulle autre pareille, et pourtant projette le
« même » film devant des spectateurs différents. On pénètre
dans une dynamique de l ' Un et du Multiple à quoi jusqu' ici
les représentations n'ouvraient pas. Tous les spectateurs d 'une
séance voient le même film en même temps : synchronie. Mais
à chacun son film et son tempo : polych ronie. En même temps,
le même film peut être vu ailleurs : ubiquité. Rappelons (pour
le plaisir) que la théorie des Quanta, qui ne concerne bien sûr
que l ' infiniment petit, date de 1900 (Max Planck) et se déve­
loppe entre 1905 et 1920 (Albert Einstein, Niels Bohr, Werner
Heisenberg . . . ). Le temps et l 'espace se déplient et se replient.
Le cinéma met en œuvre une expérience pratique de déloca­
lisation et de démultiplication des « copies » qui met fin aux
valeurs d'« original » (Walter Benjamin, 1935).
Avec la projection, le film est toujours « plus fort » que
le spectateur. Celui-ci ne peut ni l 'arrêter ni le faire aller en
arrière. Avec le DVD ou le magnétoscope, c'est tout l ' inverse :
le spectateur prend le pouvoir sur le film, l 'arrête, le reprend, le
fait reculer, l'accélère, etc. Mais ce pouvoir ne peut être qu'un
geste individuel. On sort du cinéma pour aborder aux rives
du devenir-livre du film. Avec le webdoc, le spectateur dispose
(enfin !) de tous les pouvoirs sur les représentations audiovi­
suelles. Passer d 'une séquence à une autre qui en est disjointe,
arrêter, repartir, recommencer, s' évader d 'un fragment dans
un autre, zapper. . . On est sorti du cinéma (la salle + l'écran
+ le noir), on en est même loin.
Il est arrivé un moment dans l'histoire du cinéma où le
succès même a conduit à industrialiser les projections. Les salles
de cinéma publiques et payantes ont eu besoin de projecteurs
tournant 365 jours par an et dix heures par jour. Dès lors, la
griffe et la came triangulaire du Cinématographe, trop fragiles,
sont remplacées par le mécanisme de la Croix de Malte, beau­
coup plus solide. Les caméras ne peuvent donc plus être en
même temps des projecteurs : l'application de la Croix de Malte
au cinéma marque l 'entrée dans l'industrie de l'exploitation.

Projecteur, p rojectionniste

L' histoire de la projection cinématographique commence


en effet avec les films Lumière. L'opérateur peut emporter avec
lui partout dans le monde la boîte du Cinématographe pour
réaliser des vues et les projeter : les frères Lumière ont inventé,
avec le défilement alternatif de la pellicule, le projecteur. Le
Cinématographe Lumière était à la fois caméra et projecteur.
Cette réversibilité a assuré le succès de l 'appareil et plus large­
ment du cinéma : les opérateurs pouvaient à Saint-Pétersbourg
projeter le soir ce qu' ils avaient filmé le matin même. Les
spectateurs pouvaient ainsi reconnaître leur ville, leur journée.
Vidéo analogique puis numérique ont poussé le principe de
réversibilité jusqu'à une sorte d'absolu : tout ce qui est inscrit
est immédiatement montrable et effaçable. (c( Immédiateté.)
La projection de films 35 m m demandait un savoir-faire et
un brevet de qualification. Le numérique fait rentrer le cinéma
dans un temps où les gestes de la projection ressemblent à une
utilisation domestique des médias informatisés. C'est bien là
le but inavoué d'une numérisation massive : réduire les coûts
à travers le personnel spécialisé. Il n'avait jamais été possible
d 'automatiser le chargement des films 35 : avec la numérisation,
la projection est devenue entièrement automatique. On ne dit
plus charger la bobine sur le projecteur, mais i ngérer le DCP
dans la smartjog. On ne monte plus les films qui arrivaient en
plusieurs bobines, avec les pubs et les bandes-annonces : on
crée des playlists dans le Screen Manager System. Au quoti d it: n ,

347
le lancement des séances avec l 'extinction des lumières de la
salle est automatiquement généré par le système. L'opérateur
n'a plus rien à faire pour que les séances s'enchaînent jusqu' à
l 'extinction des machines après la dernière séance. L'intitulé
d'« opérateur projectionniste » disparaît pour « technicien
polyvalent » chargé aussi de l 'accueil, de la vente et de l 'entre­
tien du bâtiment. Le but est qu' il n'y ait plus personne en
cabine. Se pose alors la question du rôle de l 'opérateur-projec­
tionniste dans la restitution des œuvres ? Qui vérifie la qualité
de la projection ? Le projectionniste est le « premier specta­
teur », il est les yeux, les oreilles du spectateur, il est respon­
sable de la lumière de la salle, de la sécurité des spectateurs, de
la température et du renouvellement de l 'air . . . Un défaut de
projection en 35 mm releva it de l'opérateur, sans cesse engagé
dans la vérification de son propre travail, à l'œil et à l'oreille :
comment la pellicule défile-t-elle dans le projecteur, quel bruit
fait le film dans la machine ?
Avec le numérique, l 'erreur ne peut venir que d 'un défaut du
logiciel ou d 'une panne de la machine : l 'opérateur ne peut plus
anticiper les pannes, ni, lorsqu' il y a un problème, comprendre.
Seule chose à faire : redémarrer la machine. « Avant on avait
les mains fragiles, maintenant on a les mains coupées », dit, en
référence à Chris Marker, Laure Cartoux, caissière-projection­
niste au cinéma Le Méliès à Grenoble.
On retrouve le fantasme des directeurs des studios améri­
cains : relier l 'automate de caisse à l 'automate de projection - à
défaut de pouvoir pluguer directement la smartjog sur le cerveau
des spectateurs. Au cinéma, il y a le corps à l ' écran, le corps
dans la salle, et les corps intermédiaires, ceux des program­
mateurs et des projectionnistes qui, de la même manière que
le poids des bobines (qui sont aussi des corps), constituent des
freins à toute réponse immédiate aux désirs du consommateur.
Aujourd'hui encore (c'est-à-dire autrefois), les bobines de
fer-blanc ou de plastique qui contenaient les films étaient
transportées d'une salle à l 'autre et on ne savait pas toujours
où elles étaient, où le film était projeté. Et longtemps après
son exploitation, le film pouvait être vu sans nous, là où on
ne pensait pas qu' il puisse apparaître, il pouvait être perdu
et être retrouvé. Aujourd'hui (c'est-à-dire maintenant), les
projecteurs de cinéma numériques répertorient et rapportent
aux distributeurs chaque projection, qui de plus est contrôlée
par une clef numérique. Sans clef, le fichier du film a beau être
physiquement dans la mémoire du projecteur, il est impos­
sible de le lire, de le projeter. Cette mémoire du projecteur
est limitée et, régulièrement, les exploitants doivent effacer
les films. Ça prend une seconde, d'effacer un film numérique.
Plus personne ne pourra retrouver une bobine poussiéreuse
égarée dans un grenier (les rushes et les chutes de Terre sans
pain, retrouvés dans l 'armoire de la sœur de Luis Bufiuel - et
beaucoup de chefs-d'œuvre sont réapparus ainsi). Et si on
remet la main sur un disque dur et que le film n'a pas été
effacé, il n'y aura plus la clef pour le lire.

Prop agande

L'ambiguïté constitutive de l 'opération cmematogra­


phique rend la partie difficile à tout projet de propagande
affiché comme tel. (Nous ne parlons pas ici de la dimen­
sion idéologique, donc propagandiste de fait, de la majorité
des films.) Mais le cinéma de propagande en tant quel tel
se heurte au renversement de la croyance en doute, et réci­
proquement, qui définit la place du spectateur. Tout ce qui
se présente comme très affirmatif, laudatif; tout ce qui vise
à produire un effet d'admiration ou d'approbation ; tout
ce qui insiste à la manière publicitaire sur les vertus d'une
ligne ou d'un homme politique risque, croyons-nous, de
ne convaincre que les convaincus. La propagande procède
par adhésion. Il est vrai que le génie spectaculaire de Leni
Riefensthal a i mpressionné des générations de spectateurs. La

3 49
grande mise en scène du ure Reich l 'avait fait avant elle. La
propagande par l 'œil paraît en effet plus efficace que celles
qui passent par l 'oreille. Le spectateur (plus que le militant)
se lasse des slogans et des raisonnements simplets. Si l 'enjeu
de toute propagande est d 'atteindre hors du cercle des acquis
à la cause, il apparaît, à l 'usage, que le cinéma est en mesure
avant tout de convaincre les convaincus. Il y a donc une fonc­
tion soignante à ce cinéma. Rassurer, réassurer, redire inlas­
sablement ce que l 'on sait par cœur. Vertu de la répétition,
nécessairement infaillible.

Public

Terme courant mais inadéquat : il n'y a pas un « public » ,


ni « des publics » , mais des spectateurs, tous divers, tous
singuliers, ne formant jamais masse. Cette réunion de spec­
tateurs est un ensemble fait de 1 + 1 + 1 + 1 . . . (Serge Daney) .
Voilà qui détruit à la racine le projet d'un « marketing » ciné­
matographique. Chaque spectateur voit « son » film, qui
ressemble à celui que voit son voisin, mais pas tout à fait. Il
y a des écarts. Comment les expliquer ? D'une part, chaque
seconde de film projetée sur l ' écran de la salle fait défiler à la
vitesse de 24 images/seconde un très grand nombre de photo­
grammes, chacun effaçant celui qui le précède, chacun effacé
par celui qui le suit. (cf. Effacement.) La quantité d ' informa­
tions passant sur un écran en une unité de temps donnée est
donc considérable. Le spectateur ne peut tout capter, moins
encore tout mémoriser. Il y a donc une perte, plus ou moins
grande, et qui va dépendre de la structure mentale de chaque
spectateur. Nous ne voyons pas exactement les mêmes choses,
le même film. Voilà qui s'oppose à une analyse quantitative
des préférences de chaque spectateu r : encore eût-il fallu qu' ils
aient vu le même film. Les grilles mentales de mon ami(e) et
de moi-même ne coïncident pas, tant mieux !

35 0
Du côté des marchands, en revanche, le « public », souvent
spécifié en « grand public » , suppose justement cette globali­
sation - imaginaire - des spectateurs, qui abolit leurs singu­
larités et implique une masse, donc, d'individus à peu près
tous pareils, réagissant aux mêmes stimulations. Fantasme
marchand bien connu. Vers le tout-même. Les films font
exactement le travail inverse : vers le pas-tout singulier. Il y a
donc quelque absurdité à vouloir « faire sortir » sur un grand
nombre d'écrans des films qui par destination ne peuvent
s'adresser que plusieurs fois, et même un grand nombre de fois,
mais à un petit nombre de spectateurs chaque fois. Quand
les films coûteront moins cher et qu'ils pourront sortir (cette
fois) de l 'économie de marché, la notion de « public » perdra
toute signification et il n'y aura plus, pour de vrai, que des
spectateurs.
La salle est trompeuse : elle suppose un rassemblement
(sinon, comme au théâtre, une « assemblée ») . Pourtant, dans
ce tout ensemble de la salle ne vibrent que des singularités
absolument non assignables à un modèle hors de la salle de
cinéma.

Publicité

Les noces noires du cinéma et de la publicité ont donné une


descendance outrancièrement laide. Effets appuyés, couleurs
criardes, cadres hypertrophiés, figures de papier glacé . . .
montages parkinsoniens, brins de récit passe-partout. . . et
peut-être pire encore, une vulgarité et une absence de dignité
dont sont loin les films les plus « affreux, sales et méchants ».
C'est qu' il faut vendre, en tout cas attirer le chaland. La publi­
cité considère chaque spectateur comme un client potentiel.
Elle répand la plus grossière manière de filmer, trop tôt, trop
tard, trop près, trop loin, trop longtemps ou pas assez : rien
n'est à la juste mesure qui, s'il en fallait, serait la seule formule

351
de l 'efficacité (notion fort déplaisante par ailleurs, ici néces­
saire). Ce ne sont pas les « messages » , toujours idiots {et les
publicitaires sont les premiers à le savoir - et les premiers, du
coup, à largement s'en servir), ce sont les formes, les mises en
cadres et en durées, les très fragmentaires mises en récit qui
finissent, à la longue, ô force de la répétition ! par marquer les
esprits qui oublient les messages mais pas les formes qui les
acheminent jusqu' à nous.

Raccords

Un raccord est tout simplement la jointure qui relie l 'un à


l 'autre les bords de deu x plans. Le plan Y et le plan Z ont été
coupés. Les bords de la coupe sont rapprochés . Ils sont collés
l 'un à l 'autre. Réellement, dans le cas de la pellicule ; virtuel­
lement, dans le cas de la vidéo numérique. Mais l 'opération
est la même. Cette jointure est comme une cicatrice qui à la
fois répare la coupe et la fait voir. Les raccords obéissent donc
à une double logique : assurer l 'articulation des segments
successifs qui composent un film ; et, dans le même temps,
organiser logiquement, narrativement et rythmiquement la
suite de ces segments mis bout à bout. « Ce qui est beau
au cinéma, disait Robert Bresson, ce sont les raccords, c'est
par les joints que pénètre la poésie. » Les raccords sont bien,
en effet, comme un rythme, une respiration, un battement
qui scande les scènes. Ils sont vivants. Par eux se glisse et se
forme le désir de voir du spectateur. Ils articulent ou désar­
ticulent les corps filmés, les lieux, les temps. Les raccords
demandent donc un art de la juste mesure qui - ni trop ni
trop peu - joue avec l 'ambivalence du désir du spectateur : à
la fois du nouveau et du connu, mais aussi de la variété, de la
mobilité ; des ruptures éphémères mais aussi des repères qui
évitent tout égarement ; des brèches mais aussi des bornes
qui préservent le hors-champ, qui entretien nent le désir de

352
suite. Les raccords opèrent secrètement comme les coutures
qui font tenir le vêtement.
Pratiquement, les raccords sont classés en :
- raccords dans l 'axe : la même situation est filmée d'abord
en plan large, puis en plan serré et les deux plans sont raccordés
l 'un à l 'autre. Ou inversement. Du serré au large. Ce type de
raccords concentre (premier cas) ou met à distance (second
cas) l 'attention accordée à la scène. La fragmentation visuelle
s'accompagne d'une continuité des sons ;
- raccords de regard : entre un visage (ou des yeux) qui
regarde, et ce qui est regardé. Le spectateur est chargé d'ac­
cepter la liaison entre deux plans aussi dissemblables qu' il est
possible dans la mesure où une continuité logique assure la
relation. Par exemple, un personnage regarde vers le ciel et,
plan suivant, un avion raye le ciel ( Close-up, Abbas Kiarostami,
1990) . Ou bien : un personnage épie ou surveille ou guette un
autre personnage qui ne le voit pas. Ou bien : un personnage
contemple un paysage. Etc. ;
- champ/contrechamp : ce raccord implique qu' il y ait des
regards de part et d'autre de la coupe et que ces regards se
croisent. Il s'agit d 'un raccord subjectivant, qui suppose des
sujets actifs en relation. Si ce n'est pas le cas, on en revient au
type précédent (raccord de regard) ;
- raccords d'angle : les raccords le plus souvent employés
pour nouer deux plans de la même scène pris selon deux axes
différents. Le passage d'un axe à un autre, quelle que soit la
valeur du plan (large ou serré), permet le raccord en évitant
l 'effet d'une coupe dans le plan (jump eut). L'écart de l 'axe A
avec l 'axe B doit être suffisant pour que le raccord passe « natu­
rellement », sans que l'œil soit arrêté par la coupe (« montage
transparent ») . Mais ce raccord est à la fois visible et invisible.
La coupe ne « coupe » pas l 'action. Elle en déplace l 'angle de
vue. Tout le jeu du montage, généralement, tient dans cette
frontière entre visible et non-visible. Une coupe peut accélérer
l 'action ; elle peut aussi la ralentir. Moins elle est visible e t plu s

353
elle assure une saute temporelle imperceptible mais réelle : l 'ac­
tion est condensée par le raccord, un fragment de son déve­
loppement réel est rendu invisible, insensible. La porte à peine
touchée est ouverte. La rue, traversée. Le cinéma est avide de
ces abréviations du temps réel, des durées vécues. Un autre
cinéma aspire au contraire à faire durer les « temps morts »,
pour en faire des temps cinématographiques ;
- raccords dans le mouvement : à la faveur du mouvement
des corps ou des mobiles, il est facile de couper et de raccorder
le mouvement sur lui-même, en changeant d'axe et de taille
de plan. L' illusion produite est celle d'un seul mouvement et
le raccord, ici, n' interrompt rien mais prolonge, accentue. Il y
a quelque chose dans le raccord de mouvement d'un « tourner
autour » compacté, resserré. Dans Contes de la lune vague après
la pluie (Mizoguchi, 1953), quand Genjuro le potier et la Dame
qui veut le posséder se découvrent, puis s'embrassent, puis
s'affrontent : les mouvements sont esquissés, mais accomplis
seulement par le raccord. La beauté du raccord, chaque fois,
tient à la sensation qu'un bref moment de la danse des corps
a été soustrait à la vue du spectateur, manque qu' il revient à
notre écran mental de suppléer ;
- raccords avec champ vide : le ou les corps disparaissent de
l 'écran, ou n'y apparaissent pas encore. Au bout du corps filmé,
le champ « vide ». Personne, aussi bien. Ce rien sur lequel
ouvre ou bien se clôt un plan, un travelling, un raccord, ce
« champ vide » nous rappelle qu'au cinéma tout apparaître est
destiné à disparaître, et cela, plus vite que dans « la vraie vie ».
Devant les corps filmés, autour d'eux, derrière eux, il n'y a rien
que ce « vide » qui signifie la suspension du monde sensible
par le cinéma. L' écran, vidé de toute présence humaine, attend.
Le regard spectateur est mis en butée : attendre, oui, pour
voir quoi ? Ainsi le cinéma se rappelle au spectateur dans ses
pouvoirs, qui sont de suspendre le récit, de faire durer l 'attente,
de ne pas satisfaire immédiatement à l'avidité de voir, de frus­
trer le désir de suite. Ce sont là des raccords édifiants.

354
Disons que la question tourne autour de la fragile frontière
qui sépare au cinéma le visible du non-visible, le vu du non-vu.
Les raccords sont des deux côtés, à la fois visibles et infra­
visibles. Leur être est contradictoire, ils doivent s'effacer dans
la continuité qu'ils assurent ; en même temps, la ride qu'ils
forment sur le flux du film n'est jamais une marque anodine.
La plupart des raccords, comme le nom le promet, sont faits
pour rester à peu près imperceptibles, en tout cas peu visibles.
Raccorder, c'est avant tout travailler à créer une impression
de continuité spatio-temporelle et/ou corporelle qui ne brise
pas le fil du récit. Grâce au raccord, la violence de la coupe est
adoucie, une certaine fluidité sauvée, même dans les scènes de
violence. À l ' inverse, s'il s'agit de produire une sensation de
discontinuité, les sautes, les ellipses, les changements brusques
de lumière, de distance ou de grosseur, demandent un soin
particulier puisque ces effets doivent à la fois être perçus
comme tels et ne pas l ' être trop, pour ne pas casser la cohé­
rence du film 1 •

Réalisme

En célébrant son « objectivité » , la plupart des vœux qui ont


bercé la naissance du cinéma disaient, sans employer le terme,
qu' il était plus réaliste que les autres modes de représentation
du monde visible par des images analogiques. « Objectivité »
ici veut dire restitution à l' identique de tel ou tel fragment
de réalité, la machine caméra travaillant indépendamment,
croyait-on, des subjectivités humaines. La pensée mathéma­
tique (Gottlob Frege) a établi une différence entre identité et
similitude. L identité va vers la singularité (chaque nouvel 1
étant 1 + 1, etc.), alors que la similitude répète sans changer.

r. Cet article est tiré du Petit traité des raccords, accompagnant le DVD
Les Raccords au cinéma, produit par Éden Cinéma pour le SCEREN, 2m r .

355
(On retrouve quelque chose de cette opposition dans ce qui
distingue l'argentique du numérique.) L'analogie passe donc
par la ressemblance et la dépasse : le monde filmé n'est pas
le « simple reflet » du monde non filmé. De la source à sa
représentation, une transformation a lieu : « le représenté n'est
pas le réel » (Roland Barthes, 1970). C'est pourquoi on utilise,
après André Bazin, le terme d'« analogie ». Qu'il y ait analogie
est amplement confirmé par les premiers films Lumière, en
dépit de la contradiction en actes que sont au même moment
les films de Georges Méliès (Le Manoir du diable, 1896). La
première projection du Cinématographe nous apprend qu' il
n'y a pas de « réalisme » au cinéma hors du socle de l 'analogie.

Récitation

Ne pas jouer, ne pas interpréter, mais réciter, disait Roberto


Rossellini à ses comédiens. Danièle Huillet et Jean-Marie
Straub n'ont pas fait autre chose. Mais Bertolt Brecht déjà,
puis Hans-Jü rgen Syberberg (Hitler, un film d'Allemagne,
1977). Le récitant, donc, ne « joue » pas. Il dit un texte. Une
séparation tout de suite s' inscrit entre les paroles récitées et
le « personnage » censé les proférer, « personnage » du coup
aussitôt désincarné, ou mieux : incarné dans un texte qui
paraît n'être pas de lui (c'est Christian Prigent récitant des
fragments de ses propres livres dans La Belle journée, Ginette
Lavigne, 2012) . Un écart se creuse entre la situation imaginaire
censée être représentée et la situation réelle de la scène théâ­
trale ou du plateau de cinéma. Cet écart intéresse le cinéaste
dans la mesure où il coupe court à toute tentation naturaliste.
D'un autre côté, cet écart est exactement l 'espace de jeu où
pourrait désirer se tenir la place du spectateur. Disons, absur­
dement : « je sais bien que l'acteur ne fait rien pour me faire
croire qu' il est le personnage, ou que ce décor de staff est un
château hanté, ou que cette jeune fille est une princesse, etc.,
rien, mais quand même j 'y crois. » Ainsi la distance, agrandie,
ne demande qu' à être comblée par mon désir.
D'autre part, la récitation est belle. Loin de toute accen­
tuation sentimentale, même dans le meilleur sens du mot, la
récitation fait entendre une langue dans sa musicalité précise :
Sicilia ! (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, 1999). Il y a un
bonheur du spectateur changé en écoutant. Rossellini, quant
à lui, se moquait de toute psychologie : les relations entre
personnages étaient des relations entre textes ou fragments de
textes. L' intériorité à faire jouer, à bâtir, était celle du specta­
teur et non celle du personnage. Cette position est toujours
un peu difficile pour le spectateur désireux d'être charmé,
conquis, désireux de s'abandonner au fantasme « d'y être ».
Cinéma rude, pour tout dire, insoucieux de séduire, préoc­
cupé par l'excellence de son spectateur.

Récurrence

Une impression revient. Jamais tout à fait la même. Presque.


Un son, une voix, un éclat, un mot, une figure, une situation.
Cela s'est déjà présenté dans le film, plus tôt, on ne sait plus
très bien quand ni comment. Il y a un écho, une résonance
d'un point à l'autre du film. Nous pourrions nommer cela :
retour, répétition. La récurrence est mieux que cela : une
renaissance après disparition, une réapparition, chargée de
l'onde de sensations revenues de la fois précédente. Ainsi, le
film avance en boucles de récurrences. Dans la mesure même
où le chemin obligé d'un film est le déroulement linéaire, les
boucles de récurrence font imaginer un rebours, un contre­
courant. L'ensemble des boucles vont vers le terme du film,
mais chaque boucle remonte vers l'avant, vers ce qui a déjà été
inscrit puis aussitôt effacé et qui revient, étrangement, plus
loin, après l 'oubli, alors qu'on ne l'attendait pas, à la manière
de ces souvenirs involontaires, soucis de Marcel Proust. Les

357
événements récurrents dans le cours d 'un film renvoient au
montage à distance pratiqué (et théorisé) par Dziga Vertov,
S . M. Eisenstein puis par Artavazd Pelechian. Puissance du
cinéma, telle la musique, la poésie ou la littérature roma­
nesque, de pouvoir jouer avec le temps intérieur de l 'œuvre.
Apparition, disparition, la chose, la note, le signe est là et n'est
plus là, il revient et nous revient, nous sommes nous-mêmes
bouclés par ce retour. La récurrence est la loi du désir, en être
et n'en être pas, puis revenir et repartir. Nous disons que le
cinéma est entièrement fait de ces allers puis retours.

Regard, re gard-caméra

Tous les regards filmés nous sont en dernière instance


destinés. Il n'y a de regard que pour notre regard. Si quelque
chose du désir amoureux ou tout simplement du désir d 'aller
vers l'autre ne peut au cinéma mieux s'inscrire que dans un
regard, alors ce regard est pour nous, il passe par nous, nous
sommes son plan de rebond, nous sommes son au-delà.
Plus encore pour ce qu'on appelle les regards-caméra. Long­
temps prohibés sur les tournages de fiction (majoritaires
pendant des dizaines d'années) les regards-caméra disent - en
leur censure - une seule chose : que la caméra n'est pas là, qu' il
n'y a pas de caméra, qu' il n'y a pas de cinéma, pas d'intermé­
diaire entre le regard spectateur et le corps acteur. Nier, autre­
ment dit, ce qui fait qu' il y a film, ce film même qu'on est en
train de voir. Cette sorte de déni de réel laisse le spectateur
enfermé dans son illusion, devenue plus parfaite en somme,
illusion sans reste : le monde nous est montré en tant que tel,
dans une réflexion immédiate et idéale, un monde qui n'aurait
besoin d'aucun travail humain pour nous apparaître tel que
créé par quelque « grand architecte » que ce soit. Il y a là, on
le voit, une position métaphysico-religieuse. Ce désir ancien et
profond de se fondre dans un monde sensible qui nous serait
donné sans intervention machinique ne peut se manifester
qu' à la condition de faire croire au spectateur qu' il n'y a ni
illusion ni leurre. Mentir sur la réalité du leurre. Leurrer sur le
leurre, si l 'on peut dire. « Illusion des illusions » : c'est le mot
de l 'Ecclésiaste.
Le regard caméra casse brutalement cette illusion qu' il
n'y a pas d' illusion {entre autres : Monica, lngmar Bergman,
1953 ; Les quatre cents coups, François Truffaut, 1959). Il apparaît
comme la transgression même de la dimension de la fiction.
Qu'est-ce que la fiction ? En dernière analyse : faire comme s'il
n'y avait pas cinéma. En fiction, il y a le leurre premier du
dispositif cinématographique plus le leurre second qu' il n'y a
pas de cinéma, donc pas de leurre. Le regard-caméra a toujours
la puissance de transpercer cette double cuirasse. C'est un
regard qui a affaire avec la mort, comme celui de Méduse,
dans la mesure où la plupart des regards-caméra filmés l'ont
été bien avant que je ne les voie : ceux qui les ont lancés sont
morts. Nous voyons donc des morts, disons des fantômes,
nous regarder dans les yeux. Et pour mieux dire : nous les
regardons dans les yeux ; nous, vivants, nous regardons ces
morts qui nous regardent au-delà de la caméra, au-delà de
l'écran. Monter des archives audiovisuelles est en ce sens une
opération délicate, c'est-à-dire qui demande une grande délica­
tesse : nous manipulons, commentons et regardons des images
spectrales, et les traces de vivants aujourd ' hui morts qui s'y
trouvent inscrites nous invitent à les traiter comme on devrait
traiter les images des vivants ! Il est vrai que dans la générali­
sation du traitement marchand des archives audiovisuelles, la
brutalité et l ' insouciance du geste commercial se substituent à
toute histoire d'amour entre vivants et morts.
Restent ces regards qui, fixant la caméra, ne peuvent pas ne
pas savoir qu 'ils regardent au-delà. Au-delà de la machine, de
la scène, de la situation. Au-delà du présent de l' inscription
vraie. Définition du cinéma : un appel des corps et des regards
filmés à un au-delà du film. Un jour, peut-être, fiction parfaite,

359
une ou un inconnu verra ces images. Elle ou il en sera atteint.
Celles ou ceux qui ont regardé la caméra sont morts. Et peut­
être que ce dernier regard était un pari sur la persistance des
images, leur relative pérennité ? C'est donc mon regard, qui
accomplit une parcelle de cette pérennité, qui se trouve face
à la mort, la mienne : qui verra encore celles et ceux qui me
regardaient via la caméra avant de mourir puisque nul être à
venir n'aura à me voir les regardant ? Le regard peu à peu, au
cours de l'histoire des représentations, devient abstrait, inévi­
tablement. Le spectateur que je suis désire croire avoir été vu
concrètement. Le champ scopique défini par Jacques Lacan lève
sans fin les linceuls.

Relief

Ancienne tentation de la photographie {stéréoscopie) et du


cinéma. Le leurre supérieur d'une troisième dimension, d'un
« relief » de l'image, préoccupe les tenants de l'impression

de réalité. Mais comment mettre en relief un écran (déses­


pérément) plat ? En rétablissant une vision binoculaire, donc
stéréoscopique, par l'emploi de lunettes dont l 'un des verres est
rouge, et l'autre vert, on retrouve ce que les photographes astu­
cieux avaient découvert à la fin du XIX e siècle : que l' impres­
sion de relief devenait plus saisissante, et de beaucoup, quand
on photographiait avec un objectif double, qui dédoublait la
même image, colorant l 'une en rouge et l 'autre en vert . . . Un
bref temps dans les années cinquante, puis plus récemment
(de nos jours) , les tournages avec deux caméras synchronisées
et parallèles ont actualisé cette forme de stéréoscopie expéri­
mentée vers la fin du X I Xe siècle. Leffet 3 D est pour le moment
une sorte d'agrément au cinéma en 2 D, mais ne le change
pas à l 'exception, peut-être, d�dieu au langage (Jean-Luc
-

Godard, 2014), pensé, lui, vraiment, pour les effets de relief


en mouvement.
Le dispositif revient donc à renvoyer le leurre dans une
dimension binoculaire. Donc : à le faire fonctionner plus effi­
cacement. Moins de construction imaginaire, moins d ' im­
pression de réalité, plus de réalité d 'impression, plus de sensible,
de gestes qui font comme s'ils me touchaient. Regain de l ' hap­
tique. Il va bientôt s'agir moins de voir (trop difficile) que de
toucher et d 'être touché, dans un sens physique. Peut-être y
a-t-il moins de corps alors qu' il y a plus d'images, peut-être
croirons-nous bientôt compenser cette irréalisation par un
supplément d'effets de réel ?
Mais aussi un effet de relief qui se présente dans le meilleur
des cas comme hors de l 'écran. L image projetée est dédoublée.
La perception d 'une troisième dimension est en même temps
réécriture du hors-champ : cette fois, sensiblement, le hors­
champ, nous y sommes, nous en sommes, puisque l'image
vient à nous « toucher ». Nous ressentons ce supplément à la
fois comme « réaliste » au plan haptique et comme « irréel »
au plan optique. Nous sommes dans une sorte de distorsion
sensible. Le souci des industriels (studios et fabricants de
caméras ou d 'écrans) a été une fois de plus de rogner sur la part
imaginaire du spectateur : un cinéma de sensations physiques
est plus « plein » qu'un cinéma où le spectateur doit croire au
leurre d'une présence qui n'est qu'absence. La perception d 'une
profondeur ou d'un relief sur un écran plat est bien imagi­
naire, ou mieux encore imaginaire et réflexe, dans la mesure
où nous projetons sur l' écran cette troisième dimension, celle
que nous voyons dans la vie hors des salles de cinéma, hors
des écrans, et que nous reproduisons par habitude, du fait de
la prégnance de la vision binoculaire, qui fait triompher le
besoin de « réalisme » du spectateur. La profondeur ou le relief
relevaient donc du leurre. Ils relèvent aujourd ' hui de l' impres­
sion de réalité, une réalité enveloppante, souvent menaçante.
La distance - réelle - entre le spectateur et l 'écran, distance
imaginairement réduite par la place du spectateur dans la
représentation, est ici tout simplement abolie, puisque le film
et moi sommes dans la même troisième dimension. L'enjeu est
toujours ô idéologie ! de confondre le réel et sa représenta­
- -

tion, d'amenuiser' tous les écarts entre le Spectacle dans là vie


et la vie dans le Spectacle. Enjeu, on le comprend, à brouiller
les cartes.
En fait, le cinéma en trois dimensions est deux fois moins
lumineux que l 'autre. Pour une projection 3 D, le spectateur
paye plus cher alors que les lunettes absorbent la moitié de la
lumière. Il existe dans les salles deux technologies : soit nous
achetons les lunettes passives, soit nous louons les lunettes
actives. La 3 D active produit un effet plus convaincant et
permet de conserver les écrans blancs. La technologie passive,
elle, nécessite l'installation dans la salle d 'un écran argenté
pour réfléchir plus de lumière. La technologie active peut
s'adapter facilement sur un projecteur et d 'une salle à une
autre en fonction de la programmation : mais elle a l'incon­
vénient pour l'exploitant de devoir récupérer les lunettes à
la sortie, les nettoyer, recharger les batteries et les remplacer
quand elles sont cassées. Les grands réseaux préfèrent payer
deux fois plus cher l ' investissement dans la technologie passive
et réduire le personnel, bien que la projection soit de moindre
qualité et que les films en 2 D en soient dénaturés : projeter
sur des écrans gris modifie la luminosité et la colorimétrie de
ces films. La projection étant moins lumineuse, l ' image a le
défaut d 'un « point chaud » : le centre est plus éclairé que les
bords. Ce qui nous est vendu comme nouveauté est une forme
de primitivisme qui rappelle les défauts des débuts du cinéma.
Heureusement, aux É tats-Unis, il y a toujours une solution . . .
les places du milieu de la salle qui se trouvent face du centre
de l'image sont vendues plus cher.
Demandons-nous pourquoi cette quête insistante du
relief? Que cherche-t-on ? Plus d 'effets de réel, sans doute.
Des sensations qui nous font plonger dans l'écran, le faisant
disparaître en tant que tel ? Une mise en abyme inverse ? Mais
les grandes compagnies qui ont rejoué ce cinéma en relief
après les tentatives des années cinquante (Dia! M for Murder,
Le crime était presque parfait, Alfred H itchcock, 1954) se sont
mis en tête de relancer l 'attractivité du cinéma autant par les
films géants que par les « nouveautés » techniques. Certes,
le numérique apporte beaucoup à la sensation de relief.
Comment s'empêcher de voir, aussi, dans cette « avancée »,
un écho arrière des premières séances du Cinématographe,
quand les spectateurs, nous dit la chronique, reculaient de
peur devant une locomotive débouchant sur l ' écran du S alon
indien (1895). Il s'agit sans doute, depuis des années et des
années, de remplacer l 'émotion par la sensation. L' émotion
est une construction du sujet, un ajustement dans le temps,
une élaboration, comme dit la psychanalyse. Le sujet devient
source lui-même d'un tremblement dont les causes ont pu
se trouver extérieures à lui, mais qu' il a intériorisées et qu' il
retraduit à sa façon. La sensation est évidemment plus directe.
Une menace, une branche, une pierre, un sabre, une portion
de visible projetée contre moi, voilà de quoi épater, avant le
spectateur de cinéma, l 'amateur de scenic railways (Disney­
land, mon vieux pays natal, Arnaud des Pallières, 2000). Pour­
quoi pas ? Un ingrédient de plus ? À notre sens rien de décisif.
Le face-à-face du spectateur et de l ' écran creuse celui-ci de
bosses et de trous imaginaires. Mais voilà qu'on veut donner
« un air de réel » à cette part imaginaire. N'est-ce pas juste­
ment la réduire à n'être plus que sensation ressentie, et non
plus imaginée ? Le cinéma, qu'on le veuille ou non, par le seul
fait qu' il sépare, cadrant, le visible du non-visible, étoffe cet
invisible et lui donne réalité imaginaire. Le relief, à l ' heure
actuelle, est trop visible pour être vrai.
Dans Adieu au langage (2014), Godard cite Louis-Ferdinand
Céline : « Ce qui est difficile c'est de mettre le plat dans la
profondeur. » Godard commente : « On voit sur un écran plat
une espèce de folie qui veut absolument faire croire que ce n 'e s t
pas plat. » Pourquoi ce film en 3 D ? : « Quand la tech n i q u c l'S I
au tout début comme l 'enfant, il n'y a pas de rc�� g l c . A p ri·s , 1 1 1 1 11
de suite, on lui apprend à parler, à aller à l 'école, à payer ses
impôts. » Fabrice Aragno, le chef opérateur d'Adieu au langage,
a fabriqué une caméra binoculaire constituée de deux appa­
reils photo maintenus ensemble par deux planchettes en bois.
« La recherche consistait à faire tout ce qui était possible et

non prévu pour une utilisation déjantée : par exemple, mettre


un téléobjectif sur un œil gauche et un grand-angle sur l 'autre.
Créer des décalages : une des deux caméras peut suivre un
personnage et pas l 'autre mais ils sont tous les deux dans le
même cadre. » (« En quête de cinéma » , radio Galère, 2014.)
Il y a deux types de relief. Celui qui intervient dans l'espace
positif: le sang surgit vers le spectateur et accentue l 'effet de
sidération. Et l'espace négatif qui permet de construire de la
profondeur. C'est celui utilisé par James Cameron dans Avatar
(2009) : le relief accentue la profondeur de la forêt. Ou bien par
Michel Ocelot dans Princes et princesses (2000). La technique
d'animation pour ce film utilise à la fois du papier découpé
et un théâtre lumineux enfantin, artisanal, dans lequel la 3 D
a permis de construire, dans l 'espace négatif, une profondeur.
La lumière vient du fond de la boîte à images et contraste avec
l 'aplat des figures.

Résolution

Polysémie merveilleuse de ce terme, qui vise à la fois la


défi nition d'une optique photographique et donc d'une image,
la solution d'un problème, la résolution d 'un mystère, la désa­
grégation d'un corps, la cessation d'un contrat, la mutation
d'un état dans un autre {la neige en eau), la fin d'une maladie,
le devenir d'un accord musical, la fermeté de caractère de
qui suit son chemin ou sa logique quoi qu' il arrive. La chose
curieuse, ici , dans l' éparpillement de tous ces sens, tient à l 'ob­
session contemporaine pour la plus petite résolution optique
possible, autrement nommée « haute définition » , HD ou Full
HD. C'est une course à la transparence absolue, comme si le
système optique et numérique d'obtention et de traitement des
images photographiques ou cinématographiques - lentilles
et compressions - pouvait ne pas apparaître, ne rien trans­
former. Or, l'œil humain est un appareil optique, le cerveau
un complexe de filtres. Il y a là comme un rêve de duplication
du visible sans reste. Peut-être est-ce la disparition supposée
de tout reste qui réunit les sens de résolution. Un efface­
ment des traces. L: histoire du cinéma était définie (jusqu'à
aujourd'hui) par le fait que l'argentique marque l ' image de sa
matière plus ou moins granuleuse. Il arrive que l 'on recherche
cette « matière » devenue virtuelle : par exemple en tournant
avec des téléphones portables, pour ceux dont la résolution est
restée encore très basse. « Quand j 'entends haure fidélité, je
pense basse fidélité. Et alors, je demande au technicien ce que
c'est. Il ne sait pas me répondre. » (Jean-Luc Godard)

Res p onsabilité

Responsable des machines que j 'ai entre les mains, respon­


sable des équipes que j 'ai autour de moi, responsable, d 'abord,
de celles et ceux que j 'ai entraînés dans l 'aventure d 'un film
dont ils seront, peu ou prou, les héros. Toutes ces responsa­
bilités qui s'emboîtent ne pèsent pas sur le cinéaste, mais au
contraire le rendent plus libre s'il les assume. Reste la plus
importante de toutes : celle du cinéaste envers son spectateur.
D'un mot : le spectateur est mon alter ego. Il ne peut être que
mon alter ego. Sinon, j'entre, réalisateur, dans la boucle infâme
du mépris de soi. Nous irons rejoindre Michel Foucault dans
le principe qu'à chacun, à chaque sujet, revient la responsabi­
lité de prendre soin de lui-même. Ce qui veut dire tout bonne­
ment prendre soin de l'autre que je filme comme de celui que
je suis avec lui. (cf. Éthique.)
Retakes

Avant ou après la fin d'un tournage, décision est prise de


retourner une séquence, un plan, pour des raisons de conti­
nuité, technique ou artistique. Le premier film de l 'histoire du
cinéma, Sortie d 'usine (Louis Lumière, 1895) a été tourné (au
moins) trois fois. Il est donc aussi le premier documentaire (les
ouvrières sortent de l 'usine) et le premier film de fiction (elles
font une deuxième puis une troisième prise quelques semaines
plus tard). Le re-tournage est là dès le début. Tourner, c'est
tourner une autre fois. Les retakes sont en réalité des nouvelles
versions : elles peuvent paraître en tous points semblables aux
takes, elles en sont en tous points dissemblables. Leur principe
est un défi au temps. Même au cinéma, sauf dans les salles, on
ne recommence pas. Il n'y a pas de début qui ne soit déjà une
suite. Une illusion de plus. (cf. Prise.)

Retrait

Au cœur de la pratique du cinéma dit « documentaire ».


Pendant le tournage, le cinéaste - celui, justement, qu'on
désigne comme « réalisateur » - s'efforce de se tenir en retrait.
De combattre la dimension trop vite exhibitionniste du rôle :
être au centre des questions et des attentions. Pourquoi ? Pour
laisser la place à ce qui vient au film, et d'abord à celles et
ceux qui sont filmés et qu' il est préférable de laisser se déployer,
de laisser s'investir de leur propre chef, de laisser prendre en
charge leur propre désir de scène. Ceux qui filment s'exposent
eux aussi au film : ils sont visibles et vus par ceux qu' ils filment.
Imaginer que les intentions de mise en scène que l'on travaille
peuvent être ressenties et comprises par les autres, filmeurs
comme filmés, à demi-mot. Un jardinier dans un jardin
pour accompagner le mouvement spontané de chaque plante.
Aménager à chacune la part de vide qui les appelle.
Robe (sans coutures)

« La robe sans couture de la réalité » : formule célèbre


d'André Bazin, reprise ici et là (Serge Daney, Jean-Luc Godard)
et donc ici-même. Peut-être faudrait-il comprendre cette « robe
sans couture » comme une assertion polémique, qui fait le
pari d'une utopie. Aucune réalité, que l 'on mette ou non des
guillemets au mot réalité, aucune n'est sans coutures. Seul un
moment de réalité tel que le cinéma le filme dans un plan long
ou un plan-séquence pourrait prétendre à être « sans couture »
(mais quel que soit le plan il y a la succession discontinue des
photogrammes). C'est donc un programme esthétique que
nous lisons dans cette phrase. Oui, le cinéma est à même de
suturer les innombrables coutures de toute réalité. Nous savons
bien, allant au cinéma, comme Buster Keaton dans Sherlock jr.
(1924), que tout de suite nous sommes confrontés au montage
qui découpe toute réalité filmée en plans et en raccords. De
quelle « réalité à la robe sans couture » s'agit-il alors ? Mais de
cette continuité non interrompue qui lie le spectateur à la chose
filmée. Nous avançant sur cette voie, nous dirions que le désir
du spectateur n'est pas d'abord de coupure et de montage. Flui­
dité et continuité rassurent sa place et la font à la fois plus facile
et plus apte à goûter le récit. Toute la typologie des raccords
va dans ce sens : éviter les ruptures ou les chocs narratifs. Il
y a eu Dziga Vertov et L'Homme à la caméra (1929), il y a eu
S. M. Eisenstein et La Grève (1924) ou Octobre (1929), qui ont
poussé l'art du montage jusqu'au vertige du non-raccord, autre­
ment dit de l'interruption du flux tranquille qui pouvait enrober
le spectateur. C'est cette douce illusion qu'a voulu chasser le
cinéma dit moderne (et qui commence sans doute avec L'Ata­
lante, Jean Vigo, 1934 ; avant de reprendre avec À bout de souffie,
Jean-Luc Godard, 1959). Si « robe » veut dire « film », force est
de constater qu'elle est fortement déchirée et rapiécée depuis
ce tournant des années soixante. Jamais « les réalités » n'ont
été autant disloquées, émiettées, écartelées, et à la fois jamais
elles n'ont été autant filmées. Le tourbillon des images et des
sons hachés menu n'est pas pour rien dans l'impression d'irréa­
lité qui nous enveloppe aujourd'hui. Plutôt que d'en conclure
qu'André Bazin avait rêvé, nous pourrions supposer que face
à la fragmentation qui caractérise le spectacle de notre monde,
le cinéma répond en prenant acte de la dislocation, mais pour
tenter de recoller les morceaux. C'est Dans la chambre de Vanda
{Pedro Costa, 2000), c'est À l 'Ouest des rails {Wang Bing, 2003),
c'est 24 City {Jia Zhangke, 2008), c'est Film/socialisme {Jean­
Luc Godard, 2012). Recoudre la robe ou plutôt les lambeaux de
la robe qui n'a plus de réalité que cinématographique.

Rushes

Paysage après la bataille. Hier, les rushes, c'est-à-dire le


produit d'une journée de tournage, étaient revêtus d'une sorte
de sacralité. Les scènes étaient enregistrées mais non encore
développées et donc toujours invisibles. En ce sens, les rushes
portaient sans qu'on le sache tous les espoirs ou tous les déses­
poirs. Il fallait attendre le temps du développement, une nuit,
une journée, pour les visionner, ces rushes, dans la salle de
projection du laboratoire. É trange cérémonie. On commen­
tait, on critiquait. Séparés du reste du film, vus pour eux­
mêmes, ces rushes pouvaient aussi bien rester muets que dire
n' importe quoi. Il est vrai qu' ils étaient utiles, nous disait-on,
à vérifier la lumière, le cadre, les accidents techniques. Mais
que faisait alors la réalisation à les voir soir après soir ? L'arrivée
de la vidéo à la fois comme support des rushes et du contrôle
qu'elle permettait au moment du tournage, a fait perdre beau­
coup de son charme à l' épreuve de les découvrir soir après soir,
dans leur solitude même.
Là n'est pas la question. En film comme en vidéo, les
rushes nous donnent à voir ce que nous n'avons pas toujours
vu. Que nous n'avons pas vu pendant le temps de la prise,
et aura été enregistré pourtant par la caméra. La vision des
rushes est l 'occasion extraordinaire de vérifier expérimenta­
lement que ce que nous appelons « filmé » est plus ou moins
autre que ce nous pensions, voulions, croyions avoir tourné.
Éphémère occasion : après cette première fois, pas d'autre. Les
écarts entre le pensé et le filmé auront été intégrés, acceptés,
ne seront plus visibles, seront admis comme « normaux ». Or,
dans la pratique documentaire, il arrive souvent que ce qui a
été enregistré par la caméra diverge de ce qui avait été prévu.
Un autre film apparaît sous celui que nous avions cru filmer.
Les rushes en sont le témoin. Les voir et les entendre pour ce
qu' ils sont serait la moindre des choses si, réalisateurs, nous
n'étions point obnubilés par ce que nous avions rêvé. Les
rushes sont une leçon du voir et de l 'entendre, et le réalisateur,
tout puissant qu' il puisse se penser, est requis de devenir un
spectateur, son propre spectateur. À cela, dans les écoles de
cinéma, peut servir ce qui se dit « analyse des rushes » .
La caméra, nous l 'avons dit, n'est pas tant une « machine
à voir » qu'une « machine à enregistrer » . Le cadreur, bien sûr,
dirige l 'objectif vers la chose à filmer. Mais il y a le « champ »
hors du champ, le « temps » hors du temps. Il y a cette rencontre
toujours problématique entre corps et cadres. Et ce que nous
voyons de ce qui est filmé, ces rushes, souvent portent en eux
une déception ou un regret, un à-côté, un décadrage qui, si
nous ne sommes pas aveugles et sourds, doit nous conduire
à réorienter le film en cours. Ce qui a été tourné, quoi que
ce soit, nous demande de le considérer dans toute sa réalité.
Riche ou pauvre, conforme ou non.
Robert Flaherty, sur l 'une des îles d 'A ran, voyait ses rushes
et décidait de retourner sur les falaises ou les plages pour une
deuxième version, une troisième, etc. LHomme d'Aran (1934)
est fait de ces retournages. Flaherty, selon toute probabilité,
tenait à retrouver sur les deux dimensions de l ' écran de sa
Moviola les trois dimensions des tempêtes et des vagues qu' il
voyait en direct quand il tournait. Revoir ? Voir enfin ?
Salle, séance

Une salle reste une salle. Avant-hier, on fumait dans les


salles de cinéma. Ailleurs, on criait, on trépignait comme
au match, on alertait l ' innocente victime de la menace d 'un
affreux méchant. Les spectateurs, historiquement, ont fait
partie de la représentation, de même que les habitués de l 'opéra
de Toulouse, dit-on, sifflaient les ténors insuffisants. La salle,
avant d' être une salle plongée dans l 'ombre et (relativement)
muette a été la salle des music-halls qui ont précédé le cinéma.
En Italie, l 'avanspecttacolo (Toto, Anna Magnani, entre mille
autres) était la salle du spectacle « avant le spectacle » et du
coup celle où les interventions des spectateurs allaient de soi et
même étaient sollicitées. Se souvenir de Fellini Roma (1972) et
de la pénible scène du chat mort et de l 'avant-scène dépassée
par ses spectateurs. Nous voyons aujourd ' hui des salles de
« multiplexes » (quel nom horrible !) remplacer les salles de

notre enfance (La Dernière Séance, 1982, Eddy Mitchell, FR 3).


Le principe demeure. Les lumières baissent et s'éteignent. Une
obscurité plonge sur la salle. Il y a une cabine au fond d'où
surgit une lumière. Il y a un écran pour la recevoir.
La salle de cinéma à elle seule dit beaucoup du principe du
cinéma. Du noir pour qu' il y ait du hors-champ. Un rectangle
lumineux qui fait écran. Des portes fermées (plus ou moins)
pour isoler la salle du reste du monde. D'autres spectateurs
qui font comme moi, assis, relativement immobiles, presque
muets, ni cris ni cavalcades. Telle est la salle de cinéma.
Nous savons bien qu'aujourd'hui les écrans sont partout,
hors des salles, dans la lumière des couloirs de métro, des salles
de banque, sur nos téléphones. I..:écran est devenu notre terrain
vague. Pas si vague que ça, d'ailleurs, puisque sérieusement
colonisé par les marchands, publicités, annonces, etc. La salle
paraît désormais obsolète. C'est vrai qu'elle attend du specta­
teur un laisser-aller qui n'est plus de mise. On ne se laisse plus
aller, on contrôle. Car sans la salle, l'écran sert à contrôler.

3 70
Quant à la séance de cinéma, comme nous l 'avons écrit
de nombreuses fois, elle crée un temps suspendu, qui combine
passé et futur au présent (voir la référence à Augustin, p. 105).
Et fait régner presque sans partage ce présent synthétique qui
abolit provisoirement le temps du dehors (Comolli, 2004 ;
Jacques Aumont, 2014).
Mais voici ce qu'en écrit Louis-Ferdinand Céline dans
Voyage au bout de la nuit (1932) : « Il faisait dans ce cinéma, bon,
doux et chaud. De volumineuses orgues tout à fait tendres
comme dans une basilique, mais alors qui serait chauffée, des
orgues comme des cuisses. Pas un moment de perdu. On
plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait eu qu'à se
laisser aller pour penser que le monde peut-être venait enfin
de se convertir à l'indulgence. On y était presque déjà. Alors
les rêves montent dans la nuit pour aller s'embraser au mirage
de la lumière qui bouge. Ce n'est pas tout à fait vivant ce qui
se passe sur les écrans il reste dedans une grande place trouble,
pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. Il faut se
dépêcher de s'en gaver de rêves pour traverser la vie qui vous
attend dehors, sorti du cinéma, durer quelques jours de plus à
travers cette atrocité des choses et des hommes. »

Scénario

Il y a eu dans l'histoire du cinéma, dans cette part de cette


histoire qui a nom « fiction » , des scénarios impressionnants
de logique et de fantaisie tout à la fois. Il est à craindre que cet
âge d'or du scénario ne soit derrière nous. La possibilité même
de raconter des histoires au cinéma tient à un certain état du
monde. Au temps du règne d'Hollywood ou de Cinecittà (qui
s'achèvent l 'un et l'autre dans les années soixante-dix), le désir
tout autant de construire un monde que de le décaper à travers
un scénario était impérieux. Il y avait pour les Américains
(y compris les Européens installés aux É tats-Unis avant la

37 r
Seconde Guerre mondiale) un modèle social et économique à
promouvoir, dont la puissance et l 'attrait mêmes autorisaient
la critique, et les scénaristes ne s'en privaient pas. Cette dimen­
sion critique du scénario hollywoodien éclate dans quantité
de grands films. Mais les meilleurs scénaristes de ce temps
béni étaient tout simplement les réalisateurs eux-mêmes, qui
travaillaient avec les meilleurs scénaristes, mais qui interve­
naient fortement à tous les stades de l 'écriture. Fritz Lang,
Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Leo McCarey, Preston Sturges,
Joseph L. Mankiewicz, George Cukor ou Vincente Minnelli
ont fait des films qui devaient à la fois beaucoup et peu à leur
scénario. La réalisation était une scénarisation aboutie. Film
et scénario s'entrelaçaient indistinctement. La mise en scène,
l'écriture cinématographique étaient autant le produit que
le perfectionnement du scénario, lequel bougeait sans cesse
pour se mêler à ce qui allait devenir les formes du film. Toutes
proportions gardées, c'est comme si l 'on parlait de « scénario »
à propos de Madame Bovary, par exemple, en mettant entre
parenthèses l'écriture de Flaubert. Et les adaptations françaises
ou américaines du roman l 'ont bien démontré : c'est en s' éloi­
gnant du « scénario » apparent, de la lettre du récit, que Jean
Renoir {1933) et Vincente Minnelli (1949) ont pu l'« adapter » à
leur manière de filmer. Tout sépare les deux films, et tout les
sépare tous deux du roman de Flaubert.
Reste que la requête d'un « bon scénario » revient pério­
diquement dans les plaintes des producteurs et des instances
publiques. Il n'y a pas de « bon scénario », il n'y a que des films,
bons ou mauvais. Tous les films, documentaires compris, sont
narratifs et racontent des histoires avec personnages, situa­
tions, événements, plus ou moins improvisés, plus ou moins
écrits. Mais raconter une histoire n'en fait pas un scénario :
en travaillant dans le meilleur des cas comme un horloger ou
un dramaturge, le scénariste tourne le dos au désir d'inven­
tion dont tout tournage est porteur, qui se déroule dans une
temporalité nécessairement ouverte à l'accident. Tourner un

3 72
film revient toujours, qu'on le sache ou non, à détourner le
scénario, s'il y en a un. Car les temporalités, les rythmes, les
césures de l'écrit, même d'un « écrit pour le cinéma », n'ont
aucun rapport avec les scansions temporelles d'un film. Ce
ne sont pas seulement deux systèmes d'écriture qui différent
radicalement, ce sont deux ordonnancements des temps qui
divergent et se contrarient. La perception d'une ellipse dans
une continuité filmique est bien différente de la lecture du
terme « ellipse », ou de l 'ajout d'une page blanche. En ce sens,
le scénario est un poids mort dont il convient de s'alléger au
plus vite.
Autre chose est l 'écriture de scènes ou de fragments de scènes
à mesure que le tournage avance et que le film prend forme.
C'est la méthode adoptée par Jacques Rivette et ses scéna­
ristes (parmi lesquels Christine Laurent et Pascal Bonitzer),
qui écrivent soir après soir en fonction du développement des
personnages ou des intrigues. Redisons ici à quel point l' im­
provisation (qui peut donc prendre mille formes) est essentielle
à la venue d'un cinéma non déjà prémâché, qui ne donne pas
à son spectateur l'impression terrible que rien ne bouge dans
le navire en dépit des courants, voire des tempêtes (métaphore
maritime qui convient aux films de Jacques Rozier, parmi les
plus improvisés ; mais nous pensons aussi à L 'Atalante de Jean
Vigo, 1934). Quant aux films de Jean Renoir, en partie écrits,
en partie improvisés, ils parviennent à faire ressentir ce prin­
cipe d'incertitude dont nous avons dit qu'il était au cœur de
l 'expérience cinématographique (La Règle du jeu, 1939) et de la
relation du film au spectateur, toujours problématique.
Se passer d'un scénario ne veut évidemment pas dire : ne
pas travailler en amont du tournage. Lire, écrire, préparer,
chercher : nous disons que tout geste accompli avant un
tournage est déjà partie prenante de ce tournage. Que l 'on
commence à faire un film avant même d'avoir une caméra
dans les mains. Une fois de plus : le cinéma est aussi cosa
mentale. Il arrive néanmoins, dans la pratique documentaire,
373
que les hypothèses de dépare soient démenties par la réalité
filmée, et qu' il faille réorienter le film sur une autre piste. Les
tournages longs, plusieurs mois, une année, plus encore, font
que les personnes filmées (il s'agit là de personnes réelles, prises
dans leurs vies réelles et dans les rapports de force que ces
vies supposent) développent sans nécessairement en prendre
conscience « leur » scénario, ces scénarios pouvant se croiser
quand ces personnes ont affaire les unes aux autres (candi­
dats à une élection politique par exemple). Alors, le calculant
ou pas, les « personnages » agissent sur leurs relations et leurs
rapports de force, dans la réalité donc, profitant de l 'occa­
sion du film pour faire avancer leurs intérêts. Le tournage du
film, sa durée, déclenchent des initiatives qui font fiction. Un
tournage documentaire peut ainsi devenir performati( C'est
ce qui est arrivé pour Rêves de France à Marseille (Comolli­
Samson, 2001-2007).
Qu'est-ce qu'écrire pour un filmeur ? Comment écrire le
réel ? Comment écrire l 'Autre ? Est-ce possible ou même souhai­
table ? « La feuille de papier pour moi c'est peut-être le corps
des autres » dit Michel Foucault dans l'entretien qu' il a donné
à Claude Bonnefoy en 1968 pour parler de son rapport à l' écri­
ture. Il évoque l 'enfance lorsqu'il observait, face au patient,
son père médecin : « Ce n'est pas celui qui parle, c'est celui qui
écoute. Il écoute la parole des autres, non pour la prendre au
sérieux, non pour comprendre ce qu'elle veut dire mais pour
traquer à travers elle les signes d'une maladie sérieuse, c'est­
à-dire une maladie du corps, d 'une maladie organique. Le
médecin écoute mais c'est pour traverser la parole de l'autre et
rejoindre la vérité muette de son corps. Le médecin ne parle
pas, il agit, c'est-à-dire qu' il palpe, il intervient. Le chirurgien
découvre la lésion dans le corps endormi, il ouvre le corps et le
recoud, il opère : cout cela dans le mutisme, dans la réduction
la plus absolue des paroles. Les seules paroles qu' il prononce ce
sont les paroles brèves du diagnostic et de la thérapeutique. Le
médecin ne parle que pour dire d 'un mot la vérité et prescrire

374
l 'ordonnance. » Anticiper le réel, ce n'est pas un programme
définitif, c'est une écriture de la promesse. « L écriture ça
consiste essentiellement à entreprendre une tâche grâce à
laquelle et au bout de laquelle je pourrai, pour moi-même,
trouver quelque chose que je n'avais pas d'abord vu. » É crire
est l 'occasion de penser. C'est une opération symbolique qui
ne passe pas forcément par le scénario en tant que programme
mais en considérant ce qu'elle ne peut pas contrôler face à ce
que le cinéaste veut mettre en actes. Foucault rajoute dans
cet entretien, publié en 201 1 sous le titre Le Beau Danger, ce
qu' il compare toujours à un geste médical : « Diagnostiquer
ce que j 'avais voulu dire au moment même où j 'ai commencé
à écrire. » É crire le réel, c'est se forcer à reconnaître ce qui se
joue et se reproduit : ces grands mouvements de la réalité qui
font aussi les récits. Si nous considérons que l ' écriture est une
ordonnance, elle répond à une autre dramaturgie que celle du
réel qui resterait le constat de la maladie. L écriture permet de
repenser la fin.

Scrip t, scrip te

D'abord, le terme anglais pour « scénario » . Mais la


scripte (spécialité historiquement féminine) est une assistante
précieuse du réalisateur. Que l 'on tourne « dans l 'ordre » ou
pas, la scripte est là pour servir de mémoire à la réalisation
et aux techniciens. Pendant le tournage, elle n'est pas seule­
ment occupée à vérifier les raccords entre deux plans. Elle
prend note des caractéristiques techniques de la scène (durée
des plans, type de plans, focales, lumières, dialogues . . . ), tout
ce qui permettrait, éventuellement, de la retourner. Elle tient
un journal du tournage. Elle assure ce qu'on appelle « conti­
nuité », c'est-à-dire la cohérence de ce qui est déjà tourné avec
ce qui reste à tourner. Elle suggère aussi ce qui manquerait
pour pouvoir monter ce qui a été tourné. Dans les tournages

375
documentaires, cette fonction de logique narrative serait bien
précieuse mais ni les budgets (hyper-modestes) ni les condi­
tions de tournage (équipe hyper-réduite) ne l 'autorisent. La
présence attentive de la scripte permet avant tout au réalisateur
de se libérer d 'une partie du fardeau des nécessités techniques
et logiques des plans à tourner, et, éventuellement, de se laisser
gagner par une rêverie étrangère aux dures réalités d'un plan
de travail. La scripte, par ailleurs, sur certaines productions,
joue le rôle de surveillante générale et note les incidents de
tournage.

Sensibilité

Enjeu cardinal : exposer la pellicule en fonction de sa sensi­


bilité demande de mesurer la lumière pour régler l 'ouverture
du diaphragme. C'est le rôle du directeur de la photographie,
qui utilise une cellule photo-électrique. Il faut savoir lire les
mesures dans les hautes et dans les basses lumières, d'un côté
et de l 'autre des visages, pour établir des rapports de contraste,
des équilibres. Apprendre à discerner, c'est commencer à
créer. Mesurer, comprendre, penser, autrement dit travailler la
lumière, puisqu'on a prise sur elle par le diaphragme. En cher­
chant à donner plus de force au visible tel qu' il nous apparaît
d'abord, technique et mise en scène documentaires vont dans
le même sens. Dans ces manières de faire, il y a de la croyance,
des habitudes, de l 'organisation qui disent la complexité des
interactions. Les films de Pedro Costa (Dans la chambre de
Vanda) ou d'A rnaud des Pallières (Disneyland, mon vieux pays
natal), tous deux tournés en 2000 avec des petites caméras
vidéo amateur, démontrent que les beaux gestes techniques
et artistiques à la fois sont parfaitement compatibles avec la
faiblesse des moyens : les deux cinéastes ont tourné seuls.
Les deux systèmes, argentique et numérique, n'ont pas la
même capacité à « encaisser » les plus hautes et les plus basses
lumières. La compression numérique en vidéo limite le signal :
dans les hautes ou les basses lumières, il n'y a plus du tout
d'informations, là où la pellicule continue de faire vivre le noir
et la surexposition. Il y a toujours quelque chose qui se passe
dans ces zones de l ' image - et ce qui apparaît alors se situe
hors des normes, puisque nous sommes dans le « pied » ou
l '« épaule » de la courbe sensitométrique : de petites particules
vont continuer à réagir et, comme souvent avec la lumière,
magiquement, à tel point que les cinéastes recherchent ces
zones où les ressources argentiques sont épuisées.
Le cinéma numérique permet d 'atteindre des sensibilités
impossibles jusqu' à aujourd ' hui et de filmer des lucioles ou les
étoiles dans la nuit. Ces points lumineux devenus perceptibles
remplacent différemment les grains de l 'argentique dans une
image numérique qui devient, enfin, vraiment noire. L'auto­
matisation des caméras numériques conduit à une grande
latitude de pose : entre IO et 15 diaphragmes entre la zone la
moins lumineuse et la plus lumineuse. C'est donc à la post­
production que l ' image sera construite. Plus de possibilités de
maîtrise d'un côté, une moins grande complexité des gestes,
de leur part de mystère, d'insaisissable, d ' imprévu. À partir
de la fin des années soixante, les caméras de cinéma ont été
équipées d'une cellule permettant d'exposer rapidement une
image. L'exposition en vidéo se fait soit automatiquement :
c'est l 'appareil qui détermine l 'ouverture ; soit en contrôlant
l 'effet du diaphragme sur l ' écran. À partir de là, l 'exposition
ne se fait plus en fonction de ce que l 'on voit dans la situation
réelle : nous voyons l ' image sur un écran et nous réglons la
lumière en fonction de ce que l 'on connaît des images. C'est
un « auto-formatage ». Nous n'avons plus une vraie lecture des
enjeux lumineux qui se trouvent devant nous, dans la réalité.
C'est l 'écran que l 'on regarde. Nous n'avons plus accès aux
systèmes de mesure des lumières, c'est la caméra qui choisit
l 'exposition. Ce qui demandait autrefois toute une série de
gestes différents, de mesures différentes, est aujourd' hui acces-

377
sible d'un quart de geste sur un bouton. Le numérique, avec
l 'obturation électronique, nous l 'avons dit, multiplie les degrés
de sensibilité ISO (autrefois ASA) pour atteindre par exemple
le chiffre incroyable de 25 600 ISO sur un appareil photo/
caméra. La plupart de ces appareils mixtes, qui envahissent le
marché, déterminent automatiquement la relation sensibilité/
ouverture.
À la fois tout se simplifie et tout devient plus fragile : en
filmant en mouvement, par exemple, les conditions lumineuses
changent. Il faut passer en mode « manuel » pour éviter que
l'ouverture ne modifie « en direct » le rendu de l ' image. Dans
la prise de vues cinématographique, le diaphragme est censé
ne pas s'adapter - ni automatiquement, ni manuellement ­
quand les conditions d'éclairage changent - sauf avec un bon
assistant. Pourquoi ? La poussée du diaphragme dans un sens
ou l 'autre se voit directement sur l ' image. Pour éviter ces sautes,
le chef opérateur choisit une valeur médiane qui rend à la fois
l'ombre et la lumière, conçues comme un ensemble et non
une succession liée au mouvement de la caméra. C'est encore
ce qui oppose l 'analogique au numérique : en musique, par
exemple, ce n'est pas la même chose d'enregistrer un orchestre
avec un seul micro stéréo, qui capte évidemment un son d'en­
semble ; et une prise de son instrument par instrument que le
mixeur aura à rassembler en studio. En image aussi, le choix
se fait d'une synthèse des extrêmes, conservés tels quels, ou
bien d'une correction séparée des ambiances successives, dont
la table d'étalonnage numérique va rendre les variations ou les
passages imperceptibles.
La sensibilité de la pellicule est liée à ses défauts. D'abord,
ceux de la gélatine : les fabricants en mélangent différents
types afin de jouer sur la quantité d ' impuretés liées à la vie
organique puisqu' il n'a jamais été possible de fabriquer de
la gélatine de synthèse. Mais aussi en utilisant le bromure
d 'argent, un halogénure spécifique en raison de sa richesse
en défauts et dont la concentration peut être encore modi-
fiée par l 'adjonction d'impuretés à la solution cristalline, en
l 'occurrence des particules d'or. « La particule élémentaire
du monde argentique, le grain d 'argent, repose donc sur le
défaut et sa maîtrise. Cette donnée amène donc un certain
niveau d ' incertitude dans l ' image argentique puisque si la
perfection est unique et absolue, le défaut lui est variable »
(Martin Roux, 2012) .
C'est ce qui est recherché en tournant en basse lumière
avec des caméras numériques : retrouver du défaut, des scories
qui expriment une idée de la matière photographique. L'ex­
trême sensibilité des machines contemporaines a deux consé­
quences : d'abord, filmer ici et là sans lumière d'appoint,
notamment la nuit ; ensuite, pouvoir retrouver du « défaut
numérique », ce que l 'on appelle du « grain », en souvenir de
l 'argentique, et qui est en fait du « bruit ». La grande diffé­
rence entre les deux, c'est que le « grain » que l 'on peut arriver
à faire apparaître en poussant les possibilités du capteur numé­
rique, ne bouge pas, à la différence du « grain » argentique.
Le phénomène de « bruit », en résonance avec le « grain » et
son effet stochastique, permet de créer des valeurs intermé­
diaires. On améliore la qualité d 'un signal par l 'adjonction de
bruit, et ce bruit constitue un lien avec la matière. Le bruit
est vertueux. Une telle « salissure » est recherchée pour fuir
la parfaite transparence du numérique, quand rien ne semble
s'interposer entre notre œil et la chose filmée - ce qui est
évidemment mensonger : des lentilles optiques, des capteurs,
des programmes divers « traitent » l ' image pour qu'elle semble
nous parvenir dans toute son innocence native. Plus la pelli­
cule a des défauts, plus elle est sensible. L'excès de sensibilité se
voit (les grains sont plus gros) et il est étonnant de remarquer
que la question sensible est liée à celle du défaut : cette fragilité
nous reconduit à l ' idée d' imperfection - dimension nécessaire­
ment humaine.
Jean-Luc Godard a confié à Fabrice Aragno (qu i ava i t
travaillé avec lui sur l ' image de Film/socialisme, 20 H >) , l l l l l'

3 79
caméra JVC achetée chez Darty. Conclusion d'A ragno :
« Cette caméra n'a pas de qualités mais elle a des défauts qui
sont intéressants. - Allons dans les défauts », répond Godard.
Ainsi a été tourné Adieu au langage, en « basse fidélité » et trois
dimensions. (cf. Relief)

Séquence I sketches

Suite de plans formant un ensemble narratif, une « scène »,


voire un « acte », comme on dit au théâtre. Ce qui suppose
une certaine continuité temporelle et spatiale, de lumières et
de climats. Mais cette continuité qui assure l 'unité formelle de
la séquence peut éclater au montage en plusieurs fragments qui,
revenant ici et là, nous renvoient au même moment narratif
La séquence peut aussi être d 'un seul plan. (cf. Plan-séquence)
Chacune formant une unité, les séquences pourraient aussi
bien n'avoir aucun lien les unes avec les autres, comme une
suite de petites nouvelles tournant autour du même motif
central. Ce n'est évidemment pas la solution préférée de la
plupart des films : tout ce qui va dans le sens d'une discon­
tinuité de l 'ensemble (c'est-à-dire du film) est tenu pour un
risque à l'endroit d'un supposé « confort » du spectateur. À
moins que précaution ne soit prise d'annoncer « un film à
sketches ». Entre les deux, nous nous souvenons de 1 Mostri
(Les Monstres, Dino Risi, 1963) .

Son direct

Le synchronisme existait dès les débuts du cinéma : on


faisait tourner les deux appareils, image et son, sur le même
axe, entraînés par le même moteur. Ensuite, le son direct, dès
la mise au poi nt du cinéma parlant, en 1930, est enregistré sur le
bord de la pellicule image, comme une modulation graphique
qui traduit la modulation sonore. Le microphone transforme
les ondes sonores en variations de courants. Amplifiées, elles
agissent sur l ' intensité d'une lampe qui éclaire et impressionne
une surface sensible (une pellicule noir et blanc, spéciale, très
contrastée). Des images acoustiques sont enregistrées sur le
film. On fonctionne comme cela pendant des années : le « son
optique » se fait en « son direct » même si le procédé optique
implique un processus nécessairement long de développement
après la prise. Le problème du synchronisme se pose quand
on sort des studios : les machines sont intransportables et de
toute façon fragiles avant que l 'on remplace au tournage le son
optique par le son magnétique (à partir de 19 54). En atten­
dant, on découvre la possibilité de séparer l 'angle de l ' image
et celui du son : un orateur à la tribune peut être enregistré,
au son ; un auditeur être filmé en même temps, dans la salle.
Son et image sont synchrones mais détachés l 'un de l'autre.
Le son direct optique était toujours enregistré dans les grands
studios, à Hollywood, à Joinville, à Mosfilm, à Cinecittà, à
Babelsberg ; et toujours avec des moyens et des outils lourds et
fragiles, chers, peu maniables. (Exception, le camion-son mis
en œuvre par Dziga Vertov dans Enthousiasme, la symphonie
du Donbass, 1931.) Le coût des installations et la logique même
des productions réservaient donc l 'enregistrement en son
direct aux comédiens et comédiennes professionnels. Une
élite. La femme ou l ' homme de la rue pouvaient être filmés
en documentaire - mais sans paroles. La révolution technique,
du coup, prend aussi un sens politique : le peuple parlant entre
sur les écrans. La question du réalisme de la représentation du
peuple se pose avec plus d'acuité : il s'agit bien de filmer des
corps mais en même temps des voix et des parlers, des tons,
des accents.
En 1934, pour Man ofAran, qui est un film sonore et parlant,
Robert Flaherty filme dans les conditions du muet, sans son
direct (les rares paroles du film sont maladroitement postsyn­
chronisées en studio). Un an plus tôt, Leni Riefensthal tourne
Triumph des Willens (Le Triomphe de la volonté, 1935) avec un
son d'ambiance grossièrement synchronisé pour les scènes de
foule ; mais avec un son direct, micro visible dans le champ,
pour les orateurs nazis. Au même moment, un homme de
théâtre, Marcel Pagnol, fait construire lui aussi un camion-son,
véritable mini-auditorium automobile, avec lequel il tourne ses
films in situ, dans l'arrière-pays provençal, dans des mas qui
ne sont pas de carton-pâte (Angèle, 1934), camion qu'il prête à
Renoir la même année pour Toni, tourné presque entièrement
en extérieurs (quelques années plus tôt, le même Renoir avait
tourné des séquences de La Chienne en son direct).
Ce qui, là, semble signifiant, c'est que le son direct, globa­
lement, était le domaine réservé des « professionnels » , que ce
soient les comédiens, les techniciens, les metteurs en scène. Il
arrive qu'on filme dans les rues, sans doute, qu'on filme des
inconnus, mais leur parole n'est ni sollicitée ni enregistrée,
quand elle n'est pas purement et simplement doublée comme
elle le sera plus tard chez Federico Fellini. En un mot, la
parole du peuple est inaudible, introuvable au cinéma, hors
représentation.
Le son direct aura mis plus de trente ans pour sortir dans les
rues et courir les champs. Ce retard accepte une explication
plus idéologique que technique. Les grandes compagnies qui
avaient investi des fortunes dans les auditoriums des studios ne
voyaient aucun intérêt à consacrer d 'autres fortunes à la mise
au point d'appareils d 'enregistrement sonore portables. Enre­
gistrer comédiens et dialogues ne pouvait se faire que dans
les meilleures conditions techniques : impossible en extérieurs.
D'autre part, la question ne se posait pas d 'enregistrer la parole
des passants, hommes et femmes de la rue, n'importe qui.
L'enregistrement était réservé aux dialogues des dialoguistes
et à la voix des comédiens. L'homme quelconque pouvait être
requis comme figurant, pas comme personnage : James Stewart
joue Mr. Smith. C'est donc une révolution tout autant poli­
tique que technique qui s'annonce avec la venue au premier
plan de personnes qui ne sont pas des comédiens profession­
nels et qui vont devenir des personnages, oui, mais incarnés
par eux-mêmes. Dès avant la mise au point du cinéma 16 mm
portable et synchronisé, Jean Rouch fait jouer ses amis afri­
cains et leur demande de reconstituer leurs dialogues pendant
la projection du film dont ils sont les héros Uagu,ar, 1954-1967 ;
Moi, un Noir, 1958). (cf. Commentaire en direct.)
Mais qu'apporte le son direct ? Un effet à la fois de vérité et
de nécessité. Vérité de la situation filmée (en documentaire
comme en fiction), c'est-à-dire de l ' inscription des paroles
dans des corps visibles, et de ces corps dans les lieux où ils
jouent. Le lien entre images et sons renforce la véridicité des
unes et des autres. C'est le caractère véritable de la relation
entre les sons et les images qui est attesté par le son direct. Mais
cette véridicité passe par un renforcement des contraintes au
moment du tournage. Quelque chose d'une urgence ou d'une
nécessité affecte la prise de sons, qui nous indique qu'elle s'ef­
fectue dans une durée non réversible, non modifiable, non
répétable, et qu'elle en porte la marque. C'est donc l 'extrême
singularité de tout moment filmé qui se distingue plus nette­
ment encore avec le son direct. Les cinéastes qui les premiers
ont mis au point et pratiqué cet exercice d'enregistrement en
son direct désiraient obtenir des effets de réel en renonçant aux
facilités du studio et de la postsynchronisation. Tout se jouait
dans l'instant. Le coup de dés qui jamais n'abolira le hasard
était lancé précisément dans l 'étincelle de la rencontre entre
des corps, des lieux, des espaces sonores - rencontre toujours
unique, singulière, rien n'en étant répétable à l' identique. Car
d'une prise à l'autre passe le temps. La question n'est pas tant
de voir ou de montrer que d'enregistrer. On n'enregistre jamais
deux fois le même son .
La question du son est la question même de la vérité de la
scène. Oui, ce spectateur qui désire être trompé désire aussi
l 'inscription vraie. Le son, tout son, porte trace de ses condi­
tions d 'enregistrement, de son instance de formation ou de
profération, porte histoire de son climat, de son entourage,
de ses circonstances. En ce sens, les sons ne « mentent » pas
quand bien même il est toujours possible, et même facile, de
les « faire mentir », de les changer, de les truquer. Le grain
de réel qui marque tout enregistrement, à l ' image comme au
son, et qui voit combinés dans une même seconde, un même
décor, les mêmes corps avec la machine d 'enregistrement,
cette poudre de réel-là excède toute « postsynchronisation ».

S p ectacle

Tout ce qui relève du visuel et qui n'est pas cadré. Le champ


visuel ordinaire n'est pas cadré, le vôtre, le nôtre. Son ampli­
tude est d'environ 180°, soit d'une main à l 'autre quand on
étend les bras. Mais cette importante portion de visible n'est
pas cadrée par la machine optique qu'est l 'œil. Les paupières
ne cadrent rien, pas plus que les orbites. Il faudrait porter des
lunettes taillées en rectangle sur chaque œil pour reconstituer
dans la perception binoculaire courante un effet « cadre ». Le
spectacle n'est d 'abord pas cadré : défilé, parade, course, foot­
ball. . . rien de tout cela n'est cadré pour un spectateur présent
au spectacle. Le cadre entre en jeu quand le spectacle est filmé
ou télévisé pour être transm is. Tous les amateurs de sport
savent l'écart qu' il y a entre spectacle non-cadré et spectacle
cadré. Sur l ' écran, grand ou petit, tout change, les propor­
tions et les portions, les échelles, les vitesses. Et surtout un pan
de non-visible vient jouer sensiblement autour de la portion
filmée du monde visible.
Non cadré, le spectacle ne s'inscrit pas dans le temps. Il
passe et disparaît. Le filmer, c'est-à-dire le cadrer, permet de
le sauver de la dissolution du présent. Cadrer et fixer sont
donc dans un rapport réciproque. On peut préciser encore
que de n' être pas cadré, le spectacle, quel qu' il soit, s'arrime
à mon « point de vue ». Devant un spectacle, je suis celui qui
regarde, le pivot autour duquel tourne la chose déployée dans
le visible. Impossible de m' imaginer d'autres angles de vue,
un autre angle de vue. Le spectateur du spectacle est enfermé
dans sa bulle qui ne lui permet pas d ' imaginer ce qu' il en est
de la bulle des autres, toujours tenue, par conséquent, pour
conforme à la sienne. Répétitivité du spectacle.
Le fait que les spectacles ne soient pas toujours cadrés dans
la vie ordinaire, et qu'en revanche ils soient constamment
cadrés dans l'usage que nous faisons de nos petites machines,
écrans d'ordinateurs, tablettes, téléphones ou téléviseurs, mais
aussi dans les rues, sur les quais des gares et des métros, etc.,
impose peu à peu une confusion optique entre cadré et non
cadré. Tout devient spectacle, y compris ce qu i est cadré et
qui ne montre du spectacle qu'en le cadrant, c'est-à-dire en le
soumettant à la loi du partiel, du « non-tout », de l 'articula­
tion visible-non visible. En somme, l'espace quotidien, chez soi,
dans nos chemins et nos rues, l 'espace familier, qui n'était pas
par destination spectaculaire, le devient au sens où il est envahi
par des spectacles cadrés mais qui nous font oublier leur cadre
et désormais nous escortent partout, nous attendent à tous les
tournants. Nous sommes dans les images et donc ne pouvons
plus voir les cadres qui les limitent. (Voir le « champ scopique »
selon Jacques Lacan, p. 329.) Les peaux, tatouées, les vêtements,
marqués, sont déjà des surfaces de projection. Encore un pas
(peut-être déjà franchi ?) et nos épidermes seront des écrans
portant images. Nous avions remarqué, déjà, dans les villes et
en tout cas à Paris, une propension à exposer des photographies
géantes sur les grilles de jardins, par exemple, ou les murs des
monuments. Là encore, la perception du cadre comme limite
s'affaiblit puisque l'image affichée masque ce qui lui sert de
support - et qui était déjà partie spectaculaire du parcours du
piéton. Courir les rues ? Mais dans des images ! On peut ne pas
aimer le Panthéon ou l 'A ssemblée nationale en tant qu'archi­
tecture spectaculaire : ces monuments sont plus hideux encore
d' être couverts de pastilles photographiques. C'est comme si
l ' idée de la galerie chère à Walter Benjamin gagnait peu à peu
tout l 'espace public, réorienté vers le souci de montrer, le désir
de vitrine. À l 'extérieur, nous sommes de nouveau à l ' intérieur.
La Société du Spectacle (Guy Debord, 1967) analysait avec une
lucidité terrible la montée en puissance du spectaculaire comme
phénomène politique. Il n'y a plus (beaucoup) de politique, il y
a beaucoup de Spectacle. Mais surtout, en tant qu'il n'est pas
cadré, le spectacle insinue qu' il n'y a pas de cadre. Que nous
sommes face au tout visible, sans restriction. Tout nous est
donné à voir. Pas de reste. Autrement dit : nous sommes ce reste
du Spectacle, qui nous montre tout comme extérieur à nous.

S p ectacularisation (colorisation, sonorisation)

Le succès des trois Apocalypse est bien là (Isabelle Clarke


et Daniel Castelle, France 2, 2009). L'histoire, oui, le drame
historique, mais spectacularisé. Effrayante naïveté de ne
pas voir que les formes falsifiées faussent aussi les énoncés
- réputés, eux, correctement historiques (bien que fortement
contestés par les historiens eux-mêmes) : le renoncement aux
marques formelles de l'époque (cadre, absence de son, défaut
de couleur) aboutit à confondre les actualités et archives offi­
cielles avec les images des cinéastes amateurs, elles en couleurs
d'origine (dans Apocalypse Hitler, les mêmes, 2011). Qui étaient
ces amateurs ? Il fallait être riche, dans les années trente, pour
pouvoir filmer en couleurs ; ces amateurs sont donc dans les
cercles du pouvoir, dans les « amis » de Hitler ; il résulte du
montage de ces images non distinguées des autres, actualités
officielles en noir et blanc d'origine et colorisées, un centrage
sur la figure d'Hitler (Sylvie Lindeperg, 2013). Le film veut
critiquer la fascination exercée sur les Allemands par cette
figure et reproduit cette fascination pour les spectateurs d 'au­
jourd'hui. La fausse monnaie chasse la vraie. Le cinéma récent
ne cesse de le montrer : les « gagnants » du box office (terme qui
dit tout) sont bien les films spectaculaires (surtout américains).
Spectacle contre cinéma : rien d 'étonnant, par les temps qui
courent, à voir l 'addition des effets préférée à leur soustraction.
Nous sommes étonnés, avant tout, par la légèreté des auteurs,
qui manipulent cadavres et blessés comme des figurants mis
à leur disposition.

S p ectateur ( p lace du)

Cette place est toute théorique. Des spectateurs réels


viennent bien occuper des places tout aussi réelles dans les
salles de cinéma. Soit. La place dont il s'agit ici est une place
imaginaire. Chaque spectateur, au cours de la séance, cherche
et trouve ses places dans la représentation en cours. Chaque
spectateur, n'en sachant généralement rien, projette quelque
chose de lui-même, recherche une résonance inconsciente,
tente comme l 'enfant de se joindre imaginairement ou réel­
lement à la scène primitive : la relation, là, des parents, est
exclusive ; celle, ici, des personnages, est inclusive. Voir une
projection, se projeter dans cette proj ection, c'est le chemin de
tout spectateur. Quand on a proposé cette très large définition,
reste à comprendre quelles limites le dispositif cinématogra­
phique impose au spectateur. Le cadre réitéré par l 'écran est
la première de ces contraintes. Se projeter soi-même, c'est se
projeter sans cadre. Il y a donc une relation critique entre la
projection réelle, sur un écran, avec champ et hors-champ, et
la projection psychique du spectateur, elle, libre en principe
de tout encadrement. Nous pensons que la place du spectateur
est étroitement déterminée par le dispositif de visibilité mis en
place. Le spectateur du théâtre n'est pas le même que celui du
cinéma, ni des expositions, ni du cirque, ni des installations,
etc. Les places sont des formes et ne sont pas échangeables.
Et c'est pourquoi il y a non seulement une topographie de la
place du spectateur, mais une histoire, une historicité. Parler
de spectateur de manière abstraite est ne rien dire. N'en parler
que face au théâtre est rater le spécifique de l ' illusion ciné­
matographique, qui diverge de l ' illusion comique (Jacques
Rancière, 2008).
Manque en effet une histoire des spectateurs selon les diffé­
rentes modalités des spectacles dans lesquels leur place est
inscrite. Au cinéma, ni l 'auteur, ni l 'acteur, ni le réalisateur, ni
le spectateur ne sont à eux seuls en place de maîtres. Le specta­
teur est, en revanche, seul sujet de la représentation, et comme
tel d 'abord soumis à ses modalités particulières, celles de la
projection, de l 'écran, du cadre, de l 'obscurité, du passage
du temps, des durées, de l ' impression de réalité, de l'illusion
elle-même.
On dira : spectateur aliéné. Plus ou moins. L' illusion au
cinéma n'est jamais entière. (cf. Dénégation.) Il y a un écart,
une faille, une répétition, ou bien une outrance, un excès, une
supplémentarité qui ouvre au spectateur la possibilité de rire
tout simplement de l 'erreur où il est tombé, quand il comprend
quelle subtilité il a fallu pour le tromper. C'est ce qui se passe
dans nombre de films comiques (de Buster Keaton à Ernst
Lubitsch) où l ' illusion est démontée (Sherlock fr., 1924 ; 1he
Cameraman, 1928 ; To Be or Not to Be, 1942) et où ce démon­
tage même réjouit le spectateur content d 'avoir été dupé et
de ne plus l'être - du moins le croit-il. C'est à se demander si
une bonne part du cinéma hollywoodien des années vingt aux
années soixante ne traite pas - plus ou moins explicitement -
de cela : qu'en est-il de la croyance du spectateur ? Et jusqu'où
est-il possible d 'en faire jouer le ressort tout en le rendant
visible ? (L'homme qui tua Liberty Valance, John Ford, 1962.)
La jouissance du spectateur n'aurait-elle pas été ainsi posée
par le grand cinéma classique comme en même temps menace
de perdre foi dans les images et désir de sorti r du leurre ? Le
spectateur a été celui qui ne cesse de croire en croyant ne plus
croire. (cf. Croyance.)
Story-board

Il s'agit, on le sait, de dessiner en une suite de pages ou de


planches chacun des cadres, ou les principaux, tels qu' ils sont
imaginés en chambre par le cinéaste, le scénariste, l ' illustra­
teur. Imaginer le film sans machine, le film sans corps. Tout
le contraire du geste cinématographique. Le dessin enferme
les corps dessinés dans des cadres dessinés. Ni ces corps, ni
ces cadres ne bougent, car les dessins ont pour essence de
ne pas bouger quand ils sont posés. Le story-board revient
donc à réduire le plan cinématographique à une suite de poses,
autrement dit de zones de contrôle absolu, d'où ne peut naître
aucune liberté. Dessiné, assigné. Que l'on nous montre ce
qu' il y a entre les cadres dessinés, ces flous, ces décadrages,
ces écarts non susceptibles d 'être dessinés parce qu' ils ne le
sont que d' être filmés. Le cinéma est là dans ce qui fait que
les formes sont en devenir. D'autre part, on ne peut dessiner
le hors-champ. Les story-boards confirment et majorent l ' idéo­
logie du « tout visible » : ce qui n'est pas dessiné (destiné au
visible) n'est pas.

Sujet

Il s'agit bien sûr du spectateur en tant que sujet individua­


lisé. Le caractère subjectif de la place du spectateur n'est plus
à démontrer. En tant que sujet, c'est-à-dire être parlant doté
d 'une conscience et d'un inconscient, le spectateur est travaillé
par le film, qu' il voit dans un état contradictoire, à la fois
conscient de sa place et pris par le jeu du film qui l'en détache.
Ce clivage nous semble impliquer un affaissement relatif des
défenses du moi, des cuirasses ou des carapaces que la vie en
société nous forge immanquablement, des interdits dictés par
quelque surmoi. Le spectateur se livre en partie à l 'expérience
intime que lui fait vivre le film. Il en est changé, si peu que
ce soit, même s'il en sort intact. Quelque chose lui est arrivé
pendant la séance. Il aura vécu une sorte de nouvelle liberté,
celle du jeu, du simulacre, de la réversibilité, du « c'est pas
pour de vrai ». Lerrance, l'ambivalence, la crise, qui sont à être,
en même temps, goûtées. Tel serait le plaisir auquel la séance de
cinéma, autant sinon plus que le film, nous inviterait.

Supp orts de tournage

Choisir sa caméra aujourd ' hui revient à décider de l'esthé­


tique de son image en même temps que de son format. H DV,
AVHCD, DVCPRO, XDCAM, DVCPRO H D, BETACAM,
BETA SP, BETA SX, BETA NUM, HDCAM, HDCAM SR,
2K, 4K, RAW, Mpeg 4, H 264 . . . Une image n'est pas la même
d'une caméra à une autre - alors que l 'argentique permet de
tourner un film avec plusieurs caméras en utilisant la même
pellicule.
En numérique, certains de ces formats sont « propriétaires »
et appartiennent au fabricant de la caméra, comme en argen­
tique l'émulsion était Kodak ou Fuji. Avec l 'une ou l 'autre des
pellicules, les rouges et les verts ne présentaient pas les mêmes
dominances. Aujourd'hui, la question se pose pour chaque
caméra. Comment réagit-elle ? Quelle image fabrique-t-elle ?
Un directeur de la photographie avait des repères, l ' émul­
sion, et pouvait travailler avec des caméras différentes, l 'outil
était l 'un des choix, le support un autre. Le choix du format
n'est pas seulement technique : un cinéaste choisit sa famille,
super 8, 16 ou 3 5 mm. Ou choisit de changer de famille. Ce
sont des approches différentes de tourner en super 8, 16 ou 35,
même si la pellicule est la même : un seul rouleau d'émulsion
découpé en différentes largeurs.
Le choix de l 'outil est d'autant plus crucial aujourd' hui
que c'est à la fois un outil de captation et un « laboratoire ».
La question de la post-production s'est compliquée pour le

390
cinéma numérique : il faut maîtriser le traitement du signal.
Il est difficile de s'approprier un outil quand il relève à ce
point des spécificités d'une grande firme. Dans la course aux
nouvelles technologies, il arrive que l 'on soit amené à changer
de format à chaque film. Ou de caméra.

Suture

La suture, notion accompagnée par Jean-Pierre Oudan


(1969) dans son passage de la psychanalyse lacanienne vers
l'analyse cinématographique, se comprend, selon nous, à partir
de la place du spectateur telle que nous l 'avons définie ici. Pour
Jacques-Alain Miller : « La suture nomme le rapport du sujet
à la chaîne de son discours ; on verra qu' il y figure comme
l' élément qui manque, sous l 'espèce d 'un tenant-lieu. Car, y
manquant, il n'en est pas purement et simplement absent.
Suture, par extension, le rapport en général du manque à la
structure dont il est élément, en tant qu' il implique position
d'un tenant-lieu. » (1972) Il s'agit donc, pour nous, du sujet en
tant que spectateur : qui se croit absent de l'événement signi­
fiant dont il est au contraire l 'acteur. Le raccord par exemple
entre champ et contrechamp dans un dialogue filmé, ce
raccord semble se faire selon la matérialité du film, alors qu' il
est une construction mentale du spectateur, les deux bouts de
film, champ et contrechamp, étant sur le ruban filmique non
pas face à face, comme il semble sur l ' écran, mais côte à côte,
comme dans tout montage. Mais ce rôle mental, cette chose
mentale qui est l 'effet même de la présence du sujet dans l'opé­
ration est « oubliée » précisément pour que l 'opération puisse
se faire.
On comprend, par là, le rôle majeur de la logique du
signifiant qui, ici comme ailleurs, suture la fonction du sujet­
spectateur, lequel n'est pas perceptible à lui-même dans l ' ins­
tant où il opère ce raccord : lequel tient lieu, du coup, de sa

39 1
place. Un autre exemple sera l 'oscillation ou l ' intermittence
de la conscience du cadre : l 'image englobe le spectateur, il
y « plonge », au moment même où il « oublie » qu' il y a un
cadre, donc un cadrage, donc une série de médiations entre les
images et ses perceptions, médiations pourtant nécessaires à sa
vision, donc à son illusion ; le leurre est là pour être « oublié »,
et cet oubli est oublié comme tel ; or, le leurre place le sujet en
position centrale : c'est donc le sujet qui s'« oublie » lui-même
et manque à sa place, condition pour que règne la plénitude
de l ' image. (cf. Spectateur (place du).)

Synchronisme

L'enregistrement et la reproduction du son (et notamment


de la voix humaine) ont précédé l 'enregistrement de l ' image.
En 1894, Edison filme et enregistre un violoniste pour un
des premiers essais synchrones du Kinétoscope et du Phono­
graphe. Synchrone : le même axe entraîne mécaniquement les
deux appareils. Alors même que les caméras se multipliaient, il
restait extrêmement difficile de synchroniser images et paroles.
Les vitesses des appareils (caméra et magnétophone) étaient
et restaient différentes, quelles que soient les solutions propo­
sées. De nombreux chercheurs et ingénieurs ont mis au point
diverses techniques, toutes les grandes firmes dans ce moment
de recomposition capitalistique que connut Hollywood
dans les années vingt se sont intéressées à la question. Deux
réponses finirent par émerger. L'une, l'enregistrement des sons
et des paroles sur un disque qu'il fallait ensuite tenter de lancer
synchrone avec l ' image : mais, on l' imagine facilement, la
lecture pouvait sauter d'un sillon à un autre, il fallait toujours
surveiller et corriger. L'autre, d'un rendu sonore moins précis,
était la transformation des ondes sonores en intensités lumi­
neuses, capables, dès lors, d'être gravées directement sur l'un
des bords de la pellicule 35 mm, dit « piste optique », son et

392
image sur le même support. En tenant compte d'un décalage
(21 images) due à l ' inévitable écart entre la fenêtre du projecteur
et l 'œil de la cellule photo-électrique capable de lire le son, on
avait un son synchrone avec l ' image, qui ne pouvait plus se
décaler. Mixer, dans ces conditions, relevait de la performance,
car une erreur un peu sérieuse obligeait à tout recommencer.
Les mixeurs étaient des sportifs. Le son optique l'emporta. Plus
fiable. Plus facile à amplifier sur les haut-parleurs de la salle.
Mais avant la mise au point d'une liaison câblée, ou radio,
ou électronique entre caméra et magnétophone, on ne pouvait
enregistrer du son synchrone qu'en studio. Conséquence poli­
tique, nous l 'avons dit : une caste de comédiens, de dialoguistes
et de techniciens avait accès aux auditoriums où se déroulait la
précieuse piste optique. Les figurants, les amateurs, le peuple
n'y entraient jamais. Raison économique : trop cher de se fier à
celle ou celui qui manque d'expérience, avec le risque de devoir
recommencer, de dépenser de la pellicule vierge et de perdre
des heures d'auditorium. Mais aussi idéologique : à quoi bon
tenter d 'enregistrer la parole des sans-parole ?
Enfin, début des années soixante, se réalisa le désir de
nombre de cinéastes : enregistrer en synchrone le son et l'image.
Il y avait trois caméras sur le tournage de Pour la suite du
monde (Michel Brault et Pierre Perrault, 1963). Il s'agissait
d'allier mobilité et synchronisme, ce que ne pouvait résoudre
un seul outil. Cette multiplication des approches, des axes et
des places de témoin construit paradoxalement une impres­
sion de continuité qui accentue le sentiment de réalité d'une
situation filmée. La question reste : compte tenu des limites
et des avancées de tel ou tel outil, de telle ou telle technique,
comment faire jouer celle et celui qui seront les plus pertinents.
Le micro par exemple, ici, n'est pas capable d'enregistrer ce qui
est lointain : du coup, la voix se trouve comme sublimée par
les défauts du micro qui la suspend dans l 'espace sonore.
Le son synchrone dit « direct » répondrait bientôt à ces
embarras. Une même horloge à quartz sur la caméra et le

3 93
magnétophone et le son sera toujours synchrone. Il n'y a plus
que dans les circonstances extrêmes, où la prise de son directe
est difficile, voire impossible, que l 'on a recours, encore, à la
postsynchronisation. La vidéo, elle, enregistre image et son en
continu et réconcilie ainsi les deux bandes. C'est justement de
cet automatisme du son synchrone qu' il y aurait aujourd'hui à
se défier. L idée d'un synchronisme généralisé est inquiétante :
à la même seconde, des millions de spectateurs regardent le
même programme de télévision. Mieux que I984 (George
Orwell, 1949). Le synchronisme esquisse une sorte de société
sans décalages ni écarts. Il n'y aurait rien à ajuster. C'est de
toute évidence un fantasme de technocrate. Et le cinéma,
peut-être, ce que nous appelons cinéma, serait fait pour briser
ce cauchemar en déréglant toutes les horloges. Articuler image
et son sans les lier machinalement est l 'une des échappées
possibles hors de l 'enfer de la standardisation.
Rares, du coup, sont les exercices de désynchronisation
du son et de l ' image, de la parole et du mouvement des
lèvres : citons la présentation que fait Enrico Ghezzi de son
programme Fuori orario, sur Rai Tre : chaque nuit ou presque,
un nouveau texte est lu par Ghezzi en fonction du programme,
mais c'est toujours sur la même image de son visage parlant. Et
il arrive, parfois, que les mots et les lèvres coïncident. Diable
de synchronisme, qui revient quand on le chasse.
Le règne du synchronisme fait que tous les films se valent,
quelles que soient leurs audaces visuelles, leurs novations
formelles. La parole filmée est synchrone, ou n'est pas. Il y a
pourtant un écart important entre le mouvement intime de
la bande-image et celui de la bande-son : intermittent pour la
pellicule, continu pour la bande-son, dite « bande lisse » . Il
n'a donc jamais été possible, pour le cinéma, d 'enregistrer du
son dans une caméra : les mouvements sont contradictoires et
créent une tension entre l ' image et le son. Le synchronisme,
la relation synchrone entre images et sons doit être construite
en cinéma, alors qu'en vidéo sons et images sont enregistrés

394
synchrones. Les caméras de cinéma numériques, elles, n'enre­
gistrant qu'un son témoin, maintiennent la distinction cultu­
relle entre bande-image et bande-son. Il est arrivé cependant
que l'ordre établi soit bousculé : Jean-Luc Godard a utilisé
pour ses expérimentations autour d'Adieu au langage (2014) un
enregistreur son qui filme en même temps une image témoin.

Synthèse

La caméra analyse le mouvement pour l 'enregistrer.


Photogramme par photogramme, le mouvement est décom­
posé (analysé) en ses différents moments (24 ou 25 images
par seconde). Le film, tout film, restera une suite de photo­
grammes (ou d ' images) tant qu'il ne sera pas entraîné par
un plateau de table de montage ou un moteur de projecteur.
Inverse de l 'analyse, la synthèse est donc la recomposition du
mouvement enregistré-décomposé. Au cinéma, le mouvement
est ajouté aux images. Sans la fixité des photogrammes - ni
enregistrement ni reconstitution. Nous aimons ce paradoxe
qui lie mouvement et fixité, « vie » et « mort ». Le projecteur,
inévitable « recréateur » de la dimension cinématographique
de tout film, est aussi ce qui, placé derrière les spectateurs,
paraît venir d'eux vers l'écran et peut, à la fois, être facilement
« oublié » . La cause réelle de l'effet cinéma est oubliée. L'oubli

est la condition du leurre. Encore faut-il oublier qu'on oublie


la condition du leurre. La beauté de la synthèse du mouvement
tient à la fragilité de ce double oubli : le moindre dérèglement
de la projection brise le leurre et ouvre les yeux sur ce qu'on
pourrait appeler la « mauvaise » réalité de la séance de cinéma.
(cf. Dénégation.)
Mais nous nous servons de « petites » caméras vidéo numé­
riques. L' écran de contrôle est aussi, pourquoi pas, l 'écran de
« projection » . Il a été remarqué depuis belle lurette qu'alors

l ' image n'est pas projetée mais en quelque sorte injectée dans

39 5
l 'écran. Elle vient d'en face. Elle me regarde non comme un
reflet sur un écran, mais comme une source qui coule devant
mes yeux. Cette image écranisée directement, et qui plus
est docile à mes commandements (« stop » , « play » , etc.), se
présente à moi comme un prélèvement dans une continuité
qui serait déjà là. L'effet de première fois est rayé. D'entrée
de jeu, nous sommes dans la répétition. Disponible, cette
image (cette suite d ' images), l 'est sans moi, elle était déjà là
au moment même où elle naissait. Le numérique abolit tout
délai. Entre filmer et voir. Je vois ce qui aurait pu être déjà
vu tel que je le vois. Rien de cela n'arrivait avec le film-pelli­
cule : personne n'avait rien vu avant la projection des rushes,
pas même les techniciens du laboratoire. Évanouissement des
relais. Nous sommes donc dans une situation où le 1 (ce qu'on
nommait autrefois l'« original », ou le « master ») est identique
à 1 (la copie), et celle-ci à la suivante, etc. Chaque 1 s'ajoute à 1
sans progressivité. Le numérique engendre l'inerte. Abolition,
autrement dit, du rôle aléatoire que jouait le support matériel.
En argentique, 1 n'est pas identique à 1. Il y a des différences
(minimes) entre les « mêmes » copies issues du « même »
négatif original. É cart impossible et même insupportable en
numérique. Que soit ainsi éliminée la notion d'original ne
nous gêne pas. Nous pensons que l 'a ura (Walter Benjamin)
de l' inscription vraie est renouvelable de copie en copie, avec
chaque spectateur. Ce qui disparaît, en revanche, est la marge.
L' inscription d 'erreurs elles-mêmes corrigibles. Toute projec­
tion est une rencontre entre une pellicule, un faisceau lumi­
neux, un moteur, un écran et un spectateur. Cette rencontre a
toujours été aléatoire.

Tailler I coudre

« Mais il ne suffit pas de tailler, il faut coudre » : cite par


Henri Bergson dans Matière et mémoire (1896), en souvenir
de l 'avertissement lancé par Catherine de Médicis à son fils
Henri III après l 'assassinat, sur son ordre, du duc de Guise, le
23 décembre 1588 à Blois : « C'est bien taillé, mon fils ; mainte­
nant il faut coudre ! » En deux mots : la question du montage.
Couper juste, puis coudre. Tailler, couper, ouvrent la scène de
l'angoisse : trop tôt ? trop tard ? Coudre est évidemment du côté
de la réparation et peut-être de la renaissance. Disons que couper
juste se voit au-delà de tout raccord. La coupe dégage la signi­
fication enrobée jusque-là. Elle est signifiante. Le coudre, lui,
serait plutôt là pour effacer la coupe et disperser sa signifiance.
La métaphore couturière sur fond d 'assassinat attire notre atten­
tion sur la nécessaire justesse des gestes de montage. On ne peut
« coudre » , sans doute, que ce qui est bien « taillé ». Or, tailler

revient tôt ou tard à écarter tel ou tel passage ou fragment de


ce qui a été tourné. Comme écrire, monter est dans la sous­
traction. Le mode négatif est aussi celui du cadre, rappelons-le.
Il s'agit toujours de soustraire pour faire voir et faire entendre.
À la différence de la marche spectaculaire, fortement additive,
c'est en enlevant et non en ajoutant que l'on avance dans un
film. Dès lors, chaque raccord est à la fois un trou dans le tissu,
et ce qui le recoud sans le faire complètement disparaître. Et
les significations viennent au film en effet comme ce qui coupe
un tissu encore indémêlable. Le spectacle, par nature accumu­
latif, abuse de la saturation des sens, qui bloque l'émergence de
toute signification : c'est peut-être bien la raison pour laquelle
le « message » des films spectaculaires est fort réduit. Moins la
place du spectateur est bombardée de stimuli exacerbés, plus est
possible une rêverie du film qui ouvre au sens.

Télé phone

Destin de la caméra ? Rester caméra ? Elle est déjà appareil


photo, elle est déjà téléphone portable. Le téléphone se prête
aux déplacements jusqu' à changer de mains. Filmer ne signifie

397
plus tout à fait cadrer, et pas seulement enregistrer : il s'agit
d 'abord d'un geste à peine différent de celui de téléphoner, on
ne perçoit même plus le moment où ça se déclenche. L écran est
loin de l'œil, dans la main. Le téléphone se dérobe autant qu' il
se pointe. La dimension du visible est sollicitée - passivement
et activement - à travers la manipulation, la main, le tactile.
Mais le téléphone-caméra n'a pas inventé le tactile. Georges
Demeny a mis au point en 1896 une caméra Biograph que l'on
tient dans ses bras, avec laquelle l 'opérateur ne vise pas. Pour
répondre à l' idée de l ' instantané, c'est le moyen qu'avait trouvé
Demeny pour libérer la caméra du pied : l 'opérateur bloquait
la caméra sous son bras, il pouvait alors tourner la manivelle
en cadrant au jugé. Dans son brevet, Demeny décrivait « un
geste intuitif, des prises inattendues qui échapperaient à
l 'œil ». Cette caméra chronophotographique était pensée pour
les amateurs ; quant aux artistes, Demeny avait imaginé que
l 'artiste peintre, par exemple, pourrait ramener une collecte
d' impressions de sa promenade. Au début des années quatre­
vingt, Jean-Pierre Beauviala, architecte des caméras Aaton, a
l ' idée d'utiliser la caméra vidéo miniaturisée (d 'origine médi­
cale) qui servait à la reprise vidéo des caméras 16, et de la
placer dans un tube, reliée par un câble à un magnétoscope.
Le vidéaste pouvait tenir cette paluche dans la main - ce qui
constituait un « déport du corps vers les gens et les choses ».
Ce qui apparaît, « c'est le geste de la main, son tremblé, son
émotion. C'est un centrage du sujet qui n'a rien à voir avec
le cadre du cinéma » (Jean-Pierre Beauviala, 1983). Prendre
l 'outil dans la main permet de libérer la caméra du regard du
filmeur, mais avec un téléphone portable l 'écran est lui aussi
dans la main et fige la caméra. Filmer et regarder en filmant
peut devenir contradictoire si l'appareil n'est pas pensé pour
le cinéma, pour filmer l 'autre mais pour se photographier soi­
même. Comment cadrer et regarder le cadre ? I..: écran peut
empêcher que la caméra soit vraiment libre d'être guidée par
le corps.
Tous les utilisateurs de téléphone portable ne filment pas.
Mais tous pourraient le faire. Ce qui veut dire que la possi­
bilité d'un film s'insinue partout. Un grand nombre des faits
sociaux urbains est désormais marqué par la présence et même
l 'usage du téléphone portable. Avec lui, dans toutes les mains
ou presque, l 'éventualité du film.
Pour People 1 Could Have Been and Maybe Am, Boris
Gerrets a commencé à filmer avec son téléphone portable
dans le métro londonien des i nconnus qui ont eux aussi
un téléphone en main. Il a cherché parmi eux et rencontré
les deux personnages du film. Le désir d'une anthropo­
logie partagée est devenu plus réalisable aujourd ' hui avec
cet outil usuel qu'avec une caméra 16 mm. Désacralisation
ou démystification de ce qui a longtemps été le symbole
même du cinéma. Les caméras sont un peu partout parmi
nous, comme nos représentantes, et souvent, même, il n'y a
personne derrière elles. Le cadre n'est plus une question d'œil
mais de corps. La subjectivité du cadre, celle du regard, ne se
perçoit plus dans les mêmes termes. La machine tenue à bout
de bras est évidemment moins « branchée » sur l ' intériorité
du sujet filmeur. Réciproquement, le dispositif corps-caméra
est moins agressif que le dispositif œil-caméra. Il y a un geste
à la place d'un regard, et quelque chose de la subjectivité de
l 'autre se sent, peut-être, moins « encadré ». Le regard-caméra
perd donc de sa signification. Boris Gerrets ne vise pas ses
complices ou ses acteurs avec la caméra, elle circule entre
eux. Filmer comme liaison, lien. Ceux qui sont ainsi filmés,
quand bien même ils seraient abîmés par la vie, sont plutôt
dans la sensation d'une présence qui les caresse et ne les vise
pas (au sens de menacer). Voici une nouvelle forme d' inti­
mité : la caméra n'est plus ce qui sépare en deux côtés, filmeur
et filmé. Cet écart un instant suspendu, l 'autre se trouve plus
libre d' être celle ou celui qui est filmé. Ils ne se sentent plus
« jugés ». D'une certaine façon, c'est l 'une des clés de voûte de
la pratique documentaire qui se trouve affaiblie : l 'autre filmé

399
n'a plus à s'approprier la machine filmante, il peut l ' ignorer,
comme en fiction.
Nous ne sommes plus dans le cas des téléphones-caméra,
mais c'est la formule que Jimmy Glasberg et José Césarini ont
proposée à quelques-uns des détenus des Baumettes, précisé­
ment formés à l 'utilisation des « caméras de poing » par Jimmy
Glasberg, pour leur film 9 m2 pour deux (2005) : partageant
une cellule de 9 m2 (reconstituée en studio dans l 'enceinte
même de la prison), les détenus partagent aussi la caméra, se la
passant à tour de rôle pour se filmer mutuellement.
Comment ne pas relever ainsi la montée en puissance de
l 'une des tendances du documentaire en ces dernières trente
années : les personnes acceptent d 'être filmées y compris dans
un au-delà de l ' idéal du moi, dans un abandon de tout effet de
« surmoi » . Toute honte bue. Ou mieux : au-delà de la honte

d' être et de se montrer tel que l 'on est. Déjà, Vanda filmée
dans sa chambre n'avait rien à dissimuler de sa descente vers
la mort (Dans la chambre de Vanda, 2000) . De même que les
ouvriers d 'À l 'Ouest des rails (2003) n'ont plus grand-chose à
sauver en étant filmés, pas même leur dignité. C'est la fonc­
tion du cinéma comme grand consolateur (du spectateur) qui
s'en trouve atteinte. Et c'est à la fiction appuyée sur le docu­
mentaire, comme dans 24 City de Jia Zhangke (2008) qu' il
revient de traiter à la fois de cette déréliction et de ce qui peut
en être sauvé par le cinéma.

Temp s

Augustin distinguait trois états du temps : le présent du


passé, le présent du présent, le présent du futur. Au cinéma,
nous sommes toujours au présent, puisqu'associés à la projec­
tion en cours. Nous en sommes partie prenante. Rien n'a lieu
que le lieu que nous sommes. Le sujet vit tout instant qui vient
à lui au présent. Le souvenir involontaire de Proust est bien le

400
surgissement du passé comme présent, une perturbation. Le
passé s'actualise. Tel est donc le régime de la séance de cinéma :
tout ce qui est projeté sur un écran en ma présence relève de
mon présent. Marylin Monroe, Katherine Hepburn, Gary
Cooper, James Stewart sont morts depuis longtemps. Les
films dans lesquels ils jouent m'arrivent au présent. Il n'y a
rien à faire contre cette puissance du présent/de la présence
au cinéma. Le spectateur est synchrone avec le projecteur, la
projection suppose des spectateurs synch rones, sans quoi elle
ne serait pas. Voilà ce qui singularise étrangement les flash­
backs : ils représentent des fragments de passé inévitablement
vus au présent. Le retour en arrière est donc imaginaire. Le
flashback, au contraire de son nom, nous fait aller de l'avant,
comme le reste du film.
Le temps du spectateur est donc le temps du film. Il n'y a
pas d 'autre temps pour le film que celui de sa vision par un
spectateur. Quand nous disons (après Bernard Stiegler) que le
cinéma est un « objet temporel » , nous insistons sur le dérou­
lement du film dans une durée, déroulement sans lequel il n'y
aurait point de film mais seulement une ou plusieurs bobines
de pellicule, un ou plusieurs fichiers numériques. Mais ce
déroulement ne peut avoir lieu que pour un spectateur (au
moins) et qu'en sa présence. C'est pourquoi nous parlons de
double projection et plaçons l'écran mental du spectateur en
résonance de l'écran matériel de la salle. Cette conjugaison,
nécessaire, inévitable, condition même du cinéma, reste diffi­
cile à penser tellement nous voyons l 'écran comme « en face »
de nous, et nous « face » à l 'écran. En fait, il y a superposition,
mélange, confusion.
La preuve en serait (s'il en fallait) que le temps chronomé­
trique des plans est évalué subjectivement par le spectateur qui
les voit, les subit, les réinterprète en son horloge intime. Dix
secondes ne durent pas le même temps pour le compteur de
la table de montage, le monteur ou la monteuse, le spectateur
que je suis, mon voisin ou ma voisine. Les montres mentales

401
sont molles. En sa place ouverte à la contradiction, le specta­
teur reformule le film qu' il est en train de voir. (cf. Spectateur
(place du) ; Dénégation.) Il n'y a pas de « face-à-face » entre
film et spectateur, mais une intrication sans dehors ni dedans.
l',objet temporel vient s' inscrire dans notre propre ménage du
temps.
Comme le musicien, le cinéaste compose des durées et des
intensités, proposition faite au spectateur, lequel a tout loisir
de les changer en sa chose. Le cinéma, comme la musique, est
donc l'art du temps. Et - aujourd ' hui - la guerre est dans le
temps. Nous savons tous que la période que nous vivons est
placée depuis environ la moitié des années soixante-dix dans
un grand accélérateur (Paul Virilio, 2010) . Laccélération géné­
ralisée (Hartmut Rosa, 2010) affecte tous les cadrans de la vie
sociale, de la vie intime, de la subjectivité même de chaque
sujet. Inévitablement, dans un monde où le temps réclamé par
les actions ordinaires, les travaux et les jours, avait ses durées,
peu modifiables, le principe d'accélération générale conduit au
raccourcissement des faits et gestes, à l 'a bréviation des tempo­
ralités. Lun des succès récents d'Internet est dans la diffusion
de capsules d'images et de sons de 6 secondes. Du coup, les
57 secondes des « vues Lumière » semblent bien longues ! Le
Capital a besoin de la vitesse. La concurrence, avant même les
premiers moments de l ' âge industriel, était axée sur les gains
de temps. Moins de temps pour traverser les mers. Moins de
temps pour fabriquer, pour produire, pour récolter. Moins de
temps à l' hôpital, moins de temps de gestation (les naissances
prématurées sont en progression constante), moins de temps
pour charger un programme, pour décharger un cargo . . .
Obsession de raccourcir les périodes « non rentables » de la vie
humaine. La séance de cinéma fait exception ; et il arrive qu'elle
dure de plus en plus (films plus longs, séries, etc.). Mais paral­
lèlement, on voit les plans raccourcir, les montages haleter, le
spectateur pris dans un tourbillon d'images et un flot de sons.
L'accélération imprimée à tout corps et toute chose, par le

402
numérique, par l ' instantané des ordinateurs, ne saurait dura­
blement rester à la porte des cinémas. La vie hachée déteint
par mimétisme sur le cinéma, à moins que ce ne soit l'inverse.
Urgence, en somme, de ne pas céder à l 'urgence. La guerre
du temps se gagne non pas en accélérant mais en ralentissant.
Contre le synchronisme généralisé à haut débit, jouons l ' écart,
le suspens. « Le contemporain est l ' inactuel », annonçait
Roland Barthes en 1979. C'était après Nietzsche et c'était il y
a trente-cinq ans.
Le temps compté, en revanche, est celui qui mesure, au
tournage, la durée des plans et les mètres de pellicule dont on
dispose - et c'est un fait qu'avec les cartes-mémoire, à la durée
surdimensionnée, rien ne fait signe à l 'opérateur sinon un
compteur où défilent les timecode, représentation électronique
du temps. Hier, aujourd'hui encore pour ceux qui s'obsti nent
à tourner en 16 mm ou super 16 mm (Claudio Pazienza, par
exemple), le déroulement de la pellicule de la bobine débitrice
à la réceptrice se manifeste par un léger bruit, que l 'oreille
toute proche du cinéaste ne peut pas ne pas entendre. Faible
signal qui dit aussi que l 'on approche de la fin du magasin
(quatre minutes de réserve de pellicule pour l'Aaton A-minima
de Claudio Pazienza) et qu' il va falloir recharger. Passant au
numérique, nous perdons le marquage matériel du temps qui
passe et de la pellicule qui tourne, par des bruits, des vibra­
tions, un poids, une physique du son qui nous tient en alerte
quant au temps. Le temps compté des prises a sans doute été
un stimulant pour la mise en scène. La possibilité de filmer
« tout le temps » est source d 'angoisse, selon Pazienza. Et cette
angoisse peut disparaître, paradoxalement, si l 'on se donne des
limites temporelles. En un temps donné, en une durée inex­
tensible, la pression qui se manifeste peut devenir événement
cinématographique sensible aussi pour celui qui filme.
Toutes les 30 secondes, Jean Rouch devait remonter le
ressort de sa Bell & Howell. Des plans de 30 secondes. Et
autant pour retendre le ressort. Rouch disait que ça lui laissait
le temps de penser. Comprenons : de décider, pendant ces très
brèves et mécaniques pauses, quelle prochaine place il allait
choisir, de façon par exemple à encercler l' événement par la
suite des plans (Les Maîtres fous, 1955). Le temps, ici, comme
dans les situations agonistiques de la vie, est à la fois menace
et chance.

Temp s réel

Le direct télévisé est une première manière de voir « en temps


réel ». Au moment même où l 'action se déroule, son image est
transmise en synchrone sur tous les téléviseurs branchés sur
le programme en question. Il n'y a plus ni distance tempo­
relle ni distance spatiale entre la chose en actes et sa repré­
sentation. Juste un écran, juste un cadre. Auparavant, toute
représentation cinématographique se caractérisait par un écart
entre la performance et sa représentation, puis sa transmis­
sion. Le « temps réel », ou « direct », nous donne le sentiment
d'être « présents » à l 'événement. De ne pas pouvoir manquer,
par conséquent, les lapsus, fautes, pannes, etc., qui peuvent
affecter cet événement et qui seraient évidemment « coupés au
montage » dans le cas d'une transmission décalée ou en « faux
direct ». Prenons note de cette attente de voyeur qui participe
de la magie du temps réel. Mais Paul Virilio d'abord, Bernard
Stiegler ensuite, ont déduit de cette charge émotionnelle
du « temps réel » un principe de pouvoir exorbitant, celui de
réaliser la synchronisation de tous les regards et tous les esprits
autour d'un même événement (la Worldcup, par exemple). Le
temps réel n'a de sens que d' être un temps commun. Une
communauté de téléspectateurs se forme le temps d'un match,
en dépit des oppositions chauvines, en dépit aussi des déca­
lages horaires d'un bout à l'autre du globe. Jamais les mots de
l' Église : urbi et orbi, n'ont été moins utopiques. Le temps réel
est donc celui que je vis en même temps que les autres. Ce n'est
plus tout à fait « mon temps à moi ». Une certaine déposses­
sion fait écho à cette unanimité. On peut imaginer, puisqu'il
s'agit de matchs de football retransmis « en direct » sur toute
la planète, qu'une même vibration, un même cri résonnent au
même moment dans des espace-temps non seulement divers
mais antagonistes. Le rêve de contribuer à construire une
« paix universelle » viendrait couronner les maîtres de la Fifa.
On peut aussi s'interroger : cette mise hors-jeu des tempo­
ralités et des contradictions historiques et politiques est-elle
libératrice ou bien faut-il y voir une forme supérieure d'aliéna­
tion ? Le temps réel n'est-il pas l 'occupation du temps subjectif
singulier propre à chacun par un temps identique à tous et,
du coup, désindividuant ? La « mondialisation » achevée ou
presque pour les marchandises ne vise-t-elle pas désormais les
calendriers, les emplois du temps, le temps lui-même ?
(Il est assez surprenant que des événements aussi impor­
tants, aujourd' hui, que les combats en Syrie, la guerre israé­
lienne à Gaza, les opérations guerrières dans le Donbass, les
aventures françaises en Afrique de l'Ouest, pourtant chargés
de sens, de spectacle et de sang, ne donnent lieu à aucun direct.
On me dira : mais c'est impossible, on nous l ' interdirait ! Juste­
ment : le Spectacle choisit son heure et son moment. Sa cause
et sa fortune. Comment ne pas voir que c'est le Nouvel Ordre
Mondial, caractérisé par dislocations, camps de réfugiés et
massacres, qui préfère se donner à voir en direct dans toute sa
splendeur de matchs au sommet ?)

Titres

Des génériques, laissés à la fantaisie de l'équipe de réali­


sation, il n'y a que peu à dire, sinon constater l'épuisement
progressif des génériques d'artistes virtuoses (Saul Bass pour
H itchcock et Preminger) et, peut-être par réaction contre la
facil ité des truquages et des titrages numériques, le recours
maJontatre, désormais, à une sobriété minimaliste : lettres
blanches sur fond noir, qui ne laisse rien apercevoir du film à
venir. Réaction aussi, peut-être, contre l 'abus des effets dans
les génériques des programmes de télévision. Le cinéma taille
au plus j uste. Il reste à regretter - quelquefois - que ce refus
inaugural de l 'enflure n'aille pas plus loin que les premières
minutes du film.
Mais, outre les typographies et les imageries, il y a les
premiers sons du film et le plus souvent les premières mesures
de musique. Un ton, un mode, un climat . . . peuvent être posés
dans ces premières secondes ou minutes. Nous aimons qu'un
film se présente d'abord comme son, suite de sons. Comme s'il
fallait entrer par la porte de l 'oreille.
Restent les prégénériques : quelque chose d 'une situation
est déjà posé, des corps sont filmés, des actions commencées,
des paroles échangées . . . et cela peut durer des minutes avant
que le générique n'apparaisse, interrompant ce qui le précède,
et ménageant une plage de suspens dans un récit depuis peu
entamé. Dans le cas de Close-up (Abbas Kiaroscami, 1990), il
s'agit clairement de mettre en place une stratégie d'évitement
destinée à retarder le moment où le spectateur finira par voir
le visage de Sabzian, l'imposteur. Nous l 'aurons connu sans le
reconnaître. Interrompre la relation qui commence à se nouer
entre écran et spectateur, couper net ce qui s'amorce comme
implication et désir d' être avec, ralentir aussi, compliquer
l 'énigme qu'est tout film à son début.

Tournage

Le cinéma pauvre que nous pratiquons, celui dont nous


souhaitons qu' il soit pratiqué sur tous les continents, sixième
partie du monde comprise, ce cinéma demande que nous
soyons peu nombreux autour d'un film, un tout petit groupe,
une équipe réduite (très), quatre-cinq personnes au plus, face
aux quarante ou soixante ou cent des fictions standards et des
grosses productions. Cela fait une assez nette différence. Moins
nombreux, nous nous connaissons mieux. Moins nombreux,
nous sommes plus polyvalents et défions d 'autant mieux le
triste taylorisme de rigueur dans l'industrie du cinéma - et que
l 'artisanat ignore à juste titre. Moins nombreux, nous sommes
plus près des centres névralgiques d 'un tournage, plus près
des corps filmés et des corps filmant, dans le magnétisme des
présences, de ces échanges impensés entre corps et machines
qui font toute la singularité du cinéma. Le cinéma lourd, la
fiction qui se dit elle-même « lourde » , avancent, faut-il le
souligner, à la discipline, à l'autorité, voire au fouet (célèbre
image de Cecil B. DeMille, cinéaste non négligeable, venant
fouet en main sur ses plateaux). Un tournage de cette sorte
de cinéma ressemble à l'exercice d'un bataillon disciplinaire :
chacun à sa place, chacun paré à toute épreuve, rien d'ano­
mique, rien d'anormal. On nous permettra de rêver d'une
autre manière de faire. Faire un film, participer à un tournage,
c'est précisément sortir de la caverne, de la prison des ombres,
pour accéder à cette liberté sans prix qu'est la présence des
choses et des êtres, changés en spectres, sans doute, à mesure
qu'avance le tournage, mais qui gagnent cette dimension par
échange, justement, avec leur poids de chair. Travailler au
passage de la présence réelle des corps sur le plateau à leur état
de corps filmés, sur l ' écran, qui est une manière d 'absence,
demande paradoxalement un engagement des corps filmeurs,
requis de payer de leur personne. C'est évidemment dans les
équipes réduites, dans les conditions non industrielles, qu'une
telle transsubstantiation peut se produire.

Travelling

Posée sur un chariot qui roule sur des rails, ou bien sur
une plate-forme ou un Elemack dotés de roues pneuma-
tiques, ou bien encore portée à l ' épaule, ou tenue à bout de
bras, ou par une Steadycam, la caméra avance ou recule dans
l 'espace même de la scène filmée, elle monte ou descend, le
travelling peut être oblique, circulaire, il peut changer de
direction. Toutes ces figures ont un point commun : l 'espace
réel de la scène qui sépare les personnages de la caméra est
perçu comme tel par le spectateur. Les travellings sont choses
physiques. Un ou des corps, une machine roulante, des
systèmes de suspension s'approchent ou s' éloignent des corps
filmés : comment ceux-ci ne le sentiraient-ils pas ? Toute la
différence entre travellings et zooms tient dans le caractère
physique de la traction ou du portage. La caméra monte ou
descend, s'approche ou s' éloigne réellement. La personne
filmée, comédien de métier ou non, le sent, le ressent, devient
destinataire de ce mouvement, le sachant ou non. Et dans la
mesure où, toujours, le spectateur projette quelque chose de
son corps immobilisé dans le ou les corps filmés, la physique
du travelling, affaire de corps, le touche lui aussi. Il y a de
la lourdeur, de la roideur dans un travelling sur rails. Un
sillon mécanique entame l 'espace joué. Quand la caméra est
à l ' épaule du cadreur, c'est plus encore un corps à corps, une
danse (Jean Rouch) , un dialogue entre filmeur et filmé via
l 'approche ou l ' écart de la caméra.
Les travellings de toute sorte, y compris les mouvements
de grue comme celui de La Soifdu mal (Orson Welles, 1958),
ramènent de la pesanteur dans le plan. Le corps-spectateur
vole au-dessus de la scène, mais sans gagner en légèreté. Par
le fait même qu' ils traversent réellement un espace à trois
dimensions, les travellings lestent de la matérialité de leur
mouvement les deux dimensions de l ' écran vues pour trois.
Disons que les travellings sont les alliés, sinon les acteurs
mêmes du leurre, puisque la réalité de leur parcours à trois
dimensions produit l 'effet de réalité perçu dans les deux
dimensions de l ' écran. Le zoom a d 'autres fonctions et effets .
Les travellings reviennent avec leur matérialité comme le

408
refoulé de tout ce qui paraît virtuel sur l ' écran. D'un coup, le
corps, les machines, font pression sur le spectateur.

Truca

Le pri ncipe en est très simple : une caméra re-filme sur


un projecteur des photogrammes image par image. Le fonc­
tionnement de la machine, pourtant, renvoie aux mystères et
magies des premiers temps avec ses escamotages et métamor­
phoses. Cette tireuse optique est composée de trois éléments :
une lanterne lumineuse qui produit une lumière très blanche
nécessaire à l 'opération de tirage (un photogramme traversé
par la lumière impressionne un positif vierge) ; une caméra
et un projecteur synchronisés. La caméra à objectif à focale
variable est montée sur des rails et son déplacement permet
de recadrer à l ' intérieur de l ' image ou de créer du mouve­
ment dans un plan fixe. Il est donc possible de retoucher les
images, de créer des caches, contre-caches, fondus, volets.
L'entraînement par intermittence permet de modifier le défi­
lement cadencé et d 'obtenir saccades, accélérations, ralentis
ou images fixes.
Ainsi, la Truca est devenue l 'outil principal de quelques
cinéastes : Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ou
Artavazd Pelechian. Prenons l 'exemple de Pelechian : il tourne
ses images ou les emprunte à des archives, et les retravaille à
la Truca pour les modifier, en changer la texture, le cadre,
la vitesse. . . et les inscrire ainsi dans une nouvelle conti­
nuité, celle de l 'œuvre achevée. Le cinéaste recadre, duplique,
inverse, incline les images déj à tournées pour leur donner une
nouvelle dynamique. É closions et chocs, superpositions, répé­
titions et révolutions laissent apparaître une réalité démontée
- laquelle, remontée dans une forme cyclique, représente la
puissance répétitive des mouvements humains et des forces
de la nature. Ainsi retravaillé, le temps n'est plus celui des
événements filmés dans le monde réel : il est devenu un temps
cinématographique, fait de sautes, d ' élans, de boucles, de
retours (Notre Siècle, 1982) .

Vérité I mensonge

Commençons par Augustin qui, dans Les Soliloques où il


dialogue avec sa raison, distingue deux sortes de tromperies
(encore un terme en balance avec leurre et illusion). Il y a trom­
perie quand l 'acteur qui veut jouer Hercule le joue en faisant
croire qu' il l 'est. Bien sûr, aucun spectateur n'est trompé mais
tous font comme si l 'acteur était Hercule. Une autre tromperie,
condamnable, elle, est quand on peut faire autrement, et qu'on
choisit de tromper. Disons que ces distinctions importantes en
termes d 'éthique ne jouent au cinéma qu' à l'intérieur même
de l ' illusion construite par le dispositif salle/projecteur/écran,
et n'en sont pas les paramètres.
Tellement de films importants ont fait de ce couple, vérité
et mensonge, leur moteur principal ! En voici trois : To Be
or Not to Be (Ernst Lubitsch, 1942), Ali about Eve (Joseph L.
Mankiewicz, 1950) et Beyond a Reasonable Doubt (L'Invrai­
semblable Vérité, Fritz Lang, 1956). Pourquoi ? C'est que le
dispositif lui-même invite à douter. Où commence le faux, ou
finit le vrai ? Est-ce joué, combiné, falsifié ? Où est la vérité ?
Comme le disait Camilla dans Le Carrosse d 'o r (Jean Renoir,
1953) : « Où finit le théâtre, où commence la vie ? » Le cinéma,
précisément, n'est pas la balance qui permet de peser ce doute.
Bien au contraire, il en fait son ressort. Nous l 'avons dit, la
place du spectateur est celle de l ' i mpossibilité de trancher
tant que l 'on est dans le leurre. Hors de la salle de cinéma,
le monde qu'on peut encore dire « réel » (mais pour peu de
temps) nous autorise peut-être à décider du vrai et du faux.
Mais dans la salle, c'est impossible. Le leurre initial et perma­
nent empêche toute distinction et c'est de cet empêchement
même que le spectateur tire jouissance : est-ce le vrai, est-ce
le faux, le bon, le méchant, lui, elle ? Délicieuse incertitude.
Le cinéma qu'on dit « documentaire » ne fait que compli­
quer le jeu : de l' intérieur même de la salle (du leurre), il
prétend quelquefois montrer « le monde tel qu' il est » . Mais
le montrer « en cinéma » (et non en chansons ou en photos).
C'est-à-dire le traduire dans un système de formes qui n'est pas
celui de notre perception ordinaire du « monde tel qu' il est » .
Il y a d 'emblée un écart. Le cadre est un cache, rappelons­
le. Cadrer, c'est occulter. Cadrer, c'est aussi mettre en avant.
Isoler, séparer, et donc s' éloigner de l'entrelacs de formes et
de significations auquel le moindre bout de « réalité » nous
confronte. Le cinéma n'est pas fait pour montrer le monde. Il
est fait pour le déplacer et le décaler de notre perception ordi­
naire, pour nous « le faire voir autrement ».

Visages

La peinture abonde en portraits et autoportraits. Au-delà


des commandes de seigneurs ou d 'amateurs, le visage a été
pour les dessinateurs et les peintres une obsession en même
temps qu'un défi . La partie la plus expressive de l 'être parlant,
ce qui nous regarde, qui nous fait face, qui se présente en
premier à nous, comprend à la fois charme et puissance, fragi­
lité et séduction, qu' il n'est pas facile de rendre. Le cinéma, qui
ne se li mite pas au « portrait » , fait lui aussi des visages filmés
des attracteurs qui captent le spectateur : la beauté de la plupart
des gros plans de visages dans l ' histoire du cinéma, fussent­
ils, ces visages, moins beaux que leur image, est à la fois de
fascination et d'ensorcellement. Entre Narcisse et Méduse. En
documentaire tout spécialement, où le gros plan de visage est
plus riche en significations que le gros plan de l 'actrice ou de
l'acteur, pour cette excellente raison qu'en fiction on demande
quelque chose à l'actrice ou à l'acteur, d 'être ceci ou cela, ou

4II
d'être ce que la situation lui suggère, alors qu'en documentaire
on ne demande rien de spécial, la personne devenue person­
nage se chargeant d'expri mer ce qu'elle ressent elle-même, et
parfois rien.
Nous dirions volontiers que le gros plan de visage est d'au­
tant plus fascinant qu' il n'exprime rien. Rien : parfaite surface
de projection des émotions du spectateur. Qui ne se souvient
de l 'effet Koulechov ? Selon Georges Sadoul, Lev Koulechov
filma « un gros plan de Mosjoukine, choisi volontairement
inexpressif, il le juxtaposa successivement avec des bouts de
films représentant une assiette de soupe, un cercueil et un
enfant. On projeta ces séquences devant des spectateurs non
prévenus qui, selon Poudovkine, s'extasièrent devant l'art avec
lequel Mosjoukine exprimait la faim, la tristesse ou l 'atten­
drissement paternel ». Visage toujours, prêté sans gages, dispo­
nible à toute projection, surface de tout fantasme.
Par ailleurs, dans l ' i nsistance du visage filmé, comment
ne pas renvoyer à Emmanuel Lévinas, à son souci des visages
et des face-à-face. C'est le moment de noter que les visages
filmés en gros plans s'adressent autant sinon plus au specta­
teur qui les regarde qu'au partenaire diégétique, à l'autre de
la séquence, hors-champ. Filmer en plan serré c'est évidem­
ment écarter l 'autre, l ' interlocuteur, l 'amoureux ou l 'amou­
reuse, de la scène : un champ, sans contrechamp autre que le
spectateur. (Et jusque dans le champ-contrechamp, le spec­
tateur est dans la j ointure entre les champs : cf. Suture.) Si
l 'on suit Lévinas, passant au cinéma, lieu majeur des visages
filmés en gros plan, on comprend qu'entre le visage de l 'ac­
trice ou de l 'acteur, ou de la personne même qui joue son
propre rôle, et moi, spectateur, un trait se trace, qu i porte
désir et foi, et qui serait non-advenu s'il n'y avait pas la brève
mais puissante illusion d 'une relation possible, d'un fantasme
de rapport, d 'un « face-à-face ». Le regard de l'autre filmé
m'atteint et me transperce d 'autant mieux, sans doute, qu' il
est filmé en gros plan, mais d 'autant plus terriblement que je

412
sais bien qu' il n'y a plus personne derrière ce regard, que ce
regard n'est que d 'être rendu par moi. Il y a de la mort dans
tous les regards des visages peints, qui sont toujours comme
des derniers regards. Au cinéma, plus encore. Pour chaque
nouveau spectateur, se lève le dernier regard de Jeanne d 'A rc
(Renée Falconetti) .
Un ami du fils d'Avi Mograbi, quand il était dans l 'armée
israélienne, a participé à une expédition punitive. Il veut
bien être filmé la racontant. Mais pour le protéger, il ne faut
pas montrer son visage. Avi Mograbi se décide à couvrir le
visage de son futur personnage d'un masque (Z 32, 2008). Le
masquer, mais non pas en faire un monstre. Un masque qui
ressemble à un visage. Mograbi a donc filmé des dizaines de
parties de visages, en se limitant aux moins expressives. Un
masque numérique dans lequel le cinéaste réserve des orifices
pour les yeux et la bouche du personnage, réels. Ainsi, nous
sommes confrontés à un entre-deux extrêmement troublant : à
la fois un visage et un masque, vivant et mort.

Visée

Le Cinématographe Lumière n'avait pas de viseur, puis sont


apparus le chercheur Newton (une croix fixée sur le dessus de
l 'appareil et dans l 'axe de l 'objectif) , la visée sportive, la visée
Galilée, la visée à correction de parallaxe, la loupe claire, et
la visée reflex qui équipe depuis les années soixante toutes les
caméras à visée optique.
Avec la visée reflex, en 1937, ! 'A llemand Arriflex a rajouté
un miroir sur le disque obturateur et lorsque la lumière n' im­
pressionne pas la pellicule, elle envoie l ' image vers la visée.
Avec la visée reflex, on dit généralement que l 'on voit précisé­
ment ce que l 'on filme. Si nous sommes précis, nous devrions
dire que l'on voit exactement ce que l 'on ne filme pas puisque
l'on voit quand l 'obturateur est fermé. Voir et ne pas voir . . .

41 3
« Donner à voir c'est toujours inquiéter le voir » (Georges
Didi-Huberman, 2004).
Vérifier sur un écran de contrôle ce que l 'on filme en même
temps que l 'on filme bouleverse les rapports entre voir et revoir.
Regarder dans la visée optique de la caméra maintient l'écart
entre voir et revoir. La transparence de la visée permet bien
de voir avant que l ' image n'existe, mais l 'ensemble optique
de lentilles et de miroirs rend cette perception moins lumi­
neuse et ne permet pas forcément de bien voir, ou inquiète
le voir. La vision est partielle et battue par le rythme de l 'ob­
turateur qui pulse. C'est pourquoi, des cinéastes de la trans­
parence hollywoodienne préféraient encore dans les années
soixante la visée approximative de la Mitchell à une caméra
reflex. Ils appelaient cette visée à correction de parallaxe, la
loupe claire. La visée électronique, elle, montre l' image sur
un écran (avec un très léger décalage temporel - qui tend à se
réduire - puisque l ' image doit être calculée). La visée optique,
est, comme un trou de serrure, percée vers ce qui est « réel »
de l 'autre côté de l 'objectif. Claudio Pazienza, dans Scènes de
chasse au sanglier (2007), fait entrer sa main dans le cadre tout
en filmant : l 'espace et le temps sont reliés. « Je peux inventer
un geste pendant la prise de vues. Ma main rentre dans le cadre
sans que j 'aie l'impression qu'elle va rentrer dans une image. »
Pour Denis Gheerbrant qui filme toujours à l'œilleton, « la
visée est une image plus mentale, alors que l ' image que vous
regardez sur l'écran LCD c'est déjà une image ». Une image
déjà fi nie : elle est dans la boîte, c'est une image détachée du
corps de l 'opérateur. Alain Cavalier dit : « J 'ai besoin d'ima­
giner avant, autour, après. » Johan Van der Keuken parle de
la visée comme d'un rêve éveillé. L'acte de voir ouvre un vide
qui nous regarde, nous concerne, et en un sens nous constitue.
« Voir, c'est sentir que quelque chose nous échappe. »

4 14
Voice over

É trange que ce soit du côté de la parole et du son que les


plus infâmes manipulations se multiplient à la télévision ! Les
doublages systématiques (à l 'exception de rares pays), les post­
synchronisations, et, fin du fin, les voice over. Un étranger est
filmé parlant dans sa langue ? Et cette langue est belle d 'être
étrangère, d 'abord, puis d'être parlée avec la voix, les accen­
tuations, les scansions, les respirations, bref le corps tout entier
de celui qui est filmé parlant. Une directive (je parle de la
télévision française, et de la publique Arte) vient nous dire
que cette double beauté de la langue et de la parole, il faut
les recouvrir par une parole (un autre corps) dans une autre
langue (le français). C'est une voice over. Une voix par-dessus,
qui n' écrase pas complètement l 'autre, qui la recouvre comme
on cache une chose honteuse. Au-delà de ces pertes irrémé­
diables que nous venons de dire, autre chose se profile, de plus
inquiétant encore. La voice over nous dit en clair que le film ou
le programme appartiennent à la chaîne qui les diffuse, qu'elle
garde la haute-main sur eux, qu'aucune raison artistique ne
saurait être contraire à ce que les « responsables » tiennent
pour « le goût du public » , en l 'occurrence de ne pas lire des
sous-titres et de préférer qu'on leur gâche le film avec cette
voix excédentaire. Les sous-titres, quoi qu' il en soit de leurs
imperfections, ont l ' immense mérite de suivre le développe­
ment des dialogues et de n'avoir à peu près aucune avance sur
eux. Les voice over se font entendre depuis un « après » qui est
le lieu même du contrôle. Elles viennent après. Elles savent
déjà. Elles ne sont pas synchrones avec les situations filmées.
Elles en sont, déjà, le compte rendu.
Moi, spectateur, j 'entends d'un côté les sons, la langue et les
voix d'origine, et de l 'autre, je lis une traduction synthétique
de ce que j 'entends sans le comprendre. Il faut descendre très
bas dans l 'échelle des désirs pour trouver des spectateurs qui
préfèrent la voix en trop aux sous-titres qui ménagent l'original .
Notons au passage que les représentants d'une certaine « élite »
que sont les divers responsables des programmes dans les télé­
visions s'empressent de prendre appui sur les « attentes » les
plus médiocres de leurs téléspectateurs. Le principe vitézien
de la « beauté pour tous » (nous traduisons) leur fait évidem­
ment peur. Car la beauté leur fait peur. Nous entendons par
« beauté », s'il faut le préciser, une certaine et exigeante justesse
des formes.

Voile (de Véronique)

Célèbre formule d 'A ndré Bazin : « Le cinéma est là, voile de


Véronique sur le visage de la souffrance humaine. » À chacun
son Bazin. Le voile de Véronique est dans la mythologie
christique extrêmement ambivalent. Posé par Véronique sur
le visage du Christ souffrant pour le soulager, le réconforter,
lui apporter secours, le voile, quand Véronique le retire, porte
l ' image du visage du Christ. Une séparation qui est d 'abord
fabrication d 'une image. Or, cette séparation est dite « voile
sur le visage de la souffrance humaine ». Le voile du secours,
qui masque le visage, est aussi celui qui révèle la souffrance
dont ce visage est l 'exemple. Est-ce du cinéma qu' il s'agit ? Oui.
Produire une image à partir d 'un visage, d'un corps, d'un
animal, d 'un insecte même (Bufmel), sans parler des paysages,
tellement peints, produire une image à partir de tout ce qui
peut, aujourd ' hui ou demain, tomber sous notre regard, alors,
oui, un voile est ôté, et puisqu' il est difficile d 'être au monde
sans souffrir, alors oui, l ' image prélevée est une atténuation de
cette souffrance. André Bazin croyait (nous semble-t-il) dans
la vertu réconfortante des images. Comment, plus d 'un demi­
siècle après lui, ne pas y croire plus encore ? Dans l ' infinie
et infâme danse macabre des images autour de nous, il faut
sauver l'image (Marie José Mondzain), non parce qu'elle serait
celle du dieu au visage de sueur, mais bien parce qu'elle est, de
toute ancienne mémoire, notre moyen de croire encore en ce
que nous habitons de ce monde. Voici la raison pour laquelle
le débat ne cesse pas autour des images. Et voici pourquoi les
forces ennemies du Capital se sont emparées, au dernier siècle,
de leur contrôle.

Webdoc

Faut-il redire que le web et sa consultation extratemporelle


sont le contraire du cinéma, doc ou pas ? Le web nous fascine
ou nous aura fascinés par la liberté qu'il nous donne de sortir
du cadre et de passer d'une chose à l 'autre, en toute ingénuité
curieuse. Le spectateur de cinéma ne peut pas passer d 'une
chose à l 'autre. Il est là le temps de la séance. Le web, doc ou
pas, nous accorde cette licence de pouvoir papillonner. Nous
reprenons à dessein un terme du X I Xe siècle. Comment voir en
ne faisant que passer ? Comment se sentir impliqué en n'ayant
en mains qu'un jeu de cartes définitivement dessiné et sur
lequel nous n'aurons aucune prise ? Comment tout simplement
entrer dans le récit à tiroirs d 'un webdoc alors qu'on ne risque
pas, loin de là, d'y laisser sa peau de spectateur ? Le webdoc
est par excellence le spectacle destiné à un seul et qui ne le
touche que de loin. Ah ! confort ! Ah ! sentiment de maîtrise !
Acmé de la promenade tranquille, le webdoc n'implique rien
ni personne. Le temps ne presse pas : on peut indéfiniment
durer à chaque porte, à chaque fenêtre, à chaque lien. Seule
l 'urgence factice de la curiosité et de l 'appel du zapping nous
fait changer de site à l ' intérieur du territoire. Nous sommes
là en effet dans l 'espace et non dans le temps. Et ceci bien
sûr modifie profondément ce que nous appelons la place du
spectateur. Au cinéma, pour le meilleur et le pire, nous parta­
geons avec le film en déroulement un temps synchrone (libre à
nous de l ' interpréter en variations subjectives) mais qui passe
néanmoins et nous oppose sans cesse ses durées. Nous n'avons

417
pas le choix dans la réalité de la relation au film projeté, nous
n'avons le choix que de l'imaginaire. Le webdoc, tout au
contraire, et en accord avec le monde de simulations qui est
devenu le nôtre, nous donne tous les choix, ou presque. Aller,
venir, rester, repartir ? C'est encore une fois un fanatisme du
passage à l 'acte qui montre ici le bout du nez.
Qui plus est, derrière le discours qui prétend que la navi­
gation serait la modernité, les portes d'entrées du webdoc sont
souvent proches du dispositif policier : fiches identitaires, ou
cartes, permissions de passer d'un sujet à l'autre, etc. Le web,
cela commence à se savoir, est une immense toile d'araignée
dans laquelle tous, nous sommes pris. N'attendons nulle
liberté du webdoc, l 'un des points où se noue cette toile. Nous
ne croyons pas vraiment (on peut toujours se tromper) qu'une
fois, une fois, nous verrons sur un écran de web le tout simple
visage en gros plan de quelqu'un dont les mots nous ferons
pleurer. Oui, d'accord, c'est trop demander.

Zoom

Objectif multifocales. Un ensemble de lentilles fait varier


les focales de plus courtes à plus longues et couvre donc des
angles de champ plus ou moins ouverts. Les zooms ont été
inventés pour le cinéma au milieu des années cinquante et
ont envahi, depuis, le monde de la prise de vues. Leur qualité
optique a beaucoup progressé mais reste, en raison du nombre
de lentilles, inférieure aux optiques à focale fixe.
À la différence du travelling physique, qui bouge dans
l'espace de tournage, le zoom rapproche ou éloigne optique­
ment le sujet filmé sans qu' il y ait mouvement réel. C'est donc
toute l' image zoomée qui est rapprochée ou éloignée, alors
qu'un travelling, traversant l'espace, fait sortir plus vite du
champ les objets ou les corps rapprochés, donc plus près du
bord cadre, moins vite ceux qui sont plus éloignés. La caméra
passe réellement entre les corps ou les objets filmés, ce qui
renforce l ' impression de réalité. Avec les zooms, en revanche,
c'est l ' image tout entière qui grandit ou rapetisse, sans varia­
tions de vitesse internes.
Au zoom, on cherche des cadres différents sans que la
caméra ne se déplace. On peut choisir son cadre, l'ajuster, le
modifier, sans bouger. On gagne du temps et on contrôle
mieux. Cette facilité a son revers. Les cadres sont moins
contraignants, menant à un relâchement de la mise en scène.
L'espace devient élastique. Il est toujours possible (sinon
recommandé) d'utiliser le zoom pour ce qu' il a de pratique,
mais de filmer contre lui : ayant déterminé une focale, y rester
et ne pas « faire de zoom ». Il arrive néanmoins que quelques
opérateurs néophytes et croyant bien faire, multiplient les
zooms quand ils filment une scène. Danièle Anezin, monteuse
entre autres d 'A ndré S. Labarthe, appelait cette manie du
nom d'une maladie : « zoomite » . Se pose alors la question
étudiée par André Leroi-Gourhan puis par Gilbert Simondon
de la prise de pouvoir de l'outil sur l ' homme qui le manie. Le
zoom permet ces brusques changements de cadre et de focale :
allons-y ! Ce que la machine peut, doit être accompli.
Croyons au contraire : ce que la machine ne peut pas,
faisons-le !
NOTICE CHRONOLOGIQUE

Liste des appareils cités, présentés dans leur ch ronologie d ' inven­
tion. L'année qui figure est soit la date de brevet, soit celle qui
correspond au début de son utilisation. Dans un premier temps,
les noms des inventeurs sont associés aux appareils, puis, dans un
deuxième temps, celui de la firme qu i a développé le produit.

1873 : Revolver photo �raphique, J ules Janssen


1877 : Praxinoscope, Emile Reynaud
1877 : Phonographe, Thomas Edison
1882 : Fusil photographique, É tien ne-Jules Marey
1882 : Ch ronophotographe à plaque fixe, É tienne-Jules Marey
1888 : Théâtre optique, É mile Reynaud
1888 : Kodak, Georges Eastman
1890 : Ch ronophotographe à plaque mobile, É tienne-Jules Marey
1890 : Fusil chronophotographique, É tienne-Jules Marey
1890 : Photo-jumelles, Jules Carpentier
1891 : Ki nétoscope 35 mm, Thomas Edison
1893 : Biograph, G eorges Demeny
1894 : Phonoscope , Georges Demeny
1 8 9 5 : Cinématographe, Louis Lumière
1896 : Chronophotographe Gaumont 6omm, G eorges Demeny
1896 : Chronophotographe G au mont 35mm, G eorges Demeny
1897 : Tube cathodique, Ferdi nand Braun
1900 : Chrono de poche, G eorges Demeny
1909 : Parvo, Debrie
19u : Autochrome, Lum ière
1917 : Technicolor bichrome, Kalmus
1922 : La sept, André Debrie
1923 : Filmo, Bell & Howell
1923 : Effet Schüfftan, Schüfftan
1924 : Moviola, lwan Serru rier

421
1928 : Tireuse optique ou Truca, Debrie
1928 : Kodacolor, Kodak
1932 : Techn icolor trichrome, Kalmus
1932 : NC/ BNC , M itchell
1935 : Procédé Inversible
1935 : Kodachrome
1936 : Agfacolor, Agfa- Gevaert
1937 : Visée reflex sur miroir tournant, Arnold and Richter
1937 : caméra Arriflex, Arnold and Richter
1941 : NTSC
1947 : Cameflex, É clai r
1950 : Eastmancolor, Kodak
1950 : Elemack
1951 : Nagra 1, Kudelski
1952 : Arri 16 ST, A rnold and Richter
1952 : Auricon super 600, Bach Auricon l nc .
1954 : Câble Piloton
1956 : Zoom, Angénieux
1957 : Nagra I l l , Kudelski
1958 : Auricon Cine voice 2, Bach Auricon lnc.
1959 : EP 6 A II, Perfectone
1961 : KMT, Kinotechn ique
1963 : É clair 16, É clair
1968 : Moteurs Beala, Beauviala
1969 : Timecode, SMPTE
1970 : lmax
1971 : THX
1972 : Moteurs Alcan, Beauvi ala
1972 : Steadycam, Ga rrett B rown
1973 : Caméra 16 mm 7A, Aaton
1974, Paluche , Aaton
1974 : Caméra, LTR 16, Aaton
1975 : Capteur CCD
1981 : Aaton code
1985 : Prem ières images générées par un ordinateur
1989 : Caméscopes Hl-8
1989 : Premières incrustations nu mériques
1995 : Caméscopes mini-DV
1995 : Capteur Cmos

422
1995 : DVD
2000 : A-minima, Aaton
2003 : AG-DVX 100, Panasonic
2004 : Caméscopes H DV, Sony
2005 : DCP
2005 : Go-Pro, Woodman Labs
2005 : EOS 5D, Canon
2008 : EOS 5D Mark I I , Canon
2008 : Red One, Red
2008 : A-cam, lkonoskop
2010 : Alexa, Arri flex
201 2 : EOS 5D Mark I I I , Canon
201 2 : Ci neAlta f 65, Sony
201 2 : Penelope delta, Aaton
201 2 : H F R
I N DEX DES ENTRÉES

Acte (passage à !') . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35


. .. Carte-mémoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . n8 . . . .

Acteur, actrice . . . . . . . .. . . . . . . . . .. . . . . . . . . . .. 38 Cartons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120


. . . . . . . . . .

Adresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
. . . . . . . . . . . . . Casting . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . .... . . . . . . . . . . 121
. . .

Aléatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
. . . . . . Censure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
.

Aliénation . . . . . . . . . .. . .... . . . . . . . . . . . . . . . 45
. . . . . Champ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
. . . . . . . . .

Altérité, autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 . . . . . . Champ-contrechamp . . . . . . . . . . . . . . 124 . .

Alterné (montage) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Chronocinématographie . . . . . . . . . . . . 128


.

Amateur, amatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 Cinéma . . . . . . . . . ... . . . ... .. . . . . . .. ...........


. 129
Amorce . . . .. .. ... .....
. . . . . . . . . . .. . .......
. . . . . . 55 Cinématographe et cinéma . . . . . . . . . 138
Analogie / ressemblance . . . . . . . . . . . . . . 56 . Cinéma direct . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 42
.

Analyse (du mouvement) . . . . . . . . . . 60 . . Cinéma militant . . . . . . . . . . . . . . 152 . . . . . . . . . . . .

Angle . . . . ...
. . . . . . . . . ... .. . . . . . . ...
. . . . . . . . . . . . 61
. Cinéma-vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Animation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
. . . . . . . . . . . . . Citation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Archives audiovisuelles . . . . . . . . . . . . . . . 63 . Collectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
Argentique / numérique . . . . . . . . . . . 65 . . . . Comédien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . 157
Art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Commentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 59
. . .

Artifice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Commentaire en direct. . . . . . . . . . . . . . . 161


Artisanat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
. Continuité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . 164
Audiovisuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Contreplongée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
Auto-ciné . . . . . .. ...
. . . . . . . ... .
. . . . . . . . . . . . . 84
. . . Couleurs . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . 168
. . . . . . . . . . . . .

Auto-mise en scène . . . . . . . . . . . . . . . . 87 . . . . . . Coupe (plan die « de coupe ») . . . . 172


Axe . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
. . . . Croyance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . .. . . 173
Binoculaire / monoculaire . . . . . . 90 . . . . Décadrage . . .. .. . . . . .. .. . . . .. .. . . . . . . . . . . . . . 176
Bords du cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 . . . . . . Découpage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
.

Box-office . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Dénégation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182


. . . . . . . .

Bulle (casser la bulle) . . . . . . . . . . . . . . . . . 95


. . Devis / économie du cinéma . . .. .. . 183
Cache . . . . . . . . . . ... .....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
. Diégèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
.

Cadences / accéléré I ralenti . . . . . . . 99 . . . Dispositif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187


. . . . . . . . . . . .

Cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
. . . . . . . . . . . . . Divertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
. . . . .

Caisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
. . . . . . . . . . . . . . . . Documentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190
Caméra . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . 1 10
. . . . . . . . . . . . Dolly : comment filmer
Capteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
. . . . . . . . . . la parole ? . . . .. . .. . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . . .. . . 195
Doublage .. . . . . . . . . . . . 198
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Leurre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . .. . . . . . 271
Écouter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
. Lumières, ombres . . . . . . .. .. .. .. . . . . . . . . 273
É cran, écrans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
. . Machines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Effacement . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . .. . . . . . . . . 202 Magasin . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276
. .

Effet bêta (effet phi) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Maîtrise, non-maîtrise . . . . . . ..


. . . . . . 277
Effet Schüfftan . . ... . . . . . .. ..
. . . . . . . . . 204
. . . Matrice . . . . . . . ... . . . . ..
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
Ellipse . . . . . . . . . .. ..... . . .. .. . .
. . . . . . . . . . . . . . . . 204 Météo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
Enregistrement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206
. Mise à distance . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . 280
.

Étalonnage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 Mise en abyme . . . . . . . . . . . . . . ..... . . . . . . . 282


Éthique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..... . . . . . . . 207 Mise en scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . 283
Faux raccords . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210 Mixage . .. .. . .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . 285
Fenêtre . .. . .. .. . .. . . . . . . .. . .. .. . . . .. . .. . .. .. . . 2n Montage . . . . . . .. . . . . .. .. . . . .. . .. .. .. . . . . . . .. 286
Fiction . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . .. . . . . .. . . . 214
. Montage son . . .. . .. . . . . . .. . . . . . . . .. . . . . .. 288
Figuration, figure, défiguration . . 2 17 Montage virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
Film . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 222
. Mort (filmée) . . . . . . . .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . 292
Flashback / flashforward . . . . . . . . . . . . 222 Mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 5
Flux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Narration, narrativité . . .... . . . . . . . . . . 297
Focales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 Net, netteté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
Fondus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232 Numérique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300
Formats de projection . . ... . . . . . . . . 233
. . . Numérisation des salles . . . . . . . . . . . . . 302
Frustrer, frustration . . . . . .. . .
. . . . . . . . . . . 235 Objectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...
. . . . . . . . . . . 303
Gélatine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
. . . Objectivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
Hallucination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 Observation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 308
Hauteur d'homme (caméra à . . . ) .240 Obturateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
Histoire(s) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241 Off/ On . . . . . .
. . . . . .. . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . 3n
Hors-champ . . . . . . ...... ....... . . . . . . . . . . 242
. Panoramique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1 2
Hyperfocale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Partage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314
Hypnose . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246
. . . . Pauvre (cinéma) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1 5
Identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 Pellicule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316
Idéologie / journalisme . . . . . . . . . . . . . . 249 Perspective . . . .. . . . . . .. . .. . .
. . . . . . . . . . . . . . . . 3 18 .

Illusion / leurre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252 Photogramme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319


Image . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256 Plan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 322
Immédiateté . . . . . . . . . ... ... . . . . . . . . . . . . 260
. . . Plan-séquence . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324
. .

Impression de réalité . . . . . . . . . . . . . . . . . 262 Playback . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 326


Improvisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Plongée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 327
Informations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264 Point (faire le point) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 328
Inscription vraie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264 Point de vue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
Insert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266 Politique . . . . . . . . ... . . . . . . . .. .....
. . . . . . . . . . 330
.

Instantanéité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 Populaire . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . 332


Iris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 268 Pratique (théorie de la) . . . . . . . . . . . . . . 334
Jump eut . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 Prise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337
Prise de son . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ....
. . . . . . . 339 Spectacu larisation (colorisation,
Processus .. . . . . .. . .. .. . . .. .. .. . .. .. . . . .. . . . . 342 sonorisation) . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . .. .. . . 386
Profilmique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 344 Spectateur (place du) . . . . . . . . . . . . . . . . 387
Profondeur de champ . . . . . . . . . . . . . . . 344 Story-board . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
Projection (deux) . . .. . ..
. . . . . . . . .. . . . . . . . 345 Sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 89
Projecteur, projectionniste . . . . . . . . 347 Supports de tournage . . . . . . . . . . . . . . . 390 .

Propagande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349
. Suture . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391
Public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ...... .
. . . . . . . 350 Synchronisme . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 392
Publicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
. Synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395
Raccords . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352 Tailler / coudre . . .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396
Réalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355
. Téléphone . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ...
. . . . . . . . . . . . 397
Récitation . . . . . . . . . . . .. .
. . . . . . . . . . . .. ..
. . . . . . 356 Temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . .... . . . . 400
Récurrence . . . . . . . . . . . . . ..
. . . . . . . . . . . . ...
. . . 357 Temps réel . . . . . . .... . . . . . . . . ... .. .
. . . . . . . . 404
Regard, regard-caméra . . . . . . . . . . . . . . . 358 Titres . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
Relief . . . . . . . . .. . . . . .. . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 360 Tournage . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . 406
Résolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
. . Travelling . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407
Responsabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . 365 Truca . . . . . . . . . . .. . . . .. .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
. .

Retakes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366
. Vérité / mensonge . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . 410
. .

Retrait .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366 Visages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 1


Robe (sans coutures) . . . . . . . . . . . . . . . . . 367 Visée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 413
Rushes . . .... . . . . . . .
. . . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . . . 368 Voice over . . . . . . . ... . . . . ... . . . . . . . . . . .
. . . . . . . 415
Salle, séance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . 370 Voile (de Véronique) . . . . . .... . . . . . . . . . 416
Scénario . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
. . . . . . . Webdoc . . .. .. . . ..
. . . . . . . . . . .. ... .
. . . . . . . . . . . 417
Script, scripte . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . 375 Zoom . . . . .
. . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . 418
Sensibilité . .. . .. .. . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. . . . . 376
. .

Séquence / sketches .. . . . . . .. . .. .. .. . . . . 380


Son direct .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . 380
Spectacle .. . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384

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