LA CAMPAGNE DE PÉLION des mortels.
À leur tête se trouve un chef aussi violent
(1634-1635)
PIERRE BOUAS ET THOMAS CHEILAN
L
a plupart d’entre nous
avaient échangé un banc
aux galères ou la corde d’un gibet contre trois
ans de service ici-bas. Pourtant, si nous avions
su ce matin de mars 1634 ce qui nous attendait,
combien auraient jeté leurs arquebuses aux orties
et supplié que sur l’ heure on les pende ?
Au début de l’année 1634, les Sarrasins organisent une
expédition de plusieurs milliers d’hommes pour rouvrir
la route vers la bibliothèque de Sapience, lieu de tous les
savoirs perdus, dont la maîtrise leur est essentielle dans
la quête des portes du Paradis. Le chemin, repris par les
démons au siècle précédent, suit les méandres du Styx
jusqu’en Pélion.
L’État-major de la Nouvel Jérusalem, obsédé par la
rumeur d’une tour gigantesque – celle de Babel jetée aux
Enfers par la colère divine ? – marquant la route vers un
butin fabuleux, se convainc que l’argument religieux des
Sarrasins masque en réalité la recherche de ce trésor sans
pareille. Fort de sa mainmise sur le Styx, qui lui permet un
ravitaillement régulier par batelage, le corps expéditionnaire
occidental se met en marche à son tour le 3 mars, suivant
scrupuleusement l’avancée des soldats d’Al Anqsa.
À l’été 1634, l’avant-garde chrétienne, menée par
Francisco de Vargas, un vétéran des Tercios espagnols,
parvient au mur des limbes qui marque la frontière
entre le Kohut et le Pélion. Les Occidentaux comptent
s’implanter dans ce cercle nouveau qui s’ouvre sur les
marécages de Göt-Walle (1). Les Sarrasins qui les ont
déjà explorés cent cinquante ans plus tôt y ont installé
de précieuses pompes qui tirent des marécages une
eau pure et miraculeuse, à même de calmer la soif des
hommes des semaines durant. L’affrontement autour de
cette merveille sera bref, sans pitié, mais rapidement
conclu par un accord que justifie l’hostilité des lieux et
des monstruosités qui les hantent.
De son côté, le seigneur démon Phölm marche à la
tête de ses damnés sur les marécages pour en chasser
l’envahisseur. Mais le choc redouté n’aura pas lieu :
en rébellion ouverte contre le pouvoir infernal, les
squamates de Göt-Walle vont mettre en déroute l’armée
démoniaque avant qu’elle n’ait pu contrer les mortels. Le
2 septembre, Phölm est tué au cours d’une embuscade et
les espions des vivants observent le repli de ses forces.
C’est que les clans du marais ont reçu le renfort d’une
puissante troupe d’Égarés qui se faufile dans le sillage
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qu’ambitieux, qui rêve à voix haute d’un soulèvement
renversant l’ordre féodal et offrant aux Égarés un vaste
domaine où errer. Il se nomme Bran Carnoth et déjà
sept clans le suivent. Les squamates de Pélion rallient sa
cause sans hésiter.
À la fin septembre 1634, les colonnes conduites
par Hassan Ibn Al Sabah campent devant le désert
d’Amarakh (2). La bibliothèque de Sapience est toute
proche. Craignant d’attirer l’attention des chrétiens sur
l’objet de leur expédition, le vieux de la Montagne laisse
des compagnies en embuscade pour couper la route des
troupes qui suivent l’expédition. Cette arrière-garde,
dirigée par l’Émir Nazir ibn Hamid, va remporter coup
sur coup une série de victoires qui tiendront un temps
les Occidentaux et les démons à distance de Sapience.
Seuls les partisans de Bran Carnoth sauront contrer cette
stratégie et redécouvrir les premiers le portail perdu
menant vers le royaume bibliothèque (3).
Tandis que les explorateurs tentent de piller la
bibliothèque ou de s’entendre avec les Templiers damnés
qui s’en sont jadis arrogé la garde, l’ost Luciférien conduit
par les Anges envahit le cercle, décidé à effacer l’échec
La juste cause.
Si les démons affrontent les mortels dès leurs pre-
miers pas aux Enfers, ils ne font que suivre leurs
instincts guerriers et leur goût certain pour la
joute politique. Certains diables plus rusés que
les autres s’associent volontiers aux envahis-
seurs pour écraser un rival ou un vassal insou-
mis. D’autres monnaient leur neutralité contre de
la verroterie venue d’en haut : arquebuses sans
poudre, horloges inutiles…
La venue d’Asaliah va transformer leurs regards, fai-
sant de la souveraineté des cercles et de la torture
des morts des choses sacrées pour lesquelles un
démon doit être prêt à se battre et mourir. Lors-
que l’Ange apparaît à Angra Mainyou, les lucifé-
riens ne forment plus qu’une secte persécutée et
clairsemée. Les évènements vont ressusciter leur
croyance. L’Archidémon est le premier converti.
Il rappelle des larves exilées, à commencer par
celle de son chroniqueur attitré, le prolixe Abaa-
doth, et contraint son empire à embrasser la foi
nouvelle qui se répand de cercle en cercle tandis
que sur son passage les Anges déchus la recon-
naissent comme vraie et rallient le combat pour
38 l’ordre des mondes.
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des démons locaux. Samaël conseille alors à Asaliah de
frapper d’abord les lignes de ravitaillement des mortels.
Début octobre, les démons pénètrent à nouveau dans
Göt-Walle et cette fois s’en emparent, massacrant les
arrières gardes de leurs adversaires et leur coupant la
route de la retraite vers Kohut. À la fin de l’automne 1634,
le royaume de Sapience est encerclé. Les compagnies
d’envahisseurs ou d’insurgés qui campent devant ses
portes sont prisonnières d’une nasse qui se referme peu
à peu. La faim et les assauts incessants de l’ost luciférien
semblent sur le point d’avoir raison de leurs expéditions.
Cette situation, en apparence désespérée, va connaître
un rebondissement lorsque l’aventurier et érudit Valombre
détourne l’un de seuil de Sapience et le fait s’ouvrir sur
une région lointaine des Enfers, le Jardin des supplices,
où reposent les mystères des anciens Marmoréens.
Les soldats occidentaux s’enfuient aussitôt par le seuil,
rapidement imités par les survivants des autres armées.
Les démons les poursuivent, certains de connaître une
victoire décisive dans ce cercle proche des Neuf Iris où ils
peuvent compter sur de nombreux renforts.
Les combats se poursuivent dans la Vallée des
ombres (4) dont le Jardin n’est que la cruelle antichambre. À
la fin janvier 1635, la bataille du Pic de Prométhée (5) est un
demi-échec pour Asaliah qui peine à reprendre le sommet
tenu par les clans squamates. Les troupes occidentales
et sarrasines, qui jusque-là foulaient les mêmes pistes,
en profitent pour s’éloigner et se disperser, obligeant les
anges à séparer leurs troupes pour les poursuivre.
Les colonnes sarrasines sont bientôt rattrapées et
vaincues aux Champs des Écorchés. Seules quelques
compagnies réchappent du massacre, qui sonne le glas de
leur expédition et marque le triomphe des Lucifériens.
Les partisans égarés espèrent eux obtenir le titre
de Roi des rois pour leur chef Bran, et le soutien
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des innombrables clans de leur peuple disséminé dans
les Enfers (6). Mais leur présence inquiète le seigneur
démon Yanluowang dont le fief de Diyu est tout proche.
Son armée d’Immortels les surprend peu avant le sacre.
Obligé de se battre sur deux fronts, Bran ne peut faire
face. Sa troupe, qui n’est plus qu’une forte bande, est
écrasée sur les rives de l’Achéron.
Ne reste plus à vaincre que l’expédition de la Nouvelle
Jérusalem. Mais malgré les mises en garde des Anges, les
Lucifériens ne font pas grand cas de cet ennemi qu’ils
estiment vaincu d’avance, et que certains brûlent même
d’utiliser pour contrer l’influence de Diyu. Grave erreur.
Les compagnies occidentales ont réchappé des dangers
de la Vallée des Ombres et y ont négocié un soutien
logistique sous-estimé, celui des Templiers.
L’Ordre, qui vivait en paix dans la bibliothèque de
Sapience depuis des siècles, a compris avec le siège de son
fief qu’il ne pouvait ignorer plus longtemps le sort de la
guerre. Riche de ses secrets et merveilles, le grand maitre,
Hugues de Payns, s’est résolu à lever une troupe composée
d’aventuriers, de déserteurs et de pillards qu’il a envoyés
dans la Vallée des Ombres à la suite des envahisseurs,
avec pour mission de lui ramener le secret des portails.
C’est chose faite au début du mois de mars 1635, lorsque
ses mercenaires s’emparent des ruines de Hod (7), dans
le Jardin des supplices, et les fouillent. Leur alliance et
leur maîtrise des portails vont permettre aux capitaines
occidentaux d’organiser la retraite.
À la fin avril, les compagnies pénètrent dans le duché
de Diyu (8), dont les greniers opulents sont garnis des
vivres qui leur font défaut depuis tant de temps. Pris de
court, les bataillons épars des Immortels leur livrent une
suite de combats féroces sans parvenir à les contrer. La
capitale Yuming est mise à sac, ses temples incendiés,
39 ses trésors pillés, ses morts emmenés en esclavage.
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Chronologie

– 6000 Première mention des neuf Archidémons par

Enoch – les démons chassent les Marmoréens de la Vallée
des Ombre et des Neuf Iris, puis entreprennent de se faire
la guerre entre eux – Chute de Samaël aux Enfers.
– 4000 Déluge puis fondation de la tour de Babel – Chute
de Tsilla aux Enfers – Première mention des Égarés.
– 2000 Bataille de Mag Tuireadh - Fondation du clan égaré
des Trois corbeaux.
– 1000 Sac de Troie par les Achéens – Bran devient chef du
clan Carnoth – Première mention d’Etruscilla.
– 940 Salomon enferme la plupart des djinns dans des
urnes scellées.
– 300 Premières incursions d’Immortels aux Enfers –
Bran est le maître d’une coalition de clans égarés qui
combattent le pouvoir féodal de l’Archidémon Angra
Mainyou – Etruscilla le rallie.
– 220 Rébellion de l’Archidémon Zairitsha contre ses
pairs.
– 48 Incendie de d’Alexandrie et naissance du Royaume
de Sapience.
0 Naissance de la doctrine Luciférienne, réprouvée par les
Archidémons.
499 Fondation de Diyu – Zairitsha prend le nom de
Yanluowang
700 Invasion de Diyu par les légions de l’Archidémon
Ahriman – désertion de Sha Ren Zhe.
1096 Début des Croisades.
1124 Ouverture du portail d’Alamut – Accord secret entre
Templiers et Haschischins pour protéger le portail – Le
maître de l’Ordre du Temple descend aux Enfers.
XIIe Fondation d’Al Anqsa – Découverte du royaume de
Sapience et de la cité d’Iram par les explorateurs sarrasins
– Corruptions des Seldjoukides – Premières apparitions
de la « Voyageuse » – Isha rallie Bran.
1299 Hassan ibn al-Sabbah prête allégeance à Osman.
1307 Procès des Templiers – fin du lien entre « frères d’en
haut » et « frères d’en bas », perte du secret.
XIVe Renouveau de l’exploration sarrasine aux Enfers
sous l’influence d’Osman – Nazir ibn Hamid devient émir –
Discorde entre Hassan et Hugues de Payns qui revendique
le royaume de Sapience pour ses templiers – Layla Bint
Suraya descend combattre aux Enfers. Après plus d’un an de tribulations, l’expédition
1440 Mort de Gilles de Rais qui devient maréchal dans rentre à la Nouvelle Jérusalem le 4 mai, dans une liesse
l’armée de Samaël. indescriptible. Qu’importe s’il ne revient que deux
1631 Sac de Magdebourg. Ouverture des portails de centaines d’hommes sur le millier engagé – la faim, la
Magdebourg, Séville et La Rochelle, trêve entre les
soif et l’hostilité des terres infernales en ont tué deux
belligérants de la guerre de Trente ans – Fondation de la
fois plus que les combats eux-mêmes –, qu’importe si les
Nouvelle Jérusalem.
Descente de l’ange Asaliah aux Enfers pour rétablir l’ordre survivants sont pour la plupart fous ou estropiés ; leurs
des mondes. Conversion d’Angra Mainyou et de ses havresacs sont lourds des trésors les plus improbables :
féodaux à la doctrine Luciférienne – Ralliement de Samaël lingots d’orichalques, eaux miraculeuses, idoles en or de
et Tsilla à la cause luciférienne. Diyu, qui vont assurer la fortune de la colonie et faire
1632 Expédition de Baptiste Valombre et Jorgen Lohn – naître la soif de nouvelles conquêtes.
Découverte par les Occidentaux d’Ampharaus, Thébaïde
et Pélion – Tarik descend combattre aux Enfers.
Les Archidémons Ahriman et Naon Haitshya dénoncent
l’invasion des Enfers et le Luciférianisme comme des Za ëbas 1
(1) Ch ron ique s de
manœuvres destinées à placer Angra Mainyou à la tête de Za ëbas 2
(2) Ch ron ique s ique de Za ëbas 3
des Enfers. Guerre entre factions démoniaques. oi de la Ge n Con 2007 et Ch ron Poid s de s Âm es
(3) Tou rn rn ois du
1634 Alliance entre Sarrasins et Occidentaux à la Za ëbas 4 et Tou
bataille d’Arw’Czo n’Trul, défaite de la ligue luciférienne (4) Ch ron ique s de de s sa ns-gr ad es
Gloire
(5) Tou rn ois de la
– Désertion de Gilles de Rais - Mort d’Albrecht Von ng de s Rois
(6) Tou rn ois du Sa ai res
Wallenstein. Début des chroniques de Zaëbas. oi du Gra nd Conseil de s M erc en es de Diyu
(7) Tou rn 08 , Le s Co nt
du Jeu x 20
(8) Tou rn oi du Salon
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Le traité du Styx.
« Le traité du Styx » est certainement le tableau le plus cé-
lèbre de Velasquez, celui qui lui valut le titre de « peintre
des Enfers ». L’accord éponyme, établissant la reconnais-
sance mutuelle et l’alliance entre la Nouvelle Jérusalem
et le royaume de Sapience, fut signé sur les rives du fleu-
ve infernal le 9 juin 1635. Il devait garantir à la jeune colo-
nie la mainmise sur les terres conquises de Kohut et une
paix relative sur ses frontières avec le Pélion.
Au centre de la composition, on reconnait les signataires. À
gauche, André de Montbard, émissaire du Temple ; escorté
de la Voyageuse et de l’homme de la Mancha. À droite le
comte de Tilly, flanqué du capitaine Francisco Vargas et
d’un groupe d’arquebusiers.
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Si la version originelle de la toile restituait avec préci-
sion la composition des deux ambassades, elle fut
modifiée à plusieurs reprises sur les demandes du
roi d’Espagne Philippe IV et du pape Urbain. Certains
protagonistes ont ainsi été sciemment recouverts au
fil des retouches. En premier lieu Gilles de Rais, car
dès 1636 l’Église s’émeut de sa présence sur une œu-
vre consacrant l’exploration des Enfers ; mais égale-
ment la sorcière Alazaïs et le capitaine Jorgen Lohn,
effacés en 1640 après les rumeurs de leur implication
dans la mort mystérieuse d’Albrecht Von Wallenstein.
Ces trois personnages sont vraisemblablement deve-
nus les trois hallebardiers damnés du second rang. À
l’inverse, on notera le visage du porte-étendard occi-
dental : ses traits ne sont autres que ceux de Baptiste
Valombre, le célèbre explorateur français, proche ami
du peintre, qui malgré son excommunication restait
très populaire dans la jeune colonie.
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