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utopies ouvrent des succursales un peu partout dans le monde.
Le XIXe siècle rêve son futur.
Dans ce désordre magnétique qui dessine la carte de notre
destin, une idée est en marche. Une idée fixe, une obsession,
qui hante l ' époque et zigzague à travers le siècle : celle de repro
duire la réalité, sous tous ses aspects et dans son intégralité. À
son propos, Bazin parlera de "mythe du cinéma total ", car non
seulement elle alimentera en incessants perfectionnements le
cinéma que nous connaissons (arrivée en cascade du son, de
la couleur, de l ' écran large, du relief), mais elle n'aura cessé de
guider les plus folles intuitions des précurseurs. "Il n'est guère
d'inventeur, note Bazin, qui ne cherche à conjoindre le son ou
le relief à l 'animation de l ' image. " Le siècle résonne de mots
barbares, boutures de syllabes imprononçables sur des porte
greffes d'origine grecque . . . trope, . . . scope, . . . graphie qui
semblent reproduire, pour le plaisir exclusif des lexicographes,
les accouplements hasardeux qu'expérimentent les chercheurs :
Thaumatrope, Phénakistiscope, Tachyscope, Zootrope, Praxi
noscope, Chronophotographie, Kinétographe, Kinétoscope . . .
Qu' importe que chacun de ces mots recouvre le cadavre exquis
d 'une découverte originale ! Tant de monstres mort-nés auront
servi un grand dessein. »
Près de deux siècles après les années évoquées ci-dessus, à
l ' heure où le numérique est en passe de régner universellement
sur les territoires abandonnés par l 'argentique, le moment était
venu - ni trop tôt ni trop tard - de faire le point non seule
ment sur le chemin parcouru mais aussi sur les allers-retours
incessants entre un futur insaisissable et un passé qui s'invente
chaque jour : c'est cela que raconte et parcourt en tous sens
l 'ouvrage que vous avez entre les mains.
Il fallait donc que ce livre fût écrit. Et qu' il le fût par les
forces conjuguées de deux observateurs aussi avertis que le sont
Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, un œil tourné vers le
passé, l 'autre orienté vers le futur. Nietzsche évoquait l'oiseau
prophète, les yeux tournés vers le passé.
INTRODUCTION
CE MANUEL sADRESSE à celles et ceux qui filment aujourd'hui,
professionnels et amateurs, occasionnels et réguliers, comme
à celles et ceux qui réfléchissent au cinéma - de sa fabrication
à sa diffusion. Comment filmer, comment résoudre les ques
tions que pose tout cadrage, qu'en est-il des axes, des durées,
des coupes, des raccords ? Il s'agit de fournir à chaque terme
en usage dans l 'exercice de la fabrication d 'un film, du tour
nage au montage, de l ' écriture préalable à la diffusion et à
la critique, et que ces termes soi �nt techniques ou non, une
définition à la fois pratique et théorique.
La question posée dans les années cinquante par André
Bazin : « Qu'est-ce que le cinéma ? », se repose donc à toutes
les époques, accepte toujours une réponse historique et revient
au cœur même des mutations contemporaines. Il nous faut
donc accueillir ici à la fois le lexique consacré du Cinéma
tographe, celui du cinéma qui lui a succédé, et le lexique
nouveau de la vidéo, analogique puis numérique (rappelons
qu'« argentique » désigne la pellicule formée « organique
ment » de granules d'argent sensibles à la lumière ; « numé
rique » désignant des fichiers dématérialisés de données et
métadonnées chiffrées, enregistrées sur une carte-mémoire).
Or, les pratiques changent moins vite que les lexiques. Il y a
toujours du cadre, des durées de plan, des axes et des distances.
Il y a toujours des machines et des corps. Sauf que tout un
attirail de termes nouveaux, au nom du numérique et selon le
fantasme d'une résistible « progression » vers toujours « plus »
de vitesse, de réalisme, de puissance, d'effets, etc., est venu
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compliquer l'accès de l 'amateur aux techniques de l ' image et
du son - rendant par là, sans doute, pour nombre d'entre nous,
leur usage plus aveugle ou plus automatique. Raison de plus,
croyons-nous, pour tenter une mise au point - d'ensemble et
de détail - sur ce nouveau monde.
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animé : contrôle de bout en bout. Or, il entre dans l 'enregis
trement d'un état du monde par la caméra une certaine part
d'aléatoire, difficilement modélisable ou programmable en
algorithmes, qui de plus perd tout enjeu dès qu'elle est calculée.
Mais les images d'aujourd ' hui, dites numériques, sont toutes
« calculées ». Ce qui est « nouveau », c'est que les vues ne sont
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l'aléatoire ne sera jamais l'aléatoire, par définition incontrôlé,
accidentel. L'aléatoire est ce qui met au défi le calcul, ou, si l 'on
préfère, le calcul est répudiation de l 'aléatoire. On peut imiter
le hasard, mais le hasard, lui, n'imite rien. (« Un coup de dés
jamais n'abolira le hasard », Stéphane Mallarmé, 1897.)
Ce qui nous intéresse dans le fait de filmer le monde ou le
corps, ce sont les lignes de fuite, ce qui échappe au calcul ou à
la volonté, voire à la conscience, et qu'on peut définir comme
le croisement de l 'impensé technique dont toute caméra est
porteuse, avec !'involontaire dont tout corps est le siège ; et
avec l 'impensé, encore, qui caractérise notre rapport au monde
- quoi qu'il en soit des puissances de calcul mises en œuvre.
Notre pari est que ces puissances de calcul, assujetties aux
intérêts du Capital, ne peuvent éviter d 'être trouées par la part
maudite même qu'elles dénient, celle de la perte, de l 'échec, de
la dérive, de la folie. Chaque jour nous en fournit de nombreux
exemples.
2. Identité/ altérité
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exemple : Jean-Louis Porte, chef opérateur de la série Marseille
contre Marseille, filme un entretien entre Jean-Claude Gaudin
et Michel Samson. Jean-Claude Gaudin est cadré en pied,
en corps. Derrière lui, les escaliers de la gare Saint-Charles.
Nous sommes dans une situation identifiée par les théoriciens
comme étant celle d 'une inscription vraie, fixée 24 fois par
seconde au 1/5oe de seconde. Ce qui s'inscrit est la relation
du corps filmé avec la durée de ce filmage, avec le décor dans
lequel il est pris, la lumière, les passants, le contexte. Par sa
matière même, par la durée de la prise de vues, le photogramme
oppose une résistance à une éventuelle manipulation. Chaque
spectateur le sait, plus ou moins consciemment. Avec l 'image
numérique, le temps est hors-jeu. L'inscription d'une image
prend toujours J/5oe de seconde, mais elle peut être retravaillée
une heure, un jour, une semaine. L' image ne fait plus seule
ment référence à un temps donné, à une suite d'instants et à
une inscription de cette suite, elle devient intemporelle. Non
seulement nous maîtrisons chaque point de l 'image, chaque
pixel, mais l 'aspect composite de l 'image ouvre la possibilité
d 'un temps indéfini qui n'est plus celui de l 'inscription vraie.
Cette recomposition va pouvoir s'appliquer aux autres images
pour constituer un plan entier, une scène, une séquence, peut
être tout un film, grâce au calcul du mouvement. Entre les
images elles-même s calculées, c'est le mouvement qui e st
calculé par la machine. Le photogramme en argentique est
une image fixe séparée de la suivante par une bande noire ; en
numérique, les principes de la compression font que l 'espace
et le temps sont rompus pour être copiés et plaqués, en partie,
sur la suivante et la suivante encore. L' image est composite et
chaque image composée à partir de la précédente. Au calcul
de l 'image, s'ajoute un autre calcul, celui de la succession des
images. L'instantané est devenu élastique.
En argentique, donc, l 'inscription est bien celle d 'une vraie
relation dans une durée réelle et un espace donné. Vérité de la
relation. Imaginons, pour reprendre notre exemple, que nous
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filmions ce plan de Jean-Claude Gaudin avec une caméra
numérique. Rien ne change, peut-on croire. Le même corps,
le même décor, la même durée. Mais l ' i mage du corps de
Gaudin, pixellisée comme son entour, son décor, son moment,
est parfaitement détachable d'eux et peut être séparée, décollée,
recollée sur un autre fond, disons la façade de la mairie de
Marseille, une autre histoire, un autre moment, les lumières
étant ajustées. Bien sûr, dans la plupart des cas, on ne se livre
pas à un tel transport (ou trafic) de pixels. Mais la chose est
possible. Elle pèse comme une promesse ou une menace. Le
hors-champ de l ' image pixellisée est son exil dans un autre
champ. Il n'y a plus d'inscription vraie, mais un flottement
généralisé où chaque signe se révèle indépendant et autonome
des signes qui l 'entourent et l 'accompagnent. Disons : désoli
darisation, isolement, détachement, versatilité. Il nous semble
que cela rime avec « globalisation », « déterritorialisation »,
« délocalisation ». En un mot : dislocation. Le monde sensible
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d'ombres ou de lumières, l'ajuster à notre fantaisie comme en
jouant. Tout est réversible. Il n'y a plus de temps.
Le monde filmé et fixé sur pellicule est, en revanche, celui
de l ' interdépendance, de la solidarité des éléments de la
composition plastique. Il y a un état du monde au présent.
Quelque chose de l 'ordre d'un fait. Irrécusable. Irrévocable.
Nous sommes dans le dur : le politique, le juridique, la violence
des rapports de force où les derniers ne seront pas les premiers.
À l'inverse, le numérique est comme un nouveau catéchisme
qui proclame le temps de la déliaison, le temps de l' irresponsa
bilité des composants du visible les uns par rapport aux autres,
de l' irresponsabilité aussi des ingénieurs ou des artistes qui
manient ces composants.
La nouvelle apparence de toute-puissance sur l ' image
signifie exactement qu' il ne s'agit plus de changer le monde,
la réalité visible, mais de changer la seule image de ce monde.
Il s'est trouvé que l ' image dite « analogique », produit d'une
longue histoire, et produit, en somme, du regard du monde
sur lui-même, il s'est trouvé que cette image a eu pour tâche,
dans les dédales mythologiques comme dans les méandres
de l 'art, d'approcher, de pratiquer, de connaître et peut-être
de conjurer et d'apprivoiser quelque chose des altérités sans
cesse rencontrées. Filmé, l 'autre reste un autre. Son corps, sa
parole, son regard restent les siens et non pas les miens. Même
filmé, même enfermé dans un cadre spatial et temporel, que
ce soit via la plaque de verre ou l ' image échantillonnée, il y a
toujours de l'autre. Il est pris dans mon regard comme mon
regard est pris en lui - et nous n'y pouvons rien. Situation
que le calcul peut imiter mais qu' il ne peut pas défaire. Qui
sera donc plus forte que lui. Le corps filmé peut être sché
matisé {Étienne-Jules Marey ou, aujourd'hui, les points lumi
neux qui modélisent les mouvements d'un corps vivant pour
l ' inscrire dans un monde fabriqué numériquement), mais il
n'est pas tout à fait contrôlable dès qu'on lui rend sa liberté
{les oiseaux de Marey libérés de ses appareils de mesure afin
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de saisir l ' insaisissable à la caméra). Même filmé, l 'autre est
encore ce qui nous résiste, qui résiste à la « prise » de vues. La
liberté peut être simulée, imitée, recopiée, elle ne peut pas ne
pas être ce qui dérègle le calcul même. Elle ne serait pas ce
dérèglement, elle ne serait plus liberté.
Dans le monde calculé, seul le bug qui bloque le programme
signifie liberté, et l 'altérité de l 'autre est un scénario qui dépend
en fait de « moi ». Or, il arrive que l 'autre excède le cercle
enchanté de la famille, voire de l ' humain. Les ingénieurs de
la Silicon Valley n'en sont pas encore là : la puissance de calcul
mobilisée, la pensée investie, les longues séquences de chiffres
nécessaires à simuler cette « altérité » la limitent nécessaire
ment à un redoublement : soit de ce qui est visible, soit de
ce qui est imaginairement visible {ces images de « monstres »
ou d'« aliens », que les œuvres de science-fiction ne peuvent
expulser de la chaîne des images existantes et possibles, donc
« humaines »). Jacques Tourneur avait mille fois raison de ne
pas vouloir montrer le monstre (Night ofthe Demon, 1957). Le
numérique ne peut que perfectionner la fabrique illustrative
d'une altérité sans écart, sans reste, sans surprise. À l ' identique.
La simulation fabrique du même. La copie copie la copie.
Pour le cinéma analogique, l 'altérité qu' il y aurait à filmer
ne dépend ni de « nous », ni du « nous », elle est le dehors
du cinéma, le dehors de l ' image justement dite « analogique ».
Analogie signifie non pas « ressemblance » ou « similitude »,
mais mise en relation (opération de pensée) d'un bout du
monde avec un autre, d'un élément visible avec un autre : il
s'agit donc d'un écart, d'un désajustement dans la reproduc
tion. L'image calculée, elle, n'a pas de dehors. S'il est vrai que
notre regard se forme d' être pris dans le champ scopique de
l 'autre (Jacques Lacan, 1973), il n'y a pas de sens à simuler l ' ins
cription vraie, qui ne peut être autre chose qu'une confronta
tion en lieu et temps réels de la caméra avec les corps ou les
choses filmées. Vous sortez de l ' inscription vraie, vous sortez
du cinéma, vous êtes dans l ' illustration, dans la caricature
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- dans l'inerte : il n'y a pas de jointure ni de fêlure possibles
entre présenté et représenté, puisqu' il n'y a plus de temps. Les
juges génialement croqués par Honoré Daumier n'ont pas
partagé le geste de leur caricature avec le dessinateur - pas
plus qu' ils n'en auront été changés.
Tel est le paradoxe de ce qui s'est historiquement appelé
« cinéma ». La place, le rôle, la fonction du cinéma aura été dès
3. Écrans I salles
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Seuls deux paramètres changent d'un mode à l 'autre.
L' écran du téléviseur est - pour l ' instant - toujours plus petit
que moi, et toujours dans le même sens, horizontal ; je vois
donc le monde sur l 'écran à peu près à niveau, si ce n'est de
haut en bas. Alors que l 'écran de cinéma est plus grand que
moi, que les figures qu'il accueille sont comme des géants face
à un enfant, si bien que cet enfant ne peut de sa place de
spectateur que voir le monde de bas en haut. D'autre part, le
statut du hors-champ change du tout au tout : dans une salle
de cinéma, l ' écran clair est bordé de noir et de nuit ; dans
une pièce d 'appartement, l ' écran clair est bordé d 'objets et de
décors familiers : le hors-champ, c'est chez moi ; quant aux
petits écrans portables, tablettes, smartphones, etc., le hors
champ est tout ce visible qui entoure l 'écran : la rue, le paysage,
le salon . . .
Les tablettes, les mini-caméras, les téléphones, les ordina
teurs, les téléviseurs ont eux aussi des écrans qui diffusent clips,
actualités, concerts, sport . . . mais aussi des films « comme au
cinéma ». À ceci près que ces images viennent au-devant de
mes yeux, alors que le projecteur de cinéma (ou de « home
cinéma ») est derrière moi. Il y a superposition imaginaire
entre projection réelle et projection mentale, de l 'arrière vers
l 'avant. À ceci près, encore, que je vois ces écrans dans une
semi-obscurité, si ce n'est en plein jour. La salle de cinéma, et
elle seule, conjugue l 'obscurité qui ouvre sur le hors-champ, la
taille de l ' écran et la projection qui vient de l 'arrière : c'est assez
pour définir la singularité non encore entamée du cinéma. Les
films vus d'une façon et de l 'autre peuvent être les mêmes, les
conditions de la « séance » changent du tout au tout.
La salle de cinéma ? Ce lieu extraordinaire, que nous avons
connu logé dans une étable, une église, une salle de cours, un
cinéma de quartier ou même le néo-caravansérail d'un multi
plexe, ce lieu est avant tout en rupture avec le monde extérieur
dès que les lumières s'éteignent. Tous les autres écrans sont
comme nos poches : nous les portons et les vidons tous les
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jours. La salle est un hors-temps et un non-lieu. Nous désirons
ces absences. Illusion, oui, mais salvatrice. Sortir du temps
bouclé des médias, du travail, des amusements. Sortir de ce
« chez nous » qui nous poursuit partout à travers les publicités,
les affiches, les couvertures des magazines où l 'on revoit sans
fin les mêmes têtes et les mêmes corps dans les mêmes décors,
ressassement ou bégaiement de l ' image épuisée. La salle de
cinéma instaure une coupure. Avant, pendant, après. Dedans,
dehors. La confusion de la vie et du spectacle de longue date
trafiquée par les marchands n'est plus tout à fait possible dans
une salle qui se tient à l 'écart - même si c'est de moins en
moins.
4. Pratiques et langages
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de plus en plus ténu. Nous nous conformons aux images que
nous fabriquons pour qu'elles nous ressemblent. Cercle.
La pratique du cinéma est en train d'évoluer : on filme « à
la main » ; le cinéma, avec les deux seules dimensions (largeur,
hauteur) de ses photogrammes comme de ses écrans, découvre
une tactilité qui était l 'affaire du sculpteur ou du peintre ; on
cadre de façon moins stricte (pour le meilleur et pour le pire) ;
on fait bouger le cadre souvent détaché de l 'œil avec plus de
liberté et de souplesse ; on ne craint plus de faire voir sa non
maîtrise de l 'outil, qui devient la règle. La perception change
puisque les moyens changent. Les zooms se déchaînent sans
limite là où il y avait des choix de focales ; on filme dans des
durées extensibles. En même temps, chaque rupture techno
logique induit une nouvelle adaptation du corps filmant à la
machine filmante. On ne filme pas, on ne bouge pas non plus
de la même manière avec une Mitchell (la « caméra monu
mentale » qui a filmé l 'ensemble du cinéma de studio améri
cain des années quarante à cinquante) ou une caméra de
poing. Filmer avec son téléphone portable marque le triomphe
du visible sur l 'audible, si ce n'est, à terme, celui du tactile sur
le visuel. Le cinéma se déplace. Le spectateur aussi.
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nombre de films de fiction nous auront peut-être convai ncus
de ce que la puissance du cinéma, encore intacte aujourd 'hui,
tenait d 'abord aux capacités d 'enregistrement de la machine
caméra, qui traite directement avec le temps (les durées)
et avec les données et les limites du monde visible (en le
cadrant). Le voir n'est pas le problème du cinéma. C 'est le
revoir. Le revoir cadré. L'enregistrement prime sur la vision.
Or, l 'enregistrement cinématographique a besoin du cadre
pour se séparer de l 'expérience de l 'observation. Nous n'avons
pas besoin du cinéma pour « voir » . Mais lui seul peut nous
donner à revoir, c'est-à-dire à voi r vraiment. Le cinéma a
enregistré et enregistre toujours un état contemporain du
monde, et cet enregistrement révèle des aspects inattendus,
des fragments de réel qui n'avaient été ni appelés ni prévus,
qui étaient illisibles au moment même de la « prise de vues »
{ce terme énonce d'ailleurs l 'aveuglement de ce qui prend, et
qui peut prendre les yeux fermés) . Il arrive à ces « prises »
à l 'aveugle de devenir des années plus tard des événements
plei ns de sens.
La place du spectateur, aujourd' hui, est directement
affectée par ce « supplément » enregistré puis montré. L'opé
rateur ne sait pas très bien et la machine, la caméra, ne « sait »
pas du tout ce qui est filmé. Mais le fait est que ça a été filmé.
Que c'est « re-visible » , reproductible, et d'une certaine façon
universel et éternel. Cela transporte la place du spectateur
au-delà du présent, ailleurs qu'en l ' ici. Nous ne voyons pas ce
que d'autres verront, en un autre temps, dans d'autres lieux. Le
temps du cinéma s'ouvre à partir de cette puissance d'enregis
trer. Le visible est dédoublé. Ce qui est enregistré se prépare à
remplacer le monde visible non enregistré. Un visible conservé
et reproduit remplace un autre visible perdu, oublié, dissipé.
Le monde filmé remplace le monde non filmé. Et, désormais,
le monde filmé tend à être un monde simulé. Les derniers frag
ments de réel qui s'accrochent encore au filmage en présence, à
l ' inscription vraie, sont répudiés.
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Or, le cinéma a déjà transformé le monde de l 'observation
courante, du regard, de la contemplation . Une immense part
du monde visible est déjà reformulée en termes de cinéma : le
monde non-cadré cède de plus en plus la place au monde cadré.
Le cadre est partout, il n'a donc plus cette fonction (implici
tement didactique) qui était de montrer et de ne pas montrer,
d'articuler le visible au non-visible. En même temps que le
cadre est partout, donc nulle part, l ' image simulée se glisse à la
place de l ' image enregistrée. La simulation de l 'enregistrement
d'une situation fabrique une situation contrôlée, le contraire
d'un enregistrement de l 'aveuglement ou du débordement.
Si toutes les caméras, de celle des frères Lumière à celles de
Beauviala, sont avant tout des machines à enregistrer l 'état du
monde au moment même et pendant la durée même de leur
marche mécanique, c'est qu'elles enregistrent du temps avec de
l 'espace, du « non tout à fait visible » avec du visible. La caméra
numérique, elle aussi, découpe le flux des données de l ' image
en espace et en temps : ces « tranches » d'informations consti
tuent l 'échantillonnage. Le temps qui passe quand la caméra
est en marche est enregistré - quoi que l 'on filme, la rivière
ou la pierre, l 'abeille ou la cire, il s'agit de durées. Ce passage
du temps est enregistré dans un cadre qu' il déborde toujours.
Mieux encore, du temps de ce passage, le mécanisme de la
caméra soustrait une infime partie : ces bandes noires qui - en
pellicule - séparent les photogrammes, ou bien - en vidéo -
les commandes qui renversent une indispensable discontinuité
en impression de continuité. La copie numérique, le DCP,
celle-là même qui est projetée dans les cinémas, est toujours
une succession d'images fixes entrecoupées d ' images noires.
Tant pis pour la cinéphilie, de plus en plus décalée : accep
tons l ' idée que notre monde est fait de « cinéma », de « spec
tacle », de représentations qui prennent insidieusement la
place de ce qu'on appelle encore « réalité ».
6. Du « réel » et du « représenté »
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l'homme de pouvoir se tient dans un hors-champ inaccessible
et toujours protégé par ses gardes du corps ; ou mieux encore,
l ' homme de pouvoir se déguise, se cache derrière un acteur
de fiction censé le représenter. Un plan en cache toujours
un autre. Une image donnée à voir signifie qu'une image est
cachée. Guy Debord l 'avait annoncé : le triomphe du Spectacle
serait aussi celui du secret - de la réalité du pouvoir, qu' il soit
économique et/ou politique. Gouverner prend une dimension
narrative : jusqu'où, jusqu'à quand faut-il montrer ou dissi
muler ? Le Prince se cache derrière le rideau ou la toile peinte
qui le représente. Ce qui empêche, ou ce qui interdit que tel
ou tel moment social, telle ou telle réalité, soient filmés en
documentaire, dessine tout simplement la carte des pouvoirs.
Cette carte peut rester ignorée des fictions. Ce qu'on qualifie
de documentaire ne peut pas nous mentir sur les limites du
Visible, c'est-à-dire du Contrôle. Les fictions peuvent ruser
avec les censures, les ignorer, faire comme si elles ne jouaient
pas, faire comme si les pouvoirs étaient transparents. Parce
qu' ils n'ont pas recours aux comédiens mais aux hommes et
femmes engagés dans leurs réalités, les films dits « documen
taires » percutent les frontières non-écrites de l ' interdit de
représenter. En avouant ainsi qu' ils ne peuvent pas représenter
l ' interdit, les documentaires le font apparaître comme tel. Ils
ne mentent pas sur l 'état des visibilités en ce monde, sur l 'état
des possibilités ou des permissions de montrer.
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visible est prélevée sur une portion bien plus importante de
ce champ visible, qu'elle rend ainsi non-visible. Cadrer, c'est
cacher, de même que raconter commence par dissimuler. Et
même si quelque expérimentateur voulait tenter de tout filmer
tout le temps, sa volonté de toute-puissance serait sévèrement
rognée par le fait du cadre, qui lui aussi est là tout le temps.
Voir, c'est re-voir, nous l'avons dit (et peut-être que voir
immédiatement c'est au contraire ne pas voir ?). Ce principe
de répétition tient au fait même de l 'enregistrement. Ce n'est
pas seulement qu'un état donné du monde a été enregistré,
c'est qu'on peut le voir et le revoir aussitôt après ou cent ans
plus tard. Le défi porté par le cinéma à la mort ne tient pas
seulement au fait que les corps filmés sont par-là dotés d'une
certaine immortalité iconique. Il tient aussi, ce défi, à ce qu'un
état donné du monde, par définition transitoire, instantané,
fragile, corruptible, effaçable et toujours effacé, soit enre
gistré et donc sauvé de l 'effacement. C'est ainsi que le cinéma
enregistre un grand nombre de coupes dans l 'espace-temps
du monde ; ces coupes font exister, à côté du monde dit réel
qui nous tient dans son espace-temps, d'autres mondes à l 'état
de traces fantomatiques, d'autres espace-temps où nous ne
sommes pas, où sont les spectres de nos prédécesseurs. Le
temps du cinéma est un autre temps, qui n'est pas et ne peut
pas être synchrone avec l'expérience banale du temps vécu
comme une continuité.
La question de l 'enregistrement devient celle des limites du
regard humain. Les membres de l'Académie des sciences, à
Paris, ont admiré les premiers daguerréotypes que leur présen
tait Louis Daguerre en remarquant qu'on y voyait des détails
d'une finesse invisible à l'œil nu. La machine (à graver, elle
aussi) voyait mieux que l 'œil humain. La caméra porte en
elle depuis le début, comme la photo d'ailleurs, l ' idée d'un
dépassement du regard humain, moins performant. Le ralenti,
l 'accéléré ont en effet été employés par des savants (les films
d' É tienne-Jules Marey avant ceux de Jean Painlevé) pour
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voir ce qu'on ne voit pas à l 'œil nu. Cette dimension «ultras
copique » s'est réduite au fil du temps et les objectifs d'au
jourd'hui visent plus à reproduire la vision normale qu'à en
changer les paramètres. La machine tend à se conformer à la
vision humaine et à perdre, si l 'on ose, de son étrangeté.
Il y aurait, il y a aussi un «visible au-delà du visible ». Le
non-visible et le hors-champ se recouvrent et se découvrent en
même temps : les limites du voir, comme les limites du cadre,
en appellent aux puissances de l ' imaginaire. Les mots et les
images {les substances du cinéma) forment ensemble comme
une torsade où les uns et les autres à la fois se désignent et se
masquent.
Mais, déjà, il y a le fait brutal et immanent que s' ins
crivent sur la pellicule ou sur la carte-mémoire des éléments
du monde visible qui ne sont pas a priori destinés à être vus
(le vent, par exemple). Nous ne voyons pas tout (pour para
phraser le «on n'y voit rien » de Daniel Arasse). Nous voyons
peut-être en fonction du temps qui passe. L'enregistrement
d'un champ quelconque par la caméra aboutit à devoir distin
guer et séparer le visible et le vu. Ainsi l'on peut supposer
un relatif excès de chaque plan ou de chaque photogramme
sur lui-même, un réservoir de signes invus, de sens à venir.
On peut ainsi redéfinir le cinéma comme ce qui dépasse le
contrôle de tout cinéaste. (Définition plus bazinienne qu' il
ne pourrait sembler.) L'inscription vraie d'un moment du
monde dans un plan de cinéma qui ne soit pas tourné en
studio (et encore !) est l' inscription d'une série de signes qui
sont comme les harmoniques des notes principales. Le cadreur,
le cinéaste peuvent organiser le cadre, le champ, mais déjà le
hors-champ dépasse leur conscience, et les images dormantes
à l'intérieur des images démentent leur contrôle. Cette défini
tion du cinéma nous fait passer à la limite de l'analyse esthé
tique. Il y a un supplément qui ne sert pas directement les
formes contrôlées par l 'artiste, qui les déborde, qui continue
d'affirmer une autonomie du monde par rapport à sa mise en
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spectacle. Quelque chose tourne tout seul : la machine-caméra
détient un pouvoir sur lequel l'artiste ou le technicien ne peut
rien. C'est ce débordement qu' il convient aussi de nommer
«cinéma ».
8. Envoi
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images, derrière ou devant les machines qui les enregistrent
- téléphones portables compris.
À peu près tous les êtres parlants sont, de nos jours, passés
par là. Cette nouvelle dimension de l ' être ensemble indique,
depuis l'invention de la photographie, du ci néma et du Phono
graphe, depuis le tour du monde des opérateurs Lumière ou
ceux d'A lbert Kahn, une sorte de mutation ou d'accélération
anthropologique, effet de la généralisation du spectacle d'une
part, du désir de réel et/ou de lassitude envers le virtuel d'autre
part. À la fameuse question « Que faire ? » posée il y a un siècle
par Lénine, Raymond Queneau répondait : « Rien » (Traité
des vertus démocratiques, 1993). Notre réponse aujourd'hui
serait plutôt : « Tout ! . . . tout plutôt que rien. » Le consom
mateur de spectacles laisse la place au producteur, à l 'orga
nisateur. Le passage à l'acte vaut comme réaménagement de
l 'ancienne division entre producteurs et consommateurs. Il
ouvre à la jouissance d'être acteur de soi-même, à celle aussi
de défier la fin mortelle de chacun, dans la mesure où l ' image,
si fragile soit-elle, a souvent la chance de survivre aux corps
qui l 'ont portée.
Il faudrait encore interroger, dans l 'addiction aux choses
nouvelles, ce qu' il en est d'être le compagnon, le «sujet », voire
« l 'autre », d'une machine. La machine à images est bien une
médiation, elle écarte le danger d'embardée vers une altérité
trop brûlante. Filmé, l 'autre est adouci, sinon domestiqué. La
caméra-machine cadre et répète : elle enferme, elle use. I..:alté
rité qu'elle nous propose de découvrir est toujours-déjà cadrée,
à disposition. La caméra ne produit pas de l'autre, mais du
« presque même ». De la reconnaissance, dans le double sens du
mot, connaître autant que remercier. C'est que la caméra est une
humaine machine. Mise au point par un ensemble disparate
d'expérimentateurs, elle sert et servira l'image que l'homme se
fait de lui-même - et de l'autre. Quand il n'y aura plus besoin de
caméra (de regard, de cadre), le temps sera venu de l'homo bionic,
à la fois corps et représentation sans manques ni suppléments.
La question du devenir du spectateur est donc posée.
Quand filmer ou photographier relève du passage à l 'acte,
voire d'un automatisme sans questions {sans regard), on peut
supposer qu' il n'y aura pas non plus de regards sur ces images
produites compulsivement. D'ailleurs, qui peut encore
regarder, écouter, un par un, les millions de millions d'objets
audiovisuels en circulation dans le monde ? Un coup d'œil,
oui, sans doute, et c'est pourquoi les plans sont de plus en
plus courts. Flirter avec les images et les sons, sans doute, et
c'est pourquoi on zappe. Nous n'aurons jamais vu tous les
films, comme nous n'aurons jamais croisé toutes les femmes
ou tous les hommes, ni lu tous les livres. Il y a dans l 'accep
tation forcée de cet inassouvissement quelque chose d' infi
niment rassurant. Contrairement à ce qui se passait pour les
siècles anciens, l 'art aujourd'hui se décline au subjectif, sujet
par sujet. Il est donc à la fois multiple et infini. Les machines
à filmer (caméra, magnétophone, systèmes de montage)
auront lancé cette multiplication tout simplement parce que
les objets qu'elles produisent ne peuvent pas ne pas être lancés
dans le monde. Un film, quel qu' il soit, dépend d'un spec
tateur, quel qu' il soit. Il le trouve ou ne le trouve pas, mais
son être dépend de lui. Pour cette étrange raison qu'entre le
corps filmé et le corps filmeur s' insère toujours une machine,
laquelle revient pour s'insérer entre le corps spectateur et le
corps regardé. Cette machine porte à elle seule l 'assurance
·qu' il y aura du regard et de l ' écoute, que l 'autre n'est pas un
fantasme mais un être-à-venir fait de perceptions, de sensa
tions et de langage.
D'une part, les forces économiques et idéologiques déve
loppent leur contrôle sur les mises en images ; d'autre part, et
comme par réaction, ceux qui persistent à être spectateurs
à la fois se plient aux formes imposées sur les écrans et ne
renoncent pas aux franchises du hors-champ. Ce spectateur
était autrefois, au temps du cinéma, le sujet de la mise en scène,
cette absence qu' il fallait rendre présente parmi les ombres
37
représentées. Il était l 'enjeu du film, de la même manière que
le voir et l 'entendre étaient un enjeu pour lui, spectateur.
Nous sommes devenus des chasseurs d'images et ne jouons
ni ne jouissons plus désormais que du coup d 'œil réflexe du
chasseur (qui, par ailleurs, Carlo Ginzburg l 'a montré, est un
semeur/lecteur de traces, 2010). Ce qui disparaît, peut-être,
c'est la possibilité de séparer les causes et les effets, de différer
leur enchaînement, d'écarter les deux bords du présent en
frustrant l 'avidité et l'immédiateté du voir à tout prix (les jeux
vidéo). En effet, le chasseur attend. Il est en embuscade. Une
posture peu pratiquée de nos j ours. Comment restaurer le
désir d'entrer dans une temporalité qui ne soit plus celle de la
seule satisfaction pulsionnelle ? Il n'y a pas de retour en arrière.
Il s'agit de convenir de la dimension subjective et singulière de
la relation film/spectateur. Tant que les sujets auront besoin
de durées pour enregistrer en eux, et lire en eux, les effets
d'une représentation, la séance de cinéma perdurera. Le spec
tateur est celui qui sort de la tourmente des images et des sons
pour tenter de voir le monde à travers les images et les sons
vus autrement.
Acteur, Actrice
38
1990 ; dans Rosetta des frères Dardenne, 1999). Mais c'est dans
le cinéma dit «documentaire » que des «gens réels », inconnus,
deviennent acteurs d'eux-mêmes et sont donc amenés à jouer
leur propre rôle. «Jouer », ici, veut dire venir avec son corps, sa
voix, sa parole, sa pensée, son histoire, son milieu, son groupe
social. Ce qui fait de chaque homme ou femme un être singu
lier, une singularité que le cinéma à la fois révèle et exalte. Il
est donc rare que ce rôle d'une fois soit rejoué dans un autre
film «documentaire ». Exceptions : les acteurs-personnages
de Jean Rouch, héros récurrents de quelques-uns de ses films.
À revenir devant la caméra de Rouch, Damouré Zika, Lam
Ibrahim Dia et Illo Gaoudel, parfaits amateurs, sont devenus
non pas des «acteurs professionnels » mais des personnages
au sens plein, comme aucune fiction filmée ne pourrait en
produire, des personnages portant de film en film leur façon
d'être eux-mêmes dans la fiction.
Prenons l 'exemple de Nanook ofthe North (Robert Flaherty,
1922). D'après les récits de Flaherty et la biographie de Paul
Rotha, une première version avait filmé le quotidien des
Esquimaux dans la baie d'Hudson. La légende veut que ce
premier film ait brûlé. Accident ou pas, Flaherty a refait son
film, ou, mieux, en a fait un autre. Filmée, la vie de tous les
jours est évidemment porteuse d'une forte potentialité de
narr�tion et de fiction : que l'incendie soit vrai ou symbolique,
c'est raconter une histoire qui est devenue l 'enjeu de Flaherty
et du documentaire. Avant son retour dans le Grand Nord
pour retourner le film, les employés du fourreur Revillon, qui
le finançait, lui ont parlé de Nanook, un Esquimau chassant
pour eux et qu' ils considéraient comme «le meilleur ». Sans
l 'avoir rencontré encore, Flaherty décide de faire de Nanook
son héros : l ' idée est de raconter l'histoire d'un Esquimau
exemplaire, le plus valeureux, celui que l'on surnomme
«Nanook », l 'ours, en inuktikut (le chasseur se nommait en
fait Allariallak). Flaherty lui invente une famille et dramatise
son combat pour la survie. Nanook devient un personnage, il
39
acquiert cette dimension d'universalité qui le fera reconnaître
dans le monde entier. Tel est le fait du cinéma : Nanook nous
ressemble, nous lui ressemblons dans nos joies enfantines et
notre émerveillement devant le monde.
Les cinéastes ont affaire à des personnes inscrites dans leur
vie, leur vie réelle. La rencontre avec le cinéma rend ces vies
plus exemplaires, elle fait de ces personnes des personnages.
Il faut reconnaître là, ou revendiquer, une puissance particu
lière du cinéma, qui n'est ni celle du portrait photographique
(Nadar), ni celle du portrait peint (Cézanne). La personne,
la femme ou l ' homme de la vie ordinaire, ni héros ni diable,
est poussée dans la relation cinématographique à apparaître
comme en projection d 'elle-même, en devenir, encore à pétrir,
encore à finir. Le cinéma amène du futur en tout présent.
L' être est en utopie.
Jouer son propre rôle revient à passer la barre de l ' inconnu.
Que suis-je pour l 'autre qui me regarde, qui m'observe, qui
me dévisage ? Qui suis-je ? Je ne le saurai jamais et la force
particulière des acteurs « amateurs » tient à cela même qu' ils
n'ont aucun moyen, ni mémoire, ni expérience, pour savoir
comment ils paraîtront aux yeux de cet autre insaisissable
qu'est la caméra, à la fois trace d'un spectateur à venir, et
partenaire machinal de la relation présentifiée. Nous devons
apprécier que soit révélée par la caméra cette sorte d' inno
cence du corps filmé : preuve de ce que le monde n'est pas
encore usé par la démesure des regards. Il reste à jouer, à voir,
à être avec une caméra.
Pierre Perrault se demandait : « Qu'est-ce que je vais
pouvoir faire pour que celui que je trouve si extraordinaire
dans la vie puisse continuer à l 'être devant ma caméra ? » Que
faire de l 'autre que l 'on filme précisément parce qu' il porte
cette dimension d'altérité ? La puissance du cinéma de Perrault
tient à cette évidence vite reconnue que l 'altérité de l 'autre ne
pouvait être filmée, c'est-à-dire nous atteindre, que par un
passage par la parole - cette parole que nous ne pouvons pas
40
ne pas partager. On partage l ' image des habitants de l ' île aux
Couldres, sans doute. Mais d'abord leur parole. Nous nous
trouvons pris dans l ' écoute partagée de cette parole, partagée
avec d'autres auditeurs - que nous voyons entendre dans le
film. Ce passage à l 'oral est précisément le fait de l 'enregis
trement synchrone des images et des sons. Le cinéma direct,
ou ce qui s'en approche, ouvre le cinéma à la puissance de la
parole librement associée.
Pour Pierre Perrault, chacun d'entre nous porte sa part
de poésie ou de fiction. Et la tâche du cinéaste est non point
d'inventer cette part, puisqu'elle existe déjà, mais de lui ouvrir
l 'occasion de se manifester. Ici, oui, la parole est première.
Perrault enregistrait longuement celles et ceux qui seraient,
au futur, ses personnages. Il transcrivait ensuite ces paroles
enregistrées, les découpait, les montait, comme s'il s'agissait
d 'un scénario en devenir. Retranscrites, les paroles passaient
du mode oral au mode écrit. Le travail restait à faire de revenir
de l 'écrit à l'oral. Les porteurs des paroles enregistrées étaient
invités à les reprendre, mais cette fois dans le cadre (non tout
à fait contraignant) d'un plan narratif, sur les lieux de l 'action,
dans son temps recommencé. La parole d'A lexis Tremblay,
par exemple, n'est pas redite ou répétition. Elle est liée à sa
source - ici et maintenant - comme un jaillissement nouveau,
que nous ne pouvons pas, spectateurs, tenir pour une manière
de faire ou une technique, voire un talent, un don : elle naît
et se développe dans son innocence, comme à l 'écart de tout
artifice. L'artifice est de faire comme s'il n'y en avait pas. Au
cinéma comme dans le texte biblique, l ' illusion des illusions
est qu' il n'y a pas d' illusion. Puisque toute parole filmée est
d 'abord écoute, Perrault fabrique les modalités d'une écoute
de l'inouï.
L'acteur du documentaire - donc - n'a aucun moyen de
faire comme s'il n'était pas filmé. Tout au contraire, il a choisi
d'entrer dans un film, de participer à un tournage, tel est
avant tout son désir ; il entretient par conséquent avec ceux
41
qui le filment un rapport de complicité initiale. Sans doute
sait-il éviter de trop marquer ce rapport. Mais moi, specta
teur, je reconnais bien comment la caméra est son alliée, sa
partenaire. Il joue « pour elle » et, donc, «avec elle ». I..:acteur
de lui-même est conduit à sortir de lui-même du fait du tour
nage, de l 'exposition à la caméra, aux autres de l'équipe. Une
performance inédite s'impose à lui. Le tournage agit comme
un ferment, il soulève et fait apparaître quelque chose de
l 'être qui ne se montrait pas toujours, mélange d'intime et
d'étranger. Le sujet jouant est clivé, comme l 'est le spectateur.
Lui et un autre, lui comme autre sous le regard des autres.
C'est la part créatrice supposée présente en tout être parlant
qui trouve, ainsi, à se manifester. La personne filmée tend à
devenir personnage. Elle s'excède elle-même. Elle se déborde.
Le tournage fonctionne comme un excitant, un tremplin, une
plongée. Cela peut être pour le meilleur comme pour le pire.
Des producteurs cyniques n' hésitent pas à utiliser le désir
d'apparaître de nombreux «inconnus » pour le tourner en ridi
cule (par exemple Strip-Tease sur France 3). Les cinéastes dits
documentaristes ont en revanche le souci constant de ne pas
abuser de la situation de fragilité où ils placent les personnes
filmées. Il s'agit de partager un film avec eux, une création, où
ils puissent sinon «se reconnaître » (c'est évidemment impos
sible) mais en tout cas se découvrir «autre » sans avoir à en
rougir. Si chacun de nous porte en lui une part de fiction (ne
serait-ce que son roman familial), il porte du même coup une
part d'altérité, il est cette singularité ouverte à la multi-dimen
sionnalité - celle que le cinéma précisément aime à filmer, un
pour tous. Le cinéma s' intéresse aux singularités parce que son
fonctionnement repose sur l'impression de réalité, qui suppose
une ressemblance de l ' image avec la chose ou le corps, du trait
pour trait. Le singulier de chaque corps, de chaque parole, est
enregistré et accompli par le cinéma dans la mesure même où
il y a ressemblance entre les images ou les sons et leurs réfé
rents, leurs sources. En même temps, d 'un même mouvement,
42
le cinéma filme et fabrique des singularités. Chaque spectateur
est singulier, et par là singulièrement articulé aux autres spec
tateurs, c'est-à-dire à un ensemble vivant. C'est pourquoi le
typage (accentuation à la limite de la caricature) est déjoué par
le cinéma - qui le désigne comme tel. Or, les êtres singuliers
que nous filmons appartiennent sans doute, comme nous, à
des types, mais ces types sont diffus, effacés, problématiques.
Le cinéma, opérateur de singularités, a détruit les types de la
farce et de la commedia dell 'arte. C'est pourquoi le goût est
fort aujourd'hui de filmer l ' homme quelconque, l ' homme de
la rue, l'homme du quotidien - ou la femme - car ils ne sont
plus typés. Il faut la charge de la caricature pour les typer
(sketches de France 2, par exemple). Nous supposons une
correspondance entre le phénomène de la « démocratisation »
des pratiques cinématographiques, qui fait que les outils de
filmage sont dans presque toutes les mains, et le fait que toutes
et tous, aujourd'hui, sommes supposés pouvoir entrer dans un
film - ce qui n' était pas le cas dans les années cinquante.
Adresse
43
Fiction ou pas, le chemin que suit un récit filmique ne peut
être que construit peu à peu avec ses spectateurs. La linéa
rité même du cours du film, d'un début vers une fin, suppose
qu' il s'agit pour le spectateur d'une découverte progressive du
monde qu'ouvre le film. Pour qu'il puisse se lester peu à peu
de significations, il convient au film de s'en délester au départ.
L'adresse est donc indéfinie, appropriable.
Aléatoire
44
suspendue, devient contingente. C'est en cela que nous est
offerte la sensation merveilleuse d'assister pour la première fois
à une sorte de hasard heureux, ou de performance impeccable.
Le film que je vois est toujours perçu comme «ce qui m'arrive
au présent » (Robert Kramer), même si je sais que le film en
question date de 1990. je sais bien mais quand même.
Sur un tout autre plan, dans la photographie argentique,
la répartition aléatoire et non homogène des cristaux d ' ha
logénure d'argent en suspension dans la gélatine crée une
microstructure différente et singulière à chaque photogramme
puisque chaque grain est différent et disposé différemment
d'un photogramme à l 'autre. Lorsque les images sont animées
par la projection, le spectateur a l ' impression d'un mouvement
du grain. L'aléatoire est au cœur de l ' image. (cf. Argentique/
numérique.)
Aliénation
par une autre, celle du travail par celle des distractions. Soit.
45
M a i s le spectateur con n a î t pendant la séance de cinéma
une expérience subjective qui peut changer quelque chose de
son rapport au monde, aux autres, à lui-même. Nous substi
tuons à une dialectique de la raison (Horkheimer, Adorno)
une dynamique des sensations et des émotions, une poétique
des signifiants. Cela, sans doute, ne va pas jusqu'à la prise de
conscience telle que la connaît la nouvelle recrue militante (telle
par exemple qu'elle est filmée par Jean Renoir en 1936 dans La
Vie est à nous, sur le mode de la révélation, de l 'éblouissement),
mais cela peut en constituer les prémisses, au moins sur le
plan affectif. Être troublé par un film ou une séquence de film,
se poser des questions, ressentir des émotions nouvelles, cela
signifie tout simplement faire un pas hors du cercle de l 'aliéna
tion, pas provisoire et précaire, sans doute, mais mouvement
tout de même vers l ' issue de la caverne. La place du spectateur
est toujours au bord de glisser vers une place critique. Peut
être est-ce dans la mesure même où le dispositif cinématogra
phique est leurrant, où le représenté se fait passer au cinéma
pour le réel, que le spectateur est conduit à douter des certi
tudes dont la «réalité » l'accable hors des salles de cinéma. Sur
l ' écran, les «absolus » sont à notre portée, ils ont pour limite
notre propre rapport au cadre qui les inscrit. Se trouver pris
dans l'inévitable ambiguïté des représentations constitue une
sorte d' école de l'ambivalence, où l'on découvre ce qu' il en est
de la complexité des sentiments et des situations, comme de
sa propre complexité. La séance de cinéma met le sujet dans
une sorte de crise légère et passagère où quelques-uns de ses
repères menacent de s' écrouler, ses remparts de s'effondrer. La
durée passée à voir un film est ainsi faite de moments d' impli
cation, de quasi-hallucination, de rêve éveillé ; il en résulte une
subjectivité plus agitée ou plus travaillée que dans l 'ordinaire
des situations vécues, où le sujet n'est que rarement isolé au
milieu des images et des sons.
Il nous semble que Luc Boltanski dans son livre De la
critique. Précis de sociologie de l 'émancipation a bien posé la
question : « . la description en termes de forces et de rapports
• •
47
pas - ou du moins certains films. Qu'on l 'ait ou non voulu,
s'installe un ressort comparatif et finalement critique. Si tant
est qu' ils existent, ceux qui y croient le plus aveuglément sont
aussi ceux qui peuvent être surpris mais ravis par l ' incident ou
l 'événement qui détruit l'illusion. Mieux encore que le théâtre,
le cinéma tient la corde tendue (et en jouit) entre la bonne
ordonnance de la représentation et ce qui la chahute ou la
brise.
Et dans la mesure où l 'opération cinématographique ne
tient que par le crédit de croyance que le spectateur fait au film,
au système lui-même de la représentation cinématographique,
aliénation et croyance à la fois se complètent et se combattent :
au cœur de la croyance, subsiste, indompté, le doute. Toute
aliénation est un aveuglement, et le spectateur de cinéma est
- peut-être - conduit à devenir moins aveugle. La croyance se
définirait ainsi comme une dimension réversible : on y entre,
on en sort. À l'intérieu r même de son aliénation, et sans la
remettre en question, le spectateur est amené à bouger, à se
prendre au jeu de la croyance et à s'en déprendre, et à installer,
par là, une distance variable à l 'objet et au mécanisme mêmes
qui réalisent son aliénation. Notre hypothèse est que la place
du spectateur est une place critique, tendanciellement.
«La vie à besoin d' illusions, c'est-à-dire de non-vérités
tenues pour des vérités .» (Friedrich Nietzsche, 1872-75)
Altérité, autre
49
à reconnaître le corps de l 'autre comme humain) et du non
même : toute une série de différences qui sont précisément
ce à quoi je peux m'attacher chez l 'autre, pour les désirer, les
rejeter, etc. Différences au même titre que les miennes, pour
dissemblables qu'elles en puissent être. Cet écart entre fami
liarité et étrangeté (heimlich et unheimlich} est précisément ce
que travaille le cinéma, qui relève et remarque combien tout
corps filmé est la singularité même, comme il en va de toute
subjectivité filmée.
Alterné (montage)
50
Du « temps » diégétique est passé entre le fragment X et le
fragment Y censé lui succéder dans la série A.
La situation du clandestin d'Adieu, dont la série interrompt
les scènes de la famille française, change de fragment en frag
ment. Ce changement (de lieu, de contexte, de comportement,
etc.) donne à percevoir l 'avancée même du récit, l 'avancée du
film. L'alternance de deux séries de scènes, A et B, signifie que
l 'action de la série A n'est pas censée s'interrompre quand lui
succède tel segment de la série B. La série A se poursuit (si l 'on
ose écrire) en dessous de la série B, qui la masque. Et inver
sement. Si le temps avance pour une série, il nous est diffi
cile de supposer qu' il a cessé d'avancer pour l 'autre. Tour à
tour à l 'écran, les fragments des deux séries A et B à la fois se
succèdent et, se succédant, se recouvrent : chacune des séries
est faite de fragments qui succèdent les uns aux autres, qu' ils
soient affichés ou non. Une double temporalité s'inscrit ainsi,
pour une part visible, pour une part non visible. Voici ce que
l 'on pourrait désigner comme une réserve de hors-champs à venir.
Que s'est-il passé dans la série A quand un fragment de B est à
l 'écran ? Et réciproquement ? Il semble que cette sérialité soit le
système même des séries télé, celles du moins où les épisodes
sont dans une relation logique et chronologique et ne sont pas
des récits bouclés en eux-mêmes. Sérialité et alternance ouvrent
des brèches diégétiques qu'il est tentant de feindre de combler
après-coup. Le passé devient une réserve de futur.
C'est en revanche à un effet d ' immobilité que l 'on assiste
quand on revient de point en point, comme c'est le cas dans de
nombreux documentaires, sur le même personnage, à la même
place, cadré de la même façon, etc. Là, il arrive que nous ayons
le sentiment que la narration fait du sur-place. Fiction ou
documentaire, le caractère linéaire du déroulement de l 'objet
temporel qu'est un film, d'un début vers une fin, suggère forte
ment que soit perçu quelque chose comme un mouvement du
récit. Le défilement du temps matériel de la projection recroise
le déroulement du temps diégétique.
51
La lecture, comme l 'écriture, implique, ou n'exclut pas,
le retour en arrière, qui n'est matériellement pas possible au
cinéma, au théâtre, au concert. Le flashback ne peut être
qu' imaginaire. Le passé venu s'inscrire dans une scène « au
présent » défile lui aussi du début vers la fin. Le « passé » va
dans le même sens que le « présent » : vers le « futur ».
Amateur, amatrice
52
Carpita, 1953 ; d'autres fois, l 'acteur ou l 'actrice amateur a joué
le rôle principal : É milie Dequenne, dans Rosetta, par exemple,
des frères Dardenne, 1999. Mais la référence majeure reste
évidemment le Close-up d 'A bbas Kiarostami (1990) où tous
les personnages viennent de leur propre vie pour en rejouer
un épisode critique, compte tenu de ce que toutes ces vies sont
- déjà - aimantées par le cinéma.
En notre siècle, donc, celui du marché des biens culturels,
c'est-à-dire de la culture de masse, le qualificatif d'« amateur »
a pris un tour vaguement péjoratif. On nous vante les profes
sionnels. « Les professionnels de la profession », disait Jean
Luc Godard. Force est de nous interroger sur cette distinction.
Les professionnels ne sont-ils pas toujours, peut-être, des
amateurs ? L'amateur ? Mais c'est avant tout celui qui pratique
un art, qui en suit le mouvement, qui le célèbre en petit comité.
Qui se trouve par là, de fait, soit aux marges du marché (brico
lage), soit dans un autre marché, celui de la distraction de
masse. La passion du cinéma affecte aussi bien sinon plus les
amateurs que tant de ces « professionnels » que nous voyons
blasés et sans ambition artistique. L'amateur est sans le savoir
un acteur pour la suite de l 'art. Il est aussi, et de plus en plus, le
meilleur des clients pour les firmes qui fabriquent et commer
cialisent des caméras « amateurs » - dont les caractéristiques
se rapprochent des caméras « professionnelles », mais non le
prix de vente, bien inférieur.
De ce fait, et depuis bien longtemps, le cinéma s'est déve
loppé essentiellement à partir du marché amateur. À l 'excep
tion du son synchrone, qui s'est réalisé d 'abord en studio,
avant, trente ans plus tard, d' être dans les rues, la plupart des
« innovations » viennent du cinéma amateur - et des besoins
des armées, c'est-à-dire d'abord de la propagande. La couleur,
par exemple, se diffuse à grande échelle à partir des formats et
des pellicules amateurs.
Dès les débuts du cinéma, des pionniers comme Georges
Demeny, frappés par le succès de l 'appareil photographique
53
Kodak, pensaient au marché des amateurs. Les frères Lumière
avant le Cinématographe étaient des industriels travaillant
pour la photographie amateur. Quant à É tienne-Jules Marey,
savant physiologiste, il inventait en bricoleur son Fusil chro
nophotographique (1890), prototype en métal et fonction
nant, comme le Revolver photographique de l 'astrophysicien
Jules Janssen (1873), à l 'électricité (ce « fusil » est considéré
par Laurent Mannoni comme la première « caméra docu
mentaire »). Le Cinématographe Lumière (1895), lui, a été
construit en bois et fonctionne à la main de l 'opérateur, qui
n'a qu'à tourner une manivelle. L'appareil est léger et d'une
parfaite autonomie. Le prototype, œuvre de Charles Moisson,
donnera naissance à la première caméra de série, construite à
200 exemplaires par Jules Carpentier (c'est donc une machine
produite en série qui marque la naissance du cinéma) . À la
différence du Fusil de Marey, appareil de laboratoire, le Ciné
matographe est une caméra low tech. Carpentier, avant tout
spécialiste de l ' électricité, a construit une caméra à manivelle,
autonome, simple et fiable.
L'histoire du cinéma nous apprend que les cinéastes qui
veulent filmer hors des sentiers battus n'ont que rarement
recours au dernier état de la technologie. Ils préfèrent des
caméras moins douées, sans doute, mais qui leur laissent plus
de liberté. Plus qu'aux techniciens et cinéastes de profession,
les caméras sont destinées aux amateurs, à l 'armée, aux repor
tages. La caméra de Bell & Howell 16 mm, par exemple, dont
le ressort doit être remonté toutes les 30 secondes et qui n'ac
cepte que des bobi nes de 3 minutes, n'a pas seulement servi
aux actualités de la Seconde Guerre mondiale : Jean Rouch l 'a
choisie pour ses premiers films, et notamment Moi, un Noir
(1958) comme il avait choisi la pellicule amateur inversible
-
54
Amorce
55
Analogie I ressemblance
57
ensemble instantané constitue l ' indicialité du cinéma, c'est
à-dire son rapport à la réalité visible à travers la matière et le
mouvement. En numérique, ce n'est plus le support-pellicule
mais la caméra qui est sensible à travers son capteur. Le capteur
est un ensemble de photosites et chaque photosite produit un
pixel. L'image n'est plus une : composite, elle est constituée
de l 'ensemble de ces sites, et cela peut signifier des millions
de pixels par image. (cf. Argentique/numérique ; Instantanéité ;
Obturateur.)
Au début de la chronophotographie, qui précède le cinéma,
l ' image était fixée sur une plaque de verre. Cette matière sur
laquelle le reflet de la réalité visible se trouvait inscrit et fixé
par la photochimie constituait très physiquement un miroir de
l ' instant saisi. Ce qui se trouve matérialisé dans la plaque de
verre, c'est une autre visibilité de la réalité visible : une image
avec ses propres paramètres, son « poids », sa matérialité, que
l 'on peut briser, qui ne s'efface pas, etc. Une image irréductible,
fragile et contingente : précieuse, prise au sérieux, comme en
témoignent les plaques de verre qui s'emmagasinent tel un
trésor dans la « boîte à escamoter » de l 'appareil. (cf. Magasin.)
Cette image est un tout, indissociable de cette « unicité de
l 'apparition » soulignée par Walter Benjamin (1936). La plaque
de verre témoigne d'une confrontation têtue avec une réalité
qui nous résiste. L'avènement des images et, à l ' heure actuelle,
leur diffusion généralisée, leur confèrent une forme de réalité
qui les détache de la dimension virtuelle que l 'on a cru être leur
lot. L'image est un bout de réel rendu visible, par exception et
par opposition à la fuite de tout réel dans le non-représentable.
Le premier Fusil photographique d' Étienne-Jules Marey
utilisait des plaques (1882), le deuxième de la pellicule (1890).
Le support celluloïd représente déjà un mouvement vers
une forme de dématérialisation : l ' image a moins de poids
et la caméra est plus légère. Cent ans plus tard, l 'apparition
du langage numérique confère aux manieurs d'images une
nouvelle puissance. Le programme peut agir sur chacune
des petites unités, les pixels, qui composent l ' image. L' image
devient programmable et il n'y a plus qu'un pas vers le jeu
interactif. En argentique, on ne peut plus modifier le photo
gramme une fois qu' il est fixé, à moins de peindre dessus ou
de le re-filmer. (cf. Truca.) Le photogramme est pertinent à la
trace qu' il constitue et par là, d'une certaine façon, à la portion
de visible qu' il a saisie. Avec le numérique, il est possible d'agir
de manière infinie sur toutes les parties de l ' image et, ainsi,
« réduire la capacité de la réalité à nous résister » (Stéphane Vial,
2013). Là est la grande différence entre l 'étalonnage argentique
et l 'étalonnage numérique : retoucher des parties de l ' image.
Une fois l 'image saisie et calculée, le programme nous permet
d'agir au cœur même de l ' image. Le numérique marque donc
un pas de côté par rapport à la loi de l'inscription vraie (autre
version de l 'aura benjaminienne) : ce qui est filmé n'est plus
une prise intangible et singulière de la réalité visible. Rupture,
oui, et peut-être émergence de possibilités nouvelles dans
la relation que le cinéma entretient avec les réalités visibles ?
(cf. Analyse ; Capteurs ; Argentique/numérique.)
La matière ou l 'absence de matière dans l'image concerne
au plus haut point la question de l 'analogie. Le fourmillement
du grain devient « la manifestation de la matière dans le temps,
la preuve permanente de la présence physique de l ' i mage »
(Martin Roux, 2m2). La matière est un indice fort de réalité.
Le signal, en effet, ne transmet pas que des informations, il est
chargé de bruit, de matière - « la vie ». Cette « vie du support »
marque l 'esthétique de l ' image. Elle joue un rôle important
dans l 'effet d'analogie - et par là, dans le rapport de croyance
que nous entretenons avec l ' image. La « matière » liée au
support a une valeur indicielle, elle crée un effet de réalité, elle
fait « vrai », c'est une dissemblance forte qui paradoxalement
crée une analogie puissante. Une image absolument « transpa
rente », paraissant parfaitement conforme à ce que notre regard
obtient, n'ouvrirait plus au jeu du je sais bien mais quand même.
Une illusion trop absolue n'a plus besoin d' être l 'objet d'une
59
croyance : elle est directement hallucination. Le spectateur de
cinéma n'est que par éclairs dans l 'hallucination, et plus rare
ment encore dans l ' hypnose. Il est et il n'est pas. Présent et
absent. Comme l'analogie est et n'est pas absolue.
60
vitesse d'obturation, sont figés dans le photogramme par ce
qu'on appelle un « flou de bougé ». Ceci vaut pour les copies
argentiques et pour les copies numériques, composées les unes
et les autres d'images fixes que le projecteur (argentique ou
numérique) met en mouvement. Dans un cas comme dans
l'autre, le mouvement ne vient pas de l ' image, il est créé par
la machine avec la complicité de notre cerveau. La caméra fait
l 'analyse des mouvements des corps et des mobiles qu'elle saisit
et inscrit, le projecteur et le cerveau en font la synthèse. Le
spectateur est donc à la fois la cause et le sujet du leurre. Je suis
partie prenante de ce mécanisme qui ramène du mouvement
dans la fixité : de la « vie » dans la « mort ».
Analyse se lit en un autre sens : le tournage d'une séquence
dite « documentaire » implique fortement l 'autre filmé, sa
subjectivité, son corps, sa fatigue. Le tournage fonction ne
- un peu - comme une séance chez l 'analyste : le sujet, soumis
à la pression des machines {caméra, micros), à celle des regards
centrés sur lui (l'équipe, même réduite), soumis surtout à ce
dédoublement que produit le fait de se savoir observé, ques
tionné, attendu, enregistré, le sujet, donc, laisse passer ou
filtrer une part de lui-même (paroles, gestes, postures) qu' il ne
contrôle plus tout à fait. Ce double se distingue par un écart
avec la personne réelle qui lui donne naissance, la machine
cinéma jouant le rôle d'accoucheuse. C'est ce passage à la
fiction des êtres pris dans la réalité ordinaire qui caractérise
l 'opération cinématographique à laquelle ils participent. L'ana
lyse produite par la séance de tournage libère une part de
chacun à chacun inconnue.
Angle
61
aujourd' hui, on veut schématiser sur papier la succession
des divers plans d'une scène, ou des diverses places que peut
occuper une caméra en mouvement, on matérialise la succes
sion de ces angles par une série de triangles ouverts. Nous
préférons le terme d'angle à celui de « point de vue », plus
fréquemment employé, mais qui masque le fait que le déten
teur du « point de vue » peut être lui-même vu selon un autre
angle. Par ailleurs, en photographie comme en cinématogra
phie, les focales sont définies entre autres paramètres par le
champ qu'elles couvrent et qui est lui-même l'effet d 'un angle
de champ. Cet angle se dessine lui aussi comme un triangle
ouvert.
Animation
Archives audiovisuelles
Argentique I numérique
66
parente ou l 'élaboration d'une image liée à son support ?
(cf. Caméra.) Disons que l ' image est moins une question de
définition que de perception. Trop d' informations saturent la
perception. L' image numérique reste à inventer et la poésie des
défauts de l 'argentique reste un modèle face à la logique du
système numérique.
Jusqu' à hier, l 'argentique avait le bénéfice à la fois d'une
plus grande douceur de la lumière, d'une plus grande fidélité
dans la reproduction des couleurs : plus de nuances dans les
rouges et la carnation, mais aussi d'une plus belle dynamique
avec une saturation des couleurs. Avec le numérique, le niveau
de contraste n'est pas le même. La couleur n'est pas reproduite
de la même manière : à chaque photosite correspond une seule
couleur, comme les bâtonnets de l 'œil, alors qu'avec la pelli
cule, les teintes se superposent et le grain apporte beaucoup de
nuances dans les couleurs.
Les grands capteurs et les caméras de résolution 4 K, qui
fabriquent une image de dix millions de pixels, rapprochent
les deux images - à l 'œil. Bien que ces deux sortes d'images
présentent des différences technologiques profondes, les
critères pour les comparer restent les mêmes : l 'organicité
de l ' image et la matière. Avec les « petits » capteurs 4/3 qui
équipaient jusque-là les caméras vidéo, l ' image était presque
toujours nette ; les capteurs plus grands, qui ont la même taille
que les photogrammes Super 16 et 35 mm (caméra « grands
capteurs »), reproduisent l 'effet de flou de l ' image argentique,
si bien que les paramètres de profondeur de champ répondent
aux mêmes caractéristiques physiques de distance focale que
dans la prise de vues argentique. (c( Point (faire le point) ; Net,
netteté ; Hypeifocale.)
Autre point, la question du rendu de la carnation est
toujours très délicate. Le grain apporte beaucoup à la repro
duction des nuances de la peau, qui partage, avec le support,
une trame de défauts et d'imperfections. La particularité de
la peau d'un visage comme celle de la matière d'une pellicule
est « d'accrocher le regard par sa richesse visuelle. Le grain
produit du détail, de la couleur, mais il crée aussi un effet de
matière » décrit Martin Roux. (cf. Analogie/ressemblance.) Le
format numérique 4 K, qui tient la comparaison avec l 'argen
tique, offre une définition théorique de 4 096 pixels de largeur
pour 2 160 pixels de hauteur. L' image gagne en finesse, mais
cette meilleure définition risque d ' être perçue comme trop
précise, trop définie, porteuse de trop d' informations, et cela
d 'autant plus que la projection numérique assure une parfaite
fixité à l'image. L' image numérique haute définition peut être
reçue comme sèche ou crue, sans le velouté de la profondeur
de champ à quoi l ' image argentique nous avait habitués - et
qui reste notre référence culturelle.
Qualifier, comme le font des cinéastes ou les techniciens,
l 'image 35 mm d '« impure », pleine de « défauts », de « saletés »,
etc., revient à constater que la pellicule est marquée par ce
qu'elle enregistre, matière et temps. Les cristaux d 'halogénure
d'argent sont irréguliers, instables. Ils comportent des disloca
tions que l 'on appelle « impuretés ». À l 'exposition, des photons
frappent les cristaux. De la réaction se dégagent des électrons
libres qui se déplacent dans la structure du cristal jusqu'à ce
qu' ils soient piégés par les impuretés (qui créent localement
des champs électriques). La quantité des imperfections définit
ainsi la sensibilité de la pellicule. Plus il y a de lumière, plus
il y a de photons, plus il y a d'électrons capturés qui, dans un
processus dit de réduction, forment l ' i mage latente. La révé
lation (quel mot !) transforme l ' image latente en image visible
par un échange d'électrons qui amplifie le processus de trans
formation du cristal en amas d'argent métallique : le grain se
forme. Plus la pellicule est sensible, plus le grain est visible
parce qu' il est plus gros. (cf. Sensibilité.)
La destinée du pixel est de disparaître, celle du grain d'être
notable. Cette persistance joue un rôle décisif dans la percep
tion du temps : le pixel est fixe et tous les pixels sont identiques,
l'un remplace exactement l 'autre d'une image à l 'autre, alors
68
que les grains ne sont pas identiques et que leur répartition
n'est pas homogène dans le ruban pelliculaire. Chaque photo
gramme est différent de ceux qui l 'entourent. Lorsque l ' image
est animée par la projection, l ' impression est celle d'un mouve
ment du grain : un « fourmillement ».
Le numérique est le langage de la machine, l'argentique
est celui de la chimie, plutôt du côté, elle, du non tout à fait
maîtrisable. En numérique, on cherche à réduire le « bruit »
{on peut séparer informations et bruit). En argentique, il n'y
a que du bruit. L'image n'est que matière puisqu'elle résulte
de variations du bruit constitué par le grain et ses différences.
C'est une matière en mouvement - et le mouvement, pour
artificiel qu' il soit, fait « vie ». Le mouvement ne peut pas ne
pas donner une impression de vie. Cela nous vient de très
loin et n'est pas près de disparaître puisque les robots « non
vivants » que nous créons ont toujours l 'apparence du vivant
à travers le mouvement. Cette référence à « la vie » est inscrite
au cœur même du photogramme.
En argentique, la matière mise en tremblement par la projec
tion devient preuve d'une présence matérialisée. « Matière », le
grain est plus « réaliste » que le pixel, l 'effet de la chimie plus
visible que celui du calcul. Mais le grain n'est pas seulement
un défaut devenu matière, il change la perception de l ' image :
le grain est un bruit temporel qui produit du détail par un
effet de résonance stochastique (qui relève du hasard), ce qui
permet d'augmenter la définition perçue. Une image 3 5 mm
arrêtée sur une table de montage paraît moins définie que
lorsqu'elle est mise en mouvement. La chose se voit parfaite
ment dans la séquence dite « du montage » de L'Homme à la
caméra (Dziga Vertov, 1929). Isolé, arrêté, le photogramme est
moins net qu'une fois repris dans la chaîne des photogrammes.
Comme il le fait pour l ' illusion de mouvement, notre cerveau
« complète » l ' image en synthétisant les informations d'une
image à l 'autre : la définition est donc « augmentée » par le
cerveau qui fait lien entre deux images successives, la sensation
de fourmillement est remplacée par une valeur moyenne. Ce
phénomène signifie une véritable implication de notre système
perceptif: la perception des durées filmées n'est pas la même
en numérique et en argentique.
La vidéo devenant H D, c'est une petite caméra qui veut
faire une grande image. Pour résoudre cette contradiction, il
faut compresser les images. Par exemple, le codec du H DV
(codec est le nom générique des logiciels d'encodage-déco
dage) effectue une analyse de la trace lumineuse qui distingue
et dissocie ce qui bouge et ce qui ne bouge pas d'une image
à l 'autre. Un personnage passe devant un mur : la partie de
l ' image qui concerne la silhouette du marcheur change à
chaque photogramme, mais les informations des photosites
qui concernent le mur ne changeront pas. Voilà comment on
augmente la définition sans augmenter le nombre d'informa
tions : en figeant des parties de l ' image. Pourtant, pendant
que le marcheur avance, le mur lui aussi vit. La durée enre
gistre comme différent d'image en image ce qui ne bouge pas.
D'un côté, argentique, chaque photogramme et chaque point
de l ' i mage est différent ; de l 'autre, numérique, la compression
introduit une similitude d'un photogramme à l'autre. Non
seulement chaque pixel remplace chaque pixel exactement à
la même place, mais la compression fait que les informations
peuvent rester identiques d'une image à l 'autre.
C'est la raison pour laquelle, en plus de la fixité du pixel,
l ' image numérique peut être perçue comme « sèche, morte ».
Le signal n'est plus réactivé à chaque fois, l ' image entière ne
sera renouvelée que toutes les six images en HDV. Cela amène
de la fixité dans les images mouvantes et affecte les mouve
ments de caméra. On retrouve le même principe de compres
sion (spatio-temporelle) pour les DVD, avec une « image clef »
toutes les douze images .
Avec le numérique, les cinéastes doivent réinventer leur
rapport à la matière. Certai ns, par exemple, tournent avec des
caméras moins performantes pour retrouver de la matière dans
70
les défauts de l 'enregistrement. À ce désir de scories comme
principe de « vie » du support, le cinéaste peut reconnaître
quelque chose de son désir dans la texture même des images
qu' il produit. C'est ce que Günther Anders définit comme
« malaise de la singularité » (1956) : comment introduire du
singulier dans un monde indéfiniment obsédé par la repro
duction de l ' identique ? Les défauts de la pellicule, sa fragilité,
l 'usure même du temps inscrivent le cinéma dans une histoire,
le font participer, en tant que périssable, d'un monde réel et
non d'un monde magique. Chaque film, chaque segment de
pellicule, et quel que soit son intérêt artistique, reste un exem
plaire unique.
Parfaitement reproductible et sans défauts d'usure, le numé
rique participe de la « honte prométhéenne » de l ' homme face
à la perfection des machines qu' il crée (Günther Anders, 1956).
« On s'éloigne du grain et forcément on perd quelque chose,
pas seulement physiquement, quelque chose d'une culture
ancestrale de l ' image. Qu'est-ce que l 'on perd en perdant le
grain de l 'image ? On perd l 'aléatoire. Le grain, c'est de l 'aléa
toire. L'œil et le cerveau ont besoin de la stochastique, de la
non-permanence de l ' image, son mouvement. L'image fixe,
c'est la mort » (Caroline Champetier, 2001).
Par ailleurs, l 'argentique a maintenu un lien visuel faci
lement repérable entre la chose ou la figure représentée
et l ' image qui en est faite. Le numérique rompt ce lien. Il
rompt avec la longue tradition des images directement analo
giques, images « naïves » en ce sens qu'elles ressemblent à la
chose représentée : sténopé, gravure, peinture, photographie . . .
Le processus de révélation de cette ressemblance, lui-même
ressemblant {le négatif et le positif argentique se ressemblent
dans leur dissemblance), se trouve annulé par la modélisation
du visible et par l ' immédiateté numérique. Le temps réel abolit
le retard, le différé caractéristiques de l 'argentique. S'est opérée
une disjonction entre la trace et ce qu'elle supporte - une
figure, une image. Le coup de crayon de Léonard trace une
71
image qui peut ressembler à la main, au nuage. La moisissure
du mur reproduite sur papier par la main de Léonard offre
au regard un amas de guerriers lancés dans une bataille. La
chimie particulière des cristaux d'argent sur un collodion, une
pellicule, fournit une image qui reproduit, à peu près, les traits
de l 'original. Il y a ressemblance. Avec le numérique, la conti
nuité de cette chaîne de ressemblances est rompue car l ' image
est analysée pour être traduite en informations binaires pour
ensuite être recomposée à l 'écran. Ce qui était visible sur le
support devient une écriture compréhensible seulement par la
machine qui ne nous fournit aucun élément sensible, aucune
ressemblance. Abstraction, donc.
Du coup, plus de support manipulable. Le contact physique
avec la pellicule n'a plus de sens. On peut caresser une bande
de film, passer son doigt sur la suite des photogrammes, on
peut, comme le faisaient les monteurs, humecter son index
et toucher le recto et le verso de la pellicule pour détecter
la couche sensible. . . Il n'y a rien à toucher dans un fichier
numérique. Évacuation de la part tactile du geste du montage.
Le monteur ne « touche » plus les images. L'œil n'est plus un
doigt, une main, une caresse.
Et puis, nous l 'avons dit, manque la chimie. À la prise de
vues comme au développement et au tirage des images, une
certaine puissance des couches et des bains chimiques était
convoquée, qui restait partiellement mystérieuse. Il y avait la
théorie chimique, et la pratique des directeurs de la photogra
phie ou des étalonneurs des laboratoires, qui pouvaient être
en porte-à-faux. La pratique, encore, corrigeait la théorie. Le
savoir artisanal des directeurs photo restait en partie intrans
missible, opaque, singulier. Des manières de faire disparais
saient avec la mort de celui qui savait les manier. L'étalonnage
numérique hérite en partie de ces savoir-faire. Il en signe aussi
la perte. Chose stupéfiante, certaines caméras numériques
ont une « tolérance » de IO à 15 diaphs : quel besoin y aurait-il
encore de faire une mesure de la lumière ? On aurait tout loisir
72
de rectifier la lumière du plus dense au plus clair. Parallèle
ment, l ' image hyper-définie permet de recadrer au montage
et de créer un découpage a posteriori. Disparaît ainsi la prise
de risque liée aux décisions de mise en scène in situ, dans le
temps même du tournage, alors que techniciens et comédiens
sont présents et peuvent interagir avec les choix du cinéaste.
La mise en scène devient mise en page ou mise en image. Et
s'insinue l' idée que le tournage ne serait qu'une saisie (non
signifiante en elle-même) d'un bout de réalité ou d'une
situation jouée, les formes et le sens n' intervenant qu'en un
second temps, celui du montage-truquage. Comment ne pas
apercevoir dans cette démarche quelque chose de phobique ?
En finir avec l 'aléa fondamental de l ' inscription vraie. Tout
contrôler, réduire la part des altérités, le cinéaste devenu une
sorte de cartooniste. Filmer brûle ; mettre en scène revient à
contrôler cet incendie ; mettre en scène à distance, par écran
interposé, revient à se protéger de toute surchauffe. Le geste
artistique tient toute sa force de ce qu'il n'est que partiellement
contrôlable.
Toujours est-il que le cinéma s'est aujourd ' hui complète
ment adapté au numérique et qu'a été prononcée la fin de
l 'argentique. Cette fin annoncée correspond à une redistri
bution des outils, qualités et prérogatives permettant de faire
des films. Au temps de l 'argentique correspondaient des coûts
élevés, des qualifications et compétences hautement spéciali
sées, des circuits de distribution sous contrôle - dont l 'évolu
tion, pourtant, allait vers plus de légèreté, des moyens moins
onéreux. Avec le cinéma numérique, nous sommes revenus,
en un premier temps, à une certaine {archaïque) grossièreté
des outils : caméras lourdes qui ne pouvaient travailler que
sur pied, consoles de réglage sur le plateau, etc. (Michelangelo
Antonioni tourne ainsi, en 1980, Le Mystère d 'Oberwald, vidéo
analogique pour la télévision ; il se réjouit de pouvoir faire
toute une série de manipulations des couleurs « en direct », au
moment du tournage). Mais la vidéo numérique peu à peu
73
abolit les écarts entre outils « pro » et outils « amateurs ». Il est
étonnant de remarquer que le principe que nous avons décrit
de capteur en mouvement du prototype de la caméra Aaton
est présent dans l ' i Phone 6. Ici, la qualité de l ' image n'est pas
envisagée pour ses nuances, comme avec Aaton, mais pour
stabiliser l 'image dans la logique de l 'amateur. Ce qui repré
sentait, hier, une performance technologique du prototype de
caméra professionnelle est, aujourd 'hui, potentiellement dans
les mains de tout le monde. D'un côté, des concepteurs qui
s'intéressent à la nature du processus de fabrication de l ' image
et ses qualités, de l 'autre, ceux qui veulent que tout le monde
fasse des images les plus acceptables par tous, ce qui signifie les
stabiliser en les lissant, pour vendre toujours plus d'appareils.
Il reste évidemment un usage luxueux du numérique, comme
hier de l 'argentique, mais un nombre toujours croissant d'ama
teurs et d'amateurs peu fortunés a désormais accès à des outils
et matériels relativement sophistiqués. Perte de compétence
d'un côté, extension de l 'expérience filmée de l 'autre.
Ce qui disparaît en même temps que l 'argentique est le
temps employé par le travail de laboratoire : développement
de la pellicule et tirage d'une copie de travail des rushes qui
se réalisent en moins d'une journée : on peut voir ses rushes
le lendemain de leur tournage. Avec le numérique, l ' image
est lisible pendant le tournage même, accélérant le prin
cipe d' immédiateté. Parlons d'un changement de rituel. La
« tension » de l 'argentique amène une communauté tempo
raire - l 'équipe - à imaginer une image (qu'on ne verra que
plus tard) et donc à vivre un tournage encore comme une
hypothèse à vérifier. Cette tension n'est pas la même lors d'un
tournage en numérique car l 'image (vérifiable illico) est vécue
plus comme une certitude, moins comme un devenir. Ceci
dit, les systèmes les plus sophistiqués en numérique utilisent
le principe d'une image « crue » : le format RAW avec lequel
l ' image n'est pas visible immédiatement. On retrouve alors
les contraintes du laboratoire - devenu numérique - avec des
74
ingénieurs de la vision présents sur le tournage qui contrôlent
le signal dans le workjlow.
Voilà qui détermine deux postures de réalisation. Avec le
numérique, le réalisateur peut suivre l 'enregistrement d'un plan
sur un moniteur de contrôle. Autant le dire ainsi : progrès du
contrôle, progrès de la maîtrise, divulgation immédiate de la
scène filmée à une partie de l 'équipe. Le tournage et le regard
sur les rushes deviennent une seule et même chose. Le prin
cipe d'une prise de recul saute. Avec l 'argentique, impossible de
revoir immédiatement sur un écran ce que l 'on avait vu de ses
propres yeux pendant le tournage d'une scène. Quand arrive
l 'étape du contrôle, il est trop tard, le tournage est au passé.
On décide alors s'il faut ou non faire des retakes, et cette déci
sion engage le plan de travail, les calendriers divers, l 'argent de
la production ; ouvre aussi à d'éventuelles modifications de la
scène. Il y a (il y avait) donc deux regards, ou deux temps du
regard. Un premier regard (le cinéaste, l'opérateur, l 'assistant,
la scripte, etc.) sur la scène en train d'être tournée, c'est-à-dire
enregistrée ; et un second regard, le lendemain, ou plus tard
encore, sur la scène cette fois révélée au laboratoire, tirée sur
un support pellicule et projetée sur un écran. Comment ne pas
comprendre que ces deux regards, éventuellement discordants,
n'ont que peu à voir avec le regard instantané de l 'opérateur et
du cinéaste sur le plan en train d'être enregistré ? On peut bien
sûr y revenir le lendemain. Mais il est rare que le premier regard
sur ces rushes numériques le soit en projection sur un écran.
Observées sur un écran ou sur un viseur de contrôle vidéo
(ceux, par exemple, qui sont installés sur les caméras 35 mm),
les images changent de taille, comme la perception de l 'effet
qu'elles peuvent produire. Les durées, par exemple, changent
en fonction de la taille de l ' image. C'est pourquoi l 'on procède
en cours de montage à des pré-mixages qui permettent un
passage en salle de projection. De la table de montage au grand
écran, ce n'est plus tout à fait le même film. Linscription ciné
matographique est plus dépendante de son support que l ' ins-
75
cription graphique. Quelle que soit l ' édition, un vers de Victor
Hugo reste ce qu' il est ; on ne peut pas en dire autant de ses
encres. Avec l ' imprimerie, le texte restait ce qu' il était, mots et
sens, quel que soit le support sur lequel on l ' imprimait. Avec la
photographie et le cinéma, le support prenait de l'importance
et pouvait participer de la forme et du sens même de l 'œuvre
filmique. Avec le numérique, le support disparaît.
Art
77
Ne pas voir n'empêche pas que ce qui aura été vu par
d'autres, des millions d'autres, ne devienne la référence
du moment. Mais ne pas voir ce que veut nous faire voir le
pouvoir de montrer est le premier pas vers la rencontre de l 'art.
Vers la liberté. Notre nouvelle frontière.
La question de l 'art revient à la rencontre essentielle avec
un lecteur, un auditeur, un spectateur, celle ou celui qui, dans
le privilège accordé à telle faculté de sentir, s'ouvre à l 'œuvre
qui ouvre cette faculté, qui le pénètre par cette porte étroite,
qui l ' incite par là à se projeter en elle pour y devenir ce qu' il ne
savait pas être. La question de l 'art est toujours celle de la possi
bilité, de la difficulté pour chaque être parlant de connaître et
de se connaître. À quoi sert l 'art ? À rien ? Non pas ; mais à cela
qu' il nous égare dans le mouvement même qui nous situe.
Nous affirmons qu' il n'est question, ici, de rien qui se
nomme « culture ». Culture et marché sont devenus soli
daires, comme le pressentait il y a soixante ans l ' É cole de
Francfort. De part et d'autre, masse pour masse, gestion pour
gestion. Désespérément, l 'art s'adresse au singulier, chaque
sujet au singulier, chaque singulier en chaque sujet. Rien là
qui fasse masse. Le compte se fait un par un. Ergo, il n'y a
pas de compte. Nous serons quoi qu' il en soit celles et ceux
du hors compte, celles et ceux qui croient qu' il y a une aven
ture du sujet, à la rencontre de l 'art, inégale et incomparable.
Le cinéma, merveilleusement, est fait pour cette affirmation
extrême des singularités : aucun spectateur ne voit le même
film que son voisin, ne voit le même film que lui-même à une
autre séance. Règne au cinéma le particulier, le mal calculable,
l 'ambigu et le vague.
La puissance de l 'art tient à ce que l 'œuvre est à la fois
face à moi (sur l 'écran de la salle) et en moi (sur mon écran
mental). Comme telle, elle n'est pas mesurable. Et comme non
mesurable, elle est l 'une des instances, l 'une des inscriptions
ici et maintenant de ce qui est notre liberté. Lart est fait pour
blesser, non pour caresser. Sans doute. Cette blessure ou cette
déchirure du spectateur peuvent être au cinéma parfaitement
gaies aussi bien que mélancoliques. Buster Keaton, Jerry Lewis,
Jacques Tati, Jacques Demy. Le rire, l 'effarement, l 'étonne
ment devant l ' inquiétante étrangeté du monde familier font
bouger les lignes tout autant que la tendresse nostalgique des
filles et des marins perdus les uns pour les autres. Disons-le
autrement : c'est aujourd ' hui la violence froide et l 'agressivité
méthodique du cinéma burlesque qui nous frappent : rire
avec Charlot, Keaton ou Laurel et Hardy ne fait rien perdre
de la dimension politique des situations et des gestes filmés
(les petits contre les gros, le solitaire contre la société) mais
se teinte d'une nuance sadique : le corps est en jeu, le sien
et celui des autres, et ces corps sont là pour souffrir sans fin,
bousculés, chassés, battus, écrasés, dans une boucle infernale
dont la poursuite infinie est la forme. Art ici est précisément
l 'ambiguïté même de cette violence, jouissance à la fois de la
correction imposée aux puissants, et de la punition des corps.
C'est cette ambiguïté indépassable qui nous dépasse dans une
jouissance esthétique qu' il est impossible de contrôler, qui est
à la fois de l 'esprit et de la chair, du cirque, du combat, du
travail.
Artifice
79
en lieu de cinéma - le paradoxe étant qu'un lieu de cinéma tel
qu'un studio doit être changé par le cinéma en simulacre de
lieu de vie. Quelle que soit la dose de « naturalisme » à quoi
prétende un film, il faut en passer par la panoplie des arti
fices. Ledit naturalisme propose donc une version trompeuse
de l 'opération cinématographique, qui disparaîtrait complè
tement en tant que telle au profit d 'une illusion de réalité
pleine et entière. Or, ce déni de l 'artifice n'est pas possible
- précisément - au cinéma : si l 'on peut en effet « oublier »
caméra, magnétophone, projecteurs, etc., il est impossible au
spectateur de nier qu' il est dans une salle, qu' il a devant lui
un écran et derrière lui un projecteur. Le déni de l 'artifice est
un fantasme. En fait, le spectateur est toujours pris dans une
dénégation qui maintient à la fois la nécessité de l 'artifice et le
désir d'en finir avec lui. L'un ne va pas sans l'autre.
Il y aurait d'ailleurs à s' interroger sur cette demande de
« naturel » qui court depuis, peut-être, la moitié du XIX e siècle,
et qui s'empare - assez logiquement - des machines à repré
senter le monde visible, photographie et cinéma. Il y aurait
le rêve - précisément - d'annuler le rôle de la machine en la
disant « transparente » plus que ne serait le regard humain,
trop « subjectif ». Voyons dans le recours à ce déni le sursaut
d'une pensée du monde de plus en plus fragilisée par les irrup
tions presque simultanées de la mécanique quantique, de la
théorie de la relativité restreinte, de la psychanalyse, de l 'eth
nologie . . . Le positivisme avait marqué les multiples recherches
aboutissant au cinéma : il est encore la référence majeure pour
les journalistes et les premiers spectateurs. Dans la caméra,
c'est la machine « objective » que l 'on célèbre. Rien n'a encore
été compris du rôle du sujet-spectateur dans le fonctionne
ment matériel du cinéma. D'un photogramme à l'autre, moi,
lui, nous.
80
Artisanat
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ou stupides, qui sont propagés par la machine fictionnelle des
télévisions américaines ; s'il est vrai que le cinéma que nous
faisons est d'abord un cinéma ancré dans nos réalités, c'est
à-dire dans nos combats - alors, osons sortir du schéma de
production-distribution dominant, qui n'en finit pas de crever,
qui ne doit sa survie qu'aux trafics de l 'argent sale, qui détruit
plus d 'œuvres qu'il n'en soutient. Le Capital aujourd ' hui, et
c'est le grand écart qui nous éloigne de Marx, le Capital est
destructeur plus que créateur.
Passer de plusieurs millions de dollars ou d'euros à quelques
dizaines de milliers revient à sortir du marché, à rompre avec
les mauvaises manières du commerce des films. Ce change
ment d 'échelle fait que tout change. Loin, très loin des budgets
pharamineux et des campagnes de « corn » démentielles, un
cinéma engagé dans la réalité de ses auteurs et de ses specta
teurs devient imaginable - un cinéma politique, donc.
Nous avons vu les Amazoniens, les Inuits, les Africains du
Sud, les Vietnamiens, mettre en place leurs unités de produc
tion, tourner leurs films, les faire circuler autour du monde.
À son tour, le cinéma africain n'est plus dépendant comme il
1' était du Capital international : avec la légèreté des outils de
la vidéo numérique, il lui est désormais possible d'être entiè
rement fabriqué en Afrique et sans moyens européens. Nous
sommes entrés dans 1' ère des cinémas des peuples. Disons
plutôt des peuples de cinéma, dont les vies et les luttes, les
enseignements et les transmissions se font et se feront avec des
films et au travers d'eux. C'est sur la scène du monde que se
déchaîne la grande bataille des images et des sons, avec et sans
Internet. Ce qu'on dit « documentaire » relève évidemment
des moyens et des fins de cette bataille.
À partir de cette réalité et dans une confrontation entre art
et industrie, les cinéastes qui ont travaillé comme des amateurs,
ont dû réinventer leurs outils. Comment ne pas penser à l 'arti
sanat furieux proclamé par René Char et mis en musique par
Pierre Boulez ?
Audiovisuel
Auto-ciné
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invalidité de l ' identité. « Qui es-tu, toi, pour me parler (comme
ça !) ? » Il convient de retenir le terme du « Qui ? » par quoi
se trouve recouverte la question du « Comment » qui animait
les années soixante-dix (Comment ça va, 1978, d'A nne-Marie
Miéville et Jean-Luc Godard). Non pas « qui » tu es, mais
« comment es-tu ce que tu es ? », « qui t'a fait ce que tu es ? »,
« d'où tiens-tu ton pouvoir ? ». Ces questions devraient en toute
logique être traitées dans une entreprise « autobiographique ».
Elles ne le sont que rarement. Le pouvoir de filmer revient
(trop) souvent à ne pas se poser la question du pouvoir de filmer.
Auto-mise en scène
88
leur film Où gît votre sourire enfoui ? (2001) . Reste le rêve - le
fantasme - d'être toujours à la juste place. Autrement dit : où
poser le pied de la caméra ? N' ignorons pas que ce choix n'est
qu'en partie rationnel et en partie seulement volontaire : des
contraintes diverses obligent à des choix bizarres (L'Atalante,
Jean Vigo, 1934) .
Depuis la fin des années soixante, nombre de productions
{hollywoodiennes et non hollywoodiennes) ne se posent plus
la question des axes au tournage en tournant systématique
ment à peu près tous les axes et toutes les grosseurs possibles,
plus ce qu'on appelle master shot, un plan d'ensemble de la
situation qu'ensuite, au montage, on agrémentera d'autant de
plans plus serrés qu' il faudra. Cette méthode « pluri-axes »
laisse au monteur, c'est-à-dire souvent au producteur, le choix
du final eut, du montage final qui décidera à la fois de la forme
et du sens du film. Le fait même d'une mise en scène qui soit
un choix d'axe déterminant n'a plus cours.
De la même manière, les tournages les plus fréquents sur
les plateaux de télévision, se font en « multicaméras » . Multi
plication des axes, donc, et donc abolition de tout axe. Non
seulement il y a des caméras dans tous les coins, braquées
sur tous les corps intervenants, mais l 'une ou l 'autre de ces
caméras bouge et change d'axe, ce qui achève de rendre le
montage non plus une couture, selon le mot de Bergson, mais
un assemblage où chaque « plan » est relativement indifférent
aux autres. L'unité scénique et temporelle d'une situation télé
visée est ainsi broyée, écartelée, rendue à une discontinuité qui
n'était pas dans la mise en scène non encore filmée et qui est en
contradiction radicale avec le souci de continu, de cohérence,
de consécution « normale » affiché par toutes et tous. La story
que nous raconte chaque minute de programme revendique
hautement une continuité, une régularité ; cette minute est
pourtant filmée de la façon la plus discontinue, ou la moins
continue, par des caméras opposées qui ne peuvent vraiment
pas raccorder. La multiplication des caméras produit une
dislocation des ensembles, le spectateur est renvoyé à un écla
tement des concordances. C'est donc la figure matricielle du
monde nouveau qui s'impose dans la manière même de filmer
une rencontre, un débat : le discontinu revient comme forme
prégnante ; dans l 'économie, dans la société, dans le spectacle,
il s'agit de défaire toute figure de l 'entente, de l 'entendu, de
l ' intelligible. I.:effort des « présentateurs », des journalistes, des
acteurs eux-mêmes est rendu à vanité par la manière de faire
éclater toute unité en pièces détachées.
Depuis que les caméras sont mobiles, portées à la main ou
fixées sur des rails, tout un jeu de bascule des axes se déploie
(le plan-séquence final de Profession : reporter de Michelangelo
Antonioni, 1975) qui dit exactement la réversibilité des choses
et des êtres, la non-fixité des places, la mobilité même comme
motif idéologique et social. {Déjà dans ses films précédents,
L 'Avventura, par exemple, cette non-fixité des places est mani
festée par des plans où jouant de la « subjective » d'un person
nage, le plan, par un mouvement (travelling ou panoramique)
devient une « vision objective » incluant/cadrant de dos, sans
coupure, le personnage dont on supposait qu'on nous offrait
la « vision subjective »).
Les mouvements de la caméra qui entraînent des variations
d'axes nous disent que « plus rien n'est à sa place » dans le
monde du Capital mondialisé. Délocalisations, dislocations
ne sont pas seulement des notions pertinentes pour décrire les
situations économiques : nous aurions avantage à les ramener
à la valse incessante des axes de regards dans notre monde
d ' images (24 City, Jia Zhangke, 2008).
Binoculaire I monoculaire
90
fectue avec un seul « œil », une seule lentille, au sens où appa
reils photos et caméras disposent dans le temps de cette prise
de vues d'un viseur, d'un objectif, d'un écran de visée - et non
pas de deux. Et qu'en règle générale, pourtant, nous voyons
les images d'origine monoculaire au moyen de nos deux yeux,
c'est-à-dire dans une construction perspective binoculaire. Le
leurre fondamental du cinéma est là posé - le mouvement des
images accentuant l ' illusion de profondeur que la photogra
phie ne dispense que ponctuellement. L' illusion cinémato
graphique est la combinaison d'un double leurre : celui de la
troisième dimension d'une image qui ne peut en avoir que
deux, donc, avec celui d'un mouvement apparent des images
qui n'est dû qu'à l 'entraînement de la bobine (au défilement du
fichier) sur le projecteur.
Voir avec ses deux yeux ce qui a été fabriqué par un œil
unique suppose que pour la place du spectateur une fonc
tion de dénégation soit active (je sais bien mais quand même).
Cette dénégation est précisément la contradiction qui ouvre
à la possibilité d 'ajouter au film toutes sortes de dimensions
mentales. Aucun film ne nous enferme seulement dans l 'es
pace mental de son créateur ou même de ses créatures. Nous
y ajoutons notre mise. Par le jeu inévitable de la dénégation, le
spectateur est libre de dépasser, de réduire, de déplacer le film
qu'il ne peut, en fait, contenir en lui.
Pendant le tournage de L'Homme d;tlran (1934), l'assistant
de Flaherty voit le cinéaste au bord d'une falaise en train de
tourner la manivelle de sa caméra, pourtant sans pellicule.
Regarder à travers l 'outil de vision, tourner la manivelle, faire
tourner le moteur, pour voir « comment ça fait ». Voir à travers
la machine, avec la machine. Comme si l'on filmait. Depuis
Nanook, Flaherty installe un laboratoire sur place - dans le
Grand Nord canadien, sur l ' île d 'A ran - pour pouvoir regarder
ses images en projection et comprendre, dans un aller-retour
entre tournage et projection, comment continuer à tourner.
Voir com ment ça fera sur l'écran.
91
Bords du cadre
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corps filmés et celui des cadres filmant. Le film où apparaît
pour la première fois Charlot, Kid Auto Races at Venice, Cali
fornia (1914), joue admirablement et naïvement de ce lien et
de sa rupture entre corps et bords du cadre. Charlot, in et
off. Corps attiré par le cadre, corps repoussé hors du cadre.
I..:autre nom de cet aller-retour serait « narcissisme ». Qui n'est
pas seulement d'être à l 'image, ou dans le miroir, ce qui arrive
à tout le monde, mais d'y revenir.
Box-office
93
stars. Plus d'un siècle est passé : Hollywood a beaucoup
changé - mais ni les enjeux économiques, qui n'ont fait que
délirer plus encore, ni la people politic qui a dépassé le cinéma
dans la course à l 'opium du peuple. I.:emprise de l 'argent sur
le cinéma est devenue telle qu' il est vital de tenter de faire des
films échappant à l 'empreinte du marché.
Le courant principal, ce fameux mainstream qui fascine tant
les médias, peut sembler irrésistible : il ne l 'est pas. D'autres
pratiques sont à la fois possibles et nécessaires, d 'autres
logiques, d'autres valeurs. La majorité, fût-elle écrasante, ne
détient aucune sorte de vérité dans la mesure où elle ne se
réfère qu'à l 'ensemble des normes généreusement dispensées
aux masses par les industries culturelles. On peut goûter tel ou
tel remous du courant, l'une ou l 'autre de ces œuvres normées
et normales, on peut les déguster ou les étudier, on n'est pas
tenu de les imiter. La question est politique. I.:hédonisme est
une question politique, même s'il ne s'y réduit pas. Le jouis
seur fait un choix, qu' il le sache ou non. A fortiori celui qui
jouit de la norme, car elle existe, nous en savons tous quelque
chose, cette jouissance de se conformer, d'être conforme, de
ne pas sortir du rang, et même d'y revenir après une excur
sion d'enfant prodigue. La norme, le conformisme sont des
objets de jouissance. Jouissance du confort, de l 'appartenance
non problématique au groupe majoritaire. On peut s'y sentir
bien, mieux qu'à contre-courant. I.:anormalité est dérangeante.
Peut-être est-ce pour cette raison que l 'éventuel éclectisme
de l 'amateur ouvre sa curiosité à certains produits culturels
standards, gros succès, blockbusters, etc. Soit. Au-delà de la
jouissance sourde d'être conforme, tenons que tout goût est
tenté par sa propre perversion et que ce n'est là qu'une occa
sion de jouissance décalée. Voici que monte un léger parfum
de transgression, celle qui ne fait de mal à personne, portée
par un choix d'objets plébiscités par le marché. Objets inoffen
s i fs ? Mais oui ! À ceci près que, projeté, le film n'est pas une
i n " - , pas 1 1 1 1 nectar enivrant. Il passe par la mise en images
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et en sons de matières qu' il ne sublime pas toujours, de corps
qu' il ne célèbre pas toujours, d ' histoires qu' il ne transcende
pas toujours, d'un magma idéologique dont il ne se libère pas
vraiment, et bien sûr passe par des accumulations d'explosions,
d'incendies, d'accidents, de destructions sur fond d 'anéan
tissement qu' il est le seul, actualités mises à part, à pouvoir
offrir sans fin à la gloutonnerie optique des spectateurs de tout
âge. C'est au cinéma et dans les jeux vidéo que l ' increvable
fantasme de la fin du monde continue de j ouer. Du coup, le
cinéma est plus angoissant qu'un grand bourgogne. Il passe
par les signes de l ' habiter, du circuler, du faire et du défaire,
mais aussi du fuir. Il est né pour cela, ramener l 'ombre de la
mort dans l ' éclat lumineux de la vie conservée (L'Ombre d 'un
doute, Hitchcock, 1943).
Rien pourtant ne se joue du côté des « succès populaires »,
sinon une vaine nostalgie du temps lointain où ces succès
étaient signés par de grands cinéastes. Regardons autour de
nous, à dix, à vingt ans d'intervalle. Les films qui laisseront
une trace de cinéma dans l 'histoire du nouveau siècle ont été
des échecs commerciaux. Ce n'était pas toujours le cas dans
les années cinquante et soixante. Et les films aujourd ' hui les
plus « rentables » sont presque toujours l 'œuvre des moins
talentueux de nos cinéastes. Dany Boon ou Luc Besson ne
nous démentiront pas.
95
aux bords latéraux du cadre, ou bien quand le bord cadre infé
rieur n'est pas parallèle aux éléments horizontaux, on « casse
la bulle », c'est-à-dire qu'on bascule l 'axe de la caméra dans un
sens ou dans l 'autre, à droite, à gauche, en avant, en arrière,
pour compenser l ' impression d 'un écart trop choquant. Mais,
souvent, ce n'est qu'une faible compensation : le rectangle du
cadre restant orthogonal, les éléments verticaux (surtout) et
horizontaux (moins) montrent dans ce cadre une inclinaison
qui les fait diverger ou converger. « Casser la bulle » se fait en
libérant la rotule du pied de la caméra, pour l 'orienter dans
toutes les directions.
On peut aussi « casser la bulle » en toute connaissance de
cause. Dziga Vertov, dans Enthousiasme (1931) incline forte
ment son cadre à droite pour filmer les défilés déglingués des
partisans. Les corps marchent penchés, comme sur le point de
tomber hors de l ' écran, à la façon de Tex Avery, et à rebours de
tout naturalisme. Dans les années soixante, Jean-Luc Godard
tournait souvent avec deux caméras : la caméra française de
reportage Caméflex, à l 'épaule, et la caméra américaine des
studios, la Mitchell, qui n'était utilisable que sur un impo
sant pied à manivelle. Cette caméra étant toujours à niveau,
Godard avait demandé à son opérateur Raoul Coutard de
la placer sur une Dolly boiteuse, qui n'avait que trois roues
sur quatre et risquait de basculer dans certains déplacements
rapides.
En règle générale, le cadreur est conduit à aligner les bords
du cadre sur une verticale ou une horizontale dominante,
même quand les autres lignes divergent. Ce qui est en question,
on le comprend, est la stabilité relative du regard du spectateur
- qui ne porte pas attention aux horizontales et verticales tant
qu'elles sont parallèles aux bords du cadre, qui les remarque
en revanche dès qu'elles sont « penchées ». On le sait, le cadre
au cinéma est toujours là, qu' il soit « vu » ou non, remarqué
ou pas en tant que tel par le spectateur. Il y a un souhait et un
effet naturaliste dans le maintien des lignes droites dans un
cadre droit. Le redressement du cadre est censé reproduire les
corrections qui se font dans notre cerveau, où les aberrations
optiques sont automatiquement compensées et deviennent
non perceptibles.
Artefact, compensation, rectification, peu importe, l 'ex
pressionnisme allemand des années vingt a scellé une fois pour
toutes le destin des murs penchés : ils avouent leur esthétisme.
Récemment, dans juventude em marcha (En avant, jeunesse,
2006), Pedro Costa a multiplié les effets liés à la bascule
des horizontales et des verticales du cadre par de violentes
contreplongées au grand-angle : dans un monde de cubes et
de rectangles (le quartier de Fontainhas, à Lisbonne, rasé, et
les habitants relogés dans des immeubles neufs), les contre
plongées et les courtes focales accentuent la raideur des pers
pectives et la froideur des angles droits, elles disent le désert
humain.
Cache
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occulter ce qui n'est pas cadré. Une vaste portion du champ
visible est rendue en quelque sorte non visible par le cinéma.
Défini ainsi comme machine à retrancher du visible au visible,
et non pas à en ajouter. On pourrait écrire - selon une logique
négative de la création - que ne pas montrer, c'est aussi créer.
Enlever, ôter, soustraire, c'est écrire.
Du côté du fonctionnement de la machine, nous pouvons
observer que le flux lumineux qui vient s'inscrire sur le ruban
sensible ne lui parvient qu'après avoir été littéralement haché
par l 'obturateur de la caméra. Le mot lui-même, « obturateur »,
nous impose de penser le cache comme la modalité même de
la cinématographie : il faut en effet obturer le ruban sensible
(film ou vidéo), ou le capteur, pendant l'intervalle de temps
dont le moteur de la machine a besoin pour passer d'un photo
gramme à un autre (ou d'une image à une autre). La fenêtre
de la caméra reste aveugle pendant cet intervalle, représenté
dans le cas de la pellicule par ce qu'on a appelé interimage, fin
filet noir qui sépare deux images. Cet instant aveugle (mais
non pas sourd) inscrit le manque, ou l 'absence, comme ce qui
relie les images les unes aux autres. Chaque image dépend
ainsi d'une fraction d'image non enregistrée, donc cachée.
Le passage du film à la vidéo, de l 'argentique au numérique,
modifie le processus mais ne supprime pas la nécessité de fixer,
d'arrêter une fraction de seconde, d'une manière ou d'une
autre, mécanique ou électronique, ce qui est cadré devant la
fenêtre pour que cette trace d'un instant soit exposée, enre
gistrée, puis chassée par la suivante. Ce mécanisme semble
porteur du sens même de l'opération cinématographique, qui
revient en dernière instance à articuler du visible avec du non
visible, du montré avec du caché, de l ' inactuel avec de l 'actuel,
du film avec du spectateur. Et c'est en ce sens précisément que
« l 'œil » de la caméra n'est pas l 'œil humain : la caméra, alter
99
et l'HFR (High Frame Rate), le temps reste le même que
pour un film tourné à 24 images par seconde et projeté à
24 images par seconde. Mais le spectateur aura reçu deux fois
plus d '« informations ». L impression de réalité est augmentée,
celle de mouvement aussi - et jusqu'à la nausée pour certains
spectateurs : quand les images sont spectaculaires, quand la
caméra bascule dans le vide par exemple et qu' il y a deux fois
plus d' images pour nous y faire croire. Le cinéma se rapproche
ainsi de la perception de l'image dans les jeux vidéo aux écrans
informatiques cadencés à 100 hertz.
En vidéo et en Europe, les cadences de prises de vues du
cinéma (24 images par seconde) et de la télévision {25) sont
calées sur la fréquence du courant électrique {50 hertz). Aux
É tats-Unis et dans nombre d'autres pays, pour le système
NTSC, la cadence, adaptée à la fréquence électrique, passe à
30 images par seconde. Les deux cadences, 25 et 30 images par
seconde, assurent une impression de synchronisme des paroles
avec le mouvement des lèvres. Car c'est aussi au son que
peuvent se marquer les effets de ralenti {poussée vers les basses
fréquences) et d'accéléré {poussée vers les hautes fréquences).
L'effet de synchronisme est une sorte de norme. Excéder ou
transgresser cette norme est - relativement - insupportable
ou difficilement acceptable par le spectateur. Pourquoi ? Nous
attendons du cinéma qu' il se conforme à peu de chose près
à notre perception commune des images, des sons et de leur
correspondance. Laudition humaine, le regard humain, le
champ visuel humain sont en effet mobilisés pendant la séance
de cinéma. Ces paramètres humains de la perception visuelle
et sonore sont réglés sur une norme qui domine largement
hors des salles de cinéma, et que nous ne pouvons que désirer
retrouver dans ces salles, en dépit de toutes les différences entre
champ cadré du cinéma et champ ouvert du regard humain.
La vision binoculaire accepte et réinterprète la vision mono
culaire de la caméra. De la même manière, la fragmentation
photogrammatique est perçue comme un continu lisse et non
100
fragmenté. Il y a une requête de vraisemblable qui est aussi
une quête de normalité.
En faisant varier l'obturation de sa {petite) caméra vidéo,
Arnaud des Pallières, au début de Disneyland, mon vieux pays
natal (2000), brise d'un coup l ' impression de continuité pour
un défilement saccadé des images {le son n'est pas enregistré en
synchrone, et ce sera le principe du film entier), à la fois signe
vers un certain archaïsme de l'enregistrement, désarticulation
de la succession « lisse » des images, marquage des sautes qui
apparaissent « sauter », du coup, d'une série de quelques photo
grammes à la suivante. C'est, en vidéo, le squelette photogram
matique de tout film qui est ici invoqué. En même temps, cette
mise en avant des manques qui trouent la bande-image résonne
bien étrangement avec les disparitions de visiteurs que souligne
la voix du cinéaste. Le flux visuel est entamé. Le visible, recon
ditionné pour apparaître dans une inquiétante étrangeté. Plus
tôt, en 1979, dans Sauve qui peut, la vie, Jean-Luc Godard avait
ralenti et saccadé la cadence de défilement des images, cette
fois en film, pour la séquence célèbre où Paul Godard {Jacques
Dutronc) saute dans un mouvement à la fois brusque et brisé
vers celle qui est face à lui, Denise Rimbaud {Nathalie Baye).
Filmer le monde visible, c'est le rendre élastique.
Cadre
IOI
L'opérateur Lumière commence par choisir le juste endroit
d'où filmer ; et, pour cadrer, il doit ouvrir la chambre noire.
Puis il interpose entre la glace-presseur et la fenêtre un bout
de pellicule dépolie (ou de verre), surface transparente sur
laquelle une image vient se matérialiser. Il fait ensuite glisser
l 'objectif jusqu'à obtenir la netteté mais les frères Lumière
considéraient déjà que le temps pouvait faire défaut et que
l 'opérateur devait agir rapidement, comme le précise la Notice
du Cinématographe : une marque permet de faire rapidement la
netteté pour des objets placés à plus de six mètres de l 'objectif.
L'opérateur place enfin la pellicule dans le cadre-presseur et
ferme la chambre noire pour la protéger de la lumière. À partir
de là, il n'est plus possible de voir le cadre. La réussite d 'une
Vue Lumière (un seul plan sur pied d 'environ 57 secondes) tient
donc au choix de l 'axe le plus juste ainsi que de la perspec
tive qui permet un déploiement spatial et temporel de l' évé
nement : beaucoup d'actions sont filmées dans la diagonale
du cadre. Louis Lum ière a tout de suite vu que les obliques
et les diagonales proposaient des durées plus longues (et plus
longues à franchir) que les perpendiculaires aux bords du
cadre. Lorsque l'on dispose de 57 ou 58 secondes, cette marge
n'est pas superflue.
Ne voyant pas leur cadre, les premiers opérateurs ne
pouvaient que le supposer à partir de l 'essai qu' ils en avaient
fait directement à la fenêtre de la caméra. C'est déjà de l' écri
ture. É crire les yeux fermés ou cadrer sans pouvoir contrôler
son cadre suppose une certaine maîtrise. Mais une maîtrise
sans contrôle : il n'est pas indifférent de dissocier « maîtrise » et
« contrôle », trop souvent confondus. Cet opérateur Lumière,
J02
tifs, relativement « courte », était capable d'accueillir dans
son champ un assez grand nombre d'événements - et ce que
l 'opérateur n'avait même pas envisagé. Reste que le cadre est
fixe jusqu'à la fin du rouleau : on peut définir le Cinémato
graphe comme un cadre optique ouvert sur le visible, et la
caméra elle-même comme une chambre d'enregistrement. Le
cinéma met en place un écart entre la perception humaine
(celle de l 'opérateur) et ce qui va s' inscrire à travers la fenêtre
de la caméra. Le filmeur, donc, prend un risque, celui de se
laisser surprendre par une prise de vues machinique. Pendant
une fraction de temps, la machine marche toute seule, cadre
et enregistre elle-même, et l 'opérateur ne fait rien de plus que
de faire tourner la machine. « Le sujet s'absente : il est exclu
par la mécanique même de l 'opération. C'est précisément de
la résistance à cette absence et à cette exclusion qu'est faite
l ' histoire de la photographie et du cinéma » (Pierre-Damien
Huygue, 2012) . En fait, il ne faut pas dissocier l 'œil de la main :
à travers la visée, ils sont reliés. L'opérateur doit faire tourner
le moteur à la main ce qui condamne la caméra à une certaine
fixité. (cf. Caméra.)
Cette relative autonomie de la machine-caméra persiste
jusqu'à aujourd'hui. Le cadreur voit et ne voit pas ce que la
machine enregistre. L'enregistrement numérique qui permet
la vision simultanée en temps réel des prises de vues, et qui
permet donc de supposer un œil opérateur capable de tout
voir de ce qui s'inscrit sur son écran de visée, reste une utopie.
Voir, c'est aussi ne pas voir. Voir tout, c'est à coup sûr ne pas
tout voir. Le cadreur d'aujourd'hui est d'autant plus prison
nier du fantasme du « tout » (de la toute-visibilité, de la toute
puissance) qu' il dispose d'outils de contrôle dont le cadreur
Lumière ne pouvait avoir idée.
S'agissant du visible, tout compte fait, le contrôle ne contrôle
pas tout. Dans la « vue » enregistrée elle-même persiste une
dimension de non-visible, de non-vu. On ne passe pas dans le
dos des douaniers sans les avoir tenus pour aveugles Uaguar,
10 3
Jean Rouch, 1954). De longue histoire, le visible et le non
visible échangent leurs propriétés. On ne voit pas ce qui est là,
on voit ce qui n'est pas là. C'est que souvent (qui ne le sait ?),
les machines à voir sont des machines à s'aveugler. Pour ce qui
est du cinéphile formé à l 'expérience du voir, il est le premier à
savoir qu'on ne voit pas, qu'on ne voit rien de ce qu' il faudrait
voir. L'épisode central de Young Mister Lincoln (1939), film
de John Ford, est fondé sur le fait que la bagarre entraînant
procès montre une scène qui n'est pas vraiment visible, que
le spectateur a vu sans la voir. Nous pourrions avancer que
le cadreur, en partie aveugle parce qu' il n'y a pas moyen de
faire autrement, fabrique un cadre lui-même en partie imagi
naire et improvisé. Le cadreur devine le visible plus qu' il ne
le voit. Mais le visible lui-même se laisse deviner plutôt que
voir. Cadrer revient ainsi à ne pas vraiment voir ce que l 'on est
censé voir. Trop, trop peu.
Il nous faut accepter que la machine-caméra ne soit pas
entièrement soumise à notre pouvoir ; ou plutôt qu'elle opère
en sollicitant des dimensions psychiques dont nous n'avons
pas vraiment connaissance ou que nous ne maîtrisons pas. Ce
dépassement de la conscience par la perception pourrait être
dit de tout geste de visée : le tireur à l'arc, le chasseur, le photo
graphe, l 'observateur ou le guetteur eux-mêmes savent qu' ils
ont affaire à un « voir au-delà du voir », à un « voir sans voir »,
à un « ne pas voir » qui n'empêche pas le geste de capture. Il y
a dans tout coup d 'œil une décharge réflexe qui fait du regard
un acte paraconscient. La caméra est donc davantage qu'une
prothèse optique. De plus en plus liée ou articulée au corps
du filmeur (à l ' épaule, au poing, Steadycam, etc.), elle parti
cipe de l 'antériorité du geste-réflexe sur la conscience qu'on
en a. Ce que Fernand Deligny nommait « camérer » (1977).
Ce n'est pas seulement face à un événement en train de se
produire qu'on actionne le moteur de la caméra, c'est aussi
pour que l 'événement se produise. Le cadreur est un sourcier.
Une fois mise en marche, la machine opère sur deux plans :
!0 4
celui, bien sûr, du vouloir et du savoir de l 'opérateur, à quoi
la machine obéit dans les limites mécaniques et optiques qui
sont les siennes ; mais elle opère aussi à partir de ses propres
performances ou qualités, qui viennent suppléer quelques-uns
des manques de celui qui la tient. La caméra dépasse le camé
raman. Comme le film dépasse le spectateur.
On dira qu' il s'agit de faire confiance à la machine. Cette
confiance suppose de croire que ce qui n 'est pas encore là va
arriver. La caméra porte une promesse. Et c'est en ce sens que
le cinéma est un opérateur de futur. Filmer, c'est attendre que
quelque chose survienne, que l 'on peut avoir préparé, qui peut
venir tout aussi bien sans qu'on l 'ait préparé. La cinécroyance
est donc une position métaphysique : il y a une suite du monde,
tout n 'est pas fini, la création n 'est pas achevée, l 'espoir de vivre
de l 'être humain est performatif. La caméra n'enregistre pas
seulement ce qui a été (comme disait Roland Barthes de la
photographie) : elle enregistre ce qui a été comme non encore
complètement advenu. La Création reste incomplète, le chan
tier est toujours ouvert. C'est pourquoi le présent augustinien
définit (avec quinze siècles d'avance) le temps du cinéma : « Il
y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le
présent de l 'avenir. Car ce triple mode de présence existe dans
l 'esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la
mémoire ; le présent du présent, c'est l 'attention actuelle ; le
présent de l 'avenir, c'est son attente. » (Augustin, Les Confes
sions.) On conçoit comment l ' insistance de ce présent dans les
trois modes du temps le rend incandescent. La relation ciné
matographique à la prise de vues, puis la relation du spectateur
au film se disent au présent - dans les termes d'Augustin.
Ceci suppose de penser la caméra comme une machine
à promettre, à porter et à réaliser l 'espoir qu' il arrive encore
quelque chose. Cette sorte de créance (ne parlons pas d'opti
misme) dans le proche devenir est violemment contredite par
le discours dominant des médias - dont le cinéma-catastrophe
hollywoodien - qui revient en somme à prêcher la fin du
I0 5
monde, sous l 'excuse de la conjurer. Tant qu 'il y aura du
cinéma . il y aura de l 'humain pour le voir et l 'entendre. Nous
. .
I06
Que la composmon dans l 'espace, c'est-à-dire dans le
cadre (exemple : les cadrages tellement travaillés d'Eisens
tein) compte beaucoup dans la puissance artistique d'un film,
cela est sûr ; mais pas plus, croyons-nous, que la composition
dans la durée, qui implique, elle, le hors-champ, la récur
rence, le montage (exemple : encore Eisenstein). Le cadre est
au cinéma une forme qui se déplace, d'abord en changeant de
forme, ensuite en se retrouvant d'un point à l 'autre d'un film.
(cf. Mise en abyme.)
Le cinéma est historiquement défini par une tension entre
ses deux pôles originels : spectacle/écriture. L'un ne va pas sans
l 'autre (il s'agit du visible d'un côté, du non-visible de l 'autre)
mais le fait est que le cinéma cadre tous les spectacles qu' il
filme, cadre le spectaculaire et donc le saisit dans une écriture,
le transforme, le réforme. Certes, le spectacle cadré tend à se
confondre avec le spectacle non-cadré, le spectacle plein pot.
Tel est le rêve de l ' industrie du ci néma. Car, non cadré, le
spectacle est partout et règne en maître sur le monde. Avec le
cinéma, cette domination est limitée par la nécessité du cadre :
tout film est cadré, tout objet audiovisuel passe par la forme
d 'un cadre. L'écriture par le cadre est toujours active au cinéma,
qu'elle soit remarquée ou non. Bref, c'est encore l 'écriture qui
par le cadre commande aux films milliardaires en dollars. Ce
n'est pas l 'argent miroitant comme un mirage qui fait auto
matiquement de ces films de mauvais films. Sans doute n'y
est-il pas pour rien. Mais l 'écriture, au sens du cadre, est bien
là, toujours là, et ce sont les avatars de ce cadre indestruc
tible qui vont faire le film, le faire meilleur ou pire. Immense
naïveté (comme toujours) des financiers, qui ne voient pas le
travail dans sa réalité : non pas nombre de techniciens, non
pas force de travail, mais tout simplement désir de faire, lequel
ne s'achète pas, comme le Faust de Goethe (1808) l'a sombre
ment montré.
Par ailleurs encore, l 'apparition de mini-caméras très grand
angle vissées sur le front du filmeur - ou son casque, ou le
10 7
guidon d'une moto, etc., et prenant des images bien sûr cadrées
mais par la force des choses, puisque aucun œil, aucun regard
n'a déterminé ce cadre, cadre qu' il n'est donc plus besoin de
« faire », qui se fait tout seul - nous conduit peu à peu vers l 'ac
108
aucun homme ne pourrait se tenir, flotter, par exemple, dans
les casiers, au milieu des poissons pêchés. Le film n'est donc
pas cadré par un œil de filmeur mais par les caméras elles
-
mêmes, qui cadrent toutes seules (il n'y a rien de filmé qui ne
soit cadré, avec ou sans cadreur). Les frontières, les limites ne
sont plus perceptibles : le chalutier, l ' horizon, le dedans et le
dehors, le dessus et le dessous, tout se mêle dans l'intention
de faire éprouver au spectateur la pêche comme une opération
d'une grande violence. Multipliés, collés les uns aux autres, les
axes sont démontés, comme l 'océan. Observons que la multi
plication des caméras « sportives » , en multipliant les angles
de prise de vues, annule tout hors-champ, expulsé du jeu, si
l 'on ose écrire, par la prolifération des champs.
Caisse
!09
bien, dans ce qui passe en notre triste aujourd'hui pour une
utopie, de mettre à bas tout le système de production-distri
bution-exploitation actuel, dont chacun voit qu'il est atroce
ment injuste et d'abord pour les « petits » films. Par bonheur,
nous n'avons pas attendu une trop longtemps espérée Nuit du
4 août pour mettre en pratique la circulation gratuite de nos
films. Et nous ne sommes pas les seuls.
D'un autre côté, et bien que l 'automatisation des cinémas
ne soit pas encore complète, l 'exploitant pourra, en program
mant les séances dans le logiciel de la caisse, commander
l 'automate du projecteur pour toute la semaine cinématogra
phique. Le numérique ne réalise pas encore le rêve des patrons
de studios d' être connectés aux désirs des spectateurs mais le
lancement du projecteur et le doigt du caissier sont symboli
quement reliés. Petit à petit, l 'exploitation du cinéma perd sa
dimension éditoriale pour devenir une machine à exploiter au
plus court les « désirs » du spectateur.
Caméra
110
la pellicule. La rotation de l 'obturateur laisse passer la lumière
lorsque la pellicule est arrêtée devant la fenêtre et la masque
quand la pellicule avance. Les griffes qui saisissent rigoureu
sement les perforations de la pellicule sont elles aussi animées
d'un mouvement contradictoire : elles accrochent la pellicule,
l 'entraînent, puis se retirent. Une came assure ce rôle, came
d'abord excentrique-triangulaire, puis « patatoïdale » sur les
dernières caméras argentiques afin d'adoucir le mouvement de
la griffe et le rendre silencieux. Les deux griffes du Cinémato
graphe sont sur un cadre porte-griffes et la pellicule est retenue
par des ressorts presseurs que la Notice appelle « ressorts contre
griffes ». Plus tard, les caméras seront équipées d'un canal
presseur à la place du cadre presseur (exemples : l ' É clair 16 ou
l 'Aaton), ou de contre-griffes (Arriflex).
Couvert/découvert ; stop and go; fixe/mobile ; arrêt/marche ;
éclairement/obscurcissement. . . ces couples définissent le
cinéma tout entier comme une combinaison de contraires. Ce
principe de contrariété se retrouve dans le fait que le Cinéma
tographe Lumière est aussi un projecteur et une tireuse. La
mécanique qui entraîne la pellicule et l'obturateur est la même
pour les trois opérations. En configuration caméra, la lumière
naturelle vient impressionner la pellicule à travers l'objectif.
Pour le tirage, la lanterne de projection tournée vers l 'objectif
vient éclairer le négatif qui impressionne par contact le film
positif vierge. Pour la projection, l 'opérateur place la lanterne
derrière la boîte ouverte et la lumière traverse le positif pour
éclairer l 'écran de l ' image projetée. On parle d'un appareil
réversible. Le même film repasse plusieurs fois dans la même
boîte pour être impressionné, développé, tiré, projeté, la
lanterne passe d'un côté puis de l 'autre. Poétique du renverse
ment. Recommencement, boucle, cycle. La fin devient début.
La prise de « vues » Lumière par le Cinématographe suppose
à la fois une confiance naïve en ce qui va se passer et, souvent,
une ébauche de stratégie narrative : penser le début et la fin
de la prise de vues (Pierre-Damien Huygue, 2012) . L'opéra-
III
teur Lumière imagine ce qui pourrait se passer pendant cette
durée obligée (rappelons-le : 57-58 secondes). Il compose cette
« vue » unique en définissant un « début » et une « fin » - ce
sont souvent les ponctuations des entrées et sorties de champ.
Qu'est-ce qu'une caméra ? Le numérique nous conduit à
reposer la question. Est-ce un outil de captation du visible ?
Une machine à fabriquer de belles images ? Quelques-unes de
ces caméras « traitent » l ' image le moins possible par rapport à
ce qui est capté : c'est la philosophie d'Ikonoskop et d'Aaton.
La « caméra-capteur » s'oppose donc à la « caméra-ordinateur »,
conçue dans une logique de traitement numérique des infor
mations (Arriflex, Red) au moyen d'algorithmes qui travaillent
les images pour qu'au bout du programme elles ressemblent
aux images argentiques (Martin Roux). Ce sont des correc
tions calorimétriques (« look d' images ») que l'on retrouve
sur les petites caméras HD et leurs réglages « ciné-look ».
Un exemple : la pellicule argentique réagit à la lumière selon
une courbe logarithmique, le numérique de manière linéaire.
Le logiciel de l 'A lexa, la caméra numérique d'A rriflex, est
programmé pour réagir de manière logarithmique, comme
l 'argentique, et convenir ainsi à l 'expérience des directeurs de
la photographie.
Qu'est-ce donc qu'une caméra numérique? Doit-elle imiter
l'argentique ? Ou bien apporter ses capacités nouvelles au
travail du cinéma, qui est de remettre sans fin en chantier
l 'opération de captation du monde visible ? Ce qui va arriver
se situe, sans surprise, du côté du traitement de l'information
au détriment du principe de captation.
La première qualité d 'une caméra ou d'un projecteur
argentique est sa fixité, c'est-à-dire sa capacité à fixer le ruban
pelliculaire au moment de l 'exposition ou de la projection.
En cinéma, c'est la maîtrise de ce défilement alternatif qui
construit la qualité de l 'expérience visuelle et l 'aspect cinéma
tique. (cf. Cache.) La netteté de l ' image et sa définition sont en
jeu à chaque photogramme : c'est le pari de tous les instantanés.
112
Dans la vidéo numérique compressée, il y a du mouvement
dans l ' image fixe et des éléments figés dans le mouvement :
la perception des images mouvantes et celle de la durée ne
sont donc pas les mêmes quand l ' i mage est compressée. Une
certaine confusion en résulte, quand bien même elle « ne se
voit pas ». (cf. Argentique/numérique; Capteurs; Gélatine;
Pellicule.)
L'autre qualité d'une caméra est sa mobilité. Pourtant, le
Cinématographe était peu maniable : imaginée à partir de la
chambre photographique, sa boîte rectangulaire n'était pas
transportable, à la différence du Fusil de Étienne-Jules Marey.
Or, dès les débuts du cinéma, on a voulu reproduire le succès
commercial de l'appareil photographique instantané Kodak,
qui semblait prolonger l 'œil ou la main : ce sont le Chrono
de poche de Georges Demeny {assistant de É .-J. Marey) ou
les Photo-jumelles de Jules Carpentier. Le mode d'emploi
de cet appareil photographique qui se place devant les deux
yeux, un pour la visée, l 'autre pour l'objectif, énonçait déjà le
programme : « Presque aussi facile à emporter avec soi qu'un
crayon et permettant de saisir au passage toutes les manifesta
tions de la vie extérieure. » La caméra-crayon, avant la caméra
stylo d'A lexandre Astruc. En 1925, Abel Gance, dans son
Napoléon, fait bouger avec une grande liberté des caméras (des
Debrie Parvo) qui, alors, n'avaient aucune ergonomie. Pour
évoquer l 'enfance de Napoléon, Gance filme « le point de vue
d'une boule de neige » avec une toute petite caméra, la Debrie
Sept, qu' il lance sur le sol. Il ne restait plus qu' à sortir de la
caméra brisée une pellicule impressionnée d'images encore
jamais vues. Ceci pour nous rappeler que le souci de la plus
grande mobilité comme du plus libre maniement est présent
dès les origines du cinéma.
Quant aux caméras d'aujourd' hui, la déclinaison passe des
« grosses » caméras aux « caméras de poing », des machines de
IOO ooo dollars à celles de 1 ooo euros. Prix mis à part, ce sont
n3
le choix d'une caméra. Autonomie, maniabilité, fiabilité . . .
mais aussi simplicité d'emploi si l 'on filme seul. La folle
course engagée entre fabricants, firmes, marques, a comme
effet premier (et peut-être comme fin dernière) de périmer très
vite les machines. Et nous sommes dans un monde où, juste
ment, les machines doivent être renouvelées pour maintenir
les marchés. Les plus naïfs se féliciteront de cette compétition
à la nouveauté, à la puissance, au « réalisme » de l ' image. On
peut imaginer d'autres sorties de secours. Plus rudimentaires.
L'excellent chef opérateur Joao Ribeiro a filmé La Belle journée
(Ginette Lavigne, 2m2) avec une Panasonic bas de gamme et
même pas HD. Même chose pour Dans la chambre de Vanda
(Pedro Costa, 2000) ou les films de Tariq Teguia (Rome
plutôt que vous, 2006; Inland, 2008): images d'une grande
beauté, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a quelque chose
d'un miroir aux alouettes qui attire les étudiants des écoles
de cinéma et des écoles d'art vers les caméras les plus sophis
tiquées, comme si la performance des machines engageait la
force du film. Illusion des illusions, cette fois encore.
Les petites caméras numériques sont comme un « œil » qui
se détache de l 'œil pour se glisser partout. Il y a des caméra
poignets, des caméras frontales, des caméras abdominales .
Partout, c'est-à-dire là où il n'y a plus de place possible pour
l 'œil et le corps du filmeur. Effacement du corps filmeur. La
mini-caméra « agit » seule. Le grand fantasme d'un huma
noïde équipé de greffes et de prothèses ne pose pas la caméra
comme une extériorité mais comme une extension qui tend
à être incorporée. Les caméras ne sont plus perçues comme
des machines réelles mais symboliques : elles « fonctionnent
comme des moyens mais aussi des témoins et des fétiches. »
(Jean-Claude Beaune, 2009). (cf. Objectif)
Il convient de faire un sort particulier à la « caméra cachée ».
Une série de programmes brodant autour de cet intitulé a pu
connaître un certain succès sur les écrans de télévision. En
un mot, il s'agit de prendre en défaut l 'autre filmé qui ne sait
114
pas qu' il est filmé (ou qui fait comme si). Du coup, le specta
teur du programme est dans la jouissance d'un aparté. Je sais/
il ne sait pas. La caméra bien que « cachée » est néanmoins
présente, hyper-présente pour le spectateur. La caméra est
cachée, le spectateur est à découvert. Il est facile (trop facile)
de gruger un quelconque autre en le filmant sans le lui dire.
Ce qui est dissous dans cette situation, c'est précisément la
place du spectateur comme place de croyance (il n'y a pas à
« croire » à un piège qui se donne comme tel) . On bascule
d'un monde dans un autre : l 'opération cinématographique
suppose toujours une honnêteté du film ; il peut être habile,
malin, roublard, mais il est honnête avec son spectateur qu' il
ne trompe {éventuellement) que pour mieux le détromper {ou
le faire rire de lui-même : To Be or Not to Be, Ernst Lubitsch,
1942). Nous pouvons filmer des grands manipulateurs, des
grands pervers, nous ne pouvons pas manipuler notre specta
teur et moins encore le pervertir. Car si nous allons jusqu' à le
faire, c'est évidemment que nous entrons dans le cercle abject
de la « haine de soi », l'un des noms du fascisme, puisque le
spectateur est « un autre moi-même ».
Reste le cas retors de la caméra cachée « pour une bonne
cause ». Il y a eu l 'épisode de Shoah où Claude Lanzmann
après de longues négociations filme dans son appartement le SS
Franz Suchomel, l 'un des responsables du camp de Treblinka.
Lanzmann nous explique qu' il va filmer en « caméra cachée ».
La caméra, une Paluche Aaton (Jean-Pierre Beauviala a sorti
cette petite caméra destinée à la reprise vidéo de la caméra de
cinéma pour la placer dans la main du vidéaste) est dans un
sac de sport, posé à côté du canapé où sont Claude Lanzmann
et son assistante. Qui est trompé, ici, est bien le sujet filmé,
fieffé menteur qu' il s'agit de débusquer. La cause est juste, l 'af
faire est entendue. Un léger malaise néanmoins flotte dans la
séquence. Suchomel a eu pouvoir de vie et de mort. Présen
tement, il ne l 'a plus. Lanzmann en revanche a tout pouvoir
de mentir, de tromper, d'abuser son interlocuteur. Le rapport
II 5
de forces s'est modifié. Le cinéaste à l'instant où il filme est
plus fort que le nazi. Or, le cinéma n'est pas un tribunal. Le
spectateur n'est pas là pour punir mais pour comprendre, et
c'est déjà énorme. Le subterfuge de Lanzmann est donc utile.
Mais le nazi abusé est lamentable. Nous pouvons réclamer de
ne pas avoir à jouir de la déréliction de l 'autre, quel qu'il soit,
car cela rend notre place de jouissance lamentable elle aussi.
Puissances ambiguës du cinéma.
Capteurs
116
métaphore) ? Est-ce qu' il y a toujours captation ? Quelle est la
part de modélisation de l ' image ? Qu'en est-il de la matière ?
Avec le capteur CCD, l ' image est captée entièrement en
un seul instant par l 'ensemble des photosites. Même si elle est
ensuite encodée, cette image garde un lien étroit avec le visible :
il y a une trace lumineuse photogrammatique éphémère même
si cette trace n'est plus visible à l 'œil nu sur un support. Cette
trace est donc immédiatement perdue, l' indice est transformé
en signal, il n'y a plus d'empreinte visible. Mais est conservé
le principe d 'une reproduction analogique encodée a posteriori
par un convertisseur analogico-numérique capable d'inter
préter les différents niveaux d'intensité lumineuse. Cela veut
dire qu'avec le CCD, comme en argentique, l ' image est captée
en un seul instant et restituée sous forme de modulation : ce
signal analogique a une vie plus longue dans le processus de
fabrication de l ' image. En choisissant le CCD, les fabricants
privilégient le principe de captation des caméras argentiques
(plutôt qu'une « caméra-ordinateur ») .
Avec la technologie CMOS, chaque photosite est déchargé
des informations de manière indépendante, il y a un traitement
pixel par pixel, l ' image est une composition numérique qui,
par traitement, revient à une simulation du visible. L image est
numérique dès le capteur et elle est « composite ». Le capteur
CMOS, plus simple à fabriquer, est utilisé pour les appareils
amateurs et sa production de masse le rend moins cher.
Après l 'arrêt d'Aaton et d' lkonoskop, seul Digital Bolex
continue dans la voie du CCD, appelé ainsi à disparaître bien
que son rendu d' image soit plus intéressant. Il y a plus de
matière avec la technologie CCD car l ' image a une vie analo
gique avant d' être transcodée, alors qu'avec le CMOS, elle
devient immédiatement numérique. De cette absence d ' inter
polation, certains se réjouissent : l ' image est plus «propre ».
C'est une fois encore le marché amateur qui oriente la techno
logie du cinéma : le CMOS répond mieux à la rationalisation
du marché. Il équipe les Arriflex, Red, Canon, Sony.
n7
Sony avec la F65 a réussi à concevoir un CMOS qui présente
une matière proche du rendu d'un CCD. Distinguer les deux
technologies aujourd'hui nous permet de comprendre les
enjeux de matière avec le numérique, même si cette distinction
est déjà dépassée. Demain, la technologie ne cessera d'évoluer,
en même temps que la tentation de fabriquer une image plutôt
que de la capter. Disons que la fixité du pixel remet en cause
l 'un des fondements de l 'opération cinématographique : l 'ana
lyse du mouvement découpe le visible en unités discrètes, les
photogrammes, qui jamais ne sont complètement identiques
l 'un à l 'autre. D'un photogramme au suivant, il se passe quelque
chose: du temps. D'une image numérique à la suivante, il peut
n'y avoir aucune diffé rence, il peut ne se marquer aucune tempo
ralité. C'est donc la perception des durées, du passage même
du temps, qui change d 'un mode à l 'autre. Or, le cinéma est
d'abord un art du temps.
Carte-mémoire
I I9
Cartons
120
portée par les images (Lady Windermere's Fan, Ernst Lubitsch,
1925). Cet effet de distance est souvent joué dans le cinéma
sonore et parlant (de Godard à Scorsese) : le carton y devient
ironique, éventuellement redondant, voire trompeur.
Castin g
121
La Moindre des choses, Nicolas Philibert, 1996 ; citons aussi
Salam Cinema de Mohsen Makhmalbaf, 1995). Ce que nous
nommons très approximativement « documentaire » est en
fait un cinéma narratif et fictionnel joué par les personnes qui
sont les acteurs ou les actrices de leur « vraie vie ». Le choix de
ces personnes y est donc bien plus décisif, puisque c'est leur
histoire, leur caractère, leur parole, leur position dans la vie
que nous filmons.
Censure
123
intolérances pointilleuses. Le cierge remplace le bâton : se sont
ils jamais quittés ?
Champ
Champ-contrecham p
124
face vers la face, ce que n 'est pas la peinture; qu' il est du même
coup l 'art de « l ' échange » de regards. Visages, regards, nous
sommes dans le saisissement de l 'autre, dans son effraction.
Seul le cinéma a cette puissance de nous mettre en face les
uns les autres. (Voir l'importance, chez Emmanuel Lévinas,
donnée au visage, au face-àface qui vient, dans l 'éthique
du philosophe, comme en écho du gros plan au cinéma : les
visages des policiers et des paysannes dans Kashima Paradise,
Yann Le Masson et Bénie Deswarte, 1973.)
Face à face, ou côte à côte, mais le premier des deux choix
est prévalent. Ce champ-contrechamp fait alterner un visage
et l'autre visage des deux impliqués. Il est filmé le plus souvent
en plan serré. Il s'agit de sonder le visage de l 'un et de l 'autre,
de lire dans leurs yeux. C'est ainsi que l 'on voit proliférer les
films et les téléfilms presque entièrement tournés en plans
serrés, voire en gros plans (dernier exemple en date : Les
hommes de l'ombre, Jean-Marc Brondolo). C'est plus facile à
voir, ça va plus vite, ça coûte moins cher. Banalisation du gros
plan. Il était l'exception, il devient la norme. C'est cette norme,
ou ce confort, que Jean-Luc Godard moquait par avance dans
Une femme est une femme (1961) : le champ et le contrechamp
(elle et lui) sont reliés par un panoramique filé qui à la fois les
articule et les fait s'affronter.
Dans le cas du champ-contrechamp sans amorce, les lois
qui régissent le raccord des regards s'imposent d'autant plus
qu' il n'y a pas de repère visible commun à un champ et à l 'autre.
Seule la direction des regards croisés permet au spectateur de
croire que les deux personnages sont présents ensemble et face
à face. Car il s'agit bien ici de croire : sur l'écran, comme sur
la table de montage, les deux visages apparaissent côte à côte,
collés l'un à l 'autre. C'est l ' écran mental du spectateur, et lui
seul, qui fait raccorder les deux regards, contigus dans la réalité
matérielle et croisés dans la réalité mentale. Successifs sur la
table de montage et simultanés sur l ' écran. La loi du raccord
de regards reste sans doute la plus utile de celles censées régir
125
la distribution des raccords. Dans le champ, la caméra doit
filmer le visage qui lui fait face en respectant un angle d'en
viron 30 avec le corps et le visage censés voir l'autre visage ;
°
126
visibles. Le spectateur que nous sommes fabrique une situation
qui souvent ne lui est pas montrée, fabrique une illusion de
simultanéité impossible en raison du déroulement linéaire de
la bande film.
Le champ-contrechamp sans amorce réalise une abstrac
tion rhétorique. D'abord, le visage et les yeux ; ensuite, la
chose vue. Ces deux images, ces deux temps raccordent dans
le regard du spectateur qui joue le jeu de les associer l 'un à
l 'autre, dans la mesure même où le récit l 'y autorise. Mais ce
raccord est arbitraire. N' importe quoi, dans cette figure de
style, raccorde avec n' importe quoi. Imaginons un remontage
de North by Northwest (La Mort aux trousses, Alfred H itch
cock, 1959). Au regard de Cary Grant inquiet sur la terrasse
d'un restaurant des neiges, succéderait, impromptu, un plan
de désert ? Effet assuré, mal dit « surréaliste ». Mais saut dans
le vide, car que faire de ce raccord impossible sinon constater
son impossibilité qui n'est pas exactement de la poésie. En
effet, les mots jouent à la métaphore, et l 'on peut concevoir
le raccord littéraire neige-sable. Raccord d'ailleurs géniale
ment réalisé commefaux raccord, dans le Sherlock fr. de Buster
Keaton (1924). Mais les images ne montrent que ce qu'elles
peuvent. Il faut au raccord de regard restituer a minima la
situation de départ, avec ses coordonnées spatiales, lumi
neuses, etc. Quand l 'on passe de la page ou du tableau (une
surface) à un déroulé temporel (une durée), il est clair que
la succession de deux images peut aussi bien renforcer que
briser la continuité narrative. Sur une même surface d'expo
sition, cette « rupture » du code de continuité ne produit pas
le même effet : un collage reste un assemblage dans l'espace
saisissable d'un seul regard. Alors qu' il en faut « deux » (au
moins) pour suivre une succession quelconque d' images.
Structurellement, le champ-contrechamp sans amorce
ouvre sur le raccord impossible ou incongru. Il y a un écart
violent entre tout regard filmé et toute chose regardée parce
que filmée. Ce qui va de soi dans l 'expérience vécue : « je suis
1 27
là et, face à moi, se trouve la montagne, ou la fleur, ou la
femme », cet énoncé banal de l 'expérience la plus familière
(« je regarde, je vois ») ne l'est pas au cinéma, ou plutôt le
devient dans la mesure où le spectateur rabat le raccord de
regard filmé sur son expérience vécue (hors film). En réalité,
dans un raccord de regard entre yeux qui regardent et chose ou
être regardé, rien ne raccorde, sinon l'histoire que se raconte le
spectateur, plus ou moins étayée par l ' histoire que raconte le
film. Songeons aux collages de Max Ernst (La Femme IOO têtes,
1927 ; Une semaine de bonté, 1934) qui obéissent au système de
raccorder l ' hétérogène ou l' hétérodoxe : ce qui ne raccorde pas
selon les logiques de l 'espace et du temps dont nous sommes
familiers ; ainsi, aux regards répondent des formes encadrées et
souvent mises en abyme, qui manifestent une bouffée d'alté
rité radicale incluse dans une image par définition unifiée. Or,
le cinéma, en dépit des essais de Luis Buiiuel, d'Otar Iosse
liani, de Claudio Pazienza, n'est pas capable d'un tel exploit :
raccorder le familier avec l ' étranger. Pourquoi ? Parce qu' il y va
d'un désir de continuité qui ne souffre que fort peu le trouble
ou l 'altération. La « fatalité analogique » du cinéma écarte le
parapluie de la table de dissection. Ainsi se comprend la rareté
ou le caractère exceptionnel des films dits « surréalistes » (Un
chien andalou, Luis Buiiuel, 1929). La jouissance relative que
procure une association incongrue s'éteint tout aussitôt si rien
ne la relance. L'autruche traverse le salon, et voilà !
Chronocinémato g raphie
128
phique (1890) et le Chronophotographe à plaque mobile (1890)
font référence à ce calcul horloger de l 'espace et du temps. Celui
qui fut longtemps son assistant, Georges Demeny, a conçu
le Chronophotographe Gaumont en 1896 (après le Cinéma
tographe Lumière). Le Chrono de poche de Demeny (1900,
vendu dans un étui en mouton doublé velours) fonctionnait
avec un « ressort ». Un mouvement d'horlogerie, donc, qui
automatise la caméra et libère la main de l 'opérateur de devoir
tourner la manivelle.
L'évolution des caméras raconte d'ailleurs « une histoire
horlogère » et les fabricants de caméras étaient des mécaniciens
de précision dont l ' école était l ' horlogerie. La caméra méca
nique fait la même chose, en déplaçant la pellicule, que fait
l 'aiguille d'une horloge : elle marque le temps par de l 'espace.
Dans les années soixante, c'est le quartz (de la montre à quartz)
qui règle la vitesse de la caméra sur un temps stable, afin de
caler les deux appareils de prise de vues et de prise de sons sur
cette horloge de référence. « Utiliser l 'heure est un moyen de
signer chaque instant. » Cette intuition et formule de Jean
Pierre Beauviala le conduira (à partir de cette horloge électro
nique qu'est le quartz) à inventer un dispositif de marquage du
temps sur la pellicule ; d'abord en clair, visible par le monteur,
puis codé, lisible par la machine. Le timecode est aujourd ' hui
systématiquement associé aux images. L' échantillonnage
numérique est toujours un principe de découpage des données
numériques en espaces et en durées.
Cinéma
12 9
de vitesses, de mouvements et de sens, de montrer et de cacher,
qui se noue en telle ou telle séquence d'un film quelconque. I l
y a d u cinéma, qui pointe, passe o u s'affirme dans nombre de
films, alors que passent aussi dans les mêmes films d'autres
tensions qui viennent davantage du scénario, des comédiens,
de tel ou tel élément séparé et séparable. Cinéma vise dès lors
une sorte de synthèse, ou d'alliance, ou d'association de traits
signifiants qui jouent ensemble, sans qu'il soit possible au spec
tateur de les séparer, de les distinguer. Une sensation unique
produite par la liaison - toujours précaire, toujours fragile,
toujours faite d'intensités relatives - entre cadres et corps, entre
lumières et voix, entre nature et artifice. Aimer le « cinéma des
films », c'est s'intéresser à l 'œuvre, à la manière, au propos des
cinéastes : à l 'art signé, à la politique des auteurs, au style, à la
marque de fabrique. Aimer le « cinéma dans les films » , c'est
se délecter tout autant de jouissances anonymes et non conve
nues, de surprises, de maladresses dont on ne sait si elles furent
volontaires ou non. Le « non finito » cher à Roberto Rossellini
s'adresse en tout film à l 'ébauche qu' il demeure. L'accident, le
hasard, l ' improbable conjonction de contraires que rien n'au
rait dû croiser, sinon le geste cinématographique, donnent lieu
à cette sorte particulière de jouissance cinéphile qui ne colle
pas avec le savoir des spécialistes, qui tient plutôt de l'amour
transi. Peu importent dès lors la signature, le nom, la célébrité,
le culte. Le plus inconnu des films peut accéder au paradis
des grâces cinématographiques. Celles qu'on rencontre aussi
dans les films d'auteurs reconnus, Samuel Fuller par exemple,
Roberto Rossellini, André S. Labarthe . .. Jouer avec le désir
de voir (Josef von Sternberg), le désir de savoir (H itchcock).
Avec les fausses évidences sexuelles (Hawks, Cukor, Wilder).
Avec les apparences (Lubitsch) . Bref: jouer avec le spectateur,
l 'entraîner à jouer avec/contre lui-même. Perdre un instant le
spectateur pour le transporter ailleurs, le retrouver ailleurs.
Le film, disait Robert Kramer, est ce qui m'arrive. Le
cinéma n'est donc possible et présent que dans la relation
130
entre un sujet-spectateur et un film projeté sur un écran. Sans
spectateur (un seul suffit), disait Serge Daney, pas de cinéma.
Cette relation évoque une partie, un défi, un duel, un duo, un
doux combat. Ce que le spectateur sait et ne sait pas, ce qu' il
devine et ce qui le surprend, d'un côté ; de l 'autre, ce que le
film cache de son propre mouvement, ce qu'il ne livre que
lentement, parcimonieusement, précautionneusement. D'un
côté, ce que le spectateur projette, imagine, construit, rêve ;
de l 'autre, les fausses pistes, les pièges, les énigmes. D'un côté,
la pulsion scopique et son insatiable appétit de voir (scopo
philie) ; de l 'autre, la logique de frustration liée à toute entre
prise narrative (ne pas tout dire, ne pas tout dire tout de suite,
garder des réserves pour la suite de l ' histoire).
Il s'agit donc d'une relation ludique. Jeu entre cinéaste et
spectateur : Fritz Lang avec M le Maudit (1931), Fury (1936),
Hangmen also Die (1943) ; ou bien Abbas Kiarostami avec
Close-up (1990). Mais bien plus souvent, d'un jeu entre spec
tateur etfilm, le film qu' il voit ici et maintenant, le film qu'en
partie il contribue à modifier et recréer. Toutes les produc
tions artistiques impliquant un spectateur (ou un auditeur)
procèdent de la sorte, par combinaison de l 'œuvre qu'elles
manifestent (telle que l 'a voulue l 'auteur, mais surtout telle
qu'elle est devenue réelle) et de la projection mentale que le
spectateur ou l 'auditeur ne manque pas d ' élaborer et d 'ex
primer devant l 'œuvre, la faisant en partie sienne. Il y a autant
de Montagne Sainte-Victoire que de moments de la journée
où Cézanne l 'aura peinte, mais autant, tout aussi bien, que
de regards de spectateurs . C'est en ce sens, et seulement en
ce sens, que le cinéma peut être un art. Nous entendons par
« art » ce qui exalte et transforme la subjectivité même du
sujet amateur d 'art. Plus que les autres arts, sans doute, le
cinéma détient le privilège, par la longue du rée d'une séance
(une heure, deux heures, etc.), de plonger les spectateurs dans
une sorte d'entre-deux entre rêve et conscience, ce je sais bien
mais quand même qui accepte, qui souhaite qu'on ne chai-
131
sisse pas entre l ' imaginaire et la réalité, que la confusion dure,
le trouble, le transport. Seule cette longue durée est propice
à un égarement recommencé, à une imprégnation d'inquié
tante étrangeté que ne permet pas le coup de flash. Nous
rencontrons là la butée qui fait que la séance de cinéma est un
foyer de résistance à la consommation frénétique en vigueur
partout où passe le marché. Au cinéma, on a le temps d'ou
blier l ' incessant rappel à l'ordre d 'acheter dont rues et vitrines
regorgent.
Dans un monde que le marché tend irrésistiblement à
désincarner, où la recherche et l ' innovation numériques
tendent non moins irrésistiblement à s' éloigner des corps
référentiels - ceux des vivants qui sont là -, le cinéma vient
à propos pour redonner aux absents présence, aux présents
redonner prise sur leur proche prochain. Étrangement, cet
art né d'une opération quasi magique de survivance des
morts dans leurs images, de la virtualisation des charges de
la vie dans leur version burlesque (l 'appartement, la voiture,
le costume, le corps : ces ennemis), vient aujourd ' hui à notre
rencontre comme un commun que nous partageons parfois
dans les œuvres aimées, mais toujours dans lejeu des films qui
finit par obséder nos vies - puisque nous sommes insensible
ment passés de la place du spectateur à celle de l 'acteur, ou du
cadreur, ou du réalisateur, ou du filmeur . . . et que rencontrer
l 'autre, désormais, c'est (souvent) le filmer, c'est encore le voir
sur un écran.
Peut-être s'agit-il du point inatteignable où rêve et réalité
coïncident ? Où la vie réelle des gens réels est déjà tellement
modélisée par la publicité, les films, les émissions de télé
vision, les magazines, etc., que très spontanément chacun
s'accroche à cette part d'irréel qui caractérise obstinément le
présent. Est-ce que Bernard Arnaud (par exemple) est un rêve,
un mythe, un homme réel, un fantasme ? Mais . . . la plupart
des sans nom que nous entretenons jour après jour dans nos
relations sont-ils des êtres réels ? Des apparitions ? Des rêves
13 2
que nous aurions ? Comme en écho du sentiment d'ambiva
lence qui caractérisait, hier, les dramaturges : de Shakespeare
(La Tempête, 16n) ou Calderon de La Barca (La Vîe est un
songe, 1635) à Samuel Beckett (L e Dépeupleur, 1970), la vie
dite « réelle » n'est-elle pas « réellement » un roman, une série
télé ? Nous n'en sommes pas sûrs et ne voyons rien de déso
lant si la chose s'avère. Peut-être que la poussée insupportable
- et odieuse - du Capital, peut-être que les conditions de vie
effrayantes qui nous sont faites, trouvent déjà leur issue dans
la construction d'un autre monde, fantasmatique si l 'on veut,
imaginaire, soit, mais qui finit par compter plus pour nous que
celui-ci, qui nous occupe davantage, qui implique de notre
part plus de désir. Le Capital a cru et croit encore manipuler
les libidos, les organiser, les diriger vers les objets (marchands)
désirables. Mais peut-être en va-t-il autrement. Peut-être qu'au
cœur du système psychique humain un désir de désobéir à la
règle, à la norme, à la loi, à la violence mercantile, peut-être
que ce désir « pervers » est plus fort, et qu' il nous entraîne par
mille chemins de traverse vers un très simple but : faire nous
mêmes ce qui nous plaît.
Le cinéma, semble-t-il, nous offre ce suspens des contraintes
ordinaires, ces places de liberté, ces marges de flottaison. Nous
avons pu être ce que nous n'étions pas, cow-boy, gangster,
vamp, nous avons pu être à la fois Karl Malden et Madon
Brando dans Sur les quais (Elia Kazan, 19 54). La vie ordinaire
telle que le Capital la veut ne nous offre rien de ces possibles. Le
cinéma, c'est-à-dire la fiction incarnée dans des corps parlants,
et qu' ils soient joués par des comédiens ou des non-comédiens
(Pierre Riboulet, Sylvie Lindeperg, Carlo Ginzburg, Jean-Paul
Manganaro ou Michel Portal dans les films du co-auteur de
ces textes), nous ouvre la possibilité d'œuvrer à notre trans
substantiation : non pas devenir autre que ce que nous sommes,
mais devenir ce que nous sommes en tant qu'autre. Voilà ce que
la domination qui nous opprime, c'est le mot, voilà ce dont
elle ne veut pas. Que le sujet, pour aliéné qu' il soit, en vienne
133
à bâtir son petit monde, moins grand que celui d 'A rnaud (par
exemple), mais d'autant plus satisfaisant pour lui-même - non,
il semble bien que cela risque de troubler l 'ordre établi.
Fragmenté en milliards d'éclats, le visible est devenu un
zapping géant qui disperse à l ' infini, qui étoile nos subjecti
vités. Nous croyons et nous voulons croire que ce qui relève
encore de l'histoire du cinéma relie et réorganise les amas de
visibilités vagues roulant en orbite autour de nous. Parce que
le cinéma a une histoire, certes, et d'abord parce que cette
histoire est précisément celle de l 'engendrement et de la montée
en puissance du spectacle éclaté. Une généalogie. L' histoire du
cinéma est d'abord celle de la prise de contrôle des outils de
représentation par le Capital, ses monopoles, ses studios, ses
firmes, ses marques. Elle est celle de l 'aliénation des images
mouvantes et sonores aux intérêts des marchés. Elle est aussi
celle des nombreux cinéastes qui se sont opposés à de telles
dérives, à de telles défaites. Il est temps que les « histoires du
cinéma » soient racontées du point de vue des opposants à la
dictature du spectacle. Presque tous les cinéastes importants
pourraient être cités.
Enregistrés, diffusés, exposés, transférés, mis en boude,
ces millions et millions d'objets audiovisuels circulent, nous
entourent, nous y sommes plongés, nous en faisons les anneaux
de nos relations, les signifiants de nos mises en commun. S'en
plaindre serait vain. Vous nous direz : oublions-les. Ces nuages
d'images ne sont pas aussi précieux que l'air qu'on respire.
Eh bien, nous n'en sommes pas si sûrs. Les images qui nous
entourent et qui sont montrées par (et qui nous montrent)
d'autres hommes, d'autres systèmes, d'autres empires, se subs
tituent aux images qu'autrefois nous pouvions encore imaginer
nous-mêmes.
Peut-être cet « autrefois » n'a-t-il jamais existé. Toujours des
images ont formé des images, dans une suite sans fin, qui est
aussi notre histoire. Mais ici et maintenant, un tel bombar
dement de formes visibles, de vibrations et de couleurs qui
auront été pensées, voulues, imaginées d'abord par le marché,
la publicité, la mode, les journaux, nous conduit sans que nous
le sachions vraiment à voir com m e ilfout. Comme il faut voir,
compte tenu de tout ce qui se fait voir et ne cesse de monter
vague après vague à l 'assaut de nos nerfs.
Peut-être convient-il aussi de tirer parti (sinon profit) d'un
tel élargissement de notre horizon, ouvert désormais à toutes
les sortes d'images et de sons, formés et non, professionnels
et amateurs, ambitieux et futiles, ludiques et propédeutiques,
d' ici et d 'ailleurs. Ces films plus ou moins longs, Internet les
rend plus facilement accessibles que tous les systèmes de distri
bution du cinéma connus à ce jour : accessibles mais, pour le
moment, hors des salles, hors de la nuit du hors-champ, hors
des conditions mêmes du cinéma. Les films ne suffisent pas.
Encore faut-il faire cinéma. Et quant aux modes de distribu
tion commerciale qui se profilent, nous savons bien qu' ils iront
dans le sens d'une hyper-concentration (mille écrans pour une
source unique, et encore une fois mille salles pour un film),
c'est-à-dire qu' ils iront à contre-courant de la dissémination
présente d' écrans et d'objets à y afficher. Une sorte de guerre
économique (donc technologique) oppose déjà une pratique
propriétaire qui contrôle la distribution et la production à une
autre pratique, empirique, sauvage en partie, plus illogique,
dispersée, non-propriétaire, qui fait naître les films ou les
objets audiovisuels hors des marchés principaux.
Encore un point : s'il y a des différences, s'il y a une
hiérarchie entre ces objets audiovisuels, dont certains seraient
des « films » ou du « cinéma », et d'autres non, elles ne
tiennent pas (comme une trop grande soumission aux intérêts
du commerce veut le faire croire) aux budgets, aux investis
sements, aux normes de production, pas plus qu'au baptême
des objets audiovisuels (films de cinéma indus) par ces insti
tutions que sont l 'exploitation ci nématographique en France,
les circuits commerciaux appartenant aux majors français, les
festivals reconnus, le CNC, etc. Seules comptent en vérité les
135
ambitions et réussites des œuvres, grandes ou faibles, qu'elles
soient ou non adoubées par le commerce des films.
On dira : mais non, ces milliers et milliers d ' heures
d'images et de sons enregistrés de tous côtés ne sont pas exac
tement ce que l 'on entend par « cinéma » : des salles, des grands
écrans, des comédiens . . . Ils ne sont pas non plus reconnus par
la distribution, la grande ou la petite. Cet argument ne tient
pas. Que l 'on se souvienne du premier film de Nanni Moretti,
des premiers Rouch, etc. Des salles, il s'en trouve toujours
à un moment ou à un autre. Des inconnus peuvent jouer
leur propre rôle. La qualité des images numériques autorise
leur projection sur grand écran. Ces films existent en DVD.
Ils circulent sur le Net. Il ne leur manque qu'une chose : le
marché, le marché du cinéma tel qu' il est aujourd'hui. La
plupart de ces milliers de films sont hors marché : financés par
des fonds publics ou privés, par leur auteur, par des associa
tions et réseaux . . . Ils témoignent d'un désir plus fort que les
contraintes économiques. Leur faible coût les met en mesure
de s'affranchir de l 'économie capitaliste du cinéma. Et s'ils
sont inconnus de la très grande majorité des critiques de
cinéma, s'ils sont ignorés par les médias, c'est évidemment au
nom de l 'orthodoxie économique qui veut que l 'art soit lié à
l 'argent, et qu'une œuvre passe par échec et succès, par pertes
et profits. Ce qui fait doxa c'est aujourd 'hui l 'argent, les fonds
innommables que tel cinéaste parviendra à rassembler sur son
nom ou son projet. Aliénation à l 'esprit du temps, qui est le
temps de la marchandise. Ce qui échappe à cette doxa, son
dehors ou son autre, lui est insupportable et sera traité par
toutes les doxologies comme irréaliste et peu sérieux. Largent
devrait faire douter de tout, il fait croire.
C'est un fait que le désir et le besoin de filmer excèdent
aujourd 'hui les circuits institués du cinéma commercial. Une
vague naît, faite de mille nouvelles vagues. Mille fois mille :
c'est-à-dire qu' il y a dans cette foule toutes sortes d 'objets
audiovisuels, courts et longs, plaisants et non, novateurs et
non, pour tous les goûts. Le cinéma s'expérimente à grande
échelle, dans tous les milieux, toutes les cultures. Les Indiens
d'A mazonie se filment et filment leur monde. Les Indiens du
Grand Nord canadien, les Inuits du Nunavut. Les Kanaks
de Nouvelle-Calédonie. Les Papous de Papouasie-Nouvelle
Guinée. Nous savons que ce n'était pas imaginable il y a
seulement trente ans. Des mondes naissent au cinéma, le
pratiquent, le redéfinissent selon leurs manières de faire et de
voir. Une telle explosion est forcément ambivalente : plus que
jamais, le monde est couvert-recouvert d' images et de sons,
et la société spectaculaire devient universelle. Il peut paraître
absurde d'ajouter des couches d ' images et de sons aux épaisses
nuées audiovisuelles qui tournent autour du globe. Pourtant.
Ce n'est pas en fermant les distributeurs d' images, en jetant
son téléviseur, que l 'on pourra combattre la mise en spectacle
marchande du monde. Il faut d'autres images et d'autres sons,
d 'autres durées et logiques, d'autres formes ; il faut casser les
formats et les formatages. Comme un nouveau-né, le monde a
soif d'images nouvelles. I l y a une innocence à reconquérir. Le
vieux monde est celui qui croule sous les images publicitaires.
Un nouveau monde est à naître avec ces nouvelles manières de
filmer et de monter que l 'on distingue ici et là. Filmer, monter :
exactement ce qui fait ouvrir les yeux. Voir à nouveau, entendre
à nouveau. La nouveauté, c'est que ces nouveaux mondes qui
se mettent à filmer et à monter ne sont que partiellement sous
l ' influence du cinéma commercial mondialisé, toujours normé,
lui, formaté, typé. Ils échappent à ce modèle pour cette simple
raison qu' ils ne le voient pas tourner en boucle chez eux. La
distribution commerciale choisit ses terres de rentabilité. Elle
dédaigne les périphéries. Ceux qui les habitent, sans doute, ne
peuvent pas ne pas voir les produits audiovisuels diffusés par
toutes les télévisions du monde, mais ils ne peuvent pas non
plus manquer de voir que ces produits ont fini par ne plus se
distinguer les uns des autres, issus du même moule, formatés à
mort, standardisés. Le radeau des films pauvres dérive ailleurs.
13 7
Toutes les langues s'y entendent. Toutes les coutumes s'y font
voir parce qu'elles sont réellement pratiquées et non réduites
au spectacle touristique occidentalo-centré. Que les nouveaux
venus imitent les formes dominantes est un risque. Ils peuvent
aussi inventer, innover, sortir des sentiers battus, d'autant
mieux que leur apparition sur le front du cinéma est plus le
signe d'une opposition aux modèles dominants que d'une atti
tude d' imitation ou de soumission. Les formes dominantes
dominent, c'est un fait, et jusque dans les rangs des oppo
sants proclamés (Michaël Moore) ; mais cette domination,
bien réelle, rencontre pour cela même une résistance, un refus.
Il s'agit d'une bataille, avec des fronts, des renversements de
fronts, des avancées et des reculs. Voyons dans la dissémina
tion du cinéma à travers les pays, les peuples, les cultures, les
collectifs, les associations, mais aussi à travers les vies singu
lières en devenir de fictions, en promesse d'histoires, et donc à
travers les sujets eux-mêmes, voyons une puissance qui monte
pour contourner et délaisser le dominium des Grands Médias
Unifiés. Puissance de la pauvreté. Qui est d'abord de se libérer
du marché, avant même, peut-être, de libérer les pratiques et
les formes.
139
entre ces deux pôles, il y a à la fois vision du visible cadré, et
enregistrement de ce cadre. Au principe additif du spectacle
s'oppose donc le principe soustractif de l 'écriture cinématogra
phique. Cette soustraction opère dès le premier instant : cadrer
revient toujours à réduire le champ visible, le mutiler, l 'amputer,
l 'amoindrir. Faire un cadre c'est entrer dans une soustraction,
nier le tout, affirmer le défaut et le fragment. Opération philo
sophique qui est à la clé du processus de création. Entre le pôle
du spectacle et celui de l 'écriture, chaque cinéaste, chaque
époque trouve son compromis, étant entendu que même dans
Bresson il y a du Ben-Hur, et même dans Coppola, du Straub.
Allons plus loin : la double nature du cinéma, spectaculaire et
scripturale, est à même de rendre compte du jeu fondamental
entre montrer et cacher. Il est clair qu' il est dans la nature
du spectacle de montrer, de rendre visible, de faire reculer les
bornes du non-visible : filmer tout, tout le temps, quels que
soient les obstacles, les convenances, les réticences, les inter
dits. Tout spectacle passe sous la coupe d'une fatalité accumu
lative : plus, toujours plus, plein, trop-plein, etc. Comme la
mise en spectacle repose sur ce postulat selon lequel « tout est
visible et le visible est tout » , les narrations qui en découlent
ne peuvent être que très simples : des déroulés, des successions,
des morceaux choisis, rien de construit. Construire, c'est
cacher, différer, dérober, supposer qu' il y a un autre visible
derrière le visible, que tout n'est pas donné, qu' il y a à deviner,
à conquérir, à apprivoiser. Qu' il y faut, bref, de l 'écriture, en
tant que les mots sont dans un système substitutif, limités
les uns par les autres, chaque mot bordé et bordant d'autres
mots, système incomplet, complétable, équivoque, partiel
et partial, chaque mot manquant à sa place, toujours insuf
fisant, toujours approchant : ces quelques notions qui valent
pour le langage écrit peuvent se retrouver aisément dans le
fonctionnement des images cinématographiques : le cadre
montre, sans doute, mais aussi cache, puisqu' il rend en partie
invisible ce qu' il recouvre ; le cadre en cadrant exclut une
portion du champ visible à l 'œil nu ; cadrer, c'est renoncer à
« tout » montrer ; la succession des photogrammes elle-même
(ou des images vidéo) découpe le visible en une succession
de fragments entre lesquels s'inscrivent autant de manques ;
la fréquence d'enregistrement du visible cadré est une réécri
ture du rythme « naturel » du monde, la durée d'une série de
photogrammes ou d'images est un facteur de fluctuation qui
interdit toute prise certaine, etc. Les images ne sont j amais
« toutes », jamais « tout », elles dépendent d'un régime de
frustration ou de déception, et d'autre part elles sont en « flot
taison », à demi émergées, à demi encore immergées. Tout ceci
fait d'une écriture (cadrage, découpage, montage) le véritable
principe de vie des « images ».
On sait la compulsion du siècle de l ' industrie à multiplier
les expériences optiques. Le XIX e siècle découvre la magie des
images et le rôle explicite de l 'œil. Apothéose de la peinture
(Ingres, Delacroix, Manet, Courbet, Cézanne) et irruption de
la photographie (Nadar, Daguerre, Atget). Les puissances de
l ' image projetée éclipsent les « sujets réels ». L' idée ne vien
drait à personne d'aller contempler - pour de vrai - l 'atelier de
Courbet à Paris - mais le tableau, oui. Déjà, la représentation
intéresse plus que la vue « réelle ».
On comprend que le « graphe » de Cinématographe renvoie
à « écriture » qui promet « lecture », termes scolaires propres à
décourager le curieux, le papillon des foires et des expositions.
Quand nous parlons d'écriture cinématographique, il ne s'agit
pas de l ' importation abusive d'un terme qui a trouvé son sens
dans la plume et le papier, le clavier et l 'écran. Non, il s'agit
bien de relancer dans l 'appel au mouvement que dit le « kiné »
de cinéma, cette part autre, le graphe, l ' inscription, l 'enregis
trement, la gravure, ce qui raye la toile blanche de l 'écran. Il
est aussi possible d'entendre dans la censure du « graphe » de
Cinématographe le refus de penser l 'opération cinématogra
phique comme pratique humaine (et non divine ou purement
mécanique). É crire a été, reste et sera une opération humaine
où se crée quelque chose qui vient faire écho ou défi au geste
divin. La main, le doigt, le crayon, la plume. É mile Cohl,
Norman McLaren écrivaient ou peignaient directement sur
la pellicule, surface sensible, oui, mais surface tout court. Le
geste contemporain du doigt sur l 'écran tactile d 'un ordinateur
n'est pas si loin de la gravure, graphein. Goethe avec son Faust
(1808) avait perçu ce défi, qui excède celui de Méphisto (par
parenthèse, c'est ce qu'A lexandre Sokourov n'a pas compris
dans son interprétation de Faust, 2011 : que le geste le plus
simple de l ' homme était en soi un désaveu du divin) : écrire,
c'est créer le prochain en même temps que le futur puisqu'est
postulée l'attention d'un lecteur.
En ce sens, nous devons observer un écart assez radical
entre le mode d'adresse du spectacle : à tous, à un public
nombreux, voire innombrable ; et le cinématographe, écriture,
qui s'adresse à chaque-un (Jean-Claude Milner, 2010), chaque
un en tant que sujet subjectivé dans la séance. Il serait facile
de dire que le spectacle unifie alors que le cinéma divise. Mais
c'est tout ce que nous nommons « art » qui divise, qui vise le
sujet en tant que singulier, clivé, en discord, c'est chaque geste
d'art qui défait les masses et les réduit, c'est heureux, à une
collection d'uns. Un à un.
Cinéma direct
1 43
Jean Rouch voient dans les magnétophones à bandes utilisés
depuis quelques années en radio, l'outil qui est devenu celui
du cinéma, et qui permet, avec un magnétophone de la taille
d'une valise, de filmer non seulement dans les endroits les plus
inaccessibles mais aussi d'écouter immédiatement ce que l 'on
venait d'enregistrer, et ce, sur les lieux même du tournage. On
était en 1954.
Historiquement, le cinéma direct apparaît à la fin des
années cinquante, d'abord dans Primary (Robert Drew,
Richard Leacock, Albert Maysles) où la caméra accompagne
ou suit l'un ou l'autre des deux candidats aux primaires
du Wisconsin, Hubert Humphrey pour les Républicains
et John F. Kennedy pour les Démocrates. Caméra légère et
magnétophone portable se faufilent au milieu des foules de
supporters, gravissent les marches, grimpent sur les tribunes.
Pour la première fois, actions et paroles sont saisies en même
temps, en direct, dans des espaces (ici les coulisses de la poli
tique), et dans des temps faibles, insignifiants, que l 'on ne
voyait pas d'habitude au cinéma. À peu près au même moment,
en France avec Jean Rouch, Michel Brault et Edgar Morin
(Chronique d 'un été, 1961) et, au Québec, Pierre Perrault et le
même Michel Brault (Pour la suite du monde, 1963). La « révo
lution » du cinéma direct est souvent associée à une mise au
point technique, celle du synchronisme entre le magnétophone
et la caméra. Oui, à ceci près que les cinéastes ont été (une fois
encore) précurseurs. Primary a été tourné avec « deux caméras
et beaucoup de culot » (Richard Leacock), dont une caméra
amateur Kodak Spring Wind 400 qui a filmé le plan-séquence
légendaire qui suit John F. Kennedy de sa voiture jusqu'à la
scène d'un meeting, à travers la foule de ses supporters. Pour la
suite du monde a été filmé avec trois caméras : Michel Brault et
Pierre Perrault prenaient une caméra plus lourde, une Auricon,
pour enregistrer - en intérieurs - son et image synchrones, et
une caméra plus légère, une Arriflex, pour les séquences de la
pêche aux marsouins. D'un côté, la possibilité de la parole et
1 44
de l 'autre, la mobilité avec une caméra de reportage bruyante
et non synchrone, afin de réunir les deux objectifs du cinéma
direct dans le même film. Dans ce dernier cas, le synchronisme
est recréé au montage, en enlevant une « image-son » ici et là.
On comprend pourquoi plusieurs scènes de dialogue sont tour
nées sur le pas de la porte : la caméra reste à l'intérieur, elle est
synchronisée avec le magnétophone sur le courant électrique
(selon la technique des studios), mais on a l ' impression que
les personnages sont dehors. Tout ceci nous dit que Perrault et
Brault désiraient intensément un son synchrone avec l ' image,
en dépit du manque de cette caméra qui arrivera quelques mois
plus tard, avec !' É clair-Coutant. Ce désir de direct est attesté
avant que la technique ne puisse l 'assouvir : c'est le cas de On
the Bowery (Lionel Rogosin, 1956) et des cinéastes du Free
Cinema britannique (1955-1959). Comprenons qu' il s'agit d'un
mouvement profond, d'un désir tel que l 'esthétique, à travers
la technique, rejoint l ' éthique et la politique. Tous les cinéastes
filmant avant la fin des années cinquante sentaient peser le
poids des studios et des manières de faire traditionnelles.
Dès que sont filmés ces femmes et ces hommes de tous les
jours que l 'on découvre dans Pour la suite du monde, il faut
leurs paroles, leurs accents, leurs manières de dire en même
temps que leurs images, et tout cela ne peut être saisi que
sur le vif Être là, avec eux. On fait comme si l 'enregistrement
synchrone du son et de l 'image était déjà possible. On précède
la réalité. Le désir est plus fort que la technique qui le fait
réalité.
Il devient alors possible de filmer dans les rues ou les prés
des personnes quelconques, non spécialisées, non profession
nalisées, des inconnus (Les Inconnus de la terre, Mario Ruspol i,
1961), des êtres parlants qui n'avaient pas la parole au cinéma.
En même temps que la parole, c'est l 'acoustique d'un lieu qui
est enregistrée. Cela produit un effet d'inscription vraie : une
parole de l' ici et du mai ntenant, inscrite dans l'acoustique du
lieu où elle a été énoncée (par exemple au début de Chronique
1 45
d'un été, la séquence « micro-trottoir », et la fin du même film,
autre acoustique, celle de la discussion entre Rouch et Morin
dans les couloirs du Musée de l 'Homme).
C'est une révolution. Lesthétique rejoint la politique.
Encore une fois, la volonté politique et esthétique d'une repré
sentation « plus juste », au plus près des êtres sociaux vivant et
parlant, a précédé la technique - et non le contraire. Les sans
paroles parlent et disent leur propre récit. Pour la première
fois dans la longue histoire des représentations, est annulé le
principe de séparation (un corps pour un autre, un texte pour
un autre, etc.) : le corps jouant (l 'acteur) profère une parole qui
est « la sienne » (et non celle d'un auteur ou d'un dialoguiste) ;
cet acteur joue en son nom propre : il ou elle se nomme par
exemple « Marceline Loridan » (Chronique d 'un été, Rouch
et Morin, 1961) et non pas par exemple « Patricia Franchini »
(Jean Seberg) ou « Angela » (Anna Karina) ; son nom est le sien,
comme son corps, comme son histoire, comme son identité ou
plutôt sa généalogie, comme sa biographie, donc, comme les
événements qui l 'ont marquée (elle porte sur son avant-bras le
numéro tatoué à Auschwitz, où elle fut déportée à 17 ans). Bref,
tout ce qui était séparé sur les scènes des théâtres comme sur
les affiches des films se trouve ici rassemblé, soudé, compacté.
La forme de ce rassemblement en un seul était par exemple,
grâce aux magasins contenant dix minutes de pellicule vierge
du Caméflex, le monologue d'un corps, d'un sujet, marchant
dans une rue. Ainsi, place de la Concorde, puis entrant dans
un pavillon Baltard, Marceline Loridan parle de sa déporta
tion et de la disparition de son père. C'est la première séquence
que Rouch a tournée avec le Québécois Michel Brault qu' il
avait fait venir à Paris.
Le synchronisme est artisanal, mais fait illusion : c'est bien
parce que c'est synchrone à l 'écran que nous ressentons cette
parole comme naissant devant nous et à nous adressée (il n'y
a personne autour de Marceline). Nous sommes présents à
cette parole qui se développe à mesure que nous l ' écoutons, et
notre écoute en devient la condition même puisque l'impres
sion de synchronisme nous synchronise en effet avec elle. Le
synchronisme ne réside pas seulement dans la conjonction des
paroles émises et des mouvements des lèvres : il est aussi dans
la conjonction entre parole et écoute, conjonction ressentie comme
événement nouveau, comme native. Marceline Loridan se parle
à elle-même, donc au spectateur. En fait, elle porte le magné
tophone dans son sac, un micro-cravate et elle est filmée en
travelling arrière. La caméra est posée à l 'arrière de la 2 CV
poussée par Rouch et Brault - lequel, par conséquent, ne
regarde pas le cadre dans le viseur de la caméra. Nous, spec
tateurs, sommes pendant cette séquence à la fois les seuls à
entendre ce que dit Marceline et les seuls à la voir telle qu'elle
est filmée. Nous sommes avec elle, à sa bouche, à son souffle.
Filmer dans la rue la parole d'une jeune femme qui n'est
pas une comédienne et qui parle de son histoire personnelle,
souvenirs émus d'une vie chamboulée qui reviennent là, place
de la Concorde, par le fait même qu' ils reviennent avec et pour
un magnétophone et une caméra. C'est, en actes, une position
à la fois esthétique et éthique. La technique doit être bricolée
mais le geste est juste. Le son et l ' image se désynchronisaient
au fur et à mesure de la prise et il fallait un laborieux travail
de montage pour rattraper le synchronisme. De la même
manière, dans un bricolage sublime, Michel Brault et Pierre
Perrault ont tourné Pour la suite du monde (1963). Il y a du
son direct et en même temps du synchronisme fabriqué au
montage, dans une approximation qui transforme les défauts
en facteurs d'authenticité.
C'est avec une caméra KMT que Pierre Lhomme et Chris
Marker ont tourné Le joli Mai (1961), Mario Ruspoli, Les
Inconnus de la terre (1961) et Regard sur lafolie (1962). C'est avec
(et sur) cette caméra que Mario Ruspoli réalisa à la demande
du Service de la recherche de la RTF un film pour initier les
techniciens de studio à l 'usage du direct. Dans Méthode 1, sous
titré Exercice de cinéma direct (1962), nous voyons la caméra
1 47
en action pendant un tournage. Les cinéastes qui ont parti
cipé à ces aventures du cinéma direct ont souvent présenté la
KMT comme le prototype de } ' É clair 16. Elle pouvait incarner
leur « rêve » d'une caméra légère et mobile. Elle est en effet
petite mais elle ne présente aucune des qualités de concep
tion de l ' É clair 16. Et pour cause : la KMT est l 'adaptation
par André Coutant (le dessinateur du Caméflex chez Éclair)
d'une ciné-mitrailleuse. La caméra était placée dans les ailes
des avions pour faire de chaque impact de balle une image.
Elle est bruyante et n'apporte rien de nouveau pour le synchro
nisme alors que } ' É clair 16 est reflex et silencieuse. Surtout,
les avancées technologiques de } ' É clair ne pouvaient pas être
issues d'un bricolage mais sont l'aboutissement d 'un processus
industriel : le silence est obtenu grâce à la griffe « délicate »
conçue par Jacques Lecœur, l 'ensemble de son mécanisme est
insonorisé et la caméra est autoblimpée. L Éclair 16 est plus
petite et ergonomique car son magasin a une taille réduite :
il reprend le principe du magasin coaxial de la Debrie Parvo
(brevet 1909) qui permet à la caméra d'être appuyée contre
l ' épaule alors que celui rajouté par André Coutant sur la ciné
mitrailleuse est plus imposant et empêche une partie de la
vision de l 'opérateur. Aberrante, la KMT ne fait que repré
senter (pour les cinéastes) ce graal de l 'outil idéal et le mythe
d 'avoir une caméra bricolée pour eux. La « caméra proto
type » pour des « films prototypes » a permis de construire
la légende des cinéastes qui « fabriquent » une caméra alors
que la société É clair a conçu sa caméra parce que la télévision
avait de nouveaux besoins en reportages. En 1963, la produc
tion de } ' É clair 16 (brevet Coutant-Mathot de 1961) est lancée.
La caméra est portable et silencieuse mais un câble Piloton la
relie toujours au magnétophone pour le synchronisme. Or, les
cameramen et les cinéastes veulent se sentir libérés de ce « fil
à la patte ». La solution vient du son : les électroniciens, fabri
cants suisses des magnétophones Nagra ou Perfectone, savent
qu'un cristal de quartz excité par du courant électrique oscille
toujours à la même vitesse. Cette horloge électronique permet
d'asservir chaque appareil, caméra et magnétophone, à une
même horloge. Le quartz de la montre « toujours à l' heure »
devient l' horloge de référence de la caméra et du magnéto
phone. C'est Jean-Pierre Beauviala, alors jeune chercheur en
électronique, qui met au point un circuit d'asservissement
fiable, puis un moteur léger et silencieux comme la caméra (en
supprimant ses « chantonnements » électriques) qui permet
à l ' É clair 16 de devenir au début des années soixante-dix la
caméra du cinéma direct.
C'est ainsi que Jean Eustache tourne en 1968 (la date n'est
pas le fait du hasard) La Rosière de Pessac, où le cinéma direct
affronte la difficulté de filmer une situation concentrée sur
quelques jours, comportant de nombreux personnages, qui
tous sont traités sans complaisance mais aussi sans le moindre
mépris, quelle que soit leur propension au ridicule. Le 16
synchrone et silencieux devient du coup l 'outil des télévisions.
Tous les grands films documentaires produits par « l 'école
française » de la RTF puis de l 'ORTF (Maurice Failevic, Jean
Claude Bringuier et Hubert Knapp, Raoul Sangla, Jacques
Krier, Jean-Michel Drot . . . ) sont tournés avec l ' É clair 16.
Cette facilité d'emploi (le cinéaste n'a plus à se poser la ques
tion du synchronisme) risque de devenir une facilité tout
court. Jean Rouch, par exemple, se pose quelques questions :
quant à l ' intérêt relatif des paroles filmées, quant à la diffi
culté de les monter, quant aux enjeux de pudeur et de dignité
liés au processus de la « confession » filmée. Rouch voyait
juste : il arrive que le dispositif même du « direct » pousse le
sujet filmé à une certaine exhibition de lui-même, qui peut
le faire paraître ridicule au spectateur (Striptease sur France
3). Tout ce qui touche aux frontières et aux défenses de l 'autre
filmé requiert une grande délicatesse, dont malheureusement,
ces dernières décennies, les hommes de télévision n'ont pas
fait vraiment preuve. Au cinéma de savoir à la fois abolir les
distances et les tenir. La juste distance, pierre de touche du
1 49
geste cinématographique. Celle, par exemple, installée par Jean
Eustache avec sa grand-mère (Odette Robert) dans Numéro
zéro, dont le récit est filmé en temps réel par deux caméras.
Pour la première fois donc dans la longue histoire des repré
sentations, le peuple - l ' homme quelconque - a la parole, la
prend, la tient. Comment ne pas analyser le très long retard
du son sur l 'image, la très lente mise au point du synchro
nisme sur le motif, comme, sans qu'aucune « volonté » n'y
ait présidé, un effet du dédain, voire du mépris porté par les
professionnels du cinéma, élite des élites, à l 'endroit de ceux
qui étaient jugés bons à faire de la figuration, oui, mais qu' il
n'y avait pas de temps à perdre à faire parler, à écouter. Les
grands studios, qui ont dominé longtemps la recherche des
technologies nouvelles, ont simplement négligé la possibilité
d'enregistrer du son synchrone en extérieurs et en équipe
réduite. C'était sans doute loin de leur mode de pensée. Il était
urgent d'assurer le son direct des films à vedettes, il n'était pas
même imaginable de faire pareil effort pour les gueux qui traî
naient à la porte des studios. Dans les années cinquante, en
France, la Commission supérieure technique (CST) lance une
sorte d'appel d'offres pour que des industriels s' intéressent à la
conception d'une caméra « de reportage » - ce qu' ils ne font
pas. En revanche, la télévision, oui, à cause de la nécessité de
produire très vite de l 'actualité. C'est parce qu' il y avait là un
nouveau marché, qu' É clair a mis en chantier la conception de
cette caméra synchrone dont se saisiront les cinéastes.
Le cinéma direct avec son synchrone fait donc naître au
cinéma une nouvelle catégorie d' hommes et de femmes, qui
relèvent de cet « homme ordinaire du cinéma » dont Jean Louis
Schefer avait théorisé l ' importance. Disons-le autrement : les
femmes et les hommes ordinaires qui fréquentent les salles de
cinéma peuvent se voir sur les écrans de ces salles. Cette autoré
férence que la télévision va répandre et généraliser commence
avec les « personnages » de Chronique d'un été: ils sont à la fois
sur l'écran et dans la salle. Le cinéma devient une dimension
de l 'espace-temps commune à toute une humanité. Tout un
ensemble de mailles serrées se tisse entre ce que je suis et ce
que je vois, d'autant mieux que je vois à l 'écran mes égaux,
mes frères. La dimension démocratique du cinéma s'arrime
à ce socle d'une égalité entre celles et ceux qui sont filmés
et les spectatrices ou spectateurs qui leur font face. Cela n'a
l 'air de rien, c'est énorme, c'est surtout la clé de notre actuelle
condition.
Il apparaît de plus en plus clairement qu'une part impor
tante des relations entre les uns et les autres {nous) est filtrée,
transmise, modulée, réinterprétée par les images et les sons
que nous fabriquons les uns des autres. Depuis quelque temps,
nous sommes amenés à imaginer que le cinéma devient une
réalité de fait hors des salles. Ce monde entre les mondes, ici
et ailleurs à la fois, hier et aujourd ' hui à la fois, est en passe
de devenir le seul lieu commun de notre présent. Sans que
nul, semble-t-il, ne s'en soit aperçu, le cinéma est devenu lien,
vecteur, acteur de nos présents. Tout à l 'envers de ce qui se dit
et se croit encore « art » avec sa dimension ségrégative : le
-
Cinéma militant
Cinéma-vérité
153
homme de l ' ici et du maintenant. La vérité ainsi promise
et proclamée dans les cartons inauguraux de L'Homme à la
caméra (1929) est avant tout le contraire du cinéma extrê
mement sophistiqué de l ' époque (Kozintsev et Trauberg,
Eisenstein). Mais ce serait une naïveté de ne pas voir dans
L'Homme à la caméra comme dans les autres films de Vertov
une mise en scène à l 'œuvre. L'Homme à la caméra dit exac
tement le contraire d'une caméra qui saisirait « la vie sur le
vif » : elle éveille le dormeur du banc, dérange la jeune femme
surprise, agit en permanence sur la ville endormie comme
puissance capable de la réveiller, elle fait de l 'œil aux enfants
charmés, elle fait exploser la mousse des bouteilles de bière
dans un orgasme purement cinématographique . . .
Vertov avait compris - en revoyant peut-être les films des
frères Lumière - que la poésie était un accident ordinaire et
non point le fruit d'un scénario. Mais si « la vie saisie à l ' im
proviste » est peut-être seule capable de fonder la puissance
poétique, il est non moins vrai que l '« improviste » dont se
réclame Vertov n'en est pas toujours un. Presque tout dans ce
film est préparé autant que rencontré par hasard : la notion
d'improvisation, celle <l ' i mproviste ne conviennent qu'en
partie. Le travail de mise en scène revient à faire de ce qui
est organisé. . . quoi ? une épiphanie, un miracle. Tout est
réglé, mais l ' inattendu surgit. L' apprêté se donne pour âpreté,
si l 'on ose ; le préparé pour impréparé. C'est évidemment du
grand art, celui qui met en place une forme précise telle qu'elle
paraît par surcroît démentir toute mise en place. On songe là
aux peintres de la légende zen. La maîtrise n'est que dédain
de la maîtrise. Et c'est seulement quand on est assez maître
pour s' être débarrassé de sa maîtrise que quelque chose, geste,
trait, vers, peut surgir que seul un maître aurait pu composer.
L'Occident n'a pas travaillé dans cette direction. Mais le
cinéma, art occidental par excellence, l 'a fait, dans la mesure
où il passe par une machine bien plus que ne le font les autres
arts, une machine qui devient centrale, épineuse, qui oblige la
1 54
volonté de puissance de l 'artiste à composer avec la résistance
obtuse de la machine. La superbe n'est plus de mise sur un
tournage. Chacun sait qu' il peut être trahi, et son « exper
tise » mise en défaut par la première luciole venue. Si l 'on peut
avancer qu' il y a au cinéma accès à la beauté, c'est souvent celle
du hasard qui met en scène mieux que ceux dont c'est le rôle.
Mais au cinéma plus encore qu'ailleurs (le « coup de dés » de
Mallarmé), le hasard est espéré, attendu, et dans cette mesure
même « préparé ». Il y aurait même les « meilleurs » hasards et
les « moins bons ». (cf. Improvisation.)
Citation
155
interrompre le cours du film d'accueil. Il y va en revanche de
l 'attestation de véridicité. Ces citations ont souvent le statut de
pièces à l 'appui. Cinéaste, je ne dois pas me leurrer sur l 'efficace
de cette « production de preuves ». Faut-il rappeler que tout ce
qui est filmé et projeté sur un écran devant/avec un spectateur
est par définition pris dans l 'ambivalence du fait cinémato
graphique : le référent est absent, son absence est confirmée
par la présence de son image. Ce que nous montrons dès lors,
documents, articles de journaux, fiches de police, est d'entrée
aliment de l ' imaginaire du spectateur. Filmé, le document
est fictionnalisé. Pourquoi ? Parce que manque la descrip
tion (considérée comme « fastidieuse ») du travail patient
et acharné qui consiste à élaborer ces preuves, c'est-à-dire
à les produire, à les faire exister, à leur donner une réalité :
manquant la description de ce travail, ou même une allusion à
ce qu' il a été, le document filmé n'est pas là pour être cru mais
pour faire croire.
Collectif
Comédien
157
générale il n'a pas écrit lui-même, qui ne vient pas de lui,
qui peut rencontrer son désir de jouer, mais qui ne le repré
sente pas, lui, en tant que sujet de lui-même, en tant qu' être
singulier. Exceptions (quand ils jouent dans leurs propres
films) : Buster Keaton, Charlie Chaplin, Sacha Guitry, Clint
Eastwood, Woody Allen, Nanni Moretti, Robert Kramer,
Avi Mograbi. . .
Le comédien de cinéma se définit en ce corps filmé qui
fait comme si (fiction) il n'était pas filmé. Qui fait comme si les
effets du tournage sur son état ou sa forme ne devaient pas être
perceptibles. Qui fait comme s'il n'y avait ni caméra, ni équipe,
ni projecteurs, etc. Qui se déploie, autrement dit, dans un
univers imaginaire qui ne coïncide jamais avec les conditions
réelles de sa fabrication. Au diable le travail ! L' illusion d'abord.
L' illusion c'est qu' il n'y a pas de travail, ni de la part du comé
dien, ni de celles et ceux qui le filment, ni des spectateurs eux
mêmes. Nous appelons « travail » tout ce qui se construit, rêve
compris. D'une part, tous les tournages fatiguent, tendent,
usent les ressorts de chacun, et d 'abord du comédien ; d'autre
part, le comédien travaille à effacer ces dommages. La fiction
n'est pas l'histoire racontée qui n'est jamais qu'une histoire
faite comme toutes les histoires de mensonges et de vérités,
la fiction c'est tout bonnement le fait de dénier la réalité des
conditions d' émergence d'un récit. É noncé et énonciation ne
correspondent pas.
C 'est bien dans la mesure où il n'est pas là pour jouer lui
même, mais toujours un autre, que le comédien, au masculin
comme au féminin, peut jouer le rôle de surface de projection
où quelque chose de chaque spectateur pourra miroiter, appa
raître, disparaître. Cette fonction de miroir est sans doute
indispensable à toute société humaine : l 'humanisation (de
l 'animal, de l 'enfant, de l'homme ou de la femme) passe par
le stade de l'image. Nous ne sommes pas seulement des êtres
parlants ; les images, nos images, celles que nous fabriquons
comme celles que nous voyons, celles qui nous obsèdent, celles
que nous refoulons, sont ce par quoi nous nous reconnaissons
comme absolument singuliers et en même temps collés aux
autres. Le comédien, par la béance qu' il présente, accueille
(presque) toutes les images possibles.
Nous pouvons donc aimer ou haïr le comédien plus
que notre prochain. C'est en tout cas plus commode. Mais
en vérité nous ne pouvons qu'aimer le comédien, homme ou
femme, précisément parce qu' il n'est pas tout à fait un autre.
Arrivera bien le moment, le film, où il « nous appartiendra » ,
comme une production de nous-même, un familier. Et c'est
au fond ce que la pratique du cinéma dit documentaire peut
regretter dans la pratique du comédien de métier, que son
altérité, insaisissable, ne soit pas même opposable au film en
train de se faire. Nous sentons peser sur nos films la menace
réelle que celle ou celui qui est là au nom de sa vie propre nous
dise en ce même nom qu' il ou elle ne veut plus être dans notre
film. Divorce fatal. Il n'y aura plus de film. Les productions,
les studios se sont de tout temps prémunis contre ce risque à
force de contrats, de clauses, de chèques et d'avocats. Nous
n'avons pour viatique que la grâce fragile d 'une rencontre
accordée.
Commentaire
1 59
pendant . . . Mais ce work in progress ne l 'est plus tout à fait au
moment du mixage du commentaire. Lécriture du commen
taire tient compte du montage, plus que le montage ne tient
compte du commentaire (exception, l 'une des rares, peut-être,
le commentaire de Jean Cayrol et Chris Marker dans Nuit et
brouillard, Alain Resnais, 1954).
Si bien que par destination le commentaire arrive trop tard.
Rares sont les exemples où il est ex-aequo. Peut-être Le Chant
du styrène (1954), Resnais (encore) et Queneau ? Cette marque
d'après-coup donne au commentaire une mauvaise place. Le
spectateur voit toujours le film au présent. C'est le présent de la
projection qui se trouve être l 'unique temporalité de la séance.
Le commentaire qui commente les images ou les situations
que je suis en train de découvrir dédouble ce présent d'un autre
présent : celui de son écriture et de son enregistrement. Quoi
qu' il en soit de l ' intérêt ou de la pertinence de ce commen
taire, il ne peut apparaître que comme un effort (parallèle
et concurrent à celui du spectateur) de prendre en charge la
suite des situations, des images et des sons, qui se déroulent,
eux, au présent du spectateur - lequel se verrait ainsi précédé,
doublé, par un autre spectateur plus tôt venu voir le film. La
conscience d'une place seconde, donc conformée, est évidem
ment insupportable. La réponse du cinéma (digne de ce nom)
est double : ou bien, faire du commentaire la voix de l 'un des
personnages, ou de plusieurs, donc le réassocier à la diégèse, en
faire un élément non seulement jouant mais joué ; ou bien en
faire la parole de l 'auteur (rendu personnage à son tour), c'est
à-dire descendu sur terre, parmi les autres personnages, dans la
mêlée de l ' histoire racontée, donc le fragiliser, l'incarner - voir
les films de Joseph L. Mankiewicz (notamment Ali about Eve,
1950) ; ou bien encore, comme il est indiqué ci-dessous, faire
un commentaire au présent du film.
16 0
Commentaire en direct
1 61
les bergers peuls, les prostituées de Treichville ou les dockers
d'A bidjan . . . De ces paroles inimitables aucun doublage n'était
imaginable. Comment faire ?
En attendant la mise au point de l ' Éclair-Coutant 16 mm,
légère et blimpée, pour l 'enregistrement du son en direct et
en synchrone, c'est le commentaire en direct qui fournit une
réponse : réduire l'écart entre les images et les paroles. Pour
Les Maîtresfous (1955), Rouch enregistre lui-même ce commen
taire en direct, pendant une projection : il s'y implique en tant
qu'observateur, joue les protagonistes, interprète, s'investit
avec émotion. Pour jaguar (commencé en 1954 et terminé
en 1967), ce sont les personnages eux-mêmes, Lam, Illo et
Damouré, qui, enregistrés en direct pendant la projection,
commentent le film au moment même où ils le découvrent.
Le même processus est repris dans Moi, un Noir (1958).
Le film était monté. Il était projeté dans un studio (la
radio d'A bidjan). Dans la salle de projection, équipée d'un
micro, celles et ceux qui avaient tourné le film se voyaient
« eux-mêmes » projetés sur l 'écran. Ils intervenaient pendant
Mais ils prennent avec leur corps filmé, avec leur image, une
liberté absolument nouvelle dans l 'histoire du cinéma : « je »,
acteur et personnage, suis à la fois celui qui est là sur l 'écran,
celui que je suis dans la salle de projection, celui que j ' étais au
moment du tournage, celui que je suis devenu maintenant que
le film est fini et que j 'en connais la fin. Cette démultiplica
tion des instances du « moi » est le véritable trésor découvert
par Jean Rouch. Au cinéma, l 'un est multiple. Le sujet est
habité par tous les états du temps, hier, aujourd'hui, demain.
Pourquoi ? Parce que le sujet filmé et le sujet spectateur sont
dans un échange des places, dans un jeu d'embrouille sans
fin. Le film est déjà fini (pour Moi, un Noir, depuis 53 ans).
Pourtant, spectateur, je le vois et le vis au présent. Mais ainsi
le vivaient les acteurs du film, présents au tournage, présents
encore pour enregistrer le commentaire en direct. Le temps de
la projection et donc le temps du film est toujours le présent.
Mais la vraie puissance du cinéma est dans cette capacité qu' il
a de condenser et mêler les temps. Il y a bien sûr la toute-puis
sance de la figuration analogique, ! 'imperium de la ressem
blance ; il y a surtout ce mélange des temps, ou cette bascule,
qui fait que ce qui a été tourné hier (toujours), et monté hier
(toujours), nous arrive comme non encore achevé, au présent,
et donc, encore, au futur. « Commentaire en direct » est un
oxymore.
Continuité
166
au sol, comme si le regard supposé du personnage et le point
de vue du spectateur étaient en coïncidence. Deux exemples
cueillis dans Contes de la lune vague après la pluie (Kenji M izo
guchi, 1953). Au début, le potier, Genjuro, est accroupi sur le
sol, affairé avec ses poteries. Une voix, derrière lui, celle de la
servante de la Dame, lui désigne les poteries qu'elle veut acheter.
Quand Genjuro se retourne pour voir qui lui parle ainsi, il est
toujours accroupi, et le plan qui lui découvre pour la première
fois la Dame, dans la blancheur des vêtements qui la couvrent,
est une contreplongée. La position d' infériorité sociale et la
posture corporelle coïncident pour donner à cette apparition
de la princesse un caractère irréel, quoique solennel et impres
sionnant. À l'inverse, vers la fin du film, quand Genjuro se
retrouve à ramper sur le sol et à laisser voir au fantôme (la
Dame) le texte sacré peint sur son dos, la situation est cette
fois encore celle d'un champ-contrechamp en plongée-contre
plongée. Ce qui serait plus que légitime - dans un découpage
standard. Mizoguchi n'en fait rien : il n'y a pas de contrechamp
en contreplongée. C'est que, contrairement à la doxa laborieuse
des tenants de la « grammaire », le spectateur n'a nul besoin
de voir expressément figuré le point de vue du personnage
tant il est aisé à imaginer. Genjuro à plat ventre ne saurait voir
autrement que « d'en bas » son démon. Nous n'avons donc pas
besoin du plan « vu par Genjuro ». Nous l'avons déjà imaginé.
Nous sommes déjà dans la suite. Une charnière est sautée,
car elle n'est pas utile, le spectateur qui, comme le Dieu des
romanciers (selon François Mauriac), est partout à la fois, a déjà
intégré ce que pouvait être le regard de Genjuro sur la Dame,
et qu'il s'agit de passer à la suite. On comprend comment la
logique d'un découpage peut être un facteur de prise de retard
sur le spectateur, qui a déjà imaginairement construit, dans cet
exemple, ce que pouvait être le regard de Genjuro, qui n'a plus
besoin qu'on le lui montre. Il y a donc des figures de style qui
crispent ou qui plombent le montage d'une scène. Comme elles
sont souvent attendues, elles ne demandent qu'à être ellipsées.
Une contreplongée soustraite encre les lignes est en somme plus
puissante que la même, visible. L'art de montrer tient souvent à
la manière de ne pas montrer. Leçon de montage.
Couleurs
168
La caméra Technicolor est extrêmement lourde et le procédé,
coûteux, exige beaucoup de lumière au tournage. Un prisme
divise la lumière par densité et chacune des pellicule noir et
blanc est impressionnée par la densité correspondant à chaque
couleur primaire. Pour le tri-pack, la caméra n'a qu'un seul
objectif qui impressionne trois pellicules. Les couleurs sont
artificielles mais la superposition des trois pellicules produit
une belle profondeur des corps et des formes.
Pour le cinéma documentaire, tout au contraire, ce sont des
pellicules « amateur » qui donnent accès à la couleur sous une
forme plus légère. Avec le procédé inversible, on obtient directe
ment un positif - comme une diapo. Ce qui ne permet pas de
dupliquer des films dits « professionnels », réalisés, eux, à partir
d'un négatif et des copies de diffusion qui en sont tirées. Sur le
plan industriel, la prise de vues en couleurs s'allège d'abord avec
le procédé Kodacolor (puis Agfacolor en 1936), qui sera commer
cialisé à partir de 1928, avant d'être remplacé par le Koda
chrome en 1935. Cette émulsion est celle des documentaristes.
Quelques années plus tard, en 1950, le négatif Eastmancolor et
le Fujicolor, tous deux issus du procédé Agfacolor développé
sous l'A llemagne nazie, viennent détrôner le Technicolor pour
être employés aussi bien en fiction qu'en documentaire. LEast
mancolor a définitivement simplifié la question de la couleur en
utilisant une pellicule mono-pack. Il s'agit, là encore, de « coller »
avec le flux de la vie, de simplifier les médiations, d'être « léger ».
L'œil humain distingue dix millions de couleurs : cette
finesse dans les nuances ne peut être atteinte qu'avec le numé
rique et une image échantillonnée à 24 bits (au lieu des 10 ou
14 bits habituels). Au-dessous de cette (très) haute définition,
l 'argentique est plus fidèle dans la reproduction des couleurs,
avec plus de nuances dans .J es rouges et les carnations, mais
aussi une plus belle dynamique et une plus heureuse satura
tion des couleurs.
Tous les procédés de restitution des couleurs reposent
sur le principe de la trichromie, et c'est donc à partir des
trois couleurs primaires que les autres couleurs, comme
les nuances, sont élaborées. On ne parle pas de reproduc
tion mais de sensations de couleurs reproduites. En réalité,
il n'a j amais été possible de fixer les couleurs : elles existent
à nos yeux, en effet, comme des sensations . Les méthodes
qui ont été développées sont donc indirectes et s'articulent en
deux temps, analyse et synthèse. Les informations spectrales
correspondant aux différentes couleurs sont analysées en tant
que longueurs d 'ondes différentes, puis sont séparées pour
impressionner des supports spécifiques . Ce n'est donc pas
la couleur qui est enregistrée, mais sa valeur. La technique
est à l ' image du fonctionnement de l 'œil humain. En numé
rique, chaque photosite correspond à une couleur, comme les
bâtonnets de la rétine sont sensibles aux couleurs primaires.
En argentique, les teintes se superposent : leur synthèse est le
fait de la lumière qui traverse les trois couches sensibles. Ces
traces en noir et blanc sont colorées par un procédé photo
chimique : les couleurs sont obtenues par des colorants. Pour
le Technicolor, cela se passe au tirage. Pour les pellicules
mono-pack, les pigments sont « pris » dans la pellicule, fines
couches d' émulsion que la révélation chimique va rendre
visibles par oxydation . Les densités spectrales agissent sur
les colorants et c'est une instabilité qu' il a bien fallu rendre
stable pour que les couleurs soient reproductibles à l' iden
tique d'une copie à l 'autre. Nous sommes toujours là dans un
processus d 'imperfection qui nous rappelle que la réception des
couleurs est très subj ective, très imparfaite. Il a fallu norma
liser, standardiser, pour arriver à un ensemble de nuances à
partir d 'une sélection de seulement trois couleurs primaires.
Après 1931, les espaces colorimétriques ont été normalisés en
espaces XYZ - que l 'on retrouve aujourd ' hui dans le monde
numérique.
Le « rendu » des couleurs pose toujours la même question :
qu'en est-il de leur « réalisme », de leur aspect « naturel » ?
Les guillemets abondent puisque les couleurs au cinéma sont
parfaitement artificielles et convenues. Rien de « naturel »
dans toute cette chimie, tous ces calculs. L'enjeu principal
est tout simplement le rendu de la carnation, c'est-à-dire la
reproduction des nuances de peaux. C' était un avantage de
l 'argentique. L'une des premières utilisations des films Koda
color 16 mm était pour les films chirurgicaux : les nuances des
chairs étaient mieux rendues dans les opérations filmées. En
1931, les « sensitométreurs » de Kodak ont calculé « la longueur
d 'onde dominante de la carnation caucasienne ». Les résultats
filmés ont été soumis à l 'appréciation des spectateurs - qui
ont préféré une carnation plus bronzée, légèrement saturée
(François Ede, 2013).
Il n'y a pas de procédé couleur - argentique ou numérique -
qui ne présente une dominante. Kodak privilégie le rouge, Fuji
le vert. Les capteurs de cinéma numérique privilégient égale
ment le vert car c'est à travers cette couleur que passe techni
quement une partie de la luminance.
Le cinéma hollywoodien, riche en projecteurs et chefs
opérateurs de grand talent, a poussé le travail de la couleur à
un point extrême. Nous pensons par exemple au directeur de
la photo de Douglas Sirk, Russell Metty ( Written on the Wind,
1955 ; Imitation of Lift, 1958). Et comment ne pas rappeler
l 'étonnant travail de coloriste de Sergueï Paradjanov (Sayat
nova, 1968) ?
Au bout de l' histoire, il apparaît que la couleur vient
renforcer l ' impression de réalité et contribue fortement à
réduire l ' étrangeté native du cinéma. Avec l 'allongement des
écrans, avec le son, la couleur ramène le cinéma dans la sphère
dufamilier. Le spectateur est placé dans une situation de plus
grand confort : le travail (inconscient) de dénégation est moins
sollicité : je sais bien que le film n'est pas le monde visible, mais
il commence à se confondre avec lui.
Coup e (plan dit « de coupe »)
172
montés ? Le tournage en plan-séquence n' interdit pas, bien
au contraire, les déplacements de la caméra. Chaque change
ment d'axe ou de taille du plan inaugure potentiellement un
nouveau plan, montable avec les précédents.
On fait appel au « plan de coupe » quand, dans un montage,
il est impossible de « raccorder » un même plan, un même axe,
un même cadre sur lui-même, en en coupant donc une partie
- ou alors, on le fait, et c'est au prix d'une saute dans l ' image,
saute qui se voit, qui avoue la limite du montage, qui fait effet
d'une force plus grande que la force qui monte. (cf. jump eut.)
Croyance
1 73
en permanence toute dérive hallucinatoire. La question de
la durée est centrale. Elle est ce qui interdit l 'absolu d'une
croyance. Le truquage auquel on peut croire, dans un état de
soumission, ne peut durer plus de quelques minutes. Le récit
reprend ses droits, le vraisemblable tellement lié à la nature
-
1 74
condition réelle est l 'enjeu du film : le spectateur est invité à
entrer dans un monde imaginaire, un monde d'artifices, un
monde de faux-semblants plus ou moins vraisemblables. La
contradiction entre les deux pôles (le « réel » dans la salle/
l ' imaginaire sur l 'écran) est toujours présente, ce qui veut dire
que les deux pôles sont maintenus en dépit de leur contra
diction, même si l 'un ou l 'autre devient par moments domi
nant. Illusion et conscience sont dans un rapport de nécessité
réciproque. Croyance et doute apparaissent alternativement,
comme les deux côtés d'une même monnaie, tantôt pile,
tantôt face. La croyance du spectateur est habitée par le doute,
elle est tendue de doutes : est-ce bien vrai ? est-ce arrangé pour
le film ? est-ce une mise en scène ? est-ce un comédien ou une
personne réelle ? La place du spectateur est celle de ce jeu où
il devient impossible d'être sûr que le faux soit faux, et le vrai,
vrai. Si toute représentation a pour principe de bousculer nos
habitudes quant au vrai et au faux, le cinéma a poussé le jeu à
ses limites : To Be or Not to Be (Ernst Lubitsch, 1942).
Il n'y a donc pas de possibilité qu'un film fasse naître un
spectateur fanatique. Le doute mine toujours la croyance, il
est au cinéma sa condition et son bénéfice. C'est un régime de
croyance singulier que nous propose l 'expérience de la séance.
Croire et ne pas croire tout à fait, croire et ne pas croire en
même temps. Ne pas perdre conscience au plein de l ' illusion.
Le théoricien n'a pas à inventer un spectateur critique : tout
spectateur est dans cette place où ni la croyance ni l ' illusion
ne peuvent être absolues, entières, sans dehors. Spécificité
du cinéma, qui sans doute donne à croire plus que les autres
modes de représentation, mais qui ne donne à croire que pour
autant l 'on puisse aussi ne pas croire tout à fait. Si croire est
mon désir, mon désir est moi, donc pas tout. Si je désire être
trompé, j 'y prends ma part, donc je ne suis pas trompé du tout
au tout.
Cet entre-deux caractérise le cinéma. Les choses, les êtres,
sont là et ne sont pas là. Drôle d' évocation de la physique
1 75
quantique. Une sorte de principe d'incertitude ou d'indéter
mination traverse à tout moment la place du spectateur. C'est
ce qui la distingue, cette place, de celles qui sont les nôtres
en toutes circonstances hors des salles de cinéma : dans la rue,
le bureau, l 'atelier, le théâtre, le café, etc. Au cinéma, il est
impossible de définir avec certitude ce qui relève du vrai et ce
qui relève du faux. La dénégation fondatrice de notre place
de spectateur est précisément ce qui permet de supposer les
contraires compossibles. Sommairement, disons que le principe
de non-contradiction (« Il est impossible qu'un même attribut
appartienne et n'appartienne pas en même temps et sous le
même rapport à une même chose », Aristote, Métaphysique)
se trouve suspendu pendant le temps de la séance de cinéma.
Le beau et le laid sont échangeables ou également désirables,
le bien et le mal, le masculin et le féminin, etc. Le spectateur
trouve dans cette suspension des modèles sociaux ordinaires
l 'occasion d'exercer une liberté, mince et fragile, mais qu' il
ne peut connaître dans l'ordre de la vie sociale, où l'organi
sation de la société et les formes de pensée qui la déterminent
imposent de choisir entre A et B, X et Y, etc. Au cinéma, on
ne choisit pas, on « est choisi » par les signifiants que le film
déploie.
Décadra ge
177
Pendant le tournage en 1962 du Moindre geste (Fernand
Deligny et Jean-Pierre Daniel), la présence de la caméra est
conçue comme celle des soignants : la présence d'un proche. La
caméra de Josée Manenti tente de s'approcher des deux jeunes
gens, déclarés « autistes » , qui sont suivis par Fernand Deligny.
Mais il s'agit en même temps de faire ressentir quelque chose
de leurs lignes d 'erre, c'est-à-dire, pour nous, de leur liberté,
d'un rapport au monde non conforme. Yves, au verbe si riche,
si transgressif, si drôle, ne s'adapte guère au cadre : son grand
corps comme ivre paraît sans cesse vouloir s'en échapper, et
la cadreuse est ainsi, souvent, forcée de le filmer en plan très
large, tellement ses trajets sont peu prévisibles. Yves ne se laisse
pas « encadrer ». Il échappe au cadre pour suivre une aventure
qui nous échappe elle aussi.
Même en mouvement, le cadre est une fixation du visible,
une affirmation : « C'est ainsi » , « Muss es sein » (Robert
Kramer dans Berlin 10/90). Cadrer revient à dire avec force :
voilà ce qu' il convient de regarder, voilà ce qui est regard !
Voici la bonne image, le bon moment, le bon point de vue !
Des cinéastes ont voulu décentrer leur regard pour ne pas faire
subir cette arrogance au monde. Quelle est « la » bonne image ?
Comment ne pas choisir ? On connaît la réponse de Johan
Van der Keuken : jouer à la fois cadrage et décadrage. Sur un
marché indien, il filme le chou-fleur, puis dans le même plan
décadre sur les haricots, puis les patates douces. Sur le marché,
il y a plusieurs légumes. Lequel filmer ? Pourquoi choisir l 'un
plutôt que l 'autre ? Il y a ça, et puis ça, et encore ça. Et un
mendiant. Tout est filmé dans un même geste fait à la fois
de cadrages et de décadrages : un cinéaste qui filme quand il
cherche. Cette recherche est guidée par une inquiétude, le désir
de décentrer son regard et, à la fois, d' inscrire une impression
immédiate. Cadrer/décadrer façonne une mémoire du tour
nage. Nous sommes entraînés par l 'étonnement du cadreur
devant ce qu' il découvre au tournage, et que nous voyons alors
comme son plaisir même à filmer. Le cadre est jubilation.
Comment ne pas recommencer toujours la reproduction
mécanique du monde visible par des lentilles façonnées selon
la perspective du Quattrocento ? Comment sortir de cette
« routine » ? Roberto Rossellini, à partir du milieu des années
1 79
installations de Tinguely, le gardien qui parle dans son talkie
walkie. Tout ce qui fait un musée vivant. Le hors-champ lié à
tout cadre est ici en somme rendu imprévisible. Le regard non
cadrant de Rossellini se conjugue avec la supposition de cadre
dont ce regard, par expérience, est porteur.
Découpa ge
180
un plan déterminé pour tel ou tel moment d'une scène. Et
non pas toute la scène fil mée plusieurs fois de plusieurs axes
et selon plusieurs focales. Il convient de voir ou de revoir
les films de Fritz Lang pour constater à quel point un plan
et ceux qui l 'entourent sont dans une sorte de nécessité qui
rend impossible un montage différent : Moonfleet (1955) , puis
Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou (19 58) .
À peu près tout l e cinéma dit « documentaire » , et une
partie remarquable du cinéma dit « de fiction » se font sans
découpage, se font même contre l ' idée de découpage. Il s'agit,
on le comprend, de préserver au moment du tournage toutes
les libertés, toutes les sorties de route, en s'ouvrant à la voix de
l'instant. Il est donc possible de mettre en œuvre un découpage
empirique, chaque plan tourné pouvant appeler un autre axe,
une autre valeur, un autre mouvement. Dès lors, le montage
est assez souvent capable de rétablir après coup l ' hypothèse
d'un découpage, ce qui veut dire que chaque situation filmée
sans planification préalable est porteuse d'un ou de plusieurs
découpages. Pour le spectateur, après-coup comme avant coup
arrivent toujours au présent. Ce qui est décalé, désynchrone,
dans le moment de la fabrication, arrive inévitablement
« synchrone » sur l'écran. Cet écart entre temps du faire voir
18r
Déné gation
Dié gèse
186
Dispositif
Divertissement
188
la maison, le petit monde des familiers . . . tout cela a été avalé
sans questions dans la mesure où c' était divertissant.
Que faut-il au spectateur critique d'aujourd ' hui ? Apprécier
le divertissement mais en connaissance de cause ; passer d'une
immersion idéologique peu consciente à une conscience plus
lucide de la dimension publicitaire de tout divertissement . . .
Ce ne sont pas les énoncés qui peuvent inquiéter, ce sont les
formes : elles agissent plus subtilement, par imprégnation. La
comédie ne déploie pas toujours des formes paroxystiques (The
Party de Blake Edwards, 1968 ; ou les films de Jerry Lewis, ou
ceux de Toto). Elle se contente souvent du minimum (Intou
chables, É ric Toledano et Olivier Nakache, 2on), et c'est
d'abord cela qui est idéologique. Ajoutons que la finalité du
divertissement est précisément d'occulter l 'aliénation dont il
se veut le remède. Le divertissement nous dit : « Jouissez de
ce qui vous aliène pour l 'oublier. » Il y a donc une jouissance
de l 'aliénation, qui n'est ni à condamner, ni à encenser : reste
à souhaiter que cette jouissance en soit vraiment une, et donc
un transport du sujet hors de ses gonds habituels. Oublier
que l 'on est aliéné (au marché des biens culturels par exemple)
pourrait alors être le point de départ d'une désaliénation.
Toute passion y compris celle qui affecte ces biens culturels
(musiques, films, etc.) pourrait être, en tant que passion, le
remède dans le poison. Méritent estime toutes celles et ceux
qui s'adonnent à leur passion, ne serait-ce qu'au souci d'une
collection, aussi futile puisse-t-elle paraître, boîtes d'allu
mettes ou étiquettes de chocolat (les enfants que souvent nous
fûmes) : ils en ont le soin et le souci, qualités qui, elles, ne sont
pas marchandes, quand bien même leur objet tient au marché.
Ce qui peut préoccuper, en revanche, ce sont ces spectateurs
distraits jusque dans la distraction, qui n'y croient donc qu' à
moitié, ne s'y investissent qu'au minimum, distraits même de
ce qui est censé les divertir. « Passer le temps » : non, pas au
cinéma. Au cinéma, on partage (on « vit ») le temps qui passe
sur l' écran.
Documentaire
192
la place du spectateur, y impliquant une tension qui ne peut
qu'être ressentie, fût-ce de façon sourde, par les spectateurs.
Filmer aux bords du réel. Changer constamment des bouts de
réel (celles et ceux que l 'on filme, leur habitus, leurs proches,
leurs décors, etc.) en bouts de cinéma reste une opération à la
fois risquée et pleine de grâce. Il y a dans cette expérience, d'un
côté comme de l 'autre, quelque chose de la corne du taureau
dont Michel Leiris avait souci.
Pour le spectateur, à l ' i ntérieur de la représentation, rien
n'est jamais tout à fait certain. C'est pourquoi, pour relancer la
croyance du spectateur, il convient dans l 'art documentaire de
faire apparaître d'une façon ou d 'une autre l 'article fictionnel.
Paradoxe : ce qui se présente comme absolument documen
taire peut avoir été truqué ; ce qui se présente comme fabrica
tion artificielle peut devenir source de croyance et passer pour
vrai. En ce sens, l 'opération documentaire est plus complexe :
il faur à la fois désigner la fausseté des médias et s'appuyer
sur le bain d'informations où nous sommes plongés pour,
d'un côté, mettre en jeu la dimension corrosive et critique
du doute cinématographique, et d 'un autre côté, valider ce
que l 'on montre et que l 'on tient à distinguer du spectacle
informatif.
Cela nous fait entendre que l 'opération cinématographique
reste réfractaire à la représentation de la mort documentaire.
Ce qui est accepté en fiction ne l 'est plus en documentaire.
Nous en déduisons que le principe de passage de la mort à
la vie est bien ce qui anime le cinéma. Ou bien la mort est
fausse, et le cinéma triomphe. Ou bien elle est vraie, et le
cinéma peine à la montrer. Le processus qui va de l 'analyse
(suite d ' images fixes, parfaitement inertes) à la synthèse (mise
en mouvement de ces images fixes pour créer l ' illusion qu'elles
sont devenues mobiles, c'est-à-dire « vivantes ») , ce processus
rencontre cette forme particulière du désir de voir qu'est le
désir de voir encore et sans.fin, le désir que ça ne s'arrête pas, le
désir que ça reparte : la séance de cinéma dénie la pulsion de
19 3
mort. « Toujours vivant » est à la fois le mot d'ordre du cinéma
et celui des morts de fiction qui le peuplent.
Cette distribution a été fortement transgressée dans les dix
dernières années. La diffusion massive des petites caméras
amateur puis des téléphones portables a mis les cinéastes
amateurs ou les simples passants en mesure de filmer les guerres
depuis les rues et leurs balcons, les catastrophes, tsunamis
et séismes. Nous avons vu défiler de « vrais » morts sur nos
écrans. Et nous y avons cru, car si l 'on peut accepter l ' idée que
la dissémination des « petites » caméras rend les événements
plus filmables qu' ils n'étaient, les filmeurs étant déjà sur place,
on n'imagine pas en même temps que ces images aient pu être
truquées. Il y a donc validation de la mort filmée par le carac
tère accidentel de la prise de vues. Les images « amateurs »
confèrent une nouvelle légitimité au document audiovisuel.
Lhistoire non seulement des techniques, mais de ce qu'elles
suggèrent comme manières defaire, affecte, on le voit, les moda
lités de croyance du spectateur. Le spectateur allemand de 1945
était supposé, par Sidney Bernstein et son conseil Alfred Hitch
cock, capable et/ou tenté de soupçonner de truquage les images
de dizaines de milliers de cadavres empilés au camp de Bergen
Belsen, libéré par les Anglais. Il avait fallu qu'Hitchcock suggère
des formes pour contrer ce soupçon (panoramiques reliant les
regards des soldats ou des témoins aux amoncellements de
cadavres ; images d'une Allemagne paisible et romantique aux
alentours même du camp). Quarante ans plus tôt, Georges
Méliès pouvait filmer dans son studio de Montreuil un acteur
jouant le capitaine Dreyfus à l'île du Diable, dans une « actua
lité reconstituée », à laquelle le spectateur était supposé croire.
Et l 'année même qui précédait Memory of the Camps, 1943, le
film de Roy Boulting, Desert Vîctory, pouvait mélanger scènes
tournées aux premières minutes de la bataille d'El-Alamein
(Tripolitaine) avec des séquences tournées en studio : la bataille
se déclenchait à minuit, il n'y avait pas de lumière pour filmer,
il fallait donc reconstituer les assauts britanniques en studio, à
1 94
Pinewood, pour qu'on y voie quelque chose et surtout qu'on
puisse être touché par les gros plans des soldats en marche . . .
Fiction ? Documentaire ? Cinéma ! On comprend que le
faux peut servir le vrai, quand le vrai ne peut plus rien. Les
films de montage retraçant la « guerre du désert » ont choisi
de montrer, pour illustrer la bataille d'El-Alamein, les plans
tournés en studio. Le faux tient le vrai dans sa main.
Au tout début du cinéma, donc, Georges Méliès, en même
temps que les fantasmagories qui ont fait sa gloire, avait imaginé
la puissance documentaire du cinématographe naissant sans sortir
de son studio de Montreuil : les événements étaient reconstitués
avec acteurs et décors (c'est ainsi que sont tournés les différents
tableaux qui forment le long-métrage L 'Affaire Dreyfus, 1899).
Mieux, l 'autorisation de tourner en direct le couronnement
d' Édouard VII à Westminster lui ayant été refusée, il n'hésite
pas à le reconstituer en studio (1902). Ceci nous en dit long sur
le flou qui affecte la perception du film comme document.
19 5
désirons pratiquer sont trop pauvres, précisément, pour s'offrir
de telles merveilles techniques. On peut imaginer en revanche
de simples plateformes à roulettes ou à roues pneumatiques,
éventuellement à fabriquer soi-même - ou à acheter dans les
magasins de sport comme les skateboards de Gus Van Sant.
Les levers et couchers d'une grue sont plus difficiles à bricoler.
Pourquoi tourner en mouvement dans les films documen
taires ? Pour varier les axes de prise de vues sans couper la prise,
tourner en plans-séquence (de plus ou moins longue durée)
sans interrompre le tournage pour changer d'axe. Filmer la
parole pose un problème spécifique : le sujet parlant à la fois
se trouve et se perd dans sa parole même - à condition qu'elle
se déploie dans une certaine durée, en toute liberté, sans
horloge ni consignes. Le sujet parlant habite sa parole comme
elle l'habite. L'enregistrement des corps et des paroles dans la
durée, sans coupures, recrée une situation d'association libre
qui est reçue par le spectateur comme une improvisation sans
filet, l'exercice, en effet, d'une liberté qui lui paraît être aussi
la sienne. Rien de pire, croyons-nous, que ces entretiens réglés,
ces paroles comptées, ces canevas imposés. Le cinéma docu
mentaire travaille à faire apparaître la subjectivité de celles et
ceux qu' il filme. Et cette subjectivité réclame la liberté. La
parole non contrôlée est le médium de cette subjectivation.
Reste à monter cette parole filmée en longueur : c'est là que
jouent les changements d'axe sur travellings. Il s'agit de couper
dans la parole, oui, pour la ramener aux dimensions d'un film
(dimensions qu'elle déborde presque toujours dans les rushes)
- mais de couper sans que ces coupes n'apparaissent comme
des interventions arbitraires d'un réalisateur qui aurait choisi
pour nous. Le spectateur a raison de croire que cette parole
filmée est libre, si on ne le contraint pas à constater qu'elle est
coupée, montée, retaillée. La figure du réalisateur présent dans
son film par les coupes qu' il fait subir à la parole des person
nages, figure de maîtrise, ne nous intéresse pas autant que peut
nous intéresser la parole filmée des personnages, vus comme
libres dans le film, quand bien même ils parlent d'une liberté
réduite pour eux dans le travail ou dans la vie. Le réalisateur,
ne nous en déplaise, n'est pas l 'objet du désir du spectateur,
n'est pas non plus le truchement de son désir. Le spectateur
compose son tableau à partir des corps et des paroles filmés,
des durées, des manques, des hors-champs, de ce qu' il en fait
- qu' il ne sait pas vraiment lui-même. Mais les spectateurs
que nous sommes tiennent à vivre le film comme un bout de
liberté dans un monde qui en manque. Or, une parole coupée
quand ces coupes affectent de se faire voir ne nous dit rien de
libre. Le travelling latéral de part et d'autre du sujet parlant
nous fait basculer d'un axe dans un autre et ouvre donc la
possibilité de couper dans la parole enregistrée sans que ces
coupes se perçoivent comme des interventions autoritaires de
l'auteur. Pourquoi masquer l ' inévitable contrôle de ceux qui
font le film sur la parole de ceux qui sont filmés ? Mais pour
le spectateur, bien sûr, pour qu' il puisse croire, même si c'est
un leurre, que le sujet parlant a joui de sa liberté tout le temps
du tournage. I..:apparente liberté du personnage, pour illu
soire qu'elle puisse être, rencontre le désir et même le besoin
de liberté du spectateur. Nous n'allons pas au cinéma pour
nous faire signifier par un maître qu'il a tout droit de couper
dans la parole de l 'autre filmé. Nous lui accordons volontiers
cette prérogative. Mais nous ne nous y engageons pas. Nous
avons besoin de rêver les personnages des films documentaires
comme des personnages de fiction, capable d'imposer à leur
auteur, romancier ou cinéaste, leur propre loi. Landenne règle
du raccord avait cette intention : nous faire croire que la scène
filmée pouvait se dérouler hors de l ' intervention autoritaire du
cinéaste. Elle avait sa logique, sa dynamique propre, sa vie, en
somme, qui mettaient les auteurs à distance. Le retrait de l 'au
teur a pour sens et pour finalité l 'avancée du spectateur dans
le film. C'est ce que nous appelons « croire ». Sans quoi les
films ne seraient que des livres d ' images, des albums photos à
feuilleter paresseusement - et surtout, sans risques.
19 7
Doubla ge
Écouter
199
ce cinéma dit documentaire, le son est un système d'orienta
tion, il appelle la mise en images. La scène à filmer se déve
loppe hors-champ et seul le son peut nous l 'apprendre. Ceci
revient à dire que le spectateur, en dépit de la prégnance des
images, en dépit de la surdétermination de la pulsion scopique,
est d'abord un écoutant. La domination mentale de l 'image
nous conduit à « oublier » les rôles initiateur et organisateur
du son, qui tiennent précisément à ce qu'il n'est pas toujours
cadré, pas déjà cadré, qu'il reste comme un invisible horizon
des images. Il n'est pas absurde de noter que c'est désormais
du côté du travail des sons, de leur relation complexe avec
les cadres, que doit être contrée la pression délétère des flux
d'images charriant des flux sonores non élaborés.
L'écoute précède la vision du cadre.
Ce que le cinéma direct recrée - logiquement - c'est
l 'écoute comme condition même de transmission de la parole.
Le magnétophone est l ' élément essentiel du couple image
son. Les très mauvaises habitudes héritées de l ' école nous
font tenir la prise de parole, l ' intervention verbale pour un
acte, un agir. Mais l ' écoute ? Comment ne le serait-elle pas
bien davantage ? Comme Gilles Deleuze le notait dans les
années soixante-dix, ce n'est pas la parole qui manque (à la
radio, à la télé, dans les relations intersubjectives), non, pas la
parole mais l 'écoute. Qui écoute qui ? Le cinéma direct tient
toute sa puissance d'écouter effectivement celles et ceux qu' il
filme et de leur faire percevoir et sentir que cette écoute réelle
est réellement un acre, une action, un faire, un engagement
de l 'être et non point un semblant. C'est donc en ce sens
que la médiation cinématographique est appelée à prendre la
place des échanges intersubjectifs de la vie ordinaire. Dans
« la vie » , qui écoute qui ? Qui regarde qui ? Qui voit qui ?
200
Écran, écrans
20I
choses. De l 'écran de nos ordinateurs, où les lettres de ce livre
même sont inscrites l 'une après l 'autre, aux milliers d'écrans
de contrôle à travers nos vies : contrôles de nos corps ; de
nos intérieurs, viscères, squelettes, neurones, rétines (écrans
elles aussi) ; de nos extérieurs : allées et venues, parkings,
rues, banques, boutiques ; de nos représentations : écrans des
appareils photos et caméras, webcams, miroirs paraboliques,
téléphones portables, tablettes, salles de cinéma, télévisions,
publicités, affiches lumineuses, etc. Un monde bardé d'écrans
comme autant de miroirs et de barrières à la fois, images chan
geantes qui sont aussi des pièges. Le Grand Observateur, le
Mabuse du Diabolique Docteur Mabuse (Die Tausend Augen
des Dr. Mabuse, Fritz Lang, 1961) est partout. Nous n'avons
même plus besoin de le citer, de le fantasmer. Il est en nous,
avec nous, dans nos mains et nos yeux. Jamais non plus nos
yeux (plus que nos oreilles) n'auront été soumis à de telles
pressions, sujets à de telles tentations ou séductions, glissé sur
autant d'horreurs.
Effacement
202
spectateur, soumis à la fatalité de l 'effacement, la perte, l 'oubli
deviennent des facteurs actifs de sa relation au film et même
du caractère intime de cette relation, puisqu'aucun de nous
n'oublie tout ni les mêmes choses. I.:incessante plongée dans
l 'oubli de ce qui s'est trouvé passer sur un écran renforce l 'effet
de présent qui gouverne la séance. Tout a lieu ici et maintenant.
Ce qui est perdu n'est pas rattrapable, ou seulement dans les
échos qui s'en feront sentir dans la suite du film. (cf. Récur
rence.) Le cinéma, par définition répétable, un film pouvant
avoir cinquante ou mille copies, lesquelles peuvent passer cinq
ou six fois par jour dans les multiplexes des grandes villes, est
paradoxalement l'occasion d'une fois unique. La répétition et
l 'oubli forment un couple redoutable.
2 03
Effet Schüfftan
Ellipse
20 4
Le mouvement en est légèrement accéléré : sans cette ellipse
il paraîtrait ralenti. Raccorder deux bords d'une coupe, deux
bouts d'un plan en mouvement n'est possible qu'en « faussant »
le raccord : un raccord arithmétiquement juste, c'est-à-dire ne
supprimant rien des deux bouts à coller ensemble, aboutirait
au contraire de ce qui est recherché, soit une sorte de redon
dance. Le temps, ici, est l'ennemi de l 'espace. Ellipses insen
sibles encore, bien que plus manifestes, ces raccords qui font
passer les personnages de l 'extérieur à l ' intérieur d'une voiture,
ouvrir une porte, traverser une rue, monter un escalier, sortir
d'un ascenseur, etc.
Le « temps réel » n'est presque jamais filmé et quand il
l'est, il détruit tout naturalisme Ueanne Die/man, 23, quai
du Commerce, ro8o Bruxelles, Chantal Akerman, 1975). Art
du temps, le cinéma nous a formés au principe d'accélération
d'actions considérées comme machinales ou sans enjeu drama
tique. Et nous sommes tellement entraînés à ces cascades
d'ellipses apparemment sans conséquence autre que de nous
faire arriver plus vite au prétendu « cœur de l'action » que les
films qui n'en font pas, ou moins, semblent à nombre d'entre
nous d'une « lenteur » insupportable. Il y a donc un paradoxe
temporel dans le passage au cinéma d'une action de la vie ordi
naire. Sur un écran, cadrée, éclairée, portée par des corps, l'ac
tion filmée appelle son abréviation. Et nous pouvons supposer
que le cinéma depuis un siècle, dans le commerce des formes
et des intensités, est le premier responsable de cet irrésistible
désir d 'accélération qui s'est emparé de tout et de tous (Paul
Virilio, 20IO ; Hartmut Rosa, 20I3). Nous vivons en fait, et
ne pouvons faire autrement que d'aller et venir dans un autre
tempo que celui qui représente nos gestes et nos actions dans
les films. L'écran de cinéma serait alors le « miroir » où nous
nous verrions accélérés. Allant plus vite, autrement dit, à la mort.
Au plan de la diégèse, l'ellipse est une figure de style qui a
pour effet de contracter la narration, d'en souligner le rythme
propre, d'écarter tel épisode tenu pour secondaire ou dont il
20 5
est pensé, à l ' inverse, qu' il aura plus de poids écarté du récit,
creusant celui-ci d'une question sans réponse (Shokuzai, celles
qui voulaient se souvenir, et Shokuzai, celles qui voulaient
oublier, Kiyoshi Kurosawa, 20I2) . Depuis qu' il y a des fi lms de
long métrage, il y a des ellipses. Tout récit, cinématographique
ou non, met en jeu des sautes temporelles, des ruptures, des
raccords ou des contrastes, et le cinéma hérite en la matière
des romans du x1xe siècle (L'Éducation sentimentale, Gustave
Flaubert, 1869, telle que l 'analyse Carlo Ginzburg : l 'ellipse est
« un espace blanc » qu' il s'agit de « déchiffrer »). C'est évidem
ment du côté de l ' écriture du scénario que l'ellipse se conçoit,
qu'elle joue à la fois comme séparation et articulation.
Enreg istrement
Étalonnage
206
nage classique était un compromis entre toutes les tensions
de l ' image. Avec l'étalonnage numérique, il devient possible
d'intervenir sur chaque partie de l ' image et donc d'aller vers
un ensemble discordant (même si la chose est rarement jouée).
Est posée la question de l 'ensemble. Quand les parties d 'une
image (par exemple) sont relativement solidaires les unes des
autres {les couleurs, par exemple), c'est une conception du
monde comme possiblement riche d ' interdépendances qui est
en jeu. Quand chacune des parties ou des couleurs peut être
traitée isolément, l ' idée d'un ensemble organique disparaît.
Faut-il insister ? On voit comment une idéologie de l ' individu
séparé l 'a emporté sur l 'autre version, celle d'une solidarité de
fait des uns et des autres. La dislocation généralisée achevée
par le Capital dans sa version dite « néolibérale » a précipité les
parties hors de l 'ensemble qu'elles formaient. Lire les journaux,
ouvrir les yeux et les oreilles : on ne voit que cela, anciennes
liaisons défaites, peuples errants, expulsions et camps de
fortune mondialisés. Nous voici loin de l 'étalonnage, dira
t-on. Pas si sûr. Le traitement des images, comme celui des
sons, évolue historiquement, non seulement en fonction des
évolutions techniques, mais en même temps que celles-ci, en
fonction des conceptions dominantes.
Éthique
207
aussi un rappel des consciences. É thique vise ici à la fois ceux
que nous filmons, qu' ils soient comédiens de métier ou gens
divers, et ceux, spectateurs, à qui nous adressons notre film.
Il n'y a pas de demi-mesure : ce que nous faisons de l 'autre
filmé, nous le faisons du spectateur. Oui, le cinéma documen
taire nous fournit la référence : les non-comédiens à qui nous
demandons de jouer leur rôle, il nous importe qu' ils gagnent
en dignité, comme nous importe la dignité du spectateur. On
ne le sait que trop, les émissions à scandale, les shows vulgaires,
les « télé-réalités » qui ne sont que mensongères et avides de
sensations grossières, tout cela fabrique un « modèle » de spec
tateur « rentable » mais en tout déchu de ses propres valeurs.
Le geste cinématographique n'est que très rarement celui-là.
Les personnages peuvent être méprisables ou odieux (Quinlan
dans Touch of Evil, La Soif du mal, Orson Welles, 1958) : il
n'y a pas de connivence possible avec le spectateur. Quand
Comolli filme les campagnes électorales à Marseille, tous
les personnages politiques sont considérés comme dignes, et
quand il arrive qu' ils ne le soient pas au moment même où
ils sont filmés, tout est fait pour leur rendre un minimum
de cette dignité sans quoi le spectateur est privé lui-même de
toute dignité. Le cinéma n'est pas un cirque de gladiateurs. Le
spectateur de cinéma n'est pas là pour jouir du supplice ou
de la déréliction de l 'autre filmé. Filmer la dégradation de cet
autre que nous filmons c'est aussi proposer à notre spectateur
de se joindre à cette dégradation. Nous oublions volontiers
que les programmes ou les films que nous voyons ne sont pas
seulement porteurs d'histoires, de fictions, de personnages,
d 'aventures, mais qu' ils représentent (que nous l 'ayons ou non
voulu) des modèles de comportement, de relation à l 'autre, de
considération de l 'autre. Comment croire encore à ce fantôme
inconsistant de « l 'être ensemble » quand on voit à la télévi
sion tel ou tel « animateur » mépriser ouvertement tel ou tel
de ses interlocuteurs, le ridiculiser, rire de son ridicule ? Et cela
arrive pratiquement dans tous les programmes de télévision
208
où des « bataill es » orchestrées par des journalistes sournois
(il suffit de voir leur sourire en coin) opposent tel people à tel
autre. Et cela arrive tous les soirs dans notre pays, et cela est
repris en boucle sur les sites vidéo actifs sur l ' I nternet. Nous ne
savons pas à quel fond d' indignité ou de vulgarité pouvaient
tomber les spectacles romains. Lire Rabelais, grand polémiste,
ou Swift, autre trancheur de consensus, ou Flaubert, fracas
seur de lieux communs, nous guérit de la tentation de rire
avec les maîtres. Mais il n'y avait pas encore la télévision dont
nous jouissons aujourd'hui : les petits malins pouvaient sévir
sans laisser de traces. Tel n'est plus le cas. C'est même tout le
contraire puisqu'u n véritable négoce amiable de bouts de leurs
sketches les plus odieux se développe sans fi n sur YouTube.
Ce mépris se distille de façon moi ns directe, plus diffuse,
dans les films qui relèvent de l ' histoire du cinéma. Il y a ceux
qui n'en savent rien, dommage pour eux, et ceux qui, tout
en n'en sachant rien, se placent dans l'orbe de cette histoire.
Comédie pour comédie, peu importe l 'année. Burlesque pour
burlesque. Oui, Louis de Funès est moins génial que Buster
Keaton ou que Toto. Mais il joue le même rôle. Toujours à
propos des rapports des forts aux faibles. Le culte ci némato
graphique de la violence ou de la force qui ne trouve plus de
Charlot ou de Toto pour lui tenir tête, ce culte gagne i nsidieu
sement la plupart des spectacles et la plupart des spectateurs.
Les j eux vidéo ne proposent pas des promenades amoureuses
dans des j ardins idylliques. Le mépris res te le carburant prin
cipal de beaucoup de films actuels. Le spectateur ou le télés
pectateur, installé dans une place qui de toute façon le laisse
souverai n, ne voit rien qui s'oppose aux facilités de la conni
vence ou de la complaisance, rien, si ce ne sont les formes elles
mêmes. Filmer comme être filmé est une épreuve dont tous ne
sortent pas indemnes.
Le cinéma n'est pas là pour achever les faibles et faire triom
pher les puis sants. Pourquoi ? Les spectateurs eux-mêmes sont
parmi les faib les, d'une manière ou d'une autre, et le savent,
20 9
qu' ils le dénient ou non. Et les puissants ne vont au cinéma
que pour mieux mépriser ceux qu' ils méprisent déjà. Il se peut,
bien sûr, que la faiblesse ordinaire d'un spectateur soit redou
blée ou confirmée par l 'état d ' incapacité où le place le dispo
sitif cinématographique, il se peut que ce spectateur désire par
quelque côté compenser sa difficulté de vivre par la toute-puis
sance prêtée aux hyper-personnages actuels. C'est un choix où
rien n'est obligé. Je peux choisir à tout moment le pire, ce qui
me console de mon aliénation ordinaire par une aliénation
plus grande encore {les jeux vidéos en donnent l 'exemple) ; je
peux choisir au contraire de jouir de la revanche symbolique
ou morale que les faibles prennent sur les forts, l 'esprit de ruse
(Ulysse, Charlot, Toto) sur le mépris des puissants. Notre
hypothèse politique est que le spectateur se trouve en réalité,
hors de la salle, dans une situation sociale ou personnelle plus
ou moins difficile : nous le sommes tous ; en crise : nous le
sommes tous. Et que la séance de cinéma opère non pas tant
comme scène de compensation que comme moment de pause,
de suspens, où les pressions du dehors sont atténuées, allégées.
Il arrive donc que ce spectateur légèrement décadré puisse de
nouveau, pour un moment, retrouver le goût de la liberté. Le
spectateur, tout spectateur, est supposé et posé par le cinéma
comme l'alter ego d'un autre spectateur, l 'alter ego de ceux qui
font les films, qui ne sont pas des « êtres supérieurs » .
Faux raccords
Tout plan raccorde avec tout autre plan. Il n'y a donc pas
de « faux » raccords : des mauvais raccords, peut-être. Imper
fection ou ratage que l'on peut provoquer, autrement que par
sa seule maladresse. Quand Jean-Luc Godard a dû raccourcir
le premier montage d '.À bout de souffle (1959), il a pensé à Moi,
un Noir (Jean, Rouch, 1958). Film tourné, nous l'avons dit
et répété, avec une petite caméra Bell & Howell qui s'arrê-
210
tait toutes les 25-30 secondes parce qu' il fallait en remonter
le ressort. Rouch filmait en supposant la durée du plan, ce
qu' il pouvait en anticiper, mais ne pouvait pas contrôler l ' ins
tant précis où la prise de vues s'interromprait, autrement dit
le moment de la coupe forcée. Ce qui rendait tout raccord
problématique. Pour réduire la durée des déplacements et des
trajets de Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo), Godard
s'est inspiré de la maladresse même des raccords « forcés » du
film de Rouch. Il a coupé « en aveugle » les plans à la fois
pour raccourcir et pour créer des ruptures dans la conti
nuité, pour retrouver quelque chose du chaos et des bris du
monde, produits chez Rouch par le fonctionnement brutal
de la caméra. La célèbre séquence de la remontée en voiture
de Poiccard et Patricia (Jean Seberg) sur les Champs-Élysées
n'est qu'une suite de faux raccords, ou si l 'on préfère de jump
cuts, qui « raccordent » l'un à l 'autre divers moments de cette
remontée, sans se préoccuper de la moindre impression de
continuité, en jouant donc sur la dislocation des corps, des
espaces et des durées. Est produite une impression de désaccord
(la meilleure définition du « faux raccord ») . On peut y voir à
la fois une allégorie du temps déchiré qui, déjà, était le nôtre
(la guerre d 'Algérie battait son plein) et la remise en jeu d 'un
certain archaïsme, au temps où les coupes dans les montages
ne se souciaient pas de « raccorder ». (cf. jump eut.)
Fenêtre
2II
« fenêtre » n'est au cinéma « ouverte » que par intermittence,
puisque l'obturateur de la caméra la masque et la démasque
selon la cadence de prise de vues choisie. Elle est donc fermée
autant qu'elle est ouverte. Disons plutôt que la fenêtre est
toujours ouverte, mais qu'elle est alternativement couverte et
découverte par un obturateur rideau dans un appareil photo
graphique ou par un disque obturateur dans une caméra et
un projecteur. Le disque tourne au rythme de la pellicule qui
avance pour, alternativement, laisser passer et retenir la lumière.
Les frères Lumière ont appelé ce phénomène « éclipse ». Le
mode d 'emploi du Cinématographe Lumière indique 900
éclipses de lumière et 900 substitutions d' images à la minute.
Le disque-lune masque la lumière pendant le déplacement
du ruban pelliculaire (un tiers du temps), puis laisse passer la
lumière pour impressionner la pellicule quand elle est arrêtée
(deux tiers du temps). Le manuel du Cinématographe Lumière
décrit le temps d'exposition comme « le repos de la bande
pelliculaire ». Puis, dans la nuit de l'obturateur, dans le noir de
la chambre de la caméra, le mécanisme escamote délicatement
et rapidement la pellicule. À la projection, l 'œil du spectateur
continue de voir l ' image sur l 'écran alors qu'elle est en fait
masquée par l 'obturateur. C'est ainsi que le Cinématographe
écrit le mouvement et le restitue dans une illusion que l 'on
attribue souvent (comme les frères Lumière eux-mêmes) à la
persistance réti n ienne, plus précisément à l 'effet bêta, qui tient
au fonctionnement cérébral.
Du temps de l 'argentique, il était important de vérifier
l 'état de propreté de la fenêtre. Le défilement saccadé de la
pellicule lui arrachait des « poils » qui pouvaient apparaître à
l ' image. L'opérateur sou fflait avec une poire et nettoyait avec
un bâtonnet de buis la fenêtre. On se souvient de l'amas de
« poils » qui vient brouiller l 'image sur la gauche du cadre dans
la célèbre séquence de Terre sans pain, où l 'on voit une chèvre
hésiter à descendre l'à-pic d'une colline. On se souvient aussi
(Claudio Pazienza) du poil dessiné en bord de cadre pour être
212
enfin « a rraché » par le chef d'orchestre de Magical Maestro
(Tex Avery, 1952). Et on évoquera la grande figu re de Joao
César Montei ro collectionneu r de poils de pubis de jeunes
filles. Le poil, chargé de sens.
Rien de la sorte - évidemment - avec le numérique, sévè
rement hygiéniste, qui ne produit pas de « saletés », pas d 'ac
cidents, pas de ruptu res, pas de casse. O r, ces « impuretés »
donnaient l' illusion du vivant. Nous sommes désormais
formés à la version numérique d'un monde « propre » - bugs
mis à part.
D'aut re part, toute fenêtre est doublement ouverte : vers
« le monde » et vers « la surface sensible ». Elle est un sas,
une médiation. Le monde visible est cadré par la fenêtre de
la caméra. Cadré veut di re non totalement ouvert, non tota
lement couvert. Ouvert à 1' intérieu r de limites spatiales (le
cad re) et de limites temporelles (la du rée et la cadence de prise
de vues, les cycles ouvert/fermé de l 'obturateur). Double limi
tation. Jamais dans les représentations picturales le cadre de
la fenêtre n'avait joué ce double rôle, de contrôler à la fois l 'es
pace et le temps. C'est bien ce que le cad re cinématographique
apporte de neuf.
La « fenêtre » bazinienne est une notion idéologique,
d'obédience ch rétienne. Elle suppose un monde déjà là, posé
devant la fenêt re qu' il suffit d'ouvrir pour le voir apparaît re.
Mais le cinéma nous invite à avance r une autre possibilité : le
monde attend pour être là que la fenêtre s'ouvre. Comme si le
geste de filmer déclenchait un apparaît re du monde qui serait
resté latent sans le cinéma. Nous tenons qu' il y a interaction
et réciprocité entre monde et film, l 'un p roduisant l 'aut re qui
le produit à son tour. Si fenêtre il y a, elle est productrice et
t ransformat rice. Passer par la fenêtre en question, c'est changer.
L'homme est là, en ce monde, pou r le changer.
21.3
Fiction
214
cinéma cette condition est critique : il s'agit de ne pas inter
poser entre la scène projetée et le spectateur qui la regarde et
l 'entend la trace d'un travail, d'une présence ou d'une inter
vention extérieures au déroulement du film, à l 'effet de ce qu' il
montre. (De toutes les nombreuses exceptions à ce principe,
les films de Jean-Luc Godard sont les plus remarquables : la
trace du filmage en est rarement absente.) Cela dit, on peut
préférer les fictions dont chacune ou chacun est porteur quand
il met en récit les histoires de sa vie en jouant son propre rôle
(Mimi, Claire Simon, 2002) . Cette dimension-là de la fiction,
vécue en quelque sorte deux fois, car on la revit quand on la
joue, nous paraît moins contrefaite que dans les cas où elle est
jouée par une comédienne ou un comédien. C'est la nouveauté
absolue apportée par le cinéma. (cf. Cinéma direct.) Alors
qu'au théâtre l' illusion comique n'est ni pleine ni totale, alors
que dans les spectacles de marionnettes les montreurs appar
tiennent à la situation et parfois y interviennent (Che cosa sono
le nuvole, Pier Paolo Pasolini, 1967) , au cinéma l'illusion de
la vie est censée être entière et pleine, non entamable par une
inscription de l'artificialité de la scène où se tient l' illusion.
Comme dans un crime parfait, tout le monde le sait, personne
ne l'avoue.
La fiction cinématographique, du coup, présente un carac
tère plus absolu que les fictions romanesques ou théâtrales.
Faute en est au principe d'analogie qui gouverne le cinéma :
entre la chose filmée et son image un lien d 'analogie puissant
est toujours vérifiable par un spectateur. Reliée au monde des
références et des ressemblances, la fiction cinématographique
est ainsi partiellement empêchée d'aller trop loin (sauf dans le
cinéma d'animation, bien sûr, où elle est libre de toutes ces
références). Elle est soumise au principe de vraisemblance,
même quand elle y déroge, dans la mesure où la question de la
croyance du spectateur dans la chose représentée est au cinéma
centrale. Or, cette croyance est double : il s'agit de croire à
la fois au réalisme de la re présentation et à la cohérence ou
215
à la nécessité du récit. Dans d'autres formes de fiction, dans
le roman par exemple, l'auteur a en grande partie le champ
libre. Il est tenu au principe de non-contradiction, sans doute,
mais il peut jouer sur tous les écarts entre les apparences et les
réalités (pensons à Dickens). Au cinéma, même la Belle et la
Bête doivent être réalistement figurés.
Après, dès lors que l'on croit à cette représentation primor
diale, le champ s'ouvre pour croire à toute fiction qui en
découlerait (voir les films de Raul Ruiz et plus spécialement
le dernier, La Nuit d 'en face, 2012) . La croyance en une réalité,
ou une ressemblance, ou une pertinence, est donc la phase
préalable de la mise en croyance du spectateur. Une fois cette
mise jouée, le film peut conduire aux situations les plus invrai
semblables, ou les plus folles, tant que le principe d'analogie
est maintenu ; ou, s'il est transformé, que ce soit modérément,
comme dans le réalisme fantastique. Est-ce dire qu' il ne saurait
y avoir de fiction non réaliste au cinéma ? La question est posée.
Les films de science-fiction le démontrent : les dimensions
anthropomorphiques et anthropocentriques subsistent en tous
les aliens - et leur sont, même, nécessaires. La fatalité analo
gique du cinéma repose sur la prégnance de la représentation
de la figure humaine. Le principe de ressemblance trouve là sa
source et sa confirmation. Le corps filmé ressemble au corps
spectateur, même quand il en diverge dans une difformité
- toujours reclassable sur l'échelle de l' humanité.
Reste que, d'une certaine façon, tout est fiction, au sens
où, tôt ou tard, tout ce qui arrive prend forme de récit, passe
par du fantasme, passe en croyance et souffre d'aveuglement.
Le faux prend le pas du vrai et se fait passer pour lui. Il y a
une nécessité de la fiction. Qui n'est pas un mal, mais un bien
tiré d'un mal. Augustin avait décrit ce tour logique (ramenons
les choses au présent) : si Emil Jannings veut jouer Méphisto
dans le Faust de F. W. Murnau (1926), il n'a pas le choix : il
doit mentir. Il n'est pas, il ne pourra pas être celui dont il
veut jouer le rôle. Il doit donc feindre, t romper. Mais cette
216
tromperie, inévitable quand on veut représenter le passé ou
la légende, n'est pas faite pour tromper, er le spectateur le sait
bien, qui ne s'y trompe pas, qui ne confond pas le modèle avec
son imitation. Le passage par la fiction est donc aussi néces
saire que le passage par le document (qui peut lui aussi être
fictionnel). La dimension de fiction portée par chaque être
parlant est en définitive ce qui fonde l'humanité elle-même,
en tant que conquête de soi. La fiction est d'abord ce qui nous
fait croire. Croire que nous sommes ces êtres -là de langage,
pris entre le désir et la pulsion. Le tenir-ensemble, plus que
l'être-ensemble, est enclenché par cette fiction qu'une dimen
sion d' humanité nous serait commune. Parler, rêver, aimer,
agir, désirer . . . comme la part de fiction qui touche au réel de
notre condition. Bienvenue à la fiction, si on ne la restreint pas
au cercle des auteurs et comédiens consommés, si on la rend
libre de circuler en chaque être et partout.
217
figure au plein de son accomplissement - pour le meilleur et
pour le pire. Combinant nature et culture, la cinégénie nous
dit combien il s'agit au cinéma d'une pratique de la beauté,
et/ou de la puissance. La beauté par exemple : elle est comme
un aboutissement, un résultat, et non nécessairement comme
dans les publicités un point d'absolu. Le cinéma, redisons
le, met en jeu des processus temporels qui enregistrent toute
« beauté » comme un mouvement, une transfiguration. C'est
219
oui, dès l 'abord. Mais aussi dignité, si ce n'est noblesse. La
figure, laide ou belle, est avant tout digne quand elle est filmée,
comme si le cinéma ne pouvait faire autrement que de conférer
une dignité à ce qu' il montre, pierre ou visage, rebut ou joyau.
Prenons l 'exemple de « l ' ignoble Batala » dans Le Crime de
M. Lange (Jean Renoir avec Jules Berry, 1936). L' « ignoble » est
là dans la séduction et la superbe du « méchant », qui fait peur
de plaire autant. Quand le cinéma force la note de l'abomina
tion, ce qui arrive (pa r faiblesse) dans plus d'un film médiocre,
c'est le cinéma tout entier qui se trouve enfoncé dans l ' indi
gnité spectaculaire et médiatique.
Longtemps et enco re de nos jours les arts dits « modernes »
ont multiplié les jeux de la fragmentation. Objets et corps
« éclatés », divisés, démultipliés étaient censés, plus ou moins
explicitement, rendre compte de notre monde ou plutôt de
notre « rapport au monde ». C' était ignorer l 'âme des objets
(n'est-ce pas, Armand ?), la résistance des corps et d'abord des
visages (Moretti). Nous nous demandons si le monde désarti
culé que propose à nos regards le Capital libéralement déchaîné
est bien encore l'objet d 'une représentation qui le restituerait
dans sa semblance, s'il n'est pas plutôt le rejet, sans représenta
tion ni ressemblance, de toute autre forme qu'une abstraction
infigurable. Ce monde qui nous entoure n'a plus de visage :
des yeux sans visage ? Il y a eu Franju (1960) et Avi Mograbi
(Z 32, 2008). L'œil est ce qui voit (qui est censé voir) ; mais l 'œil
est aussi « l 'objet du rega rd » (Jacques Lacan) ; mais le visage,
ce qui est vu par l 'autre : faiblesse contre puissance (fantasmée).
Retour à Lévinas. Le corps spectateur est confronté au corps
filmé, le visage spectateur voit le visage acteur. Une relation se
noue. C'est elle qui fait sens. Ce qui est détruit s ous nos yeux
est aussi nos yeux, not re corps. Infini masochisme, et stérile,
et jouissant de sa stérilité, tout le cinéma dit d'« action ».
Le goût du spectaculaire catastrophique n'est pas sépa
rable de cette dimension sadomasochiste. Hier, très tôt dans
l 'histoire du cinéma, les années vingt-trente, le triomp he du
220
burlesque se fait à partir de la destruction du monde visible et
de ses objets fétiches (la voiture de Laurel et Hardy dans Big
Business, 1929), ou bien de l ' impossible reconstruction d 'un
monde en pièces détachées (One Week, Buster Keaton, 1920).
Il y a une jouissance (infantile) liée à la mise en miettes des
éléments du monde familier qui est le nôtre. Le spectateur du
burlesque rit de ce qu'il ne pou rrait pas faire lui-même aux
autres ou aux biens des aut res. Le carcan de la « vie normale »
s'en voit défait. En même temps, le corps burlesque apparaît
comme d'une élasticité qui triomphe de toutes les chutes, de
tous les coups (Claudio Pazienza). Le cinéma propose une
figure du corps indestructible. La même figure du corps « non
mortel » qu' il ramène chaque jour sur les écrans.
Mais les années trente, après la Première et avant la Seconde
Guerre mondiale, étaient aux États-Unis, déjà, le triomphe de
la dépossession de soi par perte de place : rien n'est plus à sa
place, et le co rps de chacun d 'abord : il y au rait à relire les
déplacements subis par le corps de Buster Keaton (La Croisière
du Navigator, 1924) pour avoir une première idée de ce que
deviendra le corps de Chaplin dans Les Temps modernes (1936).
Mais l 'usage courant du terme « figuration » se rapporte le
plus souvent à l'ensemble de celles et ceux que l'on appelle des
« figurants », présences fugitives mais rét ribuées dans les films
221
plus à présenter que leur fugitive « figure » : alors seulement
leur parole se fait entendre parce qu'enregistrée en même
temps que l'image. Alors, le spectateur comprend que ces figu
rants sont lui-même, le peuple qui va voir les films.
Film
Flashback I flashforward
222
en arrière » reste un fait d'écriture non organique, qui non
seulement n'empêche pas, mais contribue à ce que le ruban
pelliculaire aille de l 'avant, à ce que le film se déroule de son
début vers sa fin. Quand on lit, le « retour en arrière » narratif
peut se croiser (ou non) avec l 'œil et la main qui vont chercher
les pages ou les chapitres précédents. On peut toujours arrêter
de lire quand on lit un roman, revenir en arrière, aller de l 'avant,
etc. Gestes non diégétiques. Dans un film, donc, ces gestes
sont nécessairement diégétiques et prennent la dimension de
cosa mentale. Le retour en arrière va vers l 'avant. La puissance
d ' imagination amenée par le spectateur se montre capable de
convoquer à l'écran un « avant » de la projection, un hors-lieu
et un hors-temps, qui ne peuvent en réalité qu'être nourris de
tout ce que nous avons vu jusque-là, mais qui se présentent
comme une matrice d 'où serait sorti le récit, et souvent « une
cause ». Le flashback peut difficilement échapper à cette
qualité d 'explication après-coup .Lexemple majeur en est le
.
223
nouveau mystère à quoi renvoie cette « explication » qui ne
fait que passer (Rosebud). Un effet supplémentaire est à mettre
au compte des différentes modalités de la mise à distance : le
retour en arrière suspend et tout à la fois relance le récit, et
peu ou prou c'est comme si un nouveau film commen çait, un
film antérieur, qui aurait existé (imaginairement) sans avoir
besoin de nous, en son premier temps, et viendrait jusqu'à
nous, en son second temps, comme une délicatesse que nous
ferait le récit, nous réintégrant après coup dans son cours . Le
film n ° 1 s'interrompt pour laisser place au film n° 2 qui n'est
autre que son propre passé. Cette mise en abyme contribue à
constituer le film comme une opération mentale, si ce n'est
un organisme vivant, capable de revenir sur ses propres traces,
comme en une anamnèse, qui se fait certes en notre présence
de spectateur, et pour nous, mais sans mettre en jeu notre
propre mémoire, en la soulignant même comme vide. Nous
pourrions dire alors que le flashback, paradoxalement, sépare
(imaginairement) le film du spectateur en faisant appel à une
« expérience » dont la diégèse est seule dépositrice. Ceci n'est
22 4
rouvrir : Eternal Sunshine ofthe Spotless Mind, Michel Gondry,
2004. Dans le cinéma contemporain, souvent plus explicite, et
faisant moins fond sur les capacités imaginatives du specta
teur, le film fournit alors non seulement la clé qui ouvre le
suspens, mais la perd et la retrouve dans un jeu de relances
qui, pour n'être pas vraiment brechtien, joue avec la mise en
jeu de l ' impression de continuité et du « désir de tranquillité »
qui serait, encore, au fond de chaque spectateur (Next, Lee
Tamahori, 2 00 7) .
Dans u n cas comme dans l 'autre, o n peut noter une certaine
virtuosité scénaristique à jouer ainsi sur le temps. Le risque est
de devoir visser la narration et de s'interdire toute dérive. Le
roman est plus libre. Les va-et-vient temporels n'empêchent
pas la fantaisie, bien au contraire (Laurence Sterne, La Vie et
les opinions de Tristram Shandy, Gentleman, 1 759-1 76 7 ; Jacques
le Fataliste, Denis Diderot, 1 796). Voyons dans cette sorte de
primitivisme de la narration cinématographique l 'effet, encore
une fois, de la nécessité analogique qui domine (presque) tout
le cinéma.
Flux
225
et en Europe. (Mais ils devraient crier de honte !) Exemple :
la floraison documentaire à l'ORTF des années cinquante et
soixante : Cinq colonnes à la Une. . . la série Cinéastes de notre
temps de Janine Bazin et André S . Labarthe . . . Les Femmes
aussi d' Éliane Victor, etc. (cf. Cinéma direct.) Les télévi
sions aujourd'hui sont plus ou moins privées mais toutes
marchandes ; les gouvernent les principes sacralisés du marché
(on ne saurait parler de « loi ») : audience, c'est-à-dire vulga
rité et bassesse, spectacularisation, scandale. Le contraire de
tout ceci dort dans les stocks. Le prince charmant qui vien
drait les réveiller est lui-même endormi, bercé de l ' inépuisable
ronron des informations-spectacles . C'est en changeant de
statut et en passant à celui de « films de collection » que ces
œuvres ont une chance de trouver une nouvelle vie : festivals,
surtout petits ; rencontres ; associations ; ciné-clubs, classes
cinéma, universités . . . Encore que, submergés par le nombre
des films (dits documentaires) candidats à une sélection, les
plus connues de ces rencontres traitent à leur tour les œuvres
comme une sorte de flux qu' il faut disperser en une semaine
ou dix jours.
Autrement, tout geste de création revient à couper du flux,
des flux - à faire plus ou moins rupture dans l'ensemble de
ce qui est ou n'est pas montré, ou attendu comme montrable.
Œuvre écart(s). À l'inverse, le flux est un processus de refoule
=
226
L interruption du flux est combattue par la sérialité. La fin
de The Hobbit (Peter Jackson, 2012) est le début du film suivant
de la série. Dans l ' idée de créer une sorte d'addiction chez les
spectateurs, la fin du récit unitaire retrouve cette sérialité, fort
en vogue aujourd' hui, et que le cinéma avait pratiquée dans les
années vingt (Die Spinnen, Les Araignées, Fritz Lang, 1919). Et
puisque nous croyons au principe de continuité, nous sommes
au cinéma comme ces enfants qui préfèrent que ça ne s'arrête
pas . Le happy end était précisément une réponse consolante à
cette angoisse de la fin, qui est comme le frisson d'une sortie
de rêve. La série, cinéma ou télévision, renoue avec ce désir de
flux sans fin que le téléspectateur partage avec le fabricant et le
marchand : le marché lui non plus ne s'arrête jamais . On parle
de flux tendu pour signifier justement qu' il n'y aura jamais
interruption .
Focales
227
lumière que les objectifs à focale variable, c'est pourquoi le
cinéma les a longtemps privilégiés. Une valise laissait le choix
entre, par exemple, les 12 mm, 25 mm, 50 mm, 70 mm. Hier
encore (Roberto Rossellini), les cinéastes avaient une connais
sance précise des focales et pouvaient avoir une idée du cadre
sans regarder à travers la visée.
L'usage immodéré du zoom, devenu une sorte de seconde
« nature » du preneur d'images (la zoomite, maladie des années
soixante-dix, en voie de guérison), a fait perdre l ' idée et la
pratique des focales précises, qui sont comme les différents
registres d'un orgue : conçus et calculés selon une échelle qui
découpe l 'espace visible en segments séparés, porteurs chacun
d'un effet optique spécifique, d'un champ, d'une ouverture de
diaphragme et d'une profondeur de champ déterminés : plus la
focale est courte, plus le champ est étendu, plus la profondeur
de champ est grande ; c'est l ' inverse pour les longues focales,
qui « ouvrent » moins et « couvrent » moins . On sait que les
très courtes focales amènent une déformation des bords du
cadre (qui ne sont plus orthogonaux) et les longues focales
une contraction de l 'espace telle qu'un sujet éloigné paraît plus
proche, alors qu' il ne l'est pas, et qu' il lui faudra par consé
quent parcourir plus lentement un chemin plus long qu' il n'y
paraît. La courte focale accélère les mouvements qui sont faits
dans l 'axe, la longue focale les ralentit.
L'usage des focales fixes est à la fois plaisir et jeu. La puis
sance du cadre s'y fait sentir avec toute sa rigueur : ça entre
ou pas, c'est bien ou mal cadré. La focale détermine un cadre
qui reste immuable, sauf à faire bouger la machine. Avec une
focale fixe, un travelling prend un sens, une force qu' il ne peut
pas avoir avec un zoom : il y a une portion d 'espace réel à fran
chir, dans un sens ou un autre. Les corps filmant sont amenés
à bouger avec la caméra. Ce qui change tout : pour l ' image,
mais auss i pour celles et ceux qui sont filmés, qui voient
arriver le chariot sur eux, ou s'en éloigner, avec toute l 'équipe
autour, ça n'est pas rien. Le zoom est un outil abstrait. Les
228
focales fixes imposent des inscriptions concrètes aux images
filmées. Cadrer reste un pari : faire entrer un bout de monde
dans un rectangle sans changer la taille du rectangle. Cette
contrainte était évidemment celle d'abord de la photographie,
qui ne connut le zoom que tardivement. Elle signifiait qu' il y
avait une sorte d'équilibre à trouver entre la focale choisie et la
photo désirée. On pourrait en dire autant du choix du format
de la toile en peinture : une bataille, par exemple, semblant
justifier le recours aux grands formats ou aux panoramas
(Édouard Detaille et Alphonse de Neuville). À ceci près que
les lentilles photographiques et cinématographiques induisent
des effets optiques de déformation que la peinture ne conna ît
que par décision du peintre. Ces déformations peuvent jouer
un rôle dramatique et narratif. Cutilisation de courtes focales
par Wang Bing dans À l 'Ouest des rails (1999-2003) induit une
déformation du cadre dite « en barillet » qui arrondit, en effet,
le rectangle habituel, et procure dans les travellings marchés
nombreux dans le film l' impression d'un devenir oral de
l ' image, le cadre évoquant une sorte de bouche qui avalerait
les couloirs et les salles des usines.
Les courtes focales fabriquent des images où entre une plus
grande accumulation de figures, de corps, de matières, d'objets,
etc. Voir Citizen Kane d 'Orson Welles (1941), ou, plus récem
ment, donc, À l 'Ouest des rails; voir aussi les photographies
lumineuses de Jeff Wall ( Untangling, 1994 ; After '1nvisible
Man" by Ralph Ellison, the Prologue, 1999-2000) . Le monde
représenté par les focales les plus courtes (28 mm, 24 mm,
21 mm, 18 mm, 12 mm . . . ) est un monde plus encombré ou
plus vide que le monde de l 'expérience humaine. Les déserts
sont plus grands, les hangars plus pleins. Effet certain de ces
vues au grand-angle : le hors-champ disparaît ou n'est même
plus envisageable ; c'est com me si ces vues donnaient l ' impres
sion de restituer une totalité, le visible comme total ité : au
début d' À l 'Ouest des rails, la foule sur la place de la loterie.
La courte focale (dite aussi grand angle) englobe le visible, le
229
montre comme englobant. Cesse la perception d'un possible
qui serait hors cha mp puisqu' il semble que l'on voie tout le
champ. Cet élargissement du champ englobant toute virtua
lité de hors-champ élargit aussi la durée : il faut au spectateur
plus de temps pour voir en détail (de plus près) ce qui est
filmé en très large plan d'ensemble. (Cf le modèle insurpas
sable, Playtime, de Jacques Tati, 196 7.) Voir, par là, est réinscrit
dans une longue durée qui est l 'exact contraire du coup d 'œil.
(La référence picturale serait Pieter Brueghel l 'Ancien : Le
Combat de Carnaval et Carême, 1559, ou jeux d 'enfants, 1560.)
Le monde vient doucement, imperceptiblement, à l ' image et
à l 'œil du spectateur. Lente révélation. Autre exemple : le très
long plan séquence au grand-angle (Spirituals Voice, Alexandre
Sokourov, 1995) qui montre les infimes et presque invisibles
modifications d 'un paysage d'hiver tout au long de l ' immobi
lité du temps . . .
Yasujiro Ozu (Printemps tardif, 1949 ; Voyage à Tokyo, 1953)
a tourné avec des courtes focales, mais dans des décors qui
présentaient une profondeur perceptible à l 'œil, et rétablis
saient ainsi les perspectives déformées par la courte focale .
C'était travailler à la fois les avantages de la courte et ceux de
la longue focale, réconciliées par un cinéaste qui n'acceptait
pas les limites de la technique et tentait d'en utiliser toutes les
possibilités.
Du côté des champs serrés dus aux longues focales, c'est
la profondeur de champ qui disparaît. Le hors-champ, en
revanche, est partout autour du plan « serré » (comme on dit) :
il enserre effectivement le champ visible d'un débord toujours
actif bien qu' invisible. Contraction de l 'espace et dilatation du
mouvement, comme au ralenti.
Les effets de flou souvent liés à l 'emploi des longues focales
- nombreux dans les films - ont une fonction esthétique, sans
doute, mais quelque peu idéologique aussi : ils servent à déta
cher les figures du fond documentaire (même en fiction) dans
lequel elles agissent et qui, souvent, aide à les situer. C'est en
230
effet la notion de site qui s'efface dans cette cinématographie
visant à l 'autisme, désirant écarter l 'accident ou l 'aléa, centrer
le regard sur le jeu même de la comédienne ou du comédien,
ceci souvent au détriment de l 'impression de réalité constitutive
de la cinématographie. Reprenons l 'exemple du Déjeuner de
bébé : on se souvient que les spectateurs avaient été frappés par
un « détail » qu'une longue focale eut définitivement annulé :
derrière la famille au premier plan, les arbustes du jardin étaient
pliés par le vent : « les feuilles bougeaient ». Voilà un effet de
réel que le recours aux longues focales a précisément pour
objet d 'effacer. On comprend que des corps filmés détachés de
tout contexte visuel perdent quelque chose de leur proximité
avec l'expérience visuelle habituelle du spectateur. Le choix de
la focale conduit donc à une image plus ou moins « abstraite »,
plus ou moins stylisée, évanescente, « poétique ». L'impression
de réalité qui fonde la croyance du spectateur dans les images
cinématographiques est ainsi liée au jeu des focales . On pour
rait parler d 'effet idéologique à travers un effet esthétique. Et
désormais - signe des temps ? -, un préréglage des caméras ou
des appareils photos numériques parvient à recréer une image
avec flou à partir d'une image hyper-nette. Cet effet de flou est
recherché en tant qu' il « fait cinéma », qu' il retrouve les limites
des focales fixes moyennes ou longues, a contrario de l'extrême
netteté des images numériques automatiques . Une composi
tion de l' image « en profondeur », avec des avant-plans et des
arrière-plans qui sortent de la zone de netteté, présente des
possibilités narratives et dramaturgiques que n'offre pas une
image toute nette.
En tout état de cause, la grande majorité des focales utili
sées au cinéma, à l'exception des très courtes focales dites
« fish eye », qui présentent un champ plus ou moins circulaire,
23 1
évidemment anthropocentré. La référence est celle du regard
humain, de l 'œil humain . La Renaissance qui voit le triomphe
de cette perspective n'est évidemment pas un moment anodin
dans l'histoire de l 'Occident, et l 'on a pu avancer que cette
façon nouvelle de représenter le monde, différente de celle
de Byzance, de Rome, de l ' Égypte ancienne, de l'Inde, de
l 'A rabie, portait avec elle les valeurs ou les présupposés idéo
logiques de la bourgeoisie occidentale montante qui lui était
contemporaine. Il y a bien sûr une histoire des manières et des
moyens de montrer, qui, pour n'avoir été faite que partielle
ment, nous apprend comment l 'Occident a fondé sa conquête
du Monde, religieuse, militaire, idéologique, sur la prédomi
nance de son modèle de représentation, la puissance de son
système de vision. Le regard mondialisé est aligné sur celui de
l 'Occident. Les lentilles qui équipent nos caméras sont héri
tières de cette histoire, mal connue, non sue en tout cas des
millions de cinéastes amateurs et professionnels qui cadrent et
qui zooment sans se douter, tels de modernes Monsieur Jour
dain, qu' ils ajoutent leur ignorance à cette domination d 'un
modèle non-innocent du voir et du montrer.
Fondus
23 2
enchaîner les dernières images d 'un plan X avec les premières
d 'un plan Y, masquant ainsi à la fois la coupe et le raccord. Il
ne s'agit pas seulement d'une réponse paresseuse à une mise
en scène elle-même paresseuse : l ' illusion de continuité lisse
et sans accrocs en est encore augmentée. Le film devient ce
« long fleuve tranquille » qui l 'apparente à une interminable
publicité déroulant des images d'objets, de vêtements ou de
demeures proposées à la vente et montrées sur le modèle du
« carrousel » (Carosello fut en Italie pendant des dizaines d'an
nées le nom générique donné aux séquences publicitaires de
la Rai). Autant dire qu' il s'agit d'une facilité ne facilitant que
l ' ingestion (le gavage) du spectateur. Nous avons une concep
tion plus acide de ces figures de style. Le fondu-enchaîné doit
souligner l'effacement d'un moment de diégèse, sa disparition,
et l 'apparition d'un autre moment, donc non seulement une
continuité, mais un trou que son comblement même désigne.
La question devient : que s'est-il passé « à l ' intérieur » de ce
fondu-enchaîné ? Quel fragment d' histoire a-t-il soustrait ?
Qu'est-ce qui manque ? Les fondus sont inquiétants.
Formats de projection
23 3
temps avant l ' iPhone, Vsevolod Poudovkine avait suggéré un
écran vertical, mieux à même de cadrer l ' homme, être debout
(Claudio Pazienza).
Avec l'argentique, le projectionniste changeait fenêtre et
objectif pour adapter au mieux chaque format à la taille de
l'écran. Mais les multiplexes, pour rationaliser la projection,
n'ont plus projeté l'argentique qu'en 1,85 : 1 ou en Cinémascope.
En numérique, on ne change plus d'objectif: l' image est recadrée
à l'intérieur de la matrice. Des bandes noires (qui n'existaient
pas au cinéma mais à la télévision) apparaissent en haut, en bas
de l'image, mais aussi sur les côtés. C'est ainsi que le magni
fique format Cinémascope n'utilise aujourd'hui qu'une toute
petite partie de la matrice dans sa verticalité. Par exemple, le
Cinémascope redimensionné numériquement est à 2 048 x 858,
au lieu de 2 048 x 1 080. Un grand nombre de pixels ne sont
pas utilisés avec pour conséquence une perte de définition et de
lumière importante et de ce fait une perte de qualité d'image.
Ainsi, l ' image projetée se rapproche toujours plus du
champ visuel humain ordinaire (plus ou moins 180° d'ampli
tude). Il s'agit de viser (sans l'atteindre) une similarité entre
champ visuel (binoculaire) et projection (monoculaire), entre
champ non-cadré et champ cadré. Tour de magie, sans doute.
Comme l'image elle-même, l'écran sera toujours un cadre qui
limite le champ visuel, sauf à entrer dans une image circu
laire comme celles de la Géode ou des lmax. Alors, oui, le
cadre n'est plus vraiment perceptible. Ce qui s'efface du même
coup, c'est le hors-champ en tant qu' il est lié au champ. Ce qui
disparaît avec le hors-champ est tout simplement la possibilité
de raconter une histoire. Toute narration suppose du non-dit,
du non-encore-dit, du reste-à-dire. Bref, un hors-champ en
tant que hors récit. C'est un fait que nous n'avons pas encore
de grande histoire contée dans les Imax, disons L 1le au trésor,
mais plutôt des performances sportives, des vues de nature,
des cascades, au double sens, des torrents. Le hors-champ
est une réserve à la fois visuelle et narrative. L' étirement des
23 4
formats d'images et d'écrans aboutit à une panne des narra
tions et à une saturation visuelle du champ.
D'autre part, le grand écart entre ce qui se voit dans la salle
de cinéma et ce qui se voit en dehors d'elle, cet écart rend à
s'amenuiser. Il se produit une familiarisation, une reterrito
rialisation de l 'image cinématographique qui était, il y a un
siècle, tellement éloignée de la perception commune. Perte
d 'étrangeté. Une « naturalisation », qui serait plutôt une spec
tacularisation, le spectacle étant devenu, ces temps-ci, comme
une seconde nature, qui réorganise notre perception du monde
sensible.
Frustrer, frustration
23 5
Les bords du cadre manifestent à eux seuls la porosité, ou
la fragilité, du cadre, immuable en largeur comme en hauteur,
néanmoins ouvert à tout passage, entrée, sortie, animé par les
corps filmés qui le traversent. Ces passages des corps filmés,
ou des mobiles, ou des animaux, plus ou moins fréquents mais
toujours possibles, du champ au hors-champ, et retour, nous
apprennent à prendre acte du processus d'apparition/dispari
tion en jeu dans le cadre cinématographique (et lui seul ) : nous,
spectateurs, sommes en quelque sorte habitués à voir se cadrer
ou se décadrer les corps et objets filmés. Le spectateur est
associé à ce régime qui combine visible et non-visible. La place
du spectateur est ainsi construite par une fréquente suspen
sion du visible, qui est frustration intermittente. Notre expé
rience sensible est tramée d'une suite de manques qui ne sont
que provisoirement comblés. Il est possible de définir cette
place du spectateur de cinéma comme celle d'un apprentissage
du lien entre visible et non-visible. Au contraire de ce qui se
passe « dans la vie », hors des salles de cinéma, !' imperium de
la toute-visibilité se trouve contré, entamé. Puissance politique
du hors-champ.
Comme entre monteur et spectateur, le principe de frustra
tion est au cœur de la relation entre conteur et auditeur. Entrer
dans un récit, quel qu' il soit, est se plier à cette constante frus
tration. L'innombrable du langage est en chaque mot choisi,
y est comme manquant, comme effacé. On ne peut pas le
dire, pourtant, des images cadrées : tout cadre appelle du hors
champ et ne peut prétendre de ce fait à être un élément actua
lisé d'un « tout visible » : seulement une partie, un fragment.
Ce non-montré est extrêmement actif, plus que dans la lecture
ne l'est le non-inscrit. Car il y va à la fois du slalom qu'est
tout récit (y compris cinématographique), slalom entre les
possibles et les interdits, les vraisemblables et les non-crédibles,
les désirés et les rejetés, les attentes et les lassitudes ; mais
slalom aussi entre les images déjà là, qui pèsent très lourd, les
images déjà consommées, les images à consommer, les enjeux
marchands . . . oui, mais ouvrant directement, plus vite même
que les mots, sur les ombres et les noirceurs, à partir de quoi
la frustration se présente comme étonnamment ambivalente :
elle fait miroiter ce qu'elle fait désirer en le soustrayant à l 'at
tente du spectateur. Le spectateur frustré est un spectateur
suractif. La frustration au cinéma donne à jouir de l 'absence
de ce qu'elle ne donne pas. En ce sens, ne pas montrer (tout,
tout de suite, encore et encore) revient à intensifier, sinon
magnifier, le moment du voir.
C'est ce qui se passe pour le héros de Close-up : les dix
premières minutes du film, avec une habileté diabolique, nous
privent de toute vision directe de Sabzian. Le découpage et la
mise en scène s' ingénient à nous laisser hors de la villa cossue
dans laquelle se déroule l 'action qu'on nous a longuement
présentée comme décisive. Eh bien, nous restons dehors, avec
un chauffeur de taxi qui ne dit rien. Longue attente, condensée
dans le plan que nous avons déjà mentionné, de la bouteille de
gaz roulant longuement le long d'une pente. Or, cette tactique
de frustration n'est pas seulement destinée à appâter le specta
teur, à le faire désirer. Non, elle a pour objet de nous présenter
le héros de l 'aventure, imposteur déclaré, comme quelqu'un
que nous ne voyons pas encore. Et que nous ne pouvons pas
encore juger de visu. La frustration du spectateur vise d'abord
à l 'écarter des sentiments trop simples et des jugements trop
rapides. La frustration est une leçon de morale. Le spectateur
est invité par là à se hausser « à hauteur d'homme », hauteur
qui est la sienne en vérité, mais que toutes les contrariétés
sociales, hors des cinémas, lui font oublier.
Un exemple plus direct : au début de Sicilia ! (Danièle
Huillet et Jean-Marie Straub, 1998), un plan fixe nous montre
obstinément l ' interlocuteur du pêcheur qui parle d'oranges.
Ce personnage est filmé de dos, en contre-jour, silhouette
immobile et noire qui ne dévoile pas son visage en dépit de
la structure de champ-contrechamp dans laquelle il se trouve
pris. Il y a là un refus de montrer qui est comme un d é fi ;, la
2 37
curiosité du spectateur, qui en même temps l 'alimente. Disons
que la frustration du spectateur est, peu ou prou, la clé du
grand cinéma. Ne pas tout montrer, ne pas tout dire, ne pas en
rajouter, tourner le dos aux effets spectaculaires, aux grossiè
retés. Pourquoi ? Pour construire un spectateur digne en tous
points, en et hors les salles.
Gélatine
Hallucination
23 9
contradiction que nous avons désignée comme dénégation. Et
cette bascule n'est complète que par intermittence. À la fois
dans la situation filmée sur l 'écran et à sa place effective dans
une salle de cinéma, le cinéspectateur est divisé entre deux
« réalités » tout aussi effectives et incompatibles. Ce clivage
réclame un minimum de distance clinique. Le spectateur
n'« entre » dans l'image que très brièvement, par à-coups. Il
en sort aussi souvent, glissant de l 'au-delà de l ' image à l ' ici
bas de la salle.
L' hallucination est en revanche un motif traité par le
cinéma, et même fort volontiers, comme une mise en abyme
de l 'opération cinématographique elle-même, comme si par
là se disait un désir (un souhait) de multiplier les puissances
du cinéma. Qu'un film soit en mesure de tromper un specta
teur au point de lui faire prendre l ' illusion pour la réalité, c'est
évidemment renier la vraie puissance du cinéma, qui est celle
de l ' illusion, sans doute, mais une illusion trouée de doutes.
Ou bien, hélas, c'est supposer un spectateur particulièrement
faible d'esprit. Il en existe sans doute. Nous croyons que le
cinéma dès ses débuts s'est grandi ne pas enfermer ses person
nages ni ses spectateurs dans leur indéniable faiblesse, mais de
faire de celle-ci une sorte de chance. Voyons Charlot, voyons
Buster Keaton.
Histoire(s)
Hors-champ
2 43
inflexion temporelle est aussi une dramaturgie (ce que la défi
nition spatiale du hors-champ ne donne pas) : ce qui va arriver
(guerre ou paix), ce qui est en train d'arriver, ce qui s'efface. La
relation champ/hors-champ est narrative. Ainsi se comprend
l 'efficace du hors-champ. (Avec Blow Up, le non - encore -
visible est inscrit dans le champ visible : il y a une liaison forte
entre hors-champ et non-visible qui met l 'accent sur la dimen
sion temporelle du hors-champ : ce qui n'est pas visible va le
devenir et du coup « être » dans le champ ; autre exemple, Les
Oiseaux, Alfred Hitchcock, 1963 : chaque fois que l 'on revient
sur le plan d'un échafaudage où sont posés les oiseaux du film,
ils sont plus nombreux et la menace se précise.)
Si « tout » était dans le champ, si « tout » était visible,
comment se tendrait le ressort de la suite ? Nos cultures, avant
nos sociétés, ont été forgées par le secret, le mystère, l ' inconnu,
l'intrigue. Nous habitons des cercles de récits, nous sommes
faits de ces trous dans le tissage du langage comme dans les
représentations du visible. Le hors-champ relaie dans l 'articu
lation visible/non-visible notre besoin de récit. Aucun récit ne
dit qu'après lui ce sera la fin du monde, la fin des récits. C'est
exactement le rôle du hors-champ, que de nous faire sentir
qu' il y a encore de la réserve.
Qu'en est-il de cette réserve ? I..: écran lumineux se détache
dans une bulle d'obscurité qui englobe le hors-champ (cette
ombre qui cerne le rectangle lumineux de l ' écran) et la salle de
cinéma elle-même. Plongé dans cette obscurité enveloppante,
le spectateur perçoit (plus ou moins) une continuité entre
le hors-champ de l'écran et la salle tout entière hors champ.
Autrement dit, la place du spectateur est toujours celle d 'u n
hors-champ pris dans l 'obscurité, e t tel que l'articulation
visible/non-visible entre l'écran lumineux et l 'obscurité qui le
cerne (le non-visible) trouve une sorte de prolongement indé
fini entre cette fois le visible de l' écran et le non-visible de la
salle où est le spectateur. Le spectateur est « dans le noir » et
cette nuit peut être peuplée de toutes sortes de fantaisies rêvées
2 44
par lui, et liées ou non à ce qui se passe sur l 'écran. Le « noir »
qui se fait dans la salle au début de la projection aménage un
espace intermédiaire qui abrite les spectateurs et les conjugue
eux-mêmes au hors-champ de l' écran. Entre le corps-specta
teur et le corps-acteur, l 'un regardant l 'autre filmé, s'ouvre un
hors-champ aléatoire, une zone de non-visibilité où viennent
disparaître les corps filmés chaque fois qu' ils « sortent du
champ », et d'où viennent réapparaître les mêmes corps filmés
quand ils passent de la nuit du hors-champ à l 'écran où la nuit
même est visible. Cette zone où rien ne se voit mais où tout
frémit dans l 'obscurité définit la véritable emprise du hors
champ cinématographique : il ne se limite pas aux bords du
cadre. Il envahit la salle entière.
Si l'on accepte que ce volume non quantifiable de hors
champ vienne à la fois compléter et troubler ce qui se passe
dans le champ, nous pouvons former l ' hypothèse que quelque
chose de non pensé, de non rationnel, de non défini trouve à se
produire là, dans ce volume de non-visible, à l 'abri justement
des regards, dans une sorte d' intimité non consciente avec le
spectateur. Ce hors-champ dans son extension est bien le lieu
et le temps du spectateur. Cette place imaginaire du specta
teur dans ce hors-champ non limité aux bords de l'écran peut
être définie comme un espace-temps de liberté. Ce que montre
l 'écran peut amener le spectateur à flotter hors de l'écran. Il y
a dérive hors du cadre, glissement vers ce qui peut être appa
renté à un rêve éveillé.
Hyperfocale
2 45
champ plus étendue. L'avantage - en cinéma - est que si la
caméra se déplace à l'intérieur de cette plage, il ne sera pas
nécessaire de refaire le point. I l est vrai que pour la plupart des
films tournés en intérieurs et donc, le plus souvent, éclairés
par des projecteurs, on n'atteint que rarement ! ' hyperfocale.
L'opérateur ou son assistant sont donc tenus de vérifier et de
corriger le point à chaque modification de la distance entre
l 'objectif et le sujet filmé. Les tournages légers auraient donc
avantage à se caler sur ! ' hyperfocale ; mais le choix des focales
implique aussi les places du son : une certaine pauvreté des
dimensions sonores est due à l 'alignement du micro sur ! ' hy
perfocale, qui prive le film de la complexité des décadrages
entre image et son.
Il arrive de plus en plus souvent, aujourd' hui, que l 'on filme
avec des appareils photographiques : la question de ! ' hyperfo
cale se pose donc avec des profondeurs de champ très courtes.
En basses lumières, par exemple, l 'œil du personnage est net,
et pas son nez ! Le problème est plus crucial sur les appareils
à grand capteur (de la taille équivalente à un photogramme
35 mm).
Hypnose
Identité
Il n'y a pas d' identité sans l'a utre. Qu' il soit corps, voix,
regard, animal - ou machine. Depuis le télescope, depuis les
développements de l'optique entre le XVI e et le XIX e siècle, c'est
par le regard - par l'œil amélioré - qu'est en grande partie
passée la volonté de puissance de l' homme moderne, l 'homme
des Sciences. Sortie de la magie, cantonnement de la fantas
magorie dans le registre des distractions, des montreurs de foire.
Du côté des outils travaillant le Visible, les théories savantes
et les pratiques empiriques forgent une nouvelle dimension
des représentations : toujours plus précises, fidèles, puissantes.
2 47
I..: infiniment lointain et } ' infiniment petit sont en même temps
conquis ; le mouvement est arrêté avant d'être analysé image
par image ; le ralenti permet de voir l ' infra-visible, comme
l 'accéléré dépasse les temporalités des processus visibles (l'éclo
sion d 'une fleur). Bref: par l 'outil, l ' homme semble assurer sa
maîtrise sur les invisibles rendus visibles.
Günther Anders nomme honte prométhéenne « la honte qui
s'empare de l'homme devant l 'humiliante qualité des choses
qu'il a lui-même fabriquées » (1956). Lhomme contemporain,
écrit-il, est humilié par la perfection et la multiplicité des
choses qu' il fabrique alors qu'il sait que l 'o n ne vit qu 'une fois.
Machines parfaites d'un côté, homme mortel de l 'autre : il y a
là un trouble de l 'identité, qu'Anders définit comme « malaise
de la singularité », et qui conduirait à créer du singulier dans
un monde qui tend toujours à reproduire l ' identique à l'infini.
À travers le progrès, l'homme cherche à « foire un pas supplé
mentaire vers une possible déshumanisation » sans pour autant
renoncer à l ' idée qu' il y a « de l ' homme ».
I..:appropriation de la machine prothétique par l'homme est
évidemment réciproque. Immédiatement, nous sommes les
produits des outils que nous fabriquons. Il y a une dépendance
de l'utilisateur envers « ses » machines (Gilbert Simondon,
1958). Cette prothèse, la caméra, a toujours-déjà été appropriée
par notre système cérébral. Une branche de plus, en somme,
un rameau, au buisson neuronal qui n'en finit pas de pousser
sous notre crâne. Pour celles et ceux qui ont fait du travail
de cadreur leur occupation principale, leur obsession, il est
certain que cette caméra leur est incorporée et mentalement
intégrée. I..:a rtiste et l'instrument sont ensemble plus sensibles.
Il y a un vacillement du sentiment d' identité : ce qui n'est pas
moi, est ressenti comme moi. I..:ergonomie des caméras, leur
facilité à être prises en mains ou portées favorise encore la
douce illusion d'être un peu plus « doué ». (cf. Sensibilité.)
Idéologie I journalisme
Sur les écrans, autour des écrans, derrière, des mots passent :
les uns s'effacent, les autres flottent et tournent dans les têtes,
les journaux, et les écrans encore. Ce ballet de mots, chorégra
phié par les rapports de force tels qu' ils pèsent toujours plus
sur nous - nous, les dominés - constitue ce qu'on nommait
autrefois « idéologie ». La « vision du monde » proposée et
propagée par les principaux tourbillons de mots en usage
est évidemment celle des marchés (et de leur dépendance : le
sport). Toute inscription en tout espace, public, privé - si tant
est que la distinction soit encore pertinente, la généralisation
des écrans pouvant en faire douter - porte ou fait un signe
qui tourbillonne avec tous les autres. Nous vivons dans une
atmosphère signifiante. Et ces signifiances se rangent plutôt
du côté de l'attraction la plus forte, l ' idéologie du marché
réponse à tout. C'est bien l 'enjeu des arts de représentation
- dessin, caricature, graff, sculpture, bande dessinée, photogra
phie, ballet, théâtre, cinéma - de partager à des degrés divers
le douloureux privilège d'être assez rapidement ou assez expli
citement « porteurs de sens ». Pour écarter les plus fréquents
malentendus, « sens » ici ne concerne pas seulement ce que
« dit » ou « montre » la représentation considérée. C 'est la
« place » de l 'ensemble des formes qui la constituent, c'est son
insertion dans l 'ensemble des représentations actives ici et
maintenant qui portent sens. Est sans doute « idéologique »
ce que l 'œuvre (quelle qu'elle soit) propose comme discours
(simple ou pluriel) ; mais ce qui compte est bien plutôt que
ses conditions de production, d'existence, de formation et de
développement ne puissent que renvoyer aux nappes idéolo
giques qui accompagnent et déterminent ou enveloppent ces
conditions.
Il y a une sorte de naïveté scolaire à croire que l 'énoncé seul
est porteur de valeurs ou de sens cohérents avec une époque.
Les formes, sans lesquelles il n'y aurait point d'énoncés, sont
2 49
les premières affectées par ce qu'on nommait autrefois « l 'idéo
logie dominante » - que nous définirons aujourd' hui comme
les systèmes de pensées liées à la domination économique,
politique et idéologique de ce que Pierre Bourdieu nommait
« les maîtres du monde ». Sans les accabler, nous songeons à
ces films documentaires qui font défiler un certain nombre de
penseurs, tous estimables, tous contestataires de l 'ordre établi,
mais qui se trouvent filmés à peu de chose près comme les télé
visions ont habitude et avantage à le faire : dans un déni total
de la puissance des formes. Leur message, pour subversif qu' il
puisse sembler à l 'écoute, n'ébranle en rien les formes mêmes
par lesquelles il passe. Michaël Moore, par exemple, fait un
film contre George Bush, mais qui pourrait parfaitement être
diffusé par Fox News, la télévision qui précisément soutient
Bush (Fahrenheit 91Ir, de M ichaël Moore, 2003). Il est telle
ment plus simple d'oublier que les formes sont exactement ce
que nous percevons d'un « message ».
Plus l 'accent est porté sur ce que les pédagogues et les
responsables de télévision à travers le monde désignent comme
« contenus », c'est-à-dire histoires, récits, narrations, sujets,
thèmes, motifs . . . tout ceci selon un modèle avant tout journa
listique ; plus les formes de la représentation sont déniées . . . et
plus l'emprise idéologique se manifeste, à travers ces formes, les
formant, les formatant, et les conduisant du coup à déformer
la complexité de la représentation et de la compréhension du
monde existant.
Les formes de la représentation du visible sont aujourd'hui
toujours domptées par l 'accord fondamental de ceux qui ont
le pouvoir de représenter, avec ses formes et ses moyens, l 'ordre
établi, y compris quand ils le moquent. La négligence des
formes nous apparaît comme un symptôme de la difficulté
du Capital à gouverner sans commander. Si l'on prétend, si
l 'on veut faire croire que tous les énoncés, y compris ceux
qui critiquent l 'ordre établi (Michaël Moore encore une fois)
peuvent être énoncés dans toutes les formes, y compris celles
où se manifeste la domination des télévisions de distraction
et de subornation, on se trompe, on nous trompe. Comme
l'avait subtilement avancé Marshall McLuhan il y a plus d 'un
demi-siècle : « le massage est le message » . Douce domination
par le massage de l' idéologie qui nous tient dans son bain. Le
discours peut changer : si les formes restent les mêmes, il ne
se passe rien que de toujours encore un peu régressif. Ce que
nous nommons « conscience » est chez le spectateur avant tout
capacité de juger des formes, étant entendu que tout ensemble
de formes est riche de significations (au pluriel). Dans une
salle de cinéma, il voit des formes, il entend des formes, il
ressent à travers des formes. L' écart (irréductible) entre monde
du cinéma et monde de l 'information tient à la puissance des
formes mises en œuvre dans un film, au contraire, par exemple,
d 'un magazine télévisé ou d'un journal télévisé.
Au cinéma, la distribution des informations dans le cours
d'un film (objet temporel, rappelons-le, qui va de son début
à sa fin, à la différence d'un journal, objet extratemporel,
feuilletable dans n'importe quelle direction, dont le modèle
affecte aussi le journalisme audiovisuel, pourtant successif et
temporel) obéit à des motifs narratifs et dramatiques : faut-il
dévoiler tout de suite ce que l 'on sait d 'avance ? Jeter toutes
ses cartes sur la table ? Ne pas dissimuler au spectateur des
informations capitales qui ne surgiront que plus tard ? Etc.
Un film est un jeu, dont les règles ne se donnent que lente
ment, ambiguës, parfois indéchiffrables. Rien de tel dans un
magazine télévisé, Envoyé spécial, par exemple : les journalistes
auteurs du « sujet » sont censés en savoir beaucoup, sinon tout ;
l ' information essentielle ne saurait être dissimulée ou différée,
etc. Qu' il s'agisse d'un roman, d'une nouvelle ou d'un film,
raconter une histoire revient à jouer avec les désirs, les attentes,
les curiosités, les inquiétudes de l'auditeur, du lecteur ou du
spectateur, qui sait bien que le dramaturge ou le romancier
ne va pas tout dévoiler tout de suite. Plus encore le cinéaste qui
dispose d'un mode de représentation où, nous l'avons v u , le
25 1
cadre est un cache, où montrer n'est jamais tout montrer. La
narration cinématographique ne peut faire autrement que de
« jouer à cache-cache » avec le spectateur. On ne dit pas, on ne
Illusion / leurre
2 53
confiance dans les machines, dans leur régularité et leur indiffé
rence. Tout ceci vaut pour tous les films, fictions et documen
taires. L illusion - qui est le cinéma même - joue dans tous les
cas, qu' il s'agisse d'une histoire plus ou moins fictive, ou d'une
représentation voulant « reproduire » la réalité. Cette condi
tion d 'illusion est ce que le journalisme (au sens large) peut
prétendre éviter. Mais il arrive de plus en plus souvent que
le journaliste se serve d'une caméra et que ses images soient
projetées. L information passe alors sous le joug du cinéma :
l ' illusion est irrémédiablement liée au fonctionnement de
la caméra (analyse du mouvement) et à celui du projecteur
(synthèse du mouvement).
I..:exemple majeur de la séquence du « passage par la table
de montage » dans L'Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929)
nous fait constater la pérennité du leurre à l ' instant même où
il semble être déconstruit. Le caméraman, debout dans une
auto, filme une calèche où sont trois femmes. (Par parenthèse,
le caméraman ou la caméra filmés sont les plus fréquentes des
mises en abyme au cinéma.) Arrive le moment où la caméra s'at
tarde sur le cheval qui tire la calèche. Et là, d'un coup, l ' image
se fige. Tout s'arrête sur l 'écran, le spectateur est invité à passer
de l 'autre côté, dans la salle de montage, où la monteuse
découpe et colle les photogrammes. Soudain, quand ces
photogrammes - images fixes, donc, photos - sont réinsérés
dans la bande filmique, le mouvement revient, l'enfant sourit,
la femme au fichu bouge, etc. Vertov a voulu montrer au spec
tateur soviétique que le cinéma n'était pas « une magie », qu' il
résultait d'une opération technique et créatrice à la fois : le
montage. Mais que se passe-t-il quand tout se fige sur l'écran ?
Le projecteur dans la cabine continue de tourner, le ruban
pelliculaire de s'enrouler sur la bobine, d'être projeté . . . On
saute de l'image en mouvement à l ' image arrêtée, du cinéma
à la photographie, mais pour autant le film ne s'arrête pas, lui,
et continue de tourner à la cadence de dix-huit images par
seconde. Ces différents états de l 'image valent pour image
254
paradoxale (Caroline Chick, 2011). La déconstruction du
leurre se fait au moyen du leurre et le renforce. Illusion de la
fin des illusions.
Qui désire n' être pas trompé ne va pas au cinéma. Il y a
des concerts, des expositions, il y a les rues, il y a les livres.
Dans la salle de cinéma, le spectateur se prête de bon gré aux
conditions du dispositif: renoncer à cinq de ses sens sur sept ;
renoncer à tout passage à l 'acte ; épouser le principe de déléga
tion qui règle les représentations : le corps acteur pour le corps
spectateur, la parole et l 'action du personnage pour le mutisme
et l ' immobilité du spectateur. Ces conditions instituent la
dimension de réalité de la séance. Elles viennent en contra
diction des leurres qui font du spectateur le sujet consentant
d 'une expérience subjective, le sujet du film.
Nous employons deux termes : « illusion » et « leurre ».
Som-ils interchangeables ? Au cinéma, sans doute. Illusion est
ce dans quoi le spectateur est plongé, qu' il le sache ou non, et
sans doute ce qu' il désirerait, qu' il le sache ou non. Leurre serait
ce qui de cette illusion est agencé pour tromper, ce qui en est le
moyen : l 'écran, le cadre, la surface, la projection, l'analyse et la
synthèse du mouvement. L'impression de réalité, par exemple,
est illusoire ; mais cette illusion résulte d 'un certain nombre
de facteurs qui, réellement, l 'activent et la font paraître pour
vraie. Elle ne vient pas d'une errance de la perception ou de
la conscience du sujet spectateur. Elle s'impose à chaque spec
tateur, chacun en sa singularité. À la différence de ce qui se
passe sur les scènes théâtrales, où l' illusion aussi joue son rôle,
l ' impression de réalité, plus puissante au cinéma qu'au théâtre,
ne disparaît pas avec la fin de la représentation. Elle subsiste
dans la mémoire comme un fait ressenti, consenti, avéré. L' il
lusion produite pendant la séance se prolonge dans la mémoire
du spectateur comme semblance souveraine. Le spectateur fait
partie du dispositif qui le leurre.
2 55
Image
2 57
La lentille d 'un objectif photographique agit ou réagit
(en simplifiant beaucoup) comme l 'œil humain : une image
se forme sur notre rétine, autrement dit notre écran mental ;
image qui, une fois redressée, corrigée, renvoie à ce qui se
présente du monde visible sous notre regard. Cette ressem
blance - qui n'est qu'un produit de la vision humaine : une
mouche en a un autre - suffit à nous convaincre de ce que
l 'œil, comme la camera obscura, comme la lentille photo
graphique ou cinématographique, capte un reflet du visible
qui n 'est pas le tout, ni le fin mot de ce visible. Il faut remar
quer que c'est le même organe, notre œil, notre nerf optique,
notre zone cérébrale affectée à la vision, qui voient à la fois la
chose et son « reflet ». Voir la chose ou l ' image est toujours
voir une image. Or, pour avoir fait quelques photos (ou plus)
dans sa vie, chacun de nous sait bien que l ' image produite
par la machine photographique n'est qu'un approchant de la
chose vue. Non un reflet mais un semblant. Entre ce que nous
voyons et ce que restitue l 'appareil, une marge se creuse. Notre
cerveau travaille chaque image, la filtre, la redresse, la recadre,
toutes opérations que les machines à vision ne font que très
imparfaitement - ou pas du tout. (Preuve en est le passage
désormais obligé par les logiciels de correction et de retouche
numériques.) C'est donc une facilité de croire qu'il y a identité
entre la vue perçue et l ' image mécanique. Un seul exemple :
nous avons deux yeux (Cyclopes et borgnes exceptés) et la
caméra n'a qu'un objectif: elle est monoculaire ; nous voyons
donc au naturel le spectacle du monde en trois dimensions :
largeur, hauteur, profondeur ; nous percevons les reliefs, les
creux et les bosses. L' image formée sur la pellicule comme
sur l'écran de visée reste désespérément une image à deux
dimensions. Hologrammes et stéréoscopes à part, tous les
supports sur quoi sont posées ou collées ou peintes ou proje
tées des images, de quelque nature qu'elles soient, sont à deux
dimensions. Le film conserve ces deux dimensions quand il
est projeté sur un écran : tous les écrans sont plats et le seront
toujours, y compris ceux qui font de la 3 D. Trois dimensions
sur notre écran mental, deux sur l 'écran de la salle.
Comment l ' image se forme-t-elle en argentique ?
La précipitation qui a lieu lors de la fabrication de l ' émulsion
forme des cristaux d' halogénure d 'argent qui constituent le
matériau sensible. La gélatine assure une dispersion homogène,
mais non régulière, des cristaux, lesquels comportent des dislo
cations que l 'on appelle impuretés. À l'exposition, des photons
frappent les cristaux. Se dégagent des électrons libres qui se
déplacent dans la structure du cristal jusqu'à ce qu' ils soient
piégés par les impuretés (responsables de champs électriques
locaux). L'électron piégé forme un atome de brome (anions
bromures) et attire par réaction électrique un ion d'argent
(cation d'argent), particules infinitésimales d'argent photoly
tique. Un grain doit être frappé par 5 photons pour former
son premier atome. Plus il y a de photons, et donc de lumière,
plus il y a de cristaux - qui forment, dans un processus dit de
réduction, l' image latente. La révélation consiste à transformer
l'image latente en image visible par un échange d'électrons
qui amplifie considérablement le processus de transformation
du cristal en amas d'argent métallique (le grain). La granula
tion qui en résulte donnant cette impression de discontinuité
et de mouvement de grain lors de la projection. (cf. Aléatoire)
Vouloir reproduire parfaitement ou mécaniquement le
réel est un objectif ancien, constant. Les essais de télévision
en 8 k ou 10 k réalisés par les Japonais sont révélateurs de ce
mouvement techniciste : les spectateurs de ces essais évoquent
l'impression d'être face à une image comme face à une fenêtre
(ô Bazin ! ô Alberti !). Améliorer sans cesse la performance
des machines signifie se situer dans la perspective objectiviste
et performative d'un fantasme de reproduction de la réalité
visible. Notre hypothèse est qu'au-delà du premier processus
de reconnaissance qui devrait plutôt rassurer le spectateur,
une inquiétude irradie lentement quant à ce qui pourrait encore
« se cacher » derrière cette suiface de ressemblance. La dimension
259
d'ambiguïté par quoi nous définissons l 'image cinématogra
phique peut s'entendre aussi comme supposition d 'un arrière
plan ou d'une profondeur. Cette troisième dimension que
nous voyons sans la voir n'est-elle pas ce qui nous cache une
« quatrième » dimension ? De la même man ière, ce qui est
exclu du cadre peut y revenir, le même ou un autre. La place
du spectateur serait à la fois celle de la confiance et celle du
soupçon. Qu'y a-t-il « derrière l ' image ? » : la question même
de Serge Daney (1983).
Les images argentiques, esthétiquement travaillées en fonc
tion du « travail » même des grains d'argent, forment une
représentation du vivant à quoi seule une approche artistique
du monde visible et non visible peut prétendre. Marquées par
la matière et par ses défauts, elles portent paradoxalement
davantage la marque humaine et manifestent peut-être davan
tage que l ' image numérique la part subjective de la représen
tation. Jusque dans la maîtrise, l'aléatoire persiste comme
confrontation avec une réalité qui nous résiste. Les technolo
gies de toute évidence ne sont pas neutres, en dépit des bonnes
paroles des marchands. (cf. Argentique/ numérique ; Matrice ;
Pellicule.)
Immédiateté
260
lement déterminée : toute image travaillée suppose patience et
inquiétude (Pierre-Damien Huygue, 2012). La fabrication des
images concertées est soumise à un principe d'incertitude et
appelle une autre temporalité que celle, mécanique, de l' ins
tantané. La prise est entourée de gestes, de rituels, qui ne sont
pas l 'immédiateté.
C'est en 2013 qu'apparaissent les premiers téléphones
caméras-projecteurs : on peut projeter instantanément ce que
l 'on vient de filmer. La réversibilité des « vues Lumière » se
fondait sur la brièveté des prises de vues (moins d'une minute).
Logiquement, la possibilité et la pensée même d'un montage
sont escamotées par la brève durée de la prise d'un seul tenant
- ébauche du plan-séquence. Il faudrait décrire pas à pas la
découverte et la mise en œuvre des procédures de montage,
qui font que la production de sens (c'est-à-dire la mise en
forme) passe par la relation entre des plans distincts et n'est
plus prise dans le jeu d'un seul plan. L'écriture cinématogra
phique associe et oppose entre eux divers moments du film,
plus ou moins proches les uns des autres. Une profondeur
apparaît, la perception d'un puzzle, un étoilement des corps,
des lumières, des lieux, qui conduisent à un déploiement et
un désaxement de la place du spectateur. En quelques années,
tous les spectateurs comprennent sans que rien ne soit expli
cité qu'au cinéma il s'agit d'associer et de dissocier, de réagir au
montage proposé, de pratiquer soi-même montage et démon
tage mentaux en écho au montage projeté. (c( Argentique/
numérique.) Tout cela demande du temps.
Le retour contemporain de l 'immédiat semble renier ce lent
travail d 'émergence du montage comme méditation du film
sur lui-même. Expédition, expédié, expéditif: l'accélération
du passage à l 'acte est aussi accélération du passage à l'autre.
Ambiguïté. À la fois se débarrasser de cet objet brûlant dont
on ne sait que faire et se presser de le passer à ces « autres »
dont on ne sait que faire. Comment compter les durées esca
motées ? Et le temps manque-t-il jamais ? Disons simplement
que l 'immédiat court-circuite les temporalités ordinaires
du sujet du regard et de l 'écoute : voir et entendre, sentir et
comprendre, tenir et retenir . . . Le spectateur n'est pas seule
ment une surface de percussion. Il s'agit de passer à l ' intérieur,
et là, à l' intérieur, le temps passe sans passer.
Impression de réalité
Improvisation
Inscription vraie
In sert
266
Instantanéité
268
Jump eut
Leurre
Lumières, ombres
273
La performance des caméras de cinéma numérique augmente
jusqu' à « encaisser » une différence de 14 diaphragmes ou plus
entre la plus basse et la plus haute lumière : le directeur de la
photographie n'aura plus besoin de mesurer la lumière. Tout
serait exposé, tout serait net.
La chimie de la photographie, puis celle du cinéma, font
du passage par l 'ombre la condition même d 'apparition de la
lumière. La plaque photographique initiale est d'argent poli,
recouverte de bitume de Judée, de couleur noire. La passe entre
négatif et positif actualise, dans l ' image argentique, la solida
rité des ombres et des lumières, réversibles, inversibles. Quand
on passe du registre de l ' impression chimique ou électronique
sur ruban sensible à celui de l ' image imprimée, les noces de
la lumière et de l 'ombre se confirment. I.:une ne va pas sans
l 'autre. Sans ombre, la lumière blanche aveugle. Sans lumière,
l 'ombre masque tout. Guy Debord et Marguerite Duras ont
cédé à la tentation symétrique de l 'écran blanc et de l'écran
noir, excursions hors du cinéma, qui reste, même en couleurs,
un art du gris. C'est d'abord au temps du noir et blanc que ces
noces ont donné de sublimes beautés. Les films de Murnau
- restaurés - le manifestent toujours. I.: émulsion noir et blanc
dite orthochromatique favorise le contraste entre blancs et
noirs. Cette accentuation contribue à un effet d'artificialité,
de durcissement. Ces images nous paraissent aujourd'hui peu
« réalistes » . Leur manquent les nuances.
274
Machines
275
d'effacement et d ' inscription, nous la retrouvons au cinéma
sans la reconnaître comme une loi de l'enfance.
Magasin
Maîtrise, non-maîtrise
2 77
Sauf exceptions ( Vent d 'Est, Groupe Dziga Vertov / Jean-Luc
Godard, 1970), le travail collectif est réglé d'en haut, par un
réalisateur « tout puissant » (qui se croit tel). Le contrôle à
tous les étages est donc la règle de fer d'une équipe de tour
nage. Et la maîtrise est l'unique moyen de ce contrôle. C'est
ce qu'on apprend dans les écoles de cinéma. Or, les cinéastes
véritablement novateurs, Godard compris, mais aussi Jacques
Rozier ou André S. Labarthe, Roberto Rossellini, Jean Rouch
et tant d'autres, sont des maîtres qui savent ne pas l'être et
n'ont d 'ailleurs nul besoin de l 'être. La maîtrise ne se conçoit
que comme maîtrise des maîtrises, c'est-à-dire errance et folie,
vertige et abandon. Il y a un principe de dérapage non tout
à fait contrôlé, de dérive non tout à fait maîtrisée qui fait la
puissance de certains films : nous pensons au Close-up d 'Abbas
Kiarostami (1990), au Vent nous emportera, du même (1999) ,
a u Film/socialisme d e J.-L. Godard (2010), mais aussi à La
Règle du jeu de Jean Renoir (1939), à L'Homme à la caméra de
Oziga Vertov (1929), à Berlin ro/90 de Robert Kramer (1990),
à Anatahan de Joseph von Sternberg (1953), à Seven Women
(Frontière chinoise de John Ford, 1966), à Scènes de chasse au
sanglier de Claudio Pazienza (2007). Films qui n'ont rien à
voir, sauf l 'essentiel : une liberté de ton et de formes telle que
peut la fonder seule une éclipse, seul un effondrement de ce
que l 'on désigne comme surmoi. Le cinéaste jette son bagage
par la fenêtre. Il est parti ailleurs.
La question du hasard hante le cinéma. Art de la conception
puis de la préparation minutieuse, art du partage des infor
mations avec l' équipe, art du calcul prévisionnel, en argent,
en temps, en collaborateurs, comment le cinéma pourrait-il
s'ouvrir au hasard ? Et le faut-il ? C'est précisément le carcan
des plans de travail trop bien ficelés, des horaires imposés, des
contraintes économiques qu' il convient à la fois de retourner
en faveur du fil m et de déjouer par quelque ruse. La réponse
est dans les procédures mises en place, qui peuvent, à la façon
des travaux de l 'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) ,
choisir ou interdire une forme donnée (par exemple les travel
lings ou les panoramiques, etc.), établir une obligation (ex :
le huis-dos) , déterminer des règles (à la façon des adeptes de
Dogma). Mais c'est surtout dans le fonctionnement même de
la machine caméra qu'a chance de se produire quelque enre
gistrement qui dépasse la volonté des auteurs.
Matrice
Météo
Mise à distance
280
qui peut ressembler au monde mais ne se confond pas avec lui.
Voir l ' histoire exemplaire du « soldat de Baltimore » (p. 239).
Et voir le film de Pier Paolo Pasolini, Che cosa sono le nuvole ?
(1967), représentation par des marionnettes, elles-mêmes
jouées par des comédiens de chair et d'os (Toto, Ninetto, Laura
Betti), de l'Othello de Shakespeare, dans un modeste théâtre
de campagne, à la fin de laquelle les spectateurs se dressent,
furieux, et montent sur scène pour « tuer » les marionnettes.
Le spectateur halluciné est celui qui ne croit pas en la puis
sance différente et différante de la représentation. Qui y voit
du réel. Et le réel en tant que sortie de scène, sortie du monde
virtuel, est de l 'ordre de la mort. Il s'agit donc de faire que le
spectateur puisse résister aux vertiges de l' hallucination. Or,
davantage que la scène où les corps des acteurs, bien réels,
peuvent donner lieu à confusion (un homme ou une femme et
non leur simulacre), l ' écran de cinéma, qui ne montre que des
fantômes, s'ouvre à toutes les projections fantasmatiques. L'ou
vert de l'écran fonctionne comme un piège visuel : le monde
nous y apparaît comme « vrai », il est « ressemblant », il est
assez proche de ce que nos sens nous en ont fait connaître
pour que nous puissions en « reconnaître » la réalité tout en
en déniant l 'artificialité (le cadre n'est pas vu comme tel, mais
seulement ce qui est cadré). La logique de la mise à distance
( Verfremdungs ejfekt, ostranenie, straniamento, estrangement,
défamiliarisation) est de faire réapparaître l'artificialité de la
représentation en matérialisant un certain nombre d'effets. La
mise en abyme, par exemple, cadre dans le cadre, image dans
l'image, etc., a pour objet de montrer la représentation en tant
que telle, puisqu' induse dans la représentation non remarquée.
La mise à distance n'a pas pour effet d' écarter le spectateur de
la scène filmée, de l'en expulser en changeant les coordonnées
de cette scène : il nous semble qu' il s'agit, au cinéma en tout
cas, de suspendre les mécanismes de projection du spectateur
pour . . . mieux les relancer. Voir la séquence du montage dans
L'Homme à la caméra (p. 254).
Mise en abyme
Mise en scène
Mixage
Montage
286
ment les images, les raccords entre les images qui sont en
cause : ce sont les séquences, les chapitres ou les parties. Une
architecture, donc, une composition au sens musical. Nous
nous émerveillons de voir une même opération : couper et
raccorder, intervenir au niveau le plus fin (une image de plus
ou de moins à droite ou à gauche de la coupe) et au niveau le
plus large (l'ordre et la durée des grandes sections du film).
Les longues semaines, les mois de montage {que le montage
virtuel n'allège pas vraiment) sont consacrés à laisser le film
venir à lui-même et à nous, du même coup. Dans les rushes,
dans ce qui a été tourné, le montage révèle des courants, des
forces latentes qui prennent forme et orientent du coup la
forme générale et le sens même du film. Monter, c'est décou
vrir ce qu'on a vraiment tourné, pour le plus fertile ou le plus
stérile, car la question est toujours celle de l'engendrement de
segments de récits, de continuités narratives, à partir de plans
ou de scènes. Un processus de germination qui fait que « la
chose » est toujours en mouvement, instable, réversible, modi
fiable . . . jusqu'au point où, très intuitivement, c'est-à-dire sans
qu'on sache exactement pourquoi, cette « chose » a pris forme
et, assise, est devenue stable et exigeante, refusant dès lors tout
ajout qui viendrait d'une décision de montage sans passer, si
l 'on ose dire, par le « désir » du film lui-même. Le lecteur voit
bien que dans cette situation, un trafic de vie et de mort se
fait entre celles ou ceux qui montent, et la « chose » qui se
révèle (ou se réveille) peu à peu. Il arrive bien sûr, hélas, que
l'on en reste à ce stade d'une « chose » incapable de se parler à
elle-même.
L'art du montage a été poussé à un point extrême, ces
dernières années, dans le travail d 'Arravazd Pelechian (Les
Saisons, 1972 ; Notre Siècle, 1982) : fragmentation et répétition,
le même plan repris, coupé, monté, déplacé et devenant autre.
Ce que Pelechian (après D. Vertov et S . M . Eisenstein) appelle
« le montage à distance » : ne pas juxtaposer mais séparer pour
« créer une distance entre deux plans », et qu' il nomme « le
montage à contrepoint » également, inspiré de la composition
musicale. Les films de Pelechian sont essentiellement musi
caux. Et c'est peut-être d'abord « la musique de la machine »
qui lui a permis de penser cette manière si particulière de
monter. C'est en manipulant les images sur ces machines,
c'est en regardant les images travaillées par la Truca, qu' il a
construit sa pratique de montage.
Le montage agit en un sens plus large encore : toute une série
d'opérations de pensée relèvent du montage ; des processus
industriels ; des programmes numériques ; l 'arboriculture elle
même parle de taille et de greffe. Il y a donc un enjeu général
- non spécifique - à reconnaître que le montage est une pensée
en actes du monde. Il est le nom même de la capacité humaine
à agir sur le monde. Il arrive que vienne ainsi aux cinéastes le
sentiment d'une puissance de la volonté devant l'organisation
des signifiants en leur matérialité même. Or, un film est avant
tout chose mentale, ce qui veut dire qu'une part d'inconscient
y joue, que par définition on ne connaît pas et ne reconnaît
qu'à ceci que le film se met à exister par lui-même, à la façon
d 'un organisme vivant, qui forme ses propres règles et les suit,
qui résiste à toute intervention arbitraire des auteurs. C'est à
cela que l'on reconnaît que le film est là : il s'impose à nous.
(cf. Raccords.)
Montage son
288
En ajoutant, en retranchant, en faisant basculer la prise de
son direct dans une autre dimension, celle de l'auditorium,
où tous les détails se distinguent, où le son stéréophonique
permet de superposer des sonorités et des fréquences sans les
écraser. Tout ce travail, qui est celui du montage son, ne doit
pas nous leurrer : il ne s'agit pas de faire naître une continuité
de sons seuls mais tout au contraire de renforcer l 'attache des
sons au socle du récit, à l'impression de réalité, à la croyance
en une profondeur de champ, etc. La beauté du son peut être
travaillée, mais c'est la pertinence qui compte. Comme il est
arrivé pour les très belles bandes-son de Michel Fano dans les
films d'A lain Robbe-Grillet, le dépaysement attendu et obtenu
passe immédiatement pour un effet facile, grossier, sans enjeu.
Pourquoi ? Parce que les sons viennent en excès sur les images,
débordent le cadre des situations, emphatisent les bribes de
récit. On nous transporte ailleurs mais, et c'est l 'un des pièges
du son au cinéma, en nous en donnant une indication très
lisible et du coup de faible intensité.
Car les sons ne portent pas tout à fait le même type d'ambi
guïté que les images. On peut ne pas « reconnaître » un son,
mais dès qu'on le reconnaît il cesse d' être ambigu et devient
au contraire univoque. De ce fait, les sons tendent (sans forcé
ment y parfaire) à identifier les images, autrement dit à réduire
le tremblement d'ambiguïté qui les anime. C'est dire toute la
difficulté du dosage des niveaux et des intervalles. Il faut à la
fois de l ' écoute et du doigté. Savoir mêler le plaisir de l'estran
gement et la raison réaliste.
Montage virtuel
29 1
se déploie dans ses lenteurs, qui part en volutes, est exactement
celui qui peut accueillir le corps du film en formation.
Il est logiquement impossible de poser quelques plans à la
suite sur une timeline au hasard. Ils auront été choisis et donc
d'une façon ou d'une autre pensés avant d 'avoir été collés. Dès
lors, comment se laisser surprendre ? Au temps de l 'argen
tique, les chutes collées ensemble - au hasard des coupes - et
rangées sur une étagère pouvaient faire voir un raccord jamais
imaginé. Avec le numérique, dans ces moments où le cinéaste
cherche à se faire surprendre, Avi Mograbi déplace très rapi
dement la souris sur la timeline. La machine ne sait pas lire
aussi vite que le mouvement de la main et affiche au hasard ce
qu'elle peut. Nous appelons ces rencontres heureux accidents.
Mort (filmée)
29 4
Mouvement
29 5
mouvement s'entend à la fois comme spatial et temporel. C'est
pourquoi on a pu parler de lignes de temps. Espace et temps
sont dans une équation qui commande à toutes les prises de
vue. Le temps qu' il faut pour . . . ouvrir une porte, traverser
une pièce, courir derrière un train, gravir une montagne,
tomber d'une falaise . . . tous ces temps ont posé problème aux
cinéastes. Fallait-il les abréger par de courtes ellipses ? Monter
les durées réelles ?
Enfin, le film tout entier se déroule lui-même dans le temps.
Plan par plan, l 'ensemble des plans se déplie sur l'écran. Il y
a donc un mouvement d'ensemble, lié bien entendu à la trac
tion du projecteur ou au défilement des lignes d 'ordre dans
un fichier numérique. Ce mouvement peut être perçu pour
lui-même, comme l 'est une composition musicale. Les notions
de rythme, de syncope, de ralenti, de cadence, de contraste
interviennent. Il est extrêmement difficile au spectateur
d 'avoir une perception claire de ce mouvement d'ensemble,
puisqu' il l 'éprouve seconde après seconde et que les nouvelles
inscriptions de sons et d' images effacent les précédentes ou les
maintiennent, au mieux, dans une réserve de formes depuis
laquelle leur écho peut se sentir. Mais ce qui écarte la compo
sition filmique d'une composition musicale est qu'un enjeu de
signification s'y trouve impliqué. Le film, qui fait sens par les
cartons, les dialogues, les situations elles-mêmes, voire le choix
des comédiens, est d'entrée de jeu un objet idéologique tourné
vers un spectateur inséré dans les contradictions du monde et
ne trouvant dans les salles de cinéma qu'un soulagement de
brève durée aux tensions liées à ces contradictions. Certes, la
séance est une suspension des pressions en jeu hors des salles,
mais le sentiment ludique, ou la liberté, qui en résulte pour le
spectateur, ne peut l 'affranchir complètement de sa place dans
le monde. Le mouvement nous implique. Il s'agit bien de ce
« nous ». (cf. Dénégation.)
Narration, narrativité
2 97
La dimension temporelle l'emporte. En règle générale, ce
qui s'inscrit sur l 'écran de la salle chasse ce qui s'y trouvait
précédemment inscrit. L'effacement accompagne et permet
l ' inscription. Un processus d'oubli est donc à l 'œuvre à chaque
seconde du déroulement d 'un film. Les choix narratifs, la
construction du récit filmique ne peuvent pas ne pas prendre
en charge le ressac de l 'oubli et du souvenir tel que nombre
d' impressions ou d' informations disparaissent sans retour.
Comment lutter contre cette évaporation signifiante ? Sans
doute en renforçant les liaisons, les consécutions, en allant
vers une cohérence logique des parties d'un film, ce qui n'est
pas toujours le cas du récit livresque.
C'est dire le rôle majeur des rhétoriques narratives dans
un film. Narration, historiquement, signifie implication d'un
auditeur (plus tard d'un spectateur) dans un récit. La tenta
tion du spectateur ne peut être que de ramener tout à lui, à sa
personne, à sa vie. Le cinéma fait inévitablement de son specta
teur le spectateur de lui-même. L'écran est un miroir, trompeur
comme tous les miroirs, mais efficace aussi. C'est d'ailleurs
le rôle essentiel de tout récit, de nous impliquer. Autant dire
que nous ne croyons pas à quelque sortie de la narrativité au
cinéma. On peut bien ne raconter aucune histoire. Le film
raconte du début à la fin l'histoire de son déroulement (ou le
déroulement de son histoire).
Net, netteté
2 99
Numérique
3 00
préférée une caméra moins performante pour des images
moins standard, moins léchées.
Quel sens aurait de pousser le « réalisme » de l ' image ciné
matographique au-delà des capacités discriminantes de notre
appareil de vision ? Le discours marchand, repris par les médias,
se vante de démultiplier la puissance des facultés humaines,
perceptions, sensations, émotions. Mais il apparaît au regard
des premières décennies du numérique que l 'homme qui vient,
pour être augmenté en sensations, sera à coup sûr appauvri en
langage et en histoire, démuni en mensonges, affaibli en tout
ce qui fait que la parole et à travers elle le langage à la fois nous
définissent et nous dépassent.
La nouvelle puissance du numérique tient moins à la nature
ou à la finesse de l ' image qu'au temps. Il y a une immédiateté
des résultats, au tournage comme au montage, qui annule
purement et simplement le travail du temps, l ' écart temporel
entre l 'acte et sa lecture. Cette accélération est bien sûr en
phase avec le processus contemporain d 'accélération, avec
l '« immédiatisation » de tous les aspects de la vie sociale, de
la vitesse des trains à la commercialisation des vins. Moins de
temps pour faire les mêmes choses change la nature, la desti
nation et la forme même de ces choses. La logique du passage
de plus en plus rapide des signes, des mots, des couleurs, des
sons, prend le sens d'un sautillement du monde, d'un système
d'éclipses rapides, apparition-disparition-substitution, qui
évoque et peut-être généralise le fonctionnement des photo
grammes à la prise de vues et à la projection. Le monde se met
à tourner à 24 images par seconde . . . au moins. Peut-être y a-t-il
un lien entre cette angoisse d 'aller vite, de plus en plus vite, et
la forme des films qui se font aujourd'hui : dans la très grande
majorité des cas, les plans qui composent ces films durent de
moins en moins longtemps (4-5 secondes) , devenant du même
coup de plus en plus nombreux (1 400 plans pour 1 h 30 dans
le cahier des charges des téléfilms de TF 1) . Quelque chose
d'un mouvement général incessamment secoué, comme une
301
parade au figement des corps dans la mort. Agitation vie ; =
3 02
Objectif
306
manière remarquable la perception sensible, le mouvement
et le relief - en utilisant les aspérités de la roche. Comme l 'a
écrit Marie José Mondzain (2007), poser sa main sur la roche
et souffier sur elle un pigment rouge, puis la retirer, créant
ainsi une main négative, marquait parfaitement la notion de
retrait dans la création de l 'œuvre. C'est en se retirant de son
modelage que le sculpteur à la fois se sépare de sa création,
c'est-à-dire d'une part de lui-même, et donne vie à cette chose
autre qu'est une œuvre. Le passage à l 'acte se présente au
contraire comme une interruption de la séparation créatrice,
comme l ' intervention angoissée d'un narcissisme menacé qu' il
faudrait réaffirmer violemment. « Je » et la « chose » se mêlent
alors inextricablement.
Contre une telle confusion des sensations, le travail des
cinéastes (et des photographes) fait émerger une nouvelle
physique du regard dans le monde. Elle est polémique
- puisqu'elle surgit pour lutter contre la généralisation sans
principes, autres que marchands, de la production des visibi
lités dans notre moment historique.
Objectivité
307
« subjectivité » d'une machine. Mais en cadrant, cette machine
entre dans un processus signifiant qui n'a plus rien d'« objectif ».
Reste la question ici récurrente, obsédante, de l'enregistrement
par la caméra de portions du champ visible qui échappent au
regard du cadreur ou du cinéaste, ou qui demandent un autre
regard, plus tardif, plus averti, pour être remarquées. Il y a là
un dépassement des sujets qui font les images ou qui les voient
qui nous conduit plutôt du côté de l ' écriture automatique, de
ces automatismes humains, animaux ou machiniques dont la
« conscience » n'est nulle part. Il arrive de plus en plus souvent
que des cinéastes veuillent expérimenter un filmage où le cadre
n'est plus véritablement contrôlé : avec les caméras de surveil
lance, bien sûr, avec ces caméras « sportives » type GoPro. On
comprend qu' il s'agit de créer en dehors du fantasme d'une
subjectivité toute puissante.
Observation
3 08
ceux qui sont filmés « observent » à leur tour celle ou celui qui
les filme et en tirent, le sachant ou non, une stratégie guidant
leur participation . . . Ce que nous appelons, encore une fois
à la suite de Claudine de France et dans une extension de
la notion elle-même : « auto-mise en scène » . Le jeu du cadre
(cadré/non cadré ; inclus/exclu) suppose une participation de
l 'autre filmé : il se plie au cadre, il en tire en même temps la
possibilité de supposer quelque chose des désirs et stratégies de
! 'autre qui filme.
Obturateur
3 10
langage (2014), Jean-Luc Godard utilise pleinement les défauts
d'obturation du Canon EOS 50 Mark III, mais aussi, en
parallèle, des caméras amateurs. Filmant la neige qui tombe,
ces capteurs n'arrivent pas à saisir la légèreté de mouvement
des flocons. La neige ne ressemble alors à rien de ce que nous
connaissons. Les flocons apparaissent et disparaissent comme
des points blancs qui viennent marquer l' image. Le défaut
d'obturation fait aussi partie de la réalité de la prise de vues,
et donne lieu à des effets de matière : bruit, chaos, distorsion.
Off/ On
311
les réunit. Aucune règle « réaliste », aucune fonction explica
tive. Les mots de leur côté, les images du leur, se serrent ou
s'éloignent au gré d 'accords qui ne s'imposent que de naître
à nos yeux et nos oreilles. La beauté de la chose est que dans
un même film, il puisse être donné au spectateur de passer du
in au off et de celui-ci ou celui-là au on : les variations de ces
régimes d 'association entre images et sons nous affranchissent,
entre autres, de la dictature du in synchrone telle qu'elle s' im
pose dans la très grande majorité des films (La Belle journée,
Ginette Lavigne, 2m2) .
Panoramique
312
dit la possibilité d'accueillir dans un même mouvement, dans
une même continuité spatio-temporelle, des éléments visuels
« nouveaux », au sens d 'un surgissement, qui pourraient se
313
c'est le temps. Le cinéma, art du temps, fabrique du singulier
dans le semblable et de l 'unique dans le même.
Partage
Bien que ce terme ait été usé par toutes les Églises, nous le
reprenons pour définir ces films entre fiction et documentaire
qui ne peuvent se réaliser que dans un partage, en effet, entre
acteurs-personnages et cinéaste. C'est le cas de quelques-uns
des plus beaux films de Jean Rouch collectivement réalisés :
Jaguar (1954), Moi, un Noir (1958), Chronique d 'un été {avec
Edgar Morin, 1961). Dans chacun de ces films, la part des
« personnages » est décisive. Leur vie, leurs réalités, leurs
soucis trament le scénario ; ils jouent leur propre rôle, disent
leurs propres dialogues - et c'est pourquoi nous mettons des
guillemets à « personnages », car celles et ceux qui jouent
dans ces films sont dans un entre-deux, dans une hésitation,
dans un tremblement fascinant entre « eux-mêmes » et « eux
filmés ». Et c'est cela qui est finalement filmé, la relation des
corps-sujets à la machine-cinéma, dans ce qui est la part docu
mentaire de ces films; mais en même temps, chaque corps,
chaque sujet filmé en tant que lui-même, en tant que croyant
qu 'il est lui-même, amène dans la relation documentaire une
autre part, celle du devenir-récit de sa propre vie, du devenir
acteur de sa propre personne, et à travers ce qui vacille alors
toute une part de fiction qui ne peut pas ne pas englober le
spectateur, lui aussi confronté à la difficulté de séparer le corps
filmé de la fiction qu' il porte. Le partage dont nous parlons
est en fait partage du spectateur puisque celles et ceux qui
jouent, et celui qui les filme, sont d'abord spectateurs les uns des
autres : cette mise en abyme ne peut qu'entraîner avec elle le
spectateur du film lui-même. Un autre exemple, extrême, est
l ' incessant jeu de miroirs auquel Abbas Kiarostami invite ses
personnages-acteurs dans Close-up (1990), à commencer par
le héros, Sabzian, qui joue son propre rôle, comme les autres
figures de cette affaire, le père, la mère et les deux enfants, plus
un journaliste. Mais Sabzian est tout particulièrement livré au
partage : arrêté par la gendarmerie pour imposture, il lui est
demandé de rejouer son rôle dans cette h istoire, et l ' imposteur
n'en est plus un quand il joue le rôle de l ' imposteur qu'il a
été. Il s'agit là, on le comprend, de la plus vertigineuse mise en
abyme de l'histoire du cinéma. Au bout du partage du film, il
y a l ' indémêlable. Mise en scène : mise en commun.
Pauvre (cinéma)
315
risques et donc plus d'enjeux, artistiques entre autres, dans la
pauvreté que dans la richesse. De l'amateur à l'artisan, cela
se sait et se vit. Peut-être le temps est-il venu d 'une alliance
entre production et réalisation, ici et là préfigurée, disons par
le cinéma d ' É ric Rohmer, encore lui. L'approche culturelle,
l 'approche esthétique masquent trop souvent, ou préfèrent
ignorer, à quel point la saisie des enjeux d'art dépend de l ' équi
libre entre production et réalisation, et que le producteur est
artiste comme le cinéaste, même si c'est par délégation. Chez
Rohmer, insistons, bien que pauvre parmi les pauvres, l 'argent
est mieux dépensé que chez Luc Besson : il est ajusté aux
besoins de la mise en scène. Il faut donc mettre des guillemets
aux deux termes, pauvre et riche. Riche peut se révéler être
un faux-semblant. Depuis les Évangiles (peut-être), richesse
et pauvreté jouent à échanger leurs valeurs. C'est une ques
tion qui trouve son champ de plein exercice dans l 'histoire
du cinéma, où l'argent n'a que rarement produit des chefs
d'œuvre. (Que l 'on se souvienne du Cléopâtre, de Joseph L.
Mankiewicz, 1963.) En bref: déjouer les rituels que l 'économie
impose et qui ne conviennent pas à chaque film. Tout film
exige qu'on lui invente son économie, son dispositif. Cette
« variabilité des rituels » est insupportable à une économie qui
Pellicule
Persp ective
Photo gramme
3 19
au défilement assuré par le projecteur. Pour éviter le scintille
ment de l' image dû à la succession rapide de zones sombres et
claires, nous voyons 24 images différentes par seconde mais
chaque image est dévoilée par l 'obturateur deux fois. Ce qui
veut dire que nous voyons 48 projections de 24 photogrammes
différents.
Ce qui assure la mise en mouvement de la pellicule dans
la caméra d'abord, dans le projecteur ensuite, est une force,
mécanique ou électrique, extérieure à la suite des photo
grammes. Dans la mesure où l'opération cinématographique
conforte cette croyance familière que « le mouvement, c'est la
vie » {ou l'inverse) , elle réalise le tour de passe-passe de faire
tenir une suite de photogrammes fixes pour un enregistrement
du mouvement de la vie. Le photogramme est donc la part de
mort en acte dans l 'opération cinématographique de recons
titution du mouvement de la vie. Derrière le mouvement de
la vie, il y a le squelette photogrammatique, contraint par le
mouvement du projecteur à mimer une danse macabre dans
une suite de saccades. Car le mouvement qui anime le ruban
de pellicule est, à la prise de vues comme à la projection, un
mouvement saccadé.
Dans le monde argentique, les photogrammes sont séparés
les uns des autres par un mince filet noir, qui matérialise
à la fois la séparation de chacun des photogrammes d 'avec
ses voisins, et l ' intervalle de temps (une fraction de seconde)
qui sépare deux photogrammes. On parle alors d' interimage.
Ce fragment de vue non en registrée est un copeau d 'espace
temps manquant à la succession de deux photogrammes, pour
proches qu' ils puissent être dans l 'espace et le temps référen
tiels. La perception ne capte pas ce qui est pour le cerveau une
absence d ' informations.
La modification des cadences de prise de vues et/ou de
projection fait apparaître comme telle la suite des photo
grammes : une suite de saccades à la place de l ' impression de
continuité due à l 'effet bêta. C'est constater que le squelette
320
n'est pas loin de la peau. Plus la cadence change et ralentit,
plus la suite des images apparues comme telles évoque les
arts plastiques, exactement comme les photos de mouve
ments arrêtés de Eadweard Muybridge (1887) sont aujourd' hui
exposées dans des galeries. Tout le cinéma, et cela ne nous
étonne pas, est aujourd'hui l'objet d'une vaste entreprise de
récupération et de recyclages divers par le monde des arts plas
tiques, pénétrés, comme le reste de la société, par l 'obsession
du mouvement mécanique (Marcel Duchamp, 1912 ; Giacomo
Balla, 1914). Reste que le spectateur qui circule dans galeries et
musées s'arrête un temps variable à regarder les œuvres : tout le
contraire du temps contraint du spectateur de cinéma. Bref, il
est tentant, il est facile d' isoler le photogramme, image arrêtée,
de l'ensemble photogrammatique dans lequel il s'insère et joue,
pour en faire un fragment image-temps se suffisant à lui-même.
Opération sans danger. La corne a disparu, le taureau aussi.
Le principe du mouvement en cinéma est simple : une
image fixe remplace une autre image fixe. Le cinéma numé
rique reproduit ce principe de l'argentique. La vidéo et la
haute définition sont venues, en revanche, bouleverser ces
fondamentaux. Pour gagner de la bande passante, cette
image est affichée en deux temps par le balayage d 'un fais
ceau d' électrons. La vidéo entrelacée est l 'association de deux
demi-images - deux trames - légèrement décalées dans le
temps, ce qui donne une plus grande analyse du mouvement
que le cinéma, moins d'effets de stroboscopie que le cinéma
mais des contours qui ne sont jamais exacts sur un objet qui
se déplace. Elle présente aussi un effet de peigne plus visible
(les lignes de la télévision apparaissent sur les formes les plus
organiques de l'image). Depuis, la vidéo est devenue égale
ment progressive, reprenant le principe du cinéma : une image
pleine (un photogram me) qui en remplace une autre. Avec la
première DV à proposer un effet progressif (la caméra Pana
sonic AG-DVX 100), les réalisateurs et les chefs opérateurs
ont retrouvé quelque chose de l ' image argentique, notamment
321
une impression de définition, ou de netteté, et les « défauts »
(stroboscopie) d'un défilement saccadé (même si le principe ne
reste qu'un effet) . En progressif, l'image reste fixe plus long
temps, alors qu'entrelacée, un peu de l'image change un peu
tout le temps. Il y a bien analyse à partir de la restitution de
25 images par seconde mais en vidéo, cette analyse s'appuie
sur un mouvement paradoxal : la vision de 25 images « arrê
tées » alors que la bande défile en continu et que l 'image est
restituée sous la forme d'un balayage. (cf. Obturateur.) Cette
contradiction est accentuée par les principes de compression
de l 'image et un mouvement qui tend vers la fluidité. Il y a à
la fois analogie avec le fonctionnement du cinéma {caméra et
projecteur. cf. Analyse (du mouvement); Capteurs ; Argentique/
numérique) et déplacement vers un autre monde. Le monde de
la similitude. En 35 mm, chaque photogramme est singulier
et différent de ceux qui l 'entourent, quand bien même s'agi
rait-il de la même scène, du même bout de monde filmé. La
compression numérique, elle, se sert de la répétition de séries
d 'éléments immuables en dépit du temps qui passe : il s'agit de
faire l' économie de milliers ou de millions de kilo-octets de
mémoire. La carte, le disque dur, ce n'est pas vraiment de la
mémoire car les données sont facilement reproductibles mais
aussi facilement effaçables, c'est de l 'argent. Il faut toujours
acheter plus de mémoire.
Plan
3 22
prise de vues que par le montage, qui calibre en quelque sorte
la durée « brute » du rush. Le plan, c'est donc du temps avant
d'être de l 'espace. Tous les plans de cinéma, du tournage à la
projection, se désignent par leur durée. Mais il y a l 'espace,
deuxième coordonnée d'un plan. Du « gros plan » au « plan
d'ensemble », ou « plan large », toutes les tailles sont sollici
tées pour définir ce fragment de temps en termes d'espace,
ou plutôt de cadre. Nous nous contenterons de souligner que
l' échelle des plans reste celle du corps humain. La référence
est en dernière instance celle du corps spectateur. Sans doute le
cinéma, par la variation de l ' échelle des plans, par la gamme
des durées, implique-t-il une certaine inquiétude du spectateur
quant à la reconnaissance de la dimension humaine dans un
plan. Peut-être nous accrochons-nous à ce qui nous renvoie à
une idée de nous-mêmes. Le rôle dérangeant des inserts, qui ne
sont jamais que des gros plans ou très gros plans, est dû, nous
semble-t-il, au fait que l'agrandissement de la chose montrée
porte une dimension d'inconnu qui ne peut que troubler.
Sortie de l ' échelle familière.
Dans la mesure où un plan peut être l 'accomplissement
dans la durée de l'inscription d'un corps dans un décor, on
comprend que les plans « larges » ou d '« ensemble », portent
au cinéma avec eux une histoire, un contexte, une fiction que
jamais un plan « serré » ne portera s' il n'est inscrit dans une
suite qui laisse apercevoir quelque chose de cette histoire. Le
« plan large » oblige à la mise en scène. Le « plan serré » est
une affaire de montage. La télédiffusion a favorisé ce rétré
cissement de l'espace. Les plans larges, c'est-à-dire très larges,
sont, sur le petit écran, censés moins impliquer les téléspecta
teurs. A contrario, redisons que les plans larges ou très larges
ont au cinéma, sur un écran et dans une salle, la puissance
d'abolir un moment la perception du cadre. Comme si l 'œil
de poisson qui nous regarde n' était pas déjà cadré. Et que, de
ce fait, c'était lui qui incluait notre regard dans son cadre, qui
nous enveloppait. Le cadre parfois devient une bouche, 1111
323
orifice, une béance qui nous englobe. Les plans plus « serrés »
s'affranchissent de ce piège oral.
Comment ne pas relever la recrudescence contemporaine
des plans serrés ou gros plans : plus faciles à « lire », faisant
plus d 'effet-choc, plus faciles à monter, moins onéreux à
tourner (figurants et décors réduits), et plus liés, en tout état
de cause, à la dislocation de la réalité visible par les publicités ?
Le monde visible disloqué, abrégé, mis en miettes, specta
cularisé et marchand dans lequel on nous contraint de vivre
tente de s'infiltrer dans les salles de cinéma à travers nombre
de publicités, généralement insupportables, mais aussi, hélas,
nombre de films tournés sur le schéma publicitaire.
Plan-séquence
324
où il y a synchronisme entre le temps qui passe pour le spec
tateur et le temps qui passe sur l 'écran. Cette superposition
assure la magie du plan-séquence.
Magie ? Tout le temps du développement du plan-séquence,
une sourde inquiétude ne cesse de gagner le spectateur: la
durée même de ce plan inscrit une incertitude quant à la suite.
Les questions restent ouvertes et ne sont refermées que par le
mouvement même du plan dans la durée ; toujours : qu'est
ce qui va entrer dans le champ ou en sortir (pour les plans
séquence en mouvement : un plan-séquence du Voyage des
comédiens, Theo Angelopoulos, 1975, articule des références
historiques séparées par quelques années : on passe de 1952 à
1940, le décor ayant été modifié pendant le déplacement de la
caméra) ? Qu'est-ce qui pourrait surgir dans le champ fixe et
ne surgit pas (ou bien surgit), pour les plans-séquence fixes ?
À elle seule, la durée de ce type de plans est appelée à devenir
narrative: ouvrir une attente ? Mais pourquoi ?
La possibilité d 'une narration est déjà narration, l 'attente
d'un récit est déjà récit. Tenu par son cadre, chaque moment
de chaque film est ainsi à la lisière d 'un pas franchi dans le
récit. Disons que la constance du cadre implique le surgisse
ment d 'un fragment de récit. Oui, parce que cadré, le cinéma
est narratif Or, le cadre et ses métamorphoses ne jouent
jamais aussi complètement que dans un plan-séquence, qui
peut combiner tous les cadres et donc toutes leurs réserves
narratives ; ou bien en tenir un seul, fixe, que le seul passage
du temps, dès lors, menace d 'ouvrir à un récit.
Le plan-séquence appelle la notion bazinienne de « montage
dans le plan », qui ne signifie en rien que le plan-séquence
est « découpé » en fragments ensuite assemblés : ce ne serait
plus un plan-séquence ; mais qu' à l'intérieur d'un même plan
séquence plusieurs scansions peuvent s' inscrire : entrées et
sorties de champ, alternances de moments fixes et de mouve
ments de caméra, passages d'un lieu à un autre, d 'une inten
sité dramatique à une autre, etc. Le plan-séquence est comme
325
un mouvement musical : toute une série de variations peuvent
l 'affecter sans rompre son unité. Question de souffle.
Playback
328
cinéma qui l 'explique. Devant une photographie (par exemple,
le célèbre Pionnier à la trompette, 1930 ; ou Le Déjeuner sur
la véranda, 1932, tous deux d 'A lexander Rodtchenko), nous
sommes devant une image. Alors que nous pouvons croire que
sur un écran c'est la vie même qui se déroule. Puissance et
limite de la photographie : l'œuvre d 'art. Puissance du cinéma :
comment se séparer de l ' illusion de la vie même ?
Point de vue
Politique
Populaire
33 2
d'arriver « en premier » explique-t-elle à elle seule que les
premiers sériais ont été des chefs-d'œuvre populaires ? Nous
pensons aux deux Spinnen (Les Araignées, Fritz Lang, 1919),
aux deux Dr Mabuse, der Spieler (Docteur Mabuse le joueur, du
même Fritz Lang, 1921) et aux deux Nibelungen (toujours Fritz
Lang, 1922). Et les débuts de Charlot (1914) ont donné naissance,
comme on sait, à la suite de films à la fois la plus prolifique et
la plus populaire. Seule, sans doute, une analyse sociologique
de type marxiste pourrait répondre à ces questions : pourquoi
le cinéma a-t-il peu à peu perdu son ancrage populaire, pour
quoi le commerce des films a-t-il eu, au fur et à mesure qu'il se
développait, une telle influence dégradante sur la production ?
Pourquoi, au cours du siècle dernier, les grands chefs-d'œuvre
du cinéma ont-ils de moins en moins attiré des spectateurs de
moins en moins populaires et de moins en moins nombreux ?
Or, cette question est stratégique. Segmenté, atomisé,
parcellarisé, le cinéma est passé de l'image du fleuve trans
cendant les particularismes à celle d 'une infinité de ruisseaux,
chacun dans son lit. Nous ne voyons plus les mêmes films,
selon que nous habitons ici ou là, que nos références cultu
relles divergent et s' ignorent mutuellement, en dépit de ce fait
que nous sommes tous soumis à l 'unification idéologique des
médias, laquelle est l 'exact opposé de la distinction des singu
larités produite par la fréquentation des œuvres d'art. Notre
sentiment est que « populaire », le cinéma doit tendancielle
ment le rester. La prétention initiale à l 'universalité, au dépas
sement des catégories sociales, à la compréhension par tous
les milieux et toutes les cultures, la transgression même de
toute une collection de normes, de divisions, d'oppositions (y
compris du côté des gender differences), tout cela nous semble
plus précieux encore aujourd 'hui, alors même que le processus
de standardisation se généralise (mondialisation) en rejetant
tout principe d 'universalité ! Quoi qu' il en soit du nombre
ou de la quantité de nos spectateurs, le cinéma qui reste à
faire doit se penser comme un iversel - donc : populaire. Nous
333
héritons de l'histoire du cinéma, que nous le sachions ou non,
que nous le voulions ou non, et cet héritage nous invite à asso
cier universel et populaire. Un film s'adresse à la fois à chacun
et à tous en tant que un + un + un. . . Comme ceux de nos
maîtres (Jean Renoir, Jean Rouch . . . ), nos films ont la préten
tion d' impliquer tout un chacun. À quoi bon filmer si c'est
pour ressasser les mots de la tribu, et non pas, cette tribu, la
mettre en marche ?
Nous avons bien compris que la segmentation des
« marchés » voulue par le commerce, y compris celui des films,
334
devient pour ainsi dire générale et commune, ouverte à chacun
et chacune (le cyclone Sandy qui s'est abattu sur New York
en 2012 a été filmé par des centaines de caméras de surveil
lance et des milliers d 'amateurs), non seulement tout est filmé,
sera filmé, a été filmé, le monde ainsi recouvert d 'un voile de
cinéma, mais le geste de filmer accompli par des milliers et
des milliers d'enfants, d 'hommes et de femmes, celui de jouer
dans un film, celui de monter, ces gestes tricotent une pratique
de l ' image comme jamais il n'en a été dans nos cultures. Prati
quer, c'est d'une certaine façon - ou ce devrait être - passer
au tamis critique ce que l 'on fait, ce que les autres font, ne
font pas ; exercer son esprit, critiquer ce que l 'on voit et que
l 'on entend ; entrer, bref, dans un rapport actif aux représenta
tions. Nous décrivons ici une sorte d 'utopie. Il est à craindre,
tout au contraire, que l 'impatience de passer à l 'acte (de filmer,
d'être filmé, etc.) n'emporte tout. Comme si le spectateur n'en
pouvait plus de ne pas être acteur, ou filmeur, ou participant
d'un tournage . . . Dans un moment historique où la plupart
d'entre nous ne sont plus acteurs de grand-chose, et en tout
cas pas beaucoup de la chose politique, il n'est pas absurde de se
demander si le désir de passer à l 'acte de toute urgence ne vient
pas nous consoler d'une certaine impuissance. Nous pouvons
appuyer sur quantité de touches, zapette, téléphone, caméra,
ordinateur, etc., mais non pas commander aux programmes
des télévisions ou aux calculs des marchands. La télécom
mande Sony passe entre nos mains mais l 'entité Sony nous est
inaccessible. Comme si les représentations n' étaient plus ce
par quoi, spectateurs, nous pourrions tenter de saisir quelque
chose de notre place dans le monde, mais une vieille peau dont
il faudrait se débarrasser pour passer enfin de l 'état de specta
teur inerte à celui d'acteur agissant ?
Pour Guy Debord, nous le savons, la place du spectateur
reste une place d'aliénation et de facticité. Faut-il pour autant
vouloir que le spectateur devienne acteur pour de vrai ? Peut
être les situationnistes n'ont-ils pas aperçu que s'inscrire,
335
fût-ce fugitivement, dans un processus de représentation,
c'est déjà changer le monde, au sens le plus simple, le dédou
bler, le déboîter. D'un côté, une passion du réel qui multiplie
les passages à l 'acte, peut-être en pure perte ; de l 'autre, une
place tout entière échafaudée d ' imaginaire mais qui se faufile,
pour cela même, dans la vie réelle des hommes et des femmes
réels. Le désir-besoin d'action, de passage à l 'acte, jouer, filmer,
montrer (plutôt que regarder) est tenu pour un rapport actifau
monde. La modeste, l ' invisible place que le spectateur occupe
dans la représentation et qui est tenue, elle, pour « passive »,
change pourtant quelque chose dans le tableau d 'ensemble. Il
importe peu que ce changement soit observé, reconnu, moins
encore qu' il soit validé. Il est effectif, il est réel. Comme la
rivière creuse son lit sans que nul ne s'en aperçoive, comme
l 'oiseau tisse la forêt à l ' insu de tous, le geste de nouer quelque
fil supplémentaire à la résille d ' images et de sons qui couvre
une partie du monde n'est pas, ne peut pas être sans effet,
aperçu ou non. Le passage à l'acte, lui, est nécessairement
spectaculaire. Et souvent, il n'a pas d'autre raison. Il s'agit plus
de se montrer filmant que de filmer. Se montrer d'abord à soi
même, sans doute. jouer ce rôle : comme le disait Sabzian en
1990 dans Close-up d 'A bbas Kiarostami, film-phare, jouer le
rôle d'un réalisateur était plus difficile et plus intéressant que
de jouer un acteur. . .
Le spectateur, depuis sa zone d'ombre, depuis son hors
champ, dans sa réserve même, agit sur le monde filmé. S ' il
est vrai que nul ne filme impunément, nul non plus ne voit
impunément la chose filmée : nécessité d'une pensée, d 'une
théorie de la pratique. Nous tenons qu'être spectateur est une
pratique, ouverte, comme toute pratique, sur une pensée théo
rique. Le spectateur est l 'être de l'après-coup. Il revient au film.
Le reprend, le refait. Cet après-coup est le temps de la critique,
entendue positivement, comme désir de désirer l'œuvre qui
revient d 'elle-même vers nous. La pratique de la caméra et du
son ouvre directement à un questionnement théorique : où
placer la caméra, quelle(s) focales(s) employer, à quelle distance
filmer, enregistrer le son, bouger ou pas, comment cadrer
plusieurs personnes, etc., toutes ces questions très pratiques
ont évidemment des incidences théoriques, portent effet et se
combinent à l' insu souvent des cinéastes pour finir par déter
miner une ou des significations. Le meilleur chemin vers la
théorie du cinéma est donc la pratique. C'est elle qu' il vaudrait
mieux enseigner dans les écoles et les universités plutôt des
bouts d ' histoire du cinéma dont les professeurs eux-mêmes ne
savent pas comment ils s'emboîtent.
Prise
337
cette dernière et cette première du temps est passé, l 'horloge a
tourné, le vent a soufflé, etc. La caméra est une horloge, nous
l'avons dit, qui compte non seulement le temps d'une prise,
mais le temps qui passe entre deux prises.
« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » (Héra
Prise de son
34 0
pourquoi les faux-monnayeurs qui font des films ou des séries
historiques (les Apocalypse, France 2, 2009) en recourant à des
archives inévitablement muettes, puisque tournées sans prise
de son, s'empressent de les « sonoriser » . Leur défense, répétée
à l 'envi, est de dire que « le téléspectateur » (être fantasmé)
n'accepterait pas le silence des archives. Mais ce silence est
historique. L'apparition du son au ci néma, et mieux encore
du son direct dans les extérieurs que sont le plus souvent les
scènes de guerre, est historiquement datée et rend compte par
conséquent d'un moment historique, celui où les recherches
sur la portabilité des magnétophones n' intéressaient que les
chercheurs isolés (Stefan Kudelski met au point le premier
Nagra portatif en 19 51 après la fin de la Seconde Guerre
-
34 1
des années quarante, ne fait pas le même bruit qu'un Mat 49.
Aller à la recherche des vrais bruits prend ainsi une allure
collectionneuse et maniaque, comme s'il était convenu qu'on
dût se soucier plus de l 'authenticité des images que des sons.
Symptôme, dira-t-on, d 'un moment obsédé par les images qui
appellent les écrans qui appellent les images qui . . . Remar
quons que cette primauté de l ' image sur le son, nullement
innocente, emblème de pouvoir, héritage historique de l 'en
semble culturel occidental, marque le cinéma dès sa naissance,
comme on sait. Il est tout de même signifiant que la réponse
pratique à la reproduction des sons ait précédé celle des
images de près de vingt ans (Charles Cros et Thomas Edison,
1877) . Et qu'il ait fallu cinquante ans encore pour atteindre
le synchronisme son-image (1929). Quelle autre explication
donner à ces décalages que l 'emprise, dès la fin du X I Xe siècle
et, par la suite, de l ' industrie du visible sur tous les fronts :
recherche, commerce, idéologie, communication. Le son est
passé en second.
Processus
3 42
pourquoi le monde s'en trouve - peu ou prou - fracturé. On
sait comment producteurs et réalisateurs, toujours, s'efforcent
d'arracher le film qu' ils veulent à l ' inertie, à l ' indifférence du
monde devant toute proposition d 'art. Il est fatal, en revanche,
de constater la pression toujours croissante d'une demande de
spectacle mondialisée.
Le cinéma n'est donc pas réductible à l 'ensemble des films :
il est pensable à travers la variété des pratiques et donc des
histoires qui cadrent temporellement chaque entreprise
filmique. Un seul film rassemble en lui les principaux para
mètres qui permettent de penser le cinéma comme instance
sociale. La multitude des films est réductible aux mêmes para
mètres, peu nombreux : cadre, durée, lumière et ombre, enre
gistrement, traduction analogique du visible. L' histoire d 'un
film renvoie donc à l ' histoire du cinéma et celle-ci à toute
l ' histoire du siècle. C'est en ce sens qu'une pensée du cinéma
comme description de tel ou tel processus de création condui
sant à tel ou tel film nous apparaît plus riche, plus complexe,
plus éclairante et même plus romanesque, ô combien, que la
description des films mêmes qui sont l'aboutissement de ces
processus. Certes, les processus ne peuvent pas être projetés
dans des salles, ne donnent pas lieu à des tickets d'entrée. Ce
sont pourtant eux qui nous parlent de notre inscription dans
notre histoire.
L' histoire de chaque film, si l 'on se donnait la peine de
l 'écrire, jouerait comme un puissant révélateur des logiques
d'action et de pensée à l 'œuvre dans un moment historique
donné. Comment se produit un film, comment il se conçoit,
comment il se prépare, se réalise, se monte, se diffuse, se voit :
autant d 'analyseu rs de la situation du cinéma dans une société,
et au-delà, du désir de représentation dans cette société,
de la place du regard et de l'écoute, des modes du montré
et du caché. Hier, théâtre, la question n'avait guère de sens.
Aujourd ' hui, cinéma, spectacle à grande échelle, il est devenu
central de raconter comme naissent les films, à travers quels
343
conflits, quels enjeux. La production cinématographique est
désormais une grille de lecture puissante de nos sociétés de
spectacle. Bref, le cinéma comme histoire du visible révèle
l 'organisation (la perversion) du monde comme spectacle. Il y
a toujours eu la tentation de penser le cinéma autrement que
comme une collection de films. Plutôt comme une tension
potentiellement présente dans tous les films, entre mécanisme
métronomique de la machine et virtualité ambiguë des images
qu'elle fabrique, entre la part humaine de la machine et la
part machinique de l ' homme, entre subjectivités des parcours
et des désirs, logiques des techniques, pressions des capitaux,
règles d 'organisation . . . Enflure du visible d'un côté, frustra
tion de l 'écriture de l 'autre.
Profilmique
Profondeur de cham p
3 44
nulle pour les longues focales, grande pour les courtes focales
et de zéro (ou presque) à l ' infini pour les très courtes focales.
Il ne fait pas de doute que la profondeur de champ, quand
elle est là, ajoute à l' impression de réalité puisqu'elle fabrique
une image où le champ de netteté est très proche de celui de
la vision standard, une image qui donne l ' impression de relief,
qui peut nous faire croire qu'un corps ou un objet est plus ou
moins éloigné, passe plus ou moins derrière un autre, bref, que,
selon les lois de la perspective adaptées aux focales utilisées, on
se trouve placé devant une scène à plusieurs plans. La profon
deur de champ permet le déploiement de ce qui s'est appelé
mise en scène en profondeur, et qui revient à faire jouer une
même situation selon un axe vertical à la surface de l ' écran,
ou bien à combiner diverses situations étagées en profondeur.
Encore une fois, l 'effet réaliste en est renforcé. Nombreux sont
les exemples de ce jeu de la profondeur et dans la profondeur.
On s'en tiendra à deux films : La Règle du jeu (Jean Renoir,
1939) et Citizen Kane (Orsan Welles, 1941). À contrario, dans
La Chinoise (1967), Jean-Luc Godard filme des situations qui
assument la planéité de l ' écran : filmer à plat pour refuser le
leurre de la profondeur.
Il est un autre paramètre de la profondeur de champ : la
durée des actions . L'action ou les actions se déroulent selon
des trajets plus longs d 'une part ; d 'autre part, prises dans le
même espace-temps, ces durées peuvent soit se décomposer,
soit se superposer. La magie du plan-séquence tient aussi à cet
usage dramaturgique de la profondeur de champ : Macbeth
(Orsan Welles , 1948), Profession : reporter (M ichelangelo
Antonioni, 1974).
Projection (deux)
Projecteur, p rojectionniste
347
le lancement des séances avec l 'extinction des lumières de la
salle est automatiquement généré par le système. L'opérateur
n'a plus rien à faire pour que les séances s'enchaînent jusqu' à
l 'extinction des machines après la dernière séance. L'intitulé
d'« opérateur projectionniste » disparaît pour « technicien
polyvalent » chargé aussi de l 'accueil, de la vente et de l 'entre
tien du bâtiment. Le but est qu' il n'y ait plus personne en
cabine. Se pose alors la question du rôle de l 'opérateur-projec
tionniste dans la restitution des œuvres ? Qui vérifie la qualité
de la projection ? Le projectionniste est le « premier specta
teur », il est les yeux, les oreilles du spectateur, il est respon
sable de la lumière de la salle, de la sécurité des spectateurs, de
la température et du renouvellement de l 'air . . . Un défaut de
projection en 35 mm releva it de l'opérateur, sans cesse engagé
dans la vérification de son propre travail, à l'œil et à l'oreille :
comment la pellicule défile-t-elle dans le projecteur, quel bruit
fait le film dans la machine ?
Avec le numérique, l 'erreur ne peut venir que d 'un défaut du
logiciel ou d 'une panne de la machine : l 'opérateur ne peut plus
anticiper les pannes, ni, lorsqu' il y a un problème, comprendre.
Seule chose à faire : redémarrer la machine. « Avant on avait
les mains fragiles, maintenant on a les mains coupées », dit, en
référence à Chris Marker, Laure Cartoux, caissière-projection
niste au cinéma Le Méliès à Grenoble.
On retrouve le fantasme des directeurs des studios améri
cains : relier l 'automate de caisse à l 'automate de projection - à
défaut de pouvoir pluguer directement la smartjog sur le cerveau
des spectateurs. Au cinéma, il y a le corps à l ' écran, le corps
dans la salle, et les corps intermédiaires, ceux des program
mateurs et des projectionnistes qui, de la même manière que
le poids des bobines (qui sont aussi des corps), constituent des
freins à toute réponse immédiate aux désirs du consommateur.
Aujourd'hui encore (c'est-à-dire autrefois), les bobines de
fer-blanc ou de plastique qui contenaient les films étaient
transportées d'une salle à l 'autre et on ne savait pas toujours
où elles étaient, où le film était projeté. Et longtemps après
son exploitation, le film pouvait être vu sans nous, là où on
ne pensait pas qu' il puisse apparaître, il pouvait être perdu
et être retrouvé. Aujourd'hui (c'est-à-dire maintenant), les
projecteurs de cinéma numériques répertorient et rapportent
aux distributeurs chaque projection, qui de plus est contrôlée
par une clef numérique. Sans clef, le fichier du film a beau être
physiquement dans la mémoire du projecteur, il est impos
sible de le lire, de le projeter. Cette mémoire du projecteur
est limitée et, régulièrement, les exploitants doivent effacer
les films. Ça prend une seconde, d'effacer un film numérique.
Plus personne ne pourra retrouver une bobine poussiéreuse
égarée dans un grenier (les rushes et les chutes de Terre sans
pain, retrouvés dans l 'armoire de la sœur de Luis Bufiuel - et
beaucoup de chefs-d'œuvre sont réapparus ainsi). Et si on
remet la main sur un disque dur et que le film n'a pas été
effacé, il n'y aura plus la clef pour le lire.
Prop agande
3 49
grande mise en scène du ure Reich l 'avait fait avant elle. La
propagande par l 'œil paraît en effet plus efficace que celles
qui passent par l 'oreille. Le spectateur (plus que le militant)
se lasse des slogans et des raisonnements simplets. Si l 'enjeu
de toute propagande est d 'atteindre hors du cercle des acquis
à la cause, il apparaît, à l 'usage, que le cinéma est en mesure
avant tout de convaincre les convaincus. Il y a donc une fonc
tion soignante à ce cinéma. Rassurer, réassurer, redire inlas
sablement ce que l 'on sait par cœur. Vertu de la répétition,
nécessairement infaillible.
Public
35 0
Du côté des marchands, en revanche, le « public », souvent
spécifié en « grand public » , suppose justement cette globali
sation - imaginaire - des spectateurs, qui abolit leurs singu
larités et implique une masse, donc, d'individus à peu près
tous pareils, réagissant aux mêmes stimulations. Fantasme
marchand bien connu. Vers le tout-même. Les films font
exactement le travail inverse : vers le pas-tout singulier. Il y a
donc quelque absurdité à vouloir « faire sortir » sur un grand
nombre d'écrans des films qui par destination ne peuvent
s'adresser que plusieurs fois, et même un grand nombre de fois,
mais à un petit nombre de spectateurs chaque fois. Quand
les films coûteront moins cher et qu'ils pourront sortir (cette
fois) de l 'économie de marché, la notion de « public » perdra
toute signification et il n'y aura plus, pour de vrai, que des
spectateurs.
La salle est trompeuse : elle suppose un rassemblement
(sinon, comme au théâtre, une « assemblée ») . Pourtant, dans
ce tout ensemble de la salle ne vibrent que des singularités
absolument non assignables à un modèle hors de la salle de
cinéma.
Publicité
351
de l 'efficacité (notion fort déplaisante par ailleurs, ici néces
saire). Ce ne sont pas les « messages » , toujours idiots {et les
publicitaires sont les premiers à le savoir - et les premiers, du
coup, à largement s'en servir), ce sont les formes, les mises en
cadres et en durées, les très fragmentaires mises en récit qui
finissent, à la longue, ô force de la répétition ! par marquer les
esprits qui oublient les messages mais pas les formes qui les
acheminent jusqu' à nous.
Raccords
352
suite. Les raccords opèrent secrètement comme les coutures
qui font tenir le vêtement.
Pratiquement, les raccords sont classés en :
- raccords dans l 'axe : la même situation est filmée d'abord
en plan large, puis en plan serré et les deux plans sont raccordés
l 'un à l 'autre. Ou inversement. Du serré au large. Ce type de
raccords concentre (premier cas) ou met à distance (second
cas) l 'attention accordée à la scène. La fragmentation visuelle
s'accompagne d'une continuité des sons ;
- raccords de regard : entre un visage (ou des yeux) qui
regarde, et ce qui est regardé. Le spectateur est chargé d'ac
cepter la liaison entre deux plans aussi dissemblables qu' il est
possible dans la mesure où une continuité logique assure la
relation. Par exemple, un personnage regarde vers le ciel et,
plan suivant, un avion raye le ciel ( Close-up, Abbas Kiarostami,
1990) . Ou bien : un personnage épie ou surveille ou guette un
autre personnage qui ne le voit pas. Ou bien : un personnage
contemple un paysage. Etc. ;
- champ/contrechamp : ce raccord implique qu' il y ait des
regards de part et d'autre de la coupe et que ces regards se
croisent. Il s'agit d 'un raccord subjectivant, qui suppose des
sujets actifs en relation. Si ce n'est pas le cas, on en revient au
type précédent (raccord de regard) ;
- raccords d'angle : les raccords le plus souvent employés
pour nouer deux plans de la même scène pris selon deux axes
différents. Le passage d'un axe à un autre, quelle que soit la
valeur du plan (large ou serré), permet le raccord en évitant
l 'effet d'une coupe dans le plan (jump eut). L'écart de l 'axe A
avec l 'axe B doit être suffisant pour que le raccord passe « natu
rellement », sans que l'œil soit arrêté par la coupe (« montage
transparent ») . Mais ce raccord est à la fois visible et invisible.
La coupe ne « coupe » pas l 'action. Elle en déplace l 'angle de
vue. Tout le jeu du montage, généralement, tient dans cette
frontière entre visible et non-visible. Une coupe peut accélérer
l 'action ; elle peut aussi la ralentir. Moins elle est visible e t plu s
353
elle assure une saute temporelle imperceptible mais réelle : l 'ac
tion est condensée par le raccord, un fragment de son déve
loppement réel est rendu invisible, insensible. La porte à peine
touchée est ouverte. La rue, traversée. Le cinéma est avide de
ces abréviations du temps réel, des durées vécues. Un autre
cinéma aspire au contraire à faire durer les « temps morts »,
pour en faire des temps cinématographiques ;
- raccords dans le mouvement : à la faveur du mouvement
des corps ou des mobiles, il est facile de couper et de raccorder
le mouvement sur lui-même, en changeant d'axe et de taille
de plan. L' illusion produite est celle d'un seul mouvement et
le raccord, ici, n' interrompt rien mais prolonge, accentue. Il y
a quelque chose dans le raccord de mouvement d'un « tourner
autour » compacté, resserré. Dans Contes de la lune vague après
la pluie (Mizoguchi, 1953), quand Genjuro le potier et la Dame
qui veut le posséder se découvrent, puis s'embrassent, puis
s'affrontent : les mouvements sont esquissés, mais accomplis
seulement par le raccord. La beauté du raccord, chaque fois,
tient à la sensation qu'un bref moment de la danse des corps
a été soustrait à la vue du spectateur, manque qu' il revient à
notre écran mental de suppléer ;
- raccords avec champ vide : le ou les corps disparaissent de
l 'écran, ou n'y apparaissent pas encore. Au bout du corps filmé,
le champ « vide ». Personne, aussi bien. Ce rien sur lequel
ouvre ou bien se clôt un plan, un travelling, un raccord, ce
« champ vide » nous rappelle qu'au cinéma tout apparaître est
destiné à disparaître, et cela, plus vite que dans « la vraie vie ».
Devant les corps filmés, autour d'eux, derrière eux, il n'y a rien
que ce « vide » qui signifie la suspension du monde sensible
par le cinéma. L' écran, vidé de toute présence humaine, attend.
Le regard spectateur est mis en butée : attendre, oui, pour
voir quoi ? Ainsi le cinéma se rappelle au spectateur dans ses
pouvoirs, qui sont de suspendre le récit, de faire durer l 'attente,
de ne pas satisfaire immédiatement à l'avidité de voir, de frus
trer le désir de suite. Ce sont là des raccords édifiants.
354
Disons que la question tourne autour de la fragile frontière
qui sépare au cinéma le visible du non-visible, le vu du non-vu.
Les raccords sont des deux côtés, à la fois visibles et infra
visibles. Leur être est contradictoire, ils doivent s'effacer dans
la continuité qu'ils assurent ; en même temps, la ride qu'ils
forment sur le flux du film n'est jamais une marque anodine.
La plupart des raccords, comme le nom le promet, sont faits
pour rester à peu près imperceptibles, en tout cas peu visibles.
Raccorder, c'est avant tout travailler à créer une impression
de continuité spatio-temporelle et/ou corporelle qui ne brise
pas le fil du récit. Grâce au raccord, la violence de la coupe est
adoucie, une certaine fluidité sauvée, même dans les scènes de
violence. À l ' inverse, s'il s'agit de produire une sensation de
discontinuité, les sautes, les ellipses, les changements brusques
de lumière, de distance ou de grosseur, demandent un soin
particulier puisque ces effets doivent à la fois être perçus
comme tels et ne pas l ' être trop, pour ne pas casser la cohé
rence du film 1 •
Réalisme
r. Cet article est tiré du Petit traité des raccords, accompagnant le DVD
Les Raccords au cinéma, produit par Éden Cinéma pour le SCEREN, 2m r .
355
(On retrouve quelque chose de cette opposition dans ce qui
distingue l'argentique du numérique.) L'analogie passe donc
par la ressemblance et la dépasse : le monde filmé n'est pas
le « simple reflet » du monde non filmé. De la source à sa
représentation, une transformation a lieu : « le représenté n'est
pas le réel » (Roland Barthes, 1970). C'est pourquoi on utilise,
après André Bazin, le terme d'« analogie ». Qu'il y ait analogie
est amplement confirmé par les premiers films Lumière, en
dépit de la contradiction en actes que sont au même moment
les films de Georges Méliès (Le Manoir du diable, 1896). La
première projection du Cinématographe nous apprend qu' il
n'y a pas de « réalisme » au cinéma hors du socle de l 'analogie.
Récitation
Récurrence
357
événements récurrents dans le cours d 'un film renvoient au
montage à distance pratiqué (et théorisé) par Dziga Vertov,
S . M. Eisenstein puis par Artavazd Pelechian. Puissance du
cinéma, telle la musique, la poésie ou la littérature roma
nesque, de pouvoir jouer avec le temps intérieur de l 'œuvre.
Apparition, disparition, la chose, la note, le signe est là et n'est
plus là, il revient et nous revient, nous sommes nous-mêmes
bouclés par ce retour. La récurrence est la loi du désir, en être
et n'en être pas, puis revenir et repartir. Nous disons que le
cinéma est entièrement fait de ces allers puis retours.
Regard, re gard-caméra
359
une ou un inconnu verra ces images. Elle ou il en sera atteint.
Celles ou ceux qui ont regardé la caméra sont morts. Et peut
être que ce dernier regard était un pari sur la persistance des
images, leur relative pérennité ? C'est donc mon regard, qui
accomplit une parcelle de cette pérennité, qui se trouve face
à la mort, la mienne : qui verra encore celles et ceux qui me
regardaient via la caméra avant de mourir puisque nul être à
venir n'aura à me voir les regardant ? Le regard peu à peu, au
cours de l'histoire des représentations, devient abstrait, inévi
tablement. Le spectateur que je suis désire croire avoir été vu
concrètement. Le champ scopique défini par Jacques Lacan lève
sans fin les linceuls.
Relief
Résolution
Res p onsabilité
Retrait
Rushes
3 70
Quant à la séance de cinéma, comme nous l 'avons écrit
de nombreuses fois, elle crée un temps suspendu, qui combine
passé et futur au présent (voir la référence à Augustin, p. 105).
Et fait régner presque sans partage ce présent synthétique qui
abolit provisoirement le temps du dehors (Comolli, 2004 ;
Jacques Aumont, 2014).
Mais voici ce qu'en écrit Louis-Ferdinand Céline dans
Voyage au bout de la nuit (1932) : « Il faisait dans ce cinéma, bon,
doux et chaud. De volumineuses orgues tout à fait tendres
comme dans une basilique, mais alors qui serait chauffée, des
orgues comme des cuisses. Pas un moment de perdu. On
plonge en plein dans le pardon tiède. On aurait eu qu'à se
laisser aller pour penser que le monde peut-être venait enfin
de se convertir à l'indulgence. On y était presque déjà. Alors
les rêves montent dans la nuit pour aller s'embraser au mirage
de la lumière qui bouge. Ce n'est pas tout à fait vivant ce qui
se passe sur les écrans il reste dedans une grande place trouble,
pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. Il faut se
dépêcher de s'en gaver de rêves pour traverser la vie qui vous
attend dehors, sorti du cinéma, durer quelques jours de plus à
travers cette atrocité des choses et des hommes. »
Scénario
37 r
Seconde Guerre mondiale) un modèle social et économique à
promouvoir, dont la puissance et l 'attrait mêmes autorisaient
la critique, et les scénaristes ne s'en privaient pas. Cette dimen
sion critique du scénario hollywoodien éclate dans quantité
de grands films. Mais les meilleurs scénaristes de ce temps
béni étaient tout simplement les réalisateurs eux-mêmes, qui
travaillaient avec les meilleurs scénaristes, mais qui interve
naient fortement à tous les stades de l 'écriture. Fritz Lang,
Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Leo McCarey, Preston Sturges,
Joseph L. Mankiewicz, George Cukor ou Vincente Minnelli
ont fait des films qui devaient à la fois beaucoup et peu à leur
scénario. La réalisation était une scénarisation aboutie. Film
et scénario s'entrelaçaient indistinctement. La mise en scène,
l'écriture cinématographique étaient autant le produit que
le perfectionnement du scénario, lequel bougeait sans cesse
pour se mêler à ce qui allait devenir les formes du film. Toutes
proportions gardées, c'est comme si l 'on parlait de « scénario »
à propos de Madame Bovary, par exemple, en mettant entre
parenthèses l'écriture de Flaubert. Et les adaptations françaises
ou américaines du roman l 'ont bien démontré : c'est en s' éloi
gnant du « scénario » apparent, de la lettre du récit, que Jean
Renoir {1933) et Vincente Minnelli (1949) ont pu l'« adapter » à
leur manière de filmer. Tout sépare les deux films, et tout les
sépare tous deux du roman de Flaubert.
Reste que la requête d'un « bon scénario » revient pério
diquement dans les plaintes des producteurs et des instances
publiques. Il n'y a pas de « bon scénario », il n'y a que des films,
bons ou mauvais. Tous les films, documentaires compris, sont
narratifs et racontent des histoires avec personnages, situa
tions, événements, plus ou moins improvisés, plus ou moins
écrits. Mais raconter une histoire n'en fait pas un scénario :
en travaillant dans le meilleur des cas comme un horloger ou
un dramaturge, le scénariste tourne le dos au désir d'inven
tion dont tout tournage est porteur, qui se déroule dans une
temporalité nécessairement ouverte à l'accident. Tourner un
3 72
film revient toujours, qu'on le sache ou non, à détourner le
scénario, s'il y en a un. Car les temporalités, les rythmes, les
césures de l'écrit, même d'un « écrit pour le cinéma », n'ont
aucun rapport avec les scansions temporelles d'un film. Ce
ne sont pas seulement deux systèmes d'écriture qui différent
radicalement, ce sont deux ordonnancements des temps qui
divergent et se contrarient. La perception d'une ellipse dans
une continuité filmique est bien différente de la lecture du
terme « ellipse », ou de l 'ajout d'une page blanche. En ce sens,
le scénario est un poids mort dont il convient de s'alléger au
plus vite.
Autre chose est l 'écriture de scènes ou de fragments de scènes
à mesure que le tournage avance et que le film prend forme.
C'est la méthode adoptée par Jacques Rivette et ses scéna
ristes (parmi lesquels Christine Laurent et Pascal Bonitzer),
qui écrivent soir après soir en fonction du développement des
personnages ou des intrigues. Redisons ici à quel point l' im
provisation (qui peut donc prendre mille formes) est essentielle
à la venue d'un cinéma non déjà prémâché, qui ne donne pas
à son spectateur l'impression terrible que rien ne bouge dans
le navire en dépit des courants, voire des tempêtes (métaphore
maritime qui convient aux films de Jacques Rozier, parmi les
plus improvisés ; mais nous pensons aussi à L 'Atalante de Jean
Vigo, 1934). Quant aux films de Jean Renoir, en partie écrits,
en partie improvisés, ils parviennent à faire ressentir ce prin
cipe d'incertitude dont nous avons dit qu'il était au cœur de
l 'expérience cinématographique (La Règle du jeu, 1939) et de la
relation du film au spectateur, toujours problématique.
Se passer d'un scénario ne veut évidemment pas dire : ne
pas travailler en amont du tournage. Lire, écrire, préparer,
chercher : nous disons que tout geste accompli avant un
tournage est déjà partie prenante de ce tournage. Que l 'on
commence à faire un film avant même d'avoir une caméra
dans les mains. Une fois de plus : le cinéma est aussi cosa
mentale. Il arrive néanmoins, dans la pratique documentaire,
373
que les hypothèses de dépare soient démenties par la réalité
filmée, et qu' il faille réorienter le film sur une autre piste. Les
tournages longs, plusieurs mois, une année, plus encore, font
que les personnes filmées (il s'agit là de personnes réelles, prises
dans leurs vies réelles et dans les rapports de force que ces
vies supposent) développent sans nécessairement en prendre
conscience « leur » scénario, ces scénarios pouvant se croiser
quand ces personnes ont affaire les unes aux autres (candi
dats à une élection politique par exemple). Alors, le calculant
ou pas, les « personnages » agissent sur leurs relations et leurs
rapports de force, dans la réalité donc, profitant de l 'occa
sion du film pour faire avancer leurs intérêts. Le tournage du
film, sa durée, déclenchent des initiatives qui font fiction. Un
tournage documentaire peut ainsi devenir performati( C'est
ce qui est arrivé pour Rêves de France à Marseille (Comolli
Samson, 2001-2007).
Qu'est-ce qu'écrire pour un filmeur ? Comment écrire le
réel ? Comment écrire l 'Autre ? Est-ce possible ou même souhai
table ? « La feuille de papier pour moi c'est peut-être le corps
des autres » dit Michel Foucault dans l'entretien qu' il a donné
à Claude Bonnefoy en 1968 pour parler de son rapport à l' écri
ture. Il évoque l 'enfance lorsqu'il observait, face au patient,
son père médecin : « Ce n'est pas celui qui parle, c'est celui qui
écoute. Il écoute la parole des autres, non pour la prendre au
sérieux, non pour comprendre ce qu'elle veut dire mais pour
traquer à travers elle les signes d'une maladie sérieuse, c'est
à-dire une maladie du corps, d 'une maladie organique. Le
médecin écoute mais c'est pour traverser la parole de l'autre et
rejoindre la vérité muette de son corps. Le médecin ne parle
pas, il agit, c'est-à-dire qu' il palpe, il intervient. Le chirurgien
découvre la lésion dans le corps endormi, il ouvre le corps et le
recoud, il opère : cout cela dans le mutisme, dans la réduction
la plus absolue des paroles. Les seules paroles qu' il prononce ce
sont les paroles brèves du diagnostic et de la thérapeutique. Le
médecin ne parle que pour dire d 'un mot la vérité et prescrire
374
l 'ordonnance. » Anticiper le réel, ce n'est pas un programme
définitif, c'est une écriture de la promesse. « L écriture ça
consiste essentiellement à entreprendre une tâche grâce à
laquelle et au bout de laquelle je pourrai, pour moi-même,
trouver quelque chose que je n'avais pas d'abord vu. » É crire
est l 'occasion de penser. C'est une opération symbolique qui
ne passe pas forcément par le scénario en tant que programme
mais en considérant ce qu'elle ne peut pas contrôler face à ce
que le cinéaste veut mettre en actes. Foucault rajoute dans
cet entretien, publié en 201 1 sous le titre Le Beau Danger, ce
qu' il compare toujours à un geste médical : « Diagnostiquer
ce que j 'avais voulu dire au moment même où j 'ai commencé
à écrire. » É crire le réel, c'est se forcer à reconnaître ce qui se
joue et se reproduit : ces grands mouvements de la réalité qui
font aussi les récits. Si nous considérons que l ' écriture est une
ordonnance, elle répond à une autre dramaturgie que celle du
réel qui resterait le constat de la maladie. L écriture permet de
repenser la fin.
Scrip t, scrip te
375
documentaires, cette fonction de logique narrative serait bien
précieuse mais ni les budgets (hyper-modestes) ni les condi
tions de tournage (équipe hyper-réduite) ne l 'autorisent. La
présence attentive de la scripte permet avant tout au réalisateur
de se libérer d 'une partie du fardeau des nécessités techniques
et logiques des plans à tourner, et, éventuellement, de se laisser
gagner par une rêverie étrangère aux dures réalités d'un plan
de travail. La scripte, par ailleurs, sur certaines productions,
joue le rôle de surveillante générale et note les incidents de
tournage.
Sensibilité
377
sible d'un quart de geste sur un bouton. Le numérique, avec
l 'obturation électronique, nous l 'avons dit, multiplie les degrés
de sensibilité ISO (autrefois ASA) pour atteindre par exemple
le chiffre incroyable de 25 600 ISO sur un appareil photo/
caméra. La plupart de ces appareils mixtes, qui envahissent le
marché, déterminent automatiquement la relation sensibilité/
ouverture.
À la fois tout se simplifie et tout devient plus fragile : en
filmant en mouvement, par exemple, les conditions lumineuses
changent. Il faut passer en mode « manuel » pour éviter que
l'ouverture ne modifie « en direct » le rendu de l ' image. Dans
la prise de vues cinématographique, le diaphragme est censé
ne pas s'adapter - ni automatiquement, ni manuellement
quand les conditions d'éclairage changent - sauf avec un bon
assistant. Pourquoi ? La poussée du diaphragme dans un sens
ou l 'autre se voit directement sur l ' image. Pour éviter ces sautes,
le chef opérateur choisit une valeur médiane qui rend à la fois
l'ombre et la lumière, conçues comme un ensemble et non
une succession liée au mouvement de la caméra. C'est encore
ce qui oppose l 'analogique au numérique : en musique, par
exemple, ce n'est pas la même chose d'enregistrer un orchestre
avec un seul micro stéréo, qui capte évidemment un son d'en
semble ; et une prise de son instrument par instrument que le
mixeur aura à rassembler en studio. En image aussi, le choix
se fait d'une synthèse des extrêmes, conservés tels quels, ou
bien d'une correction séparée des ambiances successives, dont
la table d'étalonnage numérique va rendre les variations ou les
passages imperceptibles.
La sensibilité de la pellicule est liée à ses défauts. D'abord,
ceux de la gélatine : les fabricants en mélangent différents
types afin de jouer sur la quantité d ' impuretés liées à la vie
organique puisqu' il n'a jamais été possible de fabriquer de
la gélatine de synthèse. Mais aussi en utilisant le bromure
d 'argent, un halogénure spécifique en raison de sa richesse
en défauts et dont la concentration peut être encore modi-
fiée par l 'adjonction d'impuretés à la solution cristalline, en
l 'occurrence des particules d'or. « La particule élémentaire
du monde argentique, le grain d 'argent, repose donc sur le
défaut et sa maîtrise. Cette donnée amène donc un certain
niveau d ' incertitude dans l ' image argentique puisque si la
perfection est unique et absolue, le défaut lui est variable »
(Martin Roux, 2012) .
C'est ce qui est recherché en tournant en basse lumière
avec des caméras numériques : retrouver du défaut, des scories
qui expriment une idée de la matière photographique. L'ex
trême sensibilité des machines contemporaines a deux consé
quences : d'abord, filmer ici et là sans lumière d'appoint,
notamment la nuit ; ensuite, pouvoir retrouver du « défaut
numérique », ce que l 'on appelle du « grain », en souvenir de
l 'argentique, et qui est en fait du « bruit ». La grande diffé
rence entre les deux, c'est que le « grain » que l 'on peut arriver
à faire apparaître en poussant les possibilités du capteur numé
rique, ne bouge pas, à la différence du « grain » argentique.
Le phénomène de « bruit », en résonance avec le « grain » et
son effet stochastique, permet de créer des valeurs intermé
diaires. On améliore la qualité d 'un signal par l 'adjonction de
bruit, et ce bruit constitue un lien avec la matière. Le bruit
est vertueux. Une telle « salissure » est recherchée pour fuir
la parfaite transparence du numérique, quand rien ne semble
s'interposer entre notre œil et la chose filmée - ce qui est
évidemment mensonger : des lentilles optiques, des capteurs,
des programmes divers « traitent » l ' image pour qu'elle semble
nous parvenir dans toute son innocence native. Plus la pelli
cule a des défauts, plus elle est sensible. L'excès de sensibilité se
voit (les grains sont plus gros) et il est étonnant de remarquer
que la question sensible est liée à celle du défaut : cette fragilité
nous reconduit à l ' idée d' imperfection - dimension nécessaire
ment humaine.
Jean-Luc Godard a confié à Fabrice Aragno (qu i ava i t
travaillé avec lui sur l ' image de Film/socialisme, 20 H >) , l l l l l'
3 79
caméra JVC achetée chez Darty. Conclusion d'A ragno :
« Cette caméra n'a pas de qualités mais elle a des défauts qui
sont intéressants. - Allons dans les défauts », répond Godard.
Ainsi a été tourné Adieu au langage, en « basse fidélité » et trois
dimensions. (cf. Relief)
Séquence I sketches
Son direct
S p ectacle
Sujet
390
cinéma numérique : il faut maîtriser le traitement du signal.
Il est difficile de s'approprier un outil quand il relève à ce
point des spécificités d'une grande firme. Dans la course aux
nouvelles technologies, il arrive que l 'on soit amené à changer
de format à chaque film. Ou de caméra.
Suture
39 1
place. Un autre exemple sera l 'oscillation ou l ' intermittence
de la conscience du cadre : l 'image englobe le spectateur, il
y « plonge », au moment même où il « oublie » qu' il y a un
cadre, donc un cadrage, donc une série de médiations entre les
images et ses perceptions, médiations pourtant nécessaires à sa
vision, donc à son illusion ; le leurre est là pour être « oublié »,
et cet oubli est oublié comme tel ; or, le leurre place le sujet en
position centrale : c'est donc le sujet qui s'« oublie » lui-même
et manque à sa place, condition pour que règne la plénitude
de l ' image. (cf. Spectateur (place du).)
Synchronisme
392
image sur le même support. En tenant compte d'un décalage
(21 images) due à l ' inévitable écart entre la fenêtre du projecteur
et l 'œil de la cellule photo-électrique capable de lire le son, on
avait un son synchrone avec l ' image, qui ne pouvait plus se
décaler. Mixer, dans ces conditions, relevait de la performance,
car une erreur un peu sérieuse obligeait à tout recommencer.
Les mixeurs étaient des sportifs. Le son optique l'emporta. Plus
fiable. Plus facile à amplifier sur les haut-parleurs de la salle.
Mais avant la mise au point d'une liaison câblée, ou radio,
ou électronique entre caméra et magnétophone, on ne pouvait
enregistrer du son synchrone qu'en studio. Conséquence poli
tique, nous l 'avons dit : une caste de comédiens, de dialoguistes
et de techniciens avait accès aux auditoriums où se déroulait la
précieuse piste optique. Les figurants, les amateurs, le peuple
n'y entraient jamais. Raison économique : trop cher de se fier à
celle ou celui qui manque d'expérience, avec le risque de devoir
recommencer, de dépenser de la pellicule vierge et de perdre
des heures d'auditorium. Mais aussi idéologique : à quoi bon
tenter d 'enregistrer la parole des sans-parole ?
Enfin, début des années soixante, se réalisa le désir de
nombre de cinéastes : enregistrer en synchrone le son et l'image.
Il y avait trois caméras sur le tournage de Pour la suite du
monde (Michel Brault et Pierre Perrault, 1963). Il s'agissait
d'allier mobilité et synchronisme, ce que ne pouvait résoudre
un seul outil. Cette multiplication des approches, des axes et
des places de témoin construit paradoxalement une impres
sion de continuité qui accentue le sentiment de réalité d'une
situation filmée. La question reste : compte tenu des limites
et des avancées de tel ou tel outil, de telle ou telle technique,
comment faire jouer celle et celui qui seront les plus pertinents.
Le micro par exemple, ici, n'est pas capable d'enregistrer ce qui
est lointain : du coup, la voix se trouve comme sublimée par
les défauts du micro qui la suspend dans l 'espace sonore.
Le son synchrone dit « direct » répondrait bientôt à ces
embarras. Une même horloge à quartz sur la caméra et le
3 93
magnétophone et le son sera toujours synchrone. Il n'y a plus
que dans les circonstances extrêmes, où la prise de son directe
est difficile, voire impossible, que l 'on a recours, encore, à la
postsynchronisation. La vidéo, elle, enregistre image et son en
continu et réconcilie ainsi les deux bandes. C'est justement de
cet automatisme du son synchrone qu' il y aurait aujourd'hui à
se défier. L idée d'un synchronisme généralisé est inquiétante :
à la même seconde, des millions de spectateurs regardent le
même programme de télévision. Mieux que I984 (George
Orwell, 1949). Le synchronisme esquisse une sorte de société
sans décalages ni écarts. Il n'y aurait rien à ajuster. C'est de
toute évidence un fantasme de technocrate. Et le cinéma,
peut-être, ce que nous appelons cinéma, serait fait pour briser
ce cauchemar en déréglant toutes les horloges. Articuler image
et son sans les lier machinalement est l 'une des échappées
possibles hors de l 'enfer de la standardisation.
Rares, du coup, sont les exercices de désynchronisation
du son et de l ' image, de la parole et du mouvement des
lèvres : citons la présentation que fait Enrico Ghezzi de son
programme Fuori orario, sur Rai Tre : chaque nuit ou presque,
un nouveau texte est lu par Ghezzi en fonction du programme,
mais c'est toujours sur la même image de son visage parlant. Et
il arrive, parfois, que les mots et les lèvres coïncident. Diable
de synchronisme, qui revient quand on le chasse.
Le règne du synchronisme fait que tous les films se valent,
quelles que soient leurs audaces visuelles, leurs novations
formelles. La parole filmée est synchrone, ou n'est pas. Il y a
pourtant un écart important entre le mouvement intime de
la bande-image et celui de la bande-son : intermittent pour la
pellicule, continu pour la bande-son, dite « bande lisse » . Il
n'a donc jamais été possible, pour le cinéma, d 'enregistrer du
son dans une caméra : les mouvements sont contradictoires et
créent une tension entre l ' image et le son. Le synchronisme,
la relation synchrone entre images et sons doit être construite
en cinéma, alors qu'en vidéo sons et images sont enregistrés
394
synchrones. Les caméras de cinéma numériques, elles, n'enre
gistrant qu'un son témoin, maintiennent la distinction cultu
relle entre bande-image et bande-son. Il est arrivé cependant
que l'ordre établi soit bousculé : Jean-Luc Godard a utilisé
pour ses expérimentations autour d'Adieu au langage (2014) un
enregistreur son qui filme en même temps une image témoin.
Synthèse
l ' image n'est pas projetée mais en quelque sorte injectée dans
39 5
l 'écran. Elle vient d'en face. Elle me regarde non comme un
reflet sur un écran, mais comme une source qui coule devant
mes yeux. Cette image écranisée directement, et qui plus
est docile à mes commandements (« stop » , « play » , etc.), se
présente à moi comme un prélèvement dans une continuité
qui serait déjà là. L'effet de première fois est rayé. D'entrée
de jeu, nous sommes dans la répétition. Disponible, cette
image (cette suite d ' images), l 'est sans moi, elle était déjà là
au moment même où elle naissait. Le numérique abolit tout
délai. Entre filmer et voir. Je vois ce qui aurait pu être déjà
vu tel que je le vois. Rien de cela n'arrivait avec le film-pelli
cule : personne n'avait rien vu avant la projection des rushes,
pas même les techniciens du laboratoire. Évanouissement des
relais. Nous sommes donc dans une situation où le 1 (ce qu'on
nommait autrefois l'« original », ou le « master ») est identique
à 1 (la copie), et celle-ci à la suivante, etc. Chaque 1 s'ajoute à 1
sans progressivité. Le numérique engendre l'inerte. Abolition,
autrement dit, du rôle aléatoire que jouait le support matériel.
En argentique, 1 n'est pas identique à 1. Il y a des différences
(minimes) entre les « mêmes » copies issues du « même »
négatif original. É cart impossible et même insupportable en
numérique. Que soit ainsi éliminée la notion d'original ne
nous gêne pas. Nous pensons que l 'a ura (Walter Benjamin)
de l' inscription vraie est renouvelable de copie en copie, avec
chaque spectateur. Ce qui disparaît, en revanche, est la marge.
L' inscription d 'erreurs elles-mêmes corrigibles. Toute projec
tion est une rencontre entre une pellicule, un faisceau lumi
neux, un moteur, un écran et un spectateur. Cette rencontre a
toujours été aléatoire.
Tailler I coudre
Télé phone
397
plus tout à fait cadrer, et pas seulement enregistrer : il s'agit
d 'abord d'un geste à peine différent de celui de téléphoner, on
ne perçoit même plus le moment où ça se déclenche. L écran est
loin de l'œil, dans la main. Le téléphone se dérobe autant qu' il
se pointe. La dimension du visible est sollicitée - passivement
et activement - à travers la manipulation, la main, le tactile.
Mais le téléphone-caméra n'a pas inventé le tactile. Georges
Demeny a mis au point en 1896 une caméra Biograph que l'on
tient dans ses bras, avec laquelle l 'opérateur ne vise pas. Pour
répondre à l' idée de l ' instantané, c'est le moyen qu'avait trouvé
Demeny pour libérer la caméra du pied : l 'opérateur bloquait
la caméra sous son bras, il pouvait alors tourner la manivelle
en cadrant au jugé. Dans son brevet, Demeny décrivait « un
geste intuitif, des prises inattendues qui échapperaient à
l 'œil ». Cette caméra chronophotographique était pensée pour
les amateurs ; quant aux artistes, Demeny avait imaginé que
l 'artiste peintre, par exemple, pourrait ramener une collecte
d' impressions de sa promenade. Au début des années quatre
vingt, Jean-Pierre Beauviala, architecte des caméras Aaton, a
l ' idée d'utiliser la caméra vidéo miniaturisée (d 'origine médi
cale) qui servait à la reprise vidéo des caméras 16, et de la
placer dans un tube, reliée par un câble à un magnétoscope.
Le vidéaste pouvait tenir cette paluche dans la main - ce qui
constituait un « déport du corps vers les gens et les choses ».
Ce qui apparaît, « c'est le geste de la main, son tremblé, son
émotion. C'est un centrage du sujet qui n'a rien à voir avec
le cadre du cinéma » (Jean-Pierre Beauviala, 1983). Prendre
l 'outil dans la main permet de libérer la caméra du regard du
filmeur, mais avec un téléphone portable l 'écran est lui aussi
dans la main et fige la caméra. Filmer et regarder en filmant
peut devenir contradictoire si l'appareil n'est pas pensé pour
le cinéma, pour filmer l 'autre mais pour se photographier soi
même. Comment cadrer et regarder le cadre ? I..: écran peut
empêcher que la caméra soit vraiment libre d'être guidée par
le corps.
Tous les utilisateurs de téléphone portable ne filment pas.
Mais tous pourraient le faire. Ce qui veut dire que la possi
bilité d'un film s'insinue partout. Un grand nombre des faits
sociaux urbains est désormais marqué par la présence et même
l 'usage du téléphone portable. Avec lui, dans toutes les mains
ou presque, l 'éventualité du film.
Pour People 1 Could Have Been and Maybe Am, Boris
Gerrets a commencé à filmer avec son téléphone portable
dans le métro londonien des i nconnus qui ont eux aussi
un téléphone en main. Il a cherché parmi eux et rencontré
les deux personnages du film. Le désir d'une anthropo
logie partagée est devenu plus réalisable aujourd ' hui avec
cet outil usuel qu'avec une caméra 16 mm. Désacralisation
ou démystification de ce qui a longtemps été le symbole
même du cinéma. Les caméras sont un peu partout parmi
nous, comme nos représentantes, et souvent, même, il n'y a
personne derrière elles. Le cadre n'est plus une question d'œil
mais de corps. La subjectivité du cadre, celle du regard, ne se
perçoit plus dans les mêmes termes. La machine tenue à bout
de bras est évidemment moins « branchée » sur l ' intériorité
du sujet filmeur. Réciproquement, le dispositif corps-caméra
est moins agressif que le dispositif œil-caméra. Il y a un geste
à la place d'un regard, et quelque chose de la subjectivité de
l 'autre se sent, peut-être, moins « encadré ». Le regard-caméra
perd donc de sa signification. Boris Gerrets ne vise pas ses
complices ou ses acteurs avec la caméra, elle circule entre
eux. Filmer comme liaison, lien. Ceux qui sont ainsi filmés,
quand bien même ils seraient abîmés par la vie, sont plutôt
dans la sensation d'une présence qui les caresse et ne les vise
pas (au sens de menacer). Voici une nouvelle forme d' inti
mité : la caméra n'est plus ce qui sépare en deux côtés, filmeur
et filmé. Cet écart un instant suspendu, l 'autre se trouve plus
libre d' être celle ou celui qui est filmé. Ils ne se sentent plus
« jugés ». D'une certaine façon, c'est l 'une des clés de voûte de
la pratique documentaire qui se trouve affaiblie : l 'autre filmé
399
n'a plus à s'approprier la machine filmante, il peut l ' ignorer,
comme en fiction.
Nous ne sommes plus dans le cas des téléphones-caméra,
mais c'est la formule que Jimmy Glasberg et José Césarini ont
proposée à quelques-uns des détenus des Baumettes, précisé
ment formés à l 'utilisation des « caméras de poing » par Jimmy
Glasberg, pour leur film 9 m2 pour deux (2005) : partageant
une cellule de 9 m2 (reconstituée en studio dans l 'enceinte
même de la prison), les détenus partagent aussi la caméra, se la
passant à tour de rôle pour se filmer mutuellement.
Comment ne pas relever ainsi la montée en puissance de
l 'une des tendances du documentaire en ces dernières trente
années : les personnes acceptent d 'être filmées y compris dans
un au-delà de l ' idéal du moi, dans un abandon de tout effet de
« surmoi » . Toute honte bue. Ou mieux : au-delà de la honte
d' être et de se montrer tel que l 'on est. Déjà, Vanda filmée
dans sa chambre n'avait rien à dissimuler de sa descente vers
la mort (Dans la chambre de Vanda, 2000) . De même que les
ouvriers d 'À l 'Ouest des rails (2003) n'ont plus grand-chose à
sauver en étant filmés, pas même leur dignité. C'est la fonc
tion du cinéma comme grand consolateur (du spectateur) qui
s'en trouve atteinte. Et c'est à la fiction appuyée sur le docu
mentaire, comme dans 24 City de Jia Zhangke (2008) qu' il
revient de traiter à la fois de cette déréliction et de ce qui peut
en être sauvé par le cinéma.
Temp s
400
surgissement du passé comme présent, une perturbation. Le
passé s'actualise. Tel est donc le régime de la séance de cinéma :
tout ce qui est projeté sur un écran en ma présence relève de
mon présent. Marylin Monroe, Katherine Hepburn, Gary
Cooper, James Stewart sont morts depuis longtemps. Les
films dans lesquels ils jouent m'arrivent au présent. Il n'y a
rien à faire contre cette puissance du présent/de la présence
au cinéma. Le spectateur est synchrone avec le projecteur, la
projection suppose des spectateurs synch rones, sans quoi elle
ne serait pas. Voilà ce qui singularise étrangement les flash
backs : ils représentent des fragments de passé inévitablement
vus au présent. Le retour en arrière est donc imaginaire. Le
flashback, au contraire de son nom, nous fait aller de l'avant,
comme le reste du film.
Le temps du spectateur est donc le temps du film. Il n'y a
pas d 'autre temps pour le film que celui de sa vision par un
spectateur. Quand nous disons (après Bernard Stiegler) que le
cinéma est un « objet temporel » , nous insistons sur le dérou
lement du film dans une durée, déroulement sans lequel il n'y
aurait point de film mais seulement une ou plusieurs bobines
de pellicule, un ou plusieurs fichiers numériques. Mais ce
déroulement ne peut avoir lieu que pour un spectateur (au
moins) et qu'en sa présence. C'est pourquoi nous parlons de
double projection et plaçons l'écran mental du spectateur en
résonance de l'écran matériel de la salle. Cette conjugaison,
nécessaire, inévitable, condition même du cinéma, reste diffi
cile à penser tellement nous voyons l 'écran comme « en face »
de nous, et nous « face » à l 'écran. En fait, il y a superposition,
mélange, confusion.
La preuve en serait (s'il en fallait) que le temps chronomé
trique des plans est évalué subjectivement par le spectateur qui
les voit, les subit, les réinterprète en son horloge intime. Dix
secondes ne durent pas le même temps pour le compteur de
la table de montage, le monteur ou la monteuse, le spectateur
que je suis, mon voisin ou ma voisine. Les montres mentales
401
sont molles. En sa place ouverte à la contradiction, le specta
teur reformule le film qu' il est en train de voir. (cf. Spectateur
(place du) ; Dénégation.) Il n'y a pas de « face-à-face » entre
film et spectateur, mais une intrication sans dehors ni dedans.
l',objet temporel vient s' inscrire dans notre propre ménage du
temps.
Comme le musicien, le cinéaste compose des durées et des
intensités, proposition faite au spectateur, lequel a tout loisir
de les changer en sa chose. Le cinéma, comme la musique, est
donc l'art du temps. Et - aujourd ' hui - la guerre est dans le
temps. Nous savons tous que la période que nous vivons est
placée depuis environ la moitié des années soixante-dix dans
un grand accélérateur (Paul Virilio, 2010) . Laccélération géné
ralisée (Hartmut Rosa, 2010) affecte tous les cadrans de la vie
sociale, de la vie intime, de la subjectivité même de chaque
sujet. Inévitablement, dans un monde où le temps réclamé par
les actions ordinaires, les travaux et les jours, avait ses durées,
peu modifiables, le principe d'accélération générale conduit au
raccourcissement des faits et gestes, à l 'a bréviation des tempo
ralités. Lun des succès récents d'Internet est dans la diffusion
de capsules d'images et de sons de 6 secondes. Du coup, les
57 secondes des « vues Lumière » semblent bien longues ! Le
Capital a besoin de la vitesse. La concurrence, avant même les
premiers moments de l ' âge industriel, était axée sur les gains
de temps. Moins de temps pour traverser les mers. Moins de
temps pour fabriquer, pour produire, pour récolter. Moins de
temps à l' hôpital, moins de temps de gestation (les naissances
prématurées sont en progression constante), moins de temps
pour charger un programme, pour décharger un cargo . . .
Obsession de raccourcir les périodes « non rentables » de la vie
humaine. La séance de cinéma fait exception ; et il arrive qu'elle
dure de plus en plus (films plus longs, séries, etc.). Mais paral
lèlement, on voit les plans raccourcir, les montages haleter, le
spectateur pris dans un tourbillon d'images et un flot de sons.
L'accélération imprimée à tout corps et toute chose, par le
402
numérique, par l ' instantané des ordinateurs, ne saurait dura
blement rester à la porte des cinémas. La vie hachée déteint
par mimétisme sur le cinéma, à moins que ce ne soit l'inverse.
Urgence, en somme, de ne pas céder à l 'urgence. La guerre
du temps se gagne non pas en accélérant mais en ralentissant.
Contre le synchronisme généralisé à haut débit, jouons l ' écart,
le suspens. « Le contemporain est l ' inactuel », annonçait
Roland Barthes en 1979. C'était après Nietzsche et c'était il y
a trente-cinq ans.
Le temps compté, en revanche, est celui qui mesure, au
tournage, la durée des plans et les mètres de pellicule dont on
dispose - et c'est un fait qu'avec les cartes-mémoire, à la durée
surdimensionnée, rien ne fait signe à l 'opérateur sinon un
compteur où défilent les timecode, représentation électronique
du temps. Hier, aujourd'hui encore pour ceux qui s'obsti nent
à tourner en 16 mm ou super 16 mm (Claudio Pazienza, par
exemple), le déroulement de la pellicule de la bobine débitrice
à la réceptrice se manifeste par un léger bruit, que l 'oreille
toute proche du cinéaste ne peut pas ne pas entendre. Faible
signal qui dit aussi que l 'on approche de la fin du magasin
(quatre minutes de réserve de pellicule pour l'Aaton A-minima
de Claudio Pazienza) et qu' il va falloir recharger. Passant au
numérique, nous perdons le marquage matériel du temps qui
passe et de la pellicule qui tourne, par des bruits, des vibra
tions, un poids, une physique du son qui nous tient en alerte
quant au temps. Le temps compté des prises a sans doute été
un stimulant pour la mise en scène. La possibilité de filmer
« tout le temps » est source d 'angoisse, selon Pazienza. Et cette
angoisse peut disparaître, paradoxalement, si l 'on se donne des
limites temporelles. En un temps donné, en une durée inex
tensible, la pression qui se manifeste peut devenir événement
cinématographique sensible aussi pour celui qui filme.
Toutes les 30 secondes, Jean Rouch devait remonter le
ressort de sa Bell & Howell. Des plans de 30 secondes. Et
autant pour retendre le ressort. Rouch disait que ça lui laissait
le temps de penser. Comprenons : de décider, pendant ces très
brèves et mécaniques pauses, quelle prochaine place il allait
choisir, de façon par exemple à encercler l' événement par la
suite des plans (Les Maîtres fous, 1955). Le temps, ici, comme
dans les situations agonistiques de la vie, est à la fois menace
et chance.
Temp s réel
Titres
Tournage
Travelling
Posée sur un chariot qui roule sur des rails, ou bien sur
une plate-forme ou un Elemack dotés de roues pneuma-
tiques, ou bien encore portée à l ' épaule, ou tenue à bout de
bras, ou par une Steadycam, la caméra avance ou recule dans
l 'espace même de la scène filmée, elle monte ou descend, le
travelling peut être oblique, circulaire, il peut changer de
direction. Toutes ces figures ont un point commun : l 'espace
réel de la scène qui sépare les personnages de la caméra est
perçu comme tel par le spectateur. Les travellings sont choses
physiques. Un ou des corps, une machine roulante, des
systèmes de suspension s'approchent ou s' éloignent des corps
filmés : comment ceux-ci ne le sentiraient-ils pas ? Toute la
différence entre travellings et zooms tient dans le caractère
physique de la traction ou du portage. La caméra monte ou
descend, s'approche ou s' éloigne réellement. La personne
filmée, comédien de métier ou non, le sent, le ressent, devient
destinataire de ce mouvement, le sachant ou non. Et dans la
mesure où, toujours, le spectateur projette quelque chose de
son corps immobilisé dans le ou les corps filmés, la physique
du travelling, affaire de corps, le touche lui aussi. Il y a de
la lourdeur, de la roideur dans un travelling sur rails. Un
sillon mécanique entame l 'espace joué. Quand la caméra est
à l ' épaule du cadreur, c'est plus encore un corps à corps, une
danse (Jean Rouch) , un dialogue entre filmeur et filmé via
l 'approche ou l ' écart de la caméra.
Les travellings de toute sorte, y compris les mouvements
de grue comme celui de La Soifdu mal (Orson Welles, 1958),
ramènent de la pesanteur dans le plan. Le corps-spectateur
vole au-dessus de la scène, mais sans gagner en légèreté. Par
le fait même qu' ils traversent réellement un espace à trois
dimensions, les travellings lestent de la matérialité de leur
mouvement les deux dimensions de l ' écran vues pour trois.
Disons que les travellings sont les alliés, sinon les acteurs
mêmes du leurre, puisque la réalité de leur parcours à trois
dimensions produit l 'effet de réalité perçu dans les deux
dimensions de l ' écran. Le zoom a d 'autres fonctions et effets .
Les travellings reviennent avec leur matérialité comme le
408
refoulé de tout ce qui paraît virtuel sur l ' écran. D'un coup, le
corps, les machines, font pression sur le spectateur.
Truca
Vérité I mensonge
Visages
4II
d'être ce que la situation lui suggère, alors qu'en documentaire
on ne demande rien de spécial, la personne devenue person
nage se chargeant d'expri mer ce qu'elle ressent elle-même, et
parfois rien.
Nous dirions volontiers que le gros plan de visage est d'au
tant plus fascinant qu' il n'exprime rien. Rien : parfaite surface
de projection des émotions du spectateur. Qui ne se souvient
de l 'effet Koulechov ? Selon Georges Sadoul, Lev Koulechov
filma « un gros plan de Mosjoukine, choisi volontairement
inexpressif, il le juxtaposa successivement avec des bouts de
films représentant une assiette de soupe, un cercueil et un
enfant. On projeta ces séquences devant des spectateurs non
prévenus qui, selon Poudovkine, s'extasièrent devant l'art avec
lequel Mosjoukine exprimait la faim, la tristesse ou l 'atten
drissement paternel ». Visage toujours, prêté sans gages, dispo
nible à toute projection, surface de tout fantasme.
Par ailleurs, dans l ' i nsistance du visage filmé, comment
ne pas renvoyer à Emmanuel Lévinas, à son souci des visages
et des face-à-face. C'est le moment de noter que les visages
filmés en gros plans s'adressent autant sinon plus au specta
teur qui les regarde qu'au partenaire diégétique, à l'autre de
la séquence, hors-champ. Filmer en plan serré c'est évidem
ment écarter l 'autre, l ' interlocuteur, l 'amoureux ou l 'amou
reuse, de la scène : un champ, sans contrechamp autre que le
spectateur. (Et jusque dans le champ-contrechamp, le spec
tateur est dans la j ointure entre les champs : cf. Suture.) Si
l 'on suit Lévinas, passant au cinéma, lieu majeur des visages
filmés en gros plan, on comprend qu'entre le visage de l 'ac
trice ou de l 'acteur, ou de la personne même qui joue son
propre rôle, et moi, spectateur, un trait se trace, qu i porte
désir et foi, et qui serait non-advenu s'il n'y avait pas la brève
mais puissante illusion d 'une relation possible, d'un fantasme
de rapport, d 'un « face-à-face ». Le regard de l'autre filmé
m'atteint et me transperce d 'autant mieux, sans doute, qu' il
est filmé en gros plan, mais d 'autant plus terriblement que je
412
sais bien qu' il n'y a plus personne derrière ce regard, que ce
regard n'est que d 'être rendu par moi. Il y a de la mort dans
tous les regards des visages peints, qui sont toujours comme
des derniers regards. Au cinéma, plus encore. Pour chaque
nouveau spectateur, se lève le dernier regard de Jeanne d 'A rc
(Renée Falconetti) .
Un ami du fils d'Avi Mograbi, quand il était dans l 'armée
israélienne, a participé à une expédition punitive. Il veut
bien être filmé la racontant. Mais pour le protéger, il ne faut
pas montrer son visage. Avi Mograbi se décide à couvrir le
visage de son futur personnage d'un masque (Z 32, 2008). Le
masquer, mais non pas en faire un monstre. Un masque qui
ressemble à un visage. Mograbi a donc filmé des dizaines de
parties de visages, en se limitant aux moins expressives. Un
masque numérique dans lequel le cinéaste réserve des orifices
pour les yeux et la bouche du personnage, réels. Ainsi, nous
sommes confrontés à un entre-deux extrêmement troublant : à
la fois un visage et un masque, vivant et mort.
Visée
41 3
« Donner à voir c'est toujours inquiéter le voir » (Georges
Didi-Huberman, 2004).
Vérifier sur un écran de contrôle ce que l 'on filme en même
temps que l 'on filme bouleverse les rapports entre voir et revoir.
Regarder dans la visée optique de la caméra maintient l'écart
entre voir et revoir. La transparence de la visée permet bien
de voir avant que l ' image n'existe, mais l 'ensemble optique
de lentilles et de miroirs rend cette perception moins lumi
neuse et ne permet pas forcément de bien voir, ou inquiète
le voir. La vision est partielle et battue par le rythme de l 'ob
turateur qui pulse. C'est pourquoi, des cinéastes de la trans
parence hollywoodienne préféraient encore dans les années
soixante la visée approximative de la Mitchell à une caméra
reflex. Ils appelaient cette visée à correction de parallaxe, la
loupe claire. La visée électronique, elle, montre l' image sur
un écran (avec un très léger décalage temporel - qui tend à se
réduire - puisque l ' image doit être calculée). La visée optique,
est, comme un trou de serrure, percée vers ce qui est « réel »
de l 'autre côté de l 'objectif. Claudio Pazienza, dans Scènes de
chasse au sanglier (2007), fait entrer sa main dans le cadre tout
en filmant : l 'espace et le temps sont reliés. « Je peux inventer
un geste pendant la prise de vues. Ma main rentre dans le cadre
sans que j 'aie l'impression qu'elle va rentrer dans une image. »
Pour Denis Gheerbrant qui filme toujours à l'œilleton, « la
visée est une image plus mentale, alors que l ' image que vous
regardez sur l'écran LCD c'est déjà une image ». Une image
déjà fi nie : elle est dans la boîte, c'est une image détachée du
corps de l 'opérateur. Alain Cavalier dit : « J 'ai besoin d'ima
giner avant, autour, après. » Johan Van der Keuken parle de
la visée comme d'un rêve éveillé. L'acte de voir ouvre un vide
qui nous regarde, nous concerne, et en un sens nous constitue.
« Voir, c'est sentir que quelque chose nous échappe. »
4 14
Voice over
Webdoc
417
pas le choix dans la réalité de la relation au film projeté, nous
n'avons le choix que de l'imaginaire. Le webdoc, tout au
contraire, et en accord avec le monde de simulations qui est
devenu le nôtre, nous donne tous les choix, ou presque. Aller,
venir, rester, repartir ? C'est encore une fois un fanatisme du
passage à l 'acte qui montre ici le bout du nez.
Qui plus est, derrière le discours qui prétend que la navi
gation serait la modernité, les portes d'entrées du webdoc sont
souvent proches du dispositif policier : fiches identitaires, ou
cartes, permissions de passer d'un sujet à l'autre, etc. Le web,
cela commence à se savoir, est une immense toile d'araignée
dans laquelle tous, nous sommes pris. N'attendons nulle
liberté du webdoc, l 'un des points où se noue cette toile. Nous
ne croyons pas vraiment (on peut toujours se tromper) qu'une
fois, une fois, nous verrons sur un écran de web le tout simple
visage en gros plan de quelqu'un dont les mots nous ferons
pleurer. Oui, d'accord, c'est trop demander.
Zoom
Liste des appareils cités, présentés dans leur ch ronologie d ' inven
tion. L'année qui figure est soit la date de brevet, soit celle qui
correspond au début de son utilisation. Dans un premier temps,
les noms des inventeurs sont associés aux appareils, puis, dans un
deuxième temps, celui de la firme qu i a développé le produit.
421
1928 : Tireuse optique ou Truca, Debrie
1928 : Kodacolor, Kodak
1932 : Techn icolor trichrome, Kalmus
1932 : NC/ BNC , M itchell
1935 : Procédé Inversible
1935 : Kodachrome
1936 : Agfacolor, Agfa- Gevaert
1937 : Visée reflex sur miroir tournant, Arnold and Richter
1937 : caméra Arriflex, Arnold and Richter
1941 : NTSC
1947 : Cameflex, É clai r
1950 : Eastmancolor, Kodak
1950 : Elemack
1951 : Nagra 1, Kudelski
1952 : Arri 16 ST, A rnold and Richter
1952 : Auricon super 600, Bach Auricon l nc .
1954 : Câble Piloton
1956 : Zoom, Angénieux
1957 : Nagra I l l , Kudelski
1958 : Auricon Cine voice 2, Bach Auricon lnc.
1959 : EP 6 A II, Perfectone
1961 : KMT, Kinotechn ique
1963 : É clair 16, É clair
1968 : Moteurs Beala, Beauviala
1969 : Timecode, SMPTE
1970 : lmax
1971 : THX
1972 : Moteurs Alcan, Beauvi ala
1972 : Steadycam, Ga rrett B rown
1973 : Caméra 16 mm 7A, Aaton
1974, Paluche , Aaton
1974 : Caméra, LTR 16, Aaton
1975 : Capteur CCD
1981 : Aaton code
1985 : Prem ières images générées par un ordinateur
1989 : Caméscopes Hl-8
1989 : Premières incrustations nu mériques
1995 : Caméscopes mini-DV
1995 : Capteur Cmos
422
1995 : DVD
2000 : A-minima, Aaton
2003 : AG-DVX 100, Panasonic
2004 : Caméscopes H DV, Sony
2005 : DCP
2005 : Go-Pro, Woodman Labs
2005 : EOS 5D, Canon
2008 : EOS 5D Mark I I , Canon
2008 : Red One, Red
2008 : A-cam, lkonoskop
2010 : Alexa, Arri flex
201 2 : EOS 5D Mark I I I , Canon
201 2 : Ci neAlta f 65, Sony
201 2 : Penelope delta, Aaton
201 2 : H F R
I N DEX DES ENTRÉES
Adresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
. . . . . . . . . . . . . Casting . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . .... . . . . . . . . . . 121
. . .
Aléatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
. . . . . . Censure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
.
Aliénation . . . . . . . . . .. . .... . . . . . . . . . . . . . . . 45
. . . . . Champ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
. . . . . . . . .
Angle . . . . ...
. . . . . . . . . ... .. . . . . . . ...
. . . . . . . . . . . . 61
. Cinéma-vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Animation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
. . . . . . . . . . . . . Citation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Archives audiovisuelles . . . . . . . . . . . . . . . 63 . Collectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
Argentique / numérique . . . . . . . . . . . 65 . . . . Comédien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . 157
Art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Commentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 59
. . .
Cadre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
. . . . . . . . . . . . . Divertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
. . . . .
Caisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
. . . . . . . . . . . . . . . . Documentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190
Caméra . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . 1 10
. . . . . . . . . . . . Dolly : comment filmer
Capteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
. . . . . . . . . . la parole ? . . . .. . .. . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . . .. . . 195
Doublage .. . . . . . . . . . . . 198
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Leurre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . .. . . . . . 271
Écouter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
. Lumières, ombres . . . . . . .. .. .. .. . . . . . . . . 273
É cran, écrans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
. . Machines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Effacement . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . .. . . . . . . . . 202 Magasin . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276
. .
Propagande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349
. Suture . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391
Public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ...... .
. . . . . . . 350 Synchronisme . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 392
Publicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
. Synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395
Raccords . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352 Tailler / coudre . . .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396
Réalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355
. Téléphone . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ...
. . . . . . . . . . . . 397
Récitation . . . . . . . . . . . .. .
. . . . . . . . . . . .. ..
. . . . . . 356 Temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . .... . . . . 400
Récurrence . . . . . . . . . . . . . ..
. . . . . . . . . . . . ...
. . . 357 Temps réel . . . . . . .... . . . . . . . . ... .. .
. . . . . . . . 404
Regard, regard-caméra . . . . . . . . . . . . . . . 358 Titres . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
Relief . . . . . . . . .. . . . . .. . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 360 Tournage . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . 406
Résolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
. . Travelling . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407
Responsabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . 365 Truca . . . . . . . . . . .. . . . .. .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
. .
Retakes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366
. Vérité / mensonge . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . 410
. .