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SOMMAIRE

Couverture
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Warhammer 40,000
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Arjac Rockfist — Ben Counter
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Douze Loups — Ben Counter
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Loup-Tonnerre — Ben Counter
Ragnar Blackmane — Aaron Dembski-Bowden
Prologue
Premièr Partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
Interlude
Deuxième Partie
I
II
III
IV
V
VI
Épilogue
À Propos de l’Auteur
Un extrait de Leman Russ
Page légale
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LIVRE 1 : L’ANGE DE FEU
LIVRE 2 : LE POING DE DEMETRIUS
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LA FAILLE DE GILDAR
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SPACE WOLF - L’OMNIBUS
WARHAMMER 40,000
Depuis plus de cent siècles l’Empereur siège, immobile, sur le
Trône d’Or de Terra. Il est le maître de l’Humanité, par la volonté
des dieux, et le suzerain d’un million de mondes grâce à la
puissance de Ses armées innombrables. Il n’est qu’une carcasse en
décomposition, qui se tord et frémit sous l’influx d’une énergie
invisible venue du Moyen Âge Technologique. Il est le Seigneur
Charognard de l’Imperium au nom duquel mille âmes sont
sacrifiées tous les jours afin qu’Il ne meure jamais vraiment.
Suspendu dans cette dimension où Il n’est ni tout à fait mort, ni
tout à fait vivant, l’Empereur poursuit sa veille éternelle. Ses
puissants vaisseaux de guerre naviguent au cœur des miasmes
infestés de démons du Warp, sur les seules routes qui leur
permettent de relier les étoiles lointaines, selon des trajectoires
éclairées par la lueur de l’Astronomican, la manifestation
psychique de la volonté de l’Empereur. Ses immenses armées
livrent bataille en Son nom sur tant de mondes qu’on ne peut les
dénombrer et, de tous, ses plus grands soldats sont peut-être ceux
de l’Adeptus Astartes, la quintessence des guerriers. Leurs frères
d’armes sont légion : la Garde Impériale et les innombrables rangs
des forces de défense planétaire, les membres de l’Inquisition dont
la vigilance ne s’endort jamais et les technoprêtres de l’Adeptus
Mechanicus, pour n’en nommer que quelques-uns. Pourtant, ces
multitudes suffisent à peine à contenir la menace perpétuelle et
toujours présente des xenos, des hérétiques et des mutants.
Être un homme en ces temps troublés, c’est être un individu noyé
au milieu de milliards d’autres. C’est vivre sous le joug du régime
le plus cruel et le plus sanguinaire qui soit. Ne placez pas votre
espoir dans les pouvoirs de la technologie et de la science, car tant
de choses ont été oubliées qui ne pourront jamais être retrouvées.
Ne comptez pas sur les promesses du progrès et de la raison car,
dans ce lointain futur de sinistres ténèbres, il n’y a que la guerre.
La paix n’existe pas au royaume des étoiles, mais seulement une
éternité de carnages sous le rire moqueur des dieux assoiffés de
sang.
ARJAC ROCKFIST
BEN COUNTER
1
Laissons tranquillement s’endormir le feu, si vous le voulez bien.
Il n’est plus temps de festoyer, vous avez tous eu votre soûl. Oui, même
toi, Blood Claw, toi, jeune et débordant de vigueur, qui ne te complais que
dans le combat ! Même toi. Je ne suis pourtant qu’un vulgaire serviteur dont
la tâche est de réparer ton équipement, entretenir le Croc, travailler dans tes
forges et tes arsenaux, et faire en sorte que vous, Space Wolves, puissiez
vous consacrer tout entier à votre mission de guerre. Mais ce soir, alors que
le soleil de Fenris se couche et nous plonge dans le crépuscule, alors que les
ombres du Grand Hall se rassemblent tels des fragments du ciel nocturne
au-dessus de nous, je suis la voix que tous, vous devez écouter. Leman Russ
lui-même n’a-t-il jamais narré de tels récits, ceux de l’Empereur et de la
Grande Croisade ? N’a-t-il pas ordonné d’écouter les conteurs d’histoires,
qu’ils soient Wolf Lord ou humble serf ? Alors, n’éteins pas ce feu avant
que j’en aie terminé, et laisse mes mots s’allumer dans la lueur de son
ambre.
Mon histoire, ce soir, est celle d’Arjac Rockfist.
Oui, tu peux te réjouir. Arjac, le plus terrible de tous ! Un géant même
parmi les space marines, l’Enclume et le Marteau de Fenris ! Nombreuses
furent les chopes de bière entrechoquées en son honneur. Même vous, les
Long Fangs, même vous, les Grey Hunters qui vous présentez comme la
charpente de notre chapitre, même vous célébrerez son nom. Oui, Arjac
Rockfist, le Champion de Grimnar ! Nombreux sont les ennemis du Père-
de-Tout à maudire son nom depuis qu’ils ont été bannis dans le Hel.
Mais je ne vais pas vous parler d’une victoire contre les hérétiques à
l’autre bout de la galaxie. Non, cette histoire se passe ici, sur Fenris, cette
mère froide et sans cœur qui nous a donné naissance à tous, monde de
toutes ces tribus dont nous sommes tous issus. Elle se déroule en ce lieu
même, au sein du Croc, trône de Leman Russ, forteresse des Space Wolves.
Mes mots nous emmèneront en ce lieu précis, le Grand Hall.
Qui d’entre vous me sert une chope ? J’ai tant à dire et ma gorge est déjà
sèche. Grand merci, frère Hef. Où en étais-je ?
Ah, oui, Arjac ! Arjac était déjà d’une force phénoménale avant même de
devenir un Space Wolf, avant que le Wolf Priest ne le choisisse pour
rejoindre les vôtres. C’était un enfant d’une puissance physique prodigieuse
et d’une taille étonnante, et les pères de son peuple lui prédirent qu’il
deviendrait un grand guerrier. Et il devint bel et bien une véritable terreur
des champs de bataille. Mais en réalité, il ne se sentait chez lui que dans la
forge. Là, sa grande force pouvait courber des planches de bois d’arbre-croc
pour en faire les jougs qui permettaient d’atteler des dragons fenrissiens au
chariot de son chef.
Ses coups de marteau pouvaient mettre en forme l’acier-titan, et ça n’est
que par son adresse et sa puissance que furent domptés les coursiers des
montagnes qui servirent de montures aux cavaliers de son peuple.
Nombreux furent les ennemis à tomber de sa main durant sa jeunesse, mais
ce fut par son travail dans les forges que les siens connurent victoires et
prospérité.
À peine de retour de son Baptême du Sang, un Iron Priest des environs lui
proposa de faire de lui son apprenti et de venir travailler le marteau et
l’enclume dans les Collines des Forges, ces pentes qui constituent les
premiers contreforts du Croc.
Son maître n’était autre qu’Hengis Blackhand, Haut Iron Priest, et Arjac
apprit très vite. Pendant que ses camarades Blood Claws, comme vous,
jeunes chiots braillards, festoyaient et mesuraient leurs talents, et que les
Wolf Priests faisaient en sorte qu’ils ne s’envoient pas les uns les autres à
l’apothecarion, Arjac lisait les traités sur la fabrication des armes, espérant
que cela le rendrait digne des plus grandes reliques de l’arsenal du chapitre.
Il fit son voyage sur Mars, ce monde de forges, comme il sied à quiconque
aspire à forger et réparer les machines de guerre. Et même parmi leurs
étranges rituels et Magi inhumains, il fit des prodiges !
Les Magi du monde rouge dirent un jour qu’il avait en lui le potentiel pour
devenir le Haut Iron Priest, même si cela lui demanderait des siècles de
labeur et d’apprentissage. Je pourrais conter de nombreuses anecdotes sur
ces années passées sur Mars, mais je vais vous parler d’un événement qui
s’est produit après son retour et après qu’il devint apprenti au service du
Haut Iron Priest.
Tout le monde sera mis à l’épreuve, tôt ou tard. Voilà la leçon que Fenris
nous apprend. Nous le sommes tout d’abord à notre naissance, vulnérables
et nus, quand elle nous met au défi de simplement survivre. Au fur et à
mesure que nous approchons de l’âge adulte, nous devons passer une
centaine d’épreuves testant notre résolution et notre force, notre valeur et
notre intelligence, notre tempérament et notre fureur.
Un Space Wolf est testé encore un millier de fois, et la plus importante de
ces épreuves est le Baptême du Sang. Vous avez réussi cette épreuve. Pas
moi, à l’évidence, si vous voyez ma démarche timide et cette humble tenue
de serviteur que je porte en lieu et place de la carapace et de l’armure d’un
space marine. Et Arjac fut donc mis à l’épreuve lui aussi. Hengis Blackhand
le convoqua à la Forge-Mère, celle alimentée par des flots de lave, le seul
endroit où la fureur de Fenris pouvait être canalisée pour forger les plus
résistantes et les plus fines des lames de givre. Arjac retrouva son maître
au-dessus du puits de lave, entouré comme il l’est toujours encore de
centaines d’enclumes, à la base des pentes du Croc.
— Arjac, » lui dit le seigneur Hengis. « Tu as longtemps œuvré ici, à
réparer les armures éventrées et les lames brisées de notre chapitre. Tu as
bien travaillé durant tout ce temps. Tes lames sont solides et affûtées, mais
c’est un labeur de serviteur. Tu peux effectuer le travail de vingt hommes
dans les forges, mais un space marine en vaut une centaine au combat. Il
n’est pas honteux pour un Space Wolf de travailler sur une enclume. En fait,
chaque Iron Priest doit y consacrer une année et un jour avant de recevoir
son servo-harnais. Mais toi, Arjac, tu perds ton temps sur ces équipements
ordinaires, alors que les serviteurs de la forge pourraient très bien faire tout
ce travail.
— Je tire une grande fierté de ce que je peux donner à mon chapitre, »
répondit Arjac. « Et j’ai conscience de l’honneur qui m’est fait quand mes
frères de bataille expriment leur confiance envers les armes que je réalise.
Mais si tu ordonnes que je me retire des forges et que je rejoigne mes frères
dans leurs beuveries et leurs bavardages, alors je le ferai, même si la chaleur
des feux et le tintement des enclumes me manqueront.
— Non, Arjac, je ne te demande pas cela. »
Certains d’entre vous connaissaient le Haut Iron Priest Hengis, du moins
les plus vieux. C’était un personnage haut en couleur, avec une barbe à la
mesure de son caractère, rousse et nouée en tresses. Son visage était
rugueux et sa voix aussi sourde que le grondement des montagnes. Il donna
une grande claque dans le dos d’Arjac, comme il en avait l’habitude.
« Je te demande de restaurer les anciennes reliques du chapitre, celles qui
sont restées brisées depuis des siècles, maintenant. Même si nous avons
hâte de les rendre aux champs de bataille, cette révérence dans laquelle
nous les tenons nous pousserait à les laisser telles qu’elles sont, et à ne pas
déranger leurs esprits par une refonte imparfaite. Mais toi, Arjac, tu
possèdes une telle finesse dans tes mains, une telle compréhension de
l’acier, que tu pourrais être le premier d’entre nous à accomplir cette tâche.
Mais pour en être sûr, tu dois passer une épreuve.
— Je me soumettrai à n’importe quelle épreuve, et que le Père-de-Tout me
guide et que les loups du ciel nocturne posent sur cette entreprise un œil
favorable, » répondit Arjac, car il était humble et jamais n’aurait avoué
qu’une telle mission l’excitait ou qu’il n’attendait que l’occasion de prouver
ses talents. Combien d’entre vous, quand ils reçoivent une tâche à la
hauteur de celle-ci, s’empresseraient d’aller célébrer le fait d’avoir été
choisis ? Ou bien crieraient haut et fort que nul à leur place ne saurait s’en
sortir mieux qu’eux ? Ou encore prétendraient qu’ils l’accompliraient sans
coup férir ? La plupart d’entre vous, n’en doutez pas. Mais pas Arjac.
Hengis fit alors signe aux serfs de la forge d’avancer. Ils apportèrent une
armure, d’un modèle Terminator, de celles qui sont confiées aux plus
honorables des membres des Wolf Guards.
Bénis soient ceux qui ont gagné le droit d’en porter une ! Ils sont les
champions des champions. L’armure était ancienne, ses plaques de céramite
grise rehaussées de bas-reliefs exquis de cuivre et d’argent. Des loups
chassaient leur proie dans des dessins en spirales, des navires livraient
bataille sur les océans de Fenris, et les étoiles dans le ciel dessinaient ces
constellations sous lesquelles nous sommes tous venus au monde. Tel était
l’ouvrage présenté à Arjac Rockfist.
— Voici l’armure du Wolf Lord Torjek Granitebrow, » reprit Hengis. « Il
est tombé lors de l’assaut sur Brehan IV, et même si son corps a été
retrouvé, plus jamais son armure n’a fonctionné à nouveau. Vois comment
les servomoteurs sont voilés et inutilisables ! Hélas, nul n’a été en mesure
de les réparer, car leurs mystères nous échappent. Et ces plaques de
céramite sur les épaules et les cuisses. Vois comme elles sont ébréchées et
tordues ! Les redresser sans les briser est au-delà de nos compétences à
tous, car il s’agit d’un travail trop minutieux et complexe. Je te confie donc
cette tâche, Arjac Rockfist. Répare cette armure de Torjek Granitebrow et
rends-la à nos armureries afin qu’elle puisse revenir à un héros de demain.
Voilà ce que je te propose. »
Arjac s’agenouilla et s’inclina en remerciement, puis se releva, prit
l’armure et la posa sur l’enclume près de lui. Et sans ajouter une autre
parole, il se mit à l’ouvrage.
2
Certains d’entre vous ont entendu parler de Torjek Granitebrow, car j’ai
déjà raconté son histoire, et grandes furent les libations et longs les
banquets en cette occasion, car cet illustre récit le mérite bien. Allons,
calmez-vous ! Je vous la raconterai à nouveau, n’ayez crainte, mais pas tout
de suite. Maintenant, je vous parle d’Arjac.
Arjac se trouva donc face à une rude épreuve. Il passa plusieurs jours à
contempler l’armure de Torjek Granitebrow, cherchant à la comprendre tout
en l’examinant sous tous les angles. Durant plusieurs autres jours, il
accomplit les rituels appris sur Mars et dédiés à l’esprit de cette armure,
afin d’en gagner le respect et obtenir sa permission de se mettre à l’ouvrage.
Jamais, pendant cette période, il ne quitta les environs immédiats de la
Forge-Mère, baigné dans sa chaleur, qui lui venait du cœur même de Fenris.
Comment a-t-il fait pour réparer les servomoteurs ? Il a médité sur eux, a
suivi le trajet de chaque circuit et câble, jusqu’à ce qu’il puisse les tracer
mentalement. Et il a écouté ce faisant les souhaits de l’esprit de l’armure et
les a suivis, reconstituant les circuits avec une grande dextérité, malgré leur
taille. En faisant plonger sa perception à l’intérieur, il en perça le mystère.
Et comment est-il parvenu à remettre en forme les plaques de l’armure,
sans détruire l’œuvre des artisans du passé ? Il a utilisé ses mains nues. De
larges mains dotées d’une poigne plus forte que celle de tout homme né sur
Fenris jusque-là, des mains elles-mêmes forgées sur l’enclume avec le
même talent que n’importe laquelle de ses lames. Il força de ses doigts
calleux la céramite à retrouver sa forme, et les fissures devinrent alors
invisibles, les réparations indétectables. Tout cela lui prit des mois, durant
lesquels Arjac ne sortit pas de la Forge-Mère, nourri et abreuvé par les
serviteurs qui respectaient en lui tout autant le forgeron que le guerrier.
Et c’est ainsi qu’Arjac revint un jour dans le Grand Hall, là même où vous
vous trouvez en ce jour, et où le Haut Iron Priest Blackhand festoyait aux
côtés du Loup Suprême Logan Grimnar. Ils célébraient la bataille qui
s’annonçait, car à cette époque, le chapitre était sur le point d’embarquer
pour la croisade Calunienne. Arjac était encore noirci de suie, sa peau
bronzée par les chaleurs de la forge, quand il vint déposer sur la grande
table l’armure de Torjek Granitebrow.
Blackhand passa une heure entière à examiner l’armure ; son œil critique
étudia le moindre rivet et chaque soudure.
— Que vois-tu ? » finit par lui demander le Loup Suprême.
— Je vois l’armure de Torjek Granitebrow, » répondit Hengis Blackhand.
Ces mots, aussi peu nombreux fussent-ils, suffirent. Avant, Hengis aurait
vu une épave de céramite ingrate, les restes d’une redoutable armure
habitée par un esprit miséreux et presque éteint. C’était à nouveau une
authentique armure, un objet de guerre, comme avant la chute de Torjek.
Les acclamations éclatèrent ! Et on fit couler la bière à flot ! Le retour de
cette relique dans les cryptes du chapitre était un bon présage pour cette
croisade à venir, alors les Space Wolves ne se privèrent pas de le fêter.
Arjac Rockfist ne festoya pas avec eux, il se contenta de vider une chope de
bière en l’honneur du disparu et accepta avec grâce les félicitations
chaleureuses de ses frères de bataille. C’est un homme humble, comme je
l’ai déjà dit.
— Assieds-toi et chante avec nous, frère Arjac ! » l’invita le Loup
Suprême en personne. « C’est un grand jour que celui-ci, et un haut fait de
ta part que nous célébrons.
— Je suis ravi d’avoir servi mon chapitre, » répondit Arjac. « Et cela suffit
à mon bonheur. Mais ça n’est que le travail d’un homme. C’est lorsque nous
combattons ensemble et remportons de grandes victoires que je me sens le
plus en joie. Quand nous aurons remporté notre croisade et que
d’innombrables ennemis du Père-de-Tout auront été piétinés sous nos
bottes, alors peut-être viendrai-je me joindre à ces chants à notre grandeur.
— Hélas, frère Arjac, » se lamenta Grimnar. « Je dois t’annoncer une
nouvelle qui ne va pas te plaire. Tu ne te joindras pas à cette croisade. »
Qui peut dire si Arjac ne ressentit pas de la tristesse en cet instant ? Nul en
dehors de lui-même, car lui ne discute jamais de telles choses, surtout pas
avec un serviteur de basse caste comme moi. Il ne montra rien, se contenta
de baisser la tête en signe de déférence envers l’autorité du Loup Suprême.
— Dans ce cas, comment vais-je servir ? » demanda-t-il.
Ce fut Hengis Blackhand qui répondit.
— L’armure de Torjek Granitebrow était un test pour toi, et tu t’en es sans
conteste très bien sorti. Mais c’était un test qui devait décider s’il fallait te
confier une autre tâche très spécifique. Dis-moi, frère Arjac, quelle relique,
si elle était brandie aujourd’hui, représenterait la plus grande menace pour
nos ennemis ?
— Nulle relique ne répond à cette description, » répondit Arjac, sans la
moindre hésitation. « Hormis celle qui serait portée à la bataille par un
Space Wolf. C’est en fait le frère qui la porte qui représente la plus grande
menace envers nos ennemis. Alors, je dirais que c’est la plus grande portée
par l’un d’entre nous, et il ne peut s’agir que de la Hache Morkai portée par
notre Loup Suprême Grimnar. » Arjac adressa un respectueux salut de la
tête à Grimnar, qui ne cessait de l’observer.
— Qu’il en soit ainsi ! » hurla Hengis. « Car grande fut la tristesse qui
s’abattit sur le chapitre lors de son dernier voyage à la guerre, quand la
Hache Morkai y fut brisée !
3
Lequel d’entre vous avait déjà entendu cette histoire ? Ah, je vois que vous
n’êtes que quelques-uns. En effet, mon récit actuel se déroule peu de temps
après le duel livré par notre Loup Suprême contre le Boucher Fou de la
Gueule Gorgavienne, ce seigneur des peaux-vertes qui, comme tous ceux
avant lui et depuis, croyait être celui qui unirait les hordes orks et
dominerait la galaxie. Sa quête s’acheva sous la lame de la Hache Morkai !
Hélas, ce seigneur peau-verte béni par des divinités sauvages possédait un
crâne plus solide que le blindage d’un Rhino. La hache se cassa en même
temps que le crâne. Ainsi, le Loup Suprême fut-il victorieux, mais la Hache
Morkai, cette magnifique relique qu’il portait depuis des siècles, fut brisée.
— Une arme digne du rang de Loup Suprême, » dit Grimnar. « Car je suis
déterminé à la brandir à nouveau. Nos ennemis tremblent quand ils
entendent nos meutes arriver, et je pourrais ajouter à leurs raisons de nous
craindre en agitant la Hache Morkai avant de charger. La relique renaîtra de
ses débris et son esprit pourra à nouveau goûter le sang de nos ennemis ! »
Qui peut savoir quelles pensées traversent l’esprit d’un Space Wolf à qui
l’on propose une tâche aussi cruciale, et qui doit s’éloigner des champs de
bataille pour l’accomplir ? Une fois encore, seul Arjac pourrait répondre, et
une fois encore, un serf comme moi n’aurait nul droit de le lui demander.
La réponse se cache en vous, Space Wolves, vous qui aimez tant vous
battre.
En guise de réponse, Arjac se contenta de ceci :
— Alors, je dois quitter cette fête et me rendre à l’arsenal. Car l’esprit de
la Hache Morkai doit s’impatienter de naître à nouveau. Avec ta permission,
Loup Suprême, et la tienne, Haut Iron Priest. »
Arjac assista donc au départ du chapitre des Space Wolves à bord des
Thunderhawk, alors que lui-même travaillait dans les forges, sur les
premières pentes du Croc. Quelle vision ce doit être, un chapitre entier
s’envolant pour la flotte en orbite, partant en guerre ! Mais Arjac a dû être
déçu de le voir partir sans lui, tout en se consolant de savoir qu’il était sur le
point de participer au renouveau de l’héritage de tout le chapitre en
reforgeant la Hache Morkai.
4
À ce moment, le Croc était surveillé par une garde cérémonielle composée
des guerriers d’une unique escouade de Grey Hunters. Il s’agissait de
l’escouade Fornjot, dont vous pouvez admirer le blason parmi les centaines
accrochés sur les murs du Grand Hall. Là, au-dessus de l’âtre. La main
squelettique ouverte sur les trois montagnes, sur un fond jaune et rouge.
L’héraldique personnelle du chef de meute, Fornjot Halfenhelm. Il était tout
aussi désolé, de même que chaque guerrier de sa meute, car on les privait
d’un rôle au sein de cette croisade Calunienne. Mais les ordres venaient du
Loup Suprême en personne et il avait obéi, comme tout loup devait le faire
vis-à-vis de l’alpha de sa meute.
— Quelle que soit la requête que tu adresseras à mes Grey Hunters, » dit
Fornjot à Arjac alors qu’il visitait les forges, « je veillerai en personne à ce
l’un de nous ou un des serviteurs la satisfasse.
— Dans ce cas, j’ai une tâche que seul un membre de ta meute pourrait
remplir, » répondit Arjac. « Regarde les débris de la Hache Morkai sur cette
enclume. Tu as entendu parler de l’endroit d’où elle vient ?
— Oui, » dit Fornjot. « Elle a appartenu jadis à un champion du Chaos,
dévoué aux Pouvoirs de la Déchéance. Il fut vaincu par le Loup Suprême
dans sa jeunesse, alors qu’il n’était qu’un jeune champion de notre chapitre.
Il prit la hache en guise de trophée et l’a portée depuis.
— En effet, » répondit Arjac. « Mais telle n’est pas toute l’histoire. Tout
d’abord, la hache a dû être domptée, car elle était imprégnée des péchés de
son précédent propriétaire. Nul ne sait du sang de combien d’innocents elle
s’était abreuvée alors, ou de quels terribles blasphèmes elle avait été
témoin. Le Loup Suprême lutta contre l’esprit de la hache durant cent jours,
dit-on, avant qu’elle ne soit purgée et qu’il puisse la manier sans danger. Et
il fallut ensuite la purifier encore, et la consacrer à nouveau avant qu’elle ne
soit reconstruite.
— Et comment une telle corruption peut-elle être matée ? » demanda
Fornjot. Il posa sur l’arme brisée un regard neuf, car il savait maintenant
pourquoi le Loup Suprême l’avait utilisée : montrer que même la
dépravation des sombres divinités et de leurs adorateurs ne pouvait rien
entre les mains d’un Space Wolf.
— Ointe avec le sang d’un Space Wolf, cette lame sera consacrée, »
expliqua Arjac. « Mais pas celui d’un simple frère de bataille. Je dois
procéder comme le seigneur Grimnar l’a fait quand il a pour la première
fois dompté son esprit corrompu, et le faire avec le sang de Leman Russ lui-
même ! Il en existe une fiole conservée dans la crypte des glandes
progénoïdes, et j’en ai besoin pour poursuivre mon œuvre.
— Dans ce cas, je vais te la rapporter moi-même, » annonça Fornjot.
« Ah ! Voilà de quoi me consoler ! Même si j’aurais préféré aller me battre,
car je n’aime rien tant que taillader la chair avec mes griffes et mes crocs !
Mais porter une relique comme le propre sang de Russ n’est pas anodin. »
Fornjot afficha un large sourire. Peut-être n’avait-il jamais vraiment quitté
les rangs des Blood Claws, agressifs et imprudents, et peut-être était-ce la
raison pour laquelle son Wolf Lord l’avait choisi pour prendre la tête d’une
meute de Grey Hunters ? Car même si ces derniers doivent se montrer
mesurés et servir d’exemple aux Blood Claws, ils doivent aussi conserver
cette impatience dans leur âme.
Trouvez-vous insultant qu’un serf explique à une salle à moitié remplie de
Space Wolves comment il faut combattre ? Ces grognements semblent
m’indiquer que c’est en effet le cas. Mais laissez-moi vous dire ces choses-
là, et vous devez les écouter. Car tel est le privilège du conteur.
Ainsi, Fornjot revint-il avec la fiole contenant le sang de Russ dans cette
forge où travaillait Arjac. La Hache Morkai gisait sur l’enclume et Arjac
l’observait. Elle était brisée, sa grande lame fissurée en profondeur et le
métal stellaire qui la constituait ouvert par endroits, mais elle restait un
objet terrible à regarder, tant on percevait en elle le potentiel destructeur
d’une tornade ou d’une éruption volcanique. Vous pouvez en voir des
représentations sur ces bas-reliefs, là, dans les mains du Loup Suprême
occupé à éparpiller devant lui les légions de peaux-vertes ou les armées
renégates. C’était ce que contemplait Arjac alors qu’il s’apprêtait à activer
le champ énergétique de la Hache Morkai et à étudier son esprit.
5
La meute de Fornjot était solide et digne de confiance, et n’avait pas trop
tendance à faire la fête ou à se chamailler, comme d’autres le font. Fornjot
lui-même, comme je l’ai dit, représentait leur esprit sauvage, et ils
participaient à contenir ses instincts de prédateur, tout autant que lui-même
les guidait. Frère Vidfinn portait le fuseur de la meute, car il avait eu à faire
face à un wurm des abysses lors de son Baptême du Sang et n’avait à aucun
moment reculé devant lui. C’est donc à lui qu’ils faisaient confiance pour
affronter les plus terribles machines de guerre et s’approcher assez près
d’elles pour utiliser son arme. En réalité, il était très difficile de lui faire
lever le moindre sourcil de circonspection, que la menace soit extraterrestre,
une abomination ou un acte de blasphème.
Frère Anvakyr était un poète-guerrier qui rédigeait les exploits de la
meute. Il maniait bien les mots, plus rapidement même qu’il ne tirait au
bolter, et il n’était pourtant pas malhabile tireur.
Les frères Dvarnn et Brokkyr avaient été conduits au Croc le même jour,
originaires de la même tribu, et certains se demandaient même s’ils
n’étaient pas frères de sang. Chacun portait une griffe Lightning, qui toutes
deux avaient été forgées pour faire partie de la même paire. Quand ils
combattaient, ils le faisaient de concert, avec la même certitude que la main
droite peut ressentir vis-à-vis de la gauche.
Svalin appartenait lui aussi à cette meute. Si Fornjot en était l’esprit
sauvage, Svalin en incarnait la raison. Un vétéran qui n’avait pas été intégré
au sein des Long Fangs, ni n’avait rejoint la Wolf Guard, car il désirait
terminer ses jours parmi les Grey Hunters, là où sa sagesse ferait office
d’arme la plus redoutable pour la meute.
Ainsi se composait donc la meute Fornjot, les seuls Space Wolves à vivre
dans le Croc durant ces heures, hormis Arjac Rockfist. Sans oublier les
serfs du chapitre qui travaillaient là, également. Comme il est facile de les
occulter ! Comme si nous étions des esprits invisibles au milieu de votre
forteresse-monastère, comme les nixies et les trolls des mythes fenrissiens !
Pensez-vous que nous apparaissons subitement, juste pour nettoyer les
dégâts de vos fêtes, ou polir les trophées de toutes ces empreintes digitales
que vous laissez dessus, ou effacer le sang dans vos anneaux de duel ?
Non ! Le Croc est notre demeure tout autant que la vôtre, même si vous
nous voyez à peine quand nous passons. Nombre d’entre nous
accompagnèrent le chapitre pour cette croisade, mais il restait encore
beaucoup de serfs au Croc quand l’escouade Fornjot montait la garde.
Un jour, frère Anvakyr arpentait les remparts. Ses rites guerriers et ses
entraînements terminés, il profitait de ce moment de liberté qui était laissé à
tout space marine, pendant lequel ses pensées étaient livrées à elles-mêmes.
Anvakyr venait souvent là, sur les créneaux et les accès qui existent sur les
pentes les plus élevées du Croc, où toute la majesté de Fenris s’étend sur
des centaines de kilomètres à la ronde. Dans cette lumière de fin de journée,
les crevasses et les contreforts étaient baignés d’un éclat rouge. Les aurores
dans le ciel faisaient comme des rideaux qui scintillaient, telles des chutes
d’eau multicolores qui couvraient le fond d’étoiles qui commençait à
s’allumer de petits points. De lointains glaciers semblaient comme des
plaques de sang sur le sol. Et l’océan léchait les plus basses pentes où
fumaient les forges, car sur l’un de ses côtés, le Croc est une vertigineuse
falaise qui domine ses sombres profondeurs. L’air était froid et vivifiant, et
Anvakyr aimait respirer cette histoire que lui racontait Fenris par ce vent
glacé.
— Je vais écrire quelque chose sur cette nuit, » dit-il. « Ce que cela fait
d’être seul quand la guerre est si lointaine et qu’une seule unité en est
privée ; la vérité de l’univers peut alors nous atteindre. Une syllabe par ci,
une note par là, tirées de cette création dont nous faisons partie et qui
peuvent alors nous atteindre si nous les laissons faire. Ah, Mère Fenris ! Je
suis né dans des bras bien cruels, les tiens ! Père Fenris ! J’ai grandi si près
de la mort, ta mort, celle apportée par tes tempêtes et tes prédateurs. Mais
dans cette galaxie, il existe mille et une façons de mourir, alors tu m’as bien
préparé. Frère Fenris ! Je suis né dans la tristesse, car tant d’hommes et de
femmes de valeur ont été perdus, alors que j’ai été épargné. Mais cette
galaxie est justement emplie de tristesse, et j’y ai survécu, car j’étais fait
pour servir en tant que space marine. Par conséquent, Frère Fenris, tu m’as
bien appris. Oui, » ajouta frère Anvakyr, « j’écrirai ceci. »
Mais alors qu’il devisait avec lui-même, son instinct de loup ne l’avait pas
abandonné. Il lui avait été inculqué par Fenris, puis avait été affiné par les
Wolf Priests et les leçons transmises par notre chapitre. Tout cela le mit en
alerte.
Anvakyr sentit en cet instant qu’il n’était pas seul. Il ne savait pas quel
ennemi se tapissait dans l’ombre, peut-être un razorback ou un rapace des
sommets, mais il savait que ça n’était ni un space marine ni un serviteur.
« Montre-toi ! » cria-t-il en tirant son épée tronçonneuse. « Quel fou peux-
tu bien être pour prétendre surprendre un Space Wolf ? Je t’ai entendu, le
cliquetis de tes griffes sur la pierre, ou peut-être celui d’une carapace
d’écailles ou d’os. J’arrive à te sentir ! Tu es étranger, car ton odeur n’est
pas de Fenris. Et je vais bientôt te voir, et alors je te pourfendrai. Montre-
toi, et au moins meurs au grand jour, si tes semblables attachent une
quelconque importance à l’honneur. »
Nulle réponse ne vint. Mais l’odeur était là. Ce n’était ni celle de l’océan
ni celle des montagnes, ou du vent d’hiver. Elle ne correspondait à rien de
ce qui avait déjà été pisté par un prédateur sur les pentes enneigées de
Fenris, ni qui avait pu être porté par ses vents. C’était extraterrestre.
Frère Anvakyr tourna sur lui-même, cherchant à voir de ses yeux ce que
son nez lui indiquait approcher. Il était seul sur ces remparts et il ne vit nul
être vivant, en dehors des oiseaux de proie qui tournaient en cercle dans le
ciel.
C’est des hauteurs que vint l’attaque. La roche du Croc, couverte de glace
et dans ses reflets gris et noirs, prit vie. Tout d’abord comme une chute de
pierres, puis sous la forme d’un prédateur sinueux qui dévala la pente en
faisant preuve d’une soudaineté et d’une vitesse que n’auraient pas renié
certaines créatures marchant sur terrain plat.
Le nez d’Anvakyr lui dit que la créature venait. Ses oreilles perçurent le
raclement de griffes sur la roche. Il ne la vit pas à temps. Il leva
instinctivement son épée tronçonneuse au moment où l’assaillant se jeta sur
lui.
6
Oh, que j’aimerais donner à Anvakyr une belle mort ! Chaque Space Wolf
mérite cela, un acte final magnifique au sommet d’un monceau d’ennemis
occis, ou un sacrifice digne des légendes lors duquel il donne sa vie pour
sauver ses frères. Voilà les morts qui sont supposées clore les belles
histoires.
Mais, hélas, même si je ne fais que conter une histoire, ce récit doit reposer
sur la vérité, et accorder à frère Anvakyr une mort glorieuse reviendrait à
insulter cette vérité. Vous n’êtes plus des enfants. Même si je vous vois
ricaner, vous allez devoir vous faire à cette réalité et m’écouter vous la
narrer.
Frère Anvakyr n’eut pas une belle mort. Oh, il se tiendra à la fin des temps
aux côtés de Leman Russ dans cette bataille où toutes les incarnations du
Chaos seront éparpillées et repoussées hors de la galaxie. Mais, non, il n’eut
pas une belle mort. Alors, pleurez-le.
Les serviteurs qui empruntèrent ces remparts au point du jour afin de
vérifier les tourelles de défense qui veillaient sur les accès en altitude,
trouvèrent le corps de frère Anvakyr. Sa tête n’était plus qu’une masse
rougie et gelée, son crâne ouvert. Des entailles de griffes dans la pierre tout
autour de lui témoignaient de la fureur et de la soudaineté avec lesquelles la
mort s’était abattue sur lui. Il tenait toujours son épée tronçonneuse, mais
malheureusement, il n’y avait nulle trace de chair extraterrestre prise entre
ses dents. Il était donc mort avant d’avoir pu porter le moindre coup. Oh
oui, lamentez-vous ! Souvenez-vous de lui ainsi ! Mais bientôt, comme il en
est de la nature des choses, laissez votre tristesse devenir colère, car ce fut
de la colère qui se répandit alors dans tout le Croc.
Le corps fut transporté à l’intérieur avant que les prédateurs du ciel ne
puissent en faire leur repas. Ce fut Fornjot qui le porta, car il était le chef de
la meute. Anvakyr fut allongé sous un suaire dans l’apothecarion. Fornjot
invita tous ses frères à s’agenouiller autour du corps, puis récita une prière
pour rappeler au mort qu’ils se retrouveraient tous à la fin des temps.
— Et maintenant, c’est l’heure de la vengeance, » termina Fornjot.
« J’ignore quelle bête a fait cela, mais je sais que nous allons lui donner la
chasse. Pourchassez-la ! Traquez-la ! Massacrez-la et revenez pendre sa
carcasse dans le Hall des Trophées ! Dvarnn et Brokkyr, faites passer le mot
parmi les serfs qu’un prédateur a pris la vie d’un Space Wolf. S’ils voient
ou entendent la moindre information, elle doit m’être rapportée. Svalin,
rends-toi aux forges et ramène Arjac Rockfist, car il y a du travail pour lui.
Je dois m’attacher les services d’un loup de plus en vue de cette chasse. Les
autres, restez avec moi ; nous allons explorer les moindres recoins du Croc
en veillant à ouvrir grands nos yeux et nos narines. Allez ! En chasse ! »
La nouvelle se répandit bien vite. Même si vous ne vous en êtes pas rendu
compte, les serviteurs du Croc sont parfaitement à même de réagir en temps
de crise, comme lors d’une intrusion au sein du Croc. Nous avons notre
propre hiérarchie, nos propres protocoles pour nous préparer à la guerre. En
fait, j’étais moi-même là, même si j’étais bien jeune, à peine remis de mon
Baptême du Sang raté, et je n’ai joué aucun rôle direct dans ce qui suit.
Je me souviens qu’il n’y eut nulle panique, juste de la détermination ; nous
avions conscience que le chapitre n’était pas là et que nous devions assurer
seuls la défense de la citadelle. Nous avons ouvert les râteliers d’armes et
chaque serf s’est équipé d’un fusil automatique et d’une lame de combat. Le
thane Morgham était mon supérieur et il demanda aux équipes de
maintenance de surveiller les conduits de ventilation et les tunnels, les
points de captation d’eau et les puits d’évacuation, chaque endroit par
lequel un prédateur aurait pu s’introduire dans le Croc.
Nous étions braves, car nul n’en arrive à se faire remarquer des Space
Wolves sans faire partie des plus vaillants de sa tribu. Mais nous savions
aussi que nous n’étions pas des Space Wolves. Si une créature capable de
tuer un Space Wolf nous tombait dessus, nous mourrions probablement. J’ai
alors ressenti la peur du trépas, cet ultime obstacle qui ne peut être franchi
que lorsqu’un louveteau devient un Space Wolf.
Nous savions déjà à ce moment que nous n’étions pas en présence d’un
intrus ordinaire, d’une bête errante provenant des étendues glacées d’au-
delà du Croc. Nos augures, surveillés par nous, les serfs, n’avaient pas
détecté le moindre signe d’une éventuelle intrusion, pas plus que les
bordées de senseurs éparpillés tout autour du Croc et qui auraient été
capables de capter les phéromones d’un extraterrestre. Je sais maintenant
pourquoi, car cet intrus était un maître de la ruse et de l’illusion, un être
créé pour tromper jusqu’à l’odorat d’un Space Wolf. Mais alors, nous nous
imaginions que le Croc était hanté par un fantôme revenant du passé de
Fenris, l’un de ces anciens rois qui était sorti de sa tombe, rendu fou par la
colère et la rancœur. Pourquoi n’en fut-il pas ainsi ? J’aurais préféré
pourchasser un tel spectre plutôt que ce prédateur qui se trouvait alors déjà
au beau milieu de nous. Mais je m’égare.
7
Arjac avait beaucoup progressé dans son travail sur la Hache Morkai. Les
morceaux de la lame en acier des glaciers avaient été séparés du manche et
remis en place comme il le fallait. Il était sur le point de tout reforger en une
seule lame de redoutable métal.
Il leva les yeux quand frère Svalin approcha dans la neige qui couvrait les
pentes descendant jusqu’aux forges. Puisqu’il travaillait à l’extérieur du
Croc, entre la grande forteresse et la mer, Arjac n’avait pas eu connaissance
des événements récents.
— Frère Arjac ! » appela Svalin. « Nous avons perdu l’un des nôtres. Frère
Anvakyr, de notre meute. Un prédateur l’a tué, une créature extraterrestre à
en juger par son odeur. Nous ne sommes plus qu’une meute dans tout le
Croc, tout le monde est réquisitionné pour mener la chasse. »
Arjac était très apprécié par les serfs qui travaillaient aux forges. Ils y
étaient plusieurs centaines, je pourrais même dire qu’ils y vivaient, à
marteler la céramite, à forger de nouvelles pièces pour les bolters. Arjac alla
les voir et leur raconta ce qui venait de se passer, et que l’on avait besoin de
lui à la forteresse.
— Permettez-nous de nous joindre à cette chasse ! » proposa le thane
Darskaan, un maître parmi les ouvriers des forges qui assistait les Iron
Priests depuis plus de quarante années. « Chacun de nous s’est forgé sa
propre arme, cela fait partie de notre apprentissage, et nous serions heureux
de les porter à vos côtés.
— Non, » répondit Arjac. « Vous devez rester ici et entretenir les forges, et
guetter aussi cet ennemi. S’il s’enfuit par ici, ce sera à vous de
l’intercepter. »
Arjac prit en guise d’arme le marteau dont il s’était servi pour travailler sur
la Hache Morkai. Dans sa jeunesse parmi les tribus fenrissiennes, il avait
appris qu’il n’existait aucune distinction entre un outil et une arme. Il prit
aussi un bouclier qui était accroché au-dessus de la Forge-Mère. Il s’agissait
d’un chef-d’œuvre réalisé par un serf, décédé depuis longtemps, pour
montrer l’ampleur de ses talents. Il était aussi résistant que beau. Nul
serviteur n’aurait pu le porter. Dans la main d’un Space Wolf, il aurait été
lourd et peu pratique, presque inutilisable au combat. Mais Arjac était
renommé pour sa force et il le souleva comme s’il n’avait été fait que de
bois.
« Frère Svalin, » dit Arjac une fois équipé. « Montre-moi où se terre cette
bête. »
8
Ainsi, la meute Fornjot et Arjac Rockfist se mirent-ils en chasse de cette
créature extraterrestre qui s’était introduite dans le Croc. Les serfs
surveillaient et laissaient la traque proprement dite aux Space Wolves.
L’ennemi était rapide et rusé, et certainement assez redoutable pour venir à
bout d’un space marine, comme il l’avait déjà montré. Mais à l’instar de
tous les extraterrestres, comme toutes ces choses impures et contre nature, il
souffrait d’une faiblesse qu’il ne pouvait dissimuler. La puanteur du xenos.
Ceux d’entre vous qui ont déjà affronté ces monstres le savent ! Que les
Ultramarines perdent leur temps à consulter leurs ouvrages pour trouver
comment chasser l’extraterrestre, que les Dark Angels se torturent l’esprit et
que les Blood Angels se perdent en poésies tout en buvant du sang. Pendant
ce temps, un Space Wolf aura déjà acculé sa proie, car Leman Russ nous a
appris à nous servir de notre odorat ! Je sais que vous avez du mal à
imaginer qu’il se puisse exister des space marines incapables de pister les
pires xenos par leur odeur immonde, il est pourtant clair que nos cousins
des autres chapitres littéralement sourds à ce que leur dit leur nez. Voilà
pourquoi ils ne peuvent pas chasser comme un Space Wolf, comme la
meute Fornjot et Arjac traquèrent leur proie à travers tout le Croc.
Arjac et Fornjot suivirent tous deux la même trace qui serpentait dans les
niveaux inférieurs du Croc, parmi les cellules et les ateliers des serfs. La
piste était peut-être trop ténue pour les senseurs de la forteresse, mais pour
les Space Wolves, elle était aussi claire que le reflet de la lune sur une mer
calme. Des serviteurs attendaient à chaque croisement, le visage austère,
l’arme calée contre l’épaule, car l’attaque pouvait venir de n’importe quelle
direction. Dans la jeunesse du Croc, ces tunnels avaient été des conduits de
lave. Désormais, le véritable labyrinthe qu’ils constituaient était parfait pour
qu’un ennemi en fuite puisse s’y cacher.
— À quelle sorte de xenos avons-nous affaire ? » demanda Fornjot alors
qu’Arjac et lui suivaient la piste, laquelle ne cessait de changer de direction,
et même de passer d’un niveau à l’autre, par des passages qu’aucun humain
n’aurait pu escalader. « C’est la première fois que je perçois cette odeur.
— Le corps d’Anvakyr nous raconte qu’il est rapide et fort, » répondit
Arjac. « Mais il y a plus que cela. Il tend des embuscades à la manière des
araignées des glaces, qui se terrent dans des crevasses et attendent le
passage de bêtes ou de voyageurs pour se jeter dessus. C’est un adversaire
intelligent et patient, capable de se précipiter pour la mise à mort quand le
moment est venu. Sans ces qualités, jamais il n’aurait pu surprendre
Anvakyr comme il l’a fait. Il va chercher à nous tendre d’autres
embuscades, j’en suis certain, alors nous devons être prêts et frapper avant
lui.
— Zut, » renifla Fornjot. « J’ai perdu la piste. Cet endroit est comme un
terrier de vermines, il aurait pu aller dans une bonne dizaine de directions…
— Je l’ai perdue moi aussi, » dit Arjac. « Vite ! Plus nous traînons ici, plus
nous prenons le risque que davantage de notre sang soit répandu ! »
Ainsi, tous deux et les autres membres de la meute s’éparpillèrent-ils dans
ces anciens tunnels de lave, à la recherche d’une nouvelle piste, à l’affût du
moindre endroit d’où pourrait jaillir l’ennemi. Et la frustration s’empara
d’eux, car il n’y a pas d’insulte plus grave pour un chasseur que l’ennemi
qui lui file entre les doigts.
— Attends, frère Fornjot ! » dit Arjac alors qu’ils couraient à travers le
dédale. « Arrêtons-nous un moment et écoutons.
— Je n’ai pas de temps à perdre ! » lui rétorqua Fornjot, mais Arjac le
retint et le fit taire d’une main posée sur l’épaule.
Ils entendirent à peine les cris.
Arjac et Fornjot suivirent la direction d’où ils venaient, et ils eurent le
sentiment qu’ils enflaient à chaque nouvelle seconde. Des cris de terreur et
de douleur. Ils entendirent des tirs et, à présent qu’ils se rapprochaient, des
bruits d’os broyés et de chairs transpercées. Une intersection de tunnels se
trouvait devant eux et Arjac comprit que les serfs avaient surveillé toutes
les directions, à l’exception du tunnel qui débouchait au-dessus d’eux, un
étroit passage qui menait au niveau supérieur. Il était tout simplement
impossible pour un homme de grimper par là, alors ils n’avaient pas jugé
bon de garder à l’œil ce conduit, comme ils l’avaient fait pour les autres.
Mais c’était pourtant de là qu’était venue la mort, et elle avait surgi avec
soudaineté.
Les deux Space Wolves virent des traces de sang sur les parois, des
fragments sanguinolents. Un corps avait été presque ouvert en deux. Une
tête avait été arrachée d’un autre. L’un des serfs vivait encore, mais la
moitié inférieure de son corps était en charpie et il tentait de retenir ses
entrailles de ses deux mains. Il s’agissait de serviteurs du chapitre ; la
plupart étaient morts avant d’avoir pu utiliser leurs armes.
— Est-ce qu’il tue pour survivre ? » demanda Fornjot en regardant le
carnage. « Ou bien juste par colère ?
— À moins que ça ne soit simplement parce qu’il ne sait rien faire
d’autre, » dit Arjac.
Le sergent fronça le nez.
— Sa puanteur est forte. Nous l’avons manqué, mais il est encore tout
proche.
Fornjot était équipé d’une griffe Lightning et d’un pistolet bolter. Ces
armes avaient autrefois été la possession de Dægal Mountainclaw, son
ancien chef de meute, et du Wolf Guard Haarald Forkenbeard avant lui. Il
s’agissait d’armes de qualité qui avaient bien servi le chapitre jusque-là.
« Où te caches-tu ? » lança Fornjot. « Tu me dois une vie, étranger ! Même
si ta mort n’apaisera pas ma rage, cela m’apportera un peu de consolation
de te faire ressentir même un instant la douleur qui est la mienne ! » Une
larme de rage roula sur sa joue. « Je vais t’arracher les yeux, si tu en as ! Je
ferai cuire ta chair et la dévorerai de mes dents, puis la recracherai au sol ! »
Fornjot se tourna vers Arjac, qui n’avait toujours rien dit.
« Pourquoi tu ne parles pas ? Ne ressens-tu aucune haine pour ce qu’il a
fait à frère Anvakyr ?
— Oh si, mon frère, » répondit Arjac. « Mais je ne vais pas la gaspiller à
discuter avec un xenos qui serait incapable de comprendre cette haine qui
fait de nous des humains.
— Quelle que soit sa nature, il va mourir, » lâcha Fornjot.
Comment pourrais-je parler de la vitesse avec laquelle frappa la bête ? Nul
serpent, nul aigle des mers n’attaque avec une telle vivacité. Elle le fit
depuis un tunnel ouvert dans le plafond, sa peau totalement noyée dans
l’obscurité de la roche autour d’elle. Arjac la vit du coin de l’œil, mais ne
put réagir avant qu’elle ne soit sur frère Fornjot.
Dans le noir, Arjac fut incapable de discerner sa forme ni même de se faire
une idée de l’espèce en question, car elle était trop rapide et son camouflage
trop parfait, au point que l’on aurait dit qu’un rocher s’était métamorphosé
dans l’instant pour bondir sur Fornjot. Il n’eut qu’une impression de taille,
de puissance, de vitesse et de sauvagerie. Cela ne frappa pas comme un ours
en maraude, avec ses poings osseux, ni comme le loup qui attrape sa proie
dans sa gueule et la secoue dans tous les sens. Comparée à de tels
prédateurs de Fenris, l’attaque fut chirurgicale, avec une telle pureté, une
telle efficacité dans le geste et une telle puissance que Fornjot fut empalé
par une griffe ou une mandibule, puis soulevé du sol sous les yeux d’Arjac,
avant que celui-ci ne pût faire le moindre pas ou lancer son marteau.
Fornjot disparut dans le plafond, entraîné dans le puits de lave. Arjac ne
pouvait l’y poursuivre, car ce prédateur extraterrestre, quelle qu’ait été sa
nature, se déplaçait aussi rapidement sur une paroi ou au plafond que sur le
sol. Mais Arjac ne désespéra pas, car il connaissait Fornjot et son caractère
belliqueux.
— Je vais te bouffer les yeux ! » cria le sergent toujours transpercé de part
en part. « Je danserai sur tes entrailles ! »
Arjac suivit la voix de Fornjot, qui semblait sans cesse changer direction,
revenant parfois en arrière, mais partant toujours vers le haut. Oh,
nombreuses furent les menaces proférées par Fornjot, la plupart impossibles
à répéter, mais toutes justifiées par l’obscénité de la seule présence d’un
xenos sur le sol sacré du Croc.
— Restez où vous êtes ! N’essayez pas de le poursuivre ! » cria Arjac aux
serfs qu’il croisa, car il savait que si un Space Wolf pouvait se faire
emporter par la créature, alors nul serviteur n’avait le moindre espoir contre
elle. Non, il fallait que ce soit lui, Arjac, qui aille l’affronter. Il espérait que
les frères de meute de Fornjot n’étaient pas trop loin derrière lui, mais ne
pouvait se permettre de s’arrêter pour les attendre.
Les mots de Fornjot devinrent des cris de rage et de douleur, et
faiblissaient alors que le prédateur gagnait de la distance sur lui. Arjac
connaissait bien le Croc, mais l’étranger pouvait utiliser les passages
verticaux, ce qui dépassait les capacités d’un space marine. Il entendait
parfois quelques fusillades lorsque des serviteurs ouvraient le feu quand la
bête leur passait devant, mais Arjac savait qu’aucun d’entre eux ne pourrait
lui infliger de blessure fatale. Cette bête était à lui, et à lui seul, ou deux
frères de bataille ne verraient pas leur mort vengée.
Arjac déboucha dans le hall des Wolf Priests, là où les autels consacrés aux
vents malveillants de Fenris attendaient libations et prières. Une
représentation de Leman Russ dominait la chapelle ; ses larges épaules
constituaient les piliers qui supportaient le plafond, ses yeux deux points
noirs d’obsidienne.
Là, les meutes priaient sous les auspices des Wolf Priests les anciens
esprits de Fenris, nos ancêtres et nos morts. Un prêtre de l’Écclésiarchie qui
découvrirait l’endroit pourrait nous traiter de païens, car nous possédons
nos propres rites, alors que lui-même se perdrait en génuflexions devant
l’image du Père-de-Tout. Mais un Space Wolf ne donne pas sa foi comme
une dîme sur demande. Il prie parce qu’il cherche à communier avec les
grands esprits de son chapitre, avec l’âme sauvage de son monde natal !
Oui, vous pouvez cracher au sol à la mention des chiens de l’Écclésiarchie,
mais gardez votre rancœur pour l’extraterrestre.
C’est dans cette chapelle qu’Arjac rattrapa la créature. Elle était accroupie
sur la représentation de Leman Russ. Allez voir par vous-mêmes, et vous
verrez encore les marques de ses griffes, les traces laissées par sa bave acide
qui défigurent encore l’image du Primarch ! Même si ses couleurs
changeaient pour s’adapter à son environnement, Arjac put pour la première
fois voir cette bête et ses quatre longues griffes, grandes comme un homme,
dont les deux inférieures transperçaient toujours le corps du malheureux
Fornjot.
Celui-ci était encore en vie. Il luttait pour respirer, envoyer une dernière
malédiction à la face du xenos, une ultime promesse d’une fin sanglante et
déshonorante. Mais les deux dernières griffes s’enfoncèrent en lui,
traversant son armure comme si elle n’avait pas été plus résistante que sa
peau, et d’un geste brusque, la bête coupa Fornjot en trois.
Les yeux posés sur le crâne extraterrestre, rougeoyants, nombreux, se
fixèrent un instant sur Arjac, comme pour le défier ou chercher à se moquer
du trépas de Fornjot.
Arjac porta son bras en arrière et projeta son marteau. La bête fut rapide et
le marteau manqua sa cible. Regardez à nouveau la représentation de
Leman Russ dans la chapelle et vous verrez qu’il manque un éclat à sa
cuirasse, là où le marteau d’Arjac a frappé la pierre ! L’animal était
accroché au plafond et Arjac désarmé ; la bête s’engouffra dans une fissure
ouverte dans la roche et disparut dans les strates du Croc.
Arjac traversa la chapelle, incapable de croiser le regard d’obsidienne de
Leman Russ. Il se tint au-dessus des restes de Fornjot et cria sa rage et sa
douleur, ainsi que sa honte de n’avoir pas réussi à sauver son frère de
bataille.
Et il cria ! Là, voyez les armoiries de ce brave chef de meute et lavez vos
âmes face à l’impureté de sa mort ! Mais ne vous laissez pas emporter par
votre tristesse, car Fornjot n’était pas mort en vulgaire proie, mais comme
un prédateur avide de revanche. Il avait réussi à porter un ultime coup alors
que son corps était percé par les griffes de l’extraterrestre. L’une d’elles
était toujours logée dans son corps, et quand il fut déchiré de part en part,
elle se brisa et resta enfoncée entre ses côtes.
Arjac posa les yeux sur son frère mort et vit la griffe. Il s’agenouilla et
l’arracha. Les serviteurs qui avaient suivi les bruits le trouvèrent là, la griffe
xenos dans la main, les yeux emplis de larmes et les traits déformés par la
tristesse, la tête baissée sur le corps sans vie de frère Fornjot.
9
La bête s’était enfuie. Elle ne le fit pas en xenos, mais comme un vulgaire
animal effrayé par le prédateur. Hélas, le Croc est ancien et vaste, et même
s’il fait parfaitement office de forteresse et de monastère pour nos guerriers,
il possède de nombreux tunnels et cavernes qui n’ont jamais été
cartographiés ou qui ont été oubliés, où une créature rusée pourrait très bien
se cacher. Les serfs envoyèrent des patrouilles pour la localiser, à la
recherche d’une quelconque tanière ou de traces de sang, mais ne trouvèrent
ni l’une ni les autres.
La meute Fornjot emporta son chef, sur les épaules de ses guerriers. Ils ne
prononcèrent aucune parole quand ils le portèrent jusqu’à l’apothecarion, et
ils restèrent en compagnie d’Arjac pour le veiller. Ils le posèrent sur une
table, au milieu des auto-chirurgiens et des serfs, qui ne pouvaient plus rien
pour lui désormais.
— Svalin, » dit finalement Vidfinn. « Tu devrais dire quelques mots. Si
l’un de nous était tombé, ça aurait été à Fornjot de le faire. Et s’il lui était
arrivé malheur, alors cela serait revenu à Anvakyr. Mais puisque tous les
deux sont partis, et que tu es le plus ancien, Svalin, c’est à toi d’exprimer
notre tristesse. »
Que pouvait bien dire Svalin ? Il n’était pas un homme de discours ou de
sagas. Non, il s’agissait d’un simple guerrier, qui n’aspirait à rien d’autre
qu’à une existence valeureuse.
— Nous pleurerons Fornjot jusqu’à la fin de nos jours, » dit pourtant
Svalin. « Et nous parlerons de lui à nos frères, afin qu’il continue de vivre
en paroles et en souvenirs à jamais, jusqu’à ce que nous le retrouvions aux
côtés de Russ. Mais les mots ne seront pas les seuls à rester. Son
équipement sera partagé entre les prochains Blood Claws, et plus que cela,
ses glandes progénoïdes, la chair même du Primarch, seront implantées
dans un nouveau frère de bataille et aideront à faire de cet homme un
authentique space marine. Il n’existe pas d’héritage plus glorieux. Il n’y a
rien de plus à dire, en dehors de cet au revoir à notre frère. »
Ainsi, malgré l’absence d’un Wolf Priest, les serfs se chargèrent d’enlever
l’armure et de prélever les glandes progénoïdes du corps de Fornjot, comme
ils l’avaient fait sur celui d’Anvakyr un jour plus tôt.
« Et dire que lorsqu’un space marine imagine sa mort, il se voit
uniquement tomber au combat contre les ennemis de l’humanité, »
poursuivit Svalin à l’attention d’Arjac. « Sous une pluie de balles ou de
griffes, au sommet d’une véritable montagne constituée des cadavres de ses
ennemis. Et voilà que deux de nos frères ont été perdus non pas dans le feu
de la guerre, mais assassinés par une menace sans visage. Nous devrions
être les prédateurs, pas les proies ! C’est nous les chasseurs ! Qu’il est donc
difficile d’envisager qu’un space marine puisse finir ainsi.
— Un homme n’est-il jugé que par sa mort ? » répondit Arjac. « Le fait
qu’il ne tombe pas au combat efface-t-il d’un coup une vie de service ?
Anvakyr n’était pas qu’un excellent soldat, c’était aussi une âme rare. Je
n’arrive pas à imaginer comment un esprit peut arriver à jouer avec les mots
comme il le faisait. Sa mort ne sera pas chantée, mais pour autant, sa vie
doit-elle être oubliée ? Et Fornjot est à jamais votre chef de meute, même
s’il n’est pas mort en vous conduisant au combat, comme tout chef de
meute rêve de le faire. C’est impossible, là, alors que sa mort est si récente,
mais viendra un jour où vous vous souviendrez de lui vivant, et non mort.
— J’espère que tu parles vrai, » dit Svalin. « Et un Space Wolf, ou
n’importe quel soldat, doit apprendre à accepter la mort de ses frères au
combat ou finir par succomber lui-même au désespoir. Mais les paroles sont
aisées sur de tels sujets ; il est bien plus compliqué d’y croire, alors que la
dépouille est encore là, sous nos yeux, déchiquetée et ensanglantée. »
Puis un homme prit la parole. Il était, comme nous, un serf qui parcourait
le Croc ignoré des Space Wolves, et il le fit d’une voix si basse que même
les sens améliorés de Svalin l’entendirent à peine.
— Frère Svalin ? » dit le serf, dont le nom même a été oublié. « Pourriez-
vous venir voir une chose qui nous trouble ? »
Les serviteurs conduisirent Svalin à la table sur laquelle reposait le corps
de Fornjot. Quelle vision d’horreur, il avait été mis dans un bien triste état.
Il était déchiré en trois ; les griffes du xenos l’avaient séparé au niveau des
épaules, puis avaient ouvert le reste du corps en deux dans le sens de la
longueur. Son armure n’avait pas encore été enlevée, et la céramite avait été
transpercée. Le serf indiqua les incisions que ses confrères avaient déjà
pratiquées dans la gorge de Fornjot.
— Où sont les glandes progénoïdes de mon frère ? » demanda Svalin, car
il regardait cet endroit de la gorge qui abritait normalement ces organes.
— Elles ne sont plus là, » dit le serf. « Elles n’y étaient plus quand nous
avons cherché à les extraire. Mais il y a une plaie dans la bouche par
laquelle quelque chose s’est introduit et a arraché les glandes.
— Le xenos a-t-il fait cela ? » demanda Svalin, le visage sombre, en se
tournant vers Arjac.
— Je ne pourrais le dire, » répondit Arjac. « Sa mort a été rapide et
l’extraterrestre arrivait à se camoufler par je ne sais quel prodige. Mais il
avait des mandibules, comme ceux d’un insecte, il me semble, et il aurait
très probablement pu faire cela. »
Svalin abattit son poing sur la table sur laquelle était allongé son frère, et
la pierre se craquela.
— Ça ne lui suffit donc pas de nous tuer dans notre propre royaume ? »
s’écria-t-il. « Ça ne lui suffit pas ? Nos morts doivent-ils donc être
dépossédés de leur héritage ? Non seulement un frère est-il mort, mais on
refuse à un autre de lui succéder ? Je pensais que ce xenos était une bête, un
animal qui chassait par instinct et non par malice, mais ce qu’il a fait à nos
morts est le pire sort qu’il pouvait nous réserver ! »
Svalin arracha une unité d’auto-chirurgie du plafond, un appareil muni de
nombreux membres et capable des interventions les plus délicates, puis il le
jeta à travers l’apothecarion. Les serfs s’écartèrent de son trajet. Puis il
s’agenouilla sur le sol et se griffa le cuir chevelu au point que ses mains
furent trempées de son sang. Il hurla si fort et si longtemps que tout le Croc
en trembla, et que des raptors des montagnes s’envolèrent, apeurés.
Vidfinn s’avança à son tour.
— Nous partageons tous la même rage, » dit-il, avec sincérité, et même ce
guerrier au calme légendaire ne pouvait retenir ses larmes. « Et elle se
calmera par la poursuite de la traque. Ramasse tes armes, frère Svalin,
prends ton bolter et ton épée tronçonneuse. Nul recoin du Croc ne doit
rester inexploré. La chasse se poursuit et la proie finira par être
débusquée. » Sa voix était glaciale et ses poings serrés. Il n’allait pas se
mettre à crier de rage, comme l’avait fait Svalin, car la haine de Vidfinn
était silencieuse, déterminée, et glacée comme les profondeurs de l’océan.
La meute Fornjot se lança donc dans sa sinistre tâche, mais Arjac Rockfist
ne se joignit pas à elle. Pas tout de suite. Dans leur tristesse et leur colère,
ils ne lui reprochèrent pas de ne pas participer à cette chasse à leur côté. Ils
l’oublièrent même, comme cela arrive parfois chez les hommes, car malgré
sa taille et la force légendaire de son bras, Arjac parlait peu et criait encore
moins, et dans le feu de leur fureur, les autres Space Wolves ne firent plus
attention à lui. Arjac se dirigea vers le Hall des Trophées du Croc.
10
Combien d’histoires ai-je racontées, qui faisaient référence à ce lieu ?
Chaque exploit retentissant des héros de notre chapitre ajoute une pièce au
Hall des Trophées. Combien de fois vous ai-je parlé d’un ennemi vaincu et
ai-je ajouté ensuite que vous pouviez toujours voir la griffe de tel chef de
guerre ork, ou le crâne de tel pirate eldar, au milieu des bannières et autres
armes confisquées ? Un conteur tel que moi doit connaître ce hall aussi bien
que sa propre histoire, car un Blood Claw ne manquera pas de lui dire : « et
ce trophée que j’ai aperçu au milieu de nos conquêtes, quelle histoire se
cache derrière ? »
Et en réalité, pour moi, cet endroit n’est pas une vulgaire salle où sont
entreposés des objets capturés, mais un véritable livre d’histoire qui retrace
le passé de notre chapitre. La dent du Lion, Primarch des Dark Angels,
déchaussée par un coup de poing de Russ ? Elle est dans le Hall des
Trophées, préservée au cœur d’un rubis enchâssé dans un sceptre. La
couronne de guerre de Salvardis l’Argenté, de la cohorte d’Ahriman des
Thousand Sons, vaincu par le Wolf Lord Gorri Sunderblade et qui a révélé
les plus sombres secrets de cette légion renégate ? Elle est montée sur un
mur, entourée d’une cage bénie qui neutralise ses néfastes énergies. Il
n’existe pas une seule douille ou fragment de bannière qui ne traîne pas
dans son sillage une saga. Trouvez-moi dans un moment de repos, alors que
je me promène dans ce hall, et je pourrai vous rebattre les oreilles des
heures durant avec l’histoire de chacun de ces objets.
Arjac, donc, se rendit dans ce hall, et alla jusqu’à un recoin dans lequel se
dressait un squelette. D’un côté de ce squelette était accroché l’équipement
d’un Assassin Venenum qui s’était introduit dans le Croc pour supprimer le
Wolf Lord Gunnar White-of-Claw, mais qui fut débusqué et tué. De l’autre
côté se trouvait le crâne d’une Bête de Karchadan, une créature xenos
immense et rusée dont l’énorme cerveau avait autrefois été abrité dans cette
sphère osseuse. Mais le squelette qu’Arjac était venu retrouver n’avait rien
à voir avec l’une ou l’autre de ces reliques.
Le squelette était plus grand qu’un Space Wolf. C’était celui d’une
créature extraterrestre de grande force, avec un torse renforcé et des
membres solides. Cela ressemblait à un immense lézard marchant sur ses
deux pattes arrière, mais aussi un peu à un insecte avec son exosquelette,
mais avec ce quelque chose de particulier qui ne pouvait être que d’origine
extraterrestre. La bête était munie de longues griffes, qu’Arjac examina de
très près.
Il avait avec lui celle qui avait été retirée du cadavre du chef de meute,
celle brisée du prédateur qui s’était introduit dans le Croc. Alors que la
meute Fornjot poursuivait cette bête, Arjac s’était lancé dans sa propre
traque.
La griffe était très similaire. L’extrémité de celle du squelette était brisée,
mais Arjac vit leur ressemblance. Il réfléchit longuement à cela, car c’était
un véritable casse-tête.
Le squelette dans le Hall des Trophées était celui d’un tyranide. Qui
d’entre vous a déjà eu à affronter les tyranides, les serviteurs de ce maudit
Kraken dont les flottes-ruches assombrissent les cieux de l’Imperium ? Oui,
je vois sur vos visages la colère provoquée par ces souvenirs, vous
replongez dans votre mémoire et vous revoyez cet horizon totalement
bouché par les hordes qui se ruent en avant. Existe-t-il des xenos plus
haïssables ?
Et pourtant, la vérité était étrange. Car si l’intrus qui s’était introduit dans
le Croc était un tyranide, il était loin de ses semblables. Fenris se situe bien
à l’écart des routes d’invasion des flottes-ruches, et même si notre monde a
été assailli dans son histoire, il n’a jamais été la proie du Kraken. Comment
un organisme tyranide avait-il pu se retrouver sur Fenris ? Nulle flotte-
ruche n’aurait pu approcher sans que le chapitre en soit averti, car le
système planétaire grouille de stations de surveillance et de plates-formes
qui assurent que nul ennemi ne puisse approcher sans que nous en soyons
alertés. De plus, les tyranides sont des créatures qui attaquent
systématiquement en hordes, en d’immenses essaims capables de
submerger l’ennemi par leurs milliards d’individus. L’existence d’un
tyranide isolé aurait été sans précédent. Ce sont de véritables vermines qui
ne se rencontrent jamais seules.
11
Frère Vidfinn, durant ce temps, descendit jusque dans les fosses du Croc,
dans ces niveaux sans nom qui s’étendent sous le generatoria et les
anciennes tombes tribales, là où s’accumulent, dans l’obscurité, les égouts
de la forteresse. S’enfonçant jusqu’aux épaules dans la mélasse immonde, il
traqua la bête. Frère Svalin grimpa jusqu’au plus haut point et y chercha
l’extraterrestre pendant que les raptors tournaient au-dessus de lui, comme
s’il était leur proie. Dvarnn et Brokkyr encadrèrent les serfs et leur firent
explorer les lieux habités et ceux qui l’avaient été, surveiller les titanesques
portes d’armaplast et les longs remparts que nul ennemi n’était jamais
parvenu à franchir. Mais cette fois-ci, un assassin solitaire avait réussi à le
faire, et expulser cet intrus était devenu leur mission sacrée.
Arjac ne se joignit toujours pas à eux. Comment est-ce possible, pourriez-
vous demander, comment pouvait-il se priver d’une telle chasse alors que le
gibier était là, et que des fils de Fenris restaient à venger ? Parce que, mes
frères, il existe plusieurs manières de mener une traque.
Certes, un Blood Claw n’en connaît qu’une, car il lui revient de charger
droit sur l’ennemi et de l’étriper de ses griffes et de ses crocs. Et mieux vaut
qu’il s’en tienne à cette tactique, car elle le rend indispensable au plus fort
des combats. Mais pour celui qui sert au sein des Long Fangs, ou qui
conduit ses frères de bataille en tant que membre de la Wolf Guard, il est
utile de savoir qu’une chasse ne se résume pas forcément à une poursuite à
pied. Parfois, la proie doit être pourchassée à travers les forêts de l’esprit et
les infinis glaciers de la raison.
Oh, oui, ça vous fait rire, hein ? Pourquoi écouteriez-vous un serf, une
personne qui a échoué à son Baptême du Sang et qui n’est bonne qu’à
nettoyer le sol une fois vos beuveries terminées ? Mais souvenez-vous,
Leman Russ lui-même a arpenté ce même hall, s’est assis devant ce même
âtre, et a décrété que quiconque s’assoit devant le foyer et narre les sagas de
Fenris doit être écouté, qui qu’il soit ! Ainsi devriez-vous me montrer le
même respect que celui que vous montreriez à Bjorn Fell-Handed s’il
s’éveillait et entrait ici, avec toute la majesté que lui confère son statut de
vénérable Dreadnought. Riez, gaussez-vous autant que vous le voulez,
ricanez tout votre soûl, je sais que vous m’écoutez quand même.
Arjac ne partit donc pas chasser la bête, car si on pouvait la débusquer, la
meute Fornjot s’en chargerait sans nul doute. Au lieu de cela, il alla à la
pêche au savoir. Les sources de connaissances sont innombrables au sein du
Croc. Depuis les jours de la Grande Croisade, les Iron Priests et les traceurs
de runes ont compilé des informations concernant tous les ennemis du Père-
de-Tout et rédigé les sagas de notre histoire. Mais nous ne sommes pas des
érudits, hein ? Nous ne sommes pas des Librarians ! Il se trouve dans le
Croc d’innombrables pièces et cryptes où est entreposé un tel savoir, sur des
tablettes de données ou d’anciens volumes ou plaques de granite gravées
des légendes de Fenris. Il n’est pas tâche aisée que de chercher une réponse
bien précise dans le Croc, et les Rune Priests qui savaient le mieux où les
trouver étaient partis participer à la croisade Calunienne. Mais Arjac s’y
attela pourtant.
Durant un jour et une nuit, il explora les bibliothèques du Croc. C’était une
tâche énorme, même si cela n’avait rien à voir avec le travail à la forge, et
cela demandait une grande concentration. Arjac ne se contentait pas de
forger avec ses mains, mais aussi avec intelligence et vivacité d’esprit.
Finalement, à la lumière dansante des chandelles, il lut le nom de
Kryptmann sur la tranche d’un ouvrage craquelé et très ancien, relié dans
une peau de xenos et cerclé d’un fermoir de métal.
12
Quand vint l’aube sur Fenris, que les pâles rayons illuminèrent les glaciers
et les pentes du Croc, les chasseurs se rassemblèrent ici, dans cette salle. On
n’y festoya pas, ce jour-là. Ils étaient graves et toujours en deuil. Arjac les
rejoignit en apportant deux objets. L’un était couvert d’un tissu souillé
d’huile et de cendre, et il le posa sur l’une de ces grandes tables, là. L’autre
était le livre de Kryptmann.
— Hélas, » dit alors frère Svalin qui, depuis la mort de Fornjot, faisait
office de chef de meute. « Le gibier nous évite ! Nous n’avons pourtant pas
traîné, impatients que nous étions, mais nous n’avons trouvé nul ennemi à
combattre. Cette créature venue d’ailleurs est dénuée de tout sens de
l’honneur, et elle n’éprouve même pas la haine, alors lui courir après n’est
que source de frustration. Même les bêtes sauvages des glaciers et des
vallées te font face quand elles sont blessées ou acculées. Cette maudite
chose reste silencieuse ; elle attend une autre victime et refuse
l’affrontement.
— Nous n’avons pas encore terminé la chasse, » rétorqua frère Dvarnn.
« Nous continuerons de la poursuivre sans merci ! Soyons impitoyables !
Retournons le Croc de fond en comble, qu’il n’en reste aucun recoin
inexploré !
— Mon frère parle pour moi, » dit Brokkyr, car tous deux étaient toujours
d’accord. « Nous ne sommes que quelques-uns, alors nous devons ajouter à
notre nombre le feu de notre fureur !
— Non, » les arrêta Arjac, et les autres space marines se turent. Avec ce
seul mot, il les fit tous se retourner vers lui, comme si le doyen de la meute,
la fourrure grise, imposant, était arrivé pour mettre un terme à la traque.
« Voici le livre de Kryptmann, » dit-il en levant l’ouvrage. « Il était
inquisiteur et a étudié le Kraken lorsque les flottes-ruches ont pour la
première fois menacé l’Imperium. »
— Le Kraken ? » demanda Vidfinn. « Explique-toi, frère Arjac. Nul
tyranide n’a jamais été vu dans un rayon de plusieurs centaines d’années-
lumière autour de Fenris.
— Et je pense pourtant que c’est bien un tyranide à qui nous avons
affaire, » lui assura Arjac. « Aussi peu probable que cela puisse paraître,
nous pouvons tous admettre que l’ennemi n’est pas natif de Fenris, et que sa
forme et la composition de son organisme le font ressembler à un tyranide
plus que toute autre chose. Ça n’est pas un simple individu qui s’est perdu
et est tombé ici par accident. Non, sa présence est un acte de prédation
délibéré, planifié au cours de milliers d’années d’errance à travers l’espace
interstellaire.
« C’était la théorie de Kryptmann, et je l’ai lue. Sur le monde de Tiamet,
des explorateurs ont rencontré des extraterrestres ressemblant beaucoup à
des tyranides quatre milliers d’années avant que l’on entende seulement
parler de la flotte-ruche Behemoth. Sur Ouroboris, plusieurs siècles plus
tard, notre propre chapitre est intervenu contre une invasion xenos et les
rapports ont fait état de formes de vies tyranides, même s’ils ne les ont pas
nommées ainsi.
« Kryptmann pensait que les tyranides avaient envoyé des organismes à
l’avant-garde des flottes-ruches pour explorer notre galaxie, et faire ensuite
parvenir des messages à l’esprit de la ruche, lui indiquant si nous
correspondions à leurs besoins ou non. Il prétendait que certains organismes
étaient présents dans notre galaxie plusieurs milliers d’années avant que ne
se manifestent les flottes-ruches proprement dites. Il a cité de nombreux
exemples, comme Ymgarl et Balthusas. Fenris devrait-elle être ajoutée à la
liste ? Un monde visité par un éclaireur tyranide, celui qui nous intéresse
maintenant ? »
Voilà un discours qui fit réfléchir tout un chacun. Il allait totalement à
l’encontre de ce que les space marines avaient appris en combattant le
Kraken, car Kryptmann n’était pas un homme très respecté par les Chapter
Masters, comme il en va souvent des agents de l’Inquisition. Mais les Space
Wolves ne sont pas aussi obtus que nos chapitres frères, et la meute Fornjot
ne protesta pas devant les assertions d’Arjac, comme cela aurait pu se
produire dans une autre forteresse-monastère.
— Si ce que tu dis est vrai, » intervint frère Svalin, « et je ne dis pas que
c’est forcément le cas, en quoi cela nous aidera-t-il pour le tuer ?
— C’est la deuxième question que je me suis posée, » répondit Arjac. « La
première étant : pourquoi est-il venu au Croc ? »
La meute Fornjot réfléchit à cela, mais aucun de ses membres ne put
avancer avec certitude une réponse. Ce fut frère Brokkyr qui prit la parole.
— Les tyranides sont attirés par la biomasse. La matière des muscles et
des os, et celle de tout organisme vivant sur une planète. Il pourrait se
contenter de consommer les serfs du Croc.
— En effet, mon frère, c’est la biomasse qu’ils recherchent, » répondit
Arjac. « C’est ce que j’ai appris dans l’ouvrage de Kryptmann, moi aussi.
Mais celui que nous pourchassons n’est pas l’une de ces énormes bêtes
vomies par les vaisseaux-ruches pour débarrasser un monde de tout ce qui y
vit. Non, il ressemble plus à ces créatures dénommées lictors par les
inquisiteurs et l’Ordo Xenos, un éclaireur et un assassin qui ne joue aucun
rôle dans la digestion d’une planète. Et il existe des endroits sur Fenris bien
plus attirants pour un tyranide qui serait simplement affamé. Pourquoi pas
les toundras, où il aurait trouvé des élans par millions ? Ou ces endroits où
les baleines se reproduisent, là où elles se regroupent par milliers dans les
mers polaires ? Il n’y aurait trouvé aucun Space Wolf prêt à défendre son
domaine. Et pourtant, il est là. Il veut quelque chose qui ne peut être trouvé
que dans le Croc, une chose convoitée par les flottes-ruches dont il est le
héraut.
— Quoi donc ? » demandèrent Brokkyr et Dvarnn d’une seule voix, car
souvent ils parlaient ainsi.
— Le sang du Père-de-Tout, » répondit Arjac. « La chair du Primarch. Les
glandes progénoïdes. »
13
Je vois certains d’entre vous porter leurs mains à leur gorge. Oui, les
glandes progénoïdes, cet organe cultivé à partir de la matrice génétique de
Leman Russ, elle-même façonnée à partir de celle de l’Empereur. Chaque
organe progénoïde est une relique issue du Primarch et du Père-de-Tout,
aussi sacrée que les ossements du plus célèbre des saints. Et c’est une arme
aussi puissante que toutes celles que vous pourriez emporter à la bataille,
car c’est ce qui a rendu possible votre transformation en un Space Wolf. Ce
sentiment qui est maintenant le vôtre, cette sensation de blasphème en
apprenant que la chair de Russ était menacée par la déprédation d’un
organisme extraterrestre, est peut-être ce qu’il y a de plus proche de la peur
chez un space marine.
Même si les institutions de l’Imperium ont mis longtemps à le mettre à
l’épreuve, notre stock de glandes progénoïdes est resté à l’usage exclusif de
nos Wolf Priests. L’Inquisition a demandé à accéder aux cryptes qui les
renferment, et l’Écclésiarchie s’est offusquée de notre refus, et nul n’a
jamais réussi à poser ni les yeux ni les mains dessus en dehors des Space
Wolves.
Ceux d’entre vous qui ont vu cette crypte connaissent son ancienneté et sa
majesté, aussi sacrée que le plus respecté des temples, un authentique
monument érigé en l’honneur du Primarch et de l’Empereur. Ceux qui ne
l’ont pas vue savent qu’on y accède en passant par l’apothecarion, le long
d’une galerie bordée des armures des plus grands Space Wolves qui ont
demandé à ce que leur équipement veille à jamais sur notre ressource la
plus précieuse.
La crypte elle-même se trouve au cœur de la montagne, taillée dans une
veine de métal qui court sous l’épine dorsale du Croc, un alliage d’une
résistance fantastique constitué lors d’un épisode volcanique dans des temps
immémoriaux. Et à l’intérieur, passé cette lourde et grande pierre circulaire
que seul un Dreadnought pourrait faire rouler sur le côté, s’ouvre la crypte
elle-même, froide et aux parois couvertes de givre, où les glandes attendent
dans des milliers de fioles les prochains Space Wolves qui seront choisis
parmi les fils de Fenris.
— Réfléchissez à ce que nous savons, » leur dit Arjac. « Un organisme tel
que ce chasseur constitue une avant-garde, un précurseur. Il cherche des
mondes et, quand il en trouve un qui convient, il projette un signal mental
vers l’esprit de la ruche dont il dépend, pour attirer vers lui les hordes
innombrables. Peut-être sur un monde plus peuplé, couvert de jungles ou
grouillant de vie, il se mettrait à la recherche de la plus grande
concentration. Mais sur Fenris, ce tyranide ne recherche pas la quantité de
biomasse, mais sa qualité. Le matériel génétique le plus pur et offrant le
plus grand potentiel, dont une toute petite quantité pourrait produire des
guerriers encore plus formidables pour les flottes-ruches. Sur Fenris, il
n’existe qu’une seule chose qui pourrait intéresser un tyranide. Il veut les
glandes progénoïdes de space marines. Voilà pourquoi il a arraché celles de
frère Fornjot. Voilà pourquoi il est venu directement au Croc. »
Ce fut au tour de frère Svalin de s’exprimer.
— Tu n’as pas répondu à la question de mon frère, » dit-il. « Comment
allons-nous le tuer ?
— Nous allons l’attirer dans la crypte, » répondit Arjac. « Là, nous
l’aurons face à nous. Là, nous pourrons le combattre selon nos règles. Là,
nous pourrons venger nos frères.
— L’attirer dans la crypte ? » s’emporta Vidfinn, car même si cela ne lui
arrivait pas souvent, son visage montrait des signes de colère. « Lui
permettre d’atteindre un endroit aussi sacré et lui offrir sur un plateau ce
qu’il recherche ? Pouvons-nous risquer l’existence même du chapitre, la
possibilité de créer de nouveaux space marines ? »
Arjac ne s’emporta pas comme le fit Vidfinn.
— Pouvons-nous lui permettre d’aller et venir à loisir et nous tuer l’un
après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour s’opposer à lui ?
Puis le laisser trouver la crypte, tout seul ? Combien de temps cela lui
prendra ? Les serviteurs pourront-ils l’en empêcher ? Nous seuls pouvons le
tuer, mes frères, et en agissant tous ensemble. C’est la seule manière. »
Ah, si le Loup Suprême, ses Wolf Lords et toutes les meutes du chapitre
avaient été là ! Mais Arjac et la meute Fornjot étaient les seuls en dehors
des serfs qui, aussi vaillants qu’ils soient, n’avaient aucun espoir de se
dresser face à un chasseur qui avait fait des space marines ses proies. Et
Vidfinn finit par baisser les yeux, comme un membre de meute qui aurait
défié son chef et aurait fini par admettre qu’il n’était finalement pas de taille
à lutter. Il n’y eut nul triomphe dans le regard d’Arjac. Tous savaient qu’il
avait raison. Il n’existait qu’une seule issue : attirer le chasseur dans la
crypte, et le tuer là, avant qu’il ne les tue tous.
« Et nous ne lutterons pas les mains vides, mes frères, » reprit Arjac. Le
deuxième objet qu’il avait apporté était caché sous ce pan de tissu, qu’il
enleva pour révéler la Hache Morkai.
Elle avait été reforgée et n’avait rien perdu de sa puissance. L’arme
qu’Arjac Rockfist portait désormais était l’égale des meilleures lames
produites par le Croc de mémoire de ceux qui y vivaient. La Hache Morkai
possédait une double lame, chacune dessinée en une forme qui ne
promettait que la mort. Sur la lame était gravé le loup rampant qui était le
blason du Loup Suprême ; une émeraude taillée en carré, de la taille d’un
poing, avait été enchâssée à la jointure des deux moitiés de la lame. Elle
était trop lourde pour être maniée sans l’aide d’une armure Terminator, sauf
pour Arjac lui-même.
Arjac conduisit une partie de la meute jusqu’à l’entrée de la galerie
processionnaire qui menait à la crypte, là où se dressaient les images des
Loups Suprêmes du passé, comme s’il leur fallait juger celui qui passerait
par là.
— C’est bien que tu sois enfin armé, » dit Svalin. « J’ai craint que tu ne
veuilles engager cette bête à l’aide de tes seuls poings.
— Et je le ferai, s’il le faut, » répondit Arjac, même si Svalin n’avait voulu
que plaisanter.
De l’apothecarion arrivèrent Dvarnn et Brokkyr, chacun portant ces griffes
Lightning qui normalement constituaient une paire.
— Le chemin vers la crypte est dégagé, » dit Brokkyr. Les portes anti-
explosion sont ouvertes depuis ici jusqu’au Grand Hall. Il ne reste plus qu’à
ouvrir la crypte elle-même. »
Arjac s’approcha de la porte de la crypte. Il ne s’agissait pas vraiment
d’une porte, mais d’une pierre circulaire roulée en travers de l’entrée. Les
noms d’une centaine de Wolf Priests de jadis y étaient gravés, ainsi que
leurs armoiries.
Arjac posa la Hache Morkai contre la paroi, au pied de l’une des armures.
Il cala son épaule contre la pierre, puis poussa.
Il aurait normalement fallu un Dreadnought pour déplacer cette pierre,
mais face à la puissance d’Arjac, elle capitula. Les frères de la meute se
précipitèrent pour l’aider quand ils la virent commencer à bouger.
Ensemble, Arjac endossant la plus grande part de l’effort, ils firent rouler la
pierre de côté et ouvrirent ainsi la crypte contenant les glandes progénoïdes.
Vidfinn arriva alors. Il avait déployé les serfs afin qu’ils gardent les
approches par lesquelles la bête aurait pu fuir. Tous les survivants de la
meute Fornjot étaient donc rassemblés. Vidfinn portait habituellement un
fuseur, mais il s’agissait d’une arme surtout efficace contre les tanks et les
véhicules blindés. Cette bête n’avait rien de cela, alors il avait rapporté des
arsenaux un bolter et tout un assortiment de projectiles remplis d’un
puissant acide. Ces munitions Hellfire étaient prisées de ceux qui avaient eu
à lutter contre les extraterrestres, et les créatures issues du Kraken, en
particulier.
— Frères de Fornjot, » dit Svalin. « Priez maintenant pour les âmes de
ceux tombés au nom du chapitre. Priez maintenant pour les âmes-ancêtres
de Fenris, pour Leman Russ et les guerriers de la Grande Croisade, pour
Mère Fenris elle-même, pour le Père-de-Tout qui nous a créés, pour chaque
frère de bataille que nous avons pu croiser, et pour frère Fornjot. Nous
n’avons pas le temps de verser le sang du sacrifice, ni de festoyer pour
porter des toasts en leur honneur. Cette prière suffira donc. Que ces illustres
défunts nous parlent de leurs guerres, chuchotent à nos oreilles les points
faibles de l’ennemi et les points forts de nos propres armes. Qu’ils nous
donnent la force. Qu’ils nous guident dans notre vengeance et saluent notre
victoire le jour où nous les rejoindrons pour la fin des temps ! »
Chaque frère fit sa propre prière, laissant ses pensées se tourner un instant
vers les souvenirs des ancêtres de Fenris. Mais leur esprit était agencé tel un
piège, rassemblés comme ils l’étaient dans cette galerie par où l’ennemi ne
manquerait pas d’approcher.
— Là, » souffla frère Vidfinn. « Je la vois. Je la sens. Elle approche. »
La créature, camouflée, avait modifié la couleur de sa peau pour se
confondre parfaitement avec la roche du Croc. Mais un Space Wolf pouvait
malgré tout la sentir et ces infimes mouvements perçus furent tout ce dont
un Space Wolf avait besoin comme confirmation. Le xenos rampait le long
du plafond de la galerie, se glissant avec vivacité et grâce de relief en relief.
Vidfinn posa un genou à terre et ouvrit le feu. Parle, bolter ! Pousse le cri
du raptor, celui du geist et du wendigore qui chasse sur les glaciers !
Vidfinn visa juste et toucha la bête, chaque impact fut accompagné par des
jets d’un sang iridescent.
Mais la bête ne succomba pas. Non, elle poursuivit, malgré les morceaux
de chitine qui volaient. Dvarnn bondit, car la vitesse de l’extraterrestre était
telle que Vidfinn n’aurait pas pu tirer une autre rafale avant qu’il ne soit sur
eux. La griffe de Dvarnn, tenue à sa main gauche, s’éleva à la rencontre de
la bête quand elle se jeta vers lui.
Son apparence aurait pu ressembler à celle des créatures tyranides que
vous avez peut-être affrontées, mais sa silhouette était différente. Cet aspect
mi-lézard mi-insecte que l’on constate souvent chez de nombreuses espèces
tyranides était bien présent, mais il y avait également quelque chose de ces
prédateurs des océans, de ces créatures sans yeux qui remontent parfois des
profondeurs pour s’emparer de nos bateaux et de leur équipage. Les Space
Wolves eurent une vision furtive d’un abdomen allongé et charnu, qui
ondulait comme les flancs d’une créature marine ou un cobra des glaces sur
le point de se jeter en avant.
Mais tout le reste du corps n’était que griffes et lames, et celles-ci
frappèrent toutes à la même vitesse que la griffe de Dvarnn.
Et en moins de temps qu’il n’aurait fallu pour le penser, moins de temps
encore pour que des instincts de prédateur ne prennent la mesure d’un
Space Wolf, frère Dvarnn était mort. Des lames jumelles se déployèrent de
part et d’autre de la tête de la créature, pas les griffes qu’elle portait sur ses
membres antérieurs, que Dvarnn put parer, mais une autre paire de longues
mandibules qui vinrent se refermer sur son cou. La tête vola de ses épaules,
et avant même qu’elle n’ait touché le sol, la bête extraterrestre était repartie
le long d’un mur, projetant ses fluides immondes sur les armures des héros
d’autrefois.
14
Imaginez le hurlement que poussa Brokkyr ! Ils étaient frères, pas
seulement de bataille, mais de sang. Svalin l’attrapa par le bord d’une
épaulière, car il savait qu’il irait donner sa vie uniquement pour mourir en
même temps que son plus vieil ami. Brokkyr se dégagea d’un geste brusque
et se précipita sur l’ennemi, le champ énergétique de sa propre arme
libérant des étincelles le long des lames.
Brokkyr survécut aux premiers échanges, la fureur de sa charge arracha
même la bête de la paroi. Elle tomba au sol, projetant des fluides poisseux
et donnant des coups de ses lames dans toutes les directions. Arjac intervint
et fit décrire un large arc de cercle à la Hache Morkai. Des membres furent
tranchés. Brokkyr esquiva, puis plongea sa lame au beau milieu de la masse
de la bête. Le champ énergétique se déchargea dans un violent éclair,
comme ceux qui frappent le pic des montagnes.
Mais elle était si rapide ! D’une vivacité surnaturelle, comme si le monstre
n’existait pas entièrement dans notre dimension, mais en partie dans ce
royaume de l’au-delà où les mains mortelles ne pouvaient l’atteindre ! Le
camouflage de sa peau écailleuse ne cessait de changer, jouant avec la
lumière au point d’arriver à tromper même le regard perçant d’un space
marine. La griffe de Brokkyr frappa le sol de pierre et creusa un cratère à
ses pieds mais, plus rapide qu’un battement de cil, l’extraterrestre était déjà
hors d’atteinte.
Et ainsi mourut frère Brokkyr. Son vœu fut exaucé, car il ne désirait pas
vivre sans son frère de toujours, Dvarnn. Un tentacule s’enroula autour de
son cou et le tira sèchement en arrière. De la gueule de la créature jaillit une
langue terminée par une sorte de pince qui se jeta tel un serpent sur la gorge
de Brokkyr. La griffe du space marine se trouvait juste devant son visage et
elle repoussa les mandibules, mais l’une des lames de la bête lui transperça
le torse. Le tranchant, aussi dur que du diamant et effilé comme le croc d’un
loup-sabre, ouvrit la céramite. Une autre lame s’abattit et lui trancha le bras
au niveau du coude. Brokkyr cria, non de douleur, mais de rage.
Et Arjac combattait toujours ! La Hache Morkai s’abattait comme un
pendule, sa tête s’acharnait sur cette langue qui menaçait d’ouvrir la gorge
de Brokkyr. La bête bondit vers la paroi et emporta Brokkyr avec elle. Elle
ouvrit la céramite qui protégeait son torse, la chair en dessous fut exposée et
traversée par une autre lame, ouvrant notre malheureux frère tel un fruit prêt
à être dégusté.
Cachez vos crocs et rangez vos griffes. Ainsi mourut Brokkyr, avec tous
ces détails que je viens de décrire.
Le bolter de Vidfinn tira à nouveau et le sang xenos gicla. Arjac parvint à
attraper un membre et l’arracha net dans un flot de fluides. Mais même la
deuxième rafale sembla incapable de rattraper la bête alors qu’elle courait le
long de la paroi, échappant à la hache d’Arjac et fonçant droit vers la
crypte.
Svalin se mit en travers de son chemin. Svalin, le plus ancien de toute la
meute Fornjot, se dressa telle une montagne, l’épée tronçonneuse à la
main ! Il frappa, et la bête para. Puis elle n’était plus là, déroulant ses
tentacules et projetant Svalin en l’air. Quand il percuta le sol, l’animal se
trouvait déjà sur le seuil du lieu saint.
Arjac lui donna la chasse. Malgré sa carrure, sa grande force lui permettait
une vivacité qui le propulsa sur les talons du xenos. Quand ce dernier leva
sa tête immonde, ouvrant ses mandibules pour gober la première fiole
contenant des glandes progénoïdes, Arjac tendit une main et lui attrapa
l’échine. Il la leva bien haut, de toute sa grande taille, puis l’envoya frapper
le sol !
La tête du prédateur heurta la pierre comme je le fais de ma chope sur cette
table ! Les os se brisèrent ! La carapace craqua et le sang puant jaillit ! En
entendant les cris de la bête, on aurait dit que tous les damnés de Fenris
étaient revenus du nord lointain, car leur bannissement avait pris fin !
La bête rua. Arjac était prêt. Il tenait alors la Hache Morkai à deux mains,
et il la ramena en arrière comme le ferait un bûcheron sur le point d’abattre
un arbre gigantesque.
L’animal rugit et prit les couleurs de son environnement, se fondant dans
un nuage de gris. Il était trop rapide pour que des yeux ordinaires puissent
le suivre, mais pour le regard acéré d’Arjac, cela se déroula si lentement
qu’il aurait eu le temps pour un millier de pensées.
Par une douzaine d’orifices dans son abdomen, la créature libéra un
brouillard alourdi de phéromones toxiques. Arjac inspira à pleins poumons
en vue de porter son attaque et il avala une bouffée de ce poison. La pièce
tangua et ondula, et en cet instant, il lui aurait été impossible d’estimer la
moindre distance ou vitesse.
Arjac frappa, et il frappa juste. Mais la lame de la Hache Morkai avait visé
l’endroit où s’était trouvée la bête une demi-seconde plus tôt, et où elle
n’était plus. Ralenti, Arjac ne put ajuster sa frappe et la lame manqua le
corps du monstre.
Ne trouvant rien sur son passage, la hache fut emportée par son élan et alla
heurter la lourde pierre qu’Arjac avait déplacée pour ouvrir l’entrée de la
crypte. Projetée par toute la puissance d’Arjac, la lame s’y brisa.
Quel bruit ! Ce fut comme un coup de tonnerre. La pierre s’ouvrit, comme
brisée par la main d’un géant, et des éclats de la lame ricochèrent dans
toutes les directions.
Arjac poussa un grondement de colère. L’arme était perdue, la bête
toujours en vie, ses frères morts sans avoir été vengés.
Un morceau de la hache était resté planté dans la bête. Affaiblie et se
sachant en présence d’un grand guerrier, elle s’enfuit en rampant sous le
plafond, pourchassée par les tirs de Vidfinn. Arjac lui courut après, avec ses
mains et ses dents pour seules armes, comme s’il avait voulu en terminer à
la lutte. Mais elle le distança et disparut dans l’apothecarion, profitant d’un
conduit de ventilation ou d’une fissure pour s’échapper.
Arjac demeura là, à regarder les traits de frère Fornjot, toujours allongé sur
sa table, avec cette blessure ouverte dans sa gorge, là où le xenos lui avait
arraché son organe le plus précieux. C’est les yeux alourdis de larmes qu’il
retourna vers l’entrée de la crypte, où Brokkyr et Dvarnn gisaient, morts.
Qui pourrait exprimer la douleur que ressentirent Arjac Rockfist et les
deux derniers survivants de la meute Fornjot ? Vous avez tous perdu des
frères de bataille. Vous avez tous vu ceux qui étaient chers à vos yeux
tomber au combat. Pensez maintenant au Space Wolf que vous admirez le
plus, celui dont la force vous donne de la force, et qui disparaîtrait
soudainement. Imaginez le cri que vous pousseriez dans la nuit ! Imaginez
cette bière que vous verseriez sur le sol de cette salle en sa mémoire. Nous
avons tous notre manière de gérer un tel chagrin. Certains vont jusqu’à
s’arracher les cheveux et se mutiler en souvenir de ces blessures qui ont eu
raison de leur frère. D’autres narrent leur bravoure dans des sagas. D’autres
encore ne disent rien et ne parlent pas de leur chagrin. Tel est le domaine
propre à chacun, un lieu dans lequel nul autre ne peut s’introduire. Voilà ce
que ressentirent alors Arjac et ses frères de bataille.
15
Arjac, Svalin et Vidfinn prélevèrent les glandes progénoïdes de Brokkyr et
Dvarnn sans attendre. Au moins, la créature n’avait-elle pas eu le temps de
les leur arracher. Puis, ils emportèrent leurs quatre frères tombés jusqu’aux
cryptes basaltiques, dans les plus profonds niveaux du Croc, en dessous
même des conduits de lave et des terriers des vers de pierre. À cette époque,
ceux qui perdaient la vie sur Fenris et les aspirants qui mouraient durant le
Baptême du Sang étaient enterrés là, et vous pouvez encore y voir leurs
sépultures, sous des cairns en verre volcanique noir, leur équipement posé
dessus. Vous pourriez également voir les offrandes sous forme de colliers de
dents de loup et des prières adressées aux âmes des ancêtres, car chaque
fois que je raconte cette histoire, certains qui l’écoutent se rendent dans ces
sombres profondeurs pour rendre hommage aux disparus. À la fin des
temps, nous les retrouverons et ils nous en remercieront.
À peine eurent-ils fini leur triste besogne que vint vers eux un serf aussi
insignifiant que moi-même.
— Messeigneurs, » leur dit-il. « J’ai des nouvelles. La Grande Compagnie
d’Hengis Blackhand est de retour ! Sa flotte vient juste de franchir les
limites extérieures du système, comme l’ont indiqué les stations
automatisées qui surveillent l’espace profond. Il a fait part de sa victoire sur
les pirates qui l’ont fait dévier de sa route, mais également de sa colère
contre une tempête Warp qui a empêché une partie de la flotte de rejoindre
la croisade. Ainsi donc, il rentre sur Fenris.
— Merci, serf, » répondit Arjac en le congédiant.
— Tu exprimes des remerciements, mais j’ai le sentiment que tu ne les
penses pas, » fit remarquer Svalin. « Car Hengis est celui qui t’a demandé
de forger la Hache Morkai, qui est à nouveau brisée. Sa colère sera grande
d’apprendre qu’elle est perdue, pour de bon, cette fois-ci.
— Ce qui a été perdu est perdu, » dit Arjac. « Sans ce fragment de la lame
qui est resté planté dans la bête, la hache ne pourra être reforgée. Oui, j’ai
honte et je ne présenterai pas la Hache Morkai au Loup Suprême. Mais cela
n’est rien comparé à la honte que représente la perte de nos frères alors que
j’aurais dû être en mesure de les protéger.
— J’ai vu la bête, » dit Svalin. « Et elle est terrible. Aucun d’entre nous
n’aurait pu en venir à bout, même si nous nous y étions mis tous ensemble.
— Je suis puissant, » rétorqua Arjac en plissant le front. « N’est-ce pas ce
que l’on dit de moi ? J’ai brandi une arme jadis portée par le Loup
Suprême. C’est moi qui ai eu cette idée pour tuer la bête, et je n’ai même
pas été capable de réussir mon plan.
— Tu ne peux pas porter sur tes épaules tous les revers de fortune qu’ont
connu les Space Wolves, » objecta Svalin.
— Ils pèsent sur nos épaules à tous, » dit Arjac. « Et les miennes aussi. Ça
n’est pas par choix que je ressens leur poids. Et maintenant, la hache est
perdue et nos frères qui reviennent ne trouveront pour les accueillir rien
d’autre que notre tristesse. »
16
Ainsi, Hengis Blackhand revint-il au Croc. Il le fit à bord du Savage Steed,
cet appareil d’assaut qu’il avait lui-même équipé alors qu’il se hissait dans
la hiérarchie des Iron Priests. L’appareil traversa les nuages qui s’étaient
amoncelés autour du sommet du Croc, puis se posa sur une plate-forme en
dérangeant à peine une nichée de raptors. L’air était raréfié et la respiration
d’un homme libérait des volutes de vapeur glacée. La mission de certains
serfs consiste à effectuer le rituel de bienvenue au retour d’un guerrier, et
même s’ils étaient à leur poste, quand le seigneur Hengis Blackhand
descendit du ventre du Savage Steed, il ne fut reçu que par deux Space
Wolves, les frères Svalin et Vidfinn de la meute Fornjot.
Imaginez alors les sentiments d’Hengis. Car tout d’abord, il avait quitté
Fenris pour livrer bataille, et ses espoirs avaient été douchés par la faute des
caprices du Warp. Il était déjà fort agacé, et alors qu’il était prompt à rire et
à festoyer quand tout allait bien, il ne cachait pas sa morosité quand quelque
chose allait de travers. En fait, il cracha au sol à peine eut-il débarqué, et ça
n’est qu’à cet instant qu’il vit le comité d’accueil.
— Toi ! » aboya-t-il à l’attention de frère Svalin, le plus âgé des deux.
« Où est frère Fornjot ? Et pourquoi Arjac Rockfist n’est-il pas venu me
présenter la Hache Morkai ? La compagnie du Loup Suprême et le reste de
mes hommes sont juste derrière moi, et je veux inspecter de mes yeux cette
arme avant que Logan Grimnar ne la voie !
— Frère Fornjot est mort, » répondit Svalin. « La Hache Morkai est en
morceaux. Nous devons t’annoncer de bien lourdes nouvelles, seigneur
Hengis. Le Croc n’est plus inviolé et l’honneur du chapitre a été piétiné par
les actes d’un prédateur extraterrestre. »
Quand il entendit cela, le seigneur Hengis avança et envoya un grand coup
de poing à frère Svalin. Et il avait raison ! Car le Croc est un sol sacré, le
cœur impénétrable de Mère Fenris, et malgré toute la violence et la cruauté
de notre monde, nul être maléfique ne pouvait y être accepté. La Hache
Morkai était une relique inestimable, et la perte de quatre frères de bataille
entre les murs mêmes du Croc une insulte tout autant qu’une tragédie.
Svalin fut jeté au sol, et les raptors, qui n’avaient pas bougé de leur nid
malgré le rugissement des réacteurs de l’appareil, s’envolèrent, apeurés par
le cri colérique que poussa le seigneur Hengis ! Les serviteurs reculèrent, et
je vous prie de croire que nous, les serviteurs, nous ne sommes pas des
couards. Frère Vidfinn, qui n’avait jamais baissé la tête devant aucun
ennemi sur le champ de bataille, n’osa pas affronter le regard du Haut Iron
Priest.
— Vous aurez tous à me rendre des comptes pour tout cela, » cracha
Hengis. « Et après moi, ce sera au tour du Loup Suprême. Mais pour le
moment, je vous repose la question : où est Arjac Rockfist ? »
Mais frère Svalin ne put répondre. Pas plus que Vidfinn ou les serfs qui se
trouvaient là, car nul ne le savait.
Arjac était un homme qui parlait rarement quand ce n’était pas nécessaire,
et ceux d’entre vous qui le connaissent pourraient témoigner qu’il en va
toujours ainsi de nos jours. Il n’avait pas dit un mot depuis l’enterrement de
Fornjot et de ses frères de meute, et Svalin avait supposé qu’il viendrait lui
aussi accueillir Hengis. Mais Arjac n’était pas venu, car il avait bien plus
important à faire que se plier au protocole. Il avait remis en place la pierre
pour refermer la crypte, afin que le patrimoine génétique du chapitre ne soit
pas menacé par le prédateur tyranide. Il avait eu raison de penser qu’elle
serait attirée par le stock de glandes progénoïdes, et même si la bête avait
été pourchassée jusque dans les tréfonds du Croc et qu’il était peu probable
qu’elle soit toujours dans les environs directes de la crypte, il ne pensait pas
qu’elle avait renoncé. Il s’était alors lancé dans sa propre chasse à
l’extraterrestre.
Arjac avait décidé d’y aller seul, et qui suis-je pour en demander les
raisons ? Personne, c’est vrai, mais je vais tout de même essayer de
répondre. Peut-être se considérait-il comme l’unique responsable de la mort
de ses frères et de la destruction de la Hache Morkai, et s’était-il lancé dans
une sorte de pénitence en pourchassant une bête dont une meute entière
n’était pas arrivée à venir à bout. Toujours est-il qu’Arjac s’enfonça dans
les plus profonds niveaux du Croc, sous les halls que vous avez l’habitude
d’emprunter, mais au-dessus de ces secteurs où dorment les morts et leurs
reliques. Il explora des lieux que vous n’avez peut-être même jamais vus, là
où vivent et travaillent de nombreux serfs, et où sont entreposées les
ressources ordinaires qui permettent à la forteresse de fonctionner comme le
ferait une petite ville.
Il avait vu les nombreuses altérations d’apparence dont la bête avait été
capable durant le dernier affrontement, et cela lui avait donné à réfléchir. Je
sais cela, car le Loup Suprême en eut vent peu de temps après, mais cela se
passe plus tard dans mon histoire.
Arjac se dit donc que pour accomplir ces étranges mutations et
transformations, la créature avait besoin de matériau brut, sous la forme de
cette biomasse dont sont si friands les tyranides. Oui, quand ils s’abattent
sur un monde, ils en emportent toute la biomasse qu’ils peuvent y trouver,
que ce soit les plantes ou les animaux. Le tyranide peut donc ainsi être
considéré comme un parasite, car il doit dépenser de la biomasse pour en
acquérir toujours plus. Il se retrouve alors pris dans un cercle infernal de
prédation, un peu comme les nuées d’insectes voraces de certains mondes
arides.
Le prédateur du Croc avait trouvé cette biomasse en emportant les corps
des serviteurs qu’il avait tués, mais il avait dû s’attendre à davantage, alors
Arjac savait qu’il reviendrait pour satisfaire sa faim. Sa ruse animale
suggérait qu’il réaliserait que les niveaux supérieurs ne lui offriraient pas
grand-chose dans ce domaine, alors Arjac se concentra sur les niveaux où
seuls des serfs pourraient être trouvés.
Eh oui, il existe des serfs dans cette forteresse qui n’ont jamais vu un
Space Wolf en dehors du Wolf Priest qui les a envoyés à leur Baptême du
Sang. Blessés et épuisés par cette épreuve, ils perdent connaissance et se
réveillent dans ces secteurs du Croc où les Space Wolves ne vont jamais,
leur devoir envers le chapitre ne se présentant alors plus comme celui d’un
guerrier, mais d’un ouvrier du generatoria ou des ateliers. Ils commercent
alors avec le peuple de Fenris et font en sorte de satisfaire les nombreux
besoins du chapitre dont vous, bien entendu, n’avez aucune idée. Et
nombreux furent donc les murmures passionnés qui accompagnèrent Arjac
quand il traversa les dortoirs et les chapelles, les salles, cuisines et ateliers,
à la recherche du moindre signe de présence du prédateur.
Il existe dans le Croc un apothecarion où se rendent les serfs blessés ou
malades. Ses besoins sont très différents de celui auquel vous vous rendez,
car la physiologie des hommes n’est pas celle de surhommes comme vous,
space marines. Un hôpital destiné aux serfs n’a pas besoin d’être équipé de
moyens pour ouvrir une cuirasse et un chirurgien n’a pas besoin d’opérer
deux cœurs en même temps. S’ils avaient réussi leur Baptême du Sang, ces
guérisseurs si talentueux seraient probablement devenus un jour des Wolf
Priests, mais la vie étant ce qu’elle est, ils passaient la leur à soigner les
blessures et les maladies des autres serfs. Car le Croc n’est pas pour nous un
endroit aussi sûr que pour vous, et il n’est pas rare que nous ayons besoin
des services d’un médecin.
17
Il n’y avait à cette époque qu’un seul praticien dans cet apothecarion, un
nommé Thelrid de la tribu des Ice Bears. Certains d’entre vous sont
originaires de cette même tribu, qui chasse dans ces cavernes gelées du
nord. Ce Thelrid s’occupait d’un serf dont le bras avait été broyé par les
rouages d’un générateur, et quand Arjac entra, il lui intima d’une main le
silence pendant qu’il finissait de remettre en place tous les os brisés.
Ce n’est que lorsqu’il eut terminé son ouvrage que Thelrid se rendit
compte qu’il avait affaire à un space marine, et il tomba à genoux.
— Pardonnez-moi, seigneur Space Wolf, » implora-t-il. « J’étais trop
occupé à soigner cet homme.
— Oublie ça, » lui répondit Arjac Rockfist. « Nous avons tous notre
devoir. Et si je suis là, c’est pour faire en sorte de remplir le mien.
— Que puis-je donc faire pour vous ?
— Je chasse un prédateur, » expliqua Arjac. « Un meurtrier, et il est
affamé. Dis-moi, car tu connais probablement ces lieux mieux que
quiconque, n’aurait-on pas trouvé dernièrement des cadavres, qui auraient
succombé à des morts violentes et dont on n’aurait pas trouvé la cause ? »
Le visage de Thelrid s’assombrit et il hocha la tête, puis se dirigea vers
l’arrière de l’hôpital, là où se trouvaient les couches des serfs atteints de
longues maladies ou ayant subi des blessures graves. La plupart dormaient.
Derrière un rideau se trouvaient d’autres couches, séparées du reste, et
Thelrid alla vers elles. C’était un homme plutôt âgé et il marchait en
boitillant, mais ses vieux tatouages rouge et noir ainsi que la manière dont
sa barbe était tressée évoquaient sa jeunesse parmi le peuple des Ice bears.
— Là, » dit-il en enlevant un drap qui couvrait un corps. « Il a été trouvé il
y a huit heures. Nous ne l’avons même pas encore identifié. Nous allons
organiser un appel parmi les serfs, et le seul nom qui ne répondra pas sera
probablement le sien. Comme vous pouvez le voir, c’est la seule manière
dont nous puissions procéder. »
Et Thelrid disait vrai, car le visage de l’homme n’existait pratiquement
plus. La moitié inférieure était ouverte, la blessure courait même jusqu’à la
partie supérieure de la poitrine.
« Je me suis d’abord dit que cet homme avait été victime d’un accident
dans les machineries des générateurs, car il a été découvert dans un conduit
de ventilation qui aspire l’air chaud du hall des turbines. Mais puisque vous
êtes là, seigneur Space Wolf, c’est probablement qu’il n’est pas mort par
accident.
— Je ne le pense pas non plus, » répondit Arjac. « Il a eu la gorge
arrachée.
— Soit au moment de sa mort, soit dans les secondes qui ont suivi, » admit
le docteur en examinant le corps. « Un loup l’aurait probablement attaqué à
la gorge, mais j’ai vu beaucoup de cadavres de gens tués par des loups
durant leur Baptême du Sang, et ce ne sont pas là des traces de leurs crocs.
Non, l’attaque a été portée avec des instruments plus longs et plus acérés.
J’ai aussi envisagé l’acte d’un autre humain, car même si les meurtres sont
rares parmi les serfs, ils ne sont pas absents de notre histoire. Mais cela
ressemble-t-il à l’attaque de ce prédateur dont vous parlez ?
— Ces autres blessures, ce torse ouvert comme par une longue lame
courbe, et ses bras broyés comme sous la pression des anneaux d’un énorme
serpent. Ce sont les traces qu’il laisse. Oui, guérisseur des serfs, ce
prédateur est passé par là, et je crains qu’il n’y soit toujours. Si d’autres
corps venaient à être trouvés, je te prie de me le faire savoir. Ton messager
pourra utiliser mon nom, Arjac Rockfist, s’il est inquiété. Je dois savoir où
se trouve le terrain de chasse de cet assassin, et s’il poursuit toujours sa
traque.
— Ce sera fait, seigneur Arjac, » répondit Thelrid.
Voilà pour Thelrid, qui n’apparaîtra plus dans mon histoire. C’était un
brave homme, cela dit. Je l’ai rencontré avant qu’il ne meure, au bout d’une
longue existence au service du chapitre. Mais qui d’entre vous avait
entendu son nom, ou vu cet hôpital auquel il a donné tant d’années ? Pensez
à lui la prochaine fois que vous partirez à la bataille, car sans lui, et sans des
hommes comme lui, votre chapitre serait resté cloué dans les neiges de
Fenris, sans forteresse pour vanter sa grandeur et sans flotte pour l’emporter
parmi les étoiles.
Arjac Rockfist retourna donc dans les halls du Croc plusieurs heures plus
tard, car il n’avait rien trouvé concernant le prédateur, hormis quelques
cadavres que le chasseur avait laissés derrière lui. Les meutes sous les
ordres du haut Iron Priest Hengis Blackhand étaient alors toutes rentrées au
Croc, et festoyaient pour oublier le fait qu’elles n’avaient pas combattu
comme elles l’auraient voulu, ou faisaient des offrandes sur les autels des
esprits-ancêtres du chapitre.
Une meute s’entraînait au combat dans les halls de l’arsenal, car il était
considéré comme mauvais présage de partir à la guerre et d’en revenir sans
avoir versé la moindre goutte de sang, alors les guerriers s’affrontaient les
uns les autres dans des duels. Hengis lui-même était le Space Wolf le plus
haut gradé parmi ceux qui étaient rentrés, et il tenait cour ici, dans le Grand
Hall. Et laissez-moi vous dire que son humeur ne s’était pas adoucie.
Quand Arjac pénétra dans le hall, Hengis, fou de rage, se leva de son siège
situé à l’extrémité de la table. Nulle viande, nulle bière, nul chant n’avaient
pu le calmer.
— Arjac Rockfist ! » rugit-il. « J’ai entendu parler du fiasco connu par les
gardiens du Croc en notre absence, mais qu’en est-il de toi ? J’ai entendu
raconter comment le stock de glandes progénoïdes a été mis en danger,
comment des frères de bataille et des serviteurs ont perdu la vie, et ça n’est
que maintenant que tu te présentes devant moi ? Et on m’a aussi dit que la
Hache Morkai était brisée, et que cette tâche que je t’avais confiée, croyant
que tu étais l’homme de la situation, resterait inachevée ! Explique-toi,
Space Wolf !
— Je vois que Svalin et Vidfinn t’ont raconté les événements, » répondit
Arjac. « Leurs explications semblent conformes et elles conviendront pour
le moment. Je ne dis pas cela pour t’offenser, Haut Iron Priest, mais parce
que le danger n’est pas encore écarté. La créature se cache quelque part
dans le Croc, ça tu dois le savoir, et j’imagine que tu as d’ores et déjà
envoyé à sa poursuite les Space Wolves que tu as ramenés avec toi. Mais il
y a autre chose. Et bien pire. »
Le seigneur Hengis se calma assez longtemps pour inviter d’un geste Arjac
à poursuivre.
« L’extraterrestre est un tyranide, » reprit-il. « Mais sa ruse est inhabituelle
pour cette espèce guerrière. Il cherche à s’emparer de notre stock génétique,
en ce moment même. Il assassiné des serfs dans les niveaux inférieurs et
leur a ouvert la gorge, cherchant sans doute ces organes.
— Ainsi, tu t’es promené parmi les vulgaires serviteurs au lieu de venir
expliquer tes échecs à tes pairs, » gronda Hengis d’une voix sourde.
— Je pense que ce tyranide cherche à jauger le patrimoine génétique qu’il
pourrait trouver au Croc, » poursuivit Arjac, « afin de décider s’il doit ou
non appeler ses semblables pour venir le récolter. C’est ainsi que procèdent
les tyranides. D’abord, les créatures d’avant-garde localisent une source de
biomasse, puis elles appellent les flottes et les armées de l’esprit de la
ruche. De nombreux mondes ont été perdus de cette manière. Peut-être
Fenris ne semble pas une cible si tentante pour eux, car elle est glacée et en
grande partie dénuée de toute vie ? Mais ce tyranide-là est venu au Croc
parce qu’il a senti qu’un stock génétique y était conservé, et maintenant
qu’il a confirmé la présence d’une biomasse de valeur, il va probablement
chercher à attirer d’autres de ses semblables ici. J’ai lu le travail de
l’inquisiteur Kryptmann, qui décrit des créatures qui ressemblent fort à
notre intrus ainsi que leur rôle dans les flottes-ruches. Je suis certain de ce
que j’avance et du danger qui menace le Croc.
— Il n’y a jamais eu le moindre tyranide à des années-lumière de Fenris, »
rétorqua Hengis. « Et toi, tu voudrais qu’une flotte-ruche nous tombe
dessus, là, subitement ?
— Je pense, seigneur Hengis, que cette créature n’est pas tombée du ciel,
là, subitement.
— C’est bon, j’en ai assez entendu, » le coupa Hengis. « Tu cherches à
dissimuler ta responsabilité dans la mort de nos frères avec cette histoire de
flotte extraterrestre qui chercherait à nous envahir. Tu es mis aux arrêts le
temps que la compagnie du Loup Suprême arrive, et un tribunal décidera du
châtiment que tu mérites pour tes échecs.
— Je comprends, » répondit Arjac. « Puis-je demander à être mis aux
arrêts dans les forges, où je pourrai continuer à travailler ?
— Accordé. Mieux vaut que je ne te croise pas au Croc, et que tes frères
n’aient pas à y écouter tes pathétiques excuses. »
Vous pourriez penser que je manque de respect envers le Haut Iron Priest
Hengis Blackhand. C’était, après tout, un héros de notre chapitre. Au
combat, il était béni par ses alliés et maudit par ses ennemis. Mais un
homme peut être à la fois un héros, tout en étant prompt à s’emporter et
manquer de clairvoyance, et il est possible que ce caractère bien trempé le
serve en temps de guerre, tout en le desservant en cette occasion précise. Et
ce à quoi il était confronté ressemblait bien à une catastrophe et un revers
cuisant subi par des frères de bataille en qui il avait placé toute sa
confiance, à qui il avait confié la citadelle du chapitre pendant que celui-ci
partait en guerre. En fait, pour lui, Arjac avait manqué à tous ses devoirs en
ne se trouvant pas là à son retour ; il refusait d’assumer la responsabilité de
ces morts qui s’étaient produites au sein du Croc, et il cherchait à se
protéger de la colère du Haut Iron Priest. Je ne le juge pas trop durement, et
il a en réalité été un bien plus grand homme que je ne le serai jamais, mais
ces mots que j’ai placés dans sa bouche furent, à mon très humble avis, plus
motivés par la colère que par la raison.
18
Ainsi, Arjac Rockfist, empêché de pourchasser davantage le prédateur, se
replia-t-il dans les forges des contreforts. Il emporta avec lui les fragments
qui restaient de la Hache Morkai, même si celle-ci était incomplète. Sauf
preuve du contraire, un éclat était toujours enfoncé dans le ventre de
l’extraterrestre. Mais il se mit pourtant à l’ouvrage et démonta l’arme
brisée, défaisant ce puzzle d’artisanat qu’il avait si patiemment terminé.
Et quid de la créature ? Le seigneur Hengis ne négligea pas la traque. Au
contraire, il détacha chacun des membres de sa Wolf Guard pour prendre la
tête de plusieurs meutes, et sélectionna personnellement les guerriers de sa
Grande Compagnie qui l’accompagneraient dans les obscurs méandres du
Croc. Certains explorèrent les sombres cavernes sous les puits de lave, là où
se trouvent les cairns des morts. D’autres se chargèrent des pics vertigineux,
au milieu des raptors et des bourrasques de vent glacé. Trois d’entre eux
parcoururent les alentours, ces profondes crevasses et lieux où vous avez
tous subi votre Baptême du Sang. Ils y trouvèrent des vers des glaciers et
des spectres charognards, mais pas le moindre tyranide. Pas plus que tous
les frères de bataille qui fouillèrent de fond en comble le Croc, cherchant
dans des cellules et des chapelles inutilisées depuis des siècles, des lieux où
de vieux ossements tombaient en poussière et où les parois racontaient des
faits d’armes désormais oubliés.
Dans les forges, Arjac travaillait. À la lueur ambrée de la Forge-Mère, il
récupéra ce qu’il put de la Hache Morkai, marmonnant sans cesse des
prières pour implorer la bienveillance de l’esprit de l’arme. Il travailla sur
l’Enclume de Pierre du Vide, laquelle avait été taillée dans une météorite
par un grand ancêtre de Fenris à une époque lointaine, et dans la chaleur du
feu en fusion qui remontait du cœur même de la planète.
La neige tombait à gros flocons ce matin-là, quand Arjac passa son
troisième jour de labeur incessant. Pour tous ceux qui le connaissaient, il
avait l’air de chercher à se racheter, à noyer sa douleur et sa culpabilité dans
la réfection de la Hache Morkai. Et, bien entendu, c’était une tâche
impossible, car la lame était incomplète et l’arme ne pouvait être ainsi
refaite. Ce fut une véritable punition que s’infligea Arjac Rockfist que de
tenter de reforger ce qui avait été une grande arme, sans jamais y parvenir.
Le thane Darskaan approcha dans la neige, c’était le maître des serfs qui
travaillaient aux forges. Il était lourdement couvert à cause du froid, même
si Arjac s’était débarrassé de son armure et se contentait de ses robes de
novice, la sueur faisant miroiter son torse.
— Seigneur Arjac, » salua-t-il. « Je vous vois à nouveau au travail. Même
si j’aurais préféré que ce soit dans d’autres circonstances, je suis heureux de
vous revoir parmi nous.
— Rien de bon ne peut résulter de mon échec, » dit Arjac.
— Il y en a parmi les serfs, et je n’oserais parler au nom de vos frères de
bataille, qui pensent que le seigneur Hengis a eu tort, » ajouta Darskaan,
« et qu’il ne serait que justice que de vous laisser participer à cette chasse.
Vous avez déjà affronté cette bête, après tout. Vous avez deviné où et quand
elle attaquerait, et vous aviez raison. »
Arjac se redressa devant l’Enclume de Pierre du Vide et reposa le marteau
avec lequel il s’échinait à frapper la lame incomplète.
— Thane Darskaan. J’entends tes paroles et je t’en suis reconnaissant. Tu
as toujours été un ami et je suis heureux que mon chapitre soit servi par des
gens comme toi. Mais ce que tu me dis est inacceptable. Le seigneur Hengis
est mon maître, et ses mots sont comme le grondement d’un chef de meute.
S’il souhaite que je retourne aux forges et que je ne participe pas à la
chasse, alors c’est ce que je dois faire, et il est vain de songer à le
contredire.
— Chaque alpha a-t-il forcément raison pour autant ? » tenta Darskaan.
« Je sais que mes paroles sont dangereuses, mais je m’y risque quand
même. Un loup doit remettre en cause son chef de meute, triompher et
gagner le droit d’aller son chemin. Les Space Wolves eux-mêmes n’ont-ils
pas remis en cause l’organisation de l’Imperium qui, d’après les lois de ce
même Imperium, devraient prévaloir sur celles du chapitre ?
— Tu voudrais que je défie le seigneur Hengis ? » demanda Arjac.
— Si c’est ce qu’il faut faire, alors oui. Mais, une fois encore, je ne suis
qu’un serf. Que puis-je y connaître ? »
Arjac ne répondit pas. C’était sans doute révélateur de sa sagesse et de son
humilité, car telle était sa manière de communiquer. Mais il réfléchit et
tourna son visage vers le ciel. Il leva une main pour réclamer le silence.
— Qu’entendez-vous ? » demanda Darskaan. Car lui-même ne percevait
rien d’autre que le vent glacé et le lointain grondement des feux de la forge,
loin en dessous.
— Ça n’est pas ce que j’entends, » répondit Arjac. « Mais ce que je sens.
— Et que sentez-vous, alors ? »
Arjac fronça les sourcils.
— L’océan, » dit-il. « Le sel, les embruns balayés du sommet des vagues
par le vent. Et ses profondeurs, ces lieux privés de lumière où les navires
ont sombré durant des milliers d’années, où des choses sans yeux rampent
parmi les ossements de Fenrissiens qui se sont noyés au cours des siècles
passés. Je sens le sel porté par la brise, répandu sur les mers cruelles de
Fenris. Et la puanteur des vies inconnues qui se terrent là, qui en remontent
parfois pour entraîner dans leurs tentacules les marins hurlants. Voilà ce que
je sens. Tout ce maléfice oublié qui hante les profondeurs de notre monde
sans cœur, et qui remonte, là. »
Arjac posa ses outils et se tourna vers son armure, dont il avait empilé les
éléments non loin de la grande enclume.
« Darskaan, » reprit-il. « Rassemble les ouvriers des forges. Arme-les et
assure-toi que tu as relevé le nom de chacun d’eux, afin que nul ne soit
oublié. Je dois retourner au Croc, mais je reviendrai bientôt. »
Arjac enfila son armure, prit le marteau qu’il avait utilisé comme arme
avant de brandir la Hache Morkai. Il se tint en bordure du grand puits de la
Forge-Mère, puis porta le regard vers les pentes qui descendaient jusqu’à la
mer.
Vous vous êtes peut-être rendus dans ces collines, vous-mêmes, en tant
qu’apprentis des Iron Priests ou simplement pour assister à la fabrication de
vos armes et de votre armure. Si vous descendez vers les plus basses, là où
les fumées des forges retombent et noircissent les champs de neige, et pour
peu que le ciel soit dégagé, vous pourriez apercevoir l’océan. Là se trouvent
les terribles rochers noirs, pointus et acérés comme les dents d’un ver des
glaciers, et qui constituent la première ligne de défense du Croc. Par le
passé, alors que le Croc était la propriété des rois de cette région, des flottes
d’invasion sont venues s’y fracasser, et des traîtres y furent enchaînés pour
finir noyés par la marée montante. Tout un pan du Croc est gardé par ces
sinistres rochers. Et durant un instant où s’écartèrent les volutes de neige,
Arjac put voir jusqu’à cet hostile rivage.
La mer était une grande étendue grise, tourmentée par les vents qui
hurlaient en s’abattant depuis les hauteurs du Croc. Les rochers étaient noirs
comme de l’obsidienne, affûtés comme du verre brisé. Et de ces abysses
jaillirent les premiers tentacules du Kraken.
Il remonta depuis les profondeurs. Un corps segmenté, comme celui d’un
immense insecte, et qui se terminait par une paire de pinces. Derrière
émergea la carapace de son corps, incrustée d’yeux rendus immenses et
pâles par l’obscurité des profondeurs.
Vous en avez peut-être vu de semblables sur des champs de bataille
lointains, vous qui avez combattu les serviteurs du Kraken, et vous auriez
reconnu la silhouette du carnifex, le tueur-hurleur, cette machine de guerre
vivante de l’esprit de la ruche. Mais celui-ci avait tout d’un monstre marin,
au-delà des crustacés et du corail accrochés à sa carapace. Des pans de chair
luminescents sortaient entre les jointures, grâce auxquels il éclairait ses
proies sur le plancher des profondeurs. Ses yeux étaient portés au bout de
pédoncules, comme ceux d’un crabe. Des anémones et des parasites plus
petits étaient accrochés un peu partout, attendant sans doute de se repaître
des restes du repas du monstre. Et il emportait avec lui la puanteur de ces
fosses insondables.
Un autre apparut, semblable et différent comme peuvent l’être des frères ;
celui-ci, qui ressemblait à un crabe violoniste, faisait crisser une pince
gigantesque sur les rochers en-dessous de lui. Et d’autres silhouettes
commençaient à rompre la surface.
Des créatures plus petites se regroupaient autour du Kraken qui sortait de
l’eau. Vous avez vu les hordes innombrables des tyranides, soit lors de
projections ou pour de vrai, en les affrontant directement. Ces plus petites
choses n’étaient pas moins redoutables, car elles compensaient leur taille
par leur nombre. Munies de six pattes, véloces, elles portaient des armes
constituées d’organismes esclaves de leurs esprits primitifs qui tiraient des
larves ou des esquilles d’os.
Par dizaines, puis par centaines, elles avancèrent sur la plage. Certaines
avaient des crânes humains accrochés avec d’autres débris sur leur
carapace, comme pour se moquer de Fenris elle-même et de la fureur de ses
tempêtes. Çà et là brillaient un objet doré ou une gemme, vestiges probables
du trésor d’un roi d’antan, transporté par un navire et qui avait sombré avec
lui.
Le Kraken était énorme et hérissé d’armes naturelles. Ses rejetons étaient
légion, grouillant parmi les rochers dans leur multitude. Et il en émergeait
toujours plus ; jamais une armée aussi grande n’avait assiégé le Croc depuis
le Fléau de l’Incroyance, et seuls se dressaient face à elle Arjac Rockfist et
les cinq cents serfs des Collines des Forges.
— Je vais revenir ! » cria Arjac au thane Darskaan. « Je te le jure ! »
Puis il s’élança vers le Croc, bondissant dans la neige alors que les
crissements et les chuintements des créatures du Kraken lui parvenaient
déjà aux oreilles.
Quand il atteignit le Croc, les Space Wolves se déployaient déjà sur les
remparts. Les serviteurs qui montaient la garde avaient donné l’alerte et les
frères de bataille se massaient pour voir cette véritable marée soudain sortie
des flots.
Arjac monta jusqu’aux remparts et y chercha Hengis Blackhand qui, en
vertu du fait qu’il était le Space Wolf de plus haut rang, était désormais le
commandant en chef de cette nouvelle guerre.
— Arjac, » ricana Hengis. « Prends ta place parmi les frères de bataille. Tu
es revenu faire ton devoir de guerrier.
— J’ai entendu, » dit Arjac. « Quel est ton plan de défense ?
— Nous allons abandonner les collines, » dit Hengis. « L’ennemi ne
trouvera pas grand-chose à se mettre sous la dent, en dehors des serfs.
Quand il atteindra nos murs, nous le repousserons et ces xenos se briseront
les crocs contre notre furie.
— Je te conjure alors de ne pas abandonner ces hommes dehors. Ce sont
peut-être des serfs, mais ils sont braves. Chacun d’eux aurait pu se tenir
parmi nous, en tant que frère de bataille, s’il n’avait pas connu cet échec
durant le Baptême du Sang. Et tous se sont montrés dignes au cours de leur
existence consacrée au service du chapitre, du Père-de-Tout et des ancêtres
de Fenris.
— Si j’ouvre les portes du croc, l’ennemi va chercher à entrer par là, »
rétorqua Hengis, inflexible. « Vois comme les hordes approchent
rapidement ! Elles seront sur nous avant même que les serfs n’aient été
évacués. Non, je ne vais pas mettre en péril la vie de Space Wolves pour
sauver les serviteurs des forges, aussi vaillants que puissent être ces
hommes. »
Arjac Rockfist digéra ces arguments, un peu trop longtemps au goût
d’Hengis Blackhand.
« Aurais-tu quelque chose à redire au sujet de mes ordres ? » demanda-t-il.
— Non, monseigneur, » répondit Arjac, les yeux baissés en signe
d’humilité. « Je demande juste l’autorisation de me rendre à l’armurerie
pour y chercher une arme. Je n’ai que ce marteau dont je me suis servi pour
travailler sur l’Enclume de Pierre du Vide. J’ai regagné ta confiance, mais
ce n’est pas une arme, et cela ne suffira pas pour défendre notre forteresse.
— Va, » lui dit Hengis. « Mais reviens vite. »
19
Hengis supervisa donc la mise en place des défenseurs sur les remparts. Il
disposait de vingt Wolf Guards, resplendissants dans leurs armures
Terminator, chacun d’eux constituant une fortification à lui tout seul.
Quatre-vingts autres combattants, Grey Hunters ou Blood Claws, se
déployèrent. Les Grey Hunters reçurent comme mission le mitraillage à
distance à l’aide de leurs bolters ; ils firent en sorte de trouver des lignes de
feu croisées afin que rien de vivant ne puisse se glisser entre eux.
Le Wolf Priest Gunnar Skyfire, qui aujourd’hui encore raconte les exploits
de Russ dans les chapelles du Croc, eut la tâche de garder à l’œil les Blood
Claws, afin qu’ils ne se mettent pas à charger trop tôt la horde en approche.
Oh, vous avez tous connu ces jours, soit parce que vous les avez laissés
derrière vous, soit parce que vous les vivez encore, lorsqu’il faut une main
ferme pour vous retenir et faire en sorte que votre fureur ne vous jette trop
tôt au cœur des combats !
Sur les murs, se trouvaient également Svalin et Vidfinn, tête nue et le
visage peint pour la bataille, car ils n’étaient plus en recherche de gloire,
mais de vengeance pour la perte de leurs frères. Des serviteurs
manœuvraient les batteries de défense et attendaient l’ordre de tir,
qu’Hengis donnerait quand la horde arriverait à portée.
Mais cette horde était immense, et l’océan continuait de dégorger ses
armées oubliées. D’énormes créatures aux corps bouffis, plus grosses qu’un
Land Raider, grimpaient sur les rochers et libéraient des nuages de spores
noires qui venaient obscurcir le ciel. Ces nuages de poison corrosif furent
poussés par les vents marins et vinrent s’accrocher aux flancs du Croc avec
leurs griffes abrasives. Des sacs de matière bilieuse furent projetés par des
bêtes qui avaient évolué en d’imposantes machines de guerre, ouvrant des
cratères là où ils tombaient et réduisant le rocbéton des remparts en sable.
Nombreux furent les serfs surpris à découvert avant que ne soit donné
l’ordre de se mettre à l’abri. Nombreux furent les récits amers écrits dans
ces premiers instants.
Les Space Wolves tenaient bon. La céramite des armures, créées dans les
profondeurs des mondes-forges de l’Imperium, résista aux premiers tirs de
la horde. Hengis ne donna donc pas d’ordre de repli aux frères de bataille,
et les condamna à la place à suivre la progression de la horde par les viseurs
de leur bolter ou lance-missiles, prêts à ouvrir le feu dès l’instant où
l’ennemi arriverait à portée.
Mais alors qu’Hengis promenait son regard sur le futur champ de bataille,
il aperçut une chose qui alimenta davantage sa colère, pourtant déjà bien
attisée. Car l’une des portes anti-explosions à la base de la forteresse venait
d’être ouverte.
— Qui a l’audace de tenter une sortie ? » gronda le seigneur Hengis. « Qui
ne respecte pas mes ordres et qui, au lieu de remplir son devoir sur les
remparts, part à la rencontre de la horde ? Qui ose ainsi gaspiller sa vie dans
l’espoir d’une gloire qui lui échappera ? Celui qui marche seul n’a rien d’un
héros. Non, c’est juste un fou, un insolent, voire un traître, car il a
abandonné son devoir vis-à-vis du chapitre ! »
Les Space Wolves se penchèrent entre les créneaux pour regarder. Et,
stupéfaits, virent que le Space Wolf objet de l’ire d’Hengis n’était autre
qu’Arjac Rockfist.
— Il court au-devant de la mort, » cria l’un des guerriers. « Pour se
racheter de la perte de la Hache Morkai !
— Non, » dit un autre. « Il se sent coupable pour le trépas de la meute
Fornjot et il invite les xenos à le mettre en pièces sur le champ de
bataille ! »
Un autre, plus âgé et plus sage, répondit.
— Non ! Il souhaite combattre et mourir parmi les serfs de la forge. Car
Arjac n’a jamais vraiment été l’un d’entre nous, il n’a jamais aimé rire et
festoyer. Non, il n’a jamais accepté ce fantastique guerrier que le chapitre a
fait de lui et il a toujours déguisé ça en humilité. Voyez comment il marche
vers les forges, là où se tiennent les serfs avec lesquels il a passé plus de
temps qu’avec ses frères de bataille ! Voyez comment il baisse le regard ! Il
sait qu’il n’a jamais été réellement un Space Wolf. C’est pour cela que nous
avons toujours douté de lui, même si aucun de nous n’en a parlé
ouvertement. Mais nous avions raison ! »
Et beaucoup d’autres reprirent ses paroles, car elles étaient en partie
fondées. Arjac était-il comme un Space Wolf ? Était-il comme vous ? Il ne
se vantait jamais de ses victoires, alors que Leman Russ aimait parler de ses
prouesses et ses triomphes, et n’hésitait pas à plastronner en présence du
Père-de-Tout. Tous les héros de notre chapitre n’ont jamais montré la
moindre honte à parler des hauts faits d’armes qu’ils avaient accomplis.
Tous, sauf Arjac Rockfist, apparemment. Et combien d’entre vous n’en sont
jamais venus aux mains avec vos frères quand il s’agissait de décider de
celui qui avait amassé les trophées les plus prestigieux au combat, et senti
les mains des Wolf Priests vous attraper pour vous séparer avant que l’un ou
l’autre ne finisse à l’apothecarion ? Chacun de vous s’est au moins une fois
frappé le torse en proclamant : je suis le meilleur d’entre nous et je casserai
la figure au premier qui dira le contraire. Hein ? Qui ? Arjac ne l’a jamais
fait, lui. Il y a donc toujours eu cette noirceur en lui, ce doute inhabituel
chez un space marine, et que beaucoup de notre chapitre ont décelé en
Arjac quand ils l’ont vu sortir ainsi, à l’encontre de tous les ordres
d’Hengis.
Mais la horde continuait d’enfler. Qui parmi vous a déjà combattu ces
tyranides tant honnis, face à face, a senti la puanteur et goûté le blasphème
qu’ils libèrent dans l’air ? Ah, je vois que vous êtes nombreux. Alors, vous
devez avoir une idée de ce qu’Arjac a vu sortir de l’océan et ramper entre
les rochers en une obscène marée de chair grouillante. Mais ceux qui ont
livré plus d’une campagne contre eux savent qu’ils n’affichent jamais deux
fois de suite la même apparence, la même forme. Ils changent
constamment, arborant la tromperie de l’extraterrestre et la mutabilité de sa
chair.
Nombreux sont les maîtres de guerre de la Garde Impériale à avoir écrit
des tomes entiers afin de catégoriser les tyranides en familles et en espèces,
notant les caractéristiques de chacune et son comportement, comme pour
les obliger à répondre à des définitions précises. Comme ce serait rassurant
si un soldat pouvait ouvrir un manuel, compter le nombre de tentacules et
d’orifices de chaque bête et dire : Ah ! J’ai donc affaire à telle ou telle
espèce, et maintenant que je connais ses capacités, je sais comment la
détruire ! Mais les tyranides ne nous offrent pas une telle facilité. Car ils
changent en permanence.
Les organismes qui composent une flotte-ruche sont différents de ceux qui
en composent une autre, et au sein d’une même flotte, les créatures
changent de bataille en bataille. Dans un environnement gelé, elles
s’entourent de graisse et de fourrures pour conserver leur chaleur interne.
Sur un monde fournaise, elles sont affûtées et se munissent de longs
appendices osseux pour ne pas risquer l’hyperthermie. Dans une
atmosphère corrosive, leur carapace devient aussi dure que la pierre. Quand
il le faut, elles se munissent d’ailes et sont capables de voler. Quand le sol
est trop poreux, elles disposent de membres qui leur permettent de creuser
et de s’enfouir sous terre. Et ces bêtes qui ont assailli le Croc avaient évolué
pour survivre dans le lieu le plus hostile jamais engendré par Mère Fenris :
les profondeurs obscures de ses océans, là où règnent le kraken et le
léviathan.
Arjac Rockfist atteignit les premières forges, où le thane Darskaan avait
regroupé les serfs, anticipant l’approche de l’ennemi. Le thane et ses
hommes avaient enfilé des masques et des manteaux de protection, ceux
qu’ils portent quand ils manient des produits chimiques ou qu’ils doivent
travailler exposés aux radiations des générateurs, ou dans l’atmosphère des
réservoirs de carburant. Ils leur offrirent alors une certaine protection contre
les nuages de venin corrosif qui émanaient de la horde, ce qui n’empêcha
pas Arjac d’apercevoir déjà quelques corps parmi les enclumes ou de voir
certains hommes secoués de quintes de toux. Les plus atteints n’avaient pas
résisté longtemps, leurs os dissous, leur chair et leurs organes transformés
en une sorte de soupe immonde. Quelle triste fin pour ces vaillants fils de
Fenris !
— Je suis ravi de vous revoir parmi nous, » l’accueillit le thane Darskaan.
« Mais j’appréhende tout autant de vous voir abandonner les remparts. Vous
allez vous faire du seigneur Hengis un ennemi aussi redoutable que ces
bêtes venues d’ailleurs.
— Tu as peut-être raison, » répondit Arjac. « Mais si je survis pour
encourir sa colère, cela signifiera que la bataille a été gagnée, et je m’y
soumettrai de bon cœur. »
Arjac rejoignit les hommes qui tenaient cette forge utilisée en temps
normal pour façonner les plaques de céramite qui servent de blindage pour
les véhicules du chapitre. Ils étaient armés de fusils automatiques, mais
aussi des simples outils de leur charge. Ils étaient forts et braves, larges
d’épaule à force de frapper sur les enclumes de leur village. Nombre d’entre
eux étaient même de formidables guerriers issus des plus féroces tribus de
Fenris. Ils n’étaient donc pas hommes à fléchir ou à s’enfuir, ni à se laisser
gagner par le désespoir. Mais quand ils virent l’immensité de la horde
ennemie, n’y eut-il pas quelque chose en eux, même profondément enfoui
et honteux, qui s’éveilla ?
Je n’étais alors moi-même qu’un tout jeune homme et, bénis soient les
ancêtres, je ne me trouvais pas aux forges, mais parmi les serfs affectés au
chargement des canons sur les falaises du Croc. Et même de là, je vous
garantis que j’ai ressenti de la peur. Oui, la peur, même si j’ai honte de
l’avouer. Le bruit de cette horde et la puanteur qu’elle dégageait révulsaient
ce qu’il y avait de plus humain en moi. Et pourtant, les serfs des forges se
tenaient épaule contre épaule autour d’Arjac Rockfist.
— D’où sort cet ennemi qui vient assiéger le Croc ? » demanda le thane
Darskaan avec stupeur et dégoût. « Il n’a jamais eu de tels prédateurs dans
nos océans. Des serpents de mer, des baleines, oui, j’en ai entendu parler ou
même aperçu, de loin. Mais ça, jamais.
— Ils se terraient dans les profondeurs, » répondit Arjac. « Qui peut savoir
quand ces créatures d’avant-garde tyranides sont arrivées sur Fenris ? Peut-
être il y a quelques décennies, peut-être au cours de ce passé inconnu
d’avant l’Âge Sombre, avant même que les hommes n’y mettent les pieds.
Mais leurs ordres reçus de l’esprit de la ruche étaient clairs : patientez et
multipliez-vous, jusqu’au jour où Fenris deviendra une source de biomasse
prête à être moissonnée par la flotte-ruche.
« Cette horde a donc dépêché un chasseur, à la recherche d’une telle
biomasse, et il a trouvé ce qu’il cherchait dans la crypte qui renferme les
glandes progénoïdes. Il n’est pas arrivé à s’en emparer seul, car mes frères
et moi l’en empêchâmes, et n’a pas trouvé de quoi le satisfaire chez les
serfs. Alors, il a envoyé un message psychique à ses semblables qui
attendaient au fond de l’océan, et leur a demandé de se rassembler en grand
nombre pour prendre par la force ce que sa seule ruse n’avait pas suffi à
enlever.
« Et quel meilleur endroit pour faire grandir une armée de prédateurs que
les profondeurs des mers de Fenris ? Nous n’avons vu qu’une fraction des
monstres qui vivent là. Survivre, ou plutôt lutter dans ces eaux obscures,
contre la voracité des prédateurs natifs de Fenris, voilà ce qui a fait de ces
intrus venant d’ailleurs des tueurs aussi efficaces que ce que notre planète a
pu produire de pire.
— La fureur naturelle de Fenris s’est donc retournée contre nous, » dit
Darskaan. « Corrompue par l’extraterrestre, sa férocité s’est changée en
poison. Remercions ces créatures de nous donner cette haine que nous
éprouvons à leur égard ! La peur n’est qu’un sentiment lointain et
pathétique comparé à celle-ci. Mais dites-moi, frère Arjac, quels ordres
devrais-je donner à mes camarades serfs ? »
Arjac y réfléchit durant quelques secondes. En réalité, c’est la marque d’un
chef de guerre que de ne pas désespérer, de ne pas regarder une bataille qui
ne peut être gagnée et ne pas donner d’ordre. Car même dans le lit de la
défaite, il se trouve toujours quelque chose à sauver par la discipline et la
résolution, et même si cela se résume à mourir avec bravoure.
— Dis-leur de rester en position, » répondit-il finalement. « L’ennemi va
chercher à s’approcher pour nous tuer à coups de griffes et de crocs. Surtout
ne pas charger, même pour mourir en héros. Mais ne pas reculer non plus.
Que les feux de vos forges soient votre arme, et ravivez leurs flammes pour
immoler l’ennemi quand il vous submergera.
— Je comprends, » dit Darskaan. « Mes soupçons sont donc confirmés, le
seigneur Hengis a donné l’ordre de nous laisser dehors pour y mourir et il
ne fera pas ouvrir les portes.
— Je perçois de la rancœur dans ta voix, Darskaan, » fit remarquer Arjac.
— Les ordres du Haut Iron Priests sont ainsi. Et même un chef de meute
n’y pourrait rien.
— L’heure n’est pas à la pusillanimité, thane Darskaan. Maintenant plus
que jamais, tu dois te sentir libre d’exprimer ce que tu as sur le cœur.
— Dans ce cas, permettez-moi de vous dire que le seigneur Hengis
Blackhand est un sale petit fumier qui n’est même pas digne de lécher
l’arrière-train de la pire des louves en chaleur, et s’il lui prenait l’envie de se
promener parmi mes forges en plastronnant sur sa bravoure au combat, je
vous assure que je lui cracherais aux bottes. »
Et croyez-moi, c’est réellement ce qu’il a dit, car Arjac Rockfist me l’a
répété en personne.
20
Au pied des Collines des Forges, là où les pierres étaient rongées par le sel
de l’océan, le Kraken submergea les premiers foyers, telle une vague de
chair corrompue. Les serfs crièrent leurs bénédictions aux ancêtres de
Fenris en visant et en vidant leurs chargeurs de toutes les munitions qu’ils
contenaient. Il leur était impossible de rater leur cible, car celle-ci n’était
rien d’autre qu’un mur immonde et terrible. Qui peut dire quels actes
d’héroïsmes se déroulèrent alors, combien d’hommes firent face à cette
mort inévitable en hurlant des malédictions tout en mitraillant les
organismes tyranides qui se ruaient en avant ? Personne, j’en ai peur, car
nul ne survécut plus de quelques secondes une fois tombé à portée des
griffes et des crocs.
Les bêtes plus petites à six pattes que les gardes impériaux appellent des
gaunts furent fauchées par dizaines. Ainsi en va-t-il de l’esprit de la ruche ;
il envoie vague après vague de ces créatures qu’il considère, dans son
inhumaine froideur, comme de la chair à canon. Ils avaient évolué dans
l’océan privés d’yeux, sentant leur environnement grâce à des cils qui
entouraient leur bouche hérissée de dents. Les balles des armes
automatiques firent éclater les coquillages qui couvraient leur torse et
arrachèrent de nombreux membres. Leur sang était pâle et bleuté, de la
couleur d’un ciel dégagé, et il en coula tant qu’il dégoulina le long des
collines comme sous les pluies de printemps.
Les premiers extraterrestres bondirent dans les premières forges, et
moururent. À une portée aussi courte, les tirs les éparpillèrent et les serfs
durent essuyer leurs masques tellement ils furent trempés d’entrailles. Mais
pour chaque créature qui tombait, il semblait qu’une douzaine d’autres
suivait. Les mâchoires des mourants parvinrent même à trancher les
membres des défenseurs. Certains possédaient de longues griffes capables
d’ouvrir un homme en deux. D’autres avaient des tentacules qui venaient
s’entourer autour de la gorge des hommes et les faisaient mourir dans
d’atroces spasmes, foudroyés par le venin quand les dards qui les
couvraient perçaient la peau.
Un guerrier d’une carrure imposante, dont le visage portait encore les
traces des blessures subies lors de son Baptême du Sang, rugit et leva au-
dessus de sa tête un tonneau rempli de liquide inflammable. On s’en sert,
quelques gouttes à la fois, pour raviver les flammes d’une forge. Ce serf,
dont le nom était Imrak l’Ours, avait décidé d’immoler l’assaillant dans les
flammes de sa forge, et quand il se sentirait submergé, il jetterait son
tonneau sur les charbons incandescents et achèverait sa vie, ainsi que celles
d’une bonne centaine de xenos, dans un gigantesque brasier.
Mais parmi la horde arriva une créature très différente de ces bêtes qui
constituaient les premières vagues. Elle était plus grande et plus vive,
propulsée par de longues pattes musclées, son corps allongé et voûté muni
de membres terminés par des lames, et une autre paire d’appendices munis
de griffes dont elle se servait pour écarter les serfs hors de son chemin. Ses
yeux étaient globuleux, comme s’il lui avait fallu percevoir tout ce qu’il y
avait de lumière dans les profondeurs des océans. À la place de sa bouche,
des vrilles dégoulinaient de venin. C’était un cousin du prédateur du Croc,
un xénotype lictor, un assassin impitoyable.
Imrak leva les bras pour projeter son tonneau, mais avant même que celui-
ci n’ait pu quitter ses mains, le xenos l’avait transpercé de l’une de ses
lames. Imrak resta figé sur place, son corps incapable de réagir ; l’une des
pattes griffues de la bête lui saisit la tête et la tordit dans tous les sens,
comme si elle examinait avec curiosité un spécimen d’une nouvelle espèce
qu’elle venait de rencontrer. Puis elle se détourna et décapita Imrak d’un
geste presque négligé. Elle leva la tête et poussa un terrible cri qui fit
trembler ses vrilles, et la vague submergea la forge, engloutissant sous elle
les tout derniers défenseurs.
Quel malheur qu’Imrak l’Ours se soit vu refuser la mort qu’il méritait ! Je
l’avais croisé, une fois, et il nous semblait à tous que rien n’aurait pu en
venir à bout. Il était aussi large d’épaules que d’esprit, et il s’amusait
souvent à lutter contre les autres serfs quand ils buvaient un peu. Il ne
manquait jamais de rigoler quand il plaquait son adversaire au sol, et
achevait chaque joute d’un énorme éclat de rire et d’une plaisanterie bien
sentie à l’adresse de celui qu’il venait de vaincre. Mais cet homme que nous
pensions tous immortel était bel et bien mort, éventré par une créature qui
ne lui apportait pas plus de considération que nous n’en porterions à ces
insectes microscopiques sous la semelle de nos bottes.
Arjac Rockfist observa la scène avec l’œil perçant d’un space marine. Il
savait que quand des hommes mouraient de la sorte, le cœur de ses
camarades s’emplissait de désespoir. Les serfs étaient nombreux à défendre
les forges, car nombreux étaient ceux qui y travaillaient ; mais il comprit à
cet instant que le cours de cette bataille reposait sur lui seul. Les serfs le
regarderaient, lui, un space marine, un Space Wolf et un ami des forgerons.
Il ne pouvait leur promettre la victoire. Pas même la survie. Il ne pouvait
que leur promettre l’opportunité de mourir en hommes.
— Je dois gagner la Forge-Mère, » dit-il à Darskaan. « Voilà ce que je te
demande, mon ami, ainsi qu’à vous tous, car je ne pourrai y arriver seul.
Quand les grosses bêtes de la horde seront engagées, je devrai me frayer un
chemin jusqu’à ce grand puits où brûlent les feux du cœur enragé de Fenris,
et j’aurai alors besoin de vos tirs de couverture.
— Tout ce que j’ai, vous l’aurez, » promit le thane Darskaan. « Je parle
aussi au nom de mes frères ici présents. »
Et en arrière de la première vague d’attaque arrivèrent les monstres. Ils
avancèrent sur la plage, marchant là où des machines de guerre d’autres
espèces auraient roulé sur des roues ou des chenilles, alourdies de blindage
et d’armes. Ces carnifex ressemblaient à des crustacés d’une taille
gigantesque, tordus, difformes, leur carapace surmontée de canons faits de
muscles et d’os.
Chacun d’eux était unique, couvert d’entailles gagnées lors de combats
contre les innombrables créatures des océans de Fenris ; leur carapace avait
été colonisée par des coquillages et des anémones dégoulinant de fluides
nocifs. Ils avancèrent sur leurs pattes massives et tirèrent des poches en
direction des forges, chacune emplie d’acide. Les hommes plongèrent à
couvert quand les tirs d’artillerie vivante s’abattirent et firent trembler les
robustes structures. Les blocs de pierre qui constituaient les murs
basculèrent, écrasant ceux qui étaient restés en dessous. Des hommes furent
empalés par de longues tiges de corail, ou aspergés d’un acide qui leur brûla
la peau comme l’auraient fait les flammes des forges.
Une autre bête, plus grosse encore, ressemblait à un gigantesque ver marin
muni de tentacules et d’une queue terminée par des pinces. Des squelettes
de marins noyés étaient pris dans les colonies de corail qui recouvraient les
plaques cuirassées de son dos. On aurait dit ces trygons décrits dans les
ouvrages traitant des hordes tyranides, comme vous en avez peut-être vu
littéralement jaillir du sol pour dévorer avec frénésie hommes et véhicules.
Celui-là dégorgea une vague de ces petits gaunts, enroulés sur eux-mêmes,
comme des nouveau-nés. Il les vomit sur les défenses, en plein sur les serfs,
qui disparurent sous la masse de sa progéniture. Le trygon se redressa au-
dessus de la horde, comme le porte-bannière d’une Grande Compagnie
pourrait brandir son étendard au-dessus de ses propres lignes.
Une forge explosa, soit sous le bombardement, soit parce que ses
défenseurs s’étaient crus perdus, nul n’aurait pu le dire. Défenseurs et xenos
disparurent dans l’énorme boule de feu. Quelques survivants parvinrent à
sortir de la fumée, brûlés, titubants, serrant leurs blessures entre leurs
doigts. Ils espéraient pouvoir rejoindre la ligne de défense suivante, mais
furent fauchés par des poches d’acide tirées dans leur direction qui
dévorèrent leur chair. Aucun ne survécut pour raconter comment cette
explosion avait été déclenchée.
Et là, au beau milieu de la masse extraterrestre, se dressèrent quatre
immenses silhouettes, les généraux de cette multitude. Car, le savez-vous,
l’esprit de la ruche cède une portion de son commandement aux plus gros
organismes, qui transmettent à leur tour ses ordres par voie psychique. La
Garde Impériale, quand elle combat les tyranides, se concentre sur ces
créatures, afin de rompre la cohérence des hordes et les pousser à ne
combattre que selon leurs primitifs instincts. Arjac se tenait, droit et fier au
milieu de cette forge, en compagnie de Darskaan. Il grimpa même sur une
grosse enclume afin de disposer d’une meilleure vue. Les généraux
adverses se dressaient au milieu des nuages empoisonnés et il comprit en
les voyant que c’était ce qu’il attendait.
L’un d’eux ressemblait à un cerveau gluant contenu dans une cage d’os,
soutenu par ce qui semblait être le corps atrophié d’un organisme tyranide
qui aurait, au cours de son évolution, perdu ses membres. Il planait au-
dessus du sol, aidé par une sorte de sorcellerie bestiale. De la masse de ce
cerveau gris jaillissait des éclairs qui s’abattaient parmi les serfs en fuite.
C’était un zoanthrope, une pièce d’artillerie psychique qui fait également
office de relais pour la volonté de l’esprit de la ruche, mais qui, elle aussi,
affichait une apparence adaptée aux océans, avec nageoires et branchies. Le
deuxième général était un malefactor, un organisme que l’on a rarement vu
lors des invasions récentes, mais beaucoup plus dans les flottes-ruches plus
anciennes, avec un corps épais protégé par une épaisse carapace osseuse et
muni d’une paire d’énormes pinces dont il se servait pour s’accrocher aux
rochers et se tracter vers l’avant. C’était une véritable machine de
destruction, ses pinces monstrueuses capables de démolir les murs des
forges afin que les plus petits organismes puissent s’y ruer. Lui aussi
dirigeait les xenos qui l’entouraient, car à ses ordres psychiques, les gaunts
se précipitaient par les brèches qu’il venait d’ouvrir.
Le troisième général xenos était une chose démente, un dactylis, comme
les nomment les manuels de bataille, avec un corps bulbeux bien plus grand
qu’un tank. Ses membres arrière n’étaient que des moignons atrophiés, mais
les antérieurs étaient longs et munis de nombreuses articulations et se
terminaient par des mains faisant penser à des parodies de mains humaines,
mais en beaucoup, beaucoup plus gros. À l’aide de ses mains, il prenait des
œufs qui poussaient dans son dos charnu et les projetait comme des boulets
d’artillerie. Des essaims de petits organismes sortaient de ces œufs en
heurtant le sol et passaient leur courte existence à dévorer vivante leur
proie, dans une débauche de frénésie vorace.
Mais ce fut en voyant le quatrième qu’Arjac Rockfist comprit que c’était
lui qu’il devait affronter. C’est lui qui l’avait décidé à abandonner les
remparts pour se précipiter avec les serfs et se mettre en travers du passage
de l’ennemi.
La bête rivalisait en taille avec les demi-titans de l’Adeptus Mechanicus
qui étaient autrefois alignés par régiments entiers, mais qui sont désormais
consignés à la défense de quelques mondes-forges tant ils sont devenus
rares. Porté par quatre pattes massives, son corps était protégé d’une armure
osseuse. De sa tête enchâssée, on ne voyait que les énormes mâchoires qui
s’abaissaient parfois pour engloutir pour bouchées entières les gaunts qui
couraient devant lui. Les animaux disparaissaient dans son imposante gorge
et venaient l’alimenter en protéines. Deux appendices supplémentaires
ramassaient d’autres corps dans la neige souillée, pour les avaler eux aussi
ou les rejeter sur le côté, qu’il s’agisse de tyranides ou de serfs. En fait, sa
masse était celle d’un redoutable engin de siège, et là aussi, ça n’était pas
pour ses seuls pouvoirs destructeurs que l’esprit de la ruche utilisait ce
général.
Les annales qui traitent de l’art de la guerre, avec des croquis grossiers et
des observations parfois douteuses, avancent que de telles bêtes n’ont plus
été vues sur les champs de bataille depuis bien longtemps. Elles étaient
connues comme les maîtresses des hordes tyranides, les dominatrices qui
communiaient directement avec l’esprit de la ruche et guidaient les flots au
combat. Dans une sorte de trône juché sur le dos du monstre devait se tenir
la reine tyranide, bouffie et elle-même incapable de se battre, mais destinée
à transmettre la volonté de l’esprit de la ruche sur toute l’étendue des fronts.
Il n’y avait pas de reine sur cette bête ; à sa place, sur ce trône, se tenait le
lictor, le prédateur, cette même créature qui s’était introduite dans les halls
et avait assassiné les Space Wolves. C’était indiscutablement la même
créature, choisie par l’esprit de la ruche pour conduire l’assaut contre le
Croc, car elle seule avait vu les défenses de près et parcouru les méandres
de notre forteresse.
Les regards d’Arjac et du lictor se sont-ils croisés d’un bout à l’autre du
champ de bataille ? Se reconnurent-ils, car chacun avait vu en l’autre
l’ennemi ultime, la proie qui devait sceller cette gigantesque chasse ? Peut-
être. Mais dans l’esprit étranger du prédateur, il n’y avait nulle place pour
des sentiments comme le respect ou l’honneur qu’un chasseur pourrait
montrer à l’égard d’une proie qui lui aurait échappé sur des lieues à travers
la toundra. Non, il n’y avait qu’un désir de consommer, car telle est
l’unique raison d’être des tyranides.
Arjac s’élança au-dessus du puits de la forge. Le thane Darskaan et les
autres serfs, environ deux cents hommes qui s’étaient regroupés dans les
forges supérieures, suivirent le mouvement. Arjac leva bien haut son
marteau, cet outil de forgeron dont il avait fait son arme, et ce fut comme
s’il avait brandi une bannière du chapitre.
Les serfs qui regardaient depuis les remparts du Croc poussèrent des
hourras quand ils le virent avancer sur le champ de bataille, et le regard de
travers que leur jeta le seigneur Hengis ne les fit pas taire, car ils avaient
durement ressenti la mort de leurs camarades, condamnés par la décision de
barricader les portes du Croc.
— S’il cherche la mort, il va la trouver ! » rugit Hengis. « Voyez la futilité
de son sacrifice ! Tout ce qui lui a été offert, cet équipement, ces années
d’entraînement et de psycho-endoctrinement, jusqu’à l’héritage génétique
de Leman Russ, Arjac Rockfist va tout gâcher par son désir pathétique de se
racheter ! »
Les Space Wolves qui assistèrent à cela ne manifestèrent pas leur
assentiment. Même si bon nombre d’entre eux avaient fait part de leurs
doutes concernant Arjac, ils le voyaient à présent charger à travers les
forges, et ne trouvèrent dans leurs cœurs nul écho aux paroles du seigneur
Hengis. Je sais cela parce que j’ai pu discuter avec les frères de bataille qui
étaient sur place, et j’ai entendu leur honte de s’être moqués de leur
camarade quelques minutes plus tôt seulement. Car chaque Space Wolf a en
lui une âme de prédateur, l’esprit-loup de Fenris que le chapitre fait en sorte
de nourrir et de libérer. N’importe quelle âme de prédateur aurait souhaité
se trouver auprès d’Arjac, là en bas, à brandir ses armes et foncer droit vers
les imposantes bêtes dont le Kraken se servait pour diriger ses hordes.
Le premier des seigneurs tyranides se présenta, ce dactylis qui balançait à
la ronde ses obus d’artillerie vivante. Les serfs exploitèrent autant qu’il le
purent les couverts, mais ils n’en trouvèrent pas beaucoup, car ce général
s’attachait à démolir chaque rangée de forges et s’apprêtait à ouvrir un
passage pour une marée de gaunts.
Arjac ne chercha pas un seul instant à ralentir ni à se mettre à couvert. Les
serfs plongèrent à l’abri, ce qui les ralentit d’autant et en fit des cibles plus
faciles à atteindre. Mais pas Arjac. Ce fut comme si les mortels ne
tombaient pas autour de lui, comme si les flammes glissaient sur son
armure. Il arriva à quelques pas de la bête et bondit quand l’ombre du
monstre passa au-dessus de lui.
Non, il ne frappa pas à la tête, car c’était là que se trouvaient ses armes, ses
mandibules tranchantes et cette terrible gueule circulaire. Il s’accrocha au
rebord de la carapace, si semblable à de la roche, et ce rebord claqua contre
son torse. Il trouva des prises et se hissa jusqu’au sommet de la créature. Un
homme aurait été coupé en morceaux par les innombrables éclats de corail
et de coquilles, mais l’armure d’Arjac parvint à le protéger. Un homme
aurait également été désarçonné par les ruades de la bête sous lui, mais la
poigne d’Arjac était ferme.
Il grimpa jusqu’au centre du dos de la bête, là où les os constituaient un
rebord autour de la masse charnue où prenaient naissance les munitions
vivantes. Des milliers d’embryons de tyranides grouillaient là, agitant déjà
leurs pinces et leurs mâchoires, leur seul acte d’existence consistant à
dévorer tout ce sur quoi ils tombaient avant que leur brève vie ne s’achève.
Mais le Codex Astartes ne dit-il pas que chaque ennemi à un point faible,
et que victorieux sera celui qui saura tirer profit de cela ? Arjac Rockfist
plongea donc un poing dans un trou qu’il venait de pratiquer dans la masse
gélatineuse de fluides et de chair. Il ignora les hurlements assourdissants et
les secousses de la bête qui tentait de le déloger. Les rejetons tyranides se
précipitèrent pour le mordre, mais Arjac se contenta d’écarter ceux qui se
rapprochaient trop près de son visage et ignora les autres, confiant qu’il
était dans la capacité de son armure à résister à leurs petites dents acérées.
Et il fouilla plus profond, et l’immonde masse de chair monta autour de lui.
Ses mains trouvèrent un point plus résistant dans cette mélasse, un organe
longiligne qui semblait s’accrocher à l’intérieur de la bête. Ses doigts se
refermèrent dessus.
Grande était la force d’Arjac. Crispée, sa mâchoire. Depuis le cratère
ouvert dans le dos de la bête, il arracha une longue section de son échine.
Le dactylis hurla, un bruit qui, bien qu’émis par le larynx difforme d’un
extraterrestre, ne pouvait qu’exprimer la douleur et la peur. Il tangua tel un
navire à la coque percée, le bas de sa carapace alla jusqu’à racler le sol
trempé de sang des Collines des Forges. Mais il vivait encore, même si
Arjac avait endommagé les liaisons nerveuses qui lui permettaient
d’actionner ses membres. Ses pattes antérieures devinrent inutilisables, le
tout dernier sac-œuf lui échappa des doigts. Ses nombreux yeux roulèrent
dans tous les sens sous l’effet de la terreur. Il tenta de se redresser et de
repartir vers l’avant, mais il avait perdu la plus grande partie de ses forces.
— Achevez-le ! » cria Arjac aux serfs qui luttaient aux côtés du thane
Darskaan. « Montrez-lui comment on accueille ses semblables sur Fenris !
Mais ne tardez pas. Je me dirige vers la Forge-Mère et je n’y arriverai
jamais seul ! »
Arjac se jeta alors dans la mêlée. Chaque frappe de son marteau de
forgeron faisait éclater le crâne d’une bête d’assaut. Les gaunts tentèrent de
le submerger, une douzaine d’entre eux se jetèrent sur lui et cherchèrent à
éventrer son armure à coups de griffes, mais il se dégagea d’un ample
mouvement de ses larges épaules et les massacra les uns après les autres.
Des carcasses brisées de xenos volèrent de part et d’autre tels de vulgaires
flocons de neige sous le vent de l’hiver. La neige sous ses bottes se teinta du
pourpre sombre de leur sang. Son armure elle aussi en fut aspergée ; le gris
disparut jusqu’à hauteur de ses épaules. Il poursuivit, écrasant des corps
sous ses pas lourds. Une bête bondissante, pourvue de longues pattes
arrière, traversa le champ de bataille à grandes enjambées, filant droit vers
Arjac, vive comme une flèche. Mais Arjac fut plus vif encore et abattit son
marteau, brisa l’échine de la bête au moment où elle effectuait son dernier
bond. Le xenos s’effondra au sol, Arjac lui marcha dessus et le piétina à
mort. Les vertèbres craquèrent et l’animal ne bougea plus, hormis quelques
spasmes de ses membres griffus.
Les serfs entourèrent Arjac de leurs tirs ; les rafales fauchèrent les bêtes
qui tentaient de se jeter à l’assaut du Space Wolf. Le thane Darskaan prit
lui-même la tête de la contre-attaque, muni d’un fusil à double canon, qu’il
s’était lui-même fabriqué avec les composants les plus fiables. Sa crosse
était gravée de scènes ordinaires de la sauvagerie de Fenris : le loup en
chasse et le raptor en piqué. Telle était l’arme avec laquelle il conduisait les
serfs, à découvert, au mépris du danger, mitraillant l’ennemi avec le fruit de
son labeur.
Arjac Rockfist atteignit alors la Forge-Mère. Hélas, les serfs qui l’avaient
défendue gisaient morts, massacrés par un jet de bile acide, les rares
survivants balayés par une vague de gaunts. Arjac pénétra à l’intérieur et
hurla sa colère de voir les cadavres de tous ces gens qui avaient travaillé à
ses côtés. Il attrapa l’une des bêtes par la gorge et la jeta dans le puits de
pierre en fusion qui alimentait la forge en chaleur. Il en plaqua une autre sur
l’Enclume de Pierre de Vide et abattit son marteau, comme il l’aurait fait
sur une plaque d’acier à forger.
Le deuxième seigneur tyranide dominait la forge. C’était le zoanthrope,
avec son cerveau démesuré. Une légion de gaunts grouillait sous lui, à la
fois gardes du corps et esclaves. Les yeux brillants se posèrent sur Arjac, la
bête se prépara à invoquer un éclair alimenté par la fureur même de l’esprit
de la ruche.
Je vous ai déjà parlé du bouclier qui était suspendu au-dessus de
l’Enclume de Pierre du Vide. Arjac bondit sur l’enclume et arracha le
bouclier de là où il était accroché. Il s’accroupit derrière quand l’éclair
d’énergie libéré par cette sorcellerie impie jaillit du cerveau hypertrophié de
la bête. Un homme aurait été projeté en arrière sous l’impact, renvoyé dans
les feux de la forge, comme une braise chaude ballotée par une bourrasque.
Mais Arjac était plus qu’un homme ! Il tint bon, et ce magnifique bouclier
tint bon lui aussi, car il avait été parfaitement ouvragé. Le zoanthrope, dont
l’esprit haineux devait avoir imaginé cet obstacle déjà balayé, manqua du
coup de remarquer qu’Arjac se dressait toujours là, sur son passage. Sa
mâchoire s’ouvrit, comme par surprise, et il roula des yeux quand Arjac
traversa les rangs des gaunts et sauta sur lui.
Le corps du zoanthrope était chétif et dépourvu de membres, mais il
disposait d’une longue queue sur laquelle il se dressait ou dont il se servait
pour repousser les attaques à l’aide de l’extrémité osseuse effilée. Arjac
laissa tomber son bouclier et la saisit d’une main. Il grimpa comme un
alpiniste l’aurait fait sur une falaise à mains nues. La bête était protégée par
un champ d’énergie psychique capable de repousser les rayons laser et les
projectiles, mais il ne put rien faire contre un assaillant déjà passé à
l’intérieur, armé d’un marteau et d’une détermination inébranlable ! Et les
gaunts n’y purent rien non plus, même s’ils essayèrent. Leurs projectiles
d’os ou de vermine rebondirent sur ce bouclier censé protéger leur maître.
Arjac frappa de toutes ses forces cette cage osseuse qui entourait la
cervelle du zoanthrope. Oh, la bête hurla, son cri psychique se répercuta
jusqu’au plus haut sommet du Croc ! J’arrive encore à l’entendre, même
aujourd’hui, un hurlement terrible à l’intérieur de mon crâne. Il m’assaille
parfois quand mon esprit flotte à cette frontière entre l’éveil et le sommeil,
et je sais que cette peur qu’il charriait ne me lâchera jamais.
L’assaut d’Arjac fut d’une telle violence que les fragments de cerveau
allèrent asperger toute la forge. Des nuages de sang vaporisé s’élevèrent là
où les fluides visqueux rencontrèrent les flammes. Le lien avec l’esprit de la
ruche, qui jusque-là avait poussé la horde en avant, fléchit et s’altéra, et les
gaunts qui entouraient le zoanthrope se mirent à courir dans toutes les
directions, sans logique, sans but. L’énorme bête glissa doucement vers le
sol et Arjac se laissa descendre le long de sa queue.
Quel plus beau destin pour ce xenos honni que d’être purifié par les
flammes ? Je ne peux en imaginer de plus approprié, et Arjac non plus. Il
traîna l’extraterrestre par la queue jusqu’au rebord de la fosse incandescente
de la Forge-Mère, ce puits de roche en fusion qui plonge jusqu’au cœur
furieux de Fenris. Il poussa un cri de guerre et leva le corps au-dessus de sa
tête ! Puis, rugissant sous l’effort, il le précipita dans les flammes !
Arjac Rockfist avait reconquis la Forge-Mère. Des vagues d’acclamations
tombèrent depuis les remparts du Croc, poussées par les serfs quand ils
virent que leurs semblables, les hommes simples de Fenris, avaient réussi à
repousser les rejetons du Kraken. Mais la marée extraterrestre n’avait fait
que quelques pas en arrière, et elle repartirait très vite vers l’avant, balayant
Arjac sous ses multitudes de chairs xenos.
Mais Arjac n’était pas venu là pour remporter une victoire symbolique,
pour écrire une ultime saga de défi avant que la mort ne l’emporte. Non.
Chaque pas qu’il avait fait depuis qu’il avait ouvert les portes du Croc
l’avait délibérément amené ici. Il retrouva son lieu de travail, là où étaient
rangés tous les outils dont il s’était servi pour reforger la Hache Morkai. Il y
avait là les éléments qu’il avait examinés et laissés de côté, là aussi la cache
des métaux précieux et des gemmes dont il avait espéré décorer l’arme du
Loup Suprême afin de lui rendre sa magnificence. Mais il y avait aussi le
plus important, sans lequel il aurait été vain d’essayer de dompter cette
arme autrefois corrompue, et encore moins de la reforger.
Arjac avait dans sa main la fiole contenant le sang de Leman Russ, relique
sacrée du Primarch, l’essence-même de notre chapitre distillée dans
quelques gouttes d’un liquide rouge vif. C’est avec elle qu’il avait purifié la
Hache Morkai avant de la reconstruire.
— Regardez ! » cria un frère de bataille sur les remparts. « Frère Arjac
veut arracher une grande relique aux crocs du Kraken ! Il va probablement
échouer, car la horde ennemie l’entoure à nouveau, mais nous devons
applaudir sa volonté d’empêcher les griffes xenos de se refermer sur les
chairs mêmes du Primarch.
— Acte futile, » grommela le Haut Iron Priest Hengis, qui malgré la piètre
opinion qu’il avait d’Arjac, ne pouvait s’empêcher de regarder lui aussi.
« La relique est perdue, et Arjac le sera sous peu. Il aurait été préférable de
ne perdre que la relique et de garder Arjac, mais grâce à son entêtement,
nous perdrons les deux. »
Les frères Svalin et Vidfinn observaient eux aussi. Ils ne manifestèrent pas,
pas plus qu’ils ne s’émerveillèrent de ce qui se passait en bas.
— Que ne donnerais-je pas pour être là-bas, moi aussi, » dit frère Svalin.
« Même si les ordres du seigneur Hengis sont sensés, de tenir ces murs au
lieu d’aller engager l’ennemi, l’envie de combattre me démange, de sentir le
sang couler sur mon visage, d’arracher au Kraken ses griffes et ses crocs.
— Et maudit soit Arjac, » ajouta frère Vidfinn. « Lui qui partit seul sur le
champ de bataille et qui ne nous emmena pas avec lui ! Car je me serais
joint à lui sans la moindre hésitation.
— Ne blâme pas Arjac, » rétorqua Svalin. « Maudis plutôt notre manque
de courage, celui qui nous empêche de défier Hengis en personne ! »
Arjac était monté sur l’Enclume de Pierre du Vide, là où l’essentiel de la
horde ennemie pouvait le voir, ainsi que les serfs et les Space Wolves sur
les murs. Arjac eut-il un regard en arrière, vers ces remparts du Croc où se
tenait en spectateur Hengis Blackhand ? Peut-être. Ou peut-être tourna-t-il
la tête vers les survivants de la meute Fornjot afin de leur montrer qu’il ne
les avait pas oubliés, leurs frères morts et eux.
Arjac ôta ensuite le bouchon de la fiole contenant le sang sacré et la leva
bien haut. La signature génétique du Primarch Leman Russ fut emportée
dans l’air, à travers les nuages empoisonnés et les spores corrosives. Cette
trace de grandeur, de force et de fureur, de puissance et de sagesse au
combat inégalée dans toute l’histoire de l’humanité, atteignit les récepteurs
sensitifs des xenos, et l’un d’entre eux la reconnut tout particulièrement.
Car elle était voisine de la signature des Space Wolves, mais dans une
forme plus concentrée, plus pure.
Le lictor, juché sur le gigantesque quatrième général de la horde
extraterrestre, avait déjà tenté de s’emparer du stock génétique du Croc et
avait même goûté au sang des frères de bataille qu’il avait tués. Il était tout
d’abord sorti seul de la mer, puis avait appelé à lui toute la horde du Kraken
afin de s’emparer de ce patrimoine génétique et le transmettre ensuite à la
flotte-ruche. Et voilà qu’on lui proposait un présent de plus grande valeur
encore, l’essence d’un Primarch. Bien entendu, il ne put résister.
21
Ah, mon broc est vide. Qui veut me le remplir ? Oui, oui, j’entends votre
déplaisir, vos soupirs et vos ricanements. Mais vous n’attendez tout de
même pas de moi que je rende justice à Arjac Rockfist la gorge sèche ?
Hein ? Vous n’allez tout de même pas refuser à un vieux serf de goûter à la
meilleure bière du Croc ? Ah, grand merci. Frère Myrikk, je vois en vous un
chef de meute valeureux, d’un grand honneur et d’un égal courage. À la
vôtre ! Et pour les autres, apprenez donc la patience ! C’est une vertu que
les Wolf Priests ne sont pas parvenus à instiller dans vos cervelles lors de
leurs leçons, à ce que je vois.
Bien, où en étais-je ? Oui, bien sûr ! Arjac et le chasseur. Vous saviez, bien
entendu, qu’Arjac et cette bête se rencontreraient à nouveau. Ça n’est pas
dans l’habitude des sagas que de laisser ce genre de duel en suspens, alors
quand deux ennemis mortels combattent et se séparent, vous pouvez être
certains que l’histoire les fera se rencontrer à nouveau. J’imagine que vous
devez être impatients d’entendre cela, non ? Du sang ! De la fureur ! Des
membres extraterrestres martelant le sol en soulevant des fontaines de bile !
Le héros Space Wolf juché au sommet d’un monticule constitué des
cadavres de ses ennemis, inondé de leur sang, sa hache encombrée de
lambeaux de leur chair, hurlant vers le ciel ! J’ai déjà raconté tout un tas
d’histoires qui se passent ainsi. Ce sont de bonnes histoires. La moitié de
ma mémoire est une véritable bibliothèque remplie de telles sagas, et
probablement que demain, je vous en conterai une, comme je l’ai fait hier
déjà. Elles sont très similaires. Elles contiennent leur lot de sang, comme les
Space Wolves aiment à en remplir leurs sagas, et l’ennemi est toujours le
maudit xenos, et le héros un vaillant Space Wolf, mais… euh, bon, c’est un
peu la même chose, là. Mais ceux d’entre vous qui ont les crocs plus longs
y verront peut-être des choses qui échapperont aux plus jeunes. Nous
verrons.
Ainsi donc, Arjac se tenait au centre du champ de bataille. Les serfs qui
l’avaient suivi étaient éparpillés parmi les abris qu’ils avaient pu trouver,
toujours soumis aux assauts des bêtes qui continuaient de pousser de
l’avant, comme une vague de chair sortie de la mer. Sans doute Arjac
succomberait-il, car il était isolé et les xenos pourraient continuer d’envoyer
toujours plus de tueurs contre lui, jusqu’à ce qu’il finisse par tomber. Si cela
arrivait, ils pourraient facilement l’écraser, même sous le seul poids de leurs
morts, car les tyranides ne se soucient pas de l’existence de simples
organismes. Ils finiront par ingérer leur biomasse une fois la victoire
remportée.
Arjac savait cela, mais il ne flancha pas. Il ne chercha pas à se mettre à
l’abri ni à retourner au Croc pour être protégé par ses murs de pierre. Le
lictor, cette némésis qu’il avait juré de tuer, sans encore y parvenir, posa ses
nombreux yeux sur lui, puis rugit son appétit du patrimoine génétique du
Primarch. La bête colossale qu’il chevauchait piétina même ses propres
troupes pour s’approcher. En fait, c’était l’appât le plus puissant qu’Arjac
aurait pu trouver. Le chasseur était tout d’abord venu au Croc en suivant
une faible piste laissée par l’odeur génétique, et il était devenu si sensible à
cette signature que ses sens en furent saturés, tout instinct submergé par le
besoin de s’emparer de cette récompense suprême.
— La douleur de mes frères ! » cria Arjac, sans même se soucier de savoir
si le lictor pouvait le comprendre ou non. « La honte des pertes de mon
chapitre, un millénaire passé à attendre, et ta quête blasphématoire du sang
des fils de Russ ! Tout cela doit être payé ! »
La bête était immense, sa masse approchait celle des bio-titans que l’on
peut voir sur les enregistrements des combats sur Ichar IV. Même contre les
murs du Croc, il aurait constitué une arme formidable, et faire en sorte de
l’en détourner était d’une importance capitale pour les Space Wolves des
remparts. Il s’était changé en chasseur, pourchassant une seule et unique
proie, mais sa carrure en faisait normalement un engin de siège, un briseur
de tour, capable d’ouvrir des brèches pour laisser entrer les milliers de bêtes
d’assaut. Il allait très probablement venir à bout d’Arjac Rockfist et mettre
un terme à toute résistance sur les Collines des Forges.
Frère Svalin vit la bête titanesque et le lictor qui la chevauchait se tourner
vers Arjac et une pensée naquit en lui, une pensée ridicule mais aussi
tellement logique, tellement typique de la manière d’être d’Arjac. Svalin
quitta son poste et abandonna frère Vidfinn, puis s’élança à l’intérieur du
Croc. Les Space Wolves étaient tellement subjugués par ce qui se passait en
bas que personne ne le vit partir, en dehors du seigneur Hengis qui ne put
s’empêcher de noter cela avec agacement. Il lui demanderait sans doute des
comptes une fois la bataille terminée, du moins si celle-ci était victorieuse
et si le Croc ne tombait pas aux mains des xenos.
— Tout ! » cria Arjac alors que l’ombre du monstre passait sur lui. « Tout
doit être payé ! »
La grande gueule de la créature-générale s’ouvrit. Le lictor se pencha en
avant, mandibules frétillants ; peut-être anticipait-il le goût du corps
d’Arjac, transmis par ce lien qui l’unissait au général. Arjac se contenta
d’agiter à nouveau la fiole contenant le sang de Russ. Puis la gueule se
referma sur Arjac Rockfist.
Celui-ci n’eut même pas l’occasion de combattre. Autant lutter contre le
vide de l’espace ou la force d’attraction d’une planète. Il disparut tout
bonnement, dans le tunnel du gosier de la bête, où l’attendait un océan
d’acide et d’innombrables créatures plus petites, avides de le dévorer et de
le dissoudre.
Un lourd silence s’abattit sur les remparts. Les acclamations qui
résonnaient jusqu’alors se turent. Arjac Rockfist était donc mort.
Mais je vois que le feu est presque éteint. Vous ne ressentez peut-être pas
le froid, mais ces vieux os qui sont les miens, si. Les nobles halls du Croc
sont pleins de courants d’air ! Ah, mais quelques braises vivent encore.
Permettez-moi une petite pause pendant que je les ravive.
Voilà qui est mieux. Un peu de chaleur, car j’ai perdu la notion du temps,
et à l’extérieur du Croc le soleil a dû se coucher et les oiseaux de nuit
doivent tourner dans le ciel, à la recherche de leurs proies.
Mais je reviens à mon récit.
Le thane Darskaan tomba, transpercé par les griffes d’un gaunt qui se
précipita sur lui par-derrière et lui ouvrit le dos. Il lui perfora les poumons
et le thane tomba à genoux. Il se retourna et mitrailla la bête à bout portant,
mais il savait déjà que ses blessures lui seraient fatales. Il leva les yeux. Le
soleil était masqué par les nuages de spores et par la gigantesque silhouette
du monstre qui avait avalé Arjac.
Mais à cet instant, la bête chancela et rouvrit la gueule. Un torrent de bile
et de corps brisés jaillit. Une patte avant céda et la tête vint heurter le sol
enneigé près de la Forge-Mère. Puis tout le corps bascula de côté et percuta
la terre avec la violence d’une avalanche.
Le thane Darskaan expira alors, mais il le fit avec un sourire sur les lèvres,
car une victoire venait d’être remportée et la bête était abattue.
À l’intérieur du Croc, frère Svalin de la meute Fornjot arriva en courant
dans le Hall des Trophées, là où étaient exposés les innombrables trésors
pris par le chapitre sur ses ennemis. Il se précipita vers l’un d’eux en
particulier, un dont il se souvenait l’avoir vu là et dont il savait qu’il était
rangé près de cet exosquelette tyranide qu’Arjac avait étudié.
Cette idée qu’il avait eue concernait l’équipement capturé sur un espion
qui s’était introduit dans le Croc plusieurs siècles plus tôt afin d’assassiner
traîtreusement le Loup Suprême d’alors. C’était un assassin du temple
Venenum, un maître empoisonneur qui avait été pris sur le fait et mis en
pièce par la colère du Loup Suprême. Nul ne sut quelle faction de
l’Imperium avait voulu faire assassiner le Loup Suprême, mais la mort de
l’assassin et le fait d’exposer son équipement avaient suffi, apparemment, à
dissuader d’autres tentatives similaires, notamment au sein même du Croc.
Svalin trouva ledit équipement et fouilla. Il jeta de côté la combinaison
moulante et les nombreuses armes miniatures et autres instruments de mort,
les laissant tomber sans ménagement au sol. Frère Vidfinn arriva alors, la
mine perplexe.
— Que fais-tu, Svalin ? » demanda-t-il. « As-tu perdu l’esprit ? Tu as trop
de force d’âme, tu es trop âgé et sage pour te laisser emporter ainsi par un
coup de folie.
— Ça n’est pas la folie qui m’a conduit ici, » répondit Svalin. « Non, et la
preuve, c’est que la fiole de poison n’est plus là.
— La fiole de poison ?
— Tout à fait, mon frère. Ce petit récipient qui contenait ce poison que
l’assassin, dont voici l’équipement, voulait utiliser pour tuer le Loup
Suprême il y a si longtemps de cela. Elle était fièrement exposée ici pour
montrer à tous que nous n’avions peur d’aucune arme, même celles du
subterfuge et de la tricherie… Mais elle n’est plus là.
— Et qui l’aurait prise ? » demanda Vidfinn. « Et puis, quelle importance ?
— C’est Arjac qui l’a prise ! Et c’est très important, car c’était la seule
manière pour lui de tuer la bête ! »
Tous deux retournèrent aux remparts et ils virent alors que la bête-générale
gisait au sol. Et Svalin pleura, car il comprit ce qu’Arjac avait fait. Il avait
pris la fiole de l’Assassin Venenum, puis s’était servi du sang de Leman
Russ pour attirer la bête et s’était laissé avaler vivant. Le poison s’était
répandu dans le corps de la bête et celle-ci en était morte. Et maintenant, les
hordes du Kraken agissaient sans la moindre cohérence, ce qui permit aux
serfs de se regrouper et de tenir ce qu’il restait des forges.
Le lictor était lié à l’immense créature, leurs systèmes nerveux ne faisaient
qu’un afin qu’il puisse diriger l’abomination et transmettre par son
intermédiaire la volonté de l’esprit de la ruche. Le poison passa également
par ces liaisons. Toujours accroché au dos de la bête tombée au sol, le lictor
vécut ses derniers instants dans des spasmes musculaires alors que ses
chairs se dissolvaient et dégoulinaient en un immonde liquide par les
jointures de son exosquelette. Ces griffes qui avaient tué Anvakyr, Fornjot,
Dvarnn et Brokkyr pendaient, inertes, et ces mandibules qui avaient ouvert
leurs chairs béaient, laissant du sang s’écouler entre elles. Ainsi mourut le
chasseur, une chose bien pathétique, finalement. On ne peut qu’espérer qu’il
ait ressenti ce qui ressemble chez les tyranides au désespoir pendant que
son corps se désagrégeait de l’intérieur et qu’il dégoulinait en une série de
fluides poisseux et malodorants.
Sa mort réduisit au silence l’esprit de la ruche. Les actions des tyranides
perdirent toute cohérence et les bêtes se trouvèrent livrées uniquement à
leurs instincts animaux.
Et dans le ciel, apparurent de longs traits de lumière qui carbonisèrent les
nuages de spores. Il s’agissait de traînées de Drop Pods qui tombaient
depuis l’orbite de Fenris.
— Le Loup Suprême est arrivé ! » cria l’un des frères de bataille. « Logan
Grimnar a atteint Fenris !
— Haut Iron Priest Hengis Blackhand ? » tomba une transmission
provenant du Loup Suprême en personne, qui lui-même fonçait vers la
surface à bord de son module. « Peux-tu m’expliquer ceci ? Une armée
xenos en débandade, bonne à être massacrée, et tu restes à te terrer en haut
des remparts ? Quelle honte, fils de Fenris ! Fais danser ta hache et laisse
parler ta colère, porte le combat à l’ennemi ! Car même si je suis heureux
de rentrer, nous devrions combattre côte à côte. Alors, abandonne la
sécurité du Croc et rejoins-moi dans la bataille ! »
La Grande Compagnie de Logan Grimnar au complet tombait du ciel, droit
sur le champ de bataille, car le Loup Suprême, à l’instar du seigneur
Hengis, s’était égaré dans les tempêtes du Warp et avait finalement décidé
de rentrer sur Fenris. Il arriva trop tard pour affronter le Kraken lorsque ce
dernier était sorti de l’eau, mais il effectua son débarquement au moment où
la horde avait perdu toute cohésion.
— En avant, mes frères ! » cria alors le seigneur Hengis. « Serfs, ouvrez
grand les portes ! Space Wolves, en avant ! Brandissez vos haches et vos
épées tronçonneuses, vos bolters et vos lance-flammes ! Portez bien haut la
fierté de Fenris ! Laissez parler votre haine et votre rage, mes frères ! Vers
la victoire ! »
Peut-être les mots du seigneur Hengis sonnèrent-ils creux pour les Space
Wolves qui avaient assisté à la mort d’Arjac et à la chute de la bête. Mais ils
n’en montrèrent rien dans la bataille qui suivit, et se ruèrent par les portes
du Croc pour se jeter sur l’ennemi ! Logan Grimnar et ses hommes
tombèrent au beau milieu de la horde ; les portes de leurs Drop Pods
s’ouvrirent et les Space Wolves se ruèrent par dizaines au combat.
Seul le tout dernier seigneur du Kraken, le malefactor avec ses énormes
pinces d’os, conservait un semblant de cohésion à la horde. Autour de lui,
les gaunts se ralliaient et repartaient à la charge, vague après vague. Mais il
était seul et les effectifs de la horde commencèrent à fondre, car les gaunts
se retrouvèrent alors face à la puissance de feu de deux Grandes
Compagnies et payèrent le prix fort.
Logan Grimnar lui-même chargea le seigneur et lui brisa une pince d’un
grand revers de lame de givre, puis roula sous l’attaque de la seconde quand
elle s’abattit sur lui. En vérité, c’était magnifique de le voir se relever et
planter son épée, encore et encore, dans le ventre imposant qui le
surplombait, jusqu’à patauger dans ses entrailles jusqu’aux genoux et que la
bête finisse par succomber.
Grands furent les massacres ! Hideux furent les hurlements des
extraterrestres condamnés, immonde fut la puanteur de leurs corps
carbonisés et criblés de balles explosives ! La mer se noircit de leur sang,
les rouleaux des vagues se chargèrent d’un pourpre sombre, et le ciel d’un
vert profond. Les feux des forges montèrent haut ce jour-là, alimentés par
les innombrables cadavres qui y furent jetés. Les survivants parmi les serfs
des forges, qui auraient probablement péri jusqu’au dernier sans Arjac
Rockfist, se vengèrent allégrement à coups de baïonnettes et d’armes
automatiques, et s’attachèrent à exécuter le moindre rescapé de la horde
après le passage des Space Wolves.
Le Loup Suprême Logan Grimnar vint trouver Hengis Blackhand. Ce
dernier s’était battu comme un beau diable, mais sa rage n’était pas calmée.
Il ne trouva nulle joie à massacrer ses ennemis, lui qui jusque-là s’en était
toujours réjoui. Il venait à peine de décapiter un gaunt d’un coup de hache
quand Grimnar vint lui taper sur l’épaule.
— Grande journée ! » dit Logan Grimnar. « L’ennemi a été jeté hors de
nos murs et il pourra s’estimer chanceux si un seul de ses monstres
tentaculaires rejoint la mer. Mais dis-moi, Hengis, où est Arjac Rockfist ?
Cette lame de givre est une bonne arme, certes, mais j’ai hâte de sentir à
nouveau le poids de la Hache Morkai dans ma main !
— Arjac Rockfist est mort, » lâcha Hengis Blackhand. « Et la hache
Morkai est brisée, sa lame ne pourra plus jamais être reforgée. » Et le
seigneur raconta à Logan Grimnar tout le triste récit de ce qui s’était passé
dans le Croc depuis le départ du chapitre pour cette croisade Calunienne, la
perte des frères de la meute Fornjot, le pari insensé de la crypte et toute
l’histoire de ce chasseur extraterrestre qui avait attiré les rejetons du Kraken
hors de la mer.
Le Loup Suprême fut frappé de tristesse. Sans répondre un mot au récit
que venait de lui faire Hengis, il traversa le champ de bataille, jusqu’à
l’endroit où gisait l’immense cadavre du général de la horde. Le sang qui
s’en épanchait gelait en une large mare pourpre, et les oiseaux charognards
de la montagne descendaient déjà pour goûter sa chair corrompue, pour
repartir aussitôt, insatisfaits.
Grimnar grimpa jusqu’au sommet du corps. Les Space Wolves le
regardèrent ; aucun ne voulut perturber le Loup Suprême dans ce moment
de recueillement. Grimnar plongea sa lame de givre dans la bête et, d’un
grand geste circulaire, lui ouvrit le ventre. Il s’engagea dans la blessure
béante et les immondes entrailles, d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’à
la taille.
Il y disparut durant de longues minutes, fouillant l’intérieur du corps. Les
frères de batailles, tout d’abord étonnés, commencèrent même à s’inquiéter.
Mais le cadavre fut finalement agité de l’intérieur et l’énorme tête s’ouvrit,
les mandibules brisées par de grands coups de lame de givre. Et de la tête
béante de la bête, couvert de fluides poisseux et gluants, sortit le Loup
Suprême, avec sur ses épaules le corps inanimé d’Arjac Rockfist.
Grimnar posa Arjac dans la neige teintée par le sang et entreprit de
nettoyer le visage qui commençait à être attaqué par l’acide. Il leva les yeux
vers les Space Wolves attroupés autour de lui.
— Qu’est-ce que vous attendez ? » leur cria-t-il. « Faites venir un Wolf
Priest ! Un frère est au sol et il a besoin d’aide ! »
Les Space Wolves qui avaient vu Arjac se faire engloutir savaient qu’il
était mort. Ceux qui n’avaient participé qu’à la fin de la bataille avaient vu
la bête déjà au sol et avaient appris que seul le sacrifice d’un homme, même
s’il s’agissait d’un Space Wolf, était parvenu à en venir à bout. Peut-être le
Loup Suprême se montrait-il un peu mélodramatique, pour la première fois
depuis son entrée au service du chapitre ; peut-être cette trop grande
tristesse lui avait fait perdre la raison, peut-être voyait-il de la vie là où il
n’y en avait plus. Mais ils n’osèrent pas défier un ordre émanant de la
bouche même du Loup Suprême, alors un Wolf Priest arriva en courant
auprès d’Arjac, et quelques frères versés dans les arts de l’apothecarion
vinrent s’agenouiller eux aussi.
— Par les soleils jumeaux de Fenris ! » s’écria l’un d’eux. « L’un de ses
cœurs bat encore !
— Les pupilles de ses yeux réagissent à la lumière ! » ajouta un autre.
— Regardez ! » poursuivit un troisième. « Il respire toujours !
— Alors portez-le à l’apothecarion ! » ordonna le Loup Suprême. « Vous
attendez quoi ? Vite ! Laissez, je vais le porter moi-même. Aidez-moi, mes
frères ! »
Et Logan Grimnar, le Loup Suprême, porta Arjac Rockfist jusqu’au Croc,
puis jusqu’à l’apothecarion. Incrédules, les frères de bataille virent Arjac
être raccordé aux appareils d’examen, et là, en effet, les moniteurs
indiquèrent une faible activité cardiaque. Et ils crurent à un miracle quand
son armure fut ouverte et qu’ils virent sa poitrine monter et s’abaisser
doucement.
22
Car Logan Grimnar dispose d’une qualité que les autres Space Wolves
n’ont pas. Aussi grand guerrier qu’il soit, cela ne suffit pas pour faire d’un
grand homme une légende comparable au Loup Suprême. C’est sa sagesse
qui le rend unique, qui pousse chaque Space Wolf à s’incliner avec respect
devant lui, qui force des rois et même de grands seigneurs de l’Imperium à
l’humilité en sa présence. Ce que savait alors Logan Grimnar, vous pouvez
le voir de vos yeux, aujourd’hui. Retournez-vous simplement.
Là, au fond du hall, dans ce recoin d’ombre, sous la bannière de Lykki
Clovenhelm. Vous le voyez ? Vous ne l’avez pas vu entrer, car il l’a fait à un
moment particulièrement sanglant de mon récit, alors que votre attention
était tout entière accaparée par cette histoire. Non, vous ne l’avez même pas
remarqué, même s’il vous dépasse tous d’une bonne tête, et même s’il porte
cette armure Terminator qu’il a gagné le droit de porter et qui le fait peser le
poids d’un thunderwolf.
Là est assis Arjac Rockfist, silencieux, par respect pour le conteur
d’histoire que je suis. Je ne pense pas qu’il savait que je racontais la sienne,
car il ne serait pas venu, mais il ne pouvait pas repartir tant qu’elle n’était
pas terminée, car cela aurait constitué une insulte envers le narrateur.
Contrairement à certains d’entre vous, il respecte cet ancien office de
Fenris, honoré par Leman Russ lui-même dans les tout premiers jours du
chapitre. Vous pouvez maintenant voir ce que Logan Grimnar a vu.
Vous pouvez constater l’humilité d’Arjac Rockfist. Ne vous ai-je pas dit
qu’il était humble ? Et n’avez-vous pas oublié ce détail à peine eût-il quitté
mes lèvres, car vous ne vouliez entendre parler que de rage et de force et de
prouesses martiales ? Mais Logan Grimnar est bien plus sage que vous ne
l’êtes, et il s’est souvenu. Il savait qu’Arjac Rockfist n’était pas du genre à
claironner ses prouesses à la première occasion, qu’il passait tout cela sous
silence quand ses frères de bataille se vantaient des heures durant dans des
sagas racontant comment ils entassaient les ossements de l’ennemi. Logan
Grimnar, contrairement au seigneur Hengis, peut-être, se souvenait de la
grande force et de la constitution de titan d’Arjac. Il se souvenait qu’il
s’était perdu dans un terrible blizzard durant son Baptême du Sang, seul et
presque nu, et qu’il avait survécu au terrible froid quand d’autres avaient
péri. Si cela était arrivé à l’un de vous, vous nous le rappelleriez à tout bout
de champ, mais pas Arjac. Et Logan Grimnar n’avait pas oublié tout cela.
Arjac a survécu à la piqûre d’une guêpe psychneuein. Il a contracté une
maladie concoctée par les sorciers du Dieu de la Peste et l’a vaincue. Il n’a
jamais fait mention de ces véritables exploits de résistance, mais Grimnar
s’en est souvenu. Ainsi, quand le Loup Suprême apprit qu’Arjac s’était
empoisonné lui-même avec la potion mortelle du Venenum, pour ensuite
contaminer le chasseur, il sut que, contrairement à tous les autres, il ne
fallait pas l’enterrer d’office.
C’est cette humilité que vous pouvez lire aujourd’hui en Arjac Rockfist.
Elle est si grande, que j’ai honte d’attirer votre attention sur lui, car même
s’il ne le dira jamais, il préférerait que personne ne raconte son histoire, afin
de ne pas avoir à l’entendre à nouveau.
Il y a une cicatrice dans la paume de Rockfist, profonde et pâle, et qui ne
s’est jamais totalement refermée. Demandez-lui comment il l’a reçue et il
vous dira que c’était durant la bataille des Collines des Forges, mais il
n’ajoutera rien d’autre. Mais la vérité, c’est qu’alors qu’il était dans
l’apothecarion et que son armure lui était retirée, les Apothecaries
trouvèrent sa main toujours fermée sur quelque chose. Ils ne purent
desserrer sa poigne pour lui enlever son gantelet, alors ils durent le
démonter segment par segment. Une fois terminé, ils découvrirent qu’il
serrait un éclat de métal, celui qui manquait à la lame de la Hache Morkai,
celui qui avait été perdu parce qu’il était resté logé dans le corps du lictor.
Arjac était remonté dans les entrailles du général et l’avait arraché de la
carapace du lictor, avant que le poison et les assauts digestifs de la bête ne
le rendent inconscient. Il l’avait alors serré si fort qu’il s’était entaillé la
main, et la blessure ne s’est jamais vraiment refermée.
Et dans son autre main, il tenait la fiole contenant le sang de Leman Russ,
toujours intacte. Les Wolf Priests la prirent et allèrent la déposer dans la
crypte du chapitre, où se trouve encore aujourd’hui cette immense relique
de notre passé. Et pour ce qui est de sa propre arme, le marteau du forgeron,
on le retrouva dans le corps de la bête, et Arjac le porte depuis. Il l’a
modifié lui-même sur l’Enclume de Pierre du Vide et l’utilise après avoir
refusé toutes les reliques de l’arsenal qui lui furent proposées.
Ceux qui ont vu le Loup Suprême au combat savent déjà quel sera le point
final de cette histoire. La Hache Morkai était brisée, mais tous les morceaux
avaient alors été retrouvés. Arjac Rockfist, quand il reprit connaissance sur
la table de l’apothecarion, demanda tout d’abord qui était tombé lors de
cette bataille, puis qu’il lui soit permis de retourner à la Forge-Mère afin
qu’il aide à sa reconstruction et qu’il puisse reforger la lame. La Hache
Morkai quitte rarement la main de Logan Grimnar depuis, et il la manie
pour faire écho à la propre fureur de Leman Russ.
À présent, le feu est éteint, mais cela n’importe plus. La froideur de la nuit
reflue déjà et je sens que les premiers rayons de l’aube éclairent les
sommets des montagnes. C’est grâce à Arjac Rockfist, même s’il ne
l’admettra jamais, que le soleil brille à travers ce ciel clair et qu’il n’a pas à
percer les nuages de spores et de poison. Car le Croc se dresse toujours, et il
n’a jamais cédé sous les assauts du Kraken. Il a perdu la bataille des
Collines des Forges et n’est jamais revenu, et même si nous n’avons jamais
depuis quitté l’océan des yeux.
Vous, Space Wolves, n’avez peut-être pas besoin de dormir comme le font
les hommes, mais je suis l’un d’eux et cette longue nuit me pèse. Je vais
partir me coucher une fois terminée ma dernière chope. Je vous souhaite
bonne nuit et bonne journée, et m’en vais me retirer dans mon logis, là en
bas, dans ces humbles niveaux où, un jour, un terrible prédateur nous a
pourchassés, nous les serfs.
Et je vous en prie, mes frères, ne demandez pas à Arjac Rockfist de
précisions sur l’histoire que je viens de vous conter. Si je vous l’ai racontée,
c’est en partie pour que vous la connaissiez, et que vous n’alliez pas
interroger Arjac sur ces traces d’acide qui marquent les flancs du Croc, du
côté de l’océan, ni sur ce mémorial aux serfs tombés qui se trouve au milieu
des forges, pas plus que sur ce marteau de forgeron, tant modifié et altéré,
qu’il emporte désormais au combat.
Il existe d’autres raisons pour lesquelles je vous ai raconté la saga d’Arjac
Rockfist. Vous devrez les découvrir par vous-mêmes, car mon broc est vide
et j’ai besoin de dormir. Festoyez donc, échangez vos propres histoires de
batailles et d’héroïsme. Mais n’oubliez pas, ne vous répandez pas trop sur
vos propres exploits, car il se trouvera peut-être parmi vous un héros qui n’a
jamais éprouvé le besoin de le faire.
DOUZE LOUPS
BEN COUNTER
1
Pourquoi est-ce Arjac Rockfist qui vous parle en ce moment ? Vous êtes
habitués aux Prêtres assis ici, à la place du conteur ou peut-être à un thrall,
gardien des innombrables sagas du Croc qui sont racontées pendant les
longues nuits de Fenris. Et vous avez raison, je parle peu, car nos Seigneurs
sont passés maîtres dans l’art de la guerre et je ne les conseille qu’à leur
demande expresse. Mais ce sont ces même Seigneurs qui m’ont prié de
prendre place devant vous, car ils veulent que vous écoutiez ceux que vous
n’avez pas l’habitude d’entendre.
À tort ou à raison, on m’a conféré une grande responsabilité auprès de
vous, jeunes chiots, et ce pour le meilleur ou pour le pire. Je n’ai pas
recherché un tel pouvoir, et je ne crois pas qu’il existe vraiment, mais ma
grande taille, qui a fait ma renommée, donnera sans doute quelque poids à
mes paroles. L’armure Terminator d’un Wolf Guard, comme celle que je
porte, me confère la gravité de l’âge ainsi que sa masse. Quoi qu’il en soit,
une histoire doit être racontée aux Blood Claws parmi vous, une leçon doit
être assimilée. On m’a dit que vous seriez moins enclins à chahuter et à
vous chamailler si c’était moi le conteur. Que ce soit vrai ou faux, je suis
assis ici, comme on me l’a ordonné.
Je vous entends, bruyants, agités, exigeant que l’on raconte la saga d’une
grande bataille ou d’un fait d’armes qui remplira vos cœurs d’un feu ardent.
Le Seigneur Russ affrontant le Borgne renégat, criez-vous ! Les
innombrables crimes des Dark Angels, voilà ce que vous voulez entendre,
pour que nous puissions festoyer, boire et nous remémorer nos rancunes !
Mais la raison de ma présence ici n’est pas de dispenser à cette assemblée
festive une quelconque geste sanglante qu’elle aura exigée à cors et à cris.
Non, je vous ai réunis ici près de ce feu rugissant, dans le Grand Hall du
Croc où des générations de Space Wolves ont célébré leurs victoires et
honoré leurs morts, car j’ai une leçon à vous transmettre.
Vous oubliez que je vous entends soupirer ! J’ai les mêmes sens aiguisés
que vous. Vous vous demandez à voix basse : quel intérêt à écouter une
saga qui ne dégouline pas du sang des ennemis ou ne tonne pas du bruit des
lames tronçonneuses tranchant la chair impie ? Arjac Rockfist n’est pas
stupide : il sait qu’il ne pourra conserver l’attention de chiots ambitieux tels
que vous avec une histoire dénuée de sang et de gloire. Mon histoire vient
des Prêtres eux-mêmes, vos gardiens spirituels, et ils se gardent de
transmettre des leçons qui ne seront pas prises en compte.
2
Mon histoire se déroule lors d’une grande bataille passée. Ces jeunes loups
attentifs connaissent l’Ère de l’Apostasie, une des leçons les plus dures que
l’humanité eut à apprendre, durant laquelle le clergé corrompu du Credo
Impérial chercha à prendre le pouvoir. C’est une longue et sombre histoire
que je ne raconterai pas ici. Je me bornerai à dire que ce fut une époque
d’aveuglement, de peur et de chaos, où l’Imperium faillit s’effondrer en
affrontant une menace qu’il n’avait pas connue depuis la sombre époque
d’Horus. Parmi les douloureux événements de cette période, j’ai choisi la
Peste de l’Incroyance, lorsqu’un homme diabolique du nom de Cardinal
Bucharis se forgea son propre empire, rejetant l’autorité Impériale afin de
s’établir en tant que souverain !
Bucharis était un homme audacieux et rusé mais également un imbécile.
Alors que son empire croissait grâce aux conquêtes menées par les renégats
de la Garde Impériale et les armées de mercenaires impitoyables, il parvint
aux abords de Fenris. Extrêmement arrogant, Bucharis ne s’arrêta pas là
pour ensuite rebrousser chemin, redoutant les Space Wolves qui avait fait de
Fenris leur demeure telle que nous la connaissons aujourd’hui. Non, il
envoya ses armées sur cette planète pour conquérir ses peuples sauvages et
forcer les Space Wolves à lui céder leur monde !
Eh oui, vous riez. Qui aurait pu imaginer qu’un Cardinal Apostat et un
groupe de simples mortels soient en mesure de vaincre les Space Wolves
sur leur monde natal ? Mais il se trouva qu’à ce moment-là, peu de Space
Wolves se trouvaient au Croc, la plupart ayant rejoint la croisade du
Seigneur Kyrl Grimblood dans une autre partie de la galaxie. Les Space
Wolves restés pour affronter les traîtres de Bucharis auraient pu à peine
former une Compagnie, en plus des quelques novices fraîchement éprouvés
et des gardiens du Croc. De son côté, Bucharis saigna à blanc les garnisons
de son empire pour submerger Fenris et assiéger le Croc. Ne pensez pas que
celui-ci est inexpugnable ! N’importe quelle forteresse, même cet ancien et
redoutable bastion de montagne, peut être vaincue.
Lors du troisième mois de siège, deux Space Wolves parcouraient les
vallées et les collines autour du Croc. Ils patrouillaient pour épier et
désorganiser les forces ennemies, comme les fils de Fenris se devaient de le
faire à ce moment-là de la bataille.
L’un d’eux, du nom de Dægalan, était un Long Fang comme nos frères
vétérans à la peau burinée qui nous observent en ce moment depuis le fond
de la salle. Ils ont entendu cette histoire à maintes reprises, mais prenez
bonne note, jeunes Blood Claws et novices, qu’ils continuent à écouter, car
ils ne comprennent que trop bien cette leçon. L’autre vous ressemblait
beaucoup. Son nom était Hrothgar, un Blood Claw comme la plupart
d’entre vous. Dægalan était sage et sévère, et avait pris Hrothgar comme
disciple pour lui enseigner l’art de la guerre, celui-là même qu’il allait
devoir apprendre très rapidement, car un grand danger menaçait le Croc et
le chapitre.
Imaginez une crête montagneuse, la nuit, le silex nu et tranchant comme
une lame couverte de glace, étincelante sous les étoiles et les lunes de
Fenris, la Vieille Sorcière. Elle surplombait une large vallée rocheuse où les
chars avaient déblayé la neige avant d’être consolidée par les ingénieurs :
un serpent sombre s’insinuant entre les collines effilées autour du Croc.
Maintenant que vous y êtes, l’histoire peut débuter.
Deux space marines étaient parvenus au sommet de la crête. L’un d’eux
portait sur ses épaules une peau de loup en guise de cape, et un lance-
missiles en bandoulière dans le dos. C’était Dægalan. Son visage était un
masque de cuir raviné, comme sculpté au couteau. Ses cheveux parsemés de
gris étaient soulevés par le vent dans l’obscurité glaciale. Il portait sur son
épaulière le symbole du Seigneur Hef Icenheart qui, à l’époque, dirigeait les
défenses du Croc du haut de ses murs de granit. L’autre, Hrothgar, arborait
des zébrures rouges. Les cicatrices laissées par l’implantation des organes
des space marines étaient encore visibles sur son crâne rasé. Son épée
tronçonneuse quittait rarement sa main et son armure était vierge de
marques de campagnes passées.
— Regarde, jeune chiot, » dit Dægalan. « Voilà l’endroit où notre ennemi
rampe comme la vermine, se croyant à l’abri. Regarde en bas et dis-moi ce
que tu vois. »
Hrothgar observa la vallée située au-delà de la crête. L’obscurité de la nuit
ne représentait pas un handicap pour les yeux d’un space marine. Au fond
de la vallée, il vit une piste qui avait été aménagée pour tracter les énormes
canons de siège et les machines de guerre que les armées de Bucharis
espéraient en mesure d’ébranler les flancs du Croc et de venir à bout de ses
défenses. Les forçats originaires des mondes capturés par le Cardinal
avaient fabriqué d’innombrables machines de ce type, et elles remplissaient
les soutes des vaisseaux alimentant sa guerre sur Fenris. Voilà quelle était la
mission des deux space marines : localiser ces machines et les empêcher
d’atteindre une position d’où elles pourraient faire feu sur le Croc.
Beaucoup de soldats, issus des régiments rigelliens qui s’étaient alliés à
Bucharis, gardaient la piste. Ils savaient que, très bientôt, les précieuses
machines de guerre allaient emprunter ce chemin.
— Je compte vingt ennemis, » dit Hrothgar, « tous Gardes Impériaux, bien
entraînés – pas l’égal d’un Space Wolf, bien sûr, mais dangereux s’ils
peuvent concentrer leurs tirs sur nous. Regarde, Long Fang, ils ont
rassemblé des défenses souples renforcées et des caisses de munitions, ils
semblent prêts à se défendre contre nous. Ils connaissent l’importance de
leur mission.
— Pas mal, » dit Dægalan, « pour un premier coup d’œil. Mais notre
mission est de détruire ces ennemis. Que vois-tu qui peut provoquer leur
défaite ?
— Lui, » dit Hrothgar, « l’officier en chef. Tu vois les médailles et les
insignes sur son uniforme ? Ce crâne en argent est octroyé par le Cardinal
hérétique à ses serviteurs pour récompenser l’autorité impitoyable dont ils
font preuve. Son grade est indiqué sur une des manches. Il tient dans sa
main un étui à cartes, qui contient à coup sûr le tracé de la piste. Cet homme
doit être éliminé en premier ; une fois mort, les Gardes sombreront dans la
confusion. »
Dægalan esquissa un sourire, découvrant les grandes canines qui était la
marque d’un vrai Long Fang. Puissiez-vous un jour, vous qui écoutez,
arborer de tels crocs, effilés et immaculés, pour pouvoir raconter vos jeunes
années passées à combattre parmi les Fils de Russ !
— Jeune Blood Claw, » dit Dægalan, « comment peux-tu être aussi
aveugle, même avec des yeux de space marine ? Tu dois apprendre les
leçons des Douze Loups de Fenris, ces grandes bêtes qui chassent en ce
moment même parmi les montagnes et les vallées de notre monde. Chaque
loup est choisi comme totem par une de nos Compagnies, et ce pour de
bonnes raisons. » Dægalan tapota le symbole qui ornait son épaulière.
« J’arbore celui du Seigneur Icenheart. Il choisit Torvald le Prévoyant, le
loup dont les yeux voient tout. Ce loup nous apprend à observer notre
ennemi, même si nous préférerions l’étrangler de nos griffes, car c’est en
anticipant que la victoire peut être obtenue avant même la première attaque.
« Regarde mieux. L’homme que tu vois est un officier, en effet, et sans
doute un officier impitoyable. Mais il y en a un autre, là-bas, assis sur une
caisse de munitions, son fusil laser posé près de lui. Tu le vois ? Il est en
train de lire. Même mes vieux yeux peuvent lire le titre : Récits de Visions,
un livre écrit par le Cardinal Apostat lui-même, une anthologie de sa folie et
de ses hérésies. Seul le plus fidèle serviteur le lirait avec autant de ferveur
dans cette nuit glaciale, alors que la mission est d’importance. Peut-être
n’est-il pas l’officier en chef sur le papier, mais il l’est sur le terrain. Il est
leur guide spirituel, celui vers qui ils se tournent en réalité. Cet homme doit
périr en premier, car, lorsqu’ils sauront que même le plus fervent d’entre
eux peut mourir sous nos griffes, ils perdront tout espoir, tous sans
exception. »
Hrothgar réfléchit à ces paroles et perçut la vérité dans les mots du Long
Fang.
— Alors, passons à l’attaque, » dit le Blood Claw. « Le lecteur mourra en
premier, et de mes mains !
—Hélas, je n’ai plus que deux missiles, » dit Dægalan, « sinon je ferais
pleuvoir sur eux le feu et la mort de là où nous sommes. Eh bien soit, je
combattrai à tes côtés. Lorsque tu lui arracheras le cœur, je tuerai les autres,
y compris l’officier à qui tu as prêté autant d’attention. »
À ces mots, Hrothgar sauta de la crête et atterrit en rugissant au milieu des
ennemis. Il chargea vers leur chef spirituel et fut sur lui avant même que les
autres gardes n’aient levé leurs fusils laser ! À cette époque, les Space
Wolves manquaient de munitions pour leurs armes et de cellules
énergétiques pour leurs épées tronçonneuses ; ce fut donc à mains nues que
Hrothgar souleva l’officier en l’air avant de lui écraser la tête contre les
rochers.
— Il est mort ! » crièrent les gardes, « lui qui nous a assuré que le divin
Cardinal allait nous délivrer, celui dont la survie garantissait notre victoire !
Il est mort ! »
Et ils poussèrent des gémissements de terreur.
Dægalan était sur eux désormais. Il n’était pas aussi rapide que le Blood
Claw, mais il le surpassait en force et en ruse. Il combattait au couteau, et le
plongea jusqu’à la garde dans la tête du premier soldat qu’il affronta. Un
autre mourut, le crâne pulvérisé par un coup de poing du Space Wolf, puis
un autre, le ventre transpercé. L’officier, qui criait et essayait de donner du
courage à ses hommes, fut le suivant, assommé et broyé sous la botte
blindée de l’armure de Dægalan.
En l’espace de quelques battements de cœur humain, les forces ennemies
volèrent en éclats avant de se disperser. Les survivants maudirent leur sort
et s’enfuirent dans les vastes étendues enneigées, prêts à affronter les crocs
et les griffes de Fenris plutôt que passer un instant de plus dans cette vallée
maculée de sang.
Le souffle chaud des deux space marines était blanc dans le froid alors
qu’ils reprenaient leur respiration, tels des prédateurs repus après la chasse.
Mais celle-ci n’était pas terminée : de la piste remontaient le martèlement
du métal contre la pierre et le rugissement d’un moteur. Et avant que les
space marines n’aient pu être prêts, une Sentinel émergea des ténèbres
gelées.
Beaucoup d’entre vous ont vu de telles machines, et peut-être même
combattu à leurs côtés, car elles sont souvent utilisées par la Garde
Impériale. Celle-ci, néanmoins, était différente. Ses deux jambes avaient été
renforcées par de solides plaques de protection et la cabine, où se terrait son
pilote renégat, était aussi blindée qu’un char. Fabriquée selon des
techniques oubliées depuis longtemps par les maîtres de forge actuels, elle
arborait une paire d’autocanons. Ce n’était pas juste un frêle véhicule de
reconnaissance ! C’était un engin de destruction.
— N’aie crainte ! » cria l’impétueux Hrothgar tandis que ce monstre
apparaissait. « Tu n’auras pas à affronter cette machine, vieil homme, tout
ratatiné et décrépi que tu es ! Je vais m’assurer que les yeux de ce traître ne
voient que moi. Tout ce que tu as à faire, ô vénérable, est de tirer un de tes
missiles ! »
Dægalan voulut réprimander le Blood Claw pour son insolence mais ce
n’était pas le moment.
Hrothgar courut se placer devant la Sentinel. Il tira avec son pistolet bolter,
et la Sentinel pivota pour le pourchasser parmi les ombres dans la vallée.
Mais Hrothgar était rapide et courageux, et alors que les puissantes armes
de la Sentinel ouvraient le feu, il se mit à sprinter de rocher en rocher, de
crevasses en ténèbres impénétrables, et chaque projectile craché par les
armes de la Sentinel venait s’écraser en vain contre la roche inflexible. Ce
fut à cet instant que le souffle glacé de Fenris souleva un tourbillon de neige
et que Hrothgar s’approcha encore plus près, plongea entre les pieds
métalliques de la Sentinel, sachant qu’il était trop rapide et que ses
mouvements étaient trop imprévisibles pour que le pilote puisse le viser
avec précision.
Celui-ci était tellement furieux qu’il oublia, comme le font souvent les
soldats inférieurs aux space marines, la véritable menace à laquelle il faisait
face. En effet, Dægalan le visait avec le lance-missiles, la seule arme dont
ils disposaient capable de traverser le blindage de la machine. Le missile
partit dans un rugissement et explosa dans un aboiement impitoyable.
L’arrière de la Sentinel fut complètement arraché et le pilote grièvement
blessé. Exposé à la nuit glaciale, le sang s’écoulant de ses nombreuses
blessures gela instantanément. Mais il n’eut pas à souffrir plus longtemps
car Hrothgar le Blood Claw grimpa le long des jambes de la Sentinel et
arracha à mains nues la colonne vertébrale du renégat.
— Tu penses avoir énervé ce Long Fang avec ton insolence, » dit
Dægalan, « mais en vérité tu as illustré une leçon prodiguée par un autre
Loup de Fenris – deux en fait : Freki et Geri, les Loups Jumeaux, les
compagnons de Russ en personne. Vois comme cet ennemi, qui était à notre
mesure, fut détruit par notre lien fraternel ! Lorsque les loups combattent en
meute, unis, ils tuent des ennemis capables de les mettre en échec
individuellement. Tu as bien appris, sans le savoir, la leçon des Loups
Jumeaux ! » Sur ces paroles, les deux space marines s’attelèrent à détruire
la piste. Pendant de nombreux jours, le Croc fut épargné par les
bombardements des machines de guerre de Bucharis, et les vies de
nombreux Space Wolves furent sauvées.
3
C’est à cette époque-là que le Cardinal Apostat, le maudit Bucharis en
personne, se trouvait sur Fenris à la tête du siège du Croc. Vous savez déjà
que c’était un homme d’une grande arrogance, insensible à la rage éprouvée
par ceux qui souffraient de ses conquêtes. C’était également un homme aux
colères terribles, enclin aux châtiments extravagants et aux exactions les
plus cruelles. Ayant eu vent par un de ses subordonnés du retard causé à ses
machines de guerres – dont il espérait qu’elles pulvérisent le Croc et
annihilent tous ses occupants – par les actions des space marines, il entra
dans une colère noire. Il supposa qu’un grand groupe de Space Wolves en
était l’auteur, et qu’avec leur destruction, les défenseurs du Croc s’en
trouveraient amoindris. Imbécile, je vous entends crier ! En effet, c’était un
imbécile, mais aussi un homme très dangereux, dont la bêtise ne résidait pas
dans son incapacité à parvenir à ses fins mais dans son ignorance des
conséquences de sa cruauté. Vous savez, bien entendu, que Bucharis connut
une fin digne d’un homme de son espèce, mais ça, c’est une autre histoire.
Plusieurs unités de la Garde Impériale furent envoyées pour châtier le
groupe de space marines qu’il pensait trouver dans les collines autour du
Croc. Le colonel renégat Gasto, son maître de guerre, avait choisi ses
hommes parmi les régiments rigelliens sous son commandement. Ils avaient
foi dans les croyances impies du Cardinal, qui ne seront pas évoqués par
cette modeste bouche. Ils croyaient à ses mensonges – que l’Imperium
s’était effondré et que c’était seulement en lui obéissant qu’ils pouvaient
espérer survivre à cette chute. Gasto leur donna des chars, des armes
lourdes, et plaça à leur tête le type de mercenaires assassins que Bucharis
avait rallié à sa cause.
Ces hommes et ces machines quittèrent le grand campement de siège de la
Garde Rigellienne pour se diriger vers le Croc, sommés sous peine de mort
de détruire les space marines.
4
Pendant ce temps, Dægalan le Long Fang et Hrothgar le Blood Claw s’en
retournaient vers le Croc, leur mission accomplie. Bien que le jour se fût
levé, une tempête s’était abattue sur la région et Fenris couvrait les collines
grises de son souffle gelé. De terribles bourrasques et des averses de glace
s’abattait telles des dagues.
— Rappelle-toi, » dit Dægalan, tandis qu’il menait Hrothgar en haut de la
pente glissante d’une colline nue, « qu’un temps aussi terrible que celui-ci
fait de chaque endroit désolé et hostile le domaine de Hægr, le Loup des
Montagnes. Car il endure tout et se nourrit de ce climat inhospitalier. C’est
vers lui que nous devons nous tourner, car n’est-il pas vrai que l’endurance
physique d’un space marine est une arme en soi, et qu’en empruntant ce
chemin dangereux, nous gagnons du temps pour regagner le Croc et nous
désorientons encore plus nos ennemis ? »
Hrothgar ne répondit pas, car même s’il était jeune et vigoureux, le Long
Fang avait été si endurci par les blizzards de Fenris qu’il ne souffrait pas
autant du froid que le Blood Claw. Mais il se rappela en effet le Loup des
Montagnes, et sachant que les Fils de Fenris étaient fait d’une autre trempe,
il ignora l’inconfort d’un haussement d’épaule et tous deux se hâtèrent de
franchir les collines.
Ce fut au sommet de la colline suivante qu’une accalmie de la tempête leur
donna l’occasion de contempler le Croc. C’était la première fois qu’ils le
voyaient depuis plusieurs jours. Dægalan fit signe à son compagnon de
s’arrêter pour admirer la forteresse.
— Cette dent de glace et de pierre, cette lance qui transperce le ciel
immaculé ne remplit-elle pas ton cœur de joie, jeune Blood Claw ?
— Oui, » dit Hrothgar, « sa majesté me laisse sans voix. Cela me réjouit de
penser au désespoir qu’éprouvent nos ennemis lorsqu’ils la regardent,
lorsqu’ils voient les pentes qu’ils devront gravir ! Les murs qu’ils devront
franchir ! » Et vous tous avez contemplé le Croc, et imaginé comment un
ennemi, quel qu’il soit, peut espérer faire taire les canons installés dans ses
murailles ou grimper les pentes abruptes qui protègent ses portes encore
plus sûrement que n’importe quelle armée.
— Et tu sens le hurlement de Thengir dans tes veines ! » s’exclama
Dægalan, « car il est le Loup Royal, le monarque de Fenris, et toute chose
dans son royaume irradie la gloire et la majesté. Donc tu vois, petit chiot
ignorant et insolent, qu’un autre Loup de Fenris nous a appris une nouvelle
leçon aujourd’hui. »
Hrothgar entendait clairement Thengir, tel un hurlement lointain, évoquer
l’aspect altier du Croc souverain des montagnes de Fenris. « Et rappelle-toi
aussi le Loup qui Chasse parmi les Étoiles lorsque tu contemples les lunes
au-dessus du Croc, » poursuivit Dægalan. « Le Chasseur parmi les Étoiles
était le totem de Russ lui-même, et son symbole est encore porté maintenant
par la meute du Grand Loup. Nous avons laissé notre empreinte sur des
mondes lointains et dans les coins les plus reculés de l’Imperium. Tant que
nous chassons jusqu’aux confins des astres, comme lui, alors Fenris n’est
pas seulement le sol sous nos pieds, mais partout où ont marché les Fils de
Fenris, les lieux où les Space Wolves ont affronté leurs ennemis par le croc
et le feu ! »
Les cœurs de Hrothgar se gonflèrent de fierté tandis qu’il pensait à
l’empreinte que les Space Wolves avaient laissée dans la galaxie au-delà de
Fenris. Mais les space marines ne pouvaient s’attarder plus longtemps et ils
reprirent leur chemin sans attendre.
Bientôt, Dægalan aperçut des volutes de fumées d’échappement non loin
de là et sut que la Garde renégate était proche. Il mena Hrothgar dans une
vallée sinueuse et profonde, qui demeurait enténébrée même lorsque le
soleil perçait le blizzard. Glacées et obscures, elles étaient nombreuses à
traverser les collines autour du Croc ; elles renfermaient la chose la plus
mortelle que Mère Fenris avait engendré sur son monde.
— Je sens ta frustration, jeune Blood Claw, » dit Dægalan, après quelques
minutes. « Tu meurs d’envie de croiser le fer avec l’ennemi et de recouvrir
ton armure de son sang ! Mais rappelle-toi, s’il te plait, qu’un autre loup
chasse à nos côtés. Ranek, le Loup Invisible, celui qui se déplace,
silencieux et rusé, sans être vu. D’une certaine manière, nous aussi nous
chassons comme lui. Ne méprise pas le Loup Invisible, jeune chiot ! Car le
tranchant de ses griffes est inégalé et lorsqu’il frappe depuis les ténèbres, la
blessure n’en est que plus profonde ! »
Hrothgar se consola quelque peu à cette idée tandis qu’il entendait le bruit
des moteurs des chars ennemis et les voix des soldats qui s’interpellaient.
Ils ne pouvaient franchir les collines du Croc aussi sûrement qu’un Space
Wolf, et beaucoup d’entre eux disparurent en trébuchant dans les gorges ou
en passant à travers la fine couche de glace. Poussés par leur peur de
Bucharis, ils se dépêchaient mais le payaient chèrement, et le groupe
devenait plus désordonné au fur et à mesure. Hrothgar s’imagina les tuer en
sortant de sa cachette et il esquissa un sourire.
— Maintenant tu penses que tu vas les tuer par dizaines, » poursuivit
Dægalan, car il ne manquait pas une occasion d’instruire le jeune space
marine. « Mais pose-toi la question : dans le carnage que tu imagines, y a-t-
il une place pour moi, ton frère de bataille ? Tu n’as pas besoin de répondre,
car la réponse est non, bien évidemment. Je ne te le reproche pas, Blood
Claw. Au contraire, je te recommande à l’esprit de Lokyar, le Loup
Solitaire. Alors que les Loups Jumeaux nous apprennent la fraternité,
Lokyar nous rappelle que, parfois, nous devons combattre seuls. Il est le
totem des Scouts, de ces tueurs solitaires, et maintenant il peut également
devenir ton totem, car c’est la voie de Lokyar que tu empruntes lorsque tu
imagines plonger au cœur des ennemis. »
5
Nos deux space marines atteignirent à ce moment-là l’extrémité de la vallée
qui communiquait avec la surface. Ils aperçurent devant eux de terribles
barricades érigées par les Gardes renégats, les baïonnettes des hérétiques
étincelant dans le soleil qui transperçaient les nuages d’orage. Des dizaines
d’entre eux attendaient les space marines, et ils tremblaient de peur car ils
croyaient qu’un groupe entier allait jaillir de la vallée enténébrée.
— Eh bien, louée soit Mère Fenris, » dit Hrothgar le Blood Claw, « car
elle a mené nos amis à notre rencontre ! Et quelles retrouvailles formidables
! Je les enlacerai de ces bras maculés de sang et je leur apporterai les
bienfaits d’une mort heureuse !
— Je vois maintenant que la bataille favorise le jeune, inconscient du
danger, » répondit Dægalan, « et qu’elle se réjouit de laisser le vieux et le
rusé en arrière. Va, Frère Hrothgar ! Apporte-leur la bienvenue que ton
cœur de jeune loup désire si ardemment ! Et rappelle-toi également le Loup
d’Airain, car il protège les artificiers dans les forges de notre chapitre, là où
a été façonnée ton armure. Invoque son esprit afin que ton équipement
détourne les lasers et les balles, et cours à ses côtés dans la bataille ! »
Hrothgar se rappela en effet le Loup d’Airain, à la fourrure capable de
dévier même les dents des krakens qui hantent les océans de Fenris. Et il
jaillit des ténèbres en courant. Les soldats ouvrirent le feu à l’unisson et les
rayons laser écarlates s’abattirent autour du Blood Claw comme une pluie
de sang brûlant. Mais son armure tint bon, les préceptes du Loup d’Airain
ayant parfaitement guidé les artificiers du Chapitre.
Ah, que j’aimerais avoir les mots pour décrire Hrothgar dans cet instant
sanglant ! Son armure rougie jusqu’aux coudes et les cris de ses ennemis
tels le blizzard hurlant entre les montagnes. Il franchit d’un bond les
barrières érigées par les traîtres et à l’instant même où il toucha le sol, les
hommes commencèrent à mourir. Il dégaina son épée tronçonneuse et ses
dents mordirent la chair et l’os. Il embrocha un hérétique à travers la gorge,
le projeta au loin d’un revers du poignet, et un battement de cœur plus tard,
un crâne s’affaissait sous un coup de gantelet. Il les déchiquetait et les
broyait sous ses bottes. Il les envoyait voler de part et d’autre, les projetait
contre les rochers. Il prit un fusil laser à l’un des soldats et l’empala sur sa
propre baïonnette. Certains traîtres tombèrent même sous des tirs amis
quand des soldats terrifiés firent feu autour d’eux à l’aveuglette, croyant
voir un Space Wolf surgir de chaque ombre.
Dægalan suivit Hrothgar dans le feu de l’action. Un officier parmi les
traîtres ordonna une contre-attaque et poussa une poignée d’hommes à
charger Hrothgar contre leur gré, baïonnettes au clair. Dægalan atterrit
parmi eux, et son couteau préleva un lourd tribut. Il séparait bras et têtes des
corps, et lorsqu’il fit face à l’officier isolé, il empoigna l’hérétique insensé
de ses deux mains. Il broya l’homme dans une étreinte terrible et inflexible.
Les Gardes prirent la fuite, mais Hrothgar n’en n’avait pas terminé. Il en
poursuivit certains qui espéraient se dissimuler derrière des promontoires
rocheux. Il les extirpa de leurs cachettes, comme les chiens d’un chasseur
débusquent une proie réticente d’un terrier, et les tua à même le sol.
Lorsque les snipers essayèrent de l’abattre d’en haut, il fit confiance à son
armure pour repousser les tirs et grimpa pour aller à leur rencontre. Il les
souleva au-dessus de sa tête et les projeta pour qu’ils aillent se briser sur les
rochers en contrebas.
Lorsque les traîtres saignaient, leur sang gelait autour de leurs blessures,
car Fenris avait octroyé aux Space Wolves un jour aussi éclatant et glacé
que ceux qui s’écoulaient autour du Croc. Le sang tombait comme une pluie
de rubis gelés. Dægalan et Hrothgar se tenaient désormais au milieu de ce
champ de bijoux carmins, aussi étincelants et abondants que si notre propre
monde s’était mis à saigner. Épuisés par leur massacre, ils haletaient comme
des loups après le coup de grâce, leur souffle blanchi par le froid. Ils étaient
couverts de sang, y compris leurs visages, leurs emblèmes de meute et les
totems de compagnie à peine visibles. Ils remercièrent en silence Fenris
pour cette chasse, ainsi que le Cardinal Bucharis pour sa bêtise et son
arrogance, car c’était lui qui leur avait fourni de telles proies.
Le Croc se dressait au-dessus de leurs têtes, leurs frères de bataille
attendant à l’intérieur les nouvelles de leur victoire. Les proies étaient
étendues, mortes, tout autour d’eux, et la majesté de Fenris était
omniprésente. Que pouvait bien vouloir de plus un Space Wolf ? C’était un
beau jour, sans aucun doute, et vous, jeunes chiots, puissiez-vous avoir
d’aussi belles chasses dans votre vie future.
— Tu t’es bien battu, mon frère, » dit Dægalan. « Le Cardinal Apostat a eu
raison de s’égarer ici car sinon, nous n’aurions pas eu une aussi belle chasse
sur le seuil même de notre porte !
— Il devrait avoir sa statue dans le Hall des Échos, » dit Hrothgar.
« Existe-t-il un seul homme qui a fait plus pour la gloire des Space
Wolves ? Je pense que je porterai un toast en son honneur avec un tonneau
de bière lorsque nous fêterons cette chasse. »
Ils rirent à cette idée et ce fut à ce son que le bruit des moteurs se fit plus
proche et qu’une ombre s’abattit sur eux. Car les mercenaires à la tête des
Gardes étaient des hommes coriaces et à l’esprit corrompu, rompus aux
basses œuvres de la guerre ; ils avaient préparé un piège pour les space
marines.
Les troupes massacrées par les Space Wolves n’étaient que l’avant-garde
de l’armée partie les châtier. Dans sa peur, Bucharis avait envoyé dix fois
plus d’hommes, étirant dangereusement le dispositif de siège autour du
Croc. Ils étaient accompagnés de chars, des machines de guerre Reaper qui
ne peuvent plus être produites par les mondes forges du Mechanicus. Six de
ses machines avaient survécu au voyage, et elles faisaient maintenant leur
apparition dans un grondement sourd, leurs armes braquées sur les space
marines.
Les Gardes, bien qu’éreintés par ce voyage à travers les collines, se
comptaient par centaines, et ils avaient emmené de nombreuses armes
lourdes pour détruire les space marines à distance ; ils redoutaient
d’affronter les crocs et les griffes des Space Wolves, et à raison. Leurs
chefs, des mercenaires choisis par Bucharis lui-même, étaient des hommes
forts et brutaux équipés d’uniformes et de protections qu’ils avaient pillés
çà et là, et tous arboraient des cicatrices de guerre, tels des étendards
proclamant leur sauvagerie. Eux aussi redoutaient les space marines, mais
ils transformaient leur peur en brutalité et, de ce fait, les hommes sous leurs
ordres, terrifiés, leur obéissaient aveuglément.
Un de ces mercenaires s’adressa aux deux Space Wolves avec le comm-
vox de son char. Pour des hommes de cette trempe, c’était une action des
plus courageuses, aucun doute là-dessus !
— Space marines, » dit-il. « Nobles fils de Fenris ! L’honorable seigneur
Bucharis, souverain de son empire galactique, n’a aucune querelle avec les
Space Wolves. Il ne cherche qu’à offrir sa protection à ceux qui veulent
bénéficier de sa générosité. Car l’Imperium n’est plus, et Terra est en ruine,
en proie aux flammes. Le seigneur Bucharis promet sécurité et sagesse à
quiconque s’agenouille devant lui !
Et nous ne vous demandons pas de plier le genou. Comment pourrions-
nous, nous simples mortels, exiger une telle chose de space marines ? Non,
nous demandons seulement que le seigneur Bucharis puisse compter Fenris
comme faisant partie de son empire.
Que représente pour vous ce monde, sombre et gelé, ces étendues sauvages
et ces océans glacials ? Nous laisserons le Croc aux Space Wolves, bien
évidemment. Vous conserverez votre indépendance, hormis quelques
hommages mineurs mais nécessaires à son incontestable majesté Bucharis.
Vous voyez donc bien que vous n’avez plus à vous battre. Vous n’avez plus
rien à prouver. Baissez les armes et placez-vous sous notre garde, et nous
vous emmènerons sans encombre jusqu’au Croc où vous pourrez relayer la
générosité inégalée du seigneur Bucharis. »
Les Space Wolves ne se laissèrent pas duper par ces mensonges, bien
évidemment. Ils savaient que l’Imperium perdurait, éternel. De plus, ils
savaient bien, tout comme vous, que Bucharis chercherait à détruire les
Space Wolves et à s’emparer du Croc pour lui. Il aspirait sans aucun doute à
prendre ses quartiers dans notre grande forteresse, et à utiliser comme salle
du trône celle-là même où Leman Russ tint sa cour jadis ! La seule réponse
à un tel discours tient au bout des griffes d’un loup, ou dans ses mâchoires !
— Eh bien, jeune loup, » dit Dægalan, « nous allons affronter la mort.
C’est avec allégresse que nous la regarderons en face lorsqu’elle s’abattra
sur nous. Qui plus est, nous mourrons sur Fenris, sur le sol qui nous a vus
naître, dans la neige où nous avons couru pour la première fois avec la
meute. C’est le monde qui nous a forgés en tant que space marines, qui nous
a donné notre force et la férocité nécessaire pour rejoindre les rangs des
Space Wolves. Nous allons maintenant y faire honneur en choisissant ce sol
pour y mourir ! C’est un jour béni, Blood Claw, car je vais périr aux côtés
de mon frère.
Et ne pense pas que nous allons mourir seuls, car j’entends le vent porter le
grognement de Lakkan le Loup Runique. Lakkan foula autrefois le sol de
Fenris et les sages lisaient les présages dans ses traces. Ces hommes furent
les premiers Prêtres et ceux qui suivent encore cette voie nous observent en
ce moment même depuis le Croc. Ils prédisent nos actes, les consignent et
rendent grâce, comme nous le faisons, d’avoir une si belle mort. »
Dægalan dégaina son pistolet bolter. Il lui restait un seul chargeur, car à
cette époque-là, les fils de Fenris ne disposaient que de peu de munitions à
cause du siège de leur forteresse. Hrothgar tira à son tour son épée
tronçonneuse. Les dents de l’arme étaient maculées du sang gelé des
traîtres, mais il savait que, très bientôt, il la plongerait à nouveau dans un
corps chaud qui libèrerait les lames figées pour qu’elles puissent mordre de
plus belle.
— Je ne recherche pas la mort autant que toi, vieil homme, » dit le Blood
Claw.
— Tu auras une belle saga, » répondit Dægalan, « même si elle est courte.
—Tu as peut-être raison, » dit Hrothgar, et c’est à ce moment-là que les
canons des chars furent pointés vers l’endroit où ils se tenaient, au milieu de
ce champ de rubis écarlate. « Tu es un Long Fang, après tout, et un homme
sage. Mais j’ai bien peur que, parmi toutes les choses que tu m’as apprises,
tu aies fait une erreur.
— Laquelle, Blood Claw, si je peux me permettre ? » dit Dægalan.
« Qu’ai-je oublié de si grave que je doive l’entendre au moment de
mourir ? »
Une étrange expression passa sur le visage de Hrothgar le Blood Claw à
cet instant. Ses dents étincelèrent tels des crocs et ses yeux devinrent deux
orbes sombres – celles du loup en chasse.
— Tu as évoqué les Loups de Fenris qui nous suivent et nous enseignent
leurs leçons. Tu en as décrit douze, chacun incarnant un aspect de Fenris ou
le savoir que les Prêtres nous ont transmis. Ces leçons étaient utiles et je
t’en remercie, frère Dægalan. Mais je suis plus sage que toi, d’une certaine
façon.
— Parle, maudit cabot, » ordonna Dægalan, impatient, alors les canons des
chars renégats étaient désormais pointés sur eux, n’attendant que l’ordre de
faire feu, comme les armes lourdes des Gardes.
— J’ai compté douze loups dans ces enseignements, chacun choisi comme
totem par une Compagnie des Space Wolves. Mais tu fais erreur. Car, en
vérité, je sais qu’il n’y a pas douze loups. Il y en a treize. »
6
Le moment est venu pour cette vieille langue de se taire, j’en ai bien peur.
La nuit se poursuit. Le temps n’a pas arrêté son cours et nous allons devoir
nous acquitter de nos tâches avant l’aube, que ce soit dans les salles
d’entraînement ou dans les forges. Buvons donc, mes frères, à Dægalan et à
ses enseignements !
Ah, vous voulez savoir la suite de l’histoire ? Je sais pertinemment que
vous vous attendez à un gigantesque bain de sang comme ceux que vous
aimez entendre. Et il est vrai qu’il advint après cet instant. Ce fut terrible,
plus terrible encore que tous ceux qui s’abattirent sur la face de la Vieille
Fenris pendant le siège du Croc. Mais ce n’est pas à moi d’en parler. Je
vous entends grogner, et même quelques-uns découvrent leurs crocs de
colère ! Mais observez les Long Fangs assis à l’arrière de la salle.
Expriment-ils leur mécontentement en grognant ? Non, car ils connaissent
la vérité. Je suis un Wolf Guard, c’est vrai, mais ce n’est pas à moi de
raconter ce qu’il s’est passé là-bas. Même les plus anciens des enfants de
Russ, les puissants Dreadnoughts qui ont combattu pendant des millénaires,
n’en parleront pas.
Mais il existe une légende chez le peuple de Gathalamor, le monde où
l’Apostat affirma son emprise. C’est un peuple craintif et religieux, car ils
portent le lourd fardeau de racheter leur monde souillé par les péchés de
Bucharis. Mais parfois, ils parlent de légendes interdites par les cardinaux
de leur planète, et parmi elles, il y a celle-ci qui a été ramenée, dit-on, par
les combattants ayant survécu aux combats sur Fenris.
Une armée fut envoyée par le Cardinal pour détruire les Space Wolves qui
avaient semé la mort et la confusion parmi les forces assiégeantes. Leur
armée les avait acculés et ils comprirent avec joie qu’ils affrontaient non
pas une Compagnie entière, ni même une meute, mais un seul Space Wolf.
Dans certaines versions, il n’y a pas un mais deux Space Wolves. La
différence importe peu.
Les soldats amenèrent alors leurs chars à portée de tir et visèrent le Space
Wolf. Et ils attendirent l’ordre de tirer qui n’allait pas tarder à arriver. Mais
ils éprouvèrent une immense peur, de celles qui habitent même, parfois, le
cœur des plus braves des hommes.
Le Space Wolf n’était plus un Space Wolf. En fait, il ne ressemblait plus à
un homme. Une expression bestiale le submergea, et les vents rugirent
comme si Fenris elle-même reculait, prise de dégoût. Des griffes sortirent
de ses doigts. Son armure se tordit et se fendit tandis que son corps se
déformait, que ses épaules s’élargissaient et que sa colonne se voûtait dans
un aspect animal. Les soldats s’écrièrent que le démon était parmi eux, et
les hommes fuirent en le voyant. Même les artilleurs dans les chars ne
pensaient pas être en sécurité face à l’horreur qui se déroulait devant eux.
Puis vint le massacre. La bête chargea et abattit des hommes à chaque
coup de ses griffes maculées de sang. Elle éventrait les chars et en extirpait
les soldats qui se trouvaient à l’intérieur. Dans sa folie furieuse, elle les
dévorait et des lambeaux de chair sanguinolente pendaient de ses crocs
inhumains. Ses adversaires sombraient dans la folie sous la violence de
l’assaut. Les officiers tiraient sur leurs subordonnés pour les empêcher de
fuir mais la bête s’abattit ensuite sur eux, et les derniers instants de leur vie
furent emplis de terreur et de la douleur atroce des griffes qui tranchaient
leurs chairs.
Les renégats furent livrés aux vents de Fenris et se dispersèrent. Certains
disent qu’il n’y eut aucun survivant, qu’ils furent déchiquetés par la bête ou
trouvèrent la mort, gelés, dans leur tentative de lui échapper. D’autres
insistent sur le fait qu’un seul homme a survécu pour raconter cette histoire,
mais qu’il sombra dans la folie sans espoir d’en sortir et que la légende de
la Bête de Fenris était la seule chose qui sortait de ses lèvres tremblantes.
Mais il existe une autre histoire racontée par d’autres hommes, loin du
Croc et des fiers fils de Fenris qui y habitent. Et je ne m’y attarderai pas
plus longtemps.
Plusieurs jours plus tard, alors que la bataille avait suivi son cours comme
le font toutes les batailles, une meute de Grey Hunters s’aventura hors du
Croc pour chasser les Gardes renégats censés s’être installés dans les
collines. Ils débouchèrent alors sur un lieu semblable à un champ de rubis,
où le sang gelé parsemait les roches enneigées avec une telle abondance
qu’il semblait qu’une grande bataille s’était déroulée à cet endroit, bien que
les membres de la meute ignorassent tout d’un tel affrontement.
— Regardez ! » cria l’un des Space Wolves. « Il y a quelqu’un de vivant !
Il porte l’armure des Space Wolves et pourtant ce n’en est pas un, car il se
comporte comme un animal et son visage n’a rien de l’humain que nous
fûmes avant de devenir des space marines. »
Le chef de meute demanda à ses frères de bataille de le couvrir alors qu’il
s’approchait pour examiner ce qu’ils avaient trouvé. À mesure qu’il
s’avançait, il vit les innombrables corps réduits en charpie, les
innombrables marques de morsure dans leur chair gelée, les cadavres dans
les chars en ruine.
La silhouette au centre du champ de bataille portait effectivement l’armure
énergétique des Space Wolves, mais celle-ci était en piteux état, brisée,
comme lacérée de l’intérieur. La silhouette était accroupie, haletante dans
l’air froid, comme après la chasse. Elle n’avait plus rien d’humain, mais
tout d’une bête.
— Il porte la marque du Wulfen, » dit le chef de meute. « Le Treizième
Loup de Fenris est venu ici, et sa bestialité s’est manifestée chez ce Blood
Claw. Une anomalie dans ses gènes, passée inaperçue lors de son noviciat,
s’est révélée sur cette scène sanglante.
—Un autre de nos frères est étendu à côté de lui, mort, » s’écria un autre
Space Wolf. « Quelles terribles blessures il a subi ! Quelle est la force
monstrueuse capable de réduire cette armure en lambeaux, et quelles sont
les griffes qui ont bien pu déchiqueter sa chair de cette manière !
— En effet, » dit le chef de meute, « ce noble frère était un Long Fang,
sage et robuste, et nous le porterons dans le lieu de repos qu’il mérite dans
le Croc. Hélas, je le connaissais, c’était frère Dægalan, je le reconnais à ses
marques de meute. Mais voyez comme les griffes du survivant ont causé ses
blessures ! Ses crocs ont entamé son armure et même ses os. »
La meute fut horrifiée à ces mots.
— Quel Space Wolf pourrait se retourner contre son frère ? »
demandèrent-ils.
— Ceci est la voie du Wulfen, ne l’oubliez pas, » fit le chef de meute d’un
air grave. « La voie du carnage, perverse et aveugle. Peu importe la source,
pourvu que le sang coule et que la chasse soit bonne. Cet infortuné Long
Fang est la preuve que, sous l’influence du Wulfen, lorsque ce Blood Claw
est arrivé à court d’ennemis à tuer, il s’est retourné contre son frère. »
La meute murmura des prières au puissant Russ et aux ancêtres du
chapitre, et à tous ceux enterrés sous le Croc – qu’ils puissent les garder, les
protéger du sort que les deux frères de batailles avaient connu.
Vous êtes en droit de penser qu’une bête comme celle qu’ils avaient
rencontrée aurait dû être abattue, mais imaginez-vous l’espace d’un instant
confrontés à cette vision. Il vous serait sans doute impossible de tuer
quelqu’un comme Hrothgar, car bien qu’étant devenu une créature pervertie
et pathétique, il n’en demeurait pas moins un Fils de Fenris : le tuer revenait
à tuer un frère. C’est pour cette raison que la meute ramena le cadavre de
Dægalan et Hrothgar encore vivant au Croc. J’ai entendu dire qu’ils
l’avaient traîné au bout d’une chaîne, comme un animal, ou bien qu’ils
avaient demandé à un Prêtre de lui administrer une concoction pour
l’endormir afin de le ramener.
Et c’est ainsi que Dægalan le Long Fang reposa à la place qui lui revenait
parmi ses frères tombés au cours des décennies, et ce, jusqu’à ce jour. En ce
qui concerne Hrothgar, eh bien, il fut isolé de manière similaire, mais dans
une cellule creusée au cœur du Croc, où personne ne peut échapper aux
ténèbres glacées.
Silence ! Que cesse le bruit des chopes qui s’entrechoquent. Ignorez les
craquements du feu. Est-ce que vous les entendez ? Les raclements contre
les murs ? C’est frère Hrothgar, qui creuse la pierre de sa cellule, car il n’est
plus qu’un animal désireux de parcourir les neiges de Fenris, à la fois frère
et prédateur bestial. Mais parfois il se rappelle ce qu’il a été, et le Long
Fang qui a combattu à ses côtés, et il pousse alors un long hurlement de
douleur. Vous l’entendez au cours des nuits les plus longues de Fenris,
résonnant au plus profond du Croc.
Voilà, mon histoire touche maintenant à sa fin. Peut-être comprendrez-
vous pourquoi je vous l’ai racontée, pourquoi il revenait à Arjac Rockfist de
le faire. Personne d’autre qu’un Space Wolf ne peut la connaître. Dans ce
genre d’histoire, il repose un pouvoir qui ne peut être confié à quiconque
hormis un frère de Fenris.
Et peut-être quelques-uns parmi vous auront compris la leçon qu’elle
renferme. Les autres auront écouté les griffes de Hrothgar, son hurlement, et
peut-être que la vérité vous apparaîtra.
Rappelez-vous sans cesse, que vous chassiez dans les étendues sauvages
de Fenris, ou que vous arpentiez les étoiles, que les treize loups courent à
vos côtés.
LOUP-TONNERRE
BEN COUNTER
Arjac les mena dans une vallée abritée du gros de la tempête – là, ils
pouvaient entendre le son de sa voix. Ils étaient une dizaine, leurs visages
juvéniles brûlés par la morsure du vent glacial. Tous portaient d’épaisses
fourrures car ils n’avaient pas commencé leur transformation en guerriers
capables de supporter le rude hiver fenrissien.
— Certains d’entre vous marcheront sur cette neige en tant que Space
Wolves, » dit Arjac Rockfist. « Combien, je l’ignore. Mais ce que je sais par
contre, c’est que vous la foulerez tous le jour de l’Épreuve. »
Ces novices avaient été enlevés à leurs tribus par les Prêtres afin de subir
les épreuves qui allaient décider de leur potentiel en tant que Space Wolves.
Ils étaient les plus féroces et les plus courageux de leur peuple. Tous avaient
déjà tué, et ce à maintes reprises. Plusieurs avaient été récupérés sur le
champ de bataille, à l’agonie, retirés du haut de monceaux d’ennemis morts
puis rendus à nouveau fonctionnels grâce aux technologies de
l’apothecarion, qui s’apparentait à de la magie pour les nomades et les
chasseurs de Fenris. Mais l’appréhension se lisait désormais sur leurs
visages car ils étaient en présence de deux légendes : Arjac Rockfist, la
Montagne, majestueux dans son armure Terminator, et l’Initiation.
Un des novices s’avança.
— Je la passerai aujourd’hui, » dit-il en repoussant sa capuche pour révéler
un visage jeune affichant déjà les stigmates de la guerre. « Je sais comment
survivre. Mon peuple bravait les étendues sauvages de Fenris avant que
nous sachions marcher !
— Ce sera bientôt ton tour, Novice Alaf, » dit Arjac. « Vous tous serez
emmenés dans un endroit reculé, seuls, nus hormis une peau de loup et un
couteau. Vous rejoindrez le Croc comme vous pourrez. Certains vont
mourir, d’autres seront estropiés, mais tous doivent subir l’Épreuve avant
d’espérer entrer au Croc en tant que Space Wolf.
— Dans ce cas-là, pourquoi ne pas la subir tout de suite ? » demanda Alaf.
« Nous sommes prêts. Ou plutôt, moi je suis prêt, et ces autres chiots qui ne
sont pas prêts vont essayer et mourir !
— La première leçon que je dois vous apprendre, » dit Arjac, « est que
vous ne savez pas tout. Même toi, Alaf. J’ai choisi cet endroit pour la
deuxième leçon. Novices, quels sont les dangers que vous allez affronter ?
— Le froid, » dit une voix à l’arrière de la meute.
— En effet, » dit Arjac, « le froid vous tuera. En restant calme, en vous
mettant à la recherche d’un abri et en fabriquant un feu, vous pourrez
survivre.
— Les Vers déchiqueteurs, » fit un autre. « Les Plantes vénéneuses, » dit
encore un autre.
— Je croyais que vous aviez dit dangers, » rétorqua Alaf. J’ai étranglé un
Ver dans mon berceau.
— Tous doivent être surmontés, » poursuivit Arjac. «Des prédateurs nous
observent en ce moment même. Mais réfléchissez : pourquoi sommes-nous
traqués ? » Les novices lui répondirent par des regards hésitants. « Je
reformule : pourquoi Fenris veut-elle notre mort ? »
Arjac reprit sa marche, suivi par les novices. Devant lui, l’ouverture
sombre d’une grotte béait.
— Certains d’entre vous ont chevauché avec les seigneurs des steppes
dans la toundra équatoriale, » dit Arjac tout en marchant. « D’autres ont
vogué avec les tribus du Kraken. Certains ont affronté les tribus du Vautour
et de l’Ours pour le contrôle des passes montagneuses. Vous êtes tous forts.
Vous ne seriez pas ici sinon. Mais un Space Wolf, ce n’est pas seulement la
force ». Arjac se tourna vers les novices alors qu’il approchait du seuil de la
caverne. « Lors de mon initiation, j’ai affronté un Loup Féral. »
Les novices ne montrèrent pas leur peur mais Arjac pouvaient la sentir.
Les Loups Férals étaient des créatures mythiques, puissantes et mortelles –
des prédateurs nés. Ils ne pouvaient être apprivoisés ; certains acceptaient
d’être montés, mais ils demeuraient solitaires et indépendants. Ils
considéraient les humains, surtout des novices quasi-nus et mourant de
froid, comme parfaitement comestibles.
— Je l’ai affronté avec une lance, » dit Arjac en esquissant un sourire.
« Que cela vous serve de leçon, mes frères. Attachez votre couteau à une
branche. Fabriquez une lance. Ne dites pas au Prêtre que je vous l’ai dit.
— Vous l’avez tué ? » s’enquit le novice Alaf.
Arjac ignora la question.
— Je vous ai demandé pourquoi Fenris voulait notre mort. Elle est à la fois
notre père et notre mère, et la Vieille Sorcière qui veille sur notre destinée.
Pourquoi ce monde veut-il nous tuer à ce point ? »
Le son de pattes massives martelant la pierre monta de la caverne,
accompagné d’une respiration lourde et glacée. Un œil jaune étincela dans
l’obscurité. Les novices ne s’enfuirent pas malgré ce que leur dictait leur
instinct et s’immobilisèrent comme un animal qui a senti un prédateur.
Le loup émergea des ténèbres. Deux fois plus grand qu’un homme, un
alpha à la fourrure grise, pâle comme la lune, les flancs striés de noir. Il lui
manquait un œil et une profonde balafre courait du museau jusqu’à
l’arcade. Ses dents de sabre étaient recouvertes du givre produit par son
souffle glacé. Des cristaux de glace apparaissaient sur la pierre à chacun de
ses pas.
Arjac tendit la main. Le loup la renifla, puis posa son museau sur le
plastron de son armure. Il poussa un grognement grave de satisfaction qui
fit trembler le sol.
— J’ai visé l’œil, » dit Arjac. « C’était selon moi le seul point faible. Mais
non, novice Alaf, je ne l’ai pas tué. Et depuis ce jour, lorsque je descends
dans cette vallée, je sais que j’y trouve un ami.
— Pourquoi est-ce que Fenris essaie de nous tuer ? Pourquoi met-elle des
créatures comme ce loup sur notre chemin ? Car Fenris veut nous respecter.
Et pourtant elle ne nous respecte que si nous l’avons mérité. Elle nous teste
pour que nous puissions gagner son respect en toute honnêteté, en tant que
guerriers et en tant qu’hommes. Voilà ce que m’a appris mon initiation.
J’espère que vous apprendrez une leçon aussi importante. »
Le loup retourna dans son repaire et Arjac ramena les novices vers le Croc.
La prochaine fois, il n’y aura personne pour les guider. Tous ne reviendront
pas. Mais s’ils ont appris et cherché le respect de ce monde cruel, alors
peut-être que l’un d’eux deviendra un Space Wolf.
RAGNAR BLACKMANE
AARON DEMBSKI-BOWDEN
PROLOGUE
Cadia – Les remparts de Kasr Belloc
La Dernière fois de l’Année où tourne le Vent
999.M41

Seul le Père-de-Tout savait ce qui émergerait de la poussière, mais cela


faisait de toute façon déjà trembler le sol.
Une horde. Une marée. Une armée.
Aucune importance.
Il avait déjà affronté des armées. Il s’était tenu face à elles, les avait
culbutées et renvoyées dans ces cloaques d’où elles étaient sorties.
Ragnar était appuyé sur le parapet, ses gantelets posés sur le rocbéton. Il
attendait donc de voir ce qui viendrait pour tenter de le tuer, cette fois-ci
encore. Sous les remparts, rien d’autre que de la poussière et de la cendre.
Elles enveloppaient la cité d’un linceul trop épais pour que même les yeux
d’un Einherjar puissent le pénétrer.
— La surface est perdue, » lâcha une voix par le vox.
Cette voix avait raison.
— J’ai dit que je tiendrai ce mur jusqu’au coucher du soleil, » répondit
Ragnar. « Par conséquent, je tiendrai ce mur jusqu’au coucher du soleil.
— Je ne suis pas en train d’essayer de te convaincre de quoi que ce soit,
Blackmane. Je fais juste une constatation. »
Mais Ragnar le voyait lui aussi. Seul un fou n’aurait rien vu.
— Tu as autre chose ?
— Oui, seigneur. Nightblade dit qu’une avant-garde de l’archi-ennemi
s’est introduite dans les tunnels de Lavok. S’ils acheminent des renforts,
passer au travers ne sera pas une partie de plaisir.
— Jusqu’au coucher du soleil, » répéta Blackmane. « Une promesse est
une promesse. »
On n’était plus à quelques heures près, après tout.
Il tiendrait le tout dernier bastion de la cité jusqu’au crépuscule et
gagnerait du temps pour que l’arrière-garde du 57e Cadian puisse se replier
et aller renforcer les défenseurs de Kasr Lavok. Si on pouvait se fier aux
renseignements transmis par le vox, et Ragnar savait pertinemment que ce
n’était pas le cas, alors les forces impériales à Lavok seraient en mesure de
tenir encore deux bonnes semaines.
Deux semaines de répit, offertes par le sacrifice de Space Wolves. À une
époque lointaine de son passé tribal, un tel sacrifice l’aurait dégoûté. Cela
n’aurait été pour lui rien d’autre qu’un gaspillage d’âmes héroïques.
Nul dégoût, aujourd’hui. Pas même de regrets. S’il fallait qu’il meure ici,
qu’il en soit ainsi.
Sur sa droite et sa gauche, le long des remparts, ses frères attendaient
également, tout aussi perdus dans cette poussière en suspension que l’était
l’ennemi. Mais il sentait leur présence. Les battements de leurs cœurs
étaient comme un tonnerre biorythmique que même les vibrations
constantes du sol ne parvenaient à masquer. Leurs haches et leurs épées
vibraient de l’impatience de s’abreuver. Les membres des meutes
plaisantaient ensemble. Poussière ou pas, tous savaient qui était près d’eux.
Leur seigneur avait enlevé son casque, ce qui ne l’aidait pas à y voir dans
cette cité morte. Ses traits étaient incrustés de cette poussière grise. Même
respirer était un combat en soi dans cette atmosphère emplie de fumée et
qui empestait la pierre brûlée et le métal fondu. Les rares humains vivants
qu’il avait vus ces dernières heures s’aidaient de systèmes respiratoires. Ses
hommes et lui n’avaient pas besoin de tels artifices, mais il sentait
cependant ses trois poumons passablement lutter pour filtrer ces impuretés.
Ragnar leva le regard vers l’endroit où aurait dû se trouver le ciel. Des
formes semblaient nager là, silhouettes fantomatiques à peine perceptibles à
travers ces épais nuages gris. Il entendait parfois les hurlements étranglés de
moteurs, distordus et distants, et qui ne semblaient pas pouvoir appartenir à
ces ombres qui se montraient parfois dans ce ciel bouché. Ces silhouettes ne
fonçaient pas comme l’auraient fait des appareils d’assaut ou des chasseurs,
elles planaient plutôt et criaient telles des choses vivantes.
Que cette guerre soit gagnée ou perdue, Cadia resterait brisée. La moindre
ville en surface était la proie des flammes et venait alourdir davantage le
ciel par la fumée et la poussière de ses bâtiments ravagés. Il faudrait une
bonne décennie pour faire disparaître tout cela de l’atmosphère. C’était
ainsi que mouraient des mondes.
Une silhouette se détacha dans la poussière sur sa gauche. Ragnar reconnut
le guerrier dans l’instant aux grincements des jointures de son armure. Les
esprits de chaque armure de la Grande Compagnie avaient leur particularité,
et un Wolf Lord se devait de connaître ses hommes mieux qu’ils ne se
connaissaient eux-mêmes. Les mécanismes de cette cuirasse semblaient
secs et gutturaux, assez pour donner des sueurs froides au premier mortel
qui les entendrait.
— Prêtre, » accueillit-il le nouveau venu.
— Jarl, » répondit Ulrik. Par la grille de son casque en forme de crâne de
loup, sa voix avait un son tout aussi crispant que les bruits de son armure.
Le Wolf Priest vint prendre place près de son chef. Il posa le regard sur ce
qui avait jadis été une cité, et qui n’était rien de plus qu’un gigantesque
champ de ruine. Ce monde n’était plus qu’un tas de fragments de rocbéton
et son atmosphère, un nuage de poussière. Une chose que les sagas
omettraient de mentionner, se dit Ragnar. Cette poussière qui s’élève du
tombeau d’une cité dont plus un bâtiment n’est debout.
— Tu entends ça ? » Ragnar dévoila ses crocs en un sinistre sourire. « Le
pas de ceux qui veulent nous envoyer dans des tombes anonymes.
— Je l’entends, » dit le Wolf Priest. Il regarda dans le nuage de poussière,
comme si ses lentilles étaient capables de le percer. « Les péchés de
l’humanité finissent donc par la faire choir. »
Ragnar cracha au sol pour chasser le mauvais œil.
— Est-ce ce qu’ils diront de cette journée, Tueur ?
— Non, jarl. Jamais. Les sagas diront qu’en ce jour le plus jeune des
seigneurs, nommé Blackmane par ses pairs et ses frères, conduisit ses
chasseurs dans la gueule de l’hiver. »
Le rire de Ragnar trancha l’air comme une détonation de bolter.
— C’est donc ainsi que vont les choses : un prêtre qui ment comme un
barde. Mon courage est donc si fragile que tu parviens à arracher la vérité
de mon être, vieux père ? »
Ulrik ne rit pas, même si cette fois-ci, Ragnar fut certain de percevoir une
pointe d’amusement dans le ton du vieux guerrier.
— Tu m’as demandé ce qu’ils diront de cette journée, jeune roi. Je ne dis
rien de faux.
— Et tu sais par avance ce que le destin nous réserve, ou bien as-tu lu ce
futur en lançant les osselets de pécheurs ? »
Un hurlement se répercuta le long des remparts, porté de gorge en gorge,
adressé au ciel occulté. Des oreilles humaines n’auraient entendu qu’un
appel sauvage. Pour Ragnar, c’était un chant tout en signification et en
nuance, porteur de toute l’émotion contenue dans l’histoire qu’il racontait.
Des ombres, et l’évocation d’ombres, approchaient au milieu de toute cette
poussière, trop grandes pour être celles d’humains, et même bien trop pour
être celles de tanks. Des choses avec des carapaces voûtées et des tentacules
rouge sang qui fouettaient l’air encombré. Des choses avec des têtes
bestiales et des ailes monstrueuses, des engins de guerre qui dégoulinaient
de substances pétrochimiques et qui soufflaient des flammes violettes entre
leurs dents de céramite.
Le premier rang sembla se matérialiser enfin, il s’approchait en rampant
des murs de la forteresse. Le deuxième rang suivit. Puis le troisième et le
quatrième. Toujours et encore plus.
« Impossible de les compter, » jugea Ragnar, sans la moindre trace
d’appréhension dans la voix. Il vérifia le bon fonctionnement de Croc de
Givre et s’assura que sa lame était prête à l’usage. « Au moins nous
respectent-ils assez pour nous envoyer ce qu’ils ont de plus lourd.
— Prêt pour un discours exaltant, mon jarl ?
— Ah ! Ne crois pas que je n’ai pas perçu la moquerie dans tes mots,
Tueur. Pas de discours, cette fois. J’en ai assez des discours, et nos frères en
ont assez eux aussi. »
Il bondit sur le haut du rempart, ouvrit bien large ses bras et cria à
l’intention du ciel caché. Contrairement au hurlement d’alerte précédent,
celui du jarl se termina par un rire gras. Il fut interprété comme un cri de
joie le long du mur, les Loups perçurent l’évidente férocité de leur jeune
seigneur.
« Pas de discours, mes frères ! » rugit Ragnar dans la poussière.
« Qu’ajouter d’autre qui n’ait pas été dit ? Regardez ces monstres décrépits
qui prétendent revendiquer nos murs. Repoussez-les ! Tuez-les ! Étripez-
les ! »
Un autre cri général. Lorsqu’il fut au plus haut, Ragnar enclencha son épée
tronçonneuse. Le grincement des dents de kraken dans l’air ajouta une note
sauvage aux hurlements des Loups.
« Venez donc ! » lança Ragnar à la horde. « Nos lames ont hâte de goûter
votre sang !
—Ah ! C’était pas loin d’être un discours, mon jarl ! » dit Ulrik quand le
rire de Ragnar se calma enfin.
Le Wolf Lord baissa les yeux vers son mentor.
— Oh ! Je me suis laissé emporter par l’instant, rien de plus. »
Les remparts se mirent à trembler quand les machines de guerre
enfoncèrent leurs griffes dans le rocbéton et entreprirent leur inexorable
escalade. Ragnar dégaina son pistolet et visa les ombres distordues. Trop
loin pour tirer, mais cela changerait très bientôt.
« Es-tu prêt à mourir, vieux père ? »
Ulrik s’approcha encore de son seigneur et tira son propre pistolet. Il vibra
dans sa main, les circuits magnétiques le long de son canon commencèrent
à se charger.
— Ce jour en vaut bien un autre.
— Mon prêtre sans humour, » dit Ragnar en secouant la tête. Puis il
préféra rester silencieux et ferma les yeux, s’isolant des malheurs de ce
monde torturé et murmurant une suite de noms.
Le Wolf Priest écouta comme il le faisait toujours, solennel, l’invocation
funéraire du jarl. Ragnar prononça le nom de chaque guerrier tombé sous sa
bannière, obligeant chaque souvenir à revenir à la surface, gravant leur
sacrifice et leurs faits d’armes dans ses pensées. Chaque jarl attachait-il
autant de valeur à la vie de ses hommes, se demanda Ulrik, et s’en
souvenait-il avec autant de révérence ?
« … Sunchaser, » termina Ragnar. Il inspira profondément, presque un
soupir, puis rouvrit les yeux.
Un tir de bolter éclata plus loin sur le mur. Une seule balle.
« Qui a tiré ? » cria Ragnar sur sa gauche. Des rires lui répondirent
immédiatement en provenant d’une douzaine de guerriers. « Répondez-moi.
Quel est l’abruti qui a gâché un bolt alors que l’ennemi est encore hors de
portée d’une bonne minute ?
— Stonebreaker des Twice-Proven, » lui répondit-on. « Je l’ai vu tirer,
mon jarl ! »
Et le nom de Stonebreaker fut répété, et on se moqua de lui de bon cœur.
— Quand nous nous retrouverons au côté du Père-de-Tout, » leur envoya
Ragnar, « la première chose que je dirai à l’Empereur, c’est que tu es nul au
tir, Stonebreaker ! »
D’autres rires. Ragnar sentit son esprit s’élever en les entendant. Ah !
Mourir auprès de guerriers si loyaux, de tels frères. Qui pourrait demander
mieux ?
— Ton rituel, » lui dit Ulrik. « Je ne t’ai jamais dit à quel point je t’admire
pour ça. »
Ragnar fronça les sourcils.
— Je ne fais pas ça pour être admiré.
— Je sais, Jeune Roi. »
Le Wolf Lord ricana et cracha un jet de salive ensanglantée de l’autre côté
du parapet.
— Tu sais que j’ai horreur de ce nom.
— Pourtant, les autres le prononcent avec respect. Chacun de tes hommes
connaît tes rituels. Ils t’admirent pour ça. Ta révérence envers les morts en
dit long sur toi et sur la valeur que tu attaches à leur vie. Chaque guerrier
qui se bat sous ta bannière sait qu’il ne sera jamais oublié, pas seulement
parce que son nom sera gravé dans la pierre du Monde-terre, mais parce
qu’il sera prononcé par son seigneur avant chaque bataille. Cela a une
grande importance pour eux, Blackmane. »
Le jeune chef ressentit une certaine gêne.
— Tes paroles prennent un tournant bien sombre, vieux père.
— Dis-moi une chose, Blackmane. Lequel parmi tous ceux qui sont
tombés pleures-tu le plus ? » Ulrik fit un signe de tête en direction des
machines de guerre qui approchaient en rampant. « Lequel parmi tous ces
disparus voudrais-tu avoir à tes côtés dans les prochaines heures ? »
Le regard bleu de Ragnar vint plonger dans les lentilles écarlates du
casque d’Ulrik.
— Razortongue, » finit-il par répondre.
Ulrik dévisagea son seigneur à travers son casque, en superposition avec
les indications de son système de visée. Des biodonnées défilaient de part et
d’autre de son affichage rétinien. Le Wolf Priest ne dit rien. Il savait que
Ragnar développerait sa pensée, alors il attendit.
« Pour ce regard qu’il avait sur le monde, » poursuivit le jarl avec un
sombre sourire. « Et pour ce qu’il m’a appris, et la manière dont il me l’a
appris. La chance finit toujours par tourner, Blackmane. Je l’entends encore
me répéter cela. »
Ulrik hocha la tête.
— Je le choisirais, moi aussi. J’ai pleuré sa mort, et cela m’arrive encore.
Même si les disputes ne me manquent pas. »
PREMIÈRE PARTIE
La folie des anges,
Ombre et lumière
I
La bordure du Maelström,
à bord du bâtiment de guerre Veregelt
Année de la Promesse Grise
960.M41

Rouge.
Le rouge de la colère, le rouge d’une douleur profonde et honteuse, le
rouge du sang dans ses yeux.
Des voix.
Les voix de ses frères, les voix de ses ennemis. Les voix de ceux qui
combattirent à ses côtés et celles de ceux qui auraient voulu le voir mort.
— Blackmane ?
— Mon frère ?
— Relève-le.
— Ne tirez pas !
— Donne l’ordre, Tueur. Nous les mettrons en pièces.
— Cette transgression ne sera pas oubliée.
— Ni pardonnée.
— Relève-le, bon sang !
— Le sang appelle le sang.
— Ne tirez pas, nom d’un chien !
— Ne tirez pas ! À moins qu’ils ne tirent en premier ! »
C’est dans cette tempête de voix que Ragnar revint à lui.
— C’est terminé, » dit-il aux guerriers rassemblés des deux chapitres. Le
silence se fit des deux côtés alors qu’ils se faisaient face dans ce hangar du
Veregelt.
Devant lui se tenaient les Dark Angels, un peu plus d’une soixantaine
d’entre eux, leurs cuirasses de la même couleur que les profondeurs
forestières de leur ancien monde d’origine, un monde qui désormais
n’existait plus. Ils attendaient bien en ordre, rangés escouade par escouade,
chacune bien numérotée, et sous des étendards brandis par de fiers
guerriers. Les robes et les tabards portaient les traces de combats récents, un
peu brûlés par-ci, un peu tachés de sang par-là. Chaque guerrier avait sorti
ses armes, toutes dirigées vers Ragnar.
Et derrière lui, ses frères Loups, au nombre de trente, regroupés sous sa
propre bannière, et sous son commandement depuis que le jarl Berek l’avait
nommé à la tête de cette campagne en bordure du Maelström.
« Prends le Veregelt, » lui avait dit le Wolf Lord plusieurs mois plus tôt, à
bord du navire amiral, le Holmgang. « Je te donne un tiers des meutes de la
compagnie, reviens-moi avec la victoire, Blackmane. »
Et victoire il y avait eu, durement gagnée, mais pleinement méritée, en
dépit de la froide indifférence de leurs alliés Dark Angels.
Et il y avait eu ça… Son épée tronçonneuse en main, n’attendant que
l’ordre de revenir à la vie. Ragnar posa les yeux sur le corps à ses pieds. Un
ancien champion, décapité. La tête du Dark Angel, toujours dans son
casque, avait roulé une douzaine de mètres plus loin.
Croc de Givre ronronnait entre ses mains, le sang dégoulinait de ses dents
acérées.
« C’est terminé, » répéta Ragnar. « Le duel est fini. »
Sa déclaration ne rencontra que le silence. Personne ne bougeait, même les
esclaves-cyborgs du hangar qui s’étaient affairés autour des appareils des
Dark Angels regardaient, sans rien faire.
Le coup qui l’avait atteint à la tête lui avait ouvert la joue et arraché un
lambeau de chair, mais son sang coagulait déjà au contact de cet air
malodorant, maintes fois recyclé. La relative banalité de la blessure rendait
l’instant pire encore. Il lui fallut de gros efforts pour dissimuler ce bref
moment de faiblesse, et de honte.
Il fit un signe en direction du cadavre.
« Prenez votre mort, » dit-il à la formation des Dark Angels. « Et quittez
notre bord. »
Six space marines s’avancèrent. Quatre d’entre eux soulevèrent en silence
le corps et le rapportèrent au milieu de leurs rangs. Un autre alla ramasser la
tête tranchée en montrant le même respect quasi religieux. Les Dark Angels
n’avaient pas de capitaine, car il était tombé au combat plusieurs semaines
plus tôt, ce qui avait laissé la charge de la Quatrième Compagnie au seul
Champion. L’unité se retrouvait donc à nouveau sans chef.
Le dernier Dark Angel s’approcha de Ragnar pendant que ses camarades
emportaient le corps. Son visage était nu, ses traits tranchants, son attitude
d’une froide sérénité. Son armure ne portait qu’un grade de sergent, mais sa
cuirasse était décorée de lauriers et d’insignes qui le désignaient comme un
valeureux guerrier.
— Cette transgression ne peut pas en rester là, » dit-il.
— Que veux-tu de moi ? Des excuses ? » La douleur qui lui tenaillait le
visage commençait à s’estomper grâce à sa physiologie améliorée et une
injection de narcotiques de combat délivrée par les régulateurs internes de
son armure. « Votre Champion est mort. S’il avait été plus habile, il serait
encore en vie. Voilà qui met un terme à cette affaire, Dark Angel. »
Le Dark Angel inclina la tête, comme s’il cherchait à éviter que les choses
s’enveniment.
— Le duel était au premier sang, » indiqua-t-il, toujours aussi mesuré.
— Quelle importance ? C’est terminé.
— En effet, » admit le sergent. « Et vous avez perdu, chef Blackmane. »
Des cris et des insultes montèrent des rangs désordonnés des Loups, mais
le Dark Angel ne se démonta pas. Il montra la blessure au visage de Ragnar,
laquelle était assez large pour laisser entrevoir un morceau d’os. « Le duel
était au premier sang, » répéta le sergent. « Nous avons versé le premier
sang. »
Ragnar regarda par-dessus son épaule, là où ses meutes se moquaient des
Dark Angels. En face, le camp adverse restait parfaitement silencieux, sans
doute devaient-ils se considérer au-dessus de ce comportement indigne.
— Écoute-moi, » reprit Ragnar à voix basse. « Je regrette la mort de ton
Champion. Mais tu ferais mieux de ne pas t’attarder ici, sergent, car cette
affaire risquerait bien de dégénérer.
— Non, Wolf Guard.
— Tu as perdu la raison, ou quoi ? Nous avons combattu ensemble et
remporté une guerre, cousin. Avec fierté ! Va-t’en maintenant et faisons en
sorte que cette gloire commune ne soit pas entachée d’un bain de sang et
d’autres regrets. »
Le sergent, droit comme un piquet, son casque sous le bras, comme à la
parade, montra un signe d’émotion pour la première fois depuis qu’il avait
posé le pied dans le hangar du Veregelt. Ses lèvres s’incurvèrent, non pas en
une expression agressive, mais pour montrer un simple dégoût.
— Vous croyez que nous craignons la morsure de vos lames ? Vous n’avez
nul droit d’implorer quoi que ce soit après avoir commis un crime qui exige
réparation. Le sang appelle le sang. C’est la tradition.
— Tu… veux nous combattre ?
— Ce que je veux n’a aucune importance, Wolf Guard. Ça n’est pas à
propos de moi. Vous avez perdu le duel et abattu d’un geste ignoble un
guerrier qui vous avait vaincu. Vous avez rompu la seule tradition qui nous
liait d’une manière fraternelle. Vous avez perdu votre sang-froid comme
l’aurait fait un aspirant nouvellement nommé, et avez par ce crime indicible
profané le rituel des Primarchs. »
Ragnar regarda son interlocuteur de travers.
— Prends garde à tes paroles, Dark Angel. J’ai tranché des langues pour
moins que ça.
— Je veux bien vous croire. » L’écœurement du sergent était lisible dans
son regard. Il s’y était également allumé une austère condescendance.
« Mais le sang appelle le sang, chef Blackmane. »
La colère de Ragnar se dissipa. Il dut même se retenir pour ne pas éclater
de rire, même dans un instant aussi grave. Même avec le poids du crime qui
pesait lourdement sur ses épaules.
— Tu nous menaces à bord de notre propre navire ? Par les os du Père-de-
Tout, Dark Angel, mes hommes ne feront qu’une bouchée de toute ta
compagnie. Tu ne les entends pas réclamer vos vies ? Ravale tes menaces et
sauve-toi pendant qu’il est encore temps. Je ne peux pas garantir davantage
ta survie.
— Je ne fais aucune menace, » répondit le sergent. « C’est vous qui nous
menacez, ce qui pourrait être considéré comme bien présomptueux étant
donné que nous sommes deux fois plus nombreux que vous. Vous avez
violé les termes du Duellem Honestas. Par conséquent, je vous défis dans
un Duellum Dolor.
— Un combat à mort ? » Ragnar ne put effacer la surprise dans sa voix.
Un simple sergent contre un chef de guerre de Fenris, dans un combat à
mort ? Les Loups derrière lui ne se privaient pas d’exprimer leur
amusement.
— À mort, chef Blackmane. Conformément à nos rites de guerre, vous
disposez de trente heures, la durée normale d’une journée sur Caliban, pour
accepter le défi et payer le prix du sang.
— Et si je refuse ?
— Alors, vous y perdrez tout honneur. Si vous ne payez pas le prix du
sang, les Dark Angels le réclameront aux Loups, un jour ou l’autre. »
Les analgésiques n’étaient d’aucun secours contre l’irritation. Il avait
laissé son caractère prendre le dessus, mais il n’était pas trop tard pour
séparer les deux partis.
Il ne pouvait pas être trop tard. Contrôle, contrôle, se dit-il. Calme-toi.
— Je ne vais pas me battre contre toi, sergent, quelles que soient les
menaces que tu prononcerais à mon encontre. Pour la dernière fois, quitte
notre navire. »
Le Dark Angel remit en place son casque, puis salua des deux mains en
faisant le signe de l’aquila sur sa poitrine. La voix qui sortit par la grille du
heaume fut inhumaine et métallique, mais toujours aussi sereine.
— Trente heures, seigneur des Loups. »
II
En bordure du Maelström, là où la réalité elle-même était parfois altérée par
le voile de cette tempête Warp qui infectait l’espace matériel, le destroyer
Veregelt s’éveilla. De multiples batteries de canons sortirent de leurs
logements blindés tout le long de son échine et tournèrent leurs gueules
noires vers le vide. Des tourelles, accrochées telles des bernacles le long de
la coque du navire, pivotèrent en position de tir, sous les ordres de servitors.
Le navire donnait le flanc à sa proie, un croiseur d’attaque tout aussi
austère, mais bien plus imposant, le Sword of Caliban. La livrée de ce
dernier était vert sombre, alors que celle du Veregelt était grise.
Les chefs de meute se rassemblèrent sur la passerelle du Veregelt, autour
de leur chef, lui-même assis sur le trône de commandement. À l’exception
de deux d’entre eux, ils étaient d’une humeur presque radieuse.
Ulrik était la première exception, ce qui n’était une surprise pour aucun
des individus présents. Le Wolf Priest affichait toujours la même gravité.
Engoncé dans son armure noire et sa sévérité glaciale, il tenait son crozius
posé sur une épaule. Son visage était dissimulé sous son casque d’os
artificiel, dont la légende disait qu’il avait été porté par Leman de la tribu
des Russ en personne. Il aurait pu d’un seul mot instiller un sentiment
d’incertitude et de désillusion dans les actes du jeune chef, mais telle n’était
pas sa manière de faire. À la place, la seule émotion perceptible dans sa
question fut une banale curiosité.
— Est-ce bien sage, Blackmane ? »
Ragnar n’avait pas la moindre réponse à lui proposer, et d’ailleurs, la
plupart de ses frères s’en moquaient. Les chefs de meute s’étaient attroupés
autour de lui et le félicitaient pour sa victoire.
Valkien, surnommé Foebreaker par ses pairs et ses frères, lui asséna une
grande tape dans le dos.
— Tu lui as enlevé la tête d’un seul coup ! Voilà un exploit digne des
sagas ! Même les autres Grandes Compagnies en riront lors de la prochaine
fête.
— Es-tu vraiment sûr qu’il faille s’en réjouir ? » demanda Nalfir
Razortongue.
— La décapitation d’un Dark Angel vaut bien un sourire, Razortongue. »
Nalfir était l’autre personne parmi celles rassemblées à ne pas montrer la
moindre joie. Ragnar s’était attendu à de la moquerie et une certaine
désapprobation de la part du barde de la compagnie, peut-être même à ce
qu’il lui fasse la morale. Il n’aurait pas pensé qu’il puisse éprouver de la
colère à son égard. Nalfir arracha le torque de son cou et le laissa tomber
bruyamment aux pieds de Ragnar.
— Écoute-moi, chef. »
Ragnar hocha la tête.
— Je t’écoute.
— Et tu ferais bien, après un tel fiasco. » Les autres s’écartèrent de Nalfir,
comme de vrais loups l’auraient fait d’un individu qui aurait défié le chef de
la meute. « Si une dette de sang est contractée, alors les Dark Angels
pourraient bien vouloir la solder, » dit-il en levant bien haut la tête. « Tu
dois combattre. »
Hrolf, surnommé Longspear par ses pairs et frères à cause de l’arme qu’il
avait envoyée jadis dans l’œil d’un dragon des mers, poussa un grognement
hésitant.
— Tuer leur Champion était un acte digne d’être célébré. Tuer un sergent
imbu de fierté mal placée est bien moins noble. Nous avons déjà gagné le
duel rituel, laissons ces fous soigner seuls leurs petits cœurs brisés.
— Et que se passera-t-il quand ce sergent tombera à son tour ? » demanda
Valkien. « Blackmane devra-t-il ensuite prendre la vie du Dark Angel
suivant dans la liste, puis le suivant encore ? Quand leur obstination
s’arrêtera-t-elle ? »
Nalfir poussa un juron.
— Cette affaire est bien plus grave que vous ne le pensez. Il est parfois
bon, mes frères, de mépriser les rites et les lois de nos chapitres cousins.
Très souvent. Mais là, ça n’est pas le cas. »
Ulrik, le plus ancien de tous les guerriers rassemblés, fit signe au jeune
barde de poursuivre.
« Blackmane a violé le code entre nos chapitres, » reprit Nalfir. « Vie pour
vie, sang pour sang, honneur pour honneur. Le jarl doit combattre, et je suis
triste de constater que vous puissiez voir les choses autrement. »
Ragnar secoua la tête.
— Ça n’est pas une question de courage, Razortongue. Juste de bon sens.
Je ne puis tuer aucun d’entre eux de sang-froid. Nous sommes des Loups,
bien au-dessus de ces mesquineries. »
Nalfir gratifia le jarl d’un ricanement.
— Tu es déjà un meurtrier, Blackmane. Ne te cache pas derrière ton
impulsivité. Il t’a blessé, et tu l’as tué pour ça. Tu n’as aucun droit de
prêcher la moindre différence entre courage et bon sens avec le sang d’un
guerrier sur tes bottes. Tu pourrais te livrer, bien sûr. Te rendre à eux, leur
offrir ta vie. Ils te tueraient rapidement, j’en suis sûr. Exécuté proprement
par la lame d’un chevalier. Mais tu n’es pas prêt à te sacrifier ainsi, hein ?
— Tu me juges, chanteur ? » rétorqua Blackmane en grimaçant.
— Comme j’en ai le droit. J’appartiens à la Première Meute, un Wolf
Guard du jarl Thunderfist, tout autant que toi. De plus, il est de mon rôle, de
mon devoir, de te juger. D’abord, tu tues un Dark Angel dans un accès de
colère digne d’un enfant, et maintenant tu voudrais en fuir les
conséquences. Ils auraient tous les droits de plonger leur lame dans l’échine
du Veregelt si nous prenions la fuite.
— La fuite ? » s’insurgea Hrolf. « Quelle fuite alors que nous avons déjà
gagné ? Le jarl nous rappelle pour nous occuper du navire des Flesh
Tearers. Nous ferions mieux de répondre à l’appel de Thunderfist et de
rejoindre la compagnie plutôt que de perdre du temps à ce petit jeu avec les
Dark Angels. Nous en avons déjà perdu assez.
— Tu es plus sage que tes paroles, Longspear. Il ne s’agit pas de n’importe
quel rituel, livré par un chapitre anonyme et sans passé. Ce sont les propres
fils du Lion. Que crois-tu que peut être le Duel Sacré ? Il découle autant de
notre sens de l’honneur que du leur, une tradition qui a permis à nos deux
chapitres de ne pas se faire la guerre. Une sorte de soupape de sécurité. Il
faut à chaque fois plusieurs années pour que la pression remonte.
— Et Blackmane a gagné, » insista Hrolf. « Un Dark Angel est mort, et
alors ? D’autres guerriers meurent lors de duels. Par le sang du Père-de-
Tout, Blackmane s’est même excusé ! »
Et cela souleva des réflexions mécontentes. Ragnar ne dit rien. Présenter
des excuses n’était pas dans la culture des Fenrissiens, et c’était même
dangereux pour un membre des tribus de le faire, car seuls les faibles
préféraient les mots là où la situation pouvait se régler à coups de hache.
Tous les guerriers de l’Adeptus Astartes étaient supposés être au-dessus
d’attitudes aussi primitives sur les théâtres d’opérations, mais Fenris courait
dans le sang du moindre Space Wolf. La culture laissait des traces sur
chaque homme, femme ou enfant, même dans le cas de post-humains qui se
trouvaient bien loin de leur monde d’origine.
— Trêve de bavardages, » riposta Nalfir. « Le Maelström brûle tout autour
de cette coque. Les Dark Angels et les Loups ont versé le sang pour purifier
ce secteur de la tempête. Cinq mois de combats ! Et vous voudriez tout
fiche par terre par peur d’affronter la colère des Dark Angels ?
— Razortongue ! » l’avertit Ragnar.
— Eh quoi, mon frère ? Mes mots ne te plaisent pas ?
— Reprends-toi, mon frère. Ton sang est échauffé et il empoisonne tes
paroles. »
Nalfir le gratifia d’une grimace ironique.
— Mon sang est échauffé, hein ? Et qui a décapité l’un des chevaliers du
Lion parce qu’il n’a pas pu se contrôler lors d’un duel honorable ? »
Nalfir vit la tension sur le visage de Ragnar, elle tordit ses traits. Les autres
guerriers posèrent même la main sur la poignée de leur arme, mais le barde
se mit à rire.
« Ça fait mal, hein ? Eh bien, la vérité fait toujours un peu mal.
— Tu ferais mieux de tenir ta langue !
— Le jarl Thunderfist me respecte pour ma franchise. Il m’a envoyé avec
toi pour cette même raison, et ne compte pas sur moi pour t’épargner la
vérité, même si elle te blesse. Les anciens de la Grande Compagnie ont plus
d’une fois discuté des dangers que faisait courir ton tempérament. Nous en
voyons un exemple. »
Il se tourna vers les autres et les regarda avec dégoût.
« Et regardez-vous, vous autres, à faire les beaux parce qu’un chevalier un
peu trop naïf a été tué. Comme si le fait que Blackmane a violé l’un des
plus vieux codes du chapitre méritait d’être célébré ! Nous vénérons le
meurtre, maintenant ? Tu as perdu, Blackmane. Tu as été le premier blessé.
Nous l’avons tous vu. Pourquoi as-tu tué ce Dark Angel ?
— Tu veux la vérité ? » répondit Ragnar, les dents serrées. « Je n’en sais
rien. Je n’ai pas la réponse pour calmer ton ironie. Il m’a frappé, j’ai
ressenti la douleur… puis tout est devenu rouge. Je me souviens de la
fureur, rien de plus. Quand cette folie s’est dissipée, le Champion gisait à
mes pieds. » Il cracha sur le pont, la manière fenrissienne d’éloigner le
mauvais œil. « Cela satisfait-il ta soif de réponses, monsieur le juge ?
— Malheureusement, oui. Et il s’avère donc que tu n’es rien d’autre qu’un
Blood Claw qui ne mérite pas son rang. »
Tous se turent en entendant ces mots. Le regard de Valkien passa
rapidement sur les Loups rassemblés là, il n’y vit que la stupeur. Les mots
se bousculèrent dans ses pensées, mais ne trouvèrent pas à s’accrocher à sa
langue.
Mais Nalfir n’en avait pas encore terminé.
« Les actes entraînent des conséquences. Nous t’avons tous vu te
comporter comme un meurtrier. Maintenant, tire ta belle épée et bats-toi
comme un guerrier. Si le jarl Thunderfist était là, tel serait sa sentence. »
Et le barde gifla Ragnar, d’un geste trop vif pour qu’un œil humain puisse
le suivre. La tête du jeune officier partit de côté, les Loups se précipitèrent
dans un même mouvement, la moitié sur Nalfir, l’autre moitié venant
s’interposer devant Ragnar et le retenir pour l’empêcher d’envoyer son
poing à la figure de l’autre Wolf Guard.
Aucun coup ne fut porté. Ragnar n’avait même pas bougé. Il ignora ses
frères qui lui tenaient les bras, tout autant qu’il ignora ceux qui s’étaient
jetés sur Nalfir et l’obligeaient à s’agenouiller pour attendre son jugement.
Le regard de Ragnar était froid et vide. Il cligna des yeux.
Nalfir, toujours aussi fier malgré ses frères qui le retenaient, continuait de
fixer Ragnar.
« Il reste vingt-cinq heures. Le temps n’est pas de ton côté. »
Ragnar fronça les sourcils. La lutte entre la mesure et l’honneur n’était pas
belle à mener, et nulle réponse ne pouvait la satisfaire. Les autres
partageaient la même tension, mais pour des raisons différentes. Il vit les
étincelles de sauvagerie dans leurs regards et percevait le lourd battement
de leurs cœurs. Les paroles de Razortongue ne les avaient pas laissés
indifférents. Guerriers fenrissiens jusqu’au bout des griffes, ils voulaient
voir l’un des leurs prendre le dessus sur un autre de leurs alliés tant honnis,
en une victoire qui rejaillirait sur toute la Grande Compagnie.
La bonne action pour de mauvaises raisons.
Et Ragnar le voulait, lui aussi. La glace de Fenris courait tout autant dans
ses veines que dans les leurs.
Nous sommes supposés être meilleurs que cela, se dit-il. Au-dessus. Le
triomphe d’idéaux supérieurs sur les désirs primitifs.
Et voilà qu’il était tiraillé entre honneur et raison. Quand l’honneur
réclamait que le sang soit versé inutilement, et quand la raison devenait la
seule voie d’y échapper, mais en y perdant son honneur.
Ses hommes l’observaient, attendant sa décision. Son premier
commandement, nommé par le jarl, et le voilà sur le point d’aggraver
davantage une erreur. Donner des ordres dans le feu des combats était une
chose. Il était doué pour cela, ça lui venait d’instinct, sans même qu’il ait
besoin d’y réfléchir à deux fois. Mais là ? Les Loups et les Dark Angels ; un
objet inamovible face à une force inexorable, le tout alimenté par une
indestructible tradition.
Même si l’Imperium entendait parler de ce duel, et même si les deux
chapitres en partageaient la responsabilité, les faits étaient les faits : Ragnar
avait tué de sang-froid un cousin.
Il savait ce que son seigneur, Berek, aurait fait à sa place. Berek aurait
accepté le défi. Juste un malheureux guerrier, aurait-il ri, puis il serait
rentré au Croc avec un casque de Dark Angel accroché à la ceinture, et une
histoire à raconter lors des soirs de banquet.
Mais concernant le Haut Roi Grimnar ? Aurait-il combattu ou se serait-il
dérobé, plaçant ainsi la prudence au-dessus d’une gloire vide de sens ?
En réalité, Ragnar n’en avait pas la moindre idée. Son ascension parmi les
rangs avait été rapide, sans précédent, au point que dans ses moments de
calme, il regrettait parfois le manque de conseils de la part de sages pour le
guider. Berek était loin et lui avait fait confiance pour conduire cette
opération. Ulrik était un guide spirituel, pas un chef à suivre. Le Loup
Suprême, même s’il était aimé et respecté par l’ensemble du chapitre, était
un souverain distant dont les pas croisaient rarement ceux de ses sujets.
Cela lui laissait l’instinct. Cet instinct l’avait toujours bien servi, mais
c’était un cadeau plutôt sauvage, qui allait et venait au gré de son
tempérament. C’était la plupart du temps une bénédiction, mais parfois
aussi un poids.
Si les Loups s’en allaient, ils abandonneraient tout honneur et
compromettraient cette paix fragile qui existait entre les chapitres. S’ils
restaient, Ragnar aggraverait son échec par un vrai meurtre, et
approfondirait les ressentiments.
— Blackmane, » dit le Grey Hunter Valkien. « Razortongue a peut-être
raison. C’est juste un guerrier, après tout. Juste un sergent.
— Tu as déjà tué leur Champion, » ajouta Hrolf. « Un de plus, un de
moins, quelle différence ? »
Et ainsi, l’humanité était-elle en train de mourir pendant que ses soi-
disant défenseurs étaient occupés à s’entre-dévorer.
Ulrik se contentait d’observer, ne désapprouvait rien, pas plus qu’il
n’encourageait. Ragnar manqua de lui rire au nez.
— Et toi ! Parle !
— Et pour dire quoi, jeune homme ?
— Tu es l’âme de la Grande Compagnie. Parle, vieux père ! Guide-nous !
— Il n’y a rien à dire. Tu connais les enjeux, tu connais le prix. Tu
cherches une réponse alors qu’il n’en existe aucune. Tu as été choisi pour
nous conduire, Blackmane. Fais ton choix. Conduis-nous. »
Le chef de guerre devint le cœur silencieux d’une passerelle silencieuse,
ses yeux fatigués furent incapables d’aller à la rencontre des regards de ses
frères les plus proches, alors que ceux-ci attendaient. Sa main se referma
finalement sur la poignée de Croc de Givre.
Puis elle se desserra. Il soupira.
Ragnar osa enfin croiser le regard de Razortongue, et il lui tendit même
une main pour l’aider à se relever.
— Je combattrai. »
III
Sorael baissa la tête devant l’image gravée du Lion. Il était seul sans l’être.
Juchés sur les balcons de la salle, les serviteurs du chapitre, en robe de bure,
entonnaient leur chant monastique, le visage tourné vers le dôme du
plafond. Leur rôle était d’emplir ce lieu sacré de couplets bénis, et d’aider
par cela la communion des Dark Angels. Là, ils chantaient les hauts faits
d’armes du Champion Harrad, et passaient sous silence l’ignominie de sa
mort.
Sorael venait souvent dans cette chapelle, plus que la plupart de ses frères.
Son épée était tirée, comme le demandait la coutume dans ce lieu sacré, et
chaque respiration faisait entrer dans ses poumons l’odeur d’encens. C’était
une senteur familière, de celles qui ramenaient à tant de moments similaires
d’isolement et de douce solennité. Il leva les yeux vers l’avatar de pierre du
Lion. Les traits de son maître génétique, sculptés dans une austère majesté,
toisaient le sergent avec indifférence.
« Je vais mourir, ce jour, » dit-il à la statue. S’il y eut le moindre jugement
dans les yeux inertes du Lion, celui-ci échappa totalement à Sorael. Après
tout, il était juste en présence d’une statue. Sorael voyait une image, pas une
icône, une source d’inspiration et de réflexion, pas un symbole de divinité.
Un bruit de bottes attira son attention, troubla sa dévotion. Il ne se leva
pas. Une seule raison pouvait justifier qu’on vienne le déranger à cette
heure, et il s’était attendu à leur venue.
— Sergent ? » C’était Morthiac, bien entendu. Ils n’auraient envoyé
personne d’autre. Il n’y avait plus personne en vie ayant un grade
significatif.
— Honoré Lexicanium. »
Le Librarian vint s’agenouiller près de Sorael, inclina brièvement la tête en
signe de respect envers le défunt Primarch. Tout comme le sergent, il avait
sorti son épée. Sorael observa le guerrier plus jeune, remarqua les lambeaux
de peau tout juste reconstitués sur sa gorge et ses joues.
— Vos blessures vous font toujours souffrir ? » demanda-t-il quand le
Librarian rouvrit les yeux.
Le jeune Lexicanium porta ses doigts aux parties de chair en cours de
guérison.
— Seulement par l’embarras de devoir les afficher aux yeux de tous. La
douleur est inconfortable, mais supportable. »
Bonne réponse, se dit Sorael. Malgré sa jeunesse, cela faisait en effet tout
juste un an que Morthiac était sorti de la compagnie des Scouts, il était déjà
un vrai Dark Angel, imbu du stoïcisme légendaire du Primarch. Porter une
armure de céramite signifiait déjà avoir survécu à une centaine de guerres
qui auraient réduit d’autres guerriers en poussière.
— Quand je serai mort, ce sera à vous de ramener la Quatrième
Compagnie à la maison, » lui dit-il.
Morthiac inclina la tête.
— Il existe une chance pour que…
— Épargnez-moi vos suppositions et concentrons-nous sur la réalité de ce
qui va se passer.
— Vous êtes un excellent escrimeur, sergent.
— C’est cela. Une fois que je serai mort, l’honneur sera sauf. La guerre
entre les deux chapitres sera évitée. Ce sera votre mission d’assurer que la
compagnie retourne au Roc. Nous sommes blessés et sans chef. Notre
temps passé dans le vide touche à sa fin.
— Toute la Quatrième est embarrassée de rentrer ainsi diminuée, » dit
Morthiac.
L’émotion assombrit le visage de Sorael.
— Non. C’est totalement injustifié et faux. La guerre a été féroce, mais
l’ennemi est totalement détruit. Nous avons perdu dix-huit guerriers au
cours des combats, en effet. Leurs noms sont maintenant connus de
l’Empereur de Tout, et de Son fils le Primarch. Il n’y a aucune honte à
avoir. Maître Aralech est tombé avec les honneurs sur le front, de même que
le frère Chaplain Ectar. Seule la mort d’Harrad est entachée, et la honte de
son meurtre retombe sur le Wolf Lord, pas sur le Champion lui-même.
Harrad a affronté le chef Blackmane avec bravoure, en suivant à la lettre les
lois du rituel.
— Oui, sergent. »
Sorael plongea le regard dans celui du jeune guerrier.
— Mes paroles sont-elles claires, Lexicanium Morthiac ? Elles doivent
l’être, car si vous devez ramener la compagnie devant le commandement du
chapitre, votre voix doit incarner la vérité.
— Vos paroles sont claires, sergent. »
Sorael continua d’observer le Librarian avec dureté.
— Cette campagne a été un triomphe. N’oubliez pas cela, mon frère. Le
Chapter Master Azrael doit entendre ceci avant tout.
— Je ne faisais que référence à la tragédie qui estompe la gloire de la
victoire.
— Je sais. C’est malheureusement vrai. Le passé de notre chapitre est long
et ce n’est pas la première fois que les Loups malmènent la trêve des
Primarchs. » Sorael poussa un soupir et baissa les yeux sur son reflet sur sa
lame. « Et même si les Dark Angels ne sont pas exempts de tout reproche
en ce domaine.
— Vous parlez d’une bataille spécifique ? »
Le sergent releva les yeux.
— Non, juste de toutes les péripéties qui ont accompagné cette longue
inimitié. Notre penchant pour les secrets travaille contre nous, et les Loups
ont la fâcheuse habitude d’agacer ceux qui combattent avec eux. Si nous
faisons attention, aujourd’hui, nous clorons ce différend sans aggraver la
situation entre nos chapitres respectifs et ferons en sorte que les Loups et les
Dark Angels ne se jettent pas à la gorge les uns des autres.
— Au prix de votre vie.
— Je suis en paix avec cela, mon frère. Il existe de bien pires manières de
mourir.
— Vous connaissiez la teneur du message que je suis venu vous porter.
Vous saviez que le chef Blackmane accepterait. »
Sorael ne montra aucune joie, hormis le petit plissement de ses yeux.
— Ce Ragnar est un barbare incapable de se contrôler, mais il aurait été
peu sage de sa part de refuser le duel. Vous l’avez vu contre les Word
Bearers durant cette campagne, aux côtés de Maître Aralech. Malgré son
côté primitif, il commande depuis la première ligne et respecte la vie de ses
hommes. Il m’a même fait des excuses, quand nous étions face à face, au-
dessus du corps d’Harrad. C’est plutôt rare pour un Loup. Ils ont horreur de
présenter des excuses. C’est un signe de faiblesse, dans leur culture, mais il
l’a pourtant fait, en sachant qu’il avait commis une erreur. »
Morthiac fronça les sourcils.
— Vous semblez admirer ce guerrier qui a assassiné notre Champion et qui
a de grandes chances de vous tuer dans les heures qui viennent. »
Sorael leva un sourcil désapprobateur, c’était le maximum qu’il faisait
généralement pour afficher ses sentiments.
— Ne prenez pas ma reconnaissance de la situation pour de l’admiration.
Vous désirez continuer à me parler, ou bien le fait que Ragnar a accepté le
duel était la seule chose que vous aviez à me dire ?
— Les Loups ont demandé où nous souhaitions que se déroule le duel.
— Sur Sacristan, » répondit immédiatement Sorael. « Dans l’amas
d’Endymion, au nadir des Étendues Golgothanes. Ce monde n’est pas loin
d’ici. »
Les Dark Angels y avaient remporté une bataille contre les légions
renégates, bien avant la naissance de Sorael lui-même. Il lui plaisait de
penser que son sang irait rougir la terre d’un monde autrefois purifié par ses
prédécesseurs.
— Ce sera fait, sergent.
— Merci. Maintenant, si vous voulez bien me laisser me préparer… »
Morthiac se releva, s’inclina et recula des trois pas traditionnels avant de
se retourner dos à l’image du Lion. Sorael écouta les bruits de pas de son
frère, à nouveau seul. Puis il prêta l’oreille aux serviteurs qui continuaient
de chanter le nom du Champion tombé et ses exploits.
Dans quelques heures, se dit-il, ils chanteront pour moi.
IV
Sacristan tournait sur elle-même dans le silence de l’espace, c’était un
monde-frontière qui remplissait tous les critères qu’utilisaient les humains
pour désigner ce type de monde. Le calme semblait y régner en maître,
même si cette impression disparaissait dès que l’on pénétrait dans son
atmosphère. Le climat y changeait tout le temps, et s’il n’était pas
totalement hostile à la colonisation humaine, tout au moins ne faisait-il
aucun effort pour l’encourager.
Quelques agglomérations éparses saupoudraient sa surface, chacune
faisant de son mieux pour se protéger des violentes tempêtes qui
parcouraient les plaines. Elles avaient autrefois servi de points de départ
pour une civilisation planétaire qui avait tenté de s’installer, mais les bons
offices des légions renégates avaient réduit tous ces efforts à néant.
L’Imperium avait repris son dû après une longue guerre, il y avait bien
longtemps, mais le monde n’avait jamais retrouvé sa splendeur passée. Ces
colonies étaient devenues des cités-États qui n’avaient que très peu de
contact avec le reste de la galaxie : quelques repaires de pirates, des
installations minières de faible catégorie ou d’autres lieux tout aussi
négligeables.
Il fallut une semaine de voyage pour que le Veregelt arrive enfin en orbite
autour de Sacristan. Là, faisant preuve d’une patience que seuls des
chasseurs en pénitence pourraient connaître, Ragnar et ses guerriers
attendirent. Compte tenu de la nature fluctuante de l’empyrean, ils auraient
pu attendre une semaine, un mois, ou même une décennie.
Mais la chance leur sourit. À peine trois heures après l’arrivée des Loups,
leurs cousins jaillirent du Warp, juste en bordure du système, et les alarmes
qui s’éveillèrent furent une douce musique aux oreilles des Space Wolves
qui avaient eu peur de s’ennuyer. Le Sword of Caliban n’était toujours
qu’un tout petit point sur l’occulus, presque perdu sur le fond étoilé, mais il
transmettait d’ores et déjà ses codes d’identification sur les canaux
standards impériaux. À la vitesse qui était la sienne, le bâtiment Dark Angel
n’était pas à plus de huit heures de là.
Au lieu de continuer à ne rien faire, Ragnar rassembla ses guerriers et
ordonna que la Grande Compagnie embarque à bord de ses Drop Pods. Il
attendrait son adversaire à la surface.
Cinq navires tranchèrent soudain dans la réalité : un croiseur et quatre plus
petits bâtiments d’escorte, voguant en formation. Tous les cinq arboraient
des plaques de blindage cobalt, bordées de dorures si corrodées qu’elles
ressemblaient plus à du vulgaire cuivre.
La précision de leur apparition fut un spectacle que Ragnar se repasserait
des centaines de fois dans les années à venir, replongeant à chaque fois dans
les archives des capteurs du Veregelt, étudiant les images granuleuses à la
recherche de nouvelles nuances, mais toujours stupéfait par le côté presque
théâtral de ce débarquement.
Jamais de toute sa vie il ne prétendrait disposer de la maîtrise nécessaire
pour traverser cet océan tridimensionnel qu’était l’espace profond, mais il
savait au demeurant apprécier le talent, la vision et l’esprit calculateur
nécessaires pour faire de la guerre spatiale un art à part entière. Il savait
faire la différence entre l’entraînement, l’expérience, et le vrai talent que
possédaient ceux qui pilotaient ces navires.
L’arrivée des cinq navires fut l’incarnation même de la perfection. Ils ne
jaillirent pas du Warp en faisant preuve d’une quelconque hâte, ils reprirent
leur droit sur la réalité d’une manière précise, mesurée, constituant un
ensemble homogène et tournant sur lui-même, le tout projeté en avant.
Aucune flottille impériale ne pouvait conserver une telle cohérence en
sortant du Warp, un tel degré d’unité dépassait les limites de la technologie
arcanique de l’Imperium. Les navires se livrèrent à une véritable danse de
cohésion. La substance du Warp s’accrochait à leurs structures en une
brume de mains griffues et de visages torturés, qu’ils traînaient derrière eux.
Tel un banc de requins, se dirait plus tard Ragnar en revoyant les images
du retour dans la réalité de la flottille dans ce noir océan. Ils se déplacent
comme les tyrans des mers du Monde-terre.
Les cinq vaisseaux poursuivirent de même dans l’espace réel, parfaitement
ordonnés, droit sur les arrières du Veregelt. Ils foncèrent droit sur le navire
des Loups, moteurs poussés à fond et sabords déjà ouverts. Une onde
d’énergie Warp les précédait et se dissipait au fur et à mesure, car même
une sortie parfaitement maîtrisée ne pouvait jamais bannir toutes les forces
monumentales qui étaient en jeu. L’onde frappa le Veregelt comme la crête
d’une vague et secoua le vaisseau sur son point d’ancrage.
À ce moment, Ragnar ne savait pas tout cela. Son monde se résumait à
l’obscurité et au vacarme des sirènes qui hurlaient dans le moindre couloir,
la moindre pièce, et lui parvenait même à travers les parois de métal du
Drop Pod. Les alarmes de proximité se mélangèrent à celles des postes de
combat.
Le module vibra autour de lui, les harnais des guerriers cliquetèrent dans
leurs logements d’acier. La vibration devint un tremblement, puis ils furent
violemment secoués. De l’extérieur du Drop Pod leur parvinrent des
gémissements métalliques de protestation. Malgré les générateurs
gravitiques du Veregelt, il sentit le poids de son corps varier sur son
squelette.
— Nous tournons, » dit Nalfir, qui ressentit la même chose que lui, au
même instant. « Pourquoi nous… »
Et le vox explosa des voix des membres d’équipage, qui toutes appelaient
le jarl. Elles se superposèrent, les différents canaux se mélangèrent.
Ragnar déboucla son harnais et donna un coup de poing sur la commande
d’ouverture du module. Celui-ci entama la procédure de retour sur le pont
du hangar et fut pris en charge par les lents bras d’une grue.
Ragnar leva les yeux vers le visage du Servitor incrusté dans le plafond du
module et qui faisait office d’esprit de la machine.
— Annulez la procédure d’isolation, » ordonna-t-il.
— Veuillez confirmer, » répondit le Servitor, les yeux morts, incapable
d’exprimer le moindre sentiment d’alarme.
— Annulez ! »
La lumière du hangar s’insinua par les portes qui s’ouvrirent. Le pont lui-
même se trouvait toujours à une trentaine de mètres sous eux, se
rapprochant avec la lenteur de la grue. Des serfs et des techno-adeptes se
ruaient déjà sur leurs postes de combat, certains se précipitaient pour se
harnacher à leur place, d’autres se préparaient juste aux risques de
collisions.
— Chef ! » tomba depuis la passerelle cette voix qu’il attendait d’entendre,
cette voix qu’il avait lui-même contactée par vox.
— Wayfarer, mon frère, dis-moi tout.
— Des pirates du Maelström, derrière nous. Cinq navires aux couleurs de
la maudite Huitième. » Ragnar entendait l’équipage de la passerelle crier en
arrière-plan, sous la voix de Sijur Wayfarer, mais il se concentra sur celle de
son frère. « Un croiseur d’attaque et quatre navires d’escorte d’une classe
non identifiée. Ils sont sortis du Warp juste au-dessus de nous. Je n’ai
jamais vu une telle manœuvre. »
Ils avaient attendu là, Ragnar le savait. Ils avaient attendu que la croisade
des Dark Angels et des Loups arrive à sa fin, que les bâtiments de l’Adeptus
Astartes se retrouvent seuls, loin des éléments de la Marine Impériale qui
les avaient accompagnés durant tous ces mois de patrouille et de reconquête
en bordure du Maelström. Ça n’était pas véritablement une embuscade, pas
même une bataille. Juste un raid de représailles. L’ultime réaction du
perdant, désireux de restaurer sa fierté, s’il était possible.
Ils nous ont suivis aussi vite qu’ils ont pu, avec toute la précision dont ils
sont capables, et ont attendu que nous soyons seuls. Maintenant, ils
frappent.
— Et le Sword of Caliban ?
— Les Dark Angels viennent de franchir l’orbite de la cinquième planète
du système, » indiqua Sijur. « Ils sont encore au moins à six heures de nous.
Rester ici serait du suicide. »
Les guerriers à bord du même Drop Pod ajoutèrent leurs cris d’indignation
au vacarme sonore. Ragnar les fit taire d’un simple geste de la main.
Cinq navires ennemis. Cinq. Ce jour était donc celui des choix
impossibles, chacun d’eux tout aussi honteux l’un que l’autre.
— Il faut partir, » murmura-t-il.
— Chef ? Tu me parles ? »
Il prit une profonde inspiration avant de reprendre la parole.
— Je t’ai parlé, oui. Désengage-toi, Wayfarer. On file. Ordre général de se
préparer à repousser toute tentative d’abordage. Les Night Lords vont tenter
de s’emparer du navire. Nous les repousserons s’ils tentent de nous aborder,
puis nous replongerons dans le Warp dès que possible. Fais ensuite route à
pleine vitesse vers les coordonnées où nous sommes supposés rejoindre le
jarl Thunderfist et le Holmgang. »
Les autres guerriers furent alors libres eux aussi de leurs harnais et
entouraient leur jeune chef.
— Finalement, les Dark Angels n’auront pas leur duel, » lui dit Nalfir.
« Aller à leur rencontre fut noble, Blackmane, mais faire face à cette flotte
ennemie seuls aurait été du suicide. Nous devons nous retirer.
— Je le sais, » rétorqua Ragnar. « Mais ta logique ne me réconforte pas.
— La logique ne réconforte jamais. Mais je ne suis pas là pour te consoler,
mon frère. » Le barde se pencha hors du module et envoya un crachat sur le
pont, en dessous, pour contrer le mauvais œil. « Quand je mourrai, fais en
sorte que ces mots soient gravés sous mon nom dans le Hall des Héros. »
Le Drop Pod fut alors assez près du sol pour qu’ils puissent en sauter. Ce
qu’ils firent.
Ragnar courut aussi vite qu’il le put jusqu’à la passerelle, puis jusqu’à la
plate-forme centrale, et sa prise de commandement se résuma à un simple
signe de tête à l’attention de Sijur Wayfarer. Sur d’autres bâtiments
impériaux, on aurait entendu des annonces comme « Commandant sur la
passerelle ! » et on aurait suivi une procédure précise. À bord du Veregelt, la
présence de Ragnar suffisait. Tous les regards se tournèrent instinctivement
vers lui, même si cela ne fut que l’espace d’un instant. Une aura l’entourait,
indéfinissable, mais indéniable. Il transpirait la confiance.
Ragnar agrippa le garde-corps de l’estrade, se pencha en avant et étudia le
combat en cours sur les écrans de l’occulus. Ils lui confirmèrent ce qu’il
ressentait déjà par les vibrations du plancher. Le Veregelt était engagé dans
une vrille, mais les navires des Night Lords étaient telle une meute de
chacals qui harcelait une plus grosse proie. Ils n’eurent aucune difficulté à
le faire, car les vaisseaux charognards de la VIIIe Légion avaient l’avantage
du nombre et disposaient de la vitesse nécessaire. Ils obligèrent le vaisseau
des Loups à virer pour éviter les collisions et le privèrent d’angles
d’attaque. Ils plongèrent pour échapper à ses bordées et laissèrent les
canons des Loups libérer leur fureur dans le vide.
Mais plus important, ils s’arrangeaient pour l’empêcher de s’enfuir.
— De véritables rats, » commenta Sijur au côté de Ragnar. Il n’eut pas
besoin d’admettre que les pièces d’artillerie du Veregelt n’avaient jusqu’à
présent réussi à infliger aucune avarie significative. Si les indications des
augures montrant l’intégrité de l’ennemi n’avaient pas suffi, les
crépitements visibles sur leurs boucliers, lesquels encaissaient toujours
parfaitement le moindre impact, auraient levé le moindre doute.
Les données s’écoulaient le long des écrans de l’occulus. Les données de
télémétrie changeaient chaque seconde, les vecteurs d’attaque ne cessaient
de varier, les runes de prédiction clignotaient auprès des représentations des
vaisseaux et offraient des centaines de probabilités au même instant.
L’esprit de Ragnar engloutit toutes ces données d’un seul regard.
Il arriva à deux conclusions au même moment. La première était que Sijur
avait sagement choisi la défensive, dans le but de minimiser les dommages
subis par le Veregelt grâce à des manœuvres d’évasion, se contentant de tirs
de riposte quand se présentait la moindre opportunité.
La deuxième était que cela ne suffirait pas. Les Night Lords les auraient
avant qu’ils ne puissent s’échapper.
« Nos boucliers sont tombés il y a quatre minutes, » expliqua Sijur. « Ils
cherchent maintenant à atteindre nos moteurs et à nous saigner par un
millier de coupures. J’ai déjà essayé de les pousser à nous aborder, afin
qu’ils retiennent leurs tirs. Ça, c’est un combat que nous pourrions gagner. »
Le vaisseau trembla sous eux sous une série d’impacts. Les vibrations se
transmirent au garde-corps, par les doigts de Ragnar et ses bras. Le Veregelt
était plutôt malmené.
— Quel est le statut du Sword of Caliban ? »
Sijur fit afficher une image à longue distance de l’autre navire de
l’Adeptus Astartes. Il n’était qu’un tout petit point sur le vide infini.
— Il leur faudra encore plusieurs heures avant d’être à portée de tir. Avec
les dégâts que nous prenons, je ne suis même pas sûr qu’ils poursuivent
encore dans notre direction. »
Alors, nous sommes seuls. Nous ne pouvons les distancer, ni prendre le
dessus, et aucune aide ne viendra.
— Très bien, » dit Ragnar. « Envoie un message de détresse au Sword of
Caliban. »
La connexion demanda quelques secondes. Une fois établie, la
communication fut hachée par les interférences.
« Ici le chef Blackmane, du Veregelt. Sorael, mon cousin, il me peine de
devoir abandonner notre duel. » Il continua de parler entre ses dents serrées.
Le jarl Thunderfist pourrait bien demander sa tête pour cela, et même si le
chapitre n’entrait pas en guerre à la suite.
— … vaisseaux ennemis… repli…
— Répétez, Sword of Caliban. Votre signal est faible, » répondit Ragnar.
« Je prie pour que vous entendiez mes paroles mieux que je ne reçois les
vôtres. La flottille qui nous fait face nous surpasse largement en nombre,
que vous veniez à notre aide ou pas. Ne vous engagez pas. Je répète : ne
vous engagez pas. Le Veregelt sera mort avant que vous n’arriviez, de toute
façon. »
Sijur croisa le regard de Ragnar et secoua la tête. Le signal, déjà fragile,
faiblissait encore.
« Sorael, » termina Ragnar. « Pardonnez-moi pour ce déshonneur. Si nous
nous croisons à nouveau… »
— Le signal est coupé, » lui dit Sijur.
Ragnar grogna, il préféra laisser retomber sa colère avant de parler à
nouveau.
— Arrête de chercher à t’échapper. Ils sont trop rapides, de toute façon.
Vire de bord et concentre tous tes tirs sur la frégate la plus proche.
— Le Black Prayer.
— Je me moque de son nom, contente-toi de l’éliminer. Nous devons
provoquer les autres pour qu’ils changent de tactique. »
Le Veregelt changea de direction, obéissant aux ordres de son maître, et
Ragnar étudia la danse qui se déroulait autour d’eux, précisée par les
indications fournies par la myriade de calculateurs affichés en transparence
sur l’occulus. Il vit les intentions des Night Lords dès qu’ils adoptèrent leur
nouveau schéma d’attaque.
Il pointa un doigt vers l’arc d’approche de l’un des navires d’escorte.
— Ce destroyer, le Vision of Entropy. Il va nous couper la route en venant
se placer entre nous et le Black Prayer et va nous obliger à nous détourner à
nouveau et à chercher un nouvel angle de tir. » Ragnar plissa les yeux,
estima et calcula aussi vite qu’il le put pour ne pas se laisser prendre de
vitesse par ce ballet en trois dimensions qui se jouait autour de lui. « Ne
dévie pas de ta route. »
Les guerriers autour de lui le regardèrent, surpris.
— Blackmane ? » interrogea Sijur, cherchant une confirmation de ce qu’il
croyait avoir compris.
— C’est notre meilleure chance d’ouvrir une brèche dans laquelle nous
pourrons nous glisser. Quand le Vision of Entropy viendra se placer devant
nous pour nous bloquer la route, passe-lui dessus. Nous risquons tout, là.
Soit nous passons, soit nous sommes perdus.
— Pas de choix, hein ? » ricana doucement Nalfir. « Cette manœuvre va
probablement nous tuer, tu le sais. »
Ragnar lui renvoya alors la phrase de son angélique rival.
— Il existe de bien pires manières de mourir. »
Sijur serra les dents et se tourna vers le timonier.
— Vitesse d’éperonnage ! À tout l’équipage : préparez-vous à l’impact ! »
Le vaisseau des Night Lords, le Vision of Entropy, dansa auprès du Veregelt
et prit quelques tirs lâchés par les bordées du destroyer lorsqu’il dépassa le
navire des Loups déjà blessé. Il partit se placer devant lui, ses boucliers
miroitèrent des énergies qu’ils dissipaient, puis alla s’interposer entre le
bâtiment de Ragnar et le navire d’escorte Black Prayer.
Ce prédateur devait avoir des millénaires d’expérience, il agit et réagit
comme un être vivant chassant dans les profondeurs d’un océan. Il fonça en
avant, moteurs poussés à fond, ses tourelles arrière vomissant des torrents
de plasma et d’obus contre la proue du Veregelt. Avec de la chance, ses
boucliers pourraient tenir quelques minutes à cette portée sous les ripostes
des Space Wolves.
Mais les ripostes du Veregelt ne vinrent jamais. Lorsque le capitaine du
Vision of Entropy comprit pourquoi, c’était déjà trop tard. Le Veregelt
bondit soudain en avant et se jeta sur le destroyer avec la puissance d’une
flèche fonçant droit sur un épervier.
La proue du Veregelt fit s’effondrer en un instant les boucliers de son
ennemi, une seconde avant de lui percuter l’échine. Les superstructures
s’effondrèrent quand le squelette interne fut enfoncé, dévasté sous le poids
et la vélocité de l’agression.
Des centaines de membres d’équipage à bord du Veregelt furent jetés avec
violence au sol ou arrachés de leurs places. D’autres centaines moururent en
allant percuter des parois ou le pont. La proue du vaisseau de guerre ne fut
plus qu’une ruine méconnaissable, et il perdit avec elle l’ensemble de son
armement avant, désormais écrasé et inutilisable. Le Veregelt emporta avec
lui l’épave du Vision of Entropy, le navire renégat toujours empalé fut
secoué par des explosions.
La déflagration finale se produisit lorsque les propulseurs Warp
explosèrent, sa puissance projeta des flammes sur tout l’avant du vaisseau
Space Wolf.
Les bâtiments ennemis survivants s’étaient écartés à la hâte de la boule de
feu et étaient restés à distance, puis voulurent reprendre la poursuite quand
le vaisseau des Loups ralluma faiblement ses boucliers autour de sa coque
en flammes, pour se jeter dans la brèche désormais ouverte dans leur
formation. Il laissa échapper dans son sillage des débris et son atmosphère,
comme un spectre qui se relevait d’un tombeau.
Puis, dans une impossibilité silencieuse qui n’aurait jamais dû exister dans
l’univers réel, les moteurs sacrés du Veregelt ouvrirent une faille dans
l’espace et le temps, puis le bâtiment y plongea.
La déchirure dans la réalité se referma derrière le vaisseau, qui se retrouva
pris dans une mer de visages hurlants.
Les Loups étaient partis.
V
Le jarl Berek, Seigneur des Thunderfists, était un roi sans trône. Il pensait
en cela se conformer à l’image de Leman de la tribu des Russ, le premier et
plus grand Haut Roi du Monde-terre. Une centaine de récits apocryphes
racontaient comment Russ avait toujours refusé tout trône, prétendant qu’ils
étaient bons pour des scribes et des administrateurs qui voulaient imposer
leur autorité, pas pour de vrais chefs de guerre qui savaient la gagner et la
mériter.
Quand il hérita du Holmgang de son prédécesseur, un grand siège de
commandement en métal noir occupait le centre de l’estrade. La première
action de Berek fut de le faire démonter et refondre en une série d’anneaux,
dont il offrit une partie à ses guerriers préférés et garda le reste pour
d’autres occasions. Les membres de sa Wolf Guard d’élite portaient les
leurs sous leur armure, en guise de torques ou de bracelets autour de leurs
biceps. C’était ainsi que naissaient les traditions. Servir au sein de ce cercle
restreint revenait à porter l’acier du jarl.
Il se tenait sur l’estrade de commandement quand Ragnar approcha. Berek
était seul, malgré la multitude de serviteurs, d’officiers et de serfs du
chapitre qui travaillaient autour de lui. Leur seigneur les surveillait
ostensiblement, même si en réalité ses pensées dérivaient vers le grand
occulus et le vide qu’il montrait au-delà. Effilé comme une lame, le
destroyer Baryonyx portait les couleurs du chapitre des Flesh Tearers et
attendait que les Loups statuent sur son sort. Près de lui flottait le Veregelt,
tout juste arrivé et gravement endommagé.
Berek grimaça. Il grimaçait souvent ces derniers temps.
— Tu as cassé mon navire, Blackmane, » lui envoya-t-il en guise
d’accueil.
— Je suis venu au rapport, mon jarl, » lui renvoya Blackmane avec
froideur.
— Je vois. Tu aurais dû te présenter devant moi avant tous les autres, tu le
sais. La prochaine fois qu’un homme sous tes ordres vient me trouver avant
toi, je pourrais en prendre ombrage. »
Le jeune Loup réprima un ricanement, ce qui n’échappa pas à Berek, car il
n’y parvint pas tout à fait. Ses lèvres gardèrent une petite courbure.
— J’imagine donc que Razortongue a couru te raconter ce qui s’est passé.
— Il a fait ce qu’on attend d’un barde, et également d’un Wolf Guard. Il
m’a raconté tes exploits auprès des Dark Angels, les plus nobles comme les
moins.
— Je m’en serais douté.
Berek le regarda de travers.
— Tu penses qu’il a menti ? »
Ragnar ne répondit rien.
« Si Razortongue et toi êtes incapables de vous conduire normalement l’un
envers l’autre, faites au moins en sorte de garder ça entre vous. Si je dois
intervenir, mon jugement ne sera en faveur d’aucun de vous deux, je peux te
l’assurer. »
Ragnar ne dit toujours rien.
« La honte du dernier jour n’est pas suffisante pour éclipser la gloire des
mois qui ont précédé, Blackmane. Je suis un peu déçu, c’est vrai, mais pas
dégoûté. En revanche, si tu avais perdu cette guerre en plus d’avoir insulté
les Dark Angels, les choses auraient été différentes.
— Je comprends, mon jarl.
— Et tu sais que tu dois honorer ce duel que tu as promis de livrer, d’une
manière ou d’une autre. Tu dois affronter ce Dark Angel… Sorael, c’est
ça ?
— C’est cela, mon jarl.
— Bien. Nos cousins calibanites vont oublier tes vilaines manières compte
tenu de l’embuscade, mais tu devras les satisfaire un jour ou l’autre.
— Oui, mon jarl.
— Oui, mon jarl ! » se moqua Berek en imitant le ton vide de Ragnar.
« Mon garçon, regarde dans quel état tu as mis le Veregelt. » Il montra du
menton les deux navires qui apparaissaient sur l’occulus. « Comme s’il n’y
avait pas assez de misère affichée sur mes écrans.
— Je suis navré d’avoir ajouté à tes soucis, jarl. »
Cela provoqua un léger gloussement, un bruit si sourd qu’il fut à peine
audible. La chevelure blonde de Berek était tressée en nattes qui entouraient
un visage taillé dans de la pierre. C’était une créature peu engageante, et la
voir sourire n’aidait pas.
— Ravale tes sarcasmes, mon garçon. L’affaire est sérieuse et ma patience
a des limites.
— Comme tu voudras, jarl. » Ragnar se tourna alors vers le Veregelt, et le
Baryonyx, non loin. « Et tu vas faire quoi du navire des Flesh Tearers ?
— Je n’ai pas encore décidé. Nous l’avons trouvé il y a une dizaine de
jours standards, après l’avoir traqué durant un mois. Les nouvelles du Croc
nous sont arrivées juste après. » Berek secoua la tête, les charmes noués
dans ses nattes claquèrent sur ses épaulières. Ses paroles suivantes furent
prononcées dans un grondement sourd. « Ils envoient le Tueur.
— Depuis le Monde-terre ? » Ragnar ne chercha même pas à dissimuler sa
surprise. Fenris était à un quart de la galaxie de là. Rejoindre leur flotte
prendrait des mois.
— Non. Le Tueur voyage avec la Grande Compagnie de Red Moon, elle
est engagée en bordure des Astres Pâles. Le jarl Gunnar a reçu l’ordre de
conduire le Tueur jusqu’à nous, puis de rentrer seul. » Le ton de Berek ne
cachait pas sa désapprobation. « Le Tueur restera avec nous pour nous…
conseiller.
— Quel… honneur, » répondit Ragnar.
— Voyez-vous cela ! C’est rare de te voir faire preuve d’autant de tact,
Blood Claw.
— À chaque jour suffit sa peine, sire. »
Mais Berek ne souriait plus.
— Je n’aime pas du tout cette affaire, Blackmane. Ni le fait de trouver
cette épave, ni l’arrivée du Tueur, et j’aime encore moins les couleurs que
porte ce navire. La tragédie d’Honour’s End s’est produite avant ta
naissance, petit frère, mais sache que nous avons vu la vraie nature des
Flesh Tearers ce jour-là. Je préférerais me fier à Razortongue lors d’une
partie de dés plutôt qu’à ces charognards assoiffés de sang. »
Ragnar était captivé. Entendre une telle confession de la part de Berek
Thunderfist était un événement auquel peu de ses frères avaient assisté. Le
jeune guerrier garda le silence et laissa continuer le Wolf Lord.
« On dit que les Vaisseaux Noirs de l’Inquisition n’ont visité le Monde-
terre qu’à une seule reprise en l’espace d’un siècle. Tu savais ça ? Les
chroniques du Croc ne font état que d’un seul inquisiteur ayant du sang
fenrissien dans toute l’histoire impériale. Un seul. Son nom était Jarlsdottyr.
Une femme. Elle a combattu aux côtés des Loups durant la Guerre de la
Honte, il y a cinq cents ans de cela. Auprès du Loup Suprême Grimnar, tu le
crois ? Elle a même croisé Fell-Handed. Je l’ai entendu moi-même parler
d’elle. »
Ragnar sentit son attention s’éveiller à la mention du tout premier Haut
Roi jarl, Bjorn Russbrother, surnommé Fell-Handed par ses frères et ses
pairs.
— Je n’ai jamais entendu parler de cette inquisitrice.
— Très peu en ont entendu parler, surtout dans ce dernier siècle. On ne
prononce son nom que comme une malédiction, les rares fois où on le fait.
La dernière fois qu’elle a été vue par des yeux loyalistes, elle combattait en
compagnie des Flesh Tearers. Tu vois ? » Berek cracha sur le pont, soit de
dégoût, soit par superstition, Ragnar n’aurait pu le dire. « Ce chapitre
maudit. Tout ce qu’ils touchent tourne mal. Chaque fois qu’on les croise, ça
se termine en trahison ou en bain de sang. »
Le jeune guerrier, toujours en âge d’être un Blood Claw malgré son
intégration à la Wolf Guard, connaissait assez son seigneur pour savoir qu’il
ne se livrait jamais ainsi. Surtout en face d’un individu qui s’était aussi
récemment déshonoré. Ragnar observa son jarl avec attention, ses mots
frisèrent dangereusement le manque de respect.
— Tu crains que ce vaisseau soit un autre mauvais présage, » avança-t-il.
Cela n’avait rien d’une question.
— Je ne crains rien, » répliqua Berek. En cet instant, Ragnar sentit une
contradiction. Il percevait la défiance de son seigneur, mais aussi que
quelque chose n’allait pas. Berek n’éprouvait pas la peur au sens que les
humains lui donnaient, peut-être, mais comme la plupart des Loups dans
l’année passée, la perspective de mauvais présages l’avait rendu hésitant et
mal à l’aise. Comme chaque fois que le ciel de Fenris devenait noir.
— Pardonne-moi, je n’ai pas utilisé les bons mots. »
Berek renifla.
— Encore ces sombres présages. C’est peut-être de la peur, hein ? Qui
d’entre nous la reconnaîtrait si c’en était vraiment ? »
Avant l’éclipse du soleil de Fenris, aucun Wolf Lord ne se serait exprimé
ainsi. Mais le doute s’était depuis insinué dans le sang du chapitre, et le
doute était une menace trop insidieuse pour être combattu. Les lanceurs de
runes et Ceux-qui-parlaient-aux-Esprits avaient contaminé le moindre
membre de la Grande Compagnie de l’Einherjar avec une noirceur qu’il
était impossible de bannir.
Son frère gardant le silence, Berek poursuivit.
« Chaque devin, chaman et prêtre du Croc nous dit de rester vigilants.
Alors, nous sommes vigilants, comme ils le demandent. Ils parlent du
Dernier Crépuscule et de l’arrivée du Temps du loup. Alors, nous écoutons
et tenons compte. Mais dis-moi, Blackmane, pourquoi nous devrions
forcément nous occuper de ce vaisseau. Pourquoi ne pas mettre les voiles et
le laisser pourrir dans le vide ? »
Le test était grossier, mais Ragnar saisit la rare opportunité de glisser
quelques conseils à son supérieur. Il répondit sans hésiter, d’une voix
dépourvue de la moindre moquerie.
— Les chapitres de deuxième ordre feraient cela, en effet, mais tu n’es pas
un lâche, Berek. Tu peux mépriser ce navire suspendu dans le vide, mais tu
as peur des ombres. Cette éclipse nous a promis les ténèbres et nous
prenons cela comme un avertissement, avec raison, mais les présages
devraient nous rendre attentifs, pas nous faire manquer de courage. »
Berek leva une fois de plus un sourcil. Des yeux de la couleur de la pierre
brûlée se posèrent sur le jeune guerrier, non sans une pointe d’amusement.
— De bien belles paroles. Si je ne te connaissais pas mieux, je dirais
même qu’elles recelaient une certaine leçon. N’est-ce pas, jeune Blood
Claw ? »
Ragnar savait quand parler et quand garder le silence. C’était une leçon
qu’il avait bien apprise.
« Retourne à ta mission, mon jeune frère. Entre la colère des Dark Angels
et l’état du Veregelt, tu as fort à faire. »
Mais Ragnar ne bougea pas, malgré le fait qu’il venait d’être congédié.
Berek le regarda de travers.
« Il y a autre chose, Blackmane ?
— Oui, sire. Tu ne m’as pas dit ce que nos équipes d’abordage avaient
trouvé dans le navire des Flesh Tearers. »
Le Wolf Lord hésita.
— La demande du Tueur est de ne pas toucher au vaisseau jusqu’à son
arrivée.
— Tu es en train de me dire que tu n’as encore envoyé aucune équipe en
dix jours, sire ? »
Berek ricana.
— Je te dis juste que mes hommes ont sécurisé le navire sans rien casser.
Tu peux en dire de même, toi ? »
Ragnar ignora l’ironie de la réplique de son jarl.
— Et si l’équipage se manifeste ? » demanda-t-il à la place.
— Aucun danger. Tout ce qui se trouve à bord est soit mort, soit en stase.
Une petite centaine de moines, en tout. Quatre-vingt-onze serviteurs du
chapitre sont en stase dans le secteur de l’enginarium. Presque quatre cents
esclaves dans l’un des ponts. Trois ateliers ont été entourés de champs de
stase, emprisonnant deux centaines de Servitors toujours fonctionnels.
Quarante et un humains blessés dans des bacs de survie de l’apothecarion,
tous semblant être des serfs entraînés au combat. Aucun membre du chœur
astropathique n’a survécu. Pas plus chez les Navigators. »
Ragnar comprit où il voulait en venir.
— Et les Flesh Tearers eux-mêmes ?
— Sept, » affirma Berek. « Ils sont sept. En stase, isolés de l’extérieur ;
pas seulement neutralisés. »
Ragnar réfléchit en se frottant une joue mal rasée.
« Dis-moi pourquoi tu veux y aller, » lui demanda le jarl en plissant à
nouveau les yeux.
— Pour me rendre compte par moi-même. La vertu de la connaissance de
l’ennemi, mon jarl. Ni plus, ni moins.
— Je vois. Bien, je n’ai aucune objection, mais tu prends Razortongue
avec toi.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Parce qu’il m’a fait la même requête. Et parce que je te demande de le
faire. Ça s’appelle un ordre, Blood Claw. Tu n’as pas oublié ce que ça veut
dire, n’est-ce pas ?
— Sire…
— Ça va. J’aurais pu te mettre aux arrêts pour ce que tu as fait, alors
n’essaye pas de discuter avec moi. »
Ragnar ne discuta pas. Son regard, cependant, en disait long.
« Tu as de la chance que je t’aime bien, » ajouta Berek. « Maintenant, hors
de ma vue.
VI
Les deux guerriers passèrent sous des arches de bronze corrodé et d’acier
crasseux. Ils progressaient dans les entrailles du vaisseau.
Pour les sens de Ragnar, tout le navire avait des relents de charogne
pourrie, une odeur de craie et de cannelle, à peine perceptible. Ils
arpentaient une sorte de mémorial, et l’odeur qui flottait ne pouvait être
récente. Les parois montraient de nombreux impacts et le sol était jonché de
douilles, ce qui laissait témoigner d’intenses combats. Les traces de tirs de
laser striaient les cloisons, sans doute aux endroits où l’équipage humain
avait lutté pour contenir l’envahisseur.
Il y avait également des corps dans chaque coursive et salle, parfois encore
en vie. Un Servitor à la chair rongée jusqu’aux os était appuyé contre une
cloison, entouré d’un cercle de rouille orangée. Sa main bionique bougeait
toujours, ses doigts ne cessaient de gratter le pont de métal en des gestes
étrangement organiques.
L’un des Flesh Tearers gisait plus loin dans une galerie, cloué à une paroi
par trois énormes lances plantées dans son torse. Les optiques de son casque
luisaient encore, signe que l’armure était encore active, ce qui fut confirmé
par le ronronnement du paquetage dorsal, lequel libérait parfois aussi
quelques étincelles.
Ragnar se crispa en voyant Nalfir se diriger vers le corps.
— Quoi ? » lui demanda le barde en sentant la tension qui habitait son
camarade.
— C’est un tombeau de l’Adeptus Astartes, » lui reprocha Ragnar. « Les
Flesh Tearers doivent avoir leurs propres rites pour honorer leurs morts. »
Nalfir ne répondit rien, en dehors d’un reniflement dédaigneux, puis il
tendit une main sous le casque et déverrouilla le gorgerin.
« Razortongue ! » l’avertit Ragnar. « Le Tueur lui-même veut qu’on ne
touche à rien ! Cela inclut les cadavres qu’on trouverait à bord. »
Il n’y eut pas de sifflement de décompression quand le barde souleva le
casque. Nalfir ne dit toujours rien. Ragnar s’approcha et posa une main sur
le bras de son frère.
« Il y a quelques jours, tu m’as fait la morale parce que je ne respectais pas
les rituels des Dark Angels. Quelle est la différence, là ?
— Ne sois pas naïf, Blackmane. Les rituels des Dark Angels sont
semblables aux nôtres. Les Flesh Tearers ne sont que des chiens, des traîtres
et des vermines, jusqu’au dernier d’entre eux. Enlève ta main de mon bras
avant que je ne le fasse moi-même. »
Ragnar retira sa main en ricanant, puis regarda le corps.
Les orbites vides du Flesh Tearer les regardaient, ses traits étaient
décomposés jusqu’à l’os. Seuls des lambeaux de chair maintenaient encore
le cou attaché au reste.
— Une bonne mort, » dit-il en montrant les trois lances plantées dans le
torse du mort. « Rude, mais bonne. »
Nalfir recula avec un petit rire, puis repartit le long du large couloir.
Ragnar adressa au guerrier mort un signe de tête respectueux, puis suivit
son frère.
Peu de temps après, ils tombèrent sur le premier cadavre ennemi. Un Iron
Warrior, la cuirasse ouverte à coups de lame et de bolt, il ne restait plus
grand-chose du corps à l’intérieur. Les dégâts aux os du cou et de la poitrine
racontaient une autre histoire, Ragnar comprit aussitôt.
« Ses glandes progénoïdes ont été prélevées. »
Il était rare de pouvoir examiner un renégat de la sorte, et il s’accroupit
près du corps du légionnaire, puis étudia l’armure brisée qui portait toujours
ses indescriptibles inscriptions runiques.
Il renifla, et même si le guerrier était mort depuis des siècles il perçut les
odeurs. Du lubrifiant distillé à partir du sang. Un sang aux relents acides et
de prométhium. Une odeur de forge. Une forge dont les foyers étaient
alimentés par les cris des martyrs qui y étaient jetés vivants.
Une centaine d’autres possibilités, chacune plus dérangeante que la
précédente. C’était l’odeur de la folie. Inconfortable sans aller jusqu’au
dégoût, addictive sans signe de douceur. La puanteur du Grand Œil et de ses
habitants corrompus.
Le casque argenté de l’Iron Warrior était tourné sur le côté et regardait le
long du sombre couloir, en direction du Flesh Tearer empalé. Le coup
mortel était évident : la détonation d’un bolt avait emporté la moitié du
casque, laissant un crâne brisé avec un énorme trou.
« Joli tir, » murmura Ragnar. Il tendit un doigt vers le trou, dans l’intention
de retourner le casque et en examiner l’autre face. Ce n’était pas un modèle
d’armure qu’il connaissait, même sans ces cornes ou cet ivoire bio-
métallique.
Ce fut au tour de Nalfir de l’avertir.
— Skitnah », lui dit le barde, utilisant le terme tribal pour sale. « Laisse-le,
Blackmane. »
Ragnar hésita, le doigt à quelques centimètres du casque. Il se redressa
dans un grincement d’armure et décida de suivre son frère au lieu d’engager
une inutile discussion de plus.
Leur premier arrêt ne fut pas la passerelle. Les errances de Nalfir les
conduisirent aux baraquements où, au sein d’un chapitre au maximum de
ses effectifs, plusieurs dizaines de space marines auraient pu être cantonnés
entre les missions.
Il n’y avait pas le moindre corps. La plupart des cellules étaient vides de
tout signe d’occupation, et Ragnar suspecta que même avant sa fin
désastreuse, le Baryonyx n’avait pas abrité un plein contingent de guerriers
de l’Adeptus Astartes.
Les deux Loups poursuivirent, salle après salle, jusqu’à en atteindre une
qui portait encore des preuves d’occupation par des êtres vivants. Ragnar
ressentit une certaine familiarité quand il entra et vit ce qui ne pouvait être
que des trophées choisis par un guerrier. Des armes brisées, d’origines
extraterrestres, étaient enchaînées sur les murs sombres ; un étendard
tellement usé qu’il n’en restait presque rien, son allégeance et ce qu’il
représentait totalement illisible ; des parchemins de citation et des
décorations honorifiques posés avec une attention révérencieuse sur des
étagères à l’aspect spartiate.
Sans y être invités, les Loups pénétrèrent dans le sanctuaire du guerrier
absent. Ragnar se dirigea vers le râtelier d’armes et fit courir un doigt le
long d’un bolter, un modèle Tigrus, sans fioriture, comme on en voyait
rarement dans les arsenaux des chapitres récents. Il compta sans même s’en
rendre compte le nombre respectable d’entailles le long du canon, puis alla
vers une tablette où avaient été déposés des souvenirs ramassés sur
différents champs de bataille. Il y avait, notamment :
Des dents d’une ancienne épée tronçonneuse, usées et ébréchées par le
coup qui les avait arrachées.
Un morceau de ces barbelés tranchants qui protègent souvent les tranchées
de la Garde Impériale, enroulé autour d’une grenade désamorcée.
Un pan d’armure chitineuse pris sur une créature extraterrestre
méconnaissable et sur lequel on avait maladroitement gravé La Folie de
Migar en bas gothique.
Ragnar n’avait aucune idée de l’histoire de ces objets, alors qu’ils
semblaient avoir eu tant de significations pour le guerrier qui avait choisi de
les conserver.
— Lykartan, » dit Nalfir depuis l’autre côté de la pièce. Il montra un
morceau de parchemin séché. « Le guerrier qui vivait ici, son nom était
Lykartan. »
Ragnar se détourna des souvenirs, il entendit les lourds bruissements de sa
propre armure. Il alla regarder quelques restes de papiers et y vit les
vestiges de croquis d’une cité fortifiée.
— Je ne sais pas si c’est bien de déranger ces reliques. J’ai l’impression de
violer une tombe.
— Tu crois que c’est ce que ressent Berek quand il entre dans la chambre
d’un guerrier disparu et qu’il doit décider de la manière de partager ses
armes et son armure ? Décider lesquelles de ses reliques doivent être
enterrées avec lui ou ramenées au Croc ? Que cela lui aille ou pas, il
s’acquitte de sa mission sans la moindre hésitation, Blackmane. »
Ragnar ne s’était jamais interrogé sur ce point et il ne put qu’admettre que
son camarade avait raison.
« Je sais », continua Nalfir, sans le juger. « Viens, mon frère. Allons voir si
ce Lykartan est l’un des survivants. »
Les machines de stase semblaient intactes. Ragnar admira leur architecture,
chaque pylône avait été taillé dans du verre volcanique dans la forme d’un
lézard crétacien, puis rangé dans des niches contre les murs d’acier rouillés.
Plus qu’un assemblage d’appareils à qui on avait confié une mission sacrée,
ces machineries ressemblaient à la réincarnation de la vie d’un monde
sauvage. Chaque carnosaure d’obsidienne faisait plusieurs fois la taille d’un
homme, à moitié dissimulé dans ces immenses renfoncements. Les
innombrables câbles constituaient comme un réseau sanguin pour ces bêtes,
tout juste visibles sous la peau de verre noir.
Ragnar avait eu la chance d’arpenter un vaisseau des Blood Angels et de
voir certaines des merveilles artistiques à son bord, façonnées par les mains
des Techmarines du chapitre. Là, à bord du Baryonyx, le familier se
mélangeait à l’inhabituel : l’art des fils de Sanguinius accouplé à la
sauvagerie sans compromis des Flesh Tearers.
Des bacs individuels étaient alignés le long des parois, rangés pour faire
penser aux griffes d’un immense lézard. Les occupants semblaient donc
dormir dans les griffes de monstrueux reptiles.
Il fit quelques pas entre eux. La plus grande partie de la salle était
constituée de sortes de stalagmites de machineries grises qui montaient vers
leur pendant sous le plafond. Leur fonctionnement dépassait les
connaissances arcaniques de Ragnar, mais il semblait logique qu’elles
soient reliées à une source d’énergie secondaire du vaisseau, puisque les
réacteurs à plasma du navire étaient presque morts. Tout ce qui se trouvait
là était alimenté par un générateur auxiliaire, et avait survécu ainsi depuis
une éternité.
L’endroit semblait hanté, d’une certaine manière. Pas par des échos de
voix ou des mouvements en périphérie du champ de vision, mais à la
manière d’une très, très ancienne pièce qui aurait été imprégnée des vies de
ceux qui l’avaient occupée. C’était un lieu de mémoire, pas un sanctuaire,
ni une tombe.
Ragnar marcha vers les bacs de stase. La plupart étaient vides, plusieurs
étaient ébréchés ou endommagés d’une manière ou d’une autre. Des
impacts de bolts et des brûlures de lasers étaient visibles sur un certain
nombre, de même que sur les parois ou le sol. Les combats avaient fait rage
même en ce lieu avant que les Flesh Tearers ne se désengagent des Iron
Warriors et prennent la fuite dans le Warp.
Sept, avait dit le jarl. Sept d’entre eux sont en stase.
Et c’était le cas. Sept Flesh Tearers dormaient, maintenus à l’écart du
temps dans leurs bacs de stase, chacun d’eux le visage découvert. Leurs
traits pâles trahissaient cependant une indicible fureur et laissaient entrevoir
leurs incisives par leurs bouches entrouvertes en un éternel ricanement.
Ragnar trouva cela étrange de voir des visages d’une telle perfection
traversés de cicatrices et tordus par les tourments. Les Blood Angels et leurs
successeurs étaient considérés par beaucoup comme l’incarnation même de
la beauté. Mais il y avait l’exception des Flesh Tearers, hideux dans leur
sérénité.
— Ils ne ressemblent pas à ce à quoi je m’attendais ! » lança-t-il à
Razortongue par le vox. En réalité, il ne s’était attendu à rien en particulier.
Ou peut-être à une défiance. Cette colère sombre et angélique visible sur
leurs traits, mais pas cette agonie fière et misérable à la fois.
Nalfir ne répondit pas. Le Blood Claw s’en moquait, un autre détail attira
son regard. Chacun des trois derniers Flesh Tearers avait des parchemins
posés sur son armure, déchirés en fines bandelettes et arrangés en croix
emblématiques, comme des bandages symboliques.
Ragnar alla vers le panneau de contrôle du bac le plus proche et observa
les indications. Au sol, le cadavre d’un techno-adepte, réduit à ses seuls
ossements et quelques pans de tissus desséchés, le regardait de ses yeux
vides. Il l’ignora et chercha des indications sur l’occupant du bac.
Aucun nom n’était visible parmi les quelques lettres runiques qui ne
ressemblaient que vaguement à du gothique. Ce que put lire Ragnar n’avait
pour lui aucune signification. Un symbole clignotait pourtant plus fort que
les autres, sans doute une alarme. Deux lignes rouges, un X d’alerte, qui ne
cessait de clignoter.
« Razortongue ? » appela-t-il à nouveau. « J’ai trouvé quelque chose. »
Toujours pas de réponse de la part de Nalfir. Ragnar regarda rapidement
autour de lui, l’endroit ressemblait plus à une caverne de métal noir. Mais il
n’y avait aucun signe du barde. Il écouta le ronronnement laborieux produit
par l’antique machinerie, cherchant à y déceler celui de l’armure de son
frère, mais le bruit ambiant était trop fort. Il ne perçut non plus aucune
odeur en dehors de celle de vieille décomposition et un reste de senteur
cuivrée de sang séché.
Aussi fins que fussent les sens de n’importe quel Loup, ils étaient en ce
lieu saturés d’informations. Ragnar sentit ses cheveux se dresser sur sa
nuque. Il tira doucement Croc de Givre de son fourreau.
L’attaque qui aurait dû le frapper par-derrière ne fit qu’effleurer son
armure quand il se jeta de côté. Son instinct avait pris le dessus, le Blood
Claw glissa sur le sol et se remit sur ses pieds dans un grincement de
jointures. Les dents de Croc de Givre rugirent en mordant dans l’air glacé
de la salle.
Il se retrouva face à un Flesh Tearer. Le guerrier était voûté, transpirant
malgré le froid, la peau trop pâle de son visage traversée de cicatrices. Il
montra ses crocs au Loup, une lumière de folie dans les yeux. Des
éprouvettes craquelées battaient sur son armure, là où elles y étaient fixées.
Des parchemins honorifiques placés sur la céramite ne parvenaient pas à
masquer totalement ces croix rouge vif qui ressemblaient bien à des
blessures sur l’armure.
— Traître ! » cria l’ange déchu.
— Attends… » l’avertit Ragnar en levant sa lame. « Je suis Ragnar,
surnommé Blackm…
— Traître ! »
Le guerrier se jeta sur lui, mais Ragnar était prêt, cette fois-ci. Il encaissa
la charge, épaule contre épaule, la céramite crissa contre la céramite, et
bloqua l’élan de l’autre guerrier.
— Attends ! » siffla-t-il à nouveau en saisissant l’autre aux poignets. Tous
deux cherchèrent à jeter l’adversaire au sol. « Attends… maudit ! »
— Sale traître ! » lui répondit le guerrier, sans montrer qu’il comprenait ce
que Ragnar tentait de lui dire. Les pupilles du Flesh Tearer étaient dilatées,
vides de toute raison.
Ragnar sentit ses bottes glisser sur le sol en métal. La puissance
musculaire du Flesh Tearer était impressionnante, bien au-delà de celle de
tout frère de bataille contre lequel il avait eu à lutter jusque-là. Il poussa
plus fort encore, son visage s’approcha à quelques centimètres de celui
ravagé de son adversaire, et il fut repoussé encore d’un mètre. Son épée ne
lui était d’aucune utilité dans ce corps à corps, il dut même la lâcher pour
empêcher le Flesh Tearer de lui arracher les yeux.
— Je commence à me dire que j’aurais dû te tuer, » grogna-t-il entre ses
dents.
— Traître ! » lui répondit juste l’autre.
Ragnar se trouva plaqué contre une cloison, qui commença même à plier
sous la contrainte. Le Flesh Tearer poussa plus fort encore et parvint à poser
une main sur son visage. La pression était colossale et les doigts se
refermèrent avec la puissance de pinces mécaniques. Sous la douleur,
Ragnar entendit craquer son propre crâne. Ses os menaçaient de céder.
Il faillit cracher un jet de salive corrosive contre la paume qui lui couvrait
la bouche, mais il n’aurait fait que s’étouffer dans les vapeurs de céramite
brûlée. Et d’ailleurs, l’acide mettrait trop de temps à ronger le gantelet, et il
serait mort bien avant qu’il n’atteigne la chair en dessous.
Ragnar s’appuya contre la cloison et trouva assez d’espace pour envoyer
un coup de pied dans le genou du Flesh Tearer. Le guerrier dément réagit à
peine. Quand il frappa à nouveau, il laissa sa botte contre le joint de
l’armure de son adversaire et appuya de toutes les forces qu’il put trouver. Il
lui suffisait d’une seconde pour déséquilibrer le Flesh Tearer.
Quelque chose craqua sous sa pommette, puis il sentit un liquide couler et
sa vision commença à s’obscurcir.
Il rugit et donna un nouveau coup de botte, encore plus violent que les
premiers. Le Flesh Tearer tituba le temps d’un battement de cil, mais ce fut
assez pour lui faire lâcher prise. La douloureuse pression se relâcha, bref
soulagement, le Loup en profita pour envoyer son poing dans l’œil de son
adversaire, faisant éclater l’orbite et projetant la tête de côté. Il parvint d’un
tour de hanches à le jeter au sol, à l’aide d’une prise qui aurait abattu un
Thunderwolf. L’autre guerrier se retrouva sous lui et il le bombarda de
coups.
Toute idée de pitié s’était envolée, il se mit à frapper le visage d’ange,
brisa les os sous une pluie de coups de poing. Le sang génétiquement
enrichi l’aspergea et rendit sa prise glissante, mais il continua de marteler
autant qu’il le put.
Cela lui parut impossible, mais son adversaire parvint à rugir et à le
repousser violemment, il se trouva même renvoyé en l’air, pour atterrir
accroupi sur un autre bac de stase. L’impact de ses bottes fit courir des
fissures sur le capot de verre renforcé.
« Traître ! » lui cria le guerrier. Son visage était en sang, l’un de ses yeux
était sorti de son orbite et pendait au bout de filaments de chair. Il s’était
même entaillé sa propre langue de ses griffes. Il était fou… sans être
pourtant totalement dément. Si la raison était absente de son regard, il y
restait du sentiment. « Traître ! »
Ragnar sauta au bas de son perchoir improvisé, le Flesh Tearer se jeta à
nouveau sur lui, les mains tendues en avant. Ragnar le reçut d’un coup de
coude en avant, dirigé sur la partie plus fragile du gorgerin. Il sentit les os et
la plaque plier en même temps, mais la force du Flesh Tearer et son élan lui
permirent de projeter le Loup à plusieurs pas de là, au sol.
Ils continuèrent de se donner des coups de poings, de griffes, de bottes, et
même de tête. Le sang dégoulinait du visage brisé de l’ange et venait
asperger la grimace de Ragnar. Le fluide avait un vague goût de substance
pétrochimique, et il vit dans son esprit se succéder de brèves images et
souvenirs qui n’étaient pas les siens. Les écailles d’une énorme bête, qui
brillaient dans la nuit. Un interminable mur crénelé sous un ciel en feu. Un
demi-dieu ailé brandissant une épée entourée de flammes. La saveur acide
d’une sueur corrompue. Des flammes lui brûlèrent les poumons. La douleur
lui traversa le corps, véhiculée par chacun de ses nerfs.
Il parvint à se libérer et à placer une botte contre la poitrine du Flesh
Tearer, puis à le projeter de côté. Cherchant son souffle, la chance lui sourit
quand sa main trouva la poignée de son épée.
Ragnar leva son arme devant lui quand le Flesh Tearer revint à la charge.
L’impact expulsa l’air de ses poumons et le plaqua au sol. Croc de Givre
était prise entre eux deux, mais il n’était pas parvenu à porter le coup de
grâce.
« Traître ! » lui hurla à nouveau l’ange au visage tailladé, postillonnant
salive et sang. Ragnar leva un peu plus la lame et fit en sorte de la garder
entre eux deux. Les dents de kraken creusèrent des entailles dans la cuirasse
noire.
Il ne pouvait atteindre la commande. Il faillit lâcher à nouveau son arme
quand les mains du guerrier se refermèrent sur son cou et firent craquer les
tendons mécaniques de son gorgerin. Même respirer devint alors une lutte.
Le peu d’air qu’il parvenait à faire entrer dans ses poumons avait le goût
des souvenirs déments du Flesh Tearer.
Il ne pouvait toujours pas activer sa lame. Sa vision s’obscurcit, il parvint
dans un ultime effort à monter son arme contre le visage torturé et à
appuyer de toutes ses dernières forces.
« Traî… »
Ragnar trancha à l’aide de la lame même désactivée, les dents
monomoléculaires de kraken déchirèrent la peau, les muscles et les os.
L’œil qui pendait déjà fut arraché, Ragnar se trouva aspergé par un véritable
torrent mêlé de fragments d’os. Il enfonça plus profondément, donna des
coups autant que lui permit le faible espace entre son adversaire et lui, et
parvint à atteindre la matière grise.
La prise du Flesh Tearer se relâcha. Ragnar saisit sa chance pour le rejeter
de côté et se remit maladroitement debout, s’essuyant d’une main le sang
devant ses yeux.
Il entendit un tir de bolter. Juste un. Sa vision lui revint pour découvrir le
corps du Flesh Tearer immobile, enfin. La tête avait littéralement explosé.
Nalfir se tenait au-dessus du corps, le canon de son arme fumait au contact
de l’air glacé. Ragnar pointa Croc de Givre dans sa direction, l’antique lame
était trempée du sang du Flesh Tearer.
— Au nom du Père-de-Tout, où étais-tu passé ?
— Dans l’antichambre, » répondit le barde avec un léger sourire. « Tu ne
me remercies pas de t’avoir sauvé la vie ?
— Quoi ? Faux frère ! Je devrais te tuer !
— Oh, très bien ! J’admets que tu as tué cette pauvre créature à toi seul,
Blackmane. Mais ça n’est tout de même pas une façon de montrer sa
gratitude.
— C’est toi qui as fait tout ça, » accusa Ragnar en baissant son épée vers
le cadavre. « Tu croyais que j’allais avaler le fait qu’un bac de stase, comme
par magie, tombe en panne alors que je venais juste de passer devant ? C’est
toi qui as fomenté tout ça, Razortongue !
— C’est une accusation grave, mon frère. » Nalfir semblait aussi calme et
serein qu’à son habitude. « Tu devrais faire part au jarl de tes soupçons.
Peut-être t’accordera-t-il une confrontation. Et une fois mon innocence
reconnue, car tu n’as aucune preuve, bien entendu… tu n’auras plus qu’à
baiser mes bottes devant la Grande Compagnie tout entière et implorer mon
pardon. »
Ragnar hurla sa rage, ce qui ne fit qu’encourager le sourire de Nalfir.
« Calme-toi, allons, Blackmane. Regarde où ça t’a conduit avec les Dark
Angels.
— Je ne vais rien dire de tout ça au jarl, » gronda enfin Ragnar. « Je suis
assez grand pour régler mes comptes moi-même. Mais je t’ai à l’œil… mon
frère.
— Comme tu veux. » Nalfir abaissa enfin son bolter. « Nous étions censés
ne toucher à rien. Regarde le chantier que tu as mis. »
VII
Une semaine plus tard, huit âmes furent rassemblées. Sept étaient des
guerriers en armure d’un gris semblable aux orages d’été, l’un portait le
noir de la nuit profonde. Ils se rencontrèrent dans la salle du conseil de
Berek, dans laquelle il n’y avait aucun siège, tout comme il n’y avait pas de
trône de commandement sur la passerelle du Holmgang. Tous étaient
supposés se tenir debout en présence de leur seigneur. Tous à égalité, à
l’exception d’un seul. La dernière silhouette, arborant un noir sacré, ne dit
rien aux autres, pas même pour les saluer. Il les regarda, attentif, patient.
Entrer dans la salle du conseil revenait à pénétrer dans le musée personnel
du jarl. Les bannières et les trésors de la Grande Compagnie étaient répartis
ailleurs dans le Holmgang et présentés avec toute la fierté qu’ils méritaient.
Là, les parois sombres étaient décorées des trophées personnels de Berek :
les étendards de seigneurs ennemis vaincus et tout un tas de reliques plus ou
moins brisées arrachées à des mains mortes d’extraterrestres. Tout avait été
purifié par les prêtres du chapitre avant d’être exposé.
Cela pouvait être interprété comme de la modestie, et ses hommes le
savaient, mais Berek conservait ses propres trophées à l’écart des yeux de la
Grande Compagnie. Malgré son apparence bourrue, Berek le Manchot,
surnommé Thunderfist par ses pairs et frères, était doué d’un grand sens du
commandement. Il décidait de parer ses guerriers d’élite de sa propre
marque, car il s’agissait de ceux à qui la tradition et les lois permettaient de
le défier. Sa Wolf Guard comptait des guerriers à qui il devait sans cesse
rappeler ses prouesses, et la honte les attendait s’ils perdaient un défi.
Les guerriers gardaient le silence autour de la table centrale. Sa surface
était une réplique en granite de l’annulus du chapitre, montrant les
différents blasons des jarls au commandement des douze Grandes
Compagnies. Chaque blason était gravé dans la pierre et présentait un loup,
tous crocs dehors, conformément à la fierté fenrissienne.
Berek déclara le conseil ouvert en posant bruyamment sa hache sur le
blason représentant le Loup-qui-Marche-
entre-les-Étoiles.
— Frères, nous sommes réunis ici pour décider du sort de ce vaisseau des
Flesh Tearers qui dérive, là, dans le vide. Qui parmi vous désire prendre la
parole ? »
Tous les regards se tournèrent vers la silhouette en noir, mais s’en
détournèrent lorsqu’elle ne réagit absolument pas. Trois des Wolf Guards
portèrent la main à leur cou pour sortir leur torque d’acier et le poser devant
eux sur la table, indiquant qu’ils désiraient parler. Ragnar fut parmi eux. Les
blessures de son visage avaient été soignées, mais son œil était toujours
enflé et la peau sur sa pommette fracturée était rougie.
« Greylock, » invita Berek au premier d’entre eux. « Ton jarl écoute. »
Uller, surnommé Greylock par ses pairs et frères, était une véritable
montagne de muscles. Il devait son surnom aux mèches grisonnantes sur
l’une de ses tempes, restes d’un coup de hache qui lui avait à moitié ouvert
le crâne durant sa jeunesse au sein de sa tribu. Il s’exprima sur le sort du
vaisseau capturé par deux simples mots.
— Brûle-le.
— Une solution simple, » admit Berek.
Le talisman en queue de loup pendu à sa ceinture se balança quand il fit
peser son poids sur son autre jambe.
— Brûle-le, » répéta-t-il. « Dans l’abysse, avec les Flesh Tearers. Le peu
de noblesse qu’ils ont possédée un jour n’existe plus, leurs instincts sont
empoisonnés. Blackmane a pu le vérifier par lui-même, la première réaction
de celui à peine sorti de stase fut de se jeter sur lui et il a bien fait de
liquider ce corniaud. Brûlons ce navire et mettons un terme à ce débat.
Nous avons des guerres à mener, mon jarl, et il doit s’en livrer alors même
que nous sommes là à discuter. Les Flesh Tearers pensent déjà que leur
vaisseau est perdu corps et biens. Rien ne leur manque qui n’ait déjà été
perdu. »
Plusieurs autres claquèrent des doigts sur la table pour signifier leur
approbation. Greylock ramassa son torque et le referma autour de son cou.
Berek hocha la tête, puis reprit la parole.
— La position de Greylock est donc de brûler ce navire et d’en finir une
bonne fois pour toutes avec lui. Razortongue, c’est à toi, ton jarl écoute. »
Hormis Ragnar, le barde était le plus jeune présent, et tous perçurent la
chaleur de son sang dans ses paroles.
— Nous ramenons le Baryonyx au Croc. »
Le silence s’abattit sur l’assemblée. Nalfir s’expliqua.
« Nous demandons à l’Iron Priest de remettre en état assez de fonctions
pour atteindre Fenris, et une fois qu’il sera à quai, amarré aux hautes plates-
formes du Croc, il sera purifié, réparé et réarmé. En moins d’un an, il sera
prêt à commencer une nouvelle vie au service du chapitre. »
Pas la moindre main ne vint frapper la pierre.
— Nous ne sommes pas des flibustiers, barde, » dit Berek.
— En effet, » admit le barde. « Nous sommes juste victorieux.
— Alors, pourquoi proposes-tu que nous volions ce qui ne nous appartient
pas ?
— Je dirais plutôt que c’est une prise de guerre, mon jarl. Ou une sorte de
trophée, si tu préfères. »
Berek afficha un petit sourire.
— Tu joues avec les mots.
— Ne suis-je pas un skjald ? Jouer avec les mots est ma fonction. »
Ragnar ne put garder le silence plus longtemps.
— Toi qui as invoqué l’honneur pour m’inciter à ce duel avec le Dark
Angel, tu voudrais maintenant que nous volions le navire d’un autre
chapitre ? »
Nalfir ne fut en rien déstabilisé, mais au contraire plutôt amusé.
— Les Dark Angels sont nos plus anciens rivaux, et notre lignée remonte
aussi loin que la fondation de l’Imperium. Ce sont des fous, tous autant
qu’ils sont, mais je les respecte. Ils sont loyaux au trône du Père-de-Tout.
Les Flesh Tearers ne sont qu’un ramassis de mutants, en comparaison, des
cannibales qui boivent le sang de victimes innocentes. Celui que tu as
combattu ne t’a-t-il pas accusé de forfaiture ? Traître, il t’a appelé. Ils nous
haïssent, jusqu’au plus profond de nos âmes.
— J’ai entendu vos paroles, » leur assura Berek à tous les deux. « Mais un
vol est un vol. Ça n’est pas digne de nous.
— Mon jarl, » insista Nalfir. « Je sais que tu as perçu la sagesse sous mes
mots. Je sais que vous l’avez tous perçue. Peut-être cela va-t-il à l’encontre
de nos traditions, c’est vrai, je vous le concéderai sans combattre. Mais si
nous ramenons le navire au Croc, nous ne faisons que revendiquer le droit
traditionnel au pillage. L’un de vous peut-il assurer qu’il serait sage de se
priver d’une telle récompense ? Même une simple frégate ajoutée à notre
armada… »
Il laissa la suite en suspens, et même si ses paroles étaient peu honorables,
elles avaient un indéniable fond de vérité. Le côté pratique luttait contre
l’orgueil dans plusieurs regards. Même une malheureuse frégate
représentait un ajout non négligeable à la flotte du chapitre, sans oublier au
prestige personnel d’un jarl. Timidement, des mains virent claquer sur la
pierre.
« Surtout après que la maladresse de Blackmane aux commandes du
Veregelt a mis ce fier navire dans cet état, » se permit-il alors d’ajouter.
Blackmane montra les crocs.
— Si je n’avais agi comme je l’ai fait, le Veregelt serait à l’heure actuelle
aux mains des traîtres, et un tiers de la grande Compagnie n’existerait
plus. »
Le sourire de Nalfir se voulut conciliant.
— Oui, nous avons tous conscience de la manière dont tu t’es couvert de
gloire dans cette campagne, mon frère. Le fait reste que la compagnie serait
bien avisée de s’attacher les services d’un autre vaisseau. Ça n’est pas un
vol, mes frères, plutôt la providence. »
Tous perçurent l’indécision dans le regard de Berek. L’ambition brûlait
sous l’honneur.
— Il y a une certaine sagesse dans tes paroles, barde… »
Le poing de Ragnar vint frapper la table, juste une fois. Le bruit attira tous
les regards sur lui.
— Mon torque est toujours sur la pierre. »
Berek grogna, mais ne pouvait que s’incliner.
— Parle, Blackmane. Ton jarl écoute. »
Les yeux bleus de Ragnar glissèrent, comme une lame retirée du corps
d’une victime, de Nalfir vers les autres.
— Nous parlons ni plus ni moins d’un acte de trahison à l’encontre d’un
autre chapitre. »
Nalfir rit.
— Parfois, tu sais trouver les mots justes pour parler de toi, hein ?
— Encore un seul mot… » lui rétorqua Ragnar d’un ton aussi glacé que
cette terre sur laquelle il avait grandi. « Même un soupir, mon frère, et tu le
regretteras. »
Contre toute attente, le barde ne répondit rien, se contentant d’afficher un
sourire.
« Je sais que je ne suis pas irréprochable dans cette affaire, » reprit Ragnar.
« Mais ce que vous proposez, vous deux, est indigne de nous. Toi,
Greylock, tu nous proposes tout bonnement de nous débarrasser d’un
problème en détruisant une machine sacrée en plein vide, là où personne ne
nous verra le faire. Et toi, Razortongue, tu es prêt à sacrifier notre honneur
au nom du pragmatisme. Moi, au moins, je ressens de la honte pour mes
échecs en bordure du Maelström.
— Que suggères-tu donc, Blackmane ? » lui demanda le jarl.
Le Blood Claw regarda ses frères à tour de rôle.
— Parle-moi de Honour’s End, » dit-il. « Je vais écouter toute l’histoire
avant de juger de quel côté je me range. »
Berek poussa un grognement de déplaisir.
— J’étais lame contre lame contre les anges fous, ce jour-là. J’en ai tué un
moi-même. Il avait encore le sang d’habitants des ruches sur ses dents. Le
sang d’innocents, Blackmane. Tout ce que tu as lu dans les archives est vrai.
Les Flesh Tearers portent cette folie en eux, et en ce jour, nous l’avons tous
vue. Je doute qu’un seul d’entre eux ait toujours le Père-de-Tout dans son
cœur à l’heure actuelle. Pas vraiment. Leur souche génétique est
corrompue. Elle envoie un venin dans leur sang. Tu veux savoir au sujet de
Honour’s End ? C’est inutile, Blood Claw. Tu l’as vu toi-même quand tu en
as eu un en face de toi à bord du Baryonyx, et il a bien failli te tuer. C’était
exactement la même chose, mais à l’échelle d’une cité entière.
— Le dysfonctionnement d’un bac de stase ne saurait être comparé à une
guerre, mon jarl. Parle-moi de la bataille elle-même.
— Qu’y a-t-il à savoir en dehors de ce que disent les archives ? Voudrais-
tu que je convoque un Rune Priest ici même pour que tu revives tout cela,
comme un louveteau devant un feu de camp ? Les Flesh Tearers se sont
jetés sur une ruche entière et ont massacré des milliers de civils désarmés.
Dans leur rage aveugle, ils étaient incapables de différencier les amis des
ennemis. Nous nous sommes interposés pour défendre les civils. Voilà le
début et la fin de cette histoire. »
Ragnar avait appris tout cela, non seulement en lisant les archives, mais en
consultant les enregistrements vidéo des caméras intégrées aux casques. La
plupart de ces images avaient été prises par des Long Fangs, bien en arrière
de l’action, alors qu’ils tournaient leurs armes en direction des combats en
dessous d’eux.
— Ce que j’ai vu dans les archives n’est pas concluant, mes frères.
D’autres pourraient même trouver cela suspicieux. » Le silence s’installa
lorsque Ragnar se tut. Ce fut la silhouette en noir qui le brisa.
— J’étais là. »
Tous se retournèrent vers le guerrier en cuirasse noire, le vieux Wolf Priest
ne croisa aucun de leurs regards, il se contenta de fixer l’annulus sur la
table, comme si la pierre elle-même pouvait lui rendre ses souvenirs. Ses
traits auraient pu être sculptés dans une pierre sombre tant son expression
était fermée.
« J’étais là le jour où nous avons tiré nos lames contre nos cousins, pour
les punir de cette boucherie dont ils s’étaient rendus coupables envers des
innocents. J’étais là et je prétends que le témoignage direct d’un frère vaut
mieux que ce que disent les archives.
— Parle donc, vieux père, » l’exhorta Ragnar. Ulrik ne montra pas si
l’usage du terme fenrissien pour désigner le mâle le plus ancien d’une tribu
l’offensait ou pas. Peut-être l’avait-il entendu tant de fois de la bouche de
Loups de toutes les Grandes Compagnies.
— Je suis Ulrik, surnommé le Tueur par mes pairs et mes frères, car j’ai
abreuvé la terre de cinq cents mondes du sang des ennemis du Père-de-Tout.
Nous avons nourri les corbeaux, ce jour-là, de même que les Flesh Tearers.
Des guerriers des deux chapitres sont tombés en si grand nombre que leurs
armures masquaient la terre. Le sang des morts détrempait le sol sous nos
bottes.
— Mais nous avons vaincu ! » intervint Nalfir d’un ton enlevé.
La réponse d’Ulrik fut glaciale.
— Des guerriers qui n’étaient même pas nés à cette époque voient
maintenant les bannières et les trophées que nous prîmes dans des mains
rouges et sans vie, et ils parlent d’une grande victoire. Je dis que nous avons
échoué, ce jour-là. Nous avons trahi notre devoir. L’ombre d’Honour’s End
pèse sur l’âme de chaque Loup qui y a combattu. La honte de ne pas avoir
arrêté les fils de l’Ange plus tôt, et le regret de ne pas les avoir éliminés de
la galaxie, comme la boue sous nos bottes. »
Le regard d’Ulrik s’assombrit. Sa voix prit les intonations d’un roi antique
et son expression devint celle d’un bourreau sans scrupule.
« Je ne tire nulle fierté de ce jour où les Flesh Tearers se déshonorèrent. Il
est peut-être justifié de reconnaître que tu connais mieux que quiconque le
cœur de l’Imperium. Nous avons livré les guerres du Père-de-Tout, mais tu
es capable de plonger dans l’âme même de Son empire. Tu sais que nul
chapitre ne serait jamais damné pour avoir tourné ses lames sur d’innocents
citoyens impériaux. Nous pourrions les haïr pour cela, mais nous ne les
damnerions pas pour autant. La violence dont ils ont fait preuve à notre
égard ne suffit pas pour cela, car des chapitres partent en guerre les uns
contre les autres à la moindre provocation. Ce n’est pas non plus le simple
fait qu’ils s’en soient pris à une population désarmée. Leur folie sanguinaire
dépasse de tels actes, pourtant très graves. Si on se fie uniquement aux
archives du chapitre, alors on apprendra qu’une bataille a été livrée
simplement pour venger le sang d’innocents. Une guerre conduite au nom
de citoyens impériaux. Mais quelle chronique dira la vérité ?
— Eh bien… » commença Nalfir, avant d’être réduit au silence par un
petit ricanement de la part d’Ulrik.
— Voici la vérité au sujet d’Honour’s End, » reprit le Tueur avec une
froide lueur dans les yeux. « Quand nous nous sommes jetés sur eux, emplis
de colère et d’indignation, quand nous avons voulu les punir pour ce qu’ils
avaient fait, moins d’une douzaine de guerriers sont tombés des deux côtés.
Puis ça n’alla pas plus loin. Les deux chapitres étaient blessés, mais le Haut
Roi Grimnar et Seth, le seigneur de l’ost des Dents de Scie, nous
rappelèrent alors que nous étions au seuil de la ruine. L’escarmouche
s’acheva avant qu’elle ne tourne à la bataille rangée. »
Ragnar fut captivé par la vision de ce vieux guerrier en confession.
— Les archives indiquent la mort de cent soixante-trois Loups, » intervint-
il. « Tués en une seule bataille. Et tu parles d’une escarmouche. Les pertes
moyennes sur une décennie sont de deux cents. C’est quand même
beaucoup pour une escarmouche, Tueur.
— Et les archives sont correctes, jeune Blackmane. C’est cette tragédie qui
se joue, ici. La raison pour laquelle les Flesh Tearers sont réellement
damnés. L’escarmouche fut terminée par la raison qui prit le dessus sur la
folie. Quand les deux camps furent enfin calmés par les ordres de leurs
seigneurs respectifs, un cessez-le-feu aurait dû être observé jusqu’au repli
des deux chapitres, mais ce ne fut pas le cas. Les Flesh Tearers proposèrent
de nous rendre nos morts pour que nous puissions récupérer leurs glandes
progénoïdes, en retour, ils demandèrent que nous rendions les leurs à leurs
prêtres rouges. »
— Et, par le Père-de-Tout, vous avez refusé, » souffla Ragnar.
Ulrik hocha la tête. Il revivait à l’évidence cette funeste journée.
— Nous avons refusé. »
Même Nalfir, trop jeune pour avoir combattu alors, regarda le Wolf Priest
en silence. Ragnar jura entre ses dents, n’en croyant pas ses oreilles.
— Et ensuite ? » demanda-t-il.
— Ils nous ont attaqués. C’est là qu’a débuté la vraie bataille, à cause
d’une demi-douzaine de corps. Ils n’ont pas voulu que nous examinions
leurs morts. Tu comprends ? Ils ont dû craindre ce que nous aurions
découvert dans leur sang. Quelle que soit la corruption qui est en eux, elle
leur enlève toute raison au combat. C’est un secret qu’ils veulent garder à
tout prix. Si tu avais accès aux archives de l’Adeptus Mechanicus,
j’imagine que tu y trouverais des preuves que les prélèvements réguliers de
glandes progénoïdes n’ont pas été faits durant les siècles récents et qu’ils ne
leur ont pas été envoyés. Ils cachent quelque chose. Une dégénérescence
génétique, un cancer spirituel… C’est difficile à dire. Si nous étions un
chapitre écouté par l’Inquisition et l’Adeptus Terra, nous pourrions
témoigner et faire en sorte que les Flesh Tearers soient déclarés
Excomunicate Traitoris.
— Mais nous avons déjà nos propres ennemis, » ajouta Berek dans un
grognement. « Nous ne cirons pas les bottes de ceux qui prétendent parler
au nom du Père-de-Tout, pas plus que nous ne pleurnichons pour réclamer
leur aide.
— Comme tu dis, jarl Thunderfist, » approuva Ulrik, d’un ton toujours
aussi égal.
— Mais… » commença Ragnar.
— Mais ? » répéta Berek sans comprendre la raison d’être de cette
objection. « Tu n’étais pas à Honour’s End, mais tu as croisé le fer avec l’un
d’entre eux il y a à peine quelques jours de cela. Ce ne sont que des
créatures enragées. Tu serais mort si tu avais voulu l’épargner. Ce chapitre
est définitivement irrécupérable, Blackmane.
— Nulle rédemption ne pourrait racheter leurs actes, sire, mais nous avons
brisé la plus sacrée des traditions à Honour’s End. En refusant de leur
rendre leurs morts, il était inévitable qu’ils nous attaquent, quelle que soit
leur culpabilité. Les Loups ne feraient-ils pas de même si un autre chapitre
refusait que nos morts soient rendus à Fenris ?
— C’est différent, » intervint Uller Greylock.
— Totalement différent, » appuya Berek.
— Vraiment ? » La voix de Ragnar était devenue une douce lame. « N’y a-
t-il pas quelques aspects dégénératifs dans notre propre patrimoine
génétique ? Sommes-nous, nous les fils de Fenris, plus purs que les autres ?
N’y a-t-il aucun secret dans notre sang, que nous ne serions prêts à tuer
pour protéger, nous aussi ?
— Je te conseille de faire très attention à ce que tu vas dire, mon frère, »
lui glissa Berek.
Les muscles de Ragnar se crispèrent sous la menace. Il retint son souffle et
se rendit compte que le même instinct de chasseur s’était emparé des autres
au même moment.
— Je ne suis pas en train d’accuser notre lignée d’être déloyale, » reprit-il.
« Je dis seulement qu’il existe des failles dans nos propres cellules, un
secret qui n’est connu que par nos frères. Les examens de l’Adeptus
Mechanicus considéreraient-ils notre sang impur ? Décèleraient-ils le
problème ? Peut-être leurs investigations révéleraient-elles des anomalies
sans résultats définitifs, même après tous ces siècles. Peut-être leur manque-
t-il les connaissances pour comprendre ce qu’ils découvriraient. Le Haut
Roi Grimnar procède-t-il à ces prélèvements pour les leur envoyer ? À
moins que notre position en tant qu’héritiers directs de la Première
Fondation ne nous accorde quelques privilèges qui sont refusés aux Flesh
Tearers. Qui peut savoir ? »
Berek serra si fort ses mâchoires qu’elles se mirent à craquer. Une goutte
de salive coula du coin de ses lèvres, quand il reprit la parole, ce fut d’une
voix si grave qu’elle fit trembler la table.
— Je n’aime plus la manière dont tu t’exprimes, Blackmane.
— Je ne fais qu’aborder la vérité, sire. Quelque chose dans le sang de
l’Einherjar change le cœur des hommes en celui de bêtes. Nous l’appelons
la Malédiction du Wulfen. Mais qu’en pense Mars, s’ils en pensent quelque
chose, moi-même je n’en sais rien. Ce guerrier que j’ai combattu à bord du
Baryonyx n’était plus capable de penser. Quelque chose lui avait retourné
l’esprit. Si nous pouvons apprendre… »
Un poing s’abattit bruyamment sur la table. Celui d’Ulrik.
— Assez ! » le coupa le Wolf Priest.
Ce simple mot résonna comme une cloche funéraire. Les muscles se
détendirent, les mains s’éloignèrent des poignées des épées.
Mais Berek ne se laissait pas aussi facilement rappeler à l’ordre. C’était sa
salle du conseil et les guerriers présents étaient les siens, sous ses ordres et
son autorité. Ulrik allait d’une Grande Compagnie à l’autre, sous
l’allégeance d’aucun jarl en particulier et sans l’autorité lui permettant de
donner quelque ordre que ce soit à l’un d’entre eux. Mais il était aussi le
Tueur, celui qui portait le propre heaume de Russ, et son nom était déjà
inscrit plus d’une centaine de fois dans les légendes du chapitre.
L’autorité n’était pas toujours une affaire de grade ou de titre. Berek se
détendit lui aussi et lâcha le manche de sa hache.
L’un après l’autre, Ulrik croisa leur regard.
« Blackmane parle avec sagesse. » Il posa ses yeux sur Ragnar. Les
ossements et les petites statuettes de bois raclèrent sur sa cuirasse au
moindre de ses mouvements. « Mais il parle également sans mesure. Tu
viens d’intégrer la Wolf Guard de ton seigneur, Blood Claw. Agis avec
honneur en toute occasion et ne fais peser nulle ombre sur la lignée de
Leman Russ. »
Ragnar inclina la tête pour exposer sa gorge un instant. Un geste de Space
Wolf, pas de fenrissien.
— Je reconnais mes défauts et m’assurerai de les corriger. »
Ulrik sourit en entendant cette phrase maintes fois répétée. L’amusement
sur ses traits fut si bref qu’il aurait pu ne jamais exister.
— À la bonne heure. Souviens-toi, je n’ai pas dit que nous avons été
irréprochables sur Honour’s End, Blackmane, mais nul chapitre ne pourrait
justifier le fait que nos morts soient soumis à ses lames inquisitrices. Nous
ne permettons pas qu’il en soit ainsi. Nous ne peignons pas nos visages du
sang des hommes, femmes et enfants dont il est notre mission de protéger.
Nous ne tournons pas nos lames contre d’autres space marines quand notre
culpabilité est exposée. Quels que soient les secrets que les Loups estiment
devoir garder, nous les gardons. »
Ragnar hocha la tête et prononça une autre phrase tirée des traditions.
— Nous ne faisons pas ce qui est légal, mais ce qui est juste. »
Des mains vinrent enfin frapper la table.
« Et avec ceci à l’esprit, » poursuivit Blackmane, « je sais ce que nous
devrions faire du vaisseau des Flesh Tearers. Le détruire serait peu
honorable, le récupérer serait un vol.
— Nous devrions donc le laisser là où il est ? » demanda Nalfir avec un
léger sourire qui n’alla pas jusqu’à ses yeux. « Nous laisserions un élément
d’une telle valeur pourrir dans le vide ? »
Ragnar secoua la tête.
— Non. Tu évites la réponse la plus évidente. »
Greylock sentit où voulait en venir Blackmane.
— Tu n’es pas sérieux ? » ricana-t-il.
— Et pourquoi pas ? » répliqua Blackmane. « C’est un vaisseau des Flesh
Tearers.
— Et alors ? » demanda Nalfir.
— Alors… nous devons le leur rendre. »
Cela provoqua l’hilarité générale. Uller alla même jusqu’à asséner une
grande claque sur l’épaule de Ragnar, comme s’il venait de raconter la
blague du siècle.
— Ah ! l’humour des jeunes, » fit remarquer Berek avec une petite
grimace. « L’un d’eux a essayé de t’arracher la gorge il y a quelques heures
à peine, mais tu proposes de leur faire une belle faveur. »
Uller riait encore.
— Peut-être le jeunot voudrait-il emplir la panse du Baryonyx avec ses
propres guerriers, pour qu’ils puissent déclencher une belle embuscade une
fois que le navire aura pénétré profondément dans le domaine des Flesh
Tearers. C’est ton plan, Blackmane ? Dis oui, même si ça n’est pas vrai et
ramasse tout l’honneur que tu pourras pendant qu’il est encore temps. »
Deux personnes ne participèrent pas à l’hilarité générale. Ragnar et le vieil
Ulrik. Le premier serrait les dents sous l’humiliation, la deuxième qu’il
connaissait en moins d’un mois. Ses mains commencèrent à se refermer en
des poings. Il sentait déjà le visage de l’autre craquer sous ses coups.
Ulrik lut en lui.
— Contrôle-toi, Blood Claw. Dis ce que tu as à dire, car même si ton jarl
n’écoute pas, moi je t’écoute. Que gagnerons-nous à rendre le Baryonyx aux
fils déments de l’Ange ? »
Ragnar ravala sa colère. Sa voix était presque calme.
— Tu l’as dit toi-même, Tueur, chaque chapitre a ses péchés et ses secrets.
Nous devons avoir conscience de notre propre hypocrisie dans ce domaine.
S’agit-il d’aller les trouver et de leur offrir notre gorge pour avoir versé leur
sang ? Non, bien entendu. Nous avons eu raison de les combattre à
Honour’s End. Mais c’est le passé.
— Et qu’est-ce qui a changé depuis ? » grogna Nalfir.
— Tout. » Ragnar maîtrisait sa colère, mais il cracha tout de même en
direction des bottes de Nalfir. Il fit toutefois en sorte de ne pas montrer le
moindre signe de manque de respect. « Et tu sais ce qui a changé,
Razortongue. Le ciel s’est obscurci au-dessus de Fenris et nos prêtres
perçoivent de sombres présages un peu partout. Nos lames doivent se
tourner vers les bons ennemis. Il est temps de mettre un terme à ce
différend, une bonne fois pour toutes.
— Y mettre un terme ? » Le barde rit à nouveau. « Nous y mettrons un
terme par la victoire. En les détruisant comme les hérétiques qu’ils sont.
— Cela saignerait le chapitre à blanc, Razortongue. » Olvec, Premier Wolf
Guard, surnommé Tongueless par ses pairs et frères, car rarement il
s’exprimait, intervint enfin. Il avait le front plissé sous sa crête rousse
blanchie par les ans. « En cherchant à détruire les Flesh Tearers, nous
perdrions tant de ressources que nous pourrions ne jamais nous en remettre.
Essaye de réfléchir avant que de telles sornettes sortent de ta bouche. »
Ragnar sentit le vent tourner et voulut porter le coup de grâce.
— Combien de fois avons-nous affronté les Flesh Tearers depuis Honour’s
End ?
— Trop de fois, » répondit Berek. Les poings martelèrent la pierre en signe
d’approbation. À l’inverse de la distante méfiance qu’éprouvaient les Loups
vis-à-vis des Dark Angels, la tension entre les Flesh Tearers et les fils de
Russ avait trop de fois tourné à l’affrontement ouvert.
Ragnar hocha la tête, comme si cela venait appuyer ses dires.
— Et à chaque fois, cela a rougi la terre, la neige ou le sable de notre sang
avant qu’un cessez-le-feu ou une trêve ne puissent être conclus. Nous
devrions aller les trouver maintenant, pas en tant qu’ennemis, mais comme
cousins. Nous devons décider si notre fraternité peut être sauvée.
— Tu penses que nous devrions leur pardonner ? » demanda Ulrik.
— Mes propres… actes malheureux de ces derniers temps m’ont conduit à
envisager cela. Mais je ne parle pas de pardon, Tueur. Pas encore. Pour le
moment, je propose que nous rangions nos épées au fourreau assez
longtemps pour apprendre la vérité. Si les Flesh Tearers sont damnés, nous
ne perdrons rien en allant nous en rendre compte par nous-mêmes. Les
épées pourront alors être tirées et l’ennemi éliminé. Mais s’il était possible
qu’ils soient encore nos cousins quand viendra le Temps du Loup, alors je
préférerais le savoir dès maintenant plutôt que de verser davantage de notre
sang dans des guerres inutiles. Nous avons besoin d’alliés, mes frères. Nous
avons besoin d’âmes qui se tiendront avec nous lorsque se lèvera le tout
dernier jour.
— De bien belles paroles, » soupira Nalfir en prenant un air faussement
grave. « Mais elles ne vaudront plus rien face à ces traîtres, Blackmane.
— Le mot traître est bien dangereux, mon frère. Des pans entiers de
l’Adeptus Sororitas et de l’Ecclésiarchie l’emploient à notre encontre.
Combien d’institutions décrivent les Loups comme des traîtres à
l’Imperium depuis tout ce temps que nous évitons l’Adeptus Terra ? Les
livres d’histoire sont emplis de telles marques noires. Plusieurs citent des
vaisseaux de l’Einherjar ouvrant le feu sur d’autres navires impériaux à
cause de provocations qui n’ont aucun sens pour quiconque n’a jamais vécu
à l’intérieur des murs du Croc. Tout cela pour protéger notre indépendance.
Les Loups ont récemment pris à partie une flotte de l’Ecclésiarchie sans
avertissement, juste parce qu’elle avait croisé au-dessus de Fenris.
— Pour la dissuader de se poser, » précisa Berek. « Ils croient que nous
adorons des dieux païens avant le Père-de-Tout.
— Nous ne tolérons aucune investigation d’où qu’elle vienne, » ajouta
Uller.
— Comme c’est notre droit, » dit Nalfir. « Nous n’avons rien fait de plus
que les autres chapitres. Même ta récente incartade face aux Dark Angels
n’était pas sans précédent. »
Le silence suivit ces mots. Un long silence durant lequel il croisa le regard
de chaque guerrier présent, attendant leur jugement.
Le calme fut brisé par un coup de tonnerre lorsque le poing noir d’Ulrik
vint s’abattre sur la table de pierre. Il releva sa main et frappa à nouveau,
entamant un rythme.
Les autres se joignirent à lui, l’un après l’autre. Nalfir fut le dernier à le
faire, seulement après que le jarl l’eût fait.
— Très bien, » dit Berek, le visage impénétrable. « Vous avez parlé, mes
frères, et votre jarl a écouté. Chacun retourne à ses devoirs, maintenant. Je
vous ferai part de ma décision dans la soirée.
— Je vais rester, » dit Ulrik. « Toi et moi devons parler d’autres affaires,
jarl Thunderfist. »
Le sourire de Berek fut forcé. Ses dents grinçaient les unes contre les
autres.
— Bien entendu, Tueur. Comme tu veux. »
VIII
Nalfir vint trouver Ragnar cette nuit-là, le regard dur et un poignard à la
main. Les space marines avaient besoin de moins de repos que les mortels
et avaient, d’une manière générale, le sommeil bien plus léger. Nombre
d’entre eux repoussaient le moment de se reposer autant qu’ils le pouvaient,
laissant des parties de leur cerveau se fermer à tour de rôle et parvenant
ainsi à soulager leur esprit sans mettre leur corps en repos.
Pourtant, la vraie somnolence avait aussi ses vertus. Quand ils n’étaient
pas sur une ligne de front, les guerriers de l’Adeptus Astartes dormaient
parfois à la manière des humains ordinaires, et reposaient leurs sens dans de
vrais sommeils.
Il était courant au sein de nombreux chapitres que chaque guerrier dispose
de sa propre pièce pour y passer ses moments de repos. Ça n’était pas le cas
avec l’Einherjar. Au sein de la Grande Compagnie de Thunderfist, et à
l’instar des loups qui leur avaient donné leur nom, les guerriers dormaient
en meute. La pièce centrale d’un baraquement était le sanctuaire de
l’escouade, son armurerie et sa chambre à coucher. Des Servitors et des
serfs particuliers partageaient souvent le même espace de vie, dormaient
quand les Loups n’y étaient pas, et les servaient quand ils y étaient.
L’un d’entre eux, un Servitor préposé à l’armement, suivit le déplacement
de Nalfir de son œil cybernétique. Sa voix dépourvue de la moindre
intonation accueillit le Loup.
— Champion Razortongue, avez-vous besoin de…
— Chuuuut ! » lui siffla le barde. « Silence. »
La silhouette sans armure de Nalfir sauta sur la couchette de Ragnar. Il
s’accroupit sur l’autre Loup, les yeux plissés, et frappa du plat de sa lame
l’endroit où devait se trouver la poitrine. La lame cliqueta sur la carapace
noire de Ragnar.
— Blackmane, » ricana-t-il doucement. Ses doigts serrèrent le manche de
son arme, impatient qu’il était de la plonger dans le corps de son irritant
frère.
Ragnar ne bougeait toujours pas. Chaque inspiration lui apportait l’odeur
de la sueur du barde, ainsi que celle caractéristique du métal. Mais il
n’ouvrit pas les yeux.
« Blackmane, » chuchota le barde entre ses dents serrées.
— Dégage de là, » souffla Ragnar. « Ou je t’arrache les yeux avec ton
propre couteau.
— Ça m’étonnerait. » Nalfir se laissa glisser hors de la couche et joua avec
sa lame avec l’habileté d’un spadassin. « Nous devrions parler,
Blackmane. »
Ragnar finit par s’asseoir, il ressentit de désagréables démangeaisons
autour des connecteurs destinés à son armure le long de sa colonne
vertébrale et sur ses épaules. Elles étaient rouges, comme de vilaines
blessures. C’était la première fois qu’il enlevait son armure depuis des
mois, et comme à son habitude, Nalfir était venu lui voler ces quelques
moments de repos pourtant bien mérités.
— Parle, alors.
— Tu es nouveau dans la Première Meute et avide de gloire. Je le vois
dans tes yeux. Il n’y a aucune honte à avoir, hein ! Mais tu places ton
ambition au-dessus de l’intérêt de la compagnie.
— Enchaîne vite, s’il te plaît. »
Nalfir secoua la tête et soupira comme si l’attitude de son camarade était
exaspérante au plus haut point.
— C’est un comportement très égoïste de ta part, Blackmane. Nous
devrions être des frères d’épée, toi et moi. Une meute. Un cœur. Un esprit.
Nous ne devrions pas tirer dans des directions différentes. »
Ragnar leva les mains pour recoiffer ses cheveux selon cette crête typique.
Il savait qu’il pouvait oublier tout repos, maintenant.
— Et tu me réveilles juste pour ça ?
— Non, je te réveille pour te défier au combat. » Nalfir fit tourner sa lame
sur l’extrémité de son doigt. Tout comme Ragnar, il avait enlevé son
armure, était pieds et torse nus, portant uniquement un large pantalon. Des
cicatrices couraient un peu partout sur son corps, témoignant de centaines
de batailles livrées.
— Vais-je devoir deviner moi-même la raison de ce défi ? » demanda
Ragnar. « Ou dois-je supposer que ta fierté en a pris un coup parce que le
jarl m’a écouté, et pas toi ? »
Dans un geste rapide comme l’éclair, la lame de Nalfir se trouva sous la
gorge de Ragnar. La pointe gratta contre la peau mal rasée. Le barde ricana,
presque nez contre nez avec son rival.
— Tu es un gamin arrogant, Blackmane. Tu as gagné une belle épée de la
part d’une femme noble de Terra, et tu te crois soudain le chef de la meute,
plus méchant, plus fort et plus sage que les autres.
— Est-ce de la jalousie parce que j’ai été choisi pour commander cette
mission ?
— Et regarde avec quelle maestria tu t’en es sorti, hein ? Ça dépasse le
stade du caprice. C’est de l’arrogance. Tu crois que je n’ai pas vu ton petit
jeu ? »
Les dents de Ragnar brillèrent dans la pénombre de la chambre.
— Ce que je crois, c’est que tu pousses ta chance un peu loin, chanteur. Si
tu crains pour ta place au sein de la Première Meute, peut-être devrais-tu te
montrer plus féroce, plus téméraire et plus sage toi-même.
— Voilà de bien terribles menaces de la part d’un chiot à peine pubère, »
répondit Nalfir d’une voix faussement mielleuse.
Ragnar bougea tout aussi rapidement, tira son propre poignard en os de
sous le drap de sa couche et le remonta sous le menton de son frère. Une
toute petite goutte écarlate coula le long de la lame, emplissant l’air ambiant
de l’odeur chimique du sang de Nalfir.
— Continue de me chercher, conteur d’histoires, » souffla Ragnar entre ses
dents. « Et je porterai ton sang en guise de peinture de guerre durant un an
et un jour, afin que tous sachent que mon poignard a transpercé chacun de
tes cœurs inutiles. »
Si Ragnar était le feu, Nalfir était la glace. La malveillance du barde
s’exprimait avec calme, une douceur trompeuse.
— Toi, » sourit le barde. « Tu n’es qu’un enfant gâté. Un gosse qui joue au
grand. Un chiot qui se prend pour un chasseur et qui n’a survécu jusque-là
que par le plus grand des hasards. Mais la chance tourne, Blackmane. La
chance finit toujours par tourner. »
Le poignard de Ragnar répondit en appuyant un peu plus fort et perça la
surface de la peau de son frère, faisant couler une nouvelle goutte.
— Je sais que c’était toi, » souffla-t-il. « Tu as désactivé ce bac de stase sur
le Baryonyx. Je sais que c’était toi, Razortongue.
— Tu ne sais rien, gamin.
— Traite-moi de gamin une fois de plus et je me servirai de tes parchemins
honorifiques pour m’essuyer après mes ablutions du soir. »
Nalfir se pencha un peu plus, sa bouche se rapprocha de l’oreille de
Ragnar.
— Inutile… gamin… immature. »
Ragnar se jeta en avant et les deux guerriers basculèrent sur la couche.
Dans la pièce, serfs et Servitors reculèrent. L’heure des menaces et des
insultes était terminée, des grognements et des malédictions à moitié
formulées les remplacèrent, ponctués par les chocs sourds des coups de
poing et le claquement des crânes sur le plancher métallique.
Le bruit que fit le pommeau du poignard de Ragnar sur le crâne de Nalfir
fut comme celui d’un éclair ouvrant un arbre en deux. Le son de la lame de
Nalfir s’enfonçant dans le ventre de Ragnar fut celui d’un hachoir de
boucher s’abattant sur une pièce de viande. Du sang partit tacher les draps
et marqua le trajet des deux frères en train de se battre à travers la pièce.
Nalfir prit Ragnar par les cheveux et lui frappa la tête contre la couchette
d’Uller Greylock. Une fois. Deux fois. Trois fois. La trace laissée par le
visage ensanglanté de Ragnar dessinait un visage qui semblait les regarder.
Un coup de coude frappa le barde à la gorge, assez fort pour lui écraser la
trachée, et un second le heurta à la joue, assez fort là aussi pour lui briser
deux dents. Au lieu de se libérer lorsque Nalfir relâcha son emprise, Ragnar
poursuivit. Le potentiel répit disparut sous les coups qui se mirent à
pleuvoir de plus belle. Ils avaient tous deux perdu leur lame, mais s’en
moquaient éperdument.
Et cela se poursuivit un certain temps. Ainsi allait la vie parmi les fils du
froid. Les sagas des Einherjar étaient riches en combats à mains nues entre
des membres d’une même tribu ou d’une même meute. La plupart du
temps, cela se terminait par un retour à la raison et des promesses de
camaraderie. C’était ainsi qu’étaient apprises les leçons. Les rivaux
devenaient comme des frères. Des hommes qui avaient voulu s’étriper l’un
l’autre se retrouvaient à bout de souffle à la fin de leur bagarre, hilares, et
plus proches qu’ils ne l’avaient jamais été.
Mais pas là. Le combat se termina par le jet d’une table d’acier sur les
deux guerriers, balancée avec la force d’une tornade d’hiver sur Fenris.
L’un des coins heurta le crâne déjà abîmé de Nalfir. Ragnar prit l’essentiel
de l’impact dans le dos et les épaules et il fut projeté contre une paroi la tête
la première, puis termina sur les genoux.
Ils restèrent là, pantelants, haletants comme des bêtes.
« Nnnnh… » grogna Nalfir entre ses dents trempées de sang. Personne
n’aurait pu comprendre ce qu’il avait tenté de dire.
— Grrrhh… » La réponse de Ragnar fut tout aussi éloquente.
Un guerrier en armure complète se tenait au centre de la pièce, montrant
les crocs. Russ lui-même ne s’était jamais montré dans un tel état de colère.
— Foutus Blood Claws.
— Je… ne suis pas… un… » commença Nalfir.
Une botte cuirassée vint se poser sur sa poitrine nue et enfonça les côtes
fusionnées. La protestation du barde se trouva noyée dans un grognement.
— Tais-toi, » ordonna le guerrier. « Tous les deux, fermez-la ! Vous avez
mis du sang partout. Jusque sur mon râtelier d’armes.
— Greylock… » parvint à dire Ragnar en se remettant difficilement sur ses
pieds.
La gifle que lui envoya le vieux guerrier aurait pu décoller la tête d’un
mortel. Des tanks percutaient l’ennemi sur le champ de bataille avec moins
de force que ça. Ragnar tomba au sol et grogna encore.
— J’ai dit : fermez-la ! Tous les deux ! Ça vaut pour toi, Ragnar, tout
autant que cette langue de vipère de barde ! »
Uller Greylock fit le tour de la pièce et examina les dégâts et les traces de
sang.
« Je n’ai pas besoin d’être un Rune Priest pour lire dans ces traînées de
sang. » Il montra le profil de Ragnar imprimé sur la couchette de métal.
« Tous les indices concordent : vous êtes juste deux bons à rien. »
Uller leva le canon d’un bolter vers le visage de Nalfir. Le vieux guerrier
avait un regard glacé.
« Si tu crois que je ne tirerai pas, mon garçon, tu fais une grave erreur.
— Tu ne le ferais pas, » lui renvoya Nalfir entre ses dents rougies.
« Greylock, mon frère, nous sommes tous deux de la Première Meute…
— Et ça signifie quoi pour toi ? » Uller montra Ragnar d’un geste du
menton. « Tu viens juste d’enfoncer ton poignard dans le ventre de ton frère
et il t’a défoncé le crâne en retour. Un bien étrange moment pour invoquer
la solidarité de la meute, Razortongue. Et quand je te dis de te taire, tu te
tais.
— Mais Greylock… »
Le bolter aboya une fois. La détonation fut presque assourdissante dans le
confinement de la pièce, et les esclaves, qui s’étaient déjà réfugiés dans les
coins, se couvrirent les oreilles.
— Saloperie ! » cria Nalfir en se tenant le bras gauche, là où s’était
trouvée sa main. Uller garda son arme tournée vers les deux guerriers
blessés.
— Tu vivras, imbécile. C’est juste une main. Si tu le leur demandes
gentiment, peut-être que les Iron Priests t’en donneront une toute neuve. »
Uller activa le vox dans son armure. « Rimefang ? Ici Greylock. »
— Oui, Greylock ? » lui revint immédiatement la voix d’Askarval.
— Fais passer le mot au Tueur. On a besoin de lui à la tanière de la
Première Meute. »
La réponse d’Askarval ne fut qu’un grognement affirmatif. Une fois la
communication coupée, Uller accepta de baisser son arme. Il secoua la tête.
« Foutus de foutus Blood Claws.
— Cesse de m’appeler… » commença Nalfir, mais le bolter revint vers lui.
— Je vois qu’il te reste une main, » ricana Uller. « Dis encore un mot et ce
nombre va changer d’une manière qui ne te plaira pas. »
Nalfir accepta enfin de garder le silence. Un peu plus loin, allongé sur le
sol, le goût de son propre sang dans la bouche, Ragnar se mit à rire.
Il rouvrit les yeux quand le Tueur pénétra dans la pièce. Ragnar n’avait pas
réellement dormi, il s’était juste plongé dans un état méditatif, entre la
torpeur et l’inconscience, pour reposer la presque totalité de son cerveau au
lieu de quelques portions seulement.
Les deux derniers jours avaient été longs. Il avait guéri de ses blessures en
quelques heures après son arrivée, mais il restait confiné dans
l’apothecarion de tribord. Une sorte de punition, suspectait-il, mais sans
doute justifiée. Les anciens le maintenaient à l’écart de Nalfir… et
gardaient ce dernier à l’écart de lui-même.
— Tu es de retour parmi nous, » l’accueillit Ulrik.
Le corps de Ragnar était tel le tableau d’un artiste, avec ses ecchymoses de
différentes couleurs et ses entailles de couteau. La blessure dans son ventre
était plus profonde et plus large, un souvenir plus marqué de sa récente
mésaventure.
Ulrik posa ses yeux âgés, très âgés, sur le jeune guerrier. Son regard était
impénétrable. Ragnar ne sut s’il fallait y lire de la déception ou de
l’amusement, au cas où cela aurait fait une différence.
« Tu appartiens à la Première Meute, désormais, » reprit le Wolf Priest.
« Ton ascension a été rapide.
— Est-ce de la fierté dans ta voix, Tueur ? »
Jamais Ulrik ne se laisserait aller à exprimer ainsi ses sentiments.
— La Première Meute d’une compagnie est supposée être un exemple de
fraternité… et de maturité. »
Ragnar ne répondit rien, ce qui en disait long.
« Le bruit court parmi les autres meutes que Razortongue et toi allez être
renvoyés au Croc. »
Ragnar jura. Renvoyé en disgrâce. Un paria qui devra implorer son
intégration dans une autre Grande Compagnie ou servir d’une manière ou
d’une autre dans les halls de la forteresse-monastère, privé de tout honneur,
jusqu’à finalement pousser son dernier souffle sous le ciel orageux de
Fenris.
Non. Il refusait même d’y penser. Il ne pouvait se contenter de ce destin
honteux.
« Tu as vraiment un sale caractère, Blackmane.
— C’est ce qu’on me dit souvent. » Il fit jouer ses membres et étira ses
muscles, et ressentit le plaisir d’entendre craquer ses tendons.
— La moitié de ceux à qui j’ai parlé ont exprimé leur honte de savoir que
tu avais essayé de tuer un frère de meute. L’autre moitié regrettait que tu
n’aies pas terminé le boulot. Razortongue n’est pas très populaire. »
Voilà une manière très diplomatique de voir les choses, se dit Ragnar.
« Tout comme toi, » ajouta Ulrik. « Tu as à moitié détruit un destroyer et
provoqué la colère des Dark Angels. Tes frères disent que le mauvais œil te
colle à la peau, comme des coquillages à la coque d’un navire. »
La réponse de Ragnar se résuma à un grognement sourd.
« Tels sont les reproches qui te sont faits, Blackmane. Tu n’es pas un
individu inintéressant, cependant. Alors, pourquoi ? Pourquoi
Razortongue ?
— Je n’ai aucune réponse valable à te donner. Il me cherche comme un
chasseur court après sa proie. Il contredit même mes ordres sur le champ de
bataille. Il discute tout ce que je dis. Si je me tenais face au Père-de-Tout et
disais que le vent du nord est glacé en hiver, Razortongue insisterait sur le
fait que ceux du sud sont plus froids en été. C’est comme ça.
— Peut-être, » admit Ulrik. « À moins que ce ne soit son rôle au sein de la
Grande Compagnie. Sa place et non sa personnalité. Un seigneur se doit de
paraître impartial, mais son bouffon peut parler en toute impunité.
Razortongue ne serait pas le premier barde ou héraut utilisé par un jarl dans
ce rôle bien précis.
— C’est ce que je me suis dit. Pourtant, c’est plus que cela. C’est plus
personnel. Et ça n’est pas la première fois qu’il essaye de me tuer. »
Les traits d’Ulrik s’assombrirent.
— Ah oui ?
— Il y a eu d’autres incidents, tous arrivés depuis que j’ai rejoint la
Première Meute. Ceux-là ne sont que les derniers. Il a même essayé sur le
Baryonyx. Ce Flesh Tearer en liberté… n’était pas une coïncidence, Tueur.
Nulle personne disposant d’un cerveau en état de réfléchir ne croirait à une
simple panne.
— Tu sembles si certain, mais à aucun moment tu n’as fait part de tes
soupçons. »
Ragnar se raidit à cette seule idée.
— Hors de question que j’aille pleurer auprès du jarl comme un gamin
ayant besoin d’un câlin. Je fais face à mes ennemis moi-même, selon mes
propres règles.
— À condition qu’il soit vraiment un ennemi. Colère et conjectures ne
sont pas des preuves, petit. Tu as tout de même tenté de le tuer, n’est-ce
pas ? Et si tu y étais arrivé ? Le meurtre d’un frère de meute est un crime
très grave, Blackmane.
— Je n’ai pas tenté de le tuer, » répondit le Blood Claw dans un petit
sourire. « Je n’ai voulu que lui donner une bonne leçon.
— Il dit la même chose pour toi.
— Quoi ? » Ragnar sentit renaître son ressentiment. Le grondement sourd
dans sa voix rendit ses mots rocailleux, presque menaçants. « Tu as parlé à
Razortongue ?
— Brièvement. Il est confiné dans l’autre apothecarion. Ils font en sorte de
vous garder dans des endroits opposés du navire le temps de votre
convalescence.
— Je suis déjà totalement guéri.
— De braves paroles pour quelqu’un qui a failli être éviscéré. À ta place,
je n’irais pas tout de suite à la chasse au kraken, Blood Claw, quel que soit
l’état dans lequel tu te sens.
— Je lui ai bien rendu la monnaie de sa pièce.
— Et j’ai pu le constater de mes propres yeux, » admit Ulrik. « J’ai vu
dans quel état tu as mis son crâne. Toutefois, je ne suis pas venu pour parler
de ce qui s’est passé, mais de ce qui va se passer maintenant. »
Ragnar hocha la tête, mais ne répondit rien. Un frisson lui parcourut
l’échine. Le fait que ce soit le Tueur qui lui apporte la sentence ne laissait
rien présager de bon.
« Ton sort a déjà été statué, » reprit Ulrik. « Le jarl en a informé la Grande
Compagnie il y a à peine une heure. Il est temps de te racheter, Ragnar
Blackmane ».
Ragnar fronça les sourcils, mais ne put s’empêcher d’afficher un petit
sourire.
— Et je sens que je ne vais pas aimer ça, hein ? »
Il fallut sept semaines pour réparer et remettre en état le Baryonyx. Il était
bien loin de sa splendeur passée, mais avec la révérence et l’attention d’un
ost de Tech-priests et de Servitors, il semblait prêt finalement à affronter les
courants du Warp sans partir en morceaux.
Le Holmgang et le Veregelt étaient partis depuis longtemps. La flottille du
jarl Thunderfist était retournée combattre au nom du Père-de-Tout, car tel
était son devoir. Le jarl avait refusé d’attendre le temps des réparations et
avait préféré confier cette mission à ceux qu’il avait laissés derrière lui.
Une frégate de l’Adeptus Astartes nécessitait normalement un équipage de
plusieurs dizaines de milliers d’hommes pour affronter les sombres mers.
Lorsque les moteurs à plasma du Baryonyx furent rallumés, il n’était plus
servi que par les quelques centaines de survivants qui avaient pu être tirés
de leur long sommeil, ainsi que par quatre cents âmes laissées par le
seigneur Berek. Le propre navire du jarl était donc parti allégé de ces quatre
centaines de membres de son équipage, ce qui n’était pas un mince
sacrifice, même pour un bâtiment de la taille du Holmgang. Et à cela étaient
également venus s’ajouter tous les serfs et Servitors dont il avait dû se
séparer pour renforcer l’équipage du Veregelt, fortement amoindri durant
cette brève embuscade en bordure du Maelström.
Mais le plus important fut que le jarl Thunderfist avait abandonné l’un des
membres de sa propre coterie de Navigators pour ramener le navire des
Flesh Tearers chez lui. La valeur d’un seul Navigator dépassait les
ressources d’un monde entier, mais Berek avait accepté d’en laisser un
derrière lui quand le Holmgang avait repris la route.
Sept semaines seuls dans le vide, à effectuer les réparations nécessaires.
Sept semaines avant que les moteurs puissent enfin être remis en marche, et
pour se lancer dans un voyage qui durerait des mois.
Sur la passerelle de commandement, alors nettoyée des cadavres et de la
poussière mortuaire, Ragnar se tenait près du trône de commandement vide.
Il surveillait une équipe allégée de membres d’équipage, tout juste
suffisante pour mettre en œuvre tous les systèmes élémentaires. Leur
situation serait intenable en cas de problème, les trois quarts des batteries du
Baryonyx se trouveraient alors dans l’incapacité de tirer.
Le pont vibra sous ses bottes lorsque le navire se réveilla finalement. Les
étoiles sur l’occulus se mirent enfin à bouger.
— Cap sur Cretacia, » ordonna-t-il au personnel éparpillé. Comme s’il
avait eu besoin de le préciser. Comme s’il pouvait exister une autre
destination possible.
Il avait étudié les archives concernant Cretacia et l’avait observée se livrer
à sa danse cosmique, y trouvant même une certaine familiarité. Le monde
était presque une sœur de Fenris, à la manière dont deux membres d’une
même fratrie pouvaient à la fois se ressembler et être différents. Toutes
deux étaient Inhabitare Mortua, ou des mondes hostiles comme on disait en
bas gothique. Elles étaient même très hostiles à toute existence humaine,
mais là où le Monde-terre était une boule de glace et d’océans rageurs,
Cretacia était une sphère de jungles denses. Elle brillait d’un vert maladif
sur le fond de velours de l’espace, presque comme une pierre précieuse
dans son écrin. Il en allait de même pour Fenris, même si dans son cas,
c’était une pierre bleu-blanc.
Ragnar s’appuya sur le bastingage qui entourait l’estrade centrale et se
demanda s’il reverrait un jour le Monde-terre. Se trouver isolé du reste de
sa meute et de sa compagnie n’était pas nouveau pour lui, pas pour un
guerrier au passé aussi sanglant et coloré que le sien, mais c’était tout de
même une sensation étrange et malvenue. Les animaux grégaires avaient
toujours besoin d’un peu de temps quand ils se retrouvaient livrés à eux-
mêmes, ainsi en allait-il également pour un Loup.
« Tu es prêt, mon frère ? » demanda-t-il par-dessus son épaule.
L’autre guerrier présent afficha un sourire faussement enjoué. Son visage
était couvert de traces de coups. Une plaque avait été grossièrement
implantée sur sa tempe et sa joue afin de consolider son crâne.
— Je me réjouis d’avance de t’accompagner, mon frère, » répondit Nalfir
Razortongue. « Et je suis persuadé que nous allons être accueillis comme
des rois à Cretacia. »
INTERLUDE
Cadia – Les tunnels sous Kasr Belloc
La Dernière fois de l’Année où tourne le Vent
999.M41

Désarmé et blessé, le guerrier s’enfuyait à travers la toundra. Ses bottes


s’enfonçaient dans la neige et éparpillaient les cailloux sous ses foulées, et
même s’il trébuchait souvent, il ne ralentissait pas. S’arrêter reviendrait à
mourir, sous l’ardeur du blizzard qui tentait de le geler sur place, ou sous
les crocs de la Bête qui le traquait.
Les rugissements s’estompèrent, peut-être à cause des vents, peut-être
parce qu’elle perdait du terrain. Il pria que ce soit la deuxième possibilité,
tout en craignant que ce ne soit la première. Le pire était le bruit lui-même.
La Bête ne criait pas comme un animal, elle crissait comme une lame de
métal.
L’impression était une arme en elle-même, le froid au-delà du froid. Ses
caresses glacées le rongeaient de l’intérieur, pénétraient dans son armure et
aspiraient ses forces, aussi impossible que cela puisse paraître. Jamais il
n’avait à ce point ressenti la morsure d’une tempête. Du moins, plus depuis
ces années de son enfance. Le givre perçait son armure, craquait selon ses
mouvements et se reformait ensuite en un clin d’œil.
Cette tempête-ci n’avait rien de naturel.
Des pierres se dérobèrent sous ses pas et il se retrouva à quatre pattes, le
nez dans la neige. Il souffla une malédiction que lui déroba immédiatement
le vent, l’arrachant à sa langue avant même qu’il ne puisse l’entendre.
Derrière lui, le grincement métallique de la Bête se fit à nouveau entendre.
Plus près, désormais. Dangereusement près. Finalement, il n’avait pas
gagné le moindre pouce de terrain.
Il se remit sur ses pieds et obligea ses muscles tétanisés à se remettre en
course. Chaque inspiration faisait entrer le froid en lui, et chaque
expiration expulsait de son être le peu qu’il restait de chaleur. Il s’était
placé lui-même en stase à plusieurs reprises par le passé, ralentissant
consciemment ses rythmes biologiques jusqu’à sombrer dans une torpeur
artificielle. Mais là, c’était différent. Ce n’était pas sa vie qui ralentissait,
elle était comme aspirée hors de lui. Son organisme ne se mettait pas en
sommeil, il mourait doucement. Dans sa poitrine, ses trois poumons se
gonflaient de plus en plus lentement et menaçaient de se figer. Ses deux
cœurs battaient lourdement et semblaient pomper un liquide glacé au lieu
d’un sang chaud.
Il se remit à courir. Du sang épais perlait par les jointures lacérées de son
armure de bataille et se figeait en des perles rubis sur la céramite grise. Il
ne se souvenait pas comment il avait subi ces blessures, la morsure du vent
ralentissait son esprit, repoussant ses pensées hors d’atteinte.
Quand le sol le trahit, à nouveau, il se déroba subitement sous ses bottes,
le privant de tout support. Le guerrier se sentit glisser et tomber sur la
pente rocheuse. Seule une main paniquée parvint à se raccrocher et à
empêcher une chute dans cette crevasse qui n’existait pourtant pas trois
secondes plus tôt.
Il resta suspendu là, les muscles de son bras étirés et supportant tout son
poids. Sous lui, il n’y avait que le noir et les rugissements du vent. Le
gouffre était sans fond, sans limites. C’était l’énorme et noire gueule du
kraken, béante dans l’enveloppe du monde.
Comme il serait facile de se laisser tomber. D’abandonner cette existence
douloureuse et qui ne lui promettait rien de plus que quelques autres
minutes d’agonie avant de succomber sous la fureur des tempêtes, ou bien
sous les crocs qui garnissaient les mâchoires de la Bête.
Non. Cette chute dans les ténèbres n’était pas une manière de mourir pour
un guerrier.
Sa prise sur le rocher se raffermit juste au moment où une ombre masqua
le ciel au-dessus de lui. Il leva les yeux, s’attendant à voir briller les crocs
de la Bête, ou bien ses griffes. Son regard ne tomba ni sur les uns ni sur les
autres.
Son seigneur se tenait au bord du précipice, en armure et en armes, sa
grande cape de fourrure soulevée par le vent.
— Blackmane, » lui dit Berek Thunderfist en s’accroupissant pour lui
offrir sa main.
Ragnar ne la prit pas. Il ne put non plus parler tant sa langue était
engourdie et ses lèvres gelées.
Berek ricana à travers sa barbe blanchie par la neige. Il se pencha un peu
plus et lui tendit à nouveau sa main.
«Allons, mon garçon. Il faut y aller. »
Il somnola durant un temps, se laissant emporter par l’inconscience plutôt
que dans un vrai sommeil réparateur. La conscience revint par bribes
incertaines. Ses sens revenaient assez pour qu’il ressente cette douce
chaleur sur sa peau. Il vit les flammes dansantes d’un feu tout proche.
« Blackmane ? » tomba la voix de son seigneur.
Ragnar ne répondit pas. Il en était incapable. Sa langue n’était qu’une
masse morte entre ses joues douloureuses, ses pensées trop lentes pour
former des mots.
« Tu sais à quel point tu as frôlé la mort ? » reprit la voix. « À quel point
tu en es encore proche ? Bats-toi, par le Père-de-Tout ! »
Ses yeux se refermèrent, il plongea tout d’abord dans la nausée, puis dans
le néant.
La fois suivante où il refit surface, il vit les parois grises d’une caverne sur
lesquelles se balançaient les ombres projetées par les flammes d’un feu.
Des pans de rêve s’accrochaient encore à ses pensées, il se souvint d’une
armure noire et de robes de prêtre ; il vit briller l’acier et l’entendit chanter
comme le rugissement d’un animal… puis rien de plus.
Cette fois-ci, il parvint à s’asseoir. Les jointures de son armure grincèrent
en harmonie avec les douleurs dans ses os.
La caverne n’était pas très grande, plutôt un abri de fortune qu’un réel
lieu de vie. Ragnar se laissa baigner dans la lumière et la chaleur du feu,
l’inspirant comme si sa vie en dépendait. L’air chaud avait un goût de sang
et de cendre, mais fut pourtant une véritable bénédiction après que la neige
eut failli l’étouffer.
« Je commençais à me dire que tu étais parti rejoindre ta place auprès du
Père-de-Tout, » lui dit la silhouette accroupie près du feu.
Ragnar regarda son seigneur, le vieux guerrier attisait le feu à l’aide
d’une branche morte. Quand les mots lui revinrent, ce ne furent pas ceux
qu’il avait eu l’intention de prononcer.
— Tu n’es pas différent de la dernière fois où je t’ai vu. »
Berek leva un coin de lèvre, sans détourner le regard des flammes.
— Et tu t’attendais à quoi, Blackmane ?
— À un cadavre, » répondit le jeune guerrier. « Tu es mort, sire.
— Vraiment ? » Berek jeta sa branche de bois dans le feu et la laissa se
faire dévorer par les flammes.
— Je t’ai vengé, » fit même remarquer Ragnar. Au fur et à mesure que ses
pensées se remettaient en ordre, il commença même à douter d’être réveillé.
« J’ai massacré l’hérétique qui a pris ta vie.
— Oh ! » Berek poussa un grognement qui aurait pu ressembler à un petit
rire. « Comme ce fut héroïque de ta part. »
Ragnar fit mine de se lever, mais fut retenu par l’avertissement murmuré
de son seigneur.
« Attention, héros. Tu es aussi faible qu’un louveteau de trois jours. »
Même si c’était vrai, Ragnar refusa de le montrer. Il se leva, s’approcha
du feu, à l’opposé du jarl mort.
— Où est Croc de Givre ?
— Ce cure-dent ? Qui sait ? Il n’était pas près de toi quand je t’ai trouvé
dans la neige. C’est donc ta première question ? Je m’attendais à plus de
pragmatisme de ta part, Blackmane. Sais-tu seulement où tu es ?
— Où suis-je ? »
Le regard de Berek s’illumina.
— Dans une caverne.
— Je le vois bien, sire. Où se trouve cette caverne ?
— Juste là. »
Ragnar montra les crocs dans un instant d’irritation instinctive.
— Et où est-ce, ce juste là ?
— Tu as toujours ce foutu caractère, hein ? C’est ce qui te perdra, petit
roi.
— Tout comme le tien t’a perdu ? » rétorqua Blackmane. « Toi, qui as
poussé ton dernier souffle ouvert de bas en haut comme un vulgaire gibier
par des lames traîtresses ? »
Berek rit, puis écarta sa cape pour montrer sa cuirasse. Celle-ci était en
ruine, ouverte du ventre à la gorge, bordée par une épaisse pellicule de
glace. Des organes détruits et des chairs ensanglantées apparaissaient en
dessous, tout juste visibles.
— Oui, tout comme moi. Comment vont les autres, hein ? Comment va ma
Première Meute ?
— C’est ma Première Meute, désormais, seigneur.
— Ils ont pris mon fer avant de te prêter allégeance, chiot, alors dis-moi
comment vont mes frères. Par Russ, ils me manquent. »
Ragnar prit sa respiration avant de parler, mais ressentit une forte
pression dans son crâne. L’air qu’il respirait eut soudain l’odeur chimique
d’une atmosphère recyclée, et le feu réconfortant prit l’éclat d’un soleil
artificiel qui lui agressa les yeux.
« Blackmane ? » entendit-il Berek l’appeler.
Ragnar se prit la tête dans les mains afin d’empêcher son crâne d’éclater.
« Blackmane ? »
« Blackmane ?
— Oui, Tueur. Je suis là. Simplement perdu dans mes pensées.
— Tu rêvais debout. À cause de ta blessure à la tête, ou bien une blessure à
l’esprit ?
— Tout va bien, » mentit Ragnar. « Je n’ai rien vu. Tout va bien. »
Ragnar était appuyé sur une barricade de cadavres et obligea son bras
tremblant à se débloquer. Devant lui s’étendait un véritable rempart de
corps, assez long pour bloquer d’un mur à l’autre le tunnel de cinquante
mètres de large. Derrière lui, ses hommes étaient à bout de souffle et
blessés. Plusieurs s’étaient laissés tomber là où ils se tenaient, les muscles
endoloris par sept heures de combat. L’un d’eux enleva son casque en jurant
et cracha plusieurs dents. À cause de l’adrénaline et des antalgiques qui
couraient dans leur sang, ils ne se rendaient compte que maintenant de
blessures subies plusieurs heures plus tôt. L’un des Loups porta un gantelet
ensanglanté à sa bouche, pour réaliser que le coup de hache qui lui avait
brisé la mâchoire une heure plus tôt lui avait également en partie tranché la
langue.
Tout près de Ragnar, l’un de ses Grey Hunters se laissa glisser au sol et
s’assit sur la poitrine d’un World Eater. Il baissa les yeux vers son bras
gauche avec un air qui hésitait entre l’incrédulité et l’agacement. Des
étincelles sortaient de son poignet sectionné, là où sa main bionique avait
été arrachée.
Ragnar s’autorisa un léger sourire.
« Mieux vaut que ce soit ta main que ta gorge, mon frère.
— En effet, sire, » rit le guerrier.
Ragnar asséna une grande claque d’encouragement sur le paquetage dorsal
du guerrier, puis alla un peu plus loin sur la barricade.
Ses hommes l’acclamèrent lorsqu’il traversa les meutes éprouvées. Il
s’efforça de conserver un petit rictus, plaisanta avec eux, les titilla un peu,
taquina ceux qui montraient des blessures récentes. Le rictus jouait un rôle
important. Ses hommes devaient le voir toujours alerte et prêt au combat,
jamais rongé par le doute ou troublé par les circonstances. Un chef se devait
d’être conscient de ce genre de nuances.
Alors, il grimaçait, même dans ce tunnel qui empestait le sang et devant
cette barricade constituée des corps de l’ennemi. Ses yeux brillaient de vie
malgré la douleur résultant de cette blessure à la tête soignée à la hâte. Cette
blessure le troublait pourtant plus qu’il ne l’aurait admis. Une heure plus
tôt, Ulrik lui avait refermé le crâne avec ce qu’il avait pu. À la guerre
comme à la guerre. Il avait depuis décidé de ne pas faire mention de la
manière dont son esprit, et ses sens, avaient tendance à dériver dans des
rêves et des illusions.
Le secteur qu’ils tenaient désormais s’appelait le Hall. Là, sous le district
du Generatoria de Kasr Belloc, ils résistaient face à des marées d’ennemis
qui voulaient les submerger. La route vers Kasr Lavok était déjà bouchée, et
sans espoir de pouvoir être rouverte. Durant toute la journée, ils avaient
tenu ce carrefour souterrain qu’était le Hall, où ses hommes et lui avaient
défendu une série de barricades et préparé plusieurs positions de repli.
La journée qui avait précédé leur installation dans le Hall avait été bien
moins glorieuse. Kasr Belloc était en flammes, et comme Ulrik l’avait
averti, les tunnels vers Lavok grouillaient tellement de ces misérables et
crasseuses troupes du Maître de Guerre, que toute progression de la part de
la compagnie de Ragnar avait été stoppée net. L’assaut fut définitivement
compromis quand les tunnels s’effondrèrent sur l’avant-garde de Ragnar,
Depuis lors, tout était resté silencieux. Les derniers éléments du 57e
Cadian n’avaient atteint Kasr Lavok que pour découvrir que la place était
déjà tombée. C’était la dernière nouvelle d’eux qu’avait reçue Ragnar, ainsi
que de la cité qu’ils avaient eu comme objectif de sauver.
— Nightblade est de retour, seigneur, » annonça l’un de ses guerriers. Il
s’agissait de Soergar, surnommé True Cut par ses pairs et frères. Ragnar lui
tapa sur l’épaulière pour le remercier, puis se tourna vers la silhouette qui
approchait dans l’obscurité.
— Jarl, » lui dit le Scout. Pas mon jarl. Les Scouts étaient un peu à l’écart
des douze Grandes Compagnies, directement placés sous les ordres du Haut
Roi Grimnar. Drekka, surnommé Nightblade par ses pairs et frères, était
bien plus âgé que le seigneur à qui il revenait faire son rapport. C’était un
véritable arsenal ambulant avec toutes les armes qu’il portait, mais sans
présenter la carrure de la céramite sacrée. Son art était le meurtre nocturne,
pas de briser l’échine de l’ennemi en première ligne.
Le rapport de Drekka fut bref. Il s’était visiblement attendu à ce qu’on lui
rende sa liberté après sa mission de reconnaissance, mais Ragnar insista
pour garder le vieux guerrier à son service.
— J’ai besoin que tu pousses plus loin, » lui dit-il.
— Plus loin en direction de Lavok ? » demanda Drekka avec un petit
sourire. « Les tunnels sont perdus, Blackmane, et la cité est morte. Plus rien
ne nous attend à Lavok, ça, je peux te l’assurer.
— Pas vers Lavok, mon frère. »
Et Ragnar lui exposa son plan. Drekka écouta et, comme il avait l’habitude
de faire, hocha la tête pour en approuver chaque point.
Le jarl le remercia, puis le laissa replonger dans le noir.
Le jarl se remit en route, sa Wolf Guard autour de lui, silencieuse,
parfaitement unie. Il dissimula son malaise à ses frères, mais la Première
Meute était liée à son seigneur par des liens plus étroits que pour n’importe
qui d’autre. Ils avaient toujours pu assister à ce qui était interdit aux autres,
et le connaissaient bien trop pour que ses supercheries aient une emprise sur
eux. Les autres membres de la compagnie avaient vu Ragnar lutter avec
deux fois plus d’ardeur que quiconque était encore en vie dans ces tunnels
et garder son même rictus entre les combats, mais la Première Meute savait
lire sous cette façade. Leur seigneur savait qu’il risquait de mourir. Tous le
savaient.
À l’écart des autres meutes, ils se rassemblèrent autour d’un projecteur
hololithique qui affichait une représentation du réseau de tunnels. L’image
était projetée par l’appareil portatif du Tueur.
— Nous sommes au commencement de la fin. » Ulrik leur montra
plusieurs passages adjacents et qui contournaient le Hall. « J’étais à la
sixième barricade avec Skyhunter et ses hommes. Le tunnel de retour ne
pourra pas être tenu longtemps sans renforts.
— Quel vieux corbeau, » éclata de rire Alrydd. Il avait pris la place de
Razortongue en tant que barde de la Grande Compagnie quatre décennies
plus tôt, mais il n’avait que tout récemment rejoint les rangs de la Première
Meute. « Tu n’es pas attiré par les lieux de mort ? Tu devrais être ravi par
cette perspective ! »
Ulrik sourit sous son casque, parce qu’il savait que personne ne le verrait.
— Je le suis peut-être. Je ne faisais que pointer du doigt les réalités, jeune
chanteur. »
Ragnar mit fin à la récréation en levant une main.
— Concentrons-nous sur la situation actuelle. Menons les guerres que
nous pouvons gagner. Cela signifie tenir ici, et cela nécessite de garder
ouverts les passages vers Septimal, ainsi que les voies de repli. » Il montra
un réseau de petits tunnels qui formaient comme une toile d’araignée, aussi
minces que des filaments et qui partaient dans de nombreuses directions.
« Là. Si nous prenons ces passages au sud de la troisième galerie, cela
amoindrira la pression sur ces voies. »
Alrydd jura entre ses lèvres.
— Ça se fera au couteau dans ces passages étroits. Pas à l’épée, ni à la
hache ni au bolter. »
Même Uller Greylock siffla entre ses dents, comme sous une intense
douleur.
— Ça pue comme un faux espoir, mon jarl, mais j’irai si tu le souhaites.
— J’ai besoin de toi ailleurs, Greylock. Longspear, c’est à toi de le faire. »
Hrolf Longspear croisa le regard de son seigneur.
— Donne-moi des Blood Claws, mon jarl, et je te donnerai ces tunnels. »
Ragnar hocha la tête.
— Prends les Twice-Proven. Demande-leur de laisser leurs dernières
munitions ici et répartis-les entre les meutes restantes. »
Il observa les traits de Hrolf, tout juste éclairés par la lumière rouge du
projecteur. Longspear ne montra aucune réserve au fait d’être envoyé dans
l’une des missions les plus risquées qui soient, sans le moindre bolt à tirer.
« Prends ces tunnels, » insista Ragnar. « Et je crierai ton nom moi-même
au Père-de-Tout le jour où je me présenterai à lui.
— Ce sera fait, » promit Hrolf.
— Greylock ?
— Mon jarl ? »
Le regard du jarl dansa rapidement sur la projection. Ses mains suivirent.
— Les tunnels vers Septimal. C’est là que j’ai besoin de toi.
Tout comme Hrolf, Greylock accepta sans hésiter.
— Qui tient ces tunnels à l’heure actuelle ?
— Les Red Mist et Wyrdbane, » répondit Blackmane. « Au dernier
rapport, Wyrdbane n’avait plus que cinq hommes avec lui. »
Uller se redressa.
— De bons hommes avec de bonnes lames, mais il vaudrait mieux leur
demander de se faire pousser des ailes pour s’envoler plutôt que de tenir là,
seuls. Si tu veux bien, je prendrai True Cut et ses gars pour aller les
renforcer.
— Parfait, » répondit immédiatement Ragnar. « Va. »
Uller porta sa main à sa gorge pour saluer à la manière caractéristique des
Einherjar. Il s’en alla dans l’instant suivant, appelant Soergar True Cut et sa
meute à sa suite.
Ce fut Ulrik qui posa la question qu’aucun autre n’osait poser. Il le fit avec
calme, sans laisser paraître le moindre espoir ou rancœur, en homme
rationnel, uniquement préoccupé par les détails.
— J’imagine donc que nous n’avons aucune nouvelle d’éventuels
renforts ? »
Au moment où ces mots sortirent de son casque en crâne de loup, le tunnel
se mit à vibrer autour d’eux, la poussière et les graviers tombèrent du
plafond et rebondirent sur la céramite. Il aurait fallu très peu d’imagination
pour croire que ces lointains tirs d’artillerie n’étaient que les rires de géants.
— La guerre elle-même se rit de cette question, Tueur » répondit Alrydd
en regardant les murs trembler.
Ragnar sourit à la triste plaisanterie du barde. C’était le genre de remarque
dont Razortongue aurait pu être l’auteur.
Le Wolf Lord reprit sa place à la première barricade et s’appuya contre les
cadavres des traîtres, empilés là pour constituer un mur qui lui arrivait
jusqu’à l’épaule. Le symbole d’un monde bleu et vert, une représentation de
la Vieille Terre, peut-être, figurait sur l’armure rouge des morts. Un monde
qui se faisait dévorer par des mâchoires d’acier.
Le vieil Ulrik était auprès de Ragnar, les traits dissimulés sous le casque en
crâne de loup. Les optiques rouges surveillaient l’obscurité du tunnel en
avant de la barricade.
— Alors ? Combien ? » demanda Ragnar au Wolf Priest.
Le rire d’Ulrik fut sec et rocailleux.
— J’ai ouvert la gorge de neuf dévoreurs de monde, aujourd’hui. Neuf. Tu
peux en dire autant ?
— Il pourrait le dire, » intervint Alrydd depuis l’autre côté de Ragnar.
« Mais ça ne serait pas vrai. »
La réponse de Ragnar fut précédée d’un nouveau ricanement, encore plus
féroce et déterminé que les autres.
— Seulement trois, Tueur. Mais la journée est encore longue. »
La marée arriva en une vague hurlante de chairs, et ce qu’il restait de la
Grande Compagnie de Ragnar se dressa pour la repousser. La tactique de
l’ennemi était sommaire, mais indéniablement efficace : remplir le tunnel
de chair à canon pour que les Loups se fatiguent à venir à bout de ces
hordes d’esclaves zélés. Même les bras immortels finissaient par se lasser,
et même la main finissait par trembler. Les hommes de Ragnar se battirent
sans jamais relâcher la poignée de leurs armes, presque à court de munitions
et de carburant pour les lance-flammes.
Les culasses des bolters se mirent à claquer à vide. Les épées et les haches
tronçonneuses finirent par se coincer, leur mécanisme englué par les
lambeaux de chair humaine, leurs dents émoussées ou leurs moteurs
bloqués.
Derrière la barricade de corps massacrés, Alrydd luttait du côté droit de
Ragnar, pendant qu’Ulrik occupait le gauche. Le torrent d’hommes et de
femmes crasseux buttait contre la fine ligne des Loups. Des centaines de
poignards et de gourdins étaient maniés par des bras dénutris, incapables de
traverser la céramite.
Les Loups ne voyaient plus rien d’humain chez ces gens qui les
assiégeaient. Pour les Einherjar, ils n’étaient plus que des organismes qui ne
constituaient qu’une seule et unique vague de chair. Se dresser face à cette
horde revenait à lutter contre un océan de muscles, d’os et de haillons.
Ragnar tuait à chaque mouvement de ses muscles douloureux. Un poing
écrasa le crâne d’un homme. Un revers de sa lame sépara la tête d’une
femme de ses épaules. Un coup de crosse de son pistolet écrasa le visage
tordu d’une chose mutante qui s’agrippait à sa cuirasse.
Il en venait toujours d’autres, épuisant les ressources des Loups heure
après heure.
Le vox était inutilisable, noyé dans des interférences de hurlements
distordus, incompréhensibles. Les Loups apprirent à les ignorer, ça n’était
qu’un bruit de plus venant s’ajouter au vacarme général.
Quand la marée daigna se calmer un peu, ce ne fut qu’un bref répit. De
plus grandes silhouettes approchèrent au milieu des rangs, portant les
mêmes armures que les Loups et brandissant des armes neuves alors que
celles des hommes de Ragnar étaient presque hors d’usage.
— Skitnah ! » gronda Ragnar par-dessus la mer en furie. Skitnah.
Corruption. Souillure. Les World Eaters étaient de retour et il rappela
chacun de ses guerriers restants à rejoindre la barricade.
Alrydd renversa la tête en arrière et poussa un hurlement. Entendant que le
barde était encore en vie au côté de leur seigneur, les survivants de la
Grande Compagnie de Ragnar reprirent son cri.
D’autres ennemis vinrent. D’autres ennemis moururent. Il ne fallut pas
longtemps pour ajouter leurs cadavres à la barricade tant les épées
tronçonneuses chantèrent.
Ragnar se sentit étrangement exposé à devoir combattre sans la totalité de
sa Wolf Guard autour de lui. Même la toute dernière recrue de la Première
Meute, Tor, surnommé Wolfheart par ses pairs et frères, avait su imposer sa
présence près de lui durant les dernières campagnes. Il ne combattait
désormais plus qu’avec Alrydd Dirgehowler et Ulrik le Tueur, ses autres
frères les plus proches ayant été détachés auprès d’autres escouades.
Éparpiller leurs talents encouragerait les guerriers épuisés. Chaque Blood
Claw et Grey Hunter ne se battrait qu’avec plus d’ardeur dans l’ombre de
l’un des compagnons du jarl.
Ragnar hurla au milieu de la mêlée, il donna voix à sa rage en un cri
libérateur. Ses muscles peinaient à répondre sous les couches de céramite, il
ne restait debout que par l’appel conjugué du devoir et de la colère. La
colère qu’il se puisse exister des guerriers croyant pouvoir mettre un terme
à l’existence d’une légende ; le devoir, car il refusait de tomber tant que
ceux qui dépendaient de lui respiraient encore.
Il ne tuait pas qu’avec sa lame, son bolter, ses poings ou même ses bottes.
Ils n’étaient que de simples outils. Ragnar tuait avec son cœur et son âme,
se jetant avec l’énergie du désespoir dans le moindre geste, inspirant la vie à
chaque souffle.
Plusieurs Loups se succédèrent à ses côtés sur la première barricade. Il
faisait en sorte que les escouades se relayent chaque heure et les épargnait
autant que possible, renvoyant les blessés en seconde ligne afin qu’ils
puissent servir de réserve en cas de besoin. Leur rôle était double, même si
le deuxième était moins acceptable ; si la première ligne venait à tomber, les
blessés tenant le second mur constitueraient la toute dernière ligne de
défense.
Seules deux personnes restèrent là en permanence. Alrydd se démenait
auprès de lui, la lame du barde ne cessait de s’abattre pour trancher et
éventrer. Le crozius d’Ulrik était à peine visible tant il tombait avec célérité
et résonnait telle la cloche d’une cathédrale chaque fois qu’il frappait. Les
Loups alentour faisaient preuve d’une égale férocité, celle-ci n’étant même
plus loin de se transformer en sauvagerie. Dos au mur, ils devenaient ces
bêtes dont ils avaient pris le nom.
Un autre cri s’éleva le long de la barricade. Un hurlement à bout de
souffle, plus proche du hoquet que d’un vrai cri poussé à pleins poumons.
Sans le vox, le jarl n’avait aucun moyen d’estimer ses pertes. Ils hurlaient
désormais afin que leur seigneur puisse compter ses morts.
Le poids du nombre restait une menace, même si les individus isolés n’en
étaient pas une. Il s’agissait de simples soldats qui avaient jadis servi dans
la Garde Impériale, des gens qui avaient oublié toute loyauté et discipline,
mais qui n’en étaient pas moins acharnés. Ils s’agrippaient à ses chevilles, à
ses bottes, à sa ceinture. Ils lui attrapaient les bras et les hanches pour
l’empêcher de se défendre. Avec une régularité ahurissante, des fous se
jetaient sur sa lame, s’empalaient volontairement dans l’espoir de retenir
son arme baissée ne serait-ce que quelques instants.
L’un d’eux, plus rusé que les autres, parvint à ramper sur les cadavres qui
jonchaient le sol, évita les coups de bottes d’une douzaine de Loups. Il se
releva une fois la ligne de front franchie et se jeta sur le paquetage dorsal du
jarl. Des doigts avides cherchèrent la crête de chasseur et à lui ouvrir la
gorge. Son audace fut réduite à néant quand il fut délogé du dos du jarl par
un coup d’épée d’Alrydd. L’un des bras resta pourtant en place, agrippé à
l’épaulière d’une main désormais morte. Un geste d’épaule le fit tomber et
il disparut à son tour dans la mélasse de corps dans laquelle les Loups
s’enfonçaient jusqu’aux genoux.
À la surface de ce monde en guerre, le jour et la nuit avaient encore une
signification. Sous terre, c’était le crépuscule perpétuel. Les cadavres en
décomposition ajoutaient leur puanteur à l’atmosphère malodorante des
tunnels.
Lorsque le troisième jour toucha à sa fin, Ulrik enleva le casque de Russ
de sur son crâne et inspira l’air empuanti à pleins poumons.
— Nous ne pourrons plus tenir longtemps, » dit-il au cours d’un moment
d’accalmie.
— Je sais. » Ragnar était couvert de sang et se servait d’un pan de peau de
loup pour nettoyer les dents encombrées de Croc de Givre.
— Retire les Terminators de la ligne de front et utilise-les pour creuser un
passage dans les tunnels effondrés.
— Ça va leur prendre une éternité. Nous en avons besoin sur les
barricades.
— C’est notre seule chance, Blackmane. Donne l’ordre. »
Il était rare que le Tueur ose donner un ordre au Jeune Roi. Ragnar secoua
la tête et remit en route Croc de givre, maintenant que son mécanisme était
dégagé.
— Non, vieux père. Tu l’as dit toi-même, nous n’atteindrons jamais
Lavok. Demander à Greylock et aux autres de creuser comme des rats dans
le noir n’y changera rien. Crois-tu seulement qu’ils accepteront ? Tueur, va
toi-même demander aux meilleurs guerriers de la Compagnie d’abandonner
le combat pour gratter la terre. Tu verras ce qu’ils te répondront. »
Ulrik regarda par-dessus la barricade, vers l’océan de cadavres qui
couvrait le sol du tunnel, parfois sur une épaisseur qui leur serait arrivée à la
taille. Il plissa des yeux.
— Quels étaient les ordres que tu as donnés à Nightblade, jarl ? »
demanda-t-il.
— Quels ordres peut-on donner à un Scout ? D’explorer tous les endroits
où une armée pourrait aller. Je l’ai renvoyé à Kasr Belloc.
— L’ennemi tient Belloc, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Gagner la
surface reviendrait à mourir loin derrière les lignes ennemies. Même s’il
parvient à sortir de la cité, le reste d’entre nous n’y arrivera pas. Pourquoi
lui as-tu demandé ça ?
— Il ne va pas chercher à s’échapper, » répondit Ragnar. « Je l’ai envoyé
chercher la source d’émission de ces signaux de brouillage.
— Mon jarl, » soupira Ulrik. « Tu les as envoyés, ses hommes et lui, à la
mort à un moment où nous aurions besoin de chaque lame à nos côtés. Ce
sont des vies gâchées. »
Ragnar gratifia son mentor d’un regard froid. Au lieu de répondre, il
préféra se préparer en vue du prochain assaut.
Et la marée revint, se brisa sur eux et ne se retira qu’après onze longues
heures.
Il n’est jamais facile de tenir le compte des pertes dans une telle moisson
de vies. Pourrait-on dire qu’un Loup est tombé pour cinquante humains ?
Un pour cent humains ? Qui aurait pu le savoir avec certitude ? Dans de
telles circonstances, la confusion était pardonnable, même parmi l’élite
génétique de l’humanité. Les souvenirs peuvent être trompeurs lorsque les
guerriers sont trop éprouvés pour faire fonctionner leur mémoire et compter,
un par un, le nombre de vies perdues. Le temps a toujours tendance à jouer
des tours à celui qui combat pour sa vie.
Une véritable rivière de sang s’écoulait sous les bottes de Ragnar, et cela
n’avait rien d’une licence poétique. Les morts lui arrivaient à la taille et il
devait les repousser de part et d’autre du mieux qu’il pouvait, ou les empiler
un peu plus sur la barricade.
Durant ce bref répit, les Loups restèrent une fois de plus sur place, trop
fatigués pour simplement s’éloigner de leur rempart improvisé et se frayer
un chemin parmi les morts. Plusieurs se laissèrent tomber là où ils étaient,
murmurèrent des prières aux anciens dieux de leurs ancêtres. D’autres
implorèrent l’Empereur, non pour qu’il vienne les sauver, mais pour lui
demander de tourner tout de même son regard sur eux et d’être le témoin de
leur ultime acte de courage et de gloire.
Ragnar resta debout… à grand-peine. Il baissa la tête et laissa le sang et la
sueur dégouliner le long de son visage. Quand il fermait les yeux, la douleur
dans son crâne se calmait un peu. Durant plusieurs battements de cœur, il ne
fut même pas certain de pouvoir les rouvrir un jour. Il entendait déjà
l’ennemi revenir à la charge, le vacarme qu’il faisait était devenu une vraie
torture. Cette fois-ci cependant, ça n’était pas le bruit de ces bottes de cuir
que portaient les gardes félons, mais un lourd martèlement de céramite sur
la pierre. Cela devenait un véritable roulement quand assez de guerriers s’y
mettaient, comme un grondement de tonnerre que Ragnar ne connaissait
que trop bien.
Combien de temps avant qu’ils n’atteignent la barricade ? Difficile à dire.
Vingt minutes ? Dix ? Cela ne faisait de toute façon aucune différence.
C’était, à plus ou moins long terme, la fin. Chaque Loup le savait.
— Ne discute pas avec moi, » murmura-t-il entre ses lèvres en reprenant
une conversation interrompue une heure plus tôt. Alrydd comprit
immédiatement.
— C’est mon rôle de discuter avec toi, » répondit le barde. Ses mots
auraient pu être ceux d’un sage ou bien l’imploration d’un couard. Il les
prononça de toute façon avec une insolence que Razortongue n’aurait pas
reniée. « Quand tu as tort, Blackmane, c’est mon rôle de te le dire. »
Tous les guerriers qui l’entendirent purent voir combien cela lui coûtait de
dire cela. Défier son jarl n’était pas une chose à prendre à la légère.
— Et en quoi je me tromperais ? » Ragnar cracha un jet de salive
ensanglanté dans le monceau de cadavres à ses pieds. « Dis-le-moi, toi qui
es plus malin que tout le monde.
— Nous pouvons tuer plus d’ennemis si nous restons ici, » répondit
Alrydd. « Retourner à la surface serait un suicide, à moins que la cité n’ait
été reprise. Les barricades nous protègent plutôt bien, et l’ennemi meurt en
nombre. Quoi d’autre importe, désormais ? »
Ragnar rouvrit les yeux et les porta vers cette obscurité puante.
— En tuer davantage n’a aucun sens. Une gloire vaine, Dirgehowler. »
Le barde s’aspergea le visage avec l’eau de sa gourde, il préférait gaspiller
le précieux liquide pour nettoyer ses yeux du sang empoisonné de l’ennemi.
Il tendit ensuite le récipient à Ragnar.
— C’est un bel endroit pour mourir, mon frère.
— Un bel endroit, certes, mais pas une belle manière.
— Question de sémantique.
— Ah oui ? Je préférerais mourir en essayant de regagner la lumière du
soleil plutôt que de continuer à moissonner l’ennemi dans cette obscurité. »
Alrydd était trop fatigué pour rire.
— Tu entends ce que tu dis, sire ? Si nous nous replions vers la surface,
nous perdrons l’avantage de ces barricades et abandonnerons ce carrefour
stratégique. Nous serons morts avant même de l’atteindre, cette fameuse
lumière du jour.
— Nous creusons juste notre propre tombe derrière ce mur de cadavres. Tu
parles de barricades ! Ce n’est rien de plus qu’un tas de viande froide.
— C’est pourtant grâce à ce tas de viande que nous sommes encore en vie,
et rien d’autre.
— Si je meurs ce soir, chanteur, ce sera selon les termes que j’aurai
choisis. Nous partons. Fin de la discussion. »
Alrydd savait autant que tous les autres l’inutilité de discuter avec son
seigneur quand celui-ci avait décidé quelque chose.
— Ainsi soit-il. » Il cracha sur le cadavre le plus proche de lui. « Je
commençais à me fatiguer du décor, de toute façon. »
Ragnar éleva la voix pour appeler les autres.
— Frères, ralliez-vous à moi ! Tous ceux qui sont encore capables de
respirer ! Immédiatement ! »
Alrydd dut retourner plusieurs corps pour parvenir à s’approcher de
Ragnar.
— J’espère que tu sais ce que tu fais.
— N’est-ce pas toujours le cas ? » Ragnar poussa un petit rire en
s’entendant dire cela. Les autres Loups se regroupèrent. Dans un moment
de calme inespéré, Alrydd préféra ne pas insister.
« Écoutez-moi tous ! » lança Ragnar, sans se soucier que sa voix se
répercute en échos dans les tunnels, et sachant très bien que devaient
écouter des oreilles indiscrètes.
Que l’ennemi entende. Qu’il vienne.
« Quittez vos barricades et ralliez-vous à moi. La mort vient à notre
rencontre, armée de bolters tout neufs et de lames affûtées alors que nous
n’avons comme seul choix que d’arracher nos armes aux mains de nos
frères tombés. Mais je rejette cette mort. Vous m’entendez, mes frères ? Je
la renie. Je la refuse. Préparez votre lame et abandonnez tout ce que vous ne
pourrez emporter. Nous allons nous ouvrir un chemin jusqu’à la surface, ou
nous mourrons. Et si la bonne fortune nous permet de retrouver la lumière
du soleil pour n’y trouver que des ennemis, alors je mourrai dans cette cité,
là-haut, en hurlant mon nom au ciel en furie. Voici les paroles de votre
jarl… »
Il laissa ses mots se faire emporter le long des couloirs. Il s’écoula
quelques secondes avant qu’il ne reprenne.
« … Et votre jarl suppose que vous l’accompagnerez. »
Ils ne l’acclamèrent pas. Ils rirent. De fiers sourires éclairèrent leurs
visages meurtris, et les survivants de la Grande Compagnie de Ragnar
gratifièrent leur jarl de rires sincères.
« Préparez-vous, » ajouta Ragnar. « Nous avancerons, quel que soit ce qui
se dressera sur notre passage. Tueur, le schéma, je te prie. »
Ulrik alluma son projecteur portatif et fit apparaître l’image du réseau de
tunnels. L’image chancela, toujours aussi instable.
« Nous pourrions nous séparer, » reprit Ragnar en indiquant la carte.
« Nous devons faire le choix entre plus de six cents conduits, et chacun
d’eux est probablement infesté d’ennemis qui se dirigent vers ici. Ils
veulent nous étouffer jusqu’à la mort, c’est clair. Si nous nous séparons,
nous augmenterons les chances que quelques meutes arrivent à la surface.
— Mais la situation… » tenta d’objecter un Grey Hunter.
— La situation nous est défavorable quelle que soit notre décision,
Crowcaller. » Ragnar pointa son épée vers la barricade et l’obscurité au-
delà, là où se rapprochaient les bruits de pas. « Et quel que soit notre choix,
nous n’avons que très peu de temps pour nous décider.
— Mais, mon jarl, ce sont les rats qui se séparent. La vermine. Nous
devrions rester groupés. »
Des poings vinrent frapper les cuirasses en signe d’approbation. Ragnar
lutta pour dissimuler sa fierté.
— Une vague d’acier, » dit un autre guerrier. « Nous nous ouvrirons le
passage vers la surface en une seule et grande meute. »
D’autres poings claquèrent.
— Ton jarl a entendu tes paroles, Redhammer. Qu’en dites-vous, mes
frères ? »
Ce fut Redhammer lui-même qui répondit.
— Quelle importance de voir seulement cinq guerriers regagner la surface,
mon jarl, si tous les autres sont tués sous terre ? »
Encore des coups de poing d’approbation sur les cuirasses. Ragnar dut à
nouveau s’empêcher un petit sourire. C’était cela la loyauté. Solidaires
jusque dans la mort.
— Je suis ravi de vous voir d’accord avec moi, mes frères. Qu’il en soit
ainsi. Nous combattrons ensemble. » Ragnar contourna l’image projetée et
se servit de la pointe de Croc de Givre pour tracer un chemin dans la
lumière chancelante. « Mémorisez bien cette route. Chaque jonction et
chaque coude. »
Et il commença à tracer la route, suivi par tous les regards, un chemin qui
évitait les spatioports principaux de la cité ainsi que des secteurs
d’habitation entiers et des districts fortifiés. Les guerriers comprirent une
chose : il leur faudrait presque une semaine pour arriver au bout.
« Cette route va nous faire passer sous les districts industriels, contournera
les endroits où l’ennemi sera le plus susceptible de s’être rassemblé. Nous
éviterons les lieux d’évacuation, les plus larges galeries, les bastions
retranchés qui d’après les derniers renseignements fiables dont nous
disposons sont tombés aux mains de l’ennemi. Mais nous devrons passer
par plusieurs positions qu’ils ont fortifiées en s’emparant du réseau
souterrain. Si nous survivons, et même si cela semble peu probable, nous
devrions émerger en bordure occidentale de la cité.
— Sur la côte ? » demanda Alrydd.
Tous les guerriers présents remarquèrent l’intonation du barde. La côte
avait été l’un des principaux sites d’atterrissage ennemis à l’extérieur de la
cité. Sortir par là était tout autant une condamnation à mort que de rester là.
— C’est bien la côte, » admit Ragnar. « Ou bien les plaines orientales, au
beau milieu de l’ennemi, ou encore la cité elle-même. Notre meilleure
chance est de sortir bien en arrière de leurs lignes de front et de revenir vers
la nôtre. Au moins, depuis la côte, nous pourrons rétablir nos
communications avec la flotte, ou bien prendre en direction du sud, vers
Kasr Corollus, et faire notre jonction avec les régiments cadiens sous les
ordres des Black Templars.
— S’ils sont encore là, » fit remarquer le barde.
— Tout dans la vie est une question de si, » répondit Uller. « Tais-toi si tu
n’es pas capable de comprendre ce qui est important. »
Alrydd leva une main pour lui adresser un geste sans équivoque, pour se
rendre compte que c’était justement celle qu’il avait perdue quelques heures
plus tôt. Il regarda son moignon quelques instants, avant de grogner son
irritation. Puis il leva son autre main et fit le geste en question.
Ragnar continua comme si ni l’un ni l’autre n’avait parlé.
— Avec la chute de la cité, les chances que nous puissions voir à nouveau
la lumière du soleil sont plutôt minces. Nous le savions quand nous nous
sommes portés volontaires pour tenir les murs et les tunnels d’évacuation.
Mais il vaut mieux mourir en chasseurs, mes frères, et nous retrouver en
face du Père-de-Tout sans avoir à baisser le regard de honte. »
Les assentiments se firent entendre à nouveau, Alrydd se remit sur ses
pieds pour ajouter ses mots à ceux de Ragnar.
— Et n’oubliez pas, nous sommes assez peu nombreux pour que je puisse
surveiller le moindre de vos gestes et m’en souvenir pour les inclure aux
sagas futures. Faites en sorte de ne pas vous déshonorer vous-mêmes, hein ?
Personne n’aimerait que son héritage tombe en ruine. »
Une autre vague de rires salua les paroles du barde, mais le bruit de bottes
en approche manqua de les masquer.
— Allons-y, » ajouta Ragnar.
La compagnie se mit en marche, Ragnar s’attarda un peu pour nettoyer les
dents de Croc de Givre dans un pan de robe crasseuse. Les bruits de pas
enflèrent davantage encore, en un rythme toujours autant discipliné.
Alrydd le regarda et s’adressa à lui à voix basse.
— Tu regrettes de t’être porté volontaire pour cette mission ? »
Oui. Non. Je ne sais pas. Il existe de bien pires manières de mourir.
— Peut-être, » admit Ragnar.
— Tu ne devrais pas. Ils sont des dizaines de milliers à avoir survécu juste
parce que nous avons tenu notre poste dans cette cité autant que nous avons
pu. Toute la milice, tous ces soldats. Ils ont besoin de nous. Une cité qui
aurait dû tomber en quelques heures a tenu plus d’un mois, mon jarl. Même
si nos restes ne reviennent jamais au chapitre, nous pouvons mourir avec
fierté, et si c’est la dernière fois que Croc de Givre chante dans ta main, fais
en sorte que sa dernière chanson résonne en échos pour l’éternité. »
Tu sais trouver les mots, barde.
Ragnar finit de nettoyer son arme et la tourna dans sa main à la recherche
du moindre signe de corrosion.
— Qu’il en soit ainsi, mon frère.
— Ça aura été un honneur de combattre à tes côtés, sire.
— La bataille n’est pas encore terminée. » Ragnar ralluma l’inestimable
épée. Les dents de kraken rugirent le long de la lame, tranchant dans l’air,
mais avides de mordre dans la chair. Il leva bien haut son arme et hurla à
l’attention des ténèbres. « Pour Russ et le Père-de-Tout ! »
Des dizaines de guerriers reprirent en chœur.
DEUXIÈME PARTIE
Cretacia, Le berceau des dragons
I
Cretacia, Monde d’origine du chapitre des Flesh Tearers
L’année du Fer Rouge et du Réveil des Tempêtes
961.M41

Désarmé, les poings liés dans le dos, le prisonnier faisait les cent pas dans
sa cellule. Il était tel que l’on aurait pu s’attendre de la part d’un Loup :
l’œil fier et drapé dans les fourrures de son monde natal, son armure
incrustée de runes qui ne signifiaient pourtant rien pour un regard étranger à
son chapitre et sa tribu.
Le plancher sous ses pieds lui renvoyait le claquement du métal sur le
métal. Le prisonnier ne cessait de marcher dans cette cellule, patientant
juste parce qu’il n’avait pas d’autre choix. À la manière de ceux qui étaient
nés à l’air libre, se sentir captif l’oppressait au plus haut point.
Ça n’était pas que sa capture eut été une surprise, bien entendu. La seule
chose surprenante était peut-être le fait qu’il soit encore en vie.
Il fit face à ses geôliers quand ils vinrent vers lui. L’un d’eux était un
Chaplain, du moins si le rosarius en médaillon pouvait être d’une
quelconque indication, et son visage à la peau sombre n’était qu’un
conglomérat de tissus abîmés et de reconstruction cybernétique. Quelques
mèches de cheveux éparses poussaient entre des pans de peau cicatrisée et
des traces de brûlure.
— Tu es le personnage le plus vilain sur lequel j’ai eu le loisir de poser
mon regard, » lui lança le prisonnier. « Mais, par le Père-de-Tout, j’imagine
que tu es fier de ces cicatrices. »
Le Chaplain désactiva les champs réfracteurs qui entouraient la cellule,
l’un après l’autre. Les barrières anti-cinétiques s’effondrèrent dans des
grésillements d’air torturé. Le Chaplain entra dans la cellule, le prisonnier
recula de devant la porte, sans le moindre geste d’agressivité.
« Je cherche à rencontrer le Haut Guerrier de ton chapitre, » dit le
prisonnier. « Gabriel Sawtooth, seigneur des Flesh Tearers et maître de ce
monde. J’ai hâte de m’entretenir avec lui, face à face, les yeux dans les
yeux.
— Le Chapter Master Seth est bien loin d’ici, » répondit le Chaplain. « Il
fait la guerre au nom de l’Empereur. Je suis le frère-Chaplain Scarath. Vous
connaissez déjà le sergent Vorain. Il faisait partie du groupe d’abordage qui
vous a conduit ici.
— Prêtre, » l’accueillit le prisonnier. « Chef de meute, acceptez tous mes
salutations.
— Nos noms auront une certaine utilité. Mes frères et moi nous contentons
rarement de titres. Vous êtes celui que l’on nomme Blackmane, n’est-ce
pas ?
— Pour mes pairs et mes frères, je suis en effet Blackmane. Les étrangers
m’appellent plus souvent Ragnar. Il en est ainsi, chez nous.
— Ragnar, dans ce cas. »
Le Loup montra ses crocs dans un sourire.
— Êtes-vous au moins venus me remercier pour vous avoir rapporté votre
navire ? Nous avons passé de longs mois à naviguer jusqu’à vos cieux. Mon
jarl a même offert la présence de l’un de ses Navigators en vue de ce
voyage, un présent inestimable. Et vous nous récompensez en nous jetant en
prison. On sait accueillir les gens, sur Cretacia, dites-moi. »
Scarath parlait très couramment le langage impérial commun dans la
galaxie. Il put comprendre les mots de Ragnar, mais l’ironie propre à la
culture des Loups lui échappa.
— Je ne suis pas ici pour vous remercier, » dit-il. « Mais pour vous
annoncer une sentence.
— Une sentence ? Ah ! Et pour quel crime ? »
Scarath se demanda si le guerrier qu’il avait en face de lui n’était pas un
simple d’esprit. Pour lui, la réponse était évidente.
« Pour le crime d’être un Loup ? »
Un instant, Ragnar se dit qu’aucun des guerriers présents n’allait répondre.
Ni le sergent balafré, ni l’austère et sinistre Chaplain.
— Pour le crime d’être un Loup, » approuva le prêtre. « Pour être un
traître issu d’un chapitre de traîtres.
— Ah ! Et donc, vous souhaitez m’exécuter. Je comprends maintenant
dans quel sens souffle le vent. Poursuivre cette guerre entre nos chapitres
signifie plus pour vous que de restaurer la fraternité. Je suppose que Nalfir
va connaître le même sort ? »
Le Chaplain pinça les lèvres et plissa les yeux. Il parla d’un ton aussi
neutre que l’était son regard.
— Vous êtes tous les deux morts dès l’instant où vous avez pénétré dans
notre domaine. Tout comme nous le serions si nous entrions dans le vôtre. »
Pour la première fois depuis son emprisonnement, plusieurs jours plus tôt,
Ragnar sentit monter un certain agacement.
— Êtes-vous donc à ce point dénué de sens de l’honneur que vous nous
condamnez sans nous écouter ? Nos chapitres étaient frères, autrefois, des
lignées remontant aux plus pures des sources, descendant du plus loyal des
pères.
— Les temps changent, » répondit Scarath d’une voix implacable.
Ragnar fit claquer ses dents.
— Ça n’est pas tout à fait faux, en effet. C’est donc ainsi que vous traitez
ceux qui devraient être vos alliés, cette noirceur que vous cachez dans vos
âmes, quelle qu’elle soit, doit être plus sombre que ce que quiconque aurait
pu supposer. Vous avez raison de me tuer. La mort vaut mieux que cette
pathétique hospitalité que vous nous proposez. »
Scarath ferma un moment ses paupières tailladées de cicatrices et inspira à
fond. Ragnar ne put vraiment comprendre la signification de ce geste.
C’était soit un signe de profonde réflexion, soit une manière de maîtriser
une colère qui montait. Il ne put choisir ni l’une ni l’autre, car lorsque le
Chaplain rouvrit les yeux, il n’y avait rien d’autre qu’une inébranlable
détermination dans son regard.
— Nous allons donc parler, pour les archives. Pourquoi êtes-vous venus
ici, Loup ? »
Ragnar hésita.
— Que voulez-vous dire ? Je l’ai dit à vos Servitors-geôliers une centaine
de fois, au moins. Vos Apothecaries ont injecté du sérum de vérité dans mes
veines, en violation des lois de l’honneur, mais que j’ai accepté pour
prouver mes intentions honnêtes. Jamais je n’ai dévié dans ce que j’ai dit. »
Scarath s’approcha, emportant avec lui une senteur de céramite usée et
d’huile d’armement. Il vint se placer face à Ragnar, les yeux dans les yeux,
comme le loup l’avait demandé. Des badges honorifiques et des amulettes
renvoyaient la lumière des lumibandes qui couraient sous le plafond de la
cellule.
— C’est moi qui vous le demande, Loup, pas mes esclaves ni mes frères.
Moi, Scarath des Flesh Tearers, châtelain de la Tour Noire. C’est votre
chance de modifier votre histoire avant que vous n’empruntiez le Sentier du
Soleil Couchant. »
Le coin des lèvres de Ragnar remonta légèrement. Il refusait de montrer le
malaise qui lui traversait la colonne vertébrale. Quelle vilaine manière de
mourir, privé d’une fin digne d’un guerrier, dans cette cellule sans fenêtre.
Ça n’était pas qu’il avait peur de connaître ce sort, mais cela ne l’empêchait
pas de le regretter.
— Je suis ici pour voir si la paix est possible entre nous. »
La réponse de Scarath fut immédiate.
— Vous mentez.
— Je ne mens pas, » grogna Ragnar. « Je n’ai fait que parler honnêtement
chaque fois que j’ai ouvert la bouche. Vous ne me punissez pas pour avoir
menti, mais parce qu’il est plus facile de le faire que d’affronter la vérité.
— C’est vrai, » concéda Scarath. « C’est exactement ce que nous faisons.
Mieux vaut un ennemi que l’on connaît qu’un étranger dont on ne sait rien.
Vous n’avez pas ce genre de dicton, sur votre misérable monde ?
— Quelque chose de similaire, » admit Ragnar. « Mais nous reconnaissons
cela pour ce que c’est : la fausse sagesse d’un couard qui cherche à justifier
ses peurs. »
Scarath secoua la tête. Le peu d’émotion qui était apparue dans son regard
sembla balayée.
— Quelle paix offrez-vous, Ragnar ? Parlez-vous au nom de votre
chapitre, ou en celui d’un seul, malheureux et simple commandant ?
— Nalfir et moi parlons au nom de Berek Le Manchot, des Thunderfists.
Il…
— Il n’a aucun pouvoir. Votre seigneur est un guerrier, à la tête d’une
compagnie, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Et au lieu de venir lui-même, montrer sa sincérité, il envoie deux
guerriers trop jeunes pour avoir combattu à Honour’s End. Et comment
pourrions-nous vous faire confiance, Loup ? Même si vous dites la vérité,
vous ne parlez qu’au nom d’une seule et unique Grande Compagnie.
— Notre seigneur pourrait aussi très bien parler au nom du Loup Suprême.
— Que vous dites.
— Nous faisons un premier pas sur la route qui conduira à une
confraternité retrouvée. Comment pouvez-vous rejeter cela ?
— Parce que les Loups mentent, Ragnar. Quelle garantie avons-nous que
vous laisser libres ferait la moindre différence ? Nous pourrions offrir le
pardon à tout votre chapitre sans que cela mette un terme à cette inimitié.
Vous comprenez ? Vous n’apportez pas la paix. Vous êtes venus ici pour
voir si nous sommes damnés et fous, parce que vous croyez que c’est nous
qui sommes à blâmer pour ce jour passé. Les Flesh Tearers crachent sur vos
fausses excuses. Nous n’avons plus la patience de supporter vos coups de
crocs dans le dos, Loups aveugles.
— Attends ! » le rappela Ragnar lorsque le Flesh Tearer tourna les talons.
« Parle, prêtre. Tu nous dis aveugles. Dis-moi au moins pourquoi.
— N’est-ce pas évident ? Croyez-vous que nous n’avons jamais envoyé
d’ambassadeurs au Croc durant le siècle passé ? Et qu’est-il advenu d’eux ?
Il nous fut rendu la tête de trois d’entre eux, dans des bocaux remplis de
fluides alchimiques tirés du venin d’un serpent des mers. Les trois autres ne
sont jamais revenus du tout.
— Jamais on ne m’a parlé de ça. Je ne savais pas.
— Et si vous l’aviez su, quelle différence cela aurait-il fait ? Les Flesh
Tearers se sont fustigés eux-mêmes durant des décennies pour ce qui s’est
passé à Honour’s End. Nous avons pleuré chaque goutte de sang versée ce
jour-là. Comment se fait-il que les Loups ne l’aient pas fait ? Comment se
fait-il que nous soyons emplis de regrets alors que les Loups ne font que
brailler et ricaner ? »
Le Chaplain soupira, comme s’il essayait d’expliquer l’astrocalcul à une
bête de somme.
« Pourquoi les Loups sont-ils si arrogants, agissant toujours sans honte ni
remords ? Comment pouvez-vous vous célébrer comme des héros alors que
tant de sang impérial souille vos propres mains ? Comment pouvez-vous
croire, toujours, que vous êtes les seuls à être d’un blanc immaculé dans une
galaxie au mieux grise ? Êtes-vous donc tous aussi aveugles ?
— Chaplain Scarath… » Ragnar fit un pas en avant. « Il en existe parmi
les Loups qui sont prêts à endosser une partie de la responsabilité pour ce
différend entre nos chapitres. Ne laisse pas cette chance s’échapper.
— Leur part de responsabilité ? Pour avoir voulu profaner nos morts ? »
Scarath serra les poings et les rapprocha de la dague rangée à sa ceinture.
« Vos frères ont pissé comme des chiens sur tous les codes confraternels de
l’Adeptus Astartes ! Qu’ils sombrent dans les abysses, ces Loups, avec leur
part de responsabilité, Ragnar ! »
Il se détourna et partit vers la porte de fer.
« Demain, vous prendrez le Sentier du Soleil Couchant. Il n’existe pas de
mort plus honorable sur Cretacia. Considérez cela comme un cadeau que je
vous fais, au lieu de vous ouvrir la gorge, là, sur place.
— Sergent Vorain ? » appela Ragnar. « Dites-moi qu’il existe plus de
sagesse au sein de votre chapitre que le seul jugement de ce vieux fou. »
Le sergent se retourna sur le seuil pour croiser le regard de Ragnar, puis
s’en alla sans prononcer le moindre mot.
« Scarath ! » cria Ragnar contre la porte qui venait de se refermer. La
céramite heurta le métal renforcé, ni l’une ni l’autre ne céda.
Les verrous furent tirés, les mécanismes jouèrent. Le bruissement des
générateurs de champs se fit de nouveau entendre, laissant Ragnar serrer les
dents et regarder la porte fermée, les poings toujours derrière le dos.
Il ne pouvait décidément y avoir aucune paix entre des chapitres aussi fiers
et obstinés que ceux des guerriers de Fenris et Cretacia. Cela le peinait de
connaître cette mort ignominieuse, mais le pire était de mourir en sachant
que Razortongue avait eu raison depuis le tout début.
II
Pour Vorain, les semaines se succédaient comme elles l’avaient toujours
fait, en tours de garde, puis de repos. Les responsabilités du sergent étaient
nombreuses, et il s’en acquittait au sein de la forteresse-monastère avec
cette obstination qui le rendait indispensable en tant que gardien.
C’était un rôle qu’il n’appréciait pas vraiment, condamné à rester éloigné
des campagnes livrées par le chapitre, mais il l’était justement à cause de
son excellence à le remplir. Rester sur Cretacia était un exil nécessaire, et
qui n’était pas dénué d’honneur. Mais cela ne le rendait pas plus agréable
pour autant. Sa lame n’était pas moins affamée que les épées et les haches
dans les mains de ses lointains frères. Mais eux étaient autorisés à
combattre. Le rôle de Vorain était de veiller sur un imprenable château.
Puis, les Loups étaient venus. Scarath les avait condamnés sans le
consulter à aucun moment. Vorain ne savait toujours pas comment il devait
réagir face à l’interférence du Chaplain. Scarath avait outrepassé ses
attributions, sans poser la moindre question, mais Vorain avait confiance
dans les conseils que pouvait prodiguer le vieux guerrier et la manière dont
il guidait l’âme du chapitre.
La paix avec les Loups de Fenris ? Vraiment ?
Il était un sergent. Il pouvait difficilement prendre ce genre de décision au
nom de tout le chapitre des Flesh Tearers.
Les halls d’une forteresse-monastère de l’Adeptus Astartes résonnaient
toujours des bruits d’une industrie militaire, que ce soit la forge des armes,
les chants ou l’entraînement des guerriers qui composaient un chapitre
space marine. Le château en pierre grise s’élevait au bord du plus grand
précipice de Cretacia, et ne faisait pas exception en cela. Là, Vorain veillait
sur le passé, le présent et le futur du chapitre, pendant que les quatre
compagnies de ce dernier allaient guerroyer au nom de l’Empereur.
Son monde n’était donc que grandes arches et murs de pierres. Ses oreilles
résonnaient du vacarme des forges qui produisaient sans cesse des bolts, et
les détonations de ces mêmes bolts tirés sur des cibles d’entraînement,
heure après heure après heure.
La seule chose qui différenciait le domaine de Vorain des autres
forteresses-monastères de l’Adeptus Astartes était la présence de frères. Là
où une centaine de guerriers constituaient normalement la garnison des
sanctums des autres chapitres, celui des Flesh Tearers était loin d’être dans
ce cas.
Vorain, en plus du colérique et froid Scarath, disposait d’à peine une
trentaine de frères sous ses ordres, lesquels veillaient principalement sur
l’instruction de plusieurs centaines d’aspirants. Avec le temps, il en avait
même perdu ses capacités à discuter, et même l’envie.
Les comptes-rendus d’entraînements avec le Chaplain étaient au moins
source d’échange verbal, mais la plupart du temps, avec ces brutes épaisses
ramassées au sein de la population de Cretacia et dont il devait faire des
initiés, les sujets de conversation étaient plutôt rares. Même ses propres
frères discutaient avec lui de moins en moins, sentant sans doute sa volonté
de rester ainsi à l’écart, en partie à cause de cette amertume due à ce qui
équivalait à un bannissement, en partie parce qu’ils avaient conscience du
fait que le sergent serait probablement et d’ici peu promu au sein de l’état-
major du chapitre. Cela faisait maintenant plusieurs années que la
compagnie des Scouts étaient privée de commandant.
Il regardait souvent les brutes lutter, combattre avec des lames d’os, sous
l’œil des fières bannières de croisade des Flesh Tearers. Il s’agissait des
plus jeunes initiés, tout récemment intégrés dans les rangs des aspirants,
même si leur corps était déjà bien encombré de cicatrices, d’une manière
incroyable pour la plupart des citoyens impériaux, d’ailleurs.
Qu’il était étrange de penser qu’à peine un siècle plus tôt, Vorain lui-même
avait été l’un de ces hommes primitifs. Que le monde lui avait alors paru
petit ! Se réveiller, manger, chasser, dormir. Survivre. Que pouvait-il y avoir
d’autre ? Il n’avait aucun moyen de savoir, alors, qu’existaient cette
immense galaxie et ces millions de dangers qui menaçaient l’humanité.
Il y avait une certaine innocence dans cette sauvagerie. La pureté du
barbare, en quelque sorte.
— Nous devons discuter d’une chose, » lui dit Scarath lorsque celui-ci le
rejoignit pour superviser lui aussi l’entraînement. La grande salle voûtée
résonnait des grognements et des jurons poussés par les hommes des clans,
le claquement des armes, et le battement de tambours tribaux qui se
répercutaient le long des hauts murs. L’air empestait la sueur, le sang et le
désespoir.
— Ce contingent est un sac de bons à rien, » répondit le sergent.
— Vous semblez distrait, Vorain. »
Le sergent ne dit rien, cette fois-ci. Vorain ne voyait pas ce qu’ils
pourraient tirer de ce groupe de potentiels initiés. Il ne se trouvait aucun
futur Flesh Eater dans ce ramassis de brutes épaisses. Leur sang viendrait
abreuver les dalles du sol avant le coucher du soleil.
« J’ai dit que nous devions disc…
— Je vous ai entendu. »
Vorain partit entre les groupes de guerriers. Sans armure, ne portant que les
robes monastiques du chapitre, le visage et les avant-bras à découvert. Il fit
rouler un corps sans tête du bout de sa botte de cuir et se baissa pour
ramasser la hache tombée au sol.
Une belle arme, cela dit. Sa lame trempée de sang brillait sous la lumière
paresseuse filtrée par les vitraux. Ils avaient autrefois dépeint une scène
montrant le Primarch Sanguinius dans toute sa gloire, debout devant la
Porte d’Éternité. La scène était désormais à moitié cachée, masquée par des
plantes grimpantes qui semblaient comme vouloir prendre d’assaut les
murailles à l’extérieur de la forteresse.
La hache ne pesait presque rien entre les mains du Flesh Tearer, mais sa
présence avait pourtant un certain poids. Un écho d’un temps où la survie
était la seule question, et le triomphe la seule réponse.
Autour de lui, les guerriers des tribus ralentirent leurs efforts et
s’écartèrent de l’imposant personnage. Ils se trouvaient en compagnie d’un
demi-dieu au regard sévère et à la mâchoire serrée. Leurs mains se
crispèrent davantage autour du manche de leur arme.
Le Flesh Tearer se débarrassa de ses robes d’un geste d’épaule. Les
hommes reculèrent et levèrent leurs armes.
Ils étaient au nombre de trente et un. Il ne fallut que quinze secondes à
Vorain pour tous les tuer.
Sa sinistre besogne terminée, il resta debout au milieu de la grande salle et
écouta le sang de ces gens indignes de devenir des aspirants ruisseler sur les
dalles. Le bruit calma un peu cet irritant mal de tête. Pas un seul n’était
parvenu à ne porter ne serait-ce qu’une attaque. Malgré toute la dureté avec
laquelle Cretacia élevait ses fils, un sur mille à peine s’avérait finalement
digne de porter la livrée noir et rouge du chapitre.
Vorain jeta la hache au sol, dégoûté.
— Encore une bien inutile moisson, » admit finalement le Chaplain.
Vorain revint vers lui.
— Vous avez dit vouloir discuter d’une chose. Je suppose que vous avez
donc eu des nouvelles des Loups ? »
Les traits abîmés de Scarath se tordirent en une grimace.
— Après trois semaines en dehors des murs ? Leurs os doivent déjà avoir
été nettoyés par les charognards et blanchir au soleil, à l’heure qu’il est.
Non, nous avons reçu des nouvelles des étoiles, Vorain, pas des étendues
sauvages de Cretacia. »
Vorain releva immédiatement la tête. Il ne put cacher l’espoir dans sa voix.
— De la part du seigneur Seth ?
— Lui-même, en effet. »
Le sergent se frappa le torse du poing et cria son exultation vers le haut
plafond de la salle. Scarath attendit que les échos se taisent.
— C’est terminé ? » demanda finalement Vorain. « Nous allons retourner
servir dans une compagnie de combat ? » Et crier dans ce vaste donjon ne
lui suffit plus, il aurait eu envie de faire le tour des remparts et hurler sa joie
au ciel nocturne.
Cette vague d’émotion mourut quand il perçut l’hésitation dans le regard
calme de Scarath. Celui-ci dévoila ses dents de métal en un sourire
compatissant, que Vorain aurait bien voulu alors effacer à coups de poing.
— Notre seigneur nous informe que la dernière fournée de recrutement a
été la meilleure jamais reçue. En remerciements pour votre service
exemplaire, vous êtes promu capitaine de la 10e Compagnie, nomination
qui prendra effet dès l’aube prochaine. »
Vorain fit la moue, autant devant ce titre que devant la déception, qu’il
ressentit comme un coup de poignard.
— Capitaine de la 10e. Nous ne pouvons aligner que quatre compagnies au
plus fort de nos capacités, alors comment pourrait-il y avoir une 10e
Compagnie sans les cinq qui devraient la précéder.
— La tradition, » répondit le Chaplain.
— Et qu’en est-il de l’usure ? Nous mourons plus rapidement que nous ne
recrutons. Le chapitre est en déclin, la malédiction du Primarch nous dévore
de l’intérieur, et tout le monde le voit bien.
— La tradition, c’est la tradition, » dit Scarath. « Et les édits du Codex
Astartes ont servi nos semblables depuis un millier de générations. »
Vorain soupira longuement. L’habitude du chasseur qui contrôle
parfaitement sa respiration pour ne pas se faire détecter par sa proie. Quand
il releva les yeux vers ceux du Chaplain, il secoua la tête.
— Non.
— Je pensais que vous en seriez fier. Frère-capitaine Vorain.
— C’est un titre qui ne sied pas à mes épaules. Qu’a dit le seigneur Seth au
sujet des Loups ?
— Rien, » répondit le Chaplain.
Vorain se retourna totalement vers son frère. Les communications avec les
lointaines forces du chapitre étaient rares, peut-être une fois par an, tout au
plus, relayées par des stations perdues dans l’espace et soumises aux
caprices de l’astropathie. Les Loups étaient arrivés à bord du Baryonyx un
mois plus tôt. Vorain avait attendu depuis l’occasion de communiquer avec
le chapitre.
— Et pourquoi, Chaplain, notre seigneur n’aurait-il rien à dire sur un sujet
aussi grave ?
— Parce que je ne lui en ai pas parlé. La communication a été rompue
avant que j’aie pu en avoir l’occasion. »
Le regard étonné de Vorain se changea en colère. Scarath n’était pas un
fou, pas non plus un menteur, et certainement pas assez mesquin pour ne
pas transmettre une information aussi cruciale au maître du chapitre. S’il
disait que la communication avait été rompue, alors c’est qu’elle avait été
rompue. Cela arrivait souvent. Et même dans ce cas, cette information
aurait dû être la première transmise par le Chaplain. Pas cette pathétique
histoire de promotion. Vorain en fut tellement et soudainement furieux qu’il
n’aurait pu empêcher sa voix de trembler s’il avait dû parler.
« J’ai à nouveau transmis cette information par chœur astropathique, »
l’assura Scarath. « Pour la troisième fois, je vous le rappelle. Si l’Empereur
le veut, ce message atteindra le chapitre, tôt ou tard. »
Vorain ne put s’empêcher un ricanement sauvage.
— Je m’occuperai des transmissions avec le seigneur Seth moi-même, la
prochaine fois. Je demanderai à retourner en croisade. J’en ai plus qu’assez
de cet exil. »
Scarath croisa les mains. Il était bien plus patient que Vorain.
— Cela vous sera refusé, frère-capitaine. Vous avez trop de valeur ici, trop
de valeur pour l’avenir du chapitre. Vous manqueriez terriblement aux
aspirants, ainsi qu’à moi-même.
— J’imagine que je vous manquerais, en effet, » admit Vorain. « Mais
seulement parce que vous ne trouverez aucun gardien qui accepterait de
rester sans rien dire pendant que vous vous comportez comme le chef ici.
— Vous me faites de la peine, frère-capitaine.
— Sauf votre respect, bien entendu. » Vorain ramassa ses robes et les jeta
sur ses épaules. « Et je suis sincère. C’est moi le responsable, Chaplain, pas
vous. J’ai été timide et timoré, trop désireux de ne pas faire de vagues et de
conduire ma mission uniquement selon la tradition.
— La tradition est tout, » fit remarquer le Chaplain. Une fois de plus,
Vorain aurait voulu effacer cette sérénité du visage de Scarath d’un revers
d’épée.
— La tradition n’est rien d’autre que le reflet du passé, » se contenta-t-il
de dire. « Un guide utile, mais rien de plus. Ça n’est pas une loi, Scarath.
Vous ne supporteriez même pas de vivre sous sa coupe. Le passé est jonché
d’erreurs et d’ignominies, et celui de notre chapitre ne fait pas exception. »
Il se détourna et se dirigea vers les grandes doubles portes.
— Le devoir vous appelle, frère-capitaine ?
— C’est frère-sergent jusqu’à ce soir, » répondit Vorain. « Mais
réfléchissez à cela, mon frère. Dans quelques heures, je serai d’un grade
supérieur au vôtre. Un gardien aussi bien par mon grade que par ma
mission. Et ce sera donc à moi de prendre certaines décisions.
— N’est-ce pas là le commencement de l’arrogance, Vorain ?
— Loin de là. Adieu, Scarath. Il est peu probable que nous nous croisions
à nouveau. »
Le Chaplain courut à la poursuite de son frère, par les escaliers de pierre.
Ses lourdes bottes se placèrent presque d’elles-mêmes dans ces
renfoncements provoqués par le passage de la céramite durant des siècles.
— Quelle folie est-ce là ? » demanda Scarath.
— Il n’y a nulle folie dans mes actes, » répondit Vorain. « Seulement de la
fierté. Je vais transmettre ma décision au seigneur Seth, puis je consacrerai
mes armes une dernière fois, et partirai dans la jungle pour retrouver les
Fenrissiens.
— Ils sont partis depuis trois semaines ! Ils sont morts en suivant le
Sentier du Soleil Couchant.
— Et je les suivrai sur ce sentier. Fenris et Cretacia sont tous deux des
mondes hostiles. Il est fort possible que les Loups soient encore en vie,
dehors. »
Les mains du Chaplain se posèrent sur les épaules du sergent et serrèrent
assez fort pour le maintenir en place et l’arrêter.
— Ils sont morts, Vorain. Vous ne prouverez rien par ce pathétique et
obstiné sacrifice.
— Ah non ? » Vorain enleva doucement les mains de son frère, comme il
l’aurait fait d’un enfant un peu trop arrogant. « S’ils vivent encore, alors je
les écouterai, comme nous aurions dû le faire quand ils sont arrivés pour
nous ramener le Baryonyx. Et s’ils sont tombés, alors je retrouverai leurs os
et les renverrai à Fenris.
— Pauvre fou, » cracha Scarath. « Vous n’étiez pas à Honour’s End. Moi
si, et je vous dis que vous leur témoignez trop de respect, plus qu’ils n’en
ont jamais eu pour nous.
— Ils nous ont déjà rendu nos morts. Les frères décédés à bord du
Baryonyx n’ont pas été touchés. Vous l’avez vous-même assuré quand vous
les avez ensevelis dans les cryptes. Quel que soit le tort que les Loups nous
ont fait par le passé, c’était un noble geste de leur part que les Flesh Tearers
se doivent de leur rendre.
— Vous êtes le commandant de cette forteresse, votre mission est de
veiller sur le futur du chapitre. Ce désir de suicide est indigne de vous,
Vorain. »
Le futur ex-sergent ne dit rien durant de longues secondes. Puis il brisa le
silence d’une voix lourde.
— Combien d’aspirants meurent après l’implantation des glandes
progénoïdes ? Combien de frères tombent durant les croisades désespérées
du seigneur Seth ? Combien de nos frères sont enchaînés dans la Tour de
l’Oubli, hurlant leurs délires aux murs de granite ?
— C’est sans aucun rapport, » dit le Chaplain.
— Bien au contraire. Les Loups sont venus à nous, inquiets de leur propre
héritage à la fin du Millenium Noir. Je partage cette peur pour ma propre
lignée, Scarath. Les autres Chaplains et vous connaissez la vérité mieux que
quiconque : notre chapitre n’existera plus avant un siècle. Je ne nous
damnerai pas aujourd’hui à cause d’un futur que nous ne verrons jamais.
Aider à mettre un terme à cette guerre froide pourrait être le plus grand
service à rendre au chapitre. »
Il s’en alla alors, abandonnant Scarath sur les dalles de l’escalier.
Durant son existence sauvage, avant qu’une telle férocité soit canalisée
contre les ennemis de l’Empereur, Vorain avait été un chasseur. L’expertise
première d’un chasseur n’était pas l’endurance, la force ou même son
habileté à la lance. C’était ses talents de pisteur. Un pisteur était capable de
retrouver une proie quel que soit l’endroit où elle s’était enfuie, et trouver
son chemin pour rentrer chez lui, même s’il s’était aventuré très loin de son
village.
Il avait un bolter et une hache à la place d’une lance, et il portait désormais
la céramite rouge sombre de son chapitre au lieu d’avoir décoré sa peau de
scarifications rituelles pour ressembler aux écailles des lézards-rois de la
jungle… Mais cela rassura Vorain de se rendre compte qu’il était toujours
capable de suivre une piste à travers les étendues sauvages de Cretacia.
Il savait que la tâche serait rude compte tenu du mois d’avance des Loups,
et que les indices qu’il découvrit tout d’abord étaient vieux de plusieurs
semaines. Pourtant, il se mit en chasse en éprouvant une rare joie emplir ses
muscles, et se sentit libre pour la première fois depuis des années quand il
s’engagea au pas de course sous les frondaisons humides. Le poids de son
armure n’était pas négligeable, même si cette machine ajoutait ses forces
aux siennes, et il serait en mesure de conserver cette allure durant une
semaine si nécessaire.
Trop rapide, et il manquerait les signes du passage des Loups. Trop lent et
il pourrait très bien ne jamais les rattraper.
Le Flesh Tearer commença par explorer les abords de la forteresse-
monastère, effectuant des cercles concentriques depuis le bastion taillé dans
la falaise. Ne sachant pas quelle direction les Loups avaient prise, cela ne
lui laissait d’autre choix qu’un minutieux travail de recherche, en espérant
que le temps n’avait pas effacé toutes les traces.
Vorain trouva la première le deuxième jour, alors que le soleil brutal de
Cretacia se couchait et plongeait la jungle dans l’obscurité. Plusieurs
empreintes étaient encore visibles dans la boue séchée. Le Loup qui était
passé là y avait enfoncé ses bottes, au point de le maintenir prisonnier.
Vorain vit d’autres traces dans la terre, celles de mains qui avaient cherché
l’équilibre, et il suivit la piste, lisant l’histoire qu’elle lui racontait.
Le Loup avait titubé à plusieurs reprises, comme le montrait la profondeur
de ses empreintes. Il avait atteint une zone plus sûre près d’un bosquet
d’arbres, avait planté ses doigts dans les troncs et s’était tiré de la boue.
Près de la dernière empreinte, il y avait ce qui ressemblait à la trace laissée
par un tabard attaché à la taille.
Ragnar, comprit Vorain. Ragnar s’était enfoncé dans cette boue, s’en était
libéré, puis avait continué.
Seul ? Le Flesh Tearer ne pouvait en être sûr.
Vorain pista les Loups dans les jours qui suivirent grâce à des indices bien
plus subtils. Une vague empreinte de botte, vieille de plusieurs semaines,
dans un parterre d’herbe sèche ; le scintillement d’un bout de métal à moitié
enfoui dans la terre, en fait une douille de bolter vide que le chasseur sortit
à l’aide de ses doigts. Il tomba rarement sur des indications aussi claires que
ces empreintes laissées dans la boue meuble, même si les signes qu’il
découvrit étaient indiscutables sur un fait : les Loups ne cherchaient pas à
s’éloigner de la forteresse-monastère à tout prix. Ils étaient eux aussi en
chasse, tout autant que lui, et faisaient en sorte de rester à proximité du
sanctum des Flesh Tearers. Et s’ils ne se déplaçaient pas vraiment avec le
talent de chasseurs nés sur ce monde, ils ne s’étaient pas dirigés droit dans
la gueule de cette mort rapide que Scarath avait annoncée.
Les signes les plus évidents de leur passage furent offerts par la flore de la
jungle bien plus que par des empreintes de leurs pas. Les Fenrissiens
pouvaient se montrer aussi délicats qu’ils pouvaient, Cretacia était un
monde comptant un million de formes de vie qu’ils n’avaient jamais
rencontrées. Une plante carnivore avait été décapitée, sans doute après
qu’elle ait refermé ses mâchoires sur le visage exposé des Loups. Les
épines d’un arbre à fruits empoisonnés manquaient sur un côté,
probablement arrachées sans plus de mal par la céramite d’un Loup qui était
passé trop près.
Vorain suivit leur piste en petites foulées, ses yeux surveillant sans cesse
les sous-bois, inspirant à grandes bouffées l’air humide et odorant de la
jungle profonde. Il ne prenait plus de précautions que lorsqu’il savait qu’il
pénétrait dans le territoire d’un carnosaure, il progressait alors baissé, armes
en main. Il savait que le bourdonnement de son armure le trahirait aux sens
sauvages des lézards-rois, mais il se déplaçait en prenant toutes les
précautions possibles, guidé par son instinct de chasseur. Inutile de s’attirer
des ennuis pour rien.
Il entendait parfois le pas lourd d’un lézard-roi tout proche, ou voyait une
immense ombre passer à travers la végétation dense. Il s’immobilisait alors,
hache à la main, sachant que le moindre mouvement attirerait sur lui le
prédateur reptilien. Plusieurs minutes après le passage de la bête, quand il
n’entendait plus ses pas ni n’en sentait les vibrations, il se remettait en
marche.
Il ne put tous les éviter. Les plus petits deinonykin raptors, qui chassaient
généralement en meutes piaillantes, étaient toujours une menace, capables
de jeter à terre un homme en quelques secondes et de l’éventrer à l’aide des
griffes qui garnissaient leurs puissantes pattes postérieures. Il les tuait alors
de rafales de bolter s’il sentait qu’ils s’approchaient trop près, et achevait à
la hache ceux qui parvenaient à échapper aux projectiles. Pour un
adolescent tout juste armé d’une lance, ces créatures auraient été mortelles
et figuraient parmi les pires prédateurs de ces jungles. Pour un space
marine, ils ne représentaient une réelle menace que par groupes de plus de
quatre ou cinq individus, et on en croisait rarement un tel nombre dans un
rayon de cent kilomètres autour de la forteresse.
Malgré la misère de son exil, il se réjouit de cette chasse chaque jour un
peu plus. Même lors de ces nuits lamentables où la pluie de mousson le
douchait pendant qu’il continuait de suivre la piste, à regarder par les
lentilles vertes de son casque. Il se sentait libre, bien plus qu’isolé.
Il tomba à plusieurs reprises sur des signes qui prouvaient que les Loups
avaient établi un bref campement. À coups de lames et de bolters, ils étaient
même parvenus à abattre un petit carnosaure, une bête de la taille d’un
cheval terrien, et avaient cuisiné sa chair sur un feu de bois. Chaque fois
qu’il trouvait des restes de repas, sa sympathie pour ces Loups grandissait
un peu. En effet, même quand on enlevait les écailles, la viande de
carnosaure était tout juste comestible.
Il trouva à une occasion des traces de sang génétiquement altéré, laissées
en minces traînées sur le flanc d’un rocher. Le sang était trop sec pour en
tirer quoi que ce soit, mais l’histoire était cependant claire. L’un des Loups
avait boitillé jusqu’à ce rocher pour se reposer un peu après avoir été blessé.
Vorain découvrit également une dent, aussi longue qu’un doigt et
légèrement incurvée. Il crut tout d’abord qu’il s’agissait d’une dent de
carnosaure, mais après l’avoir tournée et retournée dans sa main, il comprit
qu’elle n’appartenait à aucun animal vivant sur Cretacia. Rien dans ses
souvenirs de chasseur sur son monde natal ne présentait des crocs d’une
telle forme. Il avait déjà vu de telles dents auparavant, et il s’en souvenait
parfaitement puisque c’était très récent.
Une dent de kraken. Venant de l’épée de Ragnar.
Quand la deuxième semaine de chasse fut sur le point d’enchaîner sur la
troisième, il fit une découverte qui lui glaça le sang. Un serpent mort, deux
fois long comme un homme, ses écailles marquées d’épines dressées, avec
des taches rouges sur sa chair marron. La tête avait été réduite en bouillie ;
la bête avait été écrasée et jetée de côté de rage, sans doute après qu’elle se
fût laissée tomber d’une branche, comme ces animaux le faisaient au
passage d’une proie potentielle.
Vorain examina avec précaution ce qu’il restait de la bouche de la vipère.
Il put l’ouvrir assez pour y enfoncer son poing. Il repoussa les quatre
crochets. L’un d’eux était intact, les trois autres brisés.
Dans un craquement d’os et de tendons, il ouvrit davantage les mâchoires
pour regarder à l’intérieur. Les conduits sous son palais restaient encore
enflammés, même après sa mort. L’animal était mort quelques secondes
après avoir mordu et lâché son venin.
Un Grida. Sa morsure était plus que capable de transpercer les jointures
d’une armure de bataille space marine.
Vorain laissa retomber le cadavre au milieu des myriades d’insectes qui
avaient commencé à le dévorer, puis repartit de plus belle.
Il trouva les Loups le jour suivant.
Plus précisément, ce furent eux qui le trouvèrent.
III
Ce monde méprisait l’existence humaine. En tant que fils de l’hiver, Ragnar
s’y connaissait un peu en matière de planètes qui luttaient pour combattre la
colonisation. Cretacia était la sœur de Fenris sur ce point, c’était le reflet du
Monde-terre, en plus chaud et plus venimeux.
Après un mois et demi dans la jungle, l’irritation avait laissé la place à la
fatigue, puis la fatigue à la douleur. Les branches basses d’un grand arbre
lui avaient griffé le visage deux jours plus tôt, et ces égratignures qui
avaient tout d’abord semblé bénignes étaient maintenant enflées et
infectées, le démangeant sans cesse et libérant un pus malodorant. Son
armure était ouverte en plusieurs endroits sous les griffes de ces lézards qui
bondissaient en piaillant, des monstres de la taille d’un Thunderwolf de
combat, et les blessures sous la couche de ciment réparateur étaient
enflammées, l’affligeant de fièvre et de courbatures.
Sa physiologie améliorée combattait pour purifier son sang de toute
infection, mais c’était une bataille qu’il ne pourrait que perdre. Ses deux
cœurs battaient d’une manière arythmique et il sentait presque ses organes
bouillonner alors qu’ils résistaient à ce poison qui saturait son sang.
La seule nourriture qu’il avait avalée au cours de ces six semaines avait été
la chair amère et filandreuse de ces lézards qui les avaient attaqués, ce qui
n’avait fait que calmer un peu sa faim tout en lui retournant les intestins.
Nalfir était dans un état pire encore. Un de ses yeux avait enflé à cause de
la piqûre d’un insecte gros comme son pouce. La moitié de son visage avait
gonflé et noirci en quelques secondes. Le reste de son corps présentait
plusieurs blessures subies sous les crocs et les griffes de bêtes qui étaient
parvenues à percer son armure. Son organisme luttait d’une manière si
agressive pour purifier les toxines que sa main bionique avait cessé de
fonctionner plusieurs jours plus tôt, refusant tout simplement de répondre à
sa volonté.
— Mon corps la rejette, » avait dit le barde quand sa main avait commencé
à connaître des dysfonctionnements. « Il traite les nerfs et les muscles
artificiels comme une intrusion qui doit être soignée. »
Tous deux savaient qu’ils seraient déjà morts sans leur physiologie
d’Adeptus Astartes et sans les armures de céramite sacrée pour les protéger.
Malgré leur endurance post-humaine, ils devaient manger et boire pour
maintenir leurs forces. L’eau de la rivière qu’ils avaient trouvée, riche en
micro-organismes, même filtrée et bouillie, leur avait provoqué des maux
d’estomac. Des mouches suceuses de sang les suivaient en bourdonnant
d’un air paresseux, enivrées par les fluides vitaux qu’elles avaient tirés de
leurs veines.
Une nuit, près du feu de camp, regardant le ciel étoilé à travers la canopée,
Nalfir s’était essayé à la philosophie.
— Si Fenris est un monde qui cherche à teinter la neige du rouge du sang
de son peuple, Cretacia cherche à empoisonner le sien pour que leur chair et
leurs os viennent nourrir sa terre.
— Une jolie pensée poétique. Elle serait encore plus belle si celui qui la
portait n’avait pas la cuirasse pleine de vomi séché. »
Nalfir avait fait un geste de sa main mécanique désormais inutilisable, et
Ragnar en avait parfaitement compris le sens.
Plusieurs jours après que sa main eut cessé de fonctionner, Nalfir avait
senti monter des douleurs à son coude et son épaule.
« Des douleurs fantômes, » avait tout d’abord dit Ragnar.
— Oui, peut-être. »
Quelques heures plus tard, la main bionique s’était mise à se serrer et à
trembler, et la douleur était devenue insupportable.
« J’avais oublié ce que pouvait être la douleur, » avait dit le barde.
Il pouvait l’ignorer. Il pouvait ignorer n’importe quelle douleur, à l’instar
de tous ses semblables, mais les spasmes musculaires finirent par l’agacer.
Son système nerveux était épuisé par les conditions auxquelles les exposait
la planète, et les signaux transmis par son cerveau n’avaient plus aucune
cohérence. Il marchait la moitié du temps en proie au délire, jurant dans des
langages provenant de différents mondes de l’espace impérial.
Il suivait Ragnar, laissant le Blood Claw mener la marche, mangeait quand
Ragnar le lui disait, se reposait quand Ragnar lui disait de le faire.
— Nous sommes pistés, » annonça le jeune guerrier un soir, trempé de
sueur sous les ardeurs du soleil pourtant couchant. Ils pataugeaient tous
deux jusqu’aux genoux dans une fange boueuse.
Nalfir tourna la tête et cracha un jet de salive épaisse et sanguinolente. N’y
voyant plus que d’un œil, le pas incertain, il trébucha alors et se retrouva
dans l’eau jusqu’à la taille. Un animal ressemblant à une anguille passa près
de sa hanche, laissant dans son sillage un trait de bave irisée.
Ragnar lui offrit sa main pour l’aider, mais le barde la rejeta. Une fois à
nouveau debout, il dut nettoyer sa gorge encombrée de glaires avant de
pouvoir se faire comprendre.
— Pistés par quoi ?
— Vois par toi-même. »
Nalfir regarda avec son œil restant. Ragnar lui indiquait… quelque
chose… dans la boue le long de la berge du marécage. Quand il vit la faible
empreinte de botte, indiscutablement celle laissée par une armure
énergétique, il cligna de l’œil afin de se remettre les idées en place.
— Nous avons dû tourner en rond et ce sont nos propres traces. »
Ragnar tourna un regard ennuyé vers le barde.
— Je sais par où nous sommes passés. Ce ne sont pas nos traces. Crois-
moi.
— Donc, nos hôtes sont de sortie, eux aussi. » Nalfir rit pour la première
fois depuis des semaines. « Ils doivent vouloir s’assurer que nous sommes
morts, hein ? Ils n’ont même pas confiance en leur propre planète pour faire
le boulot à leur place.
— Si je ne suis pas revenu au lever du soleil, pars sans moi, » lui dit
Ragnar.
— Quoi ?
— Attends-moi ici, Razortongue. »
Les pensées enfiévrées de Nalfir n’étaient plus aussi vives. Il eut du mal à
suivre les paroles du Blood Claw, et encore plus à en comprendre le sens.
— Que j’attende ici, » répéta-t-il. « Mais pourquoi ?
— Parce que tu es le seul appât que nous ayons. Attends ici et fais en sorte
de paraître vulnérable. »
Nalfir renifla et grimaça en entendant l’ordre de son frère. Il grimpa sur la
berge et se laissa tomber pour s’asseoir sur la terre ferme.
— Je devrais pouvoir réussir à tenir ce rôle, je te le promets. »
Il dériva aux frontières de l’inconscience, luttant de son mieux pour rester
éveillé. Parfois, sa main bionique restait tranquille durant une heure, pour se
remettre à trembler et à se serrer d’une manière compulsive sous les
impulsions envoyées par ses nerfs malades. Il restait à regarder le marécage
parfois durant ce qui lui semblait être des heures, pour se rendre compte
finalement qu’il ne s’était écoulé que dix secondes. Parfois il avait
l’impression d’avoir simplement cligné de l’œil, alors qu’il avait sombré
dans le delirium durant de longues minutes.
Il tenta de se redresser quand il entendit le ronronnement de l’armure
énergétique de Ragnar.
— Blackmane, » murmura-t-il. Son œil refusa de se fixer sur la silhouette
qui sortit de l’eau boueuse.
— Non, » dit une voix. « C’est moi, cousin. »
Nalfir ne put s’empêcher un sourire. Sa vision s’éclaircit, comme si son
amusement lui avait donné un point d’ancrage.
— Eh bien, qu’avons-nous là ? N’est-ce pas le sergent Vorain, le gardien
de cette planète ? » Il leva son bolter de sa main valide, et se surprit lui-
même, non sans une certaine fierté, qu’elle ne tremblât pas.
Le Flesh Tearer ne chercha pas à s’écarter de la ligne de mire. Il portait
une hache dans une main et son propre bolter dans l’autre. Tout comme
Nalfir, son armure était tracée d’entailles de griffes et de crocs, décolorée
par la pluie acide. Mais contrairement à Nalfir, ses traits n’étaient pas
ravagés par les venins et les poisons.
— Razortongue, » salua-t-il.
— C’est mon nom tribal. Appelle-moi Nalfir, Crétacien.
— Très bien, Nalfir, donc. Vous êtes seul ? Où est Ragnar ?
— Il est mort.
— Vous mentez très mal, cousin. J’aurais retrouvé ses restes, autrement.
— C’est peut-être juste que tu es un piètre chasseur. Qui sait ? »
Vorain leva un sourcil et respira entre ses dents serrées pour se calmer.
— Dire à un Crétacien qu’il ne sait pas chasser est une grave insulte,
cousin. Sur ce monde, seuls les infirmes et les enfants ne sont pas capables
de nourrir leur clan.
— C’est un peu ce qu’on se dit sur Fenris. » Nalfir grimaça et montra ses
dents ensanglantées. « Admettons. Je ne me sens pas en état de discuter, de
toute façon. »
Vorain secoua la tête.
— Le fait que vous soyez encore en vie est un vrai miracle.
— Et votre hospitalité laisse à désirer. Nous avons dû massacrer la moitié
des lézards de ce continent. Et moi qui croyais que les loups fenrissiens
étaient redoutables. Tout est empoisonné, ici. La moindre bestiole est
venimeuse. La moindre mare d’eau grouille de parasites.
— En effet, » approuva Vorain. « Mais vous n’avez fait que côtoyer les
moins méchantes. Les bêtes les plus dangereuses vivent bien à l’écart de la
forteresse-monastère. Elles ont appris au cours des générations que nous
n’hésitons pas à utiliser nos canons contre celles qui s’approchent trop près.
— Celles que nous avons tuées étaient bien assez méchantes comme ça. Et
leur goût ! Pouah !
— Pourquoi êtes-vous restés dans ce secteur ? » demanda enfin le Flesh
Tearer. « La plupart des aspirants bannis se dépêchent au contraire de
prendre le plus de distance possible avec la forteresse-monastère quand ils
suivent le Sentier du Soleil Couchant. »
Nalfir le gratifia d’un petit sourire.
— On a recherché d’éventuelles caches d’armes ou bunkers. Ensuite nous
avions l’intention de tenter une entrée en force dans votre forteresse. »
Vorain ne dit rien durant plusieurs secondes. Il comprit que le Loup
s’exprimait avec sincérité.
— C’était… très osé de votre part, » finit-il par lâcher.
— Nous sommes des Loups, » répondit le barde, considérant que cette
remarque suffisait. « Mais de toute façon, cousin, j’ai distrait ton attention
assez longtemps. »
Le Flesh Tearer pivota sur lui-même, trois fois plus rapidement que
n’aurait pu le faire n’importe quel humain, mais ce ne fut pourtant pas
suffisant. Ragnar jaillit de sous l’eau boueuse, fit voler la hache de Vorain
d’un revers de Croc de Givre, puis enchaîna par un direct en plein visage du
Flesh Tearer.
Le Crétacien tituba en arrière, tenta de relever son bolter pour se le faire
écarter dans l’instant par la lame du Blood Claw. Vorain reprit l’équilibre et
se retrouva face au regard de Ragnar, les dents de l’épée tronçonneuse de ce
dernier posées sous sa gorge. Ragnar n’avait plus qu’à activer le
mécanisme.
L’eau boueuse dégoulinait de l’armure de Ragnar. Ses cheveux étaient
plaqués autour de son visage, auquel étaient accrochées plusieurs sangsues.
Vorain se reprocha même d’admirer l’habileté du Loup qui avait dissimulé
le ronflement de son armure en rampant au fond du marécage,
probablement durant plusieurs minutes, pour le surprendre par-derrière.
— Bien joué, » concéda-t-il.
— Si j’étais toi, je trouverais bien vite les mots pour me dissuader de te
tuer, » siffla Ragnar.
— Vous avez les remerciements de mon chapitre, » répondit Vorain sans
dévier son regard. « Et notre gratitude pour nous avoir rendu le Baryonyx. »
Ils montèrent le camp à l’intérieur d’une caverne. Un chant discordant se
répercuta sur les parois, celui des jointures grinçantes de leurs armures, de
l’écoulement de l’eau venant de plus profond et des cris distants des reptiles
qui faisaient la loi sur Cretacia.
Ragnar avait essuyé son visage après son embuscade aquatique, mais ses
yeux injectés de sang avaient gardé leur sévérité. La respiration de Nalfir
était comme encombrée de liquide, ce qui pour le Blood Claw ne laissait
présager rien de bon.
Il fut le premier à parler, en écartant d’un geste du gantelet une énorme
mouche.
— Pourquoi es-tu venu, sergent ?
— C’est capitaine, désormais, » le corrigea Vorain, sans que cela
n’entraîne la moindre émotion dans sa voix.
— Toutes nos félicitations, dans ce cas, » grogna Nalfir, amusé par son
propre sarcasme. « Mais réponds quand même à la question.
— J’ai voulu vous retrouver pour vous ramener. » Vorain pointa un doigt
vers l’extérieur de la caverne, vers la jungle éternelle qui couvrait ce monde
d’un horizon à l’autre. « À moins que vous ne désiriez vous attarder là, bien
entendu. »
— Nous ramener ? » rit Nalfir dans un gargouillis. « Pour nous exécuter
proprement, cette fois-ci ?
— Pas du tout. Pour vous renvoyer à Fenris avec les remerciements
officiels du chapitre. Et pour vous y accompagner en tant qu’émissaire et
discuter d’un cessez-le-feu dans cette guerre inutile.
— Tu as dit pourtant que cela dépassait ton autorité. Sergent ou capitaine,
tu n’es toujours pas le seigneur Seth, » rétorqua Ragnar.
— Votre jarl est un seigneur parmi tant d’autres, » dit Vorain. « Sa parole
n’est peut-être pas celle du chapitre entier, mais cela ne la rend pas sans
valeur pour autant. C’est bien au contraire le premier pas vers une fraternité
retrouvée. » Il tapota l’aquila sur sa cuirasse. « Je suis moi-même juste un
officier parmi tous ceux de mon chapitre, et je ne puis que parler pour ces
gens qui sont sous mon commandement. Mais je vous fais part librement de
toute ma gratitude et je reconnais tout l’honneur qui entoure votre action. Il
est possible que nos chapitres se considèrent comme des ennemis dans le
futur, mais nos compagnies respectives ne le sont plus. »
Vorain fouilla dans l’une des petites sacoches à sa ceinture et tendit à
Ragnar la dent de kraken qu’il avait ramassée.
« Je crois que c’est à vous. »
Le Blood Claw la prit en marmonnant un remerciement. La peau autour de
sa bouche était enflée et il avait du mal à contrôler sa production de salive.
Les morsures de sangsues le démangeaient d’une manière indescriptible.
— Tu as donc changé d’avis ? » demanda-t-il au Flesh Tearer.
— C’est vous qui l’avez fait. Par la noblesse de votre attitude en venant
jusqu’ici.
— J’aurais préféré que tu en prennes conscience plusieurs semaines plus
tôt, » dit Ragnar en se grattant la joue. L’une des morsures de sangsue se
remit à saigner.
— Je ne peux pas tout vous dire, même dans ce moment de sincérité. Mais
je peux vous dire ceci. La réalité des Flesh Tearers est que notre tombe est
déjà creusée. Nous ne parvenons pas à recruter assez rapidement, ou pas
d’une manière assez fiable pour remplacer les pertes que nous subissons
dans les croisades du seigneur Seth. »
Les deux Loups levèrent la tête d’un même geste. Ils fixèrent Vorain, les
yeux écarquillés par la surprise.
— Ton chapitre est mourant ? » murmura Nalfir. En tant que conteur, son
intérêt était piqué à vif par la noirceur d’un tel récit.
— Pas dans l’immédiat, mais bientôt. Certains chapitres se reconstruisent
sur plusieurs décennies, mariant devoir, honneur, honte et nécessité.
D’autres continuent de se battre même face aux risques de destruction.
Nous faisons partie de ces derniers. Dans un siècle, notre lignée ne sera plus
qu’un souvenir. Nous ne combattons plus pour la gloire, aujourd’hui, mais
pour laisser un héritage digne du Primarch dont nous sommes issus. Le
seigneur Seth nous conduit dans des croisades à travers toute la galaxie. Il
ne cherche pas à nous sauver, mais à assurer notre héritage aux yeux de
l’Imperium. »
Vorain s’arrêta pour trouver les bons mots avant de continuer.
« Je n’ai pas fait preuve de beaucoup de courage en restant de côté et en
laissant Scarath vous bannir et vous condamner à mourir ici. Plus grave,
c’était inutile. Vos morts n’auraient rien prouvé et ne nous auraient épargnés
en rien. Si je dois mourir, et si ma lignée tout entière doit s’éteindre, alors je
souhaite que ce soient mes ennemis qui maudissent mon nom, pas mes
alliés. C’est donc ma première décision en tant que capitaine, ce que je dirai
si vous me ramenez à Fenris avec vous, et ce que je répéterai au seigneur
Seth si j’en reviens.
— On pourrait rétorquer que ton acte est égoïste, » avança Nalfir. « Tu te
soucies seulement maintenant de ce que dira la galaxie quand tes frères et
toi ne serez plus là. »
Vorain sourit légèrement et ses dents nacrées s’illuminèrent au milieu de
son visage scarifié. Une expression presque espiègle.
— On pourrait dire ça, en effet. Mais il y a aussi un intérêt pratique pour
les Loups. Souvenez-vous, cousins, que je suis celui qui guide les initiés du
chapitre. C’est à moi de former leurs esprits. Et alors que je suis en train de
constituer la prochaine, et peut-être la dernière génération de Flesh Tearers,
ceux-là grandiront avec le savoir qu’au moins certains Loups ont un sens de
l’honneur. »
Nalfir se tourna vers Ragnar et s’exprima en dialecte fenrissien.
— Il ne nous dit pas tout.
Ragnar hocha la tête.
— Pas plus que nous, » répondit-il dans le même langage. « Mais quelle
importance ? »
Vorain ne fit pas le moindre effort pour interrompre la discussion qui
s’engagea entre les deux Loups. Il se leva, se dirigea vers l’entrée de la
caverne, puis activa le vox. Les communications sous la canopée de la
jungle n’étaient pas très bonnes. Quand il reçut la réponse depuis la
forteresse-monastère, il s’exprima en utilisant le langage guttural et
monosyllabique en usage chez nombre des tribus crétaciennes. Si on était
remonté loin dans le passé, on aurait pu retrouver des racines de bas
gothique.
— Qu’est-ce que tu as demandé ? » l’interrogea Ragnar.
— J’ai demandé à ce qu’un Stormraven vienne nous récupérer et j’ai décrit
vos blessures à l’attention de nos Apothecaries, » répondit Vorain d’un ton
neutre. « Nous devons gagner une position élevée pour que l’appareil puisse
se poser. Le bruit des moteurs attire toujours les carnosaures et un pilote ne
pourrait jamais se poser en pleine jungle. Êtes-vous en état de vous mettre
en route, mes cousins ?
— Le plus tôt sera le mieux, » répondit Ragnar en se levant.
IV
Vorain ouvrit la route. Il avait conscience des dégâts infligés par Cretacia
aux Fenrissiens, et fit attention à ne pas forcer l’allure alors qu’il les guidait
le long de la pente. La terre meuble les obligeait à s’aider de leurs mains
pour ne pas glisser. À plusieurs reprises, quand le Flesh Tearer se retournait
pour voir où ils en étaient, il les surprit à progresser à quatre pattes, comme
des bêtes, mais en assumant parfaitement cette attitude.
La lune de Cretacia était haute, mais la nuit humide était tout aussi
impitoyable que le jour. La sueur coulait sur leurs visages et ils cherchaient
leur souffle sous cette moiteur équatoriale.
Comme des chiens, se dit le Flesh Tearer.
Nalfir restait souvent à la traîne. Ragnar l’attendait et entretenait une
conversation riche en jurons. Nalfir le laissait parler. Il grognait à chaque
pas, sa salive rougie par le sang lui coulait d’entre les lèvres.
Ses deux cœurs battaient désormais à tout rompre. La morsure de serpent à
l’arrière de sa jambe répandait venin et corruption depuis deux jours
maintenant, mais son système immunitaire luttait toujours et réduisait
l’infection à une simple, mais lancinante douleur. Marcher était désormais
un combat. Toute sa jambe était enflée et engourdie. Il ne parvenait plus à
dissimuler cette démarche boitillante qu’il avait réussi à cacher pendant
deux jours.
— Oh ! ferme-la, » lança-t-il finalement à Ragnar alors qu’ils grimpaient à
la suite de Vorain. « Blackmane, tais-toi et écoute-moi. »
Le bavardage de Ragnar s’arrêta soudain.
— Qu’est-ce qu’il y a ? »
Le barde ne ralentit pas son allure. Ils atteignirent un secteur plus délicat et
il se remit à quatre pattes, traînant sa jambe blessée derrière lui et
s’agrippant à toute prise qu’il pouvait trouver de sa seule main. Les graviers
rebondirent sur la céramite de son armure avec chaque pas qu’il gravissait.
— Je crois que je suis en train de mourir.
— Oh ! ne sois pas si théâtral.
— Écoute-moi, imbécile. » La voix de Nalfir n’était plus qu’un épais
murmure. « Ce foutu serpent qui nous est tombé dessus, il y a deux jours.
Celui avec des crochets longs comme des dagues. »
Ragnar s’en souvenait. L’énorme reptile s’était jeté sur eux depuis les
branches d’un arbre et s’était enroulé autour du torse, d’un bras et d’une
jambe de Nalfir. Incapable de resserrer ses anneaux à cause de l’armure, il
avait mordu le joint souple, derrière le genou. Trois de ses quatre crocs
s’étaient enfoncés dans la jointure, puis dans la chair en dessous.
Nalfir marqua une pause et essuya sa sueur qui coulait devant ses yeux.
« Je n’arrive pas à neutraliser ce venin. Il est train de me tuer. »
Le visage de Ragnar redevint sérieux quand il comprit que le barde l’était.
— Mais non, Razortongue, c’était juste un serpent.
— Ouais, et un frostwyrm est lui aussi un serpent, hein ? Mais nous les
avons vus tous les deux tuer des Einherjar avec leur venin. » Il se remit
debout lorsqu’ils arrivèrent à un endroit plus rocheux. « Je suis un conteur
d’histoires. Un rassembleur de récits. Je parle plus de langues qu’il n’existe
d’étoiles dans le ciel nocturne, mon frère. »
Ragnar montra du menton Vorain qui grimpait à cinquante mètres devant
eux.
— Tu parles crétacien ? »
Nalfir grimaça.
— Pour autant que cette succession de borborygmes et de cliquetis
constitue un langage, oui, je le comprends. Je l’ai étudié il y a plusieurs
années. Le jarl Thunderfist voulait que je sois prêt à faire office d’interprète
au cas où nous croiserions des Flesh Tearers. C’est comme ça que je l’ai
appris. Et c’est ce que Vorain a dit par le vox.
— Il peut se tromper.
— Il pourrait. Mais je n’en ai pas l’impression. Mon sang est en feu et
j’arrive tout juste à voir à une longueur de bras devant moi. »
Avant que Ragnar ait pu répondre, Nalfir cracha une giclée de sang noir.
« Par les os du Père-de-Tout, quelle manière stupide de mourir. Si tu
racontes ça à nos frères, je te jure de te maudire par-delà ma tombe. Dis-leur
que je suis mort au combat contre… je ne sais pas. Trouve quelque chose
d’énorme, avec des dents de la taille de tes jambes.
— Ça va, cousins ? » les interpella Vorain en constatant que leur allure se
réduisait de plus en plus.
— Tout va bien ! » lui répondit Ragnar.
— Oh ! oui, » ricana Nalfir comme un gamin. « Tout va bien.
— Il te reste combien de temps ? » reprit Ragnar à voix plus basse.
— Je n’en sais rien. Pas longtemps. Le Flesh Tearer avait même l’air
surpris que je sois encore en vie, et je crois qu’il était sincère. J’ai
l’impression d’être mort depuis hier et d’avoir oublié de me laisser tomber
par terre. »
Les cieux choisirent cet instant pour se rappeler à leur bon souvenir et une
pluie poisseuse se mit à tomber.
« J’ai connu des jours meilleurs, » admit le barde. Ragnar ne trouva pas
quoi répondre.
— Continue simplement d’avancer, » dit le Blood Claw au bout d’une
minute.
Cela provoqua un nouveau ricanement de la part de Nalfir.
— Tu trouves toujours les mots pour motiver les autres, mon frère.
Continue simplement d’avancer. C’est comme ça que tu motives un frère
blessé ?
— Je commence à regretter que tu ne sois pas encore mort, Razortongue.
— Ah ! » Le barde essuya la bave putride sur son visage du revers de sa
main. « Je devrais te satisfaire d’ici peu. Et il a fallu que ce soit moi qui me
fasse mordre, hein ? Pas toi, bien sûr ! Avec ta chance habituelle. Mais la
chance finit toujours par tourner Blackmane. Je ne te l’ai pas déjà dit ?
— Juste six ou sept milliers de fois.
— C’est la vérité, tu sais. Le jarl croit que tu es destiné à un grand avenir,
mais peut-être perdra-t-il ses illusions s’il voit à quel point tes discours sont
désastreux. »
Ragnar fronça les sourcils.
— De quoi tu parles ?
— Tu es vraiment aussi naïf, Blackmane ? » Nalfir cracha sur un rocher et
l’aspergea de rouge. « Pourquoi crois-tu que je t’ai autant cherché des poux
depuis que tu as rejoint la Première Meute ? Qui selon toi m’a ordonné de te
pousser à bout et de te tester chaque jour ? »
La tête de Ragnar se mit à tourner, en partie à cause de la fatigue, mais
aussi à cause de cette révélation.
— C’est le jarl qui t’a ordonné ça ?
— Thunderfist est bien plus rusé que la compagnie ne l’imagine. Il ne
cesse de jouer à ce petit jeu. Il m’a demandé de titiller ta fierté et ton
ambition, et ton caractère, surtout. Il ne pourrait avoir un Wolf Guard
incapable de contenir ses colères. Par le trône, mon frère, il était furieux
après que tu as tué ce foutu Dark Angel. Il m’a demandé de te chercher
deux fois plus après ça. Il ne savait plus s’il pouvait te faire confiance.
— Ce combat dans la tanière de la Première Meute… »
Nalfir hocha la tête.
— Et ce qui s’est passé à bord du Baryonyx.
— Je savais que c’était toi. » Ragnar sentit presque à nouveau la main du
Flesh Tearer dément se refermer sur sa gorge, la pression qu’il avait
ressentie sous la force incroyable de ce fou. « J’étais sûr que tu avais
désactivé un bac de stase.
— Les ordres du jarl, » ricana Nalfir, même si cela lui arracha juste après
une grimace de douleur. « Et tu as quand même survécu, hein ? »
Ragnar ne sut plus quoi répondre.
— Je… pensais que c’était juste parce que…
— Parce que je suis un salopard ? » Nalfir sembla peser le pour et le
contre. « Bon, c’est vrai que j’en suis un.
— Razortongue…
— Bon, on a assez parlé de ça. Tu rapporteras ma hache là-bas, hein ?
Greylock l’a forgée pour moi. Il me l’a donnée le jour où j’ai rejoint la
Première Meute. Je n’aimerais pas qu’elle se retrouve à pourrir sur cette
saloperie de monde.
— Bien sûr, mon frère.
— Bien. Parfait. Merci. » Nalfir se hissa sur un rocher, du sang se mit à
dégouliner de son nez. Il renifla. « Pas encore mort, » souffla-t-il. « Pas…
encore… mort. »
Les arbres s’écartèrent et la canopée s’ouvrit pour révéler le ciel gris. Elle
cessa de même de les abriter, au moins en partie, de la pluie qui tombait
dru. Devant eux, Vorain les attendait, sa hache posée sur l’épaule. Quand ils
le rejoignirent, il regarda Nalfir qui s’était appuyé le dos contre un rocher,
puis il parla à Ragnar à travers la grille de son casque.
— Et maintenant, nous attendons. »
V
Le Stormraven approcha en rasant les arbres, son blindage déjà orné de
coulures de peinture dissoute par l’acidité de la pluie. Il volait en faisant
preuve d’une agilité rarement vue pour un appareil de l’Adeptus Astartes,
loin de la lourdeur des plus grands Thunderhawk.
L’appareil ressemblait à un poing fermé, ses turbines hurlaient lorsqu’il
s’approcha. Sur son dos, la tourelle ne cessait de pivoter dans toutes les
directions, à la recherche d’une proie. Le Servitor enchâssé à l’intérieur de
la verrière ne portait attention à rien d’autre que sa mission. Ragnar se dit
qu’il devait avoir été programmé pour une seule et unique tâche, il vivrait et
mourrait dans cette tourelle sans jamais se plaindre. Il était même difficile
de dire s’il avait été un homme ou une femme, c’était simplement un
organisme tout juste nourri, sans genre, identité ou personnalité.
L’appareil abaissa sa rampe pour révéler le compartiment sous le cockpit.
On aurait dit la mâchoire d’un monstre qui s’ouvrait. Des bolters étaient
rangés dans des râteliers et des caisses de munitions étaient stockées dans la
soute mal éclairée.
Vorain fut le premier à sortir de l’abri précaire des rochers, qui les avaient
à peine protégés de la pluie. Il s’engagea sous l’averse alors que les patins
de l’appareil amortissaient en grinçant l’atterrissage sur le plateau rocheux.
Les Loups perçurent tout juste le grésillement dans le vox alors qu’il
conversait avec le pilote, une silhouette qu’ils pouvaient vaguement voir à
travers la verrière blindée.
Le seul avertissement fut une ombre qui passa furtivement devant la lune.
Elle disparut aussitôt. Une éclipse furtive.
Les canons d’assaut de la tourelle dorsale pivotèrent avec vivacité, sans
avoir la moindre possibilité d’ouvrir le feu. L’ombre frappa d’en haut dans
un claquement de métal. Ragnar vit une silhouette immense, ailée, qui
s’envola aussitôt en laissant derrière elle cette puanteur caractéristique des
chairs reptiliennes, et l’écho d’un grincement de métal torturé.
La tourelle de l’appareil d’assaut n’existait plus, arrachée en ne laissant
que des moignons de câbles hydrauliques.
Vorain revint en courant vers leur abri de fortune, criant à l’attention du
pilote par le vox. Le Stormraven reprit l’air, turbines hurlantes, arrosant au
passage les Loups de ses fumées surchauffées.
Ils tirèrent leurs armes, puis la tourelle retomba au sol dans un vacarme de
tôle froissée. Ce n’était plus qu’un amas tordu et brisé. Le Servitor, secoué
de spasmes, essayait vainement de poursuivre la mission pour laquelle il
avait été programmé alors qu’il se vidait de son sang. Ragnar le regarda
s’agiter jusqu’à ce qu’il se tue accidentellement en s’ouvrant la gorge sur un
éclat de verrière.
Le Stormraven lui-même ne cherchait pas à s’échapper. Le pilote lui fit
décrire une élégante courbe et ouvrit le feu à l’aide des bolters lourds de son
nez.
Les flashs illuminèrent le prédateur qui revenait à la charge, le faisant
passer d’ombre indistincte à la bête qu’il était vraiment en un battement de
cil. Les grandes ailes de cuir claquèrent comme les voiles d’un bateau
fenrissien dans le vent rageur. Des serres comme des épées s’ouvrirent sous
la pluie pour se refermer sur le blindage de l’appareil, ce qui lui fit faire une
embardée et entamer une vrille qui fut rapidement maîtrisée.
La créature se posa sur le promontoire avec assez de violence pour faire
trembler les rochers. Des yeux noirs s’ouvrirent et réfléchirent la lumière de
la lune quand la tête osseuse et surmontée d’une crête se tourna vers les
guerriers.
— Un ptyradon, » indiqua Vorain en y ajoutant un juron.
Un dragon, se dit Ragnar dans la même seconde. Une foutue saloperie de
dragon.
Trois bolters furent armés dans le même instant et les projectiles volèrent
aussitôt droit dans l’énorme flanc de la créature. Chaque bolt fit mouche,
mais tous rebondirent sur le cuir épais. Face à cette grêle de tirs, le ptyradon
baissa cependant la tête, ferma sur ses yeux des paupières écailleuses pour
se protéger, et chargea.
Ragnar se jeta hors de la trajectoire du monstre et alla atterrir parmi les
pierres et les graviers, déclenchant même une petite avalanche. Vorain sauta
dans l’autre direction et sprinta tout en rechargeant son arme.
Seul Nalfir resta sur place. Il visa les mains crochues de la bête aux
extrémités de ses ailes. Celle-ci approcha pourtant avec tellement de vitesse
que le Loup rata ses trois premiers tirs et ne toucha qu’une seule fois les
doigts osseux.
Ce fut suffisant. L’instant d’hésitation dans la charge du ptyradon permit à
Nalfir de se jeter à la suite du Flesh Tearer au tout dernier moment, prenant
appui pour cela sur sa seule jambe valide. La bête reptilienne referma ses
mâchoires à l’endroit où il s’était trouvé une seconde plus tôt. Il se laissa
entraîner par son poids dans la pente, au milieu des pierres qui dévalaient
elles aussi.
L’aéronef se présenta à nouveau au-dessus d’eux, baissa son nez, et les
bolters lourds réussirent là où les tirs plus modestes des space marines
avaient échoué. La pluie de projectiles lourds s’enfonça dans la peau
écailleuse et envoya voler dans toutes les directions des morceaux de chair.
L’animal hurla et s’élança dans les airs sur ses immenses ailes, puis
s’accrocha au Stormraven à l’aide de ses griffes. Les moteurs de ce dernier
rugirent sous la surcharge de poids, et dans un hurlement de turbine,
appareil et monstre plongèrent vers le sol.
Ils percutèrent la pente et roulèrent vers le bas. Vingt mètres. Trente.
Cinquante. Ils s’immobilisèrent en un tas fumant au milieu du trajet.
Le silence était revenu. Ragnar tourna son bolter en direction du dragon,
alors immobile. Presque immobile. Il le voyait toujours respirer.
— Razortongue ! » appela-t-il. Le barde se trouvait plus bas encore sur la
pente et s’éloignait de l’épave de l’escorteur et du monstre blessé qui y était
toujours accroché. « Remonte ! »
Nalfir se sentait si faible qu’il faillit éclater de rire. Avoir vécu tant de
décennies en tant que réincarnation immortelle de Russ et du Père-de-
Tout… et se trouver au plus mal à cause de la morsure d’une bestiole de la
jungle. Remonte, avait dit Ragnar. Remonter ? Il était à peine capable de
bouger. Tout ce qu’il parvenait à faire était de continuer à respirer.
Le ptyradon blessé poussa un gémissement presque piteux, leva la tête et
rouvrit les yeux. Ils se posèrent droit sur le barde. D’aussi près, il pouvait
voir que les globes n’étaient pas sans couleur. Ils étaient partagés par une
pupille verticale et reptilienne, plus sombre que l’œil lui-même. Ce que
Nalfir avait pris pour un collier d’épines osseuses commençait à trembler et
à se redresser, chacune reliée aux autres par une membrane de peau
parcourue de veines.
— Remettez votre casque ! » cria Vorain depuis un peu plus haut sur la
pente. « Son venin est aveuglant ! »
Un instant, Nalfir se demanda où il avait bien pu laisser son casque.
Probablement à bord du Holmgang. Comme la plupart des Loups, il
détestait la manière dont son casque masquait ses sens et il évitait de le
mettre le plus possible.
Et l’instant passa, aussi bref qu’un battement de cœur. La collerette du
ptyradon trembla et la bête ramena sa tête en arrière, puis cracha un torrent
de fluide épais. Les gouttes aspergèrent l’armure de Nalfir alors qu’il
cherchait, accroupi et les yeux fermés, sa hache.
« Ne respirez pas ! » entendit-il crier le Flesh Tearer. Comme s’il avait eu
besoin qu’on le lui dise.
Il entendit la bête bouger. Nalfir tendit davantage son bras et trouva enfin
son arme. Ses doigts se refermèrent sur le manche et il le serra fort, tout en
activant la rune de mise en marche. La hache énergétique crépita en
s’éveillant à la vie, le champ énergétique entourant la large lame grésilla et
vaporisa sous sa chaleur les gouttes de pluie.
Il était aveugle. L’une de ses jambes était morte, de la cuisse aux orteils.
L’une de ses mains était inutilisable. Il était trempé d’un poison toxique qui
rongeait les plaques de son armure et dont les vapeurs en feraient autant de
ses poumons s’il les respirait. Ses chairs le faisaient souffrir par toutes ces
agressions dont ce monde incroyablement hostile s’était montré coupable.
Et ses seuls alliés étaient l’un de ces Flesh Tearers qui l’avaient injustement
condamné à errer dans ces étendues sauvages de Cretacia, et son frère
Blackmane, considéré par tous soit comme un individu instable, soit comme
l’héritier du jarl, selon à qui vous posiez la question.
Franchement, il pensait que Ragnar était un peu les deux à la fois.
Et par-dessus le marché, Nalfir mourait à petit feu à cause du venin qui
rendait pâteux le sang dans ses veines, inoculé par un serpent aux crochets
de la taille d’une dague et capables de transpercer une armure énergétique
Mark VII.
Il en rit, incapable de se retenir, et une fois qu’il eut commencé, il se rendit
compte qu’il ne pouvait plus s’arrêter. Il aspira les vapeurs toxiques et sentit
immédiatement sa gorge et ses poumons le brûler. Même son amusement en
prit un coup, mais il garda les yeux fermés. Mieux valait être aveugle par
choix plutôt que de laisser ce venin lui détruire les yeux. Le résultat aurait
été le même, mais au moins n’était-il pas distrait par la douleur.
Nalfir Razortongue se redressa sur sa seule jambe valide, pour, il n’en
doutait pas, la toute dernière fois de son existence, puis donna de grands
coups de hache pour se détendre les muscles, et fit face à ce qui devait être
la direction de laquelle viendrait le monstre draconien.
D’une jambe raide, il boitilla vers sa destinée. Il l’affronterait debout, sur
ses deux pieds, comme il convenait à un guerrier de Fenris.
Ragnar vit Nalfir tituber vers le ptyradon et comprit que son frère de meute
marchait à sa mort. Il prit alors sa décision. Il n’allait pas tirer sur la bête.
Pas plus qu’il ne chargerait vers le bas de la pente pour aller aider Nalfir.
Le bolter dans sa main tira une seule fois et projeta un bolt à travers la
pluie. Il impacta et explosa à un mètre devant les bottes de Vorain, envoyant
voler une pluie de graviers et d’éclats qui martelèrent l’armure du Flesh
Tearer.
— Laisse-le combattre ! » cria-t-il à son cousin en armure rouge. Vorain
était trop loin pour comprendre les mots du Loup, mais il saisit son
expression. Il hésita tout de même une seconde, puis répondit en fermant le
poing, ce qui dans le langage de bataille commun à l’Adeptus Astartes
signifiait qu’il était d’accord.
Ragnar abaissa son arme. Un guerrier fenrissien allait mourir. Ses
camarades n’allaient pas interférer ou s’interposer. Il utilisa la langue de sa
tribu pour crier au barde blessé de toutes les forces que lui permettait son
corps affaibli par l’infection.
« Que le Père-de-Tout t’accueille auprès de Lui, Razortongue ! »
Il entendit la formule traditionnelle malgré le roulement de la pluie et le
grondement de la respiration du monstre. Nalfir sourit sous l’ombre de la
bête. Même sans la voir, il comprit que le ptyradon était blessé. Comme
tous les Loups, il avait été un chasseur avant que les Guerriers du Ciel
l’emportent vers les étoiles. Il sentait le sang dans son souffle et entendait sa
respiration rocailleuse.
Il avait déjà combattu en aveugle une bonne centaine de fois, à
l’entraînement et sur les champs de bataille : dans des brouillards
impénétrables, dans l’obscurité totale de vaisseaux totalement privés
d’énergie, dans des guerres livrées sur des mondes où aucun soleil ne se
levait jamais. Il savait comment chasser et tuer sans ouvrir les yeux. La bête
était rapide, mais elle était aussi mal en point que lui. Nalfir s’écarta de la
première attaque, en prenant bien garde à ne pas faire porter tout son poids
sur sa jambe morte. Il échappa à la deuxième en pirouettant comme une
ballerine, puis sauta par-dessus la queue qui avait cherché à le renverser.
Il n’avait pas son bolter et n’avait aucune idée de l’endroit où il avait pu
tomber. Tout ce qu’il avait était cette hache énergétique, et il n’aurait
qu’une seule chance de s’en servir, pas deux. Il se baissa sous un coup de
griffe, puis s’écarta à nouveau quand la queue revint à l’attaque.
L’ombre qu’il pouvait sentir, mais pas voir, s’étendit sur lui, lui causant un
grand frisson. Un souffle nauséabond le frappa quand le monstre agita ses
ailes meurtries, sans doute en cherchant à se redresser avant de porter
l’estocade. La gueule claqua à plusieurs reprises, de plus en plus près.
Maintenant.
Nalfir puisa dans les dernières forces qu’il lui restait, sa hache traîna dans
les graviers où elle libéra des gerbes d’étincelles. Il porta un coup
remontant, le genre d’attaque désespérée et inattendue qui passait par-
dessous les boucliers et qui n’aurait pas eu sa place dans un duel opposant
d’honnêtes guerriers.
Le coup porta. La hache mordit, et profondément. Nalfir rugit quand la
lame incurvée trancha dans le corps de la bête et s’y enfonça. Des gerbes de
fluide puant l’aspergèrent, de même que les entrailles du reptile. Il tenta
durant une seconde de retirer sa hache, ouvrant davantage la blessure, avant
de se faire percuter par le côté avec assez de force pour faire éclater sa
cuirasse comme de la porcelaine et arracher de son corps les ultimes signes
de vie.
Le corps de Nalfir roula dans la pente comme une poupée désarticulée et
termina sa chute en heurtant violemment un rocher. La pierre fut trempée de
sang quand le crâne du barde éclata contre elle.
Le ptyradon mourut avec bien moins de dignité en s’agitant dans tous les
sens alors qu’il perdait ses entrailles. Les rugissements devinrent des
plaintes quand il chercha à atteindre le corps de son ennemi. S’affaiblissant
avec chaque nouveau pas, laissant ses intestins traîner derrière lui, la
créature s’effondra à tout juste une longueur de bras de la silhouette
immobile de Nalfir.
Le tout dernier souffle de la bête quitta ses mâchoires entre ses dents
longues comme des épées. Elle mourut là, le regard posé sur son meurtrier,
ses yeux de reptile brûlant d’une haine stupide et animale.
Ragnar relâcha enfin sa respiration, il ne savait même pas depuis combien
de temps il l’avait retenue. Vorain s’approcha de lui. Il était stupéfait.
— Il a tué un ptyradon avec… une hache. Il l’a éventré d’un seul et unique
coup. »
Ragnar se sentit empli de fierté devant l’ultime acte de Nalfir ainsi que par
la révérence dans la voix de Vorain. Il ne répondit pas. Il se contenta de se
relever.
« Une mort héroïque, » ajouta le Flesh Tearer.
— La mort d’une foutue tête de mule, oui, » répondit Ragnar. « Même si
d’après mon expérience, l’un n’empêche pas l’autre. »
Ils approchèrent ensemble de l’épave du Stormraven pour chercher le
corps du pilote, mais au lieu d’aider le Flesh Tearer, Ragnar préféra
surveiller la bête, comme pour la défier de se remettre à bouger.
— Je vais demander un autre appareil, » lui dit Vorain.
— Un seul ? Et s’il y en a d’autres comme lui dans les parages ?
— Les ptyradons sont des chasseurs solitaires. »
Ragnar n’était pas convaincu, mais il n’avait pas envie de discuter. Ils
retournèrent ensuite vers le cadavre du monstre.
— Récupère la hache, » dit-il au Flesh Tearer.
Il lui fallut mobiliser toutes ses forces pour faire rouler le corps sur le côté
et faire apparaître la hache toujours enfoncée dans l’énorme ventre. Il resta
là, les bras tendus, ses muscles brûlant de fatigue et d’infection, ses doigts
agrippant comme ils le pouvaient les écailles, pendant que Vorain faisait en
sorte de déloger l’arme en usant de jurons bien sentis. Quand Ragnar
entendit le bruit humide de l’extraction, il lâcha le ventre de la bête et le
laissa retomber.
Cela se passait sur Cretacia et, comme toujours sur ce monde, les insectes
et la vermine s’en prenaient déjà aux parties molles du cadavre, entamant
un festin qui n’était pas près de se terminer.
Quand ils remontèrent vers le haut du plateau, Vorain avait toujours en
main la hache énergétique, dégoulinante de fluides poisseux.
Ragnar portait sur ses épaules le corps sans vie de son frère.
VI
Le voyage fut long jusqu’au Monde-terre. Les vicissitudes du Warp furent
aussi bénignes que possible et la frégate portant la livrée des Flesh Tearers,
le Stygimoloch, regagna Fenris sans incident. Sous des courants favorables,
faire le voyage en l’espace d’une demi-année aurait été considéré comme
un exploit. Le Stygimoloch était l’un des bâtiments les plus rapides qu’il
restait à la flotte amoindrie de Cretacia. Elle boucla l’affaire en à peine
quatre mois.
Le petit navire, servi par moins de dix mille âmes, refusa de s’enfoncer
trop profondément en territoire Einherjar. Une brève impulsion télémétrique
fut transmise en direction du système fenrissien, mais quand arriva le
premier vaisseau de patrouille envoyé par le Croc, il n’y avait plus trace du
bâtiment des Flesh Tearers.
Une navette Aquila suborbitale, un appareil de transit de faible tonnage et
fréquemment utilisé à travers tout l’Imperium, attendait à l’endroit d’où
avait été émis le signal. Ses systèmes étaient actifs, mais elle aurait été
incapable de couvrir la distance nécessaire pour atteindre Fenris à l’aide de
ses seuls moteurs, et ne disposait de toute façon d’une réserve d’oxygène
que pour une semaine. Tout numéro d’identification avait été effacé sur sa
carlingue.
Seuls deux détails furent relevés par les auspex sur cette navette qui
semblait abandonnée dans le vide. Le premier était une balise de
localisation, activée et battant comme une horloge. Le second était la
présence de signes de vie à l’intérieur. Deux âmes, pas plus, pas moins.
Quand elle fut ramenée à bord du destroyer de patrouille Atgeir, une meute
de Grey Hunters fut déployée autour d’elle dans le hangar, bolters à
l’épaule. La rampe d’accès s’abaissa. La première âme à descendre sur le
sol du hangar fut Blackmane des Thunderfists, traînant derrière lui un
cercueil de stase. Il semblait fatigué et éprouvé, son armure amochée et
sommairement réparée, et il portait à la main une hache qui n’était pas la
sienne.
— Blackmane ? » s’étonna le chef de la meute de Grey Hunters en
reconnaissant le Blood Claw parce qu’il l’avait déjà croisé lors de festivités
dans le Croc.
Ragnar hocha la tête.
— Salutations, Stormtamer. Je rapporte sur le Monde-terre les restes de
Nalfir Razortongue, qui a connu une fin honorable en luttant sur Cretacia. »
Il inspira bien à fond et savoura l’air recyclé dans ce hangar de l’Atgeir.
« Et j’ai un récit pour les oreilles du Loup Suprême.
— Tu as de la chance, mon frère. Le Loup Suprême en personne est de
garde au Croc, cette saison, il mène des recrutements pour les Loups-qui-
Marchent-parmi-les-Étoiles. Tu as dit Cretacia ? C’est une plaisanterie ? »
Ragnar parvint à sourire, à peine.
— C’est une longue histoire. »
Andar cacha sa méfiance.
— Nous avons détecté deux signes vitaux à bord de la navette, » dit le
Grey Hunter. « Qui voyage avec toi ?
— Un émissaire, » répondit Ragnar. « Abaissez vos armes. »
Et la deuxième silhouette apparut en haut de la rampe, portant une armure
rouge et noir. Elle descendit lentement la rampe, mains ouvertes pour
montrer qu’elle ne portait aucune arme. Ses traits couturés étaient protégés
par un casque, car il s’agissait du premier de sa lignée à respirer l’air d’un
navire Space Wolf sans qu’il s’agisse d’un abordage les armes à la main.
Andar Stormtamer se tourna vers Ragnar, la stupeur dans son regard noir.
— Il s’est laissé capturer vivant ?
— Il n’est pas captif, » dit Ragnar. « Comme je l’ai dit, c’est un
émissaire. »
Andar ramena son regard sur le guerrier désarmé et s’adressa à lui en
gothique.
— Le Loup Suprême va être informé de ta présence, Flesh Tearer.
— Très bien, » répondit le capitaine Vorain dans un fenrissien parfait. « Il
est temps, cousin-loup, de mettre un terme à cette guerre.
— Ce jour est donc celui des récits les plus fous, » reprit Andar en
abaissant son regard sur le cercueil en suspension. Il posa ses doigts en
travers de son cœur, un geste traditionnel lorsque l’on apprenait le trépas
d’un frère. « Tu as dit que Nalfir Razortongue est mort. Comment est-ce
arrivé ? »
Ragnar imita par son léger sourire celui de Nalfir, et les mots du barde
sortirent de sa bouche. Il répéta ce qu’il lui avait demandé de dire, mais ce
qui alors avait été un mensonge était devenu la stricte vérité.
— Il est mort en combattant une énorme bête, munie de crocs de la
longueur de tes jambes. »
ÉPILOGUE
Cadia – Les rues de Kasr Belloc
La Dernière fois de l’Année où tourne le Vent
999.M41

Le Haut Roi Grimnar avait annoncé que ce ne serait pas une guerre de
conquête. « L’archi-ennemi ne vient pas pour s’emparer de ressources ou
de territoire, ni même par sa maudite idéologie. C’est la première bataille
livrée dans une guerre d’extinction. Ils veulent brûler Cadia, raser ses
forteresses, puis poursuivre au-delà sans jamais même se retourner. »
Leurs bolters vides et leurs épées à court de carburant, les survivants de la
Grande Compagnie de Ragnar atteignirent la surface pour se retrouver
confrontés à ce que Grimnar avait promis. La cité n’existait plus. Ça n’était
plus qu’un purgatoire de cendre et de feu.
Ils n’étaient pas parvenus à atteindre la côte. Les tunnels étaient effondrés,
leur bloquant le passage, les obligeant à remonter vers la surface, toujours
dans les limites de l’ancienne cité. Ragnar avait son casque sur la tête quand
il sortit à l’air libre, il respirait donc cet air recyclé par son armure, mais
l’odeur de charogne brûlée omniprésente parvint à se frayer un chemin
jusqu’à ses narines. Âcres et envahissantes, fumée, cendre et poussière se
mélangeaient pour constituer une atmosphère de ruine qui étouffait la
région tout entière.
La cité brûlait toujours. L’ennemi était partout, profanant et détruisant tout
ce qu’il pouvait trouver des restes de Belloc. Grâce aux Loups qui avaient
fait office d’arrière-garde et permis l’évacuation de la milice urbaine, les
membres de ces bandes éparses trouvaient très peu d’êtres vivants avec
lesquels s’amuser.
Le sol tremblait sous le grondement plus ou moins lointain d’une artillerie,
ainsi que du roulement de blindés et des pas de titans qui se déplaçaient un
peu partout dans la cité tombée. L’ennemi n’occupait plus le Kasr en force,
il ne restait plus grand-chose qui méritât son attention. Il déplaçait juste ses
hordes à travers les étendues désertes.
« Allez, » voxa Ragnar à la Première Meute. Ils avancèrent courbés en
deux parmi les ruines poussiéreuses de la cité-forteresse. La fumée en
suspension dans l’air dissimulait les détails de leur céramite trempée de
sang et les réduisait à de simples silhouettes en armures. D’autres ombres
passèrent non loin, certaines humaines, d’autres loin de l’être.
Ragnar avait éparpillé ses meutes dès leur arrivée à la surface, préférant la
discrétion à la présence d’une force de plusieurs douzaines de guerriers. Les
unités étaient assez proches pour se soutenir les unes les autres dans cette
pénombre enfumée, sans pour autant constituer une masse significative qui
aurait pu être détectée par les auspex ennemis. Et comme toujours, la
première d’entre elles ouvrait la marche.
Près de deux cents Loups avaient débarqué avec le jarl Blackmane au tout
début de la campagne. Au moment où ils retrouvèrent la surface, il en
restait à peine soixante-dix. D’autres furent perdus dans cette traversée de la
cité, certains bloqués par des forces ennemies, et Ragnar espérait qu’une
partie d’entre eux survivaient toujours parmi les ruines. D’autres se
sacrifièrent pour effectuer des diversions et retenir les patrouilles afin que
les autres meutes puissent poursuivre plus profondément dans les lignes
ennemies. Chaque fois que la compagnie perdait une nouvelle fraction
d’elle-même, l’amertume de Ragnar enflait. Le fait qu’il n’avait pas le
choix n’y changeait rien. La nécessité de tels sacrifices le blessait. La liste
de ceux tombés sous sa bannière s’allongeait chaque heure sur ce monde
maudit.
Le Wolf Lord guidait ses hommes en avant et coordonnait le déplacement
des meutes en se servant du vox à courte portée. Cela fonctionna pas mal,
un temps.
— Jarl ? » lui parvint une voix murmurée. « Viens vers moi, sire. »
Ragnar regarda par-dessus son épaule et discerna à peine la silhouette
d’Ulrik, debout près d’un mur effondré. Quand même une vision améliorée
aidée par un affichage rétinien ne parvenait pas à percer un environnement,
c’est que les choses étaient plutôt mal engagées. Il traversa la chaussée
encombrée de débris et alla rejoindre le Wolf Priest.
— Oui, Tueur ? »
En réponse, Ulrik passa la paume de son gantelet sur un endroit du mur.
Une rune complexe avait été gravée sommairement, dans la pierre, sans
doute à l’aide d’un couteau.
« C’est du… crétacien, » dit Ragnar.
— J’en connais très peu sur leur langue, » dit Ulrik. « Tu sais ce que cela
signifie ? »
Oui, Ragnar savait. Il hocha la tête et toucha l’inscription du bout de ses
doigts.
— C’est mon propre nom.
— Tu plaisantes, jeune roi ?
— Pas du tout, Tueur. C’est mon nom en hiéroglyphe crétacien. Pelisse
d’ombre. » Il frotta davantage pour enlever encore plus de poussière et fit
apparaître d’autres lettres plus petites.
Ulrik ne dit rien. Il se contentait d’attendre.
« C’est un avertissement, » expliqua Ragnar. « Nightblade est mort. »
La voix de Razortongue lui revint après toutes ces années, du tréfonds de
sa mémoire. La chance tourne, Blackmane. Elle finit toujours par tourner.
« Les Flesh Tearers sont dans la cité, ou en tout cas… ils l’ont été. Nous
devons atteindre les raffineries de prométhium au sud.
— Et pourquoi ça, sire ? »
Ragnar montra les crocs et afficha un sourire sinistre.
— Parce que c’est ce que ce message nous dit de faire. Et c’est de plus une
mission qui ne consiste pas simplement à courir, se cacher et nous battre
jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun d’entre nous. Rassemble les meutes,
Tueur. Nous sommes en chasse. »
Les survivants retrouvèrent Nightblade et ses Scouts après avoir découvert
d’autres signes semblables. Leurs corps crucifiés pendaient à une fontaine
de pierre asséchée qui occupait le centre d’une ancienne place, retenus à
l’ouvrage cadien par des chaînes d’usage industriel. Chaque corps avait été
aspergé de prométhium, puis incendié, ils avaient été brûlés vifs comme des
hérétiques en place publique. La profanation avait été complète, impossible
de récupérer leurs glandes progénoïdes après une telle mort, même si
Ragnar et ses guerriers étaient arrivés sur les lieux quelques heures après
leur exécution au lieu de plusieurs jours.
Ragnar se détourna des restes de ceux qui avaient été cinq des plus anciens
et plus braves vétérans du chapitre. Il vit l’ombre de quelque chose
d’énorme et d’inhumain se dandiner d’une démarche mécanique à quelques
kilomètres de là, tout juste visible à travers la poussière et la cendre, en
direction de l’ouest. Aucune chose vivante n’était aussi grande, mais aucun
titan ne se déplaçait d’une manière aussi bizarre. La simple vision de cette
chose lui fit se dresser les cheveux sur la nuque.
— Nous devrions les décrocher, » proposa Alrydd à propos des Scouts.
« Et rendre leurs restes aux cendres. »
Ragnar ne répondit pas, alors le jeune barde se tourna vers Ulrik, qui
dirigeait les rites funéraires de la compagnie. Le prêtre au casque de loup ne
lui donna pas de réponse non plus.
— Non, » lâcha Ragnar finalement, même si sa voix laissait comprendre
que ce n’était pas de gaieté de cœur. « Quand nous aurons repris cette cité,
je brûlerai moi-même nos frères. Mais pas maintenant. On y va. »
Et ils repartirent en chasse. Ce fut Alrydd, mince silhouette dans son
armure de bataille Corvus, qui demanda à s’arrêter la fois suivante.
— Vous ressentez ça ? » demanda-t-il par le vox, aussi doucement que sa
riche voix de chanteur le lui permettait.
Ragnar ne sentit rien jusqu’à ce qu’il s’accroupisse et pose sa paume sur le
rocbéton de la chaussée. Une pulsation se répercutait par la pierre, comme
le battement du cœur de la cité.
Ou les pas d’un dieu en marche.
— Un titan, » souffla-t-il sur le canal général de la compagnie.
Ragnar ordonna aux meutes de s’éparpiller davantage et de s’abriter
comme elles le pouvaient. Les abris étaient rares dans cette cité presque
entièrement rasée, et aucun ne les protégerait de toute façon si le titan
prenait ombrage de leur présence. Ils ne passeraient pas éternellement
inaperçus, Ragnar était certain de cela. Qu’ils soient parvenus à progresser
aussi longtemps à la surface tenait du miracle, mais vu l’état dans lequel
avait été mis l’endroit, il n’y avait plus grand-chose à ramasser pour
l’ennemi. Il suspectait que de nombreuses bandes avaient déjà fait
mouvement pour aller chasser de la chair fraîche ailleurs.
Le dos contre un muret, le Wolf Lord s’accroupit et se concentra. Le sol
vibra de plus en plus fort et commença même à trembler selon un dessin
rythmique. Il plissa les yeux et faillit grimacer quand une chose énorme fit
sonner un cor de guerre à travers la cité dévastée. Les titans impériaux
utilisaient leur sirène pour avertir l’infanterie et faire en sorte qu’elle
s’écarte. Quelle que soit la nature de cette machine, cela ne sonnait pas
comme un avertissement. Étrangement, cette sonnerie évoquait plutôt la
faim.
Ragnar se rapprocha davantage du mur quand le dieu-marcheur éclipsa le
peu de lumière lunaire qui parvenait à percer la couche de poussière. Il
tourna la tête juste assez pour voir l’immense machine de guerre passer à
plusieurs rues de là, ses mollets blindés et ses immenses pieds griffus
envoyaient des restes de bâtiments s’écraser au sol et s’y éparpiller en
davantage de poussière.
— Un Banelord, » chuchota Alrydd, comme s’il existait une chance que la
titanesque machine les entende. « C’est la première fois que j’en vois un en
dehors des hololithes d’archive. »
Ragnar en avait déjà vu, il en avait même abordé un, en réalité. Il avait
égorgé les pilotes corrompus à l’aide de Croc de Givre, avant de jeter les
cadavres du haut du cockpit. Cela avait été une bonne journée, et un beau
combat. Seuls deux de ses hommes n’en étaient pas revenus.
Il ferma les yeux et se concentra sur les battements de ses cœurs pour les
faire ralentir, et faire en sorte que le confinement de son casque ne masque
pas autant ses sens acérés.
Une fusillade au loin.
Des chants, des prières.
Le grondement d’immeubles en train de s’effondrer.
Le grincement des chenilles de blindés.
Les pas lourds de titans en marche.
Il fit à nouveau le tour des canaux vox impériaux et chercha au milieu de
toutes les interférences. Les voix qu’il entendit étaient dégradées et il n’était
même pas certain qu’elles appartiennent à des âmes impériales.
— Par le trône du Père-de-Tout, » souffla-t-il.
— Pardon, mon jarl ? » demanda Alrydd tout près de lui.
Le Wolf Lord rouvrit les yeux.
— Fréquence ocre-cinq-trois, » dit simplement Ragnar. « Écoute. »
— Je l’entends, » intervint Ulrik immédiatement. Sa respiration était
mesurée, une succession d’inspirations et d’expirations à travers la grille de
son casque. Pour des raisons que Ragnar ignorait, le Tueur aimait l’odeur
des cités mortes. À l’évidence, le prêtre préférait la percevoir plutôt que
sceller complètement son armure.
— Je l’entends aussi, » dit Olvec. C’étaient ses premiers mots depuis des
jours. « L’ennemi.
— Oui, l’ennemi, » approuva Ragnar.
— Ça vient des installations de prométhium, » ajouta Alrydd, distrait par
les grotesques voix dans son oreille.
Tous les regards se tournèrent vers le barde.
— Tu en es certain, mon frère ? » lui demanda Ragnar. « Les raffineries
ont fait partie des premiers districts bombardés. Il ne doit pas en rester
grand-chose. » Il n’ajouta pas que les indications en crétacien les
conduisaient là-bas en leur promettant le salut. Un chef ne devait jamais
laisser paraître sa déception vis-à-vis de ses hommes.
La chance a tourné, finalement.
Alrydd hocha la tête, toujours penchée à cause de ce qu’il entendait.
— Ils utilisent ce qu’il reste pour réapprovisionner les divisions blindées
laissées en arrière-garde. Aussi sûr que le vent du nord-est glacé. »
Comme à son habitude, Ragnar préféra ne pas objecter que le vent du
nord, ici, n’était pas particulièrement froid. Les formules du barde ne se
basaient que sur des sentiments fenrissiens.
Même avant son annihilation presque totale, Cadia avait été un monde
plutôt laid. Son ciel était teinté par la corruption rance de l’Œil de la Terreur
qui en occupait la presque totalité, jour et nuit. Toute sa culture, que ce soit
son art ou son architecture, jusqu’à sa morale et ses vertus, était dédiée à la
simplicité et la gloire des faits d’armes.
En tant que monde-sentinelle, son rôle était de garder la frontière de l’Œil
de la Terreur, où la réalité et le Warp se rencontraient pour offrir un refuge
aux traîtres et aux démons. Cadia aurait pu être belle. Elle aurait pu être un
centre de développement et de progrès dans une galaxie qui s’assombrissait.
À la place, à cause de sa localisation sur l’immense carte du domaine de
l’Empereur, elle avait été obligée de vouer toute son existence à renforcer
ses défenses planétaires tout en faisant de sa population entière une source
de recrutement pour la Garde Impériale.
On disait que les enfants cadiens étaient capables de nettoyer et remonter
un fusil laser modèle Kantrael avant même de savoir lire. Sur d’autres
mondes, revendiquer cela aurait été exagéré. Sur Cadia, c’était ainsi.
Les troupes de choc cadiennes faisaient tout naturellement partie des
régiments les plus décorés de l’Imperium et constituaient des éléments
parfaitement entraînés. Tout aussi naturellement, cela avait transformé ce
monde en une gigantesque forteresse grisâtre et laide, ses continents
jonchés de ces vastes bastion-cités, les Kasr, où la vie prenait la forme
d’interminables entraînements et était soumise à une discipline militaire
implacable qui avait pris la place de la culture.
Même à l’écart des principaux centres de population, les étendues
sauvages abritaient plusieurs milliers de châteaux, camps d’entraînement,
complexes de bunkers et forteresses de montagne. Les cités elles-mêmes
étaient des centres de commandement très protégés, souvent contre les
bombardements orbitaux et conçus avec une seule chose en tête : coûter à
l’envahisseur un océan de sang pour chaque mètre conquis. Des rangées de
tourelles bordaient les avenues et la moindre place pouvant recevoir les
citoyens. Les baraquements communaux se succédaient rue après rue, là où
se seraient élevés les hauts blocs d’habitations des cités de n’importe quel
autre monde.
Belloc n’avait pas été une exception à la tradition des Kasr. Elle avait
rempli dans la mort la mission pour laquelle elle avait été bâtie, et même si
le peu qu’il en restait était la proie des flammes et aux mains de l’arrière-
garde ennemie. Elle avait également été le tombeau de centaines de milliers
de soldats, cultistes et esclaves de l’envahisseur. Le Maître de Guerre,
maudit soit son sombre nom, avait payé un lourd tribut pour raser cette cité.
Il payait le même prix pour faire de même de chaque Kasr, mais la dure
réalité était qu’il semblait s’en moquer.
Belloc avait reçu son nom de la chaîne de montagnes qui projetait son
ombre sur cette cité nichée sur ses contreforts. Dans les districts sud du
Kasr, au plus près des montagnes, les raffineries de prométhium faisaient
l’objet de moindre considération de la part du haut commandement cadien,
à l’inverse des usines de l’est et du grand astroport.
Il fallut à Ragnar et aux survivants trois heures pour atteindre les abords du
secteur des raffineries. Chaque Loup se sentit à nouveau empli de vitalité à
la perspective de lancer enfin une attaque, au lieu d’attendre et de repousser
assaut après assaut dans le noir ou de se cacher parmi les restes d’une
ancienne cité.
Les meutes se répartirent sur plusieurs points le long des murs qui
entouraient le district, espérant s’y introduire sans se faire repérer. Ils ne
rencontrèrent pas le moindre garde.
Croc de Givre en main, Ragnar conduisit la Première Meute à travers un
pâté d’entrepôts éventrés. Leur déplacement était ralenti, car Uller et Olvec
étaient en armure Terminator, mais il refusait de les laisser en arrière. Le
Wolf Lord écouta les messages transmis par ses meutes, visualisant leurs
positions, d’après un plan holographique gravé quelque part dans son
infaillible mémoire.
Les premiers rapports firent état de la présence de blindés Land Raider et
Rhino à l’autre extrémité du district, surveillés par des patrouilles de
guerriers en armure de céramite. Les incendies ne permettaient pas
d’identifier formellement l’ennemi à cette distance.
Ragnar ordonna le début de l’assaut. Il écouta leurs serments quand ils se
mirent en marche, et ressentit revenir cet habituel et brûlant sentiment de
fierté. Leurs grognements sourds demandaient au Père-de-Tout de prêter
attention à leurs actes et à leur gloire.
La Première Meute traînait en arrière lorsque le vox signala les premiers
contacts. Les grondements d’effort et les détonations s’éveillèrent tous en
même temps. Les muscles de Ragnar se tendirent d’une envie de se mettre à
courir à l’aide de ses frères.
Uller et Olvec progressaient dans leurs armures lourdes, des grimaces de
frustration sur leurs visages âgés. Celui de leur jeune seigneur en affichait
une semblable.
— Allez ! » ordonna Uller à son jarl. Le canon d’assaut privé de munitions
tournait d’une manière inutile. « Gardez-en juste un peu pour nous ! »
Ragnar s’élança dans un sprint, suivi par Ulrik, Hrolf et Alrydd. Ils
sortirent de l’entrepôt pour déboucher dans un espace ouvert où se
dressaient cinq grues de manutention immobiles, sept autres avaient été
balayées par la guerre et encombraient l’endroit de leurs carcasses de métal.
L’ennemi était là, et bien là. Par centaines, ils étaient sous le feu de bolters.
Des gardes renégats, une véritable horde, la peau marquée de dessins tracés
au couteau cérémoniel, qui se faisait tailler en pièces.
— Sire ! » lui arriva la voix du sergent Soergar True Cut. Il riait tant et tant
qu’il aurait pu s’en décrocher la mâchoire. « C’est… »
La fin de sa phrase disparut dans les interférences.
Un appareil passa dans le ciel en faisant rugir ses moteurs. Il allait se faire
prendre à découvert. Ragnar se jeta derrière un tas de débris de rocbéton,
s’imaginant déjà les rafales de bolters lourds. Les douilles vides allaient
pleuvoir sur le sol en une pluie drue.
Mais l’attaque ne vint pas. Les moteurs continuèrent de hurler, et
l’appareil s’immobilisa en vol stationnaire.
— Identifiez-vous, » tomba une voix froide et distordue dans l’écouteur de
Ragnar. Le vox fut immédiatement encombré de messages de la part des
chefs de meute, tous répercutant la même information.
Ragnar se leva de derrière son ridicule abri, une main tendue devant les
yeux à cause des puissants projecteurs du Thunderhawk qui balayaient le
sol. Il vit la lueur orangée des tirs lointains se refléter sur le blindage
sombre et le symbole ailé sur le nez de l’appareil. Il sentit le même rire qui
affectait ses guerriers monter en lui, ce rire qui risquait de lui décrocher la
mâchoire.
« Ici le Thunderhawk Ophanic Vigil de la Quatrième Compagnie des Dark
Angels. Nous répétons : identifiez-vous.
— Ragnar, » indiqua-t-il au milieu des cris joyeux de ses hommes. « Jarl
de la Grande Compagnie de Blackmane. »
L’appareil perdit doucement de l’altitude, ses patins d’atterrissage se
déployèrent et la rampe frontale s’abaissa lentement sous l’action de ses
vérins. La voix du pilote lui revint.
— Votre requête de renforts est acceptée. » Le Thunderhawk se posa sans
ménagement sur le rocbéton de la grande place, écrasant sous ses patins des
dizaines de cadavres de renégats. « Le capitaine Sorael désire vous parler,
jarl Blackmane. »
Cinquante et un Space Wolves atteignirent la forteresse montagneuse de
Belloc. Ragnar savait que d’autres se cachaient dans les ruines de la cité. Il
retournerait les chercher quand l’Imperium lancerait une contre-attaque en
vue de reprendre le Kasr dévasté. Et même juste pour ces cinquante et un-
là, il devait remercier le Père-de-Tout.
Et, même s’il lui en coûtait, remercier les Dark Angels.
Plusieurs milliers de combattants impériaux utilisaient cette forteresse
comme base arrière. En plus des énormes régiments de la Garde Impériale
se trouvaient trente Black Templars, une force du chapitre des Shadow
Wolves, supposé éteint, un bataillon blindé des Subjugators et un
détachement de reconnaissance de Scouts Flesh Tearers.
Les guerriers du jarl profitèrent du jour suivant pour se réarmer et faire
venir des renforts depuis la flotte Einherjar restée en orbite.
Le premier à accueillir Ragnar au bas de la rampe du Thunderhawk, il le
connaissait. Le temps l’avait changé et ses traits portaient plus de cicatrices
que dans les souvenirs du Jeune Roi, ainsi que quelques citations et
décorations sur son armure de céramite qui n’avaient pas été là la dernière
fois qu’il l’avait vu. Mais il appartenait de toute façon à un chapitre qui se
souciait peu de ces fioritures, et rien ou presque le distinguait d’un
combattant ordinaire.
Le Flesh Tearer saisit le poignet de Ragnar, à la manière des guerriers.
— Vous êtes donc encore en vie, » dit-il.
— En effet, Vorain. Comment as-tu su que nous étions là ?
— C’est votre chasseur, Drekka, qui le premier nous en a parlé. Nous
sommes retournés dans la cité pour le retrouver, mais c’était déjà trop tard.
Vous avez trouvé nos messages ?
— Oui. Le Père-de-Tout seul sait combien vous avez dû en graver à
travers toute la cité pour être sûrs que nous en trouverions ne serait-ce
qu’une poignée.
— Même moi je ne le sais pas. Mes Scouts ont parcouru les ruines pendant
des jours et des jours.
— Merci, » dit Ragnar, profondément touché par ce geste. « On se revoit
après ?
— Après ? Après quoi ?
— Je dois rencontrer le commandant Dark Angel. Nous avons une petite…
tradition à honorer. »
Le duel commença au lever du jour, même s’il n’y avait pas beaucoup de
soleil et surtout pas de quoi réchauffer l’atmosphère.
Les deux escrimeurs se tournèrent autour dans la neige. Leurs bottes
traçaient des cercles dans le sol blanc au fur et à mesure de leurs pas
latéraux, lames levées et prêtes. Deux seigneurs, égaux en fierté et en
dignité, mais très différents en attitude et en expression. Le casque du
capitaine Sorael était surmonté d’ailes d’ange, et son armure sombre
couverte d’un traditionnel tabard de chevalier. Il tenait son épée à deux
mains. Le seigneur Ragnar était tête nue et grimaçait sous le vent, son
armure était ébréchée de partout. Il tenait son épée dentelée d’une seule
main.
C’était une scène qui avait été jouée des centaines de fois, déjà, depuis la
fin de l’Hérésie d’Horus. La guerre qui secouait ce monde sacré était, pour
le moment, oubliée. Seuls importaient le tranchant de leurs lames et les
regards de leurs frères respectifs qui attendaient, en cercle. Tous étaient
fatigués et souillés de sang, mais ceux qui portaient une armure du bleu
d’un ciel dégagé criaient leurs encouragements. Ceux en armure du vert des
forêts profondes étaient silencieux et solennels. Les Loups brandirent leurs
armes au-dessus de leurs têtes tout en hurlant, comme si les rayons du soleil
se réfléchissant dessus avaient pu attirer le regard du lointain Empereur-
Dieu assis, là-bas, sur son Trône d’Or. Les Dark Angels portaient leur épée
pointe au sol, plantée dans la terre près de leurs bottes.
Le premier sang revint à Ragnar. Une entaille en travers du casque de
Sorael, qui arracha un rugissement terrifiant aux Space Wolves. Le
deuxième et le troisième furent à l’actif du Dark Angel qui entama à deux
reprises le visage du Wolf Lord, lui rendant la même entaille à la joue puis
ajoutant une estafilade au front pour faire bonne mesure.
Le vent faisait claquer le tabard de Sorael et voler les cheveux de Ragnar.
Ils continuèrent de se tourner autour, ferraillèrent, chacun testant la grâce et
la technique de l’autre, apprenant de sa manière de se déplacer. Aucune
attaque ne fut réellement portée. Même les blessures aux visages n’étaient
destinées qu’au spectacle, portées en guise d’insultes pendant que les deux
adversaires se jaugeaient encore. La seule attaque qui importerait vraiment
serait la toute dernière.
Ils testèrent ensuite leurs forces et leur sens de l’équilibre. Les deux épées
se croisèrent dans un fracas d’acier, un coup plus lourd que tous ceux qui
avaient été portés jusque-là. Ils se désengagèrent aussitôt et reprirent leur
danse l’un autour de l’autre. Le répit entre les coups se fit de plus en plus
bref, le Loup comme l’Ange se mirent à enchaîner les bottes qui trouvèrent
toute la lame de l’autre, libérant à chaque impact des gerbes d’étincelles
dans l’air glacé.
Les assauts se prolongèrent sur plusieurs minutes, ponctués de parades et
de moments où les deux escrimeurs se trouvèrent cuirasse contre cuirasse,
leurs armes bloquées l’une dans l’autre. Les bottes dérapèrent sur le sol
pierreux caché sous la couche de neige, chacun tenta de pousser l’autre
chaque fois que ce petit manège se renouvelait.
Ils se séparèrent une fois encore, se remirent à tourner en rond, puis le duel
reprit de plus belle. Les coups de taille et d’estoc tranchèrent l’air pour se
retrouver contrés par de talentueuses parades. Les estocades furent
détournées du plat de la lame ou d’un coup de canon d’avant-bras.
Malgré leurs compétences équivalentes, leurs différences en matière de
style sautaient aux yeux. Sorael était un escrimeur de grand talent, bloquant,
parant, ripostant, ses mouvements reproduisaient à la nuance près ceux qu’il
avait déjà effectués tant de fois au cours de sa longue existence de soldat.
Ragnar sautait pour éviter les attaques au lieu de les parer et faisait plus
montre d’une rage barbare que d’une grâce de duelliste.
Leurs gestes étaient si rapides que des yeux mortels auraient eu du mal à
les suivre, les deux guerriers devinrent un tourbillon de lames et de
membres, chaque seconde libérant deux ou trois chocs métalliques. Ragnar
pressait parfois, avançait en envoyant de grands coups devant lui, comme
un ancien spadassin des mythes de l’antique Terra. Sorael défendait alors,
encaissait, puis contre-attaquait par une série d’assauts qui poussaient
Ragnar sur la défensive. Et ils continuèrent, tantôt l’un cédant du terrain,
tantôt l’autre, pour le reprendre dès l’occasion suivante.
Au-dessus d’eux, le ciel promettait encore de la neige. Et au-dessus des
nuages, la guerre se poursuivait, tout comme elle continuait de faire rage
sur toute la surface de Cadia, au-delà de ce petit sanctuaire fourni par les
montagnes.
Des fantassins de choc cadiens, sales et épuisés, commencèrent à
s’attrouper au-delà du cercle des guerriers de l’Adeptus Astartes. Même
leur légendaire discipline ne fit pas long feu face à leur curiosité de voir
deux seigneurs des space marines engagés dans un duel d’honneur. Dans un
Imperium où d’innombrables mondes croyaient que les membres de
l’Adeptus Astartes étaient les mythiques anges de l’Empereur, en voir en
chair et en os était un spectacle plutôt rare. Les voir se livrer à l’un de leurs
rites les plus sacrés était sans précédent.
Bien sûr, pour voir le duel, encore fallait-il pouvoir regarder entre ces êtres
immenses revêtus de céramite. Des conducteurs approchèrent des transports
Chimera et Taurox, et des pelotons entiers de Cadiens se trouvèrent bientôt
juchés sur les carrosseries blindées qui firent office de tribunes.
Vorain regardait lui aussi, un peu en retrait du premier cercle, et jugeait
d’un œil expert la performance. Il doutait que les gardes impériaux, avec
leur esprit humain, soient capables de mesurer à quelle vitesse se livrait le
combat. C’était captivant et époustouflant. Les dents de Croc de Givre
produisaient une plainte continue qui se mariait au ronronnement constant
du champ énergétique qui entourait la longue épée de Sorael.
Le Flesh Tearer n’avait jamais vu un tel combat. Ragnar était supérieur en
puissance et en vitesse, alors que Sorael jouissait d’un meilleur
entraînement et de l’expérience. Impossible de désigner le futur vainqueur.
Le premier qui ferait la moindre erreur le paierait de sa vie.
Le Loup et l’Ange continuèrent le combat, sans se soucier de leur public
qui ne cessait d’enfler.
Quand Ragnar fut déséquilibré par une attaque qu’il porta avec trop de
vivacité, Sorael le visa à la cuirasse afin de l’empaler. Mais l’extrémité de
l’épée dérapa sur le plastron quand Ragnar se dégagea vers l’arrière. Et
quand Sorael fut un peu trop lent pour lever sa garde, Ragnar tenta un coup
à la tête, que le chevalier dévia en interposant son canon d’avant-bras juste
à temps pour que la lame le manque.
Trente minutes devinrent une heure. L’heure se changea en deux. Ragnar
était trempé de sueur, de la vapeur s’échappait de son armure sous le froid
de ces montagnes. Même les muscles surhumains n’étaient pas à l’abri de la
fatigue, et les premiers signes d’épuisement commencèrent à apparaître
chez les deux adversaires. Dans des cages d’entraînement, tous deux
auraient été capables de combattre une journée entière, ou plus, mais
Ragnar et Sorael n’avaient pas toujours été en mesure de se nourrir
correctement depuis leur déploiement et avaient subi chacun leur lot de
blessures durant les mois de guerre passés.
Leurs gardes laissèrent de plus en plus d’ouvertures, pas assez pour que
l’autre puisse en profiter, mais suffisamment pour trahir leur fatigue. Sorael
parvint à déséquilibrer Ragnar et porta un coup vers le bas avant même que
le Loup n’ait touché le sol. Le Wolf Lord roula de côté et envoya un coup
de pied contre l’avant-bras de Sorael, qui laissa échapper son épée. Celle-ci
voltigea à plusieurs mètres en bourdonnant.
Ragnar laissa le temps à son adversaire d’aller ramasser son arme, et en
profita pour se relever et cracher au sol pour chasser le mauvais œil. Il
croisa le regard des Loups les plus proches. Plus aucun ne criait ni ne
bombardait de quolibets le camp d’en face. Tous ceux qui étaient présents,
Loups, Anges ou humains, se contentaient de regarder dans un quasi-silence
et attendaient l’inévitable moment où l’un des deux glisserait, ce qui
mettrait fin au suspense.
— Mes remerciements, » dit Sorael en se rapprochant à nouveau, sa lame
en main.
Ragnar était autant reconnaissant pour les quelques secondes de répit. Il se
fatiguait rapidement, et la fatigue lors d’un duel était le premier pas dans la
longue hémorragie de confiance. Le doute provoque autant de morts lors de
duels que les talents de l’adversaire. Il montra les crocs en un sourire forcé,
et se mit en garde. Le casque de Sorael lui permettait de ne montrer aucun
signe de lassitude, en dehors d’une vitesse d’action amoindrie.
Ne montrer aucune faiblesse, se dit Ragnar. Seulement de la défiance.
Les optiques du casque de Sorael ne lui rendirent qu’un regard impartial,
malgré le fait qu’il avait maintenant le souffle court et aspirait l’air par
grandes bouffées dans ses trois poumons.
Ragnar savait qu’il lui fallait conclure sans attendre, ou bien il perdrait
toute chance de vaincre. Il inspira bien à fond et attaqua soudain, sans
aucune retenue. Il avançait constamment, frappait en avant, portant botte
après botte contre la lame énergétique du chevalier. Chaque impact de Croc
de Givre contre la lame du Dark Angel libérait des étincelles en gerbes
aveuglantes.
Puis le Dark Angel riposta, contra à l’aide de passes rapides et fit
tournoyer son épée à deux mains au point d’élever devant lui une véritable
barrière d’acier. Ragnar ne put que reculer d’un pas, puis d’un autre, et d’un
autre encore… Il rendit le terrain qu’il venait tout juste de gagner, se
repliant plus vite qu’il n’avait progressé. Ses bottes piétinaient la terre gelée
et tassaient la neige. Il faillit glisser à deux reprises sur le sol couvert de
givre, devenu traître.
Il se pencha de côté et la lame crépitante de Sorael lui passa au ras du
visage, manquant son œil d’un doigt. Le Loup eut moins d’une seconde
pour goûter à l’air surchauffé par le passage de la lame, comme un goût
d’ozone sur le bout de sa langue, avant que l’épée ne revienne par au-
dessus, dans la continuité du premier coup.
Ragnar perçut le désespoir dans ses propres rugissements quand il leva
Croc de Givre pour bloquer la lame qui s’abattait. Les deux épées
s’arrêtèrent à moins d’une main du visage du loup. Il sentit à nouveau la
chaleur du champ énergétique sur sa peau.
Il rejeta le Dark Angel en arrière et recula de plusieurs pas, le souffle
lourd, cherchant n’importe quel prétexte pour gagner du temps.
Sorael sentit son avantage et l’exploita en enchaînant une volée d’attaques,
qu’il termina par un coup qui aurait dû décapiter son adversaire. Il planta
solidement ses pieds et exécuta la passe à la perfection, avec toute la grâce
et la puissance dont savait se rendre capable un vétéran comme lui. La lame
de Sorael trancha l’air à hauteur de cou, selon la taille et la posture de
Ragnar, en un geste mortel et parfaitement réglé, comme ne pouvait le
permettre qu’un bon siècle d’expérience sur les champs de bataille.
Les Loups et les Dark Angels virent la fin venir et retinrent leur
respiration. Les humains, aux sens plus lents, n’eurent aucune idée de ce qui
se préparait.
La lame traversa l’air froid, son champ énergétique laissa dans son sillage
comme une traînée bleutée.
Puis elle tomba, soudain désactivée et silencieuse, dans la neige.
Le Dark Angel ne bougeait plus, un bras tendu pour terminer son geste de
décapitation. Mais ce bras se terminait au niveau du coude, le reste du
membre était resté accroché à l’épée, la main toujours serrée autour de la
poignée.
Ragnar, à genoux devant le Dark Angel, ramena Croc de Givre vers le
haut. Comme pour Sorael, l’instinct lui avait permis de réaliser le geste
parfait. Il aurait pu plonger son arme dans le torse de l’Ange, et l’éventrer,
mais à la place, la relique fenrissienne remonta, ses dents tranchantes
mordirent dans le gorgerin de Sorael et lui entaillèrent le cou, juste assez
pour faire couler trois gouttes de sang.
Ragnar se releva sans que son épée quitte la gorge de son adversaire. Il
plongea les yeux dans ceux du Dark Angel.
— C’est terminé, Sorael.
— C’est loin d’être terminé. C’est un Duellum Dolor, jarl Blackmane. Se
rendre ou mourir, telles sont les lois qui nous ont conduits jusqu’ici. Cela ne
peut se terminer que si l’un de nous deux se rend et offre sa vie à la lame de
l’autre, ou si l’un de nous meurt durant le duel proprement dit.
— Rends-toi, alors.
— Non.
— Rends-toi et j’épargnerai ta vie.
— Jamais. »
Ragnar appuya un peu plus sa lame contre la gorge de son rival et se
pencha un peu plus près. Son souffle fut comme un vent glacé.
— Ne me force pas à te tuer. Pas après que quatre décennies se soient
écoulées depuis mon erreur. Tu as perdu, Sorael. C’est ter… mi… né. »
Sorael se servit de sa main restante pour défaire les agrafes de son heaume
et l’enlever. Il transpirait autant que Ragnar et resta là, droit sous le vent
froid des montagnes.
— Alors, tuez-moi, car je ne me rendrai jamais, seigneur des Loups. »
Ragnar ne parvenait pas à croire ce qu’il entendait. Sorael ne quitta pas le
regard du Loup. Les yeux noirs face aux yeux bleus. Une indéniable
noblesse croisant une fureur sauvage. Son bras tranché resta plié contre son
tabard, la blessure ne saignait déjà plus.
Le Loup sentit remonter en lui cette ancienne colère, elle rampa sous sa
peau et monta jusque sous son crâne, comme une infection. Il sentit le
regard de ses hommes sur lui, ainsi que ceux des Dark Angels et des
centaines de soldats cadiens… qui observaient l’élite de l’Imperium sur le
point de s’entre-tuer au lieu de combattre pour sauver leur monde.
Ce combat l’avait vidé de ses forces. Seule l’adrénaline le maintenait
debout.
Il existait forcément un moyen de sortir de cette impasse.
Razortongue en trouverait un. Cette pensée jaillit en lui. Le barde, avec ses
paroles acides, se serait probablement moqué de lui sans la moindre retenue
pour s’être mis tout seul dans cette situation impossible.
Ragnar sourit, imitant en cela celui du barde.
— Non, » dit-il, puis il lâcha son inestimable épée qui tomba juste à côté
de celle de Sorael.
Les yeux du Dark Angel se baissèrent sur les armes au sol, puis
remontèrent à nouveau sur Ragnar.
— Non ?
— Non, » répéta Ragnar. « Nous sommes au bord de la fin de l’Imperium
et nous nous jetons à la gorge l’un l’autre. Par le sang de Russ, si un Flesh
Tearer a réussi à me sauver la vie, malgré ce contentieux entre nos deux
chapitres, je suis prêt à combattre à tes côtés sans la moindre haine à ton
égard. Serais-tu capable de faire de même ? Maintenant, alors que cela
importe le plus ? Regarde le ciel, Sorael. Regarde ce monde en flammes.
Soit nous nous dressons ensemble, soit nous tombons tous les deux. »
Sorael renifla, mais ne dit rien.
« Pendant quarante ans, j’ai porté la honte et la culpabilité de n’avoir pas
mené à bien ce duel, » reprit Ragnar. « Voilà, nous l’avons terminé. Et je
l’ai gagné, Sorael. Je peux choisir comment je veux le terminer, et il
s’achève avec nos deux lames gisant dans la neige, vierges de nos sangs.
Rends-toi, ravale ta foutue fierté. Soigne tes blessures, puis reviens
combattre avec moi. J’ai des guerriers toujours bloqués dans cette maudite
cité, en bas. Aide-moi à les retrouver, cousin. »
Sorael parcourut du regard les rangs de ses frères en armure sombre, puis
ceux des arrogants Loups. Cela ne lui prit pas plus de neuf battements de
cœur.
Réfléchir. Peser le pour et le contre. Décider.
— Je me rends, » finit-il par accepter. Il attendit avant de poursuivre. « Et
nous battrons côte à côte pour reprendre Kasr Belloc. »
La réaction fut immédiate. Les Dark Angels relevèrent leurs épées, en
nettoyèrent la lame de la neige, puis les remirent dans le même geste au
fourreau. Puis ils se séparèrent, chacun allant vers la mission qui lui avait
été assignée et se préparant pour la bataille à venir.
« Mes frères ne sont pas très démonstratifs, » expliqua Sorael.
— Contrairement aux miens, » dit Ragnar, un instant avant que les
survivants de la Grande Compagnie ne se mettent à hurler à la nuit.
Quand les cris cessèrent, Sorael s’éclaircit la voix.
— Je dois voir mon Apothecary pour qu’il me greffe un augmentique afin
de remplacer mon bras avant la prochaine bataille. Nous nous reparlerons
avant.
— Attends ! » Ragnar lui tendit la main. La gauche. Sorael la prit et ils
s’agrippèrent le poignet, comme Vorain l’avait fait pour accueillir le Wolf
Lord lors de son arrivée plus tôt dans la journée. « Je te remercie, Dark
Angel, pour ton aide dans la cité.
— Je n’ai fait que mon devoir, » répondit Sorael avec un léger sourire. Ce
fut le tout premier signe de fantaisie que vit Ragnar sur le visage du Dark
Angel. Puis le capitaine ramassa son épée de sa main valide et s’en alla.
Ragnar regarda Sorael s’éloigner. Vorain s’approcha alors dans son dos.
— Leur attitude ne cessera jamais de m’émerveiller, » dit-il au Flesh
Tearer.
— Ils sont bien plus maîtres d’eux-mêmes que vous et moi, » admit
Vorain.
— Quarante années, » murmura Ragnar. « Quatre décennies de culpabilité
balayées en un instant. » Il secoua la tête, éberlué par l’attitude si stoïque du
Dark Angel, tout en lui étant un peu honteusement reconnaissant pour le
rôle que ses frères et lui avaient joué dans le sauvetage de ce qu’il restait de
sa compagnie.
— Vous avez eu de la chance, Blackmane. »
Ragnar se retourna vers Vorain, lui pardonnant de l’avoir appelé en
utilisant son nom tribal.
— Tu le crois vraiment ?
— Je suis plutôt un spécialiste du combat à la hache, mais j’arrive tout de
même à apprécier la valeur d’escrimeurs, Loup. Vous avez eu de la chance
en vous baissant sous cette épée qui aurait dû vous décapiter net. Vous avez
gagné ce duel que vous auriez dû perdre. Vous avez finalement battu un
adversaire qui a été à un souffle de vous tuer.
— Je le tenais, » répondit Ragnar en croyant vraiment ce qu’il disait.
Vorain rit. Un rire franc et sincère.
— Rassurez-vous, je ne leur dirai rien, Blackmane. » Il montra d’un doigt
la forteresse, les aéronefs posés, les équipages des tanks dans leurs
véhicules et les marcheurs Sentinel qui arpentaient l’endroit çà et là, ainsi
que les dizaines de Flesh Tearers, Space Wolves et Dark Angels qui, réunis
en cette fragile alliance, commençaient à mélanger leurs rangs. « En dehors
de moi, personne n’a vu que si vous avez échappé à cette lame, c’est juste
parce que vous avez glissé sur la glace.
— Quel mensonge, Flesh Tearer ! Tu mens comme un barde en mal
d’inspiration.
— À la vitesse où vous combattiez, qui peut être sûr de ce qu’il a vu ?
Mais c’est pourtant l’impression que j’ai eue. Allez, n’en parlons plus,
cousin. »
Ragnar n’insista pas, même s’il n’était pas pour autant d’accord. Le Jeune
Roi sourit et ramassa Croc de Givre restée dans la neige.
La chance tourne, Blackmane.
Peut-être. Mais ce n’est pas encore pour aujourd’hui, chanteur.
À PROPOS DE L’AUTEUR

Ben Counter est l’auteur des séries Chevaliers Gris et Soul Drinkers,
ainsi que de La Galaxie en Flammes pour la série The Horus Heresy,
et Le Septième Châtiment et Malodrax pour Warhammer 40,000.
Travaillant en freelance, il est l’un des auteurs les plus populaires de
Black Library. Diplômé d’Histoire Ancienne et avide collectionneur de
figurines, il vit près de Portsmouth, en Angleterre.
Aaron Dembski-Bowden est l’auteur des romans de l’Hérésie
d’Horus Félon et le Premier Hérétique, ainsi que la nouvelle Aurelian
et l’audiodrame Butcher’s Nails, dans la même série. Il a également
commis la série des Night Lords, le livre Space Marine Battles :
Armageddon (qui contient le roman Helsreach et la nouvelle Blood
and Fire), le roman Le Don de l’Empereur sur les Grey Knights et de
nombreux autres récits courts. Il vit et écrit en Irlande du nord.
Un extrait de Leman Russ.
La nuit était claire, dégagée, les pentes vertigineuses du Krakgard
seulement éclairées par la lumière bleutée des étoiles. Fenris pouvait être
d’une beauté prenante quand elle le voulait, peut-être aussi magnifique que
n’importe quel autre monde de l’Imperium.
Mais Ove-Thost n’avait vu aucun autre monde. Tout ce qu’il avait connu
depuis sa naissance, c’était ce froid à vous geler les os, le feu soudain
lorsque la planète crachait subitement son cœur incandescent, les océans
glacés. Et encore, jusqu’à trois jours plus tôt, il avait même oublié tout cela.
Trois jours plus tôt, il n’avait été qu’une bête, la bouche trempée de salive.
Il avait couru à quatre pattes, rampant parmi les crevasses grises, hurlant sa
douleur aux cieux vides. Il avait combattu d’autres bêtes durant tout ce
temps. Énormes, recouvertes de fourrures, des griffes et des crocs longs
comme des poignards. Ils lui avaient lacéré le dos et il leur avait ouvert la
gorge de ses dents.
Ove-Thost n’avait plus que de vagues souvenirs de ces combats,
désormais, mais il en gardait les blessures en témoignage. Des traînées de
sang gelé marquaient sa peau tendue sur ses muscles. Quand il les regardait,
maintenant que ses sens humains lui revenaient, il voyait des poils épais et
roux sur le dos de ses bras, sa poitrine et ses jambes. Il fit courir ses doigts,
d’où ne dépassaient plus que de longs ongles, sur la tignasse sur sa nuque,
et sentit les mèches rebelles se dresser sous sa main.
Il courait désormais comme il se devait d’un homme, debout, même s’il
avait toujours tendance à trop se pencher en avant et à haleter. Il errait dans
une neige qui lui arrivait aux genoux et qu’il déblayait devant lui en
donnant de grands coups de pied rageurs. Sa respiration était hachée, tirée
de poumons remplis de sang et qui lui donnaient l’impression de le brûler
comme de l’huile bouillante.
Ove-Thost se redressa à moitié, l’épaule orientale du Krakgard se dessinait
dans la nuit, d’une lueur bleu pâle sous la lumière de Valdrmani. Le flanc de
la montagne était assombri par les bois de pins, chacun d’eux le repaire
d’un bon millier de manières de trépasser. Il regarda dans la pénombre
devant lui, se servit de ses yeux qui voyaient désormais d’une façon bien
plus précise qu’il ne l’aurait jamais rêvée avant d’avoir bu au calice. Il
renifla et fit passer l’air dans sa cavité nasale, puis identifia plusieurs
sources de danger dont les odeurs lui furent apportées par le vent furieux.
Au-delà de la ligne des arbres et de la passe se dressait le plus haut pic, la
Montagne, l’endroit où on l’avait emmené, mis à l’épreuve, altéré. Tout ce
dont il se souvenait de l’endroit était la Porte, léchée par les flammes, puis
les rêves, ceux qui l’avaient fait hurler dans le noir alors qu’il était surveillé
par ces visages cachés, couverts de leur masque de cuir qui ne laissaient
visibles que leurs yeux dorés.
Il lui fallait y retourner, se sortir du froid éternel et retrouver le feu qui
brûlait sous la terre. Même au plus profond de sa bestiale folie, il l’avait su.
Y retourner.
Il se remit en route, ignorant les pointes de douleur dans ses mollets,
restant bien bas sur la neige. La passe était juste là, un peu plus haut, une
étroite et vertigineuse suite de défilés, de fausses routes et de crevasses. La
fatigue était forte, mais il continua de marcher et obligea ses muscles
perclus de crampes à continuer.
Il lui fallut des heures pour atteindre la première falaise, après quoi il
accéléra, écartant les débris de ses mains. Valdrmani s’était presque
couchée quand il arriva au plus haut de la passe et put poser les yeux sur la
Montagne elle-même.
Au milieu des ombres qui lui semblaient encore plus vastes qu’auparavant,
un fragment du cœur de la planète partait à l’assaut du ciel, toujours plus
haut, entouré de terrasses encombrées d’une neige sale. Le sommet se
détachait sur le firmament et semblait saupoudré de petits points rouges. La
terre vibrait continuellement sous l’action d’immenses machineries
souterraines.
Les chaussées se déroulaient sous lui, descendant des vallées, droites et
larges. À leur extrémité se dressaient les Portes, couronnées de pierre et
renforcées d’acier noirci par le temps.
Mais il devait tout d’abord les atteindre. Il se remit à courir, glisser et
déraper sur les plaques gelées ou la gadoue à moitié fondue. Sa respiration
s’accéléra, les battements de son cœur se firent plus lourds.
Il sentit l’odeur du prédateur une fraction de seconde trop tard, dissimulée
par le vent qui lui fouettait le visage. Il s’arrêta soudain et se laissa tomber à
genoux, mais pas assez rapidement, et une masse de fourrure et de muscles
le percuta de côté.
Ove-Thost fut projeté dans la neige. Des griffes s’enfoncèrent dans son
dos, et il rugit de douleur. Il se débattit et tenta de faire lâcher prise à la
créature, mais elle était sur lui, et plus lourde que lui, une fourrure grise et
hirsute, résistante comme l’acier.
Elle ouvrit une gueule énorme, de la taille de sa poitrine. Ove-Thost
parvint tout juste à voir les trois rangées de dents, puis sentit un souffle
rance et fut maculé d’une salive jaunâtre. Il jeta sa tête de côté et poussa de
l’un de ses bras pour déséquilibrer la bête.
Ce fut tout juste assez, et les mâchoires se refermèrent sur son épaule, mais
pas sur son cou. Le sang gicla et les aspergea tous deux, trempant Ove-
Thost de la joue à la bouche.
L’odeur cuivrée réveilla cette rage animale en lui, celle qui lui avait permis
de rester en vie dans ces désolations infinies. Il rugit de colère. Il poussa
plus fort encore et écarta la créature, au point de la faire rouler sur le dos. Il
força sur ses jambes et lutta pour se maintenir au-dessus du chasseur.
Ses mains étaient toujours prises dans la gueule de la bête, son corps
toujours noué dans les fourrures, alors ne lui restaient plus que les dents,
plus longues et plus aiguisées depuis qu’il avait absorbé le breuvage.
Il mordit, s’enfonça dans la fourrure et les chairs, secoua la tête dans tous
les sens et se baigna dans le torrent de sang chaud. La chose sous lui hurla,
se cambra et essaya de se dégager, mais Ove-Thost n’était plus la proie. Les
rôles avaient été inversés.
La bête finit par succomber. Il se releva au-dessus du cadavre, jeta sa tête
maculée de sang en arrière et hurla dans la nuit. Il célébra son triomphe, les
bras en arrière, la poitrine tremblante d’épuisement, sa peau nue tracée de
longues traînées de fluide chaud.
Un moment, il ne fut plus lui-même. Des visions s’allumèrent dans son
esprit fiévreux, il se vit retourner dans les bois pour y pourchasser d’autres
de ces créatures qui vivaient là. Il ne pouvait se livrer à cette chasse
éternellement, à courir dans la neige, sous la lune, à laisser cette présence
sauvage en lui agir à sa guise.
Puis son cri de victoire mourut dans sa gorge et il s’effondra, affaibli par la
perte de sang. À genoux, il sentit son côté animal refluer et revenir
l’humain. Son épaule n’était plus qu’une masse de viande mâchée, une
blessure à laquelle il aurait succombé avant que son corps ne soit altéré, et
qui menaçait encore d’avoir raison de lui.
Il tendit les mains et ouvrit la gueule de la bête, puis en arracha deux longs
crocs, chacun de la taille de sa main, tranchant et courbé. Il se les enfonça
dans l’épaule afin de refermer avec les deux bords de la plaie.
Puis il se releva et partit en titubant, laissant ses empreintes dans la neige.
Son champ de vision était étréci, les bordures floues et vibrantes. Il
frissonnait de froid, et sans doute du contrecoup de sa frénésie bestiale,
seulement soutenu par le mantra qu’il s’était répété encore et encore toutes
ces heures passées.
Y retourner.
D’autres heures se succédèrent et il perdit progressivement tout sens de
l’orientation. Il traînait des pieds, le menton appuyé sur sa poitrine. À un
moment donné, la couche de neige se durcit sous ses talons, comme s’il
marchait désormais sur de la pierre, mais il ne s’arrêta même pas pour
vérifier.
Il retomba à genoux, tremblant, puis se mit à ramper. Il avait l’impression
de monter, de grimper, d’escalader vers les cieux, à nouveau, là où les
étoiles brillaient et où le Père-de-Tout accueillait les plus braves guerriers
dans Ses halls.
Il ne s’arrêta que lorsque la nuit reflua devant lui, repoussée par une fine
ligne gris perle provenant de l’est, et que les ombres bleutées s’estompèrent.
Le vent tomba, et la lumière crue du soleil de Fenris finit par s’imposer
dans un ciel dégagé.
Il leva les yeux et vit la Montagne se dresser devant lui dans l’air glacé,
immense. La Porte était encore à quelques centaines de mètres, elle-même
dans des dimensions titanesques, flanquée de colonnes surmontées par
d’imposantes têtes de loup sculptées dans la pierre, gueule grande ouverte
et surveillant la chaussée d’accès. De petites silhouettes étaient assemblées
à sa base, chacune portant une armure de bataille et un masque de métal.
Ove-Thost rampa jusqu’à eux, sa jambe droite traînant derrière lui, son
épaule trempée de sang. Ils ne firent pas le moindre geste pour venir l’aider,
mais le regardèrent arriver. En approchant, Ove-Thost vit leurs impitoyables
regards posés sus lui, leurs gantelets de métal posés sur la garde de grandes
épées ou haches. Certains étaient d’une livrée bleu-gris, d’autres couleurs
métal brut, et d’autres encore d’un noir le plus impénétrable.
Chaque mètre franchi le fut encore plus durement que le précédent. Son
champ de vision s’étrécit davantage, et il ne vit plus bientôt qu’un
brouillard gris. Quand il atteignit le seuil, ses doigts se refermèrent dessus
et saisirent faiblement la pierre polie par les vents. Ce n’est qu’alors que les
géants bougèrent, ils le remirent sur ses pieds et lui firent boire un liquide
chaud, enlevèrent les crocs qui fermaient sa blessure et firent mine de les
jeter au loin.
— Non, » leur dit-il, puis il tendit une main pour récupérer ces trophées
pris sur la bête qu’il avait tuée.
Il entendit des rires, sourds, plus graves que ceux d’un homme. L’une des
silhouettes, portant une armure noire, les yeux rouges comme le sang, prit
les deux crocs et les posa dans la paume calleuse d’Ove-Thost.
— Très bien, » lui dit-il. « Tu les as bien gagnés. »
Tel fut le commencement.
Les années passèrent et son corps se transforma encore. Le breuvage qu’il
avait ingéré sur les glaces éternelles, le Canis Helix, ne fut que la première
de nombreuses épreuves. Chacune de celles qui vinrent ensuite lui infligea
de terribles douleurs lorsque ses membres changèrent et que son sang
s’épaissit, mais cela le rendit également plus fort, plus rapide, plus mortel.
Il apprit de nouvelles manières de combattre, et avec de nouvelles armes.
Avant, il aurait été fier d’arriver à tuer un homme ; désormais, on lui
apprenait à les tuer par centaines, par milliers, par planètes entières.
Il n’était plus Ove-Thost, mais Haldor Twinfang, et il s’imprégna de ce
nom comme de tout ce qu’il y avait à cet endroit. Il était un Blood Claw, le
plus brut de ce qui se faisait, et il s’entraînait avec d’autres comme lui, tous
arrachés aux tribus des mers gelées et façonnés en divinités.
Il ne vit aucune différence entre les autres et lui. Il rigolait avec eux, luttait
contre eux, et apprenait le maniement d’armes redoutables, haches, lames,
bolters, griffes, afin de trouver laquelle serait sa favorite. Sa meute se
constitua autour de lui au fur et à mesure que d’autres survivaient aux
épreuves : Valgarn, Eiryk, Yellowtooth, Sventr, et d’autres, tous jeunes, la
peau lisse et le regard brillant. Ils levaient les yeux vers le ciel traversé
d’orages de leur monde hostile et voyaient les vaisseaux accostant aux
plates-formes du sommet de la Montagne. Ils savaient qu’ils finiraient par
embarquer à bord de l’un d’eux quand tout serait terminé, et ils en piaffaient
d’impatience.
Brannak était le Prêtre de la Compagnie de Brokenlip, et il ne leur laissait
rien passer. À chaque épreuve, à chaque passage, il surveillait, les bras
croisés, sa longue double hache, Frost, calée dans le creux de ses bras. C’est
lui qui avait rendu ses crocs à Haldor, et ils pendaient désormais à des
lanières de cuir au cou du Blood Claw, se balançant contre la surface grise
de sa cuirasse.
Haldor s’imaginait que Brannak portait sur lui une attention particulière.
Quand il était épuisé, quand son corps avait été poussé dans les limites de
son endurance, il avait ce sentiment. Parfois, cela l’emplissait d’une grande
confiance en lui, frisant l’arrogance. Cela entraîna une réaction de la part de
ses camarades de meute, lesquels montraient autant d’empressement à lutter
entre eux que contre tout ce qui était envoyé contre eux. Après ces longues
empoignades, ils s’effondraient autour des feux de camp, ensanglantés,
brisés, les cheveux trempés de sueur, et oubliaient ce qui avait lancé cette
dispute.
— Il surveille tout le monde, » murmura Haldor. « Moi plus que
quiconque. »
Et les jours passèrent, une procession de glace et de feu, à la belle étoile,
dans les cavernes, et ils grandirent, et ils gagnèrent leurs balafres, et les
liens au sein de la meute se resserrèrent.
Sventr fut le premier à mourir. Trois autres le suivirent, détruits par les
douleurs dues à des échecs d’implantation, ou bien succombant au cours de
combats d’entraînement. Quand vint l’ultime jour, la meute comptait neuf
membres, tous avaient reçu leur carapace et les connecteurs devant les relier
à leur armure énergétique. Ils étaient donc terminés, en corps, mais pas
encore totalement en esprit. Ils enfilèrent des casques et virent le monde se
dissoudre en affichages runiques et en ciblages électroniques. Ils furent
conduits dans les forges des Iron Priests et reçurent leur lame,
principalement des épées tronçonneuses.
Quand Haldor se leva pour recevoir la sienne, Brannak lui tendit une hache
à double lame, deux fois plus courte que Frost, et forgée dans un métal noir.
Aucune rune ne décorait le plat de ses lames, mais deux austères lignes
couraient le long de son bord extérieur.
Haldor la soupesa et trouva son poids surprenant, mais pas désagréable. Il
se sentait prêt à s’en servir pour trancher la galaxie en deux.
— Tu connais son nom ? » lui demanda Brannak.
Haldor leva les yeux vers lui.
— Je devrais ? »
Brannak le gifla sèchement d’un revers de la main, la tête d’Haldor partit
en arrière.
— Apprends-le. »
Puis il poursuivit le long du rang. Haldor se frotta la joue et posa les yeux
sur le métal. Il n’y voyait rien qui puisse ressembler à un nom. Peut-être lui
faudrait-il en voler un pour elle.
Il risqua un coup d’œil vers Eirik, lequel étudiait déjà son épée
tronçonneuse avec empressement.
— Et maintenant ? » chuchota Haldor.
Eirik ne le regarda pas, mais fit courir un doigt sur une dent effilée.
— Nous sommes des guerriers du ciel, frère, » répondit-il d’un air absent.
« Nous faisons ce qu’ils font. Buvons. »

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UNE PUBLICATION BLACK LIBRARY
Version anglaise originellement publiée en Grande-Bretagne en 2014,
2016 par Black Library
Version française originellement publiée en France en 2017 par Black
Library
Cette édition est publiée en France en 2017 par Black Library
Games Workshop Ltd, Willow Road, Nottingham NG7 2WS UK
Produit par Games Workshop à Nottingham
Titre Original : Ragnar Blackmane, Arjac Rockfist
Traduit de l’Anglais par : Philippe Beaubrun (Ragnar Blackmane),
Billy Bécone (Arjac Rockfist, Douze Loups, Loup-Tonnerre)
Illustration de couverture : Hardy Fowler.
Cette traduction copyright © Games Workshop Limited 2017.
Les Seigneurs de Fenris © Copyright Games Workshop Limited 2017.
Les Seigneurs de Fenris, GW, Games Workshop, Black Library, The
Horus Heresy, le logo The Horus Heresy, le symbole de l’œil pour The
Horus Heresy, Space Marine, 40K, Warhammer, Warhammer 40,000,
le logo “Aquila” de l’aigle à deux têtes, et tous les logos, illustrations,
images, noms, créatures, races, véhicules, lieux, armes, personnages, et
tous les éléments distinctifs, sont soit ® or TM, et/ou © Games
Workshop Limited, selon les lois appropriées à travers le monde.
Tous droits réservés.
Dépot légal : Janvier 2017
ISBN 13 : 978-1-78572-541-8
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