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Il ne faisait aucun doute que les Loremasters allaient éviter d’ébruiter la nouvelle de ma disgrâce,
de peur des répercussions au cas où mes actes seraient rendus publics. Pour une fois, j'allais
profiter de leur couardise. Jamais mes richesses et mes connaissances n’iraient garnir les coffres
de ce Conclave d'arriérés et d’impotents.

…/…

Une meute de loups me suivait depuis plusieurs lieues, s’approchant presque à portée de sortilège
avant de laisser la distance se creuser à nouveau. Jetant un coup d’œil inquiet par-dessus mon
épaule, je les vis gronder et aplatir leurs oreilles avant de filer. Heureusement, les vents arctiques
se faisaient eux aussi moins pressants. Je pouvais apercevoir le sommet dans le lointain, une cime
désolée dont la vue faisait naître en moi des sentiments mêlés de triomphe et d’appréhension. Le
pic de la Couronne de glace… Peu nombreux étaient les explorateurs ayant eu l’audace de braver
le glacier, et encore moins nombreux ceux qui avaient survécu pour en parler. Mais moi, je
saurais gravir seul ses escarpements pour regarder de haut le reste du monde.

Il n’existait malheureusement que très peu de cartes du Pic de la Couronne de glace, et


elles se trouvaient lamentablement inappropriées, tout comme les provisions que j'avais fièrement
préparées pour le voyage. Les incertitudes sur la route à suivre, sur la destination et sur la
direction des vents « aessenciels » m'interdisaient cette fois-ci de me téléporter. Sans me
ménager, je repartais en chancelant. Je ne savais plus depuis combien de temps je marchais. Je
grelottais sans cesse, malgré mon manteau doublé de fourrure. Mes jambes maladroites et
engourdies me faisaient l’effet de piliers de pierre. Mon corps avait commencé à ralentir. Si je ne
trouvais pas rapidement un abri, j'allais mourir dans ce froid.

Un reflet de lumière finit par attirer mon regard : un obélisque de pierre couvert de
symboles magiques, et au-delà une citadelle. Enfin ! Je dépassais l’obélisque et traversais un pont
qui semblait constitué de pure énergie. Les portes de la citadelle s’ouvrirent devant moi, mais je
fis halte juste avant de les franchir.

L’entrée était gardée par deux créatures grotesques. Sous la taille, elles ressemblaient à
des araignées géantes, campées au sol sur six pattes. Les deux derniers membres étaient rattachés
comme des bras à un torse vaguement humanoïde. Mais c’était leur état qui paraissait le plus
fascinant. Leur corps était marqué par tout un assortiment de blessures ouvertes, dont seules les
plus graves étaient grossièrement bandées. Le bras de l’un des gardes était tordu de façon
improbable. De l’ichor dégoulinait de la mâchoire du second, sans que cela semble le déranger.
Malgré la puanteur familière de la non-mort, les gardes ne laissaient paraître aucun des
symptômes de la confusion qui frappait habituellement les morts-vivants.
Les créatures arachnéennes devaient aussi avoir conservé l’essentiel de leur force et de leur
coordination, sans quoi elles auraient fait de bien piètres gardes. Leur créateur était visiblement
un nécromancien expérimenté. Exactement ce dont j’avais besoin…

À ma grande surprise, les créatures s’écartèrent pour me laisser passer. Peu enclin à
m’interroger sur ma bonne fortune, j'entrais de bon cœur dans la citadelle, où il faisait
sensiblement plus chaud. Une statue abîmée figurant l’une de ces quasi-araignées et un autre
monstre arachnoïde cette fois-ci gigantesque ornaient le hall d’entrée. Le bâtiment lui-même
semblait être de construction récente, mais la statue paraissait très ancienne. En y repensant, je
me souvins avoir aperçu des statues similaires dans les ruines antiques de Thull, située à l’exacte
opposé du globe. Le froid m'engourdissait les méninges.

À première vue, le nécromancien avait conquis le royaume de ces êtres arachnéens, les
avait transformés en morts-vivants, et s’était emparé de leurs trésors comme trophées de guerre.
J'exultais. J'allais avoir ici les ressources pour obtenir tout ce dont j’avais besoin. Il me serait
ensuite aisé de raser ce repère de nuisible.

Une créature phénoménale, mélange inquiétant de divers types d’araignées, apparut à


l’autre bout de la pièce. Alors que le monstre se rapprochait à pas mesurés, je pus observer que
son corps titanesque portait un nombre encore extravagant de blessures et de bandages.

Contrairement aux gardes, ce n’était pas, enfin pas vraiment, un mort-vivant. Cependant, sa
monumentale énergie magique ne semblait pas se mêler à l’aessence du royaume des vivants, en
tous cas pas du nôtre.
Je me sentais minuscule devant une telle masse. Je n’étais pas sûr d’avoir les capacités
nécessaires pour vaincre un tel monstre, et encore moins pour le relever d’entre les morts afin de
lui extraire son aessence vitae pour la transformer en ersatz d’Orden. Toutefois, une seule de ces
créatures valait largement un millier de fées sur le plan expérimental. Beaucoup plus efficace et
moins polémique. Mais aussi beaucoup plus risqué.

La créature m’accueillit d’une voix gutturale, qui résonnait dans son corps cyclopéen.
Bien qu’elle se soit exprimée dans un commun parfaitement compréhensible, le son me glaça
aussi sûrement qu’un sort de restriction. Ses mots semblaient émerger d’un étrange bruit de fond
composé de bourdonnements et de cliquètements. « Le maître vous attend, Archimage. Je suis
UngolTercera. »
Prodigieux ! Elle avait aussi bien l’intelligence que les fonctions motrices nécessaires à la
parole ! « Oui. Je souhaite devenir son apprenti. »

L’énorme créature se contenta de me regarder de haut, comme si elle se demandait si je


ferais un amuse-gueule convenable.
Je me raclais nerveusement la gorge. Puis-je le voir ?

— Quand le moment sera venu, gronda UngolTercera. Jusqu’ici, vous avez dédié votre
vie à la quête de la connaissance. Un objectif admirable, mais vos expériences de mage ne
suffisent certainement pas à vous préparer au service du maître. »

Qu’est-ce qui pouvait inspirer un tel discours ? Ce majordome me considérait-il comme


un rival. Il devait ignorer que je maîtrisais, partiellement, l'Orden. Dans ce cas, il fallait dissiper
cette méprise aussi vite que possible. « En tant qu’ancien membre des Loremasters, j’ai plus de
magie sous mon contrôle que vous pourriez l’imaginer. Je suis amplement préparé pour toute
tâche que votre maître voudra me confier. Même si la réaliser vous paraît impossible.

— Nous verrons. »

UngolTercera me conduisit à travers une série de tunnels qui nous menèrent loin sous la
surface. Finalement, nous émergeâmes dans une vaste ziggourat que l’on appelait Pic de la
Couronne de glace. À en juger d’après son architecture, le bâtiment était également une création
des araignées. Effectivement, les premières salles étaient peuplées par ces morts-vivants
arachnides. De véritables araignées vivaient parmi eux, industrieusement occupées à tisser leurs
toiles et à pondre leurs œufs.
Je cachais mon dégoût. Je ne voulais pas laisser cette satisfaction au titanesque
majordome. En indiquant l’une des créatures-araignées, je lui demandais : « Vous avez certaines
ressemblances avec ces créatures. Provenez-vous tous de la même espèce ?
— Oui, de la race Ungoldriderienne. Ensuite, le maître est arrivé. Lorsque son influence
s’est étendue, nous lui avons fait la guerre. Nous pensions avoir une chance de victoire, fous que
nous étions. Un grand nombre des nôtres fut tué avant de revenir dans la non-vie. De mon vivant,
j’étais une reine. Aujourd’hui, je suis un seigneur des cryptes.

— En échange de l’immortalité, vous avez accepté de le servir. Remarquable, mentais-je.


L’Orden pur devait nécessairement permettre d’obtenir les mêmes résultats sans les
désastreux effets secondaires.

— “Accepter” implique un choix.

Ce qui signifiait que le maître pouvait commander l’obéissance des morts-vivants, mais
pas des Ungoldriderien. J’étais peut-être le premier être vivant à venir ici de mon plein gré.
Légèrement troublé, je changeais de sujet. « Ce lieu est plein des vôtres. Je suppose que vous le
dirigez ?
— Après ma mort, j’ai conduit les miens à la conquête de cette ziggourat pour notre
nouveau maître. J’ai aussi supervisé ses modifications pour qu’elle puisse servir ses desseins. Le
Pic de la Couronne de glace n’est cependant pas sous mon autorité, pas plus que les miens n’en
sont les seuls occupants. Ceci n’est que l’une de ces quatre ailes.

— Dans ce cas, seigneur des cryptes, guide-moi. Montre-moi le reste.

La deuxième aile contenait tout ce dont j’avais rêvé. D'incroyables artefacts magiques, de
l’équipement de laboratoire et toutes sortes de fournitures qui auraient fait honte à mes anciennes
installations. Des pièces immenses pouvaient abriter une véritable armée d’assistants. Des bêtes
mortes-vivantes y étaient habilement cousues à partir d’un salmigondis animalier avant d’être
réanimées. Et même quelques morts-vivants humanoïdes étaient composés à partir de morceaux
de divers humains ! Ces derniers ne portaient pas de traces de blessures. Cela signifiaient que les
humains n’avaient pas lutté contre la mort. Le nécromancien avait dû récupérer les corps dans les
cimetières de tous le pays, une bonne solution pour ne pas se faire remarquer mais qui nécessitait
une organisation extraordinaire et de sérieux appuie au sein du gourvernement. Dans le cas
contraire, les Loremasters seraient intervenus immédiatement. Qui aurait pu se douter que tous
les morts de La Guerre servaient à recoudre des araignées et ne reposaient pas en paix !

La troisième aile se révéla malheureusement moins intéressante. UngolTercera me montra


une armurerie et une zone d’entraînement au combat. Puis le seigneur des cryptes me conduisit au
travers de salles remplies de centaines – non, de milliers – de barriques et de caisses scellées. Se
pouvait-il que Pic de la Couronne de glace ait besoin d’un approvisionnement si colossal ? Dans
le cas improbable d’un siège, le Pic serait paré pour très longtemps.

Finalement, nous avons atteint la dernière aile. Des champignons géants poussaient dans
une zone de jardins et émettaient des vapeurs si nocives que je me sentis mal. Le sol sous chaque
champignon semblait insalubre, voire malade. En m’approchant pour l’inspecter, je marchais sur
quelque chose de mou, une sorte d’asticot de la taille d’un poing.
Je frémis et repris ma marche. La salle suivante contenait un grand nombre de petits
chaudrons pleins d’un liquide verdâtre et bouillonnant. Ma curiosité l’emportant sur l’odeur
écœurante, Je fis un pas en avant, mais une impressionnante patte me bloqua soudain la route.
« Bien que vous ne soyez pas Elfe, le maître souhaite que vous restiez parmi les vivants.
Votre heure n’est pas encore venue. »

Mon souffle resta bloqué dans ma gorge. « Ça m’aurait tué ?

— Nombreux sont ceux qui refusent de servir le maître dans la vie. Le fluide permet de
résoudre ce problème, pour les Elfes, quant aux autres… » Devant mon absence de réaction de
UngolTercera poursuivit : « Venez. Je vais vous montrer. »

UngolTercera me conduisit à une cellule dans laquelle se trouvaient deux prisonniers


Elfes. L’homme berçait la femme dans ses bras ; elle était horriblement blafarde et trempée de
sueur. Tous deux étaient vivants, même si la femme était visiblement malade. Je jetais un coup
d’œil inquiet vers le seigneur des cryptes.

Les yeux vitreux et pleins de désespoir de la prisonnière se posèrent sur moi et


s’éclaircirent. « Pitié, seigneur ! Mon corps m’abandonne. J’ai vu ce qui va arriver ensuite. Un
éclair de force, je vous en supplie. Permettez-moi de reposer en paix. »
Elle craignait de devenir l’esclave du maître. D’après UngolTercera, elle n’aurait pas le
choix. Mal à l’aise, je détournais le regard. Après tout, elle ne vivrait plus très longtemps.
L’Orden était à ce prix.

Elle sortit avec peine des bras de l’homme et vint se tenir aux barreaux. « Par pitié ! Si
vous ne m’aidez pas, mettez au moins mon époux en lieu sûr ! » Elle se mit à sangloter de
désespoir.
« Chut, mon cœur, murmura l’homme derrière elle. Je ne t’abandonnerai pas.
— Faites-la taire ! murmurais-je avec force à l’adresse d’UngolTercera.
— Le bruit vous tourmente ? » D’un geste rapide comme l’éclair, il expédia une griffe
entre les barreaux et à travers le cœur de la femme. Puis le seigneur des cryptes secoua
machinalement le corps pour le faire tomber.

Le mari poussa un cri de détresse. Me sentant coupable d’être soulagé, je commençais à


m’éloigner, mais je m’arrêtais net lorsque le cadavre se mit, presque immédiatement, à s’agiter et
à se cambrer sur le sol de pierre.

La peau de la morte changeait de couleur, virant vers un gris légèrement teinté de vert.
Petit à petit, ses spasmes se calmèrent et elle se redressa maladroitement sur ses jambes. Elle
pencha la tête sur le côté, et frémit lorsqu’elle aperçut son mari. « Gardes, faites sortir cet
homme, » fit-elle d’une voix rauque.
Les gardes ne firent pas un geste. Tout en grognant, elle passa sa main dans
l’enchevêtrement de ses cheveux châtains, et je pus observer son visage. Les vaisseaux sanguins
s’assombrissaient sous la peau, et ses yeux avaient une expression sauvage et dérangée.
Son mari demanda d’une voix inquiète : « Mon amour ? Tu vas bien ? »
Elle laissa échapper un rire amer qui se transforma en grognement lorsqu’il fit un pas dans
sa direction. « N’approche pas plus. »
L’homme ne tint pas compte de ses protestations, mais elle le repoussa avec assez de force
pour le projeter dans les airs. Il s’écrasa sur les barreaux à l’autre bout de la cellule et glissa au
sol, sonné.

« Reste là. » Sa voix devenait plus gutturale. Elle se serra les bras autour du corps et
recula jusqu’à se cogner contre le bord opposé de la cellule. « Reste là » gémissait-elle, et
progressivement sa façon de le dire devenait plus inquiétante.
J’observais la façon dont, lentement et par à-coups, elle ramena une main contre le trou
dans sa poitrine. Elle siffla, grimaça, approcha ses doigts de sa bouche, se mit à les lécher puis à
les sucer goulûment. Dans un mouvement aussi rapide que soudain, elle bondit sur son mari,
cinglant l’air de ses ongles, les babines retroussées…

L’homme poussa un cri. Le sang gicla sur le sol de la cellule. Je me détournais. Fermer les
yeux n’était pas d’un grand secours, j’entendais encore les bruits atroces. Les gargouillis, les
déchirures, la mastication. Et, en retrait, un long miaulement plaintif et misérable dont je
craignais qu’il n’indique que la morte-vivante était encore consciente de ses actes, sans pour
autant pouvoir les empêcher.

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