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DARK RUN
Traduit de l’anglais
par Hélène Collon
Dédié à Spike le chat,
mon dévoué compagnon d’écriture.
Merci pour les câlins, les ronrons,
merci de n’avoir pas dévoré
le câble secteur de mon ordinateur portable.
Enfin… pas trop souvent.
EN-DESSOUS, HAUT-DESSUS
— Là !
Jia indiqua derrière la baie d’observation du Jonas, un lointain
clignotement, quasi indétectable dans l’espace noir d’encre clouté
d’étoiles. Elle baissa les yeux sur son écran. Drift l’entendait presque
trianguler mentalement. Puis :
— Yep ! C’est bien ça. Le… Gewitterwolke ? ânonna-t-elle en
plissant les yeux.
— Les « w » sont prononcés comme des « v », corrigea Drift,
mais un cliquetis attira son attention et il se tourna vers Jenna, qui
s’activait devant son propre écran.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je hacke, figure-toi, répondit-elle en suçotant une mèche de
cheveux blond vénitien. Leur ID est une couverture, et bien fichue en
plus, mais ça ne va pas m’empêcher de trouver…
— Stop ! ordonna-t-il en franchissant d’un pas la courte distance
qui le séparait d’elle pour aller plaquer une main sur l’écran.
Elle leva sur lui un regard interloqué.
— Mais… Je croyais qu’on ne savait pas qui… ?
— En effet, et c’est très bien comme ça, coupa-t-il. Pour deux
cent mille dols on peut bien continuer à ignorer le vrai nom de ce
navire et de son propriétaire.
Elle le considéra, puis haussa les épaules.
— À vos ordres, capitaine.
— D’habitude, tu te préoccupes moins des termes du contrat,
grommela Apirana.
L’imposant Māori, qui obstruait presque l’encadrement de la
porte du cockpit, regardait le panorama stellaire se déplacer
lentement devant lui à mesure que Jia orientait le Jonas vers leur
destination.
— « D’habitude » je ne risque pas de perdre autant d’argent si,
en face, quelqu’un pense que les « termes du contrat » ne sont pas
respectés, rétorqua Drift en s’écartant du terminal de Jenna.
— Comment on peut perdre un truc qu’on n’a pas encore ?
objecta Apirana. Mais bon, je vois ce que tu veux dire.
Drift hocha la tête et retourna derrière le fauteuil de Jia. La pilote
leva sur lui un regard exaspéré, puis reporta son attention sur son
écran.
— Je peux piloter sans baby-sitter, tu sais.
— Ce n’est pas pour te surveiller, mentit-il.
En même temps, il scrutait l’obscurité à la recherche d’un
clignotement révélant la présence d’un autre navire, donc une
éventuelle manœuvre d’encerclement.
— Personne ne nous file le train ?
— Je ne détecte rien, répondit Jia. Donc, soit on est seuls, soit ils
nous collent tellement au pìgu qu’ils vont se carboniser sur nos
tuyères. Ou alors ils ont un champ de masquage parfait.
— Bien.
Drift se retourna vers la baie d’observation. À mesure qu’ils
approchaient, le scintillement du Gewitterwolke achevait de se
dissoudre dans les nombreux feux de position d’un autre vaisseau,
et il crut déceler la faible lueur des surfaces reflétant l’étoile du
système.
— Big A, tu viens ? On descend dans la soute.
— OK.
En voyant le Māori s’écarter du chambranle, Drift eut la vision
d’un iceberg se détachant de son glacier ; il avait vu ça un jour en
survolant l’océan polaire de Néo-Shinjuku. Il lui emboîta le pas, et le
spectacle de son impressionnante échine lui rappela ce qu’il risquait
s’il perdait son pari et que son secret venait à être éventé. Comment
réagirait cet homme au tempérament fougueux légendaire ? Il sentit
son rythme cardiaque s’accélérer.
— En fait, pars devant, je te rejoins, dit-il.
— OK, lança l’autre par-dessus son épaule en poursuivant son
chemin.
Drift bifurqua vers sa cabine, appliqua sa paume sur la porte
pour l’ouvrir et se glissa à l’intérieur. Là, il se dirigea tout droit vers
sa bouteille de whisky, s’en versa une bonne rasade et l’avala dans
le même mouvement avec une agilité trahissant un long
entraînement. Sa tension se relâcha un peu ; il eut presque envie de
se resservir, puis se ravisa : il connaissait ses limites, inutile de
tenter le sort. Il fallait juste qu’il réceptionne la marchandise.
Ensuite…
Ensuite quoi ? Garder le secret jusqu’à Vieille Terre en mentant à
mes coéquipiers ? Il lança un regard de regret à la bouteille. Je ne
sais pas s’il y a assez de whisky à bord pour ça.
Il se reprit. Le capitaine Ichabod Drift n’avait pas besoin de
whisky. Il aimait ça, nuance. Pour la plupart, les membres de
l’équipage n’avaient pas de port d’attache ; ils étaient chez eux sur
ce navire, et son devoir était de maintenir les choses en l’état. De
toute façon c’était dans l’intérêt de tout le monde. Il devait s’assurer
que Kelsier n’anéantirait pas cette confiance, donc accomplir cette
mission en toute confidentialité. Personne ne devait faire le lien entre
eux deux.
Surtout pas Micah.
Il prit son courage à deux mains et quitta sa cabine. Il était temps
de se montrer un peu sympa.
Dans la soute du Jonas, trois fois haute comme Drift, on pouvait
loger trois grands conteneurs standard (à condition de rentrer son
ventre en passant entre). Apirana l’y attendait déjà, et Rourke, Micah
et Jenna débouchèrent de la coupée. Rourke le salua brièvement,
ce qu’il interpréta comme : T’as intérêt à ce que ça se passe bien
sinon je te refais le portrait.
— Jenna, tu manœuvres les portes, ordonna-t-il tandis que
Rourke prenait place dans la cabine du petit élévateur à chenilles.
— Micah et Big Apirana : Tamara chargera les conteneurs à
bord ; vous, vous les fixez en place.
Les deux hommes acquiescèrent et Jenna alla prendre position.
Drift passa ses pouces dans sa ceinture. La prudence était chez lui
une habitude ancienne : dans toute négociation on gardait ses mains
à portée de pistolet, mais c’était mieux si elles avaient une raison
crédible de s’y trouver. Tant pis si ça lui donnait des allures de
péquenaud posant pour la photo.
Quelques minutes passèrent, puis l’inter cracha la voix de Jia :
+Ils ont ouvert leur soute. J’y vais.+
Drift se sentit basculer légèrement vers l’avant : les rétrofusées
freinaient le Jonas. On entendit la rumeur des électroaimants qui se
mettaient en marche : il fallait contrebalancer le champ gravitationnel
de Heim de la nef où ils se trouvaient à présent. Suivirent trente
secondes d’apparente immobilité, mais Drift savait, ou espérait,
qu’en réalité Jia manœuvrait avec mille précautions pour ne rien
heurter.
+Je me pose.+
Il y eut une secousse – mineure, il est vrai – quand elle désactiva
les électros. Le Jonas se posa dans la soute du Gewitterwolke ; ses
moteurs décélérèrent puis se turent : Kuai avait exécuté les
instructions de sa sœur. Une nouvelle pause.
+Ils pressurisent la baie de chargement.+
Trente secondes de silence.
+Elle est drôlement grande.+
Micah leva les yeux au ciel. Apirana se prépara en transférant
son poids d’un pied sur l’autre et en faisant rouler les muscles de
ses épaules. Drift se tourna vers Rourke, qui soutint son regard avec
une expression statuesque, indéchiffrable. Jenna prit un air
concentré. La lumière passa du rouge au vert au-dessus de la porte
et la voix de Jia leur parvint à nouveau au milieu des parasites :
+OK, les mesures sont bonnes, vous pouvez y aller. D’ailleurs, il
y a un comité d’accueil. On dirait… une musulmane et des porte-
flingues ? Quatre. Il y a des caissons, aussi.+
Drift opina et pencha la tête en regardant Jenna :
— On y va.
Elle appuya sur le bouton. Une section de la coque bascula et
s’abaissa pour former une passerelle. Un chuintement : les
pressions extérieure et intérieure s’équilibraient. Une vive lumière
blanche entra par l’ouverture de plus en plus large et frappa Drift au
visage. Son œil droit s’adapta instantanément, mais le gauche mit
un peu plus longtemps.
Quand la passerelle fut à mi-course, il distingua le visage de
leurs hôtes. L’assistante de Kelsier était effectivement vêtue de sa
burqa, infolentille en place. Il reconnut les deux hommes qui l’avaient
escorté, mais deux autres personnes s’étaient jointes à eux, un
homme et une femme biomécas, le tout un peu hétérogène ; on
aurait dit qu’ils s’étaient fait attaquer par un tas de ferraille vindicatif
et peut-être symbiote. Mais ce n’était pas un spectacle inhabituel.
Les travailleurs manuels avaient souvent sur les bras ou les jambes
des substituts ou ajouts qui en accroissaient la force ou l’endurance,
quand ils ne les faisaient pas carrément remplacer par des outils
hyperspécialisés. Certaines des adjonctions qu’exhibaient ces deux-
là n’auraient pas dépareillé sur un corps de docker, par exemple.
D’un autre côté, il était facile de planquer un flingue dans un bras
mécanique qui, en lui-même, pouvait déjà faire pas mal de dégâts.
Le petit groupe ne semblait pas armé, mais Drift n’aurait pas parié le
Jonas là-dessus.
Jenna poussa un faible cri et battit en retraite dans un angle de
la soute, où les nouveaux venus ne pouvaient pas la voir. Drift lui
lança un coup d’œil inquisiteur, mais elle posa un index sur ses
lèvres, ce qui, dans toute la galaxie, signifiait Chut ! Blême, les yeux
écarquillés de terreur, elle s’élança vers l’escalier. Ce n’était pas le
moment de demander des explications, ils n’avaient pas le temps ;
Drift classa mentalement sa fuite dans la catégorie « À éclaircir
ultérieurement » et s’avança jusqu’à l’entrée de la passerelle, les
yeux rivés aux quatre étrangers et les pouces toujours passés à sa
ceinture.
— Holà ! lança-t-il en guise de salut avant de se concentrer sur
la femme en burqa. Excusez-moi, mais je n’ai pas bien saisi votre
nom, la dernière fois.
— Vous pouvez m’appeler Sibaal, fit-elle sans autre forme de
procès.
Elle désigna les quatre caissons alignés derrière elle.
Rectangulaires, gris métallisé, ils planaient à quelques centimètres
du sol, chacun sur sa plateforme à sustentation magnétique.
— Voici la marchandise en question.
Drift acquiesça, un peu surpris que la livraison d’une cargaison
aussi peu encombrante puisse valoir deux cent mille dols. D’un autre
côté, chaque caisson était de taille à contenir une personne, et
certaines œuvres de micro-art pas plus grosses que l’ongle du
pouce se vendaient des millions, alors pourquoi pas…
— OK, ça ne devrait pas prendre longtemps. Si vous voulez bien
les poser par terre, on va les monter sur le chariot.
— Pas la peine, fit Sibaal en secouant la tête. Vous pouvez
prendre les plateformes.
Sur un geste de sa part, les autres s’attelèrent deux par deux à
la tâche de pousser les caissons. Ceux-ci se déplaçaient sans mal
grâce à leurs plateformes, mais quand les électroaimants
détectèrent le plan incliné de la passerelle et en entreprirent
l’ascension, il apparut clairement qu’ils étaient très lourds ; même les
porteurs accusèrent le coup, malgré leurs implants.
Au moment où le premier entrait dans la soute du Jonas, Drift se
rendit compte que Rourke n’était plus dans la cabine de l’élévateur,
mais à ses côtés. Il ne l’avait pas entendue approcher. Comme
d’habitude.
— Qu’est-ce qu’elle a, la petite ? s’enquit-elle.
— Aucune idée, mais si tu veux bien superviser la manœuvre, il
faut que j’aille dire un mot à Miss Malaimable, là.
Rourke acquiesça et alla se poster à côté des commandes de la
porte pendant que Drift descendait la passerelle d’un pas allègre et
se dirigeait vers Sibaal en passant au large du deuxième caisson et
de ses porteurs en plein effort.
— Vous avez l’argent ? demanda-t-il.
Il n’avait pas particulièrement envie d’y mettre les formes. Elle
glissa une main dans la manche de son vêtement et en retira un
rectangle luisant d’un éclat rouge sombre.
— J’imagine que vous acceptez les cartes ?
Drift prit son infopad dans sa poche et inséra la puce crédit dans
le lecteur prévu à cet effet. La mise à jour s’afficha instantanément :
cent mille dols ÉUAN crédités sur son compte, sans mention ni de
l’émetteur ni du récipiendaire. Le bout de plastique en lui-même était
sans valeur, mais le filigrane électronique et les marqueurs de
sécurité garantissaient qu’il s’agissait bien d’une Puce Crédit
Interstellaire authentique et (prétendument) inviolable : la somme
qu’on y avait programmée était aussi concrète et valable que son
équivalent sonnant et trébuchant.
Drift fit celui pour qui ce genre de versement n’avait rien
d’extraordinaire.
— Eh bien c’est parfait.
— Marché conclu alors, fit Sibaal en lui tendant la main.
Il la serra machinalement, avec l’aisance étudiée des gens qui,
dans leur vie, ont scellé d’innombrables pactes de toutes sortes de
façons, alors qu’en fait, le contact physique était la dernière chose à
laquelle il s’attendait de sa part. C’était une petite main, comparée à
sa grosse patte à lui, mais la poigne était ferme.
Tout à coup, elle la retira et huma l’air :
— Vous avez bu.
— Et vous, vous n’hésitez pas à recourir au chantage, répondit-il
du tac au tac avec un sourire crispé. On a tous nos petits défauts.
Un léger frou-frou trahit un probable soupir exaspéré, mais elle
s’abstint de tout commentaire et lui tendit une petite infopuce.
— Votre destination et le timing à respecter.
Il empocha la bancopuce, inséra la seconde dans son pad et
parcourut l’information à mesure qu’elle s’affichait. L’adresse d’un
immeuble (Centre Van Der Graaf, quartier d’Ookmeerweg,
Amsterdam, Pays-Bas, Vieille Terre) et la confirmation de la date et
de l’heure que lui avait déjà communiquées Kelsier.
— Surtout n’oubliez pas, insista Sibaal : la marchandise doit être
livrée juste à ce moment-là – ni avant, ni après.
— Oui, oui, Kel…
Il se tut au cas où quelqu’un écouterait, mais ses coéquipiers
étaient toujours occupés à ranger les caissons dans la soute du
Jonas. Il reprit tout de même un ton plus bas :
— Kelsier me l’a bien fait comprendre. Il n’aura pas à se plaindre
de nous.
Elle le dévisagea froidement.
— C’est préférable, en effet. En général, quand le travail est bien
fait l’employeur promet de recourir à nouveau aux services de
l’employé. Mais si j’ai bien compris, ajouta-t-elle en inclinant la tête
sur le côté, vous n’y tenez pas.
— S’il y avait effectivement eu offre, et non enlèvement en pleine
rue avec canon sur la tempe, le tout assorti de menaces, contra
Drift, ça se serait peut-être passé autrement. Bon, reprit-il, préférant
changer de sujet, y a-t-il quelque chose à savoir sur cette
cargaison ?
Voyant qu’elle plissait les yeux d’un air méfiant, il soupira :
— Je demandais juste s’il fallait la stocker à une certaine
température ou si elle était fragile, ce genre de chose.
— Le contenu est bien emballé ; il n’est sensible ni à la
température ni aux vibrations. Du moment qu’à aucun moment vous
n’ouvrez les caissons et qu’il ne se produit aucune collision, il ne
devrait pas y avoir de problème.
— Voilà qui est encourageant.
Drift faillit prendre congé avec un sourire : son rafiot était
prisonnier de la grande nef, et une inoffensive marque d’amabilité ne
pouvait pas faire de mal ; toutefois, Sibaal l’énervait. Les porteurs
redescendaient la passerelle pour la dernière fois, sans avoir pris
d’assaut le Jonas pour enlever Jenna ni causé le moindre problème
pendant leur séjour à bord.
— Bon, il est temps de se mettre en route, conclut-il.
— En effet. Bon voyage, capitaine Drift.
— Merci.
Il attendit que les sbires de Sibaal soient passés pour remonter à
bord. Au passage, il échangea un signe de tête avec Rourke, qui
actionna aussitôt la commande de la passerelle. Celle-ci se replia
dans un grincement de vérins hydrauliques. Rourke tapota l’inter
inséré dans son conduit auditif.
— On est tous là, Jia. On s’arrache.
+Bien reçu. J’attends juste qu’ils aient quitté la baie… OK, baie
fermée, dépressurisation en cours.+
Les électroaimants entrèrent en action, le Jonas s’ébranla puis
décolla du sol de la soute. La vibration s’accentua : Kuai enclenchait
les moteurs principaux et attendait que sa sœur active les
propulseurs de manœuvre dès que les portes seraient rouvertes.
Au bruit du sas, Drift leva les yeux. La frimousse de Jenna,
encadrée de cheveux blond-roux en bataille, apparut au-dessus du
portique.
— Ça y est, ils sont partis ? s’enquit-elle, pleine d’appréhension.
Drift embrassa du geste la baie de chargement du Jonas, où on
ne voyait plus que les membres de l’équipage et la cargaison
fraîchement embarquée.
— Ouais. Tu veux me dire ce qui t’a pris ?
— Pas vraiment, déclina-t-elle en se détendant un peu.
— Écoute, j’ai juste besoin de savoir si…
— Non, tu n’as pas besoin de savoir, justement ! cria-t-elle.
Sous le coup de la surprise, il recula d’un pas. Elle remua les
lèvres sans rien dire, puis les phrases se bousculèrent.
— C’est toi qui as imposé ce règlement ! Pas de questions, sauf
si les autres font d’eux-mêmes allusion à leur passé. C’est bien ce
que vous m’avez dit, Tamara et toi, quand je vous ai rejoints, non ?
En fait, la première chose que je t’ai dite, c’est de laisser Tamara
te tenir la tête pendant que tu vomissais tripes et boyaux, songea
Drift, qui préféra garder pour lui ce rectificatif.
— Euh… oui.
— Eh bien justement, il était là, mon passé.
Sa voix avait retrouvé son assurance ; pas d’agressivité, mais
une détermination quasi palpable.
— Et tu n’as pas besoin de le connaître.
— Très bien. Mais tu dois comprendre qu’en tant que membre
d’équipage, tu as certaines responsabilités, maintenant. Si ta
réaction de tout à l’heure signifie que tu ne peux plus les assumer,
alors au mieux tu es exclue de l’équipage et au pire… eh bien, au
pire, tu nous fais tous tuer.
— Je sais, répondit-elle avec fermeté.
Elle lança un coup d’œil, à Micah, Apirana et Rourke, qui
essayaient de se faire discrets derrière Drift, avec plus ou moins de
succès. (Normal quand on comptait dans ses rangs un géant māori.)
— Et maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Elle pivota sur ses talons et reprit le chemin des cabines. Difficile
d’avoir l’air de claquer la porte derrière soi quand on disparaît dans
un sas à ouverture commandée par un bouton, mais l’intention y
était.
— On n’avait pas besoin d’une bizarrerie de plus pour finir la
journée, constata Micah. Enfin bref. Laissons tomber.
— Non, décida Drift. On doit savoir ce que notre hackeuse a
dans le crâne. Ne serait-ce que pour détourner l’attention générale
de mon cas. Rourke, tu veux aller lui parler, voir si tu peux lui tirer les
vers du nez ?
— Pas vraiment, répondit-elle, perplexe. Qu’est-ce qui te fait
croire que je sais faire ça ?
Il la considéra une seconde.
— Tu as raison. N’empêche, il faut qu’on ait au moins une petite
idée de ce qui l’a mise dans cet état. J’ai échoué lamentablement,
Micah est un rustre…
— Hé, tu me paies pour mes talents de tireur, pas pour être poli !
marmonna le mercenaire.
— … Jia n’aura pas le temps…
— Trop égocentrique, de toute façon, coupa Rourke.
— … et Kuai est… Kuai, acheva piteusement Drift.
Le mécano de bord était super-compétent, et s’il avait existé un
championnat intersystème des manipulateurs, il l’aurait remporté
haut la main ; mais de là à recueillir les confidences d’une jeune
hackeuse susceptible tendance imprévisible…
— Bon, ça nous laisse qui ?
Ils méditèrent un instant en silence, puis se retournèrent d’un
bloc. Apirana Wahawaha croisa les bras (gros comme les cuisses de
Rourke) et les fusilla du regard.
— Vous vous foutez de moi, là, les gars ?
TOUT LE MONDE SUR LE PONT
Très mal à l’aise, Jenna se dit que la porte du carré était ouverte.
Une possibilité tentante ; malheureusement, l’équipage lui barrait le
chemin. Rourke la dévisageait comme si elle était une forme de vie
extraterrestre. Apirana hésitait entre surprise et méfiance. Quant à
Drift…
Ichabod Drift semblait complètement sonné.
— C’est qui ? demanda Kuai à la cantonade.
— Alors ? dit Rourke à Jenna en haussant un sourcil.
— Je ne sais pas, s’empressa de répondre la jeune femme. Drift,
tu te souviens quand tu m’as dit de ne pas hacker l’ID du
Gewitterwolke ?
Il fit signe que oui.
— L’ordre venait un peu tard… J’avais déjà vu qu’en vrai c’était
le Langeschatten, enregistré au nom d’un certain Nicolas Kelsier.
Rourke consulta Drift qui, dans sa sidération, n’en avait même
pas profité pour se mettre hors de portée.
— Je t’écoute, Ichabod. On a un nom, maintenant, et je lis sur
ton visage que c’est le bon.
Il hésita.
— On a un terminal relié à la Spinale de Vieille Terre, menaça-t-
elle. Je peux très bien te loger une balle dans le crâne tout de suite
et aller vérifier par moi-même.
Micah leva la main en toussant discrètement.
— Il a été ministre de l’ARET de l’EuroComplexe. « Acquisitions
de ressources extraterrestres », précisa-t-il en voyant que ça ne leur
disait rien. Les gens qui me payaient pour éliminer ceux qui leur
fauchaient sous le nez la cargaison des nefs arraisonnées.
— Je vois, fit Drift d’une voix soudain lasse.
Jenna le contempla sans comprendre. Le charismatique
capitaine perdait de sa superbe. Il avait les joues creuses et des
rides au coin des yeux – surtout le gauche, le vrai. Il avait pris un
coup de vieux. Et ce fut avec une dureté nouvelle qu’il défia Rourke
du regard.
— Maintenant, je vais me servir à boire. Si tu veux me
descendre, vas-y. Sinon, range cette arme et patiente une minute, je
vais te dire ce que tu veux savoir.
— Magne-toi.
Dans une grande tasse, il versa une poudre marron, puis de
l’eau très chaude et enfin une généreuse dose de whisky prélevée
dans la fiasque qu’il portait toujours sur lui.
— J’attends, signala Rourke.
— Comme l’a dit Micah, Nicolas Kelsier a été ministre de
l’EuroComplexe, entama-t-il sans entrain avant de boire une gorgée
de café amélioré. Il y a une vingtaine d’années, l’EC menait une
guerre officieuse contre la Fédération des États africains, qui lui
disputait la propriété de deux systèmes solaires. Il n’a pas déployé
tout de suite son Unité de défense frontalière, enchaîna-t-il avec un
signe de tête à l’adresse de Micah. Il y a d’abord eu des
gesticulations diplomatiques et des discours bidon à base de
« solutions pacifiques » pendant qu’en coulisse, chaque partie
pourrissait la vie de l’autre dans l’espoir qu’elle finirait par laisser
tomber.
— J’adore la politique, ironisa Micah.
— Une des principales tactiques de l’EC consistait à recruter des
corsaires pour attaquer les navires marchands d’une autre nation
moyennant une commission, poursuivit Drift, les yeux baissés sur
son café. Le butin allait en partie à l’EC, mais en échange on était
protégé : ils niaient les activités des pirates et jusqu’à leur existence
même, refusaient de les extrader et ainsi de suite, tant qu’on ne
visait que les cibles désignées par l’ARET. Si on tapait à côté, on
devenait vite indésirable. Plus d’un corsaire s’est retrouvé pirate à
plein temps pour avoir pillé le mauvais navire juste parce que
l’occasion se présentait.
— Les ÉUAN ont fait la même chose, à une époque, opina
Rourke. Qu’est-ce que tu essaies de nous dire ? Que tu as été
corsaire pour l’EC ? Et pourquoi l’EC ?
— Je m’étais enrôlé dans l’équipage d’un certain Swift en
redécollant de Telamon, mais on s’est rendu compte en chemin que
c’était un salopard de première. Il s’était entiché d’une fille qui avait
signé en même temps que moi, et alors qu’on filait en sublumi, à
quatre jours de New Keswick, il a craqué, il l’a agressée dans le
carré. Jusque-là elle avait traité ses avances par le mépris, mais qu’il
pose la main sur elle, c’était trop : elle lui en a collé une, et une belle.
Elle l’a même envoyé au tapis, fit-il avec un petit rire sans joie.
Évidemment ça n’a pas plu au second, qui était très pote avec Swift
et encore plus immonde que lui. Il lui a sauté dessus avec un
couteau à découper. La lame est entrée là, précisa-t-il en posant le
bout de l’index presque tendrement entre deux de ses côtes. Alors
avec Tommy Hernandez, Ginger Ell et le vieux Capshaw, le
navigateur, on l’a coincé. Swift a volé à son secours et on l’a démoli
aussi. Et on n’a pas fait dans la dentelle… En deux minutes les deux
étaient morts, mais la fille se vidait de son sang, l’infirmerie de bord
était rudimentaire, et de toute façon, pour un coup de couteau en
plein cœur y avait pas grand-chose à faire… On a balancé les deux
ordures dans le vide, mais elle on l’a gardée, pour lui donner un jour
une sépulture décente, si possible.
» Évidemment, on n’aurait jamais dû faire ça ; mais de toute
façon, Swift avait beau être un salopard, sa boîte était légale et il n’y
avait pas de hackeur dans l’équipage. On a donc dû poser sur une
planète europienne un navire enregistré au nom d’un mort, en
l’absence de capitaine et de second, avec un cadavre à bord. On a
aussitôt été arrêtés pour mutinerie et suspicion d’assassinat. On
s’attendait à être jetés en prison. Mais là-dessus, on nous a fait une
offre.
— Kelsier ? avança Rourke.
— Voilà. Un type plus âgé que nous, flanqué de deux soldats, est
venu nous trouver pendant qu’on attendait de connaître notre sort,
menottes au poignet. Il s’est présenté, l’amabilité même : Nicolas
Kelsier, ministre des ARET auprès de l’EuroComplexe. Il était là
« par hasard », ce qui, à mon sens, signifiait plutôt « en mission de
reconnaissance » vu que la planète en question était la dernière
escale avant un système en litige. On avait le choix : écoper d’une
peine conjointe pour mutinerie et triple assassinat (ils nous mettaient
tout sur le dos) ou travailler pour lui comme corsaires. Ça consistait
à attaquer les navires de la FÉA que nous désigneraient ses
services en échange de… bla-bla-bla, vous m’avez compris. Je
venais d’avoir vingt ans, je risquais de passer le reste de ma vie en
prison. C’était l’occasion de continuer à naviguer relativement libre.
J’ai saisi la perche. Les autres aussi.
» Les Europiens n’ont rien laissé au hasard. Ils ont pris notre
empreinte génétique. Si on ne respectait pas nos engagements, ils
juraient de nous retrouver où qu’on soit et de nous mettre en taule,
en précisant bien que nos dossiers d’assassins en fuite seraient
transmis à tous les gouvernements. Est-ce qu’ils auraient mis leur
menace à exécution ? Je l’ignore ; on a préféré ne pas prendre le
risque. J’ai été nommé capitaine, on a embauché des gens pas trop
allergiques à l’usage de la force, et on a embarqué.
— Pour aller tuer des gens, comme ça, sans vous poser de
questions ?
— Mais non ! s’emporta Drift. Nous, on devait récupérer les
matières premières transportées. Pas besoin de tuer des gens pour
ça. Une salve bien calculée en plein anneau d’Alcubierre et le navire
visé ne pouvait plus faire le saut. Le plus souvent, on obligeait les
équipages à transborder la cargaison sur une navette dont on
s’emparait, puis on les laissait repartir. Quelques-uns ripostaient,
bien sûr, mais en général, ils comprenaient qu’ils auraient la vie
sauve s’ils coopéraient, et…
Mal à l’aise, il n’acheva pas sa phrase.
— Seuls deux ou trois pirates avaient une telle réputation à
l’époque, fit Rourke.
Elle le dévisageait attentivement. Il avait dû révéler un détail clé.
— Tu naviguais sous quel nom ? demanda-t-elle.
Jenna lut de la résignation dans l’expression du capitaine.
— Le vaisseau que m’avait confié Swift s’appelait le Trente-six
Degrés.
La jeune femme écarquilla les yeux. Mais alors… ça signifie
que…
— Et ton nom à toi ? insista Rourke même si, selon toute
vraisemblance, elle l’avait déjà deviné.
Il croisa les bras et soutint son regard d’un air de défi.
— On me connaissait sous le nom de Gabriel Drake.
— Menteur ! explosa Jia. Tu ne peux pas être Gabriel Drake, fit-
elle en pointant sur lui un index tremblotant. Drake est mort ! La FÉA
l’a tué avec tout son équipage en arraisonnant le Trente-six Degrés
dans le Système de Ngwena !
— C’est ce qu’elle croit, répliqua froidement Drift, mais elle
n’avait ni mon portrait-robot ni mon empreinte génétique. Je me suis
enfui.
— Sauf que l’équipage n’a pas été tué par la FÉA, intervint
Rourke. On a retrouvé le Trente-six Degrés en orbite autour de
Ngwena Un au milieu d’une ceinture d’astéroïdes de glace ;
l’équipage est mort asphyxié suite à une très importante fuite d’air.
L’autre version, c’est de la pure propagande de la FÉA.
— Ah oui ? Et comment tu sais ça, toi ? s’enquit Drift sans élever
le ton.
Le capitaine et son associée se jaugèrent pendant quelques
secondes, chacun cherchant à deviner ce que savait l’autre. Puis
Rourke eut un haussement d’épaules imperceptible, presque
moqueur.
— Tu n’es pas le seul à avoir des relations, Ichabod. La FÉA a
menti, point final. Dis-nous un peu ce qui s’est vraiment passé.
Voyant la mâchoire de Drift se contracter, Jenna crut une
seconde, terrifiée, qu’il allait se jeter sur Tamara. Mais au lieu de
cela il lâcha :
— Je répète : qu’est-ce qui te permet d’affirmer que la FÉA a
menti ?
— Elle ne veille pas sur ses secrets aussi bien qu’elle le devrait,
d’une part, et d’autre part j’avais des raisons d’aller y mettre mon
nez, fit-elle sèchement.
Son pistolet miniature était à nouveau visible, mais ne visait pas
Drift.
— Alors, Ichabod. Qu’est-ce qui s’est passé dans l’orbite de
Ngwena Un ?
— Bon sang, Tamara ! Je t’ai dit ce que tu voulais savoir ! hurla-t-
il en se détachant du comptoir pour faire un pas vers elle.
Elle le remit instantanément en joue. Drift s’immobilisa, mais
sans cesser de brailler.
— Kelsier m’a épargné d’aller en taule, mais il faisait en
permanence planer la menace au-dessus de ma tête pour m’obliger
à pirater toujours plus de navires ! J’avais cru être débarrassé de lui,
mais voilà : il m’a retrouvé sur Carmella. Si je refusais cette mission,
il révélait toute l’affaire. Je vous signale que si j’étais arrêté vous y
passiez aussi, et la Keiko était saisie !
— Ouais, tu voulais nous protéger, quoi, ironisa Rourke.
— Vous, moi, nous tous, oui ! C’est si difficile à croire ?
— Je ne sais pas, répondit-elle tout bas. Dis-moi comment a péri
ton précédent équipage, Ichabod.
Drift la fusilla du regard.
— Réponds ! aboya-t-elle en agitant son pistolet. Et épargne-moi
tes salades. J’ai lu le dossier ; la FÉA a attiré Gabriel Drake dans un
piège grâce à un navire de commerce et deux de ses frégates ont
détruit les propulseurs Alcubierre du Trente-six Degrés. Il a rallié tant
bien que mal les anneaux de Ngwena Un, où il s’est planqué, mais
le temps que la FÉA le localise, tous ses passagers étaient morts
asphyxiés. Explique-moi ce qui s’est passé, sinon…
— Je ne voulais pas mourir ! rugit Drift. Voilà ce qui s’est passé !
Jenna recula instinctivement face à la fureur du capitaine, mais
Rourke tint bon et continua à braquer son arme d’une main ferme.
— Si les types de la FÉA nous retrouvaient, on n’avait aucune
chance.
Les mots se bousculaient, rapides et cassants.
— Et s’ils ne nous retrouvaient pas, on était fichus aussi parce
qu’on ne pouvait plus se poser nulle part sans se faire alpaguer.
Impossible de faire le saut à cause des dégâts subis, et on aurait fini
par manquer d’air, d’eau et de vivres.
Lui qui avait mis si longtemps à effacer de sa mémoire tous les
épisodes de cette histoire… voilà que les vannes s’ouvraient en
grand. Il ne pouvait ni s’arrêter de parler ni lutter contre la douleur
sourde qui envahissait sa poitrine.
— J’ai chopé un module de sauvetage et j’y ai passé trois
semaines tout seul, à devenir à moitié cinglé en attendant que les
frégates me repèrent et me flinguent. J’avais bien calculé mon coup :
je devais finir par croiser l’orbite d’une petite lune de merde,
Ngweba III.
— Ah oui ? Et ton équipage t’a laissé partir ?
— Mon équipage, à ce stade, c’était une bande de brutes qui
étaient juste là pour se faire du fric, pas parce qu’une ordure de
Nordique les faisait chanter. Pour eux, c’était de ma faute si les
choses avaient mal tourné. Pas besoin d’être un génie pour deviner
ce qui allait arriver. Je les ai entendus dire qu’ils allaient me livrer à
la FÉA pour négocier leur impunité. J’ai su ce qui me restait à faire.
Une pause. Il s’assombrit, et lorsqu’il reprit la parole chacun de
ses mots eut l’impact d’une balle.
— Ce soir-là, profitant de mon tour de garde, j’ai enfilé une combi
étanche, j’ai désactivé les mécanismes de sécurité et ouvert les sas.
— Quoi ?? s’étrangla Apirana.
Jenna vit le Māori serrer les poings. Il était effrayant. Mais Drift
ne parut pas s’en rendre compte. Son regard restait rivé à celui de
Rourke.
— Avaient-ils tous mérité ce sort, Ichabod ? s’enquit Rourke sur
un ton toujours aussi maîtrisé. Étaient-ils tous sur le point de te
trahir ? Tous jusqu’au dernier ?
— Tu sais très bien que je n’ai pas la réponse à cette question,
Tamara. Figure-toi que je me la pose toutes les nuits.
Jenna n’en revenait pas. Ichabod Drift, leur capitaine au sourire
facile et à la repartie nonchalante, était en fait un des plus célèbres
pirates de l’espace ? Tout à coup, un souvenir lui revint, si intense
qu’elle eut le vertige : petite, elle dînait en écoutant les actualités
avec ses parents et son frère. Le présentateur annonçait d’un ton
précis et mesuré qu’un transporteur de la FÉA avait été attaqué par
Gabriel Drake, et tout l’équipage tué. Son père avait dit qu’un jour, il
faudrait qu’« on fasse quelque chose contre ce monstre », et elle
avait deviné malgré son jeune âge que ce « on » ne serait jamais lui.
Son père vivait dans un monde où « on » signifiait toujours
« quelqu’un d’autre ».
Drift prétendait avoir laissé la vie sauve aux équipages, mais là
aussi, c’était peut-être de la propagande de la FÉA que les chaînes
des ÉUAN répétaient sans la remettre en question… Non, songea-t-
elle. En fait, il a dit qu’il « n’avait pas besoin de les tuer »… En plus,
il vient d’avouer qu’il avait sciemment provoqué la mort de son
propre équipage. En entier.
Rourke ne quittait toujours pas Drift des yeux. Son expression
était indéchiffrable. Et le capitaine la défiait toujours. Tous les autres
se taisaient, craignant qu’un geste, un son n’exacerbe la tension.
Tous sauf un.
— E kai nga tutae me e mate ! Upoko kohua !
Prenant tout le monde de court, Apirana s’avança en roulant les
épaules et, les traits déformés par la rage, enserra le cou de Drift
dans sa grosse patte.
QUE QUELQU’UN FASSE QUELQUE CHOSE
Drift était assis sur une chaise métallique froide et nue, les mains
dans le dos, menottées à la tige reliant siège et dossier. Il
commençait déjà à avoir mal aux épaules, et jusque-là, les menottes
avaient résisté à tout ce que Rourke lui avait appris en la matière.
Ils n’avaient même pas envisagé de se défendre : une seule
décharge d’étourdisseur et on était à terre. Deux pour Apirana, peut-
être. Et puis il aurait fallu qu’il abatte les trois gardes ; or, il en avait
assez de buter des agents de sécurité qui ne faisaient que leur
boulot. Pour finir, les balles perdues auraient déclenché une panique
générale et signé leur arrêt de mort, en plus de faire des victimes.
Plus important, il fallait qu’il parle à Nana Bastard et il avait plus
de chances d’y arriver en jouant les prisonniers dociles qu’en étant
soit mort, soit responsable de la mort de trois gardes.
Sur le bureau face à lui, une plaque CDT. TAKAHARA semblait se
moquer de lui. Il avait donc été capturé par l’ex-coéquipière d’Alex
Cruz et attaché sur une chaise dans son bureau. Celui-ci contenait
une bibliothèque bien rangée, un terminal d’aspect récent et d’autres
choses plutôt inattendues à une telle profondeur sous Old New
York… Mais où était Maiha, si c’était bien elle qui avait donné l’ordre
de l’arrêter ? Un être humain, c’était toujours plus accommodant
qu’une paire de menottes en acier, et Drift se sentait plus doué pour
le dialogue que pour l’art de l’évasion.
Dans son dos, la porte s’ouvrit avec un déclic. Un pas rapide et
léger s’approcha. Un nouveau déclic et la porte se referma. Un
bourdonnement. La lumière décrut ; son cerveau en déduisit que les
vitres s’opacifiaient. Le seul éclairage provenait à présent de la
lampe de bureau. Un claquement de doigts et celle-ci s’orienta vers
lui. Il fut instantanément ébloui.
Nouveau bruit de pas. Cette fois « on » passait derrière la lampe.
Drift plissa les yeux, mais ne distingua qu’une forme vague.
— C’est vraiment indispensable ? s’enquit-il en espérant que son
ton n’était pas trop geignard.
— Ça dépend, répondit une voix qui semblait sortir de la lampe.
Ce n’est pas tous les jours qu’on découvre un fantôme sur le pas de
sa porte.
La voix avait changé, bien sûr ; mais il la reconnut tout de suite.
— C’est toi, Maiha !
Son soulagement ne masquait pas totalement son irritation.
— Tu ne t’attendais pas à me voir débarquer, je comprends. Mais
de là à…
— La ferme !
Drift obtempéra. Quand on était menotté sur une chaise avec
une lampe en pleine figure qui vous empêchait de voir ce que faisait
votre vis-à-vis, la docilité était recommandée.
— Gabriel Drake a été tué par les forces de la FÉA dans le
Système de Ngwena, entama Maiha Takahara avec un peu moins
d’agressivité, mais sans se départir de sa fermeté. Tout le monde
sait ça. Ça a été annoncé partout. Pourtant, l’homme que je vois
assis en face de moi lui ressemble étonnamment, avec dix ans de
plus, un œil en moins et une coupe de cheveux à la con.
Aïe. Il avait oublié l’aversion irrationnelle de Maiha pour les gens
qui se teignaient les cheveux ; à l’époque, il les portait courts, bien
coiffés et dans leur couleur naturelle, le noir. Rien à voir avec les
longues mèches violettes qui encadraient à présent son visage. En
plus, il devait avoir des racines épouvantables…
— Donc, soit la FÉA est un ramassis de crétins incompétents et
menteurs, reprit Maiha sur le ton de la conversation, soit j’ai devant
moi un imposteur bien informé et très déterminé cherchant à se faire
passer pour un mort qui croit m’avoir connue jadis.
— Laquelle de ces deux hypothèses te paraît la plus crédible ?
Allons, tu sais bien que face à nous autres corsaires, la FÉA n’était
pas à la hauteur ; pendant des années, ils n’ont fait que fanfaronner
et raconter des salades. Sans ça, Kelsier ne serait pas resté aussi
longtemps en place. Évidemment, ils ont fini par trouver la parade,
sinon tu écumerais toujours l’espace à bord de la Main du Mort en
semant la terreur parmi les marchands.
— Admettons que vous soyez qui vous prétendez être. Comment
m’avez-vous retrouvée ?
— J’ai rappelé à Alex Cruz que je vous avais sauvé la mise un
jour au large de Tantale, et j’ai promis de lui rendre à nouveau
service un jour si le besoin se fait sentir.
Maiha avait très bien pu contacter son ancien capitaine. La
sincérité pouvait s’avérer payante. Après une courte pause, Maiha
Takahara s’esclaffa :
— Ah, Gabriel… lâcha-t-elle sans plus aucune hostilité. Si on ne
peut plus rigoler, alors…
— Rigoler ? Tes gorilles m’attachent sur une chaise et je suis
censé rigoler ?
— Pourtant, c’est très drôle, de mon point de vue.
Elle claqua à nouveau des doigts et la lampe retrouva sa position
initiale. Une lumière plus douce se répandit dans tout le bureau et
Drift découvrit enfin son interlocutrice.
Là où Alexander Cruz s’était mué en archétype d’homme
d’affaires, son ex-seconde avait manifestement eu d’autres priorités.
Sa veste sans manches et son pantalon étaient du même bleu
marine que l’uniforme des gardes, mais couverts de dragons rouge
et or assortis aux monstres qui, encrés sur ses bras nus,
remontaient jusque sous les manches courtes de sa chemisette
noire en tissu brillant. Elle avait la moitié de la tête rasée et ornée de
trois clous – à l’avant, au milieu et à l’arrière –, et ses cheveux
rabattus de l’autre côté formaient une cascade d’un roux flamboyant.
D’autres éléments métalliques scintillaient sur son nez, ses oreilles,
au coin de ses yeux et même sur les côtés de son cou.
— Et tu as le culot de me reprocher ma coiffure ! s’exclama Drift.
Elle n’avait plus grand-chose à voir avec la jeune femme
réservée des environs de New Shinjuku qu’il avait rencontrée une
dizaine d’années plus tôt, mais la Maiha d’antan était encore
perceptible ; sa beauté ne s’était ni altérée ni envolée – elle avait
simplement mûri.
— Tout le monde change, déclara Maiha. Certaines personnes
plus que d’autres. Je n’aurais jamais cru que tu te ferais remplacer
un œil.
— Mais ! Enfin ! Pourquoi les gens croient-ils tous que j’ai fait ça
pour des raisons esthétiques, parce que c’était la mode ? J’ai perdu
un œil, bon sang !
— Tu devrais faire plus attention à tes affaires, dit-elle en
feignant la réprobation. Ça ne te va pas du tout, au fait, ajouta-t-elle
en contournant le bureau pour venir dénouer le foulard de Drift.
Celui-ci grimaça : le frottement du tissu suffisait à raviver la
douleur causée par l’étau des doigts d’Apirana. Maiha poussa une
exclamation de surprise.
— Eh bien dis donc… On t’a salement amoché.
Distraite, elle renoua le foulard, mais… autour de son cou à elle.
— Maiha, tu veux bien m’enlever ces menottes s’il te plaît ? dit
Drift d’une voix contenue.
— Et pourquoi donc ?
Elle s’assit au bord de son bureau, ôta sa veste d’uniforme et la
lança négligemment sur le dossier de sa chaise (plus confortable
que celle de Drift).
— Tu as rendez-vous quelque part ? Je croyais que tu voulais
me rendre une « visite de courtoisie », comme tu l’as dit à Hawkins ?
— C’est vrai, mais…
— Pas besoin d’avoir les mains libres pour parler, remarqua-t-
elle en jouant avec une pointe du foulard. Évidemment, Hawkins m’a
aussi informée que tu avais sollicité une audience avec Nana…
avant de demander à me voir. J’en conclus que tu voulais me
demander de te caser dans son agenda avant la semaine prochaine.
Je me trompe ?
— Si tu pouvais faire ça pour moi je t’en serais très
reconnaissant, admit-il en songeant qu’à ce stade, le mensonge était
inutile. Il faut que je la voie le plus tôt possible, car elle détient peut-
être une information dont ont besoin certains de mes associés. Cela
dit, quand ce sera fait… Tu me croiras si tu veux, mais en fait,
j’aimerais bien que tu me racontes un peu ce que tu deviens.
— Il se trouve que je ne te crois pas, répliqua Maiha. Soyons
francs : on n’a jamais été proches toi et moi, si ? On s’est plus vus
au lit qu’autour d’une tasse de thé.
— On n’en a pas tellement eu l’occasion ; on ne pouvait pas se
faire des mamours en public : tu aurais eu des ennuis avec Cruz. Et
quand on n’était pas en public, eh bien… on avait autre chose à faire
que de discuter, voilà.
— Exact ! confirma-t-elle avec un petit rire. Tu te rappelles le jour
où on a fait ça dans sa cabine ?
Drift ne put s’empêcher de pouffer.
— Quand il m’a demandé si je me souvenais de toi, l’autre jour,
j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Il est
tellement égocentrique qu’il ne s’est jamais rendu compte de rien, ce
con.
— Oui, il n’y a vu que du feu. J’ai cru qu’il nous avait démasqués
la fois où on s’est envoyés en l’air dans la salle des machines,
quand on était amarrés sur Amina IV. En ressortant je suis tombée
sur lui ! J’ai dit que si j’étais en sueur, c’était parce que… oh, je ne
me rappelle plus, tiens ; et il m’a crue ! J’ai improvisé je ne sais
quelle histoire pleine de jargon technique en priant pour qu’il le gobe.
De toute façon, il ne connaît rien à la mécanique ; il ne saurait même
pas dire si telle ou telle pièce est lourde ou légère.
— Je dois admettre que l’endroit était mal choisi. Trop de métal
froid.
— Ah bon, tu n’aimes pas ça ? feignit de s’étonner Maiha.
Dommage, vu ce sur quoi tu es assis.
Elle se releva et fit rouler ses épaules. Sa chemise glissa le long
de ses bras et tomba par terre. Ça alors ! Je ne l’ai pas vue la
déboutonner. Puis son cerveau finit par rattraper son retard sur ses
yeux, qui fixaient les dragons serpentant sur les côtes et le ventre de
Maiha et le scintillement métallique dans son nombril et au bout de
ses seins. Eh ben dis donc… Le corps de Maiha avait subi d’autres
changements que cet ajout de piercings et de tatouages, mais le
temps qui avait arrondi son ventre donnait aussi plus de plénitude à
ses seins et accentuait la courbure de ses fesses – toutes ces
choses qui lui faisaient défaut au temps de sa mince et athlétique
jeunesse.
— Mademoiselle Takahara, commença-t-il, bien décidé à ne pas
rester frappé de mutisme face à ce qui n’aurait pas dû être une
surprise, vu leur passé commun. Essaieriez-vous par hasard de me
séduire ?
— Je ne vais pas avoir à essayer longtemps ! pouffa-t-elle avant
de l’attraper carrément par l’entrejambe. Inutile de te vanter,
Gabriel ; ta queue est la seule partie de ton anatomie qui n’ait jamais
menti… Et en effet, il semble que j’aie retenu son attention.
Elle se redressa et passa ses pouces dans la ceinture de son
pantalon, qu’elle entreprit de baisser. La lumière de la lampe de
bureau placée derrière elle dessina des ombres sous ses hanches.
Drift eut tout à coup la gorge sèche.
— Je vais te faire admettre auprès de Nana, fit Maiha, l’air un
peu ailleurs, parce que j’ai toujours eu un faible pour toi, mais tu dois
d’abord me dire ce que tu veux lui demander.
— Marché conclu, répondit aussitôt Drift sans pouvoir détacher
son regard du tissu qui glissait sur ses courbes harmonieuses.
Ses pouces dépassèrent sur ses hanches une fine bande de
coton noir et la laissèrent en place, préférant poursuivre leur course
jusqu’au sol. Des sous-vêtements ? Alors ça, c’est nouveau !
— Mais quoi que tu fasses, ce ne sera pas possible avant une
bonne heure, de toute façon ; tu as un peu de temps devant toi…
Le délicat bout de tissu restait ancré entre ses jambes, lesquelles
furent bientôt révélées ; elle se pencha vers Drift. Le visage masqué
par ses cheveux, elle lui offrit le spectacle de son dos courbé :
encore des dragons rouge et or, tout au long des vertèbres à peine
visibles. Puis elle se redressa et, d’une ruade, se débarrassa de son
pantalon. Drift se rendit vaguement compte qu’elle était pieds nus,
mais n’aurait su dire à quel moment elle avait ôté ses chaussures, ni
même si elle était chaussée en arrivant. Décidément, sa
concentration en avait pris un coup…
— Alors, dit Maiha en l’enfourchant, à la fois tiède contre ses
cuisses et intouchable à cause des menottes. Qu’est-ce que tu veux
faire ?
Drift réussit à s’humecter un tant soit peu les lèvres.
— C’est… c’est une espèce de mise à l’épreuve ?
— Certainement pas, gloussa-t-elle, ce qui provoqua
d’intéressantes ondulations au niveau de sa poitrine. C’est juste que
j’ai envie et que tu es toujours aussi joli garçon, malgré cet œil en
métal et quelques rides en plus. Et ça m’amuse de voir combien de
temps il faut pour te rendre incapable d’articuler un mot.
— Enlève-moi ces trucs, la défia-t-il en secouant ses menottes et
en se forçant à la regarder dans les yeux, et c’est toi qui ne pourras
plus prononcer un mot, comme autrefois.
— Des promesses, toujours des promesses… C’est que je ne
suis plus la jeune écervelée que vous avez connue, monsieur Drake.
Je ne ferais pas la bêtise de détacher le pirate le plus célèbre de la
galaxie. Non, cette fois-ci tu vas devoir te débrouiller sans les mains.
On verra peut-être comment tu t’en sors d’égal à égal après ta
rencontre avec Nana.
— Bon, d’accord. Juste un détail…
— Hmm ?
Maiha prit la pointe du foulard, toujours noué autour de son cou,
et la promena lentement sur le visage de Drift.
— Mon équipage. Tu en as bouclé deux membres, je suppose.
Mais maintenant tu sais que je ne suis pas un imposteur, alors
j’aimerais bien que tu les relâches, s’il te plaît.
Le regard de Maiha prit une intensité que Drift avait toujours crue
réservée aux lasers de soudure industriels des chantiers navals
orbitaux.
— Pardon ??
— Eh bien quoi ? J’ai mal articulé ma phrase ?
— Tu as une femme nue sur les genoux.
— En fait, tu n’es pas tout à fait n…
— … et c’est le moment que tu choisis pour penser à ton
équipage ? Dans le temps, tu ne t’y intéressais que si tu espérais
coucher avec, et encore, le terme est exagéré. Je commence à me
demander si tu n’es pas un imposteur en fin de compte. Ou alors tu
préfères les hommes, maintenant ? C’est ça ? insista-t-elle en
écarquillant les yeux. Tu t’es mis en ménage avec le malabar que j’ai
vu dehors ? Il faut reconnaître que ses tatouages sont pas mal ;
c’est un Māori, c’est ça ? L’autre est joli garçon aussi, acheva-t-elle,
pince-sans-rire.
Sous la raillerie, Drift sentit pourtant un double bluff : elle était
réellement vexée qu’il pense à son équipage dans cette posture.
D’ailleurs, il s’en étonnait lui-même.
— Écoute, hasarda-t-il, j’expédiais les affaires avant de passer à
l’agréable, c’est tout.
— Décidément, tu as changé.
— Ouais, depuis, j’ai acquis des notions de loyauté et un certain
sens moral. Mais attends une minute… tu trouves vraiment Micah
joli garçon ?
— Ah, c’est comme ça qu’il s’appelle ? Houlà, oui ! D’ailleurs, je
me demande ce que je fais ici avec toi ; il me réserverait sûrement
un meilleur accueil.
Drift essaya tant bien que mal de se convaincre qu’il avait bien
agi.
— Écoute, ce sont mes coéquipiers et en plus, j’ai une dette à
leur égard.
Et j’ai intérêt à ne pas les contrarier.
— On peut s’amuser tant que tu voudras, toi et moi… à moins
que tu ne préfères aller chercher Micah, ajouta-t-il de mauvaise
grâce. Mais ce ne serait pas correct de ma part de laisser mes deux
gars sous les verrous.
Maiha avait un drôle d’air que Drift ne lui connaissait pas. Elle le
dévisagea un instant, puis fit la moue.
— Mais c’est qu’il est sérieux, ma parole…
Il acquiesça.
— Très bien, fit-elle avec un soupir.
Elle leva les yeux au plafond comme pour se livrer à une difficile
opération de calcul mental, puis regarda à nouveau son captif.
— Voilà, c’est fait.
— Comment ça ?
— J’ai une puce intracrânienne, expliqua-t-elle en tapotant une
des trois perles métalliques. Ma jolie petite tête est pleine de
surprises, tu sais. Bon, en fait, je ne peux rien faire de bien
compliqué, mais pas de problème pour émettre un signal de fin
d’alerte concernant une cellule de confinement, verrouiller ou
déverrouiller des portes, déclencher ou éteindre une alarme…
— … opacifier des fenêtres ou orienter une lampe de bureau ?
— Voilà ! confirma-t-elle avec un sourire suffisant. Tu es jaloux,
Gabriel ?
— Et pas qu’un peu. En tout cas, merci.
Un fait important lui revint soudain en mémoire.
— Eh, et puis, euh… je ne m’appelle pas vraiment Gabriel
Drake.
— Je m’en doutais un peu, figure-toi. Si tu crois que moi je
m’appelle Maiha Takahara… Mais qu’est-ce qu’un nom quand on a
un passé comme le nôtre, n’est-ce pas ? OK, reprit-elle avec un
soupir exaspéré, puisque je vais devoir te présenter à Nana, dis-moi
sous quel nom tu sévis ces temps-ci.
— Ichabod Drift.
— Eh bien… Désolée de te le dire, mais je ne m’imagine pas en
train de crier un nom pareil dans certaines circonstances.
Drift en fut sincèrement vexé, mais fit de son mieux pour ne pas
le montrer.
— Pourtant, tu serais loin d’être la première, je t’assure ; si tu
avais la liste tu verrais que tu serais en bonne compagnie et…
Elle lui coupa la parole d’un baiser tout en nouant ses doigts sur
sa nuque. Il lui rendit instinctivement la caresse. Ils restèrent collés
l’un à l’autre pendant de longues et ardentes secondes, puis elle se
détacha. Drift suivit le mouvement, mais fut désagréablement
ramené à la réalité par ses menottes.
— Je ne me suis pas trouvée en bonne compagnie depuis l’âge
de dix-sept ans, déclara-t-elle comme si de rien n’était, comme s’il
n’y avait pas eu ce baiser fougueux. Je ne vais pas commencer
maintenant.
Elle se pencha à nouveau, mais cette fois en croisant les bras
contre le torse de Drift de telle manière que leurs deux visages ne
puissent se toucher.
— Drift, OK, j’ai entendu pire comme nom. Mais Ichabod ?
— C’est très bien, Ichabod, protesta-t-il, décidé à ne pas se
laisser décontenancer par son attitude.
Ses ébats sporadiques avec Maiha avaient toujours eu un
curieux parfum d’interdit, d’instants volés, additionné d’inexplicable
rivalité. De toute évidence elle en avait la nostalgie.
— On ne sait même pas dans quelle langue c’est ! s’exclama-t-
elle.
Elle se redressa d’un coup et ses doigts entreprirent de défaire
un minuscule nœud sur le côté de sa culotte.
— Et en parlant de langue…
LA VISITE À NANA
HAERE MAI
Rourke promena son regard autour d’elle ; le blanc de ses yeux
brillait dans l’ombre projetée par son chapeau sur son visage au teint
sombre. Son expression demeura neutre, mais Drift la connaissait
suffisamment bien pour deviner qu’elle n’en savait pas plus que les
Europiens.
— Haere, mai, marmonna Drift comme pour tester le son de ces
termes mystérieux. Haere mai…
Ils lui rappelaient vaguement quelque chose, mais il n’arrivait pas
à mettre le doigt dessus et c’était horripilant. Il était sûr de les avoir
déjà entendus quelque part, pourtant… Même si les voyelles ne
correspondaient pas tout à fait. Il les répéta un peu différemment.
— Haere mai.
Ah ! Voilà qui rendait un son plus familier. Mais où avait-il
entendu ça ? Il ferma les yeux – le gauche de manière naturelle, le
droit grâce à sa commande mentale – et se concentra. Sur la Keiko
ou le Jonas, pas de doute, mais comme il y avait passé le plus clair
de son existence, il n’était pas beaucoup plus avancé. Dans un holo-
film ? Possible, mais il n’en avait pas l’impression…
— Ichabod ?
— Chut !
Il était peu probable que les agents de la GIA fassent taire leurs
supérieurs hiérarchiques de manière aussi cavalière, mais trop tard.
— Je réfléchis !
Bizarrement, il associait au souvenir de ces sons une douleur à
la main droite. Pourquoi ? Quel était le contexte associé ?
Contrairement à Apirana, il ne se baladait pas en permanence en
donnant des coups de poing dans les murs, lui…
Eurêka !
Il regarda les autres avec un grand sourire.
— On ne connaît pas d’objet habité dans les parages, c’est-à-
dire susceptible d’émettre, c’est bien ça ?
— Ce système est revendiqué par la FÉA, mais pour autant que
nous le sachions, elle n’y entretient même pas d’avant-poste,
confirma Hamann. Si on cherchait un astéroïde proprement dit, il
serait certainement plus loin, mais l’anneau de cette planète contient
des débris de roche et de glace en très grand nombre. Si j’étais du
genre à parier…
— Moi je suis du genre parieur ! s’exclama Drift en sentant
renaître dans sa poitrine une joie féroce qu’il croyait perdue à
jamais. Et je miserais gros sur la possibilité de rejoindre l’émetteur
de ce message ; seulement, il faut y aller tout de suite, il n’y a pas
une minute à perdre !
— Mais qu’est-ce qu’il signifie, ce signal ? exigea Rybak.
— « Entrez », répondit-il avec un grand sourire. Et ça vient de
Jenna. Je vous le garantis. C’est une langue parlée par une seule et
unique personne dans un rayon de trois systèmes solaires, et ces
deux mots, Jenna a dû les entendre chaque fois qu’elle a frappé à la
porte d’une certaine cabine.
Il se retourna vers les Chang. La compréhension se peignait peu
à peu sur leurs traits.
— Jia ? Va chercher Apirana.
1. Extrait d’un sketch des Monty Python, Flying Circus, saison II (NdT).
L’OFFENSIVE
— Merde !
Drift braqua ses pistolets vers le fond du couloir afin de couvrir
leur position ; Apirana et lui s’étaient immobilisés.
+Je vois trois… non, cinq… non, attends, sept types. Dégagez,
vite ! Ils viennent vers vous.+
Une mise en garde malheureusement inutile : déjà on entendait
des bruits de bottes approcher au pas de course. Pas le temps de
rebrousser chemin jusqu’à l’intersection précédente. Il mit un genou
en terre et visa à deux mains l’angle que formait le couloir. Derrière
lui, sur sa droite, un grognement d’effort lui signala que le Māori
épaulait le canon incendiaire.
Le premier ennemi fit mine de brandir son arme dès qu’il les
aperçut, mais le pistolet que Drift tenait dans sa main droite aboya à
deux reprises et l’homme s’effondra avant d’avoir pu viser. Il y eut
des exclamations stupéfaites et consternées, le canon d’une arme
pointa derrière la cloison, mais aussitôt retentit le bruit sourd du
canon, suivi par celui de l’obus défonçant l’angle. La cloison fut
éclaboussée de gel volatil qui s’enflamma immédiatement au contact
de l’air, mais à en juger par les hurlements soudains, le tir avait
atteint plusieurs cibles.
Drift se rembrunit. De toute évidence, les tueurs de Kelsier ne
s’attendaient pas à les trouver là et allaient opérer un repli
stratégique. Mais s’ils remontaient à l’assaut, Apirana et lui seraient
complètement exposés. Il fallait mettre fin à l’offensive, et vite. Il
repensa à une bêtise commise un jour, pendant l’abordage d’un
navire de la flotte marchande, quelque quinze ans plus tôt. Il était
jeune, il se croyait immortel… En plus, il voulait en mettre plein la
vue à une ravissante jeune recrue qui venait de rejoindre son
équipage. Une chevelure flamboyante, des dents légèrement mal
rangées, et des seins devant lesquels les sculpteurs d’antan
auraient jeté très loin burin et ciseau avant de fondre en larmes,
accablés par l’évidence : jamais ils ne sauraient restituer pareille
perfection dans le marbre… Dommage, il ne se rappelait pas son
nom.
— Couvre-moi, lança-t-il à Apirana.
— Hein ? Quoi ?
Il entra en mouvement sans se rendre compte que le Māori
n’avait pas saisi ; il se détendit d’un coup et, une fois debout, fit
quatre ou cinq pas rapides. Ensuite, il se coucha sur le dos et se
propulsa, les pieds en premier, au-delà de l’angle, les deux pistolets
brandis.
Au sein du petit groupe d’occupants de l’astéroïde – une demi-
douzaine – régnait une relative confusion. Drift tira dans le tas en
s’efforçant de viser d’abord ceux qui n’étaient pas occupés à
s’arracher des poignées de chair ou de vêtements suite aux brûlures
occasionnées par le gel inflammable. Mais il fallait être réaliste : pour
le tir de précision, il était mal placé.
Son apparition subite déclencha une rafale de coups de feu
épars qui lui passèrent au-dessus de la tête ; c’était d’ailleurs le but
de la manœuvre. Il continua de progresser de la même manière,
dépassa l’homme qu’il venait de buter en priant les déités à l’écoute
pour que ce dernier soit mort ou presque, et non pas seulement
blessé au bras. Il termina sa course contre la cloison opposée,
immobile, les jambes recroquevillées sous lui et ses deux pistolets
déchargés. Les deux hommes et la femme qui étaient toujours
debout pointèrent aussitôt leur arme sur lui.
Enfin Apirana apparut à l’angle du couloir. Il actionna deux fois
de suite la détente du canon. L’un des deux hommes encaissa l’obus
en plein visage et décolla du sol sous la violence de l’impact. Le
second tir atteignit la femme au niveau du torse et le gel aspergea le
troisième tueur en quantité telle que tous deux furent aussitôt
terrassés. Seuls les liquides incendiaires enflammés produisaient cet
effet et parfois, Drift regrettait d’avoir laissé Micah introduire ce
canon à bord de son navire. N’empêche, il était d’une efficacité
indéniable. Il éjecta le magasin de ses pistolets et rechargea,
essentiellement pour mettre fin aux souffrances de ses deux ex-
ennemis et faire cesser leurs satanés hurlements.
Apirana fut plus rapide ; en deux enjambées il vint leur écraser la
gorge sous sa botte, ce qui provoqua deux craquements très
audibles, tout à fait écœurants. Puis il se retourna vers Drift, toujours
couché par terre. À intervalles réguliers, la bouche du Māori était
déformée par un tic inhabituel du côté gauche, ses yeux étaient
écarquillés. Drift reconnut instantanément là un signe de danger
immédiat : une fois en rogne, Apirana se comportait comme les
berserkers des antiques armées scandinaves, et dans ces cas-là il
valait mieux se replier derrière lui sans tenter d’intervenir.
— Ça va ? lui demanda le géant, qui respirait un peu trop fort
pour l’état d’épuisement dans lequel il était.
— Ça va, et toi ? s’enquit Drift en se relevant.
Le Māori ne répondit pas. Son visage se convulsa de rage et il
leva la gueule béante du canon en poussant un grand cri.
Drift ne perdit pas de temps à poser des questions. Il se jeta en
avant tout en se déportant pour se mettre hors de portée
d’incinération, mais des détonations retentirent avant même qu’il ne
heurte le sol en acier. Toutefois, ce n’était pas le whoump
caractéristique du canon… Drift reconnut le son produit par le choc à
la fois violent et précis des munitions supersoniques.
Un piétinement de bottes. Il releva les yeux : Apirana tituba, puis
s’effondra. Une véritable avalanche de peau noire et de tenue de
combat. Derrière lui, un fusil oscillait dans la main du premier
ennemi que Drift avait touché ; toujours à terre, il grimaçait de
douleur. Et il visait Drift. Lequel n’avait pas encore rechargé ses
pistolets. Mais l’autre, ralenti, ne tenait pas son arme d’une main très
ferme. Alors le capitaine fit comme toujours dans ce genre de
situation : il improvisa.
Il fit pivoter son pistolet dans sa main de manière à l’agripper par
le canon et le lança de toutes ses forces. La chance (ou son
excellente coordination œil-main) joua en sa faveur. Le projectile
atteignit l’homme en pleine face. Drift suivit le mouvement une demi-
seconde plus tard, se jeta en hurlant sur le blessé et empoigna le
fusil sans lui laisser le temps de tirer. Son adversaire se débattit
avec la dernière énergie, mais ses forces déclinaient à vue d’œil.
Drift aggrava la situation en lui décochant un coup de poing au
pectoral droit, où on voyait déjà une plaie par balle ; cela mit fin à
toute résistance. Il s’empara du fusil et mitrailla l’ennemi des pieds à
la tête, jusqu’à ce que son chargeur soit vide, tout en vociférant des
obscénités. Ensuite, un peu honteux, il se débarrassa de l’arme et
courut rejoindre Apirana.
Il avait pris une balle dans le gras du bras droit et la plaie
saignait abondamment ; son gilet pare-balles en avait arrêté une
autre juste au-dessous de la clavicule, mais Drift s’alarma davantage
à la vue d’un saignement sombre au bas de la cage thoracique, du
côté gauche. Un rein ? La balle avait-elle pu pénétrer aussi
profondément ? Ses connaissances en anatomie n’étaient pas très
étendues…
— Tu crois que tu es salement touché ?
Une onomatopée explicite. La respiration était rapide,
superficielle, visiblement douloureuse.
— Très salement, vieux. Putain, qu’est-ce que j’ai mal…
— OK, tiens bon.
Drift plongea la main dans le kit de premier secours passé à la
ceinture de son gilet pare-balles, en sortit un petit pulvérisateur en
forme de seringue et répandit une mousse stérile dans les deux
plaies. Ça ne formait qu’une espèce d’emplâtre collant, mais ça
ralentirait un peu l’hémorragie. Cela fait, il activa son inter.
— Jenna, toujours là ?
+Toujours là.+
Elle semblait passablement éprouvée. Elle avait dû assister à
toute la scène par écrans interposés.
+Est-ce qu’il est… ?+
— Apirana est vivant, mais gravement blessé, l’informa Drift en
s’efforçant d’adopter un ton sobre, autant pour lui-même que pour
les deux autres personnes qui pouvaient l’entendre. Tu vois d’autres
gens venir vers nous ?
+Je ne crois pas. Les porte-flingues de Kelsier se sont calfeutrés,
les Europiens ont du mal à arriver jusqu’à eux.
— Personne d’autre n’avance vers nous par un passage secret ?
Drift toussa. La puanteur âcre et chimique du gel incendiaire
ainsi que l’odeur pestilentielle de la chair et des cheveux carbonisés
composaient un mélange irrespirable.
+Je ne vois rien de tel, capitaine.+
Jenna reprenait de l’assurance, c’était déjà quelque chose.
— Bien. Monte la garde et préviens-moi tout de suite si tu
repères quoi que ce soit, OK ?
+Bien reçu.+
— Merci.
Drift regarda Apirana, puis le bout du couloir.
— Ils sont entrés par où ? demanda-t-il encore.
+Une issue à une vingtaine de mètres de vous sur la gauche.+
Aïe. Drift chercha le regard du Māori.
— Tu te sens capable d’aller jusque-là ?
— J’suis pas encore mort, merde ! gronda l’autre avant de lever
le bras gauche. File-moi un coup de main.
— Pas question. C’est toi qui m’entraînerais à terre.
Il rengaina le pistolet qui lui restait, passa derrière Apirana et
l’aida à se redresser en position assise (non sans lui arracher un
gémissement de douleur). Puis il s’apprêta à le soulever par les
aisselles.
— Prêt ?
Apirana hocha la tête. Drift s’arc-bouta et le releva. Ou plutôt
essaya de le relever.
Il fallut deux autres tentatives, une bordée de sulfureux jurons de
la part du Māori et une nuée de taches noires dans le champ de
vision de Drift, mais le géant finit par se retrouver debout, ce qui,
visiblement, lui demandait un suprême effort. Et encore, il s’appuyait
sur le capitaine qui avait l’impression d’étayer à lui seul un
glissement de terrain d’importance moyenne. Ils avancèrent en
titubant vers un pan de cloison que rien ne différenciait du reste du
couloir sinon un petit clavier qui pouvait commander n’importe quoi,
de la ventilation à l’éclairage. Toutefois, Drift discerna un espace
imperceptible entre deux panneaux muraux : l’ouverture se trouvait
sûrement là.
— Jenna, une idée ?
+Le code d’accès devrait être trois deux cinq zéro neuf, si je ne
me trompe pas.+
Drift entra la combinaison de chiffres et en effet, le panneau
pivota quasi silencieusement vers l’intérieur, révélant un passage –
non pas un couloir uniforme et revêtu de métal, cette fois, mais un
tunnel creusé à même la roche et jalonné de lampes le long duquel
couraient des câbles. Drift et Apirana s’y introduisirent tant bien que
mal en laissant la porte se refermer derrière eux, mais au bout de
quelques pas, le Māori s’affaissa contre la paroi en gémissant.
— Et merde…
Malgré la faiblesse de l’éclairage, on voyait la sueur perler sur
son front ; le souffle lui manquait et il serrait les dents.
— Je suis foutu, vieux. Va buter cet enfoiré de Kelsier, OK ?
Grimaçant de douleur, il détacha de son épaule le canon
incendiaire qui pendait au bout de sa courroie.
— Prends ça et donne-moi ton arme ; je te couvre. Personne ne
passera par ici, sauf ceux de notre camp.
Drift sentit son cœur se serrer. La mort de Micah était encore
présente à son esprit, et Apirana était entré dans sa vie bien avant le
mercenaire hollandais. Malgré ses épouvantables crises de fureur, et
même si, peu de temps auparavant, il avait bien failli l’étrangler,
Apirana Wahawaha était son ami. Outre le chagrin et le sentiment de
culpabilité, il y avait quelque chose d’effrayant à voir une montagne
pareille réduite à l’état de loque humaine. De par sa taille, sa vitalité,
on avait tendance à croire qu’il fallait au moins une catastrophe
naturelle pour l’abattre, mais en fin de compte, il était de chair et d’os
comme tout le monde…
Drift prit le canon et rechargea son pistolet avant de le lui tendre
en y joignant deux magasins.
— On ne ferait pas mieux de te ramener à la navette ? On
pourrait demander à Jenna de contacter les Europiens, ils
viendraient te chercher. Il te faut des soins.
— Y a rien qui puisse me soigner à bord du Jonas, fit Apirana
d’une voix rauque en posant son doigt épais sur la détente du
pistolet. Ni même de la Keiko, d’ailleurs. Va régler son compte à ce
salopard ; ensuite, on verra si les Europiens sont prêts à me réparer
gentiment les boyaux. Vas-y, je te dis, insista-t-il, l’air fâché, en
voyant Drift hésiter. Je gère. Je suis un Māori, merde ! Je ne suis
peut-être plus en état de marcher, mais me battre, ça je peux
encore.
Préférant ne pas répondre, au cas où sa voix le trahirait, Drift se
contenta d’acquiescer sobrement. Il heurta le poing que le géant lui
tendait en signe de complicité, puis se détourna et s’enfonça dans le
tunnel.
À L’AVEUGLETTE
BOUM.
Une sensation liquide et tiède sur son visage. La pression avait-
elle provoqué la rupture d’un petit vaisseau dans la cavité nasale ?
Non.
Minute.
Aaaaaaargh…
Le brusque rétablissement de la circulation sanguine faillit lui
faire perdre connaissance, mais s’il s’étranglait toujours, il ne sentait
plus sur sa gorge le métal froid des doigts artificiels. Bientôt il
retrouva la vue ; d’abord ébloui, il distingua progressivement
l’alignement des lampes au plafond. L’ouïe lui revenait aussi, à
mesure que décroissait le martèlement contre ses tympans. Des
voix confuses et, sur sa gauche, des pas.
Il tourna difficilement la tête, malgré la douleur dans son cou et
sa mâchoire, et son œil gauche s’arrêta sur une silhouette. Il lui
manquait manteau et chapeau, bien sûr, mais le Sarrasin 920 que la
nouvelle venue tenait négligemment à deux mains trahissait
immédiatement son identité.
— Ah bon, tu n’es pas mort, en fin de compte ? fit Tamara
Rourke en s’accroupissant à ses côtés.
Elle avait ôté le casque de son atmo-combi, et quand elle reprit
la parole, Drift sentit son souffle sur son visage.
— Pff… T’es vraiment con, tu sais.
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit, répondit-il.
Ou plutôt voulut-il répondre, car un violent élancement à la
mâchoire l’arrêta après la première syllabe. Il se contenta donc d’un
miaulement de douleur. Il se passa, la main sur la figure et examina
ses doigts : pleins de sang.
— Allez, relève-toi, mauviette, lui lança Rourke sans une once de
pitié.
Drift laissa rouler sa tête sur la gauche et le regretta aussitôt : à
un mètre de lui se trouvaient les restes de celle de Nicolas Kelsier,
attachée à son corps, plus ou moins intact. Il regarda Rourke et lui
demanda par gestes si c’était elle qui l’avait abattu.
Elle confirma d’un hochement de tête.
— Jenna nous a contactés par radio. Elle pensait qu’Apirana et
toi aviez eu les yeux plus grands que le ventre, alors elle m’a
demandé d’intervenir. Elle nous a indiqué la plus proche entrée.
Quand elle nous a ouvert, on est tombés sur vous, Kelsier et toi ; joli
tableau. J’aurais préféré ne pas l’abattre, mais… je ne pouvais tout
de même pas le laisser étrangler le propriétaire du navire de l’agente
Rourke, n’est-ce pas ? fit-elle avec un haussement d’épaules. Mais
au fait, où est Apirana ? s’inquiéta-t-elle tout à coup.
Drift se redressa péniblement en position assise et désigna la
porte par laquelle il était entré puis, toujours par gestes, lui fit
comprendre qu’il fallait emprunter le tunnel de gauche. Enfin, il forma
un pistolet avec ses doigts et montra sa cage thoracique.
— Merde, jura tout bas Rourke avant de lancer à une
Europienne toute proche : Appelez une équipe médicale de toute
urgence et envoyez-la dans ce tunnel. Un de mes hommes est
blessé !
Le tout prononcé avec une telle autorité que la soldate porta
automatiquement la main à son inter. Elle se rappela in extremis
qu’elle était censée consulter d’abord le lieutenant Hamann, mais
celui-ci lui fit signe d’obtempérer. Quelques instants plus tard, un
commando d’une dizaine de personnes sortait du sas avec deux
médecins sur les talons. Restait à espérer qu’ils ne perdraient pas
trop de temps en passant par la chambre à coucher d’Emily.
— Allez, je t’aide à te remettre debout, claironna Rourke en lui
tendant la main.
Elle le remit sur pied, mais dut le rattraper de justesse. Elle en
profita pour lui souffler à l’oreille :
— Tu as pu brancher le machin ?
Il dirigea son regard vers le terminal auquel l’unité de Jenna était
toujours connectée à l’insu de tous. Rourke s’éloigna
nonchalamment – pour autant qu’on puisse rester nonchalant quand
on devait enjamber un cadavre à la tête méconnaissable – et
s’arrêta près du terminal en question en observant les troupes
europiennes, l’air de guetter une menace qui, évidemment, n’existait
pas.
— Lieutenant, annonça bien haut Tamara Rourke, je crois bien
que pour analyser toutes ces données, vous allez devoir appeler vos
experts.
L’unité était à présent dégagée du lecteur, et Drift était sûr d’être
le seul à avoir vu les doigts de son adjointe manipuler brièvement sa
pochette de ceinture. Hamann prit l’air soupçonneux.
— J’aurais cru que la GIA s’intéresserait de près à ces banques
de données.
— Oh, je n’en doute pas, répondit négligemment Rourke, mais
ce n’est pas de mon ressort. Mon commando devait éliminer la
menace que représentait Nicolas Kelsier. Mes supérieurs
apprécieront d’être tenus au courant, mais très franchement, je n’ai
ni les ressources, ni le savoir-faire, ni la patience nécessaires pour
tout passer au peigne fin alors qu’un membre de mon équipe a été
tué sur Hroza Majeure et que je me retrouve avec deux blessés sur
les bras. Si le haut commandement veut tout savoir en détail il n’a
qu’à envoyer une équipe technique récupérer les données.
— Je suis bien d’accord avec vous, fit Hamann en souriant.
L’ancestrale tactique consistant à se défausser sur les gradés
semblait avoir dissipé ses soupçons. Il lança à la cantonade :
— Votre attention s’il vous plaît ! On se contente de parer au
danger immédiat ! La commandante étant occupée à purger les lieux
de toute la racaille pirate, on passe un dernier coup de serpillière en
retournant au hangar pour être sûrs de ne pas en oublier, OK ?
Comme les Europiens se livraient à d’ultimes vérifications,
Rourke attira Drift à elle.
— Tu es sûr que ça a marché ?
Il se borna à hausser les épaules en désignant piteusement sa
mâchoire. Il était quasi certain qu’elle était démise. Juste au moment
où il songeait que la douleur ne pouvait être pire, elle lui apporta un
démenti formel.
— Ne te fais pas trop d’illusions, dit Rourke en s’autorisant un
petit sourire amusé. En fait, je te préfère muet.
Le retour au hangar fut infernal pour Drift : le moindre faux pas
se traduisait par une douleur lancinante. Pour finir, ses
gémissements exaspérèrent Rourke, qui s’arrêta.
— Deux possibilités, lâcha-t-elle. Soit tu attends que les
médecins europiens aient fini de traiter les cas urgents, sachant qu’il
y a un nombre non négligeable de blessures par balles, y compris
celles d’Apirana, et tu la boucles jusqu’à ce qu’ils s’occupent de toi,
soit je te remets le maxillaire en place ici et maintenant.
C’était la première fois de sa vie qu’il disposait de ses seuls
sourcils pour exprimer l’affolement, mais le moment semblait
particulièrement bien choisi pour s’entraîner.
— En plus, j’ai reçu une formation médicale, tu sais, soupira
Rourke en calant son Sarrasin contre la paroi avant de s’assouplir
les doigts. Bon, d’accord, c’était il y a un certain temps. Et
normalement, on administre un antalgique avant ; mais on va en
manquer, vu la situation. Il vaudrait mieux régler le problème sans
attendre. Le plus tôt sera le mieux. Prêt ?
Drift en était encore à chercher comment lui signifier son
désaccord profond sans parler ni secouer la tête quand tout à coup,
elle referma sa main sur sa mâchoire et…
— Aaaaaaaargh !
Un éclair de douleur aveuglant. Mais sa mâchoire fonctionnait de
nouveau – plus ou moins. Il la mit aussitôt à l’épreuve en lâchant
une bordée de jurons blasphématoires.
— Jesús, Maria, madre de Díos !
— Fais gaffe, conseilla Rourke en le voyant se plier en deux de
douleur et se tenir la mâchoire. Si tu ouvres trop grand la bouche ça
peut se redéboîter. Vaudrait mieux éviter, non ?
— Tu te venges parce qu’il y des choses que… que je ne t’ai pas
dites, c’est ça ? gémit-il entre ses dents – presque – serrées.
Elle récupéra son fusil et se remit en marche.
— Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler.
Le hangar était le théâtre d’une intense activité. On l’avait
dépressurisé pour accueillir les deux navettes de la frégate
europienne, puis repressurisé. Désormais, on s’affairait à y faire
embarquer les blessés (moins nombreux que Drift ne l’avait redouté)
et les prisonniers (moins nombreux qu’il n’aurait cru). Il entrevit un
bref éclair blanc : deux soldats faisaient monter Emily à bord d’une
navette. Une fois de plus, il se demanda quelle était son histoire. Les
Europiens en auraient sûrement le cœur net.
— Où est Apirana ? s’enquit-il, tenaillé par l’inquiétude.
— Déjà à bord, promit Rourke. Il a été pris en charge en priorité,
si j’ai bien compris ; les agents de la GIA jouissent d’avantages en
nature, semble-t-il. Tout le monde veut être dans nos petits papiers.
— Dommage que Kelsier ne l’ait pas su, ironisa Drift en baissant
d’un ton. On aurait peut-être pu éviter ce foutoir.
— Regarde autour de toi, Ichabod, déclara Tamara Rourke en
baissant la voix elle aussi, avant d’embrasser d’un geste large les
blessés et les quelques cadavres. Tout ça parce que tu as accepté
une mission sans nous consulter. Tu crois que ça en valait la peine,
franchement ?
Drift contempla la scène, un arrière-goût amer dans la bouche. Il
secoua la tête avec lassitude.
— Non.
— Tu vois bien…
— Je veux dire : non, ce n’est pas à cause de moi, coupa-t-il en
baissant les yeux sur son adjointe. C’est arrivé parce que je vous ai
convaincus que c’était possible, que sept casse-cou à bord d’un
rafiot mangé aux mites pouvaient monter une embrouille bien ficelée
qui ait des chances de réussir.
Pour la première fois de sa vie, Tamara Rourke eut l’air
estomaqué.
— Je ne dis pas qu’on doit faire ça pour s’amuser, s’empressa-t-
il d’ajouter en jetant un coup d’œil alentour, mais avoue : si je t’avais
proposé une arnaque pareille sans que notre vie soit en danger,
qu’aurais-tu dit ?
— Que tu étais complètement cinglé.
— Voilà ! s’exclama Drift, rayonnant – malgré la douleur. Et tu
aurais eu tort !
— OK, ça a marché cette fois-ci, mais ça reste une idée de
cinglé, soupira Rourke. Soyons sérieux, Ichabod. J’ai vu des
hommes et des femmes mourir sous mes yeux, aujourd’hui. Et toi
aussi, d’ailleurs. Ça ne te gêne pas ?
— Mais si, convint Drift. Seulement, ça m’aurait beaucoup plus
gêné si ça m’était arrivé à moi. Ou à toi, à Jenna ou à…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire
— Je sais, mais c’est ce que je veux dire, moi. Écoute. La
guerre, c’est juste des gens qui en envoient d’autres faire à leur
place ce qu’ils ne veulent pas faire, d’accord ? Ces morts et ces
blessés dont tu parles sont des soldats ; on les a lâchés aux
trousses d’un type qui a tenté de leur balancer une bombe atomique.
La seule chose qu’ils ignoraient dans l’affaire, c’est que les pauvres
cons qui se sont fait avoir au départ en acceptant de transporter la
bombe sans le savoir, c’était nous, ce qui ne me dérange pas outre
mesure, et ne me dites pas que ça vous empêche de dormir,
madame l’agente de la GIA…
— Ça va peut-être t’étonner, mais ce n’est pas pour rien que j’en
suis partie, figure-toi. Même moi j’ai fini par avoir mauvaise
conscience. Quoi qu’il en soit… soupira-t-elle, on n’avait pas
tellement le choix. On a relevé un pari stupide et dans l’ensemble,
on ne s’en est pas si mal sortis.
— Exactement, confirma Drift en s’écartant pour laisser passer
un chariot médical autonome. Bon. Si j’ai bien compris, on ne
retourne pas chercher le corps de Micah ?
— Ce sont les autorités hrozanes qui détiennent ses papiers, et
je leur ai dit de l’incinérer. Il est possible qu’ils retrouvent sa famille,
s’il en a. Mais en effet, je crois que ce ne serait pas une bonne idée
de retourner là-bas.
— Ouais, restons quelque temps à l’écart de la zone spatiale
europienne, fit Drift avec un petit rire. Au cas où ils auraient reçu
d’autres messages du ministère de la Défense. On leur laisse le
temps de remettre Apirana d’aplomb, on fait semblant de leur donner
rendez-vous sur Hroza et on se taille ?
— Ça me va, conclut Rourke en activant son inter.
Tous deux étaient arrivés à la hauteur du Jonas, qui avait
décidément piètre allure à côté des deux navettes de l’armée
hrozane.
— Jia, ça te dirait de nous laisser monter à bord ?
+Ça marche.+
La passerelle commença à s’abaisser.
+Jenna vient d’arriver. On ramène des soldats ?+
— Non, répondit Rourke. Curieusement, ils veulent leurs propres
pilotes. Je me demande bien pourquoi.
+Allez tous vous faire foutre.+
ÉPILOGUE
FIN
Remerciements
Je vais commencer par des excuses.
Dans cette peinture de l’avenir, j’ai représenté plusieurs
civilisations et nationalités. Mais le personnage à la fois le plus
saisissant, le plus détaillé, et le plus éloigné de mon expérience
personnelle est sans doute Apirana Whahawaha. Il s’inspire d’un
autre personnage de Māori créé par mon ami Will, que je remercie
de m’avoir autorisé à en reprendre ici certains traits. Mais même en
tenant compte des siècles qui nous séparent des aventures de la
Keiko, je me suis sûrement trompé quelque part sur les appellations
précises, la langue ou les traditions de ce peuple… Je présente
donc mes excuses à tous les Māoris au cas où je les aurais offensés
par mégarde, et j’espère que mes lecteurs fermeront les yeux sur
ces erreurs ou, mieux, les corrigeront (sur Internet).
Voilà qui est fait. Maintenant, je voudrais remercier avant tout
mon agent, Rob Dinsdale, sans qui toute cette histoire aurait été
sinon impossible, du moins hautement improbable. Jusqu’à ce qu’il
m’accepte dans son écurie, je ne savais pas quelle aide inestimable
représente un bon agent. Merci aussi à l’écrivain Luke Scull, prince
héritier du grimdark, qui nous a mis en contact. Luke, avec mes
armes à projectiles et ma bombe atomique, je suis encore très loin
de totaliser autant de morts que toi.
Un énorme merci à Michael (malheureusement disparu depuis),
à Emily, et à tous mes autres interlocuteurs chez Del Rey UK pour
avoir fabuleusement contribué à concrétiser ce projet de livre. Pour
vos retours, vos conseils, l’illustration géniale… tout ! Il est précieux
d’avoir affaire à des gens prêts à s’investir à fond dans les histoires
que j’invente dans mon coin. Merci aussi à Joe, à Navah et à tous
ceux qui, chez Saga Press, ont bien voulu parier sur ce conte de S-F
venu de l’autre côté de l’Atlantique, qui l’ont accueilli avec
enthousiasme et lui ont offert une nouvelle couverture, signée d’un
illustrateur légendaire.
Merci, Ande, de m’avoir aidé en espagnol quand le personnage
de Drift décide qu’une seule langue ne suffit plus. Je suis seul
responsable des éventuels contresens. Merci à Carrie de m’avoir
signalé qu’il était peut-être idiot de baptiser une planète New
Shinjuku (même si j’ai finalement maintenu mon choix). Et merci
Delwyn de m’avoir appris que l’accent māori n’est pas l’accent néo-
zélandais, et de m’avoir fourni des liens utiles. Mythique.
Merci à mes parents de m’avoir élevé dans une maison pleine de
livres, même si mes goûts littéraires les laissaient un peu perplexes.
Merci à Blaise d’avoir toujours été là par mail quand j’avais
besoin de tester mes idées, et d’être mon complice en littérature. De
même, merci à tous ceux qui ont lu et commenté les versions
successives de ce roman.
Merci à toi, lecteur de ces remerciements, d’avoir acheté ce livre.
Enfin, si tu l’as acheté. Si tu ne l’as pas acheté, mais qu’il t’a plu, tu
voudras peut-être acheter le suivant. Tu dois savoir que les
croquettes pour chats et les rongeurs précongelés ne poussent pas
sur les arbres ; j’ai des bouches à nourrir, moi.
Enfin et surtout je remercie ma femme, Janine, qui ne m’a jamais
reproché, ces deux dernières années, de disparaître durablement
dans mon bureau pour inventer des mondes, qui a assuré la
copropriété de nos fabuleux animaux de compagnie, qui m’a
soutenu sans s’imposer et qui, d’une manière générale, est une
femme formidable.
Titre original :
Dark Run
ISBN : 978-2-823-86997-2
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