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MIKE BROOKS

DARK RUN
Traduit de l’anglais
par Hélène Collon
Dédié à Spike le chat,
mon dévoué compagnon d’écriture.
Merci pour les câlins, les ronrons,
merci de n’avoir pas dévoré
le câble secteur de mon ordinateur portable.
Enfin… pas trop souvent.
EN-DESSOUS, HAUT-DESSUS

Randall’s Bar, un kilomètre et demi sous la surface rocailleuse de


Carmella II, accueillant comme un égout en plein air. Au-dessus de
la porte, en guise d’enseigne, pas d’holo, mais un simple néon. La
table de microbillard ? Pleine de bugs. Quant à l’air, aigre et
appauvri, il avait déjà été respiré par trop de poumons.
Une dizaine d’hommes et moitié moins de femmes diversement
pris de boisson, à l’allure inquiétante et émaciée de Sousoliens
surmenés et sous-alimentés, semblaient bien décidés à augmenter
encore leur taux d’alcoolémie. Parmi eux, un homme, qui s’était
sagement abstenu de demander une bière à Randall, prenait son
temps pour absorber le contenu incolore d’un verre sale ; un liquide
qui aurait pu servir de dissolvant si son goût avait été plus subtil.
Ce buveur avait dû fréquenter – de son plein gré – des lieux
moins accueillants dans sa vie, mais là, il avait du mal à s’en
souvenir. Ou peut-être un ou deux…
— M’sieur !
Une petite voix flûtée. Enfantine.
— Hé, m’sieur !
Rien ne prouvait qu’elle s’adressait à lui. Il ne se retourna pas,
préférant rester concentré, tête basse, sur son verre de tord-boyaux.
Mais comme il s’y attendait, il sentit bientôt de petits tiraillements
dans le dos de son pare-balles.
— Hé, m’sieur ! Z’êtes Ichabod Drift ?
Drift contempla en soupirant son reflet dans la glace, derrière le
bar : traits taillés à coups de serpe, cheveux aux épaules teints en
violet vif et retenus sur le front par un bandana noir, teint mordoré
100 % hérité de ses parents (il ne s’était jamais exposé assez
longtemps au rayonnement ultraviolet d’une étoile ou d’une autre
pour acquérir le moindre hâle). Il pivota sur son tabouret de bar et
gratta négligemment sa tempe droite tandis que son œil mécanique
accommodait sur le gosse dans un bourdonnement de lentilles en
mouvement.
Des lunettes de mineur trop grandes rivaient sur lui leurs verres
inexpressifs. Frimousse crasseuse, tignasse blonde en bataille, voix
aiguë, combi informe sans doute léguée par un grand frère ou une
grande sœur… Difficile de deviner si le petit intrus était mâle ou
femelle. Drift hasarda un sourire – le sourire irrésistible qui lui avait
valu tant de conquêtes féminines et épargné tant de galères.
(Combien ? Il n’aurait su le dire. Quand on aimait autant l’argent,
pourtant, on avait intérêt à savoir compter sans craindre les grands
nombres.)
— Sí, soy yo, répondit-il sur un ton affable. Et toi, qui es-tu ? Un
peu jeune pour être GdO, non ?
De toute façon, les Gardiens de l’Ordre n’étaient pas à ses
trousses ; à peu de chose près, en ce moment Ichabod Drift n’était
pas un hors-la-loi. Pas tout à fait. Comme disait jadis Kelsier, il
« éveillait l’intérêt ». De qui, et jusqu’à quel point ? Tout dépendait
des événements récents et de l’alibi qu’il pouvait fournir (ou pas).
— C’est vous le type qui a tué Gideon Xanth ? reprit le ou la
môme.
La clientèle morose du bar fut instantanément tout ouïe. Pendant
dix-huit mois standard, Xanth et sa bande, les Araignées Sauvages
avaient sévi dans trois secteurs de « l’En-Dessous », un fouillis de
tunnels, cavernes et autres anciens puits de mine sans foi ni loi de
Carmella II, une lune ainsi baptisée par les États-Unis d’Amérique du
Nord. Drift lui-même avait déjà entendu trois versions différentes de
la capture des Araignées par lui-même et son bras droit. On
prétendait qu’ils avaient traîné le cadavre jusqu’au bureau des
Gardiens de l’Ordre, dans le Haut-Dessous, pour toucher la
confortable rançon, où la tête couturée (et désormais incomplète) de
Gideon avait été mise à prix.
— Ça s’est passé loin d’ici, répondit-il d’un air dégagé, mais en
se déplaçant imperceptiblement sur son siège de manière à faire
face non seulement à son jeune inquisiteur, mais aussi à la porte,
tout en laissant négligemment pendre sa main à la hauteur du
pistolet qui pendait à sa ceinture, dans son holster. Je m’étonne que
la nouvelle se soit répandue aussi vite. Où as-tu entendu dire ça ?
— Y a des types qui viennent d’arriver, répondit la petite voix
haut perchée. Y demandent si quelqu’un a vu Ichabod Drift, le
Mexicain qu’a tué Gideon Xanth. Ils filent dix dols si on leur dit où il
est.
— Je vois.
Drift sentit naître une légère appréhension au creux de son
estomac. Pourtant, il s’y attendait… Son expression dut le trahir, car
le môme se mit d’un bond hors de portée puis détala vers la porte
comme s’il (ou elle) avait peur qu’on l’empêche d’aller récupérer sa
récompense.
— Hé ! lança Drift en le suivant du regard dans sa fuite. Ils ont dit
comment ils s’appelaient ?
— Juste le grand costaud, répliqua le petit, dont on ne voyait
plus que la tête, mangée par ses grosses lunettes, dépasser de biais
derrière l’encadrement de la porte.
Drift haussa les sourcils et, du geste, l’incita à poursuivre.
— Il a dit qu’il s’appelait… Gideon Xanth.
Sur quoi il disparut, ne laissant derrière lui que la porte battante
du saloon et une atmosphère pleine d’expectatives ; la tension était
telle que Drift en sentait presque le goût sur sa langue. Ou alors
c’était la bile.
— Ben merde alors, fit-il sans s’adresser à personne en
particulier.
Il se laissa glisser de son tabouret et ses bottes atterrirent dans
la poussière. Sous le regard attentif des clients, il ajusta
ostensiblement son gilet, son bandana sur sa tête et ses pistolets
dans leur holster, puis partit à grandes enjambées vers la porte. Le
videur – surnommé Baston, plus tout jeune, mais toujours
imposant – le salua au passage.
— T’es sûr que tu veux y aller, Drifty ?
— Il s’agit d’un simple malentendu, dit-il avec une assurance qu’il
n’éprouvait pas réellement.
Un pli soucieux vint s’ajouter aux rides qui burinaient le front de
Baston. Il contempla l’extérieur du bar.
— Pas si simple, à mon avis.
— Pourquoi ça ? intervint la Fouine à ses côtés.
Maigre et courte sur pattes, la Fouine gardait tout ce que Baston
confisquait à l’entrée – en gros, les calibres supérieurs au pistolet
(car il fallait être débile pour se pointer sans armes dans un rade
carmellan). Il les rendait aux clients à la sortie en se fiant à sa
mémoire infaillible.
— À mon avis, reprit-il, Gideon est pas mort, en fait – y a rien de
bien compliqué là-dedans.
— Ça dépend de quel point de vue on se place, répondit Drift
avant de sortir sur ce qui tenait lieu de place centrale dans le coin.
Une fois « dehors », si on pouvait appeler ça comme ça, les
émanations âcres, chimiques, de la décharge industrielle voisine lui
vrillèrent à nouveau les narines ; en hauteur, dans la roche massive
du biodôme, les projecteurs dispensaient un éclairage stable, fiable.
Dommage ; deux ou trois coins d’ombre où se planquer auraient été
les bienvenus.
Les Araignées Sauvages étaient là. Assis dans l’ambulateur
autonome à six « pattes » spécialement conçu pour lui, avec siège
rembourré et (disait-on) tendu de cuir véritable, trônait Gideon
Xanth. Imposante silhouette.
L’espace d’une seconde, Ichabod Drift eut envie de tourner les
talons ; c’était toujours une possibilité. Mais un cri s’éleva. Il était
repéré.
— Drift ! rugit Xanth, assourdissant dans le registre des basses.
D’une pichenette, la créature lança un objet luisant posé sur son
pouce et le délinquant juvénile se précipita pour ramasser la pièce
de dix dols promise, puis décampa dans une ruelle.
— Holá Gideon, lança Drift à son tour en positionnant ses mains
au-dessus de ses armes. (Ou de deux de ses armes, l’autre étant
nichée au creux de ses reins, en cas de besoin.) T’as l’air en forme,
dis donc.
— Pour un mort, tu veux dire ? fit rageusement le chef de bande.
Les enfants, mettez donc monsieur Drift en joue, si vous voulez bien.
En un éclair, une dizaine d’armes de calibre et de potentiel
mortifère variés se braquèrent sur Drift, ce qui n’améliora ni sa
sérénité ni son taux de sudation.
— Voilà qui est mieux, commenta Xanth en manipulant des
commandes devant lui.
L’ambulateur s’ébranla en ferraillant tandis que les Araignées
encerclaient Drift. Déçu, il constata que leurs mains ne tremblaient
pas du tout.
— Les enfants, monsieur Drift est rapide et bon tireur, nous ne
l’ignorons pas. Donc, s’il s’agite, n’hésitez pas à l’éparpiller avant
qu’il se mette je ne sais quelle idée en tête. Quant à vous, monsieur
Drift…
Le chef de gang le regarda du haut de son siège surélevé, et son
visage couturé s’assombrit.
— Je suis bien tranquillement installé dans un bar de Bas-
Dessous sans rien demander à personne et qu’est-ce que
j’apprends à ma grande surprise ? Que je suis mort, et que c’est
vous le coupable ?
— Mais est-ce bien moi qui ai appuyé sur la détente ? répliqua
Drift en se retenant de jeter des regards de côté.
— Ah, opina Xanth. Je vois. Votre acolyte… Il faut des tripes
pour affirmer devant les Gardiens d’Haut-Dessous que vous m’avez
éliminé sachant que si le mensonge était révélé, vous risquiez la
pendaison. Il en faut même une sacrée paire : vous saviez très bien
que la nouvelle me reviendrait aux oreilles et que je tiendrais à
rétablir la vérité sur mon prétendu décès. Or, je sais bien qu’au fond
de vous-même, vous n’êtes qu’un lèche-bottes et un dégonflé, Drift ;
donc, l’idée venait forcément de votre acolyte.
Soudain, son ton faussement familier, décontracté, étudié pour
atteindre les observateurs planqués dans les encadrements de porte
ou derrière des rideaux entrouverts tout autour de la place, changea
du tout au tout. Il resta l’équivalent oral d’une lame acérée, avec tout
ce que ça peut avoir de cordial.
— Alors, Drift, où elle est cette garce ?
— On ne parle pas comme ça des dames.
Il ne vit pas le coup venir. Il sentit simplement que Xanth
esquissait un geste : une des pattes métalliques de l’ambulateur
arachnoïde se détendit sans crier gare et le projeta deux mètres en
arrière. Il s’étala dans la poussière.
— C’est pas d’une dame que je parle, Drift, gronda Xanth. Les
dames, ça me connaît ; j’en ai eu des tas à ma table et dans mon lit.
J’en ai même aimé une, autrefois. Non, je veux parler de la garce
avec qui tu fais équipe, et qu’est pas plus une dame que moi. Alors,
où est Tamara Rourke ?
Quelques secondes de silence tendu, le temps que Drift retrouve
son souffle et se redresse discrètement, en prenant appui sur un
coude, pour attraper son pistolet. Il fut dispensé de répondre par
l’apparition d’un petit point rouge sur la tempe gauche de Xanth.
— Ici.
Drift risqua un coup d’œil sur sa droite. Sarrasin 920 à l’épaule,
braqué sur Gideon Xanth, Rourke s’avançait d’un pas assuré. Petite
et mince, elle portait une combi vert foncé qui aurait souligné sa
silhouette garçonne si on avait pu la distinguer sous son ample
manteau long aux pans gonflés par le déplacement d’air. Son
chapeau était enfoncé sur sa tête. Elle tourna son visage sombre
vers les Araignées Sauvages et les parcourut de son regard
étincelant. La moitié la mit aussitôt en joue, mais ils n’étaient pas
assez bêtes pour tirer alors qu’elle visait le patron en pleine tête. Sa
réputation de tireuse d’élite n’était plus à faire…
— Rourke, ta loyauté te perdra, grogna Xanth.
Il ne prenait plus la peine de feindre la décontraction, maintenant
qu’il avait une arme braquée sur la tempe ; on ne pouvait lui en tenir
rigueur.
— T’aurais pu te barrer de ce trou perdu pendant qu’on
s’occupait de ce minable, mais non : il a fallu que tu viennes encore
fourrer ton nez dans ses affaires.
— Tu m’aurais poursuivie de toute façon, répliqua Rourke, qui
réussit à hausser les épaules sans dévier d’un iota de sa cible. Mais
on peut en dire autant de toi. Ta mort a été signalée aux autorités.
Tu aurais pu renoncer à terroriser les veuves de guerre et à
extorquer du fric aux marchands pour aller te terrer quelque part
avec le magot. Tu n’aurais pas été le premier.
— En effet, gronda l’autre. J’aurais pu disparaître en me payant
la tête des Gardiens et aller dépenser mon fric ailleurs. Mais il y a
des choses sur lesquelles on ne peut pas fermer les yeux. Et d’une,
vous avez affirmé m’avoir tué, moi.
Une expression de haine meurtrière se figea sur ses traits.
— Et de deux, pour toucher la récompense, il faut produire le
corps, et de ce côté-ci de la surface, il n’y avait qu’un seul homme à
ma mesure. Vous avez tué mon petit Abe et traîné son cadavre chez
ces crétins du Haut-Dessus prêts à gober n’importe quel bobard.
— Je t’avais bien dit qu’on aurait dû raser un ours crevé et lui
mettre un manteau, commenta Drift en coulant un regard en biais à
sa coéquipière.
— Le coût de l’importation aurait bouffé toute la prime, répliqua
Rourke sans s’émouvoir.
— La ferme, toi ! aboya une des Araignées en brandissant son
arme de manière un peu trop théâtrale.
Drift tenta de le comparer aux descriptions connues des sbires
de Xanth mais en vain. Soit c’était une nouvelle recrue, soit
personne ne s’était jamais donné la peine de l’identifier.
— Sinon quoi ? s’enquit Rourke. Qu’un seul d’entre vous éternue
et Gideon ici présent peut dire adieu à son crâne.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? rugit Xanth.
Vous avez tué mon gamin ! Vous pouvez m’buter, mais vous sortirez
pas d’ici vivants !
S’il s’était trouvé du côté de la crosse, Drift aurait balancé une
repartie cinglante. Mémorable, même. De celles qu’on a envie de
répéter tant et si bien que la légende s’installe et que, malgré soi, on
admire son auteur : quel esprit, en si mauvaise posture !
Mais ç’aurait été alerter les Araignées, leur donner une seconde
d’avance ; et Tamara Rourke n’aimait guère mettre sa vie en jeu. Par
conséquent, à l’instant même où les lèvres de Gideon Xanth
formaient cette ultime sentence, le Sarrasin cracha un bref
aboiement, un seul, et la moitié de son crâne explosa, répandant
latéralement une pluie de sang, d’os et de neurones.
Les Araignées Sauvages marquèrent une hésitation cruciale.
C’étaient des bagarreurs, habitués à opérer en bande pour
malmener les patrons de bar, dépouiller les voyageurs ou canarder
de temps en temps les individus genre Drift et Rourke lors de
règlements de comptes, de préférence quand ils avaient l’avantage
du nombre. La notion même de tireuse isolée abattant leur chef leur
était complètement étrangère.
Si bien qu’aucun ne réagit à temps.
Drift en profita pour dégainer ses deux pistolets et se mettre à
défourailler ; il vit deux Araignées tomber sans savoir par qui elles
avaient été touchées, mais roula aussitôt sur lui-même pour se
mettre hors de portée : en s’effondrant sur les commandes, le
cadavre massif de Xanth avait mis en marche sa machine à
stabilisation gyroscopique, qui fonçait droit sur lui. Il ne fut pas le
seul à tirer ; une grêle de projectiles cribla les bâtiments alentour
dans un vacarme assourdissant. Au milieu, les Araignées se
retrouvaient sans protection. Plusieurs se mirent enfin à riposter,
mais ce malencontreux effort s’acheva net : un sifflement
caractéristique annonça le lancement d’un obus. Il explosa dans le
dos d’un des malfrats, instantanément dévoré par les flammes.
Bientôt, les projections gagnèrent la chair et les vêtements de ses
deux voisins. Des éclaboussures de gel volatil atterrirent à quelques
centimètres de Drift, qui détala en maudissant Micah. Le canon
incendiaire n’était pas exactement une arme de précision ; en
revanche, il était d’une efficacité dévastatrice. Le voyou touché par
l’obus tenta de fuir, mais une balle dans la tête issue d’on ne sait où
coupa court à ses hurlements et mit fin à ses souffrances par la
même occasion. Celles des Araignées qui ne se battaient pas les
flancs pour tenter d’éteindre l’incendie s’empressèrent de rendre les
armes, les mains en l’air. Les tirs cessèrent. Drift se remit sur pied,
rengaina ses pistolets et s’épousseta soigneusement. Il surprit le
regard furibond d’une des Araignées.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tout le monde disait que votre équipage vous avait largué ! fit
l’homme d’un ton accusateur, l’air d’un gamin de six ans à qui on dit
que finalement non, il n’y aura pas de gâteau au dessert. Que vous
leur aviez piqué leur part de la prime !
Tout autour d’eux, les gens sortaient des maisons. Micah
braquait toujours la gueule intimidante de son canon sur les
survivants terrorisés. Non loin de là, Apirana tenait un fusil qui, dans
ses grosses pattes, avait l’air d’un jouet, et les Chang brandissaient
des pistolets comme s’ils savaient s’en servir. Enfin apparut la demi-
douzaine de Gardiens de l’Ordre en tenue noire à visière-miroir avec
qui ils avaient mijoté ce coup fourré.
— Voilà ce qui arrive quand on prête foi aux rumeurs, soupira
Drift.
JENNA

Le Velvet Lounge était un poil plus classe chez Randall. Primo,


les bouteilles portaient des marques connues et, à en juger par le
goût, on ne craignait pas trop de rester aveugle une semaine si on
buvait plus de deux verres d’alcool. Deuxio, à la place des planches
nues il y avait des sièges tapissés, s’il vous plaît (cela dit, pour les
trouver de bon goût il fallait beaucoup aimer le velours). Tertio, au
lieu d’être enfoui dans les entrailles labyrinthiques de Carmella II,
l’établissement était en surface, avec vue sur le ciel et les vraies
étoiles en plus des lumières des gratte-atmo qui poussaient tout
autour comme des champignons. Le regard de Jenna McIlroy était
irrésistiblement attiré par leur scintillement et par les feux de position
des cargos ou des vaisseaux de ligne qui, çà et là, traversaient son
champ de vision. Elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger – d’où
venaient-ils ? Quelle était leur mission ? La galaxie étant trop grande
pour que ses hypothèses aient une chance de tomber juste ;
excellent moyen de verser dans la parano…
— Depuis le temps, ils auraient pu rendre l’atmosphère
respirable, quand même, émit Apirana Wahawaha.
Il contemplait sa bière solitaire en grattant les volutes noires du
tā moko sur sa joue. « Big A », comme on le surnommait, était le
coéquipier le plus intimidant de la Keiko, le navire interstellaire à tout
faire qui servait de domicile à Jenna depuis quatre mois standard.
Tout était démesuré, chez lui, de la carrure à la personnalité en
passant par la voix ; avec les tatouages tribaux qui recouvraient la
quasi-totalité de sa peau, il avait l’air d’une créature venue d’ailleurs,
même au fin fond d’une galaxie qui renfermait bien des sources
d’émerveillement. Comme il buvait rarement, et jamais plus d’un
verre, il prenait son temps pour venir à bout de sa bière.
— C’est bien beau de voir les étoiles, mais moi, j’irais bien faire
un tour dehors de temps en temps, si vous voyez ce que je veux
dire.
— Si j’ai bien compris, ils y travaillent encore, répondit Ichabod
Drift.
En contraste avec l’abstinence quasi totale du Māori, le
longiligne capitaine de la Keiko avait déjà éclusé un tiers de sa
bouteille de whisky, et rien ne laissait supposer qu’il s’en tiendrait là.
— Il y a de la végétation là dehors, maintenant, poursuivit-il. En
tout cas ça y ressemble. Le ciel sait combien de temps ça va
prendre avant qu’on puisse respirer, cela dit.
— À mon avis, ils ne doivent pas se donner trop de mal, lança
Micah van Schaken avant de porter à ses lèvres son grand verre de
bière hollandaise.
Il jurait que c’était la meilleure marque de la galaxie, à quoi le
reste de l’équipage répliquait invariablement qu’elle avait un goût de
pisse délayée.
— Une fois qu’ils ont mis les pieds dehors les gens se croient
libres, et ça, pour les gouvernements, c’est la croix et la bannière,
ajouta le mercenaire avec un hochement de tête décidé. Tandis que
si tu les boucles dans des coques en acier à hublots épais comme
ça, en disant que c’est pour assurer leur sécurité, ils finissent par te
dire merci.
— Tu es une perpétuelle source de joie et d’optimisme, tu sais
ça ? constata Drift en souriant de toutes ses dents bien blanches
(sauf celle en argent).
— Tu peux rire, reprit l’autre sans se formaliser, mais moi, j’ai
bien vu ce que ça fait aux gens d’être libres. La plupart du temps, ça
leur est fatal.
Il se tut et plongea son regard dans son verre, apparemment
fasciné par l’ascension des fines bulles. Qu’est-ce qu’il voit là-
dedans ? se demanda Jenna. Des fusées de DCA ? Des
éclaboussures de sang ?
L’expansion de l’humanité à travers la galaxie n’avait pas
instauré l’utopie pacifiste dont rêvaient les idéalistes. Dès qu’ils
quittaient le Système solaire initial, les Terriens cessaient d’obéir aux
lois, ou presque, et les rares planètes, ou lunes de grande taille, à
l’atmosphère respirable sans terraformation extensive revêtaient une
valeur inestimable. Pas étonnant, donc, que des guerres officieuses
aient éclaté entre ceux qui se disputaient la jouissance des
agriplanètes ou des lunes-minerai vivables, et que ces guerres aient
été meurtrières : les parties prenantes dépêchaient des troupes sur
place au prétexte – unilatéral – de « protéger leurs intérêts ». Micah
avait jadis appartenu à l’Unité de défense frontalière de l’Union
commerciale europienne, mais s’était lassé de faire couler le sang
pour enrichir les autres. Il était loin d’être le seul ex-militaire à être
parvenu à cette conclusion, et Jenna ne pouvait leur en vouloir.
— Si tu trouves que la liberté pose des problèmes, tu devrais
essayer la taule, un de ces quatre, commenta Jia Chang non sans
une certaine emphase.
La Confédération de l’Étoile rouge était un des conglomérats
étatiques les plus autoritaires ; Jia et son frère Kuai ne cachaient pas
leur intention de gagner assez d’argent pour emmener leurs parents
loin de Vieille Terre en général et de Chengdu en particulier. La
Keiko n’avait pas visité beaucoup de planètes de l’Étoile rouge, car
Drift parlait très mal le mandarin et guère mieux le russe ; mais de
l’avis général, les transports marchands officiels étaient trop
réglementés pour qu’on puisse s’y insérer en tant qu’indépendant, et
le marché noir intégralement tenu par les chefs de gang.
— Moi, je suis sûre qu’ici, ils vont planter partout, affirma Tamara
Rourke.
Elle indiqua d’un mouvement de menton l’ombre toute proche de
Carmella I, la formidable géante gazeuse dont les baies vitrées
supérieures du bar laissaient voir le croissant bleu vert.
— La quasi-totalité de la surface aurait un ensoleillement
suffisant pour les cultures vivrières, même avec ce cycle orbital ; ils
ne laisseront pas passer cette chance de la terraformer en
agriplanète.
Micah se contenta d’un grognement. Une habitude chez ce
revêche Hollandais, avait constaté Jenna : il donnait son avis, puis
refusait d’entrer dans le débat. D’un autre côté, quand on avait servi
sous les drapeaux, on avait assez peu l’habitude des échanges
constructifs ; chez ces gens-là, le raisonnement était plutôt : « Si ça
bouge encore, c’est qu’on a pas assez canardé. » Mais pour être
honnête, c’était justement son rôle au sein de l’équipage.
— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? interrogea Jenna. Vous
avez un plan ?
C’était elle la plus petite, la plus jeune et la dernière arrivée à
bord, et elle avait une conscience aiguë de son statut, même si les
autres ne le lui faisaient pas trop sentir.
Tout avait commencé dans un bar de Franklin Majeure où elle
cherchait désespérément un moyen de quitter la planète sans avoir
assez d’argent pour payer le passage, loin de là ; cette vaine quête
d’un navire disposé à l’embarquer s’était muée en tentative de
noyade dans l’alcool grâce à la menue monnaie qui lui restait.
Elle ne se rappelait pas très bien les détails, mais apparemment, à
un moment elle avait engagé la conversation avec Tamara Rourke et
l’avait finalement entraînée à l’extérieur pour lui montrer, semblait-il,
que même ivre morte elle savait neutraliser une serrure électronique.
Cette ruse lui avait valu une couchette à bord (et avait manqué
attirer l’attention des flics locaux, mais Drift avait dû considérer ça
comme un péché de jeunesse), et jusqu’ici, elle leur donnait accès à
des données normalement interdites, affectait instantanément à la
Keiko une nouvelle signature radio quand il fallait s’infiltrer incognito,
et avait enfin réparé le bug de l’holo qui tremblotait comme un
épileptique transi si on n’appuyait pas d’un côté du tableau de bord.
En revanche, elle était nulle en armes à feu, et c’était pour cela
qu’on l’avait laissée à bord du Jonas, leur navette orbite-planète,
durant la dernière escapade de l’équipage.
— Le plan, lui répondit Drift en profitant d’une pause pour faire
aller et venir sa goulée de whisky dans sa bouche avec toutes les
apparences d’un plaisir authentique, c’est de retourner chez les JP
demain, voir s’il y a d’autres juteuses à rafler.
— On ne pourra pas employer deux fois la même ruse, l’avertit
Rourke.
Elle avait ôté son chapeau, révélant une épaisse chevelure noire
coupée court, sans la moindre trace de gris. Nul ne savait au juste
quel âge elle avait, pas même Drift, qui faisait équipe avec elle
depuis presque huit ans. Jenna la soupçonnait d’avoir largement
dépassé la quarantaine, comme le capitaine lui-même, mais son
visage pouvait être celui d’une femme de vingt ans ou de soixante,
selon la vie qu’elle avait menée – surtout si elle avait eu recours au
Boost pour ralentir le vieillissement. Comme elle avait aussi les traits
fins, mais pas très féminins, une dégaine de garçon et une voix
étonnamment grave, en cas de besoin elle pouvait passer pour un
homme. D’ailleurs, Jenna n’avait jamais abordé le sujet, mais se
rappelait vaguement malgré les vapeurs de l’alcool et avec une
inquiétude non feinte, lui avoir fait du rentre-dedans le soir du
premier contact.
— Ne sois donc pas si négative, la réprimanda Drift en agitant
l’index avec un claquement de langue réprobateur. Pense à tout le
fric qu’on pourrait se faire ici ! Il n’y a qu’à voir ce qu’on a empoché
aujourd’hui. Un, commença-t-il en comptant sur ses doigts : réparer
le blindage gravito du générateur Heim. Deux : refaire les boucliers
thermiques du Jonas. Et il en restera assez pour boire des coups.
Tout ça en une journée de boulot !
— … où on aurait pu se faire tuer tous les deux, acheva
sèchement Rourke.
Jenna n’avait pas encore appris à repérer les nuances infimes
permettant de savoir si Rourke était cent pour cent sérieuse ou cent
pour cent pince-sans-rire. Le plus souvent, la jeune fille optait pour la
solution la moins risquée ; cette fois-ci encore, elle retint la première
hypothèse. Apirana prétendait avoir vu Rourke rire une fois, mais
Jenna avait un peu de mal à y croire.
— Mais non, ça ne risquait rien, l’assura Drift en levant son verre
avant de lui décocher un de ses fameux sourires éblouissants.
Dans le duo qu’ils formaient, il était le bateleur, l’aboyeur de foire,
et Rourke le quartier-maître. Quand on comprenait qu’il fallait aussi
surveiller la personne terne et menue qui se tenait un pas en arrière,
il était trop tard : on avait eu le temps de se faire escroquer, bluffer…
bref, de subir toutes sortes de désagréments.
— Allez, à la santé des Gardiens, même si on a fait le boulot à
leur place !
— Moi, je trouve qu’on n’a plus de raisons de traîner dans le
coin, intervint Apirana. Régler deux-trois bricoles, éliminer Xanth,
c’est une chose. Mais maintenant qu’on est connus, y a plus grand
monde qui va nous voir d’un bon œil. Xanth, on n’a pas eu de mal à
le trouver. Mais maintenant, les têtes mises à prix, même pour moins
cher, ça sera une autre paire de manches. Ceux qui savent quelque
chose vont la boucler et on sera pas mieux lotis que les Gardiens.
Moins bien, même, parce que eux, ils ont l’autorité ; nous, on a que
nos flingues.
— Ce qui peut être efficace, quand même, fit remarquer Micah.
— Seulement si on se met du mauvais côté de la loi, contra
Apirana avec acidité.
Micah se borna à hausser les épaules et reporta son attention
sur sa bière ; pour lui, la violence était un langage universel.
— Moi, ça me plaît bien d’être du bon côté de la loi, dit Kuai en
manipulant le dragon-talisman qui pendait à son cou.
Il aurait pu ajouter « pour une fois », mais ce n’était pas la peine.
Face aux différentes législations mises en place par les
gouvernements aux quatre coins de la galaxie, Drift et Rourke ne
pratiquaient pas vraiment la stricte obédience ; ils prenaient plutôt ce
qui leur convenait.
— Pas étonnant, vu les risques incroyables que tu prends dans
ta salle des machines, railla Jia. Moi, par contre, renchérit-elle en se
tapotant la poitrine du bout de l’index, j’évalue les ombres-radar,
j’esquive les patrouilles, je colle aux cônes de poussée des navires
de fret pour masquer notre sillage radio, je risque de nous faire tous
griller dans les remous, je calcule les sauts d’un système solaire à
l’autre…
— Ouais, mais si tu te plantes, moi aussi je peux me faire arrêter,
ou tuer, fit observer son frère.
— Oh, arrête un peu de pleurnicher.
— Je disais ça comme ça. Je préfère quand on risque moins de
se faire tuer ou jeter en prison. Je trouve ça assez peu…
— Cállate, soupira Drift.
Les jumeaux Chang s’exécutèrent et le silence retomba. Le
capitaine se versa encore deux doigts de whisky, huma le breuvage,
en savoura une gorgée, puis reposa son verre.
— Demain matin je retournerai chez les Gardiens voir s’il y a une
affaire faisable et digne de notre attention. Si oui, on « fait régner la
loi et l’ordre » et on se fait payer en conséquence. Si non… On verra
à ce moment-là, conclut-il avec un haussement d’épaules.
UN CITOYEN RESPECTUEUX DE LA LOI

Il existait sur les mondes miniers – ou anciennement miniers –


que Drift avait visités une indéniable « stratification » sociale, c’était
le mot. Les membres du gouvernement, les très riches, les riches et
les gens qui avaient des relations vivaient en surface ; même quand
celle-ci ne possédait pas encore d’atmosphère respirable, à l’instar
de Carmella II, c’était là que s’étalaient, dans une accumulation
d’opulence et de pouvoir, les luxueuses résidences, gratte-atmo et
autres bâtiments officiels à façade néo-gothique hermétiquement
scellés, reliés entre eux par un entrelacs de passerelles aériennes.
Au sol allaient et venaient d’un sas à l’autre des véhicules lourds ou
légers, également hermétiques, dont les chenilles et les pneus
projetaient des nuages de poussière et de terre dans… le dioxyde
de carbone, l’azote ou allez savoir quoi – bref, le mélange
composant l’atmosphère de la planète ; Drift en ignorait tout et ne
s’en souciait pas vraiment. S’il essayait de le respirer, il suffoquerait
aussitôt, c’était tout ce qu’il avait besoin de savoir.
Dans les Sousols, en revanche, la population était pauvre. Une
fois les filons épuisés, la compagnie minière tirait bénéfice des puits
désaffectés en les découvrant, les élargissant et les vendant à un
promoteur qui y installait des logements préfabriqués sommaires.
Sur les mondes du type Carmella II, dont la croûte avait été
exploitée en long, en large et en profondeur, on y trouvait un
inextricable réseau de passages et de salles et tout un tas de gens
pour y habiter. Et ce malgré leur potentiel claustrophobique et une
absolue dépendance envers l’électricité, non pour le superflu, mais
pour la survie pure et simple ; le scandale des aérofissures survenu
une cinquantaine d’années plus tôt était peut-être tombé dans l’oubli,
mais si les scellements atmo lâchaient, si les pompes tombaient en
panne, c’était tout le puits qui risquait l’asphyxie.
— Comment peut-on choisir d’aller vivre là-dessous ? s’enquit
Jenna en indiquant une des plateformes élévatrices menant au
Sousol en tripotant distraitement le lourd bracelet métallique qui ne
quittait jamais son bras droit.
Ils se trouvaient dans le hall d’accès brillamment éclairé, un
vaste bâtiment plein d’échos de la taille d’un hangar d’avion. Ils
regardaient les gens aller et venir en tous sens, aussi bien des
mineurs que des Gardiens de l’Ordre, des personnels de nettoyage
et toutes sortes d’individus à la nature et la fonction moins évidentes.
— Pour la plupart des gens, ce n’est pas vraiment un choix,
répliqua Drift.
Il avait une légère gueule de bois, mais le triomphe de la veille le
retenait de s’apitoyer sur son sort. Ça et la prime rondelette qu’ils
avaient empochée : Gideon Xanth à lui seul valait cinquante mille
dollars ÉUAN, encore qu’ils aient dû en rétrocéder une partie aux
Gardiens de l’Ordre pour leur collaboration. Le rugissement d’un
poids lourd qui se dirigeait vers une plateforme mobile réservée aux
véhicules lui arracha tout de même une grimace : il avait l’impression
que le vacarme se réverbérait dans sa boîte crânienne.
— La mine, ça paie pas si bien que ça, expliqua-t-il. Si on veut
économiser pour se barrer de ce caillou, on a intérêt à limiter les
dépenses. Et ça ne coûte pas cher de vivre là-bas en bas, tu peux
me croire.
— Ce n’est pas très folichon non plus, j’imagine, marmonna
Jenna.
Drift s’autorisa un sourire. La jeune fille n’était pas très loquace
sur son passé, mais il avait la quasi-certitude qu’elle venait soit de
Franklin Majeure, où il l’avait trouvée, soit de sa planète-sœur,
Franklin Mineure. L’une comme l’autre avaient été faciles à
terraformer et à rendre habitables en surface ; leur population
appartenait donc principalement à la bourgeoisie, voire à la grande
bourgeoise, avec bien sûr les métiers de service dont ces gens-là
avaient tant besoin. Il y avait des chances pour que Jenna soit issue
d’un milieu aisé, et il ne put s’empêcher de se demander si ses
compétences techniques étaient dues à un diplôme de haut niveau
ou à la révolte adolescente.
— Et encore, tu n’as pas vu le fond, reprit-il. Il y a encore moins
de lumière et l’air est encore pire. C’est là qu’on trouve les
communautés de l’ombre.
— Les quoi ? lâcha-t-elle en lui coulant un regard en biais.
Drift sourit. Il adorait lui faire découvrir la galaxie et s’amusait
qu’elle en connaisse si mal certains aspects ; manifestement, sur les
planètes cossues des États-Unis d’Amérique du Nord, les holos
d’actu ne s’attardaient pas sur ses zones insalubres.
— Mais si, tu sais bien : les gens qui vivotent en fouillant dans
les crassiers ou en récupérant les bribes de minerai négligées par
les compagnies minières. Eh oui, s’échauffa-t-il, les pouces glissés
dans son ceinturon, dans ces coins-là, on ne donne pas son nom, on
ne demande pas aux autres gens de raconter leur histoire, et
parfois, on n’est pas sûr de se réveiller le lendemain, selon l’endroit
qu’on a choisi pour dormir. C’est là que se planquent les pires
criminels, tu sais. Mais si on a la chance de se réveiller le matin, on
peut toujours décider de changer. De devenir quelqu’un de
complètement différent. Sur ce plan, ajouta-t-il en la regardant de
biais lui aussi, ça n’est pas très différent de la Keiko.
— Pourquoi ? Vous croyez qu’on a un de ces « pires criminels »
à bord, capitaine ? demanda Jenna en feignant l’effarement.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, sourit Drift. Quoique… si
par « pire » on entend « pas doué », Micah peut correspondre à la
définition. Non, dit-il avec un soupir d’aise, en fait, on peut toujours
changer d’identité, et on trouve toujours des gens disposés à fermer
les yeux.
Il attendit une réaction, mais Jenna se contenta de hocher
sobrement la tête sans mordre à l’hameçon, c’est-à-dire sans livrer
le secret de ses origines. Drift fut un peu déçu. À bord de la Keiko, la
règle était de ne pas poser de questions (une règle non écrite : de
toute façon, personne ne l’aurait lue) ; mais il avait quand même sa
petite idée sur son équipage ou du moins la plupart de ses
membres. Rourke demeurait une énigme alors qu’elle était la plus
ancienne, et au bout d’un an et quelques de collaboration, tous deux
avaient arraché la jeune Jia, alors à peine adolescente, à sa prison
de Shanghai, sur Vieille Terre, en payant sa caution. Jia avait dérobé
une navette juste pour aller faire un tour, forfait qui avait achevé de
les convaincre : quand on était douée à ce point, on ne devait pas
croupir dans une geôle. Certes, ils avaient pour cela endossé une
fausse identité, mais c’était un détail ; accessoire également le délit
de fuite qui dès le lendemain, s’était ajouté à son acte
d’accusation… En plus, ils avaient embauché son frère comme
mécanicien de bord.
Apirana aussi avait fait de la prison ; c’était un ex-chef de gang
qui cherchait à se réformer. Drift s’en voulait parfois de l’avoir
engagé comme homme de main sur son rafiot à la réputation
douteuse, mais le colosse māori lui en avait toujours été
reconnaissant ; il en concluait donc que ce n’était pas grave. Micah,
lui, était arrivé récemment : dix-huit mois standard. Il n’avait pas
beaucoup parlé de son passé dans l’UDF, mais Drift aurait parié qu’il
était recherché comme déserteur. Enfin, Jenna demeurait elle aussi
une énigme. Qu’est-ce qui avait pu pousser une gosse de riches d’à
peine vingt ans à se saouler à mort et à quitter son nid douillet à
atmosphère respirable pour s’enrôler avec pareille équipe de
vauriens ?
Drift aurait pu la séduire, comme ça, par habitude, histoire de la
faire parler ; mais à sa grande surprise, et bien qu’elle soit jolie, il
s’était rendu compte, au fil des deux derniers mois, qu’il n’était pas
attiré par elle. Encore plus étonnant, elle n’était pas attirée par lui.
Alors il s’était mis à jouer les guides touristiques mâtinés de prof,
avec en plus un sentiment… protecteur.
L’âge qui venait, peut-être…
— Bon, conclut-il, voyant que la jeune fille n’allait pas lui confier
la raison de sa présence parmi eux. Il va falloir que j’y aille. Ne laisse
pas Kuai dépenser toute la cagnotte en pièces détachées, tu
m’entends ? Pas de dépenses inutiles, rien que l’essentiel.
— À l’en croire, tout est essentiel dans ce qu’il veut, commenta
Jenna en levant les yeux au ciel. Mais ne vous en faites pas, s’il me
prend de haut je lui casserai la figure, voilà tout.
— C’est bien, ma fille, plaisanta Drift.
Il résista à l’envie de lui ébouriffer les cheveux comme à une
petite gamine, et lui donna une tape sur l’épaule.
— Je serai de retour à bord du Jonas dans une heure. On s’y
retrouve ?
— Amusez-vous bien.
Jenna sourit et alla rejoindre le mécanicien, qui l’attendait en
cachant mal son impatience. Drift s’en moquait ; Micah était agressif
et Jia prétentieuse, mais le trait de caractère le plus pénible au sein
de l’équipage restait la tendance, chez Kuai, aux asticotages
manipulateurs. Mais c’était le prix à payer pour ses compétences.
Supportable…
Drift inspira profondément dans l’espoir de chasser les dernières
brumes de la gueule de bois, et ce fut tout ragaillardi qu’il se dirigea
vers la plus proche plateforme mobile.
Il n’était peut-être pas riche, mais il avait des ressources ; et ça
allait l’aider à s’enrichir. Certes, il s’y efforçait depuis vingt ans sans
grand succès, mais pour le moment il ne trouvait pas ça inquiétant.
Le rectangle métallique composé de plaques usées entama en
douceur sa descente dans le puits de mine ; c’était beaucoup plus
court que d’emprunter le dédale de tunnels creusés par les mineurs
au gré des filons dans les entrailles du sol. Des portes coulissantes
se fermèrent avec fluidité, mais mille petites lumières serties dans
les cloisons éclairaient Drift et les autres passagers. Il y avait deux
Gardiens, dont le fusil en bandoulière était facilement accessible tout
en leur laissant une main libre pour dégainer leur choqueur ; peut-
être allaient-ils prendre leur service à l’étage au-dessous. Une petite
femme en burqa qui tapotait à toute allure du bout du pouce sur la
télécommande de son infolentille gauche, fronçait de temps en
temps les sourcils (qui apparaissaient alors sous le bord du voile) en
maugréant tout bas. Un petit groupe d’adolescents en vêtements
voyants dont les logos clignotants éclipsaient l’éclairage de la
cabine ; les images et slogans des marques défilaient sur leurs
épaules grâce à la microtrame disposée sous la surface
transparente du matériau. Une demi-douzaine de mineurs partaient
pour un lointain tunnel où des machines continuaient à mâcher la
roche en rugissant. Enfin, trois types à l’air patibulaire, entourés
d’une aura que même les ados semblaient identifier et respecter,
surveillaient les Gardiens de l’Ordre sans en avoir l’air.
Les yeux rivés au sol, Drift tendait l’oreille. La plateforme elle-
même se déplaçant sans bruit, il cherchait à surprendre un éventuel
toussotement, murmure ou bruissement indiquant que les trois
inconnus avaient reconnu en lui l’assassin de Gideon Xanth. De
même qu’ils s’appliquaient à ne pas regarder les Gardiens, à aucun
moment Drift ne tourna les yeux vers eux. Heureusement, ils se
donnaient tant de mal pour avoir l’air innocent qu’ils ne lui prêtèrent
pas attention.
La plateforme parvint au terme de sa glissade silencieuse et fit
halte à l’étage Haut-Dessous. Les portes sécurisées se dérobèrent,
révélant les parois du puits. Tous les passagers débarquèrent, sauf
les mineurs et le trio que Drift avait vite catalogués comme
dangereux ; leurs ombres s’allongèrent dans le demi-jour,
découpées par les lampes de la cabine, dans leur dos. Il huma l’air
et fit la grimace. « En haut » il était un peu âcre à cause des
purificateurs, mais sentait quand même meilleur qu’ici. Drift inspira à
pleins poumons, histoire de s’y réhabituer, puis emboîta le pas aux
Gardiens de l’Ordre.
L’Haut-Dessous était relativement rupin, selon les critères locaux
et malgré sa situation souterraine, mais de ce côté-ci de Carmella
c’était quand même le dernier niveau où stationnaient les Gardiens ;
aux étages intérieurs, les patrouilles se faisaient plus rares et leur
temps de réaction ne se mesurait plus en minutes, mais en jours.
Les poches d’ombre y restaient tout de même moins fréquentes que
les zones illuminées ; on trouvait dans les magasins des produits
raisonnablement frais importés de systèmes solaires à agriplanètes,
et les gens du coin n’accordaient aux Gardiens qu’un coup d’œil
indifférent au lieu de les foudroyer du regard ou de détaler comme
des cafards sur un carrelage de salle de bains quand on allume la
lumière.
Les deux représentants de la loi bifurquèrent dans une voie
secondaire et, au moment où Drift les imitait, franchirent une porte
réfléchissante qui évoquait la visière de leur uniforme en plus grand.
(Drift n’avait jamais réussi à savoir si c’était voulu, mais dans un cas
comme dans l’autre, ça lui rappelait le train fantôme qu’il avait pris
étant petit et où on commençait par entrer dans une bouche de
squelette.) Il ralentit l’allure le temps que les battants s’immobilisent :
Ichabod Drift n’avançait pas sur les talons des Gardiens de l’Ordre
comme un petit chien, s’il vous plaît ; Ichabod Drift ne dépendait de
personne et voulait qu’on le voie entrer quand il l’aurait décidé. Il
s’en approcha avec assurance et poussa le battant droit sans ralentir
l’allure.
Enfin, c’était ce qu’il avait prévu de faire. Mais cela se passa un
peu autrement : la porte résista plus que dans son souvenir et il dut
ralentir pour ne pas la prendre en pleine figure. Bon, l’honneur était
sauf : il ne trébucha pas, ne s’étala pas de tout son long, ne
confondit pas pousser et tirer. L’un dans l’autre, il ne s’en sortait pas
si mal.
— Alors, capitaine, lança l’inspectrice Morley en guise de salut,
derrière son comptoir. Vous nous amenez encore un danger public ?
Cette légère moquerie était toutefois prononcée sur un ton
bienveillant que renforçait un petit sourire. Les Gardiens avaient été
plutôt impressionnés par la coopération de l’équipage, et les
questions financières s’étaient réglées sans que le comptable ait
l’amère impression de rétribuer un délinquant pour l’élimination d’un
autre délinquant.
— J’ai quand même droit à une petite pause, j’espère ? répliqua-
t-il en feignant la contrition.
Il lui sortit son plus beau sourire. Après tout, elle était jolie malgré
la cicatrice sur sa tempe gauche et parfois, certaines Gardiennes
avaient un besoin quasi pathologique de s’envoyer en l’air pour
relâcher un peu la pression. Quel meilleur candidat pour ce genre de
passe-temps qu’un capitaine de nef qui, avant la fin de la semaine,
serait parti dans un autre système ? Pas d’attaches, aucune chance
que ça se sache, et encore moins que son passé criminel soit révélé
au grand jour, ce qui aurait un peu compliqué les choses pour les
prétendantes d’origine terrienne. Tant qu’il restait capable de repérer
celles qui cherchaient juste une partie de jambes en l’air, et non une
aventure sentimentale, pas de raison de se priver. Il y avait pour
ainsi dire différentes manières de fricoter avec la justice…
— On fera une exception dans votre cas. Alors, qu’est-ce qui
vous amène, aujourd’hui, si vous n’en avez pas après notre pécule ?
Pour une fois, il retint une flatterie de bas étage ; surtout, ne pas
gâcher les excellentes relations de travail qu’il entretenait
actuellement avec les Gardiens de l’Ordre. Il se contenta donc de
s’accouder négligemment au comptoir de la réception et de déclarer
tout bas, en affectant un ton de conspirateur :
— Pour être tout à fait franc, c’est lui qui m’intéresse, justement.
Je voudrais voir les autres offres de prime, histoire de savoir qui je
pourrais encore vous amener.
— D’accord, voyons ce qu’on peut faire pour vous…
Morley sourit à nouveau. Elle tapota le plexiglas de son box
(deux centimètres et demi d’épaisseur) pour lui enjoindre d’insérer
son infopad dans l’emplacement prévu à cet effet et, quand ce fut
fait, laissa courir le bout de ses doigts sur l’interface-bureau devant
elle. Un léger ping signala que le transfert de données était achevé
et Drift récupéra son pad. Il pouvait désormais passer en revue les
options qui s’offraient à lui.
— Qu’est-ce qu’il y a de juteux là-dedans ? s’enquit le chasseur
de primes en examinant le profil des criminels recherchés.
Défaut de présentation après libération sur caution, attaque à
main armée, extorsion… Drift le savait, il avait déjà touché le gros lot
– Xanth ; mais tout ça, c’était vraiment du menu fretin ; le jeu n’en
valait pas la chandelle. En revanche, il y en avait une sacrée
quantité. La raison en était que la propulsion Alcubierre permettait le
voyage supraluminique par déformation de l’espace-temps, mais
n’accélérait pas les signaux radio : l’information se déplaçait à la
même vitesse que les individus. Résultat : quand on devenait
indésirable dans un système donné, on pouvait facilement le quitter
sans trouver de comité d’accueil en arrivant à destination ; la police
en était donc réduite à pourchasser les délinquants avec un temps
de retard. Drift lui-même en avait profité plus d’une fois, d’ailleurs.
— Êtes-vous croyant, capitaine ?
Il la regarda un moment sans répondre. Son sourire avait disparu
et elle l’observait attentivement. Il se réfugia dans la franchise.
— Seulement quand je me crois à l’article de la mort. Quel
rapport ?
— Une petite question comme ça… répondit-elle en se tapotant
la tempe droite, juste au coin de l’œil. Dans ce cas, vous pourriez
envisager le cas de Javier Morita.
Intrigué, Drift pianota ce nom et cilla (du côté de son œil naturel,
en tout cas) : son infopad lui projetait un holo au lieu d’une image
bidimensionnelle comme pour les autres profils consultés. Les fiches
détaillées étaient réservées aux individus célèbres sur qui on
possédait d’amples renseignements. Outre une liste de délits (il
s’agissait généralement de confier à d’autres le soin de commettre
des crimes à sa place), Morita avait dû être victime d’un accident
majeur, car une proportion non négligeable de sa personne avait été
remplacée par des prothèses mécaniques. Ou alors…
— Un bioméca, fit-il tout bas.
Puis il découvrit le texte joint et laissa échapper une exclamation
de surprise.
— Euh… Un Logicator bioméca ?
Morley conserva une expression plutôt neutre, avec un soupçon
d’embarras.
— Les prêtres aussi peuvent exhorter les gens à se révolter
contre l’État ou incendier l’église d’une autre congrégation. Même
quand ils ont pour Dieu une entité métallique à lumières
clignotantes.
— Ils ne disent pas que Dieu est une machine, rectifia
distraitement Drift, mais que l’humanité doit tendre à le devenir.
En général, les gens n’avaient pas très envie de prosthétiser une
partie de leur anatomie, sauf en cas de nécessité absolue.
Cependant pour certains – qui, au contraire, arboraient fièrement
leurs « perfectionnements », comme ils disaient –, c’était un signe
extérieur de statut social, ou une démarche comparable à l’ajout de
tatouages ou de piercings. Quelques décennies plus tôt, le
Mouvement pour l’accès universel avait fait son apparition. Au
départ, c’était une campagne visant à procurer des prothèses à la
fois fiables et bon marché aux handicapés ou accidentés
désargentés. Mais peu à peu le MAU s’était mis à prôner le
remplacement du corps organique par la cybernétique. Pour eux, il
était comme intrinsèquement défectueux. Cette mouvance, quoique
laïque, avait vite été baptisée « secte des Synthètes ».
Drift comprit soudain la question de Morley et son geste sur sa
tempe.
— Ah, vous voulez parler de mon œil ? Non, je ne fais pas partie
de la secte ; il a été touché par un rayon C à la porte de
Tannhäuser1.
Elle l’écoutait poliment, mais n’avait pas l’air de comprendre.
— Ah ! là, là ! plus personne ne connaît les classiques, soupira-t-
il, un peu gêné, avant de s’en tirer par un sourire : Merci pour la liste
des têtes mises à prix, inspectrice Morley ; vous aurez peut-être la
chance de me voir bientôt repasser votre porte en compagnie de
certaines d’entre elles.
— Ma porte vous sera toujours ouverte, capitaine, lança-t-elle.
Il surprit dans son regard une lueur qu’il crut reconnaître ; pas
besoin d’être un mineur carmellan pour flairer anguille sous roche…
Une fois dehors, occupé qu’il était à consulter les fiches et,
simultanément, à envisager un batifolage furtif (avec un peu de
chance, l’inspectrice apporterait ses menottes), il ne vit pas tout de
suite qu’il avait de la compagnie. Il fallut qu’« on » se racle la gorge
pour attirer son attention. D’une pichenette, il ferma son infopad et
tourna la tête. Ce faisant, il sentit qu’il était également suivi par une
personne – non, deux. Elles étaient assez baraquées pour empiéter
sur son champ de vision.
— Capitaine Drift ?
Il se retrouva nez à nez avec la passagère de la plateforme
mobile. Elle avait toujours son infolentille à l’œil mais l’affichage
transparent, trop petit, était indéchiffrable – et inversé, bien sûr. Cet
œil, comme l’autre, le scrutait intensément.
— Oui ?
Quel crétin ! Tu peux pas faire gaffe à ce qui se passe autour de
toi au lieu de penser à t’envoyer en l’air ?
— Seriez-vous disposé à vous joindre à nous, mon employeur et
moi, le temps de prendre un verre ? s’enquit-elle.
Un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Des deux volumineux
humains positionnés derrière lui émanaient des reflets métalliques
révélateurs. Des Prosthètes ou des porte-flingues « perfectionnés ».
Quoi qu’il en soit, vu les fiches qu’on venait de lui confier, ça ne
présageait rien de bon. Il pouvait toujours abattre la femme,
évidemment, mais ça impliquait de lâcher l’infopad pour attraper le
pistolet et les deux hommes de main étaient trop près ; il se ferait
trouer la peau avant même d’avoir pu se retourner. Il soupira.
— Si je peux vous demander une petite précision… S’agit-il
vraiment d’une « invitation » ?
Il ne vit pas bouger les lèvres de la femme, à cause de la burqa,
mais eut la nette impression qu’elles se pinçaient sous le coup de
l’irritation.
— On vous dit raisonnablement intelligent, capitaine. Alors, à
votre avis ?

1. Allusion à la tirade du personnage de Roy Batty, joué par Rutger Hauer, à


la fin du film Blade Runner (1982), adapté du roman de Philip K. Dick « Les
androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » (NdT).
UNE VIEILLE CONNAISSANCE

À en croire les lettres sommairement gravées au-dessus de la


porte, le bar s’appelait Le Trou. On y entrait par… un trou dans une
des parois rocheuses qui serpentaient entre les rues de Haut-
Dessous ; puis il fallait descendre un escalier raide et mal éclairé.
L’inconnue ouvrait la marche, suivie d’un de ses sbires ; puis venait
Drift et enfin le second sbire, qui veillait à ce qu’il ne leur fausse pas
compagnie. Tout bien considéré, il ne s’était pas senti aussi
efficacement pris au piège depuis fort longtemps.
Le nom du bar était vraiment bien choisi. C’était de toute
évidence une ancienne salle de douches communes pour mineurs
de fond ; il en avait l’allure inhospitalière, impersonnelle, et on y
aurait cherché en vain la moindre ambition de propreté. Les
pommeaux en rangées avaient été remplacés par des bouteilles
d’alcool fort sans doute à l’origine de l’odeur qui prit Drift à la gorge.
Quant à l’ameublement, il se composait de tables d’opération volées
dans quelque établissement médical, plus ou moins attachées les
unes aux autres. Par terre, du carrelage qui avait dû être blanc, à
présent noirci par la fumée et un certain nombre de taches
suspectes.
Bref, le genre d’endroit que Drift se faisait un devoir d’éviter, sauf
accompagné d’Apirana.
Personne ne leva les yeux à leur arrivée. Sachant qu’ils avaient
à leur tête une femme en tenue musulmane traditionnelle, alors qu’il
suffisait de respirer pour s’imprégner d’alcool, il en déduisit que la
clientèle était rompue à l’art d’ignorer tout ce qui pouvait la
surprendre ou la déranger. Le barman leur jeta bien un coup d’œil,
mais dès qu’il aperçut la petite femme en burqa, son expression
devint d’une vacuité étudiée. Elle se dirigea tout droit vers le fond de
la salle, où s’alignait une série de box, isolés au moyen d’un tissu
trop grand pour être un torchon sans mériter pour autant le nom de
rideau. Elle en tira un et se faufila derrière sans vérifier que Drift
suivait. Il suivait. Un peu à cause des deux costauds semi-
métalliques, mais aussi parce qu’on ne l’avait pas encore désarmé,
ce qui ne lui avait pas échappé.
En conséquence de quoi il fut légèrement déçu de trouver une
arme braquée entre ses yeux dès qu’il passa de l’autre côté du
« rideau ». Suivit une seconde d’hésitation. La femme retira
calmement ses deux pistolets de leur holster. Il décida de faire
bonne figure, comme s’il s’y attendait. L’arme était un astrofusil, un
engin qui, par afflux massif d’électromagnétisme, propulsait des
disques affûtés capables de découper chair et os. Les astros avaient
l’avantage d’être pratiquement silencieux, à part un bourdonnement
pulsatile quand on appuyait sur la détente. C’était donc l’arme
préférée des assassins et autres individus préférant opérer en toute
discrétion.
Cet astro-là était tenu avec une grande fermeté par des doigts
bruns ; laissant courir son regard le long du bras, Drift découvrit un
visage masculin sans signe particulier : un type d’une petite trentaine
d’années, cheveux noirs, anneau d’or à l’oreille gauche. Deux petites
cicatrices accrochaient la lumière au coin d’un de ses yeux, et dans
une moindre mesure en travers de la mâchoire, mais rien qui le
singularise dans une foule, ni sur cette planète ni sur les autres.
— Un jour, je me suis juré de descendre toute personne qui
braquerait une arme sur moi, lâcha-t-il sur un ton affable.
L’inconnu resta de marbre. Drift sentit qu’on soulevait
brutalement son gilet : une main retira le troisième pistolet glissé au
creux de ses reins. Son moral chuta.
— Là-dessus, j’ai perdu le compte des gens qui avaient tenté le
coup, alors j’ai décidé de ne tuer que ceux dont je me souvenais.
Avait-il affaire à un rapide ? Tenir quelqu’un en joue à bout
portant avait des avantages et des inconvénients : la cible pouvait se
déporter et vous sauter dessus sans vous laisser le temps d’ajuster
le tir et de presser la détente. Drift regarda l’homme dans les yeux et
déglutit avec peine. C’était en effet le genre à réagir vite.
— Ichabod, arrêtez de faire le malin, grésilla une voix derrière le
tireur. Marcus, il est désarmé, maintenant. N’hésitez pas à le faire
asseoir. Évidemment, s’il lui prend l’idée saugrenue de m’attaquer, je
vous autorise à le brutaliser jusqu’à ce qu’il se ravise.
Drift réfléchit à toute vitesse. Cette voix ne lui était pas
inconnue… En même temps, il vit le tueur plisser les yeux.
Manifestement, quelque chose lui avait déplu dans le ton de ces
instructions.
— Je ne « brutalise » pas les gens, répliqua le dénommé Marcus
d’une voix étonnamment grave, marquée par un accent que Drift
n’arrivait pas à situer. Les gens, je les tue. Vous le savez très bien.
— Eh bien ce sera une corde de plus à votre arc, s’irrita l’autre.
À ce moment-là la lumière se fit dans l’esprit de Drift. Le tireur
s’écarta et, d’un mouvement fluide, prit place dans un fauteuil ; mais
Drift savait déjà qui il allait découvrir derrière.
Il avait vieilli, bien sûr. Dix ans avaient passé ; de nouvelles rides
étaient apparues sur son visage blême, et les anciennes s’étaient
creusées. Ses cheveux étaient plus rares, avec plus de gris que de
blond, mais retombaient toujours en désordre sur son col, bleu
marine et toujours aussi amidonné. Il y avait d’autres nouveautés,
dont une main mécanique, peut-être à cause de l’arthrite ; un
modèle coûteux, avec des doigts en chrome et en cuivre et des
servos bien souples. Pas le bas de gamme pour fauchés ; du
bioéquivalent choisi par un type qui, tant qu’à se faire remplacer une
main par une machine, n’avait pas négligé l’esthétique.
La voix, elle, n’avait presque pas changé : même voile trahissant
le fumeur clandestin, mais invétéré, même accent traînant, sec
comme un arroyo dans le désert, même ton autoritaire empreint
d’une légère lassitude. Un certain relâchement autour des yeux,
mais mêmes prunelles bleu glace, plus clair que les cieux de Vieille
Terre, et même regard fixe. Drift se sentit tout nu, et pas seulement
parce qu’on lui avait pris ses armes.
— Asseyez-vous, Ichabod, reprit l’autre pour la forme, en
montrant un siège de sa main mécanique. Mes excuses pour la mise
en scène et le côté rocambolesque de cet entretien, mais j’ai
toujours été du genre prudent ; par ailleurs je suis pressé. Il fallait
que je vous parle ici, tout de suite, et sans risque de vous faire
paniquer et tirer tous azimuts devant mon apparition inattendue.
Drift ne bougea pas d’un iota. L’homme haussa un sourcil clair.
— Seriez-vous atteint de paralysie soudaine ? Ou devenu
sourd ? Asseyez-vous ; je ne veux pas être obligé de lever la tête
pour vous regarder.
Drift obtempéra, lentement.
— Salut, Kelsier.
L’autre esquissa l’ombre d’un sourire.
— Je crois me rappeler qu’au temps de notre précédente
collaboration, je devais constamment vous rappeler de m’appeler
monsieur Kelsier, et non pas Nicolas. Vous étiez plus jeune, peut-
être plus prétentieux. Quoique… Mais certainement plus bête.
Il leva sa tasse et l’arôme caractéristique du thé parvint aux
narines de Drift. Du thé. Dans un bar miteux des sous-sols de
Carmella II, assis sur un banc au rembourrage comptant moins de
tissu que de trous, Nicolas Kelsier buvait du thé. Finalement, ça ne
l’étonnait même pas.
— Enfin… Au moins, vous ne m’appelez plus par mon prénom,
c’est déjà ça, même si la distinction honorifique semble vous avoir
échappé. Mais peu importe.
— Qu’est-ce que…
Il y avait au moins dix façons de compléter la question. Drift se
décida pour :
— … vous faites dans un endroit pareil ?
— J’y suis parce que vous y êtes, mon cher, répondit Keisler
avant de goûter à son breuvage.
Tasse et sous-tasse en porcelaine s’entrechoquèrent avec un
léger tintement.
— Figurez-vous que j’ai besoin de vos services. Encore.
Drift frémit intérieurement. Il redoutait cela depuis qu’il avait
compris à qui il avait affaire, mais il s’était raccroché à la très faible
possibilité que… que quoi ? Que le vieux veuille juste tailler une
bavette au nom du bon vieux temps ? Allons donc. Se mentir à soi-
même est le pire de tous les défauts, lui avait un jour dit le vieux : Si
vous êtes capable de vous leurrer vous-même, les autres n’auront
aucun mal non plus.
— Je ne travaille plus dans cette branche, répliqua-t-il, fier de sa
voix assurée.
Marcus se raidit. Décidément, ce type était à cran ; il devait avoir
la gâchette facile. Les associés de Kelsier avaient l’air encore plus
dangereux qu’avant.
— C’est ce qu’on m’a dit, en effet, fit l’autre avec un petit sourire
en coin. Difficile de trouver du travail quand on est mort, n’est-ce
pas ? Et pourtant vous êtes là ! Beaucoup moins mort qu’on a pu le
dire… et l’espérer.
Il but une nouvelle gorgée de thé, reposa sa tasse et, voyant
l’expression butée de Drift, eut un geste dédaigneux.
— Allons mon vieux, détendez-vous un peu, n’ayez pas l’air
aussi constipé. Moi aussi j’ai changé de branche.
— Ah oui ?
Lui qui se targuait de rester impassible dans les situations les
plus tendues ne put cacher son étonnement. Mais son soulagement
fut vite contré par un doute soudain.
— Vous ne suivez donc pas l’actualité ? ironisa Kelsier. Bah ! À
quoi bon ? La galaxie est grande, après tout ; le départ d’un vieil
homme politique europien ne doit pas occuper beaucoup de temps
d’antenne. Même quand il est attribué à la « corruption ».
Il souligna ce dernier mot en dessinant des guillemets dans l’air.
Synchronisation parfaite entre les doigts de métal bruni d’un côté et,
de l’autre, ceux de chair et d’os aux articulations enflées.
— La « corruption » ? répéta Drift en imitant son geste.
Le sourire de Kelsier prit des allures carnassières.
— Il fallait bien trouver une raison à mon évaporation subite…
Il toussa, fronça les sourcils et but un peu de thé.
— Bref, enchaîna-t-il, je suis vraiment pressé. Je vous
demanderais bien ce que vous devenez depuis tout ce temps, mais,
nous le savons tous les deux, ce serait par pure politesse ; les
affaires sont les affaires, et si vous avez encore deux sous de
jugeote, vous devinerez que je le sais déjà… puisque je vous ai
retrouvé.
Il fit face à Drift et le transperça de son regard bleu glacé.
— J’ai besoin d’un contrebandier, lâcha-t-il.
— … Tiens donc.
— Pour être précis, poursuivit l’autre, voyant que Drift s’en tenait
là, je veux que vous transportiez discrètement quelque chose pour
mon compte.
— Pourquoi moi ?
— Parce qu’on dit partout dans le milieu que vous êtes très fort
dans ce domaine, fit Kelsier, qui retrouva – très brièvement – le
sourire en voyant l’expression de Drift. Je vous l’ai dit : j’ai changé
de secteur d’activité. J’ai toutes sortes de contacts un peu partout. Et
ces gens vous jugent fiable, dans la mesure où on peut se fier à un
voleur doublé d’un trafiquant, d’un marchand, d’un chasseur de
primes et Dieu sait quoi d’autre. Personnellement, je me demande
combien de casquettes vous pouvez coiffer, mais bon – c’est votre
tête à vous, donc votre problème. Bref, je veux qu’un certain
chargement soit livré à une certaine adresse à Amsterdam, Vieille
Terre, à une date et une heure précises.
— Et vous ne faites pas confiance aux services postaux constata
innocemment Drift.
— Il faudra éviter tous les contrôles douaniers, poursuivit Kelsier
comme si de rien n’était, et quand je dis tous, c’est tous. Le paquet
doit arriver à bon port le jour dit, à l’heure dite, et entre-temps,
personne ne doit poser les yeux dessus à part votre équipage.
Allons, allons, ne me regardez pas comme ça, Ichabod ; oui,
j’introduis clandestinement un objet en Europie. Je ne suis plus
ministre, et si j’ai à ma disposition certains moyens non dénués
d’intérêt, je n’ai plus accès aux mêmes ressources. Si je pouvais
confier la chose à la valise diplomatique, je ne m’en priverais pas ;
malheureusement je dois désormais procéder d’une manière un peu
moins raffinée. Il va vous falloir…
— Vous ne trouvez pas que vous allez un peu vite en besogne,
Nicolas ? l’interrompit Drift.
L’expression qui se peignit sur les traits de Kelsier valait presque
l’indignité de se faire kidnapper en pleine rue et désarmer sous la
menace d’un astro. Il fit la moue.
— C’est-à-dire ?
— Vous dites vouloir louer mes services, reprit tranquillement
Drift. En fait, vous avez même dit que vous aviez besoin de moi.
— Vous m’avez donné satisfaction par le passé, jusqu’à ce que
ce regrettable incident dans le Système de Ngwena vous décide à
vous ranger, fit Kelsier de sa voix rauque. Et d’après mes sources,
votre vaisseau et son équipage sont en état d’exécuter cette
mission. Alors où est le problème ?
— Le problème, c’est que je n’ai pas donné mon accord,
rétorqua Drift en surveillant « Marcus » du coin de l’œil. Accepter
une mission et se laisser réduire en esclavage, ce n’est pas tout à
fait la même chose, vous savez.
Kelsier posa sa tasse et joignit le bout des doigts (les vrais et les
faux), avant de regarder Drift par-dessus. Celui-ci s’obligea à
soutenir son regard.
— Je ne l’ignore pas, répliqua Kelsier d’un ton brusquement
hostile où ne demeurait plus trace d’humour à froid. Merci de ne pas
me faire la leçon à moi. Cette mission, vous voudrez l’accepter,
Ichabod. Et j’ai mille arguments pour vous convaincre. Et d’un, au
cas où vous auriez oublié, je vous rappelle la présence de notre ami
Marcus, à qui je pourrais très bien ordonner de vous abattre. Vous
seriez mort avant de toucher le sol. Même assis sur un tabouret.
Les lèvres de Marcus tressaillirent. Drift le dévisagea une demi-
seconde, puis reporta son attention sur Kelsier. Il ne fallait jamais
regarder l’arme, mais l’homme qui la tenait.
— De plus doués que lui s’y sont essayés. Ils ont échoué.
— Plus doués ? Ça m’étonnerait, commenta sèchement Kelsier.
Il regarda Drift une seconde, puis soupira.
— Très bien. Marcus ?
L’intéressé ne bougea pas d’un poil, mais à la place de son
visage apparut tout à coup un flamboiement de couleur, une image
de tête de mort déformée, dessinée au néon criard et enragé par un
esprit torturé et dominée par une bouche oblique et ricanante,
démente, pleine de crocs émoussés. Cette vision dura une demi-
seconde, mais suffit à provoquer chez Drift une brusque accélération
du rythme cardiaque. C’était un électat, un tatouage sous-cutané à
neuro-activation utilisé par les gangs en signe de reconnaissance, et
par les États comme preuve d’identité ; certaines personnes s’en
servaient aussi pour agrémenter leur anatomie quand le motif choisi
ne pouvait être exhibé en toutes circonstances. Mais cet électat bien
précis était célèbre. Tristement célèbre.
— « L’Homme qui rit », fit-il tout bas.
Marcus Hall, dit l’Homme qui rit, eut un bref hochement de tête.
Ichabod Drift avait donc devant lui le tueur à gages le plus connu de
la galaxie, un homme recherché par tous les consortiums étatiques,
et dont la tête était également mise à prix par plusieurs corporations.
Malgré tous les contrats sur sa tête, Hall était vivant et libre comme
l’air. La raison ? Si vous saviez où et qui était l’Homme qui rit, alors il
en savait tout autant sur vous. Et ça, c’était un risque que nul n’était
prêt à courir. De plus, Drift avait dans l’idée que malgré les
récompenses promises, aucun gouvernement n’avait réellement
envie de supprimer le roi des assassins… au cas où ils auraient
besoin de lui un jour. Impressionné, il se retourna vers Kelsier.
— S’il me descend, je ne pourrai pas exécuter votre mission,
remarqua-t-il.
— Si vous êtes de toute façon décidé à la refuser, qu’est-ce que
j’ai à y perdre ? Éliminons donc cette hypothèse. Je ne prétendrai
pas vous aimer comme un fils, Ichabod ; mais par le passé, vous
avez pu être un sous-traitant digne de confiance, bien qu’un peu…
disons… horripilant ; je me suis attaché à vous. Je préférerais ne
pas vous abandonner gisant au milieu d’une mare de sang – votre
sang – dans un bouge à gnôle sur une lune carmellane, fût-ce pour
avoir le dernier mot. Aussi je propose que nous abordions
maintenant des questions plus plaisantes – par exemple, votre dette
à mon égard.
— Vous essayez de me culpabiliser, moi ? fit Drift en lui jetant un
regard circonspect.
— Loin de là, soupira Kelsier. Mais il ne me paraît pas déplacé
de vous rappeler que sans mon intervention, on vous aurait jeté en
prison, et que selon toute probabilité, vous y croupiriez encore à ce
jour.
— Quel altruisme de votre part, grogna Drift.
— Vous tenez vraiment à ce que nous nous perdions en vaines
querelles sur mes motivations ? Vous avez fait la bêtise d’organiser
une mutinerie sauvage puis d’atterrir bien tranquillement, sans
même prendre la peine d’effacer vos traces…
— Ça ne s’est pas passé comme ça et vous le savez très bien,
jeta Drift.
— Au contraire, je ne connais pas d’autre version des faits, mais
peu importe. Vous n’avez pu apporter aucune preuve à votre
décharge et la justice vous a jugé coupable. Je vous ai fait une offre
qui vous permettait de conserver votre liberté et de continuer à
naviguer ; en plus, vous restiez capitaine du navire arraisonné au
terme de ladite mutinerie. Et cette offre, vous l’avez acceptée.
— Comme si j’avais eu le…
— Vous l’avez acceptée, trancha Kelsier en se laissant aller
contre le dossier de son siège. De fait, je n’aurais jamais cru vous
trouver ailleurs qu’à bord de ce vaisseau, vu comme vous sembliez y
tenir. L’abandonner comme ça… vous avez dû en mourir de chagrin.
Enfin, pas au sens propre, évidemment, concéda-t-il en agitant
paresseux sa main mécanique.
Drift serra les dents devant son sourire pervers. Ce type était au
courant de tout, et il se permettait de plaisanter !
— Mais je vois bien que je ne vous convaincrai pas avec des
arguments de ce type, admit Kelsier. Vous avez votre fierté, et on ne
vous fait pas si facilement courber l’échine ; quant à moi, il y a
longtemps que j’ai quitté l’arène politique : je ne sais plus me
montrer souriant et convaincant quand je raconte des salades. Donc,
qu’est-ce qui nous reste ? reprit-il en frottant distraitement une petite
tache sur le dos de sa main métallique. L’argent, non ? Je vous l’ai
dit, cette mission répond à des critères très précis et le créneau de
livraison est étroit. Il faudra un savoir-faire considérable pour rallier
le Système Premier en prenant le temps de contourner les points de
contrôle, mais sans se faire remarquer parce qu’on traîne un peu
trop. Il faut que ce soit du genre expéditif… ce qui, me suis-je laissé
dire, est votre spécialité.
— Si c’est une allusion insultante à mes capacités…
— Ce n’est une allusion à rien du tout, à moins que vous ne
l’interprétiez de travers, coupa Kelsier. Ne soyez pas si susceptible ;
votre virilité a moins d’importance que vous le pensez. Vous et votre
équipage excellez dans le convoyage rapide dit « à temporalité
critique », et où la… discrétion, disons, est primordiale. Exact ?
— Exact, confirma Drift malgré lui.
— Dans ce cas, vous êtes l’homme de la situation ; et je n’aurai
pas le temps d’en trouver un autre. Je vais donc vous faciliter la
tâche et recourir sans détour à l’appât du gain, particulièrement
développé chez vous. Cent mille dols ÉUAN d’avance, de ma poche,
séance tenante. Vous allez avoir des frais : le carburant,
d’éventuelles réparations, peut-être quelques pots-de-vin.
Je connais la chanson.
Calé contre son dossier, il observa l’effet de sa tirade sur Drift,
puis se pencha à nouveau vers l’avant.
— Et cent mille autres, europiens cette fois, à la livraison.
Drift se concentra, mais les chiffres dansaient dans sa tête.
— Et votre pourcentage à vous se montera à… ?
— Rien du tout, l’interrompit Kelsier en secouant la tête. Il ne
s’agit pas de livrer un produit de contrebande et de me rapporter le
prix de vente. C’est moi qui vous paie pour livrer. Les deux cent mille
sont pour vous.
— Mouais, opina Drift en dévisageant attentivement le vieux. Où
est le hic ?
— Vous convoyez quelque chose de sensible sur le plan
diplomatique, dans une fenêtre temporelle étroite et vers la planète
la plus réglementée de la galaxie. Il me semble que ça n’a rien de
bien mystérieux. L’avance est un gage de sérieux, le solde me
garantit que votre équipage ne va pas disparaître avec l’avance et la
marchandise.
— Mon équipage ? répéta Drift. Donc moi, vous me faites
confiance ?
— Pourquoi, j’ai tort ? fit innocemment Kelsier. Alors, qu’en dites-
vous, Ichabod ? Un contrat de plus, en souvenir du bon vieux
temps ? Quelque chose me dit que vous avez bien besoin de ces
deux cent mille, fût-ce en deux monnaies différentes.
Drift se livra à un rapide calcul mental. Sur l’avance, la bonne foi
de Kelsier serait facile à vérifier, et comme la prime de Xanth avait
servi à parer au plus pressé, cet argent pouvait servir de protection
au cas où ils se feraient doubler à l’arrivée. Question contrebande,
l’équipage était effectivement au point ; ils l’avaient échappé belle
deux ou trois fois, mais avaient tout de même importé ou exporté
des marchandises dans des systèmes solaires ou sur des planètes
considérés comme intouchables par les autres spécialistes du genre
car trop surveillés par les autorités locales. Oui, décidément, c’était
dans leurs cordes. Les Chang pourraient même appeler leurs
parents depuis le même système solaire qu’eux, pour une fois ; ils
allaient être contents.
Et il fallait tenir compte de l’Homme qui rit. L’idée qu’on loue les
services du tueur à gages le plus craint de la galaxie rien que pour le
menacer le mettait légèrement mal à l’aise… ce qui était sans doute
l’effet recherché. Il ignorait ce que trafiquait Kelsier maintenant, mais
ses ressources devaient être considérables, donc il avait les moyens
d’estimer que sa patience avait des limites. Certes, il prétendait avoir
« renoncé » à l’idée de le faire exécuter séance tenante par
l’Homme qui rit, mais Drift préférait ne pas trop y croire. S’il faisait
mine de refuser cette mission, il ne donnait pas cher de sa propre
peau.
Ultime argument, Kelsier avait toujours été réglo avec lui. Dur,
inflexible, OK. Mais il posait clairement ses conditions et tenait
parole. Le sens de l’honneur était encore plus rare chez les
politiciens que les brigands, donc rare tout court, mais malgré son
passé, aussi louche que son gagne-pain actuel, le vieux l’avait
toujours eu. En même temps…
— Excusez-moi, énonça-t-il prudemment, en surveillant
l’électatoué, mais je ne pense pas pouvoir vous rendre ce service.
Keisler resta impassible.
— Ichabod, je vous préviens : n’essayez pas de faire monter les
enchères.
— Non, ce n’est pas ça. Je ne suis pas intéressé, voilà tout.
Merci d’avoir pensé à moi, mais ce n’est pas un boulot pour moi.
Pour nous. Mon équipage et moi, on ne se mêle pas de politique,
dans la mesure du possible. Or, je vois que plus que jamais, vous
baignez dedans jusqu’au cou. Je peux vous conseiller d’autres
capitaines, mais pour nous, je ne crois pas que ce soit une bonne
idée.
— Et prendre une balle dans la tête, c’est une bonne idée ?
s’enquit Kelsier sans s’émouvoir.
— Pas spécialement, non, concéda Drift, la peur au ventre. Mais
ça peut être moins douloureux à long terme.
Il lorgna sur l’Homme qui rit. Saisir la tasse de Kelsier et la lui
balancer dans les yeux ? Ça lui donnerait le temps de décamper…
Mais quid des deux cybergangsters ? Et la femme en burqa pouvait
retourner contre lui un des pistolets qu’elle lui avait confisqués.
— Vous savez, déclara Kelsier comme si de rien n’était, quand
j’ai appris que vous étiez toujours vivant je me suis demandé
comment diable vous aviez pu filer en douce, ce jour-là, alors que
votre équipage s’était fait entièrement massacrer par la Fédération
des États africains. Et à l’époque déjà, j’ai trouvé ce carnage bizarre.
Quelques membres auraient dû être capturés et traduits en justice,
ne serait-ce que pour interrogatoire, ou pour faire un exemple, ce
genre de chose.
Drift soutint son regard en refoulant sa colère naissante.
— À moins, bien sûr, que la FÉA ne les ait trouvés morts en
abordant, et que toute la suite n’ait été qu’une vaste campagne de
com’ de la part des Africains. J’imagine que, ne vous connaissant
pas de vue, ils vous ont compté parmi les cadavres. Qui a bien pu
tuer autant de gens en n’épargnant qu’un seul homme, je me
demande ? fit-il en haussant un sourcil. Ichabod, vous vous êtes
donné beaucoup de mal pour refaire votre vie. Vous vous êtes
constitué un nouvel équipage, auquel vous semblez très attaché. À
votre avis, comment réagiraient vos petits camarades si je rendais
publique votre précédente identité ? Sans parler de la FÉA qui, elle
aussi, serait sûrement intéressée. Qui aurait votre peau en premier ?
Vos coéquipiers, qui auraient vite fait de vous poignarder dans le
dos, ou un commando africain expédié à vos trousses pour vous…
expédier ad patres, justement ? Cette fois-ci, vous ne trouveriez
peut-être pas de porte de sortie.
Drift le foudroya du regard ; la rage impuissante qui bouillonnait
au creux de son estomac le disputait à la lame glacée de la terreur. Il
jugea plus prudent de se taire.
— Voici donc ce que je vous propose, enchaîna Kelsier. Vous
exécutez cette mission, et dans les temps, s’il vous plaît. Vous
recevez pour cela une somme honorable et on n’en parle plus. Ni de
l’homme que vous avez été. Refusez et tout votre petit monde
s’écroule. Même chose si vous échouez ou dépassez les délais,
sauf qu’en plus, grâce à Marcus, votre fin serait tout sauf paisible. Je
vous repose donc la question, dit-il avec un sourire affable. Quelle
est votre réponse, Ichabod ? Un contrat de plus en souvenir du bon
vieux temps, oui ou non ?
Drift inspira profondément. Il mourait d’envie de lui enfoncer le
visage à coups de poing. Ce qui n’était pas une si mauvaise idée.
Ses sbires l’abattraient sur place, mais il valait mieux mourir de la
main d’un assassin patenté, que perdre sa liberté chèrement
acquise, non ?
Non.
— OK, mais c’est la dernière fois, fit-il entre ses dents serrées.
Je veux votre parole que ça ne se reproduira pas, fumier.
— Je vous en fais le serment solennel, répondit Kelsier en
souriant avec aisance. Que cette mission soit ou non couronnée de
succès, je ne ferai plus jamais appel à vous.
Drift ne décela aucune trace de duplicité dans cette déclaration ;
pourtant, par la force des choses, il était devenu un expert en la
matière ces dix dernières années. Évidemment, Kelsier aussi, à
force de tremper dans des magouilles de politicard. Mais son instinct
lui disait que cette fois, le vieux disait vrai.
— Comment se présente la cargaison ?
— Quatre petits caissons standard dont le contenu est top
secret, répondit aussitôt Kelsier. Réfrénez votre curiosité, Ichabod.
Avant de vous remettre la seconde moitié de la somme, mes
correspondants à Amsterdam vérifieront qu’on n’a pas cherché à les
ouvrir. S’ils n’en ont pas la certitude, vous vous attirerez leurs
foudres, et ce de manière définitive, si vous voyez ce que je veux
dire.
— Je vais avoir du mal à convaincre mon équipe de transporter
une cargaison mystère pour le compte d’un parfait inconnu.
— Votre équipe ? pouffa Kelsier, qui semblait sincèrement
amusé. Excusez-moi, mais vous êtes capitaine de vaisseau ou
maître d’hôtel ? Est-ce vous qui avez le dernier mot à bord, oui ou
non ?
Il remua sa main mécanique comme pour écarter ce sujet.
— Qu’importe, c’est votre problème, pas le mien. Vous n’aurez
qu’à leur raconter une histoire, leur donner des directives erronées,
que sais-je. Puisque vous voulez les tenir à l’écart de la politique, ne
posez pas de questions au-delà du strict nécessaire. Faites votre
boulot, un point c’est tout.
Drift avait un mauvais pressentiment qui ne cessait de
s’amplifier, mais en même temps, des rouages se mettaient en
branle dans sa tête – il évaluait les possibilités, se remémorait les
propos tenus. Parfois, le seul moyen de s’en sortir était d’aller de
l’avant. Toutefois, il lui restait une question à poser.
— Quels sont les délais ?
— Trois semaines terriennes. Le 21 juin à 13 heures, heure
locale, pour être précis.
Drift consulta son chronome. Chaque système tendait à adopter
le référentiel temporel de sa principale planète habitée, mais à
l’échelon galactique, tout le monde utilisait les unités terriennes. Il
grimaça intérieurement. C’était limite, mais faisable ; sa dernière
objection tombait. La décision lui revenait entièrement. Refuser,
risquer que son équipage lui tourne le dos en apprenant son passé,
troquer sa précieuse liberté contre une existence entière à fuir la
FÉA ? Finir piteusement dans la crasse d’un rade carmellan de
troisième zone avec un astrodisque dans une vertèbre ou dans le
crâne courtesy of l’Homme qui rit ? Ou accepter ce boulot avec tous
les risques qu’il comportait ?
Une seule option lui laissait un espoir. Il serra les dents et
regarda le vieux dans les yeux.
— Bon, elle est où votre cargaison ?
LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES

— Une traversée fantôme ? Vers Vieille Terre ?


Dubitative, Jia Chang se frotta le menton du bout de l’index ; les
minuscules implants en caoutchouc incrustés dans ses gants de
navigation émirent un murmure. Drift fit la sourde oreille et sourit
avec une insouciante feinte. Les membres d’équipage étaient réunis
dans le carré du Jonas, seul endroit assez vaste, à part la cale, pour
les contenir tous sans trop d’inconfort et, de plus, équipé de sièges.
Jenna, Jia, Kuai et Micah avaient pris place autour d’une table aux
allures de plan de travail, Apirana était affalé dans l’imposant siège
qu’il s’était acheté, dans un angle de la pièce, et Rourke s’était
positionnée, sans doute par habitude, dos au mur près de la porte.
Quant à Drift, appuyé contre le comptoir servant à préparer les
repas, il essayait tant bien que mal de faire bonne figure.
— Ça se résume plus ou moins à ça, acquiesça-t-il avant de
lancer à la pilote chinoise : Tu serais partante ?
— Si je bosse pour toi au lieu de toucher une paye de chef
d’escadron dans les Astrobataillons rouges, c’est uniquement parce
que en entrant dans l’armée, j’aurais brisé le cœur de ma mère.
— Et aussi parce que tu ne supportes pas l’autorité, plaça son
frère sans lever les yeux de ses ongles, qu’il curait avec un petit
tournevis. Tu te traînes des états de service pourris depuis que tu
t’es fait choper à raser une tour de contrôle sur la Lune le lendemain
du jour où tu as obtenu ton…
— Kuai ! coupa-t-elle d’un ton menaçant.
Il haussa les épaules, mais garda les yeux baissés.
— Juste pour dire que si tu n’étais pas une incorrigible tête
brûlée, à l’heure qu’il est on bosserait pour une compagnie de
navigation respectable au lieu de fuir la douane.
— Bon, ça suffit ! aboya Drift.
D’une main, il repoussa dans son siège la jeune femme qui,
furieuse, se levait d’un bond, tout en arrêtant Kuai du geste. Les
Chang étaient des bosseurs qui, dans l’ensemble, n’avaient guère
d’exigences, mais quand ils se chamaillaient, Drift avait toujours
envie d’en prendre un pour taper sur l’autre. Et depuis son face-à-
face avec Kelsier il était carrément à cran.
— Je ne suis pas d’humeur à supporter les histoires de famille ni
les rivalités entre frère et sœur…
— Moi, rivaliser avec un vulgaire mécano ? jeta Jia, sarcastique.
— Me cago en la puta. La mission ! Dis-moi si tu en es capable
ou non, c’est tout ! s’énerva-t-il.
Le silence se fit dans la salle à manger. Le capitaine sentit peser
sur lui le regard de Tamara Rourke et tâcha de contenir l’inquiétude
qu’il venait de trahir par ses excès de langage.
— Une traversée fantôme, c’est ça, reprit-il d’un ton plus
maîtrisé. On va se poser sur Vieille Terre sans se faire voir ni des
patrouilles douanières ni des contrôles de sécurité.
— Et le retour ? s’enquit Jia, dont l’air boudeur contredisait le ton
posé, peut-être parce qu’elle se donnait un mal fou pour ignorer son
frère. Faudra la jouer fantôme aussi, sinon on va nous demander
pourquoi on ne figure pas dans les plans de vol déposés à l’arrivée.
— Je peux sûrement piquer l’identité d’un navire dans la base de
données centrale et m’en servir dans toutes les communications,
intervint Jenna. Du moment qu’il ne redécolle pas sous notre nez ça
devrait être faisable.
— « Sûrement » ? Ça « devrait » ? répéta Jia, contrariée. Je ne
trouve pas ça très encourageant, moi. Une traversée fantôme, c’est
jouable, mais pas évident. Je ne dis pas que c’est impossible, même
sur Vieille Terre, mais ça se prépare. Si on risque un truc compliqué
genre usurpation d’identité, qu’on se plante et qu’on doit se tirer vite
fait, le Système Premier n’est pas l’endroit rêvé.
— Tu as déjà hacké une base aussi grosse ? demanda Drift à
Jenna, sceptique.
La petite était brillante, pas de doute, mais peu expérimentée, et
il ne l’avait pas encore vue à l’œuvre dans des circonstances
vraiment corsées. Si elle perdait pied au mauvais moment, toute
l’affaire pouvait vite tourner mal. Et c’est hors de question…
— Non, mais plus la base est grosse, plus elle a de trous, se
borna à répondre Jenna. Avec autant d’autorisations d’accès, il y a
toujours moyen de s’infiltrer quand on sait ce qu’on fait.
— Si tu t’y connais si bien, pourquoi tu bosses avec nous au lieu
de te faire verser un salaire sur un gros compte en banque ?
demanda Micah en se penchant devant elle pour attraper le pichet
de café fumant posé sur la table et s’en servir une tasse. C’est
quand même moins dangereux que la contrebande.
Jenna s’empourpra, mais ce fut le moment que choisit Tamara
Rourke pour prendre la parole. Sans hausser le ton, elle lança de
l’autre bout de la pièce :
— Tu oublies nos conventions, Micah. Ici, on ne questionne pas
les gens sur leur passé.
— Mais je ne parle pas de son « passé », là ! protesta-t-il. Il
s’agit de notre…
— Si, coupa Drift.
Voyant le capitaine venir en renfort de son associée, Micah se
contenta de lever les yeux au ciel. Drift s’adressa de nouveau à la
hackeuse.
— Combien de temps il te faut pour nous dégotter une nouvelle
ID ?
— Juste pour redécoller, c’est ça ?
Drift opina. Les yeux bleus de Jenna se perdirent dans le vague,
comme chaque fois qu’elle réfléchissait à un problème informatique.
— Alors… Je peux lancer la première connexion dès qu’on
ressort du silence radio, au moment de pénétrer dans l’atmo. Disons
quatre-vingt-dix secondes maxi pour rentrer dans la base, trente
pour être sûre de piger l’architecture. Mettons une minute pour
balancer la requête et détecter un éventuel écho de traceur…
— Je n’ai pas besoin de connaître les détails, l’interrompit Drift
en se radoucissant (il lui était déjà arrivé de laisser Jenna penser
tout haut, et dès la troisième phrase tout le monde était largué).
Donne-moi juste une estimation.
— C’est justement ce que je suis en train de faire, répondit
patiemment la jeune femme avec un peu plus de précision dans le
regard. En fait, ça dépend. En deux minutes je pourrai dire si je peux
entrer ou pas. Si j’ai un écho de traceur, ça signifie que quelqu’un
aura été imprudent : en trois minutes j’aurai un accès direct. Sinon, il
faudra que je hacke, et là… (Une mimique de pro aguerrie égarée
dans le règne redoutable de la conjecture.) À moins d’avoir du très
lourd en face, j’accède aux logs d’ID en cinq minutes. De là, en
trente secondes je peux avoir un créneau d’atterrissage avec nom,
numéro et tout et tout ; deux minutes à tout mettre en ordre et les
contrôleurs n’y verront que du feu, sauf s’ils regardent la totalité de
nos logs de données. Enfin, se reprit-elle, sauf s’ils montent à bord
et consultent la paperasse. Mais ça, je ne peux rien y faire. Pour
résumer, soupira-t-elle en lisant une incompréhension totale sur le
visage de Drift, je pourrai vous dire oui ou non avant qu’on entre en
atmosphère basse. Après, vous me donnez le feu vert et en cinq
minutes au plus, j’ai un créneau cent pour cent identifié pour un
navire enregistré.
— C’est vite fait, constata Drift avec un sifflement admiratif.
Après avoir consulté du regard Jia, qui acquiesça muettement, il
ajouta :
— OK, entrée fantôme, redécollage sous ID d’emprunt – de
préférence quelqu’un qui n’a rien à cacher. Si Jenna n’arrive pas à
dégotter le nécessaire, ça nous laisse le temps de changer notre
fusil d’épaule et de filer en douce. Des questions ? demanda-t-il en
dévisageant tour à tour ses coéquipiers.
— Oui. Qu’est-ce qu’on trimballe ? intervint Apirana.
Mal à l’aise, Drift eut envie d’inventer un bobard, mais il avait
beau être bon menteur, il jugea préférable de rester aussi près que
possible de la vérité. Il n’aimait pas raconter des salades à son
équipage, même si c’était dans l’intérêt de tout le monde.
— Un truc à deux cent mille dols à condition qu’on ne pose pas
de questions et qu’on n’y regarde pas de trop près.
— Eh ben dis donc, commenta le Māori, ce truc doit valoir
beaucoup plus aux yeux de ton commanditaire, s’il est prêt à
banquer autant.
— Je me demande combien, fit Micah, dont le visage s’éclaira.
— Je t’arrête tout de suite, dit sèchement Drift au mercenaire. On
va déjà se faire une petite fortune avec ce job. En admettant qu’en
tout, ça représente un demi-million en monnaie europienne ; où
veux-tu qu’on fourgue un truc d’une valeur pareille, de toute façon ?
On ne connaît personne qui en voudrait.
— Moi, en tout cas, j’en voudrais pas, confirma Micah, mais mon
boulot c’est juste de manier les armes à feu. Le tien, c’est justement
de savoir ce genre de chose.
Il haussa les sourcils pour signifier qu’il attendait une réponse,
mais n’eut droit qu’à un regard noir de la part de Drift. Lui aussi
s’était demandé ce qu’il pouvait bien y avoir dans les caissons de
Kelsier, mais pour finir, il avait décrété qu’il ne voulait pas le savoir.
Moins on en sait, mieux on se porte. On s’exécute, on se fait payer
et on passe à autre chose. Là-dessus au moins, le vieux a raison.
— Mon boulot consiste aussi à savoir quand il faut s’en tenir
strictement aux termes du contrat, lâcha-t-il, et c’est le cas dans
cette mission. Tu veux qu’on se fasse une réputation de types sans
parole qui se tirent avec la came ? Bon, OK, enchaîna-t-il en voyant
que Micah s’apprêtait à répliquer. Voyons les choses sous un autre
angle : si mon contact est disposé à claquer deux cent mille dols
dans une livraison, combien sera-t-il prêt à payer en plus pour lâcher
les chiens à nos trousses si on l’arnaque ?
Murmures unanimes d’assentiment dans le carré, assortis de
hochements de tête, sauf côté Micah, toujours pas convaincu.
— On ne peut pas exclure un accident, déclara le Hollandais
avec une innocence feinte. Par exemple, on pourrait tous connaître
une fin tragique en cours de mission. Je suis sûr que Jenna nous
procurerait aussitôt un nouveau nom et un passé tout neuf.
Une boule au creux de l’estomac, Drift répondit :
— Non. Pas cette fois.
— Mais…
— En ce qui me concerne, la discussion est close. Alors ? T’en
es oui ou non ?
Micah grommela un peu, mais comment refuser un tel pactole ?
Drift en fut soulagé : il aurait eu du mal à trouver un autre tireur
d’élite à si brève échéance, et au moins, avec Micah, il savait à quoi
s’en tenir – au diable son mauvais caractère. Dans une mission
comportant autant d’incertitudes, on n’avait pas intérêt à s’adjoindre
des inconnus. Je serai déjà assez occupé à prier pour que Jenna
s’en tire au moment crucial.
— Ichabod ?
L’équipage s’égaillait, chacun regagnant son poste pour se
préparer au décollage : il fallait aller récupérer le plus discrètement
possible la marchandise de Kelsier au point de rendez-vous. Drift
s’était dirigé vers sa cabine, et Rourke l’avait suivi. Il fit un bond.
— Je t’ai déjà dit de ne pas me surprendre comme ça par-
derrière !
Son ton, qu’il voulait léger, était plus rude que prévu. Par les
astres ! Cette femme avait vraiment le don de se déplacer sans faire
le moindre bruit ! Puis il vit l’air grave de Rourke et se reprit :
— Il y a un problème ?
— Possible, répondit-elle en hochant la tête avant d’indiquer la
cabine.
— Là-dedans ?
Drift appliqua sa paume sur la porte, qui coulissa avec un soupir.
Rourke entra à sa suite, attendit qu’elle se referme, puis s’adossa au
revêtement métallique peint en vert, et dévisagea le capitaine, les
bras croisés.
— Je t’écoute, fit ce dernier en débouchant la bouteille de whisky
posée à côté de sa couchette.
— Ça représente une très grosse somme, constata-t-elle.
Il la regarda sans comprendre. Sa bouteille s’immobilisa à mi-
chemin du verre maculé d’empreintes qu’il s’apprêtait à remplir.
— Et tu considères ça comme un problème ?
— En général, non. Mais quand je ne sais rien ni de la
marchandise transportée ni du commanditaire, ça me rend un peu…
nerveuse, disons.
— Quand on a décidé de faire équipe, toi et moi, il y a un bail, tu
m’as dit : « Il y a une seule chose que je refuse de transporter : des
esclaves. » Or, la cargaison en question n’est pas vivante. Donc…
Il venait d’avoir une idée assez dérangeante, qu’il s’efforça de
chasser ; en réalité, il n’en savait rien… Si c’était le cas, Kelsier le lui
aurait dit. Mais était-ce si sûr ?
— J’aime bien savoir pour qui je bosse, soupira-t-elle en laissant
son regard errer au plafond, de la grille d’aération au luminaire.
Drift avait déjà remarqué cette tendance chez elle. Sans doute
un vieux réflexe : partout où elle passait elle cherchait d’éventuels
dispositifs d’écoute (à l’intérieur) ou des tireurs embusqués sur les
toits (à l’extérieur).
— Dans ces conditions, poursuivit-elle, tu aurais dû me
demander mon avis avant de t’engager. Ou alors, tu as oublié ce qui
s’est passé la dernière fois qu’on a accepté une affaire sans
connaître le commanditaire ? ajouta-t-elle en rivant soudain son
regard au sien.
Drift accusa le coup. Elle faisait allusion à une mission pas si
illégale que ça puisqu’on ne leur demandait pas de transporter de
l’alcool de contrebande en soi, mais de l’introduire en douce pour
éviter les droits de douane. Malheureusement, il s’était avéré que le
hangar de livraison appartenait à l’ex-gang d’Apirana, dont les
membres n’appréciaient pas vraiment les « déserteurs ». Quand le
Māori avait débarqué, une caisse sur chaque épaule, et qu’ils
avaient vu son tā moko, éminemment reconnaissable, il y avait eu
un échange de coups de feu et Rourke avait pris une balle dans
l’épaule. Ils avaient laissé deux des types à terre, dont un
probablement mort, et Apirana était entré dans une de ses colères
noires. Le temps que Kuai le calme, il avait dévasté le carré. Seul
point positif, l’incident était passé inaperçu des Gardiens de l’Ordre
locaux vu que ni les uns ni les autres ne tenaient à attirer leur
attention.
— Il ne se passera rien de ce genre, l’assura Drift.
— Dans ce cas, qu’est-ce qui te rend si nerveux, toi ?
Drift feignit la stupeur.
— Hein ? Moi ?
— Je bosse avec toi depuis plus longtemps que les autres. Et je
te connais beaucoup mieux qu’eux. Tu es bizarre depuis ton retour
du Haut-Dessous.
— Euh…
Il eut du mal à lui servir son sourire insouciant, cette fois. Habitué
à ce que Rourke dissimule ses sentiments, il avait presque oublié
qu’elle savait quand même déchiffrer ceux des autres.
— Eh bien, en fait…
— Cette façon d’engueuler les Chang et d’agresser Micah… Tu
ne lui avais encore jamais lancé d’ultimatum.
— J’aurais peut-être dû.
— Je ne dis pas que tu as eu tort, juste que ça ne te ressemble
pas. En plus, tu n’es pas capable d’aligner trois mots pour me
convaincre que tout va bien. D’habitude, le seul moment où tu
cesses d’endormir ton monde à coups de belles paroles, c’est quand
toi-même tu dors. Et encore, je n’en suis même pas sûre.
Drift prit un air blessé.
— Depuis quand tu me regardes dormir ?
— Ne change pas de sujet.
Ses yeux sombres ne cillaient pas, mais il trouva son expression
étrange. Ça alors ! Je lui cache tout et elle, elle s’en fait pour moi !
Son malaise le reprit. Depuis toujours, il évitait soigneusement de
s’attacher à son équipage : s’il fallait rappeler quelqu’un à l’ordre,
une hésitation due aux sentiments pouvait mettre tout le monde en
danger. Cela dit, il fallait bien avouer que depuis le temps, Rourke
était devenue une amie. Du genre taciturne et réservée, certes, et
pas compatissante pour un sou, mais une amie quand même.
L’espace d’un instant, il eut envie de tout lui raconter, même le
chantage et les menaces de Kelsier. Mais pour lui faire comprendre
à quel point il me tient, il faudrait que j’explique sur quoi repose son
chantage. Et ça, pas question.
Il prit son courage à deux mains. Il n’avait aucune envie de
mentir à Rourke, mais s’il le fallait, il en était capable. Et il pouvait
peut-être s’en sortir en lâchant juste assez de lest pour apaiser ses
soupçons.
— Bon, d’accord, je connais le commanditaire. Seulement, je ne
peux pas vous dire qui c’est.
À ce stade, pas mal de gens se seraient mis en colère contre
leur associé. Mais Tamara Rourke n’était pas du genre à laisser libre
cours à ses émotions sans motif sérieux. Elle se mit donc en « mode
attente », comme disaient les commandants de bord : elle adopta
une expression neutre, le temps d’avoir assez d’informations pour
prendre une décision.
— Et pourquoi donc ?
Drift but une gorgée de whisky dans l’espoir que cela l’aiderait à
se tirer de ce guêpier.
— C’est… quelqu’un pour qui j’ai travaillé autrefois. Il y a très
longtemps. Dans une autre vie.
Rourke resta impassible.
— Pas très rassurant. J’imagine que si vous ne travaillez plus
ensemble, c’est qu’il y a une raison.
— Plusieurs, même.
Drift hocha la tête calmement. L’alcool lui brûla la gorge.
— Entre-temps les choses ont changé. Le problème, ce n’était
pas lui en tant qu’employeur, mais le genre de boulot qu’il me
confiait.
Ce qui n’est pas faux, songea-t-il.
— Cette fois, il me demande juste de transporter un truc d’un
endroit à un autre. Et il ne m’a jamais fait de coup tordu.
Vrai aussi. En gros.
Rourke hocha la tête à son tour.
— Et tu ne veux pas me dire comment il s’appelle ?
— Pas vraiment, avoua Drift en la dévisageant. Il y a dans mon
passé des choses dont je préfère ne pas parler. Comme tout le
monde sur ce rafiot.
Y compris toi, faillit-il ajouter. Mais inutile de chercher la bagarre.
On ignorait tout du passé de Tamara Rourke ; à croire qu’elle avait
surgi de nulle part huit ans plus tôt, adulte, habillée et armée de pied
en cap, telle Athéna sortant du front de Zeus ; si on faisait allusion à
sa vie d’avant, on s’attirait un regard inexpressif et basta.
Là encore, elle ne démontra rien, mais son bref hochement de
tête parut signifier que pour elle, l’affaire était close.
— OK, je te fais confiance. J’espère pour toi que je ne le
regretterai pas.
Drift salua ces paroles en levant son verre. Elle tourna les talons
et sortit sans un mot. Drift poussa un soupir de soulagement et
s’affala dans son fauteuil. Ouf. Dans l’ensemble l’équipage le croyait
sur parole – il était le capitaine ; mais il était normal qu’une mission
pareille soulève doutes et interrogations. Rourke le laissait libre de
trouver des jobs et de les mener à bien, il s’en remettait à elle pour
tout ce qui relevait du combat ; chacun avait ses points forts, le
savait et respectait l’autre. Mais dans le genre d’opérations qu’ils
menaient, quand l’occasion était trop belle on avait intérêt à y
regarder de plus près ; sinon, on ne faisait pas de vieux os. Surtout
quand on évoluait aux limites de la légalité.
Drift n’était pas tranquille. Son intuition lui disait qu’ils
empocheraient bel et bien les deux cent mille dols même si chez les
contrebandiers, on disait « fermé comme Vieille Terre ». N’empêche,
leur sort à tous était entre les mains d’une navigatrice crâneuse et
d’une hackeuse débutante.
— Enfin… conclut-il avant d’engloutir le reste de son whisky, au
moins on ne s’ennuie pas.
ATTENTION FRAGILE

— Là !
Jia indiqua derrière la baie d’observation du Jonas, un lointain
clignotement, quasi indétectable dans l’espace noir d’encre clouté
d’étoiles. Elle baissa les yeux sur son écran. Drift l’entendait presque
trianguler mentalement. Puis :
— Yep ! C’est bien ça. Le… Gewitterwolke ? ânonna-t-elle en
plissant les yeux.
— Les « w » sont prononcés comme des « v », corrigea Drift,
mais un cliquetis attira son attention et il se tourna vers Jenna, qui
s’activait devant son propre écran.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je hacke, figure-toi, répondit-elle en suçotant une mèche de
cheveux blond vénitien. Leur ID est une couverture, et bien fichue en
plus, mais ça ne va pas m’empêcher de trouver…
— Stop ! ordonna-t-il en franchissant d’un pas la courte distance
qui le séparait d’elle pour aller plaquer une main sur l’écran.
Elle leva sur lui un regard interloqué.
— Mais… Je croyais qu’on ne savait pas qui… ?
— En effet, et c’est très bien comme ça, coupa-t-il. Pour deux
cent mille dols on peut bien continuer à ignorer le vrai nom de ce
navire et de son propriétaire.
Elle le considéra, puis haussa les épaules.
— À vos ordres, capitaine.
— D’habitude, tu te préoccupes moins des termes du contrat,
grommela Apirana.
L’imposant Māori, qui obstruait presque l’encadrement de la
porte du cockpit, regardait le panorama stellaire se déplacer
lentement devant lui à mesure que Jia orientait le Jonas vers leur
destination.
— « D’habitude » je ne risque pas de perdre autant d’argent si,
en face, quelqu’un pense que les « termes du contrat » ne sont pas
respectés, rétorqua Drift en s’écartant du terminal de Jenna.
— Comment on peut perdre un truc qu’on n’a pas encore ?
objecta Apirana. Mais bon, je vois ce que tu veux dire.
Drift hocha la tête et retourna derrière le fauteuil de Jia. La pilote
leva sur lui un regard exaspéré, puis reporta son attention sur son
écran.
— Je peux piloter sans baby-sitter, tu sais.
— Ce n’est pas pour te surveiller, mentit-il.
En même temps, il scrutait l’obscurité à la recherche d’un
clignotement révélant la présence d’un autre navire, donc une
éventuelle manœuvre d’encerclement.
— Personne ne nous file le train ?
— Je ne détecte rien, répondit Jia. Donc, soit on est seuls, soit ils
nous collent tellement au pìgu qu’ils vont se carboniser sur nos
tuyères. Ou alors ils ont un champ de masquage parfait.
— Bien.
Drift se retourna vers la baie d’observation. À mesure qu’ils
approchaient, le scintillement du Gewitterwolke achevait de se
dissoudre dans les nombreux feux de position d’un autre vaisseau,
et il crut déceler la faible lueur des surfaces reflétant l’étoile du
système.
— Big A, tu viens ? On descend dans la soute.
— OK.
En voyant le Māori s’écarter du chambranle, Drift eut la vision
d’un iceberg se détachant de son glacier ; il avait vu ça un jour en
survolant l’océan polaire de Néo-Shinjuku. Il lui emboîta le pas, et le
spectacle de son impressionnante échine lui rappela ce qu’il risquait
s’il perdait son pari et que son secret venait à être éventé. Comment
réagirait cet homme au tempérament fougueux légendaire ? Il sentit
son rythme cardiaque s’accélérer.
— En fait, pars devant, je te rejoins, dit-il.
— OK, lança l’autre par-dessus son épaule en poursuivant son
chemin.
Drift bifurqua vers sa cabine, appliqua sa paume sur la porte
pour l’ouvrir et se glissa à l’intérieur. Là, il se dirigea tout droit vers
sa bouteille de whisky, s’en versa une bonne rasade et l’avala dans
le même mouvement avec une agilité trahissant un long
entraînement. Sa tension se relâcha un peu ; il eut presque envie de
se resservir, puis se ravisa : il connaissait ses limites, inutile de
tenter le sort. Il fallait juste qu’il réceptionne la marchandise.
Ensuite…
Ensuite quoi ? Garder le secret jusqu’à Vieille Terre en mentant à
mes coéquipiers ? Il lança un regard de regret à la bouteille. Je ne
sais pas s’il y a assez de whisky à bord pour ça.
Il se reprit. Le capitaine Ichabod Drift n’avait pas besoin de
whisky. Il aimait ça, nuance. Pour la plupart, les membres de
l’équipage n’avaient pas de port d’attache ; ils étaient chez eux sur
ce navire, et son devoir était de maintenir les choses en l’état. De
toute façon c’était dans l’intérêt de tout le monde. Il devait s’assurer
que Kelsier n’anéantirait pas cette confiance, donc accomplir cette
mission en toute confidentialité. Personne ne devait faire le lien entre
eux deux.
Surtout pas Micah.
Il prit son courage à deux mains et quitta sa cabine. Il était temps
de se montrer un peu sympa.
Dans la soute du Jonas, trois fois haute comme Drift, on pouvait
loger trois grands conteneurs standard (à condition de rentrer son
ventre en passant entre). Apirana l’y attendait déjà, et Rourke, Micah
et Jenna débouchèrent de la coupée. Rourke le salua brièvement,
ce qu’il interpréta comme : T’as intérêt à ce que ça se passe bien
sinon je te refais le portrait.
— Jenna, tu manœuvres les portes, ordonna-t-il tandis que
Rourke prenait place dans la cabine du petit élévateur à chenilles.
— Micah et Big Apirana : Tamara chargera les conteneurs à
bord ; vous, vous les fixez en place.
Les deux hommes acquiescèrent et Jenna alla prendre position.
Drift passa ses pouces dans sa ceinture. La prudence était chez lui
une habitude ancienne : dans toute négociation on gardait ses mains
à portée de pistolet, mais c’était mieux si elles avaient une raison
crédible de s’y trouver. Tant pis si ça lui donnait des allures de
péquenaud posant pour la photo.
Quelques minutes passèrent, puis l’inter cracha la voix de Jia :
+Ils ont ouvert leur soute. J’y vais.+
Drift se sentit basculer légèrement vers l’avant : les rétrofusées
freinaient le Jonas. On entendit la rumeur des électroaimants qui se
mettaient en marche : il fallait contrebalancer le champ gravitationnel
de Heim de la nef où ils se trouvaient à présent. Suivirent trente
secondes d’apparente immobilité, mais Drift savait, ou espérait,
qu’en réalité Jia manœuvrait avec mille précautions pour ne rien
heurter.
+Je me pose.+
Il y eut une secousse – mineure, il est vrai – quand elle désactiva
les électros. Le Jonas se posa dans la soute du Gewitterwolke ; ses
moteurs décélérèrent puis se turent : Kuai avait exécuté les
instructions de sa sœur. Une nouvelle pause.
+Ils pressurisent la baie de chargement.+
Trente secondes de silence.
+Elle est drôlement grande.+
Micah leva les yeux au ciel. Apirana se prépara en transférant
son poids d’un pied sur l’autre et en faisant rouler les muscles de
ses épaules. Drift se tourna vers Rourke, qui soutint son regard avec
une expression statuesque, indéchiffrable. Jenna prit un air
concentré. La lumière passa du rouge au vert au-dessus de la porte
et la voix de Jia leur parvint à nouveau au milieu des parasites :
+OK, les mesures sont bonnes, vous pouvez y aller. D’ailleurs, il
y a un comité d’accueil. On dirait… une musulmane et des porte-
flingues ? Quatre. Il y a des caissons, aussi.+
Drift opina et pencha la tête en regardant Jenna :
— On y va.
Elle appuya sur le bouton. Une section de la coque bascula et
s’abaissa pour former une passerelle. Un chuintement : les
pressions extérieure et intérieure s’équilibraient. Une vive lumière
blanche entra par l’ouverture de plus en plus large et frappa Drift au
visage. Son œil droit s’adapta instantanément, mais le gauche mit
un peu plus longtemps.
Quand la passerelle fut à mi-course, il distingua le visage de
leurs hôtes. L’assistante de Kelsier était effectivement vêtue de sa
burqa, infolentille en place. Il reconnut les deux hommes qui l’avaient
escorté, mais deux autres personnes s’étaient jointes à eux, un
homme et une femme biomécas, le tout un peu hétérogène ; on
aurait dit qu’ils s’étaient fait attaquer par un tas de ferraille vindicatif
et peut-être symbiote. Mais ce n’était pas un spectacle inhabituel.
Les travailleurs manuels avaient souvent sur les bras ou les jambes
des substituts ou ajouts qui en accroissaient la force ou l’endurance,
quand ils ne les faisaient pas carrément remplacer par des outils
hyperspécialisés. Certaines des adjonctions qu’exhibaient ces deux-
là n’auraient pas dépareillé sur un corps de docker, par exemple.
D’un autre côté, il était facile de planquer un flingue dans un bras
mécanique qui, en lui-même, pouvait déjà faire pas mal de dégâts.
Le petit groupe ne semblait pas armé, mais Drift n’aurait pas parié le
Jonas là-dessus.
Jenna poussa un faible cri et battit en retraite dans un angle de
la soute, où les nouveaux venus ne pouvaient pas la voir. Drift lui
lança un coup d’œil inquisiteur, mais elle posa un index sur ses
lèvres, ce qui, dans toute la galaxie, signifiait Chut ! Blême, les yeux
écarquillés de terreur, elle s’élança vers l’escalier. Ce n’était pas le
moment de demander des explications, ils n’avaient pas le temps ;
Drift classa mentalement sa fuite dans la catégorie « À éclaircir
ultérieurement » et s’avança jusqu’à l’entrée de la passerelle, les
yeux rivés aux quatre étrangers et les pouces toujours passés à sa
ceinture.
— Holà ! lança-t-il en guise de salut avant de se concentrer sur
la femme en burqa. Excusez-moi, mais je n’ai pas bien saisi votre
nom, la dernière fois.
— Vous pouvez m’appeler Sibaal, fit-elle sans autre forme de
procès.
Elle désigna les quatre caissons alignés derrière elle.
Rectangulaires, gris métallisé, ils planaient à quelques centimètres
du sol, chacun sur sa plateforme à sustentation magnétique.
— Voici la marchandise en question.
Drift acquiesça, un peu surpris que la livraison d’une cargaison
aussi peu encombrante puisse valoir deux cent mille dols. D’un autre
côté, chaque caisson était de taille à contenir une personne, et
certaines œuvres de micro-art pas plus grosses que l’ongle du
pouce se vendaient des millions, alors pourquoi pas…
— OK, ça ne devrait pas prendre longtemps. Si vous voulez bien
les poser par terre, on va les monter sur le chariot.
— Pas la peine, fit Sibaal en secouant la tête. Vous pouvez
prendre les plateformes.
Sur un geste de sa part, les autres s’attelèrent deux par deux à
la tâche de pousser les caissons. Ceux-ci se déplaçaient sans mal
grâce à leurs plateformes, mais quand les électroaimants
détectèrent le plan incliné de la passerelle et en entreprirent
l’ascension, il apparut clairement qu’ils étaient très lourds ; même les
porteurs accusèrent le coup, malgré leurs implants.
Au moment où le premier entrait dans la soute du Jonas, Drift se
rendit compte que Rourke n’était plus dans la cabine de l’élévateur,
mais à ses côtés. Il ne l’avait pas entendue approcher. Comme
d’habitude.
— Qu’est-ce qu’elle a, la petite ? s’enquit-elle.
— Aucune idée, mais si tu veux bien superviser la manœuvre, il
faut que j’aille dire un mot à Miss Malaimable, là.
Rourke acquiesça et alla se poster à côté des commandes de la
porte pendant que Drift descendait la passerelle d’un pas allègre et
se dirigeait vers Sibaal en passant au large du deuxième caisson et
de ses porteurs en plein effort.
— Vous avez l’argent ? demanda-t-il.
Il n’avait pas particulièrement envie d’y mettre les formes. Elle
glissa une main dans la manche de son vêtement et en retira un
rectangle luisant d’un éclat rouge sombre.
— J’imagine que vous acceptez les cartes ?
Drift prit son infopad dans sa poche et inséra la puce crédit dans
le lecteur prévu à cet effet. La mise à jour s’afficha instantanément :
cent mille dols ÉUAN crédités sur son compte, sans mention ni de
l’émetteur ni du récipiendaire. Le bout de plastique en lui-même était
sans valeur, mais le filigrane électronique et les marqueurs de
sécurité garantissaient qu’il s’agissait bien d’une Puce Crédit
Interstellaire authentique et (prétendument) inviolable : la somme
qu’on y avait programmée était aussi concrète et valable que son
équivalent sonnant et trébuchant.
Drift fit celui pour qui ce genre de versement n’avait rien
d’extraordinaire.
— Eh bien c’est parfait.
— Marché conclu alors, fit Sibaal en lui tendant la main.
Il la serra machinalement, avec l’aisance étudiée des gens qui,
dans leur vie, ont scellé d’innombrables pactes de toutes sortes de
façons, alors qu’en fait, le contact physique était la dernière chose à
laquelle il s’attendait de sa part. C’était une petite main, comparée à
sa grosse patte à lui, mais la poigne était ferme.
Tout à coup, elle la retira et huma l’air :
— Vous avez bu.
— Et vous, vous n’hésitez pas à recourir au chantage, répondit-il
du tac au tac avec un sourire crispé. On a tous nos petits défauts.
Un léger frou-frou trahit un probable soupir exaspéré, mais elle
s’abstint de tout commentaire et lui tendit une petite infopuce.
— Votre destination et le timing à respecter.
Il empocha la bancopuce, inséra la seconde dans son pad et
parcourut l’information à mesure qu’elle s’affichait. L’adresse d’un
immeuble (Centre Van Der Graaf, quartier d’Ookmeerweg,
Amsterdam, Pays-Bas, Vieille Terre) et la confirmation de la date et
de l’heure que lui avait déjà communiquées Kelsier.
— Surtout n’oubliez pas, insista Sibaal : la marchandise doit être
livrée juste à ce moment-là – ni avant, ni après.
— Oui, oui, Kel…
Il se tut au cas où quelqu’un écouterait, mais ses coéquipiers
étaient toujours occupés à ranger les caissons dans la soute du
Jonas. Il reprit tout de même un ton plus bas :
— Kelsier me l’a bien fait comprendre. Il n’aura pas à se plaindre
de nous.
Elle le dévisagea froidement.
— C’est préférable, en effet. En général, quand le travail est bien
fait l’employeur promet de recourir à nouveau aux services de
l’employé. Mais si j’ai bien compris, ajouta-t-elle en inclinant la tête
sur le côté, vous n’y tenez pas.
— S’il y avait effectivement eu offre, et non enlèvement en pleine
rue avec canon sur la tempe, le tout assorti de menaces, contra
Drift, ça se serait peut-être passé autrement. Bon, reprit-il, préférant
changer de sujet, y a-t-il quelque chose à savoir sur cette
cargaison ?
Voyant qu’elle plissait les yeux d’un air méfiant, il soupira :
— Je demandais juste s’il fallait la stocker à une certaine
température ou si elle était fragile, ce genre de chose.
— Le contenu est bien emballé ; il n’est sensible ni à la
température ni aux vibrations. Du moment qu’à aucun moment vous
n’ouvrez les caissons et qu’il ne se produit aucune collision, il ne
devrait pas y avoir de problème.
— Voilà qui est encourageant.
Drift faillit prendre congé avec un sourire : son rafiot était
prisonnier de la grande nef, et une inoffensive marque d’amabilité ne
pouvait pas faire de mal ; toutefois, Sibaal l’énervait. Les porteurs
redescendaient la passerelle pour la dernière fois, sans avoir pris
d’assaut le Jonas pour enlever Jenna ni causé le moindre problème
pendant leur séjour à bord.
— Bon, il est temps de se mettre en route, conclut-il.
— En effet. Bon voyage, capitaine Drift.
— Merci.
Il attendit que les sbires de Sibaal soient passés pour remonter à
bord. Au passage, il échangea un signe de tête avec Rourke, qui
actionna aussitôt la commande de la passerelle. Celle-ci se replia
dans un grincement de vérins hydrauliques. Rourke tapota l’inter
inséré dans son conduit auditif.
— On est tous là, Jia. On s’arrache.
+Bien reçu. J’attends juste qu’ils aient quitté la baie… OK, baie
fermée, dépressurisation en cours.+
Les électroaimants entrèrent en action, le Jonas s’ébranla puis
décolla du sol de la soute. La vibration s’accentua : Kuai enclenchait
les moteurs principaux et attendait que sa sœur active les
propulseurs de manœuvre dès que les portes seraient rouvertes.
Au bruit du sas, Drift leva les yeux. La frimousse de Jenna,
encadrée de cheveux blond-roux en bataille, apparut au-dessus du
portique.
— Ça y est, ils sont partis ? s’enquit-elle, pleine d’appréhension.
Drift embrassa du geste la baie de chargement du Jonas, où on
ne voyait plus que les membres de l’équipage et la cargaison
fraîchement embarquée.
— Ouais. Tu veux me dire ce qui t’a pris ?
— Pas vraiment, déclina-t-elle en se détendant un peu.
— Écoute, j’ai juste besoin de savoir si…
— Non, tu n’as pas besoin de savoir, justement ! cria-t-elle.
Sous le coup de la surprise, il recula d’un pas. Elle remua les
lèvres sans rien dire, puis les phrases se bousculèrent.
— C’est toi qui as imposé ce règlement ! Pas de questions, sauf
si les autres font d’eux-mêmes allusion à leur passé. C’est bien ce
que vous m’avez dit, Tamara et toi, quand je vous ai rejoints, non ?
En fait, la première chose que je t’ai dite, c’est de laisser Tamara
te tenir la tête pendant que tu vomissais tripes et boyaux, songea
Drift, qui préféra garder pour lui ce rectificatif.
— Euh… oui.
— Eh bien justement, il était là, mon passé.
Sa voix avait retrouvé son assurance ; pas d’agressivité, mais
une détermination quasi palpable.
— Et tu n’as pas besoin de le connaître.
— Très bien. Mais tu dois comprendre qu’en tant que membre
d’équipage, tu as certaines responsabilités, maintenant. Si ta
réaction de tout à l’heure signifie que tu ne peux plus les assumer,
alors au mieux tu es exclue de l’équipage et au pire… eh bien, au
pire, tu nous fais tous tuer.
— Je sais, répondit-elle avec fermeté.
Elle lança un coup d’œil, à Micah, Apirana et Rourke, qui
essayaient de se faire discrets derrière Drift, avec plus ou moins de
succès. (Normal quand on comptait dans ses rangs un géant māori.)
— Et maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Elle pivota sur ses talons et reprit le chemin des cabines. Difficile
d’avoir l’air de claquer la porte derrière soi quand on disparaît dans
un sas à ouverture commandée par un bouton, mais l’intention y
était.
— On n’avait pas besoin d’une bizarrerie de plus pour finir la
journée, constata Micah. Enfin bref. Laissons tomber.
— Non, décida Drift. On doit savoir ce que notre hackeuse a
dans le crâne. Ne serait-ce que pour détourner l’attention générale
de mon cas. Rourke, tu veux aller lui parler, voir si tu peux lui tirer les
vers du nez ?
— Pas vraiment, répondit-elle, perplexe. Qu’est-ce qui te fait
croire que je sais faire ça ?
Il la considéra une seconde.
— Tu as raison. N’empêche, il faut qu’on ait au moins une petite
idée de ce qui l’a mise dans cet état. J’ai échoué lamentablement,
Micah est un rustre…
— Hé, tu me paies pour mes talents de tireur, pas pour être poli !
marmonna le mercenaire.
— … Jia n’aura pas le temps…
— Trop égocentrique, de toute façon, coupa Rourke.
— … et Kuai est… Kuai, acheva piteusement Drift.
Le mécano de bord était super-compétent, et s’il avait existé un
championnat intersystème des manipulateurs, il l’aurait remporté
haut la main ; mais de là à recueillir les confidences d’une jeune
hackeuse susceptible tendance imprévisible…
— Bon, ça nous laisse qui ?
Ils méditèrent un instant en silence, puis se retournèrent d’un
bloc. Apirana Wahawaha croisa les bras (gros comme les cuisses de
Rourke) et les fusilla du regard.
— Vous vous foutez de moi, là, les gars ?
TOUT LE MONDE SUR LE PONT

— Ah, te voilà, fit Apirana, tirant Jenna de sa rêverie. Pas fâché


qu’on rentre enfin chez nous, et toi ?
Elle était restée une petite heure dans sa cabine, mais celle-ci
était exiguë et elle s’y était vite sentie claustrophobe. Heureusement
c’était rare, sinon le voyage dans l’espace aurait été un mauvais
choix. Alors elle avait regagné le carré. Elle redoutait les questions
de Drift, mais il n’y avait là que Kuai qui prenait un café. Puis
Apirana avait fait son apparition et attrapé une poêle. Par le hublot
elle voyait scintiller des lumières, dont une de plus en plus grosse à
mesure que le Jonas s’en rapprochait.
— « Chez nous » ? Tu te sens vraiment chez toi sur la Keiko ?
Certes, les équipages élisaient rarement domicile sur une
planète, mais Jenna n’était pas encore habituée à cette vie
vagabonde. L’idée qu’un jour elle puisse se sentir « chez elle » sur la
Keiko était à la fois irréelle et un peu inquiétante.
— Mais oui, l’informa gentiment Apirana. J’y suis depuis cinq ans
maintenant. Il y avait un bail que je n’étais pas resté aussi longtemps
au même endroit. La dernière fois c’était en p… enfin bref.
Il retourna à sa poêle et Jenna au navire qui se profilait devant
eux. Le Jonas n’était qu’une navette, capable de naviguer dans
l’atmosphère, assez puissante pour atteindre la vitesse
d’échappement, mais pas pour passer d’un système à l’autre. Pour
ça, il fallait une nef. Une bête de course comme la Keiko, qu’ils
avaient laissée à l’amarre dans une des vastes gares du Système de
Carmella.
La caractéristique des nefs intersystèmes était la poussée
d’Alcubierre, qui leur permettait de se déplacer en déformant
l’espace-temps autour d’elles ; mais pour produire celle-ci, elles
devaient s’encercler d’un vaste dispositif en anneau qui n’aurait pas
survécu au contact avec l’atmosphère. Pas plus que ses congénères
la Keiko n’avait besoin de formes aérodynamiques, puisqu’elle
n’évoluait que dans le vide. Ce modèle particulier était un cube aux
angles arrondis ; ses formes n’avaient d’autre fonction qu’esthétique
(vaguement), et seule la position des propulseurs permettait de
distinguer l’arrière de l’avant.
— J’espère que cette satanée porte va s’ouvrir, cette fois, fit
Apirana en s’éloignant des fourneaux. Un jour, il y a deux ans, le
système a planté ou je ne sais quoi et on a dû sortir en scaphandre,
Kuai et moi, pour activer les commandes manuelles.
La Keiko emplissait peu à peu toute la baie d’observation. Une
fissure apparut dans sa coque gris sombre et les portes de sa soute
s’entrouvrirent sur un signal de Jia. L’espace d’un instant la cavité
resta d’un noir impénétrable, puis les détecteurs de mouvement
actionnèrent l’éclairage intérieur.
— Cette fois-ci, ce ne sera pas nécessaire, constata Jenna.
— Cieux merci, marmonna le Māori. Je déteste les
scaphandres ; je n’en ai trouvé qu’un qui soit à peu près à ma taille
et il y fait une chaleur d’enfer.
Jenna soupira. Il ne lui avait jamais témoigné d’hostilité, mais là,
elle sentait bien qu’il se forçait à faire la conversation. Elle en
devinait la raison.
— Le capitaine t’a demandé de me parler, c’est ça ?
— Ça se voit tant que ça ? fit-il avec un sourire en coin. Autant
être franc… Oui, c’est lui qui m’envoie. Je me pose des questions
aussi, mais moi, j’aurais attendu un peu.
— Personne ici n’a très envie de parler du passé, s’agaça Jenna.
Pourquoi fait-on une exception pour moi ?
— Bof, si c’est ça qui te tracasse… J’en sais pas long sur les
autres non plus, tu sais ; mais de toute façon, c’est pas à moi d’en
parler. Par contre, je peux te dire pourquoi moi j’suis là, si tu veux,
même si c’est pas jojo comme histoire.
— Ce n’est pas pour autant que je te raconterai ma vie, prévint
Jenna.
— Si tu veux que les gens te fassent confiance, faut leur montrer
que tu leur fais confiance aussi. Mais de toute façon, ça me gêne
pas que tu sois au courant.
Il éteignit le fourneau, racla le fond de la poêle, en déposa le
contenu (des œufs, semblait-il) sur une assiette et prit place face à
Jenna.
— Je sais pas toi, mais sur ce rafiot, à part les Chang, je suis le
seul à être né sur Vieille Terre, commença le Māori. Plus
précisément à Rotorua, un petit bled sur l’île nord de la Nouvelle-
Zélande. Pour moi, c’est le plus beau coin de la galaxie. T’es déjà
allée au Japon ? interrogea-t-il en levant sur elle des yeux brillants
qui illuminaient son visage sombre et tatoué.
— Non, je n’ai même jamais mis les pieds dans le Système
Premier.
— On manquait de place là-bas, avant la première Expansion,
poursuivit Apirana en attaquant ses œufs brouillés. Plus un mètre
carré de libre, au Japon. Mais en Nouvelle-Zélande, aujourd’hui
encore il reste des forêts, des vallées, des montagnes… Et un
super-grand lac sulfureux, à Rotorua justement.
Il afficha un grand sourire, mais on sentait bien sa nostalgie.
Jenna, elle, était un pur produit de Franklin Mineure, une planète qui
avait été modelée pour être une pâle copie de Vieille Terre ;
l’atmosphère y était respirable, mais seule une fraction de
biodiversité y avait été importée. Pourtant, elle en avait la nostalgie
aussi, à l’occasion, depuis qu’elle l’avait quittée en catastrophe, et
imaginait bien ce que pouvait ressentir Apirana en repensant, par-
delà les années, à la beauté de son pays natal, la terre de ses
ancêtres.
— J’aurais adoré grandir là-bas, dit-elle avec sincérité.
Apirana s’assombrit.
— Même un endroit paradisiaque, les gens peuvent en faire un
enfer. Mon père était un démon, et un ivrogne ; il croyait que le
monde entier en avait après lui juste parce qu’il était māori. Y avait
peut-être un peu de vrai, mais c’était pas une raison pour nous le
faire payer, à ma mère et à moi.
— Tu t’es enfui ? demanda-t-elle avec douceur en essayant de
se représenter le colosse sous les traits d’un enfant apeuré.
Ça n’était pas facile.
— En un sens, oui… Mais trop tard. Faut que tu comprennes :
mon père n’était pas très costaud. C’est du côté de ma mère qu’on
est baraqués, dans la famille. Ils ont coupé les ponts quand elle l’a
épousé. Bref, il n’était pas super-impressionnant, physiquement,
mais… il dégageait quelque chose. En tout cas, personne ne lui
tenait tête. Ma mère s’était fait tatouer son tā moko ici, dit-il en
indiquant son visage ; ce qui ne plaît pas à tout le monde, mais ça a
l’avantage de cacher les traces de coups.
Jenna fit la grimace.
— Un jour où il s’est lâché après avoir trop bu, une fois de plus,
je me suis interposé et je lui ai dit d’aller se faire foutre. J’avais
quinze ans. Il l’a mal pris.
— Et… ?
— Il a cru qu’il pouvait me remettre à ma place comme quand
j’étais petit ; il m’avait filé tellement de coups de ceinture dans mon
enfance qu’il suffisait d’un mot, d’un regard pour que je la boucle. Il a
levé la main sur moi.
Il déglutit avec peine. Pourtant, il avait déjà englouti sa
fourchetée d’œufs brouillés.
— Seulement, j’étais devenu plus grand que lui. Je m’en suis
rendu compte d’un coup : il m’avait tapé dessus et j’étais toujours
debout. Par la même occasion, j’ai su que j’avais hérité de son
caractère. Et je n’avais pas besoin de boire pour qu’il se manifeste.
Les lumières de la baie d’amarrage de la Keiko dissipaient peu à
peu l’obscurité de l’espace. Jenna ne pouvait détacher ses yeux du
géant.
— Je ne sais pas très bien ce qui s’est passé après, avoua-t-il en
baissant les yeux sur son assiette. Au bout d’un moment j’ai entendu
ma mère hurler. Elle me hurlait d’arrêter.
Il se tut et se mit à jouer avec sa fourchette, minuscule entre ses
mains énormes. Ses poings étaient presque gros comme la tête de
Jenna, et ses articulations abîmées, couvertes de cicatrices.
— Quand j’y repense, je la comprends, bien sûr, reprit-il d’un air
las. Elle vivait depuis des années dans la peur de cet homme, et
chaque fois qu’il disait l’aimer elle croyait que ça le retiendrait de la
tabasser. Elle guettait le moindre signe annonciateur de violence, et
quand il explosait de rage elle prenait tout sur elle. Au bout d’un
moment, je crois qu’elle n’a plus pensé qu’à moi, quand il nous tapait
dessus. Elle devait espérer qu’un jour je lui échapperais. Et puis
cette fois-là…
Son élocution devint pâteuse. Jenna observa les mouvements de
son tatouage, sur sa joue. Elle ne parvenait pas à regarder le
colosse dans les yeux.
— Cette fois-là, je l’ai traité comme il ne nous avait jamais traités,
et sans l’excuse de l’alcool. Elle a dû perdre tout espoir. Moi, tout ce
que j’ai vu c’est que j’avais enfin assez de c… pour la protéger et
qu’elle, elle préférait le protéger lui. J’étais un gamin fou de rage
dans un corps d’homme. Alors je me suis retourné contre elle, et moi
aussi j’ai hurlé. D’un seul coup, elle m’a regardé comme elle le
regardait lui. C’est là que je me suis « enfui », comme tu dis. Je me
suis retrouvé à la rue, avec les fringues que j’avais sur le dos et rien
d’autre.
Jenna aurait voulu trouver quelque chose à lui dire, mais rien ne
vint.
— On dit que la rue, c’est pas un endroit pour les gamins, et
c’est vrai. Mais quand tu es un jeune Māori grand et fort, il y a des
gens qui te récupèrent, te protègent des flics, t’offrent le gîte et le
couvert. Évidemment, ils ne le font pas pour rien, et le temps que tu
comprennes à qui tu as affaire, tu es dans la combine jusqu’au cou
et tu ne sais pas comment en sortir. Dans mon cas, c’était un gang,
le Mongrel Mob. Oui, les chiens bâtards… Les flics essaient en vain
de l’éradiquer depuis le milieu du XXe siècle. Puis la Grande
Expansion a commencé et les choses ont changé. Dans les
systèmes solaires de la Nation Ouest Pacifique, ce sont les yakuzas
qui ont le pouvoir, mais les Mongrels se taillent une part du gâteau.
— Alors… tu es devenu un hors-la-loi, fit Jenna quand elle eut
retrouvé la voix.
— Pire. Un gangster. Ils ont compris que je me mettais vite en
rogne et qu’il suffisait de me désigner un mec pour que j’aille lui
régler son compte. Homme de main, garde du corps… la violence,
c’était mon rayon. On disait que les Māoris étaient des guerriers-nés,
et moi, j’ai gobé le mythe. Je me suis fait tatouer la figure. Au fond
de moi je savais que c’était une connerie, mais c’était mon seul
whānau ; je n’avais rien d’autre pour me mettre à l’abri des flics. Soit
j’obéissais, soit j’allais en taule.
— Qu’est-ce qui s’est passé pour que tu te retrouves ici ?
Le Jonas se posait à sa place dans la Keiko, guidé par les mains
expertes de Jia. Apirana eut un petit rire sans joie.
— J’ai fait de la taule quand même ! J’en étais à dealer du côté
de Farport. Les flics m’ont chopé et sept ans de (petite) criminalité
m’ont rattrapé d’un coup. Ils m’ont tout mis sur le dos. J’ai été
condamné à trente ans, j’en ai fait quinze. Les deux premières
années, j’ai gueulé contre la société. Les cinq suivantes, j’ai accusé
mon père de tous les maux. Ensuite, pendant deux ans j’en ai voulu
à mort aux Mongrels ; pour finir, je m’en suis pris à la bonne
personne, acheva-t-il en tapotant du bout de l’index son imposante
poitrine. Moi-même. Ça n’a pas été facile. Quand tu es habité par la
rage tu peux t’autodétruire si tu la retournes contre toi. Mais avec le
temps, j’ai trouvé un équilibre. En sortant de prison j’étais décidé à
refaire ma vie.
— Et tu t’es embarqué sur la Keiko, conclut Jenna.
L’équipage ne faisait peut-être pas dans le crime organisé, mais
n’était pas toujours du côté de la légalité…
— C’était pas exactement c’que j’avais en tête, reconnut
Apirana, l’air piteux. Un jour, j’ai échoué dans un bar de Farport.
J’étais pas saoul, mais je me suis quand même mis dans le pétrin.
J’avais trois Mongrels aux trousses. Après tout ce temps ils me
cherchaient encore, on ne s’en débarrasse pas comme ça. Tu
imagines la suite, acheva-t-il en se massant le poing droit.
— Ça a mal tourné ? hasarda Jenna.
— On peut dire ça, confirma-t-il avec un gloussement teinté de
regret. Je me rappelle : quand le troisième Mongrel est passé à
travers une table, je me suis dit : Mon vieux, faut que tu trouves la
sortie vite fait. Or, le capitaine était là. Il m’a exfiltré avant que les
trois autres se relèvent et avant que les flics arrivent. Il m’a proposé
une place à bord pour peu que je trimballe des trucs, que j’intimide
des gens à la demande, que je m’interpose si on essayait de nous
piquer ce qui nous appartenait. En tant qu’ex-détenu, je ne pouvais
pas espérer mieux. Alors j’ai signé. Et cinq ans plus tard je suis
toujours là. C’est ici mon whānau, maintenant.
Jenna repensa au soir où elle-même avait « signé. » Enfin, le
peu de souvenirs qu’elle en gardait…
— Les navires recrutent exclusivement dans les bars ou quoi ?
— Tu ne crois pas si bien dire, répondit-il en considérant ses
œufs brouillés, qui avaient eu le temps de refroidir. J’ai jamais su
cuisiner… Je vais bazarder tout ça et voir s’il me reste du chocolat,
planqué dans ma cabine.
Il alla jeter le contenu de son assiette dans le vide-ordures.
— Tu viens ?
— Je croyais que tu allais me poser des questions, s’étonna la
jeune fille.
— Le capitaine m’a demandé de te parler, je t’ai parlé. Ou j’ai
parlé tout seul.
En se déplaçant dans le carré il obstrua momentanément la
source de lumière.
— T’es pas la seule à avoir un passé trouble, tu sais. Il y a peut-
être des choses dont tu n’es pas fière. Ici, tu n’es pas la seule dans
ce cas. De nos jours, je me contrôle mieux – beaucoup mieux –,
mais pas complètement. Il peut m’arriver de perdre mon sang-froid.
Les autres le savent, ils comprennent, ils sont indulgents avec moi.
Par contre, ce qu’on ne comprend pas, on ne peut pas le prévoir.
Alors si tu veux qu’on te comprenne, il va falloir que tu parles à
quelqu’un. Moi ou un autre. Moi, je t’écouterai. Je ne sais pas ce que
tu as fait, mais je suis mal placé pour te juger et maintenant, tu le
sais.
Il s’éloigna dans la coursive. Jenna écouta décroître le bruit de
son pas pesant.
INTERSTATION PUNDAMILIA

La lumière verte s’alluma au-dessus du sas. Drift fit pivoter la


manette et tira. La petite coursive d’amarrage apparut. Il se retourna
vers ses équipiers en s’accotant au sas et leur décocha son habituel
sourire nonchalant.
— C’est bon, tout le monde sait quoi acheter ?
— Pourquoi on ne s’approvisionne pas dans une station
officielle ? demanda Jenna à Apirana.
— Parce qu’elles sont toutes sur des planètes contrôlées par
l’État, répondit Drift à sa place.
— Comme y a rien d’utile pour personne dans ce coin de la
galaxie, compléta le Māori, y a pas non plus de planètes sous
contrôle de l’État. Pour aller sur Vieille Terre, faudrait qu’on fasse un
grand tour ; et on n’a pas le temps.
Kuai poussa un soupir de lassitude exaspérée. On ne pouvait
pas vraiment lui en vouloir. Les interstations, monstruosités
métalliques assemblées tant bien que mal par des grossistes
entreprenants pour répondre à la demande dans les secteurs non
colonisés, se trouvaient toutes en Zone spatiale internationale ;
théoriquement, elles ne dépendaient donc d’aucun État. En pratique,
cela signifiait que c’était le propriétaire qui y faisait régner sa loi à
l’aide de sa garde privée, si bien que les notions de respect des
normes et de contrôle qualité y relevaient plus du mythe que de la
réalité. Quand on voulait des pièces de moteur, du carburant ou,
bien sûr, de l’air, ça pouvait poser problème. Avec les négociants
véreux des mondes sous contrôle étatique, on jouissait d’une sorte
de protection juridique : les clients mécontents pouvaient menacer
de les dénoncer, et éventuellement les faire condamner, après coup.
Pas avec les marchands des interstations. Là, si par malheur le
client grugé s’avérait être un mafieux ou assimilé, le négociant
indélicat n’avait plus qu’à sortir dans le vide sans combi ; c’était plus
rapide et plus simple. En fait, le mieux était de parler haut en roulant
des mécaniques, d’exhiber son artillerie et de vérifier deux fois tout
ce qu’on achetait. À défaut, on repérait les clients qui pouvaient se le
permettre et on s’adressait aux mêmes marchands, qui devaient
bien être honnêtes une partie du temps.
— On y va, décréta Drift en consultant son chronome. On n’a
pas vraiment le temps de flâner, et si on veut respirer jusqu’à
destination il faut qu’on se trouve de l’O2 quelque part. Allez, allez,
pressa-t-il en indiquant le sas. On se dépêche !
Tout l’équipage s’avança sauf Jia, qui resterait monter la garde à
bord de la Keiko. Les vols de nefs étaient nettement plus courants
sur les interstations que sur les bases réglementées à l’intérieur des
systèmes solaires, où les patrouilles étaient fréquentes, comme sur
Carmella II. C’était plus prudent que de se fier aux seuls codes
d’accès sécurisés. Apirana les accompagnait, histoire
d’impressionner leurs interlocuteurs ; dans le tunnel, derrière Kuai et
Jenna, il se força à ralentir. Sinon, il risquait de piétiner ses
coéquipiers plus légers. Mais il rongeait son frein.
— Alors, tu as trouvé où on allait sur Vieille Terre ? demanda-t-il
à Jenna quand ils émergèrent sur la station proprement dite, Drift,
Rourke et Micah partant de leur côté.
— Le Centre Van Der Graaf est une espèce de palais des
congrès, mais c’est tout ce que j’ai pu trouver sur la Spinale. J’ignore
ce qui va s’y passer le jour dit.
Elle secoua la tête, agacée. Malgré son nom, le réseau
galactique se composait en fait de bases de données distinctes
mises à jour système par système, et encore, seulement à l’arrivée
de la navette transportant le dernier téléchargement en date. On ne
disposait de données ultra-récentes que pour le système où on se
trouvait ; le programme d’un palais des congrès était une donnée
trop variable et trop anecdotique pour être accessible à pareille
distance, même quand on avait de super-talents de hackeuse.
— Drôle d’endroit pour livrer de la marchandise non déclarée,
commenta Apirana en se frottant distraitement la main droite. Les
domiciles privés, les entrepôts, les bars, la face cachée d’une lune…
tout ça, on a déjà fait. Mais là, c’est une première.
De toute évidence, ça ne lui plaisait guère. Il n’avait rien contre la
nouveauté, mais préférait maîtriser la situation.
— Ça doit être… exposé à tous les regards.
— Et en plus, on est censés faire ça en plein jour, nota Jenna.
Ce qui n’est pas non plus la norme pour les cargaisons clandestines,
je suppose ?
— C’est inhabituel, acquiesça le Māori. Cela dit, une fois les
frontières franchies on a intérêt à faire comme si on n’avait rien à
cacher. Les manières furtives, ça attire les flics.
— C’est logique. Tout de même, cette histoire est peu bizarre.
On dirait que…
Elle se tut. Jusque-là, elle n’avait pas bien regardé autour d’elle.
La surprise lui coupa le souffle.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Kuai eut un reniflement moqueur et Apirana ne put retenir un
sourire.
— Toi, tu n’as jamais vu d’interstation !

À l’extérieur, ces stations étaient piquetées de lumières


clignotantes en perpétuel mouvement, pour rester repérables même
très loin des systèmes. À l’intérieur aussi, d’ailleurs, la masse de
commerçants qui tentaient par tous les moyens d’attirer la clientèle
rappelait les marchés animés, voire frénétiques, de toutes les
grandes villes sur les planètes et lunes habitées. Seule la
marchandise changeait…
Jenna contemplait, les yeux exorbités, un éventaire proposant au
vu et au su de tous des drogues parfaitement illégales… sauf ici, en
Zone spatiale internationale, loin de toute héliosphère habitée. Un
écriteau en anglais, russe, mandarin, espagnol et swahili exonérait
le vendeur de toute responsabilité au franchissement des frontières
interstellaires, mais d’après le grand panneau qui annonçait « PRIX
DE GROS », également en cinq langues, il était tout disposé à fournir
les matériaux de base aux clients prêts à tenter leur chance.
— Et c’est tout ? s’étonna Jenna. Oui, bon, d’un certain côté ça
se comprend, admit-elle.
— Certains États n’apprécient pas ce qui se passe dans les
interstations, et les ÉUAN ont tenté de les faire fermer il y a quelque
temps, l’informa Apirana, mais beaucoup de gens ont vu d’un
mauvais œil qu’ils veuillent imposer leurs lois en zone internationale.
— Ou qu’ils revendiquent de grands secteurs d’Espace
international, ajouta Kuai. La Confédération de l’Étoile rouge a
même brandi des menaces de guerre.
— Heureusement pour tout le monde, le mouvement séparatiste
des systèmes solaires libres est arrivé, ça a accaparé l’attention des
ÉUAN et toute l’affaire est tombée dans l’oubli, ajouta Apirana.
Il posa la main sur l’épaule de Jenna et la détourna de l’échoppe,
avec ses impeccables alignements de poudres, feuilles et pilules,
plus une machine mesurant le degré de pureté de la substance
qu’on voulait acheter et deux types qui n’avaient pas l’air de
plaisanter, astro en main, au cas où quelqu’un aurait l’idée de partir
sans payer.
— Allez, viens, on a à faire.
— Tu as raison.
Elle se déroba et prit les devants, feignant la hâte d’exécuter les
ordres, mais Apirana n’était pas dupe ; en général, les gens
supportaient mal le contact physique avec lui. Évidemment, après ce
que je lui ai raconté…
Ils déambulèrent dans les allées rectilignes quadrillant le marché,
à la recherche des articles dont ils avaient besoin. Tout autour d’eux,
entre échoppes et éventaires étaient tendues de grandes draperies
allant du tissu d’origine végétale au poly-u moderne qui changeait de
couleur selon la température, en passant par les étoffes
programmables à même d’afficher des logos de marques, des
signatures de gangs et ainsi de suite, selon le vœu de l’acheteur.
Sur les étals, boîtes de barres protéinées et boissons nutritives
s’entassaient à côté de petits bocaux d’authentiques épices
chinoises et de présentoirs à viandes rôties ; partout de puissants
arômes visaient à séduire le voyageur condamné durablement aux
aliments longue conservation qui formaient l’ordinaire des nefs. De
petites stalles proposaient le téléchargement immédiat des
« prochains hits » créés à l’autre bout de la galaxie ou le dernier
vidscope de New Hollywood, sur Washington Majeure…
— Les pirates sont de retour ! cria tout à coup un détaillant.
Apirana le chercha du regard et, sans surprise, découvrit un
stand d’armes, de la plus banale et la plus rudimentaire à la plus
exotique, voire carrément bizarre. Le vendeur était un imposant
Pākehā ; sa barbe de trois jours bien noire contrastait avec la pâleur
de son teint, et les proportions de sa bedaine n’avaient d’égales que
celles de son enthousiasme.
— Vous, m’sieur ! cria-t-il en faisant de grands gestes en
direction d’Apirana. On voit que vous avez l’habitude de vous battre !
Vous cherchez quelque chose ? Vous ne trouverez pas mieux d’ici à
Vieille Terre. Je peux équiper tout le navire pour deux mille dols, de
quoi stopper le capitaine Gabriel Drake en personne s’il s’en prend à
vous !
— Il est mort, Drake ! lança une voix. Il y a des années que les
Africains l’ont tué et pris le Trente-Six Degrés !
— Vous croyez ça ?
Le commerçant se retourna vers son contradicteur en imitant les
méchants des mélos chinois que Jia regardait en secret (croyait-
elle).
— Dans ce cas, qui attaque tous ces cargos dans le Système
d’Uzuri ?
— On dit que c’est Annie Eclectic ! plaça une autre voix.
— Non, Mohammed Kediye !
Apirana soupira. Des noms de pirates et autres vauriens en tout
genre, dont quelques-uns de fictifs, probablement, volaient en tous
sens. Pundamilia avait beau être à l’écart de tout, c’était la seule
escale dans cette région de la galaxie ; à ce titre, elle fourmillait de
voyageurs. Le Māori se rendit compte qu’il avait perdu ses deux
compagnons. Il poussa un grognement irrité, prit son plus bel air
furibond et se fraya un passage au milieu des badauds. Ceux qu’il
bousculait ravalaient vite leurs exclamations courroucées en voyant
sa carrure et s’écartaient devant lui comme un troupeau de moutons
devant un chien de berger.
Il retrouva Jenna dans une échoppe en forme d’alcôve bourrée
de matériel électronique et de pièces détachées. Radieuse, elle
fourrageait çà et là et examinait des composants avec ardeur ; il lui
aurait fallu au moins deux paires de bras pour en venir à bout. Elle
se tourna vers lui, deux boîtes métalliques de formes subtilement
différentes sous un bras, un fouillis de câbles sur l’épaule et, niché
au creux de sa paume gauche, un petit objet lisse et noir qu’elle lui
montra avec une fébrilité de naturaliste découvrant une nouvelle
espèce.
— Tu sais ce que c’est, ça ?
— Non…
— Un Tannheiser KK-2490 ! Un « vériteur » ! Illégal partout sauf
dans les héliosystèmes africains, et même eux vont l’interdire avant
la fin de l’année, à ce qu’on raconte !
Apirana considéra la chose. On ne voyait pas bien ce qu’elle
avait de miraculeux ; un joujou pour hacker, voilà tout. Et si Jenna se
lançait dans des explications, il était probable qu’il n’y comprendrait
rien. Au fil du temps, il avait acquis quelques rudiments de
mécanique et d’électronique – assez pour réparer les pannes
courantes de divers véhicules, et savait aussi accéder à la Spinale,
mais cette fille était d’une autre espèce… Ces gens-là vivaient dans
un monde à part régi par des flux de données et des lignes de code
longues comme le bras. Son bras à lui.
— Bien bien, commenta-t-il vaguement, avant de remarquer un
éclat particulier dans ses yeux. Et donc ?
— Tu ne comprends pas ! Il me le faut ! s’exclama Jenna en
marquant ses propos d’une légère flexion des genoux. Ce truc
bouffe les cryptages Jupiter en quelques minutes. Avec ça, on
pourrait…
— Hé !
Kuai surgit juste derrière elle.
— J’ai déniché un condensateur de secours pour le générateur
Heim. Il y a des traces de corrosion, mais…
— … tu comprends, on n’aurait plus à se préoccuper des logs
orbitaux si…
— … globalement en bon état, et comme il a fallu que je recycle
le dernier condensateur de rechange…
— … sais pas si tu te rends compte qu’avec ça, on ne risquerait
plus rien du tout et…
— … parce qu’on va tous finir collés au plafond au moment où le
propulseur primaire va…
— Hého ! Stop ! tonna Apirana.
Les deux autres se turent. D’ailleurs, le bazar aussi, dans un
rayon de plusieurs mètres autour d’eux. Certaines impressions
transcendaient la barrière des langues… Les gens se retournèrent,
mais perdirent vite tout intérêt pour eux en constatant que non, ils
n’allaient pas en venir aux mains. Apirana manipula la crédipuce
cachée dans sa poche. Drift aurait pu choisir quelqu’un d’autre pour
jouer les baby-sitters auprès de la hackeuse et du mécano !
— On reprend tout au début, ordonna-t-il. Chacun son tour et en
termes compréhensibles, merci. Le chef sera content que je vous aie
laissés dépenser une partie du pactole ? Expliquez-moi pourquoi.
C’est toi qui commences, dit-il à Kuai.
L’interpellé souligna la nécessité de disposer de pièces
détachées immédiatement accessibles, en ajoutant qu’il avait été
obligé de casser une pièce pour pouvoir faire une réparation au pied
levé ; donc, en cas de nouvelle panne du propulseur Heim, ils se
retrouveraient à flotter dans les airs faute de pesanteur artificielle.
Apirana se remémora douloureusement un redoutable atterrissage
sur Boréas III – un des pires moments de sa vie. Par la suite, Drift
avait ordonné à Jia de toujours porter des sangles antichocs pour les
entrées en atmosphère. En tout cas, cette demi-portion de mécano
défendait bien sa cause. Au moment d’approuver son achat, il vit
Jenna se tendre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?
Elle le regardait en ouvrant de grands yeux. Ou plutôt non, elle
regardait juste derrière son épaule.
Deux choses se produisirent alors. D’abord, Kuai leva la main
comme s’il était encore en classe de primaire quelque part dans la
province du Sichuan :
— Euh, Big A ?
Ensuite, quelqu’un se racla la gorge derrière lui.
— Hé, Mongrel !
DES MESURES DRACONIENNES

Apirana ne se retourna pas. C’était inutile. Il avait reconnu


l’accent. Au lieu de cela, il dit à Kuai :
— Appelle le capitaine, dépêche-toi.
Kuai prit l’air perplexe.
— Mais…
— Je ne te demande pas ton avis !
Le mécano tourna docilement les talons. Au tour de Jenna
maintenant. Ses globes oculaires semblaient vouloir sortir de leurs
orbites et elle tripotait nerveusement sa manche droite.
— Toi aussi, file, rentre au navire.
Alors seulement il se retourna et prit une longue inspiration,
histoire de bomber le torse, au cas où. Mais comprit vite que c’était
peine perdue.
Ils étaient trois. Leur combi de marque ressemblait, à première
vue, à la tenue anthracite privilégiée par les hommes d’affaires au
physique avantageux ; mais il en distingua bien les subtiles
modifications. Par exemple, l’épaisseur et le grain du tissu
trahissaient une doublure à toute épreuve, qui se rigidifiait sous un
impact de projectile ou de lame ; pas parfait, mais on échappait ainsi
aux blessures sévères, voire mortelles. De plus, les circuits de
refroidissement étaient visiblement trafiqués. S’il avait été joueur,
Apirana aurait parié qu’en plus de maintenir une température
confortable à l’intérieur de la combi, elles pouvaient injecter à
l’occupant un shoot d’adrénaline ou d’une autre molécule encore
plus volatile.
Tous trois de sexe masculin, ils avaient le teint doré des natifs du
Sud-Est asiatique. Mais les similitudes entre eux s’arrêtaient là.
Celui de droite avait un mécabras, à en juger par la forme de sa
combi et les doigts métalliques qui dépassaient de sa manche, et
des haut-parleurs sur la gorge, sans doute en remplacement du
larynx – peut-être pour impressionner ses interlocuteurs ?, juste
parce qu’il avait trop fumé ? Il avait une cigarette entre les lèvres.
L’individu de gauche, lui, avait des méca-jambes et, au lieu d’un
méca-œil comme le capitaine, un étroit viseur dans une orbite.
Apirana avait entendu dire que ces prothèses pouvaient cacher des
lasers offensifs à courte portée, mais n’y croyait pas vraiment. Il était
plus probable qu’elles augmentent le spectre visible, peut-être pour
permettre au greffé de voir dans l’infrarouge, donc de repérer les
gens à leur chaleur corporelle.
Celui du milieu semblait non prosthétisé. « Laryngo », comme le
surnommait déjà Apirana, avait le crâne clouté dans un but décoratif
et « Viseur » des cheveux noirs coiffés en arrière, mais lui exhibait
une chevelure d’un blanc immaculé, entièrement décolorée et érigée
en crêtes de part et d’autre de la tête. À part le visage et les mains,
la peau des trois nouveaux venus n’était pas visible, mais il était sûr
qu’ils avaient le corps couvert de tatouages encore plus compliqués
que les siens.
Des yakuzas.
Apirana inclina brièvement le torse et prononça en japonais,
autre langue officielle des Nations Ouest-Pacifique avec l’anglais :
— Bonjour, messieurs. Vous devez faire erreur.
— Je ne crois pas, fit l’homme du milieu en effleurant son visage
du bout des doigts.
Apirana avait tout de suite pigé que c’était le chef ; les deux
autres n’étaient que des gardes du corps ou des exécutants.
— Je sais reconnaître un Mongrel.
Les guerres de territoire entre gangs et syndicats du crime
étaient en quelque sorte la contrepartie cachée des conflits de
frontières ; ils faisaient moins de victimes, mais étaient tout aussi
violents, voire plus. Peut-être ce clan de yakuzas voulait-il s’assurer
le contrôle de Pundamilia, ou le détenait-il déjà, ou alors ces trois-là
le prenaient pour un gangster. Quoi qu’il en soit, ça pouvait très mal
finir. Il fit une nouvelle tentative :
— Ce que vous voyez là n’est pas un tatouage de gang, c’est
mon héritage. Les Māoris ne sont pas tous des Mongrels.
S’il réussissait à les occuper le temps que Kuai appelle le
capitaine, la donne pouvait s’inverser…
— Dommage pour toi, dit Crin-Blanc avec un sourire qu’Apirana
jugea de très mauvais augure.
Autant l’avouer, il n’allait pas affronter trois yakuzas au beau
milieu d’une interstation donc, puisqu’il ne pouvait pas gagner du
temps, il ne restait qu’une solution : prendre ses jambes à son…
— Big A ?
La voix de Jenna. Il tourna machinalement la tête. Elle était
toujours dans l’échoppe de composants électroniques, bien qu’il lui
ait ordonné de se mettre en sécurité. Il voulut lui crier de filer elle
aussi, mais elle lui signalait quelque chose d’un mouvement de tête.
À trois mètres, un autre yakuza immobilisait Kuai d’une clé au
cou, sans aucun effort apparent. La tête du mécano, penchée en
avant, formait un angle inconfortable et le fil de son inter pendait
négligemment entre les doigts du Japonais.
Apirana se retourna vers la jeune fille, qui avait relevé sa
manche et pianotait à présent sur le volumineux bracelet aux allures
de menottes qu’elle portait au bras droit dès qu’elle n’était plus à
bord. Il avait toujours cru que c’était une espèce de moniteur de
constantes biologiques, mais à quoi cela pouvait-il bien lui servir
dans ces circonstances ?
— Jenna, fiche le camp et vite.
— Tu ne peux pas les éliminer tous à toi tout seul, répliqua-t-elle
à mi-voix.
Le yakuza qui retenait Kuai leur sourit et les deux hommes de
main avancèrent à la périphérie de son champ de vision.
— Alors va chercher des renforts ! fit-il entre ses dents serrées.
Elle avait raison, bien sûr, mais pas question de décamper en
laissant tomber Kuai.
Jenna lui lança un bref coup d’œil. Ses doigts effleuraient
toujours des commandes sur son bracelet.
— Occupe-les encore quelques secondes.
Hein ? Que voulait-elle dire par là ? De toute façon, qu’elle ait
perdu la boule ou non, il était coincé. Or, Apirana détestait être
coincé…
Sans préambule, il se déporta, fit trois pas rapides et fonça sur
« Laryngo ». Celui-ci leva son mécabras pour l’arrêter, mais en vain.
Contre une brute prosthètisée Apirana aurait peut-être perdu au…
bras de fer, mais en l’occurrence, son poids et son élan, tous deux
considérables, jouèrent en sa faveur : il percuta de plein fouet son
adversaire et le projeta des deux mains contre « Crin-Blanc ». Les
deux Japonais s’étalèrent.
« Viseur » réagit aussitôt à la défection inattendue de son
comparse en détendant une de ses jambes métalliques, qui heurta
le Māori en pleine poitrine. Ça faisait mal – très mal, même – mais
ce dernier parvint à crocheter au vol son membre artificiel. Ensuite il
lui décocha un grand coup de poing en plein visage. Le yakuza
bascula en arrière. Ses jambes battirent dans le vide et Apirana lui
écrasa la poitrine sous sa botte. Quelque chose craqua et l’homme
exhala avec un gémissement de douleur. Puis il lui expédia une
nouvelle ruade, cette fois avec l’intention de pulvériser son œil-
viseur. Il atteignit sa cible, mais juste à ce moment-là un cri retentit
derrière lui.
Kuai luttait contre son yakuza, une petite lame rougie à la main :
son multioutil, qu’il avait dû sortir de sa poche en profitant de
l’agitation. Le Japonais saignait de la cuisse gauche, mais ça ne
semblait pas lui poser de problème majeur.
— Attention ! cria Jenna.
Apirana se retourna d’un bloc. Laryngo venait vers lui. Sur ses
poings serrés crépitait une lumière blanche aux reflets bleutés.
Merde, un digitazer. Il tenta de parer le coup, mais cette fois la
masse qui, un peu plus tôt, lui avait permis d’envoyer valser un type
comme un pilier taclant un gamin de dix ans au rugby joua contre
lui : le coup de Laryngo l’atteignit à la poitrine. Il poussa un
rugissement.
Le bras métallique du yakuza démultipliait sa force. Le coup était
suffisant pour l’expédier au tapis, mais la décharge électrique l’y
cloua. Hypnotisé par les néons du plafond, Apirana avait la
sensation d’avoir des passoires à la place des poumons et de la
gelée en guise de muscles. Il réussit tout de même à rouler sur le
côté et vit alors Jenna lancer son bracelet massif d’un air décidé.
L’objet atterrit avec fracas à deux mètres du Māori. Un voyant rouge
clignotait furieusement.
Toutes les lumières s’éteignirent.
Or, sur une interstation, une coupure de courant totale, c’était la
mort assurée. L’air n’était plus recyclé, le chauffage ne luttait plus
contre le froid de l’espace, et plus moyen de fuir en regagnant les
navires via les sas… tout le monde était condamné. Logiquement,
ce black-out souleva donc une clameur alarmée.
Apirana se releva en chancelant. Une seconde ou deux et…
L’éclairage de secours s’alluma, vacillant, moins puissant que le
circuit principal, mais suffisant. Apirana espéra que les yakuzas
avaient été déstabilisés, mais ce qu’il vit le pétrifia sur place.
Laryngo agrippait son bras mécanique, qui pendait le long de
son flanc, inerte. On sentait que s’il avait pu, il l’aurait couvert
d’injures… Malheureusement pour lui, le haut-parleur de son larynx
artificiel ne fonctionnait plus non plus. De son côté, Viseur rampait
en traînant ses jambes synthétiques derrière lui.
Ayant fait le tour de la situation, Apirana rejoignit Laryngo en
deux enjambées et lui expédia une nouvelle ruade à lui défoncer la
cage thoracique. Le yakuza décolla encore du sol, pour atterrir cette
fois dans une échoppe d’outils et de pièces détachées qui s’effondra
sur lui avec un bruit d’avalanche dans une casse auto.
Manifestement, Crin-Blanc n’aimait pas la tournure que prenaient
les événements. Il tourna les talons dès qu’il vit son compère enfoui
sous le bric-à-brac. Apirana le laissa faire, préférant s’occuper de
Kuai. Haletant, le mécano tenait toujours son outil multiusage, mais
son agresseur était visiblement parvenu aux mêmes conclusions
que son chef. Pendant ce temps-là, Viseur appelait ses petits
camarades d’une voix aussi affligée qu’affligeante. Il avait semble-t-il
perdu l’usage non seulement de ses membres inférieurs mais aussi
de la vue. Apirana n’aurait su dire si c’était dû à l’intervention de
Jenna ou à ses coups. Il posa sur la jeune fille un regard incrédule.
— Qu’est-ce qui leur arrive ?
— Une IEM haute intensité à courte portée, répondit
distraitement la hackeuse en se baissant pour ramasser son bracelet
(qui eut l’air de lui brûler les doigts). Une impulsion
électromagnétique, expliqua-t-elle en voyant sa mine perplexe. Je
me suis dit que si ces Prosthétiques ne fonctionnaient plus qu’à
moitié, tu aurais une chance de t’en débarrasser.
— Attends un peu… fit Apirana, consterné, en se pinçant l’arête
du nez. Tu veux dire que depuis tout ce temps tu te trimballes avec
une IEM comme bracelet ?
Elle s’empressa de le rassurer :
— Seulement quand je débarque, et il faut un code pour l’activer.
Bon, ne restons pas là, reprit-elle après un coup d’œil au Japonais
immobilisé, qui continuait à geindre dans sa langue natale. On s’est
assez fait remarquer comme ça.
Apirana acquiesça et jeta un coup d’œil alentour. Il avait
l’habitude d’aimanter les regards, mais cette fois, après la bagarre et
ses suites, on leur prêtait en effet une attention soutenue.
— Tu as raison. Allons retrouver le capitaine.
L’hystérie de la réaction initiale s’était calmée quand la lumière
était revenue, mais pas mal de gens se dirigeaient quand même
d’un pas décidé vers le mouillage de leur navire. Apirana, Kuai et
Jenna se fondirent dans la masse ; tout en entrant l’ID de Drift dans
son inter, le Māori continua à scruter les environs, à la recherche
d’éventuels individus de mèche avec les yakuzas.
Drift répondit dès le deuxième bip. +Big A ? Où êtes-vous ?
Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? Kuai m’a appelé ; j’ai vaguement
eu le temps de comprendre que vous aviez des ennuis, mais on a
été coupés. Je t’ai appelé ; tu ne répondais pas.+
— Je devais être en train de démolir un de nos agresseurs,
répondit Apirana, l’air sombre.
Il venait de découvrir quatre petites marques de brûlures sur le
devant de sa chemise. Il reprit un ton plus bas, juste assez fort pour
que son oreillette capte sa voix :
— Quatre yakuzas, dont deux Prosthétiques, capitaine ; ils en
avaient après moi.
+Et tu les as eus tous les quatre ?+
Drift n’essaya même pas de dissimuler son incrédulité, mais
c’était compréhensible. Après tout, à trois secondes près il se faisait
défoncer la figure par un poing métallique.
— Pas tout seul… Jenna a balancé une IEM en trafiquant je ne
sais quoi et ça a désactivé les Synthètes. Après ça les autres n’ont
plus tellement eu envie de se bagarrer.
+Hein ? Quoi ? C’est ça qui a détraqué la lumière ?+
Apirana fut surpris par l’agressivité de sa voix.
— Ouais, mais ça remarche, les groupes électrogènes ont pris le
relais et…
+Mais comment pouvait-elle en être sûre ? Toute géniale qu’elle
est, qu’est-ce qui le lui prouvait ? Dis-moi que tu as récupéré le
bidule dont elle s’est servie pour ça.+
— Euh, non, avoua Apirana en lançant un coup d’œil en coin au
bracelet, que Jenna avait remis.
+Eh bien fais-le.+
— Pas sûr que ce soit nécessaire, parce que…
+Me cago en la puta, Apirana ! Obéis ! Et rejoignez-nous en
vitesse. Si on peut franchir le sas après cette brillante initiative.+
La communication s’interrompit. Apirana considéra son inter d’un
œil noir, puis le replaça à sa ceinture. D’habitude, Drift était moins
irascible. Surtout quand il était question de Jenna, pour qui il
semblait avoir un faible.
— Il y a un problème ? interrogea la jeune fille.
— Il vaut mieux que tu me files le bracelet, fit-il tout bas, la main
tendue.
— Mais… il est à usage unique, répondit-elle, interloquée.
— Donne-le-moi quand même, OK ? le capitaine n’a pas l’air
content, montre-lui que tu ne recommenceras pas.
— Que je… Pardon ? explosa-t-elle. Mais ces salopards allaient
te… !
Elle s’interrompit, regarda autour d’elle et reprit sur un ton plus
modéré :
— Ils te voulaient du mal. Qu’est-ce que j’étais censée faire ?
Rester les bras croisés ?
— Quoi qu’il en soit, ils ont échoué. Enfin, partiellement, ajouta-t-
il en massant avec regret son formidable torse. Écoute, je te suis
super-reconnaissant, mais il faut que je récupère ton bracelet, juste
histoire de calmer le boss. On verra ça avec lui, OK ?
— Très bien.
Elle détacha son bracelet et le lui remit, mais sous ses
apparences sereines, il sentit bien qu’elle fulminait.
Ils atteignirent la coursive d’amarrage sans autre incident. En
revanche, quand Apirana composa le code, la porte refusa de
s’ouvrir. Il retenta sa chance, l’air soucieux, mais en vain.
— Merde. C’est à cause de ton IEM ?
Il vit que les sas voisins avaient le même problème, à en juger
par la réaction des gens.
— Possible, fit-elle en exhibant un tournevis surgi de nulle part.
Pousse-toi.
Il s’écarta et se posta, l’air de rien, entre Jenna et le reste de la
station, de manière à la soustraire aux regards. Il se tenait là depuis
un moment, à surveiller les allées et venues au cas où on leur
chercherait des noises, quand il vit approcher Drift, fou de rage, suivi
par Micah et Rourke. Le mercenaire poussait un chariot chargé de
réservoirs à oxygène. Le capitaine avançait à grands pas. Le Māori
ne l’avait jamais vu dans cet état.
— Si tu pouvais débloquer la porte dans la seconde ce serait pas
mal, souffla-t-il discrètement à Jenna tandis que Kuai s’approchait
d’un air inquiet pour essayer de comprendre ce qui se passait.
Elle ne répondit pas, mais il y eut un déclic et Apirana sentit que
la porte coulissait dans son dos. Toujours boudeuse, la jeune fille
revissait déjà le panneau de commande. Apirana fit face aux
nouveaux venus, qui n’étaient plus qu’à quelques mètres.
— Vous avez trouvé assez d’air ?
— Le circuit de recyclage est efficace à cent pour cent, se hâta
de commenter Kuai non sans un regard anxieux pour Drift.
— Entrez dans le sas, dit celui-ci sans les regarder.
Puis il eut un mouvement de tête impérieux et Apirana se décala,
dévoilant Jenna. Celle-ci afficha un air de défi qui s’atténua quand
elle découvrit l’expression du capitaine.
— Qu’est-ce qui t’a pris, bordel ? jeta-t-il tandis que les autres
pénétraient en file indienne dans le sas. Tu fais mumuse avec une
IEM sur une interstation, dans le vide au milieu de nulle part ? Et si
les générateurs de secours ne s’étaient pas déclenchés ? À quoi
auraient servi tes talents de hackeuse si t’avais plus eu de jus pour
tes petites manips ? Je vais te le dire, moi : on se serait retrouvés
coincés ici et on aurait raté la date limite de livraison. Et ça…
Il s’en tint là, visiblement trop emporté pour finir sa phrase. Mais
il n’était pas le seul à être en colère.
— Je ne faisais pas « mumuse », cracha la jeune hackeuse, je
défendais l’équipage !
— Si tu avais neutralisé toute l’alimentation de la station, en quoi
ça nous aurait rendu service ? Et on peut savoir pourquoi tu as
introduit une IEM sur mon navire ? D’ailleurs, où as-tu trouvé un truc
pareil ? demanda-t-il en croisant les bras.
— On ne peut pas le déclencher par accident ! répliqua Jenna.
Je l’ai fabriqué quand j’étais sur Franklin Mineure parce que c’est un
vrai nid de Synthètes là-bas, et qu’ils ont plus de métal que de bon
sens. À l’époque où j’y vivais, un tas de nanas se sont fait enlever
par un gang de Prosthétiques. C’était pour pouvoir désamorcer leurs
Extensions.
Elle croisa les bras à son tour et soutint le regard de Drift, qui ne
paraissait pas particulièrement impressionné.
— Tu l’as « fabriqué » ? Toute seule comme une grande ?
— Je ne suis pas n’importe qui, qu’est-ce que tu crois ? rétorqua-
t-elle en levant les yeux au ciel. Et je bossais dans une unité de
recherche haut de gamme. Tu ne t’imagines pas ce qu’on peut se
procurer quand on sait s’y prendre.
Drift se mordilla l’intérieur des joues, habitude qui mettait
toujours Apirana mal à l’aise. Puis, l’air résolu, il lâcha :
— Je te largue ici.
— Quoi ?
Jenna blêmit, et Apirana lui-même contint sa réaction à grand-
peine. Le boss perdait la boule ou quoi ? Il ouvrit la bouche pour
protester, mais s’aperçut alors qu’ils n’étaient plus seuls. Drift aussi,
et en se retournant d’un bloc, ils se retrouvèrent nez à nez avec
deux types en combi rouge et casque sans visière qui tenaient un
astro en diagonale contre leur poitrine.
La police privée… Chaque interstation avait ses effectifs propres,
qui se moquaient bien des altercations entre individus, mais
s’interposaient quand le sort de la station était en jeu. Quand
quelqu’un coupe le courant, par exemple, songea Apirana.
Ils ouvrirent de grands yeux en découvrant le visage du Māori et
ils firent mine de le mettre en joue, au cas où. Mes tatouages, se dit-
il. « On » leur en a fourni une description…
Deux explosions fracassantes retentirent ; le visage des deux
hommes explosa en répandant une pluie de sang et d’os. Apirana fit
volte-face. Drift rengainait déjà ses pistolets fumants.
— Tout le monde à bord, lança le capitaine. Vite !
Il attrapa Jenna par le bras et l’entraîna dans la coursive.
— Toi aussi ! File !
— Mais… tu viens de dire que…
— Je voulais voir ta réaction.
Drift attendit qu’Apirana soit dans le sas puis plaqua sa paume
contre le bouton de fermeture. La porte se referma. Il logea une balle
dans le panneau de commande à l’intérieur du sas.
— Je voulais provoquer une petite discussion entre nous deux,
mais ça n’est plus d’actualité.
— Tu les as tués ! proféra Jenna en se dégageant.
— Oui.
Sans autre forme de procès, il s’éloigna à grandes enjambées
vers le mouillage de la Keiko.
— Bienvenue dans le vaste monde. En apprenant que tu as failli
signer l’arrêt de mort de la station, qu’est-ce qu’ils auraient fait de toi
et de Big A, à ton avis ? Si tu veux rester ici le temps de le savoir, ne
te gêne pas pour moi ; sinon, magne-toi le train parce qu’ils ne vont
pas tarder à bidouiller un truc pour détruire le rafiot avant qu’on
puisse faire le saut.
Apirana s’élança à petites foulées malgré la douleur qui lui
taraudait la cage thoracique ; il ne put s’empêcher de remarquer que
Jenna courait plus vite que lui. Cette mission a déjà deux morts sur
la conscience, songea-t-il.
PROFESSION : GÉNIE

Ils avaient amarré la Keiko dans un parking autour de Mars et


pris le Jonas pour descendre sur terre.
Jia avait dû calculer un saut d’urgence avant que les flics de
l’interstation ne dépêchent à leurs trousses leur flottille de
chasseurs, ce qui les avait fait dévier de leur trajectoire – pas
beaucoup, mais leur timing était si serré que le temps de rectifier ils
s’étaient mis en retard. Drift avait râlé, mais on n’y pouvait rien. Le
Système Premier étant le plus fréquenté de la galaxie, le risque de
collision était trop élevé pour que les nefs aient recours à la poussée
d’Alcubierre dans l’orbite de Mars. Et puis bien sûr, il valait mieux
rester discrets. Mais justement parce que ça grouillait de vaisseaux,
même si l’endroit était mal choisi pour croiser quand on était
poursuivi, c’était quand même là qu’on avait le plus de chances de
passer inaperçu.
Le Système Premier était le seul où aucun État n’avait la haute
main sur l’espace interplanétaire. Si on n’avait pas développé la
technologie nécessaire pour coloniser d’autres systèmes, ça n’aurait
sans doute pas duré longtemps… Puis la perspective de disposer
d’une galaxie entière de matières premières en tout genre avait
entraîné des forages glaciaires controversés dans les anneaux de
Saturne. Le satellite Europe avait alors été interdit d’accès et on
avait déclaré « zone protégée » la totalité du Système Premier au
titre de l’Héritage de l’Humanité. Cette région de l’espace était
désormais traitée à l’image de l’Antarctique quelques siècles plus
tôt.
À vrai dire, si Drift avait les nerfs à vif ce n’était pas seulement à
cause du contretemps, même s’il sentait l’étau de Kelsier se
resserrer autour de son cou. Non, si sa réserve de whisky avait
drastiquement diminué, c’était à cause de ces dernières minutes sur
Pundamilia. Car ce qu’il avait dit à Jenna était vrai : si ces flics
avaient découvert qu’elle avait balancé une IEM, elle aurait été tuée
et Apirana avec (plus le reste de l’équipage, pour faire bonne
mesure). Sur les interstations, ils étaient les seuls représentants de
l’ordre. Il avait abattu ces deux gardes de manière préventive, mais
en vertu du même principe, aucun gouvernement n’y aurait vu un
délit. Et de toute façon, Ichabod Drift avait toujours eu une
interprétation assez personnelle de la loi… Non, ce n’était pas là ce
qui le tarabustait.
Évidemment, il avait déjà tué des gens ; on n’opérait pas dans la
clandestinité sans se jeter de temps en temps dans la mêlée, et si
on y jouissait d’une telle longévité c’est qu’en général, on en sortait
vainqueur. À l’époque où il était connu sous un autre nom, il aurait
résolu les problèmes en tirant le premier. Mais maintenant…
En fait, si ça se trouvait, personne n’avait compris ce qu’avait fait
Jenna. C’était une possibilité. Des jeunes femmes qui se baladaient
avec un engin à IEM, on n’en rencontrait pas tous les jours. Dans ce
genre de « malentendu », il tentait le plus souvent de s’en sortir sans
violence. Mais pour ça il fallait du temps, un luxe dont, en
l’occurrence, Ichabod Drift ne disposait pas.
De plus, les menaces de Kelsier changeaient la donne. Drift
taisait la vérité à son équipage, mais au moins, il avait l’honnêteté de
se l’avouer. Deux miliciens d’interstation abattus sans réelle
nécessité, juste histoire de cacher son passé, c’était un prix qu’il
était prêt à payer ; mais pas de gaieté de cœur. C’était la faute de
Kelsier et de ses petites manipulations, et il lui en voulait
amèrement.
— Personne ne nous a suivis. Pourquoi ? s’étonna Jenna depuis
sa place, face à l’écran principal que l’orbe bleu-vert de Vieille Terre
envahissait peu à peu.
L’ambiance était encore un peu tendue entre eux, mais après
avoir vu Drift tirer sur les supplétifs de Pundamilia, elle semblait enfin
comprendre à quel point il prenait cette mission au sérieux. Elle
n’avait pas émis de protestations depuis qu’il avait placé l’IEM sous
clé dans sa cabine à lui. Il avait eu envie d’exiger qu’elle lui remette
tout le matériel en sa possession, pour s’assurer qu’elle ne planquait
pas d’autre engin potentiellement désastreux, mais mieux valait
rester en bons termes avec elle ; il avait besoin de ses
compétences. Cela dit, une fois qu’ils auraient livré les caissons il
faudrait qu’ils aient une petite conversation et qu’ils se mettent
d’accord sur les règles de base à respecter à bord de son vaisseau.
En attendant, depuis leur départ précipité de l’interstation, Drift
avait passé le plus clair de son temps à recoller les pots cassés –
quand il n’était pas trop occupé à maudire Nicolas Kelsier ou à
éluder les questions d’Apirana et de Rourke sur sa mauvaise
humeur. Tamara, notamment, lui trouvait la gâchette un peu trop
facile ; elle-même n’était pas contre, mais ce n’était pas dans le
caractère du capitaine, selon elle. Il lui avait fourni des explications,
cependant il n’était pas certain d’avoir su la convaincre.
— Les plans de vol ne sont pas supervisés par une autorité
unique, répondit-il à Jenna. Donc, les contrôleurs ne s’intéressent à
toi que si tu pénètres dans leur petit bout d’espace. Si tu es rapide,
tu peux retourner ça à ton avantage. Au fait, comment on s’appelle
officiellement, en ce moment ?
— L’Erathirea, l’informa-t-elle après avoir revérifié la fausse ID
temporaire de la Keiko sur un de ses écrans. Qu’est-ce que c’est
que ce nom, d’ailleurs ?
— Aucune idée, avoua Drift. Du grec, ou un truc comme ça.
Aucune importance. Tiens-toi prête à changer d’ID à mon signal,
c’est tout.
— Non, à mon signal, rectifia Jia.
Elle avait coiffé sa « casquette de pilote », comme disait Drift,
une antiquité en cuir usé qui se prolongeait sur chaque oreille par
des rabats doublés de fourrure synthétique, pour l’heure attachés
sur le dessus de sa tête par un bouton métallique. Un jour, il lui avait
demandé sa raison d’être, puisque la cabine de pilotage était
climatisée : elle avait répondu que c’était un « truc de pilote » et qu’il
ne pouvait pas comprendre. Comme elle la mettait seulement avant
les manœuvres délicates, et qu’elle s’était mise dans une rage folle
contre son frère la fois où il l’avait cachée, Drift en avait conclu que
c’était un porte-bonheur, mais qu’elle avait honte de l’avouer.
— Au signal de Jia, se reprit-il docilement.
Mieux valait ne pas la contredire quand elle se mettait en mode
pilote mégalo… Mais il se tourna vers Jenna et, l’index pointé sur sa
propre poitrine, articula en silence À MON signal à MOI. La jeune fille
soupira, les yeux au plafond, mais acquiesça. À ce moment-là,
Tamara Rourke apparut sur le seuil.
— Tu as choisi un point d’entrée ?
— Le pôle Nord me plaît bien, fit-il en tapotant son écran. On
descend dans une zone pas surveillée de trop près, on survole en
rase-mottes la mer du Nord entre la Norvège et la Grande-Bretagne
et on fonce droit sur Amsterdam. En plus, les conditions météo sont
bonnes. Enfin, autant qu’on pouvait l’espérer, corrigea-t-il.
— Je suis censée faire du rase-mottes au-dessus de la mer sur
mille cinq cents kilomètres ? protesta Jia.
— Oui, pourquoi ? Tu ne t’en sens pas capable ?
— J’ai pas dit ça ! Seulement, c’est pas évident de rester tout ce
temps sous le radar. La côte norvégienne, c’est tout un tas de
vallées où la mer rentre, non ?
Drift ne cacha pas sa perplexité.
— Les fjords ? proposa Jenna.
— Ouais, c’est ça, confirma Jia. On y sera plus difficilement
repérables. Ensuite, une fois dans l’espace aérien europien on pique
une autre ID, au cas où, et on oblique vers l’intérieur des terres.
C’est ça ?
— Je ne sais pas si on aura le temps, fit tout bas Drift avec un
coup anxieux d’œil au chronome. On peut choisir l’approche rapide
au-dessus de la mer depuis le pôle Nord parce qu’il n’y a pas
beaucoup de trafic aérien dans ce sens-là. Mais au-dessus des
terres, ils ont sûrement imposé des limitations de vitesse aux vols
réguliers. Si on les dépasse, on risque d’attirer l’attention.
— Ouais, mais si on rencontre une vague scélérate pendant que
je vole au ras de la flotte sur 1 500 bornes à la vitesse du son, et
même plus… on est foutus, compléta-t-elle, faute d’expression plus
pertinente.
— Bien noté, répondit Drift, un peu sèchement peut-être, en
consultant à nouveau le chronome. Atmo dans combien de temps ?
— Si tu m’avais dit à l’avance que tu voulais éviter la lune, on
aurait eu plus de marge, rétorqua-t-elle sans quitter des yeux son
écran.
— Sur la lune il y a des capteurs partout. Je pensais que tu t’en
souviendrais.
— Évidemment ! Mais comme tu n’as rien dit et qu’on était déjà
sur la trajectoire calculée…
— On ne va pas non plus se jeter la tête la première dans la plus
proche étoile. C’est une mission secrète, bordel ! Tu aurais quand
même pu te douter que…
— Stop ! Combien de temps ? hurla Rourke.
Un silence. Puis :
— Quatre-vingt-dix minutes environ, répondit Jia.
Son ton était maîtrisé, mais on la sentait piquée au vif.
— Ça fait un peu juste, commenta Rourke, qui consulta le
chronome par-dessus l’épaule de Drift. Ça nous laisse quoi comme
créneau ?
— Mais on n’a pas de créneau, justement. Il faut qu’on calcule
notre coup pour être pile à l’heure.
— Sinon ? lui souffla-t-elle à l’oreille sans s’énerver.
Il perçut très bien le non-dit : Ton employeur va le prendre mal ?
Qu’est-ce qu’on risque ?
— Sinon on fiche le camp, murmura-t-il. Et on se planque.
— Tu aimes toujours autant vivre en père peinard, je vois, railla
Rourke. Bon, je vais dire à Big A et Micah de s’équiper au cas où le
comité d’accueil poserait problème.
— Bonne idée.
Ils se retrouvaient souvent sur la corde raide, à guetter ainsi les
pièges éventuels, mais sans être agressifs au point de provoquer
l’affrontement. Par chance, Rourke, Micah et Apirana savaient
garder la tête froide, pas le genre à tirer les premiers – sauf si la
situation l’exigeait.
— On en sait plus sur ce palais des congrès ? demanda-t-il à
Jenna.
— Apparemment, il y a une conférence, un truc scientifique, dit-
elle en fronçant les sourcils. Tu « livres » dans ce genre d’endroits,
d’habitude ?
— Non, mais il y a une première à tout, plaisanta-t-il.
Pourtant, il ne pouvait se défaire d’un mauvais pressentiment. Le
raisonnement de Kelsier se tenait : quand on faisait des deals
secrets avec un État, on n’avait évidemment pas accès à ses
moyens de transport officiels. Mais le lieu était quand même trop
exposé, trop public pour déposer une cargaison dont on ne
connaissait pas la nature.
— Bon, les filles, on se réveille maintenant. On entre en zone
douanière extérieure, mais ils ne peuvent pas interpeller tout le
monde, il y a trop de passage. Mais pas question de risquer une
inspection à bord ; donc, si on se fait repérer, va falloir utiliser à fond
et dare-dare vos talents de pilotage et de hack.
— Arrête de me dire comment faire mon boulot, tu veux ? contra
Jia en s’assouplissant les doigts. Concentre-toi sur la radio.
Pendant l’heure qui suivit, Drift prit une véritable leçon de
relativité : il lui semblait que le Jonas se traînait, alors que les
chiffres défilaient à toute allure sur le chronome de bord – même les
secondes lui paraissaient trop courtes. Par pure paranoïa, il
compara avec le sien et les trouva malheureusement synchrones.
De nouvelles lumières ne cessaient de surgir autour d’eux – les feux
de signalisation de nefs d’abord rares et éloignées, puis de plus en
plus nombreuses et rapprochées. Malgré son immensité, la zone
spatiale de Vieille Terre était la plaque tournante de l’humanité et, à
ce titre, constamment embouteillée.
— On reçoit une demande de vérification, annonça Jenna.
Aïe. À son arrivée, elle avait en partie réécrit le code de leur ID
de couverture, et la manip avait bien fonctionné lors de leur dernière
mission de contrebande à bord du Jonas – mais c’était dans un petit
système solaire au milieu de nulle part, et non au centre de la
civilisation galactique comme cette fois…
Silence tendu pendant plusieurs secondes, puis Jenna poussa
un soupir de soulagement qui fit voleter quelques fines mèches de
cheveux sur son front.
— On a le feu vert.
Drift souffla à son tour.
— Parfait. Donc, ils nous croient sur parole, en quelque sorte…
— … les crétins, plaça distraitement Jia.
— … et il ne nous reste plus qu’à leur paraître totalement
inintéressants, acheva Drift.
— Tu es sûr que tu veux toujours entrer par le Pôle ? reprit Jia
sans le regarder. On a le temps ?
Drift consulta une fois de plus le chronome et ce qu’il vit ne lui
plut guère.
— Non, mais que faire d’autre ? Si on se pointe dans l’atmo au-
dessus de l’Europie on sera aussitôt dans le collimateur de la
volante ; il faut se faufiler en douce dans un autre espace aérien
pour que la douane nous croie déjà repérés.
— Et pour le patrouilleur qui vient de nous sonder, on fait quoi ?
Tout à coup, les doigts de Jia se mirent à courir sur ses curseurs
à une vitesse telle que Drift n’arrivait plus à suivre.
— Coordonnées ! cria-t-elle.
Il détacha ses yeux du panneau de commande et se concentra
sur son propre écran, dont il transféra l’image à Jia.
— 111° à tribord, élévation 42.
— Youhou, roucoula-t-elle.
Drift dressa l’oreille. Il avait déjà entendu ce ton-là. En général, il
n’annonçait rien de bon.
— Euh, Jia ? On peut savoir ce que tu… ?
— Trouve-moi un système orageux au-dessus de l’Europie,
coupa-t-elle, toujours sans se retourner. Plus il sera violent, mieux ce
sera.
— Pardon ?
— Fais ce que je te dis !
— OK, OK.
Drift avait appris à ses dépens que de toute façon, une fois
lancée, Jia n’en faisait qu’à sa tête. Si on voulait avoir une chance
de survivre, la meilleure chose à faire était de lui donner les infos
qu’elle demandait.
— Eh bien… La côte française essuie justement un gros grain.
Il lui fit à nouveau passer les infos et vit sa fameuse casquette se
rapprocher de son écran tandis qu’elle en prenait connaissance.
— Ça fera l’affaire. Accrochez-vous.
Drift agrippa instinctivement son tableau de bord tout en sachant
que grâce à la gravité artificielle produite par le générateur Heim, il
ne serait pas ballotté en tous sens. Ça ne l’empêcha pas d’éprouver
une sensation désagréable au creux de l’estomac quand, sur un
geste de Jia, le ciel se mit à tournoyer derrière la baie d’observation
du cockpit.
— Qu’est-ce que… ?
— Hé ! cria Jenna. Y a un navire, là !
— Je sais ! répondit Jia sur le même ton alors qu’un gros cargo
apparaissait – beaucoup, beaucoup trop près. C’est justement lui
que je vise !
— Pourquoi on lui colle aux fesses ? hurla Drift, incapable de se
maîtriser plus longtemps.
Il distinguait à l’œil nu toutes les bosses, toutes les éraflures de
la coque, ainsi que les traces noires laissées par d’innombrables
entrées en atmosphère.
— Parce que j’ai bien observé ses vecteurs, expliqua Jia sur un
ton empreint d’autosatisfaction, et qu’il est sur le point de faire… ça !
Les fusées du cargo crachèrent des flammes et il piqua du nez
vers la planète qui – au moins de leur point de vue – se trouvait sous
leurs pieds. Jia exécuta simultanément la même manœuvre dans le
sillage de leur volumineux voisin.
— Tu vas y rentrer comme ça, tout de suite ? fit Drift, incrédule,
en attachant ses sangles.
— Planqués contre ce pángrándàwù, on passera inaperçus du
patrouilleur, expliqua-t-elle, très à l’aise, comme si elle pouvait
effectuer les yeux fermés ce genre de manœuvre improvisée. Et si
on lui colle carrément au train, on sera même indétectables depuis le
sol. Quel débile rentrerait dans l’atmo en surfant sur le sillage d’un
cargo, hein ?
Un sourire féroce dévoila l’éclat de ses dents très blanches. Drift
poussa un gémissement désespéré, puis activa son inter.
— Attachez vos ceintures, les enfants, Jia nous fait entrer plus
tôt que prévu. Et je vous préviens, elle a complètement perdu la
boule.
— J’ai entendu ce que t’as dit, Drift !
— Mais j’espère bien !
Jenna était encore plus pâle que d’habitude. Le capitaine la
regarda en faisant mine de se trancher la gorge.
— Coupe toute diffusion d’ID dès qu’on sera dans la zone de
black-out. De toute façon, s’ils nous voient tenter cette ruse de
casse-cou, ils sauront tout de suite qu’on a quelque chose à cacher,
alors autant faire le silence radio, feindre de s’être évaporés.
Puis il songea que s’il lui confiait une tâche à exécuter, la
hackeuse aurait moins le loisir de penser aux futures dingueries de
Jia :
— Pendant ce temps, cherche la fameuse base de données du
trafic aéroportuaire et vois si tu peux nous dégotter un créneau
peinard pour redécoller de ce caillou.
— Oui chef, dit-elle d’une voix mal assurée.
Elle se concentra quelques secondes sur son écran puis :
— Silence radio.
— Parfait.
Pour une fois, la bulle d’air ionisé entourant la navette et qui
bloquait toutes les transmissions jouait en leur faveur.
— Puisque tu ne tiens aucun compte de mes ordres, dis-moi au
moins que tu as un plan, reprit-il à l’intention de Jia.
— J’ai toujours un plan, non ?
— Non. C’est bien pour ça que je m’inquiète.
— Si je te le révèle, tu vas t’inquiéter encore plus.
Jia se détourna de sa baie d’observation le temps de lui faire un
grand sourire.
— Ne me regarde pas moi, regarde le cargo, bon sang ! brailla
Drift en gesticulant furieusement.
Elle émit de petits bruits désapprobateurs, mais finit par
obtempérer. La coque du mastodonte vibrait, juste devant le nez du
Jonas. La danse des deux vaisseaux se poursuivit pendant deux
minutes interminables : Jia opérait sans cesse de subtiles
corrections de trajectoire afin de rester le plus près possible sans se
faire happer par la turbulence de son sillage en surchauffe ni risquer
la collision en bonne et due forme.
— Fin du silence radio, indiqua Jenna.
Elle quitta un instant son écran des yeux, mais y revint très vite
en voyant à quel point ils étaient proches de leur jumeau de
circonstance. Elle entonna la mélopée qui accompagnait – sans
doute inconsciemment – ses phases de concentration intenses :
— Bon, alors, où est-elle, cette base de données, voyons…
— Fais gaffe à ne pas révéler notre position, intervint Jia, sinon
c’est pas la peine que je fasse des acrobaties.
— Sans blague ? C’est peut-être pour ça que je suis en train de
créer trois proxies via des fournisseurs d’accès différents ? rétorqua
Jenna, vexée. Est-ce que je te dis comment piloter des milliers de
tonnes de métal, moi ? Non, alors ne viens pas m’apprendre à faire
mon boulot, OK ?
En guise de réponse, Jia se contenta d’un petit grognement,
mais l’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de la hackeuse, Drift
l’aurait juré.
— Bon, c’est parti.
Jenna se concentra, puis son visage s’éclaira.
— Ah, te voilà ! Hého, tu vas pas me faire ce coup-là hein ? Ah,
c’est gênant ça !
— Si tu dois penser tout haut, autant nous expliquer ce que tu
fabriques ! lança Drift, irrité.
Il détestait se sentir impuissant et pour l’heure, il était coincé
entre deux pros compétentes, mais franchement caractérielles.
Exaspérant.
— Leurs protocoles de sécurité sont choquants, s’apitoya Jenna.
À peine fonctionnels, renchérit-elle en lançant un regard au
capitaine. Déjà au lycée j’aurais pu les hacker… Mais si ça se trouve
je ne vais même pas être obligée de…
Elle tapota sur son clavier, attendit quelques secondes en
tambourinant des doigts (mais pas sur les touches), et sourit enfin
en entendant un signal sonore.
— Aha ! J’ai un écho à mon ping.
— Ce qui veut dire ?
Si ça continuait, il allait devoir placarder ANGLAIS ET ESPAGNOL
SEULEMENT dans la cabine de pilotage.
— Que j’ai trouvé une connexion non sécurisée ; je n’ai plus qu’à
m’y glisser et ça va les paumer encore plus s’ils tentent de me
localiser, acheva-t-elle avec un petit rire. Cela dit, je ne sais pas qui
est ce type, mais je n’aimerais pas être à sa place quand ils finiront
par le retrouver. Bon, ça y est, je suis dans la base. Mais y a des
milliers d’ID là-dedans, toutes immatriculées. On peut se faire passer
pour n’importe lequel de ces rafiots le temps de repartir… du
moment que le vrai ne décolle pas en même temps.
— Pas mal, fit Jia d’un ton qui suggérait le contraire.
— Faudrait déjà que tu réussisses à te poser, ironisa Jenna.
— Ça, ma petite, conclut Jia d’un air maussade tandis que Drift
se prenait la tête à deux mains, tu vas le regretter.
LES CAVALIERS DE L’ORAGE

— Combien de temps tu vas lui filer le train ? s’enquit Drift en


faisant des efforts pour dissimuler son agitation.
Il fallait le reconnaître : Jia était très forte ; ils n’avaient pas
percuté le cargo, et ne s’étaient pas non plus fait absorber par son
sillage incandescent. Mais il se demandait combien de temps il allait
tenir le coup sans craquer tant le danger était proche.
— Qu’est-ce qui se passera s’ils se déclarent suivis ? renchérit
Jenna.
— Tu vois des hublots à l’arrière ? persifla Jia. On est trop près
pour être détectés par leurs instruments de bord, et ce qui est sûr,
c’est qu’ils ne peuvent pas nous voir. Pour répondre à ta question,
Drift : plus très longtemps, ces gars-là ne vont pas dans la bonne
direction, pour nous.
Drift vérifia les coordonnées du Jonas sur son écran, puis reporta
son attention sur la baie. L’horizon s’élargissait (ou se restreignait ?)
et s’aplatissait à chaque instant ; on distinguait de plus en plus de
détails à la surface. Il poussa un soupir.
— On va descendre en plein au-dessus de l’Europie, hein ?
— D’une certaine manière, oui, reconnut Jia, qui lança un regard
à Jenna. Toujours en silence radio ?
— Zéro émission.
— Parfait, reprit la pilote avec un hochement de tête décidé.
Elle activa l’intercom en souriant au capitaine.
— Votre attention s’il vous plaît. Ici votre géniale pilote. Nous
allons traverser une zone de turbulences. Il ne vous reste plus qu’à
espérer que mon bon à rien de frère fera exactement ce que je lui
dis pile au moment où il faut, sinon on s’écrase et bye-bye tout le
monde.
Elle coupa la communication, éteignit l’éclairage du cockpit,
marmonna quelques mots en mandarin et bascula d’un coup le
gouvernail vers tribord, à l’instant où Drift se découvrait des
convictions religieuses.
Ils furent aussitôt aspirés par la turbulence du cargo, qui se mit à
secouer le Jonas comme une feuille chahutée par le vent. Jia tenait
le manche à balai tellement serré que ses doigts blanchirent, mais
réussit à redresser le petit vaisseau et à le remettre sur une
trajectoire d’approche un peu moins mouvementée. Elle scruta ses
écrans de visée.
— On entre dans la troposphère.
— Et on se matérialise d’un coup dans le ciel, constata
amèrement Drift. Bon sang, qu’est-ce qui t’a pris, Jia ? On va se
faire intercepter, c’est sûr !
— Pas si nous-mêmes on est incapables de s’arrêter, répliqua
Jia, énigmatique.
Elle ralluma l’intercom et débita une série d’instructions en
mandarin, si vite que Drift ne put saisir que quelques bribes. En
revanche, il perçut très bien en retour les doutes de Kuai, puis la
dimension emphatique de la réponse de sa sœur. Il se repassa
mentalement ce qu’il venait d’entendre, isola « stop », « arrête »,
puis le silence total se fit.
— Est-ce que c’était… ?
— … les moteurs ? compléta Jenna, affolée.
Le rugissement régulier des propulseurs – relativement
économiques et presque toujours fiables – du Jonas avait cessé.
Dans le cockpit, blindé pour résister à l’entrée en atmosphère, on
n’entendait même pas le chuintement de l’air. Il n’y avait plus que le
patchwork de champs, forêts, montagnes et villes d’Europie qui,
sous le nez de l’appareil, envahissait silencieusement la baie
d’observation.
Puis se profila devant eux, en contrebas, la masse de l’orage,
une hideuse contusion gris violacé qui malmenait l’Atlantique. Et
n’allait pas demeurer longtemps devant eux. Ni en contrebas.
— Jia ! s’exclama Drift. Par tous les dieux que tu voudras, si tu
ne me dis pas immédiatement ce que tu fabriques, je te jure que je
te colle une balle dans la tête et que je prends le manche.
Il n’y croyait pas lui-même, mais bon.
— Si on veut être à l’heure à ton rendez-vous, on n’a pas le
temps de passer par le pôle, répondit-elle en procédant à quelques
réglages.
Comme tout appareil atmosphérique, le Jonas était équipé de
volets sustentateurs permettant de contrôler son altitude et son
inclinaison, mais comment Jia pouvait-elle espérer manœuvrer en
douceur sa carlingue au nez émoussé et réussir à la poser ?
— Pas moyen de descendre sans se faire repérer ; il faut surgir
au tout dernier moment. Maintenant, on passe pour un bout de
ferraille ou… je ne sais pas, un rafiot en panne de propulseurs, au
pire. L’idée est de foncer droit dans un gros orage en espérant que
ça dérègle au maximum leurs instruments – le hùndùn total. Au
moment d’y entrer… hop ! On disparaît, termina-t-elle en claquant
des doigts.
— Parce qu’on se crashe et qu’on est foutus ! hurla Jenna,
paniquée.
— Seulement si mon frère ne rallume pas les moteurs à la
seconde où je lui dis de le faire, dit sèchement Jia. Pour le moment,
on ne transmet strictement rien, on n’émet pas de particules. Qui
soupçonnerait un pilote de couper les moteurs et de foncer en plein
dans un système orageux ?
— Personne de sensé, en tout cas, rouspéta Drift.
— Ensuite, quand ça commence à barder, on relance les
moteurs juste pour compenser la vitesse acquise, on chute comme
une pierre, puis on rallume tout, expliqua Jia sans s’émouvoir, même
si on voyait bien que ses leviers de commande lui donnaient du fil à
retordre. On émet une autre ID, on remonte la côte direction
Amsterdam et là, on se fait passer pour un vol intérieur qui vient de
décoller. Hop ! On paraît tout à fait à notre place dans l’espace
aérien europien. Pendant ce temps-là, ceux qui nous ont repérés et
pris pour un morceau d’épave attendent toujours qu’on s’écrase au
sol en tuant tout un tas de gens.
Rayonnante, elle conclut avec un petit sourire :
— Bon sang, je suis géniale.
— Non, tu es folle ! contra Drift en revérifiant ses sangles
anticrash.
— Mettons follement géniale alors. Ah, voilà le vent. Accrochez-
vous !
Ils encaissèrent les premières rafales ; malmené par ce nouveau
type de turbulence, le Jonas fut bringuebalé en tous sens. Jia se mit
à chuchoter. Drift crut d’abord qu’elle jurait tout bas, mais la litanie se
poursuivit et, finalement, il comprit qu’elle récitait un compte à
rebours en mandarin. Au-dessous d’eux, mais aussi à côté et, à
présent, au-dessus, de longues phalanges nuageuses se
refermaient sur le Jonas, masquant le monde derrière leur masse
grise. Les premières gouttes de pluie s’abattirent sur les hublots : ils
traversaient l’averse à une telle vitesse que l’eau ruisselait vers le
haut des vitres.
— Ça y est, on est prêts ? s’enquit nerveusement le capitaine en
consultant une nouvelle fois ses instruments.
Il espérait que les Chang n’allaient pas se chamailler dans un
moment aussi critique, mais n’en était pas si sûr.
— Sān, èr, yī… souffla Jia.
Elle réactiva l’inter.
— C’est parti !
Elle appuya sur un bouton qui n’avait l’air de rien et, dehors, un
flamboiement projeta sur les hublots des ombres nouvelles,
étranges ; Drift se sentit empoigné par une main de géant invisible
qui cherchait à l’arracher à son siège pour le catapulter dans le nez
de l’appareil. Un objet non amarré traversa le cockpit à grand bruit
en roulant sur lui-même pour aller heurter le rebord d’une console –
clang ! Le capitaine eut l’impression de retenir par la seule force de
sa volonté le sang qui voulait à tout prix fuir les veines de son
visage.
— Et meeeeeeeerr…
— Kuai ! lança Jia en positionnant son index vacillant sur le
même commutateur. Cǐ shí !
Un silence angoissant, puis le grondement tant espéré du
propulseur principal se réverbéra dans la coque et l’immense
pression vers l’avant décrut. Drift vit sur ses écrans de contrôle que
leur vitesse diminuait. Mais leur altitude aussi, malheureusement…
— Jia ?
— On y est presque.
Dans l’obscurité due aux nuages qui régnait dans la cabine, les
diodes bleues et rouges du panneau de commande produisaient un
curieux effet en se reflétant sur son visage. Jia actionna un
commutateur et une batterie de rétrofusées s’éteignit. Le Jonah se
mit à danser tout en poursuivant sa chute libre – ce qui n’avait pas
échappé à Drift.
— Jia !
— Et… on y va !
Hilare, elle coupa les rétrofusées restantes et augmenta la
puissance du réacteur principal. Cette fois, Drift fut aplati contre son
dossier, mais ce n’était rien à côté de la secousse qu’il avait
encaissée quelques instants plus tôt. Le Jonas se redressa
progressivement et adopta un cap qui lui aurait permis de se poser
en douceur s’il ne s’était pas trouvé au cœur d’un orage qui le
chahutait par le travers.
— Jenna ! aboya Jia en rallumant la lumière dans le cockpit.
Trouve-nous une ID, vite !
— Déjà fait, en attente, dit la hackeuse.
Elle avait le teint verdâtre, mais n’avait ni vomi ni perdu
conscience, ce qui aurait été embêtant.
— On s’appelle maintenant Pari risqué.
— Ça ne me rappelle rien, remarqua Drift en fronçant les
sourcils.
— Je viens de l’inventer. Ça m’a paru tout indiqué.
Au-dessus d’eux, à tribord, des lumières intermittentes révélèrent
la présence d’un vaisseau de secours faisant route en toute hâte
vers la trajectoire précédente du Jonas. Jia se retourna vers Drift,
l’air toute contente. On aurait dit un trader venant de réussir un gros
coup.
— Vous avez vu ? Je suis forte, hein ?
LE TEMPS PRESSE

Le Jonas filait vers le nord-est en collant d’assez près au littoral


de la Manche, côté continent. Le couloir aérien était délimité par des
balises flottantes clignotantes – rouge pour bâbord, vert pour
tribord – qui transmettaient leurs coordonnées aux appareils qui s’y
engageaient. Le revers de la médaille était que ces bouées
surveillaient en permanence le trafic aérien entrant et sortant ;
heureusement qu’ils avaient une hackeuse capable de jongler avec
les ID.
— Pourquoi ça va si lentement ? demanda Jenna en regardant
par les hublots avant.
Ils avaient tous détaché leurs sangles maintenant que la
descente était finie. Grâce aux stabilisateurs du navire et aux
interventions de Jia, le vent n’était plus qu’un désagrément mineur,
même si, la propulsion Heim étant désactivée, l’équipage subissait
pleinement l’effet de la gravité planétaire. Sur leur droite, la côte
française était matérialisée par une succession rapide de ports,
de grues, de gratte-ciel fouettés par la pluie et même, de temps à
autre, un bout de plage ou de marécage vierge de toute
construction.
— Ça va plus vite que sur le reste du continent, l’informa Drift.
C’est paradoxal, mais la circulation aérienne s’est beaucoup ralentie
sur Vieille Terre : il y a tellement de nefs et autres qu’on se gêne
mutuellement. Dans les couloirs aériens on peut se lâcher, dans une
certaine mesure, mais à côté de Carmella I et II, où la plupart des
gens sont trop fauchés pour s’offrir un navire… Si on veut aller vite
on est obligé de s’en tenir aux itinéraires balisés sinon, quand on
coupe par l’intérieur des terres, il faut respecter la vitesse autorisée.
— Ou pas, plaça Jia.
— Au risque de se faire arraisonner par les Gardiens de l’Ordre ?
Ce serait bête de réduire à néant le bénéfice de tes acrobaties
aériennes, non ?
— Pff, tu parles, jamais ils ne nous rattraperaient, s’esclaffa la
pilote. Mais non, rassure-toi, je plaisante, ajouta-t-elle en voyant
l’expression du capitaine.
— Je n’en suis pas si sûr. On va être ric-rac, reprit-il après un
coup d’œil au chronome. Je n’aurais jamais cru dire un jour un truc
pareil, mais va le plus vite possible.
En se levant de son siège, il feignit de ne pas voir le grand
sourire qui s’affichait sur le visage de Jia, ou plutôt sur son reflet
dans le hublot avant. Il lui lança son inter.
— Où vas-tu ?
— Jeter un œil à la cargaison et à nos intrépides guerriers, fit-il
en faisant rouler sa tête sur ses épaules pour assouplir ses muscles
soumis à rude épreuve. Reste aux aguets jusqu’à mon retour.
En réalité, Rourke avait déjà dû faire le nécessaire, mais il avait
des fourmis dans les jambes, comme toujours en fin de mission
moyennement légale. En effet, le voyant entrer dans la soute, son
associée leva une demi-seconde les yeux du chargeur qu’elle
manipulait et lâcha :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— On peut savoir à quoi joue Jia ? s’énerva Micah. Big A a failli
me vomir dessus !
— N’importe quoi ! protesta le colosse en se donnant une tape
sur le ventre. Faut plus qu’un peu de roulis pour perturber le puku
d’un Māori.
— Je t’avais prévenu qu’elle était dingue, répondit Drift avec
douceur. La cargaison n’a rien, j’espère ? demanda-t-il en inspectant
les environs.
— Les aimants ont tenu, confirma Rourke. On va être à l’heure ?
— Pas tout à fait. Mais on n’y peut rien, sauf prier pour que Jia
mette la gomme sans qu’on se fasse prendre. À mon avis, on est
tranquilles jusqu’au moment d’ouvrir ces portes. S’il y a un truc pas
réglo, c’est à ce moment-là qu’on le saura.
— Les caissons sont balèzes, commenta Micah en décochant un
coup de pied au plus proche comme pour appuyer ses dires. Sans
doute à l’épreuve des balles. Ils veulent peut-être ouvrir et nous
dégommer à bout portant, sachant que le contenu n’en souffrira
pas ?
— Possible, acquiesça Rourke. Mais ça m’étonnerait qu’on se
retrouve nez à nez avec des types armés en plein parking du palais
des congrès.
— Et dans ce cas, pourquoi nous avoir versé une avance de cent
mille dolls ? intervint Apirana. On aurait très bien pu tout dépenser,
ils n’auraient rien récupéré !
— Dans ce cas, on aurait acheté des trucs, fit remarquer Drift.
Quand tu dois faire Carmella-Vieille Terre dans un délai aussi court,
tu n’as pas trop le loisir de tout flamber en whisky et en filles. Et puis,
s’ils ont l’intention de nous éliminer, ils prendront le Jonas. Ensuite,
ils trouveront les codes d’accès de la Keiko. Toujours ça de gagné.
Donc, l’idée pouvait quand même être de faire trimballer leur came
par des tiers et de rafler la mise à l’arrivée.
— Peut-être, mais les armes, je n’y crois pas trop, dit Rourke.
Pas dans un palais des congrès, à Amsterdam, et en plein jour.
— On a vu plus bizarre, dit Drift.
— Par exemple ?
— Eh bien, par exemple, tu as couché avec un type à moustache
dénommé Draper, je crois ?
— La ferme, conseilla Rourke en insérant ostensiblement le
chargeur amovible dans son fusil.
Elle se tourna vers Micah, qui affichait un sourire amusé :
— Toi aussi.
— Mais j’ai rien dit !
— Manquerait plus que ça. Retourne dans la cabine écouter la
radio, Ducon, lança-t-elle à Drift.
— Bien, madame.
Drift s’inclina très bas de manière à cacher son sourire. Avant de
s’éloigner, il eut le temps d’entendre la grosse voix d’Apirana
s’élever à nouveau :
— C’est qui ce Dr… ?
— La ferme !
Au lieu de regagner le cockpit, le capitaine fit un crochet par la
poupe pour aller passer la tête dans la salle des machines où,
comme souvent, Kuai s’absorbait dans la contemplation de son
lecteur holo. Au début, Drift l’avait cru sagement plongé dans l’étude
de ses manuels techniques, mais un jour, il avait regardé par-dessus
son épaule… Il y avait en effet des machines dans ses lectures,
mais le sujet principal était plutôt les femmes nues qui s’y
prélassaient en prenant des poses suggestives.
— Tout est en ordre ? s’enquit-il par habitude.
Il savait que dans le cas contraire, Kuai aurait été occupé à
réparer : il connaissait trop bien la tendance de sa sœur à maltraiter
les moteurs. Jamais il n’en aurait négligé l’entretien, de la même
manière qu’il veillait à la bonne marche de la ventilation parce qu’il
tenait à respirer.
— Aucun problème, répondit-il. Qu’est-ce que mon idiote de
sœur a encore fait ?
— Tu me croiras si tu veux, mais cette fois, elle a pris une
excellente initiative.
Kuai émit une onomatopée incrédule et retourna à son écran en
secouant la tête.
— Un jour, elle va tous nous tuer, tu sais.
— Dans ce cas, qu’est-ce que tu fais encore là ? fit Drift en
s’adossant à la paroi. Tu es un bon mécano, Kuai. Ta sœur est peut-
être, comme tu sembles le penser, une casse-cou irresponsable,
mais toi, tu pourrais bosser pour un armateur respectable, faire la
fierté de tes parents.
Ce serait dommage de te perdre, mais Jia serait moins
imprudente si tu n’étais pas là pour lui servir de souffre-douleur,
ajouta-t-il pour lui-même in petto.
— Tu as de la famille, Drift ? s’enquit Kuai en relevant les yeux
sur le capitaine.
— Pas à ma connaissance.
— S’il arrivait quelque chose à Jia mes parents en mourraient.
Alors dans la mesure du possible, je l’empêche de s’attirer trop
d’ennuis.
— Y a du boulot, ironisa Drift.
Comme par un fait exprès, juste à ce moment-là le navire
s’inclina et le bruit des moteurs s’accentua.
— Bon, apparemment il faut que j’y retourne.
— Amuse-toi bien, fit Kuai en se replongeant déjà dans sa
lecture.
Drift regagna à petites foulées la cabine de pilotage. Dehors, les
nuages avaient laissé place à un horizon ensoleillé.
— On est sortis de l’orage ?
Jenna lui lança son inter, qu’il replaça dans son oreille droite.
— Oui, mais il y a toujours beaucoup de vent, rapporta Jia. On
devrait arriver à Amsterdam par temps clair, si j’en crois la carte
météo. Je pousse les moteurs à fond, mais ça va quand même être
très, très juste.
Drift reprit sa place devant son écran et balaya les fréquences
pour voir s’ils s’étaient fait repérer. Plus ils approchaient de leur
destination, plus il s’inquiétait de la suite. Il y avait dans ces caissons
des choses que Kelsier ne pouvait pas livrer lui-même… S’il avait
simplement eu en tête de leur piquer leur navire, ils ne seraient
jamais ressortis de la soute du Gewitterwolke. Et s’il avait juste voulu
se venger de Drift parce que celui-ci avait disparu à l’époque,
l’Homme qui rit aurait fait gagner du temps à tout le monde en
appuyant sur la détente sur Carmella II. Personne n’aurait moufté.
D’un autre côté…
Plus jeune, Drift aurait pris ces doutes pour de la paranoïa. Mais
par les temps qui couraient il avait tendance à écouter son intuition
jusqu’au bout, sans toujours s’y fier. Ses interlocuteurs habituels
n’étaient fiables que par intermittence ; il fallait savoir choisir le bon
moment…
En même temps, il est quasi certain que tu trimballes un truc
susceptible de t’attirer de gros ennuis si tu te fais choper, se dit-il.
Donc, même si Kelsier n’a pas l’intention de te doubler, ça peut
quand même mal tourner. Pourtant, il ne captait rien de suspect sur
les fréquences d’alerte ; même le navire de secours qui les avait
cherchés en urgence dans les mâchoires de l’orage semblait
renoncer. En tout état de cause, le Pari risqué était désormais un
banal avion de ligne parmi d’autres dans le Couloir littoral
continental.
Ce qui ne l’empêcherait pas de laisser son inter allumé et de
continuer à balayer les fréquences jusqu’à l’arrivée à Amsterdam.
— On vient de survoler Rotterdam ! finit par annoncer Jia.
Drift consulta le chronome et fit la grimace.
— Il nous reste une minute.
— Alors on va être en retard. On arrive à la sortie
« Amsterdam », mais faut encore traverser toute la ville. Gare, je
freine ! fit-elle dans l’inter.
Les rétrofusées crachèrent des flammes et le Jonas bifurqua
pour sortir du couloir aérien côtier. Drift dut encore se raccrocher à
sa console pour ne pas être éjecté de son siège par la décélération.
Il ravala un commentaire désobligeant – la pilote avait certes
prévenu, mais avec une seconde d’avance – puis se tourna vers
Jenna. Elle avait dû prévoir le coup, car elle avait rebouclé ses
sangles. Ou alors, elle se méfiait encore plus que lui du style de Jia.
— Tu vois quelque chose d’anormal sur les canaux que tu
captes ?
Les voix qui lui parvenaient via l’inter se résumaient aux
échanges habituels, ni plus débiles ni plus désespérés que le reste
du temps. Rien ne semblait s’appliquer à leur apparition dans le ciel
d’Amsterdam. Il y avait un incendie quelque part et des camions de
pompiers répondaient à l’appel. Ailleurs c’était un accident de
véhicule terrestre (un mort) ou un cambriolage dans un quartier dont
il ne se serait pas risqué à prononcer le nom… Heureusement que
l’anglais l’avait emporté comme langue officielle de l’EuroComplexe.
Il avait essayé d’apprendre le néerlandais avec Micah, une fois, pour
tromper l’ennui lors d’une traversée d’une semaine, mais la langue
lui avait paru impénétrable. Ou alors, son « professeur » n’était pas
doué…
— Non, rien, fit Jenna en pianotant. Le congrès en question ne
fait pas les gros titres apparemment, pas de renforcement de la
présence policière… Ça devrait aller.
— Il ne faut jamais dire ça.
— Je n’ai pas dit « Tout ira bien » !
— Même, insista-t-il. Sur ce rafiot, on ne dit jamais « Ça devrait
aller ». Ça porte malheur, OK ?
— Et dire que tu te moques de ma casquette de pilote…
Il fit la sourde oreille et retourna à son terminal. Dans un angle
de l’écran, le chronome avança d’une minute ; il semblait regarder le
capitaine d’un air accusateur. Drift avait envie de crier à Jia d’allumer
les réacteurs à post-combustion sans plus se préoccuper des
couloirs aériens, mais ça n’aurait fait qu’entraîner une réaction
immédiate des autorités et les mystérieux correspondants de Kelsier
se seraient certainement évanouis dans la nature, même si le Jonas
réussissait à se poser avant d’être interpellé.
Une alerte se mit à clignoter sur son écran. Soucieux, il l’afficha :
une nouvelle transmission, surgie de nulle part, mais pas audio ; ça
ressemblait plutôt aux signaux faibles de la Spinale (qu’ils captaient
depuis que, sortis du couloir côtier, ils survolaient des zones
habitées), mais en plus puissant. Vu le timing, il ne pouvait prendre
aucun risque.
— Jenna, tu captes ce truc ?
— Quoi ?
Comme elle le regardait sans comprendre, il lui envoya l’image.
Elle l’examina, l’air sérieux, en rangeant machinalement derrière son
oreille les mèches blondes qui lui retombaient sur le visage.
— Bizarre… Donne-moi une minute.
— Tu as cinq secondes, lança Jia. On n’est plus qu’à quelques
centaines de mètres.
Le Jonas fit une embardée et elle jura : sans doute un invisible
fâcheux avait-il osé se trouver sur son chemin.
— Ce sont des données brutes, annonça enfin Jenna. Cryptées.
— Source ? demanda Drift en inspectant les hublots.
Rien n’avait changé, mais son instinct lui criait de se méfier.
— Toute proche. Quelques… pâtés de maisons…
Drift la fixa, la bouche sèche. Elle était visiblement parvenue à la
même conclusion que lui.
— Merde !
— Hé ! Quelqu’un répond ! reprit-elle en tapotant son clavier. Ça
émet dans les deux sens maintenant.
— Mais la source ? insista Drift avant de se précipiter au côté de
la hackeuse comme s’il avait une chance de comprendre ce qu’elle
observait sur son écran. Allez, petite, dis-nous au moins dans quelle
direction ficher le camp…
Elle le regarda. Sur son visage se lisaient de l’hésitation et une
inquiétude croissante.
— La cargaison.
Un goût amer dans la bouche, le capitaine resta un instant
immobile, le temps d’envisager la situation sous tous les angles, puis
dégaina son arme et aboya :
— Jia ! Garde le cap, mais surveille le ciel et tiens-toi prête à
remettre les gaz. Jenna, avec moi !
La hackeuse dégrafa ses sangles, récupéra son infopad sur la
console et emboîta le pas à Drift qui s’élançait vers la soute. Ils
dépassèrent le carré au pas de charge et dévalèrent les marches
menant à l’espace où trônaient les quatre caissons, sous le regard
perplexe et de plus en plus alarmé de Rourke, Micah et Apirana.
— Quel est le problème ? s’enquit Tamara en saisissant son
arme.
— Il y a eu un signal dehors, et aussitôt une réponse en
provenance d’ici, expliqua Drift, l’air sombre en lorgnant les
caissons.
— Ici ? Tu veux dire dans… ?
— Oui. Dans la soute. Donc, à moins que l’un d’entre vous n’ait
activé un émetteur pour je ne sais quelle raison…
Tous trois secouèrent la tête.
— Ça change tout, murmura Rourke. Bien sûr, ça pourrait être
un détail que ton commanditaire a juste oublié de mentionner…
— C’est possible… Qu’en penses-tu, toi ?
— Je ne suis pas née de la dernière pluie.
— Pas plus que moi. Big Apirana, les outils.
— Tu veux ouvrir les caissons ?
En trois grandes enjambées, le Māori alla tirer d’un meuble de
rangement une torche à plasma et des lunettes de soudeur qu’il lui
lança. Drift les attrapa au vol et mit les lunettes en place sur ses
yeux.
— Je vais me gêner. Tu prends l’autre bout.
Il alluma le chalumeau et régla la flamme de manière qu’elle
forme une fine lame bleue bien tranchante qu’il appliqua sans tarder
au plus proche caisson. Le métal vira au rouge vif sous la formidable
chaleur de l’instrument, que le capitaine promena tout le long du
flanc.
— Jia ! appela Rourke dans son dos. Combien de temps ?
+Tu veux qu’on se fasse remarquer en pilant net ? Non ? Alors
une minute tout au plus. Qu’est-ce que vous fabriquez là-dessous ?+
— Je t’expliquerai, répondit Rourke, l’air absent. Ichabod ?
Drift acheva son circuit autour du caisson luisant et appliqua sa
botte dans un angle pour soulever le couvercle, qui tomba à grand
bruit sur le sol. Il se pencha pour regarder dedans, indifférent à la
chaleur intense, et découvrit un tas d’objets sombres, de forme
complexe.
— De la ferraille ?
Surpris, il en saisit un, qui avait pu faire partie du circuit
d’échappement d’un quelconque véhicule, puis le reposa.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Camouflage, affirma Rourke. Regarde dessous.
— Ici aussi, que de la ferraille ! s’écria Apirana. Qu’est-ce que
c’est que cette histoire ?
— Ouvre le dernier ! lui intima Rourke tandis que Drift s’attaquait
au troisième.
Quand il eut fini, il fit sauter le couvercle et… se retrouva face à
un cylindre métallique fuselé qu’une série de fils électriques et de
voyants clignotants reliaient à un petit écran, lui-même couplé à un
émetteur numérique. Il occupait presque toute la longueur du
caisson ; dans le sens de la largeur, il était aussi volumineux
qu’Apirana. Drift ne voyait pas du tout ce que ça pouvait être.
Mais on entendit tout à coup un merde ! retentissant. Le
hurlement – car c’en était un – émanait de Tamara Rourke. Drift
sentit son cœur s’emballer. Il l’avait déjà vue en colère, déçue,
découragée, déterminée ou songeuse (et, à l’occasion, s’était même
cru capable de faire la différence), mais jamais terrorisée.
Elle pointa un index tremblotant vers le caisson.
— C’est une bombe atomique !
— Hein ?
— Une bombe, je te dis ! répéta-t-elle en rivant sur lui ses yeux
écarquillés.
— Mais…
Impossible. Il y avait erreur.
— Comment tu peux en être sûre ?
— Y a une bombe atomique dans la soute ! On va pas perdre du
temps à pinailler ! lui hurla-t-elle à la figure.
— Elle émet, intervint Jenna, très pâle, en relevant les yeux de
son infopad. Ça veut dire qu’elle a reçu un message.
— Et qu’elle est en train de s’amorcer, compléta Drift, lugubre.
Il en avait le vertige. À quoi jouait Kelsier ? Était-ce un test pour
savoir s’il obéissait bien, quelles que soient les instructions ? Non, il
est exactement l’heure à laquelle on était censés livrer. On n’était
donc pas censés savoir. Mais pourquoi un ex-agent europien
voudrait-il introduire une ogive active au cœur d’une ville
europienne… ?
Ou alors, il s’est bel et bien fait virer. Bon sang, oui, c’est ça ! Ils
l’ont viré pour corruption, et c’est sa façon de se venger, à ce
salopard ! On était condamnés dès le début.
— Micah ! cria-t-il en regardant désespérément autour de lui.
Largage !
S’ils pouvaient désactiver les grappins magnétiques des
caissons et ouvrir la trappe sous leurs pieds, peut-être auraient-ils
encore le temps de…
— Pas question ! s’exclama le mercenaire.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— C’est Amsterdam ! Pas question de larguer une bombe sur
mon pays !
L’espace d’une fraction de seconde, le capitaine eut envie de
l’abattre sur place et d’ouvrir la trappe lui-même. Mais s’il manquait
son coup, Micah pouvait riposter. Et il avait un gilet pare-balles, lui.
De plus, tout bien considéré, il avait raison. On n’est plus au bon
vieux temps. Il activa son inter.
— Jia ! Cap sur la mer du Nord, pleins gaz, vite !
+Hein ? Quoi ? Mais…+
— Fais ce que je dis ! On a une bombe à bord, amorcée ! Il faut
qu’on la balance à la flotte, même si tu dois pour ça…
Une manœuvre lui coupa la parole. Le Jonas fit une embardée
en se couchant sur le côté. Tous s’étalèrent au sol et glissèrent vers
la cloison côté proue : la pilote venait de mettre à feu les réacteurs
qui servaient normalement à s’arracher à la gravité quand ils
quittaient une planète.
+Le mot « amorcée » m’avait suffi, capitaine !+
Il poussa une exclamation. Une des torches à plasma
(heureusement éteinte) qui avait elle aussi glissé sur le sol de la
soute, lui rebondit en plein visage. Il se protégea d’une main mais se
cogna la joue au moment où le cylindre métallique l’atteignait.
Pendant ce temps, vu que Jia avait omis de couper l’inter, ils eurent
droit à une bordée de jurons en mandarin, sans doute adressés aux
pilotes des appareils croisant dans les parages.
+Cao ni ! Cao ni ma gué bi ! Ni zui le, ne te ma dé ! Liou co
shoué deu biao-tzé hah hoe-tzé deu eur-tzé…+
— Cap sur le pôle Nord ! À fond jusqu’à nouvel ordre ! lui cria
Drift en essayant de se relever malgré l’accélération.
Il ne fallait surtout pas qu’elle allume les rétrofusées dès qu’ils
seraient au-dessus de la mer, sinon ils seraient tous projetés à
l’autre bout de la soute… avec les caissons détachés. Il se redressa,
s’approcha d’un des caissons… et fut brutalement déporté : Jia avait
de nouveau incliné le navire.
+Arrête ! J’ai des trucs à faire ici, espèce de bái chī !+
Drift stoppa la course de Jenna, qui allait le heurter de plein
fouet, la repoussa et s’élança vers les caissons. Il agrippa le rebord
du premier, qui avait eu le temps de refroidir, et frappa un des
mécanismes désactivant les grappins magnétiques sur celui qui
contenait la bombe – il y en avait un à chaque coin. Une vibration
retentit, un voyant vert s’éteignit. Rourke déboula de l’autre côté et,
contrôlant à peine ses mouvements, s’abattit sur le deuxième
interrupteur en même temps qu’elle touchait terre.
+On survole la mer ! Vas-y, balance-la !+
Drift gagna tant bien que mal le troisième coin et répéta la
manœuvre. Là encore, le voyant vert s’éteignit. Un instant plus tard il
entendait Tamara déconnecter le quatrième et dernier grappin.
— Dégagez ! rugit Apirana.
Il avait pu se rapprocher des commandes de la trappe, qui
n’avait encore jamais servi à larguer une bombe. Il attendait, prêt à
passer à l’action. Drift fit deux pas mal assurés, bondit… Derrière lui,
la trappe s’ouvrit d’un coup.
Aussitôt le vent hurla à ses oreilles, assourdissant, et le navire
tout entier frémit ; l’aérodynamisme n’étant plus assuré, des rafales
de vent et d’écume s’engouffrèrent dans la soute. L’odeur de la mer
assaillit ses narines, saline, sauvage, puissante et évocatrice. Il se
rendit compte que, depuis une éternité, il respirait exclusivement de
l’air filtré et recyclé cent fois de suite.
Mais il avait des préoccupations plus urgentes. Le caisson était
passé par la trappe ; il disparut bientôt dans la masse bleu-vert qui
défilait à toute allure sous l’appareil. Drift fit signe à Apirana de
refermer. Le Māori s’exécuta et le Jonas reprit aussitôt de l’altitude
dans un rugissement de moteurs et de vérins hydrauliques qui ne
réussissait pas à couvrir celui du vent. Le capitaine reprit son inter :
— Jia, c’est bon, on l’a larguée ! On peut se tirer !
+J’essaie, figure-toi ! Ah, au fait…+ commença-t-elle tandis que
le bruit des moteurs montait encore d’un cran.
Drift s’attendit au pire…
+… si ça t’intéresse, on a de la compagnie.+
— Comment ça ?
Il se releva et se dirigea vers l’échelle. Dès qu’il eut posé le pied
sur la première marche il entendit un bruit de bottes derrière lui.
Jenna l’avait suivi.
+Ouais, il semblerait que la manœuvre n’ait pas plu à tout le
monde. Des chasseurs europiens ont décollé en urgence. Ils
cherchent à nous intercepter.+
Aïe. Il y avait peu de chances pour qu’un avion de combat
jouisse d’une puissance suffisante pour rattraper un vaisseau
capable de se libérer de l’attraction terrestre, mais il était toujours
dangereux de se faire repérer.
— Sème-les !
+Ça aussi c’est en cours.+
Il ne lui fallut que quelques secondes pour atteindre la cabine de
pilotage et se laisser tomber dans son siège. Il afficha les
fréquences radio captées, chercha une éventuelle transmission
concernant le Jonas…
Tout à coup, derrière eux, tout devint blanc.
MUTINERIE

L’explosion d’une bombe thermonucléaire dans la mer du Nord


eut bien évidemment des conséquences désastreuses, la plus
visible étant une gigantesque gerbe d’eau qui engloutit les avions de
chasse lancés à la poursuite du Jonas et fit jaillir un cri d’alarme sur
la totalité des fréquences radio. Ensuite, tous les appareils qui
passaient par là prirent le large sans se soucier de la réglementation
aérienne, si bien que la fuite du Jonas vers le nord toutes tuyères
hurlantes passa complètement inaperçue. Jenna leur avait encore
trouvé une autre identité en partant du principe que pendant
quelques secondes, tout le monde aurait autre chose à faire ; ce fut
donc le Sillage de Tamsin qui changea subitement de cap pour aller
survoler la Grande-Bretagne et se poser enfin à Birmingham pour
refaire le plein.
Contre toute attente, ils s’en étaient tirés indemnes, ce que Drift
considérait comme un petit miracle en soi. Ça n’en rendait que plus
énervant le fait qu’un membre de son propre équipage le tenait en
joue.
— Écoute, Tamara… commença-t-il en s’efforçant de maîtriser
sa voix.
Jia venait à peine de réduire la vitesse, et le hurlement des
moteurs n’avait pas fini de décroître que Drift s’était trouvé nez à nez
avec le canon du pistolet miniature que son associée réussissait à
planquer n’importe où (même dans ses sous-vêtements, une fois).
— Je n’écouterai rien du tout, coupa-t-elle, à part tes
explications.
Son ton était calme, mais ses yeux luisaient comme deux éclats
de glace noire.
— Tu crois vraiment que c’est le moment ?
Ce n’était pas seulement pour changer de sujet – ils étaient
toujours sur le sol europien, une arrestation restait possible. Il risqua
un regard vers les autres. Si Jenna semblait sous le choc,
l’expression de Jia était moins facile à interpréter. Mais ni l’une ni
l’autre ne faisait mine de sauter sur Rourke pour la désarmer. On ne
pouvait pas leur en vouloir… Ni l’une ni l’autre ne savait se battre,
tandis que Tamara était capable de neutraliser à mains nues un
individu deux fois plus costaud qu’elle.
— Jia, dit cette dernière sans tourner la tête, prends l’inter et dis
aux garçons de nous rejoindre dans la cabine.
— On va être un peu serrés. Apirana n’est pas exactement un
petit gabarit. Tu ne préfères pas le carré ? Par ailleurs, si tu butes le
capitaine et que la balle passe à travers, ça risque moins
d’endommager un truc indispensable.
— Je te remercie, commenta Drift avec amertume.
Jia se borna à hausser les épaules. Il voyait par le hublot derrière
elle de gigantesques tankers aller et venir sur le tarmac en se
traînant comme des escargots, et d’énormes tuyaux abreuver de
carburant autant de réservoirs affamés.
— Elle n’a pas tort, concéda Rourke. Lève-toi.
— Pour aller dans un endroit où tu seras mieux pour me tirer
dessus ? Non merci.
— Ichabod, reprit-elle doucement, ça fait combien de temps
qu’on bosse ensemble, huit ans ? J’espère vraiment, mais vraiment,
que tu vas nous expliquer pourquoi tu as accepté une mission qui a
failli raser une ville entière ; mais je ne te laisserai pas le loisir
d’inventer une de tes fables. Alors direction le carré, où tu vas me
donner une bonne raison de rengainer, et éventuellement de
m’excuser. Si tu essaies encore de gagner du temps, je te descends
et je fiche le camp, avant qu’on se fasse repérer.
— Euh… on ne peut pas, avança timidement Jenna. Sur la
Spinale et à la radio, ils disent que le ciel est fermé.
Rourke fronça les sourcils, mais, au grand dam de Drift, ni son
arme ni son regard ne vacillèrent.
— Comment ça ?
— Personne ne sort de l’atmo hors fenêtre de lancement
programmée, expliqua Jenna, le cœur lourd. Et pas seulement en
Europie. Tous les États s’y sont mis. Le coup de la bombe
thermonucléaire surprise en mer du Nord, ça les a rendus un peu
nerveux. Ils ont cru à un attentat des Systèmes Libres.
— Merde, lâcha Drift – et il était sincère.
L’espace d’une fraction de seconde, il lut de l’indécision sur les
traits de Rourke, mais elle céda promptement la place à son
habituelle détermination. Une expression qu’il connaissait bien, et
qui, en général, n’annonçait rien de bon pour la personne qu’elle
tenait en joue.
— Debout, Ichabod. Tout doux, hein. Je ne te crois pas assez
bête pour m’attaquer, mais tu n’as peut-être plus rien à perdre…
Alors on y va, tu nous dois des explications.
Plus grand-chose à perdre, en effet… songea-t-il. Il préféra
obtempérer. Il sentait la corde se resserrer autour de son cou.
Depuis presque vingt ans qu’il cherchait à éviter ce moment, il avait
fini par ne plus y croire ; mais en fait, il avait vécu en sursis. Dire que
la confrontation allait se produire à l’occasion d’une mutinerie ! Cette
ironie du sort l’aurait presque fait sourire. L’idée l’effleura de sauter
sur Rourke pendant que Jia allumait l’inter pour appeler Micah,
Apirana et Kuai, mais il se ravisa. Il était face au même dilemme
qu’avec l’Homme qui rit : une mort certaine et instantanée, ou une
chance de jouer le jeu dans l’espoir de s’en sortir. En comptant sur
sa bonne étoile. Même si, cette fois, la chance ne semblait pas
vraiment au rendez-vous.
Il s’était un peu attendu à ce que le trajet lent et pénible jusqu’au
carré, le canon sur la tempe et les trois femmes sur les talons, soit
un interminable calvaire. Au contraire, ce fut fini en un clin d’œil et il
n’eut pas le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire à ses coéquipiers.
Ses amis.
En quelque sorte.
En général, pour s’adresser à eux il s’appuyait nonchalamment
contre le comptoir entre cuisine et salle à manger. D’instinct, il alla
occuper sa place habituelle, mais cette fois-ci sans nonchalance, car
au lieu de rester sur le seuil comme à son habitude, Tamara Rourke
se planta au centre de la pièce et lui braqua son pistolet en pleine
face. En débarquant à leur tour, Micah, Kuai et Apirana stoppèrent
net devant ce spectacle.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda le Māori, désarçonné.
— Cette mission pue depuis le début, lâcha Rourke. On le sait
tous. Motus sur la cargaison, motus sur l’employeur, un capitaine à
cran qui sent le whisky et ne voit pas d’inconvénient à buter deux
flics d’interstation au lieu de les embrouiller avec son baratin
habituel… On t’a laissé le bénéfice du doute parce que malgré tout,
jusqu’ici on n’a jamais eu à se plaindre de toi. Mais là-dessus tout
nous pète à la figure, et je ne suis sûrement pas la seule à me
demander dans quel pétrin tu nous as mis, cette fois.
À sa grande surprise, Drift sentit la moutarde lui monter au nez et
c’était presque de l’indignation vertueuse.
— Tu le savais ! Ne fais pas l’innocente ! Tu savais que je
connaissais le commanditaire et tu as laissé faire !
— Parce que je te faisais confiance !
— Ah bon ? Tu étais au courant, Rourke ? dit Apirana.
Drift eut un moment d’inquiétude en voyant le regard du Māori se
durcir et sa mâchoire se contracter. Big A avait toujours été d’une
loyauté inébranlable envers lui, mais quand il avait le sentiment
qu’on avait trahi sa confiance, il était capable de tout. Super, j’en ai
deux qui m’en veulent, maintenant.
— Ichabod, reprit Rourke avec fermeté. Quelqu’un s’est servi de
nous, et je ne laisserai pas passer ça. En fait, ce quelqu’un va le
payer de sa vie – je préférerais que ce soit le commanditaire, mais si
tu refuses de me donner son nom, alors ce sera toi.
Drift parcourut la pièce du regard. Il ne pouvait compter sur
aucune aide. Son équipage avait été soudé par la force des choses,
et par une camaraderie qu’il avait encouragée, une mentalité du
« tous ensemble, seuls contre la galaxie » qui avait trouvé un terreau
fertile chez ces individus en rupture avec leur passé. Il avait du mal à
croire qu’ils se retournent ainsi contre lui. Puis il comprit qu’en cet
instant, il ne faisait plus partie du « tous ensemble ».
— On se demande qui tu es vraiment, Tamara, lâcha-t-il enfin. Tu
sais reconnaître une bombe atomique au premier coup d’œil. Ce
n’est pas donné à tout le monde.
— Tu ne réussiras pas à retourner la situation à ton avantage.
Pourtant, elle leur cachait quelque chose, il l’aurait juré.
— Quels autres mystérieux talents as-tu ? insista-t-il, bien décidé
à explorer cette voie. Si ça se trouve, on a frôlé la mort plein de fois
parce que tu as négligé de nous prévenir alors que tu savais…
— SON NOM ! JE VEUX SON NOM ! rugit Rourke.
Ce fut Jenna qui lui répondit.
— Nicolas Kelsier.
Drift battit des paupières, estomaqué. Puis, comme tous les
autres, il se tourna vers la jeune hackeuse.
DE L’HISTOIRE ANCIENNE

Très mal à l’aise, Jenna se dit que la porte du carré était ouverte.
Une possibilité tentante ; malheureusement, l’équipage lui barrait le
chemin. Rourke la dévisageait comme si elle était une forme de vie
extraterrestre. Apirana hésitait entre surprise et méfiance. Quant à
Drift…
Ichabod Drift semblait complètement sonné.
— C’est qui ? demanda Kuai à la cantonade.
— Alors ? dit Rourke à Jenna en haussant un sourcil.
— Je ne sais pas, s’empressa de répondre la jeune femme. Drift,
tu te souviens quand tu m’as dit de ne pas hacker l’ID du
Gewitterwolke ?
Il fit signe que oui.
— L’ordre venait un peu tard… J’avais déjà vu qu’en vrai c’était
le Langeschatten, enregistré au nom d’un certain Nicolas Kelsier.
Rourke consulta Drift qui, dans sa sidération, n’en avait même
pas profité pour se mettre hors de portée.
— Je t’écoute, Ichabod. On a un nom, maintenant, et je lis sur
ton visage que c’est le bon.
Il hésita.
— On a un terminal relié à la Spinale de Vieille Terre, menaça-t-
elle. Je peux très bien te loger une balle dans le crâne tout de suite
et aller vérifier par moi-même.
Micah leva la main en toussant discrètement.
— Il a été ministre de l’ARET de l’EuroComplexe. « Acquisitions
de ressources extraterrestres », précisa-t-il en voyant que ça ne leur
disait rien. Les gens qui me payaient pour éliminer ceux qui leur
fauchaient sous le nez la cargaison des nefs arraisonnées.
— Je vois, fit Drift d’une voix soudain lasse.
Jenna le contempla sans comprendre. Le charismatique
capitaine perdait de sa superbe. Il avait les joues creuses et des
rides au coin des yeux – surtout le gauche, le vrai. Il avait pris un
coup de vieux. Et ce fut avec une dureté nouvelle qu’il défia Rourke
du regard.
— Maintenant, je vais me servir à boire. Si tu veux me
descendre, vas-y. Sinon, range cette arme et patiente une minute, je
vais te dire ce que tu veux savoir.
— Magne-toi.
Dans une grande tasse, il versa une poudre marron, puis de
l’eau très chaude et enfin une généreuse dose de whisky prélevée
dans la fiasque qu’il portait toujours sur lui.
— J’attends, signala Rourke.
— Comme l’a dit Micah, Nicolas Kelsier a été ministre de
l’EuroComplexe, entama-t-il sans entrain avant de boire une gorgée
de café amélioré. Il y a une vingtaine d’années, l’EC menait une
guerre officieuse contre la Fédération des États africains, qui lui
disputait la propriété de deux systèmes solaires. Il n’a pas déployé
tout de suite son Unité de défense frontalière, enchaîna-t-il avec un
signe de tête à l’adresse de Micah. Il y a d’abord eu des
gesticulations diplomatiques et des discours bidon à base de
« solutions pacifiques » pendant qu’en coulisse, chaque partie
pourrissait la vie de l’autre dans l’espoir qu’elle finirait par laisser
tomber.
— J’adore la politique, ironisa Micah.
— Une des principales tactiques de l’EC consistait à recruter des
corsaires pour attaquer les navires marchands d’une autre nation
moyennant une commission, poursuivit Drift, les yeux baissés sur
son café. Le butin allait en partie à l’EC, mais en échange on était
protégé : ils niaient les activités des pirates et jusqu’à leur existence
même, refusaient de les extrader et ainsi de suite, tant qu’on ne
visait que les cibles désignées par l’ARET. Si on tapait à côté, on
devenait vite indésirable. Plus d’un corsaire s’est retrouvé pirate à
plein temps pour avoir pillé le mauvais navire juste parce que
l’occasion se présentait.
— Les ÉUAN ont fait la même chose, à une époque, opina
Rourke. Qu’est-ce que tu essaies de nous dire ? Que tu as été
corsaire pour l’EC ? Et pourquoi l’EC ?
— Je m’étais enrôlé dans l’équipage d’un certain Swift en
redécollant de Telamon, mais on s’est rendu compte en chemin que
c’était un salopard de première. Il s’était entiché d’une fille qui avait
signé en même temps que moi, et alors qu’on filait en sublumi, à
quatre jours de New Keswick, il a craqué, il l’a agressée dans le
carré. Jusque-là elle avait traité ses avances par le mépris, mais qu’il
pose la main sur elle, c’était trop : elle lui en a collé une, et une belle.
Elle l’a même envoyé au tapis, fit-il avec un petit rire sans joie.
Évidemment ça n’a pas plu au second, qui était très pote avec Swift
et encore plus immonde que lui. Il lui a sauté dessus avec un
couteau à découper. La lame est entrée là, précisa-t-il en posant le
bout de l’index presque tendrement entre deux de ses côtes. Alors
avec Tommy Hernandez, Ginger Ell et le vieux Capshaw, le
navigateur, on l’a coincé. Swift a volé à son secours et on l’a démoli
aussi. Et on n’a pas fait dans la dentelle… En deux minutes les deux
étaient morts, mais la fille se vidait de son sang, l’infirmerie de bord
était rudimentaire, et de toute façon, pour un coup de couteau en
plein cœur y avait pas grand-chose à faire… On a balancé les deux
ordures dans le vide, mais elle on l’a gardée, pour lui donner un jour
une sépulture décente, si possible.
» Évidemment, on n’aurait jamais dû faire ça ; mais de toute
façon, Swift avait beau être un salopard, sa boîte était légale et il n’y
avait pas de hackeur dans l’équipage. On a donc dû poser sur une
planète europienne un navire enregistré au nom d’un mort, en
l’absence de capitaine et de second, avec un cadavre à bord. On a
aussitôt été arrêtés pour mutinerie et suspicion d’assassinat. On
s’attendait à être jetés en prison. Mais là-dessus, on nous a fait une
offre.
— Kelsier ? avança Rourke.
— Voilà. Un type plus âgé que nous, flanqué de deux soldats, est
venu nous trouver pendant qu’on attendait de connaître notre sort,
menottes au poignet. Il s’est présenté, l’amabilité même : Nicolas
Kelsier, ministre des ARET auprès de l’EuroComplexe. Il était là
« par hasard », ce qui, à mon sens, signifiait plutôt « en mission de
reconnaissance » vu que la planète en question était la dernière
escale avant un système en litige. On avait le choix : écoper d’une
peine conjointe pour mutinerie et triple assassinat (ils nous mettaient
tout sur le dos) ou travailler pour lui comme corsaires. Ça consistait
à attaquer les navires de la FÉA que nous désigneraient ses
services en échange de… bla-bla-bla, vous m’avez compris. Je
venais d’avoir vingt ans, je risquais de passer le reste de ma vie en
prison. C’était l’occasion de continuer à naviguer relativement libre.
J’ai saisi la perche. Les autres aussi.
» Les Europiens n’ont rien laissé au hasard. Ils ont pris notre
empreinte génétique. Si on ne respectait pas nos engagements, ils
juraient de nous retrouver où qu’on soit et de nous mettre en taule,
en précisant bien que nos dossiers d’assassins en fuite seraient
transmis à tous les gouvernements. Est-ce qu’ils auraient mis leur
menace à exécution ? Je l’ignore ; on a préféré ne pas prendre le
risque. J’ai été nommé capitaine, on a embauché des gens pas trop
allergiques à l’usage de la force, et on a embarqué.
— Pour aller tuer des gens, comme ça, sans vous poser de
questions ?
— Mais non ! s’emporta Drift. Nous, on devait récupérer les
matières premières transportées. Pas besoin de tuer des gens pour
ça. Une salve bien calculée en plein anneau d’Alcubierre et le navire
visé ne pouvait plus faire le saut. Le plus souvent, on obligeait les
équipages à transborder la cargaison sur une navette dont on
s’emparait, puis on les laissait repartir. Quelques-uns ripostaient,
bien sûr, mais en général, ils comprenaient qu’ils auraient la vie
sauve s’ils coopéraient, et…
Mal à l’aise, il n’acheva pas sa phrase.
— Seuls deux ou trois pirates avaient une telle réputation à
l’époque, fit Rourke.
Elle le dévisageait attentivement. Il avait dû révéler un détail clé.
— Tu naviguais sous quel nom ? demanda-t-elle.
Jenna lut de la résignation dans l’expression du capitaine.
— Le vaisseau que m’avait confié Swift s’appelait le Trente-six
Degrés.
La jeune femme écarquilla les yeux. Mais alors… ça signifie
que…
— Et ton nom à toi ? insista Rourke même si, selon toute
vraisemblance, elle l’avait déjà deviné.
Il croisa les bras et soutint son regard d’un air de défi.
— On me connaissait sous le nom de Gabriel Drake.
— Menteur ! explosa Jia. Tu ne peux pas être Gabriel Drake, fit-
elle en pointant sur lui un index tremblotant. Drake est mort ! La FÉA
l’a tué avec tout son équipage en arraisonnant le Trente-six Degrés
dans le Système de Ngwena !
— C’est ce qu’elle croit, répliqua froidement Drift, mais elle
n’avait ni mon portrait-robot ni mon empreinte génétique. Je me suis
enfui.
— Sauf que l’équipage n’a pas été tué par la FÉA, intervint
Rourke. On a retrouvé le Trente-six Degrés en orbite autour de
Ngwena Un au milieu d’une ceinture d’astéroïdes de glace ;
l’équipage est mort asphyxié suite à une très importante fuite d’air.
L’autre version, c’est de la pure propagande de la FÉA.
— Ah oui ? Et comment tu sais ça, toi ? s’enquit Drift sans élever
le ton.
Le capitaine et son associée se jaugèrent pendant quelques
secondes, chacun cherchant à deviner ce que savait l’autre. Puis
Rourke eut un haussement d’épaules imperceptible, presque
moqueur.
— Tu n’es pas le seul à avoir des relations, Ichabod. La FÉA a
menti, point final. Dis-nous un peu ce qui s’est vraiment passé.
Voyant la mâchoire de Drift se contracter, Jenna crut une
seconde, terrifiée, qu’il allait se jeter sur Tamara. Mais au lieu de
cela il lâcha :
— Je répète : qu’est-ce qui te permet d’affirmer que la FÉA a
menti ?
— Elle ne veille pas sur ses secrets aussi bien qu’elle le devrait,
d’une part, et d’autre part j’avais des raisons d’aller y mettre mon
nez, fit-elle sèchement.
Son pistolet miniature était à nouveau visible, mais ne visait pas
Drift.
— Alors, Ichabod. Qu’est-ce qui s’est passé dans l’orbite de
Ngwena Un ?
— Bon sang, Tamara ! Je t’ai dit ce que tu voulais savoir ! hurla-t-
il en se détachant du comptoir pour faire un pas vers elle.
Elle le remit instantanément en joue. Drift s’immobilisa, mais
sans cesser de brailler.
— Kelsier m’a épargné d’aller en taule, mais il faisait en
permanence planer la menace au-dessus de ma tête pour m’obliger
à pirater toujours plus de navires ! J’avais cru être débarrassé de lui,
mais voilà : il m’a retrouvé sur Carmella. Si je refusais cette mission,
il révélait toute l’affaire. Je vous signale que si j’étais arrêté vous y
passiez aussi, et la Keiko était saisie !
— Ouais, tu voulais nous protéger, quoi, ironisa Rourke.
— Vous, moi, nous tous, oui ! C’est si difficile à croire ?
— Je ne sais pas, répondit-elle tout bas. Dis-moi comment a péri
ton précédent équipage, Ichabod.
Drift la fusilla du regard.
— Réponds ! aboya-t-elle en agitant son pistolet. Et épargne-moi
tes salades. J’ai lu le dossier ; la FÉA a attiré Gabriel Drake dans un
piège grâce à un navire de commerce et deux de ses frégates ont
détruit les propulseurs Alcubierre du Trente-six Degrés. Il a rallié tant
bien que mal les anneaux de Ngwena Un, où il s’est planqué, mais
le temps que la FÉA le localise, tous ses passagers étaient morts
asphyxiés. Explique-moi ce qui s’est passé, sinon…
— Je ne voulais pas mourir ! rugit Drift. Voilà ce qui s’est passé !
Jenna recula instinctivement face à la fureur du capitaine, mais
Rourke tint bon et continua à braquer son arme d’une main ferme.
— Si les types de la FÉA nous retrouvaient, on n’avait aucune
chance.
Les mots se bousculaient, rapides et cassants.
— Et s’ils ne nous retrouvaient pas, on était fichus aussi parce
qu’on ne pouvait plus se poser nulle part sans se faire alpaguer.
Impossible de faire le saut à cause des dégâts subis, et on aurait fini
par manquer d’air, d’eau et de vivres.
Lui qui avait mis si longtemps à effacer de sa mémoire tous les
épisodes de cette histoire… voilà que les vannes s’ouvraient en
grand. Il ne pouvait ni s’arrêter de parler ni lutter contre la douleur
sourde qui envahissait sa poitrine.
— J’ai chopé un module de sauvetage et j’y ai passé trois
semaines tout seul, à devenir à moitié cinglé en attendant que les
frégates me repèrent et me flinguent. J’avais bien calculé mon coup :
je devais finir par croiser l’orbite d’une petite lune de merde,
Ngweba III.
— Ah oui ? Et ton équipage t’a laissé partir ?
— Mon équipage, à ce stade, c’était une bande de brutes qui
étaient juste là pour se faire du fric, pas parce qu’une ordure de
Nordique les faisait chanter. Pour eux, c’était de ma faute si les
choses avaient mal tourné. Pas besoin d’être un génie pour deviner
ce qui allait arriver. Je les ai entendus dire qu’ils allaient me livrer à
la FÉA pour négocier leur impunité. J’ai su ce qui me restait à faire.
Une pause. Il s’assombrit, et lorsqu’il reprit la parole chacun de
ses mots eut l’impact d’une balle.
— Ce soir-là, profitant de mon tour de garde, j’ai enfilé une combi
étanche, j’ai désactivé les mécanismes de sécurité et ouvert les sas.
— Quoi ?? s’étrangla Apirana.
Jenna vit le Māori serrer les poings. Il était effrayant. Mais Drift
ne parut pas s’en rendre compte. Son regard restait rivé à celui de
Rourke.
— Avaient-ils tous mérité ce sort, Ichabod ? s’enquit Rourke sur
un ton toujours aussi maîtrisé. Étaient-ils tous sur le point de te
trahir ? Tous jusqu’au dernier ?
— Tu sais très bien que je n’ai pas la réponse à cette question,
Tamara. Figure-toi que je me la pose toutes les nuits.
Jenna n’en revenait pas. Ichabod Drift, leur capitaine au sourire
facile et à la repartie nonchalante, était en fait un des plus célèbres
pirates de l’espace ? Tout à coup, un souvenir lui revint, si intense
qu’elle eut le vertige : petite, elle dînait en écoutant les actualités
avec ses parents et son frère. Le présentateur annonçait d’un ton
précis et mesuré qu’un transporteur de la FÉA avait été attaqué par
Gabriel Drake, et tout l’équipage tué. Son père avait dit qu’un jour, il
faudrait qu’« on fasse quelque chose contre ce monstre », et elle
avait deviné malgré son jeune âge que ce « on » ne serait jamais lui.
Son père vivait dans un monde où « on » signifiait toujours
« quelqu’un d’autre ».
Drift prétendait avoir laissé la vie sauve aux équipages, mais là
aussi, c’était peut-être de la propagande de la FÉA que les chaînes
des ÉUAN répétaient sans la remettre en question… Non, songea-t-
elle. En fait, il a dit qu’il « n’avait pas besoin de les tuer »… En plus,
il vient d’avouer qu’il avait sciemment provoqué la mort de son
propre équipage. En entier.
Rourke ne quittait toujours pas Drift des yeux. Son expression
était indéchiffrable. Et le capitaine la défiait toujours. Tous les autres
se taisaient, craignant qu’un geste, un son n’exacerbe la tension.
Tous sauf un.
— E kai nga tutae me e mate ! Upoko kohua !
Prenant tout le monde de court, Apirana s’avança en roulant les
épaules et, les traits déformés par la rage, enserra le cou de Drift
dans sa grosse patte.
QUE QUELQU’UN FASSE QUELQUE CHOSE

Drift leva instinctivement les mains pour se défendre, mais peine


perdue : le Māori le repoussa contre le comptoir. Il avait le poignet
plus gros que le biceps du capitaine et, sous la couche de graisse,
des muscles et des tendons d’acier auxquels on aurait pu arrimer un
navire. Drift essaya de parler, mais l’étreinte d’Apirana l’en
empêchait ; il ne réussit à produire qu’un chuintement.
— Big A ! lança Rourke en braquant son arme sur le colosse.
Lâche-le ! On va peut-être avoir besoin de lui pour…
Elle n’eut pas le temps d’achever : le Māori tourna vers elle son
visage tatoué, détendit son bras libre à la vitesse de l’éclair et lui
tordit le poignet. Rourke poussa un cri de douleur et le pistolet
tomba. Les Chang s’écartèrent, craignant sans doute de prendre
une balle dans les pieds si le coup partait tout seul. Apirana attira
Rourke à lui sans que cela semble lui coûter le moindre effort, la
lâcha au dernier moment et referma son bras replié autour de son
cou. Écrasée contre la cage thoracique du Māori, elle tenta de le
frapper dans le dos. Il ne broncha même pas.
— Espèce de salaud ! rugit-il.
Sans plus prêter attention à Rourke, sinon pour la maintenir sous
son bras, il projeta le capitaine sur la table, où il le maintint d’une
poigne de fer.
— Et moi, pendant tout ce temps, j’ai bossé pour toi ! vociféra le
Māori.
Drift s’empourprait de plus en plus, malgré ses efforts pour
détacher de sa gorge les doigts d’Apirana. Les Chang avaient battu
en retraite le plus loin possible. Micah se baissa pour ramasser le
pistolet, qu’il empocha d’un air indifférent ; aucun d’entre eux ne
semblait vouloir empêcher ce qui prenait rapidement des allures de
meurtre.
Il faudrait que quelqu’un fasse quelque chose, se dit Jenna. Les
paroles si souvent entendues dans la bouche de son père
résonnaient dans sa tête, vides de sens puisqu’elles transféraient
chaque fois la responsabilité de l’action sur autrui. Alors elle prit son
courage à deux mains et s’interposa.
— Apirana Wahawaha !
Il se retourna vers elle, défiguré par la colère, les lèvres
mouchetées de salive à force de hurler, roulant des yeux blancs
exorbités. Ses tatouages n’avaient plus rien de décoratif ; au
contraire, ils conféraient à son visage une espèce de sauvagerie
primale. Un volcan en éruption, un raz-de-marée, une force de la
nature indomptable écrasant et balayant les simples mortels.
Il lui avait dit un jour que chez les Māoris la tête était sacrée. Si
on voulait insulter quelqu’un, on lui disait d’aller se faire cuire la tête
et de la manger après, non seulement pour le manque de respect
qu’induisait l’acte initial, mais aussi pour la perspective de devoir
l’excréter par la suite. Toucher quelqu’un à la tête sans autorisation,
c’était malpoli en général ; mais pour un Māori, c’était un suprême
affront.
La main droite d’Apirana lâcha la gorge de Drift et forma un
poing monstrueux. Jenna inspira profondément, ferma les yeux et
attendit.
Elle les rouvrit au bout de deux secondes. À sa gauche, toujours
couché sur la table, Drift cherchait son souffle en faisant un bruit de
climatiseur déréglé. Face à elle, le tas de muscles était pétrifié sur
place. L’expression restait inchangée, mais on lisait dans son regard
une prise de conscience, une indécision à la limite de l’égarement.
— Excuse-moi, s’empressa Jenna. Je suis désolée, mais tu
allais le tuer ! Et je ne crois pas que tu le veuilles vraiment. Au fond
de toi.
Apirana la regarda en grinçant des dents.
— Lâche-la, reprit doucement la jeune fille avec un mouvement
de tête en direction de Rourke. C’est Micah qui a son pistolet. Elle
ne peut plus te tirer dessus.
Le géant la dévisagea un moment, puis desserra son poing et
repoussa Rourke qui s’effondra, sonnée ; elle réussit à amortir sa
chute des deux mains, mais ne se releva pas tout de suite.
— Et merde ! cria Apirana.
Il saisit le siège en plastique d’une des chaises qui, comme la
table, étaient soudées au sol afin de ne pas valdinguer pendant les
manœuvres en atmo, et l’arracha d’un coup à sa structure
métallique. Il y eut un craquement sinistre. Il la catapulta contre les
fourneaux, où elle fit dégringoler les casseroles.
— Merde ! Merde ! Merde !
Puis ce fut le tour de la tasse à café de Drift, qui alla se briser en
mille morceaux contre le mur du fond en y laissant des traînées
brunes. Voyant le Māori se ruer vers elle, Jenna s’écarta vivement.
Le bras gauche du géant passa tout près (elle sentit le courant d’air),
s’éleva… et sa paume s’abattit contre le mur près de la porte avec
un bruit de détonation. Le Māori sortit en trombe. Sa progression
vers sa cabine fut ponctuée de chocs et de jurons sonores.
Jenna s’efforça de retrouver son calme. Drift se redressa
péniblement en position assise et laissa pendre ses jambes au bord
de la table.
— Merci, fit-il d’une voix éraillée où l’on percevait tout de même
de la gratitude. J’ai bien cru que j’y passais.
— Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait, rétorqua Jenna, toujours
tournée vers la porte, mais pour lui.
— Qu’importe, répondit-il en se remettant sur pied. Tu m’as
quand même sauvé la vie, je crois. Comment pouvais-tu être sûre
qu’il ne te frapperait pas ?
— Aucune certitude, admit-elle, mais je sais qu’il a du mal avec
les figures d’autorité qui trahissent sa confiance. Et avec les gens
qui le menacent, compléta-t-elle en indiquant Rourke, qui se relevait
à son tour. Il pèse trois fois mon poids, je suis la plus jeune de
l’équipage, je ne détiens aucune autorité. Je ne représente donc
aucune menace pour lui.
En plus on s’entend bien, ajouta-t-elle en son for intérieur. Cela
dit, elle n’était pas pressée de renouveler l’expérience.
Drift la dévisagea ; son œil biomécanique n’exprimait rien, bien
sûr, mais l’autre semblait la jauger. Il hocha imperceptiblement la
tête.
— Heureusement que tu as un cerveau en état de marche et les
tripes qui vont avec. Ça va aller ? reprit-il à l’intention de Tamara
Rourke.
— Ça pourrait aller mieux, marmonna-t-elle en se massant le
cou.
— Bienvenue au club.
Ses yeux se posèrent tour à tour sur les autres membres de
l’équipage – Micah, les Chang – pour s’arrêter à nouveau sur Jenna.
— Alors ? Quelqu’un d’autre veut ma peau ?
Silence.
— Parfait.
Il se tordit le cou en tous sens pour soulager les dégâts causés
par l’étreinte d’Apirana et tendit sa paume ouverte à Micah.
— Le pistolet, s’il te plaît.
— Hé, il est à moi ! s’indigna Rourke.
L’interpellé regarda alternativement le capitaine et son associée,
mais ne bougea pas d’un millimètre.
— Écoute, Micah, reprit Drift d’un ton neutre. Un, ceci est mon
navire, et c’est moi le capitaine. Deux, et c’est ce qui compte, me
semble-t-il, en ce qui te concerne, j’ai planqué la crédipuce
contenant le reste de l’avance avant qu’on entre dans l’atmo. Donc,
si tu veux être payé, tu exécutes mes ordres.
L’autre fit la moue, puis lança à Drift, qui l’attrapa adroitement, le
petit pistolet à un coup. Rourke lui lança un regard furibond, mais le
Hollandais lâcha :
— Quoi ? Il n’est pas le seul à avoir pris ses ordres chez Kelsier.
— Mais il a tué son ancien équipage ! protesta Kuai.
— C’était il y a dix ans ! cria Drift. Qu’est-ce que vous voulez que
je vous dise ? Que je suis désolé ? Que je regrette ? Entièrement
d’accord ! Voilà, c’est fait, martela-t-il en levant les bras au ciel. Mais
si je n’avais pas payé la caution de Jia, tu aurais trouvé la somme
nécessaire ? Et quelle aurait été la sentence, si on l’avait laissée
croupir en prison ?
— Tu es Gabriel Drake, cracha Kuai. Si tu crois que je vais
continuer à naviguer avec toi maintenant que je le sais…
Il ne put ou ne voulut pas finir sa phrase. Il se borna à river sur
Drift un regard de défi. Ce dernier poussa un soupir exaspéré, puis
se tourna vers Jia. Elle hésita un instant, puis alla se tenir au côté de
son frère. Drift se décomposa.
— Micah ?
— Moi, je vais là où est le fric, déclara-t-il en se rapprochant du
capitaine.
— Tu crois qu’il va en gagner beaucoup maintenant ? s’agaça
Rourke, flanquée des Chang. Il est grillé partout.
— Peut-être, mais il a un navire, fit remarquer le mercenaire. Et
toi, qu’est-ce que tu as ?
— Une pilote, un mécano et Apirana, fit-elle du tac au tac, et
aussi une hackeuse – n’est-ce pas, Jenna ?
Tous les yeux se tournèrent vers la jeune fille, qui fut soudain
renvoyée au jour où elle avait joué dans une pièce de théâtre
amateur, au lycée : à la minute où, entrant en scène, elle avait vu le
public, elle avait complètement oublié son texte. Voilà pourquoi elle
aimait tant coder. Ça ne l’angoissait pas, ça ne l’obligeait pas à
prendre des décisions infernales.
Drift était donc Drake, lequel était… non, avait été un pirate
redouté. Rourke était quelqu’un de responsable et sensé, mais qui la
considérait, elle, Jenna, davantage comme un atout, une ressource
à exploiter, que comme un être humain avec qui bavarder,
plaisanter. Alors que le capitaine, lui, avait tout fait (sauf ces derniers
temps) pour qu’elle se sente chez elle à bord de la Keiko.
Et puis, il y avait la question de la nef, ce qui n’était pas rien. Elle
appartenait à Drift et c’était leur planche de salut, mais était-il
capable de piloter sans les Chang ? Et combien de temps va-t-il en
rester propriétaire ?
Le bracelet passé à son bras gauche émit un tintement d’alarme.
Ses joues s’empourprèrent, mais c’était aussi une diversion
bienvenue. Ou pas… Elle lut le texte qui défilait sur la surface lisse
de l’objet.
— Qu’est-ce qu’il y a ? voulut savoir Drift en fronçant les sourcils.
Ne me dis pas que c’est encore une…
— Non, non, coupa la hackeuse avant qu’il ait le temps de
prononcer « IEM ». Juste un relais du terminal. Et oui, c’est moi qui
l’ai fabriqué. Il faut filer, reprit-elle après avoir relu le message, qui lui
glaça les sangs. Les Europiens ont donné le feu vert pour
arraisonner toutes les navettes Carcharodon à l’ancre.
— Comment tu le sais ? interrogea Rourke.
Jenna lui décocha le genre de regard jadis réservé à son petit
frère quand il se montrait particulièrement obtus. (Il avait souvent
servi.)
— J’ai été embauchée comme hackeuse, non ? Sur toutes les
planètes, la Spinale a des portes dérobées dont on se sert pour se
communiquer des infos, nous, les hackeurs ; j’y suis entrée à notre
arrivée dans l’atmo en plaçant des alertes un peu partout.
Heureusement pour nous, quelqu’un, quelque part, a repéré l’activité
des Europiens et fait passer le message. Je ne sais pas combien de
temps il leur faut pour activer le protocole, mais à ce moment-là,
faudra pas se trouver au sol.
Rourke approuva, l’air sombre.
— Il faut redécoller et trouver un endroit où se planquer,
puisqu’on ne peut pas quitter la planète. Quelqu’un a des contacts
sur Vieille Terre ? Jia ? Kuai ?
— Seulement nos parents, déplora Jia, et on ne peut pas
vraiment cacher le Jonas dans leur appartement.
— Micah ?
Le mercenaire secoua la tête.
— Les gens qu’Apirana a connus ici ne sont sûrement pas très
pressés de le revoir, ajouta Jenna, ce qui lui valut un morne
acquiescement de la part de Rourke. Je pourrais chercher un lieu
sûr via les canaux de hackeurs, mais je ne sais pas par quel bout
m’y prendre.
— Pas besoin, intervint Drift en lançant un regard appuyé à
Rourke. Ce rafiot est toujours à moi, que je sache. Alors on décolle.
Sans attendre la réaction, il se dirigea à grands pas vers la porte
en passant devant Rourke et les Chang et sortit bientôt du carré.
— Pour aller où ? lança Rourke dans son dos.
— À Atlantic City ! cria-t-il par-dessus son épaule avant de
disparaître en direction du cockpit. J’ai une idée !
Ils se regardèrent.
— Kuai, arrête le ravitaillement et remets les moteurs en marche,
ordonna Rourke. Jia, tu reprends le manche et tu t’assures que Drift
ne tente pas de faire redécoller lui-même. Jenna, tu surveilles tous
les canaux en guettant la moindre preuve qu’on est repérés. Micah,
tu t’armes jusqu’aux dents et… merde, va vérifier si Apirana est
encore là… Si oui, vois s’il menace encore de péter les plombs au
cas où on décollerait.
— Ah bon ? Tu lui fais de nouveau confiance ? demanda Kuai en
indiquant la coursive qu’avait empruntée Drift.
Rourke se passa plusieurs fois la main sur le front – signe de
grand trouble, songea Jenna qui ne l’avait jamais vue aussi
démonstrative, chez quelqu’un qui ne manifestait jamais ses
émotions.
— J’en sais rien, avoua-t-elle. Mais qu’on se fie ou non à lui, il
semble avoir un plan. Et malheureusement, je ne peux pas en dire
autant.
AU VOL

Ichabod Drift se sentait… tout bizarre.


Ce secret, il l’avait gardé au fond de lui plus de dix ans. Plus
d’une fois il avait cru étouffer sous son poids. La peur d’être
découvert n’avait pas diminué avec le temps ; au contraire, elle avait
pris une importance grandissante puisqu’il avait d’autant plus à
perdre qu’il renforçait son indépendance et se distançait de son
existence antérieure. Quand il était sorti – en piteux état – de son
module de sauvetage sur Ngwena III et s’était mis en marche vers la
plus proche trace de civilisation, il s’était résigné à être arrêté, jugé
et sommairement exécuté sous le nom de Gabriel Drake ; et il se
sentait tellement coupable d’avoir ouvert les sas qu’il n’aurait même
pas contesté la sentence. Il n’était jamais tombé si bas.
C’était alors qu’il avait appris la nouvelle. On annonçait que
Gabriel Drake et son équipage avaient été tués lors d’un abordage
héroïque au large de Ngwena Un. Dès lors, il n’était plus qu’un
visage – hispanique – dans la foule ; en s’empressant de
revendiquer sa trahison, la FÉA lui avait assuré une sécurité sans
pareille. Il avait quitté le système solaire de Ngwena à bord du
premier transport de passagers venu, réuni quelques crédipuces
prudemment mises en sécurité çà et là et entamé une nouvelle vie
sous le nom d’Ichabod Drift grâce au butin amassé durant la carrière
de corsaire de Gabriel Drake.
Mais il n’avait pas pu repartir de zéro : d’abord parce que les
fonds ayant servi à l’achat de la Keiko et du Jonas étaient issus de
sa vie antérieure, mais surtout parce qu’il portait son secret enfoui
dans son cœur comme le ver dans le fruit. Combien de fois s’était-il
réveillé en sursaut, pris de terreur à l’idée d’avoir marmonné dans
son sommeil des mots qui, tombant dans l’oreille de la personne
allongée près de lui cette nuit-là, pouvaient entraîner sa perte ?
Combien de raisons avait-il trouvées pour ne jamais engager de
citoyens de la FÉA, au cas où, par malchance, lui ou son frère, sa
mère, son cousin aurait servi à bord d’un navire qu’il avait attaqué
dans sa vie antérieure ? Combien de fois avait-il brûlé de se confier,
d’expliquer ce qui était arrivé ? Il aurait tant aimé rencontrer une
personne qui l’écoute et lui dise qu’en effet, on lui avait forcé la
main, que dans cette situation, n’importe qui aurait fait le même
choix ! Mais il n’en avait jamais eu le courage et d’ailleurs, il n’avait
jamais trouvé de confident.
Et voilà, le pot aux roses était découvert, maintenant. Il avait
avoué – non pas de son plein gré, mais sous la menace d’une arme,
face à des gens qu’il croyait ses amis, mais qui s’étaient retournés
contre lui. En même temps, il se sentait étrangement… libéré.
— Pourquoi Atlantic City ? s’enquit Tamara Rourke dans son
dos.
Il résista à l’envie de lancer une repartie cinglante ou une blague,
ou d’exiger des excuses. Jia alla s’asseoir dans son siège de pilote
et attaqua la check-list. À la vibration qui naquit sous ses pieds, Drift
comprit que Kuai entamait la mise à feu. Trois personnes qui, un
instant plus tôt, vouaient Gabriel Drake aux gémonies reprenaient
leurs vieilles habitudes parce que Ichabod Drift leur offrait une porte
de sortie.
Cela dit, il ne fallait pas trop leur en demander non plus. À
présent, il avait juste besoin que la chance continue à lui sourire.
— À cause d’un spatioport appelé Star’s End, l’informa-t-il en lui
faisant face.
Son associée était toujours méfiante, mais au moins ne l’avait-
elle pas étranglé par-derrière pour récupérer son pistolet : il pouvait
considérer qu’il avait remporté la manche.
— J’ai bien connu la personne qui le dirige.
L’expression de Rourke disait clairement ce qu’elle pensait de
ses fréquentations.
— Et cet ami sera d’accord pour nous héberger alors qu’on a
toute la planète à nos trousses ?
— C’est loin d’être un ami, rectifia Drift en sentant le sol s’incliner
légèrement à mesure que le décollage s’amorçait. Mais il me doit la
vie sauve et il est trop orgueilleux pour l’oublier malgré notre
aversion mutuelle. Les Europiens ont beau être contrariés, ils ne
pourront pas boucler éternellement Vieille Terre. Les autres États
maintiendront peut-être le blocus un jour ou deux, mais ensuite, il y
aura des émeutes si les navires ne redécollent pas, si le commerce
ne peut pas reprendre. Alors on se fait oublier quelques jours, après
quoi on devrait pouvoir reprendre en douce le chemin de l’espace.
— Star’s End, hein ?
Déjà les mains de Jenna s’activaient sur les touches ; elle afficha
les infos fournies par la Spinale.
— Propriétaire… Alexander Cruz ? fit-elle d’un air peu
convaincu. Ça n’a pas l’air d’être le grand luxe.
— En effet, mais ça suffira pour attendre que les nuages se
dissipent, et au moins, on peut être sûrs qu’Alexander ne vendra pas
la mèche.
Drift s’efforçait de paraître confiant, mais en réalité il n’en était
rien. Toutefois, il fallait absolument qu’ils trouvent un refuge, et il
n’aurait servi à rien de provoquer une nouvelle rébellion de
l’équipage face à la seule option viable.
— Bon, d’accord, lâcha enfin Rourke. Mais on reparlera de tout
ça.
— Chouette, fit Drift, sarcastique malgré lui. Mais si on s’occupait
d’abord de se tirer ? Et qu’est-ce qu’on fait, pour Apirana ?
Rourke activa son inter.
— Micah ?
+Le colosse est toujours à bord. Ou alors, sa cabine a appris à
m’injurier toute seule en māori.+
— Bien reçu. Kuai ? fit-elle en changeant de fréquence. On en
est où du ravitaillement ?
+Il était presque fini. Qu’est-ce qu’on fait ?+
— Le ciel est fermé, mais le capitaine prétend connaître un
endroit où faire le mort jusqu’à ce qu’on trouve un créneau.
+Ah ? Et il y a des bombes ? Parce que j’ai eu ma dose de
bombes, moi.+
— S’il y en a, je me ferai un devoir de les lui enfoncer
personnellement dans la gorge.
Rourke éteignit l’inter sans quitter Drift des yeux. Ce dernier
préféra ne pas relever.
— Tout le monde à son poste, lança-t-il en mettant son oreillette
avant d’activer le scanner de fréquences. Cap sur Star’s End, en
espérant passer sous le radar.
Ils redécollèrent donc et se dirigèrent vers le sud en survolant la
mer Celtique pour s’insérer dans le couloir aérien reliant la France et
la péninsule ibérique, d’une part, et d’autre part l’Amérique du Nord
via l’océan Atlantique, en faisant la course avec le soleil (et en étant
sûrs de gagner). D’après les communications radio, les recherches
se concentraient sur l’Europe du Nord, essentiellement l’Islande et la
frontière finno-russe. Ils avaient bien fait de virer de bord.
Le vol fut tendu. Drift s’attendait à recevoir à tout moment un
signal radio lui intimant de changer de cap. Pire, il redoutait
l’apparition soudaine d’un chasseur autorisé à l’attaquer. De plus, Jia
avait beau disposer d’une prodigieuse capacité de concentration,
après un long trajet en approche planétaire, une entrée en atmo et
des manœuvres excentriques, elle commençait à accuser le coup.
Sans compter l’arrière-goût amer de la confrontation. Drift lui-même
était à cran, prêt à passer à l’action en un clin d’œil si l’un d’entre
eux perdait à nouveau son sang-froid ou si la pilote s’endormait sur
son manche ; aussi faillit-il jaillir de son siège quand celle-ci annonça
qu’on approchait de la côte est tant il craignait une nouvelle
catastrophe.
— Ça va ? s’enquit Jenna.
— Mieux maintenant qu’on arrive à destination, répondit-il
franchement.
Pour faire croire qu’il se préparait juste à l’atterrissage, il tapota
son oreillette.
— Tu peux me brancher sur le canal de Star’s End ?
— Ça vient.
Le numéro d’identification s’afficha sur son écran ; Drift y posa le
bout de l’index pour activer la connexion. Il ne l’aurait avoué pour
rien au monde, mais il n’en menait pas large. Tous ses espoirs
pouvaient être anéantis en un instant, car si sa planque s’avérait
moins accueillante que prévu, ni son équipage ni les Europiens ne
lui laisseraient la moindre chance. Malgré cela, il ne pouvait atterrir
sans demander des garanties. La ligne se mit à crépiter et une voix
féminine exprimant un profond ennui retentit à son oreille.
+Spatioport Star’s End ?+
Il répondit en imitant soigneusement l’accent nord-américain
familier de l’opératrice : les gens réagissaient mieux quand ils
reconnaissaient votre façon de parler.
— Ici le Sillage de Tamsin. Demande de poste d’amarrage plus
communication directe avec Alexander Cruz, fit-il avec une aisance
feinte, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, ce qui
ne manqua pas de désarçonner son interlocutrice.
+… Euh, je vous demande pardon ?+
— J’ai besoin d’amarrer mon navire, expliqua Drift, et de parler
de toute urgence à Alex.
Il affecta un ton bref, efficace, en évitant d’être agressif ou de la
prendre de haut. Un autre que lui, moins habitué à parlementer pour
surmonter les obstacles, aurait tenté de maltraiter l’opératrice, de
l’humilier pour parvenir à ses fins, mais Drift était d’avis qu’on ne
s’ouvrait pas de portes en offensant les gens.
— C’est toujours lui qui dirige Star’s End ?
+Euh, oui, mais M. Cruz ne prend aucun appel, monsieur.+
— Je comprends, fit-il, rassurant, et si ce n’était pas de la plus
haute importance, croyez bien que je ne le dérangerais pas.
Il hésita une seconde, mais il n’avait pas tellement le choix…
— Écoutez. Pourriez-vous s’il vous plaît lui dire que Gabriel
souhaite lui parler, et que c’est à propos de Tantale ? S’il ne prend
pas mon appel, je ne vous dérangerai plus.
+Eh bien, je… Très bien, veuillez patienter, monsieur.+
— Tantale ? s’enquit Jenna.
— C’est une planète, lâcha négligemment Drift en coupant le
micro de son casque. On l’a appelée comme ça parce qu’à certains
endroits elle paraît verte, vue d’orbite, et qu’à une époque, les
scientifiques cherchaient comme des dingues des formes de vie
extraterrestres sauf qu’en fait, c’était juste une molécule qui donnait
cette couleur à la boue, un truc comme ça. J’y ai tiré Alex d’un
mauvais pas, un jour. Ça ne lui fera pas plaisir que je le lui rappelle,
d’ailleurs.
— Et s’il ne veut pas te parler ? lança Jia. Tu as laissé à
l’opératrice la possibilité de se débarrasser de toi…
— Non : je lui ai permis de déléguer la responsabilité sans me
passer directement son patron ni risquer de refuser un appel qui
l’aurait intéressé, rectifia Drift en scrutant la côte du New Jersey, qu’il
voyait approcher, toute de béton et d’acier.
— J’amorce quand même la descente ? demanda Jia en
inclinant le nez de l’appareil en direction des gratte-ciel couronnés
de gigantesques publicités animées dont l’éclat arrivait jusqu’à eux.
— Attends que j’aie ma réponse.
Cette fois, la pilote se retourna vers lui.
— Ne me dis pas que tu m’as fait naviguer jusqu’ici sans même
savoir si…
— Après ce qui vient de se passer, mieux vaut s’assurer qu’on
sera en sécurité à Star’s End. Alex est un fumier, mais s’il se déclare
prêt à nous mettre à l’abri, il tiendra parole. Sans cette garantie, il
faudra tenter notre chance ailleurs.
Son inter vibra. Il activa la connexion avant que Jia puisse
répliquer.
— Allô ?
+Ici Alexander Cruz. À qui ai-je l’honneur ?+
— Tu le sais très bien, Alex, répondit Drift sur un ton plus ferme,
en laissant tomber l’accent du New Jersey.
Cette fois-ci il n’avait plus affaire à une coordinatrice
d’aérodrome qui s’ennuyait à son poste et qu’il fallait caresser dans
le sens du poil. Cruz, c’était un bloc de glace et d’acier enveloppé
dans un code de conduite assez particulier, et qui ne bronchait que
si on le poussait. Pas de raison qu’il ait changé en devenant
propriétaire et dirigeant d’une compagnie en apparence légale. Qui
plus est…
Un silence.
+T’es mort.+
Mais ce n’était pas une menace. On sentait le type qui n’en
croyait pas ses oreilles.
— Dans ce cas, toutes mes félicitations : tu es devenu médium,
ironisa Drift.
La voix de Cruz lui remettait en mémoire de vieux souvenirs et
ramenait à la surface les tics de langage de Gabriel Drake. Il
n’essaya pas de les réprimer ; au contraire, il fallait que l’autre le
croie, et vite.
— J’ai un navire à poser, et je prendrais bien un petit café, par-
dessus le marché.
L’air étonné de Jenna ne lui échappa pas, mais pour le moment,
il choisit de ne pas s’expliquer.
+Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes, mais…+
— Oh, ta gueule, Alex, fit Drift, coupant court à ces velléités
d’indignation. À ton tour de me rendre un petit service. Je
comprends bien que ça ne te plaît pas, et je te donne ma parole
qu’ensuite, je disparaîtrai le plus vite possible et on sera quittes.
Mais d’ici là, n’essaie pas de te débarrasser de moi en feignant de
ne pas me reconnaître.
+Nom de dieu de nom de dieu. C’est vraiment toi.+
Drift sourit de toutes ses dents, mais veilla à ce que cela ne
transparaisse pas dans sa voix.
— Ça y est, t’as enfin pigé !
Nouvelle pause. Puis :
+Bon, eh bien atterris, alors. Je vais voir si je te trouve une
tasse.+
STAR’S END
Le spatioport s’étendait sur une vaste zone qui avait dû être le
fond d’une baie ou d’un lagon, dans un passé lointain, avant qu’on
ne l’assèche par pompage ou détournement. L’aérodrome
proprement dit, qui comportait de multiples niveaux, était ceint de
murs courbes qui, de l’extérieur, lui donnaient des allures de stade.
Ils avaient pour but de contenir le souffle d’une éventuelle explosion
à l’atterrissage ou au décollage. Tandis que le Jonas se positionnait
au-dessus, Drift vit quelle pouvait être leur seconde raison d’être :
les postes d’arrimage y étaient sertis comme des alvéoles dans une
énorme ruche, ou comme les casiers d’un porte-bouteilles. Son
oreillette lui transmettait un brouhaha constant à mesure que les
nefs de tout gabarit recevaient l’autorisation d’atterrir ou de décoller
çà et là, toute cette activité étant étroitement contrôlée de manière à
minimiser le risque que deux appareils veuillent occuper un même
espace au même moment.
— C’est grand ! s’exclama Jenna en contemplant le tout par un
hublot. On n’a pas ça sur Franklin Majeure.
— Des ports comme ça, il y en a sur tout le continent, se moqua
Jia. Sur tous les continents, même. Enfin, un peu moins en Afrique,
mais eux, ils ont l’ascenseur spatial.
Elle consulta son écran, puis tapota le bouton de l’inter.
— Les gars, on se pose. J’espère que vous n’êtes pas
claustrophobes.
Deux secondes plus tard le Jonas perdait de l’altitude et pivotait
dans les airs pour qu’une fois en position, Jia puisse l’amarrer –
prudemment, espéra Drift – en marche arrière dans son
emplacement désigné.
— C’est quoi, cette histoire de café ? voulut savoir Jenna tandis
que les murs du spatioport semblaient s’élever de plus en plus haut
autour d’eux.
— Hmm ? Ah, oui. C’est un code. Enfin, c’était. Utilisé par les
gens comme Alex et moi, et le genre de ports qu’on fréquentait.
Quand on avait les autorités aux trousses et qu’il nous fallait un coin
tranquille, on cherchait de l’aide auprès de quelqu’un qu’on
connaissait ; de toute façon, personne d’autre ne nous aurait
accueillis. Mais évidemment, ce n’est pas le genre de chose qu’on
annonce sur les canaux radio officiels, alors on disait qu’on aurait
besoin de boire quelque chose à l’arrivée, n’importe quoi sauf de
l’alcool.
— Et si on vous disait oui, vous saviez que vous ne risquiez rien,
c’est ça ? demanda Jenna.
— Seulement si on te promettait une tasse, un mug, un verre,
bref. Si on ne te répondait pas, si on te promettait autre chose, si on
omettait de préciser le contenant, ça signifiait qu’on ne pouvait pas
garantir ta sécurité ou que tu n’étais pas le bienvenu. Les deux, le
plus souvent.
— Pas mal, comme système. Et il n’y a jamais eu de méprise ?
— Pas vraiment. Comme je te l’ai dit, on ne mettait jamais en lieu
sûr des gens qu’on ne connaissait pas ; et les gens qu’on
connaissait savaient forcément se servir du code. Ça marchait bien.
— On ne s’en sert plus de nos jours ?
— Je n’en sais rien. À part Alex, j’ignore où se trouvent tous ces
gens, à présent.
— On se tait maintenant, s’interposa Jia en interrompant la
descente. C’est la partie délicate de l’opération.
Star’s End proposait des emplacements de différentes tailles et
Drift trouvait le leur un peu étroit pour le Jonas. Jia recula lentement,
en marmonnant Dieu sait quoi en mandarin et en surveillant de très
près les données de ses capteurs. À un moment, un signal d’alarme
fut accueilli par une brève salve de jurons, mais Drift constata bientôt
non sans joie – ni une certaine surprise – qu’elle avait posé l’appareil
sans heurter les parois.
Dès le propulseur principal coupé, un solide rideau de fer vint
enfermer le Jonas dans sa place de parking.
— Eh bien… Voilà qui est rassurant, constata Jenna d’un ton
incertain.
— C’est la procédure standard, la rassura Drift. Pour protéger les
alvéoles en cas d’accident à l’extérieur ; il y a aussi le risque qu’un
navire se trompe de poste. Dans notre cas, ça signifie aussi que
personne ne peut plus nous voir, ni deviner qui on est.
Comme en écho à ces propos – mais plus probablement à cause
de l’obscurité qui s’installait peu à peu, à mesure que le rideau
métallique se mettait en place – la lumière s’alluma dans l’alvéole.
— Franchement, pas de quoi s’inquiéter.
Une légère vague de soulagement l’envahit. Enfin il avait les
pieds plus ou moins sur la terre ferme ; il n’était plus contraint de
s’en remettre à ses équipiers pour le tirer d’affaire via leurs talents
de pilote ou de hackeuse. Certes, il restait des problèmes à régler…
Mais pour l’heure c’était à des personnes qu’il était confronté, et ça,
c’était sa partie. Ses réflexions furent interrompues par le bip de
l’inter.
+Sécurité Star’s End à Sillage de Tamsin, votre attention s’il vous
plaît. Coupez tous vos moteurs et préparez-vous pour inspection
dans deux minutes.+
— Bien reçu ! réagit aussitôt Drift. Propulseurs inactifs, portes
ouvertes. Bon, fit-il en se levant de son siège avant de s’étirer. Allons
faire la connaissance de nos hôtes.
— Et c’est quand que je dors, moi ? grogna Jia.
— Pas encore. Va chercher ton frère et rejoignez-nous dans la
soute. Tous.
— C’est malin, comme ça ils peuvent descendre la totalité de
l’équipage d’un coup, s’ils veulent, marmonna Jia.
Elle ôta tout de même ses gants de pilote et sortit du cockpit.
Drift inclina la tête vers Jenna.
— Exécution, cheffe informaticienne !
Jenna s’esclaffa, mais obéit.
— Pourquoi pas ? C’est quand même plus officiel que
« hackeuse ».
Ils descendirent dans la soute, où ils furent accueillis par la
ferraille qui n’était pas tombée dans la mer quand ils avaient largué
la bombe. Rourke et Micah étaient occupés à fourrager dans le tas.
— Fallait chercher un éventuel mouchard, déclara Rourke en
réponse à la question que le capitaine n’avait pas eu besoin de
poser.
— Et ? s’enquit-il tout en sachant que si elle en avait trouvé un,
elle le lui aurait déjà dit.
— Rien, évidemment, dit Micah. Les trois autres caissons ne
contenaient que de la ferraille, ajouta-t-il avec un soupir sonore. Bon,
qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Dans l’immédiat, on va recevoir la visite d’une équipe
d’inspection, probablement menée par Alexander Cruz en personne.
Rourke porta aussitôt la main à son sarrasin, ce qui fit grimacer
Drift.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire.
Rourke rabattit son chapeau sur ses yeux, masquant ainsi son
regard hostile.
— J’ai eu ma dose de surprises, Ichabod. J’ai hâte de savoir ce
que ton ami a à dire.
— Je t’ai déjà dit que ce n’était pas un ami.
— Raison de plus pour être armés.
— Non.
La sévérité de son ton le surprit lui-même. Du coin de l’œil, il vit
Micah broncher.
— Ce type me doit un service. La fermeture de l’alvéole est une
procédure standard, mais ça signifie également qu’on est bouclé
derrière un rideau de fer au beau milieu d’un spatioport qui lui
appartient. On est là parce qu’il le veut bien et grâce à son sens de
l’honneur, qui n’a certainement pas oblitéré sa faculté de flairer les
emmerdes. Inutile d’en rajouter : il pourrait décréter qu’on n’en vaut
pas la peine.
Elle le dévisagea, inexpressive, puis reposa l’arme à sa place,
contre la cloison.
— D’accord.
Drift réprima un soupir de soulagement et s’adressa aux Chang,
qui venaient d’entrer dans la soute :
— Inspection de sécurité, Kuai.
— Heureusement qu’on a passé par-dessus bord le matériel
militaire illégal, alors.
Drift lui lança un regard noir, mais à ce moment-là, une ombre se
profila derrière lui dans la coursive et la colossale carrure d’Apirana
s’encadra dans la porte. Détournant les yeux de ses mains énormes,
dont il sentait encore l’étreinte sur sa gorge, Drift chercha son regard
– mais en vain. Le Māori l’ignora, la tête rentrée dans les épaules.
— Où on est ? marmonna-t-il en enfonçant ses mains dans les
poches de sa combi.
— À Atlantic City, l’informa Drift, qui respirait un peu mieux.
Il réglerait le problème Apirana plus tard – il y avait plus urgent.
Un signal annonça qu’on demandait à monter à bord.
— Essayez de ne pas avoir l’air trop louche, OK ?
— C’est maintenant que tu nous le dis ? fit Jia.
Il l’ignora et alla taper le code d’ouverture sur le clavier mural. Il
recula d’un pas en retenant son souffle.
Le dispositif d’étanchéité se désamorça ; la passerelle
d’embarquement s’abaissa et heurta bruyamment le sol. L’intérieur
de l’alvéole était revêtu de métal afin que les grappins magnétiques
des nefs puissent s’y arrimer. Cela dispensait les pilotes d’effectuer
toute la manœuvre manuellement, via les seuls propulseurs. Par
ailleurs, ces parois étaient entièrement nues : la chaleur dégagée
par les navires aurait tout détruit sur son passage.
Une demi-douzaine d’hommes et de femmes étaient déployés au
pied de la passerelle. Uniforme bleu marine du genre austère, Taser
à la main et matraque incapacitante à la ceinture… C’étaient les
forces de sécurité de l’aéroport. Drift leur trouva l’air plutôt détendu,
ils semblaient même s’ennuyer. Malgré lui, il avait craint un assaut
qui aurait abouti à leur transfert entre les mains des autorités
europiennes.
L’homme qui se tenait légèrement en avant, lui, n’était pas du
tout détendu. Alexander Cruz n’avait plus rien du fringant débauché
que Drift avait connu dix ans plus tôt… Il était déjà bizarre de le voir
en pantalon noir, chemise blanche impeccablement repassée et
bottes en cuir noir à mi-mollet – une tenue sans doute digne d’un
PDG de spatioport à ses yeux – mais sa bedaine et son double
menton achevèrent de stupéfier Drift. L’homme se contracta
imperceptiblement quand leurs regards se croisèrent, mais il se
détacha de son escorte et s’avança seul sur la passerelle. D’un
mouvement de tête, il fit signe à Drift d’aller se tenir avec le reste de
son équipage. Le capitaine obtempéra, pas fâché de quitter le
champ de vision des vigiles. Avec un peu de chance, ils ne
pourraient pas non plus les entendre.
Cruz ne s’embarrassa pas d’amabilités ; sur ce plan au moins, il
n’avait pas changé. Il s’immobilisa à trois mètres environ de
l’équipage aligné devant lui. Son regard sombre et sans chaleur se
posa tour à tour sur chacun des membres, dont la mise un peu
dépenaillée contrastait avec l’uniforme de sa propre escouade. Ce
fut à peine s’il accorda un regard à Drift, à qui il lança pourtant, sans
préambule :
— Comment est-on censé vous appeler, par les temps qui
courent ?
— Ichabod Drift conviendra très bien, répliqua Drift sans
s’émouvoir.
— Drôle de nom…
— Peut-être, mais moins connu que l’autre. Vous avez fière
allure, dites donc, ajouta-t-il histoire de détourner la conversation.
De fait, malgré sa prise de poids Cruz portait beau, et à son teint
hâlé, on voyait qu’il s’exposait régulièrement au soleil relativement
inoffensif de Vieille Terre.
— Vous, en revanche, vous avez une mine épouvantable,
répliqua Cruz. En même temps, si je venais de balancer une bombe
atomique dans le jardin des Europiens, moi aussi je chierais du
propergol.
Drift réprima un frisson.
— Intéressante allégation.
— Vous avez l’avantage parce que vous m’avez rendu service
autrefois, Drift, mais n’en profitez pas pour me prendre pour un con.
Il y a plus de dix ans que vous avez disparu des radars. Je vous
croyais mort ; tout le monde vous croyait mort. Si vous avez fait profil
bas pendant tout ce temps, c’est qu’il y a une raison. Et si vous vous
montrez aujourd’hui, alors que je suis en mesure de vous identifier,
c’est que vous n’avez pas le choix. En un mot, vous êtes aux abois.
Or, vous avez un navire, vous pourriez filer. J’en déduis que vous ne
pouvez pas prendre ce risque. Donc, c’est vous que les Europiens
recherchent.
Drift haussa les épaules avec toute la nonchalance dont il était
capable. Cruz avait toujours été futé, malgré ses erreurs de
jeunesse ; inutile de l’énerver en niant l’évidence.
— Et c’est de notoriété publique ?
— Mais non. Voilà pourquoi mes gars restent dehors. Je ne veux
pas les mêler à cette affaire : d’une part, ils ne vous doivent rien,
eux ; d’autre part, il y a toujours le risque que quelqu’un cherche à
monnayer l’info. Un avis de recherche a été émis avec la description
de votre rafiot, évidemment, mais il doit y avoir en permanence
quelques milliers de Carcharodon au-dessus de l’Amérique du Nord,
donc ça n’aidera pas les autorités à vous retrouver.
» J’ignore comment vous gagnez votre croûte ces temps-ci,
reprit-il en se renfrognant, et je ne veux pas le savoir. J’ai monté ma
propre affaire, et dans la plus stricte légalité. Certes, je vous dois
une fière chandelle pour l’histoire de Tantale, mais dès que les
ÉUAN auront levé l’interdiction de décoller sur ce continent, il faudra
dégager dans l’heure. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
— Très bien, acquiesça Drift. Merci.
— Soyez discrets. Je ne vous dénoncerai pas, mais si les
Gardiens de l’Ordre viennent farfouiller chez moi je leur remettrai
bien gentiment le registre des arrivées et je ne prendrai aucun risque
pour vous prévenir.
— Compris, l’assura Drift.
Cruz attendit quelques secondes, puis hocha la tête d’un air
décidé.
— Au revoir. J’ai un spatioport à gérer, moi.
Leurs regards se croisèrent à nouveau. Celui de Cruz était
toujours glacial.
— Adieu, M. Drift. J’espère ne plus jamais vous revoir.
Il tourna les talons et s’éloigna à grands pas, sans un mot de
plus, plantant là le capitaine et son équipage.
— Tu lui as vraiment sauvé la vie ? s’enquit Jenna à voix basse
tandis que Cruz sortait de leur champ de vision.
— En effet, admit-il.
— Mais… pourquoi ?
— Sur le moment, ça m’a paru souhaitable. Et ça a fini par payer,
tu vois. Star’s End est le seul astroport où on puisse espérer se
planquer sans devoir répondre à des tas de questions embêtantes.
Il poussa un long soupir et mit un peu d’ordre dans ses idées.
— Bon. On est au sol, on est en sécurité, mais on ne sait pas de
combien de temps on dispose avant qu’Alex nous donne l’ordre de
filer. Donc, d’ici là il faut qu’on trouve comment régler son compte à
Nicolas Kelsier.
PROVOCATION

La stupeur régna quelques secondes, puis ce fut le tollé général.


Drift le laissa s’envenimer un peu avant d’intervenir, les mains
levées, en s’autorisant des inflexions impérieuses typiques de
Gabriel Drake.
— Stop !
Le stratagème fonctionna ; même Tamara Rourke se tut, fût-ce
sous le coup de la surprise. Il savoura un instant le calme retrouvé,
histoire de s’assurer qu’il était bien le centre de l’attention. D’autres
que lui auraient trouvé cette perspective intimidante, mais en tout
temps et en tout lieu, et sous quelque nom qu’il opère, Ichabod Drift
s’en était toujours sorti de la même façon.
Par le baratin.
— Si je comprends bien, vous ne trouvez pas très censé de se
lancer à la poursuite de Kelsier, commença-t-il. Permettez-moi de
vous présenter les choses sous un autre angle.
» En réalité, c’est la seule solution. Pour lui, on est des témoins
gênants ; on sait qu’il a voulu raser Amsterdam. Comme on était
censés y rester, pour lui l’affaire était réglée. Mais ça ne s’est pas
passé comme prévu, et quand il va le savoir, c’est lui qui va se
lancer à nos trousses.
— Tu veux dire à tes trousses, rectifia Kuai. Il ne connaît que toi.
Moi, il suffit que je passe cette porte et…
— Non, tu ne comprends pas, coupa Drift avec un sourire sans
joie. Il a loué nos services. Il m’a choisi parce qu’il a cru que je lui
ferais confiance, ou qu’il pouvait me faire chanter, mais va savoir
pourquoi, cette bombe devait absolument exploser à Amsterdam. Il
lui fallait donc une équipe capable d’introduire un objet en
contrebande sur Vieille Terre, de tout planifier. Un type aussi
méticuleux a forcément pris ses renseignements en amont ; par
conséquent, mon équipage n’a pas de secret pour lui. Je parie qu’il
vous connaît tous par vos noms. Et n’oubliez pas : il nous a déjà
localisés une fois.
— Ouais, mais on ne se cachait pas ! argua Jia. Pourquoi ne pas
attendre que ça se tasse, tout simplement ?
— Parce que ça ne se tassera pas, asséna Drift. Vous ne le
connaissez pas. Moi si. Quand je travaillais pour les Europiens et
qu’il avait sous ses ordres des types comme Micah et moi, il était
extrêmement prudent, extrêmement futé, et extrêmement dénué de
scrupules. Et en ce temps-là, il avait derrière lui tout un État, des
lois, des réglementations et je ne sais quoi encore, même s’il lui
arrivait d’en enfreindre quelques-unes, de temps en temps. Vous me
suivez ? Alors imaginez ce qui passe quand les types comme lui
n’ont plus à se justifier devant qui que ce soit : vous croyez qu’ils
deviennent plus indulgents ? Qu’est-ce que tu en penses ?
demanda-t-il à Micah.
— Kelsier est un psychopathe, lâcha le Hollandais. Et si j’ai
quitté l’UDF c’est principalement à cause de lui.
— Ça alors ! Il voulait t’envoyer au casse-pipe, c’est ça ? ironisa
Kuai.
Micah le foudroya du regard.
— T’as déjà pris une arme parce que t’avais la rage, petit
homme ? Non ? Alors tu la boucles. On croit que les staatslieden
savent ce qu’ils font, parce qu’ils ne montent pas eux-mêmes au
front, mais si tu avais vu certains des ordres de l’ARET…
Il se tut et secoua la tête.
— Bref, reprit Drift. Jia, pourquoi tu veux qu’on se planque ? Si
quelqu’un te coupe la route dans l’espace tu jures que ses enfants
naîtront plein de bleus tellement tu vas le tabasser, et là tu voudrais
partir en courant et implorer « S’il vous plaît monsieur, ne me faites
plus de misères » ?
— C’est pas la même chose, protesta-t-elle.
Mais Drift sentit qu’il l’avait piquée au vif. Il scruta les visages de
ses équipiers et s’arrêta sur Rourke.
— Tamara. Hier tu voulais que le sang coule. Eh bien je suis
d’accord. Tu es toujours partante ?
— Hier, je ne connaissais pas encore ton passé. Qu’est-ce qui
me dit que je peux te faire confiance ?
— Les huit années pendant lesquelles on a bossé ensemble
sans que je te tue, toi ou un autre membre de nos équipages
successifs, ni que je vous laisse mourir ? Rappelle-toi ce qui s’est
passé sur Severus Un. Je n’étais pas obligé de revenir te chercher,
si ?
— Non, reconnut-elle.
— Et Benjamin, sur Janus III ? Lui non plus on ne l’a pas
abandonné sur place !
— Il est mort quand même.
— Ouais, parce qu’on n’a pas pu le soigner à temps. Mais au
moins, on a essayé. Écoute, je ne dis pas que ça va être facile, mais
Kelsier va s’attendre à ce qu’on se planque, pas qu’on lui coure
après. Il ne sera pas préparé.
— Peut-être parce que c’est une idée à la con, justement, fit
Kuai. S’il a les moyens de nous retrouver, il saura aussi se protéger
d’un petit rafiot comme le nôtre. Et comment on va savoir où il est,
d’abord ?
— Alex a peut-être une petite idée là-dessus.
Un silence.
— Et pourquoi ça ? voulut savoir Rourke.
— Il était capitaine de la Main du Mort. Le principal rival de
Gabriel Drake, en quelque sorte.
— Ce merdeux est le Boucher de Côté Aube ? proféra Apirana.
— Quoi ? coupa Rourke, incrédule. Tu nous as posés dans
l’astroport d’un autre ex-corsaire à la solde de Kelsier ? Qui nous dit
qu’il ne va pas nous dénoncer ?
— Premièrement, je n’avais pas le choix, avoua Drift. C’était le
seul port possible. Deuxièmement, Cruz est une tête de mule qui a
une très haute opinion de son honneur personnel et une dette
envers moi. Troisièmement, s’il avait l’intention de nous doubler, il ne
se serait pas montré aussi hostile. Il ne cherche pas à nous piéger
ici pour gagner du temps. Au contraire, il veut qu’on fiche le camp
dès que possible, sans lui compliquer la vie. J’aurais tendance à lui
donner raison.
— Et moi donc, railla Kuai. Allez viens, Jia. On s’en va.
La pilote le regarda en coin, mais ne broncha pas.
— Tu as un plan, Kuai ? insista Drift. Tu sais déjà ce que tu vas
faire ? Un petit tour à Atlantic City pour t’embaucher comme
mécanicien ?
— C’est toujours mieux que partir à la recherche d’un terroriste.
Alors, Jia ?
L’interpellée ne quittait pas Drift des yeux, indécise. Drift avait
toujours senti chez elle brûler une flamme absente chez son frère. Y
avait-il en chinois un équivalent exact du mot « pardon » ? Jia ne
devait pas le connaître.
— Tu crois vraiment pouvoir le retrouver ? demanda-t-elle au
capitaine, toujours sans se soucier de Kuai.
— Oui.
Il s’abstint délibérément de préciser combien de temps cela
prendrait, mais crut comprendre, à ses sourcils haussés, qu’elle
avait deviné.
— Si tu le localises d’ici la réouverture de l’atmo et que tu as un
plan, OK. Sinon, je trouve quelqu’un d’autre pour redécoller de ce
caillou.
Alors seulement elle regarda son frère dans les yeux. Il lui lança
en mandarin une phrase où Drift crut vaguement saisir une allusion
à sa santé mentale, à quoi elle répondit par un déluge de paroles
agressives dont il n’avait aucune chance de saisir le sens.
Délaissant leur querelle, il s’adressa à Micah.
— Et toi ?
— Ça me plaît pas.
— Je peux le comprendre.
Drift avait espéré que Micah prendrait son parti sans hésiter,
mais le mercenaire connaissait la cruauté de Kelsier. Logiquement, il
n’avait pas très envie de se confronter au vieux renard.
— Qu’est-ce qui te paraît le moins dangereux, tenir Kelsier dans
ton viseur ou surveiller tes arrières jusqu’à la fin de tes jours ?
— Euh…
— Toute prise de risque mérite sa récompense, précisa Drift,
voyant qu’il aurait besoin d’un argument plus convaincant. Kelsier
est plein aux as et j’ai la ferme intention de le plumer jusqu’au
dernier sou. Je propose de partager le butin en sept parts égales.
Après déduction des frais.
— Égales ?
Micah ne cacha pas son étonnement, mais reprit vite son air
sombre.
— Tu ne m’auras pas comme ça. Le fric ne suffit pas.
— Tu le connais – au moins de réputation. Tu sais qu’il va se
mettre à notre recherche quoi qu’il arrive ; alors autant être payé
pour affronter ses tueurs, non ?
Peu convaincu, Micah regarda Jia et éleva la voix de manière à
se faire entendre par-dessus la dispute en chinois.
— OK, mais je pense comme elle. Il me faut une localisation et
un plan d’attaque d’ici qu’on redécolle, sinon je tente ma chance de
mon côté.
Drift approuva d’un air reconnaissant puis lança un regard noir
aux Chang… mais son autorité de capitaine ne tenait plus qu’à un fil,
il ne l’ignorait pas. Il n’avait pas intérêt à énerver Jia en lui disant de
la fermer. Elle risquait de prendre le parti de son frère rien que pour
le contredire. Il préféra donc s’occuper des trois autres membres de
ce qui était encore son équipage, du moins officiellement.
— Jenna ? demanda-t-il avec une appréhension non feinte à
l’idée qu’elle puisse partir aussi. Je sais que tu n’es pas là depuis
longtemps, mais…
— Je n’ai pas d’autre endroit où aller. Tu as récupéré une fille
saoule et tu l’as prise à ton bord au lieu de lui piquer son fric… ou
pire, acheva-t-elle en esquissant un sourire, sans grand succès.
Essaie juste de ne pas me faire tuer.
Il lui décocha le sourire rassurant qui lui servait en général à
convaincre les autres de son honnêteté.
— Ça ne me viendrait pas à l’idée.
À sa droite, l’algarade en mandarin s’était calmée. Et Kuai faisait
la tête ; comme prévu, il n’avait pas eu gain de cause. Puisqu’il
ressentait le besoin de veiller sur sa petite sœur, il n’allait pas la
laisser tomber face au danger.
Et à propos de danger…
Il se tourna enfin vers Apirana, en s’efforçant de dissimuler son
malaise.
— Quant à toi, tu aurais du mal à passer inaperçu.
L’autre se contenta d’opiner, le visage inexpressif et les lèvres
pincées. Drift attendit une autre réaction, mais en vain. Ce fut Jenna
qui répondit pour lui :
— Bon, allez, ça suffit maintenant ! Capitaine, Apirana regrette
de s’être laissé emporter et souhaite rester membre de l’équipage,
sinon il aurait déjà quitté le navire.
Elle poursuivit en se tournant vers le Māori abasourdi :
— Le capitaine veut que tu restes, sinon il t’aurait déjà ordonné
de débarquer. Chacun attend de connaître les intentions de l’autre et
franchement, vous vous y prenez comme des manches !
Le silence interloqué qui suivit sa tirade fut finalement rompu par
un gloussement… de Rourke, à la surprise générale. Drift lui lança
un regard peu amène, puis s’adressa de nouveau à Apirana.
— Donc, tu restes, c’est ça ?
Le Māori remua les lèvres en silence, comme si les mots
restaient bloqués dans sa bouche. Enfin il laissa échapper un vague
« Ouais ».
Drift se détendit, soulagé. D’habitude il déchiffrait assez bien les
émotions du géant, mais cette fois, son mutisme et son visage fermé
le désarçonnaient. En tout cas, il ne s’apprêtait pas à arpenter les
rues d’Atlantic City, où on n’aurait vu que lui. C’était déjà quelque
chose. Il encaissa donc sans broncher.
— Parfait. Professionnellement, tu es fiable et je te garde sans
problème ; en revanche, menace-moi encore une fois et tu
débarques pour de bon, sur-le-champ, peu importe où on se trouve.
C’est clair ?
— Ouais, répéta Apirana plus distinctement.
Drift soutint son regard une seconde de plus, puis passa à
Tamara Rourke.
— Et toi ?
Elle le jaugea un moment, pensive, puis :
— Tu te lances un sacré défi, Ichabod.
— Je suis à la hauteur !
Sa colère contre Kelsier perçait dans sa voix ; il ne chercha pas
à la réfréner.
— Je me suis trop décarcassé pour renoncer maintenant et me
terrer quelque part. Je me suis fait une réputation, moi ! Comme
vous. C’est comme ça qu’on trouve du boulot ! Si on n’a pas le cran
de montrer qui on est, on peut dire adieu à tout ça. Et sincèrement,
ajouta-t-il après une courte pause, ce fumier m’a vraiment trop pris
pour un con à m’entuber comme ça.
Rourke hocha la tête tout en surveillant la réaction des autres.
— Tu t’en tires une fois de plus – du moins pour l’instant. Je suis
d’accord avec les autres : un plan, une localisation précise d’ici le
moment de repartir, et ça marche pour moi.
C’était un énorme soulagement, mais cette fois, il garda ses
sentiments pour lui. Ça ne faisait que retarder l’échéance, mais les
ennuis à venir attendraient.
— Bon, c’est réglé. Tant mieux. Des questions ?
— Ouais : pourquoi un bombe sur Amsterdam ? demanda
Apirana. Qu’est-ce qu’il cherche, ce Kelsier ?
— Il dit avoir été chassé pour corruption. J’ai cru deviner qu’en
fait, pour les Europiens, c’était une couverture pour lui permettre de
se livrer à ses petites combines. Mais c’est peut-être ce qu’il veut me
faire croire, justement.
— Double bluff, fit Rourke. Tu crois qu’il voulait se venger ? Mais
pourquoi Amsterdam ?
— À l’époque, les preuves de sa culpabilité ont été apportées par
un groupe d’hommes politiques hollandais, déclara Micah. Ça a
peut-être un rapport ? Il y a bien trois ans qu’il s’est fait virer, mais
c’est bien le genre à préparer longtemps sa revanche, non ?
— Je ne serais pas autrement surpris que ce chien tienne la liste
de tous les gens qui lui ont fait du tort dans sa vie, acquiesça Drift,
amer. Et il a la prudence d’attendre un an ou deux, de tout calculer
au millimètre près avant de passer à l’acte. Et je doute qu’il puisse
dénicher une bombe atomique à brève échéance.
— Ce type décide de raser une ville parce qu’on l’a mis à la
porte ? fit Rourke, incrédule. C’est un peu exagéré comme réaction,
non ?
— Je ne l’ai jamais rencontré, fit Micah, mais si je me base sur
les ordres qu’on recevait à l’UDF, Kelsier n’est pas franchement un
adepte de la « riposte proportionnée ».
— En effet, confirma Drift. Pour lui, la fin justifie les moyens. Et
tant pis pour les dommages collatéraux ; sinon, Cruz ne serait plus
de ce monde. Non, ça ne m’étonnerait pas qu’il soit prêt à vitrifier
une ville entière juste pour se venger de trois ou quatre personnes.
S’il se limitait à ces cibles précises, on pouvait remonter jusqu’à lui.
— Et toi tu prétends l’éliminer ? fit Kuai, peu convaincu.
— Disons que j’ai une ébauche de plan, répondit Drift en se
surprenant lui-même. Mais chaque chose en son temps, reprit-il en
désignant tour à tour les Chang, Micah et Apirana. Vous quatre, allez
dormir un peu. Ça fait trop longtemps qu’on est sur les dents.
— Bien, chef ! s’exclama Jia, reconnaissante, en tournant
immédiatement les talons. Si on me cherche, je suis dans ma
cabine. Et ne me réveillez que pour décoller, sinon, gare !
Elle s’éloigna d’un pas décidé. Les trois autres l’imitèrent, Micah
et Apirana avec le sourire, Kuai l’air prêt à ruer dans tout ce qu’il
trouverait sur son chemin. Quant à Rourke, elle s’adressa à Jenna :
— Tu dois être fatiguée aussi, mais j’ai besoin de tes services : il
faut que tu ailles sur la Spinale voir si tu peux brouiller les pistes,
éviter qu’on nous repère. Terrorisme, extraterrestres… il doit déjà y
avoir tout un tas d’hypothèses sur la bombe. Vois si tu peux
renforcer celles qui n’impliquent pas de navette Carcharodon.
Ensuite, va te coucher aussi. On va avoir besoin de toi.
Jenna s’exécuta avec lassitude ; Drift et Rourke se retrouvèrent
seuls. Cette dernière croisa les bras.
— Alors ? J’avoue, je suis curieuse de savoir en quoi consiste
ton plan.
Drift choisit soigneusement ses mots.
— Que sais-tu de l’Homme qui rit ?
Le visage de son associée se fit encore plus granitique que
d’habitude.
— Marcus Hall ?
— Il n’y a pas d’autre Homme qui rit, que je sache. Eh bien, c’est
lui que Kelsier m’a envoyé en guise de chien d’attaque quand il m’a
coincé sur Carmella.
— Tu es sûr ?
— Il m’a montré son électat, alors sauf si un autre type s’est fait
tatouer exactement le même…
— Personne n’oserait, jugea Rourke, dont le regard se perdit
dans le vide.
Drift reconnut les symptômes – elle se mettait en mode
« organisationnel ». Pendant que son cerveau résolvait le problème,
ses sens détectaient automatiquement les menaces ou anomalies
éventuelles. Émergeant enfin de ses réflexions, elle se passa la
langue sur les lèvres et dit :
— En tout cas, ça explique ta trouille bleue.
— Hé, je ne te permets pas !… Oui, bon, je n’en menais pas
large, c’est vrai. Écoute, j’avais pas l’intention de le cacher aux
autres – je voulais juste t’en parler d’abord.
— Que veux-tu que je te dise ? On a dû entendre les mêmes
histoires, toi et moi. Évidemment, certaines sont improbables, mais il
va quand même falloir redoubler de prudence, et on sait que Kelsier
est plein aux as, comme tu dis. D’un autre côté, ça peut nous faciliter
la tâche : plus il laissera de traces, moins on aura de mal à le
retrouver. S’il peut se procurer une bombe atomique et s’offrir les
services de Hall…
Drift acquiesça vaguement, mais nota qu’elle n’avait pas répondu
à sa question. On verrait plus tard. Pour le moment, l’énigmatique
Tamara Rourke lui posait un autre problème. Il ne comprenait
toujours pas comment elle fonctionnait, mais au moins, il avait
décelé une faille dans sa cuirasse. Il avait fallu une bombe atomique
pour cela, mais à présent, il savait qu’il y avait quelque chose
dessous.
Ichabod Drift avait toujours été fasciné par le caractère des gens
(d’où ses talents de fin manipulateur), et son intérêt pour le
personnage avait été renforcé par les événements récents.
Suffisamment pour fermer les yeux sur sa réaction à bord. Enfin,
peut-être… On verrait jusqu’à quel point elle se montrerait
coopérative.
— Encore une chose, dit-il en prenant son courage à deux
mains. Ton attitude récente pose problème.
— C’est moi qui pose problème ? Je te signale que ce n’est pas
moi qui ai…
— Je ne parle pas de la mission, mais de l’équipage. Je peux
excuser Apirana pour cette fois, on sait qu’il est soupe au lait, qu’il
peut péter un plomb. Il est comme ça. Mais toi, tu t’es toujours
montrée émotive comme un astéroïde stoïque. Et là, tu me mets en
joue devant tout le monde et tu me demandes des comptes. Ça
s’appelle de l’insubordination. Une mutinerie.
Rourke n’en croyait pas ses oreilles.
— Toi, tu m’accuses de mutinerie ?
— Puis-je te rappeler que c’est moi qui commande ici ? C’est
mon navire, et l’équipage doit savoir qu’à bord, il est impératif qu’on
m’obéisse – et ils le feront, à moins que tu ne te mettes à me
menacer d’une arme ! Je ne vais pas expliquer à Jia comment on
navigue, à Jenna comment on code, à Kuai comment on fait tourner
des moteurs et encore moins à Micah comment on bute l’ennemi ;
mais… C’est justement pour ça que j’embauche des spécialistes !
Pour qu’en recevant mes ordres, ils sachent les exécuter au mieux !
— Oui, d’ailleurs Jia respecte infiniment ton autorité, ironisa-t-
elle.
— En tout cas, elle finit toujours par faire ce que je lui demande ;
simplement, je frôle chaque fois la crise cardiaque. Mais ce n’est pas
la question. Quand je vous donne des ordres vous devez obéir sur-
le-champ, et sans vous consulter parce que ça peut nous coûter la
vie. Alors si tu veux venir avec nous choper Kelsier, c’est une chose
que tu dois respecter.
Rourke scruta l’expression de Drift, que celui-ci voulait la plus
neutre possible, et finit par acquiescer.
— D’accord. Ce type, je veux sa peau. Mais à l’avenir je ne me
contenterai plus de réponses floues ; la confiance, ça se mérite,
Ichabod.
— Tout à fait d’accord, fit-il, rayonnant. Comment as-tu su que
c’était une bombe atomique ?
— Pardon ? fit-elle en prenant un air méfiant.
— Tu l’as compris tout de suite. Sans avoir besoin de l’examiner,
de lire ce qui s’affichait, etc. Un coup d’œil t’a suffi pour balancer
« Merde, les gars, ça va péter ». J’ai toujours cru qu’avant, tu étais
une espèce de garde du corps. Mais cette compétence-là ne
s’acquiert pas comme ça. Maintenant que tu connais mon passé,
c’est ton tour : où étais-tu – qui étais-tu – avant de devenir Tamara
Rourke et de poser le pied pour la première fois à bord du Jonas ?
Elle hésita.
— Je veux une réponse, insista Drift sur un ton qui se voulait le
plus détaché possible. On forme une super équipe, toi et moi, mais
c’est quand même à moi qu’il appartient, ce rafiot. Alors, cette
bombe ? Comment tu l’as identifiée ? Soit tu me donnes une raison
crédible et je te rends ton arme, soit tu te casses tout de suite.
Qu’est-ce que tu choisis ?
Le silence s’installa.
Rourke ne broncha pas, ne prononça pas un mot ; elle se borna
à le dévisager. Il regrettait déjà ses paroles, car il aimait l’avoir à ses
côtés, pour les conseils qu’elle lui donnait, le point de vue auquel il
n’avait pas pensé. Il n’avait pas envie qu’elle s’en aille sans rien dire,
séance tenante… Mais il avait déjà trop cédé. Une petite voix (qu’il
n’avait plus entendue depuis certain épisode dans le Système de
Ngwena) lui souffla : Elle t’a menacé d’une arme. Et si elle tirait, la
prochaine fois ? Pousse-la à s’en aller et tire-lui une balle dans le
dos. C’est le seul moyen de t’assurer qu’elle ne va pas te
dénoncer… Mais il se reprit. La confiance, ça se mérite.
Enfin Rourke poussa un soupir et son expression se radoucit
l’espace d’un bref instant. Drift se prépara au pire. Quand une
réponse demandait un tel temps de réflexion, il ne fallait pas trop
s’attendre à une explication bidon genre « J’ai suivi des cours de
rattrapage en physique nucléaire ».
Elle fit mine de lever la main, puis interrompit son geste,
indécise.
— Tamara Rourke est le nom que ma mère m’a donné ; quant au
reste… D’ailleurs, rappelle-toi : tu m’as demandé ce que j’étais
« avant » de devenir Tamara Rourke…
Il acquiesça. Cette fois, elle tendit la main gauche, paume en
avant. Une paume qui n’avait rien de spécial ; la peau était plus
claire que sur le reste de son corps, et calleuse comme chez tous
les manuels. Mais tout à coup, un éclair en jaillit.
La première chose qui vint à l’esprit de Drift fut : Un électat ! La
seconde, une fois l’image identifiée, fut : Oh merde…
SERVICES RENDUS

— Tu veux savoir où est Nicolas Kelsier ? Toi ? s’était étonné


Alexander Cruz (après avoir tout de même proféré toutes sortes de
jurons et maintes fois répété qu’il ne voulait plus jamais revoir Drift).
Le vieux s’est fait virer pour corruption il y a des années.
— Rends-moi ce service et c’est moi qui serai ton débiteur cette
fois.
Cruz n’avait pas caché ce qu’il pensait de cette promesse. Mais
Drift avait insisté :
— Je te connais, Alex. Je suis sûr que tout n’est pas aussi légal
que tu le prétends ici, dans ce spatioport. Es-tu bien sûr que tu
n’auras jamais besoin d’un équipage tel que le mien ?
Cruz l’avait fixé pendant de longues secondes. Puis il avait
griffonné un nom et une adresse sur un bout de papier qu’il lui avait
tendu.
— Si je surprends ne serait-ce qu’une rumeur prétendant que tu
tiens cette info de moi, ta navette ne quittera jamais mon astroport.
Drift avait déchiffré le morceau de papier en fronçant les sourcils.
— C’est une plaisanterie ?
— Non, c’est la meilleure source d’information hors Spinale sur
ce continent, avait répondu Cruz, très sérieux. Tu as de la chance
qu’elle soit sur cette côte-ci. Mais je ne sais pas combien elle te
demandera ; on raconte que ses tarifs sont un peu… ésotériques.
Au fait, tu te souviens de Maiha ?
Des images avaient surgi de la mémoire de Drift – une explosion
de tous les sens, issue de son cerveau primitif : de longs cheveux
noirs dont les mèches lisses s’emmêlaient entre ses mains, des
perles de sueur salée sur une peau dorée, des doigts défaisant
adroitement sa boucle de ceinture, des poignets s’enfonçant en
douceur, sous le poids d’un corps léger, dans de moelleux oreillers
appartenant à… l’homme qu’il avait en face de lui. Il s’obligea à
rester stoïque.
— Oui, je crois.
— À ce que je sais, elle lui sert de bras droit, maintenant, avait
poursuivi Cruz qui, apparemment, ignorait tout des agissements
passés de son ex second les rares fois où le Trente-Six Degrés et la
Main du Mort s’étaient trouvés amarrés dans le même port. Ça te
sera peut-être utile. Ou pas. Je l’ignore et, à vrai dire, ça ne me fait
ni chaud ni froid.

C’est ainsi que Drift, Micah et Apirana quittèrent Atlantic City


pour remonter vers le nord, en suivant la côte, à bord d’un train ultra-
rapide dont le monorail magnétique surplombait les antiques
paysages urbains du New Jersey et traçait de longues courbes
gracieuses entre les gratte-ciel. Ceux-ci arboraient des flancs
bigarrés vantant sous forme holographique les mérites de toutes
sortes de produits, de la dernière barre protéinée au plus élégant
des aéros urbains. Mais ces publicités n’étaient destinées qu’aux
résidents : à cette vitesse, ce n’étaient que des taches floues qui
laissaient sur la rétine des images fugaces. De toute façon, Drift n’y
aurait guère prêté attention ; son équipage avait pu dormir quelques
heures, mais lui n’avait pas fermé les yeux : il avait dû bricoler à la
va-vite un plan dangereusement bancal avec Rourke. Il avait
l’impression que ses globes oculaires étaient deux boules de
poussière.
Le monorail obliqua vers l’ouest en épousant Lower Bay puis
rebroussa chemin et contourna par le sud le fouillis d’astroports et
de friches industrielles qui recouvrait à présent Staten Island. Après
avoir traversé des nuages de fumée et de brume de chaleur en
provenance des raffineries, il émergea dans l’atmosphère plus
propre des Narrows. Drift activa la vitre grossissante afin de
distinguer, au nord, Liberty Island et son ersatz de statue de la
Liberté. Des siècles plus tôt, les besoins en cuivre avaient tellement
augmenté qu’on avait fondu l’original pour fabriquer des circuits
imprimés. C’était avant qu’on exploite les immenses gisements
découverts dans la galaxie…
Enfin le train s’arrêta près du rivage sud de Brooklyn. À cause de
la pollution qui se déversait parfois sur la ville – le Staten Smog,
disait-on justement –, Drift vérifia que son masque de réinhalation
était bien en place. Il ouvrit une porte coulissante un peu
récalcitrante et, Micah et Apirana sur les talons, se retrouva sur le
quai, une plateforme en acier ajouré, située à plus de quinze mètres
du sol et intégralement ceinte de grillage. D’un côté, une cage
d’escalier menant à la rue, de l’autre, un ascenseur délabré. Les
barrières automatiques qui s’étaient relevées dans le grillage face
aux portières, à hauteur de ceinture, redescendirent dès que le train
redémarra. Si on était assez bête pour passer par une ouverture
béante à quinze mètres du sol, on méritait bien de tomber…
Un coup d’œil à l’ascenseur leur suffit pour se diriger d’un
commun accord vers l’escalier. En bas, dans la rue, les trottoirs
étaient jalonnés de congères, vestiges souillés de la dernière chute
de neige. Malgré la proximité d’Old New York, qui réchauffait un peu
l’atmosphère, il faisait un froid mordant et Drift se félicita d’avoir
retrouvé son thermanteau dans les placards du Jonas. Il le portait,
glissière remontée jusqu’en haut, par-dessus son gilet pare-balles.
Quant à Micah, il avait ressorti son vieux treillis dont la
thermorégulation intégrée pouvait lutter contre des températures
extrêmes allant de moins cinquante degrés à plus cinquante. Depuis
qu’il exhibait des dreadlocks en lieu et place de la boule à zéro
réglementaire, et que les écussons de son ancien régiment avaient
disparu de ses épaulettes, l’ex-soldat de l’UDF avait l’air d’un fauché
habitué à s’approvisionner dans les surplus de l’armée (seul le
pistolet automatique qui pesait contre sa hanche témoignait de son
passé). Apirana, lui, avait dédaigné s’équiper contre le froid, se
contentant d’enfiler un sweat-shirt à capuche sur sa combi purement
fonctionnelle. Capuche sur le crâne et réinhalateur sur la figure, il ne
se faisait pas trop remarquer par ses tatouages, seulement par sa
taille et sa carrure ; pour une fois, Drift n’avait donc pas l’impression
de se balader à côté d’un signal d’alarme ambulant.
Entendant un bourdonnement au-dessus de leur tête, ils
découvrirent un aéro de police bleu et blanc, avec ailes courtes
équipées d’un rotor et chevrons réfléchissants. Un ou deux passants
se tapirent aussitôt dans l’ombre des immeubles – cinq ou six étages
de béton et plastique –, mais la plupart continuèrent leur chemin
comme si de rien n’était. On n’était pas à Manhattan, où les riches et
très riches vivaient et travaillaient à l’abri du mur de six mètres
protégeant l’île des intrus qui tenteraient de s’en approcher à la
nage ; ici la police était partout, vigilante.
À mesure que New York s’étendait vers l’ouest et le sud,
Brooklyn et le Queens avaient été abandonnés tels des déchets, et
leurs habitants livrés à eux-mêmes pour le meilleur et pour le pire. Il
aurait au moins fallu une émeute pour que la police new-yorkaise y
mette pied à terre. Drift trouvait cela à la fois rassurant et inquiétant.
L’aéro vira sur l’aile et partit vers l’est, en direction de Jamaica
Bay. Drift prit le temps d’évaluer la situation et de scruter la rue. Les
passants qui s’étaient éclipsés étaient de retour, mais personne ne
s’intéressait outre mesure au trio de nouveaux venus. Drift aperçut
un panneau indicateur qui disparaissait presque entièrement sous
un fouillis de fils électriques ; les gens du coin avaient décidément
une façon originale de s’alimenter en électricité : directement à la
source. Il tendit l’index.
— Le métro le plus proche est par là.
Le métro d’Old New York était en piteux état, avec les problèmes
typiques des réseaux souterrains en service depuis des siècles,
mais fonctionnait à peu près. En tout cas, c’était le meilleur moyen
de gagner le centre depuis le sud de Brooklyn. Quand la rame
délabrée les déposa à la station de Tremont Avenue, ils ne
cherchèrent pas à remonter en surface, ils tournèrent à gauche
après l’église souterraine et échangèrent un regard un peu trop
indifférent avec les deux types qui rôdaient devant. Drift était sûr
qu’ils allaient leur proposer des narcotiques, mais après avoir vu le
visage démasqué d’Apirana, les deux hommes se dirigèrent vers un
ascenseur qui ne marchait que dans le sens de la descente…
Les lunes de Carmella étaient loin d’être les seuls lieux où
l’humanité ait cherché en sous-sol des espaces habitables. Mais sur
Vieille Terre, même dans les zones continentales salement polluées,
ce n’était pas vraiment pour fuir une atmosphère irrespirable, plutôt à
cause du prix des loyers, devenu inabordable en surface.
L’ensemble de tunnels, esplanades et autres habitats sous la
métropole d’ONY, appelée la « Garenne », était un bel exemple des
disparités universelles entre l’En-Haut, avec ses réseaux de
transport et d’approvisionnement en parfait état, et l’En-Bas, victime
d’un isolement facteur de pénuries.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit au Niveau 17 de la Garenne
Inférieure Nord sur un tunnel qui sentait l’humidité et le renfermé.
L’éclairage y était intermittent, et vu qu’on était très loin sous la
nappe phréatique, l’eau qui coulait du plafond n’était pas rassurante.
— Très accueillant, constata Apirana à voix basse.
Drift se méfiait encore un peu des gestes brusques du Māori et
avait une conscience aiguë de ses proportions colossales, malgré
les précautions que prenait ce dernier pour paraître inoffensif. Il lui
avait exposé les conditions de son maintien à bord de la Keiko, et le
géant les avait acceptées. Le capitaine devait en tenir compte – du
moins tant qu’Apirana les respectait.
— Tu es bien sûr que c’est là ? s’inquiéta Micah.
Le mercenaire n’était pas très emballé par l’expédition, mais Drift
l’avait convaincu, par crainte de se retrouver seul avec Apirana, mais
surtout parce qu’il ne lui faisait plus entièrement confiance : il pouvait
très bien quitter Star’s End en douce et aller dénoncer toute la
bande en échange d’une rémunération substantielle.
— C’est l’adresse que m’a donnée Alex Cruz.
Bon, il se fiait à un type qui ne l’avait jamais aimé, et qui le
considérait comme un boulet potentiellement dangereux…
— Allons voir ce qu’il en est.
En fait, leur destination ne fut pas difficile à trouver. La plupart
des portes étaient barrées par des planches, les autres n’étant que
des trous noirs ouvrant sur d’anciens quartiers d’habitation exigus et
dénués de tout mobilier. L’esplanade centrale, en revanche, était
d’une tout autre nature.
— C’est quoi ce truc ? grogna Apirana comme ils arrivaient en
vue d’une double porte en verre sertie dans un cadre d’acier.
Ici, le silence des tunnels laissait place à un brouhaha
indéfinissable, une pulsation régulière dans les graves perdue dans
une marée de voix ; derrière les vitres, des lumières projetaient des
ombres étirées.
— Si j’ai bien compris la dame a son QG ici et y règne sur un
petit empire. Elle a repris les commerces existants, le marché noir,
tout. Au-dessous du Niveau 10 de la Garenne Nord tout est à elle,
mais légalement acquis ; et comme elle ne fait pas de vagues, les
Gardiens de l’Ordre la laissent tranquille.
— Et c’est en habitant dans ce trou qu’elle est devenue la
meilleure source d’info hors Spinale de toute l’Amérique du Nord ?
Capable de dire où se planque Kelsier ? s’étonna Micah. Permets-
moi d’en douter.
— Elle doit avoir des relations. Et on prétend qu’elle troque info
contre info. Donnant-donnant, quoi.
Drift fit rouler ses épaules, arrangea le foulard qu’il avait noué
autour de son cou pour cacher les ecchymoses dues aux doigts
d’Apirana et s’avança vers la porte vitrée. Elle céda aussitôt sous sa
poussée. Il découvrit l’ancienne place publique de la Garenne Nord-
Est, Niveau 17. En fait, publique, elle l’était toujours, mais
promenades et boutiques avaient été remodelées et l’ensemble était
plus organique, plus chaotique ; il y avait toujours des commerces,
mais des hamacs se balançaient au-dessus de leurs toits, des trous
entourés de pierres pratiqués dans le sol abritaient des feux de
camp dont la climatisation peinait à absorber la fumée, et des
applaudissements entrecoupés d’encouragements s’élevaient du
côté d’une cage à combat.
En surplomb, trônant dans un fauteuil bien rembourré, sur une
plateforme supportée par un solide bras de levage hydraulique (sans
doute issu d’un ancien véhicule d’entretien), se tenait Nana Bastard.
Drift ferma son œil non biomécanique et augmenta le
grossissement de l’autre. Elle semblait âgée d’au moins soixante-dix
ans, malgré les substances anti-vieillissement dont elle avait
manifestement usé, et ses cheveux argentés étaient coiffés en deux
grosses tresses. Un peu empâtée, elle avait le visage ridé, la peau
tannée. On devinait à ses traits, ses perles et les franges de ses
vêtements qu’elle avait peut-être du sang indien. Mais ce furent ses
yeux que Drift remarqua instantanément. De son poste
d’observation, il n’en distinguait pas le blanc. Vives, les prunelles
noires dardaient des regards en tous sens sur la foule massée à ses
pieds, de part et d’autre de la place. Des yeux d’oiseau de proie qui
se braquèrent presque aussitôt sur Drift. Nana appuya sur
l’accoudoir de son fauteuil et ses lèvres remuèrent en silence.
— Chef ? fit Apirana en lui donnant un petit coup de coude.
Drift rendit à son œil droit sa longueur focale normale et rouvrit le
gauche. Aussitôt apparurent dans son champ de vision des individus
vêtus de bleu nuit – l’uniforme des anciens Gardiens de la place –
qui venaient vers eux en se frayant un chemin dans la foule.
— Pas de raison de s’en faire, déclara-t-il. On est juste là pour
demander audience.
Il arrêta son regard sur le garde tout en pectoraux qui ouvrait la
marche et lui décocha un sourire mi-amical, mi-poli.
— Bonjour.
— Bonjour, répondit l’autre en examinant rapidement les trois
nouveaux venus.
Ses deux compagnons – un homme et une femme – avaient
customisé leur tenue réglementaire : les plaques et écussons qu’ils y
avaient cousus suggéraient un système d’alliances entre familles,
tribus ou gangs ; ils avaient ôté les manches pour exhiber leurs bras
musclés, ornés de tatouages, et en guise d’épaulettes, l’interlocuteur
de Drift arborait une rangée de piquants en acier de deux bons
centimètres de long. Tous trois portaient un étourdisseur à la
ceinture et un écouteur dans l’oreille, mais il ne sentit pas chez eux
la morgue crâneuse des gangsters à qui il avait déjà eu affaire. En
dépit de leur apparence, ils avaient presque une attitude de…
professionnels.
— Vous êtes ici pour une raison précise ?
— Oui, je voudrais parler à Nana, l’informa Drift en espérant ne
pas enfreindre le protocole (« Mme Bastard » ne semblait pas très
indiqué).
— Nana n’accordera pas d’audiences avant la semaine
prochaine, annonça la femme.
Elle avait un tatouage sous un œil, une volute qui pouvait être
tribale ou qui lui avait plu, tout simplement.
— Vous pouvez revenir à ce moment-là ou vous installer ici pour
attendre, comme vous voudrez ; faites comme chez vous, vous êtes
les bienvenus.
Drift masqua sa surprise derrière un toussotement. Non,
décidément, rien à voir avec les sbires à la solde des gangs qui, en
général, prenaient plaisir à vous pourrir la vie et ne connaissaient
pas les expressions du type « vous êtes les bienvenus », sauf par
antiphrase. Autre aspect étonnant du pouvoir exercé ici par Nana
Bastard ? Non, je crois savoir qui est derrière tout ça… Il décida de
miser sur son intuition.
— Dans ce cas, je voudrais parler à votre commandante, Maiha
Takahara, si je ne m’abuse.
Son premier interlocuteur ne cilla même pas.
— La commandante Takahara n’accorde pas d’audiences au
public.
La bureaucratie est bien partout la même, songea Drift. C’était
quand même plus simple quand on était tous hors-la-loi.
— Vous ne devez pas avoir beaucoup de demandes, insista-t-il.
Par ailleurs, je dois voir Nana pour affaires, mais Mlle Takahara est
une vieille amie, ce serait donc une visite de courtoisie. Je vous
serais très reconnaissant de lui faire savoir que Gabriel désire être
reçu. Naturellement, si votre mission a la priorité, je le comprendrai
très bien.
L’autre réfléchit un instant. Allez, quoi… l’encouragea Drift in
petto. Vous avez été tellement pros jusqu’ici…
— Allô, contrôle ? Ici Hawkins, fit l’autre en posant un doigt sur
son écouteur. La commandante Takahara est-elle disponible ? Ma
commandante, reprit-il après quelques secondes de pause, j’ai ici
trois nouveaux venus entrés par la Porte Sud. L’un d’entre eux
voulait voir Nana, mais maintenant, c’est vous qu’il demande. Il se
dit de vos amis. Il s’appelle Gabriel.
Hawkins hocha la tête en réaction à ce que lui soufflait son
oreillette. Drift avait donné son ancien nom avec réticence, mais de
toute façon, aucune chance que ce Hawkins percute. Des Gabriel
qui n’avaient pas Drake pour nom de famille, ça ne devait pas être
bien rare dans la galaxie. Et puis, il n’avait pas le choix : Maiha
Takahara n’avait certainement jamais entendu parler d’Ichabod Drift.
Une personne de plus allait apprendre qu’il n’était pas mort, et c’était
regrettable ; mais à l’heure qu’il était, Rourke et Jenna devaient déjà
être en Europie, à attendre son feu vert. Il n’avait pas une semaine à
perdre pour se conformer à l’agenda d’une vieille dame.
Hawkins le dévisagea en laissant retomber sa main. Qu’est-ce
qu’il a ? s’inquiéta Drift, qui lut quelque chose de bizarre dans son
regard. Un quart de seconde plus tard l’homme brandissait son
étourdisseur. Ses deux collègues l’imitèrent aussitôt. Une pression
du pouce sur le bouton d’activation et un éclair bleuté se mit à
crépiter sur toute la longueur de la matraque.
— Messieurs, reprit fermement Hawkins en montrant une paire
de menottes, si vous voulez bien me suivre…
RETROUVAILLES

Drift était assis sur une chaise métallique froide et nue, les mains
dans le dos, menottées à la tige reliant siège et dossier. Il
commençait déjà à avoir mal aux épaules, et jusque-là, les menottes
avaient résisté à tout ce que Rourke lui avait appris en la matière.
Ils n’avaient même pas envisagé de se défendre : une seule
décharge d’étourdisseur et on était à terre. Deux pour Apirana, peut-
être. Et puis il aurait fallu qu’il abatte les trois gardes ; or, il en avait
assez de buter des agents de sécurité qui ne faisaient que leur
boulot. Pour finir, les balles perdues auraient déclenché une panique
générale et signé leur arrêt de mort, en plus de faire des victimes.
Plus important, il fallait qu’il parle à Nana Bastard et il avait plus
de chances d’y arriver en jouant les prisonniers dociles qu’en étant
soit mort, soit responsable de la mort de trois gardes.
Sur le bureau face à lui, une plaque CDT. TAKAHARA semblait se
moquer de lui. Il avait donc été capturé par l’ex-coéquipière d’Alex
Cruz et attaché sur une chaise dans son bureau. Celui-ci contenait
une bibliothèque bien rangée, un terminal d’aspect récent et d’autres
choses plutôt inattendues à une telle profondeur sous Old New
York… Mais où était Maiha, si c’était bien elle qui avait donné l’ordre
de l’arrêter ? Un être humain, c’était toujours plus accommodant
qu’une paire de menottes en acier, et Drift se sentait plus doué pour
le dialogue que pour l’art de l’évasion.
Dans son dos, la porte s’ouvrit avec un déclic. Un pas rapide et
léger s’approcha. Un nouveau déclic et la porte se referma. Un
bourdonnement. La lumière décrut ; son cerveau en déduisit que les
vitres s’opacifiaient. Le seul éclairage provenait à présent de la
lampe de bureau. Un claquement de doigts et celle-ci s’orienta vers
lui. Il fut instantanément ébloui.
Nouveau bruit de pas. Cette fois « on » passait derrière la lampe.
Drift plissa les yeux, mais ne distingua qu’une forme vague.
— C’est vraiment indispensable ? s’enquit-il en espérant que son
ton n’était pas trop geignard.
— Ça dépend, répondit une voix qui semblait sortir de la lampe.
Ce n’est pas tous les jours qu’on découvre un fantôme sur le pas de
sa porte.
La voix avait changé, bien sûr ; mais il la reconnut tout de suite.
— C’est toi, Maiha !
Son soulagement ne masquait pas totalement son irritation.
— Tu ne t’attendais pas à me voir débarquer, je comprends. Mais
de là à…
— La ferme !
Drift obtempéra. Quand on était menotté sur une chaise avec
une lampe en pleine figure qui vous empêchait de voir ce que faisait
votre vis-à-vis, la docilité était recommandée.
— Gabriel Drake a été tué par les forces de la FÉA dans le
Système de Ngwena, entama Maiha Takahara avec un peu moins
d’agressivité, mais sans se départir de sa fermeté. Tout le monde
sait ça. Ça a été annoncé partout. Pourtant, l’homme que je vois
assis en face de moi lui ressemble étonnamment, avec dix ans de
plus, un œil en moins et une coupe de cheveux à la con.
Aïe. Il avait oublié l’aversion irrationnelle de Maiha pour les gens
qui se teignaient les cheveux ; à l’époque, il les portait courts, bien
coiffés et dans leur couleur naturelle, le noir. Rien à voir avec les
longues mèches violettes qui encadraient à présent son visage. En
plus, il devait avoir des racines épouvantables…
— Donc, soit la FÉA est un ramassis de crétins incompétents et
menteurs, reprit Maiha sur le ton de la conversation, soit j’ai devant
moi un imposteur bien informé et très déterminé cherchant à se faire
passer pour un mort qui croit m’avoir connue jadis.
— Laquelle de ces deux hypothèses te paraît la plus crédible ?
Allons, tu sais bien que face à nous autres corsaires, la FÉA n’était
pas à la hauteur ; pendant des années, ils n’ont fait que fanfaronner
et raconter des salades. Sans ça, Kelsier ne serait pas resté aussi
longtemps en place. Évidemment, ils ont fini par trouver la parade,
sinon tu écumerais toujours l’espace à bord de la Main du Mort en
semant la terreur parmi les marchands.
— Admettons que vous soyez qui vous prétendez être. Comment
m’avez-vous retrouvée ?
— J’ai rappelé à Alex Cruz que je vous avais sauvé la mise un
jour au large de Tantale, et j’ai promis de lui rendre à nouveau
service un jour si le besoin se fait sentir.
Maiha avait très bien pu contacter son ancien capitaine. La
sincérité pouvait s’avérer payante. Après une courte pause, Maiha
Takahara s’esclaffa :
— Ah, Gabriel… lâcha-t-elle sans plus aucune hostilité. Si on ne
peut plus rigoler, alors…
— Rigoler ? Tes gorilles m’attachent sur une chaise et je suis
censé rigoler ?
— Pourtant, c’est très drôle, de mon point de vue.
Elle claqua à nouveau des doigts et la lampe retrouva sa position
initiale. Une lumière plus douce se répandit dans tout le bureau et
Drift découvrit enfin son interlocutrice.
Là où Alexander Cruz s’était mué en archétype d’homme
d’affaires, son ex-seconde avait manifestement eu d’autres priorités.
Sa veste sans manches et son pantalon étaient du même bleu
marine que l’uniforme des gardes, mais couverts de dragons rouge
et or assortis aux monstres qui, encrés sur ses bras nus,
remontaient jusque sous les manches courtes de sa chemisette
noire en tissu brillant. Elle avait la moitié de la tête rasée et ornée de
trois clous – à l’avant, au milieu et à l’arrière –, et ses cheveux
rabattus de l’autre côté formaient une cascade d’un roux flamboyant.
D’autres éléments métalliques scintillaient sur son nez, ses oreilles,
au coin de ses yeux et même sur les côtés de son cou.
— Et tu as le culot de me reprocher ma coiffure ! s’exclama Drift.
Elle n’avait plus grand-chose à voir avec la jeune femme
réservée des environs de New Shinjuku qu’il avait rencontrée une
dizaine d’années plus tôt, mais la Maiha d’antan était encore
perceptible ; sa beauté ne s’était ni altérée ni envolée – elle avait
simplement mûri.
— Tout le monde change, déclara Maiha. Certaines personnes
plus que d’autres. Je n’aurais jamais cru que tu te ferais remplacer
un œil.
— Mais ! Enfin ! Pourquoi les gens croient-ils tous que j’ai fait ça
pour des raisons esthétiques, parce que c’était la mode ? J’ai perdu
un œil, bon sang !
— Tu devrais faire plus attention à tes affaires, dit-elle en
feignant la réprobation. Ça ne te va pas du tout, au fait, ajouta-t-elle
en contournant le bureau pour venir dénouer le foulard de Drift.
Celui-ci grimaça : le frottement du tissu suffisait à raviver la
douleur causée par l’étau des doigts d’Apirana. Maiha poussa une
exclamation de surprise.
— Eh bien dis donc… On t’a salement amoché.
Distraite, elle renoua le foulard, mais… autour de son cou à elle.
— Maiha, tu veux bien m’enlever ces menottes s’il te plaît ? dit
Drift d’une voix contenue.
— Et pourquoi donc ?
Elle s’assit au bord de son bureau, ôta sa veste d’uniforme et la
lança négligemment sur le dossier de sa chaise (plus confortable
que celle de Drift).
— Tu as rendez-vous quelque part ? Je croyais que tu voulais
me rendre une « visite de courtoisie », comme tu l’as dit à Hawkins ?
— C’est vrai, mais…
— Pas besoin d’avoir les mains libres pour parler, remarqua-t-
elle en jouant avec une pointe du foulard. Évidemment, Hawkins m’a
aussi informée que tu avais sollicité une audience avec Nana…
avant de demander à me voir. J’en conclus que tu voulais me
demander de te caser dans son agenda avant la semaine prochaine.
Je me trompe ?
— Si tu pouvais faire ça pour moi je t’en serais très
reconnaissant, admit-il en songeant qu’à ce stade, le mensonge était
inutile. Il faut que je la voie le plus tôt possible, car elle détient peut-
être une information dont ont besoin certains de mes associés. Cela
dit, quand ce sera fait… Tu me croiras si tu veux, mais en fait,
j’aimerais bien que tu me racontes un peu ce que tu deviens.
— Il se trouve que je ne te crois pas, répliqua Maiha. Soyons
francs : on n’a jamais été proches toi et moi, si ? On s’est plus vus
au lit qu’autour d’une tasse de thé.
— On n’en a pas tellement eu l’occasion ; on ne pouvait pas se
faire des mamours en public : tu aurais eu des ennuis avec Cruz. Et
quand on n’était pas en public, eh bien… on avait autre chose à faire
que de discuter, voilà.
— Exact ! confirma-t-elle avec un petit rire. Tu te rappelles le jour
où on a fait ça dans sa cabine ?
Drift ne put s’empêcher de pouffer.
— Quand il m’a demandé si je me souvenais de toi, l’autre jour,
j’ai eu toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Il est
tellement égocentrique qu’il ne s’est jamais rendu compte de rien, ce
con.
— Oui, il n’y a vu que du feu. J’ai cru qu’il nous avait démasqués
la fois où on s’est envoyés en l’air dans la salle des machines,
quand on était amarrés sur Amina IV. En ressortant je suis tombée
sur lui ! J’ai dit que si j’étais en sueur, c’était parce que… oh, je ne
me rappelle plus, tiens ; et il m’a crue ! J’ai improvisé je ne sais
quelle histoire pleine de jargon technique en priant pour qu’il le gobe.
De toute façon, il ne connaît rien à la mécanique ; il ne saurait même
pas dire si telle ou telle pièce est lourde ou légère.
— Je dois admettre que l’endroit était mal choisi. Trop de métal
froid.
— Ah bon, tu n’aimes pas ça ? feignit de s’étonner Maiha.
Dommage, vu ce sur quoi tu es assis.
Elle se releva et fit rouler ses épaules. Sa chemise glissa le long
de ses bras et tomba par terre. Ça alors ! Je ne l’ai pas vue la
déboutonner. Puis son cerveau finit par rattraper son retard sur ses
yeux, qui fixaient les dragons serpentant sur les côtes et le ventre de
Maiha et le scintillement métallique dans son nombril et au bout de
ses seins. Eh ben dis donc… Le corps de Maiha avait subi d’autres
changements que cet ajout de piercings et de tatouages, mais le
temps qui avait arrondi son ventre donnait aussi plus de plénitude à
ses seins et accentuait la courbure de ses fesses – toutes ces
choses qui lui faisaient défaut au temps de sa mince et athlétique
jeunesse.
— Mademoiselle Takahara, commença-t-il, bien décidé à ne pas
rester frappé de mutisme face à ce qui n’aurait pas dû être une
surprise, vu leur passé commun. Essaieriez-vous par hasard de me
séduire ?
— Je ne vais pas avoir à essayer longtemps ! pouffa-t-elle avant
de l’attraper carrément par l’entrejambe. Inutile de te vanter,
Gabriel ; ta queue est la seule partie de ton anatomie qui n’ait jamais
menti… Et en effet, il semble que j’aie retenu son attention.
Elle se redressa et passa ses pouces dans la ceinture de son
pantalon, qu’elle entreprit de baisser. La lumière de la lampe de
bureau placée derrière elle dessina des ombres sous ses hanches.
Drift eut tout à coup la gorge sèche.
— Je vais te faire admettre auprès de Nana, fit Maiha, l’air un
peu ailleurs, parce que j’ai toujours eu un faible pour toi, mais tu dois
d’abord me dire ce que tu veux lui demander.
— Marché conclu, répondit aussitôt Drift sans pouvoir détacher
son regard du tissu qui glissait sur ses courbes harmonieuses.
Ses pouces dépassèrent sur ses hanches une fine bande de
coton noir et la laissèrent en place, préférant poursuivre leur course
jusqu’au sol. Des sous-vêtements ? Alors ça, c’est nouveau !
— Mais quoi que tu fasses, ce ne sera pas possible avant une
bonne heure, de toute façon ; tu as un peu de temps devant toi…
Le délicat bout de tissu restait ancré entre ses jambes, lesquelles
furent bientôt révélées ; elle se pencha vers Drift. Le visage masqué
par ses cheveux, elle lui offrit le spectacle de son dos courbé :
encore des dragons rouge et or, tout au long des vertèbres à peine
visibles. Puis elle se redressa et, d’une ruade, se débarrassa de son
pantalon. Drift se rendit vaguement compte qu’elle était pieds nus,
mais n’aurait su dire à quel moment elle avait ôté ses chaussures, ni
même si elle était chaussée en arrivant. Décidément, sa
concentration en avait pris un coup…
— Alors, dit Maiha en l’enfourchant, à la fois tiède contre ses
cuisses et intouchable à cause des menottes. Qu’est-ce que tu veux
faire ?
Drift réussit à s’humecter un tant soit peu les lèvres.
— C’est… c’est une espèce de mise à l’épreuve ?
— Certainement pas, gloussa-t-elle, ce qui provoqua
d’intéressantes ondulations au niveau de sa poitrine. C’est juste que
j’ai envie et que tu es toujours aussi joli garçon, malgré cet œil en
métal et quelques rides en plus. Et ça m’amuse de voir combien de
temps il faut pour te rendre incapable d’articuler un mot.
— Enlève-moi ces trucs, la défia-t-il en secouant ses menottes et
en se forçant à la regarder dans les yeux, et c’est toi qui ne pourras
plus prononcer un mot, comme autrefois.
— Des promesses, toujours des promesses… C’est que je ne
suis plus la jeune écervelée que vous avez connue, monsieur Drake.
Je ne ferais pas la bêtise de détacher le pirate le plus célèbre de la
galaxie. Non, cette fois-ci tu vas devoir te débrouiller sans les mains.
On verra peut-être comment tu t’en sors d’égal à égal après ta
rencontre avec Nana.
— Bon, d’accord. Juste un détail…
— Hmm ?
Maiha prit la pointe du foulard, toujours noué autour de son cou,
et la promena lentement sur le visage de Drift.
— Mon équipage. Tu en as bouclé deux membres, je suppose.
Mais maintenant tu sais que je ne suis pas un imposteur, alors
j’aimerais bien que tu les relâches, s’il te plaît.
Le regard de Maiha prit une intensité que Drift avait toujours crue
réservée aux lasers de soudure industriels des chantiers navals
orbitaux.
— Pardon ??
— Eh bien quoi ? J’ai mal articulé ma phrase ?
— Tu as une femme nue sur les genoux.
— En fait, tu n’es pas tout à fait n…
— … et c’est le moment que tu choisis pour penser à ton
équipage ? Dans le temps, tu ne t’y intéressais que si tu espérais
coucher avec, et encore, le terme est exagéré. Je commence à me
demander si tu n’es pas un imposteur en fin de compte. Ou alors tu
préfères les hommes, maintenant ? C’est ça ? insista-t-elle en
écarquillant les yeux. Tu t’es mis en ménage avec le malabar que j’ai
vu dehors ? Il faut reconnaître que ses tatouages sont pas mal ;
c’est un Māori, c’est ça ? L’autre est joli garçon aussi, acheva-t-elle,
pince-sans-rire.
Sous la raillerie, Drift sentit pourtant un double bluff : elle était
réellement vexée qu’il pense à son équipage dans cette posture.
D’ailleurs, il s’en étonnait lui-même.
— Écoute, hasarda-t-il, j’expédiais les affaires avant de passer à
l’agréable, c’est tout.
— Décidément, tu as changé.
— Ouais, depuis, j’ai acquis des notions de loyauté et un certain
sens moral. Mais attends une minute… tu trouves vraiment Micah
joli garçon ?
— Ah, c’est comme ça qu’il s’appelle ? Houlà, oui ! D’ailleurs, je
me demande ce que je fais ici avec toi ; il me réserverait sûrement
un meilleur accueil.
Drift essaya tant bien que mal de se convaincre qu’il avait bien
agi.
— Écoute, ce sont mes coéquipiers et en plus, j’ai une dette à
leur égard.
Et j’ai intérêt à ne pas les contrarier.
— On peut s’amuser tant que tu voudras, toi et moi… à moins
que tu ne préfères aller chercher Micah, ajouta-t-il de mauvaise
grâce. Mais ce ne serait pas correct de ma part de laisser mes deux
gars sous les verrous.
Maiha avait un drôle d’air que Drift ne lui connaissait pas. Elle le
dévisagea un instant, puis fit la moue.
— Mais c’est qu’il est sérieux, ma parole…
Il acquiesça.
— Très bien, fit-elle avec un soupir.
Elle leva les yeux au plafond comme pour se livrer à une difficile
opération de calcul mental, puis regarda à nouveau son captif.
— Voilà, c’est fait.
— Comment ça ?
— J’ai une puce intracrânienne, expliqua-t-elle en tapotant une
des trois perles métalliques. Ma jolie petite tête est pleine de
surprises, tu sais. Bon, en fait, je ne peux rien faire de bien
compliqué, mais pas de problème pour émettre un signal de fin
d’alerte concernant une cellule de confinement, verrouiller ou
déverrouiller des portes, déclencher ou éteindre une alarme…
— … opacifier des fenêtres ou orienter une lampe de bureau ?
— Voilà ! confirma-t-elle avec un sourire suffisant. Tu es jaloux,
Gabriel ?
— Et pas qu’un peu. En tout cas, merci.
Un fait important lui revint soudain en mémoire.
— Eh, et puis, euh… je ne m’appelle pas vraiment Gabriel
Drake.
— Je m’en doutais un peu, figure-toi. Si tu crois que moi je
m’appelle Maiha Takahara… Mais qu’est-ce qu’un nom quand on a
un passé comme le nôtre, n’est-ce pas ? OK, reprit-elle avec un
soupir exaspéré, puisque je vais devoir te présenter à Nana, dis-moi
sous quel nom tu sévis ces temps-ci.
— Ichabod Drift.
— Eh bien… Désolée de te le dire, mais je ne m’imagine pas en
train de crier un nom pareil dans certaines circonstances.
Drift en fut sincèrement vexé, mais fit de son mieux pour ne pas
le montrer.
— Pourtant, tu serais loin d’être la première, je t’assure ; si tu
avais la liste tu verrais que tu serais en bonne compagnie et…
Elle lui coupa la parole d’un baiser tout en nouant ses doigts sur
sa nuque. Il lui rendit instinctivement la caresse. Ils restèrent collés
l’un à l’autre pendant de longues et ardentes secondes, puis elle se
détacha. Drift suivit le mouvement, mais fut désagréablement
ramené à la réalité par ses menottes.
— Je ne me suis pas trouvée en bonne compagnie depuis l’âge
de dix-sept ans, déclara-t-elle comme si de rien n’était, comme s’il
n’y avait pas eu ce baiser fougueux. Je ne vais pas commencer
maintenant.
Elle se pencha à nouveau, mais cette fois en croisant les bras
contre le torse de Drift de telle manière que leurs deux visages ne
puissent se toucher.
— Drift, OK, j’ai entendu pire comme nom. Mais Ichabod ?
— C’est très bien, Ichabod, protesta-t-il, décidé à ne pas se
laisser décontenancer par son attitude.
Ses ébats sporadiques avec Maiha avaient toujours eu un
curieux parfum d’interdit, d’instants volés, additionné d’inexplicable
rivalité. De toute évidence elle en avait la nostalgie.
— On ne sait même pas dans quelle langue c’est ! s’exclama-t-
elle.
Elle se redressa d’un coup et ses doigts entreprirent de défaire
un minuscule nœud sur le côté de sa culotte.
— Et en parlant de langue…
LA VISITE À NANA

— Alors comme ça, tu as réussi à la convaincre ? fit tout bas


Apirana en se massant les poignets.
Le Māori paraissait encore plus monumental dans la cabine de
l’ascenseur qui les remontait à l’étage supérieur, où Nana tenait ses
audiences.
— Il semblerait, opina prudemment Drift, mais à mon avis il n’y
aura pas d’autres faveurs. On n’est toujours pas les bienvenus ici.
À l’époque, si Cruz avait ordonné à l’équipage de la Main du
Mort de faire feu sur le Trente-Six Degrés, Maiha n’aurait pas eu une
seconde d’hésitation. Un visage familier, quelques parties de jambes
en l’air, rien de tout ça ne comptait face aux ordres de son
employeur.
— La liste des gens qui savent que tu es vivant ne cesse de
s’allonger, lui fit remarquer Micah, comme si ça avait pu échapper à
Drift. Tu lui fais confiance ?
— Pas davantage qu’à Cruz, répondit-il en espérant se tromper –
après tout, Maiha et lui avaient gardé le secret l’un sur l’autre
pendant des années. Mais on est tous dans le même bateau. C’est
l’éternelle histoire de la paille et de la poutre. On a tous intérêt à faire
profil bas en espérant que personne ne devinera qui on a été
autrefois.
— Pas de risque que la capitaine de la garde communique ta
précédente identité à la « meilleure source d’information hors
Spinale de toute l’Amérique du Nord », alors ? cita Micah. L’une rend
des comptes à l’autre, si je ne m’abuse.
— Tu commences à parler comme Kuai, remarqua Drift, ce qui
lui valut un regard noir de la part du mercenaire.
Le signal sonore de l’ascenseur retentit et les portes leur livrèrent
passage. Ils se retrouvèrent sur une ancienne promenade jadis
bordée de boutiques haut de gamme. Au-dessus de leurs têtes, les
gros tuyaux du circuit de climatisation obliquaient çà et là, en
surplomb des espaces dégagés, avant de s’enfoncer dans les murs.
Devant eux, à un endroit où les barrières de sécurité avaient été
enlevées, deux gardes armés de matraques électriques encadraient
Maiha Takahara. Plus loin, le fauteuil de Nana Bastard qui, vu sous
cet angle, semblait suspendu dans les airs. Elle leur fit signe
d’approcher.
— Qu’est-ce qu’on fait là, nous, en fait ? demanda tout bas
Apirana. J’avais cru comprendre que tu allais la rencontrer seul.
— C’est elle qui a insisté, d’après Maiha.
— Ça ne me dit rien qui vaille, grogna le Māori. Je ne sais pas
aussi bien mentir que toi ; ça se voit sur ma figure.
Mon œil.
— C’est peut-être fait exprès…
Il n’y avait pas pensé, mais ça se tenait : dans un groupe, on
était souvent mieux informé en épiant la réaction des individus à qui
on ne s’adressait pas.
— Commence par avoir l’air en rogne, si tu peux. Micah, tu fais
comme si tu t’ennuyais à mourir.
— Ça ne sera pas très difficile.
Nana manipula l’accoudoir de son fauteuil et la plateforme
s’avança en glissant jusqu’à heurter doucement le bord de la
passerelle. Maiha attendit que Drift et ses acolytes ne soient plus
qu’à deux mètres, puis les arrêta d’un geste. Drift s’immobilisa
instantanément et elle s’écarta pour leur permettre de contempler
pour la première fois de près la reine du Niveau 10 dans la Garenne
Nord-Ouest.
Elle est plus près de quatre-vingts ans que de soixante-dix, se dit
tout de suite Drift en découvrant les profondes rides au coin de ses
yeux, la peau qui pendait sous son menton et les articulations
noueuses de ses doigts. Mais elle est aussi dangereuse que le vieux
Kelsier, sinon plus. D’autant que lui-même n’était pas en possession
de tous ses moyens : il avait dormi moins de deux heures depuis ses
ébats avec Maiha, ce qui ne suffisait pas à recharger ses accus.
Par précaution, il s’inclina.
— Bonjour, Nana.
— Bonjour, capitaine.
Une voix ferme et bien assurée, presque aguicheuse.
— Je n’avais pas l’intention de recevoir d’autres visiteurs cette
semaine, mais la commandante Takahara a vanté vos mérites et
cela a éveillé ma curiosité, enchaîna-t-elle avec un accent d’Old New
York à couper au couteau. À vrai dire, gloussa-t-elle, tout ou presque
éveille ma curiosité. Alors, que puis-je faire pour vous ?
Drift lança un regard en coin aux gardes et à Maiha, dont le
visage n’exprimait rien. Elle avait affirmé ignorer où se trouvait
Kelsier, et montré la même incrédulité qu’Alex Cruz en entendant sa
requête. Mais Drift n’avait pas imaginé que la rencontre avec Nana
aurait lieu devant elle, sans parler des deux sbires en tenue.
Nana agita la main.
— Oubliez-les, dit-elle en suivant son regard. Je suis très à
cheval sur la confidentialité, et mes employés le savent.
Drift ne chercha pas à connaître le sort de ceux qui trahissaient
sa confiance ; il avait d’ores et déjà sa petite idée. Ayant réfléchi à la
formulation de sa requête, histoire d’éviter les réponses
inexploitables (bien qu’exactes en théorie), il était parvenu à la
conclusion que le plus sûr était justement de ne pas la présenter
sous forme de question.
— J’ai besoin de localiser l’ex-ministre de l’EuroComplexe aux
Acquisitions de ressources extraterrestres, Nicolas Kelsier, si
possible à son insu.
Nana ne répondit pas tout de suite. Elle se frotta le menton,
pensive. Ses petits yeux cerclés par les années le scrutaient
intensément. Quand elle prit enfin la parole, son ton avait perdu
toute sa légèreté. Désormais, on parlait affaires.
— Intéressant. Si j’ai bien compris, l’EC le recherche depuis un
certain temps.
— Je n’en serais pas autrement surpris, répondit Drift en
affichant l’expression la plus neutre possible.
Elle le regarda droit dans les yeux – ou plutôt, focalisa son
attention sur son œil droit. Il réfléchit, puis zooma au maximum. Il
obtint une image instable et déconcertante puisqu’un des sourcils de
Nana envahit la partie droite de son champ de vision pendant que la
gauche lui donnait toujours une vision normale de son visage. Ce
changement de focale n’échappa pas à Nana, qui sursauta
légèrement – il fallait vraiment être sur le qui-vive pour le remarquer.
L’ombre d’un sourire joua sur ses lèvres, teinté d’un soupçon de
contrition.
— Bref… dit-elle comme si de rien n’était. Agissez-vous pour
votre propre compte, capitaine Drift ?
— Je vous demande pardon ?
Nana fit la moue, comme si cette perplexité la froissait.
— L’homme est activement recherché par au moins un État. Je
veux savoir si quelqu’un vous envoie ou si vous rêvez juste de
rencontrer M. Kelsier en personne.
Voyons, pourquoi cette question ? Le prix serait-il plus élevé si
elle le croyait missionné par un gouvernement ? Cela pouvait-il au
contraire l’impressionner et lui délier la langue ? L’information est
son gagne-pain. Et si elle revendait toute l’affaire à Kelsier dès que
j’aurai le dos tourné ?
— Je ne suis pas en mesure de répondre, fit-il en souriant.
— Hmm…
Le visage de Nana exprima une résignation que vint confirmer un
soupir.
— Bon, tant pis. Comme vous voudrez.
Elle se redressa dans son fauteuil et arrangea un coussin dans
son dos.
— Je sais en effet où trouver Nicolas Kelsier ; du moins, je
connais l’endroit où il est allé se terrer après son petit
« malentendu » avec les Europiens. Et il s’y trouvait encore
récemment.
— Et quel serait le coût de cette information ?
Il lui restait une bonne partie des cent mille dolls de Kelsier, et à
ce qu’on disait, les informations de Nana Bastard valaient largement
le prix qu’elle en demandait ; il le fallait, si elle voulait rester crédible
et garder sa source de revenus.
— Vous voyez cette cage, là-bas en bas ?
Drift alla se pencher sur la balustrade. À ses pieds, une sorte
d’enclos grillagé sinistre, avec des tapis de sol tachés de sueur et de
sang. Rien à voir avec les rings aseptisés et couverts de pubs où
avaient lieu les rencontres de la Fédération intergalactique des Arts
martiaux, dont le catalogue de disciplines allait du catch en zéro-G
au full-contact jusqu’au K.-O. technique en gravité normale.
— Oui, et alors ? s’enquit-il, sentant sourdre un funeste
pressentiment.
— Un round, fit Nana.
Il se retourna vivement.
— Quoi ??
Elle l’examina avec attention.
— Un round, tel est mon prix, capitaine Drift. Nous allons vous
trouver un adversaire, et vous allez tenter de tenir un round.
Sacrifice et abandon sont interdits. Vous n’êtes pas censé gagner,
juste survivre ; ensuite je vous dirai ce que je sais.
Elle se pencha en avant et la ressemblance avec un oiseau de
proie s’accentua.
— Voyons jusqu’à quel point vous tenez à cette information.
BAGARRE SOUS LE BRONX

— Ceci est de la folie pure, déclara Drift devant la cage, en


tiraillant sur ses gants de boxe rembourrés qui laissaient ses doigts
libres.
Un attroupement se formait, les gens le jaugeaient avec intérêt,
mais lui ne se souciait que des cinq minutes à venir. Une cage, ni
grande ni effrayante. Il aurait préféré. En fait, il la trouvait trop petite :
pas de marge de manœuvre.
— Qu’est-ce que c’est censé prouver? demanda-t-il sans
forcément attendre une réponse.
— Si tu rentres là-dedans et que tu te fais démolir le portrait,
Nana saura jusqu’où tu es prêt à aller, comme elle te l’a dit, expliqua
Apirana. La plupart des gens sont trop mal payés pour accepter de
se faire dérouiller cinq minutes, même si leur boss a absolument
besoin de l’info. Si tu tiens bon, elle comprendra que tu en as après
Kelsier pour des raisons d’ordre privé.
— Et elle, qu’est-ce qu’elle a à y gagner ? À part une forme de
satisfaction personnelle particulièrement tordue, je veux dire ?
— Une information, justement, intervint Micah.
Le mercenaire ne regardait pas la cage, mais les alentours. Il
lançait de rapides coups d’œil en tous sens, appréciant la position
des gardes, des badauds, des passerelles-promenades.
— C’est une façon de se protéger, pour elle, ajouta-t-il.
— On peut savoir ce que tu entends par là ?
— Elle redoute quelque chose. Elle règne sur une communauté
qui vit à des centaines de mètres sous terre dans un… centre
commercial ! Avec tout un bataillon de vigiles, et à leur tête ta vieille
copine, qui les a stratégiquement positionnés pour empêcher
quiconque d’arriver jusqu’à elle. Pourtant, ce n’est pas des intrus
qu’elle a peur. Tout le monde se connaît, ici ; il y aura toujours
quelqu’un pour donner l’alerte. C’est une espèce de système
d’alarme géant, prévu pour s’activer très tôt vu que tu ne peux pas
t’introduire ici sans qu’une personne au moins te surprenne, exposa-
t-il en haussant les épaules, comme si son raisonnement allait de
soi, malgré l’incompréhension qui se lisait sur les traits de Drift. Je
ne vois qu’une raison d’être à cette surveillance totale : avoir en
permanence la certitude absolue d’être au courant de tout pour
prévenir les ennuis.
Drift n’avait pas le temps de réfléchir à tout ça ; et même si le
Hollandais avait raison, en quoi son interprétation lui était-elle utile ?
Il préféra se concentrer sur le mouvement qui parcourait la petite
foule. Cela signifiait que son adversaire approchait.
Il s’était attendu à un géant taillé comme Apirana qui allait
l’acculer dans un coin et lui briser les côtes à coups de poing
meurtriers. Au lieu de cela, il vit arriver un type plus petit que lui,
quoique plus trapu, avec un nez aplati et des oreilles qui avaient
déjà beaucoup souffert. Il avait des cheveux blonds coupés court et
sa peau blanche était constellée de tatouages, dont une tête de tigre
sur le torse. Dès qu’il croisa le regard de Drift, le nouveau venu se
mit à faire de petits bonds sur place.
— Tiens tiens, grommela Apirana en haussant les sourcils. T’as
peut-être tes chances de pas crever, finalement.
— Merci pour les encouragements !
Il adressa un hochement de tête à son challenger, qui le salua en
retour. OK, le type n’était pas un colosse. Mais ce pouvait être un
dingue assoiffé de sang ou, tout simplement, un très, très bon
combattant.
La voix de Nana résonna au-dessus de leurs têtes.
— Votre attention s’il vous plaît.
Drift sursauta avant de voir qu’elle portait un casque audio. Sa
voix sortait de haut-parleurs suspendus à sa plateforme surélevée.
— L’homme que vous avez devant vous m’a posé une question.
J’ai fixé le prix de la réponse à un round debout face à Jonathan
Limberg. Soyez tous mes témoins de ce qui va suivre.
— Au moins, la dame joue franc-jeu, marmonna Drift.
Il défit la glissière de son gilet pare-balles, qu’il tendit à Apirana.
— Allons-y, qu’on en finisse.
Il se demanda ce que le Māori regardait d’un air perplexe, puis
se rappela les griffures sur sa poitrine.
— Ah bon, c’est ça l’argument que tu as employé pour la
convaincre, railla Micah. J’aurais dû m’en douter.
— Et alors ? Ça a marché, non ?
Il n’était pas d’humeur à s’expliquer. Micah fit mine de répliquer,
puis se ravisa ; Drift comprit pourquoi en voyant Maiha se
matérialiser à côté de lui.
— Pas de coups au-dessous de la ceinture, ni à la gorge ; pas
de morsures, pas de coups de tête, pas de doigts dans les yeux,
l’informa-t-elle sur un ton où ne perçait plus la moindre note de
provocation. Sous peine de disqualification immédiate.
— Ah bon, il y a un règlement ?
— Naturellement. Vous nous prenez pour qui, des barbares ?
Deux de nos combattants ont été incorporés dans la Fédération
intergalactique. Enlevez vos bottes.
Drift jugea plus prudent d’obtempérer. Maiha l’inspecta d’un air
pensif, puis fit un geste en direction d’Apirana et Micah.
— Reculez, s’il vous plaît.
— Faites ce qu’elle dit, compléta Drift.
Ils s’exécutèrent. Maiha entreprit de fouiller Drift avec une
dextérité toute professionnelle qui contrastait fortement avec leur
petite séance privée. Il soupira.
— Il faut vraiment que tu…
— Ferme-la et écoute-moi, souffla-t-elle en se rapprochant pour
lui tâter le dos, probablement pour chercher une arme subdermique
d’une espèce ou d’une autre. Limberg est un bon, mais tu as
l’avantage de la taille, grand crétin. Reste en mouvement et
« gardé », comme si tu allais lui balancer des directs à la figure. Il va
attendre que tu baisses ta garde pour te frapper à la tête, mais s’il
s’énerve, il tentera de te faire tomber, et dans ces cas-là il a
tendance à découvrir son cou. Tu l’attrapes et tu serres. Comme ça,
tu as peut-être une chance de t’en sortir. Ah oui : il est gaucher, mais
ça ne se voit pas à sa posture.
Elle recula d’un pas. Son visage n’exprimait que la satisfaction
du devoir accompli.
— C’est bon ! claironna-t-elle.
— Messieurs ! fit Nana. Veuillez entrer dans la cage. Du moins si
vous êtes toujours partant, capitaine ?
Drift leva la tête et chercha son regard. On n’y lisait ni moquerie
ni jubilation, seulement de l’intérêt.
— Pourquoi aurais-je changé d’avis ? rétorqua-t-il, suffisamment
fort pour se faire entendre d’elle.
Limberg franchissait la porte qu’on venait d’ouvrir ; Drift le
rejoignit à petites foulées. Il y eut un bruit métallique ressemblant
étrangement à une porte de prison qui se referme, mais il s’efforça
de ne pas y prêter attention. L’avantage de la prison, c’est que ton
compagnon de cellule n’a pas forcément l’intention de te mettre K.-
O.
— Vous connaissez la marche à suivre, lança Maiha à Limberg,
qui hocha la tête, avant de se tourner vers Drift : Et vous, vous
combattez jusqu’au signal !
— Pas de problème.
Il adopta la position dont il avait un vague souvenir, bras et
jambe gauches en avant, jambe droite en arrière, main droite à
hauteur d’oreille afin de parer ou dévier les coups, menton rentré
dans la poitrine. Il avait pratiqué la boxe, mais ça remontait à une
vingtaine d’années. Il sortait juste du lycée, à Soleadovalle. Quand
ils s’entraînaient au gymnase, ses potes et lui se prenaient pour de
futurs « Lightning » Nik Alvarez. Depuis, quand il fallait se battre il
tapait à grands coups de… tout ce qui lui tombait sous la main,
jusqu’à ce que l’ennemi perde connaissance ou, plus récemment,
jusqu’à ce qu’Apirana règle son compte à son adversaire et vienne à
son secours.
Malheureusement, ce scénario n’était pas envisageable. Il avait
posé la question, mais Nana avait été très claire : il fallait que ce soit
lui qui combatte, et non le formidable Māori.
— C’est parti ! hurla Maiha.
Une espèce de corne de brume retentit. Drift alla se poster au
centre du ring, avant tout parce qu’il ne fallait pas se retrouver
coincé contre le grillage, sans échappatoire possible.
Il avait oublié l’étrange vision en tunnel qui caractérisait ces
moments-là. Bien sûr, il s’était souvent battu, mais de manière plus
informelle. Par exemple, le jour où le Trente-Six Degrés avait
abordé, en piratant ses sas à distance, un cargo de la FÉA dont
l’équipage avait décidé de ne pas se laisser faire. Une autre fois,
une bagarre générale avait éclaté après la livraison de la
marchandise qu’il avait passée en contrebande. Une histoire
d’argent. Dans ces cas-là tout le monde s’y mettait, car le danger
pouvait venir de n’importe où ; ses équipiers surveillaient ses
arrières, il surveillait les leurs. Tandis que là, il était entouré
d’individus invisibles et bruyants et devait se concentrer sur un seul
adversaire… Une situation qui ne lui était pas familière.
Tout à coup, le dessin sur le torse de Limberg s’anima et le tigre
rugit en silence. Drift fut pris de court une demi-seconde par cet
électat inattendu ; l’autre en profita pour lui foncer dessus et lui
balancer un crochet sauté du gauche.
— Merde !
Drift recula promptement et sentit le vent du coup de poing qui
venait de manquer son nez de quelques millimètres.
Limberg continua à avancer en brandissant son gauche et il se
rappela in extremis le conseil de Maiha : son poing dominant en
avant, l’homme avait des chances de le mettre K.-O. d’un seul jab
tandis que pour une droite, il lui fallait de l’élan. Il recula encore et
sentit qu’il approchait du grillage.
— Tourne-lui autour ! lança quelqu’un, sans doute Micah. Par la
gauche ! ajouta-t-il aussitôt.
Drift obtempéra obligeamment, d’autant qu’il se voyait mal
raccourcir la distance entre lui et la gauche de Limberg.
— Mais vas-y, tape, bordel !
Sûrement Apirana, cette fois.
Sa technique d’attaque directe n’ayant pas marché, Limberg ne
le collait plus autant, mais il était quand même trop près, et on voyait
qu’il cherchait une ouverture en reproduisant tous les déplacements
latéraux de Drift pour l’inciter à reculer. Il essaya de se remémorer
des gestes oubliés depuis longtemps. L’adversaire lui décocha une
gauche rapide pour estimer la distance entre eux, mais manqua son
coup. Drift riposta du gauche aussi et, à sa grande surprise, effleura
la mâchoire de Limberg. Celui-ci n’en fut guère incommodé, et sa
seule réaction fut de plisser les yeux d’un air irrité ; Drift, lui, en fut
tout regonflé. Il remonta à l’attaque. Limberg esquiva et se mit hors
de portée, mais Maiha avait dit vrai quant à la différence de taille. Il
avança encore et balança deux directs suivis d’un haymaker à la
tête, un coup double interdit qui aurait fait hurler Hernandez, son
entraîneur de l’époque.
Limberg l’esquiva et lui expédia un coup de pied qui lui fit l’effet
d’une balle dans les côtes. Il lui était même arrivé d’encaisser des
balles qui faisaient moins mal que ça.
Il vacilla, se déporta et faillit baisser sa garde ; il la releva juste à
temps pour parer un rapide enchaînement droite-gauche. Il tenta lui-
même deux directs du gauche – jab jab –, mais Limberg recula d’un
pas, le laissant boxer dans le vide, avant de lui décocher un
nouveau coup de pied. Cette fois Drift baissa son bras droit pour
parer le coup. Pour la peine, il eut l’impression qu’on lui assenait un
grand coup de masse dans le biceps. Il dissimula la douleur en
passant à l’offensive et tenta un coup de pied aux jambes. Son
adversaire l’esquiva de justesse. Alors il chercha à repasser à
l’attaque. Un, deux, trois coups à la tête que Limberg para sans mal
ou esquiva simplement, puis un coup de coude tournant qui le visait
à la tempe. Mais l’autre se baissa – encore raté. Au passage, il le
frappa aux côtes, avec le poing cette fois ; Drift trébucha et atterrit
tête la première dans le grillage. Il se retourna, poings levés, mais
une violente droite de Limberg se glissa entre les deux et l’atteignit à
la pommette. Battant en retraite en bord de cage, il sentit un filet
tiède couler sur son visage.
— Une minute ! cria Micah.
Drift jura intérieurement. Il avait les côtes en feu et ses poumons
ne semblaient plus remplir correctement leur office alors que son
adversaire était à peine en sueur. Aucun espoir de survivre quatre
minutes à ce régime. Il était capitaine de vaisseau spatial, pas sportif
de haut niveau. Certes, il n’avait pas pris de poids, mais chez lui,
l’exercice régulier, c’était exclusivement dans le lit d’une jolie femme.
Et encore, ça n’était pas aussi régulier qu’il aurait voulu.
Limberg temporisait, mais ne tarderait pas à réattaquer s’il voyait
qu’il n’avait rien à craindre de lui. Au point où il en était, il avait beau
vouloir de toutes ses forces l’info que détenait prétendument Nana, il
avait déjà perdu. D’une manière générale, il n’aimait pas souffrir,
surtout en se faisant casser la figure, et comme il n’était pas une
force de la nature, il allait vite être mis K.-O.
Il essaya à nouveau de tourner autour de Limberg, mais celui-ci
mima ses mouvements de manière à le bloquer contre le grillage,
puis lui balança un direct droite-gauche à hauteur du visage avant
de mettre tout son poids dans un troisième coup de pied, encore
dans les côtes. Drift tituba, incapable de maîtriser ses jambes, et ne
put éviter le coup de pied suivant, dont toute la puissance l’atteignit
au bras. Celui-ci s’engourdit un instant.
La sensation revint assez vite, et Drift le regretta aussitôt.
Limberg l’observait comme pour jauger l’attaque suivante. Les
paroles de Maiha lui revinrent en tête. Il va attendre que tu baisses
ta garde pour te frapper à la tête.
Limberg ignorait qu’il était au courant. Il laissa pendre son bras
droit le long de son corps pour faire croire qu’il était cassé, ou en
tout cas inutilisable – ce qui n’était pas très loin de la vérité,
d’ailleurs. Il leva la main gauche pour protéger sa joue droite
ensanglantée – la position défensive du combattant martyrisé, au
bout du rouleau, qui redoute un vicieux crochet du gauche et
cherche à retarder l’inévitable. Limberg fit un pas en avant et lui
décocha un coup de pied de l’autre côté de la cage thoracique. Drift
baissa sa droite pour tenter de le parer – vainement – mais c’était
une feinte, un pas sauté qui s’acheva par un nouveau kick à la
mâchoire… que plus rien ne protégeait. Drift se baissa
brusquement ; l’autre, surpris, fut emporté par son élan. Il en profita
pour l’attaquer par derrière et l’envoyer au tapis.
Ce n’était pas ainsi
qu’Ichabod Drift s’était battu par le passé, planté face à un boxeur
bien entraîné avec interdiction de frapper au-dessous de la ceinture
ou de lui planter ses doigts dans les yeux. Le petit manuel du bon
combattant à bord de la Keiko enseignait plutôt à étrangler
promptement et silencieusement l’adversaire avant qu’il donne
l’alarme, sans pour autant le tuer…
Il se jeta sur Limberg – qui n’en revenait pas – et referma ses
jambes autour de sa taille en lui passant le bras gauche par-dessous
l’épaule pour refermer sa main sur son cou. Puis il arrima sa main
gauche sur son propre biceps droit, rassembla tout son courage… et
serra.
Limberg savait très bien comment réagir ; seulement, il avait un
peu de retard… Il avait été déséquilibré après son kick à la tête et
cela l’avait pris au dépourvu, d’autant qu’il ne s’attendait pas à ce
que son adversaire, rossé et visiblement incompétent, sache faire
une clé d’étranglement aussi efficace. Il agrippa le bras de Drift,
mais il avait perdu l’avantage et la panique le rendait distrait. Il était
de plus en plus cramoisi à mesure qu’il s’asphyxiait. Drift le sentit
perdre tous ses moyens…
Alors la corne de brume retentit.
Drift roula sur le côté et lâcha Limberg, qui ne bougeait plus.
Quelque part au loin s’éleva un rugissement qui ne pouvait provenir
que d’Apirana, mais à cause du martèlement qui envahissait sa tête,
les sons paraissaient retentir sous l’eau. Il comprit vaguement qu’on
accourait dans la cage pour examiner Limberg. On le redressa en
position assise et il se retrouva nez à nez avec Maiha Takahara ; il
voulut lui témoigner sa gratitude d’une manière ou d’une autre, mais
ses yeux fixes et sombres s’écarquillèrent, sa bouche se contracta et
elle secoua imperceptiblement la tête. Il la vit lancer un regard furtif
vers le haut et comprit. Je vois… faudrait pas laisser entendre à la
patronne que tu as truqué son match. Bon, d’accord, je vais jouer
sagement mon rôle.
Il lui fit un doigt d’honneur.
INSÉCURITÉ INTÉRIEURE

À Prague, il était bientôt minuit et il pleuvait. Ou plutôt, de


véritables torrents tombaient du ciel au point que l’air semblait
composé non plus de divers gaz, mais d’eau et d’eau seule, ou la
Vltava sortie de son lit pour aller passer la soirée dans la vieille ville.
Tamara Rourke appréciait plus que jamais sa combi moulante
intégrale et étanche, son manteau serait bientôt trempé. D’une
pichenette, elle chassa les gouttelettes qui s’étaient amassées sur le
rebord de son chapeau, bien qu’elle ait trouvé refuge sous un
porche ; elles se mêlèrent à la cataracte, qui les engloutit aussitôt.
Quel temps pourri ! Pas étonnant que l’espèce humaine ait fichu
le camp de cette planète.
Un éclair s’arqua dans le ciel au-dessus de la ville, si brillant qu’il
éclipsa les holos mouvants qui surplombaient la rue, bientôt suivi
d’un coup de tonnerre assourdissant. Derrière Rourke, Jenna
sursauta. Franklin Majeure et Mineure étaient parmi les rares
planètes de la galaxie où le processus de terraformation était
parvenu à son terme, mais leur atmosphère désormais respirable
pouvait se prévaloir d’un climat plutôt calme ; les orages de ce genre
y étaient exceptionnels.
— Ça va aller ? demanda Rourke sans se retourner.
Jenna fit signe que oui, mais les mèches blond vénitien collées à
son visage par la pluie suggéraient le contraire. Elle remua les
lèvres, mais le tonnerre empêcha Rourke de comprendre ce qu’elle
disait.
— Hein ?
— Pourquoi attendre dehors ? répéta-t-elle en faisant un effort
pour ne pas paraître trop geignarde.
— Parce qu’il y a du bruit.
— En quoi c’est important ?
— Ça évite que des mouchards haut de gamme captent ce
qu’Ichabod me dira quand il m’appellera.
— Et pourquoi on serait sur écoute ?
— Pas forcément nous, fit Rourke en désignant les rectangles de
lumière que trois fenêtres, un peu plus haut, dessinaient sur les
pavés luisants. Il peut y avoir des mouchards dans les bars, surtout
si quelqu’un se chope une parano au gouvernement. Sans oublier
les Écoutants ; ce sont des espèces de micros ambulants bardés
d’implants intradermiques qui se promènent dans tous les coins qui
leur paraissent suspects. Derrière, les manipulateurs analysent leurs
émissions audio et les comparent aux données de surveillance dont
ils disposent. Beaucoup de caméras de surveillance ont aussi des
capteurs audio directionnels, et tu n’imagines pas à quel point ils
sont sensibles.
— Je vois…
Sans le montrer, Jenna la trouvait sûrement parano. D’ailleurs,
Rourke non plus n’aurait pas cru à tous ces dispositifs d’espionnage
si elle n’y avait pas eu elle-même recours autrefois.
— Pourquoi dis-tu que le capitaine va t’appeler ? Il pourrait juste
envoyer les données grâce à la cryptoclé que je lui ai remise.
— Bien sûr, soupira Rourke, mais comme ça il peut nous
raconter comment il a obtenu l’info et se faire mousser au passage.
Oh, ras le bol ! rouspéta-t-elle alors que retentissait un nouveau
coup de tonnerre.
— Tu es sûre que c’était une bonne idée de ne laisser que Jia et
Kuai à bord ? s’enquit subitement Jenna.
— Pourquoi ?
— Kuai n’a pas caché qu’il avait envie de nous plaquer. Imagine
qu’il réussisse à convaincre Jia et qu’ils filent avec le vaisseau ?
— J’avoue que ça m’est venu à l’idée, mais non. Jia ne ferait
jamais une chose pareille. Elle ne se risquerait pas à piloter sans
quelqu’un pour lui relayer les transmissions, au minimum ; et
sachant les navettes Carcharodon actuellement recherchées, elle
serait furieuse de devoir naviguer sans hackeur à bord. De plus, elle
veut se venger de Kelsier, je l’ai vu dans ses yeux. À mort.
— Ah bon.
Jenna parut rassurée. Elle allait reprendre la parole quand
Rourke la fit taire du geste : dans son oreille, son inter bipait. Elle
activa la communication et, de son côté, Jenna tapota sa console de
poignet pour se connecter à la conversation.
— J’écoute, fit Rourke.
+Il est dans le Système d’Olurun.+
Drift semblait très las, même en tenant compte de la distorsion
due au cryptage du signal à la source et des interférences liées aux
conditions atmosphériques. Mue par un réflexe, Rourke faillit lui
demander ce qui n’allait pas, mais se ravisa. Le signal était censé
être sécurisé, mais on ne savait jamais. Si quelqu’un écoutait, il ne
fallait pas livrer plus d’info que le strict nécessaire.
— Ça ne me dit rien, avoua-t-elle.
+Pas encore habité. En théorie sous la coupe de la FÉA, mais
voisin du Système de Perun, qui, lui, est europien. Il semble qu’il se
planque sur un astéroïde.+
— Comme la base des trafiquants dans le Système d’Albus ?
C’est une info vérifiée ?
+Pas pour l’astéroïde, non. Quant à Perun, c’est là que j’ai
effectué mes dernières livraisons pour son compte ; avant, les
rendez-vous étaient ailleurs. S’il était déjà ripou à l’époque en
détournant des ressources, Olurun était pratique pour les stocker en
douce, en effet, car pas trop éloigné. À mon avis, l’info est assez
solide pour qu’on agisse en conséquence.+
Rourke acquiesça, moyennement convaincue.
— Un peu léger, mais oui, ça se tient. Tu es sûr qu’on doit
exécuter notre partie du plan, la petite et moi ?
+Et toi ?+
Cette question la prit au dépourvu, ce qui, en soi, était déjà
déstabilisant. Elle prit enfin conscience des doutes que lui inspirait
ce plan. Ça reflétait le chemin qu’avait suivi Drift, mais dans l’autre
sens ; là où il avait abandonné son nom, alors tristement célèbre,
pour devenir un parfait inconnu, elle-même avait troqué la
clandestinité liée à sa profession contre le confortable anonymat des
gens presque ordinaires.
Sentant peser sur elle le regard de Jenna, elle se reprit ; on ne
se défaisait pas comme ça de son entraînement, même ancien. Mais
la gamine n’avait probablement pas relevé cette seconde
d’hésitation.
— C’est notre meilleure option, mais tu te rends compte,
j’espère, que ça a peu de chances de marcher ?
+Ça, c’est l’affaire de Jenna.+
Rourke hocha à nouveau la tête, non sans noter une légère
crispation sur les traits de l’intéressée.
— C’est vrai. Alors souhaite-nous bonne chance.
+Bonne chance. Et faites attention à vous.+
Drift coupa la communication. Tout à coup, Rourke et Jenna
n’entendirent plus que le martèlement de l’averse sur le pavé et un
lointain grondement : un million de volts déchirant une autre région
du ciel.
— Tu es prête ? demanda Rourke à la hackeuse.
— Je n’aurai affaire qu’à des écrans, fit-elle en resserrant les
pans de son manteau. Un terminal, c’est prévisible. Mais toi, tu vas
affronter une vraie personne.
Rourke répondit avec une assurance feinte :
— Une personne aussi c’est prévisible.

Le trajet fut court, et toujours aussi pluvieux. Rourke emprunta


de préférence les petites rues, histoire de limiter le risque de tir
vertical, mais contre les éléments on ne pouvait pas grand-chose.
Les piétons avaient déserté les rues de la ville, seuls deux ou trois
courageux bravaient les cieux tchèques déchaînés. Mais quelques
voitures électriques s’y risquaient. D’un côté, Rourke trouvait ça
rassurant : ça faisait peu de témoins potentiels. Mais en cas de
besoin, elles ne pourraient pas se fondre dans la foule. En traversant
l’avenue Národní qui, large et sillonnée de rails de tram à
sustentation magnétique, marquait la limite entre la Vieille Ville et les
quartiers plus récents, elle se sentit particulièrement exposée. Jenna
et elle allaient mettre en œuvre un plan ébauché dans l’urgence, un
peu sommaire – même pour les casse-cou de la Keiko. L’espace
d’un instant, elle regretta l’époque où elle opérait sous la protection
d’un officier supérieur, d’une équipe et – théoriquement – d’un État.
Une protection en partie illusoire, certes ; n’empêche que pour une
mission aussi dingue, en ce temps-là elle aurait été mieux préparée.
C’est un choix que tu as fait il y a bien longtemps, ma fille. Alors
concentre-toi sur l’ici et maintenant.
Une guérite automatisée s’alluma à leur approche et leur
proposa de télécharger des guides touristiques à des prix frôlant le
ridicule. Elles ne lui prêtèrent aucune attention, préférant s’engager
dans le labyrinthe d’avenues et de carrefours composant la Ville
Nouvelle. Rourke avait mémorisé plusieurs itinéraires possibles, aller
et retour, pour ne pas éveiller les soupçons par une attitude indécise.
(Cela aussi, elle le tenait de son ancien entraînement.) Elle choisit le
plus direct. Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre leur
destination, une solide porte en bois peinte en rouge accessible via
trois marches en marbre poli par l’usage.
La série d’immeubles contigus qui les dominaient de leurs cinq
étages encadrait, avec son vis-à-vis tout aussi imposant, toute la
longueur de la rue étroite. Seules les décorations de façade, qui
changeaient toutes les quatre ou cinq fenêtres, marquaient le
passage d’une maison à l’autre. Elle avait déjà vu des bâtiments
bien plus grands sur une cinquantaine de planètes, y compris Vieille
Terre, mais trouva quand même l’ensemble monumental. Au-delà
d’une certaine échelle, son cerveau ne voyait dans les grands
édifices qu’un relief géographique composite et bizarrement régulier,
au lieu d’en isoler les constructions artificielles. Mais comme cette
rue encaissée restait à taille humaine, elle s’y sentait toute petite.
Jenna s’approcha hardiment de la serrure tandis que Rourke se
plaçait tant bien que mal derrière elle, face à la rue, en tentant de
masquer ses agissements derrière un pan de manteau. Elle allait
demander combien de temps l’opération prendrait quand un
bourdonnement retentit. Jenna souffla sous le coup de l’effort. La
porte s’ouvrit.
— Tu as eu vite fait, constata Rourke en se glissant derrière sa
coéquipière dans un hall d’entrée baigné d’une lumière chaude et
décoré avec simplicité.
Au sol, un carrelage en damiers marron et crème. Les murs
étaient jalonnés d’holos encadrés, très banals, le genre produit en
série. Des boîtes aux lettres en acier teintées de couleur sombre
attendaient le courrier des occupants, et devant les deux femmes,
un escalier aux rampes de beau bois, également sombre, s’élevait
vers les étages supérieurs.
— Pff, j’aurais pu la forcer ivre morte, fit tout bas Jenna en
rabattant la manche de sa combinaison sur sa console portative.
— Oui, tu sais faire ça, je me souviens, répliqua Rourke en
s’autorisant une amorce de sourire.
Jenna s’empourpra légèrement au souvenir de la nuit alcoolisée
qui lui avait valu d’être embauchée sur la Keiko et toussota pour
dissimuler son embarras.
— Et maintenant ? s’enquit-elle.
— Dernier étage.
Rourke indiqua l’escalier, tout en égouttant son chapeau.
— Appartement no 9. Tu es sûre qu’elle n’est pas encore
rentrée ?
— Le Parlement est toujours en séance, répondit Jenna en
repoussant derrière son oreille une mèche de cheveux trempée
avant de consulter une fois de plus sa console. Vu les événements
récents, elle s’y trouve forcément.
— Très bien. Alors allons-y.
Rourke gravit les cinq étages avec moins de facilité que trente
ans plus tôt, voire vingt ; elle était toujours en pleine forme, mais
depuis peu, elle prenait conscience de ce qui, jusque-là, allait de soi
– ses genoux, par exemple. Enfin… elle ne faisait pas son âge et se
sentait plus jeune qu’elle n’était, donc pas de raison de se plaindre.
En fait, elle arriva en haut moins essoufflée que la jeune hackeuse.
Elles se retrouvèrent face à un couloir, avec deux portes en vis-à-vis.
Noircies par le temps et les couches de vernis, elles n’en étaient pas
moins solides.
— Celle-là, fit Rourke en désigna celle de gauche.
Jenna s’en approcha et fit… une manip quelconque. Rourke ne
savait pas comment fonctionnait sa console miniature ; l’important
était que ça marche. Un bourdonnement, un déclic… La jeune fille
s’effaça et, après lui avoir confié son manteau, Rourke entra, vive et
silencieuse, en ressentant douloureusement l’absence d’arme dans
ses mains. Avec cet orage, son Smith & Wesson à silencieux
n’aurait peut-être pas donné l’alerte, au cas où il y aurait finalement
eu quelqu’un dans l’appartement, mais elle préférait ne pas prendre
le risque. La seule menace d’une arme empêchait souvent les gens
de crier. Malheureusement, avant même l’explosion de la bombe
(qu’ils interprétaient toujours comme un attentat), les Europiens
voyaient déjà d’un mauvais œil l’introduction d’armes à feu dans leur
territoire ; donc, comme elle n’avait pas de contacts actifs parmi les
trafiquants de Vieille Terre et que le Jonas était toujours sous clé à
Star’s End, Jenna et elle avaient franchi la douane en femmes
respectables.
Elle inspecta les lieux, furtive, en s’attardant instinctivement sur
les recoins et cachettes potentielles, attentive au moindre bruit – une
brusque inspiration, un défi retenu au dernier moment, un déclic, un
frottement trahissant un objet saisi ou reposé en un tournemain…
Mais non, rien. À part elle et Jenna, restée sur le pas de la porte,
il n’y avait personne.
L’appartement était grand, mais peu meublé. Ni objets anciens
reçus en héritage, ni cadeaux plus ou moins oubliés, ni livres
achetés, mais jamais lus. C’était plutôt un pied-à-terre pour
responsable débordée que son travail tient éloignée du foyer familial.
Ce qui, en ce moment, était sans doute le cas d’Anne-Marie Císař,
actuelle ministre de la Défense de l’EuroComplexe.
Rourke repéra la disposition des pièces – chambre à coucher,
salle de séjour avec cuisine ouverte, salle de bains et, comme prévu,
une seconde chambre transformée en bureau, qui contenait le
terminal. Rourke revint entrouvrir la porte d’entrée principale.
— C’est bon.
— Super.
Jenna entra sans bruit, referma derrière elle et mit le verrou.
— Elle pourrait quand même se protéger mieux que ça.
— Je croyais que SécuriTop était une bonne marque, dit Rourke
en lorgnant le clavier de commande.
— C’est vrai. La serrure est quatre fois plus difficile à forcer que
celle d’en bas. Mais quand on s’y connaît un peu, c’est comme…
disons, atteindre une cible à un mètre cinquante et une autre à sept
mètres, pour toi.
— Je vois.
— Pour rendre un domicile inviolable, il faut placer un super gros
verrou en métal, ajouta-t-elle en rendant son manteau à Rourke. Les
gens qui se fient aux seuls ordis pour assurer leur sécurité n’y
connaissent rien.
— Tu sais ce que tu as à faire maintenant ? coupa Rourke avant
que la gamine se lance dans un exposé sur les limites de la
technologie de pointe.
— Oui ! dit-elle avec un grand sourire mêlant impatience et
malice. Je vais m’éclater !
Rourke l’arrêta d’une main sur le torse.
— Tu fais juste ce qu’on a décidé, pas plus. Pas de zèle, et
surtout, pas de traces, hein ?
Jenna la surprit en écartant sa main sans ménagements, l’air
irrité.
— Si tu veux venir me surveiller comme un bébé ne te gêne pas,
mais je te préviens, tu ne vas rien piger. Alors laisse-moi faire mon
boulot et va faire le tien – c’est-à-dire rôder dans les coins sombres,
fit-elle sans aménité avant de se diriger vers le bureau de la ministre.
Rourke soupira. Elle n’avait jamais aimé travailler au contact des
experts : têtes en l’air, incapables de se concentrer, prétentieux…
Mais ces gens-là étaient un mal nécessaire, et au fil de ses années
sur la Keiko, elle s’y était habituée – sauf quand leur personnalité
dépassait les limites de l’extravagance.
Tamara Rourke se lança dans une fouille plus précise de
l’appartement, trouva ce qu’elle cherchait et prit son mal en patience.
RETOUR AUX FONDAMENTAUX

Il s’écoula près de trois heures avant que la serrure de la porte


d’entrée n’émette son bourdonnement, qui donna à Rourke la
fraction de seconde nécessaire pour se préparer. Elle quitta
silencieusement le fauteuil du salon et prit une inspiration en
comptant sur le bruit de la porte pour masquer celui de son souffle ;
on ne le savait pas assez, mais c’était souvent comme ça qu’on se
faisait repérer. Elle attendit, invisible depuis la porte. Un bruissement
de tissu (la nouvelle venue accrochait son manteau), un objet posé
sans grand soin sur la tablette de l’entrée (sans doute la carte
magnétique ouvrant à la fois la porte de l’immeuble et celle de
l’appartement), puis un silence.
C’était le moment où certains agents rataient leur coup par excès
d’impatience, parce que la cible était toute proche… mais pas
encore au bon endroit ; une attente forcée qui mettait les nerfs à
rude épreuve. Beaucoup faisaient l’erreur de se trahir en cet instant
précis, inconsciemment – par un geste ou un son involontaires – ou
délibérément, en passant trop tôt à l’attaque. Mais pas Rourke. Elle
ne broncha pas, ne respira même pas… Elle était indétectable, pas
de raison de s’affoler. Que fabriquait donc Císař ? Mais ça n’avait
pas d’importance, car de toute façon, elle était mal positionnée ; il
fallait patienter encore.
Un petit grognement d’effort en provenance de l’entrée, suivi
d’un bruit de glissement et du son étouffé d’un objet tombant sur la
moquette. Rourke fronça les sourcils, mais le phénomène se répéta.
Ses bottes ! Elle enlève ses bottes. Bon, où va-t-elle aller
maintenant ?
C’était le premier facteur imprévisible, malgré toute l’assurance
dont elle avait fait preuve face à Jenna. Le hall d’entrée se
prolongeait à angle droit par un couloir menant d’un côté à la
chambre et à la salle de bains, et de l’autre au bureau. Pour gagner
la cuisine ouverte, Císař devait passer par le salon, donc par la porte
en face de Rourke ; c’était le pari qu’elle avait fait. La ministre avait
dû vivre une journée épuisante, mais il était peu probable qu’elle
aille tout droit se coucher, ou dans son bureau – après tout, elle
rentrait du travail. Elle pouvait faire un détour par la salle de bains,
mais de courte durée. Le plus plausible était qu’en femme politique
surmenée et sous pression, elle irait d’abord à la cuisine se faire un
café, peut-être additionné d’une goutte d’alcool, ou se préparer à
manger…
Un frou-frou de bas nylon sur la moquette. Une ombre s’allongea
dans la flaque de lumière projetée dans le salon par le plafonnier de
l’entrée. Rourke se força à se détendre et attendit derrière la porte,
totalement immobile dans l’obscurité, jusqu’à ce que la femme fasse
son apparition, de dos, dans son champ de vision. Moins d’un mètre
soixante-quinze, soixante à soixante-deux kilos, cheveux auburn
teints en blond, couleur refaite il y a huit-dix jours. Sous ses yeux,
Císař fit encore un pas. Sûrement pas entraînée aux arts martiaux
vu sa musculature, légère claudication à gauche, peut-être due à
une ampoule au pied. Elle actionna du pouce le cran de sécurité de
l’arme à feu trouvée dans le tiroir supérieur de la table de chevet et
un bourdonnement retentit.
— Ne criez pas s’il vous plaît, dit-elle d’une voix assurée.
L’idée du cran de sécurité, c’était de la frime, pour faire comme
dans les holos ; mais ça faisait aussi un bruit bien identifiable par les
gens qui savaient manier les armes à feu. Císař se figea aussitôt et
leva les bras de chaque côté de son corps, mains grandes ouvertes.
— Vous êtes du MSL ? demanda-t-elle d’une voix rauque teintée
d’un fort accent, peut-être accentué par l’émotion.
— Pas du tout. Je ne vous veux aucun mal, et je vous présente
mes excuses pour cette intrusion, mais je ne pouvais pas vous
laisser crier ou m’attaquer, car ma présence doit rester secrète. Mais
je vous en prie, madame Císař, vous pouvez vous retourner
maintenant.
L’autre pivota sur place, précautionneusement, et Rourke
découvrit son visage. Ses fins sourcils trahissaient le beau brun roux
de sa couleur naturelle. Pas de rides au coin de ses yeux verts.
Cernés, remarqua Rourke. Elle manque de sommeil, et ça se voit
malgré le maquillage coûteux. Pommettes hautes, joues lisses. La
coupe de ses vêtements et la haute fonction qu’elle occupe ne vont
pas bien avec son visage juvénile. Donc, elle a déjà dû prendre du
Boost une ou deux fois. Et elle est coquette.
Císař lança un rapide coup d’œil à son propre pistolet, que la
main gantée de Rourke pointait vers le sol.
— Vous ne m’auriez donc pas tiré dessus ?
— Je souhaite simplement votre attention, madame la ministre.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Císař plissa les yeux d’un air soupçonneux. Elle devait songer
que si elle avait voulu, l’intruse aurait déjà pu la blesser ou
cambrioler l’appartement… Mais Rourke ne pouvait en être certaine,
car d’habitude, elle laissait à Drift la partie négociation/manipulation ;
il était doué pour ça comme elle pour réagir à une feinte ou déceler
une arme cachée. Il comptait sur elle pour les tirer d’affaire quand ça
tournait mal, elle se fiait à lui pour éviter qu’on n’en arrive là. Après
toutes ces années de collaboration sans anicroche, elle avait encore
du mal à croire qu’il ait pu…
Concentre-toi, Tamara.
— Je suis là pour vous aider, déclara-t-elle à la ministre, ce qui
provoqua un froncement de sourcils. Mes commanditaires
connaissent le nom et la position actuelle du responsable de
l’explosion en mer du Nord.
Císař fit les yeux ronds.
— Comment ? Qui ? Où ça ?
Puis elle reprit son air méfiant.
— Qui êtes-vous ? Qui sont ces commanditaires ?
Rourke leva sa main non gantée. Il y avait longtemps qu’elle
n’avait pas activé son électat ; elle avait même eu un peu peur que
sa paume reste éteinte quand elle l’avait montré à Drift. Mais sa
stupéfaction horrifiée l’avait rassurée. Le tatouage marchait toujours.
Elle envoya le signal mental adéquat à sa main gauche et regarda la
stupeur se peindre sur les traits de la ministre.
— La GIA, fulmina celle-ci. La Galactic Intelligence Agency. Les
ÉUAN se croient donc autorisés à m’envoyer un de leurs agents
chez moi ?
— Sauf votre respect, madame, il y a très peu d’endroits où on
ne nous envoie pas à un moment ou à un autre de notre carrière. Je
vous ai attendue chez vous parce qu’on ne doit pas savoir que nous
sommes intervenus directement.
— Comme si les services secrets intervenaient ouvertement !
ironisa Císař.
— En effet.
Rourke s’autorisa un petit sourire crispé. Maintenant, tu lui files
sa pochette-surprise. Avant qu’elle se mette vraiment en rogne.
— Nous savons que l’auteur du bombardement est un ancien
membre de votre gouvernement.
— Impossible !
— Nicolas Kelsier ? lâcha Rourke.
Le visage de Císař trahit sa perplexité.
— Kelsier ? Mais… je ne… il a été…
— Renvoyé, oui. Pour corruption. Après avoir semble- t-il raflé
une somme considérable, qu’il a investie dans le financement de
cette pitoyable vengeance avortée.
— Comment savez-vous tout cela ?
Rourke s’efforça de mettre dans son sourire toute la fatuité dont
elle était capable. Ce ne fut pas une mince affaire.
— Nous avons… « intercepté » le navire qui a raté le largage.
Apparemment, le capitaine ne savait pas ce qu’il transportait. En
revanche, pas de doute sur l’identité du commanditaire : c’est bien
son ex-employeur, Nicolas Kelsier. Car ce capitaine est un de vos
anciens corsaires.
— Corsaires ? Je ne sais pas de quoi vous voulez p…
— Pas de mines effarouchées, s’il vous plaît. Croyez-vous
vraiment que la flotte pirate privée de Kelsier était inconnue de la
GIA ? Nous accepterions à la rigueur les protestations d’un sous-
secrétaire inexpérimenté ou du ministre de l’Éducation, mais de la
ministre de la Défense ? Allons donc. Vous ne faites peut-être pas
partie de l’ARET, mais vos services travaillent main dans la main.
Císař détourna les yeux.
— C’était avant mon entrée en fonction.
— Ça ne nous intéresse pas, fit Rourke en balayant l’argument
d’un revers de main. L’important est que vous sachiez de quoi je
parle. Vous percevez le côté délicat de la situation, maintenant ? On
a là un pirate, un homme qui a très bien pu s’en prendre illégalement
à nos expéditions ainsi qu’à celles de la Fédération des États
africains, et qui détient des données de navigation prouvant qu’il a
effectivement été embauché par Nicolas Kelsier pour livrer un engin
atomique en plein milieu d’Amsterdam.
— Et alors ? Sauf le respect que j’ai pour vos services, répliqua
Císař, sarcastique, qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— Selon nos informations, Kelsier pourrait être en partie financé
par les séparatistes des Systèmes Libres, voire acquis à leur cause ;
et ça, ça nous intéresse beaucoup plus qu’un pirate isolé.
Allez ! Gobe mon bobard !
Drift et elle s’étaient accrochés sur ce point. Rourke n’avait que
son électat de la GIA pour asseoir son autorité, et ça ne suffirait pas
à convaincre un haut dirigeant des ÉUAN de prendre les mesures
nécessaires. L’EuroComplexe avait moins de chances que les autres
d’arrêter Drift si son ancienne identité venait au grand jour, et
l’équipe devait enrober son bluff d’un maximum de faits réels pour le
rendre crédible. Mais pour que la GIA fasse un tel cadeau à un
gouvernement étranger, il fallait qu’elle y trouve son compte. Au
final, le seul bouc émissaire viable restait le MSL.
Tous les systèmes solaires colonisés de la galaxie avaient été
revendiqués par l’un ou l’autre des conglomérats étatiques de Vieille
Terre, lesquels en édictaient les lois et, par-dessus tout, y
prélevaient taxes et impôts. Toutefois, comme on pouvait s’y
attendre, l’édification de cet empire ne s’était pas faite sans heurts. À
la longue, certains systèmes s’étaient lassés de rétrocéder à Vieille
Terre un pourcentage de leur PIB, et il y avait eu un peu partout des
équivalents de la guerre d’Indépendance, au XVIIIe siècle, entre les
États-Unis et la couronne d’Angleterre. Rourke elle-même avait joué
un rôle modeste dans le processus de rejet du joug de l’Étoile rouge
dans le Système de Yang Tsé ; mais quand les systèmes des ÉUAN
avaient commencé à se rebeller à leur tour, la CIA avait trouvé ça
moins drôle.
Avait suivi un gigantesque exercice d’hypocrisie galactique,
chaque conglomérat s’efforçant de prévenir d’éventuelles
sécessions dans ses rangs tout en défendant haut et fort le droit à
l’indépendance des systèmes étrangers au nom de la démocratie.
Certains Systèmes Libres n’étaient plus que des champs de bataille,
d’autres avaient acquis une autonomie totale. Beaucoup se situaient
quelque part entre les deux : leurs citoyens se battaient et se
bombardaient mutuellement, certains voulant partir et d’autres rester.
Quelques indépendantistes avaient inévitablement décrété que le
meilleur moyen de faire passer leur message était de s’en prendre à
un éminent symbole du gouvernement central, et depuis quelques
années, les ÉUAN avaient souvent été pris pour cible.
— Des séparatistes ? répéta Císař, qui ne put réprimer une
grimace amère – ou ne s’en donna pas la peine.
Après tout, sa première réaction, en entendant Rourke armer son
pistolet derrière elle, avait été de penser aux Systèmes Libres.
C’était bon signe.
— Telle est, en effet, notre conviction, mentit Rourke. Si Kelsier
joue au mercenaire grâce aux ressources accaparées quand il
travaillait pour vous, et en se mettant au service de puissances
étrangères, il représente une menace pour vous comme pour nous.
Mais malgré notre force de frappe, notre champ d’action est limité ;
nous ne pouvons pas lancer à ses trousses un détachement ÉUAN
– même modeste – en nous basant sur le seul témoignage d’un ex-
pirate europien impliqué dans une tentative de bombardement d’un
État tiers. Vous, Europiens, seriez beaucoup mieux placés pour ce
faire.
— Voilà ce que vous me suggérez ? réagit la ministre, incrédule.
Déclencher une intervention militaire contre un ex-employé de mon
gouvernement sur la foi d’un renseignement de deuxième ou
troisième main ?
— Juste une petite intervention discrète, l’assura Rourke. Les
ÉUAN ont…
— … toujours eu la réputation d’attaquer d’abord et d’établir
ensuite la réalité des faits ! jeta Císař avant de hausser un sourcil
moqueur. Non ? J’imagine que vous enregistrez cette conversation,
mais vous ne pouvez nier l’évidence. Ni que votre gouvernement
s’est introduit chez moi par votre intermédiaire. Remettez-moi les
données de surveillance et les enregistrements de l’interrogatoire –
en enlevant les cris, s’il vous plaît, je sais comment vous procédez –
ainsi que ce capitaine lui-même, avec son navire et son journal de
bord. À ce moment-là seulement je verrai si j’ai assez d’éléments
pour agir.
Rourke commença à paniquer – sans le montrer, évidemment.
Drift et elle avaient escompté que Císař voudrait à tout prix produire
des résultats concrets, montrer que son gouvernement avait
démasqué l’auteur de la plus grave tentative d’attentat jamais
perpétrée sur le sol europien.
— Avec tout le respect que nous vous devons, madame la
ministre, nos services ne peuvent pas…
— Vos services procèdent par mensonges et par feintes, et n’ont
de respect pour personne, fit Císař avec force avant de désigner
d’un index légèrement tremblant (sous le coup de la colère plus que
de la peur, jugea Rourke) la porte de l’appartement. Posez mon
pistolet et sortez de chez moi. N’ayez pas peur, je ne m’en servirai
pas pour vous tirer dans le dos ; j’accorde trop de prix à ma carrière
de ministre. Et pour la même raison, je ne tiendrai aucun compte de
votre piètre tentative pour me faire exécuter vos basses œuvres. Si
– et je dis bien si – vous détenez la moindre preuve d’un lien entre
un individu quel qu’il soit et cet attentat avorté, vos supérieurs
peuvent la porter à notre connaissance par les canaux habituels. Et
maintenant, disparaissez.
Rourke hésita à argumenter, puis renonça. Même Drift serait
resté impuissant face à ce gâchis. Peut-être aurait-il évité que les
choses s’enveniment autant ; mais de toute façon, la toile de
bobards qu’elle avait tenté de tisser était trop fragile, et ce depuis le
début. Sans un mot, elle posa donc le pistolet sur la table près d’elle
et se dirigea vers la porte, qu’elle déverrouilla du bout de son pouce
ganté. Ce fut seulement au moment de franchir le seuil qu’elle sortit
le chargeur de la poche de son manteau et le laissa choir sur le
paillasson, avec un coup de chapeau moqueur pour la ministre.
En moins de vingt secondes, elle était au rez-de-chaussée.
Comme disait son instructeur d’antan : « Seuls les enfants et les
agents secrets sont assez intelligents pour savoir qu’on descend
plus vite par la rampe. » Elle ouvrit la porte de l’immeuble à la volée
et s’élança sous la pluie, qui n’était plus diluvienne, mais menaçait
tout de même de tomber sans discontinuer toute la nuit et au-delà.
Rourke se dirigea vers la gare la plus proche en espérant que
l’arrestation d’une agente de la GIA ne valait pas le volume de
paperasse requise. Tout en courant, elle activa son inter.
+J’écoute.+
Drift semblait avoir récupéré, sans être pour autant d’humeur à
bavarder. Tant mieux : pour une fois il allait respecter le protocole de
communication.
+Chou blanc+ fit Rourke en essayant de maîtriser sa respiration
au moment d’aborder un croisement. +Tout repose sur la petite,
maintenant.+
CITÉ DE VERRE

Vue de l’espace, Hroza Majeure, la plus grande lune de


Perun IV, semblait jonchée de diamants. En réalité, ce scintillement
était dû aux immenses biodômes translucides qui abritaient la
population. Ils renfermaient sur des kilomètres d’affilée l’oxygène qui
lui était nécessaire, et capturaient le faible rayonnement de l’étoile
de Perun afin de maintenir la température dans un écart acceptable,
à l’image des serres de Vieille Terre. Drift songea que pour une
chose aussi pragmatique, l’ensemble était d’une beauté inattendue.
— Je n’en reviens toujours pas que Jenna et toi ne vous soyez
pas fait interpeller à l’embarquement en quittant l’Europie, dit-il à
Rourke, qui se tenait sur le seuil de la cabine de pilotage.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche, en général. Les
ÉUAN et l’Europie sont plutôt en bons termes, j’ai été courtoise, et
c’est le genre d’incident qu’on étouffe discrètement. Les Europiens
ne vont tout de même pas avouer publiquement qu’une agente de la
GIA s’est introduite sans encombre chez une de leurs ministres.
Donc, ils vont multiplier les allusions en langage diplomatique pour
signifier qu’ils désapprouvent, puis la GIA va mener son enquête
pour savoir si une de ses opératrices correspondant à ma
description en avait reçu l’autorisation et tenter de convaincre les
Europiens… Il va sûrement s’écouler une à deux semaines avant
que les deux parties cessent de se tourner autour et comprennent
que personne ne m’en avait donné l’ordre.
— Pas très efficace, leur fonctionnement, remarqua Drift.
— Bienvenue dans le monde magique de l’espionnage
intergalactique, sensations fortes garanties. On fout rien durant une
éternité pendant que des gens essaient de piger les tenants et
aboutissants, et là, tu dois faire ce qu’on te demande dans l’urgence
et la panique totale.
Une façon de procéder qui n’avait rien de nouveau pour Drift.
Heureusement, les ÉUAN n’avaient mis que deux jours à briser le
consensus et rouvrir leur espace aérien. Les innombrables appareils
en retard sur leur programme avaient décollé en vitesse, y compris
les navettes Carcharodon, dont le Sillage de Tamsin. Alex Cruz avait
soigneusement évité tout contact avec Drift, mais l’alvéole s’était
ouverte quelques minutes après la levée de l’interdiction de
naviguer. Le capitaine en avait conclu qu’il devait s’éclipser en toute
hâte. Ils avaient opéré leur sortie d’atmo en feignant de mettre le cap
sur la ceinture d’astéroïdes où ils étaient censés embarquer des
minéraux à expédier, mais avaient bifurqué bien avant pour rallier la
Keiko dans son orbite de stationnement autour de Mars. Jia avait
calculé le trajet le plus rapide pour le Système de Perun et ils
avaient filé aussitôt, comme s’ils avaient à leurs trousses tous les
chiens de l’enfer.
Ensuite, ils n’avaient plus rien fait du tout, laissant la poussée
Alcubierre déformer l’espace-temps autour d’eux.
Ça n’avait pas été une partie de plaisir. Cette fois, l’ennui
caractéristique du transit intersystèmes avait cédé la place à une
tension muette entre sept personnes accoutumées à rester dans
l’ombre qui, exceptionnellement, devaient en sortir. Jenna tripotait sa
console mobile, Rourke et Micah s’affrontaient sur les tapis d’arts
martiaux dans la soute, Kuai s’était radicalement exilé dans la salle
des machines après une énième et explosive dispute avec sa sœur.
Le temps qu’ils atteignent leur destination, Drift avait tellement hâte
de passer à l’action que si la totalité de la flotte stellaire europienne
les avait attendus à l’arrivée pour les mettre aux arrêts, il n’y aurait
pas vu d’inconvénient. Enfin, presque.
Ce ne fut pas le cas : l’heure était donc venue de concevoir une
nouvelle ruse outrageusement couillue.
— Tu es sûre que ces codes sont toujours valables ? demanda-t-
il à Rourke, le doigt sur le bouton de transmission.
— Ils l’ont été, c’est tout ce qui compte. C’est une ID de la GIA.
Je ne m’en servirais pas dans un système des ÉUAN, mais avec un
autre État, ça devrait marcher. Surtout que ce n’est pas la seule
pièce du puzzle.
— Croisons les doigts alors, fit Drift en activant la transmission.
De toute façon, il n’avait pas vraiment le choix. Il ne s’écoula pas
plus de trente secondes avant que la réponse leur parvienne. L’inter
se mit à grésiller.
+Tour de contrôle, port stellaire de Glass City, à navette Jonas. À
vous. Terminé.+
— Jonas à tour de contrôle Glass City, répondit vivement Drift.
J’écoute, terminé.
+Navette Jonas, vous émettez une ID gouvernementale des
ÉUAN. Veuillez confirmer votre identité et la raison de votre
présence. Terminé.+
— Tour de contrôle, impossible sur un canal ouvert, mais vos
forces de sécurité nous attendent. Attendons la procédure à suivre.
Un silence.
+Navette Jonas, autorisation d’amorcer entrée en atmo pour
atterrissage Glass City. Restez à trente mille pieds en attente
escorte, terminé.+
— Roger, fit Drift en dressant le pouce à l’intention de Rourke.
Out.
— Tu as entendu la dame, reprit-il à l’intention de Jia une fois la
communication coupée. On se pose ?
— Et pas d’extravagances, hein ? insista Rourke. On va déjà
avoir assez de mal à convaincre ces gens que vous êtes tous des
experts au service de la GIA sans que tu te mettes à faire des
loopings au-dessus de la capitale.
— Ouais, ouais, grommela Jia en inclinant légèrement le nez de
l’appareil. Cause toujours.
— Ça va vraiment me faire tout drôle de recevoir mes ordres de
toi, reprit Drift en regardant Rourke. Ils ne vont pas trouver bizarre
qu’il n’y ait qu’une seule agente de la GIA à bord, tu es sûre ?
— Non, je n’en suis pas sûre, répondit-elle patiemment.
Drift lui posait la question sous différentes formes depuis qu’ils
avaient commencé à échafauder leur plan.
— Mais la chose est courante. C’est grand, la galaxie, et les
ressources sont limitées ; les agents en mission longue durée sont
souvent amenés à constituer leur équipe en choisissant des
spécialistes en chemin.
— Espérons que les Europiens le savent, dit Jenna.
— Oui… Et qu’ils fermeront les yeux sur l’excentricité de mes
critères de recrutement.
— Tu n’as qu’à tout me mettre sur le dos, sourit Drift. Je suis
beaucoup plus excentrique que toi.
Hroza Majeure avait une atmosphère originelle irrespirable et
raréfiée, ce qui garantissait un accès presque sans résistance. Jia
provoqua un minimum de turbulences pendant la descente, jusqu’à
ce que Glass City apparaisse, étalée tout en bas, puis actionna les
rétrofusées pour immobiliser le navire au-dessus de la surface.
— Jonas à tour de contrôle Glass City, émit Drift. Restons sur
nos positions en attendant escorte.
+Roger, navette Jonas, escorte en approche.+
— Patron ! Deux chasseurs en trajectoire d’interception, signala
Jia.
Sa voix trahissait un peu d’inquiétude, et Drift ne pouvait lui en
vouloir. Lui-même devait lutter contre son instinct pour attendre
patiemment les manœuvres des autorités locales ; mais les dés
étaient jetés, pas moyen de revenir en arrière. Il ne restait qu’à
constater les effets de ce nouveau bluff.
+Escort 1 à Navette Jonas+, annonça une voix différente.
+Envoyons coordonnées pour point d’atterrissage. Restez jusqu’au
bout entre nos deux appareils.+
— Roger Escort 1, fit Drift en faisant un effort pour garder son
calme.
Les coordonnées en question s’affichèrent sur son terminal ; il
les transmit à celui de Jia.
— On vous suit. Terminé.
Les deux patrouilleurs à l’aérodynamique carlingue bleu ardoise
filèrent au-dessus de Glass City et ses astroports commerciaux pour
gagner les collines rouges bordant l’agglomération côté nord. Puis il
s’écartèrent, chacun de son côté, et laissèrent Jia poser le Jonas sur
un terrain d’atterrissage portant l’emblème de l’EuroComplexe – des
étoiles disposées en cercle.
— Bon, lâcha Rourke en détachant son réinhalateur de sa
ceinture. Voyons si on vient de se jeter dans la gueule du loup.
Ils se rassemblèrent dans la cale, masques sur le visage et inters
activés. S’ils avaient dû séjourner dans l’atmosphère de Hroza, où la
température était bien inférieure à zéro, ou bien si cette dernière
avait été toxique, corrosive, ou complètement absente, les membres
d’équipage auraient revêtu une combi intégrale chauffante. Mais en
l’occurrence, ils pouvaient encaisser des conditions météo un peu
rudes. Drift avait quand même veillé à remonter jusqu’en haut la
glissière de son thermoblouson.
— N’oubliez pas, dit Rourke en s’apprêtant à déverrouiller la
passerelle : vous me laissez parler, vous n’inventez rien, vous
n’improvisez pas, sauf absolue nécessité. On se sert de nos vrais
noms et de nos vraies ID parce qu’on ne peut pas risquer de se faire
pincer pour ça. Collez au plus près à votre histoire personnelle si on
vous demande où et quand vous avez intégré l’équipage, ce genre
de chose. S’ils flairent quoi que ce soit de louche, on est foutus.
— Bonjour la pression, commenta tout bas Micah tandis que
Rourke basculait l’interrupteur de la passerelle.
Ils s’y engagèrent dès qu’elle fut en position horizontale. Le
comité d’accueil était déjà en place. Drift compta une demi-douzaine
de soldats en combi spatiale, armés de fusils d’allure
redoutablement efficace ; le canon n’en était pas pointé sur le Jonas,
mais pas non plus à l’épaule comme à la parade. Au centre du demi-
cercle qu’ils formaient se tenait une femme arborant sur l’épaulette
les trois galons du grade de commandant dans les Forces armées
europiennes.
Rourke ne lui laissa pas le temps de prendre la parole. Elle ôta
son gant droit et leva la main tandis que l’équipage avançait encore,
sans doute pour activer son électat.
— Agent Rourke, Galactic Intelligence Agency, branche des
États-Unis d’Amérique du Nord. Voici mon équipe.
Le tout sur le ton professionnel, limite blasé, de celle qui expédie
une formalité.
— Commandante Rybak, armée de défense du Système de
Perun. Nous avons reçu un message du ministère de la Défense
nous avisant de votre arrivée.
Drift retint son souffle. On allait voir si le plan B de Jenna avait
fonctionné. La commandante Rybak inclina légèrement sa tête
casquée en guise de salut.
— Nous avons ordre de vous seconder dans votre mission
consistant à appréhender le terroriste nommé Nicolas Kelsier. Mais
je vous en prie, entrez.
MORDRE À L’APPÂT

— Je déteste déjà cette planète, marmonna Micah dans le dos


de Drift.
Le mercenaire tripotait les sangles de son gilet pare-balles, les
sourcils froncés. Le Jonas redescendait vers la surface de Hroza
Majeure.
— Pourquoi, qu’est-ce qu’elle a ?
— Rien, c’est juste qu’on n’a rien à faire là. On devrait être dans
le Système d’Olurun à pister Kelsier au lieu de perdre du temps à
Glass City comme une bande de toeristen. Tu as dit qu’on partirait à
sa recherche, pas qu’on attendrait qu’il nous trouve.
— Sur « un gros astéroïde », sans autre précision, quelque part
dans le Système d’Olurun ? Autant chercher une aiguille dans une
botte de foin. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il est là-bas…
— D’après une vieille bonne femme dans les sous-sols d’Old
New York, commenta le Hollandais.
— Il y aura forcément quelqu’un dans les parages qui sera en
contact avec lui, ou avec ceux qui bossent pour lui, acheva Drift. Il
faut bien qu’il s’approvisionne, et le bon sens veut qu’il ne s’éloigne
pas trop. Si on pose suffisamment de questions, tôt ou tard on finira
par soulever un lièvre.
— Plutôt tôt que tard, si possible. Rybak a peut-être gobé nos
salades, mais tu sais bien qu’à un moment ou un autre elle va
envoyer un message sur Vieille Terre, pour faire un point d’étape ou
je ne sais quoi ; et quand elle recevra la réponse, le château de
cartes va s’effondrer sous nos yeux.
— Écoute, soupira Drift, va décharger la soute, OK ?
Micah sortit du cockpit en grommelant dans sa langue
maternelle. Drift reprit à l’intention de Jia :
— Tu es bien peu bavarde, toi, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Il a raison, tu sais, répondit-elle sans quitter des yeux son
tableau de bord. On est en sursis, une fois de plus. Il nous faut des
résultats, et vite, sinon on n’aura qu’à filer se planquer.
— Il y a vingt ans que je vis en sursis, rétorqua-t-il, l’air sombre,
et jusqu’ici je m’en suis toujours tiré. Pose le rafiot sur les Docks
inférieurs ; on décharge et on voit si on a perdu des plumes en route.
C’était une vaste zone à ciel ouvert au sol de grilles en fer forgé
qui pouvait accueillir simultanément plusieurs dizaines de navettes
atmo-compatibles. Jia gara verticalement le Jonas dans un des
emplacements disponibles, en manœuvrant grâce aux
électroaimants et en diminuant peu à peu la puissance des
propulseurs. Drift remit son réinhalateur, réactiva son inter et
enfonça un bouchon dans son autre oreille pour pallier les
inconvénients de la baisse de pression atmosphérique.
+Je trouve ça dingue que tu nous aies embarqués dans une
expédition de cinq jours pour aller charger du minerai+ fit la voix de
Micah, toujours aussi acariâtre, via l’inter.
+Et moi, je trouve ça dingue que tu te plaignes d’avoir touché du
fric au passage+ répliqua Apirana.
Drift soupira. Il entra dans la cale et descendit les quelques
marches menant à la soute, où s’entassaient de volumineux
conteneurs pleins de minerai de cuivre et de nickel extrait de
Perun II, plus proche de l’étoile et donc nettement plus chaude. Avec
un peu de chance ils pouvaient encore débusquer Kelsier, mais pour
cela il fallait que l’équipage garde l’espoir, cette petite flamme
vacillante qu’il avait temporairement réussi à rallumer. Le sous-
entendu des ronchonnements de Micah – plus virulents qu’à
l’ordinaire – ne lui avait pas échappé.
+L’argent, ça te fait une belle jambe quand t’es mort+ riposta ce
dernier +et ma retraite, j’ai pas l’intention de la prendre au cimetière.
On aurait dû…+
— Emmagasiner du fric pour graisser des pattes plus tard ?
coupa sèchement Drift en sentant la tiédeur de sa propre haleine
réfléchie par le réinhalateur. Patienter le temps que la nouvelle se
répande ? Laisser Tamara et Jenna tâter le terrain pendant qu’on
allait faire un tour ailleurs ? C’était justement ça l’idée, Micah ! Par
ailleurs, si ça tourne effectivement mal ici et qu’on doit effectivement
dégager en vitesse, on aura besoin de tout le cash qu’on pourra
trouver.
Il vit Jia sortir à son tour de la cabine de pilotage et refermer la
porte, réinhalateur déjà en place. Un moment plus tard, le visage
masqué de Kuai apparut côté salle des machines. Ils étaient au
complet. Drift appuya sur le bouton d’évacuation de l’air respirable.
Quand la cale en fut presque entièrement vidée, il abaissa la
passerelle, révélant des chariots élévateurs prêts à récupérer le
minerai, sans doute pilotés par des opérateurs sans masque, eux,
bien à l’abri dans leurs habitacles pressurisés et chauffés. La
contremaître approcha, l’air sévère ; courte frange et cheveux noirs
comme le ciel nocturne, elle remit une crédipuce à Drift sans autre
forme de procès. Il l’inséra dans son pad et opina en voyant
s’afficher la somme : sept mille europiens. Pas une fortune, mais,
disons, un salaire correct pour un transport de marchandises sur une
courte distance.
Il fallut à peine deux minutes pour décharger les conteneurs,
mais cela lui suffit pour avoir les doigts et les oreilles gelés. Il
verrouilla le Jonas et se faufila à travers les docks pour aller
rejoindre le reste de son équipage, qui l’attendait derrière un sas
piéton. La bouffée d’air tiède qui vint à sa rencontre lorsque les
portes intérieures s’ouvrirent faillit le mettre en sueur.
Par certains côtés, Glass City ressemblait beaucoup au réseau
de tunnels de Carmella II et en même temps, ça n’avait rien à voir.
Les deux se composaient de communes construites sous des voûtes
souterraines, mais on ne retrouvait pas dans la colonie de Hroza
l’ambiance moisie, claustrophobique de Carmella ; grâce à la vue
sur le vaste ciel, la ville semblait artificiellement spacieuse en dépit
de son enceinte de verre. Ici non plus, pas de gratte-atmo : les
architectes l’avaient conçue pour être basse et peu peuplée. En bref,
l’ensemble faisait assez banlieue résidentielle pour classe moyenne
aisée et Drift devait en permanence se retenir de fureter çà et là en
quête de trucs à piquer.
— Tout est OK ? demanda Apirana tandis que le capitaine ôtait
son masque et lui emboîtait le pas en direction de la plus proche
station de tram, qui les emmènerait rejoindre Rourke en ville.
— Impeccable, répondit-il.
Histoire d’appuyer ses dires, il tapota une de ses poches… mais
pas celle où il avait caché la crédipuce, car il ne se faisait pas
d’illusions : malgré leurs allures bourgeoises, les habitants du coin
comptaient certainement leur lot de pickpockets.
— On dira ce qu’on voudra des boulots réglo, mais au moins, on
n’est pas obligé de malmener les gens pour se faire payer. Vu les
événements récents, ça me donnerait presque envie de
m’immatriculer comme cargo régulier et de devenir… respectable.
— Tu t’ennuierais, fit Jia d’un air dubitatif.
— Je m’ennuierais, admit-il.
— Et tu serais trop facilement repérable.
— Aussi.
La station de tram « Docks inférieurs » était bondée, alors qu’il y
avait deux autres astroports à Glass City. Les trois villes de Hroza
étaient toutes des centres touristiques destinés aux gens qui avaient
les moyens de voyager et s’intéressaient à leur architecture
éclectique, à la fois esthétique et fonctionnelle. L’équipage du Jonas
se mêla à la foule pour attendre le magnétrain, un bolide argenté
entièrement clos – non pas pour protéger les passagers des
intempéries, inexistantes, mais plus prosaïquement pour les
empêcher de sauter à terre ou à bord entre les arrêts.
Ils avaient loué une petite suite dans un hôtel prétentieusement
baptisé « Royal Bellevue » qui donnait sur un des plans d’eau
artificiels de Glass City mais, en matière de confort, ne proposait que
le strict minimum pour un prix tout sauf modeste. Hroza Majeure
n’était décidément pas bon marché. En temps normal, Drift et son
équipage auraient continué d’occuper leurs cabines à bord du
Jonas, pour des raisons de sécurité et d’économies, mais vu la
traque entreprise, il valait mieux rester accessibles – difficile dans
une coque en acier de soixante centimètres entourée d’atmosphère
irrespirable.
— Qu’est-ce qui nous prouve que Nana Bastard dit vrai ?
s’enquit Micah tandis que le tram serpentait au milieu des Marchés
Inférieurs. On a traversé la moitié de la galaxie sur la seule foi de
ses déclarations, mais si ça se trouve, Kelsier n’est même pas ici !
Elle ne sait peut-être même pas qui c’est !
— Toutes les infos que j’ai pu recueillir sur elle laissent penser
que c’est quelqu’un d’honnête, affirma Drift avec l’assurance de celui
qui s’est battu dans une cage à boxe pour obtenir l’info recherchée.
Tout le monde jure que quand elle ne sait pas, elle le dit. Sa
réputation serait ruinée si on fouinait ici en vain et qu’on rentrait
clamer partout qu’elle est bidon. Si elle était coutumière du fait, sa
clientèle se serait tarie il y a belle lurette.
— Oui, bon, commenta Micah, presque convaincu. Je sais bien,
c’est juste que…
— … ce serait mieux d’avoir une certitude, compléta Drift.
D’accord, mais il va falloir faire avec, le temps de trouver une piste
solide.
— Patron, intervint tout bas Apirana, dont la voix de basse n’était
plus qu’un murmure rocailleux. On nous observe.
Drift le vit lancer un bref coup d’œil latéral. Il l’imita et croisa le
regard d’une jeune femme. Guère plus de vingt ans, la peau très
blanche, les cheveux raides et châtains pas tout à fait aux épaules,
une coupe asymétrique toute en mèches de longueurs différentes,
une combinaison bleu marine avec logo sur la poitrine du côté
gauche. Elle s’accrochait à la barre au-dessus de sa tête, à l’autre
bout de la rame. Ce pouvait très bien être une employée lambda qui,
sortant d’un des mille entrepôts ou négoces en gros disséminés de
part et d’autre des districts commerciaux, aurait eu d’excellentes
raisons de se trouver dans ce tram. Néanmoins, elle ne détourna
pas les yeux ; au contraire, elle vint vers Drift et les autres en se
retenant dans les virages pour ne pas se retrouver sur les genoux
des passagers assis.
— Capitaine Torres ? demanda-t-elle à voix basse lorsqu’elle ne
fut plus qu’à un mètre.
— Lui-même, acquiesça-t-il avec désinvolture tout en passant
mentalement en revue tous les noms qu’il avait pu utiliser : c’était
bien un certain « Torres » qui s’était enquis de Kelsier (et d’une
femme en burqa répondant peut-être au nom de Sibaal) en différents
endroits de la Plaine.
La Plaine était un marché pas plus plat que les autres – Glass
City étant bâtie sur une série d’ondulations de terrain –, mais c’était
là qu’on vendait les fruits, légumes et autres végétaux comestibles
cultivés dans les sols artificiellement enrichis des plaines
équatoriales du Sud, où les conditions d’ensoleillement et de
température étaient optimales et exploitées au mieux sous les
structures en verre de Perun.
— Mon patron m’a dit que vous étiez passé la semaine dernière,
poursuivit-elle. Il m’a demandé de vous retrouver et de vous informer
que maintenant, il peut peut-être vous renseigner.
— Ah oui ?
Drift ne put retenir un demi-sourire. Il lut rapidement l’écusson de
sa combi en s’efforçant de ne pas trop s’attarder sur les rondeurs
que cachait mal le tissu grossier et hocha la tête, l’air pensif.
— Lavric, hein ? Voyons… dit-il en cherchant dans ses
souvenirs. Un grand type, la soixantaine, cheveux gris, sourcils
noirs ?
— C’est ça, opina-t-elle. Vous voulez retourner le voir ? Il dit qu’à
partir de demain, il sera trop pris.
— Tiens donc, lâcha Drift en se grattant la tempe.
Un coup d’œil à Micah, qui hocha imperceptiblement la tête.
— Bon, d’accord. Mais il faut d’abord qu’on aille chercher l’autre
membre de notre équipe, parce que si votre boss nous apprend
vraiment quelque chose d’utile, on devra décoller sans attendre.
Sentant le tram ralentir, il vit qu’il approchait d’un arrêt.
— On ira le trouver cet après-midi, il me semble me rappeler où
se trouve l’entreprise. C’est bien dans le…
— Le patron m’a dit de vous y amener, coupa-t-elle. Me
demandez pas pourquoi.
— D’accord. Alors je vous suggère de descendre ici et de nous
attendre. Au retour, on vous prendra au passage et vous nous
montrerez le chemin. Au fait, vous vous appelez comment ?
— Natalija, fit-elle en chassant la mèche de cheveux qui
retombait sur un de ses yeux.
— Ravi de faire votre connaissance, Natalija, fit Drift avec un
sourire mi-amical, mi-coquin.
Théoriquement, elle était trop jeune pour lui ; mais ça ne lui
faisait pas peur. Elle lui rendit son sourire, peut-être par politesse,
mais peut-être pas. Il appuya du coude sur le bouton d’ouverture des
portes au moment où le tram s’arrêtait au sud du lac, un secteur
pittoresque même selon les critères en vigueur à Glass City.
— On essaiera de ne pas trop vous faire attendre.
— Ne vous pressez pas pour moi, commenta-t-elle avec un
grand sourire cette fois ; je suis payée de toute façon, et c’est
toujours mieux que de trimballer des trucs d’un bout à l’autre de
l’entrepôt. À plus.
Drift s’effaça pour la laisser descendre. Elle alla s’installer sur le
banc tout juste libéré par les passagers qui attendaient d’embarquer.
Tandis qu’elle se faufilait dans la cohue, Drift ne se retint même pas
de reluquer son arrière-train.
— T’es vraiment pas possible, le morigéna Jia.
— Tout au plus improbable, répliqua-t-il, guilleret. Bon, reprit-il en
croisant les bras. Piège ou pas piège ?
— Piège, grommela Apirana.
Les autres se bornèrent à acquiescer en silence. Drift poussa un
soupir et activa son inter. La réponse de Rourke fut instantanée.
+Pas trop tôt.+
— Moi aussi, je suis content de t’entendre, fit Drift. Il semblerait
que l’entreprise Lavric, sur la Plaine, ait des infos pour nous.
+Je vois. Quelles sont les modalités ?+
— On a une guide, chargée par son boss de nous accompagner.
On l’a laissée à l’arrêt de tram au bord du lac, côté sud ; on devrait
être là dans une dizaine de minutes.
+OK, alors je mets nos affaires en ordre ici.+
Une pause, puis : +Elle est comment, cette guide ?+
— Bah, jeune et jolie, quoi… Avec un beau cul, répondit Drift,
hilare.
+Un peu comme si son patron te connaissait personnellement,
quoi, « capitaine Torres ».+
SURVEILLANCE RENFORCÉE

Le van garé en bordure de la Plaine-Marché était exigu et


surchauffé. Comme ses occupants y étaient entassés depuis un
moment, il ne sentait pas vraiment la rose. Officiellement, c’était une
« unité mobile d’assistance technique banalisée » ; mais pour Jenna,
c’était un van, un point c’est tout.
Ses cinq compagnons formaient un assortiment assez
hétéroclite. La commandante Rybak s’était entourée de deux soldats
équipés de gilets pare-balles et de casques sans visière ; Jenna
repensa aux gardes que Drift avait abattus à bout portant sur
l’interstation sauf que ceux-ci n’étaient pas en rouge, mais en bleu
ardoise, et qu’au lieu d’astrofusils ils portaient une arme à double
fonction combinant fusil semi-automatique et taser, selon le type de
riposte requise.
S’ils étaient serrés les uns contre les autres dans cette « unité »
pourtant spacieuse, c’était pour faire place au volumineux et
puissant terminal qui en occupait presque tout l’arrière. Les deux
officiers hrozans qui faisaient face à Jenna, Martin Karhan et Sara
Vankova, étaient aux antipodes l’un de l’autre : le premier,
grisonnant, avait le physique rondouillard de ceux qui ont passé
presque toute leur vie professionnelle devant un écran de
surveillance high-tech, souvent en heures sup, sans faire d’exercice
ni s’alimenter correctement. La seconde, plus proche de l’âge de
Jenna, avait de longs cheveux bruns coiffés en chignon natté
tarabiscoté, et semblait mener une lutte acharnée pour contenir son
tour de taille (pour ne pas suivre le même chemin que son
superviseur), grâce à l’action combinée d’un métabolisme juvénile et
d’un enthousiasme sans limites. La hackeuse avait déjà eu droit à
plusieurs questions de sa part, sur le mode « Qu’est-ce que ça fait
d’appartenir à un commando de la GIA ? », auxquelles elle avait
répondu par diverses variations sur le thème « Je ne suis pas
autorisée à en parler ».
Son principal souci était que tous ces gens, de Vankova et
Karhan à Rybak et ses sbires lourdement armés, lui accordaient leur
coopération sur la base d’un seul communiqué émanant
officiellement d’Anna-Marie Císař. Ce message, qui avait précédé
d’une semaine l’arrivée de la Keiko, leur enjoignait d’aider le
commando de la GIA (encadré par l’agente Tamara Rourke) à
localiser Nicolas Kelsier afin qu’il soit traduit en justice suite à son
rôle dans le bombardement manqué d’Amsterdam… Sauf qu’en fait,
le communiqué avait bien sûr été envoyé par Jenna grâce aux
protocoles d’accès glanés sur le terminal personnel de Císař ; il était
donc aussi faux que les ID protectrices du Jonas.
L’équipage avait espéré que la ministre de la Défense
europienne goberait le bobard, mais au cas où, ils avaient quand
même échafaudé un plan B : Jenna. Restait à savoir combien de
temps la combine marcherait. Rybak avait accepté tout de suite,
mais Vieille Terre ne le savait pas encore ; et il faudrait un moment
pour que le contrordre parvienne jusqu’à Glass City – ou qu’un
commando y débarque pour mettre tout le monde aux arrêts. Si le
hacking de Jenna chez Císař était passé inaperçu.
Jenna avait quitté l’appartement de la ministre bien avant que
celle-ci, en rentrant chez elle, ne se retrouve nez à nez avec Rourke.
Elle se savait compétente – très compétente, même –, mais au point
de ne laisser aucune trace de son passage dans les logs du
terminal ? Pas sûr… Dépêchés sur place pour voir si une transfuge
de la GIA était allée y fourrer son nez, les meilleurs tech-experts du
conglomérat europien ne s’y laisseraient sans doute pas prendre.
C’est ainsi qu’à l’étroit dans un van, à un mètre cinquante de
deux soldats autorisés à se servir de leur arme, elle redoutait qu’un
appel (qu’elle n’entendrait pas arriver, faute d’avoir accès au réseau
comm) ne mette un point final immédiat – et sûrement fatal – à toute
l’entreprise à cause d’une erreur commise ce soir-là à Prague.
Heureusement, son front perlé de sueur et les auréoles sous ses
aisselles pouvaient être dus à la température qui régnait dans le van.
— Jamais vu ça, rouspéta Martin Karhan en réglant la netteté de
l’image que leur transmettait une caméra insérée dans le toit en
verre surélevé. Cette mission est organisée avec des moyens
préhistoriques.
La Plaine-Marché grouillait d’individus canalisés par d’étroites
allées bordées d’étals ; vu d’en haut, songea Jenna, ça ressemblait
à des globules sanguins circulant dans des veines, de forme plus
géométrique.
— C’est une ruse plus gonflée que la moyenne, c’est tout,
argumenta Vankova. Ils se savent suivis, ça y est ?
— Non, pas encore, répondit Karhan. Et je sais que c’est une
ruse, merci, mais on n’envoie pas une équipe entière servir d’appât.
Avec tout le respect que je dois à l’agente Rourke, ajouta-t-il avec un
coup d’œil à Jenna, qu’est-ce qui nous dit que les sbires de Kelsier
ne vont pas abattre tous vos amis d’un coup ?
— Mon absence sur place, expliqua Jenna avec un serrement de
cœur. Kelsier sait que je fais partie de l’équipe et veut notre peau à
tous ; s’il assassine mes coéquipiers, il n’aura aucune chance de me
retrouver, précisa-t-elle en priant pour que le stratagème fonctionne.
C’est une tactique qu’on a déjà employée. Sauf que pour Gideon
Xanth, qui n’était pas aussi malin que Kelsier, on n’avait envoyé que
le capitaine au casse-pipe, compléta-t-elle pour elle-même in petto.
— N’empêche, permettez-moi de dire que c’est risqué, insista
Karhan ; cela dit, ce n’est ni mon équipe ni ma vie qui sont en jeu,
donc… Attendez ! fit-il en fronçant les sourcils. Je détecte un
mouvement. On dirait que deux individus les prennent en chasse à
partir de l’allée des Marchands.
Il montra du doigt la progression de deux têtes qui, en effet,
semblaient suivre la petite bande à courte distance. Rybak se
pencha en avant.
— Vous êtes sûr ?
— Minute.
Vankova dupliqua l’affichage sur un autre écran, puis rembobina.
Sous les yeux de Jenna, les têtes de Rourke, Drift et les autres
repartirent en marche arrière à travers le marché avec une curieuse
démarche en canard.
— Oui, c’est bien ça, confirma la technicienne de surveillance.
Regardez : ces deux individus se mettent en marche juste au
moment où l’agente Rourke passe devant eux, chacun d’un côté de
l’intersection. Si c’est dû au hasard, c’est vraiment une drôle de
coïncidence.
Rybak se laissa aller contre son dossier avec un petit
grognement, puis parla tout bas dans son inter. Jenna résista à
l’envie d’essuyer ses paumes moites sur ses cuisses et fit de son
mieux pour maîtriser sa respiration. Elle était tout de même censée
faire partie d’un commando de la GIA – bon, peut-être pas comme
agente à part entière, pas encore, mais au moins comme
consultante externe fiable. D’un autre côté, il était normal qu’elle
s’inquiète du sort de ses camarades !
— Allons voir ça de plus près, marmotta Vankova.
Sa natte vola sur son épaule droite et elle se mit à en mâchonner
inconsciemment l’extrémité tandis que ses doigts parcouraient à
toute allure le clavier du terminal. Sur le moniteur, la perspective
changea : à présent, l’image était prise au niveau de la rue, relayée
par une des nombreuses caméras éparpillées dans toute la ville.
Hroza Majeure avait, certes, une population prospère et
majoritairement pacifique, donc un taux de criminalité très bas, mais
pour son gouvernement, il valait quand même mieux prévenir que
guérir.
L’espace d’une seconde, son attention fut attirée par une
chevelure violette : Drift, en grande conversation avec la fille en
combi qui guidait l’équipe. Il semblait décontracté, mais ça ne voulait
rien dire, il était doué pour donner le change. Un pas en arrière
venait Rourke, l’air sévère ; là non plus, rien d’étonnant. Suivaient
Kuai et Jia, l’un tripotant nerveusement son pendentif en forme de
dragon et l’autre arborant un air revêche, casquette de pilote
enfoncée jusqu’aux oreilles. Derrière, la silhouette massive
d’Apirana, dont la capuche dissimulait presque entièrement le
visage, mais qu’on repérait tout de suite à sa taille – il dépassait tout
le monde d’une tête. Micah fermait la marche, en grande
conversation avec le Māori, ce qui ne l’empêchait pas de regarder
sans cesse autour de lui. Il feignait d’admirer les étalages, mais en
fait, il guettait l’embuscade. Il n’avait toutefois pas repéré les deux
hommes qui les avaient pris en filature, et sur qui Vankova
concentrait toute son attention. Elle les mit en surbrillance sur son
grand écran, qui surplombait les autres, posa une étoile virtuelle au-
dessus de leur tête sur l’image qu’elle suivait – celle prise par la
caméra au niveau de la rue – puis rembobina à nouveau. Au bout de
quelques secondes le visage d’un des deux types s’afficha en plein
écran. Corpulent, bajoues tombantes, piercings sur le front.
— Et d’un, murmura-t-elle.
Elle pinça l’image entre le pouce et l’index sur l’holo ; le visage
alla s’afficher sur un troisième écran annexe, resté quasi vierge
jusque-là. D’autres visages se mirent à défiler rapidement sur le
côté : le terminal cherchait à marier ses traits à ceux des hommes
filmés sur les docks. Pendant ce temps, Vankova rembobina encore
une ou deux secondes, jusqu’à ce que l’autre sbire apparaisse, plus
grand, plus mince, le crâne rasé. Son visage subit le même sort que
le premier sur l’écran annexe.
— Changement d’itinéraire, signala tout à coup Karhan en
montrant le croisement où le petit groupe était allé tout droit au lieu
de prendre à gauche, comme prévu, vers l’icône marquant
l’emplacement de l’entrepôt.
— Une erreur, vous croyez ? demanda Rybak.
— La fille est censée bosser pour Lavric, fit remarquer Jenna. On
voit mal comment elle pourrait se tromper d’itinéraire en emmenant
des gens sur son propre lieu de travail.
— Flûte, fit Karhan en zoomant. La fille servait seulement à
donner le timing. L’embuscade ne sera pas à l’entrepôt, mais bien
avant !
— C’est-à-dire d’un instant à l’autre, ajouta Jenna. Ils ont dû se
dire que si la fille les faisait trop dévier par rapport à la destination
prévue, le chef s’en rendrait compte tout de suite.
— Le chef ? répéta Rybak sans comprendre.
Jenna se mordit la lèvre.
— Je veux dire Drift. Chef de l’équipe de sécurisation de l’agente
Rourke, quoi. On a pris l’habitude de l’appeler comme ça. Enfin, euh,
pour les agents de Kelsier c’est lui qui commande, et comme il a la
réputation d’être très intelligent…
— Regardez, coupa Rybak en tapotant de l’index une esplanade
fourmillant d’étals et de kiosques sur l’image fournie par la caméra
surélevée. La fille va les faire passer par la place Saint-Méthode. Ils
y seront complètement à découvert ! Si on leur tire dessus, ils
n’auront pas le temps de fuir par les ruelles adjacentes.
Elle jura dans une langue inconnue de Jenna et reprit :
— J’espère que vous avez raison quand vous dites que l’ennemi
voudra les faire prisonniers pour qu’ils parlent.
— Et moi donc, répondit Jenna, les yeux rivés à l’écran. Ça
n’était pas censé se passer sur la place, mais dans l’entrepôt !
LA LOI DU MARCHÉ

— Tu sais ce que tu vas faire de ta part ? demanda Micah tandis


qu’ils cheminaient dans les allées de la Plaine-Marché, non sans
s’attirer quelques regards curieux.
Le gilet pare-balles du mercenaire détonnait un peu, mais au
moins, il n’avait pas son canon incendiaire. Hroza Majeure ayant le
statut de planète-frontière, la réglementation des armes à feu était
plus souple, notamment au cas où la Fédération des États africains
déciderait d’étendre son territoire ; mais ce type d’arme n’en restait
pas moins totalement prohibé dans les endroits respectables comme
Glass City.
— Ma part ? répéta distraitement Apirana.
Tout habitué qu’il était à attirer l’attention, il ne pouvait
s’empêcher de se sentir vulnérable, trop exposé, malgré le pistolet
automatique de gros calibre glissé au creux de ses reins, sous le
vêtement dont il avait remonté la capuche. Drift et Rourke avaient
suffisamment confiance dans leur plan pour foncer tête baissée dans
ce qu’ils savaient être un piège, mais le Māori, lui, n’était pas
tranquille.
— Ben oui, ta part du fric qu’on va rafler chez Kelsier quand on
l’aura dézingué.
Micah avait des étoiles dans les yeux rien que d’y penser, mais
l’équipe se frayait un chemin au milieu des Hrozans et il avait assez
de bon sens pour parler à voix basse. Cela dit, il aurait pu hurler : les
négociants de tout poil, avec ou sans étal, atteignaient un tel volume
sonore en vantant leur marchandise qu’un conflit armé de moyenne
envergure serait passé inaperçu. Avec un peu de chance, on n’aura
pas à tester l’hypothèse, mais je n’en mettrais pas ma main à
couper…
— Honnêtement, j’ai surtout pensé à sauver ma peau, reconnut-il
en se faufilant de biais entre un étal de melons rouges
(apparemment) et un étalage de tubercules inconnus de lui.
Pourquoi, tu le sais, toi ?
— Je me dis qu’un type comme Kelsier a forcément planqué une
fortune, et que si on divise en sept je pourrai peut-être prendre ma
retraite.
— Hein ? Quoi ? fit Apirana, médusé.
— Si si, confirma le mercenaire. Tu crois que j’ai envie de
sillonner la galaxie jusqu’à la fin de mes jours à esquiver les balles
en attendant que Jia nous crashe quelque part ? Réfléchis,
poursuivit-il en contournant agilement une femme qui venait vers lui
avec un plateau d’aubergines (ou ce qui y ressemblait). Il y a
combien de temps que le capitaine court après le pactole ?
— Il courait déjà avant que j’arrive, reconnut Apirana.
— Et ? Il l’a trouvé ? Non parce que… je ne suis là que depuis
deux ans, moi. Si ça se trouve, vous vous en êtes déjà mis plein les
poches et vous avez tout flambé, ajouta-t-il d’un ton qui montrait bien
à quel point il jugeait l’hypothèse peu plausible.
— Non, soupira Apirana. Y a toujours un truc qui vient se mettre
en travers.
— Sans blague !
Micah haussa les sourcils d’un air entendu – telle fut du moins
l’interprétation du Māori qui se rembrunit.
— Je ne te suis pas.
— Y a trop de complications dans cet équipage, reprit tout bas
Micah, surtout côté boss.
Il lança un regard furtif à la silhouette longiligne du capitaine aux
cheveux violets qui marchait devant eux, à côté de la fille censée
montrer le chemin.
— Toi, t’as fait de la taule, t’as payé ta dette à la société, non ?
— Si, répondit Apirana en réprimant une grimace.
— Lui non, fit Micah. Il s’est toujours tiré de tous les mauvais pas
par la fuite, la ruse ou le baratin. Je reconnais que quand on est
dans la merde, ce talent a son utilité, mais d’un autre côté, combien
de problèmes on a eus à cause de son passé ? Je ne parle pas
seulement de cette mission-ci, mais de toutes celles qu’on a dû
refuser, tous les endroits qu’on a dû éviter, parfois même sans le
savoir, si ça se trouve !
Apirana se contenta de grommeler. Ce n’était pas un sujet sur
lequel il avait envie de s’appesantir : il avait encore honte de sa
réaction violente dans le carré du Jonas. Une fois calmé, il avait
compris qu’en fait, il avait toujours su que le passé du capitaine
comportait des zones d’ombre. Mais puisque, jusque-là, ça ne l’avait
pas dérangé outre mesure, puisqu’il n’avait jamais posé de
questions, de quel droit se mettait-il en colère quand tout était révélé
au grand jour ? Il s’était senti bête d’avoir laissé éclater sa rage. Car
sa réaction instinctive, quand il était confronté à sa propre ineptie, ou
à son incompétence, était toujours d’accuser quelqu’un d’autre et de
céder à la fureur, même s’il devait le regretter par la suite. Et cette
fois, il l’avait beaucoup regretté. Il revit brièvement le visage de
Jenna tourné vers lui, les yeux clos, les traits crispés, le teint encore
plus pâle que d’ordinaire, attendant le coup de poing. Elle l’avait
échappé belle ; il avait vacillé l’espace d’une interminable seconde,
luttant contre la pulsion de réduire à néant cette nouvelle
provocation.
Il se rendit compte que Micah attendait une réponse. Il noya le
poisson :
— Où veux-tu en venir ?
— À mon avis, si on reste sur ce rafiot, toi et moi, on va passer
nos plus belles années à se faire tirer dessus et à s’user les
phalanges en tapant sur des gens, tout ça pour un capitaine aux
plans foireux. J’ai pas encore pu mettre un sou de côté ! Alors si on
touche le magot en butant Kelsier, j’ai bien envie de prendre le large.
Investir, tu vois. Peut-être acheter un bar quelque part ; les frontières
bougent, les gouvernements passent, mais les gens auront toujours
envie de boire un coup.
Un bref sourire illumina son visage buriné.
— Enfin, à part toi, évidemment.
— Pourquoi tu me dis tout ça ? interrogea Apirana sans cesser
de surveiller les environs – il y avait tellement de monde dans ce
marché !
— Ça t’intéresserait ? fit Micah, nonchalant. T’es un type sain,
pas juste un woger de base – un étrangleur sans rien dans le crâne ;
je suis sûr que t’as le sens des affaires. Qui plus est, avec deux fois
plus de fric on aura davantage de choix dans l’achat du rade.
— Cette fois tu n’as pas peur qu’on y passe ? ironisa le Māori
tandis qu’ils débouchaient sur une grande place baignant dans la
faible luminosité blanche de Perun.
— Quel intérêt de faire des plans pour l’avenir si on pense qu’on
n’a pas d’avenir ? Il faut juste que…
— Ferme-la une seconde, coupa Apirana, qui leva une main tout
en glissant l’autre dans son dos, à sa ceinture.
Micah fronça les sourcils et posa lui-même la main sur son arme,
rangée dans son holster.
— Y a un problème ?
— Ouais, cet endroit – cette place. On n’est pas passés par ici,
le capitaine et moi, quand on est allés chez Lavric. La fille nous fait
emprunter un autre chemin.
— Verrek, marmonna Micah en scrutant les fenêtres au-dessus
de leurs têtes. On est trop à découvert ici, tant pis pour le plan.
Il haussa le ton pour se faire entendre des autres malgré le tohu-
bohu du marché.
— Les gars, faut pas qu’on…
Interrompu par un sifflement, il émit un son étranglé. Interloqué,
Apirana le vit porter une main à sa gorge. Une lueur de
compréhension affolée apparut dans les yeux du mercenaire.
Presque aussitôt retentit un autre sifflement et deux de ses doigts
furent tranchés net par un second astrodisque, qui alla lui aussi
s’enfoncer dans son cou. Micah tomba à genoux sous le regard
horrifié d’Apirana. Il n’avait même pas eu le temps de dégainer.
— C’est un piège ! rugit le Māori en brandissant son pistolet.
Il chercha désespérément des yeux d’où pouvait venir l’offensive
et ne tarda pas à trouver : au milieu de la foule qui détalait en
poussant de grands cris, un homme au visage dissimulé par un
masque bigarré avait encore son astro à l’épaule. Sauf que ce n’était
pas un masque, comprit tout à coup Apirana, mais un électat.
L’Homme qui rit.
Depuis combien de temps était-il légendaire dans les bas-fonds
de la galaxie ? Douze ans ? Quinze ? La première fois qu’Apirana en
avait entendu parler il était encore en prison sur Far Port ; les
détenus fraîchement incarcérés apportaient avec eux de sombres
rumeurs d’exécutions sans pitié, d’assassinats réputés impossibles.
À sa sortie, le Māori savait que Marcus Hall était le maître incontesté
des tueurs à gages – un mythe funeste qui possédait un indéniable
fond de vérité. On ne pouvait être sûr que d’une chose : si on l’avait
aux trousses, mieux valait se donner soi-même la mort, histoire de
s’éviter un traumatisme inutile.
Apirana en avait vu de toutes les couleurs, dans sa vie. Et lui-
même n’était pas un agneau, loin de là. N’empêche, on avait beau
savoir qu’il existait des Marcus Hall, ça faisait quelque chose d’en
avoir un juste devant soi. Pétrifié, le Māori réagit avec une fraction
de seconde de retard. Le temps qu’on lui arrache sa capuche par-
derrière et qu’on lui applique un objet froid et rond à la base du cou.
— Lâche ton arme, malabar, fit une voix peu amène.
Apirana risqua un regard de côté. D’autres individus émergeaient
de la foule de moins en moins dense, tenant en joue ses
coéquipiers. Une rage folle l’aveugla un instant, une sorte de flash
écarlate tant il brûlait d’envie de réduire en bouillie l’homme qui se
tenait dans son dos, pour venger Micah. Mais il se retint. Au lieu de
cela, il lâcha son arme et regarda droit devant lui, les mains en l’air,
abjectement soulagé que les cris alentour masquent un peu les
ultimes gargouillis de Micah van Schaken.
L’Homme qui rit arrêta brièvement son regard sur les membres
restants de l’équipage, sans doute pour s’assurer qu’ils étaient bien
couverts par sa clique hétéroclite de tueurs à gages, dont des
transhus, remarqua Apirana. Ils avaient dû se fondre, ni vu ni connu,
dans la multitude d’individus employés à déplacer caisses et palettes
sur ce marché. On voyait quand même que Kelsier privilégiait les
transhus portés sur le métal. Quant à la fille, Natalija, elle avait
disparu ; il se demanda si elle était de mèche avec eux, ou si Kelsier
l’avait simplement payée pour servir de leurre et s’assurer qu’ils
suivraient bien cet itinéraire.
— Bonjour, capitaine Drift, articula Hall.
Il avait une voix grave et un accent bizarre. Apirana n’avait certes
pas de grandes compétences linguistiques, mais il ne le
reconnaissait pas.
— Bonjour, monsieur Hall. Vous avez une façon très personnelle
et fort déplaisante d’annoncer votre présence.
Le capitaine ne cachait pas sa colère : elle se lisait sur son
visage contracté, où le Māori vit aussi de l’inquiétude. Drift n’avait
guère de marge de manœuvre, et il le savait.
— Van Schaken a servi dans les Forces spéciales europiennes,
répliqua l’Homme qui rit d’un ton détaché. Sa présence pouvait
perturber notre petite conversation. Il représentait une menace,
encore plus que Mlle Rourke ici présente même si, comme vous
l’aurez remarqué, j’espère, j’ai mis trois de mes tueurs sur elle.
Son visage multicolore ne varia pas, mais ses yeux plissés se
fixèrent une seconde sur Rourke, qui fulminait à quelques pas de là,
les bras légèrement écartés.
— Prenez cela comme un compliment.
— Allez vous faire foutre, Hall, cracha-t-elle en retour.
Sous le dessin criard et difforme représentant un crâne, son
expression était peu lisible, mais semblait inchangée. Il se contenta
de se retourner vers Drift.
— Il manque un membre d’équipage. Où est la fille ?
— Qui ça ? fit Drift en haussant un sourcil interrogateur.
— Votre hackeuse, McIlroy.
Son ton était d’une extrême dureté et Apirana réprima un frisson
de rage à l’idée qu’il parte à la recherche de Jenna.
— Je vois qu’elle ne vous a pas accompagnés. Alors, où est-
elle ?
— Elle nous a largués sur Vieille Terre, lâcha Drift en croisant les
bras. L’opération ne lui inspirait pas confiance.
— J’espère pour vous que c’est faux, répliqua calmement Hall,
car j’ai pour mission de tous vous éliminer. Je peux m’en charger
moi-même et faire en sorte que ce soit rapide et relativement sans
douleur, ou bien confier la tâche à mes hommes qui, en revanche,
prendront leur temps. J’imagine qu’ils s’occuperont de vous en
dernier et vous obligeront à regarder vos amis souffrir ; donc, je
suggère que quelqu’un me dise où trouver McIlroy.
Drift le foudroya du regard, les lèvres pincées, quasi invisibles.
— Il y a une autre possibilité, admit Hall. Mon employeur
apprécie l’audace et l’ingéniosité. Il y aurait une place pour vous
dans son organisation. Pour vous ou pour Mlle Rourke, ajouta-t-il.
Mais pas pour les deux. Le premier qui parle décroche le job.
— Hall, espèce d’ordure ! gronda Rourke.
— Non, Tamara, je suis un professionnel, rétorqua-t-il sans
rancœur apparente. Vous, trois hommes vous tiennent en joue. En
l’état, il semble que j’aie fait de meilleurs choix de carrière. Mais ça
peut changer. À vous de voir.
— Pourquoi ils sont invités et pas nous ? proféra soudain Kuai.
Le regard de Hall resta rivé sur Rourke, mais Apirana le vit
esquisser une moue.
— Si ce mécanicien de bord ouvre encore la bouche – sauf pour
révéler où se trouve McIlroy – tirez, ordonna-t-il à ses hommes.
Sans forcément le tuer.
— Vous ne semblez pas beaucoup vous soucier de la police,
remarqua Drift. On est pourtant au milieu d’une place déserte, vous
braquez des armes sur nous et un de mes équipiers a été abattu.
Vous ne craignez pas que les autorités s’en mêlent ?
— Mon employeur a une certaine influence dans ces parages,
mais vous avez raison, nous n’avons pas de temps à perdre.
Mlle Rourke et vous avez dix secondes pour accepter l’offre de mon
employeur, à moins qu’on me dise où est McIlroy. Après quoi tout le
monde rend l’âme, efficacement et rapidement. Sinon, nous vous
emmènerons dans un endroit détestable et mes hommes
s’amuseront avec vous jusqu’à ce que nous mettions la main sur la
hackeuse, ce qui peut prendre pas mal de temps. J’entame le
compte à rebours : Dix…
— Minute, l’interrompit Drift en affichant un air désespéré avec
lequel Apirana se sentit en pleine empathie. En fait, on…
— Neuf.
— Écoutez, on pourrait peut-être…
— Huit.
— Mais attendez, quoi !
— Sept.
— On a de quoi payer…
— Six.
— Mais enfin, Hall !
— Cinq.
Apirana se força à relâcher son souffle et décontracter ses
muscles. Il n’y aurait pas de seconde chance. Le côté positif était
qu’en cas d’échec, il ne se rendrait compte de rien.
— Vous n’allez tout de même pas…
— Trois.
— J’accepte.
Apirana se raidit. Le compte à rebours s’arrêta. C’était Rourke.
— Tamara ! s’exclama Drift, choqué.
— Garce ! hurla rageusement Kuai.
Aussitôt un coup de feu retentit et une balle lui fit exploser le
mollet. Le sang jaillit et il s’effondra en hurlant. Jia poussa un cri
affolé et voulut se rapprocher de son frère, mais la femme qui la
surveillait, teint sombre et chevelure finement nattée, la retint par le
col… et par un canon pressé contre sa joue.
— Ne relâchez votre vigilance sous aucun prétexte, ordonna Hall
à ses tueurs, qui maintinrent Rourke dans leur ligne de mire.
Hall cherchait visiblement à deviner ses intentions. Puis il déclara
avec un bref hochement de tête :
— Saine décision. Je ne crois pas une seconde à la sincérité de
votre candidature, mais je n’ai pas mon mot à dire. Mon employeur
pense qu’on peut vous retourner si on y met le temps. Soit. Alors, où
est McIlroy ?
— Sur le Jonas, répondit Rourke du tac au tac. Il fallait qu’elle
reste à l’écoute des communications entrantes et qu’elle veille à ce
que personne ne monte à bord, même avec les codes d’accès. Elle
seule peut ouvrir de l’intérieur.
Hall visa ses poumons.
— Ce qu’elle ne fera sans doute pas si nous nous présentons
sans vous devant le sas, j’imagine. Cela nous oblige donc à
épargner certains d’entre vous. Comme c’est commode.
Rourke ne broncha pas.
— Je ne vais pas inventer des salades juste parce que la vérité
vous déplaît, Hall.
L’Homme qui rit émit un gloussement sardonique.
— Vous êtes une ex GIA, Tamara. Vous devriez être capable
d’inventer n’importe quoi en cas de nécessité. Mais soit, je joue le
jeu.
Il adressa signe à ses sbires.
— On fait sauter leur navire. Tant pis pour la…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un coup de feu claqua.
Apirana grimaça. Il avait toujours pensé qu’en prenant une balle
dans la tête on percevait une sorte de tourbillon de douleur noir et
rouge, mais au lieu de cela, il vit tressauter, puis s’écrouler, un des
trois hommes qui visaient Rourke. Sa tête explosa. Comme si on
avait frappé à coups de marteau un des melons rouges du marché.
Tous se figèrent une seconde, sous le choc, mais cette fois, Apirana
réagit le premier.
Il pivota sur la gauche et, de son bras levé, heurta le canon
braqué sur sa tempe avant que le tueur puisse presser la détente. Il
entendit tout de même des coups de feu, tout proches, crut
distinguer un visage blême, des joues flasques, un front orné de
piercings… Puis son poing droit défonça la mâchoire de l’assassin
avec un craquement audible. L’homme s’affaissa et ne fit pas mine
de se relever. Apirana se jeta à terre, s’aplatit le plus possible et,
malgré ses doigts engourdis, récupéra tant bien que mal l’arme qu’il
avait fait tomber. Puis il fit le point.
Plusieurs tueurs étaient à terre, immobiles, et une flaque rouge
s’élargissait devant eux sur les dalles du marché. Mais il en repéra
deux qui s’enfuyaient dans une ruelle ; il visa, mais trop tard : ils
avaient déjà tourné à un angle, et la balle se perdit. L’équipage libéré
se retrouvait seul au milieu des morts et des mourants. Jia se
précipita auprès de son frère. Apirana éprouva un pincement
d’appréhension, mais la jeune pilote ôta prestement son blouson et
l’appliqua contre la blessure de Kuai ; celui-ci se remit à hurler de
douleur, ce qui lui valut des réprimandes en mandarin.
+Agent Rourke ? À vous.+
Une voix aux intonations slaves crépita dans l’inter du Māori, qui
vit Rourke porter la main à son oreille. De l’autre main, elle tenait
son mini pistolet à un coup, resté caché dans sa manche pendant
toute l’altercation.
+Agent Rourke, quelle est votre situation ?+
— C’est maintenant que vous réagissez ? vociféra-t-elle avec un
coup d’œil pour Kuai, qui gémissait toujours à terre, puis pour
Apirana.
— Ça va, toi ?
— Ça va, répondit-il en se relevant. J’avais juste pas envie de
rester debout pendant que ça tiraillait de partout.
Il se détourna de Micah, accablé de culpabilité, de colère et de
chagrin mêlés ; nul besoin de s’approcher pour constater qu’on ne
pouvait plus rien pour lui.
— Mais on a perdu Micah.
— Pauvre gars, soupira Rourke avant de répondre enfin à son
interlocuteur invisible.
— Besoin de soins urgents pour une personne. Où est passé
Hall ? Je lui ai tiré dessus, mais ensuite j’ai dû me jeter au sol.
+Il s’est enfui côté nord. On l’a perdu de vue.+ Une pause. +En
fait, on a perdu le contact avec l’équipe sur place.+
— Et merde ! s’exclama Rourke en échangeant un regard avec
Drift. Combien ont pu se tirer ?
+On a compté douze assaillants au départ, en plus de Hall.+
Apirana jeta un regard circulaire, histoire de compter les
cadavres. Deux, quatre, six…
— Huit morts, annonça Rourke, donc quatre tueurs ont pu
s’enfuir, plus Hall. Vos équipes ont des instructions pour la suite ?
+Ils ne doivent intervenir que s’il y a un danger pour la
population.+
— Parfait. Donnez le feu vert à Jenna ; c’est notre seule et
unique chance d’obtenir l’info qu’on cherche.
— Pas tout à fait, intervint Apirana en contemplant l’homme qu’il
avait frappé.
Léger embonpoint, combinaison de travail passe-partout,
cheveux noirs clairsemés sur le dessus, tatouages en spirale sur les
bras. Toute sa colère remonta d’un coup. Pour la mort de Micah,
pour la blessure de Kuai, pour le fait même de s’être fait piéger dans
cette situation ridicule.
— Je l’ai juste assommé. Et je crois qu’il est en train de
reprendre connaissance…
SANS DÉFENSE

Jenna se mordit les doigts. Elle aurait tellement voulu prévenir


l’équipage que le piège se refermait plus tôt que prévu ! À côté d’elle
le terminal émit un bip, mais elle n’y prêta pas garde.
— Identification faciale du sujet 1, annonça Vankova. Ah, du
sujet 2 aussi, ajouta-t-elle alors que retentissait un nouveau signal
sonore. Les deux concordances ont été réalisées avant-hier à partir
d’images captées sur les docks du marché.
— Avec une ID de navire ? s’enquit Karhan en manipulant ses
commandes de manière à suivre la progression de l’équipage à
travers le marché.
— J’y travaille… s’irrita la jeune femme. Voilà : il semble qu’ils
viennent tous les deux du Bord irrégulier, si tel est son vrai nom,
actuellement à poste sur le parking Alpha 2-9…
— Ça y est, ils sont sur la place, coupa Rybak en se penchant,
une main sur le dossier du siège de Karhan. Où est le commando
d’intervention ?
— Beaucoup trop loin ! enragea le technicien en indiquant la
position de l’entrepôt Lavric, en surbrillance sur l’image. Dites-leur
de se bouger, sinon on aura sur le dos la mort de tout un commando
de la GIA.
— Apirana a repéré quelque chose, annonça Jenna.
Elle trouva sa petite voix mal assurée à côté de celle de Rybak,
qui lança en même temps un ordre pressant dans son inter. La
hackeuse regarda, impuissante, le géant māori se tourner d’un côté
puis de l’autre et passer la main dans son dos pour récupérer son
arme. À côté, Micah porta aussi la main à son pistolet, mais
tressauta bizarrement et s’écroula.
— Non ! lança Jenna à son écran. Tirez-vous, bordel ! Vite !
— Un homme à terre, fit Rybak d’une voix tendue. Où est le
tireur ?
Sur l’affichage en surplomb, Jenna vit s’élargir une tache rouge
là où Micah était tombé et se mordit à nouveau les doigts, très fort,
pour ne pas crier. Elle vit Apirana brandir son arme et balayer la
foule à la recherche des attaquants ; un mouvement de panique se
répandait parmi les clients du marché.
— Oh, merde ! s’étrangla Karjan.
Sa voix exprimait un tel choc que Jenna se détourna de son plan
large pour suivre la direction que l’officier de surveillance indiquait
sur son propre holo. On y voyait la place et, venant droit sur Apirana
et les autres, un homme armé au visage bariolé.
— Jezus Kristus, souffla Rybak, horrifiée. L’Homme qui rit !
Jenna sentit son ventre se nouer. Elle ne connaissait l’existence
du personnage que depuis quelques semaines, et encore, pas en
détail ; aucun de ses coéquipiers n’avait voulu lui en dire plus, même
Apirana. Elle devina que le tracé luminescent en forme de crâne qui
dissimulait ses traits n’annonçait rien de bon.
— Ils sont cernés, constata Rybak, atterrée.
Jenna reporta son regard sur l’image panoramique et constata
avec horreur qu’elle disait vrai. Pendant que les gens fuyaient,
quelques individus qui, jusque-là, s’étaient fondus dans la foule
mettaient en joue l’équipage impuissant. Un des hommes que
Vankova venait d’identifier – un des deux inconnus qui avaient filé
discrètement le petit groupe à travers le marché – pressait le canon
de son arme sur l’occiput d’Apirana. Épouvantée, Jenna s’attendit à
ce qu’il tire d’une seconde à l’autre, mais non. L’Homme qui rit se
dirigea vers Drift, qui se tenait anormalement droit.
— Il va parler, Dieu merci, souffla Karhan.
— Un peu tard pour Micah, rétorqua vertement Jenna.
— Estimons-nous heureux qu’il n’y ait pas eu davantage de
victimes, fit Karhan.
Il consulta un autre écran : un groupe de personnes en tenue
protectrice bleue se dirigeaient vers la place Saint-Méthode par les
petites rues.
— J’espère que ce « capitaine », comme vous dites, saura
l’occuper quelques minutes.
— Justement, il est très doué pour baratiner les gens, lâcha
Jenna, qui serrait les poings à s’en blesser les paumes.
— Ils ont un sacré culot de déclencher une attaque pareille à
découvert, marmonna rageusement Rybak. La police doit être
corrompue jusqu’à l’os.
— Pas toute la police, contra Karhan d’un ton acerbe.
Il mit chaque tueur en surbrillance sur son écran et chercha une
caméra dont l’orientation en révélait le visage.
— Sara, il nous faut l’ID de chacun avec son navire d’origine.
— Y compris pour ce salopard-là, gronda Rybak en désignant
l’assassin qui discutait avec Drift.
Karhan se focalisa à nouveau sur les caméras qui, filmant au
niveau de la rue, avaient l’Homme qui rit dans leur champ. Ce
dernier venait visiblement de mettre Rourke très en colère.
— Le comparateur n’accepte pas son visage ! s’exclama
Vankova, furibonde.
— Comment ça ?
Karhan se pencha sur l’écran de la technicienne et Jenna suivit
son regard. En effet, les portraits s’y succédaient inlassablement. Le
bruit des ventilateurs du terminal augmentait à mesure qu’il montait
en puissance, mais aucun ne correspondait à l’Homme qui rit.
— Je ne le trouve pas, c’est tout ! s’écria-t-elle, désespérée. Ça
doit être à cause de son électat. Toutes ces couleurs à la con
désorientent le logiciel de reconnaissance faciale.
— Bon, dans ce cas on rembobine jusqu’au moment où il
l’active ; il n’a pas pu se balader avec toute la journée.
— Ils ont tiré sur Kuai ! cria Jenna, affolée, en voyant s’affaler le
jeune mécanicien de bord.
Elle respira un peu mieux quelques secondes plus tard en le
voyant se tordre de douleur en se tenant la jambe au lieu de
demeurer affreusement immobile comme Micah ; mais son
sentiment d’impuissance la rendait malade et menaçait à chaque
instant de la submerger.
— Combien de temps encore avant que votre commando arrive
sur place ?
— Le temps que les gars prennent position, disons trente
secondes, déclara Rybak.
— On s’en fout de leur position, gronda Jenna. Qu’ils aillent
directement…
— Non, l’interrompit durement l’autre. S’ils tirent trop tôt ils vont
se faire tuer, après quoi ce sera le tour de vos amis. Il faut qu’ils
déquillent ces salopards tous en même temps, qu’ils n’aient pas le
temps d’appuyer sur la détente ou de se barrer en courant. Qui plus
est, nos gars doivent bénéficier d’un bon angle de tir ; une balle, ça
peut traverser un corps humain.
Jenna ravala la réplique qui lui brûlait les lèvres. Les propos de
la commandante europienne se tenaient, mais elle ne supportait pas
l’idée que sa bande soit une seconde de plus en danger. Elle dut
lutter contre l’envie dévorante de saisir l’arme d’un soldat et de se
lancer à son tour dans les allées du marché, tout en sachant très
bien qu’elle arriverait trop tard, ou qu’elle se perdrait en route, et que
de toute façon elle était une piètre tireuse. Alors elle resta là à
regarder Drift et l’Homme qui rit échanger des propos inaudibles, et
à tenter de comprendre ce qui se passait en observant des visages
qui, malheureusement, restaient de marbre – impossible d’y lire quoi
que ce soit. Tout à coup, le tueur en chef quitta Rourke des
yeux, adressa un hochement de tête à l’un de ses hommes…
Une gerbe rouge : un des hommes de Kelsier s’effondra. Jenna
eut à peine le temps de reprendre son souffle qu’un autre subissait
le même sort, puis un autre, et encore un autre… En un clin d’œil la
scène changea du tout au tout : l’équipage de la Keiko n’était plus
dans la ligne de mire d’une bande de tueurs, mais se retournait
contre elle tandis que d’invisibles tireurs embusqués abattaient tous
ceux qui étaient encore debout. Enfin, tous sauf quatre, qui
détalaient à toute vitesse vers le côté sud de la place.
— Commando 1, repliez-vous ! Pas d’affrontement ! aboya
Rybak dans son inter. Laissez-les filer, ils vont nous mener à la cible.
Terminé.
— Où est passé l’Homme qui rit ? demanda Vankova avec
inquiétude. Ils l’ont eu ?
— Non, il a filé vers le nord, l’informa Karhan, dont les mains
voletaient au-dessus de ses claviers, déclenchant tour à tour zooms,
plans serrés, larges et panoramiques sur les différents écrans. Où a-
t-il bien pu passer, bon sang ?
— Commando 3 ? interrogea Rybak. À vous, commando 3 !
Silence.
— Commando 3, répondez ! Terminé.
— Merde !
Karhan abattit son poing sur son accoudoir. Visiblement, il n’avait
pas besoin de confirmation de la part de sa commandante.
— Mais comment a-t-il fait pour… ?
— On laisse tomber ce type pour le moment, décréta Jenna, l’air
sombre.
Elle se leva et récupéra le sac contenant son matériel de
hackeuse. Les Europiens la regardèrent, éberlués. Sauf Vankova,
qui surveillait toujours ses écrans.
— Comment ça, on laisse tomber ? demanda Rybak, sidérée. Je
vous signale qu’il vient peut-être d’éliminer un de mes commandos !
— Et moi, je vous rappelle qu’il vient de tuer un de mes amis !
riposta rageusement la jeune fille. De toute façon, j’ai une mission à
accomplir, moi ; sinon, on aura fait tout ça pour rien ! Traquez-le si
ça vous chante, mais en attendant, dites-moi à bord de quels navires
sont arrivés les quatre autres !
— Alors… L’un vient du Bord irrégulier, un de L’Enfant de l’hiver
et les deux autres du Premières Lueurs de l’aube, l’informa Vankova
avant de poser sur Jenna un regard où se lisaient à la fois
l’inquiétude et la compassion. Les plus proches sont le Premières
Lueurs et le Bord ; L’Enfant est sur les Docks Inférieurs.
— Deux sur quatre viennent du navire à l’ancre le plus proche ;
c’est donc sur celui-là qu’ils vont vouloir rembarquer, commenta
Karhan. Vous vous sentez capable d’intervenir ? demanda-t-il à
Jenna.
— Il va bien falloir, répliqua-t-elle même si, en cet instant précis,
tout ce qu’elle se sentait capable de faire, c’était vomir.
— OK, déclara Vankova et se levant à son tour avant de prendre
son sac elle aussi. On y va ! conclut-elle avec un sourire qui
manquait terriblement d’assurance.
COURSE FOLLE

Le Premières Lueurs était une imposante nef multifonctions de


classe Broodus ; plus grande, plus encombrante que les
Carcharodon, elle pouvait accueillir une cargaison deux fois plus
volumineuse, mais ses moteurs avaient la réputation de tomber
souvent en panne.
Jenna resserra la thermocapuche de son blouson (emprunté à la
tenue des techniciens des docks), consulta son infopad de
fabrication hrozane et contempla une fois de plus le nez de
l’appareil.
— Vous êtes sûre et certaine que c’est le bon ?
+Vous pouvez me croire+, fit la voix de Vankova dans son
oreillette. +C’est bien le bon poste d’amarrage. Qui plus est, ce
navire présente des irrégularités. Je veux bien être pendue si ce ne
sont pas des sas à torpilleurs clandestins, là, en proue.+
Jenna se concentra, mais ne vit qu’un bouclier thermique
standard, ou ce qui y ressemblait fort.
— Ah bon ?
+Si vous ne me croyez pas, vérifiez son ID, vous verrez.+
Jenna pressa quelques touches et des lignes apparurent sur son
infopad ; en effet, si la nef se faisait bel et bien passer pour le
Premières Lueurs, elle aurait parié mille lignes de code
qu’officiellement, elle était enregistrée sous un autre nom. Elle
inspira profondément, percevant l’odeur de caoutchouc et de
plastique dégagée par son respirateur, puis remonta sa manche. Le
geste exposa son avant-bras au non-air glacial, mais il fallait bien
qu’elle accède à son terminal de poignet. Il lui suffit de quelques
pressions pour le synchroniser, et surtout pour activer la véribox
qu’elle avait discrètement empochée pendant la bagarre générale
sur l’Interstation Pundamilia ; couplée à son infopad hrozan, elle
formait la base de sa console de hacking portative (et foncièrement
illégale). Elle pouvait à présent s’infiltrer dans les systèmes de
sécurité de la nef sans paraître disposer du matériel nécessaire,
c’est-à-dire doté d’une puissance de processeur suffisante.
+Ça va prendre combien de temps ?+ s’inquiéta Vankova.
La présence de la technicienne était requise, car Jenna ne savait
pas se servir des appareils contenus dans le sac de la Hrozane qui,
de toute manière, ne l’aurait pas laissée s’en servir seule. Et c’était
Vankova qui l’accompagnait au lieu de Karhan parce qu’elle était
plus petite, plus rapide, plus à même de s’enfuir et de se cacher si la
situation l’exigeait. Jenna aurait trouvé son supérieur plus rassurant,
d’autant qu’elle devait feindre, en tant que présumée agente de la
GIA, de se livrer à une simple opération de routine.
— Pas longtemps.
Très contente d’elle, elle oublia momentanément l’anxiété qui lui
donnait la nausée. Les joints d’étanchéité du sas s’écartèrent et la
passerelle d’accès s’abaissa. Pour un observateur non averti, les
deux jeunes femmes avaient l’air de techniciennes des docks
admises à bord depuis la cabine de pilotage par un membre de
l’équipage ; en tout cas, nul n’aurait pu croire qu’elles avaient réussi
à hacker la sécurité du navire en aussi peu de temps.
— On peut y aller.
+Impressionnant !+ commenta Vankova, admirative, comme
elles attendaient que la passerelle s’immobilise. +Comment vous y
prenez-vous ?+
— J’ai appris ça durant ma folle jeunesse, répondit Jenna en
toute sincérité.
Elle inspecta rapidement les alentours. Les docks grouillaient
d’activité, comme d’habitude ; aucune trace de fugitifs aux abois,
mais vu le nombre de gens, de chariots élévateurs et de navires au
parking, les tueurs de Kelsier pouvaient être à cent mètres sans
qu’elle s’en rende compte.
— Bon, vous venez ?
Elles gravirent la passerelle le plus vite possible ; si le vaisseau
était surveillé par des sbires de Kelsier elles étaient fichues de toute
façon, mais ce qu’il fallait éviter par-dessus tout, c’était qu’un badaud
plein de bonnes intentions soupçonne une activité anormale, et
vienne fourrer son nez dans leurs affaires. Jenna commanda le repli
de la passerelle et elles se retrouvèrent dans l’immense soute du
Premières Lueurs. Celle-ci ne renfermait que deux conteneurs (dont
un ouvert et vide), un petit véhicule de tractage équipé de roues à
l’avant et de chenilles à l’arrière, et une grue de levage visiblement
indestructible, du moins comparée à celle, déglinguée, du Jonas, à
laquelle Jenna était habituée.
+Par là.+
Sara se dirigea vers le sas qui devait conduire au pont supérieur.
Jenna suivit. Le crissement dû à l’afflux d’air augmentait à mesure
que l’atmosphère se densifiait : les pompes à air du Premières
Lueurs œuvraient à remplir la soute. Le temps de gravir quatre
volées de marches métalliques et le voyant au-dessus du sas passa
au vert ; la porte s’ouvrit avec un couinement et elles purent accéder
au pont.
La première chose qui leur sauta aux yeux, dès que les lumières
s’allumèrent, fut un râtelier contenant une dizaine de fusils d’assaut
et deux astrofusils, funeste rappel de ce qui venait d’arriver à Micah,
et pouvait leur arriver aussi si elles se faisaient attraper. Jenna prit
son courage à deux mains et s’avança en repoussant sa capuche et
son réinhalateur. Sur leur gauche, le carré ; à droite, quelques
cabines, les autres étant au-dessus de la soute principale. Les
quartiers d’habitation des Broodus étaient exigus, ce qui contribuait
à la mauvaise réputation de ces navettes, sauf auprès des
capitaines en quête de fort ratio taille/capacité. La cabine de pilotage
se trouvait droit devant elles. Une seconde porte coulissa à leur
approche, cette fois avec un franc grincement (quelque chose était
manifestement sur le point de lâcher dans le mécanisme) et les deux
jeunes femmes atteignirent enfin leur but.
— C’est parti, marmonna Jenna en se débarrassant du
thermoblouson qui commençait à lui tenir trop chaud. D’abord le
terminal de navigation, fit-elle en contemplant, les yeux ronds,
l’ensemble de sièges et de terminaux. Vous avez une idée, vous ?
— Je croyais que vous étiez spécialiste en systèmes de
sécurité ? fit Sara avec inquiétude.
La Hrozane avait la frange collée sur le front par la transpiration,
sans qu’on sache si sa capuche lui tenait trop chaud, si elle mourait
de peur, ou les deux. Elle fourragea dans son sac.
— Ça ne veut pas dire que je connais leur aspect extérieur,
répliqua Jenna, un peu plus sèche qu’elle aurait voulu.
Elle se représenta mentalement le poste de pilotage du Jonas,
en se retenant à chaque instant de regarder le nez de l’appareil pour
s’assurer que les propriétaires n’étaient pas de retour. Concentre-toi,
bon sang ! Il y avait deux sièges à l’avant du cockpit, dont un
beaucoup plus usé que l’autre ; de ce côté-là, les commandes
arboraient des éraflures correspondant sans doute aux degrés de
poussée les plus utilisés, ou à l’angle optimal d’inclinaison des
volets, allez savoir. Bref. Voilà qu’elle se laissait déborder par son
imagination.
— Là, ça doit être la place du pilote ; donc, logiquement, la
console de navigation est… ici.
Elle alluma un terminal et le regarda s’animer en se mordant la
lèvre jusqu’au sang pour ne pas trépigner.
— Bon Dieu, où peut bien être le réseau d’émetteurs ? s’énerva
Sara dans son dos.
— Cherchez le plan du navire dans l’unité centrale, conseilla
distraitement Jenna en se concentrant sur son écran. Aha !
s’exclama-t-elle.
— Je ne suis pas informaticienne, moi !
Jenna poussa un soupir exaspéré. Comment pouvait-on être
agente de surveillance sans savoir localiser ce schéma essentiel ?
Même pas besoin d’être hackeur. Elle tapota l’écran de son infopad
et, d’un geste, transféra le diagramme qui s’y afficha sur celle de
Sara.
— Tiens, le voilà.
Elle revint à son terminal de navigation et ouvrit le journal de
bord automatisé. Évidemment, le Premières Lueurs n’avait pas la
puissance de processeur nécessaire pour calculer un saut
d’Alcubierre – ça, c’était le travail du vaisseau porteur qui l’attendait
quelque part en orbite – mais son système de navigation devait tout
de même garder trace de toutes les positions qu’il occupait dans
l’espace, donc de celles qu’il avait occupées…
— Je vois qu’il se trouve près de la salle des machines, déclara
Sara, contrariée. Je me demande bien ce qu’il fiche là-bas ?
— Je l’ignore, fit Jenna en levant les yeux au plafond, mais tu as
intérêt à te magner si tu veux qu’on…
Entendant s’éloigner un bruit de pas, elle vit que Sara Vankova
n’était déjà plus là. Elle se remit au travail et activa sans
ménagement le terminal Transmissions, malgré la transpiration qui
rendait ses doigts glissants. Elle sauvegarda les deux derniers mois
de données issues de la console de navigation dans un nouveau
fichier qu’elle transféra – d’un simple geste, là encore – vers le
terminal Transmissions. Ensuite, elle restreignit peu à peu la bande
passante à la fréquence bien précise que Drift avait codée dans sa
console portable avant qu’ils ne partent chacun de leur côté, une
semaine plus tôt, quand elle avait officiellement disparu de la
circulation pour chercher refuge auprès des autorités europiennes.
Encore une minute et ledit fichier serait transféré dans l’ordinateur
de bord du Jonas. Dès lors…
… quatre personnes approchaient en courant de la proue.
D’instinct, Jenna se baissa, même si la réfraction de l’épais bouclier
spatial la rendait certainement invisible depuis le quai, et risqua un
regard. C’était bien ça, trois hommes et une femme, pour autant
qu’elle puisse en juger à leurs tenues protectrices et leurs
inhalateurs. Ils venaient droit vers elle.
Oh, merde !
— Concentre-toi, se morigéna-t-elle tout bas en s’obligeant à
détacher son regard de la baie d’observation.
Vérifier encore une fois la fréquence, envoyer le log de données
– vitevitevitevitevite – et, pendant ce temps, effacer toute trace du
fichier compilé à partir de la console de navig’. Éteindre celle-ci –
saloperie ! pourquoi tu mets plus de temps à t’éteindre qu’à
t’allumer ? – Ouf, fichier envoyé ! Effacer les traces de la
transmission des logs du terminal. Bien, maintenant, un coup d’œil
dehors…
Merde ! On n’a pas le temps de se tirer.
Elle voyait s’avancer les silhouettes, de plus en plus proches, en
essayant d’assimiler ce que son cerveau avait d’ores et déjà
compris.
On ne va pas s’en sortir.
Jenna inspira profondément, expira…
Il faut qu’on se planque.
Le cœur battant, elle se retourna vers le terminal de
Transmissions. S’assurer que les traces du transfert sont bien
effacées. Éteindre l’engin – ne m’oblige pas à te débrancher à la
sauvage ! –, accéder au système central via la tablette,
redépressuriser la soute sinon ils verraient tout de suite que
quelqu’un était monté à bord…
Quelque part derrière elle s’éleva un léger son plaintif : les
ventilateurs se remettaient en marche pour vider la soute de
l’oxygène qu’ils venaient à peine d’y insuffler. L’affichage holo du
terminal Transmissions s’éteignit d’un coup ; Jenna vit volte-face,
inspecta le cockpit, récupéra son thermoblouson et chercha
fiévreusement du regard tout ce qui pouvait trahir leur passage. Ne
trouvant rien, elle sortit à toute vitesse, referma la porte et s’orienta
vers l’escalier des quartiers d’habitation en passant par-dessus la
soute. Elle fit halte à hauteur du sas le temps de jeter un œil par
l’étroit hublot ; comme il fallait s’y attendre, déjà la passerelle
s’abaissait pour permettre aux occupants légitimes de réintégrer leur
navire.
Elle n’osa pas se servir de son inter pour contacter Sara, au cas
où les tueurs de Kelsier surveilleraient les canaux ou, fâcheuse
coïncidence, utiliseraient le même. Elle aurait dû envoyer un
message en même temps que le log de navig’, pour avertir les
autres. Trop tard… Elle tassa comme elle put son thermo dans son
fourre-tout et escalada quatre à quatre les marches menant à la
coursive des cabines, tout en cherchant le plan du vaisseau sur son
infopad.
La porte en haut de l’escalier parut d’abord refuser de s’ouvrir,
mais c’était sans doute un effet de son imagination. Elle longea au
pas de course une demi-douzaine de portes de cabines, trois de
chaque côté, en devançant de justesse l’éclairage automatique à
détecteur de présence. Au bout, une seconde porte l’arrêta. Elle
martela le bouton d’ouverture et, l’espace d’un instant, crut qu’elle
l’avait cassé. Mais le battant finit par coulisser à contrecœur et elle
faillit dégringoler dans l’escalier de l’infirmerie.
Nouvelle pause pour lancer un regard par le hublot du sas de ce
côté-ci de la soute. Trois membres d’équipage escaladaient
précipitamment les marches du côté opposé, en direction du pont
supérieur. Trois seulement… Ce qui signifiait que le quatrième se
dirigeait vers la salle des machines.
— Sara ! hurla-t-elle en priant pour que sa voix soit étouffée par
le joint étanche de la porte de la soute et l’atmosphère raréfiée qui
devait régner à l’intérieur. Planquez-vous ! Vite !
Elle dépassa l’infirmerie à fond de train, tourna à un angle de la
coursive et faillit percuter de plein fouet l’agente de surveillance
europienne, qui s’affairait devant un panneau mural. La tête de Sara
pivota d’un coup et son épaisse natte heurta la paroi métallique avec
un bruit mat.
— Quoi ? fit-elle en ouvrant de grands yeux paniqués.
— Ils sont là, fit Jenna entre ses dents avant de l’empoigner par
les épaules. Trouvez une cachette, dépêchez-vous.
— Mais je n’ai pas encore… Comment ça, « ils sont là » ? À
bord ?
Ses yeux s’écarquillèrent encore.
— Oui, et il y en a un qui vient par ici.
Renonçant aux explications, Jenna la poussa vers la salle des
machines. Elle abattit sa main sur le bouton de la porte en priant
tous les dieux pour que le bruit ne révèle pas leur présence et, d’une
bourrade, propulsa la Hrozane à l’intérieur.
La lumière s’alluma et Jenna se retrouva face à deux coffrages
métalliques parallèles tout en longueur qui lui arrivaient à peu près à
la poitrine et s’étiraient jusqu’au fond. Ils devaient contenir des
pistons ou Dieu sait quoi… ce n’était pas sa partie. On voyait un peu
partout des panneaux couverts d’interrupteurs et de leviers, ainsi
que des entrelacs de tubulures et de gros tuyaux souples et brillants,
mais une seule cachette immédiatement visible. Ou plutôt deux.
— Tout au fond ! lança-t-elle à Sara alors que la porte se
refermait en grinçant. Tu t’accroupis derrière un de ces trucs
métalliques, et tu la boucles !
Il n’y avait que dix mètres à parcourir, mais Jenna eut
l’impression que c’était le plus long sprint de sa vie. Elle s’attendait à
tout instant à entendre des cris ou des coups de feu derrière elles.
Elles se retrouveraient coincées. Et quelles étaient leurs chances de
s’en sortir, une hackeuse et une technicienne de surveillance, contre
quatre mercenaires armés ?
Mais il n’y eut ni cris ni coups de feu. Sara se jeta du côté droit,
Jenna du côté gauche. La hackeuse ramena son fourre-tout et son
blouson contre elle et se tassa le plus possible, pour minimiser le
risque d’être vue depuis l’entrée. Sara l’imita et, l’espace d’un
instant, on n’entendit plus que son souffle irrégulier.
Puis un crissement s’éleva : la porte s’ouvrait à nouveau.
Jenna pressa furieusement son index sur ses lèvres pour
signifier à Sara de respirer moins fort, tout en se répétant un mantra
mental : Pourvu qu’ils ne se rendent pas compte que la lumière était
allumée… Pourvu qu’ils ne se rendent pas compte que la lumière
était allumée…
Mais il semblait que les nouveaux venus avaient d’autres chats à
fouetter ; on les entendait fouiller frénétiquement çà et là, tourner ou
régler des cadrans… Une voix se répercuta sur les surfaces
métalliques avec une force inattendue :
— Allez, démarre, merde !
En réponse à cette supplique se fit entendre une sorte de
toussotement mécanique émis par une voix de baryton affolé ;
Jenna sentit le sol vibrer sous elle, un grondement s’enfla
progressivement… les moteurs du Premières Lueurs s’allumaient à
grand bruit. La voix reprit, encore plus forte, pour couvrir le
vacarme :
— OK, on a du jus !
Un crépitement à peine audible dans le tintamarre ambiant, un
inter délivrant un message entrecoupé :
+Qu’est-ce qu’on fait pour… est-ce qu’on peut… et si… ?…+
— Comment tu veux que je le sache ? répondit vertement la
voix. C’était Jensen, la mécano ! Tu veux qu’on l’attende ? Non ?
Alors décolle, bordel ! On se tire avant que les autorités se réveillent.
Des bottes sonnèrent sur le sol métallique et la porte coulissa
une fois de plus. Jenna attendit qu’elle soit close, se contint
quelques secondes par mesure de sécurité puis risqua un regard
hors de sa cachette.
Sara et elle étaient seules.
Ses poumons se vidèrent d’un coup et elle faillit s’écrouler contre
le métal froid du bloc moteur, non plus pour s’y plaquer, terrorisée,
mais par pur soulagement, celui qui coupe les jambes et transforme
les muscles en gelée. Mais l’appréhension ne tarda pas à lui nouer
les entrailles ; certes, elles étaient seules, mais prises au piège
d’une navette pas si grande, sur le point d’appareiller, en compagnie
de quatre individus qui n’hésiteraient pas à les abattre à vue. Dans
le meilleur des cas.
— Qu’est-ce qu’on fait ? glapit Sara. Comment sortir d’… ?
Une secousse.
— Au secours ! On décolle, c’est ça ?
Jenna poussa un soupir. Elle qui avait coutume de se considérer
comme la petite nouvelle ignare, larguée en toute situation sauf
quand il fallait hacker quelque chose, se rendait compte à présent
qu’il y avait un monde entre ce qu’elle vivait depuis un an et les
compétences de Sara Vankova (essentiellement : observer en temps
réel et par écran interposé ce qui arrivait aux autres).
— On se tient à carreau, on se planque et on poireaute, répondit-
elle le plus calmement possible. J’ai envoyé les logs de navigation à
mon équipe ; avec tes collègues, ils vont se lancer à nos trousses.
— C’est que… je n’ai pas eu le temps fixer l’émetteur ! souffla
Sara.
Jenna haussa les épaules, mal à l’aise.
— De toute façon on est coincées ici, alors… ce ne sont pas les
occasions qui manqueront.
Sara se laissa aller contre le coffrage et l’arrière de sa tête cogna
contre le métal.
— Quelle catastrophe…
Il y eut un silence… ou plutôt une pause, vu le mugissement qui
n’allait cesser de s’amplifier autour d’elles puisque la navette était
désormais en route vers le navire interstellaire en orbite. Sara reprit
la parole :
— Et s’ils nous trouvent ?
Jenna fourragea dans son sac et sortit l’arme que Drift avait
absolument tenu à ce qu’elle emporte. Ni la marque ni le modèle ne
lui étaient familiers, mais il lui avait expliqué que le chargeur était
plein – elle pouvait tirer vingt coups – et bien indiqué l’emplacement
du cran de sécurité. Elle n’était censée s’en servir qu’en dernier
recours, mais si elle avait su qu’elle serait accidentellement
kidnappée par ceux qu’ils poursuivaient, elle aurait demandé deux
ou trois chargeurs supplémentaires.
Elle lança un coup d’œil à Sara, qui fixait l’arme comme si c’était
une vipère menaçante.
— Tu sais tirer ?
— Pas vraiment, répondit d’une toute petite voix la jeune
Hrozane.
— Super, fit Jenna avant de se détourner en fermant les yeux.
Moi non plus.
L’HOMME QUI RIT

Malgré lui, il s’avouait impressionné.


Il enrageait, s’en voulait de ne rien avoir vu venir, mais,
insidieusement, il ne pouvait qu’admirer l’équipage de la Keiko pour
avoir su se mettre les autorités hrozanes dans la poche. Dos au mur,
ils avaient joué le tout pour le tout.
Lui-même n’avait jamais été très joueur. Il ne voyait pas l’intérêt
de s’en remettre à la chance. C’était d’ailleurs pour cela qu’il s’était
esquivé quand les choses avaient mal tourné. Et il s’était muni de
son équipement habituel, au cas où. Il n’était pas omniscient. Le
commando europien qu’il avait trouvé sur son chemin pendant sa
retraite précipitée avait été surpris par sa grenade paralysante de
fabrication militaire, par exemple. Elle avait désorienté ses cinq
membres, et cela leur avait coûté la vie. C’était regrettable, mais si
ces hommes avaient souhaité avant toute chose rester en vie, ils ne
se seraient pas enrôlés dans les forces armées, si ? Sauf si, forts de
leurs armes mortelles, ils s’étaient crus à l’abri du lot commun,
protégés par quelque sortilège.
Il secoua la tête. Quelle drôle d’idée. Il n’avait pas été très assidu
en cours de physique, mais pour autant qu’il sût, la mort était une
des constantes de l’univers, au même titre que la gravité. Quand on
défiait la mort, il ne fallait pas s’étonner de la trouver prématurément
sur sa route. Autant sauter du haut d’une falaise sur une planète à
forte gravité et s’étonner ensuite de s’écraser au sol. Évidemment, la
profession de tueur à gages comportait le même risque, mais au
moins, on ne portait pas d’uniforme qui faisait de vous une cible de
choix pour l’ennemi.
Sauf dans certains cas bien particuliers.
Il avait trouvé un accès aux égouts juste après l’élimination du
commando armé. Suivant le plan fourni par son infopad, il était
remonté en surface dans un quartier résidentiel. Les autorités
europiennes finiraient par deviner l’astuce, même s’il avait pris la
précaution de fixer la bouche d’égout en place avec de l’adhésif
solide pour faire croire qu’elle était scellée, mais il lui fallait
seulement une cachette et un peu de temps devant lui. Ayant perdu
sa trace, ses poursuivants en seraient réduits à scruter leur réseau
de caméras de surveillance pour le repérer quand il regagnerait la
surface.
Il y avait très peu de chances pour qu’un intrus fasse irruption
dans cette chaufferie pendant le court laps de temps qu’il y
passerait, mais il garda quand même son astro à portée de main
pendant qu’il récupérait son miroir portatif, une feuille de tissu
argenté d’un mètre quatre-vingts de long sur un mètre de large,
pourvu aux quatre coins de crampons adhésifs, qu’il appliqua contre
un mur. Une pression sur l’interrupteur et le tissu se tendit d’un
coup ; un faible courant électrique le parcourut, qui le transforma en
surface réfléchissante quasi parfaite. Au départ, c’était un accessoire
pratique pour voyageurs désireux de s’admirer de pied en cap, mais
lui-même en faisait un autre usage. Il se débarrassa promptement
de tous ses vêtements, se planta devant le miroir et se concentra.
Son électat facial, le crâne ricanant qui était sa marque de
fabrique, était désactivé depuis sa descente dans les égouts. C’était
cela, son uniforme à lui, le signe qui le rendait reconnaissable aux
yeux du monde extérieur ; sans lui il passait inaperçu. Mais ici, sur
cette riche planète europienne disposant d’une technologie de
reconnaissance faciale adéquate, il allait devoir faire preuve de
subtilité. Activé, l’électat aurait déjoué les caméras ; mais tôt ou tard,
en remontant la piste, les autorités auraient repéré le moment où il
avait débarqué en n’affichant que son visage normal.
Il était temps de changer les règles du jeu.
Sa peau s’altéra à mesure qu’il faisait passer au premier plan
son autre électat, celui qui le recouvrait de pied en cap passant par
les plus petits replis, des paupières à l’entrejambe. Le processus de
tatouage avait été douloureux et trop long à son goût, malgré
l’emploi de machines spécialisées – certaines zones sensibles
devaient être faites à la main. Ça n’avait pas non plus été bon
marché ; bien sûr, il avait tué l’artiste une fois son œuvre achevée,
mais d’abord, il l’avait payé. Après tout, il s’en était bien tiré et avait
peut-être une famille. Mais il ne pouvait pas risquer la moindre fuite.
Toute la galaxie connaissait Marcus Hall, l’Homme qui rit, par son
électat de crâne ricanant ; mais on savait aussi qu’il avait la peau
noire. Or, une fois le second électat activé, l’homme qui lui faisait
face dans le miroir arborait désormais un teint café au lait. Il se
tourna en tous sens afin d’inspecter son corps et de s’assurer que le
travail du tatoueur ne s’était pas estompé çà ou là, mais non – il
semblait intact. Ce camouflage lui serait très utile. Toutefois, on ne
pouvait exclure que la reconnaissance faciale passe outre la couleur
de la peau. Alors il se rasa le crâne à l’épilateur laser et, une fois
chauve, se fractura le nez. La douleur lui fit monter les larmes aux
yeux, mais l’électat total dissimulerait l’hématome. Puis il plaça une
lentille de contact gris-bleu sur son œil gauche, naturellement vert
foncé, et ajusta sur le droit un cyberœil de sa fabrication. Ce n’était
pas une vraie prothèse – ses deux yeux étaient en parfait état –
mais ça y ressemblait. Les globes oculaires prosthétiques haut de
gamme s’inséraient dans l’orbite et avaient l’air bien réels (sauf
quand on y regardait de très près), mais les moins coûteux (celui
d’Ichabod Drift par exemple), plus volumineux, comportaient une
partie externe. Ce qui devait suffire à leurrer les programmes de
reconnaissance faciale les plus acharnés.
L’appariement entre le faux œil et son cerveau ne pouvait se
faire sous sédation, selon la procédure habituelle. Alors il le fixa
grâce à une multitude de petites agrafes. Il se mordit la lèvre sous
l’effet de la douleur, mais c’était indispensable. S’il encaissait un
coup au visage, la fausse prothèse serait arrachée et il risquait d’être
gravement blessé, mais sinon, les agrafes pouvaient se rétracter à la
demande avec un minimum de dégâts. On pouvait aussi utiliser de
l’adhésif, toutefois, il lui fallait du temps pour se dissoudre quand on
enlevait le tout. Les petits crochets barbelés faisaient mal, mais au
moins, grâce à eux, l’« œil » amovible pouvait, en cas de besoin,
être déconnecté en quelques secondes.
Il allait devoir abandonner ses vêtements. Il aurait préféré les
incinérer, mais il risquait de déclencher l’alarme incendie. Il fourra
débardeur et pantalon dans un tuyau coudé où personne n’irait
fouiller sans raison valable et enfila les habits de rechange qu’il avait
apportés. Étonnant tout ce qu’on pouvait transporter, du moment que
le tissu était fin et emballé sous vide.
L’astro posait problème. C’était une arme excellente, mais peu
commune, sans doute trop repérable après le meurtre de van
Schaken. Elle pouvait le trahir en cas de fouille de routine, même
sous sa nouvelle apparence. Et de toute façon, s’il était obligé de se
battre pour fuir, ses chances étaient minces : il n’avait pas de
troisième identité sous laquelle se réfugier. Il prit donc la décision de
l’abandonner. Un tas de gens sortaient armés sur Hroza Majeure – à
plus forte raison depuis l’embuscade –, mais pas tous, loin de là. Sa
priorité étant de quitter la planète le plus vite possible, restait à
espérer que son travestissement lui permettrait de franchir les
barrages avant que les Europiens ne trouvent son matériel dans
cette chaufferie.
Il déposa les munitions qui lui restaient dans le tunnel d’égout.
Elles révéleraient sa trace, mais seulement quand la police aurait
compris par où il s’était éclipsé. Cela fait, il ressortit dans le jour
déclinant et, l’air dégagé, prit la direction du plus proche astroport.
Il ne rentrerait pas faire son rapport à son employeur. Ainsi en
avait-il décidé aux premiers coups de feu des Europiens. Il en avait
assez de ce boulot. Il y avait trop longtemps qu’on utilisait ses
services en le traitant en subalterne et en l’obligeant à coopérer avec
de vulgaires malfrats. Lui, il se faisait payer, éliminait les cibles
désignées et passait à autre chose. Il avait toujours fonctionné
comme ça. Drift, Rourke et leur équipage pouvaient bien continuer
leur manège dangereux contre les Europiens, pour ce qu’il en avait à
faire. S’il avait été joueur, ce qui n’était pas le cas, il aurait parié sur
la réussite de leur entreprise. Il leur souhaitait bonne chance, car ça
le dispenserait de s’en charger lui-même : si son employeur – ou ex-
employeur – échappait à leur vengeance et apprenait que l’Homme
qui rit, toujours en vie, avait mis unilatéralement fin à son contrat, ça
pouvait nuire à sa réputation.
Les rues grouillaient de policiers ordinaires, c’est-à-dire non
membres des unités antiterroristes dont il venait d’éliminer cinq
membres. Au passage, il en salua deux d’un hochement de tête
amiable et se vit gratifier en retour d’un signe distrait.
Jusque-là, tout allait bien.
LES FORCES EN PRÉSENCE

— Comment ça, vous ne savez pas où est passé Hall ?


Tamara Rourke fulminait. Certes, elle s’était mise en colère en
apprenant le mensonge de Drift, mais au moins, il avait exprimé des
remords. Qui plus est, au fond, elle le comprenait un peu. Elle-même
n’avait pas exactement crié sur tous les toits (et pour les mêmes
raisons) qu’elle avait jadis appartenu à la GIA. Même l’Homme qui rit
– qu’il rôtisse en enfer ! – s’acquittait de ses missions sans
s’impliquer affectivement. Il n’était pas sadique, juste dénué
d’empathie, de compassion. Rourke était furieuse depuis la mort de
Micah, mais dans un sombre recoin de son esprit, elle se disait que
Marcus Hall était plus honnête que les tueurs prétendant agir au
nom de leur famille, de leur gouvernement ou de leur religion. En
revanche, que les Europiens l’aient perdu, voilà qui alimentait sa
rage ; un astre de feu se consumait dans sa poitrine. Elle avait beau
être patiente – un talent acquis à ses dépens –, elle brûlait d’écumer
Glass City pour faire payer à quelqu’un tout ce qu’elle et son équipe
enduraient depuis un mois.
Sonja Rybak soutint le regard de Tamara ; on sentait qu’elle
n’était pas très fière de ses troupes, qui avaient tout de même
échoué dans leur mission, mais restait assez pugnace pour exprimer
par sa posture qu’en tant que commandante des forces armées, elle
n’avait pas à s’excuser. Rourke se retint : non seulement ils avaient
besoin d’elle pour retrouver et éliminer Kelsier, mais en plus, mieux
valait ne pas se l’aliéner au cas où elle se mettrait à poser des
questions embarrassantes.
— La ville est grande, répondit Rybak, et j’espère que nous
serons au moins d’accord pour dire que jusqu’ici, au fil de sa
« carrière », l’Homme qui rit a toujours réussi à échapper à ses
poursuivants, quels qu’ils soient.
— Certes, concéda Rourke.
Elle aurait pu mettre fin à la réputation de Marcus Hall d’une
seule balle bien placée ; mais il avait réagi trop vite à l’embuscade
des Europiens. Elle inspira profondément et, au prix d’un gros effort,
ravala son désir de revanche contre le meurtrier de Micah. Encore
un cadavre au tableau de chasse Marcus Hall. Un jour, il devra
rendre des comptes. Les survivants de son équipe avaient encore
besoin d’elle. Surtout un.
— Vous n’avez rien obtenu du tireur qu’Apirana a fait prisonnier,
je suppose ?
— Jusqu’à maintenant, il résiste à nos efforts pour le faire parler,
mais nous n’avons pas encore eu beaucoup de temps, l’informa
Rybak avec une légère grimace, comme si elle venait de goûter
quelque chose d’amer. Vous pensez que votre propre équipe… ?
Rourke ne comprit pas tout de suite où elle voulait en venir. Puis
elle secoua la tête.
— Non. Je connais la réputation de la GIA, mais nous ne
sommes pas tous des tortionnaires ni des spécialistes de
l’interrogatoire.
Rybak réussit l’exploit d’avoir l’air à la fois contente et déçue.
Rourke comprenait : il leur fallait coûte que coûte certaines
informations, mais l’idée de les confier à un commando étranger lui
déplaisait sans parler des méthodes prétendument employées par la
GIA. Malheureusement, elle n’y pouvait rien. Elle avait espéré
qu’une fois entre leurs mains, Hall serait plus conciliant : lui au moins
ne devait rien à Kelsier. Alors que ce gangster capturé… comment
savoir à qui il restait fidèle ? De toute manière, on n’avait plus grand
espoir de ce côté-là non plus.
— Il faut se conformer au plan, reprit Rourke. Le Premières
Lueurs a décollé depuis une heure et demie ; il faut partir à sa
poursuite.
— Si seulement on rattrapait Hall… commença Rybak.
— On ne peut pas se permettre d’attendre. Vous l’avez dit vous-
même : jusqu’ici, il a toujours déjoué toutes les tentatives
d’arrestation. Il faut tabler sur ce qu’on a, à savoir les données de
navigation que Jenna a réussi à nous transmettre avant d’être…
— … kidnappée ? acheva Rybak, consternée. Agent Rourke, je
ne sais pas de quoi est capable votre hackeuse, mais Vankova ne
dépend pas de mes services. Elle appartient aux forces de l’ordre, et
n’a donc pas été formée à résister aux modes les plus rudimentaires
de torture. À l’heure qu’il est, il y a de fortes chances pour que les
occupants du navire connaissent nos plans, changent de cap et
passent au large de la base de Kelsier. Sans la balise que Vankova
était censée placer à bord, les données de navigation ne feront
qu’indiquer une zone très vague. S’il s’agit d’un champ d’astéroïdes,
nous pouvons passer les cent prochaines années à chercher notre
cible !
— Vous raisonnez en chef des armées, fit Rourke en secouant la
tête, mais ces gens ne sont pas des soldats, commandante ; ce sont
des criminels, des terroristes. En effet, il est possible qu’ils laissent
tomber Kelsier si la cause leur paraît perdue, mais comme notre
captif n’a pas encore craché le morceau, à mon avis ses compères
vont poursuivre leur mission, au moins temporairement. Il se peut
qu’ils désactivent leur balise de guidage-retour, mais ils rentreront se
mettre en sécurité. Ils n’ont pas d’autre endroit où aller. Et même
s’ils gagnent un système voisin, vos nefs sont certainement plus
rapides que la leur, dont nous ignorons tout. Partons tout de suite et
nous serons bientôt sur leurs talons, prêts à observer leurs
manœuvres et à voir où ils se dirigent.
— Nos nefs, c’est certain, reconnut Rybak ; mais dois-je
comprendre que vous venez avec nous ? Sauf votre respect, votre
cargo n’a pas l’air très fringant.
— Il peut vous réserver des surprises, fit Rourke avec un petit
sourire.
Et c’était vrai : la poussée d’Alcubierre de la Keiko avait été
quelque peu boostée pour raccourcir les trajets intersystèmes,
même si c’était pour des raisons bassement commerciales – on était
loin des invisibles améliorations à la sauce GIA qu’imaginait sans
doute Rybak.
Cette dernière pianota sur le bureau en fixant le plan de Glass
City, comme pour lui faire avouer à force d’obstination la position de
l’Homme qui rit. Mais Rourke était déjà passée par là, en vain. Rien
ne lui avait sauté aux yeux. Cela dit, une planque qui vous saute aux
yeux n’est pas une planque… à moins, bien sûr, que Hall n’ait tenté
un double bluff. Elle poussa un soupir d’exaspération. C’était
l’assassin le plus tristement célèbre de toute la galaxie ; essayer de
deviner son raisonnement, c’était le meilleur moyen de se rendre
cinglée.
— Commandante, il faut déléguer la tâche d’appréhender Hall.
Et plus on traînera ici, plus on risque de recevoir de Vieille Terre un
message qui dévoile le pot aux roses… Balise directionnelle ou pas,
avec ou sans élément de surprise, la solution la plus sûre est de
suivre les pistes dont nous disposons avant qu’elles ne refroidissent.
Rybak acquiesça à contrecœur.
— Et pour votre ami van Schaken ?
— Je crois qu’il souhaitait être incinéré, répondit Rourke, mal à
l’aise.
Une cheffe de commando était censée savoir ça, mais Micah
n’avait jamais été du genre à se confier.
— Il ne nous avait pas donné d’instructions précises. Tous les
membres de mon équipe savent que je ne peux garantir le
rapatriement de leur corps sur leur planète d’origine en cas de décès
en service commandé.
— Je vais prendre les dispositions nécessaires, déclara Rybak
avant de poser sur Rourke un regard interrogateur. Est-ce que cela
peut attendre notre retour ?
Rourke arbora le masque prudent auquel elle avait si souvent
recours. Hors de question que l’équipage de la Keiko revienne un
jour dans le Système de Perun ! Micah devrait rejoindre sa dernière
demeure seul, sans personne pour le pleurer. Car quelque part dans
le vide de l’espace, Jenna McIlroy était prise au piège d’un navire
hostile sans autre aide qu’une technicienne de surveillance
inexpérimentée et une arme de poing dont on n’avait aucune preuve
qu’elle sache se servir.
— Commandante, conclut-elle avec fermeté, mon devoir est à
présent de porter secours aux survivants. Alors mettons-nous en
chasse, retrouvons nos terroristes et récupérons nos camarades.
PASSAGÈRES CLANDESTINES

Pour Jenna, ces heures passées recroquevillée derrière un


élément de moteur inidentifiable dans la salle des machines du
Premières Lueurs, osant à peine parler au cas où quelqu’un ferait
irruption au mauvais moment, morte de peur à l’idée d’être
découverte, le tout dans une obscurité quasi totale, en étant
constamment secouée par les vibrations du sol métallique et du
coffrage contre lequel elle était blottie, plus une envie vraiment, très
très pressante… ces heures représentaient sans l’ombre d’un doute
la pire expérience de sa courte vie. Encore pire que le hockey en
gravité zéro lors de sa première année de lycée, et pourtant,
jusqu’ici elle était sûre qu’il n’existait rien de plus douloureux au
monde, ni de plus éprouvant sur le plan affectif, à part être enfermée
dans une salle de torture suréquipée.
Pendant tout le trajet entre Perun et la nef du Premières Lueurs
restée en orbite et dont elle ne connaissait ni la nature ni la position,
Jenna avait eu pour pire ennemie sa propre imagination. Elle avait
mal partout, mais le plus pénible était son cerveau, qui échafaudait
des scénarios toujours plus violents, toujours plus horrifiques,
enchaînant découverte, interrogatoire, mauvais traitements et
exécution sommaire. Comme elle n’avait pas osé contacter Drift et
les autres via son inter, au cas où le signal serait intercepté, elle
n’avait personne à qui parler, demander conseil, personne pour la
rassurer ou lui communiquer un plan de sauvetage. Sara ne lui était
d’aucun secours : elle avait pleuré presque tout du long – mais tout
bas, heureusement. Jenna ne pouvait compter que sur elle-même
pour mettre de l’ordre dans ses pensées.
Quand le couinement du moteur changea, elle s’en rendit
instantanément compte. Jusque-là, pour autant qu’elle puisse juger,
le navire avait mis la gomme, ce qui se comprenait. Mais tout à
coup, il ralentissait : Jenna se sentit plaquée contre le coffrage par la
main invisible de la décélération.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Sara.
Un mouvement dans les ombres. La jeune technicienne relevait
la tête. Quand l’éclairage automatique s’était éteint au départ des
équipiers, des heures plus tôt, Jenna avait vu que son maquillage
minimal avait coulé à cause des larmes et qu’elle avait l’air terrifié, et
elle ne l’avait pas revue depuis. En cet instant, elle-même n’était pas
mécontente que l’obscurité la dispense de faire bonne figure.
— Ils viennent d’allumer les rétrofusées, expliqua-t-elle tandis
que la pression s’accentuait. Et ils n’y vont pas de main morte. On
doit être sur le point de s’amarrer dans le vaisseau amiral, ajouta-t-
elle en rattrapant son fourre-tout de justesse. Donc ils vont venir
couper les moteurs.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? s’inquiéta Sara.
Jenna se repassa mentalement toutes les données du problème,
pour être sûre de n’avoir rien oublié. Comme elle ouvrait la bouche
pour répondre, elle entendit le soupir de la porte coulissante et les
lumières se rallumèrent. Après le noir quasi complet, elle en fut
aveuglée.
Toutes deux se figèrent. Avec une infinie discrétion, Jenna ôta le
cran de sécurité de son arme. Le taux de décélération décrut ; le
navire n’allait pas tarder à s’immobiliser. Dépêchez-vous de vous
arrimer !
— C’est bon, là ?
Une voix d’homme, si forte et soudaine que Jenna fit un bond et
faillit se cogner la tête. La même voix que plus tôt, sonore, rugueuse,
impatiente. Le grésillement de l’inter lui répondit.
+Un moment, tiens-toi prêt… chronisation… champs de Heim.+
Jenna resta perplexe. La quasi-totalité des vaisseaux et des
interstations de la galaxie généraient leur propre gravité grâce à un
générateur de Heim, ce qui entraînait des complications quand un
appareil se posait à l’intérieur d’un autre. Il fallait assurer une
synchronisation parfaite entre l’activation d’un champ et la
désactivation de l’autre ; pas le moment de faire des châteaux de
cartes ou de manger sa soupe. Ni de se planquer dans un coin au
ras du sol…
Elle se tourna vers Sara, se cala de son mieux contre les
surfaces environnantes et articula en silence : Accroche-toi. L’autre
la regarda sans comprendre, puis ses yeux s’écarquillèrent sous le
choc. La gravité familière venait de disparaître. La jeune Hrozane
s’éleva dans les airs. Jenna la vit avec inquiétude céder à la terreur.
Encore quelques secondes et elle entrerait dans le champ de vision
de l’invisible intrus.
— Qu’est-ce que… ? commença-t-il.
Le retour de la pesanteur lui coupa la parole. Sara retomba par
terre – ce qui ne représentait qu’une chute de cinq ou six
centimètres – et se roula aussitôt en boule ; au même instant, un
bruit sourd se fit entendre au fond de la salle. Jenna sentit son pouls
s’accélérer, devenir un martèlement continu dans ses oreilles. Elle
agrippa à deux mains glissantes de sueur la crosse de son pistolet.
— T’appelles ça de la synchronisation, toi ?
+… boucle-la, Marone ! J’t’avais prévenu. On y est… coupe les
moteurs, qu’on se tire d’ici.+
— Crétin, marmonna le dit Marone.
Le grondement des moteurs cessa non sans tousser. La porte
s’ouvrit puis se referma, avalant le bruit de bottes de l’homme
d’équipage. Jenna relâcha son souffle avec un bruit rappelant
l’autocuiseur du carré de la Keiko quand Kuai préparait ses légumes
à la vapeur.
— Faut qu’on débarque, pressa tout bas Sara.
— Impossible, fit Jenna en secouant la tête. Maintenant qu’on
est en orbite, ils vont faire le saut d’Alcubierre d’une minute à l’autre.
— On ne peut pas rester éternellement cachées ici ! s’épouvanta
Sara.
— Mais non. Ils vont quitter la navette, on devrait logiquement
l’avoir pour nous toutes seules jusqu’à notre destination finale.
Laissons-leur cinq minutes pour s’installer dans leur nef, dit-elle en
consultant son chronome ; ensuite, je crois qu’on pourra se risquer à
sortir.
Ce furent les cinq plus longues minutes de sa vie. Enfin, quand
le cadran lui annonça que ce délai fixé était écoulé, elle se remit
péniblement sur pied. Ses muscles maltraités protestèrent, sans
parler de sa colonne vertébrale. Elle gémit, vacilla, se rattrapa au
coffrage derrière lequel se cachait Sara.
— Bon sang, je suis trop jeune pour craquer de partout comme
ça ! protesta-t-elle à mi-voix. Tu viens ? fit-elle en tendant la main à
la jeune Hrozane.
— Tu devrais… aïe !… faire du yoga, suggéra cette dernière,
dont la propre transition vers la verticalité ne s’opérait manifestement
pas sans douleur.
— Tu rigoles ? J’ai pas cinquante ans !
— C’est peut-être différent pour les agents de la GIA qui passent
leur temps à courir à droite à gauche, mais quand on reste toute la
journée devant un terminal, on a besoin de faire de l’exercice, crois-
moi.
Elle s’étira en arquant le dos. On entendit un craquement.
— Zut ! Pas bon, ça… Pas bon du tout !
Jenna faillit s’étonner tout haut que leurs propos soient si banals,
mais se ravisa. Si ça pouvait retenir Sara de perdre son sang-froid et
de hurler à pleins poumons à travers la navette pour exiger sa
libération immédiate, le jeu en valait la chandelle.
— Ma vie ne correspond pas exactement à l’idée que tu t’en fais,
dit-elle comme elles se dirigeaient à pas prudents vers la sortie.
Elle ne détecta aucun mouvement dans la coursive en lançant un
coup d’œil par le hublot. De toute façon, au point où elles en étaient,
quelle importance ? Sara avait raison : elles ne pouvaient pas rester
éternellement rencognées dans la salle des machines.
— Moi aussi, je passe pas mal de temps devant des terminaux,
compléta-t-elle.
— Tu dis ça, mais je ne te connais que depuis ce matin et
regarde où j’en suis ! répliqua Sara un ton plus bas en voyant Jenna
appuyer sur le bouton de la porte.
— Tu n’as pas tort…
Le panneau coulissa sans déclencher d’alarme de l’autre côté ;
Jenna s’avança en imitant vaguement les mouvements de Rourke
les rares fois où elle l’avait vue à l’œuvre dans une situation à
risque. Tenir son arme à deux mains pour mieux la stabiliser, la
pointer vers le sol (Un ennemi, ça a des pieds, et ses pieds sont par
terre. Si tu tires trop tôt en levant le canon tu as une chance de
l’atteindre aux jambes. Ça vaut mieux que de tirer au-dessus de sa
tête en l’abaissant trop tard si tu vises en l’air), s’approcher avec
circonspection d’un angle et sortir rapidement la tête avant de
s’avancer à découvert… Cette interprétation aurait sûrement fait le
désespoir de Rourke, mais c’était mieux que rien, et si elle donnait
l’impression de savoir ce qu’elle faisait, avec un peu de chance Sara
retrouverait confiance.
La coursive était divisée en sections qui s’allumaient
automatiquement quand les deux filles y entraient. Avantage : ça
signifiait que personne n’était passé par là depuis plusieurs minutes,
sans doute depuis que Marone avait quitté la salle des machines.
Inconvénient, à coup sûr ça signalerait leur approche. Elles
dépassèrent l’infirmerie sans rencontrer personne et Jenna put
s’avancer à pas de loup du sas donnant sur la soute, histoire de jeter
un œil par le hublot.
— C’est bon, lâcha-t-elle, soulagée qu’il n’y ait aucun signe
d’activité en bas. Viens, on va se mettre dans une cabine.
La coursive au-dessus de la soute était déserte aussi, et Jenna
découvrit avec un immense soulagement que la première cabine où
elles voulurent pénétrer n’avait pas de porte codée : elle s’ouvrit dès
qu’elle appuya sur le bouton. Elle franchit le seuil d’un bond, en
braquant son arme en arc de cercle devant elle pour couvrir tous les
angles. Peine perdue : il n’y avait là qu’une couchette à une place,
rivée au mur, qui pouvait se replier contre lui, plus un bureau
supportant un simple terminal à tablette amovible, un meuble à
tiroirs également fixé et une minuscule salle d’eau. Vérification faite,
celle-ci contenait, outre des toilettes et un lavabo, une cabine de
douche où un adulte de taille moyenne avait tout juste la place de se
retourner.
— Il faut que je ferme à clé, déclara Jenna en s’agenouillant pour
connecter sa mini-console de poignet au cerveau électronique ultra-
simple de la porte. Tu peux opacifier le hublot ?
N’importe qui pouvait verrouiller la porte de l’intérieur – c’était le
propre des portes, après tout – mais il y avait toujours un code de
forçage instauré par le capitaine qui permettait d’ouvrir de l’extérieur.
Il fallut trente secondes à Jenna pour l’effacer et le remplacer par un
autre de son cru. Plus tard, elle récrirait le code pour que personne
n’ait recours au même stratagème après elle, mais pour le moment,
elles étaient raisonnablement à l’abri des intrusions, à moins qu’on
attaque la porte à la disqueuse.
Elles activèrent la polarisation du verre du hublot, si bien que de
l’extérieur, personne ne verrait la lumière dans leur cabine. Elles
s’assirent sur le lit avec chacune une tasse pleine d’eau afin
d’étancher la soif due à leur long confinement dans la salle des
machines. Jenna se sentait détendue, en sécurité ; elle avait même
envie de rire. Pourtant, elles étaient loin d’être tirées d’affaire – tout
était relatif.
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? s’enquit Sara.
Jenna en avait assez de l’entendre rabâcher tout le temps la
même question, mais comme elle n’avait aucun intérêt à
enguirlander sa seule alliée, elle préféra boire une gorgée d’eau et
lui exposer la situation.
— Eh bien… Il y a des chances pour qu’ils rejoignent leur
planque habituelle ; les coordonnées doivent être dans les logs de
navig’ que j’ai transmis à mon équipe. Si notre hypothèse est la
bonne, ça devrait représenter un saut de deux jours, guère plus.
D’ici là, on a la navette pour nous.
— Et quand ils reviendront ?
Sara triturait à nouveau le bout de sa natte, qui commençait à en
souffrir.
— Avec un peu de chance, leur planète n’est pas très loin. En
fait, si nos infos sont fiables et que leur chef se cache bien dans un
astéroïde, il se peut qu’ils y amarrent leur nef par un câble et y
rentrent avec cette navette ; si le trajet est court, ils n’auront pas
besoin des cabines, et s’ils essaient en vain d’ouvrir celle-ci, ils
croiront la porte en panne et n’insisteront pas.
— Et une fois sur l’astéroïde ? poursuivit Sara, dont l’expression
trahissait toute l’anxiété. Leur base est sûrement pleine de types
prêts à nous abattre sur place, non ?
— Probable, reconnut Jenna en feignant l’assurance, mais on a
l’avantage sur eux sur deux plans.
— Ils ne savent pas qu’on est là, proposa Sara.
— Et d’une, oui. Et de deux : tout est piloté par ordinateur : cette
navette, la nef mère, l’astéroïde.
Elle montra sa console portative et la tapota d’un air entendu :
— Or, tout ce qui est piloté par ordinateur est piloté par moi.
UN FANTÔME DANS LE SYSTÈME

On lui donnait de petits coups dans les côtes.


Jenna essaya de chasser cette sensation insistante, mais rien à
faire. En outre, c’était une sensation familière. Elle se retourna sous
ses couvertures pour chasser Minette.
— Laisse-moi tranquille, le chat !
— Euh, Jenna ?
Tiens ?
Jenna ouvrit les yeux à contrecœur et découvrit une paire de
prunelles très bleues, ainsi qu’une bouche qui mâchonnait le bout
d’une tresse brune. Elle ne reconnaissait pas la chambre ! Merde,
j’ai dû prendre une sacrée cuite hier soir !
Après une demi-seconde d’incompréhension terrifiée, elle se
rendit compte que le visage en question était situé à angle droit par
rapport à elle. Donc, la personne était à genoux au chevet de son lit
et non allongée dedans. Sa mémoire daigna enfin régurgiter un nom
pour aller avec, puis un semblant de contexte.
— Sara ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle bâilla et s’assit dans son lit. Tout lui revint d’un coup. Le
traquenard foireux, le kidnapping imprévu par les tueurs de Kelsier,
la cabine où elles s’étaient réfugiées… puis le souvenir de la mort de
Micah la percuta comme un coup de poing en plein ventre et ses
yeux s’embrumèrent.
— Tu m’as dit de te réveiller quand on sortirait du saut d’Alcu, dit
Sara en montrant le terminal, dans un coin de la cabine. Comme ce
truc vient de biper, j’en ai déduit que…
La jeune Hrozane poussa une exclamation effarouchée et Jenna,
qui entre-temps s’était levée, se rappela qu’elle avait ôté sa combi
avant de se coucher. Elle dissimula son embarras en la récupérant
avec naturel (elle avait tout de même gardé ses sous-vêtements !) et
la revêtit en feignant d’être parfaitement à l’aise. Elle consulta son
chronome.
— Un saut de dix-neuf heures. Ça colle à peu près.
Le temps de remonter la glissière et elle redevint présentable –
malgré ses sous-vêtements de la veille –, prête à affronter le
monde.
Mais quel monde, ça… mystère.
— Il n’y a aucun système habité dans un rayon de dix-neuf
heures autour de Perun, annonça Sara, toujours assise par terre. Je
ne suis peut-être jamais sortie de mon trou, mais ça je le sais, quand
même. Le plus proche est à quatre jours de saut.
— Alors avec un peu de chance, on est dans le Système
d’Olorun, marmonna Jenna en allant presser quelques touches sur
le terminal.
Avant de sombrer dans le sommeil, vaincue par l’épuisement,
elle avait monté la garde pour permettre à Sara de dormir la
première ; elle en avait profité pour explorer minutieusement le
réseau informatique du Premières Lueurs, et par la même occasion
celui du Demi-Jour, le vaisseau porteur à l’intérieur duquel elles
étaient à présent nichées. Le terminal de la cabine était relié
à l’ordinateur principal du poste de pilotage ; jusque-là, il n’avait pas
d’accès admin. Maintenant si. Qui plus est, les protocoles de
couplage qui, entre autres, permettaient la synchronisation
(maladroite) de la poussée de Heim entre chacun des deux
appareils lui avaient aussi donné accès au réseau de la nef. Celle-ci
n’était pas protégée contre les attaques de hackeurs, mais d’un
autre côté, pourquoi ces gens auraient-ils éprouvé le besoin de se
défendre contre leur propre navette ?
Quand je remonterai à bord de la Keiko, c’est la première chose
que je mettrai en place.
À sa demande, l’écran afficha les données de navigation. Jenna
n’avait aucune compétence en pilotage, mais si les vieux routards de
l’espace avaient en mémoire une dizaine de coordonnées de sauts
d’Alcu parmi les plus utilisées, et savaient à peu près dans quel
secteur de la galaxie ils se trouvaient en se basant sur les valeurs
fournies par leur système de navigation, la plupart étaient perdus
sans l’assistance des ordinateurs de bord. Sans se préoccuper du
flot de chiffres qui ne signifiaient rien pour elle, Jenna se concentra
sur un schéma annoté.
— En plein dans le mille, fit-elle tout bas. On approche bien de la
quatrième planète du Système d’Olorun, dit-elle à Sara. Tu as fixé le
traceur ?
— Oui, il peut se déclencher quand on voudra, répondit Sara en
tapotant sa sacoche.
Le dispositif arrimé au cœur du réseau émetteur du Premières
Lueurs était, à l’origine, prévu non seulement pour signaler avec
précision, dès son activation, la position de la navette, mais aussi
pour servir de cheval de Troie à Jenna et lui permettre de prendre le
contrôle de tous les ordinateurs qu’elle voudrait. Mais à présent, elle
avait un moyen d’accès bien supérieur. Évidemment, le prix à payer
était de côtoyer un ramassis d’individus peu recommandables – elle
essayait de ne pas trop y penser.
— Formidable. Il n’y a plus qu’à attendre, alors, conclut-elle en
s’installant dans le fauteuil face au terminal.
— Attendre quoi ?
— La première occasion qui se présentera. J’improvise au fur et
à mesure, tu sais.
— Tu t’en sors super bien, fit Sara avec sérieux. Est-ce qu’on
apprend à tous les agents de la GIA à être aussi autonomes, à ne
compter que sur eux-mêmes ?
— Sûrement, commenta tout bas Jenna.
Elle avait un peu honte de lui mentir continuellement, mais que
faire d’autre ? Elle ne pouvait tout de même pas avouer qu’elle-
même et les autres passagers de la Keiko n’étaient qu’une bande de
casse-cou décidés à blouser les Europiens et à leur faire faire leur
boulot à leur place. Elle devait jouer son rôle de son mieux, en priant
pour que Drift, Rourke et les autres suivent. De préférence avec des
renforts.
Jenna trouvait le temps long. Le saut d’Alcubierre avait abouti
au-dessus de la quatrième planète de la géante gazeuse, beaucoup
plus près que prévu. L’équipage du Demi-Jour, craignant d’être
poursuivi, avait sans doute préféré se faire discret. Contrairement à
leurs prévisions, la planque de Kelsier n’était pas un astéroïde isolé
en plein milieu du Système.
— On se dirige vers l’anneau, déclara-t-elle au bout d’un moment
après avoir consulté les données de nav’.
— Ah bon ? fit Sara en venant jeter un œil par-dessus son
épaule, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à voir.
— Pas de lune sur notre trajectoire, l’informa Jenna en suivant
du bout du doigt sur l’écran le cap de la nef, et on ne peut pas se
poser sur la planète puisqu’elle est gazeuse. Donc, notre destination
est forcément l’Anneau.
— L’émetteur a intérêt à marcher. Sinon, jamais ils ne nous
retrouveront là-dedans.
L’anneau grossissait. Même si elle ne le voyait que par le
truchement de l’écran de navigation, enfermée qu’elle était dans la
soute du Demi-Jour, Jenna en eut le souffle coupé. Beaucoup plus
grande que Franklin, sa planète natale, la superstructure décrivait un
vaste arc de cercle dans l’espace.
Elle mastiquait une ration raflée dans le carré. Selon toute
probabilité, l’équipage de fortune n’y verrait que du feu : ces gens
avaient d’autres sujets de préoccupation et ne feraient sans doute
pas de vieux os dans la navette. Et les filles n’avaient rien emporté à
manger, et pour cause : à l’origine, il n’était pas prévu qu’elles
passent plus de quelques minutes à bord.
— Là ! fit enfin Sara tandis que toutes deux regardaient en
silence défiler des données à l’effet quasi hypnotique.
Un tas de chiffres scintillaient sur l’écran : les capteurs du
vaisseau restituaient sous forme graphique une masse indistincte de
débris infirmes – l’anneau. La Hrozane désigna un point qui se
détachait sur le bruit de fond.
— Je crois que tu as raison, acquiesça Jenna.
Le point devint une tache, puis enfla progressivement. Bientôt
leur destination occupa tout l’écran. C’était une boule irrégulière
évoquant une pomme de terre piquetée de cratères, tournant
doucement sur elle-même dans sa gangue de glace et de rocs en
tout genre. Avec en plus, creusée dans son flanc, une baie
d’amarrage hermétique de cent mètres de haut. Jenna réafficha les
données de navigation, examina rapidement les mesures renvoyées
par le Demi-Jour et essaya de comprendre en se basant uniquement
sur l’activité de l’ordinateur central. Toutefois, la situation se précisa
très vite : une brusque décélération faillit l’arracher à son siège.
— Nom de nom ! Ils ont dû perdre en route leur pilote en titre…
Ah, ils vont déployer l’ancrage magnétique. Il doit y avoir un
amarrage magnétique en surface, ajouta-t-elle en interprétant à la
volée les chiffres qui diminuaient sous ses yeux.
— Ça veut dire qu’ils vont réintégrer la navette ? demanda Sara,
anxieuse.
— J’imagine que oui.
Jenna quitta son terminal pour aller vérifier que le verrouillage de
la porte de la cabine fonctionnait toujours tel qu’elle l’avait
programmé. Elles n’auraient pas à s’en faire pour ça : l’ouverture
extérieure était désactivée depuis que Sara et elle s’y étaient
installées pour la « nuit » ; pour entrer, il aurait fallu y aller avec un
chalumeau ou à l’explosif. Elle n’en sentit pas moins son rythme
cardiaque s’accélérer. Il allait falloir passer à l’action.
Le terminal émit un bip. Sara lança un regard inquisiteur à
Jenna.
— Le sas principal vient d’être activé.
— Bon.
Jenna vida ses poumons et s’efforça de maintenir son calme
apparent.
— On attend tranquillement ici, sans faire de bruit.
Elle se représenta les hommes d’équipage cheminant à travers
la navette et calcula le temps qu’il leur faudrait pour parvenir au
cockpit et à la salle des machines. Elle sentit la vibration des
moteurs un peu plus tôt que prévu, puis une secousse annonça la
désactivation des harpons magnétiques et le Premières Lueurs
s’éleva dans la soute du Demi-Jour. Il fit un bond inattendu et les
deux filles furent jetées de côté.
— Mais… !
Jenna se releva tant bien que mal, en luttant contre les effets de
l’accélération, et actionna l’opacification du hublot. Le vitrage
redevint transparent juste à temps pour lui montrer les portes du
Demi-Jour défilant à toute vitesse. La gravité s’évanouit une fois de
plus : les champs de Heim étaient pris en défaut par la vitesse à
laquelle la navette se déplaçait à présent. Prestement éjectée du
Demi-Jour, elle se retrouva au centre du blizzard de particules de
glace et de roche composant la majeure partie de l’anneau ; la
pesanteur revint et Jenna retomba sur le derrière.
— Je me demande où ces guignols ont appris à piloter ! fit-elle
entre ses dents (elle s’était rappelée in extremis qu’il ne fallait pas
faire de bruit).
— Ils ont peut-être eu peur de quelque chose ? suggéra la
Hrozane, qui se releva, pleine d’espoir. Voyons un peu les écrans.
Jenna se remit en pied en prenant appui sur le bord du bureau et
balaya du regard les valeurs qui s’affichaient pour évaluer leur
nouvel environnement. Les capteurs du Premières Lueurs n’étaient
pas très sensibles ; ceux du Demi-Jour offraient une résolution bien
supérieure et elle y avait toujours accès grâce à son petit piratage
improvisé. Mais les circuits centraux de la nef se désactivaient l’un
après l’autre maintenant que la navette était sortie de sa soute.
Toutefois, juste avant que l’affichage ne s’efface pour de bon, Jenna
discerna une infime anomalie, presque invisible dans la masse de
données en provenance de la géante gazeuse, qui pouvait signaler
la présence d’un navire. Voire de deux navires.
— Ouf ! Merci mon Dieu, merci mon Dieu, merci mon Dieu,
souffla Sara, qui attrapa Jenna par les épaules avec une telle force
que cette dernière faillit l’obliger à la lâcher. Dieu merci, ils nous ont
suivies !
— Ouais, mais ils se sont fait repérer, nota Jenna, sinistre, et ils
ne s’attendaient pas à devoir nous courir après au milieu d’un
anneau planétaire.
Elle se retourna vers le hublot, derrière lequel se dessinait la
surface brun foncé, presque noire, de l’astéroïde, de plus en plus
floue.
— Il faut qu’on trouve un moyen d’attirer leur attention.
— On peut ?
— Sans problème. Une fois dedans, je devrais pouvoir hacker le
système central. À partir de là on pourra émettre tout ce qu’on veut.
Évidemment, je ne disposerai pas d’une tonne de proxys. Donc,
l’origine du signal ne sera pas bien difficile à localiser ; après ça, tout
dépend si on réussit à les empêcher d’entrer. Il faudra aussi
convaincre nos sauveteurs qu’ils ne se font pas attirer dans un
piège. Et le message devra être court, pour que les autres n’aient
pas le temps de couper la transmission.
Quelque chose s’afficha sur l’écran. Les ordinateurs du
Premières Lueurs se couplaient à ceux de l’astéroïde maintenant
que la navette approchait de son point d’ancrage. La gigantesque
porte métallique s’encadra à nouveau dans le hublot. La surface de
l’astéroïde tournoya dans le ciel tandis que le petit vaisseau
s’alignait sur la gravité qui régnait à l’intérieur de celui-ci, histoire que
les gens ne se retrouvent pas la tête en bas au moment où les
champs de Heim se synchroniseraient. Jenna suivit le signal et
l’enregistra sur son terminal en repérant les codes de couplage afin
de dénicher un accès aux réseaux de l’astéroïde. Celui-ci était mieux
sécurisé que l’ordinateur du Demi-Jour, mais, là encore, pas prévu
pour parer à une attaque venue de l’intérieur.
— Quelles langues parles-tu ? demanda Sara de but en blanc.
La question était si inattendue que Jenna resta interdite devant
son écran et en perdit le fil de ses réflexions.
— Hein ?
La navette était à présent orientée vers l’astéroïde, mais la
double porte était si vaste que dans le hublot, ses bords étaient à
peine visibles. Elle commençait à coulisser. Le Premières Lueurs
s’avança – prématurément, sans doute, car un signal d’alarme se
mit à clignoter sur l’écran.
— Il faut qu’on émette un message, OK ? Alors on pourrait le
formuler dans une langue étrangère.
— Je ne parle que l’anglais, avoua Jenna. Plus un peu
d’espagnol, comme un tiers de la galaxie. Et ma grand-mère m’a
appris des tas de gros mots en gaélique – à l’origine, ma famille
vient d’Irlande – mais ça ne va pas nous être très utile. D’autant que
personne ne le parle dans mon équipage. Et toi ?
— Plus ou moins pareil, fit Sara, un peu honteuse. À l’école on
pouvait prendre l’option Langues historiques, genre le tchèque et le
slovaque, mais il n’y avait pas foule.
Le Premières Lueurs s’engageait dans l’ouverture. Jenna
aperçut au passage un immense hangar creusé à même le roc avec,
au plafond, des ventilateurs grands comme la moitié du Jonas pour
le remplir d’air ou y faire le vide, selon les besoins. Elle réopacifia le
hublot pour ne pas se faire repérer. Pas le moment qu’on se
demande ce que fichaient là ces deux filles pas rassurées derrière la
vitre.
— On pourrait tenter le verlan, proposa Sara.
Cette fois la variation de gravité fut moins sensible, à peine une
impression de pesanteur accrue quand les deux champs de Heim se
chevauchèrent l’espace d’une microseconde.
— Tu ne m’aides pas tellement, là, remarqua Jenna avec un
regard noir.
— Oui, eh bien désolée, mais je ne suis qu’une technicienne de
surveillance hrozane, moi. C’est toi qui as écumé les quatre coins de
la galaxie avec un équipage parlant toutes les langues de l’univers.
De toute façon, ajouta-t-elle en haussant les épaules, on ne sait pas
ce que parlent les gens, ici…
Jenna ouvrit de grands yeux. Les principales langues galactiques
– anglais, espagnol, arabe, mandarin, etc. – étaient si répandues
que les grands voyageurs en possédaient tous des rudiments. Et les
autres avaient pratiquement disparu.
Mais pas toutes.
Elle se leva et serra dans ses bras une Sara qui n’en revenait
pas.
— Tu es un génie !
— Comment ?
Sara se libéra puis fit un pas en arrière, interloquée.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— J’ai trouvé ! annonça Jenna, radieuse. Enfin, se reprit-elle, je
crois savoir comment coder un message théoriquement
compréhensible pour nos amis, mais pas pour les autres.
— Je ne te suis pas.
Comme Jenna allait s’expliquer, une nouvelle secousse signala
que la navette se posait à quai ; bientôt le vrombissement résiduel
des moteurs se tut. Les filles restèrent immobiles face à l’écran en
attendant le signal d’ouverture du sas principal.
— C’est parti, fit tout bas Jenna quand il se mit à clignoter.
Songeant à ce qu’elle s’apprêtait à tenter, elle fut prise d’une vive
appréhension. Elle pouvait toujours rester là où elle était, sans attirer
l’attention, en attendant que Drift, Rourke et compagnie viennent à la
rescousse. Mais ils ne savaient pas précisément où elle se situait ;
comment allaient-ils la retrouver ? Et puis… elle faisait partie d’une
équipe, et au sein d’une équipe, chacun faisait sa part.
— Bien, déclara-t-elle, le regard toujours rivé à l’écran. Je vais
m’introduire dans un réseau informatique dont j’ignore tout via un
couplage piraté sans connexion matérielle et essayer de prendre –
et de garder – le contrôle en me heurtant à une résistance hostile,
tout en l’empêchant d’accéder aux blocs de code que j’ai mis en
place ; sinon, ces gens pourront réinvestir la navette et nous
éliminer. C’est clair ?
— Pas vraiment.
— Mais ça a l’air impressionnant, comme ça ?
— Assez, oui.
— Alors ça ira.
Jenna, se concentra, puis posa lentement les doigts sur le
tableau de commande.
— Il me faudrait une casquette de pilote…
MESSAGE DANS LE SILENCE

Dans les profondeurs glacées du Système d’Olorun, au-dessus


du pôle Nord théorique d’une géante gazeuse jaune crémeux, ceinte
de débris et inconnue dans un rayon de n années-lumière, deux nefs
interstellaires se côtoyaient dans l’espace, reliées par un dispositif
d’accostage. Le premier était un cargo, un modèle Kenya de la
StarCorp naviguant sous le nom de Keiko et dont la coque avait bien
trente ans, même si ses propulseurs et son anneau d’Alcubierre
avaient été réparés ou remplacés depuis, et le second, un navire
militaire de l’EuroComplexe appelé Severus, nettement plus récent,
un peu plus petit, et dont l’armement conséquent était bien visible.
C’était d’ailleurs le sujet de la discussion en cours.
— Changement de programme, annonça Rybak avec autorité.
Drift la trouvait bien jeune pour être commandante en chef d’une
unité antiterroriste europienne, mais à sa façon de mener son
monde sur la passerelle, on devinait une personnalité énergique et
déterminée et un potentiel précoce – donc un avenir certain dans les
sphères à forts enjeux stratégiques. C’était Rourke qui avait
directement traité avec elle à Glass City, et quand elle parlait de
Rybak, c’était souvent pour la traiter de « tête de mule », par
exemple…
— Non, ce n’est pas une solution acceptable, répéta Rourke.
Seuls le plissement de ses yeux et une légère inclinaison de la
tête indiquaient que sa patience était mise à rude épreuve, et
encore, il fallait bien la connaître. En fait, ces signes n’étaient
perceptibles que pour Drift. Plus le temps passait, plus celui-ci se
félicitait d’avoir laissé Apirana sur la Keiko ; ils avaient déjà eu le
plus grand mal à l’empêcher de venger Micah en battant à mort le
prisonnier du marché. Alors quand le Māori avait appris que le
Premières Lueurs avait décollé avec Jenna à son bord, sa fureur
avait atteint des proportions mémorables.
— Écoutez, agent Rourke, reprit Rybak. Depuis notre sortie du
saut nous cherchons en vain à localiser ce navire. Nous ne savons
même pas si nous sommes au bon endroit. Mais le cas échéant,
vous pouvez être sûre que nous sommes déjà repérés. Si nous
avions pu resurgir juste derrière eux, donc avec de bonnes chances
de prendre leur base par surprise, j’aurais été prête à lancer mes
troupes à l’assaut. Mais en l’état actuel des choses, je suis quasi
certaine que l’ennemi nous a vus approcher et a eu le temps de se
préparer ; ce serait les condamner à une mort certaine et je m’y
refuse. De plus, même si on trouvait ce prétendu astéroïde – et je ne
vois pas par quel miracle puisque la balise de traçage n’a pas été
activée sur le Premières Lueurs –, on ne pourrait pas en ouvrir les
portes. Par conséquent, je suggère qu’on fasse tout sauter, un point
c’est tout.
— Vous avez une seule et unique nef et on ignore la taille de
l’astéroïde. Ce n’est pas du tout la même chose que de torpiller un
navire ennemi, commandante. Des bases de contrebandiers comme
celle-là, j’en ai vu un certain nombre, cet astéro peut être cent fois
plus gros que votre nef. Un corps céleste assez massif et solide pour
être habitable est forcément capable de résister à une puissance de
feu comme la vôtre : vous feriez peut-être exploser quelques
hublots, s’ils en ont, mais l’ennemi, lui, restera bien à l’abri derrière
ses sas au centre du caillou. Il faudrait des lasers de mine hyper
puissants, très haut de gamme, pour ne serait-ce qu’ébrécher la
surface. En attendant, ils vont en profiter pour mettre en batterie des
canons défensifs, et vous allez encaisser les représailles.
— Rien de tout cela ne peut me convaincre qu’il faut lancer
l’assaut « à pied », agent Rourke. S’ils peuvent riposter pendant
qu’on leur tire dessus, ils sont également susceptibles de torpiller
notre navette d’attaque, d’autant que, je vous le rappelle, on ne peut
pas ouvrir les portes.
— Sauf s’ils ne la voient pas venir. On pourrait mettre le Jonas
en mode fantôme et s’approcher sans…
— Ah oui ? fit Rybak avec mépris. Et comment allez-vous activer
le mode fantôme d’assez loin pour ne pas donner l’alerte ?
— J’ai confiance en Jenna, affirma Rourke. Elle saura mettre la
balise en marche. On s’alignera dessus, voilà tout.
— Voilà tout, répéta Rybak en secouant la tête, incrédule. Même
à vitesse réduite et en silence radio, ils vous repéreront dès que
vous actionnerez les propulseurs de manœuvre. Donc, à moins
d’avoir un ou une pilote capable de calculer la trajectoire d’approche
tout en étant en dehors du périmètre de détection de leurs capteurs
sans procéder par la suite à aucun ajustement de trajectoire…
— Moi, coupa Jia Chang sans même lever les yeux.
— C’est si facile que ça, d’après vous ? persifla Rybak.
— Facile, non, rétorqua Jia, cette fois en soutenant hardiment le
regard de la commandante. Car si c’était facile, n’importe qui
pourrait le faire.
Rybak lança un coup d’œil interrogateur à Rourke, l’air de dire
Pour qui elle se prend celle-là ? Rourke se borna à hausser les
épaules.
— Mon équipe est composée d’experts. Ils ont chacun leurs…
petites particularités.
— Très bien, soupira Rybak. En admettant que votre pilote
experte soit effectivement à la hauteur de ses prétentions, je ne
saisis toujours pas comment vous prévoyez d’entrer sans l’accès
pirate au réseau informatique central que votre hackeuse était
censée nous ménager.
— On fonce dans le tas, intervint à nouveau Jia.
— Pardon ? fit Rybak en haussant les sourcils.
— De toute façon, va falloir qu’on aborde à fond de train,
expliqua Jia en inclinant une main dans l’air pour imiter l’approche
qu’elle préconisait. Moins de risque d’être détectés et de se faire
canarder. Y a des chances pour qu’il y ait un hangar à l’entrée,
comme dans la plupart des repaires de contrebandiers ; on ne
connaît pas la taille des portes, mais elles doivent être au moins
assez grandes pour laisser passer un Broodus, et ces rafiots-là sont
deux fois plus gros que le nôtre. Or, plus les portes sont grandes
moins il y a de… Kàng lā quiángdù…
Elle se tourna vers son frère, qui boudait dans son coin.
— Wŏ rúhé shuō ?
— Résistance à l’étirement, traduisit Kuai.
Jia acquiesça et se retourna vers Rybak.
— Voilà. Si on rentre en plein dedans à fond… Bam ! s’exclama-
t-elle en abattant son poing dans sa paume. On passe à travers.
— Et… vous ne craignez pas d’endommager le vaisseau ?
s’enquit Rybak sur le ton que Drift aurait employé pour s’adresser à
un enfant (ce qui arrivait rarement).
— Non non, le Jonas a la proue renforcée, l’informa Jia en se
tapotant le nez comme s’il s’agissait de celui de l’appareil. On l’a un
peu musclé après avoir… dû faire une manœuvre similaire, acheva-
t-elle un peu maladroitement, ayant intercepté le regard dissuasif de
Rourke.
Drift laissa échapper un soupir qu’il espéra discret. La dernière
fois qu’ils avaient dû forcer le passage c’était pour lancer un raid sur
un complexe de stockage europien plein de précieux matos autour
d’une des lunes de Karibou. Pas de raison de mettre Rybak au
courant… Cette dernière secoua la tête ; elle n’en croyait toujours
pas ses oreilles.
— On entend raconter toutes sortes de choses sur la GIA, mais
alors ça…
Elle fit un geste censé englober à la fois la présence de cet
équipage sur sa passerelle, l’obstination de Rourke et la désinvolture
de Jia.
— … je ne m’y attendais pas.
— Justement, « notre meilleure arme est la surprise »,
commenta Drift, tout guilleret. « La surprise et la peur. La peur et la
surprise1. »
Il guetta une réaction, mais personne ne parut saisir l’allusion.
— Décidément, vous ne connaissez pas vos classiques.
Rourke lui lança un regard assez voisin de celui qui avait cloué le
bec à Jia quelques instants plus tôt. Il rentra docilement dans le
rang, comme était censé le faire tout bon agent de terrain de la GIA
fusillé du regard par sa supérieure hiérarchique.
— Excusez-moi, cheffe.
Rourke se retourna vers Rybak.
— Comme je vous le disais, les experts ont leurs petits travers…
La commandante ne cacha pas ce qu’elle pensait de cette
justification, mais préféra s’adresser aux deux officiers qui
l’encadraient – ses premier et second lieutenants, estima Drift.
— Messieurs ? Votre avis ?
— Ce plan n’est pas très orthodoxe, répondit le plus grand (Drift
n’avait pas saisi son nom. Hamann ? Harmonn ?) en grattant du
bout de l’index la petite moustache blonde bien taillée qui ornait sa
lèvre supérieure.
— Antiterrorisme et orthodoxie ne vont pas bien ensemble, lui
rappela l’autre officier, plus âgé.
Lui, c’était le premier lieutenant Yao, et pour autant que Drift
puisse en juger il semblait solide, et fiable. En pensant au torrent
d’emmerdements qui allait se déverser sur ce détachement europien
quand on saurait qu’il avait collaboré à une opération militaire non
autorisée, il faillit culpabiliser.
Enfin, presque. Certaines obligations morales avaient plus de
poids que d’autres.
— Bien sûr, il y a des risques, ma commandante, poursuivit Yao,
mais si nous voulons mener cette mission à bien, maintenant que le
plan de départ n’est plus valable, nous n’avons pas tellement le
choix. Au moins nos troupes sont-elles bien entraînées au combat
rapproché en environnement clos, ce qui sera forcément le cas à
l’intérieur de l’astéroïde – reste à les y faire pénétrer sans dommage.
S’il est risqué, le plan de l’agent Rourke nous donne effectivement
l’avantage de la surprise, si nous pouvions ouvrir les portes de
l’extérieur au lieu de les enfoncer.
— Très bien, fit Rybak en hochant la tête, non sans montrer
quelques signes d’inquiétude. Admettons que nous mettions en
œuvre ce… plan, l’intérieur ne sera pas pressurisé et la violence de
l’impact peut être dévastatrice. Nos soldats devront être en
combinaison spatiale intégrale, et prêts à encaisser des chocs
considérables. Nous ne disposerons pas de sièges anticollision,
mais les maillages magnétiques anti-crash devraient faire l’affaire.
Elle coula un ultime regard de biais à Rourke et se redressa
imperceptiblement avant de s’adresser à nouveau à ses deux
officiers subalternes.
— Lieutenant Yao, donnez vos instructions pour que nos soldats
s’équipent et se préparent en vue d’un affrontement en faible gravité.
Tous les éléments du maillage magnétique doivent être
scrupuleusement inspectés avant déploiement ; une seule
défaillance pourrait entraîner des pertes sévères.
— Bien, ma commandante.
Yao salua et prit congé. Rybak se tourna vers l’autre officier.
— Lieutenant Hamann, que les officiers de pilotage estiment les
coordonnées probables de la position de Kelsier d’après les
précédentes incursions du Premières Lueurs dans ce système
solaire, en se basant sur les données de son journal de bord.
Ensuite, que les techniciens chargés des capteurs s’attachent à
identifier tous les objets présents dans les parages – en douceur et
sans se faire repérer bien sûr. Il ne faudrait surtout pas qu’ils aient
vent de notre présence… si, par miracle, ils ne s’y attendaient pas.
— Bien, madame.
Hamann salua à son tour, puis partit rejoindre, via un l’escalier
métallique, un groupe d’Europiens en uniforme postés devant des
terminaux.
La passerelle du Severus était beaucoup plus vaste que celle de
la Keiko. Outre la cabine de commandement proprement dite, où ils
se tenaient pour le moment, elle contenait en contrebas une zone
que Drift appelait les « bureaux de la direction » car, de toute
évidence, c’était là que se prenaient les vraies décisions. Les
capteurs et les moyens de communication de la frégate étaient bien
supérieurs à ceux d’un cargo comme la Keiko, sans parler de
l’armement, mais il ne voyait pas l’intérêt de poster les gens aussi
loin les uns des autres.
— Bien, la mécanique est enclenchée, agente Rourke, reprit tout
bas Rybak en se retournant vers l’intéressée. J’espère sincèrement
que votre navette est capable d’accomplir la manœuvre préconisée
par votre pilote.
— Dans son domaine, elle est la meilleure, répondit Rourke sans
s’émouvoir. De plus, comme elle vous l’a dit, pour nous, ce n’est pas
la première fois.
— Il faudra que vous me racontiez ça, fit Rybak avec le plus
grand sérieux.
— Malheureusement l’information est top secret, répliqua l’autre
avec un sourire frôlant la politesse (Drift ne l’en savait même pas
capable) – politesse qui, toutefois, n’alla pas jusqu’à adoucir son
regard. Mais rassurez-vous, Jia tient à sa peau autant que vous et
moi. Quand elle pilote un appareil, c’est avec la ferme intention de le
ramener à bon port.
— Tous les hommes et toutes les femmes que j’ai emmenés ou
suivis au combat souhaitaient eux aussi revenir sains et saufs,
commenta calmement Rybak. Je ne vous apprends rien, ça ne se
passe pas toujours comme cela.
— En effet, et nous sommes bien placés pour le savoir.
Le sourire de Rourke avait disparu. Drift devina aisément
pourquoi : depuis le début, l’équipage avait bien conscience du
risque, et même s’ils n’avaient pas été proches de Micah (un homme
sans états d’âme qui pouvait être très déplaisant), nul ne méritait de
mourir étouffé par son propre sang suite au caprice d’un monstre
comme l’Homme qui rit. Drift espérait que les autorités hrozanes
avaient réussi à appréhender l’assassin, mais n’y croyait pas trop.
Marcus Hall s’était déjà tiré de pas mal de guêpiers. Il était peu
probable qu’il se fasse prendre sur une planète aussi reculée.
— Dans ce cas, agente Rourke, il faut que j’aille superviser les
préparatifs et m’assurer que le plus de soldats possible en
réchappent. Dans l’intervalle, si vous pouviez vérifier que votre
navette est elle aussi prête jusque dans les moindres détails… ?
C’était une façon courtoise de les congédier ; cela n’échappa pas
à Drift, qui se détacha de la cloison à laquelle il était adossé avant
même que Rourke ne signifie son assentiment à la commandante
europienne. Jia offrit son bras à Kuai, qui l’accepta. La balle n’avait
touché ni le tibia ni le péroné, mais provoqué une importante
déchirure musculaire ; malgré des soins médicaux prodigués dans
les meilleurs délais, il boiterait quelque temps. Depuis les
événements de Glass City, les Chang ne se chamaillaient presque
plus, mais Drift n’aurait su dire si c’était à cause de cette blessure ou
de la mort de Micah. Il s’était un peu attendu à ce que le jeune
mécanicien de bord reproche vertement à sa sœur d’avoir consenti à
ce plan, mais non. Il prit appui sur Jia sans protester ni se plaindre,
et tous quatre – eh oui, on n’est plus que quatre, avec Micah tué, Big
A dans sa cabine et Jenna on ne sait où – se dirigèrent vers la porte
menant au sas d’accostage reliant les deux appareils.
— Commandante !
L’appel provenait des « bureaux de la direction », en bas. Rybak
se rembrunit et, en deux enjambées, alla se pencher par-dessus la
rambarde. Rourke s’immobilisa et se retourna à demi, pour voir si les
Chang suivaient, mais aussi – Drift le savait – parce que cette
interruption éveillait sa curiosité. Le lieutenant Hamann remontait les
marches à toute allure. Sa voix porta jusqu’à la passerelle :
— Nous captons un signal, commandante – la balise de traçage.
Nos officiers de transmissions sont en train d’en localiser la position
avec précision, mais elle ne semble pas correspondre aux
coordonnées estimées pour la base de Kelsier. Apparemment,
l’origine du signal est tout proche, dans l’anneau de la géante
gazeuse.
Rybak fronça les sourcils.
— Ça ne me dit rien qui vaille.
— Pourquoi ? intervint Rourke, qui rebroussa chemin sans y
avoir été invitée.
Drift lui emboîta le pas en s’efforçant de passer inaperçu, ce qui
n’était pas une mince affaire avec son mètre quatre-vingt-dix et ses
cheveux violets. D’ailleurs, le regard noir de Rybak lui fit comprendre
qu’il avait échoué.
— Au contraire, c’est ce qu’on attendait ! reprit Rourke.
— Mais comment expliquez-vous que ce signal nous parvienne
maintenant, agente Rourke ? Si nous l’avions capté à notre arrivée
je ne me serais pas inquiétée, en effet. Mais nous sommes ici depuis
– elle consulta son chronome – sept minutes. Pour moi, cela signifie
que l’ennemi nous a vus arriver, qu’il a achevé ses préparatifs et
tente à présent de nous attirer dans un piège.
— Ou alors, Jenna et Vankova viennent juste d’activer la balise,
rétorqua Rourke. Il se peut que ce soit leur dernière initiative,
commandante.
— Je trouve ça un peu facile. Si nous mettons le cap sur ce
signal et que l’ennemi nous a repérés, votre plan d’approche
fantôme va tous nous faire tuer. Je propose plutôt de tirer et de
réduire la cible en miettes ; ou alors, le Severus reste ici pour
intercepter les éventuels fuyards, et vous et le lieutenant Hamann
repartez dans le Système de Pérun pour aller chercher des renforts,
en nefs et en armement.
— D’ici là, deux d’entre nous seront morts, fit Rourke d’un ton
mordant.
— Il y aura plus de deux morts parmi mes propres troupes si
nous nous faisons torpiller avant même d’entrer, répliqua Rybak,
glaciale. Je prends en compte votre sentiment, agente Rourke, mais
de la part d’une éminente membre de la GIA, je m’attendais à une
attitude plus réaliste.
— Si vous faites ça, rien ne pourra confirmer que vous avez bel
et bien trouvé Kelsier, risqua Drift pour tenter un autre angle
d’approche. Les corps ne seront pas identifiables, aucun ordinateur
ne sera accessible… vous ne saurez jamais si vous avez accompli
votre mission !
— En tout cas, je n’ai aucune chance de l’accomplir si mes
troupes se font atomiser dans le vide, répondit-elle en lui lançant un
bref regard avant de retourner à son petit jeu avec Rourke, qui
consistait à voir laquelle des deux baisserait les yeux la première.
— Mon rang est supérieur au vôtre à bord de ce navire, et je…
— Ma commandante !
Nouvel appel en provenance de la zone située en contrebas.
Manifestement soulagé de pouvoir s’éloigner, Hamann dévala
l’échelle de coupée, échangea quelques mots avec un officier de
transmissions et revint dare-dare, une feuille de papier à la main.
— Nous venons d’intercepter une transmission de données sur
la fréquence d’alerte, annonça-t-il en tendant le papier à Rybak.
C’est du texte seul : juste deux mots.
La commandante les lut en secouant la tête.
— Ça ne me dit rien.
Elle le tendit à contrecœur à Rourke.
— Un code de la GIA, peut-être ?
Rourke lut, et Drift regarda par-dessus son épaule. Deux mots,
en effet, centrés sur la page blanche :

HAERE MAI
Rourke promena son regard autour d’elle ; le blanc de ses yeux
brillait dans l’ombre projetée par son chapeau sur son visage au teint
sombre. Son expression demeura neutre, mais Drift la connaissait
suffisamment bien pour deviner qu’elle n’en savait pas plus que les
Europiens.
— Haere, mai, marmonna Drift comme pour tester le son de ces
termes mystérieux. Haere mai…
Ils lui rappelaient vaguement quelque chose, mais il n’arrivait pas
à mettre le doigt dessus et c’était horripilant. Il était sûr de les avoir
déjà entendus quelque part, pourtant… Même si les voyelles ne
correspondaient pas tout à fait. Il les répéta un peu différemment.
— Haere mai.
Ah ! Voilà qui rendait un son plus familier. Mais où avait-il
entendu ça ? Il ferma les yeux – le gauche de manière naturelle, le
droit grâce à sa commande mentale – et se concentra. Sur la Keiko
ou le Jonas, pas de doute, mais comme il y avait passé le plus clair
de son existence, il n’était pas beaucoup plus avancé. Dans un holo-
film ? Possible, mais il n’en avait pas l’impression…
— Ichabod ?
— Chut !
Il était peu probable que les agents de la GIA fassent taire leurs
supérieurs hiérarchiques de manière aussi cavalière, mais trop tard.
— Je réfléchis !
Bizarrement, il associait au souvenir de ces sons une douleur à
la main droite. Pourquoi ? Quel était le contexte associé ?
Contrairement à Apirana, il ne se baladait pas en permanence en
donnant des coups de poing dans les murs, lui…
Eurêka !
Il regarda les autres avec un grand sourire.
— On ne connaît pas d’objet habité dans les parages, c’est-à-
dire susceptible d’émettre, c’est bien ça ?
— Ce système est revendiqué par la FÉA, mais pour autant que
nous le sachions, elle n’y entretient même pas d’avant-poste,
confirma Hamann. Si on cherchait un astéroïde proprement dit, il
serait certainement plus loin, mais l’anneau de cette planète contient
des débris de roche et de glace en très grand nombre. Si j’étais du
genre à parier…
— Moi je suis du genre parieur ! s’exclama Drift en sentant
renaître dans sa poitrine une joie féroce qu’il croyait perdue à
jamais. Et je miserais gros sur la possibilité de rejoindre l’émetteur
de ce message ; seulement, il faut y aller tout de suite, il n’y a pas
une minute à perdre !
— Mais qu’est-ce qu’il signifie, ce signal ? exigea Rybak.
— « Entrez », répondit-il avec un grand sourire. Et ça vient de
Jenna. Je vous le garantis. C’est une langue parlée par une seule et
unique personne dans un rayon de trois systèmes solaires, et ces
deux mots, Jenna a dû les entendre chaque fois qu’elle a frappé à la
porte d’une certaine cabine.
Il se retourna vers les Chang. La compréhension se peignait peu
à peu sur leurs traits.
— Jia ? Va chercher Apirana.

1. Extrait d’un sketch des Monty Python, Flying Circus, saison II (NdT).
L’OFFENSIVE

— Missile ! cria Drift. Missile !


— J’avais compris la première fois, c’est bon, répliqua Jia.
— Ouais, mais y en a deux !
Les yeux rivés à l’écran, Drift sentit poindre la panique. Parmi
toutes les morts possibles, si j’avais le choix, celle-ci – me faire
expulser dans le vide par un engin explosif – n’est pas en haut de la
liste. Une embardée lui donna un haut-le-cœur : le Jonas partait en
vrille latéralement et – dans une certaine mesure – verticalement.
Malgré la gravité artificielle, l’altération de sa vitesse malmenait les
entrailles du capitaine.
— Et maintenant ? demanda Jia.
— Maintenant il y en a trois.
— Cào nǐ zŭzōng shíbā dài !
— Vous disiez que votre hackeuse prendrait le contrôle de leurs
réseaux informatiques ! hurla Rybak.
Protégée par une combinaison spatiale à laquelle ne manquait
que le casque, la commandante europienne « supervisait » les
préparatifs, pour autant qu’on ait son mot à dire avec Jia aux
commandes…
— Évidemment, sinon on n’aurait pas proposé ce plan ! lança-t-il
en scrutant désespérément les écrans. Dios ! Jia, encore un !
— Si Jenna est encore en vie quand on rentrera dans ce caillou,
je vais la qiā sǐ, cette petite garce ! cracha Jia.
Drift ne savait pas ce que ça signifiait exactement, mais ça
n’avait pas l’air très amical.
— Accrochez-vous ! ajouta-t-elle.
Le Jonas vira encore de bord et fonça droit sur la partie la plus
dense de l’anneau.
— Dès qu’on entre dans les débris, appuie !
Drift positionna docilement sa main au-dessus de la commande
de brouillage ; ce n’était pas un dispositif très courant à bord des
navettes Carcharodon, mais pour un capitaine de vaisseau spatial,
mieux valait entretenir une certaine dose de paranoïa, surtout quand
on devait dégager en vitesse après un raid pas très légal.
— Prêt, annonça-t-il.
— Attends encore un peu… souffla Jia tandis que le plan
mouvant et réfléchissant de l’anneau se profilait devant eux.
Privé de tout sens des proportions, Drift s’efforçait d’estimer la
distance qui les séparait de la masse de fragments, mais il avait du
mal à focaliser son regard. En le reportant sur son écran, il se rendit
compte avec effroi que le missile se rapprochait beaucoup plus vite
que prévu. Son signal radar était de plus en plus sonore, de plus en
plus pressant…
Un bruit évoquant une averse de grêle ultra-violente. Drift frappa
de sa paume la commande de brouillage avant même que Jia ne lui
crie : « Vas-y ! » Ses écouteurs s’emplirent de bruit blanc
assourdissant en provenance des émetteurs du Jonas. Jia opéra un
nouveau changement de cap ; la navette décrivit un arc de cercle et
sortit de l’anneau – quelques dizaines de mètres d’épaisseur – en
serrant de très près sa limite inférieure, et remonta pour y replonger
aussitôt.
— On l’a eu ? aboya-t-elle.
— Ouais ! fit Drift avec un geste triomphant.
En effet, le signal du missile faiblissait, sans doute parce que
l’engin avait manqué le Jonas en le croisant au large de sa poupe :
son système de guidage avait été victime du brouillage et des
particules de l’anneau, qui avaient le don de désorienter les radars.
— On l’a perdu ! se réjouit-il.
— Super, répondit la pilote d’une voix où l’on sentait encore de la
tension. Et les autres ?
— Euh…
Drift scruta à nouveau son écran, les sourcils froncés, en
essayant de comprendre ce qu’il voyait.
— Plus là.
Jia prit la peine de se retourner vers lui. Les rabats de sa
casquette de pilote voletèrent.
— C’est-à-dire ?
— On n’est plus pris en chasse, clarifia Drift en vérifiant une fois
de plus qu’il n’avait pas rêvé et que l’écran ne montrait aucun autre
missile à leurs trousses. Ils ont dû prendre le large quand on est
entrés dans l’anneau.
— Ou bien il y a un bug et nous allons nous faire pulvériser d’une
seconde à l’autre, suggéra Rybak, sinistre.
— Ou alors, poursuivit Jia tandis qu’ils s’élevaient une fois de
plus au-dessus de la couche principale de l’Anneau et que la masse
sombre de l’astéroïde réapparaissait dans leur champ de vision,
Jenna a enfin bougé son cul et c’est maintenant elle qui mène la
danse…, ce qui explique que les portes soient en train de s’ouvrir.
— Hein ? Quoi ?
Drift leva les yeux de son écran. En effet, au centre de la surface
de métal luisant se dessinait à présent une ligne sombre, de plus en
plus épaisse. Quelques secondes plus tard les haut-parleurs
grésillèrent et on entendit une voix familière et particulièrement
bienvenue.
+Navette Jonas, ici Jenna McIlroy. Vous pouvez atterrir du
moment que vous vous magnez le train parce que je hacke comme
une dingue pour garder le contrôle des réseaux dans ce putain de
caillou et tenir à distance leur génie des ordis, et j’aimerais bien que
vous veniez établir un périmètre de sécurité, si c’est comme ça
qu’on dit, avant que d’autres gens ne rentrent dans ma navette en
cramant tout sur leur passage.+
— Jenna !
Après avoir piqué du nez aussi vite que le Jonas cherchant à
esquiver un missile, le moral de Drift remonta en flèche. Mais pas
pour longtemps.
— Comment ça, « en cramant tout sur leur passage » ?
+Euh, ouais…+
Un ricanement nerveux et un peu dément. Puis :
+On est à l’ancre dans le grand hangar et… il fallait bien que je
vous ouvre les portes, ce qui impliquait de prendre la main sur le
système de sécurité, donc… ils ont dû avoir froid, et un peu de mal à
respirer, aussi…+
Drift et Jia échangèrent un regard lourd de sous-entendus. Le
capitaine eut la nette impression que la hackeuse était sur le point
de craquer.
— On arrive.
— Et comment ! renchérit Jia en poussant les gaz avant d’activer
l’inter général pour avertir les soldats europiens massés dans la
cale. Accrochez-vous les gars ! Gare à vos fesses.
— Vous devriez vous sangler, conseilla Drift à Rybak. Quand elle
freine, elle freine…
— Sans blague, répliqua la commandante, qui n’en suivit pas
moins sa suggestion en s’installant à la place de Jenna. Enfin, je
reconnais que question pilotage, elle sait ce qu’elle fait.
— On verra ça une fois dedans ! cria l’intéressée. Toujours pas
de missiles ?
— Toujours pas ! confirma Drift, qui constatait une absence
rassurante d’icônes offensives sur son scope.
À cette distance, de toute façon, ils n’auraient pas eu le temps de
prendre la tangente, surtout à cette vitesse. D’ailleurs…
— Dis donc, Jia, l’approche n’est pas un peu rapide, là ?
Malgré l’avertissement qu’il avait lui-même prodigué à Rybak, lui-
même fut pris de court par le coup de frein.
— Jesús Cristo !
— Je vous avais dit de vous cramponner, non ? jeta Jia. C’est
pas ma faute si vous n’écoutez rien.
La gueule du hangar les engloutit alors que Jia actionnait
toujours les rétrofusées ; quelques commutateurs basculés in
extremis coupèrent les aimants chargés de créer la gravité artificielle
du Jonas avant que celui-ci ne soit happé par le champ de Heim de
l’astéroïde. Quant au hangar proprement dit, Drift n’en avait jamais
vu d’aussi vaste, à part dans les plus grosses nefs, en plus du
Premières Lueurs, lui-même de belle taille, il contenait deux autres
navettes.
— Jenna, on est dedans, annonça Drift, à bout de souffle. Tu
peux refermer les portes et repressuriser, si possible.
+C’est comme si c’était fait. Au fait, ça va, vous ?+
— Ouais, enfin, tu connais le style de Jia…
Sans prêter attention à la réaction de la pilote, il détacha son
harnais de sécurité et se tourna vers Rybak qui, elle aussi, avait le
souffle court.
— Vous venez, commandante ?
— Mais certainement, capitaine.
L’officière europienne dégagea ses bras des sangles. Elle
semblait avoir intégré le fait que la Keiko et le Jonas appartenaient à
Drift, ce qui lui valait ce titre, bien que Rourke ait toujours droit à
celui d’« agente » et soit considérée comme dépositaire de l’autorité.
Ils arrivèrent au-dessus de la soute et de sa « charge utile »
d’une centaine de soldats europiens en combi et harnais
magnétiques. Certains s’étaient arrimés debout contre les parois,
d’autres se protégeaient comme ils pouvaient, allongés à même le
sol, contre les mésaventures dues aux caprices du Jonas. Rybak
régla son inter, mais, inconsciemment, haussa tout de même le ton :
— Nous avons pénétré illégalement dans l’astéroïde, où nous
nous apprêtons à nous poser dans le hangar d’amarrage principal !
Sécurisation classique de la zone, tout ennemi devant être considéré
comme hostile et éliminé, sauf s’il rend les armes ! Nous avons des
raisons de penser que les réseaux informatiques sont à présent
sous le contrôle de la GIA…
Elle consulta du regard le capitaine, qui l’encouragea du geste,
pouce dressé.
— … mais la situation peut évoluer. Aussi les combis doivent-
elles rester hermétiquement scellées jusqu’à que vous ayez mis au
moins deux sas entre la soute et vous ! À partir de là, votre chef
d’escadron décidera de la procédure combi à appliquer
individuellement !
Une courte pause, puis elle reprit en baissant le ton, au point
qu’on n’entendit plus qu’un murmure éraillé :
— Montrez-leur, à ces ordures, ce qu’on risque à déclarer la
guerre à Europa.
— BIEN, CHEFFE ! rugit la « charge utile » de la soute.
Les soldats défirent leurs harnais magnétiques et épaulèrent
leurs armes. En l’espace de quelques secondes la totalité de la
compagnie commandée était en position à l’entrée de la passerelle
de débarquement.
Drift réprima à grand-peine un gloussement incongru. Il n’en
revenait pas que leur plan ait marché. Le temps qui s’était écoulé
depuis la spectaculaire atomisation d’une partie de la mer du Nord
par le colis un peu spécial de Kelsier lui apparaissait désormais
comme une succession de galères incessantes. Une période un peu
floue, passée à éviter la mort de justesse avec les nerfs
constamment à vif, le tout en échafaudant cette embrouille totale le
plus vite et le plus loin possible afin de glisser entre les mâchoires
avides du piège qui menaçait à chaque instant de se refermer sur
eux. Et le résultat était là : contre toute attente, ils allaient réussir.
Déchaîner sur cette crevure de Kelsier toute la puissance de l’armée
europienne, donc du gouvernement même qui l’avait viré, et tout ça
grâce à l’éloquence de Drift, à l’ancien électat de Rourke et au
communiqué du ministère de la Défense inventé de toutes pièces
par une hackeuse à peine sortie de l’adolescence qui, dès qu’il était
question d’ordinateurs, oubliait jusqu’au concept même de légalité. Il
ne restait qu’un problème à régler : Kelsier lui-même. Un détail
beaucoup trop important pour être confié aux Europiens. Ils
risquaient de tout faire foirer.
Jia activa la passerelle au moment même où le Jonas touchait le
sol, comme on le lui avait demandé. Les soldats europiens la
dévalèrent au pas de charge dès qu’elle fut suffisamment inclinée,
puis se déployèrent en braquant le canon de leur arme aux quatre
coins du hangar. Quelques coups de feu parvinrent aux oreilles de
Drift. Il en conclut que certains occupants de l’astéroïde n’avaient
pas bien évalué l’ampleur de la menace représentée par le vulgaire
Carcharodon cabossé qui venait de s’y introduire.
— Agent Rourke ?
Après avoir ajusté son casque, Rybak descendit rejoindre
Tamara Rourke, dont l’atmo-combi vert foncé faisait un peu miteux à
côté des tenues de combat bleu ardoise des Europiens.
— Oui, commandante ?
En combi, Rourke avait une dégaine encore plus étrange que les
autres gens ; sans ses éternels manteau et chapeau, elle semblait
bizarrement proportionnée. Rybak n’était pas très grande, mais à
côté d’elle, Tamara avait l’air d’une enfant. Mais les enfants
maniaient rarement le Sarrasin 920 avec autant d’aisance… Du
moins, on pouvait l’espérer.
— Allons voir ce qu’il y a là-dedans, fit Rybak en dégainant son
arme.
Un quatuor de soldats vint encadrer les deux femmes, qui
s’avancèrent dans le hangar. Drift attendit qu’elles sortent de son
champ de vision, puis activa son inter.
— Jia ? Tu peux me mettre en communication avec Jenna ?
+Tu peux y aller.+
— Jenna, reprit-il en traversant le portique de levage pour
gagner le sas opposé, comment tu t’en sors ?
+Tes amis m’ont bien facilité la tâche. Ceux qui essayaient de
me reprendre le contrôle du réseau ont manifestement des
questions plus urgentes à régler, maintenant.+
— Tu m’en vois ravi, répondit aimablement Drift qui, ayant atteint
la porte, l’ouvrit en y appliquant sa paume. Et ta copine ? Toujours
là ?
+Sara ? Oui oui, elle est juste allée faire du café dans le carré,
maintenant qu’on n’a plus à redouter d’intrusion.+
— Donc, elle n’est pas avec toi dans la pièce ? OK.
Il pénétra dans le sas et laissa la porte se refermer avec son
chuintement caractéristique. Face à lui, Apirana passa la tête par la
porte de la cantine et lui lança un regard interrogateur. Drift lui fit
signe que tout allait bien et s’adressa de nouveau à la hackeuse,
cette fois sur un ton plus formel.
— Tu as accès aux plans de l’astéroïde ?
+Oui, bien sûr, de quoi as-tu besoin ?+
— De savoir où est Kelsier, lâcha Drift. Apirana et moi, il faut
qu’on le chope avant les Europiens.
+Compris. À quoi il ressemble ? Il y a des caméras partout…
Enfin, il y avait, parce que j’ai décidé que ces gens n’avaient pas
besoin de voir. Disons que j’ai des caméras un peu partout…+
— Blanc, vieux, les cheveux en bataille, blancs et mi-longs, avec
le bras droit mécanique…
Il s’interrompit.
— Minute. Où n’y a-t-il pas de caméras ? Le vieux ne veut pas
qu’on puisse espionner son antre, je parie.
+Alors… Ah, tiens ! C’est intéressant, ça… On dirait que… Oui,
c’est bien ça, je vois sur les plans des couloirs et des pièces que je
ne retrouve pas sur les écrans vidéo+, confirma Jenna. +Un petit
réseau autonome en plein milieu. Qui consomme une sacrée
quantité d’énergie, en plus.+
— Bon, alors c’est par là qu’il faut commencer.
Apirana refit son apparition, cette fois avec le canon incendiaire
de Micah sanglé sur les épaules. Drift réprima une grimace. La
puissance de feu de cette arme volumineuse et peu précise aurait
des effets dévastateurs dans les couloirs étroits qu’ils allaient sans
doute parcourir.
— Comment on y va ?
+J’ai l’impression que la chance est avec toi. Il semble que nos
amis europiens soient passés devant un des points d’entrée sans le
franchir, et ils ont pourtant fourré leur nez partout. J’imagine qu’ils
sont planqués. Vous avez donc le champ libre.+
— De plus en plus prometteur, fit Drift en s’autorisant un sourire.
Envoie donc ton amie sur le Jonas, qu’elle ne voie pas ce qui se
passe. Allez, mon gars, dit-il à Apirana. On y va.
— Ouais, qu’on en finisse, gronda le Māori en enfilant un
réinhalateur.
Ni l’un ni l’autre ne voulait prendre le risque d’affaiblir ses sens
en s’enfermant dans une atmo-combi intégrale sachant que,
contrairement aux Europiens, ils n’avaient pas l’avantage du
nombre. Ils voulaient croire que Jenna empêcherait l’ennemi de
reprendre le contrôle du réseau informatique, donc de les exposer
au vide, mais il était tout de même sage de prendre quelques
précautions. Drift était tenté de s’armer lourdement, mais selon toute
probabilité, l’intérieur de l’astéroïde ressemblerait à celui d’une nef et
les techniques d’abordage n’avaient plus de secrets pour lui. La
puissance de feu, c’était toujours utile, mais la promptitude de
réaction comptait plus que la précision du tir et ses pistolets feraient
l’affaire. Cela dit, quand tous deux s’élancèrent à petites foulées à
travers le hangar en direction du Premières Lueurs, il se sentit tout
de même un peu sous-équipé en voyant Apirana brandir d’une main
un fusil d’assaut et, de l’autre, stabiliser le canon.
+Capitaine, j’envoie Sara à votre rencontre avec l’unité de
stockage dont vous allez avoir besoin, OK ? Essayez de ne pas
l’abattre à vue, si possible !+
— Entendu.
Il n’eut pas plus tôt prononcé ces mots que la passerelle
destinée à l’équipage de la navette Broodus attachée au Premières
Lueurs s’abaissa. Il reconnut vaguement la jeune fille qui sortit de la
soute ; on la lui avait présentée sur Hroza Majeure. Il lui fit signe.
Elle lui rendit son salut, un peu hésitante, en lorgnant visiblement
l’armement lourd d’Apirana.
— Euh, bonjour, Jenna m’a dit de vous remettre ceci.
Elle tendit à Drift un petit boîtier noir qu’il plaça dans la pochette
fixée à sa ceinture.
— Où est-ce que vous allez ?
— Une affaire à régler, éluda Drift sur le ton le plus rassurant
possible avant de pointer son pouce par-dessus son épaule pour lui
montrer la navette. Voilà notre rafiot. Allez donc manger un morceau
le temps qu’on revienne avec les autres.
Il donna une petite tape sur le bras d’Apirana et tous deux
partirent vers le sas le plus proche vers l’intérieur de l’astéroïde.
— Les soldats europiens savent que vous entrez ? lança-t-elle
dans leur dos, inquiète.
Drift fit la sourde oreille. Pas le temps de mentir à une
technicienne de surveillance, il fallait qu’il se concentre. Il y avait des
questions plus urgentes.
Comme prévu, les couloirs présentaient une ressemblance
frappante avec des coursives de vaisseau. La roche dans laquelle ils
étaient taillés était cachée par un revêtement métallique, sans doute
pour permettre l’utilisation d’aimants de levage quand il fallait
déplacer des charges lourdes. La différence la plus flagrante était le
réseau de conduites et de câbles apparents : à bord des navires il y
avait de la place dans les cloisons, mais pas ici. Ici, Apirana était
obligé de se baisser ou de se déporter quand il rencontrait une des
bouches d’aération qui pendaient du plafond comme autant de
stalactites régulièrement espacées.
Ils n’eurent pas à aller bien loin avant de tomber sur les premiers
cadavres.
— Ces Europiens ne font pas dans la dentelle, commenta
Apirana en contemplant les trois défunts pirates étalés en travers du
couloir, au pied des panneaux muraux grêlés de balles.
Drift le vit plisser les yeux et grimacer derrière son réinhalateur.
— Deux de ces gars n’étaient même pas armés.
— Et alors ? Tu vois des reporters dans les parages ? ironisa
Drift.
Il avança jusqu’à l’intersection suivante en s’efforçant de chasser
le sentiment viscéral que ce massacre était la conséquence directe
de sa supercherie.
— Cette petite guerre, personne ne la regarde en holo, mon
vieux. Par conséquent, personne n’est tenu de respecter les
conventions. Jenna, c’est par où ? reprit-il dans son inter.
+Vous êtes tout près de deux entrées devant lesquelles les
Europiens sont apparemment passés sans s’arrêter alors qu’ils ont
« nettoyé » les pièces autour de vous. Prenez à droite au prochain
embranchement et vous trouverez la plus proche.+
— Compris.
Drift scruta le couloir devant eux. Cinquante mètres sans
possibilité de se mettre à couvert, à part les infimes renfoncements
des portes donnant sur les pièces adjacentes.
« Tu es sûre que les Europiens ont tout nettoyé par ici ?
+Vous pouvez y aller, capitaine. Visiblement, ils abattent à vue
tous les gens qu’ils rencontrent+, répondit Jenna, qui semblait un
peu écœurée.
— Bon, alors on y va, acquiesça-t-il sans enthousiasme ; OK, Big
A?
— Je te suis.
Drift vérifia une fois de plus que ses pistolets étaient bien
chargés et qu’il avait bien ôté le cran de sécurité.
— C’est parti.
Ils eurent le temps de faire la moitié du trajet avant que la voix de
Jenna ne retentisse à nouveau dans l’inter. Cette fois, elle exprimait
de l’urgence.
+Capitaine, l’entrée que vous visez est en train de s’ouvrir !+
DANS LA TOILE

— Merde !
Drift braqua ses pistolets vers le fond du couloir afin de couvrir
leur position ; Apirana et lui s’étaient immobilisés.
+Je vois trois… non, cinq… non, attends, sept types. Dégagez,
vite ! Ils viennent vers vous.+
Une mise en garde malheureusement inutile : déjà on entendait
des bruits de bottes approcher au pas de course. Pas le temps de
rebrousser chemin jusqu’à l’intersection précédente. Il mit un genou
en terre et visa à deux mains l’angle que formait le couloir. Derrière
lui, sur sa droite, un grognement d’effort lui signala que le Māori
épaulait le canon incendiaire.
Le premier ennemi fit mine de brandir son arme dès qu’il les
aperçut, mais le pistolet que Drift tenait dans sa main droite aboya à
deux reprises et l’homme s’effondra avant d’avoir pu viser. Il y eut
des exclamations stupéfaites et consternées, le canon d’une arme
pointa derrière la cloison, mais aussitôt retentit le bruit sourd du
canon, suivi par celui de l’obus défonçant l’angle. La cloison fut
éclaboussée de gel volatil qui s’enflamma immédiatement au contact
de l’air, mais à en juger par les hurlements soudains, le tir avait
atteint plusieurs cibles.
Drift se rembrunit. De toute évidence, les tueurs de Kelsier ne
s’attendaient pas à les trouver là et allaient opérer un repli
stratégique. Mais s’ils remontaient à l’assaut, Apirana et lui seraient
complètement exposés. Il fallait mettre fin à l’offensive, et vite. Il
repensa à une bêtise commise un jour, pendant l’abordage d’un
navire de la flotte marchande, quelque quinze ans plus tôt. Il était
jeune, il se croyait immortel… En plus, il voulait en mettre plein la
vue à une ravissante jeune recrue qui venait de rejoindre son
équipage. Une chevelure flamboyante, des dents légèrement mal
rangées, et des seins devant lesquels les sculpteurs d’antan
auraient jeté très loin burin et ciseau avant de fondre en larmes,
accablés par l’évidence : jamais ils ne sauraient restituer pareille
perfection dans le marbre… Dommage, il ne se rappelait pas son
nom.
— Couvre-moi, lança-t-il à Apirana.
— Hein ? Quoi ?
Il entra en mouvement sans se rendre compte que le Māori
n’avait pas saisi ; il se détendit d’un coup et, une fois debout, fit
quatre ou cinq pas rapides. Ensuite, il se coucha sur le dos et se
propulsa, les pieds en premier, au-delà de l’angle, les deux pistolets
brandis.
Au sein du petit groupe d’occupants de l’astéroïde – une demi-
douzaine – régnait une relative confusion. Drift tira dans le tas en
s’efforçant de viser d’abord ceux qui n’étaient pas occupés à
s’arracher des poignées de chair ou de vêtements suite aux brûlures
occasionnées par le gel inflammable. Mais il fallait être réaliste : pour
le tir de précision, il était mal placé.
Son apparition subite déclencha une rafale de coups de feu
épars qui lui passèrent au-dessus de la tête ; c’était d’ailleurs le but
de la manœuvre. Il continua de progresser de la même manière,
dépassa l’homme qu’il venait de buter en priant les déités à l’écoute
pour que ce dernier soit mort ou presque, et non pas seulement
blessé au bras. Il termina sa course contre la cloison opposée,
immobile, les jambes recroquevillées sous lui et ses deux pistolets
déchargés. Les deux hommes et la femme qui étaient toujours
debout pointèrent aussitôt leur arme sur lui.
Enfin Apirana apparut à l’angle du couloir. Il actionna deux fois
de suite la détente du canon. L’un des deux hommes encaissa l’obus
en plein visage et décolla du sol sous la violence de l’impact. Le
second tir atteignit la femme au niveau du torse et le gel aspergea le
troisième tueur en quantité telle que tous deux furent aussitôt
terrassés. Seuls les liquides incendiaires enflammés produisaient cet
effet et parfois, Drift regrettait d’avoir laissé Micah introduire ce
canon à bord de son navire. N’empêche, il était d’une efficacité
indéniable. Il éjecta le magasin de ses pistolets et rechargea,
essentiellement pour mettre fin aux souffrances de ses deux ex-
ennemis et faire cesser leurs satanés hurlements.
Apirana fut plus rapide ; en deux enjambées il vint leur écraser la
gorge sous sa botte, ce qui provoqua deux craquements très
audibles, tout à fait écœurants. Puis il se retourna vers Drift, toujours
couché par terre. À intervalles réguliers, la bouche du Māori était
déformée par un tic inhabituel du côté gauche, ses yeux étaient
écarquillés. Drift reconnut instantanément là un signe de danger
immédiat : une fois en rogne, Apirana se comportait comme les
berserkers des antiques armées scandinaves, et dans ces cas-là il
valait mieux se replier derrière lui sans tenter d’intervenir.
— Ça va ? lui demanda le géant, qui respirait un peu trop fort
pour l’état d’épuisement dans lequel il était.
— Ça va, et toi ? s’enquit Drift en se relevant.
Le Māori ne répondit pas. Son visage se convulsa de rage et il
leva la gueule béante du canon en poussant un grand cri.
Drift ne perdit pas de temps à poser des questions. Il se jeta en
avant tout en se déportant pour se mettre hors de portée
d’incinération, mais des détonations retentirent avant même qu’il ne
heurte le sol en acier. Toutefois, ce n’était pas le whoump
caractéristique du canon… Drift reconnut le son produit par le choc à
la fois violent et précis des munitions supersoniques.
Un piétinement de bottes. Il releva les yeux : Apirana tituba, puis
s’effondra. Une véritable avalanche de peau noire et de tenue de
combat. Derrière lui, un fusil oscillait dans la main du premier
ennemi que Drift avait touché ; toujours à terre, il grimaçait de
douleur. Et il visait Drift. Lequel n’avait pas encore rechargé ses
pistolets. Mais l’autre, ralenti, ne tenait pas son arme d’une main très
ferme. Alors le capitaine fit comme toujours dans ce genre de
situation : il improvisa.
Il fit pivoter son pistolet dans sa main de manière à l’agripper par
le canon et le lança de toutes ses forces. La chance (ou son
excellente coordination œil-main) joua en sa faveur. Le projectile
atteignit l’homme en pleine face. Drift suivit le mouvement une demi-
seconde plus tard, se jeta en hurlant sur le blessé et empoigna le
fusil sans lui laisser le temps de tirer. Son adversaire se débattit
avec la dernière énergie, mais ses forces déclinaient à vue d’œil.
Drift aggrava la situation en lui décochant un coup de poing au
pectoral droit, où on voyait déjà une plaie par balle ; cela mit fin à
toute résistance. Il s’empara du fusil et mitrailla l’ennemi des pieds à
la tête, jusqu’à ce que son chargeur soit vide, tout en vociférant des
obscénités. Ensuite, un peu honteux, il se débarrassa de l’arme et
courut rejoindre Apirana.
Il avait pris une balle dans le gras du bras droit et la plaie
saignait abondamment ; son gilet pare-balles en avait arrêté une
autre juste au-dessous de la clavicule, mais Drift s’alarma davantage
à la vue d’un saignement sombre au bas de la cage thoracique, du
côté gauche. Un rein ? La balle avait-elle pu pénétrer aussi
profondément ? Ses connaissances en anatomie n’étaient pas très
étendues…
— Tu crois que tu es salement touché ?
Une onomatopée explicite. La respiration était rapide,
superficielle, visiblement douloureuse.
— Très salement, vieux. Putain, qu’est-ce que j’ai mal…
— OK, tiens bon.
Drift plongea la main dans le kit de premier secours passé à la
ceinture de son gilet pare-balles, en sortit un petit pulvérisateur en
forme de seringue et répandit une mousse stérile dans les deux
plaies. Ça ne formait qu’une espèce d’emplâtre collant, mais ça
ralentirait un peu l’hémorragie. Cela fait, il activa son inter.
— Jenna, toujours là ?
+Toujours là.+
Elle semblait passablement éprouvée. Elle avait dû assister à
toute la scène par écrans interposés.
+Est-ce qu’il est… ?+
— Apirana est vivant, mais gravement blessé, l’informa Drift en
s’efforçant d’adopter un ton sobre, autant pour lui-même que pour
les deux autres personnes qui pouvaient l’entendre. Tu vois d’autres
gens venir vers nous ?
+Je ne crois pas. Les porte-flingues de Kelsier se sont calfeutrés,
les Europiens ont du mal à arriver jusqu’à eux.
— Personne d’autre n’avance vers nous par un passage secret ?
Drift toussa. La puanteur âcre et chimique du gel incendiaire
ainsi que l’odeur pestilentielle de la chair et des cheveux carbonisés
composaient un mélange irrespirable.
+Je ne vois rien de tel, capitaine.+
Jenna reprenait de l’assurance, c’était déjà quelque chose.
— Bien. Monte la garde et préviens-moi tout de suite si tu
repères quoi que ce soit, OK ?
+Bien reçu.+
— Merci.
Drift regarda Apirana, puis le bout du couloir.
— Ils sont entrés par où ? demanda-t-il encore.
+Une issue à une vingtaine de mètres de vous sur la gauche.+
Aïe. Drift chercha le regard du Māori.
— Tu te sens capable d’aller jusque-là ?
— J’suis pas encore mort, merde ! gronda l’autre avant de lever
le bras gauche. File-moi un coup de main.
— Pas question. C’est toi qui m’entraînerais à terre.
Il rengaina le pistolet qui lui restait, passa derrière Apirana et
l’aida à se redresser en position assise (non sans lui arracher un
gémissement de douleur). Puis il s’apprêta à le soulever par les
aisselles.
— Prêt ?
Apirana hocha la tête. Drift s’arc-bouta et le releva. Ou plutôt
essaya de le relever.
Il fallut deux autres tentatives, une bordée de sulfureux jurons de
la part du Māori et une nuée de taches noires dans le champ de
vision de Drift, mais le géant finit par se retrouver debout, ce qui,
visiblement, lui demandait un suprême effort. Et encore, il s’appuyait
sur le capitaine qui avait l’impression d’étayer à lui seul un
glissement de terrain d’importance moyenne. Ils avancèrent en
titubant vers un pan de cloison que rien ne différenciait du reste du
couloir sinon un petit clavier qui pouvait commander n’importe quoi,
de la ventilation à l’éclairage. Toutefois, Drift discerna un espace
imperceptible entre deux panneaux muraux : l’ouverture se trouvait
sûrement là.
— Jenna, une idée ?
+Le code d’accès devrait être trois deux cinq zéro neuf, si je ne
me trompe pas.+
Drift entra la combinaison de chiffres et en effet, le panneau
pivota quasi silencieusement vers l’intérieur, révélant un passage –
non pas un couloir uniforme et revêtu de métal, cette fois, mais un
tunnel creusé à même la roche et jalonné de lampes le long duquel
couraient des câbles. Drift et Apirana s’y introduisirent tant bien que
mal en laissant la porte se refermer derrière eux, mais au bout de
quelques pas, le Māori s’affaissa contre la paroi en gémissant.
— Et merde…
Malgré la faiblesse de l’éclairage, on voyait la sueur perler sur
son front ; le souffle lui manquait et il serrait les dents.
— Je suis foutu, vieux. Va buter cet enfoiré de Kelsier, OK ?
Grimaçant de douleur, il détacha de son épaule le canon
incendiaire qui pendait au bout de sa courroie.
— Prends ça et donne-moi ton arme ; je te couvre. Personne ne
passera par ici, sauf ceux de notre camp.
Drift sentit son cœur se serrer. La mort de Micah était encore
présente à son esprit, et Apirana était entré dans sa vie bien avant le
mercenaire hollandais. Malgré ses épouvantables crises de fureur, et
même si, peu de temps auparavant, il avait bien failli l’étrangler,
Apirana Wahawaha était son ami. Outre le chagrin et le sentiment de
culpabilité, il y avait quelque chose d’effrayant à voir une montagne
pareille réduite à l’état de loque humaine. De par sa taille, sa vitalité,
on avait tendance à croire qu’il fallait au moins une catastrophe
naturelle pour l’abattre, mais en fin de compte, il était de chair et d’os
comme tout le monde…
Drift prit le canon et rechargea son pistolet avant de le lui tendre
en y joignant deux magasins.
— On ne ferait pas mieux de te ramener à la navette ? On
pourrait demander à Jenna de contacter les Europiens, ils
viendraient te chercher. Il te faut des soins.
— Y a rien qui puisse me soigner à bord du Jonas, fit Apirana
d’une voix rauque en posant son doigt épais sur la détente du
pistolet. Ni même de la Keiko, d’ailleurs. Va régler son compte à ce
salopard ; ensuite, on verra si les Europiens sont prêts à me réparer
gentiment les boyaux. Vas-y, je te dis, insista-t-il, l’air fâché, en
voyant Drift hésiter. Je gère. Je suis un Māori, merde ! Je ne suis
peut-être plus en état de marcher, mais me battre, ça je peux
encore.
Préférant ne pas répondre, au cas où sa voix le trahirait, Drift se
contenta d’acquiescer sobrement. Il heurta le poing que le géant lui
tendait en signe de complicité, puis se détourna et s’enfonça dans le
tunnel.
À L’AVEUGLETTE

Le tunnel faisait un coude au bout de vingt mètres à peine ; Drift


tourna donc à droite et découvrit un second tunnel à sa gauche.
Pour l’heure, il était désert, heureusement, mais ce n’était pas non
plus une bonne nouvelle : cela signifiait qu’en fait, Apirana ne
pourrait pas couvrir entièrement ses arrières. Juste après le virage il
se cassa le nez sur une porte, du genre acier massif et haute
sécurité cette fois. Il activa son inter en se demandant si on avait
acheminé le réseau jusque dans ces tunnels ; sinon, la roche
empêcherait les relais installés dans les couloirs de transmettre son
signal à Jenna. Il l’appela quand même.
+Suis toujours là.+
Il poussa un soupir de soulagement.
— Super. Je me retrouve encore devant une porte. Tu peux
m’aider ?
+À ce que je vois, ça devrait être le même code.+
Drift revérifia son arme, inspira profondément à plusieurs
reprises et entra les chiffres sur le petit clavier enchâssé dans le roc
sur sa gauche. Une ampoule passa au vert et la porte se sépara en
deux panneaux coulissants. Il entra d’un bond, prêt à tirer, et se
retrouva…
… dans une chambre à coucher. Ou peut-être un boudoir1. Bref,
une pièce à l’éclairage tamisé, pourvue d’une épaisse et luxueuse
moquette, dominée par un grand lit à baldaquin en bois sombre et
luisant, doté de draps rouges, visiblement en satin.
L’autre élément marquant de la chambre était son occupante.
Elle avait de grands yeux marron et, malgré ses pommettes
hautes, un visage qui ne correspondait pas tout à fait aux critères de
beauté de Drift. Mais la qualifier de « jolie » aurait été largement en
dessous de la vérité. Sa peau, dont Drift eut un large aperçu le
temps qu’elle attrape le drap pour s’en couvrir, était d’un brun doré
d’une nuance pas très différente de la sienne. La jeune femme aurait
été assez banale, quoique agréable à regarder – dans un autre
contexte – à un détail près : son crâne, du haut du front à la nuque,
était intégralement remplacé ou recouvert par une coque de métal
luisant. Elle n’avait donc pas un cheveu sur la tête, mais si on se
basait sur ses sourcils, pour l’heure arqués par la frayeur, ils avaient
dû être très noirs.
Elle le regarda en ouvrant de grands yeux et souffla :
— Qui êtes-vous ?
Sans cesser de braquer son arme sur elle, il scruta rapidement le
reste de la pièce. Pour autant qu’il puisse en juger, ni recoins
obscurs ni cachettes possibles. Ils étaient seuls. Il repéra toutefois
deux portes d’apparence banale, en plastique imitation bois – rien à
voir avec le sas métallique qu’il venait de franchir, ou avec son vis-à-
vis.
Il reporta son attention sur la fille, en levant son arme pour bien
montrer qu’il ne plaisantait pas.
— Où est Kelsier ?
Au lieu de répondre, elle indiqua d’un mouvement de tête le sas
opposé. Drift fit de même pour désigner les deux portes en
plastique.
— Et là ?
— Cuisine, fit-elle dans un souffle en regardant celle de gauche,
et salle de bains, acheva-t-elle en regardant la droite.
Drift contourna prudemment le lit en s’efforçant de la tenir à l’œil
tout en surveillant le reste de la chambre. Il alla caler sa hanche
contre la porte censée donner sur la cuisine et lança un regard
menaçant à la fille :
— On ne bouge pas.
Elle acquiesça sagement.
Il poussa le battant d’un coup de hanche et balaya du canon ce
qui s’avéra effectivement être une kitchenette bien équipée. Il hésita
à ouvrir les tiroirs pour s’assurer qu’ils n’étaient pas factices, puis se
ravisa ; c’était une cuisine, un point c’est tout. Kelsier n’était tout de
même pas parano au point de s’aménager une planque à l’intérieur
d’un faux placard de cuisine niché dans un dédale secret de tunnels
au cœur d’un astéroïde solitaire. Il y avait des limites à tout.
Bien que la fille n’ait pas bougé, il continua à l’observer du coin
de l’œil tandis qu’il répétait l’opération avec la salle de bains. Là
encore, tout paraissait normal, et on ne voyait pas comment le
carrelage brillant ou les accessoires chromés auraient pu receler
une cachette. Il sortit à reculons et alla se poster face à la jeune fille,
qu’il dévisagea sans ciller. Elle soutint son regard. Son expression
était indéchiffrable, mais pas hostile.
— Qu’est-ce qu’il y a par là ? s’enquit-il en indiquant le deuxième
sas, qui se trouvait à présent dans son dos.
— Aucune idée, répondit-elle en haussant les épaules. Je n’ai
pas le droit de sortir d’ici.
Drift hocha lentement la tête.
— Comment vous appelez-vous ?
Un murmure à peine audible.
— Emily.
— OK, Emily, reprit-il d’un ton qui se voulait rassurant tout en
détachant une main de son fusil avec mille précautions. Je veux que
vos mains restent visibles en permanence. Maintenant, je vais ôter
ce drap pour m’assurer que vous ne cachez pas une arme
quelconque en dessous.
Elle serra encore plus fort le drap contre sa poitrine.
— Mais…
— Je dois être sûr que vous n’allez pas me tirer dans le dos,
c’est tout. Promis.
Il tira d’un coup sec sur le drap sans attendre sa réponse. Elle
résista un peu, mais pas longtemps. Ses doigts se desserrèrent et il
vit bientôt que le lit ne dissimulait rien qui ressemble de près ou de
loin à une arme. Ou alors, on avait récemment découvert comment
transformer un oreiller en arme létale. Cette vérification avait mis à
nu le torse menu et mordoré d’Emily – dont la pudeur était plus ou
moins sauve grâce à des dessous davantage destinés à décorer
qu’à tenir chaud – et dévoilé de longues jambes fuselées. Et
entièrement métalliques, des hanches au bout des pieds.
Drift battit des paupières sous l’effet de la surprise, puis regarda
à nouveau le visage et, inévitablement, le crâne de la fille.
— Mais… ?
À cet instant l’expression de la fille changea et, sous l’effet de la
colère, devint presque sauvage.
— Je vous défends d’avoir pitié de moi !
Soudain, elle ramena ses jambes sous elle et s’accroupit sur le
lit. Quelque chose scintillait près de sa nuque ; cela ressemblait à un
tube métallique gainant la moelle épinière et descendant jusqu’au
bas du dos. Drift secoua la tête.
— Je n’avais pas du tout l’intention de… Écoutez, ce n’est pas
après vous que j’en ai.
Toute cette affaire lui prenait la tête, beaucoup plus que prévu.
— C’est Kelsier que je cherche.
L’expression d’Emily s’altéra à nouveau. La colère y céda la
place à un vif intérêt.
— Vous allez le tuer ?
— Possible.
— Je peux venir ? Pour regarder ?
Drift camoufla tant bien que mal sa réaction. Qu’est-ce que son
ennemi juré avait pu faire à cette fille ? Au fond de lui, il avait bien
une petite idée, mais préféra ne pas trop creuser. Ces jambes… Il
chassa cette vision fugitive. Quelle que soit la suite des événements,
il n’était pas question de se lancer aux trousses de Kelsier avec
cette fille à la traîne. La dernière chose dont il avait besoin, c’était
d’une amateure surexcitée en quête de vengeance qui risquait de
tout faire foirer au dernier moment.
— Non, répondit-il enfin. Il faut que vous sortiez d’ici, enchaîna-t-
il en désignant le sas par lequel il était entré. L’armée europienne
s’empare en ce moment même de l’astéroïde. Allez à la rencontre
des soldats, ou dirigez-vous vers le hangar d’amarrage. Dans un cas
comme dans l’autre, dès que vous apercevrez quelqu’un, criez très
fort que c’est Ichabod Drift qui vous envoie.
— Ichabod Drift ?
— Oui. C’est joli, hein ? N’en abusez pas.
Elle le regarda sans comprendre. Bon, tant pis, ça ne peut pas
marcher à tous les coups.
— Je suis sérieux. Allez-y, là, tout de suite. Ah, et si vous prenez
le tunnel de gauche au premier embranchement, vous allez tomber
sur un géant māori. Il est armé, et il a mauvais caractère. Du moins
j’espère. S’il ne s’est pas vidé de son sang entre-temps, ou s’il n’a
pas perdu conscience. Donc, en fait, vous avez intérêt à prendre à
droite. Il y aura moins d’explications à fournir.
Elle le dévisagea longuement, les yeux ronds, en soupesant le
pour et le contre. Puis elle opina et recula sur le lit sans quitter Drift
des yeux et enfila un peignoir blanc surgi de nulle part avant de
gagner le sas en faisant un grand détour pour contourner Drift.
Celui-ci remarqua que ses pieds, pourvus d’orteils métalliques,
étaient moulés dans une matière plus sombre, peut-être du
caoutchouc, pour lui éviter de glisser.
— Allez-y ! insista-t-il. Vite !
Emily le salua d’un mouvement de tête et activa la porte. Celle-ci
coulissa et elle sortit sans bruit, dans un envol de tissu blanc et de
métal argenté. Drift se retrouva seul dans une chambre vide.
— Eh bien… bizarre comme rencontre, marmonna-t-il.
Il rejoignit l’autre sas et, sur la foi de son expérience passée,
entra le même code à cinq chiffres. Une fois encore, avec succès. Il
se retrouva alors dans le QG de l’organisation.
Rien de très impressionnant au premier abord. L’endroit était
grand comme la moitié de la soute du Jonas, avec quelques
terminaux par-ci, par-là et, contre les parois, des unités centrales qui
bourdonnaient doucement. Il vit aussi de nombreux moniteurs qui,
pour l’instant n’affichaient rien, puisque Jenna redirigeait le signal
des caméras de surveillance. Face à lui, une deuxième porte codée.
À quelque distance de lui, sur le mur de gauche, une icône
rectangulaire de soixante centimètres de haut sur trente de large –
un entrelacs de lignes dorées formant des motifs géométriques sur
un fond noir et luisant évoquant l’obsidienne. Juste au-dessous, le
dos tourné, intensément concentré sur son terminal, était assis
Nicolas Kelsier.
— Qu’est-ce que c’est ? aboya-t-il sans se retourner.
— Hólà, señor Kelsier, répondit Drift en mettant le vieux en joue.
Se acabó.
Il se rappela une seconde trop tard que Kelsier n’était pas doué
en espagnol. Il aurait été dommage de perdre une réplique aussi
mémorable. Il traduisit donc :
— C’est fini.
L’autre se raidit. Sa tête chenue pivota imperceptiblement et Drift
vit luire une prunelle bleu glace.
— Ichabod. J’aurais dû me douter que dans ce désastre, vous
seriez la petite cerise mexicaine sur le gâteau.
— Vous semblez avoir oublié qu’il est très difficile de m’éliminer.
Non non, ne vous retournez pas.
Sans cesser de viser Kelsier, il porta sa main libre à sa ceinture
et tira de sa pochette l’unité de stockage que Jenna lui avait fait
remettre par Sara. Il l’inséra silencieusement, l’air de rien, dans le
lecteur du plus proche terminal.
— J’avoue, j’ai été imprudent en espérant que pour une fois,
vous seriez à l’heure, cracha Kelsier. Mais je vois que de nos jours,
vous n’êtes même plus capable d’assurer une simple livraison.
— Je vous trouve bien arrogant pour un type obligé
d’abandonner sa planque aux mains des soldats de son ex-
employeur, amenés jusqu’ici par votre serviteur, persifla Drift. On
peut savoir ce que vous aviez en tête, Nicolas ? Raser une ville
entière, c’est une mesure de rétorsion raisonnable, pour un simple
licenciement ?
Il marqua une pause. Plus l’heure tournait, moins Apirana avait
de chances de s’en sortir, mais une question lui brûlait les lèvres.
— Et cette fille, là, qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Kelsier se retourna malgré les instructions de Drift, indifférent au
fusil braqué sur lui. Son visage était neutre, fermé – une expression
que Drift lui avait souvent vue.
— J’espère que vous ne l’avez pas touchée.
— Ne vous en faites pas pour ça.
Le regard de Drift fut une nouvelle fois attiré par l’icône.
— C’est un symbole de la secte des Synthètes, ça, non ? Que
dois-je en conclure ? Avec l’âge, certaines parties de votre anatomie
ont eu des défaillances ? Vous avez ressenti le besoin de tromper la
mort le plus longtemps possible ?
Tout à coup, le penchant du vieux pour les transhus ne lui
paraissait plus si prosaïque.
— Vous avez fini par préférer les machines aux humains, c’est
ça ?
— Elles, au moins, sont fiables, fit patiemment l’autre, tel un
professeur face à un élève obtus. Et logiques, contrairement à mes
ex-employeurs. Imaginez un peu. Pendant plus de dix ans, j’ai
organisé pour leur compte des opérations de piratage à grande
échelle, et à aucun moment il ne leur est venu à l’idée qu’un jour je
me passerais d’intermédiaire, histoire d’améliorer un peu ma
rémunération. Quand ils s’en sont rendu compte, ça ne leur a pas
plu ; alors ils m’ont accusé de corruption. En effet, comment
m’accuser de vol, alors que c’était pour eux que je volais ? Les êtres
humains sont de vils hypocrites sans cohérence aucune. Quand une
machine fonctionne et qu’on lui donne des instructions dans un
langage qu’elle comprend, elle obéit. On ne peut pas en dire autant
de l’homme que j’ai devant moi.
— Pas de chance, railla Drift. Bon, assez bavardé. Les mains sur
la tête et direction la porte, pépé. Il y a là dehors un tas de gens
surarmés qui meurent d’envie de faire votre connaissance.
— Et si je leur disais que j’ai loué vos services pour déposer la
bombe ? fit Kelsier en se gardant bien de placer ses mains sur sa
tête. Ce serait ennuyeux, vous ne croyez pas ? Or, vous ne pouvez
pas m’abattre sur place, car ils me veulent sûrement vivant pour
m’interroger, me traduire en justice, et…
— Mouais… Je n’en suis pas si sûr, coupa Drift. Vous avez
commis un acte de guerre, Nicolas. Ou pour le moins un attentat
terroriste. Avec vous, les Europiens ont été à bonne école. Il est
possible qu’ils veuillent vous poser quelques questions, en effet,
mais il y a aussi de bonnes chances pour qu’ils vous fusillent sur
place. Et ce seront eux les responsables, pas moi. Cela dit, si vous
m’y obligez, je n’hésiterai pas une seconde, ajouta-t-il en déplaçant
le canon de son fusil pour lui indiquer la porte. Allez, ouste.
— N’empêche, votre position sera intenable, médita Kelsier.
Vous n’êtes pas du genre à vous sacrifier pour capturer un ennemi,
Drift. Vous préférerez toujours vous débiner, vous planquer, vous
éclipser discrètement…
— Est-ce que j’ai l’air de m’éclipser ? riposta Drift en épaulant
plus fermement son arme. Je suis sérieux, vieux fumier. S’il le faut,
je vous colle une balle dans la jambe et je vous traîne par terre
jusqu’aux Europiens.
— Vous devrez apporter la preuve qu’il y avait un autre navire,
poursuivit Kelsier. Et cette preuve, vous ne l’avez pas…
Son regard bleu s’intensifia tout à coup.
— À moins que votre pirate informatique n’ait falsifié mon journal
de bord ! s’exclama-t-il.
Prenant bien soin de ne pas regarder le terminal dans lequel il
avait inséré l’unité, Drift répondit :
— Assez de spéculations, Nicolas. Allons voir ce que les
Europiens veulent faire de vous, sinon je jure devant votre Dieu tout
brillant que je vous tire dans les jambes et que je vous y traîne par le
col. À vous de voir.
L’autre eut un rictus de mépris.
— Ichabod, vous faites l’erreur d’utiliser les machines sans
comprendre comment elles fonctionnent, dit-il en faisant mine de
lever les mains vers le sommet de son crâne, les doigts de chair
intacte reposant sur leurs homologues métalliques. Par exemple,
savez-vous que la quasi-totalité des Prosthétiques ont les mêmes
caractéristiques techniques ? Observez bien les conséquences.
Quoique… vous allez avoir du mal à observer quoi que ce soit.
Il appuya sur le dos de sa main métallique, dont les jointures
pointaient vers l’avant, et la moitié du champ de vision de Drift devint
noir.
— Mais… ?
Il porta machinalement la main à son œil mécanique, et ce geste
involontaire fit osciller le canon de son fusil l’espace d’une demi-
seconde, le temps de reprendre ses esprits. Ce fut une demi-
seconde de trop. Kelsier eut le temps d’attraper l’objet le plus proche
– une tablette numérique, en l’occurrence – et de le lui lancer de
toutes ses forces à la tête. Drift tenta de l’intercepter, mais avec un
seul œil, il ne pouvait plus estimer les distances. Son geste resta
vain et le projectile le heurta à la tempe. Il vacilla, fit un pas en
arrière. Sa vision était momentanément affectée par le choc. Il
appuya sur la détente, mais sans pouvoir viser avec précision.
On entendit un tintement métallique de balles percutant des
surfaces alentour, mais la rafale n’eut aucun effet sur le vieux. Alors
que Drift s’efforçait de focaliser son regard, il encaissa un coup à la
mâchoire du côté où il n’y voyait pas. Après un bref
engourdissement dû à la surprise, ses nerfs sensitifs lui transmirent
un flamboiement de douleur, et il lui fallut une seconde ou deux pour
se rendre compte qu’il était à terre.
— Tu es vraiment trop bête, petit con ! siffla Kelsier tout près de
son oreille tandis que des doigts de métal se refermaient sur sa
gorge. Faut toujours que tu prennes des poses, que tu te donnes de
grands airs, hein ? Ce coup-ci, ça m’aura bien rendu service. Tu
noteras, pendant que tu crèves d’asphyxie, que pour jubiler, j’ai
attendu d’être vraiment en position de te tuer, moi !
Le vieux avait raison. Sa prothèse était dotée d’une force bien
supérieure à celle d’une main humaine normale, et Drift la sentait
réellement lui broyer la gorge. Il tenta bien de desserrer cette
étreinte de mort, mais rien à faire ; comme sa vision redevenait floue
– sans doute pour la dernière fois –, il griffa Kelsier au visage. Tout
d’abord, celui-ci recula un peu pour esquiver le geste qui le visait
aux yeux, et la pression sur le cou de Drift décrut. Mais le vieux leva
la main gauche pour se protéger et repousser la main de Drift. Ce
dernier, qui n’y voyait presque plus rien, sentait son cœur battre à
grands coups dans ses tempes, toujours plus fort et plus vite à
mesure que son cerveau réclamait l’oxygène dont Kelsier le privait.
Boum.
Il allait perdre conscience d’un moment à l’autre. Son ennemi lui
écrabouillerait la trachée-artère et il ne se réveillerait plus jamais.
Boum.
Boum.

1. En français dans le texte (NdT).


FIN DE PARTIE

BOUM.
Une sensation liquide et tiède sur son visage. La pression avait-
elle provoqué la rupture d’un petit vaisseau dans la cavité nasale ?
Non.
Minute.
Aaaaaaargh…
Le brusque rétablissement de la circulation sanguine faillit lui
faire perdre connaissance, mais s’il s’étranglait toujours, il ne sentait
plus sur sa gorge le métal froid des doigts artificiels. Bientôt il
retrouva la vue ; d’abord ébloui, il distingua progressivement
l’alignement des lampes au plafond. L’ouïe lui revenait aussi, à
mesure que décroissait le martèlement contre ses tympans. Des
voix confuses et, sur sa gauche, des pas.
Il tourna difficilement la tête, malgré la douleur dans son cou et
sa mâchoire, et son œil gauche s’arrêta sur une silhouette. Il lui
manquait manteau et chapeau, bien sûr, mais le Sarrasin 920 que la
nouvelle venue tenait négligemment à deux mains trahissait
immédiatement son identité.
— Ah bon, tu n’es pas mort, en fin de compte ? fit Tamara
Rourke en s’accroupissant à ses côtés.
Elle avait ôté le casque de son atmo-combi, et quand elle reprit
la parole, Drift sentit son souffle sur son visage.
— Pff… T’es vraiment con, tu sais.
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit, répondit-il.
Ou plutôt voulut-il répondre, car un violent élancement à la
mâchoire l’arrêta après la première syllabe. Il se contenta donc d’un
miaulement de douleur. Il se passa, la main sur la figure et examina
ses doigts : pleins de sang.
— Allez, relève-toi, mauviette, lui lança Rourke sans une once de
pitié.
Drift laissa rouler sa tête sur la gauche et le regretta aussitôt : à
un mètre de lui se trouvaient les restes de celle de Nicolas Kelsier,
attachée à son corps, plus ou moins intact. Il regarda Rourke et lui
demanda par gestes si c’était elle qui l’avait abattu.
Elle confirma d’un hochement de tête.
— Jenna nous a contactés par radio. Elle pensait qu’Apirana et
toi aviez eu les yeux plus grands que le ventre, alors elle m’a
demandé d’intervenir. Elle nous a indiqué la plus proche entrée.
Quand elle nous a ouvert, on est tombés sur vous, Kelsier et toi ; joli
tableau. J’aurais préféré ne pas l’abattre, mais… je ne pouvais tout
de même pas le laisser étrangler le propriétaire du navire de l’agente
Rourke, n’est-ce pas ? fit-elle avec un haussement d’épaules. Mais
au fait, où est Apirana ? s’inquiéta-t-elle tout à coup.
Drift se redressa péniblement en position assise et désigna la
porte par laquelle il était entré puis, toujours par gestes, lui fit
comprendre qu’il fallait emprunter le tunnel de gauche. Enfin, il forma
un pistolet avec ses doigts et montra sa cage thoracique.
— Merde, jura tout bas Rourke avant de lancer à une
Europienne toute proche : Appelez une équipe médicale de toute
urgence et envoyez-la dans ce tunnel. Un de mes hommes est
blessé !
Le tout prononcé avec une telle autorité que la soldate porta
automatiquement la main à son inter. Elle se rappela in extremis
qu’elle était censée consulter d’abord le lieutenant Hamann, mais
celui-ci lui fit signe d’obtempérer. Quelques instants plus tard, un
commando d’une dizaine de personnes sortait du sas avec deux
médecins sur les talons. Restait à espérer qu’ils ne perdraient pas
trop de temps en passant par la chambre à coucher d’Emily.
— Allez, je t’aide à te remettre debout, claironna Rourke en lui
tendant la main.
Elle le remit sur pied, mais dut le rattraper de justesse. Elle en
profita pour lui souffler à l’oreille :
— Tu as pu brancher le machin ?
Il dirigea son regard vers le terminal auquel l’unité de Jenna était
toujours connectée à l’insu de tous. Rourke s’éloigna
nonchalamment – pour autant qu’on puisse rester nonchalant quand
on devait enjamber un cadavre à la tête méconnaissable – et
s’arrêta près du terminal en question en observant les troupes
europiennes, l’air de guetter une menace qui, évidemment, n’existait
pas.
— Lieutenant, annonça bien haut Tamara Rourke, je crois bien
que pour analyser toutes ces données, vous allez devoir appeler vos
experts.
L’unité était à présent dégagée du lecteur, et Drift était sûr d’être
le seul à avoir vu les doigts de son adjointe manipuler brièvement sa
pochette de ceinture. Hamann prit l’air soupçonneux.
— J’aurais cru que la GIA s’intéresserait de près à ces banques
de données.
— Oh, je n’en doute pas, répondit négligemment Rourke, mais
ce n’est pas de mon ressort. Mon commando devait éliminer la
menace que représentait Nicolas Kelsier. Mes supérieurs
apprécieront d’être tenus au courant, mais très franchement, je n’ai
ni les ressources, ni le savoir-faire, ni la patience nécessaires pour
tout passer au peigne fin alors qu’un membre de mon équipe a été
tué sur Hroza Majeure et que je me retrouve avec deux blessés sur
les bras. Si le haut commandement veut tout savoir en détail il n’a
qu’à envoyer une équipe technique récupérer les données.
— Je suis bien d’accord avec vous, fit Hamann en souriant.
L’ancestrale tactique consistant à se défausser sur les gradés
semblait avoir dissipé ses soupçons. Il lança à la cantonade :
— Votre attention s’il vous plaît ! On se contente de parer au
danger immédiat ! La commandante étant occupée à purger les lieux
de toute la racaille pirate, on passe un dernier coup de serpillière en
retournant au hangar pour être sûrs de ne pas en oublier, OK ?
Comme les Europiens se livraient à d’ultimes vérifications,
Rourke attira Drift à elle.
— Tu es sûr que ça a marché ?
Il se borna à hausser les épaules en désignant piteusement sa
mâchoire. Il était quasi certain qu’elle était démise. Juste au moment
où il songeait que la douleur ne pouvait être pire, elle lui apporta un
démenti formel.
— Ne te fais pas trop d’illusions, dit Rourke en s’autorisant un
petit sourire amusé. En fait, je te préfère muet.
Le retour au hangar fut infernal pour Drift : le moindre faux pas
se traduisait par une douleur lancinante. Pour finir, ses
gémissements exaspérèrent Rourke, qui s’arrêta.
— Deux possibilités, lâcha-t-elle. Soit tu attends que les
médecins europiens aient fini de traiter les cas urgents, sachant qu’il
y a un nombre non négligeable de blessures par balles, y compris
celles d’Apirana, et tu la boucles jusqu’à ce qu’ils s’occupent de toi,
soit je te remets le maxillaire en place ici et maintenant.
C’était la première fois de sa vie qu’il disposait de ses seuls
sourcils pour exprimer l’affolement, mais le moment semblait
particulièrement bien choisi pour s’entraîner.
— En plus, j’ai reçu une formation médicale, tu sais, soupira
Rourke en calant son Sarrasin contre la paroi avant de s’assouplir
les doigts. Bon, d’accord, c’était il y a un certain temps. Et
normalement, on administre un antalgique avant ; mais on va en
manquer, vu la situation. Il vaudrait mieux régler le problème sans
attendre. Le plus tôt sera le mieux. Prêt ?
Drift en était encore à chercher comment lui signifier son
désaccord profond sans parler ni secouer la tête quand tout à coup,
elle referma sa main sur sa mâchoire et…
— Aaaaaaaargh !
Un éclair de douleur aveuglant. Mais sa mâchoire fonctionnait de
nouveau – plus ou moins. Il la mit aussitôt à l’épreuve en lâchant
une bordée de jurons blasphématoires.
— Jesús, Maria, madre de Díos !
— Fais gaffe, conseilla Rourke en le voyant se plier en deux de
douleur et se tenir la mâchoire. Si tu ouvres trop grand la bouche ça
peut se redéboîter. Vaudrait mieux éviter, non ?
— Tu te venges parce qu’il y des choses que… que je ne t’ai pas
dites, c’est ça ? gémit-il entre ses dents – presque – serrées.
Elle récupéra son fusil et se remit en marche.
— Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler.
Le hangar était le théâtre d’une intense activité. On l’avait
dépressurisé pour accueillir les deux navettes de la frégate
europienne, puis repressurisé. Désormais, on s’affairait à y faire
embarquer les blessés (moins nombreux que Drift ne l’avait redouté)
et les prisonniers (moins nombreux qu’il n’aurait cru). Il entrevit un
bref éclair blanc : deux soldats faisaient monter Emily à bord d’une
navette. Une fois de plus, il se demanda quelle était son histoire. Les
Europiens en auraient sûrement le cœur net.
— Où est Apirana ? s’enquit-il, tenaillé par l’inquiétude.
— Déjà à bord, promit Rourke. Il a été pris en charge en priorité,
si j’ai bien compris ; les agents de la GIA jouissent d’avantages en
nature, semble-t-il. Tout le monde veut être dans nos petits papiers.
— Dommage que Kelsier ne l’ait pas su, ironisa Drift en baissant
d’un ton. On aurait peut-être pu éviter ce foutoir.
— Regarde autour de toi, Ichabod, déclara Tamara Rourke en
baissant la voix elle aussi, avant d’embrasser d’un geste large les
blessés et les quelques cadavres. Tout ça parce que tu as accepté
une mission sans nous consulter. Tu crois que ça en valait la peine,
franchement ?
Drift contempla la scène, un arrière-goût amer dans la bouche. Il
secoua la tête avec lassitude.
— Non.
— Tu vois bien…
— Je veux dire : non, ce n’est pas à cause de moi, coupa-t-il en
baissant les yeux sur son adjointe. C’est arrivé parce que je vous ai
convaincus que c’était possible, que sept casse-cou à bord d’un
rafiot mangé aux mites pouvaient monter une embrouille bien ficelée
qui ait des chances de réussir.
Pour la première fois de sa vie, Tamara Rourke eut l’air
estomaqué.
— Je ne dis pas qu’on doit faire ça pour s’amuser, s’empressa-t-
il d’ajouter en jetant un coup d’œil alentour, mais avoue : si je t’avais
proposé une arnaque pareille sans que notre vie soit en danger,
qu’aurais-tu dit ?
— Que tu étais complètement cinglé.
— Voilà ! s’exclama Drift, rayonnant – malgré la douleur. Et tu
aurais eu tort !
— OK, ça a marché cette fois-ci, mais ça reste une idée de
cinglé, soupira Rourke. Soyons sérieux, Ichabod. J’ai vu des
hommes et des femmes mourir sous mes yeux, aujourd’hui. Et toi
aussi, d’ailleurs. Ça ne te gêne pas ?
— Mais si, convint Drift. Seulement, ça m’aurait beaucoup plus
gêné si ça m’était arrivé à moi. Ou à toi, à Jenna ou à…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire
— Je sais, mais c’est ce que je veux dire, moi. Écoute. La
guerre, c’est juste des gens qui en envoient d’autres faire à leur
place ce qu’ils ne veulent pas faire, d’accord ? Ces morts et ces
blessés dont tu parles sont des soldats ; on les a lâchés aux
trousses d’un type qui a tenté de leur balancer une bombe atomique.
La seule chose qu’ils ignoraient dans l’affaire, c’est que les pauvres
cons qui se sont fait avoir au départ en acceptant de transporter la
bombe sans le savoir, c’était nous, ce qui ne me dérange pas outre
mesure, et ne me dites pas que ça vous empêche de dormir,
madame l’agente de la GIA…
— Ça va peut-être t’étonner, mais ce n’est pas pour rien que j’en
suis partie, figure-toi. Même moi j’ai fini par avoir mauvaise
conscience. Quoi qu’il en soit… soupira-t-elle, on n’avait pas
tellement le choix. On a relevé un pari stupide et dans l’ensemble,
on ne s’en est pas si mal sortis.
— Exactement, confirma Drift en s’écartant pour laisser passer
un chariot médical autonome. Bon. Si j’ai bien compris, on ne
retourne pas chercher le corps de Micah ?
— Ce sont les autorités hrozanes qui détiennent ses papiers, et
je leur ai dit de l’incinérer. Il est possible qu’ils retrouvent sa famille,
s’il en a. Mais en effet, je crois que ce ne serait pas une bonne idée
de retourner là-bas.
— Ouais, restons quelque temps à l’écart de la zone spatiale
europienne, fit Drift avec un petit rire. Au cas où ils auraient reçu
d’autres messages du ministère de la Défense. On leur laisse le
temps de remettre Apirana d’aplomb, on fait semblant de leur donner
rendez-vous sur Hroza et on se taille ?
— Ça me va, conclut Rourke en activant son inter.
Tous deux étaient arrivés à la hauteur du Jonas, qui avait
décidément piètre allure à côté des deux navettes de l’armée
hrozane.
— Jia, ça te dirait de nous laisser monter à bord ?
+Ça marche.+
La passerelle commença à s’abaisser.
+Jenna vient d’arriver. On ramène des soldats ?+
— Non, répondit Rourke. Curieusement, ils veulent leurs propres
pilotes. Je me demande bien pourquoi.
+Allez tous vous faire foutre.+
ÉPILOGUE

Il y eut une secousse et la Keiko se déconnecta du Severus ; les


deux appareils se séparèrent. Dès qu’ils eurent franchi une distance
polie, Jia augmenta doucement la puissance des propulseurs
d’orientation. Le pilote de la frégate europienne fit de même, afin de
se positionner sur un vecteur propice à la poussée d’Alcubierre et de
faire le Saut vers le Système de Perun.
Drift donna une tape amicale sur l’épaule d’Apirana.
— Ça va aller, vieux ?
— Ça tangue un peu, admit le Māori en portant la main à son
flanc.
Les médecins militaires europiens n’en étaient pas à leur
première plaie par balle. Mais celle-là était passée un peu trop près
d’un rein, et le corps humain avait tout de même ses limites.
— Je vais m’en remettre, ajouta-t-il.
— Tu m’en vois ravi.
Drift sourit et regarda les étoiles tournoyer derrière la baie
d’observation tandis que Jia détournait l’appareil de la géante
gazeuse autour de laquelle la Keiko était restée en orbite. Son œil
droit était à nouveau fonctionnel. Un des médecins europiens formés
en prosthétique l’avait remis en service et il n’était pas fâché d’avoir
retrouvé un champ visuel complet.
— Avant toute chose, honneur aux morts, déclara-t-il en
s’emparant du verre où il avait versé une bonne rasade de whisky.
Il le leva, puis reprit en pesant ses mots :
— Je crois qu’on peut le dire : aucun d’entre nous ne connaissait
bien Micah van Schaken. Son passé, il n’en parlait pas souvent,
mais on savait qu’il avait fait partie de l’Unité de défense frontalière
de l’EuroComplexe.
Le plus dur restait à dire…
— Euh… j’ai du mal à évoquer les aspects positifs, comme il est
de mise dans ces circonstances. Micah n’était pas toujours facile à
vivre, et on ne peut pas dire qu’il ait répandu le bonheur et la lumière
partout où il allait. En fait, il était même trop cynique pour moi, avec
un humour très noir. Toutefois, comme nous ne connaissons pas son
passé, nous ne porterons pas de jugement sur ce qu’il était quand
nous l’avons connu. Je me contenterai de dire qu’il avait été engagé
pour se battre à nos côtés et qu’il le faisait chaque fois qu’on le lui
demandait.
— Et même parfois quand on ne lui demandait rien, ajouta
Rourke.
Drift la foudroya du regard, mais elle leva son verre à son tour.
— Micah n’était pas qu’un exécutant. Il était intelligent et
percevait des choses que les autres ne voyaient pas.
Ils la virent déglutir avec peine ; Drift crut un instant déceler de
l’émotion dans sa voix, mais il la connaissait trop bien…
— C’est lui que l’Homme qui rit a tué en premier. Drôle de
privilège, mais quelque part, c’est un compliment.
— Il est mort en essayant de lancer l’alerte, intervint Apirana en
levant son verre d’eau. J’ai connu des mercenaires qui se seraient
tirés vite fait en voyant qu’ils étaient tombés dans une embuscade.
Pas le genre de Micah.
— Il ne m’a jamais accusé de tricher aux cartes, ajouta Kuai, et
pourtant, il le savait, j’en suis sûr. Quoi ? dit-il en dévisageant tour à
tour les autres. Mais non, je ne triche pas avec vous, les gars !
— T’en fais pas, dit Jenna. Jamais un tricheur ne jouerait aussi
mal, on le sait tous.
— Ah, vous voyez !
Une pause, puis :
— Euh, comment ça ? reprit-il en fronçant les sourcils.
Le sourire de la jeune hackeuse s’effaça et, à son tour, elle leva
son verre.
— Euh… je connaissais Micah moins bien que vous et depuis
moins longtemps. Je dirais qu’au moins, avec lui, on savait à quoi
s’en tenir. C’était une des personnes les plus cash que j’aie
connues ; il n’essayait pas de se faire passer pour plus gentil ou
méritant qu’il n’était.
Tous les yeux se tournèrent vers Jia, qui pivota sur son siège,
prit son verre et le contempla pensivement. Elle parut sur le point de
parler, se ravisa, puis se décida enfin :
— Il était super au lit.
Un silence éberlué. Puis elle explosa de rire.
— Si vous voyiez vos têtes… !
Kuai semblait au bord de la crise de nerfs.
— Ne me dis pas que… ? Jia, ce n’est pas drôle !
— Ça tombe bien, je ne plaisante pas. Si si, c’est vrai, lui dit-elle
avec un grand sourire. On ne l’a pas crié sur les toits, voilà tout.
N’empêche, vous avez tous l’air de poissons rouges en état de mort
cérébrale !
— Bon, alors… à Micah ! gloussa Drift.
Il engloutit son whisky et attendit que les autres fassent de
même. Kuai marmonna tout seul en mandarin, l’air sombre, et
Jenna, visiblement en état de choc, gardait les yeux fixés sur Jia.
Mais tous finirent par vider leur verre.
— Point suivant, enchaîna Drift. Je me suis souvent retrouvé
dans le pétrin, mais là, c’est le pire depuis que j’ai changé de métier,
eh oui, depuis le début j’ai pris de mauvaises décisions, je ne le nie
pas. Micah connaissait les risques qu’il courait, mais c’est quand
même à cause de mon plan qu’il s’est fait tuer. C’est aussi à cause
de moi que Jenna s’est retrouvée prise au piège à bord d’un rafiot
plein de terroristes et de pirates, que Kuai s’est pris une balle dans
la jambe et Apirana dans un rein, et que j’ai failli mourir étranglé. Et
comme me l’a fait remarquer Tamara, c’est sur mon initiative que
tout a commencé. Bref, on est débarrassés de Kelsier, mais les
Europiens vont nous maudire quand Rybak fera son rapport à Vieille
Terre et comprendra qu’on l’a roulée. Mais bon… il reste des coins
de la galaxie où ils ne sont pas chez eux.
» Voilà où je veux en venir : je n’ai pas du tout envie de vous
perdre, mais maintenant que les choses sont un peu plus calmes, je
comprendrais que vous quittiez le navire. Entendons-nous bien : je
ne vais pas non plus faire de grands détours pour vous déposer ici
ou là, hein ! En revanche, ce qu’on a gagné dans l’affaire, du moins
je l’espère, c’est un butin à se partager, avant que vous ne preniez
votre décision. À vous, miss McIlroy.
Jenna exhiba la petite unité de stockage que Drift avait branchée
sur un des terminaux de l’ordinateur central au QG de Kelsier. Sa
fonction première avait été avant tout de débusquer et effacer toute
mention de la Keiko, du Jonas ou des membres de l’équipage au
cas où les Europiens se mettraient en tête d’analyser les données
sur place ; mais elle était aussi prévue pour lancer une sauvegarde.
— Les gars, c’est le moment de vérité.
Elle l’inséra dans un port de son terminal, pianota sur l’interface
puis se renversa dans son siège et attendit. Drift s’inquiéta de la voir
faire la moue, les sourcils froncés.
— Il y a un problème ?
— Je me demande juste si on a intérêt à tout regrouper ou à
s’attribuer chacun un compte, expliqua-t-elle tandis que son visage
s’éclairait.
— Euh, pardon ?
Drift se retrouva derrière elle sans le moindre souvenir d’avoir
franchi l’intervalle qui les séparait, mais de toute façon, les lignes de
code qui s’affichaient sur l’écran ne lui disaient pas grand-chose.
— Mesdames et messieurs les occupants de la Keiko, annonça
Jenna avec emphase, Nicolas Kelsier avait plusieurs comptes
ouverts en différents endroits de la galaxie, comptes où il puisait à
sa convenance… et dont on a désormais les codes d’accès.
Drift cilla. Tout à coup, les chiffres se précisèrent sous ses yeux :
ils parlaient un langage qui lui plaisait énormément. Il fit signe à
Rourke d’approcher.
— Qu’est-ce que tu en dis ?
— Voyons…
Elle étudia un moment l’écran, puis posa son index mince et
sombre sur une des sommes les plus élevées.
— Le Système de Rassver, à mon avis. En territoire de l’Étoile
rouge, à une distance confortable d’éventuels Europiens trop
curieux. De toute façon, tu as besoin d’une petite remise à niveau en
russe.
— Tu l’as dit.
Drift se redressa, envahi d’une douce chaleur. Sa mâchoire lui
faisait un mal de chien et il avait peut-être tout un conglomérat
étatique aux trousses (voire deux si la FÉA apprenait qu’il était
toujours vivant), mais au moins, il était riche. Il suffisait d’aller
chercher le magot.
— Pilote ! Cap sur le Système de Rassner ! s’exclama-t-il.
— Bien capitaine.
À sa grande surprise, Jia salua à peu près dans les règles et se
retourna vers ses commandes afin de programmer l’ordinateur de
navigation. Apirana sortit du cockpit non sans échanger avec Drift un
poing contre poing, et le petit Kuai le suivit de près (comme une
ombre chinoise, pour ainsi dire) en maugréant dans sa langue.
Rourke alla occuper le siège de copilote et Drift resta planté derrière
Jenna.
— Alors, ta copine europienne a apprécié son incursion dans le
monde de l’espionnage intergalactique ? s’enquit-il.
— Sara ? Je crois qu’elle a été un peu… dépassée par toute
l’histoire. Sur la fin, elle avait vraiment hâte de regagner un vaisseau
europien. Son petit job peinard devait lui manquer.
— Je veux bien te croire, pouffa Drift. Et toi ? reprit-il plus
sérieusement. Comment s’en sort la petite jeune fille de Franklin
Majeure ?
— Mineure, corrigea-t-elle machinalement. En toute franchise,
capitaine, je ne veux plus jamais avoir à faire ce genre de chose.
Passer des heures dans une navette à te demander si tu vas être
capturée, tuée ou… ou pire, ça va une fois. Je ne veux plus non plus
avoir à ouvrir un hangar d’amarrage sur le vide spatial et à tuer des
gens pour les empêcher de venir me chercher en faisant tout sauter
au passage. Je n’avais jamais tué personne avant aujourd’hui, ou
hier, enfin bref. Ça ne m’a pas plu du tout.
— Je comprends, répondit Drift. Ça signifie que tu voudras partir
de ton côté quand tu auras touché ta part ?
— Mais non ! s’écria-t-elle.
— Ah… réagit-il, content, mais perplexe. Je pensais…
Elle l’interrompit en pressant son index sur la poitrine de Drift
pour marteler ses propos.
— Ça signifie que la prochaine fois, nos conneries, il faudra les
préparer correctement !

FIN
Remerciements
Je vais commencer par des excuses.
Dans cette peinture de l’avenir, j’ai représenté plusieurs
civilisations et nationalités. Mais le personnage à la fois le plus
saisissant, le plus détaillé, et le plus éloigné de mon expérience
personnelle est sans doute Apirana Whahawaha. Il s’inspire d’un
autre personnage de Māori créé par mon ami Will, que je remercie
de m’avoir autorisé à en reprendre ici certains traits. Mais même en
tenant compte des siècles qui nous séparent des aventures de la
Keiko, je me suis sûrement trompé quelque part sur les appellations
précises, la langue ou les traditions de ce peuple… Je présente
donc mes excuses à tous les Māoris au cas où je les aurais offensés
par mégarde, et j’espère que mes lecteurs fermeront les yeux sur
ces erreurs ou, mieux, les corrigeront (sur Internet).
Voilà qui est fait. Maintenant, je voudrais remercier avant tout
mon agent, Rob Dinsdale, sans qui toute cette histoire aurait été
sinon impossible, du moins hautement improbable. Jusqu’à ce qu’il
m’accepte dans son écurie, je ne savais pas quelle aide inestimable
représente un bon agent. Merci aussi à l’écrivain Luke Scull, prince
héritier du grimdark, qui nous a mis en contact. Luke, avec mes
armes à projectiles et ma bombe atomique, je suis encore très loin
de totaliser autant de morts que toi.
Un énorme merci à Michael (malheureusement disparu depuis),
à Emily, et à tous mes autres interlocuteurs chez Del Rey UK pour
avoir fabuleusement contribué à concrétiser ce projet de livre. Pour
vos retours, vos conseils, l’illustration géniale… tout ! Il est précieux
d’avoir affaire à des gens prêts à s’investir à fond dans les histoires
que j’invente dans mon coin. Merci aussi à Joe, à Navah et à tous
ceux qui, chez Saga Press, ont bien voulu parier sur ce conte de S-F
venu de l’autre côté de l’Atlantique, qui l’ont accueilli avec
enthousiasme et lui ont offert une nouvelle couverture, signée d’un
illustrateur légendaire.
Merci, Ande, de m’avoir aidé en espagnol quand le personnage
de Drift décide qu’une seule langue ne suffit plus. Je suis seul
responsable des éventuels contresens. Merci à Carrie de m’avoir
signalé qu’il était peut-être idiot de baptiser une planète New
Shinjuku (même si j’ai finalement maintenu mon choix). Et merci
Delwyn de m’avoir appris que l’accent māori n’est pas l’accent néo-
zélandais, et de m’avoir fourni des liens utiles. Mythique.
Merci à mes parents de m’avoir élevé dans une maison pleine de
livres, même si mes goûts littéraires les laissaient un peu perplexes.
Merci à Blaise d’avoir toujours été là par mail quand j’avais
besoin de tester mes idées, et d’être mon complice en littérature. De
même, merci à tous ceux qui ont lu et commenté les versions
successives de ce roman.
Merci à toi, lecteur de ces remerciements, d’avoir acheté ce livre.
Enfin, si tu l’as acheté. Si tu ne l’as pas acheté, mais qu’il t’a plu, tu
voudras peut-être acheter le suivant. Tu dois savoir que les
croquettes pour chats et les rongeurs précongelés ne poussent pas
sur les arbres ; j’ai des bouches à nourrir, moi.
Enfin et surtout je remercie ma femme, Janine, qui ne m’a jamais
reproché, ces deux dernières années, de disparaître durablement
dans mon bureau pour inventer des mondes, qui a assuré la
copropriété de nos fabuleux animaux de compagnie, qui m’a
soutenu sans s’imposer et qui, d’une manière générale, est une
femme formidable.
Titre original :
Dark Run

Texte publié sous la direction de Stéphane Desa

Illustration : © 2016, John Harris

© 2015 by Mike Brooks


© 2019, Fleuve Éditions, département d’Univers Poche,
pour la traduction française.
Publié avec l’accord de Saga Press,
une marque de Simon & Schuster Children’s Publishing Division

ISBN : 978-2-823-86997-2

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
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Ce document numérique a été réalisé par PCA

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