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Sorceleur - L'Intégrale
Sorceleur – 1
Sorceleur – 2
Sorceleur – 3
Anonyme,
Monstrum ou de la description d’un sorceleur.
Effenberg et Talbot
Encyclopaedia Maxima Mundi, tome XV
CHAPITRE PREMIER
« Pour bien gagner sa vie, avait coutume de rabâcher Aplegatt
aux jeunes cadets dont il avait la charge, un courrier à cheval doit
posséder deux choses : une tête en or et des fesses en acier.
Une tête en or est indispensable, expliquait Aplegatt à ses
apprentis courriers, car, sous son habit, dans sa fine besace en cuir
ceinte à même la poitrine, le courrier transporte uniquement des
informations de moindre importance, de celles que l’on peut sans
crainte confier à la perfidie d’un papier ou d’un parchemin. Quant
aux nouvelles confidentielles, de portée réelle, celles dont
dépendent beaucoup de choses, le courrier doit les garder en
mémoire pour les répéter à qui de droit. Mot pour mot. Et ces mots
ne sont pas toujours faciles. Les formuler se révèle déjà compliqué,
alors les retenir… Pour y parvenir, pour ne pas commettre d’erreur
en les rapportant, il faut avoir une sacrée tête en or.
Quant à l’utilité des fesses en acier, ça, tout courrier en fera lui-
même rapidement l’expérience lorsqu’il devra rester assis sur sa
selle trois jours et trois nuits durant, à parcourir cent ou deux cents
lieues, voire trois cents parfois, sur les routes, ou de temps à autre,
s’il le faut, à travers champs. Ah ! bien entendu, on ne passe pas
tout son temps assis sur sa selle, on descend de cheval parfois, on
prend du repos. Parce que l’homme, lui, est capable de résister
longtemps, mais le cheval est un peu moins résistant. Cela étant dit,
quand le courrier remonte en selle après s’être reposé, il a
l’impression que son postérieur s’écrie : “Pitié, on m’assassine !” »
« Et de nos jours, sieur Aplegatt, s’étonnaient quelques cadets,
à qui servent encore les courriers à cheval ? Prenons un exemple :
Combien de temps faut-il à un magicien de Vengerberg pour
transmettre une information par magie à un sorcier de Wyzima ?
Une demi-heure ? peut-être même moins ? Alors que pas un
courrier ne parcourra la distance entre Vengerberg et Wyzima en
moins de quatre, voire même cinq jours. Son cheval peut se mettre à
boiter. Des brigands ou des Écureuils peuvent le tuer, des loups ou
des griffons le déchiqueter. Et tout à coup, plus de courrier ! Tandis
qu’un message magique parviendra invariablement à destination,
sans se tromper de chemin, sans arriver en retard ni disparaître. À
quoi bon des courriers quand, partout, auprès de chaque cour
royale, on trouve des sorciers ? Les courriers, sieur Aplegatt, sont
devenus inutiles désormais. »
Aplegatt, de son côté, avait lui aussi pensé, durant quelque
temps, ne plus être utile à personne. Il avait trente-six ans, il était
petit mais fort et musclé ; le travail ne lui faisait pas peur, et il
possédait, cela va de soi, une tête en or. Il pouvait se trouver un
autre travail pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa femme,
mettre quelques sous de côté pour la dot de ses deux filles encore
célibataires, et continuer à aider celle qui était mariée, mais dont le
mari – un empoté incorrigible – n’avait jamais de chance dans ses
entreprises. Mais Aplegatt ne voulait pas d’un autre travail, il ne
s’imaginait même pas faire autre chose : il était courrier du roi à
cheval.
Et voilà que soudain, au terme d’une longue période d’oubli et
d’inactivité humiliante, il était redevenu indispensable. De nouveau,
les routes et les chemins forestiers s’étaient mis à résonner du bruit
des sabots. De nouveau, comme au bon vieux temps, les courriers
avaient recommencé à parcourir le pays, portant les nouvelles de
citadelle en citadelle.
Aplegatt savait pourquoi il en était ainsi. Il avait vu beaucoup de
choses, en avait entendu plus encore. On attendait de lui qu’il efface
aussitôt de sa mémoire une partie des informations qu’il transmettait,
qu’il les oublie, de manière à ne pouvoir s’en souvenir, même sous la
torture. Mais Aplegatt n’oubliait pas. Et il savait pourquoi les rois
avaient cessé soudain de communiquer entre eux par l’intermédiaire
de la magie et des magiciens. Ceux-ci devaient être maintenus dans
l’ignorance des informations acheminées par les courriers. Les rois
avaient soudain cessé de leur faire confiance, ils avaient cessé de
leur confier leurs secrets. Aplegatt ignorait pourquoi les liens d’amitié
qui unissaient les rois aux magiciens s’étaient brusquement
rafraîchis, et cela ne l’intéressait pas outre mesure. À ses yeux, tant
les rois que les magiciens étaient des êtres incompréhensibles, aux
actes imprévisibles, particulièrement lorsque les temps devenaient
difficiles. Et lorsque l’on parcourait comme lui le pays de citadelle en
citadelle, de château en château, de royaume en royaume, il était
impossible, véritablement, de ne pas constater que les temps étaient
devenus difficiles.
Les armées encombraient les routes. À chaque pas on tombait
sur des colonnes d’infanterie ou de cavalerie, et chaque
commandant que l’on croisait était énervé, préoccupé, acariâtre, se
donnant de l’importance comme si le sort du monde entier dépendait
de lui seul. De même, les citadelles et les châteaux étaient remplis
de gens armés ; nuit et jour y régnait un va-et-vient fébrile. Les
burgraves et les châtelains – d’ordinaire invisibles – couraient les
remparts et les cours, teigneux comme des guêpes avant la
tempête ; ils étaient tourmentés, ils juraient, donnaient des ordres,
distribuaient des coups de pied. Précipités hors des écuries, des
troupeaux de jeunes chevaux soulevaient des nuages de poussière
sur les routes. Peu habitués à se déplacer sans mors ni cavalier
armé, les petits chevaux profitaient joyeusement de leurs derniers
jours de liberté, entraînant une surcharge de travail considérable
pour les palefreniers et de nombreux tracas pour les autres usagers
des routes.
Pour être bref, dans l’air étouffant et immobile, la guerre – en
suspens – était perceptible.
Aplegatt se dressa sur ses étriers et jeta un coup d’œil alentour.
En bas, au pied de la colline, parmi les prairies et les bouquets
d’arbres, scintillait une rivière aux nombreux méandres abrupts. Au
sud, des forêts s’étiraient au-delà de la rivière. Le courrier talonna
son cheval. Le temps pressait.
Il était parti depuis deux jours. Le commandement royal à
l’origine de sa mission l’avait surpris à Hagge où il se reposait après
son retour de Tretogor. Il avait quitté la forteresse de nuit et galopé
sur la grand-route, le long de la rive gauche du Pontar. Il avait passé
la frontière de la Témérie avant l’aube et, maintenant que midi
sonnait, il se trouvait déjà sur la rive de l’Ismen. Si le roi Foltest avait
été à Wyzima, Aplegatt lui aurait remis sa missive dès cette nuit.
Malheureusement, le roi n’était pas dans la capitale, il séjournait
dans le sud du pays, à Maribor, distante de Wyzima de près de deux
cents lieues. Aplegatt le savait ; aussi aux environs du pont Blanc
abandonna-t-il la route qui menait vers l’ouest pour couper à travers
bois en direction d’Ellander. Il prenait un risque. Les bois étaient
toujours infestés d’Écureuils. Gare à celui qui tombait entre leurs
pattes ou se retrouvait à la portée de leurs flèches. Mais le courrier
du roi devait se montrer téméraire. Le métier était ainsi fait.
Aplegatt traversa la rivière sans difficulté – il n’avait pas plu
depuis juin, le niveau de l’Ismen avait sérieusement baissé. En
suivant la lisière de la forêt, il atteignit la voie principale de Wyzima
au sud-est, celle qui menait aux fonderies, aux forges et à la cité des
nains du massif de Mahakam. Le long de la voie s’étiraient des
chariots, dépassés souvent par des patrouilles de reconnaissance à
cheval. Aplegatt poussa un soupir de soulagement. Les groupes de
Scoia’tael ne s’aventuraient pas dans les endroits où il y avait du
monde. La croisade contre les elfes qui combattaient les humains
durait depuis un an en Témérie ; les commandos d’Écureuils,
persécutés dans les forêts, s’étaient divisés en petits groupes, et
ceux-ci se tenaient loin des routes fréquentées, ils n’y tendaient pas
d’embuscades.
Avant la tombée du jour, Aplegatt avait déjà atteint la frontière
occidentale de la principauté d’Ellander ; il se trouvait à une fourche,
aux environs du village de Zavada ; de là, une route droite et sûre le
mènerait jusqu’à Maribor, soit quarante-deux lieues sur un chemin
praticable et fréquenté. Il y avait une auberge à cette fourche. Le
courrier décida d’accorder un peu de repos à son cheval, ainsi qu’à
lui-même. Il savait que s’il se mettait en route à l’aube, sans avoir à
forcer outre mesure sa monture, il apercevrait les bannières noir et
argent flottant en haut des tours rouges du château de Maribor avant
même le coucher du soleil.
Il dessella son cheval et le pansa lui-même, renvoyant sans
ménagement le valet de l’auberge qui s’apprêtait à s’en charger. Il
était courrier du roi, et à ce titre il ne permettait à personne
d’approcher sa monture. Aplegatt mangea une part consistante
d’œufs brouillés avec du saucisson et un quart de pain au levain, et
il but une pinte de bière. Il écouta les commérages. Ils étaient de
toutes sortes : des voyageurs de tous les coins du monde
débarquaient à l’auberge.
À Dol Angra, apprit-il, de nouveaux incidents étaient survenus ;
à la frontière, un détachement de cavalerie de la Lyrie avait une
nouvelle fois cherché chicane à une patrouille de Nilfgaard ; de
nouveau, Meve, la reine de Lyrie, avait accusé à cor et à cri
Nilfgaard de l’avoir provoquée, et elle avait demandé de l’aide au roi
Demawend d’Aedirn. À Tretogor avait eu lieu l’exécution publique
d’un baron de Rédanie qui s’était allié en secret aux émissaires
d’Emhyr, l’empereur de Nilfgaard. À Kaedwen, les commandos de
Scoia’tael, rassemblés en un grand détachement, s’étaient livrés à
une tuerie dans le fort de Leyd. Pour se venger de ce massacre, la
population d’Ard Carraigh avait participé à un carnage, assassinant
près de quatre cents habitants dans la capitale des non-humains.
En Témérie, racontèrent les marchands venus du sud, régnaient
le chagrin et le deuil parmi les émigrants de Cintra rassemblés sous
les bannières du maréchal Vissegerd. La terrible nouvelle de la mort
de Cirilla le Lionceau, dernière héritière de sang royal de Calanthe,
surnommée la Lionne de Cintra, se trouvait de fait confirmée.
Quelques histoires sinistres, plus terribles encore, furent
rapportées. Quelqu’un raconta par exemple que dans plusieurs
villages des environs d’Aldersberg du sang s’était soudain mis à
jaillir du pis des vaches après la traite, et qu’à l’aube la Pucelle des
Calamités, l’annonciatrice des morts effroyables, était apparue dans
la brume. À Brugge, aux abords du bois de Brokilone, le royaume
interdit des dryades des forêts, la Traque sauvage – cortège de
fantômes galopant dans les cieux – avait fait son apparition, et,
comme chacun sait, la Traque sauvage est toujours annonciatrice de
guerre. Et puis, du cap de Bremervoord, on avait vu un bateau-
fantôme avec, à son bord, le spectre du chevalier noir et son
heaume surmonté des ailes d’un rapace…
Finalement, le courrier, vaincu par la fatigue, cessa de prêter
l’oreille aux conversations des voyageurs. Il alla dans la chambre à
coucher commune, s’affala sur sa paillasse et dormit comme une
souche.
Il se leva aux premières lueurs du jour. Quand il sortit dans la
cour, il fut quelque peu surpris : fait rare, il n’était pas le premier à
être sur le départ. Près du puits se tenait un étalon moreau, sellé, et,
à ses côtés, près de l’abreuvoir, une femme en habits d’homme se
lavait les mains. En entendant les pas d’Aplegatt, la femme se
retourna ; de ses mains mouillées elle rassembla son abondante
chevelure noire qu’elle rejeta en arrière. Le courrier s’inclina. La
femme fit un signe de la tête.
Lorsque Aplegatt entra dans l’écurie, c’est tout juste s’il ne
heurta pas un autre oiseau matinal, qui s’avéra être une jeune fille ;
coiffée d’un béret de velours, elle était en train de mener dans la
cour une jument pommelée. La jeune fille se frottait le visage et
bâillait, appuyée contre les flancs de son cheval.
— Oh là là ! grommela-t-elle en passant près du courrier, je vais
sûrement m’endormir sur ma jument… Je tombe de fatigue…
Ouaaah !
— Le froid te réveillera lorsque tu trotteras sur ta jument, dit
gentiment Aplegatt en ôtant sa selle de la poutre. Bonne route, jeune
damoiselle.
La jeune fille se retourna et le regarda comme si elle venait tout
juste de le remarquer. Elle avait des yeux immenses, verts comme
l’émeraude. Aplegatt couvrit son cheval de son caparaçon.
— Je vous souhaitais bonne route, répéta-t-il.
D’ordinaire, il n’était pas aussi disert ni expansif, mais il
éprouvait à présent le besoin de causer avec autrui, même si en
l’occurrence il avait affaire à une simple gamine endormie. Peut-être
était-ce dû à ses longues journées de solitude sur les chemins, ou
peut-être la damoiselle lui rappelait-elle quelque peu sa fille puînée.
— Que les dieux vous préservent des accidents et des
mésaventures, ajouta-t-il. Vous ne voyagez qu’à deux, et deux
femmes, qui plus est ! Or les temps sont incertains de nos jours. Le
danger est partout sur les routes…
La jeune fille ouvrit plus grand encore ses yeux verts. Le
courrier fut saisi d’effroi, un frisson le parcourut.
— Le danger…, dit soudain la jeune fille d’une voix étrange,
transformée. Le danger est silencieux. Tu ne l’entendras pas lorsqu’il
surgira sur ses plumes grises. J’ai fait un rêve. Du sable… Le sable
était chaud, à cause du soleil…
— Quoi ? (Aplegatt se figea, sa selle serrée contre son ventre.)
Que dis-tu, jeune fille ? Quel sable ?
Celle-ci frissonna vivement, puis se frotta le visage. Sa jument
pommelée secoua la tête.
— Ciri, dépêche-toi !
La femme aux cheveux noirs l’appela sévèrement de la cour où
elle sanglait son étalon moreau et mettait en place ses besaces.
La jeune fille bâilla. Elle jeta un regard à Aplegatt et tressaillit,
comme étonnée de sa présence à l’écurie. Le courrier ne disait rien.
— Ciri, répéta la femme. Tu t’es endormie ?
— Voilà, je viens, dame Yennefer.
Aplegatt termina de seller son cheval et, lorsqu’il l’eut enfin
mené dans la cour, il n’y avait plus trace de la femme ni de la jeune
fille. Un coq lança son « cocorico », discontinu et éraillé, un chien
aboya longuement ; parmi les arbres, un coucou se manifesta. Le
courrier sauta sur sa selle. Les yeux verts de la jeune fille endormie
lui revinrent subitement en mémoire, ainsi que ses paroles
étranges : Un danger silencieux ? Des plumes grises ? Du sable
chaud ? La pauvre fille n’avait probablement pas toute sa tête, se
dit-il. En ce moment, on en rencontre souvent, de ces pauvrettes
dérangées, rudoyées en temps de guerre par des maraudeurs ou
autres scélérats… Oui, assurément, elle devait être dérangée. Ou
peut-être bien qu’elle était seulement endormie, arrachée au
sommeil, pas totalement réveillée encore ? Bizarre, les bêtises que
peuvent parfois débiter les gens quand ils traînent au lever du jour,
oscillant encore entre veille et sommeil…
De nouveau un frisson le parcourut, et une douleur se manifesta
entre ses omoplates. Il se massa le dos avec le poing.
Dès qu’il se retrouva sur la route de Maribor, il donna un coup
de talon dans les flancs de son cheval et partit au galop. Le temps
pressait.
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L’enseigne portait l’inscription suivante : « Codringher et Fenn,
consultations et services juridiques ». Pourtant, et Geralt ne le savait
que trop bien, ce que fabriquaient Codringher et Fenn n’avait de
commun avec le droit que fort peu de chose ! Les deux associés
avaient par ailleurs de nombreuses raisons d’esquiver tout contact,
quel qu’il soit, tant avec le droit qu’avec ses représentants. En outre,
le sorceleur doutait fort que tout client se présentant au bureau
sache ce que le mot « consultation » voulait réellement dire.
Il n’y avait pas d’entrée au rez-de-chaussée du petit bâtiment,
juste une porte cochère solidement verrouillée qui menait sans doute
à l’écurie ou à l’entrepôt pour les chariots. Pour parvenir jusqu’à la
porte d’entrée, il fallait s’enfoncer jusqu’à l’arrière de la maison,
pénétrer dans une cour boueuse remplie de poules et de canards,
de là grimper quelques marches puis traverser encore une étroite
galerie et un sombre corridor. Seulement alors se retrouvait-on
devant de solides portes ferrées en acajou, équipées d’un énorme
marteau en cuivre en forme de tête de lion.
Geralt actionna le heurtoir puis recula rapidement. Il savait que
le mécanisme monté dans la porte pouvait faire jaillir des pointes en
fer d’une longueur de vingt pouces à partir d’orifices cachés dans les
ferrures. Théoriquement, les pointes ne surgissaient que si
quelqu’un essayait de trafiquer la serrure et que Codringher ou Fenn
actionnait le dispositif de fermeture, mais Geralt avait déjà pu
constater à maintes reprises qu’aucun mécanisme n’était infaillible,
et que, parfois, il fonctionnait alors même qu’il ne le devrait pas, et
inversement.
Il y avait sans doute dans la porte un système – magique
vraisemblablement – qui permettait d’identifier les invités. Après le
coup de heurtoir, personne ne posait jamais de question de
l’intérieur ni n’exigeait que le visiteur s’identifie. Les portes
s’ouvraient, et derrière se tenait Codringher. C’était toujours
Codringher, jamais Fenn.
— Bienvenue, Geralt ! dit-il. Entre ! Tu n’as pas besoin de te
rencogner dans l’embrasure de la porte, j’ai démonté le système de
protection ! Quelque chose s’est cassé à l’intérieur, voilà quelques
jours. Tout fonctionnait, et, d’un seul coup d’un seul, un marchand
ambulant s’est retrouvé transpercé. Entre sans crainte. Tu as une
affaire pour moi ?
— Non. (Le sorceleur pénétra dans le vaste et sombre
vestibule, qui, comme à l’accoutumée, sentait légèrement le chat.)
Pas pour toi. Pour Fenn.
Codringher laissa échapper un rire sonore, confirmant les
soupçons du sorceleur : Fenn était un personnage cent pour cent
mythique qui ne servait qu’à tromper les prévôts, baillis, collecteurs
d’impôts et autres individus détestés de Codringher.
Ils pénétrèrent dans le cabinet. C’était la pièce principale, par
conséquent il y faisait plus clair. Les fenêtres, solidement grillagées,
étaient exposées au soleil la plus grande partie de la journée. Geralt
prit place sur le siège destiné aux clients. En face, derrière son
bureau en chêne, Codringher, qui se faisait appeler « avocat »,
l’homme pour qui rien n’était impossible, s’affala dans un fauteuil
matelassé. Lorsqu’un individu avait des difficultés, des soucis, des
problèmes, il venait voir Codringher et obtenait alors aussitôt des
preuves de la malhonnêteté et de la malversation de son associé en
affaires ; ou un crédit bancaire sans garantie ni assurance. Seul sur
une longue liste de créditeurs, il recouvrait ses créances qui
pesaient sur une société en faillite. Alors même que son riche tonton
l’avait menacé de ne pas lui léguer la moindre bille, il percevait son
héritage. Il gagnait ses procès en matière de succession, car même
les membres les plus acharnés de la famille cessaient inopinément
leurs revendications. Sur la base de preuves irréfutables, son fils
sortait du cachot, lavé de toute accusation, ou bien, en l’absence de
telles preuves, il était libéré, parce que, si preuves il y avait, elles
disparaissaient mystérieusement, et les témoins, les uns après les
autres, annulaient leurs témoignages antérieurs ; le chasseur de
dots qui courtisait sa fille jetait brusquement son dévolu sur une
autre. Suite à un malheureux accident, l’amant de sa femme ou le
séducteur de sa fille se retrouvait avec trois membres (dont au
moins un membre supérieur) sérieusement fracturés. Quant à son
ennemi juré, ou tout autre individu embarrassant, il cessait de lui
nuire : en règle générale, il disparaissait sans laisser de traces. Oui,
si quelqu’un avait des problèmes, il venait à Dorian, d’un pas alerte il
se rendait chez « Codringher et Fenn » et frappait à la porte
d’acajou. L’« avocat » Codringher se tenait à la porte. Svelte, de
petite taille, les cheveux gris, il avait le teint maladif des hommes qui
ne passaient pas beaucoup de temps au grand air. Codringher
menait son invité jusqu’à son bureau ; il s’asseyait dans son fauteuil,
prenait sur ses genoux un grand grippeminaud blanc et noir qu’il se
mettait à caresser. Tous deux – Codringher et son chat – jaugeaient
alors le client de leurs yeux jaune olive, vilains et inquiétants.
— J’ai reçu ta lettre. (Codringher et son grippeminaud fixaient le
sorceleur.) Jaskier est également venu me rendre visite. Il est passé
par Dorian, voici quelques semaines. Il m’a touché deux mots de tes
soucis. Mais il n’a dit que très peu de chose. Trop peu.
— Vraiment ? Tu me surprends. Ce serait la première fois à ma
connaissance que Jaskier n’en dirait pas trop.
— Jaskier, répondit Codringher sans sourire, n’a pas dit grand-
chose car il ne savait pas grand-chose. Et il en a dit moins qu’il n’en
savait pour la simple raison que tu lui avais interdit de bavarder de
certaines affaires. D’où te vient ce manque de confiance ? Qui plus
est vis-à-vis de collègues exerçant la même profession ?
Geralt eut un léger mouvement d’humeur. Codringher aurait
bien fait mine de n’avoir rien remarqué, mais cela lui fut impossible,
car son chat, lui, l’avait remarqué. Il écarquilla tout grand ses yeux et
émit un sifflement quasi silencieux en découvrant ses petites
canines blanches.
— N’agace pas mon chat, dit l’avocat en caressant l’animal pour
le calmer. C’est le mot « collègue » qui t’a ému ? C’est pourtant la
vérité. Moi aussi, je suis un sorceleur. Moi aussi, je libère les gens
des monstres et des soucis qui les accablent. Et moi aussi, je fais ça
pour de l’argent.
— À quelques différences près, marmonna Geralt, toujours sous
le regard désagréable du grippeminaud.
— En effet, acquiesça Codringher. Toi, tu es un sorceleur
anachronique, et moi un sorceleur moderne qui suit l’air du temps.
Voilà pourquoi tu te retrouveras bientôt au chômage, tandis que moi
j’irai en prospérant. Les stryges, les wyverns, les endriagues et les
loups-garous disparaîtront bientôt. Mais des salopards, il y en aura
toujours.
— Pourtant, Codringher, c’est précisément avant tout des
salopards que tu soulages de leurs soucis. Les pauvres qui ont des
problèmes n’ont pas de quoi se payer tes services.
— Les tiens non plus. Les pauvres ne peuvent jamais rien se
payer, c’est bien pour ça qu’ils sont pauvres.
— C’est d’une logique imparable. Et une telle découverte ! Ça
vous en bouche un coin !
— La vérité a ceci pour elle qu’elle vous en bouche un coin. Et
la vérité, justement, tient au fait que la base et le maintien de notre
profession, c’est la saloperie. À cette différence près que ta manière
de l’exercer est devenue presque un vestige, alors que la mienne est
moderne et prend de l’ampleur.
— C’est bon, c’est bon, passons aux affaires.
— Il est largement temps, approuva d’un signe de tête
Codringher en cajolant son chat. (Celui-ci se raidit, planta ses griffes
dans les genoux de son maître et se mit à miauler bruyamment.) Et
réglons ces affaires en fonction de leur importance hiérarchique.
Primo : mes honoraires, collègue sorceleur, se montent à deux cent
cinquante couronnes de Novigrad. Disposes-tu de cette somme ? ou
peut-être fais-tu partie toi aussi de ces pauvres qui ont des soucis ?
— Assurons-nous d’abord qu’un tel montant est justifié.
— Contente-toi de t’en assurer tout seul et presse-toi, dit
l’avocat. Quand tu seras enfin convaincu, pose l’argent sur la table.
Nous passerons alors aux affaires suivantes, de moindre
importance.
Geralt dénoua sa bourse de son ceinturon et la jeta avec fracas
sur le bureau. Le grippeminaud bondit violemment des genoux de
Codringher et décampa. L’avocat, sans en vérifier le contenu, cacha
l’escarcelle dans un tiroir.
— Tu as effarouché mon chat, dit-il avec un reproche non feint.
— Pardon. Je pensais que le tintement de la monnaie était la
dernière chose qui puisse effaroucher ton chat. Raconte donc ce
que tu as appris.
— Ce Rience qui t’intéresse tant, commença Codringher, est un
personnage assez mystérieux. Je suis simplement parvenu à établir
qu’il avait étudié deux ans à l’école des sorciers de Ban Ard. On l’a
jeté dehors après l’avoir surpris en train de commettre de menus
larcins. Aux abords de l’école rôdaient, comme toujours, des agents
secrets recruteurs de Kaedwen ; Rience s’est laissé enrôler. Ce qu’il
faisait pour les espions de Kaedwen, ça, je n’ai pas réussi à le
découvrir. Mais, en général, les rebuts de l’école des sorciers sont
formés au meurtre. Ça te va ?
— À la perfection. Continue.
— L’information suivante provient de Cintra. Sous le règne de la
reine Calanthe, le sieur Rience croupissait dans un cachot.
— Pour quel motif ?
— Eh bien, pour dettes, figure-toi. Il n’est pas resté au trou
longtemps, parce que quelqu’un a payé pour lui et a remboursé tout
ce qu’il devait, avec les intérêts. La transaction s’est effectuée par
l’intermédiaire d’une banque, sous réserve de l’anonymat du
bienfaiteur. J’ai tenté de trouver de qui provenait l’argent mais, après
avoir mené mon enquête auprès de quatre banques successives, j’ai
abandonné la partie. Celui qui a libéré Rience était un professionnel.
Et il tenait beaucoup à son anonymat.
Pris d’une forte quinte de toux, Codringher se tut et porta un
mouchoir à sa bouche.
— Et soudain, reprit-il au bout d’un instant (il s’essuya les lèvres
et observa son mouchoir), juste après la fin de la guerre, sieur
Rience a refait son apparition : à Sodden, à Angren et à Brugge.
Métamorphosé ! On ne l’aurait pas reconnu ! Du moins pour ce qui
était de son comportement ainsi que de la quantité d’argent liquide
qu’il avait à sa disposition et qu’il claquait sans compter. Car pour ce
qui est de son nom, cet insolent fils de chienne ne s’était pas foulé, il
continuait à se faire appeler Rience. Et il commença, sous cette
identité, à mener d’intenses recherches pour retrouver une certaine
personne, plus exactement une jeune personne. Il rendit visite aux
druides du Cercle d’Angren, ceux qui avaient pris soin des orphelins
de guerre. Le corps d’un des druides fut retrouvé quelque temps
après dans un bois alentour, massacré et portant des traces de
torture. Ensuite, on a vu Rience à Zarzecz…
— Je sais, l’interrompit Geralt. Je suis au courant de ce qu’il a
fait à une famille de paysans de Zarzecz. Pour deux cent cinquante
couronnes, j’en espérais plus. Jusqu’à présent, la seule information
nouvelle pour moi concerne l’école des sorciers et les agents secrets
de Kaedwen. Le reste, je le savais déjà. Je sais que Rience est un
meurtrier impitoyable, que c’est un voyou arrogant qui n’a même pas
fait l’effort de se choisir un faux nom. Je sais qu’il est au service de
quelqu’un. Mais de qui, Codringher ?
— D’un sorcier. C’est ce sorcier qui l’a sorti du trou. Rience –
c’est toi-même qui me l’as appris, et Jaskier me l’a confirmé – se
sert de la magie. De la vraie magie, pas de ces trucs que pourrait
connaître n’importe quel étudiant viré de l’Académie. Il est donc aidé
par quelqu’un qui le fournit en amulettes, et, vraisemblablement, le
forme en secret. Certains des magiciens qui pratiquent de manière
officielle ont ainsi des élèves cachés et des factotums pour régler
des affaires illégales ou sordides. Dans le jargon des sorciers, on
appelle cela « les agissements de l’ombre ».
— S’il travaillait dans l’ombre des magiciens, Rience se servirait
de la magie de camouflage. Mais lui ne change ni de nom ni
d’apparence. Il n’a même pas fait disparaître sur son visage la
décoloration provoquée par la brûlure que Yennefer lui a infligée.
— C’est ce qui confirme justement qu’il agit dans l’ombre.
(Codringher toussa, puis s’essuya la bouche avec son mouchoir.)
Parce que le camouflage magique n’est en aucun cas un
camouflage ; seuls les dilettantes utilisent ce genre de choses. Si
Rience se cachait sous un voile magique ou un masque illusoire,
chaque alarme magique le signalerait aussitôt, et, par les temps qui
courent, pratiquement toutes les portes de la ville en sont équipées.
De plus, les sorciers décèlent les masques illusoires à tous les
coups. Dans le plus grand des rassemblements humains, dans la
plus gigantesque des foules, Rience attirerait sur lui l’attention de
chaque sorcier comme si des flammes sortaient de ses oreilles et
que des nuages de fumée s’échappaient de son cul. Je le répète :
Rience agit pour le compte d’un sorcier, et il agit de manière à ne
pas attirer sur lui l’attention des autres sorciers.
— Certains le tiennent pour un espion de Nilfgaard.
— Je sais cela. C’est ce que pense par exemple Dijkstra, le chef
des services secrets de Rédanie. Dijkstra se trompe rarement, on
peut donc considérer que cette fois encore il a raison. Mais l’un
n’exclut pas l’autre. Un factotum magicien peut être, parallèlement,
un espion de Nilfgaard.
— Ce qui signifierait qu’un sorcier praticien officiel espionne
pour le compte de Nilfgaard par l’intermédiaire d’un factotum secret.
— Sornettes ! (Codringher toussa et jeta un œil attentif à son
mouchoir.) Un sorcier à la solde de Nilfgaard ? Pour quelles
raisons ? Pour de l’argent ? C’est ridicule. En vue d’obtenir de
grands pouvoirs sous le gouvernement d’Emhyr, l’empereur
victorieux ? Encore plus ridicule. Ce n’est pas un secret, Emhyr var
Emreis garde les sorciers à son service peu de temps. Les sorciers
de Nilfgaard sont traités avec aussi peu d’égards que, disons, les
valets d’écurie. Et ils n’ont pas plus de pouvoir que ces derniers. Est-
ce que l’un de nos magiciens prétentieux se serait décidé à lutter
pour la victoire d’un empereur auprès duquel il deviendrait un
vulgaire valet d’écurie ? Par exemple Filippa Eilhart ? elle qui dicte à
Vizimir de Rédanie ses proclamations et ses édits ? Ou alors
Sabrina Glevissig ? elle qui, en tapant du poing sur la table,
interrompt les discours d’Henselt de Kaedwen pour enjoindre le roi à
la fermer et à l’écouter ? Ou encore Vilgefortz de Roggeveen ? lui
qui a répondu récemment à Demawend d’Aedirn que, pour l’heure, il
n’avait pas de temps à lui consacrer ?
— Abrège, Codringher. Comment ça se passe alors avec
Rience ?
— Simplement. Les services secrets de Nilfgaard s’efforcent
d’atteindre un magicien, et ils entraînent un factotum à collaborer
avec eux. D’après ce que je sais, Rience n’aurait pas dédaigné les
florins de Nilfgaard et aurait trahi son maître sans hésitation.
— Maintenant c’est toi qui racontes des sornettes. Même nos
magiciens corrompus auraient compris tout de suite qu’on les avait
trahis, et Rience, ainsi découvert, pendouillerait depuis longtemps au
bout d’une corde. Et encore, dans le meilleur des cas.
— Quel enfant tu fais, Geralt. On ne pend pas les espions
percés à jour, mais on les met à profit. On les gave de fausses
informations, on essaie d’en faire des agents doubles…
— N’ennuie donc pas l’enfant que je suis, Codringher ! Ni les
coulisses du monde de l’espionnage ni la politique ne m’intéressent.
Rience est à mes trousses, et je veux savoir pourquoi et sur ordre de
qui. Apparemment, il s’agirait d’un magicien. Mais qui est-il ?
— Je ne sais pas encore. Mais je le saurai bientôt.
— Bientôt, répéta le sorceleur en détachant chaque syllabe,
c’est trop tard pour moi.
— C’est bien possible, dit sérieusement Codringher. Tu t’es
fourré dans un sale pétrin, Geralt. Tu as bien fait de t’adresser à moi.
Je sais sortir les gens du pétrin, moi. En principe, pour toi, c’est déjà
fait.
— Vraiment ?
— Vraiment. (L’avocat porta son mouchoir à la bouche et toussa
de nouveau.) Parce que, vois-tu, collègue, outre les magiciens et
peut-être aussi Nilfgaard, un troisième joueur est entré dans la
partie. Figure-toi que des agents des services secrets du roi Foltest
m’ont rendu visite. Ils avaient un problème. Le roi leur avait ordonné
de rechercher une certaine princesse disparue. Quand il s’avéra que
l’affaire n’était pas si simple, les agents décidèrent d’embaucher un
collaborateur, spécialisé dans les affaires compliquées. En lui
exposant le problème, ils suggérèrent qu’un certain sorceleur
pourrait en savoir long sur la princesse recherchée. Il pourrait peut-
être même savoir où elle se trouve.
— Et comment a réagi notre spécialiste ?
— Tout d’abord, il exprima son étonnement, notamment sur le
fait que le sorceleur en question n’ait pas été envoyé au cachot, où,
par les moyens traditionnels, on aurait appris ce qu’il savait, et
même une bonne partie de ce qu’il ne savait pas mais qu’il aurait
inventé pour faire plaisir à ses interrogateurs. Les agents
rétorquèrent que leur chef le leur avait interdit. Les sorceleurs,
expliquèrent-ils, ont un système nerveux tellement sensible que,
sous l’influence de la torture, ils meurent aussitôt, car, selon leur
expression imagée, une veine de leur cerveau pète. Par conséquent,
on leur avait conseillé de pister le sorceleur. Mais cette tâche se
révéla être également compliquée. Notre spécialiste complimenta les
agents pour leur sagesse et leur demanda de revenir le voir deux
semaines plus tard.
— Ils sont revenus ?
— Et comment ! Notre spécialiste – qui te considérait déjà
comme son client – leur présenta alors des preuves irréfutables
démontrant que le sorceleur Geralt n’avait jamais eu, n’avait pas et
ne pouvait avoir quoi que ce soit de commun avec la princesse
recherchée. Le spécialiste avait en effet retrouvé des témoins
oculaires de la mort de la princesse Cirilla, petite-fille de la reine
Calanthe et fille de la reine Pavetta. Cirilla était morte trois ans
auparavant, dans un camp pour fugitifs, à Angren. D’une diphtérie.
Avant de mourir, l’enfant avait terriblement souffert. Tu ne vas pas le
croire, mais les agents de Témérie avaient les larmes aux yeux en
écoutant les récits de mes témoins oculaires.
— Moi aussi, j’en ai les larmes aux yeux. Je présume que les
agents témériens ne pouvaient ou ne voulaient pas t’offrir davantage
que deux cent cinquante couronnes ?
— Ton sarcasme me blesse le cœur, sorceleur. Je t’ai sorti de
l’embarras, et toi, plutôt que de me remercier, tu piétines ma
sensibilité.
— Merci et pardon. Pourquoi le roi Foltest a-t-il ordonné à ses
agents de rechercher Ciri, Codringher ? Que devaient-ils faire, après
l’avoir retrouvée ?
— Tu n’es pas très perspicace. La tuer, c’est évident. Elle a été
reconnue comme prétendante au trône de Cintra, or, pour ce trône,
d’autres plans sont prévus.
— Ça ne tient pas debout, Codringher. Le trône de Cintra a
brûlé en même temps que le palais royal, la ville et tout le pays.
C’est maintenant Nilfgaard qui gouverne. Foltest le sait parfaitement,
les autres rois aussi. De quelle manière Ciri pourrait-elle prétendre à
un trône qui n’existe pas ?
— Viens. (Codringher se leva.) Essayons de trouver ensemble
une réponse à cette question. Je te donnerai pour l’occasion une
preuve de confiance… (Il invita Geralt à regarder le portrait au cadre
doré qui était suspendu au mur, face à son bureau.) Qu’est-ce qui
t’intéresse autant dans ce portrait ?
— Le fait qu’il soit percé de trous comme si un pivert l’avait
becqueté plusieurs secondes d’affilée, dit Geralt, et puis aussi qu’il
représente un idiot exceptionnel.
— C’est mon défunt père. (Codringher se courba légèrement.)
Un idiot exceptionnel… J’ai suspendu là ce portrait pour l’avoir
toujours sous les yeux. En guise d’avertissement. Viens, sorceleur.
Ils sortirent dans le vestibule. Allongé au milieu du divan, le
grippeminaud se léchait avec zèle une patte arrière qu’il avait étirée
sous un angle étrange ; à la vue du sorceleur, il décampa aussitôt
dans l’obscurité du couloir.
— Pourquoi les chats te détestent-ils à ce point, Geralt ? Est-ce
que c’est en rapport avec…
— Oui, le coupa-t-il. Tu as deviné.
Au milieu des boiseries en acajou, un panneau s’écarta sans
bruit, dévoilant un passage secret. Codringher passa en premier. Le
panneau, assurément actionné par magie, se referma derrière eux,
mais sans les plonger dans l’obscurité. Des profondeurs du
mystérieux couloir leur parvenait de la lumière.
Dans le local situé au fond du couloir, il faisait froid et sec ; une
odeur lourde, étouffante, un mélange de poussière et de cire de
bougies, emplissait l’air.
— Tu vas faire la connaissance de mon collaborateur, Geralt.
— Fenn ? dit en souriant le sorceleur. Pas possible !
— Mais si. Reconnais-le, tu soupçonnais que Fenn n’existait
pas, pas vrai ?
— Comment donc ! Non, voyons, pas du tout !
La pièce voûtée, pas très haute, était encombrée jusqu’au
plafond de planches et d’étagères sur lesquelles trônaient des
multitudes de livres. Soudain, un grincement retentit. Un instant plus
tard, un véhicule bizarroïde, un fauteuil surélevé, équipé de roues, fit
son apparition. Sur ce fauteuil était assis un nain à la tête énorme –
sans cou – plantée directement sur des épaules
disproportionnément étroites. Le nain n’avait plus de jambes.
— Laissez-moi faire les présentations, dit Codringher. Jakub
Fenn, légiste érudit, mon associé et collaborateur inestimable. Et
voici notre invité et client…
— Le sorceleur Geralt de Riv, acheva l’infirme avec un sourire.
Je n’ai pas eu trop de mal à deviner. Je travaille sur le sujet depuis
plusieurs mois. Messieurs, si vous voulez bien me suivre.
Ils suivirent le fauteuil grinçant dans le labyrinthe des étagères
qui ployaient sous le poids des livres – ceux-ci n’auraient d’ailleurs
pas dépareillé dans la bibliothèque universitaire d’Oxenfurt. D’après
l’estimation de Geralt, les incunables avaient dû être collectionnés
par plusieurs générations de Codringher et de Fenn. Il était content
de la preuve de confiance qu’on lui avait témoignée, et se réjouissait
de pouvoir enfin rencontrer Fenn. Il ne doutait pas toutefois que le
personnage, bien que réel à cent pour cent, soit aussi en partie
mythique. Indubitablement, le Fenn mythique, l’alter ego de
Codringher, avait été souvent vu sur le terrain, alors que le légiste
érudit cloué dans son fauteuil n’avait vraisemblablement jamais
quitté le bâtiment.
Le centre de la pièce était particulièrement bien éclairé ; sur un
pupitre accessible au fauteuil à roulettes s’entassaient des livres,
des rouleaux de parchemin et de vélin, des papiers de toutes sortes,
des bouteilles d’encre et d’encaustique, un ensemble de plumes et
des milliers d’ustensiles énigmatiques. Certains étaient toutefois
reconnaissables. Geralt distingua des moules à falsifier les sceaux
et une râpe en diamant destinée à effacer les inscriptions sur les
documents officiels. Au milieu du pupitre était posée une petite
arbalète escopette à billes, et, à côté, sous des tissus en velours
émergeaient de grands verres grossissants, faits à partir de cristal
poli des montagnes. Des verres semblables étaient extrêmement
rares et coûtaient une fortune.
— Tu as du nouveau, Fenn ?
— Pas grand-chose, répondit l’infirme en souriant. (Il avait un
sourire agréable, particulièrement attachant.) J’ai fixé à vingt-huit le
nombre de magiciens susceptibles d’être le patron de Rience.
— Laissons cela pour l’instant, l’interrompit promptement
Codringher. Pour l’instant, c’est autre chose qui nous intéresse.
Explique à Geralt les raisons pour lesquelles la princesse perdue de
Cintra fait l’objet de recherches menées sur un large territoire par les
agents des Quatre Royaumes.
— La jeune fille a du sang de la reine Calanthe dans les veines,
dit Fenn, apparemment surpris de devoir expliquer des raisons aussi
évidentes. Elle est la dernière d’une lignée royale. Cintra a une
importance stratégique et politique non négligeable. Disparue, restée
en dehors de la zone d’influence, la prétendante à la couronne est
encombrante, et elle peut devenir menaçante si elle se retrouve
entre de mauvaises mains. Celles de Nilfgaard, par exemple.
— Si je me souviens bien, dit Geralt, le droit exclut les femmes
de la succession au trône de Cintra.
— C’est la vérité, confirma Fenn, et il sourit de nouveau. Mais
une femme peut toujours devenir une épouse, et la mère d’un
héritier mâle. Les services d’espionnage des Quatre Royaumes ont
eu vent des recherches fiévreuses entreprises par Rience pour
retrouver la princesse, et ils étaient persuadés que c’était
précisément dans l’intention de la ramener à Nilfgaard. Il fut donc
décidé d’empêcher la princesse de devenir une épouse et une mère.
Par un moyen simple mais efficace.
— Mais la princesse n’est plus, dit rapidement Codringher qui
observait le changement que les paroles du nabot souriant avaient
provoqué sur le visage de Geralt. Les agents l’ont appris et ils ont
cessé les recherches.
— Pour l’instant, oui. (Le sorceleur parvint avec peine à garder
un ton calme et froid.) Le mensonge a cette caractéristique qu’il finit
par être mis au jour. Par ailleurs, les agents du royaume ne sont pas
les seuls à participer à ce jeu. Vous l’avez dit vous-mêmes, ils se
sont lancés sur les traces de Ciri pour déjouer les plans des autres
chasseurs. Ces derniers peuvent être moins perméables à la
désinformation. Je vous ai embauchés pour que vous trouviez un
moyen d’assurer la sécurité de l’enfant. Que proposez-vous ?
— Nous avons une petite idée. (Fenn jeta un coup d’œil à son
associé, mais ne lut pas sur son visage l’injonction de se taire.) Nous
voulons répandre le bruit, discrètement mais largement, que non
seulement la princesse Cirilla n’a aucun droit au trône de Cintra,
mais qu’il en va de même pour ses éventuels successeurs mâles.
— À Cintra, la succession ne se fait pas par la lignée féminine,
expliqua Codringher tout en luttant contre une nouvelle quinte de
toux. Elle se fait exclusivement par le glaive.
— C’est exactement ça, confirma le légiste érudit. Geralt vient
de le rappeler à l’instant. C’est un droit antique ; même cette
diablesse de Calanthe n’est pas parvenue à l’annuler, et elle a
essayé pourtant !
— Elle a essayé de renverser ce droit au moyen d’une intrigue,
dit avec conviction Codringher en s’essuyant les lèvres avec son
mouchoir. Une intrigue illégale. Explique-lui, Fenn.
— Calanthe était la fille unique du roi Dagorad et de la reine
Adalia. Après la mort de ses parents, elle s’est opposée à
l’aristocratie qui voyait en elle une simple épouse pour le nouveau
roi. Elle voulait régner sans partager le pouvoir ; tout au plus
consentit-elle, pour la forme et le maintien de la dynastie, à
l’institution d’un prince consort qui siégerait auprès d’elle, mais à titre
de fantoche. Les anciennes familles s’y sont opposées. Calanthe
avait le choix entre une guerre civile, l’abdication au profit d’une
autre lignée, et le mariage avec Roegner, le prince d’Ebbing. Elle
opta pour cette troisième solution. Elle gouvernait le pays, mais aux
côtés de Roegner. Bien entendu, elle ne se laissa ni dompter ni
embrigader dans des affaires de bonnes femmes. Elle était la Lionne
de Cintra. C’était pourtant Roegner qui régnait, même si personne
ne le surnommait le Lion.
— Cependant, ajouta Codringher, Calanthe fit tout ce qu’elle put
pour tomber enceinte et donner naissance à un fils. Mais rien n’y fit.
Elle donna naissance à une fille, Pavetta, puis fit deux fausses
couches. Il devint évident qu’elle n’aurait plus d’autre enfant. Tous
ses plans tombaient à l’eau. Voilà bien le lot des femmes : voir leurs
grandes ambitions barrées par un utérus dévasté !
Geralt fit la grimace.
— Tu es d’une trivialité répugnante, Codringher.
— Je sais. La vérité aussi est triviale. Parce que Roegner se mit
à rechercher une jeune reine aux hanches suffisamment larges,
issue, pour le bien du trône, d’une famille dont la fécondité serait
confirmée jusqu’à la génération de l’arrière-arrière-grand-mère. Le
sol commençait à se dérober sous les pieds de Calanthe. Chaque
repas, chaque verre de vin pouvait contenir la mort, chaque partie de
chasse se terminer par un malheureux accident. La Lionne de Cintra
prit alors l’initiative – beaucoup d’éléments en témoignent. Roegner
mourut. La variole, à l’époque, faisait rage, et le décès du roi ne
surprit personne.
— Je commence à comprendre, dit le sorceleur, apparemment
impassible, en quoi consisteront les nouvelles que vous avez
l’intention de répandre discrètement, quoique largement : Ciri va
devenir la petite-fille d’une empoisonneuse responsable de la mort
de son mari ?
— N’anticipe pas les faits, Geralt. Continue, Fenn !
— Calanthe, poursuivit le nain en souriant, a sauvé sa peau,
mais la couronne s’éloignait de plus en plus. Quand, après la mort
de Roegner, la Lionne aspira au pouvoir absolu, l’aristocratie
s’opposa de nouveau durement à la violation des droits et des
traditions. Sur le trône de Cintra devait siéger un roi, et non une
reine. Les choses furent exposées clairement : à peine les traits de
Pavetta évoqueraient-ils, ne serait-ce que de loin, ceux d’une femme
qu’il conviendrait de la marier aussitôt à un homme qui deviendrait le
nouveau roi. Il n’était pas question d’un second mariage pour une
reine inféconde. La Lionne de Cintra comprit qu’elle ne pourrait
compter tout au mieux que sur un rôle de reine mère ; le pis étant
que celui qui deviendrait le mari de Pavetta écarte totalement sa
belle-mère du pouvoir.
— Je vais de nouveau me montrer trivial, prévint Codringher.
Calanthe tarda à marier sa fille. Elle avait gâché un premier projet de
mariage alors que la fillette avait dix ans, et un second quand elle en
avait treize. L’aristocratie découvrit ses intentions et exigea que le
quinzième anniversaire de Pavetta soit son dernier en tant que jeune
fille. Calanthe fut obligée de donner son accord. Mais elle obtint
auparavant ce qu’elle espérait. Pavetta était restée jeune fille trop
longtemps. En fin de compte, elle se mit à tellement frétiller qu’elle
fauta avec le premier vagabond venu, transformé qui plus est en
monstre. Il y avait là quelques circonstances surnaturelles, quelques
prophéties, des sortilèges, des promesses… Des Droits de Surprise,
n’est-ce pas, Geralt ? Ce qui se passa ensuite, tu t’en souviens à
coup sûr. Calanthe fit venir un sorceleur à Cintra, et celui-ci mit la
pagaille.
» Ne se sachant pas manipulé, il ôta la malédiction qui affligeait
le monstrueux Jez, rendant possible son mariage avec Pavetta. De
ce fait, il facilita le maintien du trône, comme le souhaitait Calanthe.
L’union de Pavetta avec le monstre libéré de la malédiction fut pour
les hautes puissances un choc tellement énorme qu’elles
acceptèrent le mariage soudain de la Lionne avec Eist Tuirseach. À
leurs yeux, le Jarl des îles Skellige valait quand même mieux que le
vagabond Jez. Ainsi, Calanthe continuait à gouverner le pays.
Comme tous les insulaires, Eist portait un trop grand respect à la
Lionne de Cintra pour s’opposer à elle sur quoi que ce soit, et puis,
tout simplement, la royauté l’ennuyait. Il remit entièrement les rênes
du pouvoir entre les mains de son épouse. Quant à celle-ci, se
bourrant de médicaments et d’élixirs, elle traînait son mari au lit jour
et nuit. Elle voulait régner jusqu’à la fin de ses jours. Et si cela devait
être en tant que reine mère, alors, que ce soit en tant que mère de
son propre fils. Cependant, comme je l’ai déjà dit, les ambitions sont
grandes, mais…
— En effet, tu l’as déjà dit. Passe à la suite.
— En revanche, le jour de la cérémonie du mariage, la reine
Pavetta, la femme de l’étrange Jez, portait déjà une robe
étonnamment large. Résignée, Calanthe changea ses plans.
Puisqu’elle-même n’avait pas de fils, se disait-elle, alors que celui de
Pavetta hérite du trône. Mais celle-ci mit au monde une fille. Était-ce
donc une malédiction ? La princesse, cependant, pouvait encore
enfanter. Plus exactement, elle aurait pu. Car un curieux incident se
produisit. Son époux – l’étrange Jez – et elle périrent au cours d’une
catastrophe en mer restée inexpliquée.
— Est-ce que tu ne ferais pas trop d’insinuations, Codringher ?
— Je m’efforce d’expliquer la situation, rien d’autre. Après la
mort de Pavetta, Calanthe s’effondra, mais pas pour très longtemps.
Cirilla, sa petite-fille, la fille de Pavetta, était son dernier espoir. Ciri,
qui, en véritable petit diablotin, faisait la folle dans tout le château.
Un amour aux yeux de certains – les plus âgés surtout, tant elle leur
rappelait Calanthe enfant –, elle était pour d’autres… une originale,
la fille du monstrueux Jez, sur laquelle un certain sorceleur s’était
arrogé de nombreux droits. Et maintenant, nous touchons au cœur
du problème : la favorite de Calanthe, à l’évidence préparée à la
succession, traitée véritablement comme une seconde reine – un
Lionceau issu du sang de la Lionne –, était déjà considérée par
certains comme exclue du droit au trône. Cirilla n’était pas bien née.
Pavetta avait contracté une mésalliance. Elle avait mêlé son sang
royal au sang plus que subalterne d’un vagabond d’origine inconnue.
— Finement pensé, Codringher. Mais ce n’est pas la vérité. Le
père de Ciri n’était pas du tout un subalterne. Il était fils de roi.
— Mais que me contes-tu là ? Je l’ignorais. De quel royaume ?
— L’un des royaumes du sud… Maecht… Oui, c’est exactement
ça, il était le fils du roi de Maecht.
— Intéressant, marmonna Codringher. Maecht est depuis
longtemps un margraviat de Nilfgaard. Il fait partie de la province de
Metinna.
— Mais c’est un royaume, intervint Fenn. C’est un roi qui le
gouverne.
— C’est Emhyr var Emreis qui le gouverne, le coupa
Codringher. Quiconque siège sur le trône y siège par la grâce et la
volonté d’Emhyr. Mais puisqu’on y est, vérifie donc qui Emhyr y a fait
roi. Moi, je ne m’en souviens plus.
— D’accord, je cherche. (L’infirme poussa les roues de son
fauteuil ; en grinçant, il s’éloigna en direction des étagères d’où il
dégagea un gros tas de rouleaux qu’il commença à parcourir, en
jetant par terre ceux qu’il avait regardés.) Hum ! Je l’ai. Le royaume
de Maecht. Ses armoiries représentent des poissons argentés en
alternance avec des couronnes sur une surface bleu et rouge
quadripartite…
— Laisse tomber l’héraldique, Fenn. Le roi, qui est le roi ?
— Hoët, surnommé le Juste. Choisi par la voie de l’élection…
— … par Emhyr de Nilfgaard, devina froidement Codringher.
— Il y a neuf ans.
— Ce n’est pas celui-là, calcula rapidement l’avocat. Celui-là ne
nous intéresse pas. C’était qui avant lui ?
— Un petit instant. Je l’ai. Akerspaark. Mort…
— Mort d’une inflammation aiguë des poumons, après avoir été
transpercé par un poignard lancé par un homme de main d’Emhyr
ou de ce Juste. (Codringher fit de nouveau étalage de sa sagacité.)
Geralt, est-ce que ledit Akerspaark évoque quelque chose pour toi ?
Est-ce qu’il pourrait être le cher papa de ce Jez ?
— Oui, confirma le sorceleur après un instant de réflexion.
Akerspaark. Je me souviens, Duny appelait son père ainsi.
— Duny ?
— C’est ainsi qu’il s’appelait. Il était fils de roi, le fils de cet
Akerspaark…
— Non, l’interrompit Fenn, tout à son affaire. Tous sont ici
énumérés. Les fils légitimes s’appelaient : Orm, Gorm, Torm, Horm
et Gonzales. Les filles légitimes : Alia, Valia, Nina, Paulina, Malvina
et Argentina…
— J’annule les calomnies lancées sur Nilfgaard et sur Hoët le
Juste, déclara sérieusement Codringher. Cet Akerspaark n’a pas été
assassiné. Il a tout simplement flirté avec la mort. Parce qu’il avait
sans doute aussi des bâtards, Fenn, non ?
— Oui. Pas mal. Mais je n’en vois ici aucun qui porte le prénom
de Duny.
— Je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit autrement. Geralt, ton
Jez n’était en aucun cas fils de roi. Même si c’est effectivement ce
fieffé Akerspaark qui l’a enfanté quelque part dans un coin, outre
Nilfgaard, une sacrée longue liste d’Orm, de Gorm, et autres
Gonzales légitimes, ainsi que leur propre progéniture, sans doute
nombreuse, l’éloignaient de fait du droit à ce titre. D’un point de vue
formel, Pavetta a contracté une mésalliance.
— Et Ciri, l’enfant de cette mésalliance, n’a pas droit au trône,
c’est ça ?
— Bravo !
Fenn poussa les roues grinçantes de son fauteuil et s’avança
jusqu’au pupitre.
— C’est un argument, dit-il en relevant sa grosse tête.
Uniquement un argument. N’oublie pas, Geralt, que nous ne luttons
ni pour faire obtenir la couronne à la princesse Cirilla ni pour l’en
priver. Des ragots colportés, il doit résulter qu’on ne peut utiliser la
jeune fille pour conquérir Cintra. Que si quelqu’un se lance dans
cette voie, il sera facile de discuter ses ambitions, de les contester.
La jeune fille cessera d’être une figure dans le jeu politique, elle ne
sera plus qu’un pion de peu d’importance. Et alors…
— Ils lui permettront de vivre, acheva froidement Codringher.
— Et votre fameux argument, demanda Geralt, jusqu’à quel
point est-il solide, en pratique ?
Fenn jeta un œil sur Codringher, puis sur le sorceleur.
— Il ne l’est pas vraiment, reconnut-il. Dans les veines de Cirilla
coule toujours le sang de Calanthe, même s’il est quelque peu dilué.
En temps normal, on l’aurait peut-être même écartée du trône, mais
les temps sont loin d’être normaux… Le sang de la Lionne a une
importance politique…
— Le sang… (Geralt s’essuya le front.) Qu’est-ce que ça
signifie, l’Enfant de Sang ancien, Codringher ?
— Je ne comprends pas. Est-ce que quelqu’un, en parlant de
Cirilla, a usé d’un tel titre ?
— Oui.
— Qui ?
— Peu importe qui. Qu’est-ce que ça signifie ?
— « Luned aep Hen Ichaer », dit soudain Fenn en s’éloignant
du pupitre. Littéralement, ce ne serait pas l’Enfant, mais la Fille de
Sang ancien. Hum… Le Sang ancien… J’ai rencontré cette
appellation. Je ne me souviens pas exactement où… Il s’agit sans
doute d’une prophétie elfique. Dans certaines versions du texte de la
prophétie d’Itlina, les plus anciennes, il est fait mention, me semble-
t-il, du Sang ancien des elfes, autrement dit « Aen Hen Ichaer ».
Mais nous n’avons pas ici le texte intégral de cette prophétie. Il
faudrait s’adresser aux elfes…
— Laissons cela, coupa froidement Codringher. Chaque chose
en son temps, Fenn. Ne nous embarrassons pas de trop de
prophéties ni de mystères, ne courons pas plusieurs lièvres à la fois.
Cela suffit pour l’instant ; nous te remercions. Porte-toi bien, et
travaille bien. Geralt, si tu permets, retournons dans mon bureau.
— C’est trop peu, pas vrai ? demanda le sorceleur dès qu’ils
furent de retour dans le cabinet et installés dans leurs fauteuils,
l’avocat derrière son bureau, et lui en face. Tes honoraires ne sont
pas assez élevés, n’est-ce pas ?
Codringher souleva du bureau un objet métallique en forme
d’étoile qu’il fit pivoter plusieurs fois entre ses mains.
— Pas assez élevés, Geralt. Creuser dans les prophéties des
elfes, c’est pour moi une charge diabolique, une perte de temps et
de moyens ; car cela nécessite de trouver une tactique pour parvenir
jusqu’aux elfes, eux seuls pouvant comprendre leurs notes. Les
manuscrits elfiques, dans la majorité des cas, comportent une
symbolique nébuleuse, des acrostiches, ou parfois au contraire des
chiffres. La langue ancienne est toujours au moins à double sens ;
transcrite sur papier, elle peut aussi bien avoir dix significations
différentes. Les elfes n’ont jamais été enclins à aider quiconque
entreprenait de résoudre leurs prophéties. Et, par les temps qui
courent, alors qu’une guerre sanglante contre les Écureuils se
prolonge dans les bois, il ne fait pas bon s’en approcher. C’est
doublement dangereux. Les elfes peuvent te prendre pour un
provocateur, les humains t’accuser de trahison…
— Combien, Codringher ?
L’avocat se tut un instant, jouant sans cesse avec l’étoile
métallique.
— Dix pour cent, dit-il enfin.
— Dix pour cent de quoi ?
— Ne te moque pas de moi, sorceleur. L’affaire commence à
devenir sérieuse. On comprend de moins en moins de quoi il s’agit
ici, et quand il en est ainsi, c’est qu’à coup sûr il s’agit d’argent. Un
pourcentage m’est alors plus doux que de simples honoraires. Tu
me donneras dix pour cent de ce que toi-même tu obtiendras,
déduction faite de la somme déjà payée. On prépare un accord ?
— Non. Je ne veux pas t’exposer à des pertes. Dix pour cent de
zéro, ça fait zéro, Codringher. Tout ça ne me rapportera rien du tout,
mon cher collègue.
— Je le répète, ne te moque pas de moi. Je ne crois pas que tu
agisses de manière désintéressée. Je ne crois pas que derrière ce…
— Peu m’importe ce que tu crois. Il n’y aura aucun accord. Et
pas question de pourcentage. Détermine le montant de tes
honoraires pour la collecte des informations.
— Tout autre que toi, je l’aurais jeté dehors, dit Codringher en
expectorant, car je l’aurais immédiatement soupçonné de chercher à
me rouler dans la farine. Mais, bizarrement, ce noble et naïf
désintéressement te sied pas mal, sorceleur anachronique. C’est
dans ton style, c’est merveilleusement et pathétiquement démodé…
Être prêt à mourir pour rien !
— Ne perdons pas de temps. Combien, Codringher ?
— Deux fois le montant habituel. Soit cinq cents couronnes en
tout.
— Je regrette. (Geralt hocha la tête.) Je ne dispose pas d’une
telle somme. Du moins, pas pour le moment.
— Je renouvelle la proposition que je t’avais faite un jour,
lorsque nous nous sommes connus, dit lentement l’avocat. (Il
s’amusait toujours avec son étoile.) Accepte de travailler pour moi, et
tu en disposeras. Non seulement pour payer la collecte
d’informations, mais aussi d’autres fastes.
— Non, Codringher.
— Pourquoi ?
— Tu ne comprendrais pas.
— Cette fois, ce n’est pas mon cœur que tu blesses, mais mon
orgueil professionnel. Parce que je me flatte de croire que, de fait, je
comprends tout. L’ignominie est à la base de notre profession, mais
toi tu t’obstines à préférer l’anachronisme à la modernité.
Le sorceleur sourit.
— Bravo !
Codringher fut pris d’une nouvelle quinte de toux, il s’essuya les
lèvres, regarda son mouchoir, puis releva ses yeux jaune-vert.
— Ton œil s’est-il faufilé jusqu’à la liste qui était posée sur le
pupitre, celle des magiciens et des magiciennes ? L’inventaire des
patrons éventuels de Rience ?
— Tout juste.
— Tu n’auras pas cette liste tant que je ne l’aurai pas vérifiée
précisément. Ne tire pas de conclusion de ce que tu as aperçu
furtivement. Jaskier m’a dit que Filippa Eilhart savait probablement
qui se trouvait derrière Rience, mais qu’elle s’était gardée de t’en
informer. Filippa n’aurait pas protégé n’importe quel blanc-bec. C’est
donc que derrière cette crapule se cache un personnage important.
Le sorceleur se taisait.
— Tiens-toi sur tes gardes, Geralt. Tu es en grand danger.
Quelqu’un mène le jeu dont tu n’es qu’un pion. Quelqu’un prévoit
exactement tes mouvements, voire les dirige. Ne te laisse pas
emporter par la fierté et la suffisance. Celui qui joue avec toi n’est ni
une stryge ni un loup-garou. Ce ne sont pas les frères Michelet. Ce
n’est même pas Rience lui-même. L’Enfant de Sang ancien,
sacrebleu ! Comme si le trône de Cintra, les magiciens, les rois et
Nilfgaard ne suffisaient pas, les elfes sont aussi de la partie ! Mets
fin à ce jeu, sorceleur, retire tes billes. Déjoue les plans de tes
ennemis, et agis comme personne ne s’y attend. Coupe ce satané
lien, ne permets pas que l’on t’associe à Cirilla. Laisse-la à Yennefer.
Quant à toi, retourne à Kaer Morhen et ne montre pas le bout de ton
nez. Planque-toi dans les montagnes. Moi, j’irai fouiller dans les
manuscrits elfiques, tranquillement, sans me presser,
minutieusement. Et quand j’aurai finalement des informations sur
l’Enfant de Sang ancien, quand je connaîtrai le nom du magicien
impliqué là-dedans, toi, tu auras eu le temps de rassembler l’argent,
et on procédera à un échange.
— Je ne peux pas attendre. La jeune fille est en danger.
— C’est vrai. Mais j’ai ouï dire que l’on te considérait comme un
obstacle sur le chemin qui mène à elle. Un obstacle qu’il convient
d’écarter absolument. Par conséquent, c’est toi qui te trouves en
danger. Ils ne s’en prendront à la fille que lorsqu’ils en auront fini
avec toi.
— Ou bien lorsque j’aurai cessé de jouer, et que je me serai
écarté et planqué à Kaer Morhen. Je t’ai payé trop cher, Codringher,
pour que tu me donnes ce genre de conseils.
L’avocat fit tourner l’étoile en fer entre ses doigts.
— Pour le montant que tu m’as payé aujourd’hui, sorceleur,
j’agis activement depuis déjà un certain temps, dit-il en se retenant
de tousser. Le conseil que je te donne est réfléchi. Planque-toi à
Kaer Morhen, disparais. Et d’ici là, ceux qui cherchent Cirilla l’auront
trouvée.
Geralt cligna des yeux et sourit. Codringher n’avait pas pâli.
— Je sais ce que je dis, poursuivit-il en soutenant le regard et le
sourire du sorceleur. Les persécuteurs de ta Ciri la trouveront et ils
en feront ce qu’ils voudront. À ce moment-là, vous serez en sécurité,
aussi bien elle que toi.
— Explique-toi, s’il te plaît. Rapidement, si possible.
— J’ai découvert une certaine jeune fille. Une noble de Cintra,
orpheline de guerre. Elle est passée par les camps de réfugiés ;
aujourd’hui, recueillie par un drapier de Brugge, elle mesure les
aunes et découpe les tissus. Elle ne possède aucun signe distinctif
particulier. À une exception près toutefois. Elle ressemble pas mal à
une miniature représentant le Lionceau de Cintra… Tu veux voir son
portrait ?
— Non, Codringher. Je ne veux pas. Et je ne suis pas d’accord
avec cette solution.
— Qu’est-ce qui te motive, Geralt ? (L’avocat ferma les
paupières.) Si tu veux sauver cette Ciri… Il me semble
qu’aujourd’hui tu ne peux pas te permettre de faire la fine bouche. Le
temps du Mépris approche, collègue sorceleur, immense et infini. Tu
dois t’adapter. Ce que je te propose est une solution simple.
Quelqu’un va mourir pour que quelqu’un d’autre puisse vivre. Une
personne que tu aimes sera sauvée. Et c’est une autre petite fille,
que tu ne connais pas, que tu n’as jamais vue, qui mourra…
— Et que je peux mépriser ? l’interrompit le sorceleur. Pour
protéger ce que j’aime, le prix à payer est le mépris de moi-même ?
Non, Codringher. Laisse cette autre enfant en paix, qu’elle continue
à mesurer les aunes de draps. Détruis son portrait. Brûle-le. Et
donne-moi autre chose pour les deux cent cinquante couronnes que
j’ai durement gagnées et que tu as balancées dans ton tiroir. Donne-
moi une information. Yennefer et Ciri ont quitté Ellander, je suis
certain que tu es au courant. Tout comme je suis certain que tu sais
où elles comptent aller, et si quelqu’un est sur leurs traces.
Codringher tapota la table avec ses doigts, et il toussa.
— Le loup, oublieux des avertissements, veut poursuivre la
chasse, constata-t-il. Il ne voit pas que c’est lui qui est pris en
chasse, qu’il se faufile simplement entre les fladeries installées par
le véritable chasseur.
— Ne sois pas banal, mais concret.
— Soit, puisque telle est ta volonté. Il n’est pas difficile de
deviner que Yennefer se rend à l’assemblée des sorciers,
convoquée pour le début du mois de juillet à Garstang, sur l’île de
Thanedd. Elle serpente avec ruse, sans utiliser la magie. La localiser
est donc difficile. Il y a une semaine encore, elle était à Ellander ; j’ai
calculé que d’ici trois à quatre nuits elle atteindrait la cité de Gors
Velen, qui n’est qu’à un pas de Thanedd. Pour aller à Gors Velen,
elle doit traverser le bourg d’Anchor. En te mettant en route tout de
suite, tu as une chance de rattraper leurs poursuivants. Parce
qu’elles sont poursuivies.
— J’espère, dit Geralt avec un affreux sourire, que ce ne sont
pas des agents royaux ?
— Non, dit l’avocat en regardant l’étoile métallique avec laquelle
il s’amusait. Ce ne sont pas des agents… mais ce n’est pas Rience
non plus ; lui est plus malin que toi, car, après la rixe avec les
Michelet, il est allé se planquer et il ne montre plus le bout de son
nez. Yennefer est poursuivie par trois sbires mercenaires.
— Je suppose que tu les connais ?
— Je connais tout le monde. Aussi je te propose quelque
chose : laisse-les tranquilles. Ne va pas à Anchor. Quant à moi, je
vais tirer profit de mes connaissances et des connexions que j’ai. Je
vais essayer de soudoyer les sbires et d’inverser le contrat. En
d’autres termes, je vais les envoyer à la poursuite de Rience. Si ça
marche…
Il s’interrompit soudain et s’agita fortement. L’étoile métallique
se mit à siffler dans l’air et vint se planter avec fracas dans le
portrait, au beau milieu du front de Codringher père, trouant la toile
et allant s’enfoncer jusqu’à près de la moitié de l’épaisseur du mur.
— Pas mal, non ? dit l’avocat en affichant un large sourire. Ça
s’appelle un orion. C’est une invention d’outre-mer. Je m’exerce
depuis un mois, et j’y arrive déjà ; je ne rate jamais ma cible ! Ça
peut servir. À trente pas, cette petite étoile est infaillible et
meurtrière, et on peut la cacher dans un gant ou derrière le ruban
d’un chapeau. Les services spéciaux de Nilfgaard en sont équipés
depuis un an. Ha ha ! Si Rience espionne pour Nilfgaard, ce serait
amusant qu’on le retrouve un orion planté dans la tempe… Qu’en
dis-tu ?
— Rien. C’est ton affaire. Il y a deux cent cinquante couronnes
dans ton tiroir.
— Tu as raison, dit Codringher en hochant la tête. Par ces
paroles, je considère que tu me donnes carte blanche. Observons
une minute de silence, Geralt, en l’honneur de la mort prématurée
de sieur Rience. Pourquoi fais-tu la grimace ? Diable ! n’as-tu pas de
respect pour la majesté de la mort ?
— Si. Trop pour écouter sans broncher des idiots la railler. As-tu
jamais songé à ta propre mort, Codringher ?
L’avocat se mit à tousser péniblement, il regarda longuement
son mouchoir, avec lequel il masquait sa bouche. Puis il releva la
tête.
— Certes, murmura-t-il. J’y ai songé. Intensément, même. Mais
que t’importent mes pensées, sorceleur ? Tu iras à Anchor ?
— J’irai.
— Ralf Blunden, surnommé le Professeur. Heimo Kantor. Yaxa
le Bref. Ces noms te disent-ils quelque chose ?
— Non.
— Ils ne sont pas mauvais à l’épée, ces trois-là. Meilleurs que
les Michelet. Je suggérerais donc une arme plus sûre, de longue
portée. Comme ces petites étoiles de Nilfgaard, par exemple. Si tu
veux, je t’en vends quelques exemplaires. J’en ai beaucoup.
— Je n’en veux pas. Ce n’est pas pratique. Ça fait du bruit en
vol.
— Le sifflement agit de manière psychologique. Il parvient à
paralyser de peur la victime.
— Possible. Mails il peut aussi la prévenir. Moi, en tout cas, je
saurais l’esquiver.
— Certes, si tu voyais qu’on la lance sur toi. Je sais que tu
parviens à esquiver une flèche ou un projectile qui arrive droit sur
toi… mais de derrière…
— De derrière aussi.
— Merde, c’est vrai.
— Faisons un pari, dit froidement Geralt. Je vais me retourner,
faire face à la figure de ton idiot de père, et toi tu vas lancer cette
étoile dans ma direction. Si tu m’atteins, tu gagnes. Si tu ne
m’atteins pas, tu perds. Et dans ce cas, tu déchiffreras ces
manuscrits elfiques et tu trouveras les informations sur l’Enfant de
Sang ancien. En urgence. Et à crédit.
— Et si je gagne ?
— Tu trouveras aussi ces informations, mais tu les fourniras à
Yennefer. Elle paiera. Vous ne subirez pas de dommages.
Codringher ouvrit le tiroir et en sortit un second orion.
— Tu escomptes que je n’accepterai pas le pari.
C’était une affirmation, pas une question.
— Non, sourit le sorceleur. Je suis certain que tu l’accepteras.
— Tu es un risque-tout, Geralt. Je suis un homme sans
scrupule, l’aurais-tu oublié ?
— Non, je ne l’ai pas oublié. Néanmoins le temps du Mépris
approche, et toi tu avances avec le progrès et l’air du temps. J’ai pris
à cœur tes sarcasmes sur ma naïveté anachronique, et, cette fois, je
prends un risque, non sans espoir d’en tirer profit. Alors ? Va pour le
pari ?
— Va pour le pari. (Codringher s’empara de l’étoile métallique
par l’une des branches et il se leva.) Chez moi, la curiosité a toujours
pris le pas sur le bon sens, sans parler de ma miséricorde injustifiée.
Retourne-toi.
Le sorceleur obéit. Il jeta un regard au visage troué du portrait
ainsi qu’à l’orion enfoncé dans le mur. Puis il ferma les yeux.
L’étoile siffla et se planta à son tour dans le mur, à quatre
pouces du cadre du portrait.
— Bon sang de bonsoir ! hurla Codringher. Tu n’as même pas
tremblé, espèce de salaud !
Geralt se retourna et eut un sourire particulièrement affreux.
— Et pourquoi aurais-je dû trembler ? J’ai compris au son de
l’orion que tu l’avais lancé de manière à ne pas m’atteindre.
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— Par ici, Geralt, tu veux bien ? Ne marche que sur les dalles
sombres, s’il te plaît.
En bas, la mer bruissait ; l’île de Thanedd se dressait au milieu
de l’écume blanche. Les vagues venaient se briser contre la muraille
de Loxia qui se trouvait précisément au-dessous d’eux. Loxia brillait
de mille lumières, de même qu’Aretuza. Le bloc de pierre de
Garstang, en revanche, était noir et désert.
— Demain, dit le sorcier en suivant le regard du sorceleur, les
membres du Chapitre et du Conseil revêtiront leurs costumes
traditionnels – manteaux noirs à traîne et chapeaux pointus – que tu
connais par le biais des estampes de l’Antiquité. Nous serons aussi
armés de longues baguettes magiques et de sceptres, ressemblant
ainsi aux sorciers et aux sorcières qui font peur aux enfants. C’est la
tradition. En compagnie de plusieurs autres délégués, nous nous
rendrons là-haut, sur Garstang. Nous y siégerons, dans une salle
spécialement préparée à cet effet. Les autres attendront à Aretuza
notre retour et nos décisions.
— Les délibérations à Garstang en cercle restreint, c’est aussi
la tradition ?
— Et comment ! Une longue tradition, adoptée pour des raisons
pratiques. Il est arrivé que les délibérations des magiciens soient
orageuses et qu’on en vienne à échanger nos points de vue de
manière assez vive. Au cours de l’un de ces échanges, une boule de
feu a endommagé la coiffe et la robe de Nina Fioravanti. Nina, qui y
avait consacré un an de travail, enveloppa la muraille de Garstang
d’une aura à la force invraisemblable et d’un blocus antimagique.
Depuis ce temps-là, aucune incantation ne peut agir à Garstang et
les discussions se passent plus sereinement. Surtout quand on
n’oublie pas de retirer leurs couteaux aux intervenants.
— Je comprends. Et cette tour solitaire, au-dessus de Garstang,
tout en haut, qu’est-ce que c’est ? Un nouvel édifice ?
— C’est Tor Lara, la tour de la Mouette. Une ruine. Est-elle
importante ? Vraisemblablement, oui.
— Vraisemblablement ?
Le magicien s’appuya contre la balustrade.
— Selon les informations elfiques, Tor Lara serait reliée par un
portail à la mystérieuse Tor Zireael, qu’on n’a toujours pas retrouvée.
La tour de l’Hirondelle.
— Serait ? Vous n’avez pas réussi à découvrir ce portail ? Je
n’en crois rien.
— Tu fais bien. Nous avons découvert le portail, mais il a fallu le
bloquer. Il y eut des protestations, tous brûlaient d’envie d’y faire des
expérimentations, chacun souhaitait accéder à la célébrité en tant
qu’explorateur de Tor Zireael, le siège mythique des mages et des
sages elfiques. Le portail est néanmoins irréversiblement corrompu
et ses acheminements sont chaotiques. Il y eut des victimes, aussi
l’a-t-on bloqué. Allons-y, Geralt, il commence à faire froid. Ne pose
tes pieds que sur les dalles sombres.
— Pourquoi seulement sur les dalles sombres ?
— Ces bâtisses sont en ruine. L’humidité, l’érosion, les vents
forts, le sel dans l’air, tout ça agit de manière catastrophique sur la
muraille. Les travaux coûteraient trop cher, nous utilisons donc
l’illusion. Le prestige, tu comprends.
— Pas complètement.
Le magicien agita la main et la terrasse disparut. Ils se tenaient
au-dessus du précipice, au-dessus d’un gouffre dont le fond était
hérissé de rochers aux dents saillantes couvertes d’écume. Ils se
tenaient sur une bande très étroite de dalles sombres, déployées en
forme de trapèze entre le perron d’Aretuza et le pilier qui soutenait la
terrasse.
Geralt maintint son équilibre à grand-peine. S’il avait été un
homme ordinaire, et non un sorceleur, il n’y serait pas parvenu. Mais
même lui se laissa surprendre. Son mouvement violent ne put
échapper à l’attention du magicien, et des changements avaient dû
survenir aussi sur son visage. Le vent le faisait osciller sur la
passerelle étroite, le précipice l’attirait par le sinistre bruissement des
vagues.
— Tu as peur de la mort, constata Vilgefortz avec un sourire.
Malgré toutes tes déclarations, elle te fait peur.
***
La poupée de chiffon les regardait toujours de ses yeux en
boutons.
— Il t’a eu, grommela Yennefer en se serrant contre le
sorceleur. Il n’y avait pas de danger, il avait certainement assuré ta
sécurité ainsi que la sienne par un champ de lévitation. Il n’aurait
pas pris ce risque… Que s’est-il passé ensuite ?
— Nous sommes passés dans une autre aile d’Aretuza. Il m’a
emmené dans une grande pièce, vraisemblablement le cabinet de
l’une des chargées de cours, peut-être même celui de la rectrice.
Nous nous sommes assis à une table sur laquelle était posé un
sablier. Le sable s’écoulait tranquillement. J’ai senti l’odeur des
parfums de Lydia, je savais qu’elle était dans la pièce devant nous…
— Et Vilgefortz ?
— Il m’a posé une question.
***
***
***
***
***
***
***
Ciri se réveilla trempée de sueur, ses poings crispés sur les
draps à s’en faire mal. Autour d’elle régnaient le silence et la
pénombre qu’un faible rai de lune transperçait comme un stylet.
Un incendie. Le feu. Du sang. Un cauchemar… Je ne me
souviens pas, je ne me souviens de rien…
Elle respira profondément l’air vif de la nuit. L’impression de
lourdeur qui l’oppressait avait disparu. Elle savait pourquoi : les
sortilèges de protection avaient cessé d’agir.
Il s’est passé quelque chose, se dit Ciri. Elle sauta hors de son
lit et s’habilla en hâte. Elle passa sa dague sous sa ceinture. Elle
n’avait pas son épée, Yennefer la lui avait prise et l’avait confiée à
Jaskier. Celui-ci devait dormir, à coup sûr. Le silence régnait à Loxia.
Ciri se demandait si elle ne devrait pas aller réveiller le poète
lorsqu’elle sentit soudain de fortes pulsations battre dans ses oreilles
et dans ses veines.
Le rai de lune qui filtrait par la fenêtre devint une route. Très loin
au bout de la route, elle vit une porte. Celle-ci s’ouvrit ; sur le seuil se
tenait Yennefer.
— Viens.
Derrière les épaules de la magicienne, de nouvelles portes
s’ouvraient. Les unes après les autres. À l’infini. Dans l’obscurité se
dessinaient, indistinctes, des colonnes aux contours noirs. Ou des
statues peut-être… Je rêve, se dit Ciri sans y croire elle-même. Je
rêve. Ce n’est pas du tout une route, c’est une lumière, un filet de
lumière. Impossible de marcher dessus…
— Viens.
Elle obéit.
***
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***
***
— Geralt !
— Ciri !
— L’heure n’est pas aux câlins, dit la chouette du haut de la
muraille en se transformant en une femme aux cheveux sombres.
Sauvez-vous ! Les Écureuils viennent par ici !
Ciri se libéra de l’étreinte de Geralt et regarda avec étonnement.
La femme-chouette assise au sommet de la muraille avait une
apparence affreuse. Elle était couverte de goudron, déguenillée,
toute barbouillée de cendres et de sang.
— Toi, petit monstre, dit la femme-chouette en la regardant de
haut, pour ta prophétie inopportune, je devrais te… Mais j’ai promis
quelque chose à ton sorceleur, et je tiens toujours parole. Je n’ai pas
pu te donner Rience, Geralt. En échange, c’est elle que je te donne.
Vivante. Maintenant, sauvez-vous !
***
***
— Pars en avant, Ciri. Ils sont proches. Je vais les retenir, et toi,
cours ! Cours aussi vite que tu peux ! Comme au « Souffroir » !
— Toi aussi, tu veux me laisser seule ?
— Je serai juste derrière toi. Mais ne regarde pas en arrière !
— Donne-moi mon épée, Geralt.
Il la regarda. Ciri recula instinctivement. Jamais encore elle ne
lui avait vu de tels yeux.
— Ton épée à la main, tu vas peut-être devoir tuer. Tu t’en sens
capable ?
— Je ne sais pas. Donne-la-moi quand même.
— Cours, maintenant. Et ne regarde pas derrière toi.
***
***
***
***
Effenberg et Talbot
Encyclopaedia Maxima Mundi, tome V
Aen Ithlinnespeath
CHAPITRE 5
Le commandant du détachement stoppa sa monture, ôta son
heaume et, du bout des doigts, remit en place les quelques cheveux
qu’il avait encore sur le crâne et qui étaient collés par la sueur.
— Fin de la course, répéta-t-il en voyant le regard interrogateur
du troubadour.
— Hein ? Comment ça ? s’étonna Jaskier. Pourquoi ?
— On ne va pas plus loin. Voyez, là ? La petite rivière qui brille
en bas ? C’est le Ruban. On devait vous escorter jusqu’au Ruban,
pas plus loin. Par conséquent, c’est l’heure de se séparer.
Le reste du détachement s’était arrêté derrière eux, mais aucun
des soldats ne mit pied à terre. Tous jetaient des regards inquiets
autour d’eux. Jaskier mit sa main en visière devant les yeux, et se
dressa sur ses étriers.
— Où donc voyez-vous une rivière ?
— En bas, j’ai dit. Descendez le ravin, vous tomberez dessus
vite fait.
— Accompagnez-moi au moins jusqu’au rivage, protesta
Jaskier. Indiquez-moi le gué…
— Pfff ! Y a rien à indiquer ! Depuis mai, c’est la canicule, et rien
d’autre, alors l’eau a baissé, le Ruban s’est asséché. À cheval, vous
pourrez traverser n’importe où.
— J’ai montré une lettre du roi Venzlav à votre commandant, dit
le troubadour en bombant le torse. Le commandant a pris
connaissance de la lettre et je l’ai entendu personnellement vous
ordonner de m’accompagner jusqu’à Brokilone même. Et vous, vous
voulez m’abandonner ici, dans ces broussailles ? Et si je me perds ?
— Vous vous perdrez pas, bougonna d’un ton sinistre un autre
soldat. (Il s’était rapproché d’eux depuis un moment déjà, mais
jusqu’à présent il était resté silencieux.) Z’aurez pas le temps de
vous perdre. Les nymphes des grottes vous trouveront avant.
— Vous en faites des poltrons, et ballots avec ça ! se moqua
Jaskier. Qu’est-ce que vous les craignez, ces dryades ! Brokilone se
trouve de l’autre côté du Ruban, voyons ! Le Ruban, c’est la
frontière. Nous ne l’avons pas encore franchie !
— Leur frontière, expliqua le commandant en regardant autour
de lui, peut aller aussi loin que leurs flèches. Une flèche tirée de
l’autre côté de la rivière peut gaillardement atteindre la lisière du
bois, et elle aura assez de vitesse pour entailler le haubert de
n’importe qui. Vous vous êtes entêté, vous avez tenu à venir, c’est
votre affaire. Quant à moi, je tiens à la vie. J’irai pas plus loin. Je
préfère encore qu’on m’enfourne la gueule dans un nid de frelons !
— Je vous ai expliqué que j’allais à Brokilone en mission.
(Jaskier repoussa son petit chapeau vers l’arrière et se redressa sur
sa selle.) Je suis, comme qui dirait, ambassadeur. Je n’ai pas peur
des dryades. Mais je vous demande de bien vouloir m’escorter
jusqu’au bord du Ruban. Et si des brigands me tombent dessus
dans les broussailles ?
Le deuxième soldat, celui à l’air sinistre, eut un rire forcé.
— Des brigands ? Ici ? De jour ? Pendant la journée, monsieur,
vous ne rencontrerez pas âme qui vive dans le coin. Ces derniers
temps, les mamounes décochent leurs flèches à tous ceux qui se
montrent sur la rive du Ruban, et plus d’une fois il leur est arrivé de
s’enfoncer loin de notre côté. Non, vous n’avez pas à vous en faire
pour les brigands !
— C’est vrai, ça, confirma le commandant. Il faudrait qu’ils
soient de parfaits imbéciles pour oser s’aventurer, de jour, le long du
Ruban. Et nous, on n’est pas des bêtas. Vous, vous voyagez tout
seul, sans armure et sans arme, et, pardon de vous le dire, mais
vous n’avez pas du tout l’air d’un guerrier, même vu de très loin.
C’est peut-être ce qui va vous sauver. Mais quand les mamounes
vont nous reluquer, nous, avec nos chevaux et nos armures, on ne
pourra plus voir le jour à travers leur volée de flèches.
— C’est donc votre dernier mot ? (Jaskier tapota son cheval sur
le cou, et regarda en bas, vers le ravin.) Alors j’y vais tout seul.
Adieu, soldats ! Merci pour l’escorte.
— Vous pressez pas tant. (Le soldat à l’air sinistre jeta un coup
d’œil vers le ciel.) Le soir est proche. Attendez que la brume se soit
levée au-dessus du ruisseau pour y aller. Parce que sinon, vous
savez…
— Quoi ?
— Dans le brouillard, une flèche a moins de chance d’atteindre
sa cible. Si le sort vous est favorable, la mamoune vous ratera. Mais
sachez, monsieur, que ça leur arrive rarement…
— Je vous ai dit…
— Pour sûr, pour le dire, vous l’avez dit. Que vous alliez comme
qui dirait en mission chez elles. Mais moi, je vais vous expliquer
encore autre chose : que vous veniez en mission ou en procession,
ça leur est égal. Elles vous envoient leur projectile, un point c’est
tout.
— Vous persistez à vouloir m’effrayer ? dit le poète en prenant
de nouveau de grands airs. Pour qui me prenez-vous ? pour un rat
de bibliothèque ? Moi, messieurs les soldats, j’ai vu plus de champs
de bataille que vous tous réunis. Et j’en sais aussi plus que vous sur
les dryades. Par exemple je sais qu’elles ne tirent jamais sans mise
en garde.
— Dans le temps, c’était comme ça, comme vous dites, répondit
tout bas le commandant du détachement. Dans le temps, elles
mettaient en garde. Elles lançaient leurs flèches dans une souche ou
sur la piste, ça voulait dire « voyez le projectile, c’est la limite, pas un
pas de plus ». Si le bonhomme faisait vite demi-tour, il pouvait s’en
sortir sain et sauf. Mais maintenant, c’est différent. Maintenant, elles
tirent directement pour tuer.
— D’où vient cette hostilité ?
— C’est que… voyez-vous, marmonna le soldat, quand les rois
ont conclu l’armistice avec Nilfgaard, ils s’en sont pris violemment
aux bandes d’elfes. On voit bien qu’ils sont sérieusement opprimés
de toutes parts, parce qu’il n’y a pas une nuit sans que des rescapés
passent par Brugge ; ils vont chercher refuge à Brokilone. Et quand
les nôtres pourchassent les elfes, il arrive qu’ils aient aussi parfois
affaire aux mamounes venues en renfort de par-delà le Ruban. Et
c’est arrivé qu’en les poursuivant nos troupes aient fait un peu de
zèle… Vous comprenez ?
— Je comprends. (Jaskier regarda attentivement le soldat et
hocha la tête.) En poursuivant les Scoia’tael, vous avez franchi le
Ruban. Vous avez tué des dryades. Et maintenant, les dryades se
vengent, forcément. C’est la guerre.
— Tout juste, monsieur, vous me l’ôtez de la bouche. C’est la
guerre. Ça a toujours été une lutte à mort, mais maintenant, ça va
vraiment très mal. La haine dans les deux camps est grande. Je
vous le dis encore une fois, si vous n’avez pas d’obligation, n’allez
pas là-bas.
Jaskier ravala sa salive.
— Le fait est, dit-il en se redressant sur sa selle et en faisant un
grand effort pour adopter un air martial et une attitude fringante, que
j’y suis obligé. Alors je pars. Tout de suite. Nuit ou pas, brouillard ou
pas, quand le devoir appelle, il faut y aller.
Des années d’entraînement avaient fait leur œuvre. La voix du
troubadour résonnait, magnifique et inquiétante, ferme et grave ; elle
vibrait de sa bravoure et témoignait de sa détermination de fer. Les
soldats le regardèrent avec un étonnement non feint.
— Avant de vous mettre en route, dit le commandant en ôtant
une gourde en bois plate, nouée à sa selle par un cordon, buvez
donc une rasade de vodka, monsieur le chanteur. Rincez-vous le
gosier…
— La mort vous sera plus douce, ajouta l’autre soldat d’une voix
sinistre.
Le poète avala une gorgée.
— Un poltron, déclara-t-il avec dignité dès qu’il eut cessé de
tousser et repris son souffle, meurt cent fois. Un homme courageux
ne meurt qu’une fois. Mais dame Fortune sourit aux audacieux et
méprise les poltrons.
Les soldats l’observèrent avec plus d’étonnement encore. Ils ne
savaient pas – ils ne pouvaient pas savoir – que Jaskier citait les
paroles d’une épopée héroïque, écrite, qui plus est, par un autre que
lui.
— Que ceci en revanche, dit le poète en sortant d’une poche
intérieure un petit sac de cuir rempli de pièces, vous prouve ma
reconnaissance envers votre escorte. Avant de rentrer au fort, avant
que la rude mère patrie vous cajole de nouveau, entrez donc dans
un estaminet et buvez un coup à ma santé.
— Merci, monsieur. (Le commandant rougit légèrement.) Vous
êtes généreux, pourtant nous… Pardonnez-nous de vous laisser tout
seul, mais…
— Ce n’est rien. Adieu.
D’un geste théâtral, le barde repoussa son petit chapeau sur
son oreille gauche, il talonna son cheval et se mit à descendre par le
ravin en sifflotant la mélodie de Noces à Bullerlyn, une célèbre
chanson de la cavalerie particulièrement gaillarde.
— Quand on pense à ce que le cornette nous avait dit au fort,
remarqua le soldat sinistre dont la voix parvenait encore à Jaskier,
que c’était un parasite, un poltron et une andouille. En fait, c’est un
preux et vaillant homme, bien que rimailleur.
— Absolument, c’est la vérité, répondit le commandant. Il n’est
pas peureux, ça, on peut pas dire. Même sa paupière n’a pas
tremblé, j’l’ai bien vu. Et en plus, il siffle, tu entends ? Tu te souviens
de ce qu’il a dit ? Qu’il était un ambassadeur. T’en fais pas, va, ils ne
nomment pas ambassadeur n’importe qui. Il faut avoir la tête sur les
épaules pour devenir ambassadeur…
Jaskier accéléra, il voulait s’éloigner au plus vite. Il n’avait pas
envie de ternir l’image qu’il venait tout juste de se forger. Et il savait
que ses lèvres desséchées par l’effroi ne pourraient siffler encore
très longtemps.
Le ravin était sombre et humide, la glaise mouillée et le tapis de
feuillage flétri qui l’envahissait étouffaient le claquement des talons
du hongre moreau. Pégase, comme l’avait baptisé le poète, avançait
lentement, le museau baissé. Il faisait partie de ces chevaux, peu
nombreux, auxquels tout était toujours parfaitement égal.
La forêt s’achevait, mais une large prairie de joncs séparait
encore Jaskier du lit de la rivière. Le poète arrêta sa monture. Il
regarda attentivement autour de lui, mais ne vit rien. Il tendit l’oreille,
mais n’entendit que le chant des grenouilles.
— Eh bien, le cheval ! dit-il en se raclant la gorge. Désormais,
c’est « marche ou crève ». En avant !
Pégase releva à peine le museau et, interrogateur, tendit ses
oreilles habituellement pendantes.
— Tu as bien entendu. En avant !
Le hongre se mit en route avec réticence ; la boue clapotait
sous ses sabots. À grands bonds, les grenouilles fuyaient sur le
passage du cheval. À quelques pas devant eux, un canard détala en
cancanant et en battant des ailes. Le cœur du troubadour, lui, faillit
s’arrêter de battre et se figea un instant… avant de repartir de plus
belle, plus vite et plus fort. Pégase ne se soucia pas du canard le
moins du monde.
— Un héros allait son chemin, ânonnait Jaskier en essuyant son
cou trempé de sueur avec un mouchoir sorti d’une poche intérieure.
Il poursuivit :
— Intrépide, il traversait un coupe-gorge, sans prêter attention
aux batraciens bondissants ni aux dragons volants… Il allait son
chemin, il allait… jusqu’à ce qu’il parvienne à une vaste étendue
d’eau…
Pégase s’ébroua et s’arrêta. Ils étaient au bord de la rivière,
parmi les roseaux et les joncs dont la hauteur atteignait les étriers.
Jaskier essuya ses paupières couvertes de sueur, puis il noua son
foulard autour du cou. Il observa longuement, jusqu’à en avoir les
yeux larmoyants, l’aulnaie drue qui se trouvait sur la rive d’en face. Il
ne vit rien ni personne. Des goémons agités par le courant
troublaient la surface de l’eau, des martins-pêcheurs orange et
turquoise passèrent en coup de vent juste au-dessus d’eux. Des
essaims d’insectes virevoltaient dans l’air. Les poissons bondissants
engloutissaient des éphéméroptères, laissant de grands cercles à la
surface de l’eau.
À perte de vue, on apercevait des huttes de castors, des tas de
branches coupées, des troncs abattus et rongés, lavés par un
courant paresseux. Il y en a des castors par ici, se dit le poète. Une
véritable colonie ! Rien d’étonnant à ce qu’ils soient si nombreux.
Personne n’importune ces maudits mangeurs d’arbres. Les brigands
et les chasseurs ne s’aventurent pas ici, pas plus que les
apiculteurs ; même les trappeurs ubiquistes ne tendent pas leurs
pièges dans le coin. Ceux qui ont essayé ont reçu une flèche dans la
gorge, ou ont été mordus par des crabes dans la vase côtière. Et
moi, pauvre imbécile, je me presse ici de ma propre volonté, le long
du Ruban, le long de la rivière d’où s’élève une puanteur de
cadavres telle que même l’odeur d’acore et de menthe ne peut la
faire disparaître…
Il poussa un profond soupir.
Pégase engagea lentement dans la rivière ses pattes de devant,
abaissa son museau à la surface de l’eau, but longuement, puis
tourna la tête et regarda Jaskier. L’eau ruisselait de sa gueule et de
ses naseaux. Le poète hocha la tête, poussa un nouveau soupir, et
renifla bruyamment.
— Le héros observa les profondeurs agitées, reprit-il à voix
basse en s’efforçant de ne pas claquer des dents. Il les observa et
se mit en route, car son cœur ne connaissait pas la peur.
Pégase laissa pendre son museau et ses oreilles.
— … ne connaissait pas la peur, répéta le poète pour se donner
du courage.
Pégase secoua la tête, faisant tinter les anneaux de ses brides
et de son mors. Jaskier planta les talons dans ses flancs. Avec une
pathétique résignation, le hongre pénétra dans l’eau.
Le Ruban était peu profond, mais très broussailleux. Avant qu’ils
aient atteint le centre du courant, de longues tresses de mauvaises
herbes traînaient déjà derrière les pattes de Pégase. Le cheval
avançait lentement et avec peine, s’efforçant à chaque pas de
s’arracher aux varechs qui l’entravaient.
Les joncs et les aulnaies de la rive droite étaient désormais tout
proches. Si proches que Jaskier sentit son estomac se nouer
douloureusement. Il avait conscience qu’au beau milieu de la rivière
et emprisonné dans les algues il constituait une cible magnifique,
impossible à rater. Il imaginait déjà les rangées d’arcs, les cordes qui
se tendaient et les piques effilées des flèches qui le visaient.
Il serra les flancs de son cheval avec ses mollets, mais Pégase
n’en avait cure. Au lieu de se presser, il s’arrêta et releva la queue…
Tandis que les boules de crottin tombaient une à une dans l’eau,
Jaskier gémit longuement.
— Le héros, ânonna-t-il en fermant les yeux, ne réussit pas à
franchir les cascades grondantes. Il mourut de la mort des braves,
frappé d’une pluie de projectiles. Les profondeurs bleues firent
disparaître son corps à jamais ; les algues, vertes comme le jade,
l’enserrèrent dans leurs lianes. Toute trace de lui disparut, seul
subsista le crottin de son cheval, emporté par le courant vers les
mers lointaines…
Pégase, apparemment soulagé, se mit en route vers le rivage
d’un pas alerte, sans que Jaskier l’y incite. Sur le littoral libéré du
varech, il se permit même une rapide accélération qui aspergea
considérablement les souliers et les chausses de Jaskier. Le poète
ne s’en rendit même pas compte : la vision des flèches braquées sur
son ventre l’obsédait, et l’effroi parcourait ses épaules et sa nuque
telle une sangsue visqueuse et glacée. Car derrière les aulnes,
moins de cent pas au-delà du ruban vert intense des herbes
fluviatiles, après la lande, se dressait le mur sombre, droit et
menaçant de la forêt.
Brokilone.
À quelques pas du cours d’eau, le squelette blanchi d’un cheval
se détachait sur la rive. Des ronces et des joncs poussaient à travers
sa cage thoracique. On voyait également d’autres os, plus petits, qui
ne ressemblaient pas à ceux d’un cheval. Jaskier frissonna et
détourna le regard.
Ayant reçu un coup d’éperons, le hongre s’arracha du marécage
côtier avec force clapotements, et la vase se mit à empester
terriblement. Les grenouilles cessèrent un instant de concerter. Tout
devint très silencieux. Jaskier ferma les yeux. Il ne déclamait plus,
n’improvisait plus. L’inspiration et l’imagination s’étaient envolées,
quelque part dans un inconnu lointain. Ne restait plus qu’une froide
et affreuse épouvante, une sensation certes puissante, mais dénuée
de la moindre impulsion créatrice.
Pégase tendit ses oreilles pendantes et sans ardeur clopina en
direction de la forêt des dryades, surnommée par beaucoup la forêt
de la Mort.
J’ai franchi la frontière, se dit le poète. Tout va se décider
maintenant. Tant que j’étais au bord de la rivière ou dans l’eau, elles
pouvaient être magnanimes. Mais plus maintenant. Maintenant, je
suis l’intrus. Tout comme l’autre là-bas… Peut-être vais-je moi aussi
laisser un squelette derrière moi… Une mise en garde pour les
suivants… Si les dryades sont là… Si elles m’observent…
Il se remémora les concours d’archers qu’il avait vus, les
épreuves de foire et les exhibitions de tir, les cibles et les
mannequins de paille lardés et transpercés de piques de flèches.
Que ressent un homme touché par une flèche ? Un coup ? Une
douleur ? Ou peut-être… rien du tout ?
Il n’y avait pas de dryades dans les environs, ou alors elles
n’avaient pas encore décidé de ce qu’elles allaient entreprendre à
l’égard du cavalier solitaire, parce que le poète était parvenu jusqu’à
la forêt, pétrifié de peur, certes, mais bel et bien vivant. L’accès aux
bois était protégé par un piège de chablis, recouvert de racines et de
branches. Quoi qu’il arrive, Jaskier n’avait de toute façon pas la
moindre intention d’aller jusqu’à la lisière même et encore moins de
s’enfoncer dans la forêt. Il pouvait s’astreindre au risque, mais non
au suicide.
Très lentement, il descendit de cheval et fixa les brides de sa
monture à une racine qui saillait. Ce n’était pas dans ses habitudes –
Pégase n’avait pas coutume de voir son maître s’éloigner de lui.
Mais Jaskier n’était pas certain de la réaction du cheval face aux
sifflements et aux bruissements des flèches. Jusqu’à présent, il avait
plutôt évité de les exposer, Pégase et lui, à de telles sonorités.
Il ôta son luth – instrument unique, au manche fin, d’une grande
qualité – du pommeau de la selle. Le présent d’une elfe, songea-t-il
en caressant le bois marqueté. Il se peut qu’elle revienne au Peuple
ancien… À moins que les dryades la laissent auprès de mon
cadavre…
Un arbre ancestral, arraché par le vent, était couché non loin de
là. Le poète s’assit sur le tronc, appuya son luth contre son genou,
passa sa langue sur ses lèvres, puis il essuya ses mains moites sur
ses chausses.
Le soleil déclinait vers l’ouest. De la vapeur s’élevait du Ruban,
enveloppant les prairies d’un linceul gris-blanc. L’air se fit plus frais.
Le glapissement des grues retentit, puis retomba ; on n’entendit plus
que le concert des grenouilles.
Jaskier gratta les cordes de son instrument. Une fois, puis deux,
puis trois. Il accorda son luth et commença à jouer. Quelques
instants plus tard, il se mit à chanter :
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Physiologus
CHAPITRE 6
Elle fut réveillée par la chaleur. La fournaise, qui lui brûlait la
peau telles les lames d’un billot, lui fit reprendre conscience.
Elle ne pouvait pas remuer la tête, quelque chose l’en
empêchait. Elle s’agita et hurla de douleur en sentant sa peau se
déchirer et se crevasser au niveau de la tempe. Elle ouvrit les yeux.
La pierre sur laquelle reposait sa tête était brune, couverte de sang
séché et coagulé. Elle passa les doigts sur sa tempe et sentit une
croûte dure, gercée. La croûte adhérait à la pierre. Lorsque Ciri
bougea la tête, la croûte se décrocha et laissa s’écouler du sang
frais et du pus. Ciri toussa, se racla la gorge, puis elle cracha du
sable et de la salive – une salive épaisse, pâteuse. Elle se redressa
sur ses coudes, s’assit et regarda autour d’elle.
Elle était au milieu d’une plaine pierreuse rouge gris, lézardée
de ravins et de failles ; des monticules de cailloux et des blocs de
pierre gigantesques, aux formes étranges, se dressaient çà et là.
Très haut au-dessus de la plaine, le soleil doré, énorme,
incandescent, trônait dans le ciel et lui donnait des reflets jaunes ;
son éclat aveuglant et l’air tremblotant altéraient la visibilité.
Où suis-je ?
Elle se toucha prudemment la tempe ; elle était enflée et
sérieusement éraflée. Ça lui faisait un mal de chien. J’ai dû faire une
sacrée culbute, se dit-elle, et m’éclater bien comme il faut par terre.
Soudain elle remarqua ses vêtements effilochés, déchirés, et elle prit
conscience de nouveaux foyers de douleur : sa colonne vertébrale,
son dos, ses épaules, ses hanches, son corps tout entier était
endolori. Au moment de la chute, la poussière, le sable rêche et le
gravier s’étaient immiscés partout : dans ses cheveux, ses oreilles,
sa bouche, ainsi que dans ses yeux qui piquaient et larmoyaient.
Ses mains et ses coudes, écorchés jusqu’à la chair, la brûlaient.
Lentement, précautionneusement, elle détendit ses jambes et
poussa un nouveau gémissement, car son genou gauche répondait
à chaque mouvement par une douleur sourde et lancinante. Elle le
palpa à travers le cuir intact de son pantalon, mais ne constata
aucune enflure. À chaque inspiration, elle sentait un élancement de
mauvais augure sur le côté, et toute tentative de pencher le torse
manquait de lui arracher un cri, le bas de son dos étant alors
inévitablement traversé par un spasme aigu. Je me suis bien
amochée, se dit-elle. Mais je ne me suis sans doute rien cassé.
Sinon, ça ferait plus mal que ça. Je suis en un seul morceau, j’ai
juste quelques écorchures. Je dois pouvoir me lever. Je vais me
lever.
Tout doucement, en économisant ses gestes, elle se mit
gauchement sur les genoux en essayant de s’appuyer le moins
possible sur son genou abîmé. Puis elle se mit non sans peine à
quatre pattes, en gémissant et en soufflant. Enfin, au bout d’un
moment qui lui parut interminable, elle se leva. Et aussitôt, retomba
lourdement sur les cailloux, car le vertige qui l’avait saisie l’aveugla
et lui coupa momentanément les jambes. Sentant monter en elle une
vague de nausées, elle s’allongea sur le côté. Les blocs de pierre
échauffés étaient aussi brûlants que des charbons ardents.
— Je n’y arriverai pas, sanglota-t-elle. Je ne peux pas… Je vais
brûler sous ce soleil de plomb…
Une douleur sourde, mauvaise, tenace résonnait dans sa tête ;
chaque mouvement provoquant un redoublement de la douleur, Ciri
cessa de bouger. Elle protégea son visage à l’aide de ses bras, mais
la fournaise devint rapidement insupportable. Elle comprit qu’elle
devait la fuir. Surmontant la forte résistance que lui opposait son
corps endolori, clignant des yeux en raison de la douleur extrême qui
lui déchirait les tempes, elle rampa à quatre pattes en direction d’un
rocher plus grand, auquel le vent avait donné la forme d’un
champignon étrange dont le chapeau difforme générait un soupçon
d’ombre à sa base. Elle se recroquevilla en boule, toussant et
reniflant.
Elle resta allongée longtemps, jusqu’à ce que le soleil qui
continuait sa course là-haut darde de nouveau sur elle ses rayons
meurtriers. Elle se traîna de l’autre côté du rocher et constata que
cela ne servait à rien. Le soleil était à son zénith, le champignon de
pierre ne donnait pratiquement plus d’ombre. Elle appuya ses mains
sur ses tempes qui lui semblaient sur le point d’éclater tant la
douleur était insoutenable. Finalement, elle s’assoupit.
Elle fut réveillée par les tremblements qui secouaient tout son
corps. La boule de feu dans le ciel avait perdu son aveuglante
dorure. Désormais, se tenant plus bas, suspendue au-dessus des
rochers abrupts aux contours irréguliers, elle était orange. La chaleur
avait un peu faibli.
Péniblement, Ciri s’assit et regarda autour d’elle. Son mal de
tête avait diminué, et elle y voyait plus clair. Elle se toucha la tête et
constata que la chaleur avait brûlé et séché la croûte sur sa tempe,
la transformant en une carapace dure et glissante. Son corps tout
entier continuait pourtant à la faire souffrir, elle avait l’impression que
pas un seul endroit n’était épargné. Elle se racla la gorge ; des
grains de sable crissèrent entre ses dents et elle essaya de cracher.
Sans succès. Elle appuya son dos contre le rocher en forme de
champignon, toujours brûlant à cause du soleil. On ne cuit plus,
enfin ! se dit-elle. Maintenant que le soleil descend vers l’ouest, ça
devient supportable, et bientôt…
Bientôt surviendrait la nuit.
Elle eut un frisson. Où est-ce que je suis, par le diable ?
Comment sortir d’ici ? et par quel chemin ? Où dois-je aller ? Ou
bien peut-être me faut-il rester sur place et attendre qu’on me
retrouve. Ils vont bien me chercher. Geralt. Yennefer. Ils ne vont
quand même pas me laisser toute seule…
Elle essaya de cracher une nouvelle fois, mais rien ne vint.
Alors elle comprit.
La soif.
Elle se souvint. Déjà, pendant sa fuite, elle était tenaillée par la
soif. À hauteur du garrot du cheval moreau qu’elle avait monté en se
sauvant de la tour de la Mouette, il y avait un bidon en bois près de
la selle, elle s’en souvenait parfaitement. Mais elle n’avait pas pu le
dénouer alors ni l’emporter, elle n’en avait pas eu le temps. Et
maintenant, le bidon avait disparu. Il ne lui restait plus rien. Rien à
part des cailloux tranchants et brûlants, une croûte sur sa tempe qui
lui tirait la peau, un corps perclus de douleur et une gorge
desséchée qu’elle ne pouvait pas même soulager un peu faute de
salive.
Je ne peux pas rester ici. Je dois partir et trouver de l’eau. Si je
ne trouve pas d’eau, je mourrai.
Elle essaya de se lever, se blessant les doigts en s’accrochant
au champignon de pierre. Elle y parvint. Fit un pas. Puis tomba à
quatre pattes en glapissant et se raidit en un spasme brusque qui lui
donna la nausée. Elle fut saisie de crampes et d’un mal de tête si
violent qu’elle dut s’allonger de nouveau.
Je suis impuissante. Et seule. Une fois de plus. Ils m’ont tous
trahie, jetée, abandonnée. Comme autrefois…
Ciri sentit sa gorge se nouer, les muscles de ses mâchoires se
contractèrent, ses lèvres gercées commencèrent à trembler. « Il n’y
a pas de spectacle plus affreux qu’une magicienne en train de
pleurer », lui avait dit un jour Yennefer. Mais pourtant… Pourtant
personne ne me verra jamais ici… Personne…
Roulée en boule sous le champignon de pierre, elle se mit à
sangloter, mais aucune larme ne coulait de ses yeux.
Quand elle souleva, non sans mal, ses paupières gonflées, elle
constata que la chaleur était encore tombée de plusieurs degrés, et
que le ciel, teinté de jaune encore tout récemment, avait pris la
couleur cobalt qui lui était propre et s’était paré d’étranges filets de
nuages blancs. Le disque solaire avait rougi, il était descendu, mais
dardait encore sur le désert sa chaleur ondoyante. Ou peut-être la
chaleur venait-elle des pierres ?
Elle s’assit et constata que la douleur qui avait jusque-là envahi
son crâne et son corps meurtri avait cessé de la tourmenter. En
comparaison, la sensation de faim qui la tenaillait de plus en plus et
l’atroce sécheresse de sa gorge qui la faisait tousser étaient plus
insupportables encore.
Surtout ne pas flancher, se dit-elle. Elle n’avait pas le droit de
flancher. Comme à Kaer Morhen, il fallait se lever, il fallait vaincre,
lutter, étouffer en soi la souffrance et la faiblesse. Il fallait se lever et
partir. Maintenant au moins, je sais où aller. La position actuelle du
soleil indique l’ouest. Je dois marcher, je dois trouver de l’eau et
quelque chose à manger. Il le faut. Sinon je vais mourir. J’ai atterri
dans le désert. Dans la tour de la Mouette, j’ai franchi un portail
magique, une sorte de dispositif qui permet de se transporter sur de
longues distances…
Le portail de Tor Lara était un étrange portail. Quand elle était
arrivée en courant au dernier étage de la tour, il n’y avait rien, même
pas de fenêtres, seulement des murs nus recouverts de fongus. Sur
l’un des murs flamboyait un ovale régulier d’où émanait une lueur
chatoyante. Ciri avait hésité, mais le portail l’attirait, l’appelait,
l’implorait même. Et il n’y avait pas d’autre issue à part cet ovale
brillant. Elle avait fermé les yeux et était entrée à l’intérieur.
Ensuite, il y avait eu une clarté aveuglante et un tourbillon
violent, un souffle si puissant qu’il lui avait coupé la respiration et
broyé les côtes. Elle se souvenait du vol dans le silence, le froid et le
vide, puis d’un nouvel éclair, et de l’air qui donnait le tournis. En haut
l’azur, en bas la grisaille boueuse…
Puis le portail l’avait éjectée en plein vol, tel un petit aigle
lâchant une proie trop lourde pour lui. Quand elle avait heurté les
pierres, elle avait perdu connaissance. Elle ne savait pas pendant
combien de temps.
J’ai lu des choses, au temple, sur les portails, se souvint-elle en
secouant le sable de ses cheveux. Dans les livres, il était fait
mention de portails corrompus ou chaotiques, qui acheminent ceux
qui les empruntent vers une destination inconnue et les éjectent
n’importe où. Le portail de la tour de la Mouette devait justement être
un de ces portails. Il m’a éjectée quelque part au bout du monde.
Personne ne sait où. Personne ne me cherchera ici ni ne me
trouvera. Si je reste ici, je mourrai.
Elle se leva. Elle mobilisa toutes ses forces et, prenant appui
sur le rocher, elle fit un premier pas. Puis un deuxième. Et un
troisième.
En regardant ses pieds, elle se rendit compte que les boucles
de sa chaussure droite étaient arrachées, et que leurs tiges
tombantes rendaient toute marche impossible. Elle s’assit, d’elle-
même cette fois, et passa en revue ses vêtements et son
équipement. Absorbée par ce qu’elle faisait, elle oublia la fatigue et
la douleur.
La première chose qu’elle découvrit fut sa dague. Elle l’avait
oubliée, la gaine avait glissé vers l’arrière. À côté de sa dague,
comme toujours, il y avait sa petite bourse, attachée à une ceinture.
Un cadeau de Yennefer. Elle contenait « tout ce qu’une dame devait
toujours avoir sur elle », lui avait dit la magicienne. Ciri dénoua
l’escarcelle. Malheureusement, le matériel standard d’une dame ne
tenait pas compte de la situation dans laquelle elle se trouvait en ce
moment. La bourse contenait un peigne en écailles, une lime à
ongles, un tampon en lin, emballé, stérilisé, et une petite boîte en
jade contenant de la crème pour les mains.
Ciri se frictionna aussitôt le visage avec la crème et lécha
avidement la pommade sur ses lèvres. Sans hésiter bien longtemps,
elle entreprit de lécher toute la boîte, se délectant de la texture
grasse et humide de la crème. La camomille, l’ambre et le camphre
qui la parfumaient avaient un goût affreux, mais elles agirent sur Ciri
de manière stimulante.
Elle noua la tige qui tombait de sa chaussure avec une lanière
qu’elle préleva sur une de ses manches, se leva et tapa du pied pour
tester la solidité de sa réparation de fortune. Elle déballa et déroula
le tampon, en fit une large bande pour protéger sa tempe blessée et
son front brûlé par le soleil.
Elle se leva et réajusta sa ceinture. Elle plaça sa dague plus
près de son côté gauche, par réflexe, l’enleva de son étui puis en
vérifia la lame avec son pouce. Elle était tranchante. Elle le savait.
J’ai une arme, se dit-elle. Je suis une sorceleuse. Non, je ne
mourrai pas ici. Qu’est-ce que la faim ? Je résisterai. Au temple de
Melitele, il fallait parfois jeûner deux jours d’affilée. Pour ce qui est
de l’eau… Il faut que j’en trouve. Je marcherai jusqu’à ce que j’en
trouve. Ce désert de malheur doit bien se terminer quelque part. Si
c’était un vaste désert, j’en aurais entendu parler, je l’aurais
remarqué sur les cartes que j’ai étudiées avec Jarre. Jarre… Je
serais curieuse de savoir ce qu’il fait en ce moment…
Il faut que je bouge, décida-t-elle. Je vais vers l’ouest, là où se
couche le soleil, c’est l’unique direction sûre. Je ne me perds jamais,
de toute façon, je sais toujours dans quelle direction aller. S’il le faut,
je marcherai toute la nuit. Dès que mes forces reviendront, je courrai
comme sur la Voix. Et alors j’atteindrai vite le bout de cette terre
maudite. Je tiendrai. Je dois résister… Ah ! Geralt s’est sûrement
retrouvé plus d’une fois dans un désert comme celui-ci, qui sait s’il
n’en a pas vu de pire encore…
J’y vais.
Durant la première heure de marche, le paysage ne changea
guère. Il n’y avait toujours rien alentour, seulement des pierres
rouge-gris, saillantes, qui s’éboulaient sous les pieds, contraignant à
la prudence. De rares buissons, secs et épineux, tendaient vers elle
leurs pousses tordues qui sortaient des crevasses. La première fois
qu’elle vit un de ces buissons, Ciri s’arrêta en espérant tomber sur
des feuilles ou des jeunes branches qu’elle pourrait sucer et
mastiquer. Mais il n’y avait sur ce buisson que des épines qui
blessaient les doigts. Ce n’était même pas la peine qu’elle essaie
d’en tirer un bâton. Les buissons suivants étant identiques, elle les
ignora et les dépassa sans s’arrêter.
La nuit tomba vite. Le soleil descendit sur l’horizon dentelé,
teintant le ciel de rouge et de pourpre. La fraîcheur arriva. Au début,
Ciri l’accueillit avec joie, car le froid apaisait sa peau rougie par le
soleil. Bientôt cependant, il se mit à faire de plus en plus froid, et Ciri
commença à claquer des dents. Elle accéléra le pas, espérant
qu’une marche vive la réchaufferait, mais l’effort réveilla la douleur
qu’elle avait sentie sur le côté et dans le genou. Elle commença à
boiter. Comble de malchance, le soleil s’était totalement couché
derrière la ligne d’horizon et, en un rien de temps, l’obscurité régna.
C’était la nouvelle lune et les étoiles qui miroitaient dans le ciel
n’étaient d’aucun secours. Bientôt Ciri cessa de voir la route devant
elle. Elle tomba à plusieurs reprises, s’arrachant douloureusement la
peau au niveau des poignets. Par deux fois, son pied se prit dans
une crevasse dissimulée entre les pierres ; seule l’esquive que lui
avait apprise le sorceleur en cas de chute lui évita de se casser le
pied. Elle comprit qu’il n’y avait rien à faire : marcher dans le noir
était impossible.
Elle s’assit sur un bloc de basalte plat. Un terrible sentiment de
désespoir s’empara d’elle. Elle ignorait totalement si, en marchant,
elle avait maintenu la bonne direction. Cela faisait longtemps déjà
qu’elle ne se souvenait plus de l’endroit où le soleil avait disparu à
l’horizon ; il ne restait plus la moindre trace de la lueur qui l’avait
guidée au cours des premières heures qui avaient suivi le coucher
du soleil. Autour d’elle ne régnait plus qu’une obscurité profonde,
hostile. Et un froid pénétrant. Un froid qui la paralysait, lui mordait les
articulations, la poussant à se courber et à rentrer la tête dans ses
épaules endolories par les contractures. Ciri commença à regretter
le soleil, même si elle savait que, dès qu’il réapparaîtrait, une
chaleur qu’elle ne serait pas en état de supporter s’abattrait sur les
pierres. Une chaleur qui l’empêcherait de continuer à marcher. Elle
sentit de nouveau une envie de pleurer monter en elle et sa gorge se
noua. Mais cette fois le désespoir et la désillusion se transformèrent
en rage.
— Je ne pleurerai pas ! s’écria-t-elle dans l’obscurité. Je suis
une sorceleuse ! Je suis…
Une magicienne !
Ciri leva les bras et appuya ses mains contre ses tempes. La
force est partout, elle est dans l’eau, dans l’air, dans la terre…
Elle se leva d’un bond, étendit le bras, lentement, fit quelques
pas incertains, cherchant fébrilement la source. Elle eut de la
chance. Elle entendit presque immédiatement dans ses oreilles le
murmure et les pulsations familières venant d’une veine aquatique
cachée dans les profondeurs de la terre. Elle sentit battre l’énergie.
Elle puisa la Force en même temps qu’elle inspirait prudemment,
avec retenue ; elle savait qu’elle était affaiblie, et, dans son état, une
brusque désoxygénation du cerveau pouvait lui faire perdre
conscience en une fraction de seconde et réduire ainsi à néant tous
ses efforts. L’énergie l’emplissait lentement, elle lui apportait une
euphorie passagère, familière. Ses poumons commencèrent à se
contracter plus intensément et plus rapidement. Ciri maîtrisait sa
respiration accélérée, une oxygénation trop intense pouvant aussi
avoir des conséquences fatales.
Ça a marché.
D’abord faire disparaître la fatigue, se dit-elle, d’abord supprimer
cette douleur paralysante dans mes épaules et mes cuisses. Puis le
froid. Je dois augmenter la température de mon corps…
Petit à petit, elle se rappelait les gestes et les incantations. Elle
bougeait et parlait trop vite : des crampes et des convulsions la
saisirent soudain, un spasme violent et un vertige lui coupèrent les
jambes. Elle s’assit sur le basalte, calma ses mains tremblantes,
puis elle maîtrisa sa respiration arythmique et son cœur qui battait à
tout rompre.
Elle répéta les formules, s’astreignant au calme et à la
précision, à la concentration et à une pleine maîtrise de sa volonté.
Et cette fois, le résultat fut immédiat. Elle transmit à ses cuisses et à
sa colonne vertébrale la chaleur qui l’envahissait. Elle se leva,
sentant la fatigue disparaître et ses muscles endoloris se détendre.
— Je suis une magicienne ! s’écria-t-elle triomphalement, en
levant haut la main. Apparais, Lumière immortelle ! Je te convoque !
Aen’drean va, eveigh Aine !
Tel un papillon, la petite boule chaude de lumière s’envola de sa
main en lançant sur les pierres des mosaïques d’ombres mouvantes.
D’un simple geste, Ciri stabilisa la boule de sorte qu’elle reste
suspendue devant elle. Ce n’était pas une idée très judicieuse : elle
fut aveuglée par la lumière. Elle tenta alors de déplacer la boule
derrière ses épaules, mais le résultat fut tout aussi désastreux : son
ombre dissimulait la route, rendant la visibilité plus mauvaise encore.
Ciri poussa tout doucement la sphère lumineuse sur le côté, un peu
au-dessus de son épaule droite. Même si la boule n’égalait pas la
véritable magie d’Aine, la fillette était incroyablement fière de son
exploit.
— Et voilà ! dit-elle d’une voix triomphante, dommage que
Yennefer ne soit pas là pour voir ça !
Elle reprit sa marche, avançant d’un pas rapide et sûr, leste et
énergique, se guidant grâce au clair-obscur – vacillant et incertain –
de la boule magique. En marchant, elle s’efforçait de se rappeler
d’autres incantations, mais aucune ne lui semblait appropriée ou
utile dans sa situation. De plus, certains sorts exigeaient beaucoup
d’énergie ; elle les redoutait un peu et ne voulait pas y avoir recours
sans nécessité absolue. Malheureusement, elle ne connaissait
aucune formule capable de créer de l’eau ou de la nourriture. Elle
savait que de telles formules existaient, mais elle ne savait en utiliser
aucune.
Dans la lumière de la sphère magique, le désert, inanimé
jusqu’à présent, reprit soudain vie. Des araignées velues et des
géotrupes brillants et maladroits se sauvaient sous les pieds de Ciri.
Un petit scorpion jaune-roux, traînant derrière lui sa queue
segmentée, traversa vivement devant elle et s’enfuit dans une
crevasse parmi les pierres. Un caméléon vert à longue queue jaillit
au crépuscule, bruissant sur les graviers. Des rongeurs semblables
à de grosses souris se sauvaient à son approche, bondissant avec
agilité sur leurs pattes arrière. À plusieurs reprises, Ciri perçut des
yeux qui se reflétaient dans l’obscurité. Une fois, provenant d’un
éboulis de pierres, elle entendit même un sifflement qui lui glaça le
sang. Si, dans un premier temps, elle avait eu l’intention de chasser
une proie susceptible de lui servir de nourriture, ce sifflement lui ôta
toute envie d’aller fouiller dans les roches. Elle se mit à regarder plus
attentivement sous ses pieds, et devant ses yeux se matérialisèrent
les estampes des livres qu’elle avait regardés à Kaer Morhen :
scorpion gigantesque, scarletia, chimère, wirte, lamia, crabe-
araignée – les monstres du désert. Elle marchait, regardait avec
appréhension autour d’elle, l’oreille en alerte, en serrant le manche
de sa dague dans sa paume moite.
Au bout de quelques heures, la boule de lumière devint trouble ;
le cercle de lumière qu’elle projetait diminuait, s’assombrissait, se
dissipait. En se concentrant avec peine, Ciri prononça une nouvelle
fois les formules magiques. Pendant quelques secondes, la boule
émit une lueur plus claire, mais elle rougit aussitôt pour faiblir de
nouveau. Ce dernier effort fit vaciller Ciri ; elle chancela, des taches
noires et rouges se mirent à danser devant ses yeux. Elle s’assit
lourdement, faisant crisser le gravier et les cailloux disséminés.
La boule s’éteignit complètement. Ciri ne tenta plus de jeter de
sort ; l’épuisement, le vide et le manque d’énergie qu’elle ressentait
anéantissaient par avance ses chances de succès.
Devant elle, loin à l’horizon, une lueur indistincte se levait. Je
me suis trompée de chemin, constata-t-elle avec effroi. Tout s’est
confondu… Au début je marchais vers l’ouest, et maintenant le soleil
va se lever juste devant moi, ça veut donc dire que…
À peine troublées par la faim qui la faisait trembler, une fatigue
écrasante et une envie de dormir l’envahirent. Je ne m’endormirai
pas, décida-t-elle. Je n’ai pas le droit de m’endormir… Je n’ai pas le
droit…
Elle fut réveillée par un froid pénétrant et une clarté
grandissante. Un mal de ventre qui lui tiraillait les entrailles et une
intolérable et cuisante douleur à la gorge achevèrent de lui faire
reprendre conscience. Elle tenta de se lever. Sans succès. Ses
membres endoloris et engourdis refusaient d’obéir. Ses mains
palpèrent le sol autour d’elle et elle sentit de l’humidité sous ses
doigts.
— De l’eau…, dit-elle d’une voix enrouée. De l’eau !
Toute tremblante, elle se mit à quatre pattes et plaqua ses
lèvres contre les dalles de basalte, lapant avidement les gouttelettes
emprisonnées sur la surface lisse, aspirant l’humidité dans les
excavations des rochers voisins. Elle aurait presque pu remplir de
rosée le creux de sa main avec ce qu’elle avait récolté. Elle lapait
l’eau en même temps que le sable et le gravier, sans se soucier de
recracher. Elle regarda autour d’elle.
Prudemment, bien décidée à ne pas perdre une seule goutte
de l’eau qu’elle pourrait trouver, elle recueillit avec sa langue les
gouttes scintillantes qui étaient suspendues aux épines d’un arbuste
nain. Celui-ci avait mystérieusement réussi à pousser parmi les
pierres. La dague de Ciri était posée par terre. Elle ne se rappelait
pas l’avoir sortie de sa gaine. Des gouttelettes de rosée en
recouvraient la lame. Elle lécha scrupuleusement et
méticuleusement le métal froid.
Surmontant la douleur qui raidissait son corps, elle avança à
quatre pattes devant elle, pistant l’humidité sur les pierres suivantes.
Mais le disque jaune du soleil avait déjà surgi au-delà de l’horizon
rocailleux, submergeant le désert d’une clarté aveuglante ; il
assécha les pierres en une fraction de seconde. Ciri accueillit avec
joie la chaleur grandissante, même si elle savait que, bientôt,
lorsque sa peau serait impitoyablement roussie, elle regretterait la
froideur de la nuit.
Elle fit demi-tour, tournant le dos à la boule de feu. Celle-ci
indiquait l’est. Ciri, elle, devait aller vers l’ouest. Il le fallait. La
chaleur s’intensifiait rapidement ; elle devint bientôt insupportable. À
midi, Ciri n’en pouvait plus et dut changer de direction pour chercher
de l’ombre. Elle trouva enfin un abri : un grand bloc de pierre qui
ressemblait à un champignon. Elle se glissa dessous.
C’est alors qu’elle remarqua un objet par terre, coincé entre les
pierres. C’était la petite boîte de jade qui avait contenu la pommade
pour les mains qu’elle avait léchée jusqu’à la dernière goutte.
Elle ne trouva pas assez de force en elle pour pleurer.
***
La faim et la soif eurent raison de son épuisement et de sa
résignation. Bien que chancelante, Ciri se remit en route. Le soleil
brûlait.
Loin à l’horizon, à travers l’air ondoyant du désert, elle vit
quelque chose qui ne pouvait être qu’une chaîne de montagnes.
Une chaîne de montagnes très lointaine.
Quand survint la nuit, au prix d’un énorme effort elle invoqua la
Force, mais elle ne parvint à appeler la boule magique qu’après
plusieurs tentatives et, épuisée, elle ne put aller plus loin. Elle avait
perdu toute son énergie et, malgré plusieurs essais, elle ne réussit
pas à prononcer les formules de réchauffement et de relaxation. La
lumière magique lui donnait plus de courage et la réconfortait, mais
le froid la détruisait. Transperçant, pénétrant, il ne lui laissa aucun
répit jusqu’à l’aube. Elle frissonnait, attendant impatiemment le lever
du soleil. Elle sortit la dague de sa gaine, la posa prudemment sur la
pierre afin que le métal se couvre de rosée. Elle était affreusement
fatiguée, mais la faim et la soif empêchaient le sommeil de venir. Elle
résista jusqu’au petit matin. Il faisait encore sombre que déjà elle
commençait à lécher avidement la rosée sur la lame. Quand le jour
se leva, elle se mit aussitôt à quatre pattes et partit à la recherche de
l’humidité dans les crevasses et les renfoncements.
Soudain elle entendit un sifflement.
Un grand caméléon multicolore, assis sur un bloc de pierre
proche, ouvrit devant elle sa gueule édentée, hérissa sa crête
imposante, bomba le torse et cingla une pierre de sa queue. Devant
l’animal, il y avait une petite crevasse remplie d’eau.
Obéissant à un réflexe primaire, Ciri recula, effrayée, mais
aussitôt le désespoir et une rage sauvage l’envahirent. De ses doigts
tremblants, elle se mit à tâter le sol autour d’elle et se saisit d’un petit
morceau de roche tranchant.
— C’est mon eau ! beugla-t-elle. Elle est à moi !
Elle jeta sa pierre. Et rata son coup. Le caméléon fit un bond sur
ses pattes griffues et décampa prestement dans le labyrinthe
pierreux. Ciri se laissa tomber sur les cailloux, et lécha toute l’eau
qui restait dans la crevasse. C’est alors qu’elle les vit.
Derrière le rocher, dans un petit creux arrondi, sept œufs
sortaient en partie du sable rougeâtre. La fillette n’hésita pas une
seconde. Toujours à quatre pattes, elle se précipita sur le nid, saisit
l’un des œufs et y planta ses dents. La coquille se fendit, l’œuf
retomba dans ses mains et le magma visqueux coula dans sa
manche. Ciri suça l’œuf, se lécha la main. Elle avalait avec difficulté,
sans même prêter attention au goût.
Elle goba tous les œufs et demeura à quatre pattes, les mains
et le visage collants, sales, couverts de sable. De l’albumine pendait
de ses lèvres. Elle fouillait désespérément le sable et émettait des
sons et des sanglots inhumains. Finalement, elle tomba d’inanition.
Des remontrances d’un temps passé lui revenaient en
mémoire : « Redresse-toi, princesse ! Enlève tes coudes de la table.
Fais attention à ne pas salir les dentelles de tes manches quand tu
prends le plat ! Essuie-toi les lèvres avec ta serviette et arrête de
faire du bruit quand tu manges ! Dieux du ciel ! Personne n’a-t-il
donc appris à cette enfant à se tenir à table ? Cirilla ! »
Ciri pleura tout son soûl, la tête appuyée sur ses genoux.
***
***
***
***
***
Elle marcha toute la nuit, mais très lentement. Elle n’alla pas
loin. Elle s’endormait en marchant, en rêvant d’eau. Le soleil levant
la surprit, assise sur un bloc de pierres, le regard plongé sur la lame
de sa dague, l’avant-bras découvert.
Le sang est liquide. On peut le boire.
Elle chassa ses visions et ses cauchemars. Elle lécha la dague
couverte de rosée et se mit à marcher.
***
***
***
L’espoir lui redonna de l’énergie, elle était euphorique. La
licorne marchait en tête, Ciri la suivait, sans avoir encore la certitude
qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. Quand l’épuisement eut raison de
ses dernières forces, elle se mit à marcher à quatre pattes. Puis elle
rampa.
La licorne la guida parmi les rochers jusqu’à un ravin peu
profond dont le fond était tapissé de sable. Ciri rampa. Elle était au
bord de l’évanouissement, mais elle rampa. Parce que le sable était
mouillé.
La licorne s’arrêta à la vue d’un creux visible dans le sable. Elle
piaffa, fouillant avec insistance le sol de son sabot, une fois, deux
fois, trois fois. Ciri comprit. En rampant elle s’approcha, et aida la
licorne. Elle se mit à gratter le sable si fort que ses ongles se
cassèrent. Elle continuait à creuser, à déblayer. Sans doute
sanglotait-elle en même temps, elle n’en était pas certaine. Quand
dans le fond de la fosse apparut un liquide boueux, elle y plongea
ses lèvres, lapa l’eau trouble mêlée au sable si avidement que le
liquide disparut aussitôt. Au prix d’un gros effort, Ciri se contrôla,
dragua le fond en s’aidant de sa dague, puis elle s’assit et attendit.
Ses dents crissaient à cause des grains de sable, elle frémissait
d’impatience, mais elle attendit que la fosse se remplisse d’eau de
nouveau. Puis elle but. Longuement.
La troisième fois, elle laissa à l’eau le temps de se clarifier un
peu, puis elle but au moins quatre lampées sans sable ; seul un peu
de limon persistait. Elle se souvint alors de la licorne.
— Tu dois être assoiffé aussi, petit cheval, dit-elle. Mais tu ne
vas pourtant pas boire de la boue. Aucun cheval ne boit de la boue.
La licorne hennit.
Ciri agrandit le trou, en en renforçant les bords avec des
cailloux.
— Attends, petit cheval. Qu’elle repose un peu…
« Petit Cheval » renâcla, piaffa, détourna la tête.
— Ne boude pas… Vas-y, bois.
La licorne approcha prudemment ses naseaux de l’eau.
— Bois, Petit Cheval. Ce n’est pas un rêve. C’est de l’eau
véritable.
***
***
Elles marchaient.
La chaîne montagneuse était de plus en plus proche.
Lorsque tombait la nuit profonde, la licorne s’arrêtait. Elle
dormait debout. Au début, Ciri, familière des chevaux, tenta de la
faire fléchir pour qu’elle se couche – elle aurait pu dormir sur elle et
profiter de sa chaleur. Mais rien n’y fit. Petit Cheval s’entêtait et
s’éloignait, gardant toujours ses distances. Visiblement, elle n’avait
nulle intention d’agir selon la coutume décrite dans les livres
savants, c’est-à-dire de poser sa tête sur le giron de Ciri. La jeune
fille était pleine de doutes. Elle n’excluait pas que les livres mentent
au sujet des licornes et des vierges, mais il y avait une autre
possibilité. Cette licorne était en effet un bébé ; en raison de son
jeune âge, elle pouvait ne pas s’y connaître en vierges. Ciri avait
abandonné l’idée que Petit Cheval soit en état de ressentir et de
considérer sérieusement ces quelques rêves bizarres qu’elle avait
faits autrefois. Qui donc prendrait des rêves au sérieux ?
***
***
***
***
***
***
***
Elle ignorait combien de temps elle était restée allongée sur les
cailloux, parcourue de tremblements, les yeux perdus dans le ciel
qui changeait de couleur. Il faisait tour à tour sombre et clair, froid et
chaud, et elle restait allongée, impuissante, desséchée et vide,
comme le petit cadavre du rongeur aspiré et éjecté du cratère.
Elle ne pensait à rien. Elle était seule, anéantie. Elle n’avait plus
rien et ne sentait plus aucune émotion en elle. Elle ne ressentait plus
la soif ni la faim, ni la fatigue ni la peur. Tout avait disparu, même la
volonté de survivre. Seul demeurait un vide immense, froid et
effrayant. Elle sentait ce vide dans tout son être, dans chaque cellule
de son organisme.
Elle sentait du sang couler le long de la partie intérieure de sa
cuisse. Peu lui importait. Elle était vide. Elle avait tout perdu.
Le ciel changeait de couleur. Elle ne bougeait pas. Bouger dans
le vide avait-il un sens ?
Elle resta pareillement immobile lorsqu’elle entendit des sabots
claquer autour d’elle, des fers à cheval résonner. Elle ne réagit pas
aux cris bruyants et aux exhortations, aux voix excitées, aux
renâclements des chevaux. Elle ne bougea pas quand des mains
puissantes, rudes, la saisirent. Soulevée de terre, elle resta inerte,
son corps relâché. Elle ne réagit pas aux tiraillements, ni aux
secousses, ni aux questions rudes, violentes. Elle ne les comprenait
pas et ne voulait pas les comprendre.
Elle était vide et indifférente. Elle accueillit l’eau qui gicla sur son
visage sans aucune réaction. Quand quelqu’un plaça le goulot d’une
gourde entre ses lèvres, elle n’avala pas de travers. Elle but. Sans
manifester la moindre réaction.
Plus tard son inertie perdura. Elle fut hissée sur un arçon. Son
périnée était sensible et lui faisait mal. Elle tremblait, alors on
l’entortilla dans une housse. Elle était inerte et molle, à moitié
inconsciente, alors on l’attacha avec une ceinture au cavalier assis
derrière elle. Le cavalier puait la sueur et l’urine. Mais peu lui
importait.
Tout autour, il y avait des hommes à cheval. Ils étaient
nombreux. Ciri les regardait avec indifférence. Elle était vide, elle
avait tout perdu. Plus rien n’avait d’importance.
Rien.
Pas même le fait que le chevalier qui commandait ces hommes
portait sur son heaume des ailes de rapace.
« Lorsqu’au bûcher on mit le feu et que la criminelle par les flammes
fut cernée, celle-ci se mit à insulter chevaliers, barons, magiciens et
membres du conseil rassemblés sur la place. Ses paroles étaient si
atroces que tous furent saisis d’effroi. Quoique le bûcher ait d’abord
été bardé de bûches humides, de sorte que la diablesse ne périsse
pas trop vite et subisse les douces tortures des flammes, ordre fut
finalement donné de rajouter sur-le-champ du bois sec et d’achever
le châtiment. Mais la condamnée par un véritable démon était
habitée, car, bien qu’elle se consumât gentiment, pas un seul cri de
douleur de ses lèvres ne s’échappa ; elle continuait simplement à
geindre et proférait d’épouvantables anathèmes. “De mon sang
naîtra un vengeur !”, s’écria-t-elle à voix haute. “Du Sang ancien
impur naîtra le destructeur des peuples et des mondes qui vengera
mes tourments ! Mort ! mort et vengeance s’abattront sur vous et vos
descendants sur plusieurs générations !” Telles furent les seules
paroles qu’elle parvint à proférer avant de rendre l’âme. Ainsi périt
Falka, condamnée au bûcher pour avoir versé le sang innocent. »
***
***
***
***
***
Falka.
Elle n’arrivait pas à s’endormir. Les chevaux trépignaient et
s’ébrouaient dans les ténèbres, le vent soufflait dans les cimes des
sapins. Le ciel scintillait d’étoiles. L’Œil, qui, durant de si nombreux
jours, avait été son fidèle repère dans le désert rocheux, était bien
visible. Il indiquait l’est. Mais Ciri n’était plus sûre que ce soit la
bonne direction. Elle n’était plus sûre de rien.
Elle ne pouvait pas s’endormir, bien que, pour la première fois
depuis de nombreux jours, elle se sente en sécurité. Elle n’était plus
seule. Elle avait arrangé sa paillasse de branches à l’écart, loin des
Rats qui dormaient sur le plancher en argile réchauffé par le feu
d’une hutte en ruine. Ciri se trouvait loin d’eux, mais elle sentait leur
proximité et leur présence. Elle n’était pas seule.
Soudain elle entendit des pas légers.
— N’aie pas peur.
C’était Kayleigh.
— Je ne leur dirai pas que tu es recherchée par Nilfgaard, dit le
Rat aux cheveux clairs en s’agenouillant et en se penchant au-
dessus d’elle. Je ne leur parlerai pas de la récompense que le préfet
d’Amarillo a promis en échange de ta tête. Là-bas, à l’auberge, tu
m’as sauvé la vie. Je vais te prouver ma reconnaissance. Par
quelque chose d’agréable. Tout de suite.
Il s’allongea à côté d’elle, lentement, prudemment. Ciri tenta de
se dégager, mais Kayleigh, d’un geste non violent mais puissant et
décidé, la pressa contre le couchage. Il mit délicatement sa main sur
sa bouche. C’était un geste inutile. Ciri était paralysée par la peur ;
aucun son n’aurait pu sortir de sa gorge serrée et douloureusement
sèche, même si elle avait voulu crier. Mais elle ne le voulait pas. Le
silence et l’obscurité étaient préférables. Plus sécurisants. Plus
familiers. Ils masquaient l’effroi et la honte.
Elle gémit.
— Silence, petite, murmura Kayleigh en dénouant doucement
sa chemise. (Lentement, avec des gestes doux, il repoussa le tissu
de ses épaules et il releva le bas de sa chemise au-dessus de ses
cuisses.) N’aie pas peur. Tu verras comme c’est agréable.
Ciri frissonna au contact de sa main sèche, dure et rêche. Elle
restait allongée, immobile, tendue, figée, emplie d’une terreur qui la
paralysait et la privait de toute volonté. Elle sentait monter en elle un
dégoût qui la tourmentait et faisait battre son sang dans ses veines.
Kayleigh prit sa main gauche et la ramena sous sa tête, il l’attira plus
près de lui, tentant d’écarter sa main qu’elle serrait frénétiquement
sur le bas de sa chemise en s’efforçant de la tirer sur ses cuisses.
Elle commença à trembler.
Dans l’obscurité environnante elle distingua soudain un
mouvement ; elle ressentit une secousse et perçut l’écho d’un coup
de pied.
— Tu es devenue folle, Mistle ? grogna Kayleigh en se relevant
légèrement.
— Laisse-la, espèce de porc.
— Tire-toi. Va dormir.
— J’ai dit, laisse-la tranquille.
— Est-ce que je la dérange ? Est-ce qu’elle crie ou bien essaie
de s’échapper ? Je veux juste la bercer pour qu’elle s’endorme, alors
fiche-moi la paix.
— Fous le camp d’ici ou je te transperce.
Ciri entendit le grincement d’un stylet dans sa gaine en métal.
— Je ne plaisante pas, répéta Mistle dont l’ombre se dessinait
indistinctement au-dessus d’eux dans le noir. Retourne-t’en chez les
garçons. Et tout de suite.
Kayleigh s’assit et jura dans sa barbe. Il se leva sans un mot et
s’éloigna d’un pas rapide.
Ciri sentit rouler des larmes le long de ses joues, vite, de plus
en plus vite ; elles se faufilaient comme des vers agiles dans ses
cheveux, près de ses oreilles. Mistle s’allongea à ses côtés ; pleine
de sollicitude, elle la recouvrit avec la fourrure. Mais elle ne rabattit
pas sa chemise déchirée. Elle la laissa comme elle était. Ciri se
remit à trembler.
— Chut, Falka. Tout va bien maintenant.
Mistle était chaude, elle sentait la résine et la fumée. Sa main
était plus petite que celle de Kayleigh, plus douce, plus délicate.
Mais Ciri tressaillit à son contact, elle sentit de nouveau la peur et le
dégoût envahir son corps, elle crispa ses mâchoires et sa gorge se
serra. Mistle se collait à elle, la serrait contre elle dans un geste
protecteur, elle lui murmurait des mots rassurants, mais dans le
même temps sa petite main ne cessait de ramper telle une petite
limace chaude, tranquille, sereine, décidée, consciente de sa route
et de son objectif. Finalement, le dégoût et la peur qui enserraient
Ciri dans leurs mâchoires de fer cédèrent la place à un sentiment
ambigu d’abandon ; elle sentit qu’elle se libérait de leur emprise et
s’enfonçait doucement, profondément, dans le magma chaud et
humide de la résignation et d’une soumission impuissante. Une
soumission mortifiante, et détestablement agréable.
Elle laissa échapper un gémissement sourd, désespéré. Le
souffle de Mistle lui brûlait le cou, ses lèvres de velours, humides, lui
chatouillaient le dos, la clavicule, puis descendaient, descendaient,
tout doucement…
Ciri gémit de nouveau.
— Chut, Petit Faucon, murmura Mistle en glissant délicatement
sa main sous sa tête. Tu ne seras plus seule. Jamais.
***
Ils étaient des rebuts. Ils formaient un ramassis étrange créé par
la guerre, le malheur et le mépris. Car c’est la guerre, le malheur et
le mépris qui les avaient réunis et rejetés sur une même rive, comme
une rivière en crue rejette et dépose sur la plage les bouts de bois
noirs lissés par les pierres qui ont longtemps dérivé.
Kayleigh s’était réveillé dans un castel saccagé, au milieu de la
fumée, des flammes et du sang, couché parmi les cadavres de ses
parents adoptifs et de ses frères et sœurs. Se frayant un passage
sur le chemin parsemé de dépouilles, il était tombé sur Reef. Reef
était un soldat de l’expédition punitive envoyée par l’empereur
Emhyr var Emreis pour étouffer la rébellion à Ebbing. Il était l’un de
ceux qui s’étaient emparés du castel et l’avaient saccagé après deux
jours de siège. Ayant pris le castel, ses compagnons avaient
abandonné Reef, bien qu’il vive encore. Mais il n’était pas dans les
habitudes des assassins des unités spéciales de Nilfgaard de se
préoccuper des blessés.
Au début, Kayleigh avait voulu achever Reef. Mais il ne voulait
pas être seul. Et Reef, tout comme Kayleigh, n’avait que seize ans.
Ensemble ils pansèrent leurs blessures. Ensemble ils tuèrent et
pillèrent le percepteur des impôts, ensemble ils se payèrent des
bières à l’auberge, et, plus tard, traversant les villages sur des
chevaux volés, ils éparpillèrent autour d’eux les restes de leur butin
tout en riant à gorge déployée.
Ensemble ils prirent la fuite face aux compagnies de Nissirs et
aux patrouilles nilfgaardiennes.
Giselher, lui, avait déserté l’armée. Vraisemblablement, il avait
fait partie de l’armée d’un seigneur de Geso qui s’était allié aux
insurgés d’Ebbing. Mais il n’en était pas certain. Giselher ne savait
pas très bien jusqu’où l’avaient entraîné les recruteurs. Il était alors
ivre mort. Quand il avait dégrisé et qu’à l’exercice il avait reçu de son
sergent sa première dérouillée, il avait déguerpi. Au début il erra,
solitaire, mais, quand les Nilfgaardiens pulvérisèrent la confédération
insurrectionnelle, les bois se mirent à pulluler de fuyards et autres
déserteurs. Ces derniers se réunirent vite en bandes. Giselher se
joignit à l’une d’entre elles.
La bande saccageait et brûlait les villages, attaquait les convois
et les transports, s’enfuyait en groupes désordonnés devant les
escadrons de la cavalerie nilfgaardienne. Au cours d’une de leurs
fuites, dans une sombre forêt, la bande était tombée sur les Elfes
des Forêts et avait été décimée, impuissante face à ces adversaires
invisibles dont les flèches aux plumes grises volaient de tous côtés.
L’une d’elles avait traversé l’humérus de Giselher et l’avait cloué à
un arbre. Celle qui, au petit matin, avait ôté la flèche et pansé sa
blessure se prénommait Aenyeweddien.
Giselher ne sut jamais pourquoi les elfes avaient banni
Aenyeweddien, pour quelles fautes ils l’avaient condamnée à mort.
Elle s’était donc retrouvée seule sur cette étroite bande de terre qui
n’appartenait à personne et qui séparait le Peuple ancien libre des
humains. Selon les lois elfiques, si une elfe libre ne trouve pas de
compagnon, elle doit mourir.
Mais Aenyeweddien trouva un compagnon. Le nom de la jeune
elfe, qui, dans une traduction libre, signifiait « l’Enfant du feu », était
trop compliqué et trop poétique pour Giselher. Il la rebaptisa
Étincelle.
Mistle, quant à elle, provenait d’une riche famille de nobles du
fort de Thur, dans la Maecht du Nord. Son père, un vassal du prince
Rudiger, était entré dans l’armée insurgée, mais il avait été battu et
avait disparu sans laisser de traces. Quand, à la nouvelle des
expéditions punitives imminentes des tristement célèbres
Pacificateurs de Gemmery, la population de Thurn avait commencé
à fuir la ville, la famille de Mistle avait suivi le mouvement, mais, au
milieu de la foule saisie de panique, Mistle s’était perdue. La délicate
petite jeune fille endimanchée qui se déplaçait depuis son plus jeune
âge en chaise à porteurs était incapable de suivre le rythme des
fugitifs. Au bout de trois jours d’errance solitaire, elle était tombée
entre les griffes des chasseurs d’hommes qui traînaient dans le
sillage des Nilfgaardiens. Les jeunes filles de moins de dix-sept ans
avaient beaucoup de valeur. À condition d’être vierges. Les
chasseurs ne touchèrent pas Mistle, après avoir toutefois vérifié
qu’elle était toujours vierge. Après cet examen, Mistle avait passé
toute la nuit à sangloter.
Dans la vallée de la rivière Velda, la caravane des chasseurs
avait été mise à sac et liquidée par une bande de maraudeurs
nilfgaardiens. Tous les chasseurs furent tués, ainsi que les esclaves
de sexe masculin. On épargna seulement les pucelles. Elles en
ignoraient la raison. Mais cette ignorance ne dura pas longtemps.
Mistle fut la seule à survivre. Du fossé dans lequel on l’avait
jetée, nue, couverte de bleus, d’immondices, de boue, de sang durci,
la sortit Asse, le fils d’un grand maréchal-ferrant qui traquait les
Nilfgaardiens depuis trois jours, ivre du désir de vengeance pour ce
que les maraudeurs avaient fait à son père, sa mère et ses sœurs,
tandis que lui avait été contraint de regarder, caché au milieu des
chanvres.
Ils se rencontrèrent le jour de la Fête de Lammas, le saint des
Moissons, dans l’un des villages de Geso. La guerre et la misère à
l’époque n’avaient pas encore trop touché le pays sur la Haute
Velda : comme le voulait la tradition, les paysans célébraient le
début du mois de la Faucille par des chants et des danses.
Ils ne se cherchèrent pas longtemps dans la foule en liesse.
Trop de choses les distinguaient. Ils avaient par trop de points
communs. Ils étaient liés par un même penchant pour les tenues
criardes, colorées, fantaisistes, les colifichets dérobés, les
magnifiques chevaux, les épées qu’ils n’ôtaient pas même pour
danser. Ils se distinguaient par leur arrogance et leur morgue, leur
pétulance railleuse et leur brutalité.
Et, plus que tout encore, par leur mépris.
Ils étaient les enfants du temps du Mépris. Et à ce titre ils
méprisaient les autres. Seule la force comptait pour eux. L’habileté
dans le maniement des armes, qu’ils eurent tôt fait d’acquérir sur les
routes. La détermination. Un cheval rapide et une épée tranchante.
Et des compagnons. Des camarades. Des amis. Parce que
celui qui est seul doit mourir : par la faim, par la pointe d’une épée,
d’une flèche, par la fourche d’un paysan, par la pendaison, dans un
incendie…
Celui qui est seul disparaîtra : massacré, assommé, roué de
coups, souillé comme un jouet que l’on se passe de main en main.
Ils se rencontrèrent tous à la Fête des Moissons : Giselher,
l’échalas taciturne aux longs cheveux noirs ; Kayleigh, aux yeux
malveillants et à la bouche déformée par un affreux rictus ; Reef, qui
continuait à parler avec l’accent nilfgaardien ; Mistle, élancée, aux
longues jambes, aux cheveux couleur paille coupés ras et aussi drus
que les poils d’une brosse ; Étincelle, jeune elfe aux grands yeux,
aux lèvres fines et aux petites dents, toute de couleurs vêtue, agile
et vaporeuse quand elle dansait, rapide et assassine quand elle
combattait ; Asse, large d’épaules, à la barbe claire et frisottante.
Giselher devint leur chef. Et ils se nommèrent les Rats.
Quelqu’un les avait appelés ainsi un jour, et ça leur avait plu.
Ils pillaient et assassinaient, et leur cruauté devint légendaire.
Au début, les préfets nilfgaardiens les méprisèrent. Ils étaient
persuadés qu’à l’instar d’autres bandes ils seraient vite la victime de
l’action combinée des différentes factions de la paysannerie
furibonde, qu’ils se détruiraient et s’entre-dévoreraient quand
l’importance du butin ferait triompher l’avidité sur la solidarité entre
bandits. Les préfets avaient eu raison en ce qui concernait les autres
groupes, mais ils se trompaient sur les Rats. Parce que les Rats, les
enfants du Mépris, n’avaient que faire des butins. Ils attaquaient,
massacraient et tuaient pour le plaisir ; quant aux chevaux, au bétail,
aux réserves de grain, au fourrage, au sel, au goudron, et aux draps
qu’ils volaient auprès des transports militaires, ils les redistribuaient
dans les villages. Ils payaient par poignées d’or et d’argent les
tailleurs et les artisans pour obtenir ce qu’ils aimaient par-dessus
tout : les armes, les vêtements et les ornements. Les personnes
ainsi récompensées les nourrissaient, leur donnaient à boire, leur
accordaient l’hospitalité, les cachaient, et, même fouettés jusqu’au
sang par les Nilfgaardiens et les Nissirs, ils ne divulgaient pas les
pistes qui menaient aux cachettes des Rats.
Les préfets fixèrent alors une forte récompense en échange de
leur capture, et il s’en trouva au début qui succombèrent à la
tentation de l’or de Nilfgaard. Mais la nuit les cabanes des
indicateurs se transformaient en bûchers, et ceux qui réchappaient
de l’incendie mouraient transpercés par les lames miroitantes,
tournoyant dans la fumée, de cavaliers fantomatiques. Les Rats
attaquaient à la façon des rats. Silencieusement, perfidement,
cruellement. Ils adoraient tuer.
Les préfets eurent ensuite recours à certains moyens qui
avaient fait leurs preuves contre les autres bandits : ils tentèrent à
plusieurs reprises d’introduire des traîtres parmi les Rats. Sans
succès. Les Rats n’acceptaient personne. La bande unie et
fraternelle créée par le temps du Mépris ne voulait pas d’étrangers
en son sein. Elle les méprisait.
Jusqu’au jour où apparut, svelte comme une acrobate, une
petite fille aux cheveux gris qui ne parlait pas beaucoup et dont les
Rats ne savaient rien.
Sauf qu’elle était comme eux autrefois. Seule et pleine de
regrets en pensant à tout ce que lui avait volé le temps du Mépris.
Et, à une époque rongée par le Mépris, celui qui était seul devait
mourir.
Giselher, Kayleigh, Reef, Étincelle, Mistle, Asse et Falka.
Le préfet d’Amarillo s’étonna au plus haut point lorsqu’on lui
apprit que les Rats vagabondaient désormais par sept.
***
Flourens Delannoy,
Contes et légendes
CHAPITRE PREMIER
Les oiseaux piaillaient dans les buissons.
Les flancs du ravin étaient envahis de ronces et d’épines-
vinettes qui formaient une masse épaisse et compacte, repaire idéal
pour la nidification et la pâture. Rien d’étonnant à ce que l’endroit
pullule de volatiles. Les verdiers d’Europe lançaient leurs trilles
acharnés, les passereaux et les fauvettes gazouillaient, les pinsons
faisaient retentir leur chant à tout instant. Les pinsons annoncent la
pluie, se dit Milva en levant instinctivement les yeux vers le ciel. Je
ne vois pas de nuages. Mais le chant des pinsons annonce toujours
la pluie. Un peu de pluie, enfin, ça ne ferait pas de mal !
Le poste de guet que s’était choisi Milva, face à la vallée, était
une carte maîtresse pour une chasse fructueuse, particulièrement
ici, à Brokilone. Les dryades, qui possédaient une bonne partie de la
forêt, n’y chassaient que très rarement, et l’homme se risquait plus
rarement encore dans les environs. Ici, l’amateur en quête de gibier
ou de peaux se muait lui-même en proie de chasse. Les dryades de
Brokilone n’avaient aucune pitié pour les intrus. Milva l’avait appris
un jour à ses dépens.
Toujours est-il que les animaux sauvages ne manquaient pas
dans la forêt. Pourtant, Milva se tenait en embuscade depuis plus de
deux heures déjà, et aucune cible ne s’était encore présentée
devant ses yeux. Chasser en marchant était impossible : la
sécheresse qui sévissait depuis des mois avait créé un tapis de
menues brindilles et de feuilles qui crissaient à chaque pas. Dans de
telles conditions, la seule chance de tomber sur une prise était de se
tenir caché et de rester immobile.
Un papillon amiral se posa sur la poignée de l’arc de Milva.
Prenant garde de ne pas l’effaroucher, la jeune fille l’observa plier et
déplier ses ailes tout en admirant sa dernière acquisition, un nouvel
arc dont elle ne se lassait pas. Milva était une archère accomplie,
elle aimait les belles armes. Et celle qu’elle tenait entre les mains
était véritablement ce qu’on faisait de mieux en la matière.
Milva avait possédé de nombreux arcs au cours de sa vie. Elle
avait appris à tirer avec de simples arcs en frêne ou en if, mais elle y
avait rapidement renoncé, leur préférant les armes en stratifié réflexif
utilisées par les dryades et les elfes. Celles-ci étaient plus courtes,
plus légères et plus maniables, et également bien plus rapides – de
par leur composition en couches et en tendons d’animal – que les
arcs en bois d’if. Une flèche tirée avec ce type d’arc atteignait sa
cible beaucoup plus rapidement et en suivant une trajectoire
rectiligne, ce qui éliminait pour ainsi dire toute possibilité de
déviation par le vent. Cette arme, quatre fois plus courbée qu’une
arme ordinaire, avait été surnommée le « zefhar » par les elfes, du
nom du signe elfique formé par le ventre et le manche de l’arc. Milva
utilisait les zefhars depuis bon nombre d’années et elle ne se figurait
pas qu’il puisse exister un arc plus performant. Un jour, pourtant, elle
dut changer d’avis. C’était bien évidemment au bazar de Hrak, à
Cidaris, célèbre pour son choix de marchandises rares et
excentriques rapportées par les navigateurs des coins les plus
reculés de la terre, à bord de leurs frégates et de leurs galions.
Dès qu’elle le pouvait, Milva fréquentait les bazars et étudiait les
arcs qui venaient d’outre-mer. C’était là qu’elle avait fait l’acquisition
d’une arme qui lui servirait, pensait-elle, durant de nombreuses
années ; renforcé par de la corne d’antilope polie, le zefhar qui
venait de Zerricane représentait pour elle la perfection. Du moins
l’avait-elle cru, l’espace d’un an… Car, une année plus tard, sur ce
même étal et chez ce même marchand, elle avait découvert une
pure merveille.
L’arc provenait des pays d’Extrême-Nord. Ses branches étaient
en acajou, il mesurait soixante-deux pouces, possédait un dos
parfaitement équilibré et un ventre plat, stratifié de plusieurs couches
de bois noble, de tendons et d’os de baleine.
Cet arc se distinguait des autres éléments composites exposés
sur l’étal non seulement par sa fabrication, mais également par son
prix, et c’est ce dernier précisément qui avait attiré l’attention de
Milva. Quand finalement elle se fut saisie de l’arme pour la tester,
elle paya, sans hésitation aucune et sans négocier, le prix qu’en
demandait le marchand : quatre cents couronnes de Novigrad. Bien
évidemment, elle ne disposait pas de cette somme faramineuse. Elle
marchanda et sacrifia son zefhar zerrikan, quelques zibelines – fruit
de son activité de braconnage –, ainsi qu’un petit médaillon – un
camée de corail dans un anneau de perles de rivière, magnifique
ouvrage réalisé par un elfe.
Mais elle n’eut pas à le regretter. Jamais. L’arc était
incroyablement léger et d’une précision parfaite. Il n’était pas très
long, mais ses branches composites présentaient un admirable
arrondi. Il était équipé d’une corde spéciale en soie et chanvre pour
les tirs de précision. Avec une allonge de vingt-quatre pouces, il
possédait une puissance de cinquante-cinq livres. On pouvait certes
trouver des arcs d’une plus grande puissance, allant jusqu’à quatre-
vingts livres, mais de l’avis de Milva c’était exagéré. Une flèche tirée
de son manche en os de baleine parcourait une distance de deux
cents pieds en l’espace d’un battement de cœur, et, à cent pas, elle
était à même d’immobiliser un cerf efficacement. À cette distance en
revanche, un homme sans armure pouvait se retrouver transpercé
de part en part. Milva avait rarement chassé des bêtes plus grosses
qu’un cerf ou des hommes en armure lourde.
Le papillon s’envola. Les pinsons piaillaient derechef dans les
buissons. Et toujours rien à se mettre sous la flèche. Milva s’appuya
contre le tronc d’un sapin et se plongea dans ses souvenirs. Comme
ça, pour tuer le temps.
***
***
***
***
***
***
Son œil vitreux tourné vers le ciel, le chevreuil était étendu sur
le flanc de la colline envahie de fougères. La terre était spongieuse
du fait de la proximité de nombreuses sources. Milva pouvait voir les
énormes tiques plantées dans le ventre fauve clair de l’animal.
— Vous allez devoir vous trouver une autre victime, mes petites
bestioles, marmonna-t-elle en retroussant ses manches et en
prenant son couteau. Parce que celle-là est déjà en train de refroidir.
D’un geste rapide et exercé, elle taillada la peau de l’animal du
sternum jusqu’à l’anus, contournant habilement l’appareil génital.
Elle découpa avec aisance des tranches de graisse ; du sang
jusqu’au coude, elle incisa l’œsophage, extirpa les entrailles à la
recherche de bézoards. Elle ne croyait pas aux vertus magiques des
bézoards, mais les imbéciles qui y croyaient ne manquaient pas, et
beaucoup étaient prêts à payer un bon prix pour en avoir.
Elle emporta le cadavre du chevreuil et le déposa sur un tronc
couché non loin de là, le ventre ouvert vers le sol, pour laisser le
sang s’écouler. Elle s’essuya les mains sur des feuilles de fougères,
s’assit près de sa proie.
— Espèce de malade, sorceleur fou furieux, dit-elle à voix
basse, les yeux fixés sur les couronnes de pins de Brokilone
suspendues cent pas au-dessus d’elle. Tu te mets en route pour
Nilfgaard, à la recherche de cette fille. Tu pars pour le bout du
monde, qui est à feu et à sang, et tu n’as même pas pensé à
t’approvisionner en nourriture. Je sais que tu as une raison de vivre.
Mais as-tu seulement de quoi vivre ?
Les sapins, comme de juste, se gardèrent d’interrompre ce
monologue.
— Voilà, moi, c’que j’en pense, marmonna Milva en se triturant
les ongles pour en ôter le sang, tu n’as aucune chance de la
retrouver, ta jeune demoiselle. Tu n’atteindras jamais Nilfgaard, ni
même la Iaruga. Voilà c’que j’en pense, tu n’arriveras même pas
jusqu’à Sodden. C’est la mort qui t’attend. Elle est inscrite sur ta
gueule entêtée, elle te reluque par tes propres yeux terrifiants. La
mort te rattrapera, sorceleur fou, elle te surprendra bientôt. Mais au
moins, grâce à ce petit chevreuil, ce n’est pas de faim que tu
mourras. Et c’est déjà une bonne chose, à mon avis. Voilà, moi,
c’que j’en pense.
***
En voyant l’ambassadeur de Nilfgaard entrer dans la salle
d’audience, Dijkstra soupira discrètement. Shilard Fitz-Oesterlen,
l’envoyé de l’empereur Emhyr var Emreis, avait pour habitude de
parler en se donnant de grands airs ; il adorait placer dans ses
phrases des tournures pompeuses et paradoxales, compréhensibles
des seuls savants et diplomates. Dijkstra avait étudié à l’académie
d’Oxenfurt et, bien qu’il n’ait pas obtenu le titre de maître, il
connaissait les bases du jargon ampoulé propre aux universitaires. Il
n’en usait pas volontiers cependant, car, dans le fond de son âme, il
ne supportait pas ce langage, ni du reste aucun des apprêts
ronflants du cérémonial.
— Bienvenue, Excellence.
— Monsieur le comte. (Shilard Fitz-Oesterlen s’inclina
cérémonieusement.) Ah ! Daignez me pardonner. Peut-être devrais-
je dire maintenant : Votre Majesté princière éclairée ? Votre
Grandeur le Régent ? Monsieur le tout-puissant secrétaire d’État ?
Par ma foi, Votre Grandeur, les dignités pleuvent sur vous à une telle
cadence qu’en vérité je ne sais quel titre vous donner sans
enfreindre l’étiquette.
— Le mieux sera « Votre Majesté », répliqua modestement
Dijkstra. Vous n’ignorez pas, Excellence, que c’est la cour qui fait le
roi. Et vous savez à coup sûr que lorsque je crie « Sautez ! », toute
la cour à Tretogor demande « Jusqu’où ? ».
L’ambassadeur savait que Dijkstra exagérait, sans être toutefois
très loin de la vérité. L’infant Radowid était mineur, la reine Hedwige
avait été anéantie par la mort tragique de son mari ; l’aristocratie,
terrorisée, était devenue stupide, elle s’était désunie et divisée en
factions.
De fait, le gouvernement était dirigé par Dijkstra. Il aurait pu
sans mal obtenir toutes les dignités qu’il désirait. Mais il n’en désirait
aucune.
— Votre Grandeur a daigné me convoquer, dit l’ambassadeur
au bout d’un instant. Sans la présence du ministre des Affaires
étrangères. Que me vaut cet honneur ?
Dijkstra leva les yeux au plafond :
— Le ministre a renoncé à ses fonctions, eu égard à son état de
santé.
L’air grave, Shilard Fitz-Oesterlen acquiesça d’un hochement de
tête. Il savait parfaitement que le ministre des Affaires étrangères
était au cachot, et qu’à coup sûr le simple déploiement sous ses
yeux des instruments de torture avait suffi à tout lui faire avouer de
ses pactes avec les services secrets nilfgaardiens, car c’était un
lâche et un idiot. L’ambassadeur savait aussi que le réseau constitué
par les agents de Vattier de Rideaux, le chef de l’espionnage
impérial, avait été démantelé, et que tous les fils étaient dorénavant
entre les mains de Dijkstra. Il n’ignorait pas que ces fils menaient
directement à sa propre personne, qui, toutefois, était protégée par
l’immunité. Mais ses obligations l’obligeaient à jouer le jeu jusqu’au
bout. Surtout après les étranges instructions codées que Vattier et le
coroner Stefan Skellen, l’agent impérial des missions spéciales,
avaient récemment fait parvenir à l’ambassade.
— Étant donné que son remplaçant n’a pas encore été nommé,
commença Dijkstra, c’est à moi que revient le désagréable devoir de
vous informer, Excellence, que vous êtes devenu persona non grata
dans le royaume de Rédanie.
L’ambassadeur s’inclina.
— Il est à déplorer, dit-il, que les défiances consécutives à la
révocation réciproque des ambassadeurs résultent de faits qui ne
concernent directement ni le royaume de Rédanie, ni l’empire de
Nilfgaard. L’Empire n’a entrepris aucune action hostile à l’encontre
de la Rédanie.
— À l’exception du blocus de nos bateaux et de nos
marchandises à l’embouchure de la Iaruga et des îles Skellige, et de
la fourniture d’armes aux bandes de Scoia’tael en signe de soutien.
— Ce sont des insinuations.
— Et que dire de la concentration des armées impériales à
Verden et à Cintra ? Des raids de bandes armées sur Sodden et
Brugge ? Sodden et Brugge sont des protectorats témériens, et
quant à nous, Excellence, nous sommes des alliés de la Témérie ;
lorsque celle-ci est attaquée, notre royaume l’est tout autant.
Demeurent aussi les questions concernant directement la Rédanie :
la rébellion sur l’île de Thanedd et l’attentat criminel contre le roi
Vizimir. Et la nature exacte du rôle joué par l’Empire dans ces
événements.
— Quod attinet l’incident sur Thanedd, déclara l’ambassadeur
en décroisant les mains, je ne suis pas habilité à exprimer une
opinion. Les coulisses des affaires privées de vos magiciens sont
étrangères à Son Altesse impériale Emhyr var Emreis. Je déplore
que nos protestations contre une propagande qui suggère autre
chose aient si peu d’incidence. Et répandue, j’ose le faire remarquer,
non sans l’appui des plus hautes autorités du royaume de Rédanie.
— Vos protestations me surprennent et m’étonnent au plus haut
point, répondit Dijkstra avec un léger sourire. L’empereur, pourtant,
ne cache pas la présence à sa cour de la duchesse de Cintra,
kidnappée à Thanedd, justement.
— Cirilla, la reine de Cintra, n’a pas été kidnappée, rectifia
Shilard Fitz-Oesterlen avec insistance, elle a demandé asile à
l’Empire. Cela n’a rien de commun avec l’incident sur Thanedd.
— Vraiment ?
— L’incident qui s’est produit sur Thanedd, poursuivit
l’ambassadeur avec un visage de pierre, a profondément écœuré
l’empereur. Et l’attentat sournois commis par un fou furieux contre le
roi Vizimir a éveillé en lui une vive et réelle exécration. Celle-ci a
atteint son comble lorsque se sont ensuite propagés ces terribles
ragots parmi la populace, qui ose chercher au sein de l’Empire les
instigateurs de ce crime.
— Ces ragots prendront fin, espérons-le, avec l’arrestation des
véritables instigateurs, articula lentement Dijkstra. Et leur capture,
qui permettra que justice soit rendue, n’est qu’une question de
temps.
— Justitia fundamentum regnorum, affirma Shilard Fitz-
Oesterlen avec le plus grand sérieux. Et crimen horribilis non potest
non esse punibile. Je puis vous assurer que Sa Puissance impériale
souhaite également qu’il en soit ainsi.
— Il est du pouvoir de l’empereur d’exaucer ce souhait, lança
Dijkstra en croisant les bras sur sa poitrine. Par la volonté d’Emhyr
var Emreis, l’une des meneuses du complot, Enid an Gleanna, qui
récemment encore était la magicienne Francesca Findabair, joue à
la reine dans l’État fantoche des elfes à Dol Blathann.
— Sa Grandeur impériale, dit l’ambassadeur en s’inclinant avec
roideur, ne peut s’ingérer dans les affaires de Dol Blathann, royaume
indépendant, reconnu par toutes les puissances voisines.
— Sauf par la Rédanie, pour qui Dol Blathann demeure une
partie du royaume d’Aedirn. Bien que vous ayez découpé Aedirn en
morceaux, avec la collaboration des elfes de Kaedwen, bien qu’en
Lyrie le lapis ne soit plus super lapidem, vous rayez prématurément
ces royaumes de la carte. Je dis bien prématurément, Excellence.
Mais ce n’est ni le lieu ni l’heure d’en discuter. Que Francesca
Findabair s’amuse à régner pour l’instant, le temps de la justice
viendra. Qu’en est-il des autres rebelles et des organisateurs de
l’attentat contre le roi Vizimir ? Qu’en est-il de Vilgefortz de
Roggeveen et de Yennefer de Vengerberg ? Il y a toute raison de
supposer qu’après l’échec du putsch, ils se sont tous deux réfugiés
à Nilfgaard.
— Je peux vous assurer qu’il n’en est rien, affirma
l’ambassadeur en relevant la tête. Et, si cela arrivait, je vous garantis
qu’ils n’échapperont pas au châtiment qu’ils méritent.
— Ils ne se sont pas rendus coupables envers vous, par
conséquent ce n’est pas à vous qu’il revient de les punir. En nous
livrant ces criminels, l’empereur nous fournirait une preuve de son
souhait sincère de justice – qui est bien le fundamentum regnorum.
— On ne peut nier la sagesse de vos exigences, reconnut
Shilard Fitz-Oesterlen en affectant un rire embarrassé. Cependant,
primo, ces personnes ne se trouvent pas sur le territoire de l’Empire.
Secundo, même si elles s’y trouvaient, il y aurait un impediment. Les
extraditions s’effectuent à la suite d’un verdict de justice, prononcé,
dans le cas présent, par le Conseil impérial. Prenez en
considération, Votre Grandeur, que la rupture des relations
diplomatiques constitue un acte d’hostilité de la part de la Rédanie.
Il est donc difficile d’escompter que le Conseil accède à une
demande d’extradition émanant d’un pays hostile. Ce serait un fait
sans précédent… À moins que…
— À moins que quoi ?
— À moins de créer un précédent.
— Je ne comprends pas.
— Si le royaume de Rédanie était prêt à rendre à l’Empire son
criminel de droit commun pris sur son territoire, l’empereur et son
Conseil auraient une raison de récompenser ce geste de bonne
volonté.
Dijkstra resta longtemps silencieux, donnant l’impression de
somnoler ou de réfléchir.
— De qui s’agit-il ?
— Le nom du criminel ? (L’ambassadeur fit mine de chercher
dans sa mémoire ; finalement, il prit un document dans sa serviette
en maroquin.) Pardonnez-moi, memoria fragilis est. Ça y est ! Il
s’agit d’un certain Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach. Les grawamina
qui pèsent sur lui sont graves. Il est recherché pour meurtre,
désertion, raptus puellae, viol, vol et falsification de documents. Il a
fui la colère de l’empereur en se sauvant à l’étranger.
— En Rédanie ? Il a choisi un bien long chemin.
— Votre Grandeur, ajouta Shilard Fitz-Oesterlen avec un léger
sourire, ne limite tout de même pas ses intérêts à la seule Rédanie.
Je ne doute pas que si ce criminel était pris dans l’un ou l’autre des
royaumes alliés, Votre Grandeur en serait informée par un rapport
de ses relations… personnelles.
— Comment avez-vous dit que se nommait ce criminel ?
— Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach.
Dijkstra resta longtemps silencieux, feignant de fouiller ses
souvenirs.
— Non, dit-il enfin. On n’a arrêté personne de ce nom.
— Vraiment ?
— Ma memoria dans de ce domaine n’est pas fragilis.
Je regrette, Excellence.
— Moi de même, répliqua d’un ton glacial Shilard Fitz-
Oesterlen. D’autant qu’il semble impossible, dans ces conditions, de
procéder à une extradition réciproque de criminels. Je ne vais pas
importuner Votre Seigneurie davantage. Je lui souhaite santé et
réussite.
— Et moi de même. Adieu, Excellence.
L’ambassadeur sortit en effectuant plusieurs révérences
particulièrement compliquées.
— Essaie donc de me rouler sempiternum meam, toi qui te crois
si malin, grommela Dijkstra en croisant les bras. Ori !
Le secrétaire, devenu cramoisi à force de contenir sa toux et
ses raclements de gorge, s’extirpa de derrière le rideau de la porte.
— Filippa est-elle toujours terrée à Montecalvo ?
— Oui, hum, hum ! En compagnie des dames Laux-Antille,
Merigold et Metz.
— La guerre peut éclater d’un jour à l’autre ; la frontière sur la
Iaruga va exploser, et elles, elles sont parties se cloîtrer dans une
espèce de forteresse sauvage ! Prends ta plume et écris. « Ma
chère Fil… » Par la peste !
— J’ai écrit : « Chère Filippa ».
— Bien. Continue. « Tu seras peut-être curieuse d’apprendre
que l’hurluberlu coiffé d’un heaume ailé qui a disparu de Thanedd
aussi mystérieusement qu’il y était apparu s’appelle Cahir Mawr
Dyffryn aep Ceallach ; c’est le fils du sénéchal Ceallach. Nous ne
sommes pas les seuls, apparemment, à rechercher cet étrange
individu. Les services de Vattier de Rideaux sont également à sa
poursuite, et les hommes de ce fils de p…
— Dame Filippa n’aime pas ces mots-là. J’ai écrit :
« cette canaille ».
— Soit. « … cette canaille de Stefan Skellen. Et puis tu sais
aussi bien que moi, chère Fil, que les services de renseignements
d’Emhyr ne recherchent activement que les agents et les émissaires
à qui l’empereur a juré d’en faire voir de toutes les couleurs, ceux qui
l’ont trahi plutôt que d’exécuter ses ordres ou qui ont tout bonnement
disparu dans la nature. L’affaire, au demeurant, semble assez
étrange : nous étions pourtant certains que ce Cahir avait pour ordre
d’attraper la princesse Cirilla et de la ramener à Nilfgaard. » À la
ligne. « J’aimerais avoir une discussion en tête à tête avec toi sur les
théories (étranges, bien que les soupçons que cette affaire a éveillés
en moi soient fondés, et quelque peu surprenantes aussi, bien que
non dépourvues de sens) que j’ai élaborées. Avec l’expression de
mon profond respect…, et cætera, et cætera. »
***
Milva fila tout droit en direction du sud ; elle suivit d’abord les
rives du Ruban, en passant par le Brûlage, puis, après avoir traversé
la rivière, elle emprunta des ravins détrempés couverts d’un
moelleux coussin de perce-mousse vert criard. Elle supposait que le
sorceleur, qui ne connaissait pas le terrain aussi bien qu’elle, ne se
risquerait pas à se frayer un chemin sur la rive des humains. En
coupant l’énorme arc de cercle formé par la rivière, dont la partie
ventrue était tournée vers Brokilone, elle avait une chance de le
rattraper, et même de le devancer.
Les pinsons ne s’étaient pas trompés. Le ciel s’était
considérablement assombri vers le sud. L’air était devenu épais,
lourd, et les moustiques, ainsi que d’autres insectes, devenaient
particulièrement envahissants et insupportables.
Quand elle se retrouva dans un pré marécageux d’où
s’élevaient des noisetiers aux fruits encore verts et une bourdaine
noirâtre, elle perçut une présence. Elle n’entendait rien, mais elle
sentait qu’il y avait quelqu’un. Elle comprit qu’il s’agissait d’elfes.
Elle immobilisa son cheval pour que les archers cachés dans
les fourrés aient la possibilité de l’observer correctement. Elle retint
son souffle, espérant ne pas tomber sur des impétueux.
Une mouche bourdonnait au-dessus du chevreuil jeté en travers
de la croupe de sa monture.
Un bruissement. Un sifflement silencieux. Elle siffla en retour.
Les Scoia’tael, tels des fantômes, sortirent des fourrés, et alors
seulement Milva respira plus librement. Elle les connaissait, ils
appartenaient au commando de Coinneach Dá Reo.
— Hael, dit-elle en s’asseyant. Que’ss va ?
— Ne’ss, répliqua sèchement un elfe dont elle avait oublié le
nom. Caemm.
D’autres elfes campaient un peu plus loin, dans la clairière. Ils
étaient bien une trentaine, plus que n’en comptait le commando de
Coinneach. Milva fut étonnée : ces derniers temps, les
détachements d’Écureuils avaient plutôt tendance à se réduire. Les
commandos qu’elle croisait étaient composés d’elfes déguenillés
tout en sang, fiévreux, qui tenaient à peine sur leurs jambes ou sur
leurs montures. Ce commando-là était différent.
— Cead, Coinneach, lança-t-elle en guise de salutation au chef
qui venait vers elle.
— Ceadmil, sor’ca.
Sor’ca. Petite sœur. C’est ainsi que l’appelaient ceux qui la
considéraient comme une amie pour lui exprimer leur respect et leur
sympathie. Et ce bien qu’ils soient plus âgés qu’elle, et de beaucoup.
Au début, elle n’était qu’une Dh’oine pour les elfes, un être humain.
Plus tard, quand elle commença à les aider régulièrement, ils se
mirent à l’appeler Aen Woedbeanna, « la jeune fille de la forêt ».
Plus tard encore, quand ils la connurent mieux, à l’instar des
dryades ils l’appelèrent Milva, le Milan. Son nom véritable, qu’elle ne
dévoilait qu’à ceux qui lui étaient vraiment proches et à condition
qu’ils lui rendent la pareille, ne leur convenait pas ; ils le
prononçaient « Mear’ya » en faisant la grimace, comme si, dans leur
langage, il s’apparentait à quelque chose de désagréable. Et ils
passaient immédiatement à « sor’ca ».
— Où donc comptez-vous aller ? (Milva observa le groupe plus
attentivement, mais ne vit pas de blessés ni de malades.) Au
Huitième Mile ? À Brokilone ?
— Non.
Elle s’abstint de poser d’autres questions, elle les connaissait
trop bien. Elle se contenta d’observer leurs visages immobiles,
concentrés, nota le calme ostensible, exagéré, avec lequel ils
prenaient soin de leur équipement et de leurs armes. Il suffisait de
croiser leur regard profond et insondable pour comprendre. Ils se
préparaient à la bataille.
Le ciel se couvrait de nuages noirs venant du sud.
— Et toi, sor’ca, où te rends-tu ? demanda Coinneach en jetant
un coup d’œil rapide au chevreuil posé en travers du cheval ; il sourit
légèrement.
— Vers le sud, répondit-elle froidement pour éviter les
malentendus. À Drieschot.
Le sourire de l’elfe disparut.
— Sur la rive des humains.
— Au moins jusqu’à Ceann Treise, précisa-t-elle en haussant
les épaules. Près des cascades, je reviendrai sûrement du côté de
Brokilone parce que…
Elle se retourna en entendant un cheval renâcler. Au commando
déjà inhabituellement important se joignaient de nouveaux Scoia’tael
que Milva connaissait mieux encore.
— Ciaran ! s’exclama-t-elle sans cacher son étonnement.
Toruviel ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Je viens à peine de vous
conduire à Brokilone, et vous êtes de nouveau…
— Ess’creasa, sor’ca, l’interrompit Ciaran aep Dearbh d’un air
sérieux.
Le bandage qui entourait la tête de l’elfe était taché de sang.
— Il le faut, répéta après lui Toruviel en s’installant prudemment,
de manière à ne pas heurter son épaule maintenue dans une
écharpe. On a eu des nouvelles. On ne peut pas rester planqués à
Brokilone alors que chaque flèche compte.
— Si j’avais su, marmonna-t-elle en faisant la moue, je ne me
serais pas donné tout ce mal pour vous. Je n’aurais pas risqué ma
tête dans cette traversée.
— Les nouvelles sont arrivées hier dans la nuit, expliqua
Toruviel à voix basse. On ne pouvait pas… Nous ne pouvons pas
abandonner nos compagnons d’armes dans un moment pareil. C’est
impossible, comprends-le, sor’ca.
Le ciel devenait de plus en plus sombre. Cette fois, Milva
entendit clairement le tonnerre gronder dans le lointain.
— Ne pars pas vers le sud, sor’ca, dit Coinneach Dá Reo. La
tempête se prépare.
— Et qu’est-ce que la tempête peut… (Elle s’interrompit, le
regarda attentivement.) Ah ! Alors, c’est ce genre de nouvelles-là qui
vous sont parvenues ? Nilfgaard, n’est-ce pas ? Les soldats de
l’Empire traversent la Iaruga à Sodden ? Ils attaquent Brugge ? C’est
pour ça que vous changez de coin ? (L’elfe ne répondit pas.) Oui,
comme à Dol Angra. (Elle plongea son regard dans les yeux
sombres de Coinneach.) L’empereur de Nilfgaard va de nouveau se
servir de vous, pour que vous assuriez ses arrières en foutant le
bazar chez les humains par le feu et l’épée. Et plus tard il conclura la
paix avec les rois, et vous, il vous brisera. Vous périrez dans vos
propres flammes.
— Le feu purifie. Et il endurcit. Il faut en passer par lui.
Aenyell’hael, ell’ea, sor’ca. Ou, comme on dit chez vous : le
baptême du feu.
— Je préfère un autre genre de feu. (Milva détacha le chevreuil
et le laissa tomber par terre, aux pieds des elfes.) Celui qui crépite
sous la broche. Tenez, pour que vous ne perdiez pas vos forces en
route. Moi, je n’en ai plus besoin.
— Tu ne pars plus vers le sud ?
— Si.
Oui, j’y vais, songea-t-elle, et vite. Je dois prévenir cet idiot de
sorceleur, je dois l’avertir de la tourmente dans laquelle il va se
fourrer. Je dois le faire changer d’avis.
— N’y va pas, sor’ca.
— Laisse-moi donc tranquille, Coinneach.
— L’orage arrive du sud, répéta l’elfe. Une grande tempête est
en marche. Et un grand feu. Sauve-toi à Brokilone, petite sœur, ne
va pas dans le Sud. Tu en as assez fait pour nous, tu ne peux rien
faire de plus. Et tu ne le dois pas. Nous, nous le devons. Ess’tedd,
esse creasa ! Il est temps pour nous. Adieu.
L’air était lourd et dense.
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Lors d’une halte, Geralt et Milva devisèrent plus longuement
avec cet incorrigible altruiste qu’était Zoltan Chivay. Le nain était
bien informé du cours de la guerre. Du moins en donnait-il
l’impression.
— L’attaque est partie de Drieschot, commença-t-il en tentant
de faire taire Feld-maréchal Duda qui jurait de sa voix éraillée. Elle a
commencé à l’aube du septième jour après Lammas. L’armée de
Verden, qui s’est alliée à Nilfgaard, marchait avec eux car Verden,
comme vous le savez, est maintenant un protectorat impérial. Ils ont
marché d’un pas rapide, ne laissant derrière eux que des villages en
cendres, déplaçant les armées de Brugge qui y stationnaient.
L’Infanterie Noire de Nilfgaard, qui se trouvait de l’autre côté de la
Iaruga, s’est alors mise en route vers la forteresse de Dillingen. Les
Noirs ont traversé la rivière à l’endroit le plus inattendu. Ils ont
construit un pont avec des barques, en une demi-journée. Vous y
croyez, vous ?
— On en vient à tout croire, marmonna Milva. Vous étiez à
Dillingen quand ça a commencé ?
— Dans les parages, répondit évasivement le nain. Quand les
nouvelles de l’invasion nous sont parvenues, nous avions déjà mis le
cap sur la ville de Brugge, ça a été le bazar sur la route, devenue
noire de monde, les uns quittant le Sud pour le Nord, les autres
allant en sens inverse. Quand ils ont barricadé la route, alors on
s’est retrouvés coincés. Et on a eu confirmation que Nilfgaard était
bien à la fois derrière nous et devant nous. Ceux qui venaient de
Drieschot ont dû se séparer. J’ai comme qui dirait l’impression qu’un
grand bataillon de cavaliers est parti en direction du nord-est,
vers Brugge justement.
— Alors les Noirs se trouvent déjà au nord de Turlough. Et nous,
nous sommes au milieu. En terrain neutre.
— Au milieu, reconnut le nain. Mais pas en terrain neutre. Les
escouades impériales sont flanquées d’Écureuils, de volontaires de
Verden et d’autres groupes isolés – et ceux-là sont pires encore que
les Nilfgaardiens. Ce sont eux qui ont brûlé Kern et qui ont failli nous
attraper plus tard, on a tout juste réussi à se sauver dans les bois.
Mieux vaut ne pas montrer le bout de notre nez hors de cette futaie.
Et faire preuve de prudence. On va atteindre la Vieille Route ; à
partir de là, on rejoindra l’Ina, en suivant le cours de la Chotla, et au-
delà de l’Ina on devrait enfin tomber sur les armées de Témérie. Les
soldats du roi Foltest sont sans doute revenus de leur surprise, ils
ont dû donner la riposte aux Nilfgaardiens.
— Si seulement ! soupira Milva en regardant le sorceleur. Le
hic, c’est que des affaires importantes nous poussent vers le sud.
Nous pensions bifurquer à partir de Turlough, en nous dirigeant vers
la Iaruga.
— Je ne sais pas quelles sont ces affaires qui vous pressent
dans cette direction. (Zoltan les regarda d’un air soupçonneux.) Mais
elles doivent être sacrément urgentes et d’une importance capitale
pour que vous soyez prêts à risquer votre peau.
Le nain s’interrompit, attendit un peu, mais personne ne
s’empressa de lui donner des explications. Il se gratta le derrière,
grogna, cracha.
— Je ne serais pas étonné, reprit-il enfin, que Nilfgaard tienne
déjà entre ses mains les deux côtés de la Iaruga jusqu’à
l’embouchure même de l’Ina. À quel endroit exactement devez-vous
aller ?
— Aucun en particulier. (Geralt s’était décidé à prendre la
parole.) Du moment qu’on atteint la rivière. Je veux rejoindre
l’embouchure en barque.
Zoltan lui jeta un coup d’œil et se mit à rire. Il se tut aussitôt,
comprenant que Geralt ne plaisantait pas.
— Il faut reconnaître, dit-il au bout d’un instant, que vous n’avez
pas choisi la facilité. Mais laissez tomber vos chimères. Tout le sud
de Brugge est en feu ; vous n’aurez même pas atteint la Iaruga
qu’on vous aura déjà empalés ou envoyés à Nilfgaard. Et même si,
par miracle, vous réussissiez à atteindre la rivière, vous n’auriez
aucune chance de naviguer jusqu’à l’embouchure. Je vous ai parlé
du pont de barques, qui part de Cintra pour arriver sur la rive de
Brugge. Ce pont est gardé jour et nuit, je le sais, rien ni personne ne
peut traverser la rivière à cet endroit-là, sauf les saumons peut-être.
Vous allez devoir réviser l’importance et l’urgence de vos affaires.
N’allez pas tenter l’impossible. Voilà mon conseil.
L’expression sur le visage de Milva indiquait qu’elle partageait
l’avis du nain. Geralt ne fit aucun commentaire. Il se sentait très mal.
Une douleur sourde et ravageuse, accrue par l’effort et l’humidité
constante, continuait à l’élancer au niveau de l’avant-bras gauche et
du genou droit.
Il était contrarié, en proie à des sentiments puissants qui ne lui
étaient pas familiers ; ces sentiments fort désagréables qu’il n’avait
jamais ressentis jusqu’alors et qu’il ne savait pas gérer le
déprimaient.
Il était impuissant et contraint à la résignation.
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Ils allaient par les bois. D’abord avec prudence, restant bien
groupés, sur le qui-vive, attentifs au moindre bruissement dans les
broussailles. Bientôt cependant, ils retrouvèrent leur assurance, leur
humour et la cadence habituelle. Aucune goule à l’horizon, ni la
moindre trace attestant leur présence. Zoltan plaisantait, racontait
que les striges et autres démons devaient savoir que les armées
approchaient ; si les monstres avaient eu l’occasion de voir les
maraudeurs et les volontaires de Verden en action, alors, saisis de
frayeur, ils avaient dû partir se cacher dans les repaires les plus
profonds et les plus sauvages qui soient, où ils étaient maintenant
terrés, tremblants de peur et claquant des dents.
— Et ils veillent sur les fantômes, ceux de leurs femmes et de
leurs filles, grommelait Milva. Les monstres savent que pas même
un mouton n’échappe aux pattes d’un guerrier en marche.
Accrochez donc une chainse à un saule, et vous les verrez accourir,
les héros, tous plus excités les uns que les autres !
Jaskier, qui depuis un certain temps avait retrouvé sa verve et
son humour, accorda son luth et commença à composer un couplet
sur les saules et les guerriers fougueux, le perroquet et le nain
rivalisant d’inventivité dans leurs suggestions de rimes.
***
***
***
Après avoir louvoyé pendant près d’une heure entre les défilés
et les ravins, le soir tombait presque lorsque Zoltan Chivay s’arrêta ;
il échangea quelques mots avec Percival Schuttenbach ; après quoi
il se tourna vers le reste de la compagnie.
— Ne hurlez pas et ne vous moquez pas de moi, déclara-t-il,
mais je crois que je me suis perdu. Sacré nom ! Je ne sais pas où
nous sommes ni par où nous devons aller.
— Ne raconte pas de bêtises, s’énerva Jaskier. Qu’est-ce que
ça veut dire, tu ne sais pas ? Nous nous dirigeons en suivant le
cours de la rivière, voyons. Et là-bas, dans le ravin, c’est bien votre
rivière O. J’ai raison ?
— En effet. Mais vois donc dans quelle direction elle…
— Par la peste. C’est impossible !
— C’est possible, objecta sombrement Milva en retirant
patiemment les feuilles mortes et les épines des cheveux de la petite
fille aux taches de rousseur qu’elle transportait sur son cheval. Nous
nous sommes perdus dans les défilés. La rivière suit une trajectoire
en forme de fer à cheval. Nous sommes dans l’arc.
— Mais c’est toujours la rivière O, s’entêta Jaskier. Si nous
suivons la rivière, nous ne pouvons pas nous perdre. Il arrive que les
rivières fassent des détours, je l’admets, mais, en fin de compte,
elles finissent toutes par se jeter dans un fleuve. C’est dans l’ordre
des choses.
— Ne fais pas le malin, chanteur, grommela Zoltan en plissant
le nez. Ferme ton clapet. Tu ne vois pas que je suis en train de
réfléchir ?
— Non. Rien n’indique que tu réfléchisses. Je le répète, tenons-
nous-en au cours de la rivière, et alors…
— La ferme, grommela Milva. Tu n’es qu’un citadin. Tu vis dans
un monde cerné de murailles, peut-être qu’à l’intérieur tes sages
paroles valent quelque chose, mais pas ici. Regarde autour de toi !
La vallée est traversée de ravins aux bords escarpés et
broussailleux. Comment veux-tu avancer le long de la rivière ? En
descendant le talus, couvert de broussailles et de marécages, puis
en remontant, et en redescendant de nouveau ? Et, à ton avis, on va
tirer les chevaux par la bride ou quoi ? Au bout de deux ravins, tu
seras tellement à bout de souffle que tu t’aplatiras comme une crêpe
en plein milieu du talus. Des femmes et des enfants voyagent avec
nous, Jaskier. Et le soleil va vite se coucher.
— J’ai remarqué. C’est bon, je me tais. Je suis prêt à écouter
les propositions des habitués des bois et des pisteurs.
Zoltan Chivay tapa son grossier perroquet sur le bec, enroula
une mèche de sa barbe autour de son doigt et la tirailla
rageusement.
— Percival ?
— La direction, grosso modo, on la connaît. (Le gnome regarda
le soleil suspendu juste au-dessus des couronnes des arbres.)
Donc, la première solution est la suivante : nous laissons tomber la
rivière, nous faisons demi-tour et nous sortons des ravins pour
rejoindre les terrains secs en passant par Fen Carn, jusqu’à la
Chotla.
— Et l’autre solution ?
— L’O est peu profonde. Même si, après les dernières pluies,
elle charrie plus d’eau que d’habitude, on peut la traverser en
coupant les méandres et en pataugeant dans les ruisseaux chaque
fois que le chemin sera condamné. Si on suit la direction du soleil,
on tombera directement sur le croisement de la Chotla et de l’Ina.
— Non, intervint soudain le sorceleur. Je propose de renoncer
tout de suite à la seconde option. N’y pensez même pas. Sur l’autre
rive on finirait tôt ou tard par tomber sur l’un des Bois sacrés
d’Alkékenge. Ce sont des endroits dangereux. Je vous conseille
fermement de vous en tenir éloignés.
— Ainsi donc, tu connais cette région ? Tu es déjà venu ici par
le passé ? Tu sais comment en sortir ?
Le sorceleur resta un moment silencieux.
— J’y suis venu une fois, dit-il en se frottant le front. Il y a trois
ans. Mais je suis arrivé du côté opposé, par l’est. Je me dirigeais
vers Brugge et je voulais prendre un raccourci. Quant à savoir
comment je m’en suis tiré, je ne m’en souviens plus. Je sais
seulement qu’on m’a ramené à moitié mort sur un chariot.
Le nain le regarda un instant, mais ne posa pas d’autre
question.
Ils rebroussèrent chemin en silence. Les femmes de Kern
avançaient péniblement, elles trébuchaient, prenaient appui sur des
bâtons, mais pas une seule plainte ne s’échappait de leurs lèvres.
Milva chevauchait juste à côté du sorceleur, soutenant dans ses bras
la petite fille aux tresses qui s’était endormie.
— Je devine, lança-t-elle soudain, qu’on t’avait pas mal
amoché, là-bas, dans les Bois sacrés, il y a trois ans. Un de ces
monstres, je suppose ? Tu as des occupations risquées, sorceleur.
— Je ne dis pas le contraire.
— Je sais, moi, comment ça s’est passé à l’époque, se vanta
Jaskier derrière eux. Tu étais blessé, un marchand t’a sorti de là, et
ensuite, tu as retrouvé Ciri à Autre Rive. C’est Yennefer qui m’a
raconté tout ça.
À l’évocation du prénom de la magicienne, Milva eut un léger
sourire, ce qui n’échappa guère à Geralt. Il se promit de vertement
sermonner Jaskier à la prochaine halte au sujet de sa langue bien
trop pendue. Mais connaissant le poète, il doutait qu’un sermon ait
sur lui beaucoup d’effet, d’autant que Jaskier avait
vraisemblablement déjà craché tout ce qu’il savait.
— Peut-être avons-nous eu tort de ne pas aller sur l’autre rive,
dans les Bois sacrés, reprit l’archère au bout d’un moment. S’il a
naguère retrouvé la jeune fille… Les elfes racontent que si par deux
fois on se rend là où un événement s’est produit, le temps alors peut
se répéter… On appelle ça… nom d’un chien, j’ai oublié. La corde
du destin ?
— La boucle, rectifia Geralt. La boucle du destin.
— Pfft ! fit Jaskier en se renfrognant. Vous feriez mieux d’arrêter
de parler de corde et de boucle. Une elfe m’a prédit un jour que je
ferai mes adieux à cette vallée de larmes sur un échafaud. À vrai
dire, je ne crois pas à ce type de prédictions bon marché, mais il y a
quelques jours j’ai rêvé qu’on me pendait. Je me suis réveillé trempé
de sueur, je ne pouvais plus avaler ma salive ni reprendre mon
souffle. Alors entendre disserter de gibet m’est donc quelque peu
pénible.
— C’est au sorceleur que je m’adresse, pas à toi, rétorqua
Milva. Arrête de tendre l’oreille, et tu n’entendras rien
d’épouvantable. Alors, Geralt ? Que penses-tu de cette boucle du
destin ? Si nous retournions dans les Bois sacrés, suppose que le
temps se répète ?
— C’est bien pour cette raison que nous avons fait demi-tour,
répondit âprement le sorceleur. Je n’ai pas la moindre envie de voir
se répéter un cauchemar.
***
***
***
***
— Eh bien ! Vous voilà enfin ! (Zoltan était ravi de les voir de
retour, sa voix était déjà passablement altérée.) Et nous, figurez-
vous, nous avons décidé que Régis ferait route avec nous.
— Vraiment ? (Le sorceleur regarda attentivement le barbier.) À
quoi devons-nous cette décision subite ?
— Sieur Zoltan, répondit Régis sans baisser le regard, m’a
démontré que la guerre avait envahi les environs de façon bien plus
dramatique que les récits des fugitifs ne le laissaient supposer. Il est
hors de question de faire marche arrière ; rester dans cet endroit
désert ne me semble pas judicieux non plus. Pas plus que de
voyager en solitaire.
— Et nous, qui sommes pourtant de parfaits inconnus pour toi,
nous avons l’air de gens avec qui on peut voyager en toute sécurité.
Il t’a suffi d’un seul coup d’œil pour t’en rendre compte ?
— De deux, pour être précis, rétorqua le barbier avec un léger
sourire. Un sur les femmes dont vous prenez soin, un second sur
leurs enfants.
Zoltan eut un hoquet, puis racla le fond du broc avec
l’éprouvette.
— Les apparences peuvent être trompeuses, dit-il d’un ton
railleur. Peut-être avons-nous l’intention de vendre ces bonnes
femmes en tant qu’esclaves. Percival, fais donc quelque chose avec
cet appareil. Tourne un peu ce clapet, pour voir… On veut boire,
mais ça coule au compte-gouttes.
— Le refroidisseur ne marche pas. L’alcool sera chaud.
— Pas grave. La nuit est froide.
La gnôle tiédasse aiguisa les conversations. Jaskier, Zoltan et
Percival prirent des couleurs, leurs voix s’altérèrent encore
davantage ; quant au poète et au gnome, ils en étaient déjà au stade
du baragouin. Les membres de la compagnie commençaient à avoir
faim, ils mâchouillaient leur viande de cheval froide et rongeaient
des racines de raifort trouvées dans la cabane, en pleurant, car le
raifort était aussi coriace que la gnôle. Mais la discussion n’en était
que plus enflammée.
Régis eut soudain l’air étonné quand il s’avéra que le but final
de leurs pérégrinations n’était pas l’enclave du massif de Mahakam,
le siège séculaire et rassurant des nains. Zoltan, qui s’était fait plus
bavard encore que Jaskier, affirmait qu’il ne retournerait sous aucun
prétexte à Mahakam ; il laissa libre cours à son aversion pour l’ordre
qui y régnait et surtout pour la politique et la toute-puissance de
Brouver Hoog, le staroste de Mahakam et de tous les clans de
nains.
— Vieux champignon ! brailla-t-il et il cracha dans l’âtre du
poêle. Quand tu le vois, pas moyen de savoir s’il est vivant ou
empaillé. Il ne bouge quasiment pas, et c’est pas plus mal, vu qu’il
pète à chaque mouvement qu’il fait. Pas moyen non plus de
comprendre ce qu’il raconte, sa moustache couverte de bortsch
séché s’emmêlant perpétuellement dans sa barbe. Mais il régit tout
et tout le monde ; dès qu’il se met à jouer, tous les autres doivent se
mettre à danser…
— Difficile de dire cependant que la politique menée par le
staroste Hoog soit mauvaise, intervint Régis. C’est grâce à ses actes
décisifs que les nains se sont séparés des elfes et ne luttent plus
aux côtés des Scoia’tael. Et grâce à cela les massacres ont cessé,
et on a évité une expédition punitive sur Mahakam. Se montrer
conciliant dans les rapports avec les gens porte ses fruits.
— Putain de vérité ! (Zoltan vida le contenu de l’éprouvette.)
Dans l’affaire des Écureuils, il n’était question d’aucune conciliation
pour ce vieux croûton, seul lui importait le fait que beaucoup de
jeunes lâchaient leur travail dans les mines et les forges pour
rejoindre les elfes et goûter à la liberté et aux aventures viriles.
Quand ce phénomène prit des proportions problématiques, Brouver
Hoog entreprit de remettre ces merdeux dans le droit chemin. Il s’en
fichait pas mal des humains tués par les Écureuils et des
campagnes de répression – dont vos célèbres massacres – qui, du
coup, frappaient les nains. Il n’en avait alors rien à foutre des nains,
et il n’en a toujours rien à foutre, il considère ceux qui se sont
installés en ville comme des renégats. Pour ce qui est des menaces
d’expéditions punitives sur Mahakam, ne me faites pas rire, mes
chers. Il n’y a eu et il n’y aura aucune menace, parce qu’aucun roi
n’oserait toucher ne serait-ce qu’à un seul pouce de Mahakam. Par
ailleurs, même si Nilfgaard parvenait à dominer les vallées qui
entourent le Massif, il n’oserait pas s’attaquer à Mahakam. Et vous
savez pourquoi ? Je vais vous le dire : Mahakam, c’est l’acier. Et pas
n’importe quel acier. À Mahakam, il y a du charbon, de la magnétite,
un gisement inépuisable. Partout ailleurs ce ne sont que
campagnols.
— Et à Mahakam, on a la technique. (Percival vint mettre son
grain de sel.) La fonderie et la métallurgie ! De grands fourneaux,
pas des bas-fourneaux merdiques. Des marteaux d’eau, des
marteaux à vapeur…
— Tiens, Percival, enfile-toi ça. (Zoltan tendit au gnome le
récipient de nouveau rempli.) Sinon, tu vas finir par nous ennuyer
avec ta technique. Tout le monde est au courant. Mais tout le monde
ne sait pas que Mahakam exporte son acier. Dans les royaumes,
mais aussi à Nilfgaard. Et si quelqu’un touche ne serait-ce qu’à un
seul de nos cheveux, nous détruirons nos ateliers et nous
inonderons nos mines. Et pendant ce temps, vous, les humains vous
vous battrez, mais avec des pieux en chêne, des morceaux de silex
et des mâchoires d’âne.
— Toi qui es soi-disant tellement remonté contre Brouver Hoog
et ce qui se passe à Mahakam, fit remarquer le sorceleur, tu es
pourtant soudain passé au « nous ».
— Mais bien entendu, confirma le nain avec fougue. La
solidarité, ça existe, non ? J’avoue que je ne suis pas peu fier d’être
plus malin que ces fanfarons d’elfes. C’est pas vous qui me direz le
contraire ! Durant plusieurs centaines d’années, les elfes ont fait
semblant de vous ignorer, vous, les humains. Ils regardaient en l’air,
reniflaient les fleurs, et sitôt qu’ils voyaient des humains ils
détournaient leurs yeux peinturlurés. Et quand ils se rendirent
compte que cela ne donnait rien, ils se sont soudain réveillés et ont
pris les armes. Ils ont décidé de tuer et de se faire tuer. Et nous, les
nains ? Nous nous sommes adaptés. Non, nous ne nous sommes
pas soumis, ne croyez pas ça. C’est nous qui vous avons soumis.
Sur le plan économique.
— Pour dire la vérité, intervint Régis, l’adaptation est plus facile
pour vous que pour les elfes. Les elfes ont besoin de leur terre, de
leur territoire pour s’intégrer. Vous, il vous faut votre clan. Là où se
trouve votre clan se trouve votre patrie. Si même un roi à la vue
particulièrement courte attaquait Mahakam, vous pourriez inonder
vos mines et vous installer ailleurs sans regrets. Dans d’autres
montagnes reculées. Voire même dans des villes d’humains.
— Mais bien sûr ! On peut vivre de manière tout à fait
charmante dans vos villes.
— Même dans les ghettos ? demanda Jaskier en reprenant son
souffle après une lampée de distillat.
— Et que reproches-tu aux ghettos ? Je préfère habiter parmi
les miens. Qu’est-ce que j’en ai à faire de l’intégration ?
— Du moment qu’on nous permet d’aller à la guilde.
Percival s’essuya le nez avec sa manche.
— Ils finiraient bien par nous laisser passer, dit le nain avec
conviction. Et dans le cas contraire nous ferions du sabotage, ou
bien nous créerions notre propre guilde, une saine concurrence
ferait la part des choses.
— On est tout de même plus en sécurité à Mahakam que dans
les villes, fit remarquer Régis. Les villes peuvent être réduites en
cendres à tout moment. Il serait plus raisonnable d’attendre la fin de
la guerre dans les montagnes.
— Libre à chacun d’y aller s’il le veut. (Zoltan plongea
l’éprouvette dans le broc.) La liberté m’est plus chère que la sécurité,
et je ne pourrai la trouver à Mahakam. Vous n’imaginez pas à quoi
ressemble le pouvoir du vieux. Il s’est attaqué récemment à la
régulation des affaires sociales, comme il les appelle. Par exemple :
Peut-on ou non porter des bretelles ? Faut-il manger la carpe en
gelée telle quelle ou attendre que la gelée se décolle ? Jouer de
l’ocarina est-il conforme à notre tradition naine séculaire, ou est-ce
un signe de la funeste influence de la culture décadente et
corrompue des humains ? Au bout de combien d’années de travail
peut-on déposer une demande d’affectation de son épouse
permanente ? Avec quelle main doit-on se torcher ? À quelle
distance de la mine est-on autorisé à siffler ? Et d’autres questions
du même acabit, toutes d’une importance vitale. Non, les garçons, je
ne retourne pas à la montagne Carbone. Quatorze ans au fond, si
tant est que le grisou ne t’achève pas avant. Mais nous, nous avons
d’autres projets désormais, hein, Percival ? Nous nous sommes déjà
assuré un avenir…
— Un avenir, un avenir… (Le gnome but le contenu de
l’éprouvette, se moucha et regarda le nain d’un regard déjà quelque
peu nébuleux.) Ne vendons pas la peau de l’ours, Zoltan, car ils
peuvent encore nous attraper, et alors notre avenir, ce sera la
corde… Ou bien Drakenborg.
— Ferme ton clapet, grogna le nain en le regardant d’un air
menaçant. Tu as trop parlé !
— Scopolamine, marmonna Régis pour lui-même.
***
***
***
La grange, située au bout du village, frémissait des vibrations de
la musique ; la mélodie était parvenue aux oreilles des cavaliers, les
submergeant d’excitation avant même qu’ils aient atteint les portes
de la bâtisse en bois. Contre leur gré, ils commencèrent à se
balancer sur leurs chevaux allant au pas. Ils suivirent tout d’abord le
rythme du grondement sourd du tambour et de la bassolia, puis celui
de la mélodie déversée par la vièle et les fifres. La nuit était froide, la
pleine lune brillait ; la clarté qui filtrait à travers les fentes des
planches donnait à la grange des allures de château magique tout
droit sorti d’un conte de fées.
Le tintamarre fusait à l’entrée de la resserre, et la lumière
clignotait au passage des couples de danseurs.
À l’instant où la bande des sept franchit le seuil, les musiciens
s’interrompirent, laissant échapper une fausse note qui se prolongea
quelques secondes. Les villageois, en sueur d’avoir tant dansé,
s’écartèrent, descendirent de l’estrade et se regroupèrent près des
murs et des poteaux. Ciri, qui marchait près de Mistle, vit les yeux
des jeunes filles se dilater sous l’effet de la frayeur ; elle remarqua
les regards durs, hargneux des hommes prêts à tout, qu’ils soient
jeunes ou moins jeunes. Elle percevait les murmures et les
grondements croissants, plus forts que le bruissement discret des
cornemuses, plus forts que le bourdonnement d’insecte des violons
et des gouslis : « Les Rats… Les Rats… Les bandits… »
— Pas de panique, lança Giselher d’une voix forte en jetant aux
musiciens stupéfaits une escarcelle chargée de pièces. Nous
sommes venus nous amuser. Le festin est pour tous, n’est-ce pas ?
— Où est la bière ? (Kayleigh agita sa bourse.) Est-ce donc là
votre sens de l’hospitalité ?
— Et pourquoi est-ce aussi calme ? (Étincelle regarda autour
d’elle.) Nous venons des montagnes et nous avons chevauché
jusqu’ici pour nous amuser. Pas pour assister à un repas de
funérailles !
L’un des villageois surmonta enfin son indécision et s’approcha
de Giselher, un récipient débordant de mousse à la main. Giselher le
prit en gratifiant l’homme d’un salut, il but et remercia poliment selon
l’usage. Quelques paysans poussèrent un cri enthousiaste, mais les
autres restèrent silencieux.
— Eh, toi ! lança de nouveau Étincelle. Il me prend l’envie de
danser, mais je vois qu’il faut d’abord vous secouer les puces !
Une lourde table, chargée de récipients en argile, était placée le
long du mur de la grange. Étincelle tapa dans ses mains, sauta
habilement sur la table en chêne. Les hommes s’empressèrent de
ramasser les verres. Étincelle repoussa d’un vigoureux coup de pied
ceux qui n’avaient pas été assez prompts.
— Allons, messieurs les musiciens du dimanche, montrez-nous
ce dont vous êtes capables. (Les poings sur les hanches, elle rejeta
ses cheveux en arrière d’un mouvement de tête.) Musique !
Elle se mit rapidement à battre la mesure de ses talons. Le
tambour suivit, accompagné de la vièle basse et de la chalemie. La
mélodie s’empara des flûteaux et des gouslis, et le rythme, devenu
plus complexe, contraignit Étincelle à modifier ses pas et sa
cadence. Tout en couleurs, légère comme un papillon, la petite elfe
s’adapta sans difficulté et se mit à virevolter. Les paysans
commencèrent à taper des mains.
— Falka, lança Étincelle en faisant cligner ses yeux lourdement
maquillés. À l’épée, tu es rapide. Qu’en est-il de la danse ? Peux-tu
maintenir une telle cadence ?
Ciri se libéra de l’étreinte de Mistle, dénoua le châle enroulé
autour de son cou, ôta son béret et son gilet. D’un bond, elle se
retrouva sur la table aux côtés de l’elfe. Les hommes poussèrent un
cri enthousiaste, le tambour et la vièle rugirent, les cornemuses se
mirent à chanter plaintivement.
— Jouez, les musiciens ! hurla Étincelle. Plus fort ! Et mettez-y
plus d’entrain !
Les mains sur les hanches, l’elfe rejeta la tête en arrière et se
mit à tournoyer, ses talons heurtant la table au rythme d’un rapide
staccato. Ciri, subjuguée, exécuta à son tour les pas de l’elfe. Celle-
ci éclata de rire, fit un saut, changea de rythme. D’un brusque
mouvement de tête, Ciri repoussa ses cheveux de son front, répéta
les pas à la perfection. Toutes les deux dansaient en suivant la
même cadence, la première semblant être le parfait reflet de l’autre.
Les hommes hurlaient, applaudissaient en criant des bravos. Les
gouslis et les violons unirent leurs voix en un chant aigu, dominant le
bourdonnement austère de la vièle et les plaintes de la cornemuse.
Toutes les deux dansaient, droites comme des I, s’effleurant de
leurs coudes, battant le rythme du fer de leurs talons ; la table
tressaillait, vibrait sous leurs pieds, la poussière virevoltait à la lueur
des chandelles de suif et des flambeaux.
— Plus vite ! (Étincelle pressait les joueurs.) Allez, du nerf !
Ce n’était déjà plus de la musique, c’était du délire.
— Danse, Falka ! Laisse-toi aller !
Talon, pointe, talon, pointe, entrechat et un pas en avant, un
mouvement d’épaule, poings sur les hanches, talon, talon… La table
sursaute, la lumière ondoie, la foule ondoie, tout ondoie, la grange
entière danse… La foule hurle, tout comme Giselher et Asse, Mistle
rit, tape des mains, tous tapent des mains et des pieds, la grange
entière vibre, la terre tremble, le monde tremble. Le monde ? Quel
monde ? Il n’y a plus de monde, il n’y a rien d’autre que la danse, et
seulement la danse… Talon, pointe, talon, pointe… Le coude
d’Étincelle… La fièvre…
À présent seuls jouent les violons, les flûteaux, les vièles et les
cornemuses, l’homme au tambour se contente de lever et d’abaisser
ses baguettes tel un automate. Il est devenu inutile désormais ; ce
sont elles à présent, Étincelle et Ciri, qui donnent le rythme, leurs
talons faisant grincer et vaciller la table, grincer et vaciller la grange
entière… Elles ont le rythme dans le sang, elles sont la musique.
Les cheveux sombres d’Étincelle dansent sur son front et sur ses
épaules. Des cordes de la vièle s’élève un chant enfiévré, ardent, qui
atteint les plus hauts sommets de la virtuosité.
Le sang bat dans les tempes de Ciri.
Abandon. Oubli.
Je suis Falka. J’ai toujours été Falka ! Danse, Étincelle !
Applaudis, Mistle ! Les violons et les flûteaux achèvent leur mélodie
sur un accord aigu… Étincelle et Ciri concluent la fin de leur danse
d’un claquement de talon simultané, bras dessus bras dessous.
Toutes les deux sont essoufflées, frémissantes, trempées de sueur ;
elles se collent soudain l’une à l’autre, s’enlacent, unissant leur
chaleur et leur bonheur. La grange explose en un grondement
assourdissant, des dizaines de mains applaudissent.
— Falka, petite diablesse, dit Étincelle en soufflant. Quand on
se sera lassées du brigandage, nous irons à travers le monde
gagner notre vie comme danseuses…
Ciri aussi reprend son souffle. Elle n’est pas en état de répondre
quoi que ce soit. Elle se contente de rire, de manière spasmodique.
Une larme coule le long de sa joue.
Soudain, un cri retentit dans la foule, le trouble surgit. Kayleigh
bouscule violemment un puissant villageois, qui le bouscule en
retour ; enserrés par la foule, tous deux clopinent, agitent leurs
poings levés. Reef bondit près d’eux, un stylet brille à la lumière des
flambeaux.
— Arrêtez ! s’écrie Étincelle d’une voix perçante. Pas de
bagarre ! C’est la nuit de la danse. (L’elfe prend Ciri par la main,
toutes deux sautent à terre.) Jouez, les violoneux ! Que ceux qui
veulent montrer leurs talents de danseurs viennent avec nous !
Alors, qui se montrera audacieux ?
La vièle gronde, monotone, bientôt rejointe par les plaintes des
cornemuses, elles-mêmes suivies du chant sauvage et aigu des
gouslis. Les villageois rient, se rapprochent, surmontent leurs
hésitations. L’un d’eux, fort, les cheveux clairs, attrape Étincelle. Un
autre, plus jeune et plus mince, s’agenouille, hésitant, devant Ciri.
Celle-ci se rebiffe, relève la tête, puis sourit en guise d’assentiment.
Le jeune homme presse la main sur sa taille. Ciri place les siennes
sur les épaules de son cavalier. Le contact la transperce comme un
dard enflammé, la remplit d’un désir palpitant.
— Du nerf, les musiciens !
Les cris font trembler la grange, le rythme et la mélodie la font
vibrer.
Ciri danse.
« Vampire ou revenant : être mort ramené à la vie par le Chaos.
Alors qu’il a perdu sa première vie, le vampire met à profit sa
seconde vie au cours de la nuit. Il sort de sa tombe à la lueur de la
lune, il ne peut agir que sous l’effet de ses rayons ; il attaque les
adolescentes endormies ou les garçons de ferme dont il suce le
sang sucré sans les réveiller. »
Physiologus
Chanson populaire
CHAPITRE 4
Les oiseaux, comme à l’accoutumée, anticipèrent le lever du
soleil, leurs pépiements incessants brisant le silence gris et brumeux
de l’aurore. Comme toujours les femmes de Kern, silencieuses,
furent prêtes les premières et préparèrent leurs enfants. Le barbier
Emiel Régis qui s’apprêtait à rejoindre la troupe, son bâton de
pèlerin à la main et un sac de cuir sur les épaules, se révéla
également prompt et énergique. Les autres membres de la
compagnie, ceux qui avaient abusé du distillat d’alraune, n’étaient
pas aussi fringants. La fraîcheur du petit matin réveilla et ranima les
fêtards, mais elle ne parvint pas à dissiper totalement les effets de
l’alcool de mandragore. Geralt avait repris connaissance dans un
coin de la cahute, la tête dans le giron de Milva. Zoltan et Jaskier
s’étaient endormis dans les bras l’un de l’autre sur le tas de racines
de mandragore, faisant vibrer les gerbes d’herbes suspendues au
mur au rythme de leurs ronflements. Percival s’était retrouvé hors de
la cahute, recroquevillé sous un putier et recouvert de la natte de
paille que Régis utilisait en guise de paillasson. Les cinq compères,
qui apaisaient à présent leur soif intense près de la source, portaient
tous, chacun à sa manière, des traces évidentes de fatigue.
Lorsque le brouillard se fut enfin dissipé et que la sphère rouge
du soleil eut fait son apparition au milieu des sapins et des mélèzes
de Fen Carn, la troupe était déjà en chemin, défilant allégrement
parmi les tertres. Régis marchait en tête, Percival et Jaskier se
traînaient derrière lui, se donnant de l’allant en chantant à deux voix
la ballade sur les trois sœurs et le loup. À leur suite trépignait Zoltan
Chivay, qui tirait son étalon par les rênes. Le nain avait trouvé près
de la maison du barbier un bâton noduleux en bois de frêne et il le
brandissait vers chaque menhir qu’il croisait en souhaitant un repos
éternel aux elfes morts depuis belle lurette. Feld-maréchal Duda, lui,
installé sur son épaule, hérissait ses plumes et poussait de temps en
temps, sans y mettre trop d’entrain ni de conviction, des
jacassements indistincts.
La moins résistante au distillat d’alraune se révéla être Milva.
Elle avançait avec une difficulté évidente, transpirait, blême et d’une
humeur de chien, et ne répondait même pas aux babillages de la
petite fille aux tresses qui voyageait sur la selle de son cheval
moreau. L’humeur de Geralt n’étant pas non plus au beau fixe, il
n’entreprit pas de lui parler.
Ils avançaient, chantant les péripéties du loup d’une voix forte
qu’on aurait presque pu qualifier d’éméchée ; le brouillard aidant, ils
ne prirent conscience de la présence d’un groupe de manants
qu’une fois qu’ils se retrouvèrent nez à nez avec eux. Ces derniers,
en revanche, les avaient entendus de loin et les avaient guettés,
parfaitement dissimulés par leurs manteaux de bure, parmi les
monolithes enfoncés dans la terre. Il s’en fallut de peu que Zoltan
Chivay ne flanque un coup de massue à l’un d’entre eux, l’ayant pris
pour une pierre tombale.
— Oh ! s’écria-t-il. Pardonnez-moi, braves gens ! Je ne vous
avais pas vus ! Bonjour ! Bienvenue !
En réponse à ses salutations, la dizaine de paysans se mit à
marmotter en observant la compagnie d’un air sombre. Ils étaient
armés de pelles, de pioches et de pieux aiguisés, longs d’une toise.
— Bienvenue ! répéta le nain. Je devine que vous venez du
camp de la Chotla. Ai-je vu juste ?
Au lieu de répondre, l’un des hommes désigna le cheval de
Milva.
— C’est un moreau, grogna-t-il. Vous voyez ?
— Un moreau, répéta un autre en passant sa langue sur ses
lèvres. Oui, tout à fait. Il conviendra parfaitement.
— Hein ? (Zoltan avait remarqué les regards et les gestes
qu’avaient échangés les inconnus.) Oui, c’est bien un moreau. Et
alors ? C’est un cheval, voyons, pas une girafe, il n’y a pas de quoi
en faire un plat. Qu’est-ce que vous fabriquez ici, compères, dans ce
cimetière ?
— Et vous donc ? (Le manant toisa la compagnie d’un regard
malveillant.) Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Nous avons acheté cette parcelle, prétendit le nain en le
regardant droit dans les yeux et en frappant le menhir de son bâton.
Et nous mesurons le terrain, histoire de vérifier qu’on ne s’est pas
fait avoir sur les acres.
— Et nous, nous traquons un vampire !
— Un quoi ?
— Un vampire, répéta de manière insistante le plus âgé des
manants en se grattant le front sous son chapeau de feutre raidi par
la saleté. Sa tanière doit se trouver par ici, maudit soit-il. On a
aiguisé des pieux en bois de tremble, on va trouver ce damné et
l’transpercer si profondément qu’y s’en relèvera point !
— Et on a aussi de l’eau bénite dans des cruchons, qu’un
bienheureux prêtre nous a accordée, vociféra allégrement l’autre
manant en désignant les récipients. On va asperger le suceur de
sang, qu’il périsse pour les siècles des siècles !
— Ah ! fit Zoltan Chivay en souriant. À ce que je vois, c’est donc
une splendide partie de chasse que vous vous apprêtez à conduire,
prévue dans les moindres détails et minutieusement préparée. Un
vampire, dites-vous ? Eh bien ! vous en avez de la chance, braves
gens. Nous avons justement dans notre compagnie un spécialiste en
la matière, un sorc…
Il s’interrompit et jura tout bas, car le sorceleur lui avait décoché
un violent coup de pied dans la jambe.
— Qui a vu ce vampire ? demanda Geralt, imposant le silence à
ses compagnons d’un regard éloquent. Comment savez-vous que
c’est précisément par ici qu’il convient de le chercher ?
Les manants se mirent à murmurer entre eux.
— Personne ne l’a vu, reconnut enfin le manant au chapeau de
feutre. Ni même entendu. Comment le voir puisqu’il vole la nuit, dans
le noir ? Comment l’entendre puisqu’avec ses ailes de chauve-
souris, il vole sans un bruissement ?
— On n’a point vu de vampire, ajouta un autre manant, mais on
a vu le résultat de ses horribles procédés. Depuis que c’est la pleine
lune, cette espèce de fantôme tue un des nôtres chaque nuit. Il en a
éventré deux déjà, les a écharpés. Une femme et un marmot. Le
vampire sème l’horreur et la terreur ! Il les a mis en lambeaux, les
malheureux, il a bu leur sang jusqu’à la dernière goutte ! Est-ce
qu’on va attendre que la troisième nuit arrive sans rien faire ?
— Qui a dit que le responsable était un vampire, et pas un autre
prédateur ? Qui a eu l’idée de chercher dans cet ossuaire ?
— C’est le saint prêtre qui l’a dit. Un homme pieux et cultivé ;
grâce aux dieux, il s’est retrouvé dans notre camp. Il a tout de suite
deviné que c’était un vampire qui venait nous importuner. En guise
de châtiment, parce qu’on avait négligé nos prières et les offrandes
aux temples. Maintenant, il est au camp, il récite des prières et
toutes sortes de prexortisme ; à nous, il a dit d’aller chercher le
tombeau où le revenant passait ses journées.
— Précisément ici ?
— Et où est-ce qu’on va chercher le tombeau d’un vampire si ce
n’est pas dans une nécropole ? Et puis c’est une nécropole elfique…
Même un enfant sait que les elfes, c’est une race vile et impie, un
elfe sur deux devient un revenant après sa mort ! Tout le mal vient
des elfes !
— Et des barbiers, ajouta sérieusement Zoltan en hochant la
tête. C’est vrai. Même les enfants le savent. Il est loin, ce camp dont
tu parles ?
— Non, pas loin du tout…
— Ne leur en dites pas trop, père Owchiwouille, grogna un
manant dont les cheveux retombaient sur ses sourcils broussailleux,
celui-là même qui leur avait exprimé son aversion un moment plus
tôt. Le diable sait qui ils sont, ceux-là… Elle a l’air louche, toute cette
clique. Allez, au boulot. Qu’ils nous donnent le cheval, et qu’ils aillent
ensuite leur chemin.
— Oui-da, acquiesça le plus âgé des manants. Il faut qu’on
finisse notre affaire, le temps file. Donnez voir votre cheval. Le
moreau, là. On en a besoin pour trouver le vampire. Enlève la
gamine de ta selle, mesquine.
Milva, qui jusque-là avait observé le ciel d’un air indifférent,
regarda le paysan, et ses traits se durcirent dangereusement.
— C’est à moi que tu parles, bouseux ?
— Tout juste. Donne ton moreau, on en a besoin !
Milva essuya la sueur sur sa nuque et serra les dents ; ses yeux
fatigués avaient à présent la même expression que ceux d’une bête
sauvage.
— De quoi s’agit-il, bonnes gens ? (Le sorceleur sourit, tentant
de détendre l’atmosphère.) Pourquoi vous faut-il ce cheval, que vous
demandez si gentiment ?
— Et comment on va faire autrement pour trouver la tombe du
revenant ? C’est connu qu’il faut faire le tour du cimetière sur un
étalon moreau ; et la tombe devant laquelle le cheval s’arrêtera,
sans plus vouloir bouger, c’est là que sera le vampire. À ce moment-
là, il faudra le déterrer, et le transpercer d’un pieu en bois de
tremble. Ne vous mettez pas en travers, y a pas à discuter. On doit
prendre ce moreau !
— Une autre robe ne peut-elle convenir ? demanda Jaskier, qui
se voulait conciliant, en tendant les rênes de Pégase au manant.
— Aucunement.
— Alors vous êtes dans la mouise, leur lança Milva entre ses
dents, parce que je ne vous donnerai pas mon cheval.
— Comment ça, tu ne le donneras point ? T’as pas écouté,
mesquine, ce qu’on a dit ? On est obligés.
— Vous, oui. Mais pas moi.
— On peut trouver une solution à l’amiable, intervint Régis avec
calme. D’après ce que j’ai compris, dame Milva a des répugnances à
confier sa monture à des mains étrangères…
— Et comment ! (L’archère cracha violemment.) Rien que d’y
penser, ça me dégoûte.
— Et donc, pour ménager la chèvre et le chou, poursuivit
tranquillement le barbier, dame Milva pourrait monter elle-même son
moreau et faire le tour de la nécropole, comme vous le souhaitez.
— Je ne vais pas cavaler comme une idiote autour
du cimetière !
— Personne ne te le demande, la goton, cria l’homme aux longs
cheveux. Pour ça, il faut un fier-à-bras, un brave, toi t’as qu’à
t’activer aux fourneaux, préparer à manger pour l’homme aux
cheveux blancs. Bien sûr, une fille peut être utile, parce que, contre
un vampire, les larmes d’une jeune donzelle sont très efficaces ; si
on l’en asperge, il s’enflamme comme une torche. Mais c’est une
jeunette pure et vierge qui doit répandre ces pleurs. J’ai pas
l’impression que ça te corresponde, la mégère. Donc, t’es bonne à
rien ici.
Milva s’avança rapidement et, d’un mouvement imperceptible,
tendit en avant son poing droit. Il y eut un bruit sourd, la tête du
manant bascula en arrière, découvrant sa gorge velue – une cible
parfaite. La jeune fille fit encore un pas et cogna droit devant,
s’aidant d’une torsion de la hanche et des épaules pour donner plus
de puissance à son coup. Le manant recula de quelques pas,
s’emmêla les jambes et s’effondra, son occiput heurtant un menhir.
— Et maintenant, tu peux voir à quoi je suis bonne, lança
l’archère d’une voix frémissante de colère en se frictionnant le poing.
Alors, qui de nous deux est le plus brave ? Qui a sa place aux
fourneaux ? Par ma foi, rien de tel qu’un combat à mains nues !
Après ça, les choses sont on ne peut plus claires. Les preux, les
braves se tiennent debout, les jocrisses et les trouillards restent
couchés à terre. J’ai pas raison, pécore ?
Les manants n’étaient pas pressés de l’approuver, ils
regardaient Milva, la gueule ouverte. Celui au chapeau de feutre
s’agenouilla près de l’homme à terre et lui tapota délicatement la
joue. Sans effet.
— Il est mort, hoqueta-t-il en relevant la tête. Corps et âme.
Mais enfin, comment as-tu pu, mégère ? Comment peut-on tuer un
homme ainsi ?
— Je ne voulais pas, murmura Milva en baissant le bras.
Elle était pâle à faire peur.
Après quoi, sans que personne s’y attende, elle se retourna,
vacilla, appuya son front contre le menhir et se mit à vomir par
saccades.
***
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Léger traumatisme du cerveau, répliqua Régis en se levant
et en fermant son sac. Le crâne est intact. Il a déjà repris
connaissance. Il se souvient de ce qui s’est passé et se rappelle son
nom. C’est de bon augure. La vive émotion de dame Milva n’avait,
par chance, pas lieu d’être.
Le sorceleur jeta un coup d’œil à l’archère ; elle était assise
sous un rocher non loin de là, les yeux perdus dans le lointain.
— Ce n’est pourtant pas une jeune fille délicate, sujette à ce
genre d’émotion, marmonna-t-il. J’en attribuerais plutôt la faute à
l’alcool de belladone qu’on a bu hier.
— Avant déjà, ça lui est arrivé de dégueuler, intervint Zoltan tout
doucement. Avant-hier, à l’aube. Tous dormaient encore. Moi, je
crois que c’est à cause de ces champignons que nous avons
mangés à Turlough. Moi-même, j’ai eu mal au ventre pendant deux
jours.
Régis lança un étrange regard au sorceleur par-dessous ses
sourcils grisonnants et sourit d’un air énigmatique en s’enveloppant
dans son manteau de laine noire. Geralt s’approcha de Milva en se
raclant la gorge.
— Comment te sens-tu ?
— Mal. Et le manant ?
— Ça va aller. Il est revenu à lui. Mais Régis lui a interdit de se
lever. Les paysans fabriquent un brancard, on va le ramener au
camp entre deux chevaux.
— Prenez le mien.
— On a pris Pégase et le gris. Ils sont plus paisibles. Lève-toi,
c’est l’heure d’y aller.
***
***
***
Les Rats se levèrent d’un bond, réveillés par un cri infini qui
résonnait le long des murs de la grotte en un écho démultiplié. Asse
et Reef s’emparèrent de leurs épées, Étincelle pesta car elle s’était
cogné la tête contre une saillie rocheuse.
— Qu’est-ce que c’est ? cria Kayleigh. Que se passe-t-il ?
Dans la grotte, l’obscurité régnait, bien que le soleil brille à
l’extérieur. Les Rats récupéraient d’une nuit passée à fuir des
poursuivants au grand galop. Giselher inclina un flambeau vers le
feu, l’alluma, puis il se leva et se dirigea vers l’endroit où dormaient
Ciri et Mistle, situé comme toujours un peu à l’écart du reste de la
bande. Ciri était assise, la tête baissée, et Mistle la tenait dans ses
bras.
Giselher leva sa torche. Les autres aussi s’étaient rapprochés.
Mistle recouvrit les épaules de Ciri d’une fourrure.
— Écoute, Mistle, dit sérieusement le chef des Rats, je ne me
suis jamais mêlé de ce que vous faisiez toutes les deux sur un seul
couchage. Je ne vous ai jamais adressé un seul mot de travers ni
aucune moquerie. Je m’efforce toujours de regarder ailleurs et de ne
pas faire attention. C’est votre affaire, ce sont vos inclinations, je n’ai
rien d’autre à dire tant que vous faites ça sans bruit, et discrètement.
Mais cette fois vous avez un peu exagéré.
— Ne sois pas stupide ! explosa Mistle. Qu’est-ce que tu
t’imagines, que c’est… Elle a crié dans son rêve ! C’était un
cauchemar !
— Ne crie pas. Falka ?
Ciri remua la tête.
— Il était si terrible que ça, ton rêve ? De quoi as-tu rêvé ?
— Laisse-la tranquille !
— Ferme-la, Mistle. Falka ?
— Quelqu’un que j’ai connu autrefois, s’étrangla Ciri, se faisait
piétiner par des chevaux. Les sabots… J’avais l’impression que
c’était moi qu’ils piétinaient… Je ressentais sa douleur… à la tête et
au genou… J’ai toujours mal… Pardon. Je vous ai réveillés.
— Ne t’excuse pas. (Giselher nota que Mistle avait les dents
serrées.) C’est moi qui vous dois des excuses. Quant à ton rêve…
Ma foi, ça arrive à tout le monde. Ce n’est pas grave.
Ciri ferma les yeux. Elle n’était pas certaine que Giselher ait
raison.
***
***
Ils marchaient derrière les chevaux, tirés par des longes qui
reliaient leurs poignets entravés aux arçons des selles. Ils
marchaient, couraient parfois, car les cavaliers n’épargnaient ni leurs
montures ni les prisonniers. Jaskier, par deux fois, s’était écroulé et
avait été traîné durant plusieurs minutes sur le ventre, hurlant à en
faire pitié. Il fut remis sur ses jambes, stimulé sans ménagement par
le bout d’un épieu, et contraint à repartir. La poussière les faisait
larmoyer, les aveuglait, leur piquait le nez, les oppressait. La soif
rendait leur gorge brûlante.
Une seule consolation : la route sur laquelle on les pressait allait
vers le sud. Geralt voyageait donc enfin dans la bonne direction, à
une allure soutenue qui plus est. Il ne s’en réjouissait pas
cependant, car ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé son voyage.
Quand ils arrivèrent à destination, Jaskier avait la voix
complètement éraillée d’avoir lancé tant de blasphèmes et d’appels
à la miséricorde, et Geralt était à la torture en raison de la douleur
qui irradiait dans son genou et son coude ; celle-ci était si vive que le
sorceleur commençait à envisager une solution radicale, voire même
désespérée.
Ils parvinrent à un camp guerrier déployé autour d’une citadelle
en ruine à demi incendiée. Au-delà d’une ceinture de sentinelles,
des barres d’attache pour les chevaux et des feux de bivouacs
fumants, ils découvrirent, entourant une immense place d’armes
trépidante, les tentes des chevaliers ornées de leurs étendards. La
place d’armes, ceinte d’une palissade démantibulée et calcinée, se
révéla être le terme de leur périple forcé.
Ayant avisé une mangeoire pour les chevaux, Geralt et Jaskier
tirèrent sur leur longe. Les cavaliers, dans un premier temps, ne
semblaient guère enclins à les laisser accéder à l’abreuvoir ; le fils
d’Anselme Aubry dut cependant se rappeler que Jaskier était une
prétendue connaissance de ses parents, et voulut être aimable. Le
sorceleur et le poète se frayèrent un passage au milieu des
chevaux ; ils se désaltérèrent et se lavèrent le visage à l’aide de
leurs mains entravées. Les secousses exercées sur la corde les
ramenèrent bien vite à la réalité.
— Qu’est-ce que vous m’avez ramené encore ? demanda un
chevalier grand et élancé, revêtu d’une armure en fer forgé couverte
de plaques d’or, qui frappait en rythme une masse d’armes contre
son bouclier ornementé en forme d’amande. Ne me dites pas que ce
sont encore des espions ?
— Des espions ou des déserteurs, confirma le fils d’Anselme
Aubry. On les a attrapés au camp de la Chotla quand nous avons
liquidé le détachement des Nilfgaardiens. Ce sont indubitablement
des éléments suspects.
Le chevalier en armure dorée pouffa, puis observa plus
attentivement Jaskier, et son visage, jeune mais sévère, s’éclaira
soudain.
— Imbécile. Détache-les immédiatement.
— Ce sont des espions à la solde de Nilfgaard ! s’enflamma
Pilier Noir, de la famille Papebrock. Surtout celui-là, tiens, le gredin,
qui n’a pas la langue dans sa poche. Il prétend être poète, le
vaurien !
— Il ne t’a pas trompé, dit en souriant le chevalier en armure
dorée. C’est le barde Jaskier. Je le connais. Enlevez-lui ses liens. À
l’autre aussi.
— Vous êtes sûr, monsieur le comte ?
— C’était un ordre, chevalier Papebrock.
— Et toi qui te demandais à quoi je pouvais bien te servir,
grommela Jaskier en s’adressant à Geralt et en frottant ses poignets
que les entraves avaient engourdis. Au moins, maintenant, tu le
sais ! Ma renommée me précède, on me connaît et partout je suis
respecté.
Occupé à masser ses propres poignets, son coude et son
genou endoloris, Geralt s’abstint de tout commentaire.
— Daignez pardonner le zèle de ces jeunes hommes, déclara le
chevalier qui avait le titre de comte. Ils voient des espions
nilfgaardiens partout. À chaque expédition, ils en ramènent ainsi
plusieurs qui paraissent suspects. Ceux qui, d’une manière ou d’une
autre, se distinguent au milieu de la populace en fuite. Et vous, noble
Jaskier, le moins que l’on puisse dire, c’est que vous vous
distinguez. Comment vous êtes-vous retrouvé dans le camp de la
Chotla, avec les fugitifs ?
— Je venais de Dillingen, j’étais en route pour Maribor, mentit
Jaskier en parlant d’une voix égale, lorsque nous sommes tombés
dans cet enfer, moi et mon… collègue de plume. Vous le connaissez
certainement. Il se nomme… Giraldus.
— Mais bien sûr que je le connais, j’ai lu ses œuvres, se vanta
le chevalier. C’est un honneur pour moi, messire Giraldus. Je suis
Daniel Etcheverry, comte de Garramone. Sur l’honneur, maître
Jaskier, beaucoup de choses ont changé depuis le temps où vous
chantiez à la cour du roi Foltest !
— Indubitablement.
— Qui aurait pu penser, ajouta le comte en se rembrunissant,
que les choses en arriveraient là. Verden a rendu les armes devant
Emhyr, Brugge est pratiquement battue, Sodden est en feu… Et
nous, nous reculons, nous reculons sans cesse… Pardon, je voulais
dire que nous effectuons une manœuvre tactique. Les Nilfgaardiens
brûlent et pillent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage, ils ont
quasiment atteint l’Ina, il s’en faut de peu maintenant qu’ils
encerclent les forteresses de Mayen et Razwan ; quant à l’armée
témérienne, elle poursuit toujours cette manœuvre…
— Lorsque j’ai vu les lys sur vos pavois, près de la Chotla, dit
Jaskier, j’ai pensé que c’était déjà l’offensive.
— Une contre-attaque, rectifia Daniel Etcheverry. Et une bataille
de reconnaissance. Nous avons traversé l’Ina, nous avons massacré
plusieurs détachements nilfgaardiens ainsi que des commandos de
Scoia’tael qui propageaient les incendies. Voyez ce qu’il reste de
l’assemblée en Armérie, que nous avons réussi à reconquérir. Quant
aux forts de Carcano et de Vidort, ils ont été totalement réduits en
cendres… Le sud tout entier est à feu et à sang… Mais je vous
ennuie, messeigneurs. Vous savez très bien ce qui se passe à
Brugge et à Sodden, puisque vous avez été contraints de vous en
sauver comme des fuyards. Sans oublier mes hommes qui vous ont
pris pour des espions ! Je vous présente de nouveau toutes mes
excuses. Et je vous invite à partager mon déjeuner. Certains des
officiers et ces messieurs de la noblesse seront heureux de faire
votre connaissance, messires les poètes.
— C’est un véritable honneur pour nous, monsieur le comte,
assura Geralt en s’inclinant roidement. Mais le temps presse. Nous
devons nous mettre en route.
— Je vous en prie, pas de manières, insista Daniel Etcheverry
en souriant. Ce n’est qu’un simple et modeste repas de soldat. De la
viande de chevreuil, des gélinottes, du sterlet, des truffes…
— Refuser, affirma Jaskier en déglutissant et en toisant le
sorceleur d’un regard éloquent, serait vous faire outrage. Allons sans
atermoiements, monsieur le comte. Cette tente richement parée aux
couleurs azur et or est-elle la vôtre ?
— Non. C’est celle du commandant en chef. L’azur et l’or sont
les couleurs de sa patrie.
— Comment cela ? s’étonna Jaskier. J’étais certain qu’il
s’agissait de l’armée de Témérie. Que c’était vous qui commandiez
ici.
— C’est une section isolée de l’armée de Témérie. Moi, je suis
l’officier de liaison du roi Foltest. Pas mal de nobles témériens
accompagnés de leur suite servent également ici ; ils portent des lys
sur leurs pavois par respect pour l’ordre des choses. Mais l’essentiel
du corps d’armée est constitué de sujets d’un autre royaume. Vous
voyez l’étendard devant la tente ?
— Des lions. (Geralt s’arrêta.) Des lions d’or sur un champ
d’azur. C’est… c’est l’emblème de…
— … de Cintra, confirma le comte. Ce sont des émigrants du
royaume de Cintra, qui est occupé actuellement par Nilfgaard. Leur
commandant est le maréchal Vissegerd.
Geralt fit volte-face avec l’intention d’informer le comte que des
affaires pressantes les contraignaient malgré tout à renoncer au
chevreuil, au sterlet et aux truffes, mais il n’eut pas le temps de
mettre son plan à exécution. Un groupe d’hommes s’approchait
d’eux ; à leur tête marchait un chevalier bien bâti, aux cheveux gris
et au ventre rebondi, qui portait un manteau azur et une chaîne en or
sur son armure.
— Voici justement le maréchal Vissegerd en personne,
messieurs les poètes, annonça Daniel Etcheverry. Permettez, Votre
Grandeur, que je vous présente…
— Inutile, l’interrompit le maréchal Vissegerd d’une voix rauque
en fusillant Geralt du regard. Nous avons déjà été présentés. À
Cintra, à la cour de la reine Calanthe. Le jour des fiançailles de la
princesse Pavetta. C’était il y a quinze ans, mais j’ai une bonne
mémoire. Et toi, vaurien de sorceleur, tu te souviens de moi ?
— Parfaitement, confirma Geralt en hochant la tête et en
tendant docilement ses mains aux soldats.
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— L’aube va bientôt poindre, constata Milva en regardant non
pas le ciel, mais la surface scintillante de la rivière. Les silures sont
en train de décimer les bancs de poissons blancs. Et toujours pas de
trace du sorceleur et de Jaskier. Pourvu que Régis n’ait pas raté son
coup…
— Ne parle pas de malheur, marmonna Cahir en arrangeant la
sangle de l’étalon qu’il avait récupéré.
— Il faut dire que c’est un peu… C’est comme si tous ceux qui
avaient affaire à votre Ciri attiraient le mauvais œil… Cette fille
apporte le malheur… Le malheur et la mort.
— Crache, Milva.
Elle s’exécuta pour conjurer le mauvais sort.
— Mais quelle froidure, j’en ai la chair de poule… Et j’ai une de
ces soifs ! J’ai encore vu un cadavre putréfié au bord de la rivière…
Brrrr… J’ai la nausée… Je vais sûrement vomir…
— Tiens. (Cahir lui tendit son outre.) Bois. Et assieds-toi près de
moi, je vais te réchauffer.
Dans le fond de la rivière, un silure s’attaqua de nouveau à un
banc d’ablettes qui jaillit à la surface en une pluie argentée. Les
deux compagnons aperçurent un oreillard – ou était-ce un
engoulevent ? – qui voletait au-dessus de l’eau.
— Qui donc peut savoir de quoi demain sera fait, marmonna
Milva, pensive, blottie contre l’épaule de Cahir. Qui traversera la
rivière, et qui embrassera la terre ?
— Advienne que pourra. Chasse ces pensées.
— Tu n’as pas peur ?
— Si. Et toi ?
— Moi, j’ai des nausées.
Ils restèrent silencieux un long moment.
— Dis-moi, Cahir, quand est-ce que tu as rencontré cette Ciri ?
— La première fois ? C’était il y a trois ans. Durant la bataille de
Cintra. Je l’ai emmenée hors de la ville. Quand je l’ai trouvée, elle
était cernée par un rideau de flammes. J’ai bravé l’incendie, la
fumée, en la tenant serrée dans mes bras, mais on aurait dit qu’elle
aussi était comme les flammes.
— Comment ça ?
— Qu’il est impossible de tenir des flammes dans ses bras.
— Si ce n’est pas Ciri qui est à Nilfgaard, répondit Milva après
un long silence, alors qui est-ce ?
— Je ne sais pas.
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***
On peut dire que Servadio avait une sacrée veine. Il n’était pas
venu à Loredo dans l’intention d’espionner quelqu’un en particulier.
Mais le village, non sans raison, avait été surnommé « le Repaire
des malandrins ». Loredo était situé sur le « Chemin des Bandits »,
les brigands et les voleurs de tous les alentours du Haut-Velda
venaient pour s’y rencontrer, fouiner, vendre ou échanger leurs
butins, s’approvisionner, se reposer et s’amuser en compagnie du
gratin des voyous. Le village avait été incendié à plusieurs reprises,
mais les rares habitants restants et les nombreux immigrants ne
cessaient de le reconstruire. La cohabitation avec les bandits se
passait parfaitement bien. Et les mouchards comme Servadio
avaient toujours la possibilité de glaner à Loredo une ou deux
informations à rapporter au préfet en échange de quelques florins.
Aujourd’hui, Servadio escomptait récupérer bien plus. Car les
Rats venaient d’arriver au village.
Le cortège était mené par Giselher, flanqué d’Étincelle et de
Kayleigh. Derrière eux suivaient Mistle et la nouvelle, une fille aux
cheveux cendrés, prénommée Falka. Asse et Reef fermaient la
marche en tirant des chevaux non sellés qui avaient sans nul doute
été volés et amenés à Loredo pour y être vendus. Les Rats étaient
fatigués et couverts de poussière, mais ils se tenaient gaillardement
sur leur selle, répondaient aux salutations de leurs amis ou
connaissances qui séjournaient au village. Ils sautèrent à bas de
leurs chevaux et se servirent de la bière avant de se lancer aussitôt
dans de bruyantes négociations avec les marchands et les
receleurs. Tous, sauf Mistle et la nouvelle recrue, qui portait une
épée derrière son dos. Ces deux-là s’en allèrent parmi les étals qui,
comme à l’accoutumée, inondaient la place. Loredo avait ses jours
de marché ; ces jours-là, l’offre à destination des bandits de passage
était particulièrement riche et diversifiée. C’était le cas cette fois-ci.
Servadio emboîta prudemment le pas aux jeunes filles. Pour
gagner de l’argent, il devait moucharder, et, pour moucharder, il
devait prêter l’oreille.
Mistle et Falka admiraient les foulards colorés, les colliers de
perles, les blouses brodées, les caparaçons, les brides décorées.
Elles retournaient la marchandise, mais n’achetaient rien. Mistle
avait la main posée sur l’épaule de sa compagne aux cheveux
cendrés quasiment en permanence.
Le rapporteur se rapprocha prudemment, fit mine d’examiner les
courroies et les ceintures sur l’étal d’un sellier. Les jeunes brigandes
discutaient, mais à voix basse, il lui était impossible de comprendre
ce qu’elles se disaient, et il n’osait pas avancer plus près. Elles
pourraient le remarquer, avoir des soupçons.
Dans l’une des échoppes on vendait de la ouate sucrée. Les
jeunes filles s’approchèrent, Mistle acheta deux bâtonnets entourés
d’une douceur neigeuse et en donna un à sa compagne. Celle-ci
commença à grignoter délicatement. Un flocon blanc resta collé sur
ses lèvres. Mistle l’essuya d’un geste délicat, affectueux. La jeune
fille aux cheveux gris écarquilla ses yeux noisette, se passa très
lentement la langue sur les lèvres, sourit d’un air espiègle en
tournant la tête. Des frissons glacés parcoururent Servadio de la
nuque aux omoplates. Il se souvint des ragots qui circulaient sur les
deux brigandes.
Il se dit qu’il ferait mieux de se retirer furtivement ; il était clair
qu’il n’entendrait rien, qu’il ne pourrait rien surprendre d’intéressant,
les deux donzelles ne discutant apparemment de rien d’important.
En revanche, non loin de là, à l’endroit où s’était rassemblée la
crème des gangs, Giselher, Kayleigh et les autres se chamaillaient
bruyamment, marchandaient, criaient, plaçaient leur timbale toutes
les deux minutes sous le bondon du tonnelet. Avec eux, Servadio
avait des chances d’en apprendre davantage. L’un des Rats pouvait
laisser échapper un mot, même un demi-mot qui trahirait les projets
imminents de la bande, son itinéraire ou son objectif. S’il parvenait à
entendre quelque chose et à transmettre à temps l’information aux
soldats du préfet ou aux agents de Nilfgaard, qui s’intéressaient
vivement aux Rats, il pourrait espérer une récompense. Si, par la
suite, sur la base de ces informations, le préfet réussissait à mettre
en place un piège efficace, Servadio pouvait compter sur un afflux
vraiment considérable de ses ressources. J’achèterai une peau de
mouton à ma vieille, pensait-il fiévreusement. Des chaussures aux
enfants, enfin ! Et puis aussi un ou deux jouets… Et pour moi…
Les jeunes filles flânaient le long des étals en léchant leur ouate
sucrée. Servadio réalisa soudain qu’elles étaient observées. Et
montrées du doigt. Ils connaissaient ceux qui les désignaient de la
sorte, des bandits et des voleurs de chevaux du gang de Pinto,
surnommé « l’Arracheur de queues ».
Les larrons échangeaient des réflexions, parlaient fort,
ricanaient et se montraient insolents. Mistle cligna des yeux, posa sa
main sur l’épaule de la jeune fille aux cheveux cendrés.
— Hé, les tourterelles ! s’esclaffa l’un des voleurs du gang de
l’Arracheur, un échalas dont la moustache ressemblait à une étoupe
en bataille. Avisez un peu, c’est vrai qu’elles vont pas tarder à se
faire des bécots !
Servadio vit que la jeune fille aux cheveux cendrés avait frémi,
et que les doigts de Mistle s’étaient resserrés sur son épaule. Les
larrons ricanèrent en chœur. Mistle se retourna lentement ; certains
des voleurs cessèrent de rire sur-le-champ, mais celui à la
moustache en bataille était ou trop ivre, ou bien totalement dénué de
bon sens.
— P’têt’ bien qu’l’une de vous a besoin d’un homme ? dit-il en
s’approchant et en faisant des gestes sans équivoque. Par ma foi,
des comme vous, y a qu’à les tringler comme il faut, et vous serez
guéries de vot’ perversion en un éclair ! Hé, toi, je te parle…
Il n’eut pas le temps de la toucher. La jeune fille aux cheveux
cendrés s’enroula tel un serpent prêt à l’attaque, son épée flamboya
et frappa avant même que sa ouate sucrée, qu’elle avait laissé
tomber, touche terre. Le moustachu chancela, gloussa comme un
dindon, du sang jaillit en un filet continu de sa gorge tranchée. La
jeune fille se replia de nouveau sur elle-même, se rapprocha de lui
en deux pas de danse, frappa une seconde fois ; une vague carmin
éclaboussa les étals, le voyou s’affaissa, et une mare de sang se
forma en quelques secondes autour de son cadavre gisant sur le
sable. Quelqu’un hurla. Un deuxième voleur se pencha, sortit un
couteau de sa chaussure, mais au même moment il tomba, frappé
par le manche en fer de la nagaïka de Giselher.
— Un seul cadavre suffit ! assena le chef des Rats. Celui-là n’a
qu’à s’en prendre à lui-même, il ignorait à qui il avait affaire ! Écarte-
toi, Falka !
C’est alors seulement que la jeune fille aux cheveux gris lâcha
son épée. Giselher souleva son escarcelle et l’agita.
— D’après les règles de notre confrérie, je paie pour celui qui a
été tué. Honnêtement, selon son poids, un thaler pour chaque livre
de ce macchabée galeux. Fin de la querelle ! Je dis bien,
camarades ? Hé, Pinto, qu’est-ce que tu as à déclarer ?
Étincelle, Kayleigh, Reef et Asse se tenaient derrière leur chef.
Leurs visages étaient de marbre, leurs mains posées sur le
pommeau de leurs épées.
— C’est honnête, intervint l’un des bandits du gang de
l’Arracheur, un homme petit aux jambes torses, vêtu d’un caban de
cuir. C’est juste, Giselher. Fin de la querelle.
Servadio avala sa salive et essaya de se noyer dans la foule qui
s’était déjà rassemblée sur le lieu de l’incident. Il songea soudain
qu’il n’avait pas la moindre envie de tourner autour des Rats ni de la
jeune fille aux cheveux couleur cendre qu’on appelait Falka, et se dit
que la récompense promise par le préfet n’était pas si élevée,
finalement.
Falka rangea tranquillement son épée dans son fourreau et
regarda autour d’elle. Servadio se figea en voyant son menu visage
soudain décomposé.
— Ma ouate sucrée, gémit plaintivement la jeune fille en
regardant sa friandise qui traînait sur le sable sale. J’ai laissé tomber
ma ouate sucrée…
Mistle l’enlaça.
— Je t’en achèterai une autre.
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— L’histoire de Lara et de Cregennan est une histoire vraie,
mais tellement enjolivée aujourd’hui qu’on a du mal à démêler le vrai
du faux. Il existe aussi de nombreuses divergences entre la version
humaine et la version elfique de la légende, toutes deux respirant le
chauvinisme et la haine raciale. Aussi éliminerai-je les fioritures et
me contenterai-je des faits. Cregennan de Lod était un magicien,
Lara Dorren aep Shiadhal, une elfe magicienne, une Aen
Saevherne, une Érudite, l’une des porteuses du Hen Ichaer,
l’énigmatique – y compris pour nous, les elfes – Sang ancien.
L’amitié, puis l’amour qui unissait les deux jeunes gens fut
initialement bien accueilli par les deux races ; rapidement
cependant, des ennemis firent leur apparition, s’opposant
farouchement à l’idée d’une union entre les magies humaine et
elfique. Tant parmi les elfes que les humains, il s’en trouva pour y
voir une trahison. Cregennan et Lara firent aussi l’objet de
controverses – devenues troubles aujourd’hui –, suscitèrent la
jalousie et l’envie. En bref : à la suite d’une intrigue ourdie contre lui,
Cregennan fut éliminé. Lara Dorren, traquée et poursuivie, mourut
d’épuisement dans un endroit désert en mettant au monde une fille.
L’enfant fut sauvée par miracle. Elle fut recueillie par Cerro, la reine
de Rédanie.
— Parce qu’elle avait pris peur en entendant la malédiction que
Lara avait jetée sur elle lorsqu’elle lui avait refusé son aide et l’avait
chassée dans le froid glacial, intervint Keira Metz. Si Cerro ne
recueillait pas l’enfant, de terribles calamités devaient s’abattre sur
elle et toute sa famille…
— Il s’agit justement là des fioritures auxquelles a renoncé
Francesca, l’interrompit Filippa Eilhart. Tenons-nous-en aux faits.
— Les capacités prémonitoires de l’Érudite de Sang ancien sont
des faits, dit Ida Emean en levant les yeux sur Filippa. Et le thème
de la prédiction, présent dans les différentes versions de la légende,
donne à réfléchir.
— Il donnait à réfléchir autrefois et continue à le faire
aujourd’hui encore, confirma Francesca. Les rumeurs sur la
malédiction de Lara ne se sont pas tues ; dix-sept ans plus tard,
lorsque la fillette recueillie par Cerro, prénommée Riannon, fut
devenue une jeune demoiselle d’une beauté éclipsant même celle,
pourtant légendaire, de sa mère, on s’en souvenait encore. Riannon,
qui avait été adoptée, portait le titre officiel d’infante de Rédanie, et
de nombreuses maisons gouvernantes s’intéressaient à elle.
Lorsque, parmi de nombreux prétendants, Riannon choisit
finalement Goidemar, le jeune roi de Témérie, il s’en fallut de peu
que les rumeurs sur la malédiction rendent le mariage impossible.
Celles-ci se propagèrent toutefois parmi la population avec une
virulence décuplée trois ans après le mariage de Goidemar et de
Riannon. Au temps de la rébellion de Falka.
Fringilla, qui n’avait jamais entendu parler de Falka ni de sa
rébellion, haussa les sourcils. Francesca s’en aperçut.
— Pour les Royaumes du Nord, expliqua-t-elle, ce furent des
événements tragiques et sanglants, qui sont aujourd’hui encore
présents dans les mémoires, bien que plus de cent ans se soient
écoulés depuis. Cette histoire n’est certainement pas connue à
Nilfgaard, car, à l’époque, le Nord n’avait quasiment aucun contact
avec l’Empire, c’est pourquoi je me permettrai d’évoquer brièvement
certains faits. Falka était la fille de Vridank, le roi de Rédanie. Née
d’un premier mariage que Vridank annula lorsqu’il rencontra la belle
Cerro, celle-là même qui recueillit plus tard l’enfant de Lara. Les
raisons du divorce sont expliquées avec force détails dans un
document alambiqué, accompagné d’un portrait de la première
femme de Vridank autrement plus parlant. Celle-ci était une noble de
Kovir – une demi-elfe à n’en pas douter –, mais aux traits dominants
résolument humains : des yeux d’ermite démente, des cheveux de
noyée et des lèvres de lézard. En d’autres termes un laideron, qui fut
renvoyé à Kovir en même temps que sa fille Falka, âgée d’un an.
L’une comme l’autre tombèrent bientôt dans l’oubli.
— Vingt-cinq ans plus tard, reprit au bout d’un instant Enid an
Gleanna, Falka fit parler d’elle en provoquant un soulèvement et en
assassinant, de sa propre main à ce qu’il paraît, son père, Cerro et
deux de ses demi-frères. La rébellion armée qui explosa fut
soutenue dans un premier temps par une partie de la noblesse
témérienne et kovirienne, justifiant la lutte de Falka, l’aînée légitime,
pour le trône qui lui revenait, mais elle se mua bientôt en une guerre
paysanne d’une portée considérable. Les deux parties se livrèrent à
des atrocités macabres. Falka est restée dans la légende comme un
démon sanglant ; en réalité, il est plus vraisemblable qu’elle ait tout
simplement cessé de maîtriser la situation et que les mots d’ordre
sans cesse renouvelés inscrits sur les étendards des insurgés aient
échappé à son contrôle : « Mort aux rois, mort aux magiciens, mort
aux prêtres, à la noblesse, aux riches et aux seigneurs. » Bref, mort
à tout ce qui bouge, car il est impossible de brider des esprits
enivrés par le sang. La rébellion commença à s’étendre à d’autres
pays…
— Les historiens nilfgaardiens ont écrit des choses à ce sujet,
l’interrompit Sabrina Glevissig avec une évidente ironie. Dame
Assire et dame Fringilla les ont très certainement lues. Abrège,
Francesca. Viens-en à Riannon et aux triplés de Houtborg.
— Avec plaisir. Riannon, la fille de Lara Dorren recueillie par
Cerro, qui était alors déjà la femme de Goidemar, le roi de Témérie,
fut accidentellement capturée par les rebelles de Falka et
emprisonnée au château de Houtborg. Elle était alors enceinte. Le
château se défendit longtemps encore après la répression de
l’émeute et l’exécution de Falka qui suivirent l’enlèvement, mais
Goidemar finit par le prendre d’assaut et libéra sa femme, en même
temps que trois enfants – deux petites filles, qui savaient déjà
marcher, et un petit garçon, qui s’y essayait. Riannon était devenue
folle. Goidemar, furibond, soumit tous les prisonniers à la torture, et
au travers des parcelles de témoignages arrachés au milieu des
hurlements se dessina une image lisible.
» Falka, qui tenait sa beauté de sa grand-mère elfique et ne
ressemblait guère à sa mère, faisait facilement don de ses charmes
à l’ensemble de ses « hetmans », des nobles aux simples brigands
et criminels, s’assurant par là leur fidélité et leur loyauté. Elle finit par
tomber enceinte et accoucha au moment précis où Riannon,
emprisonnée à Houtborg, mettait au monde des jumeaux. Falka
ordonna que son bébé soit mêlé aux enfants de Riannon. Selon ses
propres paroles – paraît-il –, seule une reine était digne de servir de
mère nourricière à ses bâtards, tel était le sort qui attendait toutes
les femelles couronnées dans le nouvel ordre qu’elle, Falka,
instaurerait après sa victoire.
» Le problème était que personne, pas même Riannon, ne
savait lequel des trois enfants était celui de Falka. On présupposait,
non sans raison, que c’était l’une des petites filles, car Riannon avait
apparemment accouché d’une fille et d’un garçon. Apparemment,
j’insiste, car, en dépit des fanfaronnades de Falka, c’était une simple
paysanne qui servait de nourrice aux enfants. Lorsqu’on eut enfin
guéri Riannon de sa folie, elle ne se souvenait de presque rien. Oui,
elle avait accouché. Oui, on lui avait parfois amené trois enfants
qu’on allongeait près d’elle dans son lit. Mais c’était tout.
» On fit alors venir des magiciens pour qu’ils examinent les trois
enfants et établissent l’identité de chacun. Goidemar était tellement
furieux qu’il était prêt à exécuter le bâtard de Falka en place
publique dès qu’on l’aurait découvert. Nous ne pouvions le
permettre. Après la répression du soulèvement, les rebelles arrêtés
avaient été soumis à des atrocités inénarrables, il convenait d’y
mettre enfin un terme. Exécuter un enfant âgé de deux ans à peine,
vous rendez-vous compte ? On en aurait alors entendu, des
légendes ! Déjà une rumeur commençait à circuler selon laquelle
Falka elle-même était née monstre, à la suite de la malédiction de
Lara Dorren, ce qui était effectivement une ineptie puisqu’elle était
née avant même que Lara ne rencontre Cregennan. Mais, je ne sais
pourquoi, peu de gens se donnaient la peine de faire le calcul.
Même à l’académie d’Oxenfurt on écrivait et publiait des pamphlets
et des documents stupides. Mais revenons aux recherches dont
nous avait chargées Goidemar…
— Nous ? demanda Yennefer en relevant la tête. C’est-à-dire ?
— Tissaia de Vries, Augusta Wagner, Leticia Charbonneau et
Hen Gedymdeith, répondit tranquillement Francesca. J’ai rejoint le
groupe plus tard. J’étais une jeune magicienne, mais de pur sang
elfique. Et mon père… biologique, car il m’a reniée, était un Érudit.
Je savais ce qu’était le gène du Sang ancien.
— Et lorsque vous avez examiné Goidemar et Riannon, vous
avez découvert que celle-ci était porteuse du gène, confirma Sheala
de Tancarville. Puis vous avez examiné les enfants, et pu ainsi
identifier le bâtard de Falka, le seul des trois à ne pas posséder ce
gène. Comment l’avez-vous sauvé de la colère du roi ?
— Très simplement, dit l’elfe en souriant. Nous avons feint
l’ignorance. Nous avons expliqué au roi que l’affaire était
compliquée, que nous poursuivions nos recherches, mais que cela
nécessiterait du temps… beaucoup de temps. Goidemar, au fond,
était un homme bon et noble, il recouvra vite son sang-froid et ne
nous pressa pas ; quant aux trois enfants, Amavet, Fiona et Adela,
ils grandissaient et gambadaient dans le palais, faisant la joie du
couple royal et de la cour. Les enfants se ressemblaient comme trois
gouttes d’eau. Bien évidemment, on les observait avec
circonspection, des soupçons surgissaient sans cesse, surtout
lorsque l’un des enfants faisait des bêtises. Un jour, Fiona vida un
pot de chambre par la fenêtre sur un grand connétable qui la traita
bien fort de bâtarde du diable et prit son congé sur-le-champ.
Quelque temps plus tard, Amavet enduisit les escaliers de graisse ;
alors qu’on allait poser de l’argile sur sa main, une dame du palais
balbutia quelque chose au sujet d’un sang maudit, et quitta la cour.
Quant aux braillards de plus basse condition, ils goûtèrent aussitôt le
fouet et le pilori, après quoi chacun apprit rapidement à tenir sa
langue. Même un certain baron issu d’une très vieille famille, dont
Adela, munie de son arc, avait pris le derrière pour cible, se contenta
de…
— Inutile de nous étendre sur les mauvais tours de ces
chérubins, la coupa Filippa Eilhart. Quand a-t-on enfin appris la
vérité à Goidemar ?
— Jamais. Il n’en parlait pas, et cela nous convenait.
— Mais vous saviez lequel des enfants était le bâtard de
Falka ?
— Évidemment. C’était Adela.
— Pas Fiona ?
— Non, Adela. Elle mourut de la peste. Pendant l’épidémie,
celle qu’on surnommait la bâtarde du diable, le sang maudit, la fille
de la démoniaque Falka, aidait les prêtres dans les hôpitaux des
faubourgs ; en dépit des protestations du roi, elle soignait les enfants
malades. Et un jour, elle fut contaminée et mourut. Elle avait dix-sept
ans. Un an plus tard, son pseudo-frère Amavet s’engagea dans une
romance avec la comtesse Anna Kameny, et il fut tué par un homme
de main employé par le comte. Riannon s’éteignit la même année,
anéantie et effondrée par la mort de ses enfants qu’elle adorait.
C’est alors que Goidemar nous convoqua de nouveau. Car Coram,
le roi de Cintra, s’intéressait à la dernière des trois célèbres enfants,
l’infante Fiona. Il la voulait comme épouse pour son fils, prénommé
Coram également, mais il connaissait les rumeurs qui circulaient et
ne voulait pas l’unir à la bâtarde présumée de Falka. Nous l’avons
assuré de toute notre autorité que Fiona était une enfant légitime. Je
ne sais pas s’il nous a crues, mais les jeunes gens se plurent et c’est
ainsi que la fille de Riannon, l’arrière-arrière arrière-grand-mère de
votre Ciri, devint reine de Cintra.
— Apportant à la dynastie des Coram le célèbre gène que vous
avez continué à traquer.
— Fiona, annonça tranquillement Enid an Gleanna, n’était pas
porteuse du gène de Sang ancien, que nous appelions déjà à
l’époque le gène de Lara.
— Comment cela ?
— Le porteur du gène était Amavet. Nos recherches, quant à
elles, se poursuivaient. Car Anna Kameny, alors qu’elle portait
encore le deuil de son mari et de son amant, qui avaient tous deux
perdu la vie par sa faute, accoucha de jumeaux. Un garçon et une
fille. Le père était incontestablement Amavet, car la petite fille était
porteuse du gène. Elle fut prénommée Muriel.
— Muriel la Belle Canaille ? s’étonna Sheala de Tancarville.
— Ce surnom ne lui a été donné que beaucoup plus tard, reprit
Francesca avec un sourire. Au début, c’était Muriel la Mignonne.
C’était en effet une enfant adorable. À quatorze ans, on l’appelait
déjà Muriel aux yeux de velours. Plus d’un s’est noyé dans son
regard. On la maria enfin au comte Robert de Garramone.
— Et le garçon ?
— Crispin. Il ne possédait pas le gène, il ne nous intéressait
donc pas. Il semble qu’il ait péri au cours d’une bataille quelconque,
car il n’avait que la guerre en tête.
— Un instant ! s’écria Sabrina dans un mouvement brusque qui
dérangea sa coiffure. Muriel la Belle Canaille était bien la mère
d’Adalia, surnommée la Voyante…
— C’est juste, confirma Francesca. Une curieuse personne,
cette Adalia. Une Source puissante, un matériau parfait pour une
magicienne. Malheureusement, elle n’était guère intéressée par la
magie. Elle préférait être reine.
— Et le gène ? demanda Assire var Anahid. Elle en était
porteuse ?
— Bizarrement, non.
— C’est ce que je pensais, dit Assire en hochant la tête.
Le gène de Lara ne peut être transmis de manière continue que par
la lignée féminine. Si le porteur est un homme, le gène disparaît à la
seconde génération, au plus tard à la troisième.
— Mais par la suite, il peut tout de même se réactiver, précisa
Filippa Eilhart. Adalia, qui en était dépourvue, était bien la mère de
Calanthe, et Calanthe, la grand-mère de Ciri, était pourtant porteuse
du gène de Lara.
— La première depuis Riannon, intervint soudain Sheala de
Tancarville. Tu as commis une erreur, Francesca. Il y avait deux
gènes. L’un, le véritable, était caché, latent, chez Fiona, et vous
l’avez raté, vous laissant abuser par le gène apparemment fort
d’Amavet. Pourtant Amavet n’abritait pas en lui le gène, mais
l’activateur. Dame Assire a raison. Hérité de la lignée masculine,
l’activateur était déjà chez Adalia, mais si peu prononcé que vous ne
l’avez pas décelé. Adalia était la première fille de Muriel la Canaille ;
elle est à coup sûr la seule parmi ses frères et sœurs à avoir été
porteuse de l’activateur. De la même façon le gène latent de Fiona
aurait sans doute disparu chez ses descendants masculins, au plus
tard à la troisième génération. Mais il n’a pas disparu, et je sais
pourquoi.
— Sacré nom ! siffla Yennefer entre ses dents.
— Je suis perdue dans toutes ces histoires de génétique et de
généalogie, reconnut Sabrina Glevissig.
Francesca rapprocha d’elle la coupe de fruits, tendit la main et
lança un sort en marmonnant.
— Pardonnez-moi cette psychokinésie digne d’un spectacle de
foire, dit-elle en souriant tandis qu’elle faisait s’élever une pomme
rouge au-dessus de la table. Mais à l’aide de ces fruits en lévitation il
me sera plus facile de tout expliquer, y compris la faute que nous
avons commise. Les pommes rouges désigneront les porteurs du
gène de Lara, du Sang ancien. Les pommes vertes, ceux du gène
latent. Et les grenades, ceux de l’activateur. Bon, commençons.
Voilà Riannon – pomme rouge. Son fils Amavet – grenade. La fille
de celui-ci, Muriel la Belle Canaille, et sa petite-fille Adalia – la
dernière de sa lignée –, grenades toutes les deux. Et voici la
deuxième lignée : Fiona, la fille de Riannon – pomme verte. Son fils
Corbett, roi de Cintra – pomme verte. Dagorad, le fils de Corbett et
d’Elen de Kaedwen – pomme verte. Vous noterez que dans les deux
générations qui se suivent et où il n’y a que des descendants
masculins, le gène, déjà très faible, disparaît. Tout en bas, nous
avons toutefois maintenant une grenade et une pomme verte.
Adalia, princesse de Maribor, et Dagorad, roi de Cintra. Et voici leur
fille : Calanthe. Pomme rouge. Le puissant gène de Lara renouvelé.
— Le gène de Fiona, énonça Margarita Laux-Antille, a rencontré
l’activateur d’Amavet à travers un mariage incestueux deux
générations plus tard. Personne n’a prêté attention à la
consanguinité ? Aucun des héraldistes ou chroniqueurs royaux ne
s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un inceste entre cousins ?
C’était pourtant évident.
— Pas tant que ça. Anna Kameny s’était gardée de clamer sur
tous les toits que ses jumeaux étaient des bâtards, car la famille de
son mari aurait eu tôt fait de la priver, ses enfants et elle, de ses
armoiries, de ses titres et de ses biens. Évidemment des rumeurs
circulèrent et se transmirent d’une génération à l’autre, et pas
seulement parmi la plèbe. C’est dans le lointain Ebbing, préservé
des racontars, qu’il fallut chercher un mari pour Calanthe,
contaminée par l’inceste.
— Ajoute encore deux pommes rouges à ta pyramide, Enid,
demanda Margarita. Aujourd’hui, conformément à la remarque
sensée de dame Assire, le gène de Lara ressuscité suit
uniformément la lignée féminine.
— Oui. Voici Pavetta, la fille de Calanthe. Et la fille de Pavetta,
Cirilla. La seule héritière à ce jour du Sang ancien, la porteuse du
gène de Lara.
— La seule ? demanda sèchement Sheala de Tancarville. Tu es
très sûre de toi, Enid.
— Qu’as-tu en tête ?
Sheala se redressa brusquement, tendit ses doigts couverts de
bagues en direction de la coupe et contraignit à la lévitation le reste
des fruits, détruisant et transformant en un bazar multicolore la
construction de Francesca.
— Voilà ce que j’ai en tête, répondit-elle froidement en
désignant le chaos de fruits. Car ce sont là des combinaisons
génétiques possibles. Et nous en savons autant que ce que nous
voyons ici. C’est-à-dire, rien. Votre erreur s’est vengée, Francesca,
elle a provoqué des erreurs en cascade. Le gène est réapparu par
hasard, cent ans plus tard, à une époque où des événements dont
nous n’avons pas idée auraient pu se produire. Des événements
cachés, dissimulés. Des enfants d’avant-mariage, d’après-mariage,
des adoptions secrètes, des échanges même. Des incestes. Des
croisements de races, le sang des ancêtres oubliés qui se
renouvelle dans les générations futures. En conclusion : il y a cent
ans vous aviez le gène à portée de main. Et il vous a échappé. Que
d’erreurs commises, Enid ! Trop d’impétuosité, trop d’accidents. Pas
assez de contrôles, manque de vigilance…
— Nous n’avions pas affaire à des rois, sélectionnés par paire,
que l’on pouvait enfermer dans des cages, rétorqua Enid an
Gleanna en serrant les lèvres.
Fringilla, qui ne quittait pas Triss Merigold des yeux, suivait son
regard, et vit les mains de Yennefer agripper soudainement les
accoudoirs sculptés de son siège.
***
***
Des sphinx, pensa Fringilla Vigo. Des sphinx, sculptés sur les
accoudoirs des fauteuils. Oui, ce devrait être la marque et l’emblème
de cette loge. Le savoir, le mystère, le silence. Ce sont des sphinx.
Elles obtiennent sans difficulté ce qu’elles veulent. Marier Kovir à
leur Ciri représente pour elles une bagatelle. Elles ont le pouvoir. La
connaissance. Les moyens. Les brillants autour du cou de Sabrina
Glevissig valent certainement largement autant que la région
rocheuse et boisée de Kaedwen. Elles parviendraient sans mal au
but qu’elles se sont fixé. Mais il y a un hic…
***
***
Yennefer avait les plus grandes difficultés à maîtriser le
tremblement de ses mains et de ses lèvres. Du calme, du calme, se
répétait-elle, je ne dois pas me trahir, je dois attendre le moment
propice. Et écouter attentivement toutes les informations. Sans
manifester la moindre réaction. Tel un sphinx.
— Et d’ailleurs, c’est Vilgefortz le coupable. (Sabrina tapa du
poing sur la table.) Ce n’est pas Emhyr, c’est Vilgefortz, ce joli cœur,
ce charmant saligaud ! Il a abusé Emhyr, et nous avec !
Yennefer essayait de se maîtriser en inspirant profondément.
Assire var Anahid, qui de toute évidence ne se sentait pas à l’aise
dans sa robe moulante, était en train de parler d’un jeune
gentilhomme de Nilfgaard. Yennefer savait de qui il s’agissait, et elle
serrait les poings, inconsciemment. Le chevalier noir et son heaume
ailé, le cauchemar des visions de Ciri… Yennefer sentait sur elle le
regard de Francesca et de Filippa. Triss, dont en revanche elle
tentait d’attirer l’attention, évitait soigneusement de la regarder. Par
la peste ! se dit Yennefer en tentant d’afficher une expression
indifférente, je me suis fourrée dans un sale pétrin. Dans quel
traquenard ai-je donc embringué cette fillette ! Sans parler du
moment où il me faudra regarder le sorceleur en face…
— Nous aurons donc une excellente occasion de récupérer Ciri,
s’écria Keira Metz d’une voix exaltée, et en même temps de faire la
peau à Vilgefortz. On n’a qu’à lui mettre le feu aux fesses, à ce
gredin !
— Avant de lui mettre le feu aux fesses, il conviendrait d’abord
de le débusquer, se moqua Sheala de Tancarville, la magicienne de
Kovir que Yennefer n’avait jamais vraiment portée dans son cœur.
Et, jusqu’à présent, personne n’y est encore parvenu. Pas même
certaines dames autour de cette table, qui pourtant n’ont lésiné ni
sur leur temps ni sur leurs talents hors du commun pour tenter de le
retrouver.
— Deux des nombreuses planques de Vilgefortz ont déjà été
découvertes, rétorqua froidement Filippa Eilhart. Dijkstra cherche
intensivement les autres, et je ne le sous-estimerais pas si j’étais
vous. Lorsque la magie fait défaut, les espions et les indicateurs se
révèlent parfois utiles.
***
***
***
***
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Effenberg et Talbot,
Encyclopaedia Maxima Mundi, tome IX
CHAPITRE 7
Rassemblés en cercle autour de Siffleur, le conteur itinérant, les
enfants manifestèrent leur mécontentement par un raffut
indescriptible. Finalement, le plus âgé, Connor, qui était aussi le plus
fort et le plus hardi des fils Kovalov, celui qui par ailleurs avait
apporté au conteur une double cruche remplie de soupe aux choux
et de pommes de terre aux lardons, prit la parole en tant que
défenseur et représentant de l’opinion générale.
— Comment ça, c’est fini pour aujourd’hui ? vociféra-t-il.
Comment c’est possible, grand-père ? Ça se fait pas d’arrêter
l’histoire à un moment pareil, de nous laisser sur notre faim ! On veut
savoir ce qui est arrivé après ! On va pas attendre que vous
repassiez par le village, parce que ça sera peut-être dans six mois
ou bien dans un an ! Racontez-nous la suite !
— Le soleil s’est couché ! répondit le vieillard. C’est l’heure
d’aller au lit, les marmousets ! Quand demain, à l’heure du travail,
vous serez en train de bâiller et de geindre, que diront vos parents ?
Je vais vous le dire, moi. « Le vieux Siffleur leur a encore raconté
des histoires à dormir debout jusqu’à minuit, il n’a pas su s’arrêter.
Quand il s’invitera de nouveau au village, il ne faudra rien lui donner,
pas de kacha, pas de pâtes, pas de lard, il faudra le chasser, le
grand-père, parce que ses histoires ne rapportent que des misères
et des problèmes… »
— Mais non, c’est pas vrai ! s’écrièrent en chœur les enfants.
Racontez-nous encore, grand-père ! Siou plaît !
— Hummm ! maugréa le vieillard en regardant le soleil
disparaître derrière la cime des arbres, de l’autre côté de la Iaruga.
Eh bien, soit ! Mais d’abord, que l’un de vous crapahute jusqu’à sa
maison et me rapporte du lait caillé, que je puisse m’humecter le
gosier. Pendant ce temps-là, les autres vont réfléchir, et me dire de
qui ils veulent entendre l’histoire, parce que je n’aurai pas le temps
de vous conter les aventures de tout le monde, même si je restais là
jusqu’à demain. Va donc falloir choisir : de qui je cause maintenant,
et de qui je vous parlerai la prochaine fois.
Ce fut un nouveau concert de protestations, les gamins criant à
qui mieux mieux.
— Silence ! tonna Siffleur en agitant le bâton qui lui servait de
canne. Je vous ai demandé de choisir, pas de jacasser comme des
pies ! Alors ? De qui voulez-vous connaître le destin ?
— De Yennefer, couina Nimue, la plus jeune des auditrices,
surnommée « la Naine » en raison de sa petite taille, occupée à
caresser un chaton qui dormait par terre. Continue à nous conter le
destin de la magicienne, grand-père. Comment elle s’est enfuie de
cette conv… conventi… sur le mont Chauve en utilisant la magie
pour aller sauver Ciri. Je voudrais bien entendre cette histoire. Parce
que moi, quand je serai grande, je serai magicienne.
— Ben voyons ! s’écria Bronik, le fils du meunier. Essuie
d’abord ta morve, la Naine, parce qu’on n’accepte pas les
morveuses à l’école des magiciennes ! Et vous, grand-père, ne nous
parlez pas de Yennefer, mais de Ciri et des Rats, de leur brigandage
et de la façon dont ils tabassaient…
— Faites donc silence, l’interrompit Connor, renfrogné et pensif.
Vous êtes des bêtas, c’est tout. Si on doit écouter une autre histoire
aujourd’hui, prenons les choses dans l’ordre. Racontez-nous, grand-
père, ce qu’a fait le sorceleur avec ses compagnons, où ils sont
allés, après leurs retrouvailles sur la Iaruga…
— Moi je veux entendre l’histoire de Yennefer, couina Nimue.
— Moi aussi, enchérit Orla, sa sœur aînée. L’histoire avec son
sorceleur chéri. Comme ils s’aimaient. Mais que ça finisse bien,
grand-père ! Je ne veux pas d’histoire avec des morts, ça non !
— Fais silence, idiote ! Qui s’intéresse à des histoires d’amour ?
Nous voulons entendre parler de la guerre, de gens qui se battent !
— De l’épée du sorceleur !
— De Ciri et des Rats !
— Fermez vos clapets ! (Connor prit un air menaçant.) Sinon,
j’prends un bâton et j’vous écrase, moustiques ! J’ai dit : dans
l’ordre. Que le grand-père nous conte la suite de l’histoire du
sorceleur, quand il voyageait avec Jaskier, Milva et…
— Oui, chouina de nouveau Nimue. Je veux entendre l’histoire
de Milva ! Parce que moi, si on ne veut pas de moi à l’école des
magiciennes, je serai archère !
— Eh bien ! nous avons choisi, s’écria Connor. Et pile à
temps… Visez un peu, le grand-père va s’endormir, il penche déjà
sa tête grise, il pique du nez comme une caille… Hé, grand-père !
Ne dormez pas ! Contez-nous l’histoire du sorceleur Geralt. À partir
du moment où toute la compagnie se retrouve au bord de la Iaruga.
— Mais avant, quand même, s’interposa Bronik, pour qu’on ne
meure pas de curiosité, dites-nous-en un peu sur les autres. Comme
ça, ce sera moins dur d’attendre que vous reveniez au village pour
continuer votre conte. Que leur est-il arrivé, à Yennefer et Ciri ? Siou
plaît, contez-en juste un petit peu.
— Yennefer, répondit grand-père Siffleur en ricanant, s’est
sauvée du château magique qu’on appelait le mont Chauve en
lançant une incantation. Et d’un coup d’un seul, plouf ! la voilà qui
s’est retrouvée dans la mer. Dans un océan aux vagues furieuses,
parmi des rochers saillants. Mais ne vous tracassez pas, elle ne
s’est pas noyée ! Pour une sorcière, c’était rien du tout. Elle a
ensuite rejoint les îles Skellige, et là, elle a trouvé des alliés. Parce
que, voyez-vous, sa colère était de plus en plus grande contre le
magicien Vilgefortz. Elle était persuadée que c’était lui qui avait
enlevé Ciri, elle avait prévu de le débusquer, d’exercer sur lui sa
terrible vengeance et de libérer Ciri. Voilà. Une autre fois, je vous
raconterai comment ça s’est passé.
— Et Ciri ?
— Ciri vagabondait toujours en compagnie des Rats, sous le
nom de Falka. La vie de brigand lui plaisait bien, car, même si
personne ne le savait, il y avait en elle de la fureur et de la
barbarie… Les pires instincts, d’ordinaire bien enfouis chez l’homme,
remontaient en elle et prenaient peu à peu le dessus sur le bien. Ah !
les sorceleurs de Kaer Morhen avaient commis une terrible erreur en
lui apprenant à tuer ! Ciri elle-même ne soupçonnait pas, en
infligeant la mort, que la camarde la foulait aux pieds. Parce que
l’affreux Bonhart la pourchassait, il était déjà sur ses traces. Il était
écrit qu’elle et Bonhart devaient se rencontrer. Mais ça, je vous le
conterai une autre fois. Et maintenant, écoutez donc un peu l’histoire
du sorceleur…
Les enfants se calmèrent et s’assirent autour de l’ancêtre en un
cercle serré. Ils écoutaient. Le crépuscule tombait. Le chanvre, les
framboisiers et les roses trémières qui poussaient non loin de la
cabane s’étaient soudain transformés en une terrifiante et sombre
forêt. Quel était ce frémissement ? Une souris, ou un elfe terrible aux
yeux flamboyants ? Une strige peut-être ? ou alors Baba Yaga, très
en colère contre les petits enfants ? S’agirait-il plutôt d’un bœuf qui
trépignait dans sa vacherie, du grondement des chevaux belliqueux
de féroces envahisseurs qui, comme cent ans auparavant,
traversaient la Iaruga ? Était-ce un engoulevent qui plongeait en
direction d’une chaumière, un vampire assoiffé de sang ? Ou peut-
être une magnifique magicienne, portée par une incantation, qui
volait vers une mer lointaine ?
— Le sorceleur Geralt et toute sa compagnie, commença le
conteur, se mirent en route pour Angren, qui n’abritait que
marécages et forêts. À l’époque, il y avait de ces forêts, oh, oh ! Rien
à voir avec celles de maintenant ; aujourd’hui on n’en trouve plus
des comme ça, à moins qu’à Brokilone… Le groupe voyageait vers
l’est, vers la source de la Iaruga, en direction de la forêt Noire
sacrée. Au début ils eurent de la chance, mais après…
Le conteur se mit à raconter son histoire qui se déroulait en des
temps reculés, oubliés depuis longtemps. Les enfants écoutaient.
***
***
Emiel Régis Rohellec Terzieff-Godefroy menait le cortège sur
l’étalon bai nilfgaardien que le sorceleur avait récupéré près
d’Armérie. L’étalon, qui, initialement, boudait un peu le vampire et
son odeur de plantes, s’habitua rapidement à son nouveau cavalier.
Il n’était pas plus retors qu’Ablette, qui avançait à ses côtés et qui,
piquée par un varon, trottait néanmoins allégrement. Jaskier, la tête
enturbannée et la mine belliqueuse, suivait Régis et Geralt sur son
Pégase. Il composait une chanson héroïque au rythme enlevé dont
la mélodie guerrière et les rimes s’inspiraient des réminiscences de
leurs aventures passées. Les paroles laissaient clairement entendre
que c’était lui, l’auteur et interprète de cette œuvre magistrale, qui
s’était révélé le plus brave de tous les braves au temps de ces
aventures. Milva et Cahir Mawr Dyffryn aep Ceallach fermaient la
marche. Cahir montait le cheval bai qu’il avait récupéré, tirant
derrière lui le gris, chargé de leur modeste équipement.
Quittant enfin les zones fluviatiles, ils débouchèrent sur un
terrain sec situé plus en hauteur, sur des coteaux d’où ils pouvaient
observer le ruban scintillant de la Grande Iaruga au sud et, dans le
lointain, le massif de Mahakam et ses hauteurs rocheuses au nord.
Le temps était magnifique, le soleil réchauffait la peau, les
moustiques ne bourdonnaient plus autour des oreilles des
voyageurs. Les chaussures et les jambières avaient séché. Les talus
de mûriers ensoleillés étaient noirs de fruits, les chevaux trouvaient
de l’herbe, les petits ruisseaux qui coulaient des hauteurs
ramenaient une eau cristalline pure qui grouillait de truites. La nuit
tombée, on pouvait allumer un feu de camp et même s’allonger à
proximité. En un mot, tout était parfait, et l’humeur de la troupe aurait
dû instantanément s’améliorer. Mais ce n’était pas le cas. Et l’un des
premiers bivouacs en révéla la raison.
***
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— Le temps est venu de nous séparer, déclara-t-il brièvement.
Nous avons pris une décision, Geralt. Mahakam se profile déjà au
nord, et cette vallée mène directement aux montagnes. Assez
d’aventures. Nous rentrons chez nous. À la montagne Carbone.
— Je comprends.
— C’est aimable à toi. Je te souhaite bonne chance, à toi et à ta
compagnie. Une bien étrange compagnie, si je puis me permettre.
— Ils veulent m’aider, expliqua le sorceleur à voix basse. C’est
quelque chose de nouveau pour moi. C’est pourquoi j’ai décidé de
ne pas me poser de questions.
— C’est sensé. (Zoltan ôta de son dos son fourreau de laque
emmaillotée dans des peaux de chat.) Tiens, prends. Avant que nos
chemins se séparent.
— Zoltan…
— Ne dis rien, contente-toi de le prendre. Cette guerre, nous la
passerons dans nos montagnes, on n’a pas besoin de fer. Mais ce
sera agréable à l’occasion de penser que le sihill forgé à Mahakam
est entre de bonnes mains et qu’il sert une bonne cause. Quant à
toi, quand tu tailladeras les offenseurs de ta Ciri avec cette lame,
transperces-en au moins un en mémoire de Caleb Stratton. Et
souviens-toi de Zoltan Chivay et des forges naines.
— Tu peux en être certain, l’assura Geralt en prenant l’épée et
en la passant par-dessus son épaule. Dans ce monde pourri, le bien,
l’honnêteté et la droiture restent gravés dans la mémoire.
— Oui, certes. (Le nain cligna des yeux.) C’est pourquoi je ne
t’oublierai pas, ni toi, ni les maraudeurs près de l’abattis, ni Régis et
ses fers dans la fournaise. Et, puisqu’il est question de réciprocité…
Il s’interrompit, renifla, se racla la gorge et cracha.
— Nous avons plumé un marchand à Dillingen. Un richard, qui
s’était engraissé en faisant le havekar. Quand il a eu chargé son or
et ses pierreries sur son chariot, se préparant à quitter la ville en
vitesse, nous lui sommes tombés dessus. Il a défendu son trésor
comme un lion ; alors qu’il appelait à l’aide, il s’est pris quelques
coups de marteau sur la caboche, après ça il est resté tranquille. Tu
te souviens des mallettes que nous avons traînées puis transportées
sur le chariot et que nous avons finalement enterrées près de la
rivière O ? Eh bien, il s’agit là justement du bien spolié du havekar !
Un butin de brigands, sur lequel nous avons l’intention de construire
notre avenir.
— Pourquoi me racontes-tu ça, Zoltan ?
— Parce que, si je ne m’abuse, tu t’es récemment laissé avoir
par des apparences trompeuses. Ce que tu prenais pour le bien et la
droiture s’est révélé vil et indigne. On peut te tromper facilement,
sorceleur, parce que tu ne vois pas les signaux. Mais moi, je n’ai pas
envie de te tromper. Aussi ne prends pas ces femmes et ces
mouflets, ni le nain qui se tient devant toi, pour des personnes
droites et nobles. Je ne suis qu’un voleur, un détrousseur, et peut-
être même un assassin. Car il est possible que le havekar qu’on a
assommé se soit effondré au fond d’un ravin sur le chemin de
Dillingen.
Ils restèrent longtemps silencieux, à regarder vers le nord les
montagnes noyées dans les nuages.
— Adieu Zoltan, dit enfin Geralt. Peut-être les forces auxquelles,
petit à petit, je commence à croire nous réuniront-elles de nouveau
un jour. Je souhaite qu’il en soit ainsi. J’aimerais pouvoir te présenter
Ciri, pour qu’elle fasse ta connaissance. Mais sache que quoi qu’il
arrive je ne t’oublierai pas. Adieu, Zoltan.
— Me tendras-tu la main ? Moi qui ne suis qu’un voleur et un
bandit ?
— Sans hésitation. Je ne suis plus aussi facile à tromper
qu’autrefois. Bien que je ne me pose pas de questions, je découvre
peu à peu l’art de voir au-delà des masques.
***
***
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***
***
***
***
Milva était assise, solitaire, près du petit feu de bois qu’elle avait
allumé dans la forêt, dans un chablis, loin de la cabane de
bûcherons où dormait le reste de la compagnie. Elle ne sursauta pas
en entendant le pas du sorceleur. Comme si elle s’attendait qu’il
vienne. Elle se contenta de se pousser légèrement pour lui faire de
la place.
— Alors ? l’interpella-t-elle sèchement sans attendre qu’il
prenne la parole. Ça fait du raffut, hein ?
Il ne répondit pas.
— Tu t’attendais pas à ça, pas vrai, quand on s’est mis en
route ? Tu te disais, qu’est-ce que ça fait, que ce soit une fille de la
campagne, rustre et stupide ? Discuter avec elle en chemin de
choses intelligentes, ce sera pas possible, bien sûr, mais elle peut
être utile. Elle est en bonne santé, robuste, elle sait tirer à l’arc et a
l’habitude de monter à cheval, et, si les choses deviennent
dangereuses, elle fera pas dans son froc… Tu parles ! Voilà qu’au
lieu d’être utile, j’deviens une entrave. Un boulet au pied. La goton
s’est transformée en fragile demoiselle !
— Pourquoi as-tu voulu m’accompagner ? demanda-t-il à voix
basse. Pourquoi n’es-tu pas restée à Brokilone ? Tu savais
pourtant…
— Je le savais, l’interrompit-elle brutalement. Je vivais parmi les
dryades, et elles, elles devinent en un seul coup d’œil ce qui t’arrive,
impossible de leur cacher quoi que ce soit. Elles ont deviné avant
moi, même… Mais je ne m’attendais pas à être gagnée par la
faiblesse aussi vite. Je me disais qu’une occasion se présenterait
bien, qu’il me suffirait de prendre de l’ergot de seigle, ou bien de
boire une décoction, et j’étais sûre que tu n’y verrais que du feu…
— Ce n’est pas aussi simple.
— Je sais. Le vampire me l’a expliqué. J’ai tergiversé trop
longtemps, j’ai médité, j’ai hésité. Maintenant, ça va pas passer si
facilement…
— Ce n’est pas à ça que je pensais.
— Quelle plaie, soupira-t-elle au bout d’un instant. Tu te rends
compte, j’avais misé sur Jaskier en dernier recours ! Parce que
j’avais bien remarqué qu’il faisait contre mauvaise fortune bon cœur,
mais que c’était une mauviette, un faible, pas habitué à l’ouvrage…
J’étais sûre que le moment viendrait où il pourrait pas aller plus loin,
où il faudrait le laisser… Je me disais que quand il irait mal, je
rentrerais tout simplement avec lui… Sauf que finalement, Jaskier,
c’est un sacré gaillard, et moi…
Sa voix se brisa soudain. Geralt l’enlaça. Et il comprit aussitôt
que c’était le geste qu’elle attendait, celui dont elle avait besoin par-
dessus tout. L’austérité et la rudesse de l’archère de Brokilone
s’évanouirent en un clin d’œil, ne subsistait plus que la douceur
délicate, tremblante, d’une jeune fille en déroute. Ce fut elle toutefois
qui rompit le long silence.
— C’est comme tu me l’avais dit, l’autre fois… à Brokilone. Que
j’aurai besoin… d’épaules. Que je crierai la nuit, dans les ténèbres…
Et tu es là, je sens tes épaules contre moi… Et j’ai toujours envie de
crier… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… Tu as eu un frisson ?
— Ce n’est rien. Des réminiscences.
— Qu’est-ce que je vais devenir ?
Il ne répondit pas. La question ne lui était pas destinée.
— Mon père m’avait montré une fois… Chez nous, au bord de
la rivière, il y avait une guêpe noire qui pondait ses œufs dans le
corps d’une chenille vivante. Les larves sortaient ensuite des œufs
et mangeaient la chenille vivante… de l’intérieur… Maintenant il y a
un truc comme ça en moi. À l’intérieur de mon propre ventre. Ça
pousse, ça n’arrête pas de pousser et ça va me bouffer vivante…
— Milva…
— Maria. Je suis Maria, pas Milva. Quel drôle de milan je fais ?
Je suis une mère poule avec un œuf, pas un milan… Milva osait
s’aventurer sur les champs de bataille avec les dryades, elle
arrachait ses flèches sur les cadavres ensanglantés – pas question
de perdre un bon empennage, ce serait dommage ! Et s’il y en avait
un qui respirait encore, elle l’achevait en lui tranchant la gorge !
Milva conduisait sciemment les gens vers ce destin-là, en usant de
la traîtrise, et elle riait… Leur sang maintenant l’appelle. Ce sang-là,
comme le venin de la guêpe noire, bouffe maintenant Milva de
l’intérieur. Et Maria paie pour Milva.
Il se taisait. Pour la bonne et simple raison qu’il ne savait pas
quoi répondre. La jeune fille se blottit davantage contre sa poitrine.
— Je menais les commandos vers Brokilone, poursuivit-elle à
voix basse. C’était à la Brûlerie, en avril, une semaine environ avant
la fête de la Saint-Jean. On a été pris en chasse, il y a eu une
bataille, et seulement sept d’entre nous ont réussi à se sauver sur
des chevaux : six elfes – cinq mâles et une femelle – et moi. Il restait
près d’un demi-mile à parcourir avant d’atteindre le Ruban, mais les
cavaliers étaient sur nos talons, et tout autour de nous, le noir
complet, les marais, les marécages… La nuit, nous nous sommes
cachés dans les ajoncs, il fallait qu’on laisse souffler les chevaux, et
nous aussi on avait besoin de repos. C’est alors que l’elfe femelle
s’est déshabillée sans un mot, s’est allongée… et un elfe est venu
vers elle… Moi, j’étais tellement abasourdie que je savais pas quoi
faire… M’éloigner, faire semblant de ne rien voir ? Le sang battait
fort dans mes veines, et elle, elle me dit soudain : « Qui sait de quoi
demain sera fait ? Qui traversera le Ruban, et qui mordra la
poussière ? En’ca minne. » C’est ce qu’elle a dit : un petit peu
d’amour. Il n’y a que comme ça qu’on peut vaincre la mort. Et la
peur. Ils avaient peur, nous avions tous peur… Alors j’ai fait pareil, je
me suis déshabillée et je me suis allongée un peu plus loin, sur une
couverture… Quand le premier m’a enlacée, j’ai serré les dents,
j’étais pas prête, j’étais terrifiée, et sèche… Mais il était malin, cet
elfe, pourtant il avait l’air d’un jeunot… Il était sensible aussi… Il
sentait la mousse, les herbes et la rosée… C’est volontairement que
j’ai tendu les bras au deuxième… J’en avais envie… Quant à
l’amour, le diable seul sait s’il y en avait là-dedans ! Moi, je suis sûre
qu’il y avait plus de terreur que d’amour… Car l’amour était simulé,
certes avec habileté, mais simulé quand même, comme dans un jeu
de foire, dans ces crèches parlantes où, si les acteurs sont doués,
on ne distingue plus le vrai du faux. Mais la peur était là. Vraiment là.
Geralt se taisait.
— Quoi qu’il en soit, on n’a pas réussi à vaincre la mort. À
l’aube, ils en ont tué deux autres avant qu’on atteigne les rives du
Ruban. Les trois survivants, je ne les ai plus jamais revus. Ma chère
mère avait l’habitude de répéter qu’une fille sait toujours qui elle
porte dans sa chair… Mais moi, je n’en sais rien. Je ne connaissais
même pas leurs noms, à ces elfes, alors comment je pourrais le
savoir ? Hein, comment ?
Geralt se taisait. Ses bras parlaient pour lui.
— D’ailleurs, qu’est-ce que ça changerait ? Le vampire va vite
me préparer un remède. Vous allez devoir me laisser quelque part
dans un village… Non, ne dis rien. Je sais comment tu es. Même ton
cheval récalcitrant, tu ne l’abandonnerais pas ; tu as beau menacer
sans cesse de le rosser, tu ne le changerais pas pour un autre. Tu
n’es pas de ceux qui abandonnent. Mais maintenant, il le faut. Une
fois que j’aurai pris le remède de Régis, je ne pourrai plus monter à
cheval pendant un moment. Mais sache que dès que je me sentirai
mieux, j’irai sur vos traces. Parce que je veux que tu retrouves ta
Ciri, sorceleur. Et que tu la récupères avec mon aide.
— C’est donc pour ça que tu es partie avec moi, dit-il en se
frottant le front.
Elle baissa la tête.
— C’est pour ça que tu as fait le voyage avec moi, répéta-t-il. Tu
es venue pour m’aider à sauver un enfant qui t’est étranger. Tu
voulais payer. Payer la dette que, déjà alors, au moment de partir, tu
avais l’intention de contracter… Un enfant contre le tien. Et moi qui
t’ai promis de t’aider lorsque tu en aurais besoin… Milva, je ne suis
pas capable de t’aider. Crois-moi, je n’en suis pas capable.
Cette fois, c’est elle qui se taisait. Lui ne pouvait pas, il sentait
qu’il n’en avait pas le droit.
— Là-bas, à Brokilone, j’ai contracté une dette envers toi, et j’ai
juré que je la rembourserais. Ce n’était pas raisonnable. J’ai été
stupide. Tu m’as apporté ton aide au moment où j’en avais vraiment
besoin. Une telle dette est impossible à rembourser. Il est impossible
de rembourser une chose qui n’a pas de prix. Certains affirment que
tout en ce monde a un prix. Ce n’est pas vrai. Il est des choses
inestimables. Elles sont simples à reconnaître : une fois perdues,
elles le sont pour toujours. J’en ai moi-même souvent fait
l’expérience. C’est pourquoi aujourd’hui je ne suis pas capable de
t’aider.
— Tu viens de le faire, répondit-elle très calmement. Tu ne sais
même pas à quel point. Maintenant, pars, s’il te plaît. Laisse-moi
seule. Va, sorceleur. Avant que mon monde ne s’effondre
totalement.
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— Notons ce qui suit. (Vysogota trempa sa plume dans
l’encrier.) Troisième heure après l’intervention. Diagnostic : vulnus
incisivum, entaille causée par un outil pointu non déterminé, au
tranchant apparemment recourbé, et enfoncé avec une grande
force. Située sur la partie gauche du visage, elle débute dans la
région infra-orbitaire, continue le long de la joue pour atteindre la
région parotidienne et celle du muscle masséter. Atteignant le
périoste dans la partie initiale, c’est sous l’orbite, au niveau de l’os
zygomatique, qu’elle est la plus profonde. Temps écoulé présumé
entre le moment de la blessure et la première intervention :
dix heures.
La plume crissa sur le parchemin, mais quelques secondes à
peine. Vysogota s’interrompit rapidement, estimant que tout ce qu’il
venait d’énoncer n’était pas digne d’être noté.
— Pour en revenir à l’examen de la blessure, reprit le vieillard
après un moment, le regard plongé dans la lumière vacillante de la
chandelle, notons ce qui suit. Je n’ai pas découpé les bords de
l’entaille, je me suis borné à procéder à l’ablation de quelques
lambeaux non irrigués et à celle du thrombus, naturellement. J’ai
nettoyé la plaie avec de l’extrait d’écorce de saule. J’ai ôté toutes les
impuretés et les corps étrangers. J’ai posé des points de suture.
Avec du fil de chanvre. Je n’avais pas d’autre fil à disposition, que
cela soit donc écrit. J’ai appliqué sur la plaie une compresse à
l’arnica des montagnes avant de la panser à l’aide de carrés de
mousseline.
Une souris traversa la pièce. Vysogota lui lança un petit
morceau de pain. La jeune fille sur le bat-flanc avait du mal à
respirer, elle gémissait dans son sommeil.
— Huitième heure après l’intervention. L’état de la malade est
stationnaire. L’état du médecin, c’est-à-dire moi, s’est amélioré, car
j’ai pu trouver un peu de sommeil… Je suis en mesure de poursuivre
mes notes. Il convient en effet de noter par écrit certaines
informations sur ma patiente. Pour la postérité. Si tant est que
quelqu’un arrive un jour jusque dans ces marais avant que tout ici
pourrisse et tombe en poussière.
Vysogota poussa un profond soupir, trempa sa plume dans
l’encrier et l’essuya sur le bord du petit récipient.
— En ce qui concerne la patiente, grommela-t-il, que soit noté
ce qui suit. Âge : d’après ce qu’il semble, seize ans environ. Elle est
grande, de constitution plutôt mince, mais nullement chétive. Pas de
trace de sous-alimentation. La musculature et l’ossature rappellent
celles d’une jeune elfe, mais aucun trait ne semble attester qu’il
s’agisse d’une métisse… ni d’une quart d’elfe. Un pourcentage de
sang elfique moindre, on le sait, ne laisse pas de trace.
Comme s’il venait tout juste de s’apercevoir qu’il n’avait pas
écrit une seule ligne, ni même une seule rune, Vysogota apposa sa
plume sur le papier, mais l’encre avait séché. Le vieillard ne s’en
émut pas le moins du monde.
— Que soit noté également, reprit-il, que la jeune fille n’a jamais
enfanté. Notons que son corps ne porte la marque d’aucune tâche,
d’aucune cicatrice ancienne, d’aucune trace suggérant qu’elle ait
effectué des travaux pénibles, qu’elle ait été victime d’accidents, ou
qu’elle ait eu une vie hasardeuse. Je parle bien ici de traces
anciennes. Les traces récentes, elles, ne manquent pas. La jeune
fille a été battue. Cravachée, et pas d’une main paternelle, c’est le
moins qu’on puisse dire. De toute évidence, elle a également reçu
des coups de pied. J’ai aussi trouvé sur son corps un signe
particulier étrange… Humm… Notons-le, pour le bien de la
science… À l’aine, juste à côté du mont de Vénus, la jeune fille porte
un tatouage représentant une rose rouge.
Concentré, Vysogota jeta un regard sur le bout de sa plume
aiguisée, puis le trempa dans l’encrier. Cette fois cependant, il
n’oublia pas pour quelle raison il le faisait et, de son écriture
penchée, il couvrit rapidement sa feuille de lignes régulières. Il écrivit
jusqu’à ce que sa plume s’assèche.
— À demi consciente, poursuivit-il, elle a parlé et crié. Son
accent et sa façon de s’exprimer, au-delà du jargon obscène, propre
aux criminels, qu’elle a employé, sont assez déconcertants et
difficiles à identifier, mais je me risquerais à affirmer qu’ils trouvent
leur origine dans les régions nordiques plutôt que dans le Sud.
Certains mots…
Il fit de nouveau crisser la plume sur le parchemin, pas très
longtemps, bien trop brièvement pour avoir pu noter tout ce qu’il
venait de formuler. Après quoi il reprit son monologue à l’endroit
exact où il l’avait interrompu.
— Certains mots, noms et dénominations bredouillés par la
jeune fille pendant son délire valent d’être retenus. Et examinés.
Tout semble indiquer qu’il s’agit d’une personne tout à fait
exceptionnelle, qui a trouvé le chemin de la cabane du vieux
Vysogota… (Il se tut un instant, prêtant l’oreille.) Puisse cette cabane
ne pas se révéler être le terme de sa route.
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— Tu as dit que j’étais restée couchée ici six jours et six nuits.
C’est vrai ?
— Pourquoi mentirais-je ?
— Ne t’énerve pas. Je m’efforce d’évaluer le nombre de jours
qui se sont écoulés… Je me suis sauvée… On m’a blessée… le jour
de l’équinoxe. Le 23 septembre. Si tu préfères compter selon le
calendrier des elfes, cela correspond au dernier jour de Lammas.
— C’est impossible.
— Pourquoi mentirais-je ? s’écria-t-elle, avant de pousser un
gémissement en se prenant le visage entre les mains.
Vysogota la regardait de son air tranquille.
— Je l’ignore, répondit-il froidement. Mais apprends, Ciri, que
j’ai été médecin autrefois. Cela fait longtemps que je n’exerce plus,
mais je sais encore faire la différence entre une blessure qui date de
quelques heures, et une autre qui date de quatre jours. Je t’ai
trouvée le 27 septembre. Tu as donc été blessée le 26. Le troisième
jour de Velen, si tu préfères compter selon le calendrier des elfes.
Trois jours après l’équinoxe.
— C’est faux. J’ai été blessée le jour même de l’équinoxe.
— Ce n’est pas possible, Ciri. Tu as dû confondre les dates.
— Certainement pas. C’est toi qui as sans doute un calendrier
périmé.
— Comme tu veux. Cela fait-il une si grande différence ?
— Non. Aucune.
***
Trois jours plus tard, Vysogota enleva les derniers fils. Il avait
toutes les raisons d’être satisfait et fier de son travail : la cicatrice
était droite et nette. Il n’y avait aucun risque que des impuretés
s’incrustent dans la blessure et dessinent comme un tatouage. La
satisfaction du chirurgien fut toutefois gâchée par l’expression de Ciri
qui, dans un silence lugubre, contemplait sous différents angles sa
cicatrice dans le miroir et tentait, sans succès, de la masquer en
rabattant ses cheveux sur sa joue. La cicatrice l’enlaidissait, c’était
un fait. Faire semblant de prétendre le contraire n’aiderait
aucunement la jeune fille. Aussi large qu’une corde, les traces des
piqûres d’aiguille et les empreintes des fils bien apparentes, la
cicatrice rouge encore était vraiment monstrueuse. Son apparence
allait progressivement s’améliorer, assez rapidement d’ailleurs.
Vysogota savait néanmoins que la cicatrice ne disparaîtrait pas
totalement. La jeune fille serait à jamais défigurée.
Ciri se sentait beaucoup mieux. Pourtant, à la surprise et à la
satisfaction du vieil homme, elle ne parlait plus de partir. Elle sortit sa
jument Kelpie de l’étable. Vysogota savait que dans le Nord le nom
« Kelpie » servait à désigner une créature des varechs, un
dangereux monstre marin qui, selon les superstitions, pouvait
prendre la forme d’un magnifique destrier, d’un dauphin ou même
d’une belle femme, mais qui en réalité ressemblait à un tas de
mauvaises herbes. Ciri sella son cheval et fit le tour de la cour et de
la cabane au trot ; après quoi elle ramena Kelpie à l’étable afin que
la jument tienne compagnie à la chèvre tandis qu’elle-même rentrait
à la maison tenir compagnie à Vysogota. Elle entreprit même, par
désœuvrement sans doute, de l’aider à préparer les peaux. Pendant
qu’il classait les ragondins selon leur taille et leur teinte, elle
découpait la peau des rats musqués sur une planchette qu’ils
avaient apportée à l’intérieur, prélevant l’échine et la panse. Ses
mains étaient d’une habileté hors du commun.
C’est précisément alors qu’ils se livraient chacun à leur tâche
qu’ils entamèrent une étrange conversation…
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— Eh bien ! Il y en a des souris chez toi, Vysogota.
Ciri avait interrompu son récit ; elle regardait le sol où, dans le
cercle de lumière déversée par la lampe à huile, se déroulait un
véritable tournoi de souris. On pouvait aisément imaginer ce qui se
passait en dehors du cercle, dans le noir total.
— Un chat te serait utile. Ou même deux.
— Les rongeurs, dit l’ermite en toussotant, se pressent à
l’intérieur parce que l’hiver arrive. Quant à avoir un chat, j’en avais
un. Mais il est allé vadrouiller quelque part, le fripon, il a disparu.
— Il a dû se faire manger par un renard ou une martre.
— Tu n’as pas vu ce chat, Ciri. S’il s’est fait manger, c’est par un
dragon. Rien de moins.
— Vraiment ? Dommage ! Il aurait empêché ces souris de se
balader sous mon lit.
— Oui, c’est dommage. Mais je pense qu’il reviendra. Les chats
reviennent toujours.
— Je vais remettre du bois dans le feu. Il fait froid.
— Oui. Les nuits sont diablement fraîches en ce moment… Et
pourtant nous ne sommes même pas à la mi-octobre… Continue,
Ciri.
La jeune fille resta assise un moment, immobile, le regard
plongé dans l’âtre. Le feu reprit vie, il crépita, gronda, darda un reflet
doré et des ombres mouvantes sur le visage défiguré de la jeune
fille.
— Raconte.
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— Il ne m’a pas tuée. Il m’a ligoté les deux mains à une barre
d’attache.
Vysogota était assis, immobile. Il se tenait depuis un bon
moment déjà dans cette position. Il retenait son souffle. Au fur et à
mesure que Ciri avançait dans son récit, sa voix devenait de plus en
plus sourde, de moins en moins naturelle ; elle avait quelque chose
de désagréable.
— Il a ordonné à ceux qui étaient accourus de lui apporter un
sac de sel et un tonnelet de vinaigre. Et une scie. J’ignorais… Je ne
pouvais pas savoir ce qu’il avait l’intention de faire… À ce moment-
là, j’ignorais encore de quoi il était capable. J’étais ligotée à la barre
d’attache. Il a appelé quelques valets, leur a ordonné de me tenir par
les cheveux… et les paupières. Il leur a montré comment faire…
pour que je ne puisse ni détourner la tête ni fermer les yeux… Pour
que je sois obligée de regarder ce qu’il faisait. « Il faut veiller à
garder la marchandise en l’état », a-t-il dit. « Éviter qu’elle se
décompose… »
La voix de Ciri se brisa ; elle avait la gorge sèche. Vysogota,
devinant soudain ce qu’elle s’apprêtait à dire, sentit un afflux de
salive envahir sa bouche, telle une vague d’inondation.
— Il leur a tranché la tête avec la scie, dit Ciri d’une voix sourde.
À Giselher, Kayleigh, Asse, Reef, Étincelle… et Mistle. Il leur a
tranché la tête. Un à un. Sous mes yeux.
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Que Milva voyage avec nous était étrange ; que le vampire nous
tienne compagnie était surprenant. Pourtant, plus étonnantes
encore – et totalement incompréhensibles – étaient les motivations
de Cahir qui, soudain, était devenu, sinon l’ami, du moins l’allié des
ennemis de son peuple. Le jeune homme l’avait prouvé au cours de
la bataille du Pont, lorsque, sans hésitation, il s’était placé au côté du
sorceleur, l’épée à la main face à ses compatriotes. Ce faisant, il
s’était attiré notre sympathie et avait définitivement levé nos doutes.
Lorsque j’écris « nos », je fais référence à moi-même, au vampire et
à l’archère. Car Geralt, bien qu’il eût lutté épaule contre épaule avec
Cahir, bien qu’il eût regardé la mort en face à ses côtés, restait
méfiant à l’égard du Nilfgaardien et refusait de lui accorder sa
sympathie. Il tentait bien, il est vrai, de cacher son ressentiment
mais, ainsi que je l’ai sûrement déjà mentionné, c’était un homme
aussi primitif qu’une hampe de pique ; il ne savait pas feindre, et son
antipathie refaisait surface à chaque pas, comme une anguille se
libérant d’un filet troué.
La cause en était évidente ; elle avait pour nom Ciri.
Par la volonté du destin, je me trouvais sur l’île de Thanedd
pendant la nouvelle lune de juillet, lorsque le débat se changea en
un affrontement sanguinaire entre les magiciens fidèles à leurs rois
et les traîtres achetés par Nilfgaard. Les traîtres aidèrent les
Écureuils, les elfes rebelles, et Cahir, fils de Ceallach. Cahir aussi
était sur Thanedd ; on l’y avait envoyé en mission spéciale, il devait
attraper et enlever Ciri. En se défendant, celle-ci le blessa : Cahir
porte une cicatrice à la main gauche dont la vue m’assèche toujours
la bouche. Il avait dû avoir fichtrement mal ; désormais, il lui est
impossible de plier deux de ses doigts.
Après l’épisode de Thanedd, c’est nous qui l’avons sauvé, au
bord du Ruban, alors que ses compatriotes le conduisaient,
enchaîné, vers un terrible châtiment. Pour quelles raisons, m’étais-je
alors demandé, pour quelle faute voulaient-ils le perdre ? Pour avoir
échoué sur Thanedd, uniquement ? Cahir n’est pas très bavard,
mais j’ai l’oreille sensible, j’entends ce que disent les gens même à
demi-mot. Le gaillard n’avait pas encore trente ans, et pourtant tout
portait à croire qu’il occupait un poste d’officier de haut rang dans
l’armée nilfgaardienne. Comme il parle parfaitement la langue
commune, ce qui n’est pas courant chez les Nilfgaardiens, je pense
savoir dans quel genre d’armée servait Cahir et pourquoi il bénéficia
d’un avancement aussi rapide. Tout comme je pense savoir pourquoi
on lui confiait de si étranges missions. Y compris à l’étranger.
Car c’était Cahir lui-même qui avait tenté de ravir Ciri, près de
quatre ans plus tôt, pendant le massacre de Cintra. Et c’est à ce
moment-là qu’on entendit parler pour la première fois de la destinée
de cette jeune fille.
Le hasard voulut que je m’en entretienne avec Geralt. C’était le
troisième jour après la traversée de la Iaruga, dix jours avant
l’équinoxe, alors que nous cheminions dans les forêts d’Autre Rive.
Cette conversation, quoique brève, fut chargée d’insinuations
désagréables et inquiétantes. Sur le visage et dans les yeux du
sorceleur se manifestaient déjà les signes précurseurs de l’horreur
qui exploserait ultérieurement, la nuit de l’équinoxe, après que nous
eut rejoint une jeune fille aux cheveux clairs répondant au nom
d’Angoulême.
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— Jaskier ! Attache ta tubulure correctement ! Il serait
regrettable qu’un demi-siècle de poésie se détache et se perde dans
les fougères !
— Aucune crainte à avoir ! Je ne perdrai pas mes notes, soyez-
en sûrs. Et je ne laisserai personne me les dérober ! Quiconque
voudrait m’enlever cette tubulure devrait d’abord me passer sur le
corps. Peut-on savoir, Geralt, ce qui provoque chez toi ce rire perlé ?
Attends, laisse-moi deviner… Un crétinisme naturel ?
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Le narcotique était bien plus fort que celui que Ciri avait goûté
chez les Rats. En quelques secondes, elle fut envahie d’une
euphorie aveuglante ; la lumière et les couleurs l’éblouissaient, les
odeurs chatouillaient son nez, les sons résonnaient à ses oreilles,
presque insupportables, et, comme dans un rêve, tout flottait
alentour, irréel, volatile. Les escaliers, les gobelins et les tapisseries
qui empestaient la poussière, le rire rauque de la marquise de
Nementh-Uyvar. La cour, les gouttes de pluie sur son visage, le
collier qu’elle avait toujours autour de son cou. L’immense bâtisse
avec sa tour en bois et cet énorme gribouillis affreux sur la façade,
qui représentait des chiens en train de mordre un monstre, mélange
de dragon, de griffon et de wyvern. Des hommes et des femmes se
pressaient à l’entrée du bâtiment. Quelqu’un criait en gesticulant.
— C’est répugnant ! Répugnant et criminel, monsieur
Houvenaghel, d’utiliser le bâtiment qui autrefois abritait un temple
pour se livrer à un trafic impie, inhumain et abominable ! Les
animaux aussi sont sensibles, monsieur Houvenaghel ! Ils ont aussi
leur dignité ! C’est un crime que de les lâcher les uns contre les
autres en vue d’en tirer profit et pour le plaisir de la populace !
— Calmez-vous, saint homme ! Et ne venez pas vous mêler
d’une entreprise privée ! D’ailleurs, soit dit en passant, on ne va pas
faire s’affronter des chiens aujourd’hui ! Ni aucun autre animal ! Rien
que des humains !
— Dans ce cas, excusez-moi.
À l’intérieur du bâtiment, des rangées de bancs où se
précipitaient les spectateurs formaient l’amphithéâtre. Au centre, il y
avait une fosse, une niche en forme de cercle d’environ trente pieds
de diamètre, entourée de madriers. La puanteur et le bruit étaient
étourdissants. Ciri sentit de nouveau les secousses de la chaîne,
quelqu’un l’attrapa sous le bras, la poussa. Sans qu’elle ait compris
comment, elle se retrouva au fond de la fosse ceinte de madriers,
sur du sable damé.
Dans l’arène.
Le premier choc était passé ; à présent la drogue ne faisait que
stimuler et aiguiser ses sens. Ciri plaqua ses mains contre ses
oreilles ; la foule qui s’installait sur les bancs de l’amphithéâtre
grondait, bourdonnait, sifflait ; le bruit était insupportable. Elle vit que
son poignet et son avant-bras droits étaient gainés de protections en
cuir bien serrées. Elle ne se rappelait pas qu’on les lui eût attachées.
Elle entendit une voix de rogomme qui lui était familière, elle vit
la marquise pistache, le rotmistr nilfgaardien, le bourgmestre
onctueux, Houvenaghel et Bonhart, qui occupaient la loge
surmontant l’arène. Elle se boucha de nouveau les oreilles, car un
gong en cuivre venait soudain de retentir.
— Regardez, braves gens ! Aujourd’hui, dans l’arène, ce n’est
pas un loup, ni un gobelin, ni une endriague que vous allez voir !
Aujourd’hui, dans l’arène se trouve Falka, la tueuse de la bande des
Rats ! Les paris sont ouverts à la caisse, à l’entrée ! Ne ménagez
pas votre argent, braves gens ! Les distractions, ça ne se boit pas,
ça ne se mange pas, mais, si vous vous montrez radins, vous n’y
gagnerez rien, et à coup sûr vous y perdrez !
La foule vociférait et applaudissait. La drogue agissait. Ciri
frémissait, euphorique, elle voyait tout, entendait tout, aucun détail
ne lui échappait. Elle distinguait le ricanement de Houvenaghel, le
rire rauque de la marquise, la voix sérieuse du bourgmestre, celle,
grave et glacée, de Bonhart, les hurlements du prêtre défenseur des
animaux, les cris perçants des femmes, les pleurs d’un enfant. Elle
voyait les sombres traces de sang sur les madriers qui entouraient
l’arène, le trou béant de la fosse qui empestait, les faces
grimaçantes et brillantes de sueur des spectateurs au-dessus de la
balustrade.
Puis il y eut un mouvement soudain, des têtes se redressèrent,
des jurons furent lancés. Des hommes en armes firent leur
apparition, la foule se mit à piétiner à reculons pour se retrouver,
clopin-clopant, acculée au mur formé par la garde armée de
pertuisanes. Ciri avait déjà vu l’un de ces hommes, elle se souvenait
de son visage basané et de sa moustache noire qui semblait avoir
été dessinée au charbon au-dessus de sa lèvre supérieure
parcourue d’un tic nerveux. Elle entendit la voix de Houvenaghel :
— Monsieur Windsor Imbra ? De la province de Geso ?
Sénéchal du baron de Casadéi ? Soyez le bienvenu, étranger.
Prenez place, vous et vos hommes, le spectacle va bientôt
commencer. Mais n’oubliez pas, je vous prie, de payer votre billet à
l’entrée.
— Je ne suis pas là pour me distraire, sieur Houvenaghel ! Je
suis ici en service ! Bonhart sait de quoi je parle !
— Vraiment ? Léo, sais-tu ce que veut dire monsieur
le sénéchal ?
— Pas de blagues ! On est quinze ici ! Nous sommes venus
chercher Falka ! Vous nous la donnez, ou ça va mal aller !
— Je ne comprends pas ton énervement, Imbra, répliqua
Houvenaghel en fronçant les sourcils. Mais j’attire ton attention sur le
fait que tu n’es pas ici à Geso ni sur les terres de votre baron tout-
puissant. Si vous faites des histoires ou si vous nous incommodez,
je vous ferai chasser d’ici à coups de fouet !
— Sans rancune, sieur Houvenaghel, dit Windsor Imbra en se
tempérant. Mais le droit est de notre côté : sieur Bonhart ici présent
a promis Falka au baron Casadéi. Il a donné sa parole. Qu’il la
tienne !
— Léo ? (Houvenaghel fit tressauter ses bajoues.) Sais-tu de
quoi il parle ?
— Je le sais et lui accorde raison. (Bonhart se leva, agita sa
main avec nonchalance.) Je n’ai nullement l’intention de m’opposer
à sa requête ou de créer le moindre problème. La jeune fille est là,
tenez, où tout le monde peut la voir. Que celui qui souhaite
l’emmener le fasse.
Windsor Imbra en resta coi, sa lèvre se mit à trembler plus que
de coutume.
— Pardon ?
— La jeune fille, répéta Bonhart en faisant un clin d’œil à
Houvenaghel, est à celui qui voudra l’emmener loin de l’arène. Morte
ou vivante, selon son goût et son envie.
— Pardon ?
— Sacrebleu ! Je vais perdre patience ! (Bonhart feignait la
colère à la perfection.) « Pardon, pardon » ! Tu n’as donc que ce
mot-là à la bouche ? Foutu perroquet ! Je viens de te dire que tu
avais le champ libre. Agis à ta guise. Tu peux lui jeter un morceau de
viande empoisonnée, comme à une louve. Mais je ne sais pas si elle
va la bouffer. Elle n’a pas l’air stupide, qu’en dis-tu ? La vérité,
Imbra, c’est que celui qui veut l’avoir doit se donner la peine d’aller la
chercher. Là-bas, dans l’arène. Tu veux Falka ? Eh bien, à toi d’aller
la prendre !
— Tu es en train d’agiter cette Falka sous mon nez comme tu
agiterais de la silure devant une grenouille, hurla Windsor Imbra. Je
ne te fais pas confiance, Bonhart. Je sens que sous cet appât se
dissimule un crochet de fer !
— Il convient de te féliciter pour ton flair infaillible. (Bonhart se
leva, prit sous le banc l’épée offerte par l’armurier de Fano, l’ôta de
son fourreau et la lança dans l’arène, si adroitement que la lame vint
se planter à la verticale, dans le sable, à deux pas de Ciri.) Le fer, le
voilà. Bien visible de tous. Je n’y tiens pas plus que ça, à cette
goton, que celui qui la veut la prenne. S’il en est capable.
La marquise de Nementh-Uyvar éclata d’un rire nerveux.
— S’il en est capable ! répéta-t-elle de son contralto de
rogomme. Il est vrai qu’elle a une épée, maintenant. Bravo, sieur
Bonhart. Je détestais l’idée de voir cette petite chose sans défense
livrée en pâture à ces va-nu-pieds.
— Monsieur Houvenaghel, s’écria Windsor Imbra, les poings sur
les hanches, sans accorder le moindre regard à la maigre
aristocrate. Cette représentation se déroule sous vos auspices,
puisque ce théâtre vous appartient. Dites-moi une chose : quelles
sont les règles et les lois en vigueur, ici ? Les vôtres ou celles de
Bonhart ?
— Les règles du théâtre, ricana Houvenaghel en faisant
tressauter son ventre et ses bajoues de bouledogue. Car, s’il est vrai
que le théâtre m’appartient, n’oublions pas que le client est roi : il
paie, donc il est en droit d’établir les règles de son choix. Nous
autres, les marchands, devons nous plier à ces règles : ce que le
client exige, il faut le lui donner.
— Le client ? C’est-à-dire, ces gens-là ? (Windsor Imbra
désigna d’un geste large les bancs remplis de spectateurs.) Tous
ces gens ont payé pour venir ici se repaître du prodige ?
— Les affaires sont les affaires, rétorqua Houvenaghel. L’offre
naît de la demande. Les gens sont prêts à payer pour une bagarre
entre loups ? Pour une lutte entre endriagues et aardvarks ? Pour
voir des chiens affronter un blaireau ou une wyvern dans un
tonneau ? Je leur fournis le spectacle. Pourquoi es-tu aussi étonné,
Imbra ? Les jeux sportifs et le cirque sont pour le peuple aussi
indispensables que le pain, peut-être même davantage. Nombre de
spectateurs réunis ici se sont privés de pain pour venir assister au
spectacle. Et regarde-les, regarde comme leurs yeux brillent. Ils n’en
peuvent plus d’attendre que les jeux du cirque commencent.
— Mais dans les jeux du cirque, ajouta Bonhart avec un sourire
venimeux, il est d’usage de préserver au moins les apparences du
sport. Le blaireau, avant que les chiens l’extirpent de son tonneau,
peut se servir de ses dents, mordiller ses assaillants, c’est ça, le
sport. De la même façon, la jeune fille a une épée. Qu’avec elle
aussi ce soit du sport. Qu’en dites-vous, bonnes gens ? N’ai-je pas
raison ?
La foule, dans un ensemble décousu, mais joyeux, manifesta
avec fougue son accord avec Bonhart.
— Le baron Casadéi, articula lentement Windsor Imbra, ne sera
pas content, sieur Houvenaghel, je vous le dis. Je ne sais pas s’il est
bon pour vous de lui chercher querelle.
— Les affaires sont les affaires, répéta Houvenaghel en
remuant ses bajoues. Le baron Casadéi le sait parfaitement, il m’a
emprunté pas mal d’argent à un taux très intéressant, et, lorsque le
temps viendra de m’en emprunter encore, nous réglerons alors
d’une manière ou d’une autre notre désaccord. Mais ce n’est pas un
baron étranger qui va se mêler d’une entreprise privée et
individuelle. Les paris sont ouverts, et les gens ont payé leur place.
Sur ce sable, là, dans l’arène, le sang doit couler.
— Vous dites qu’il doit couler ? s’étrangla Windsor Imbra. Fils
de chien ! Ah, ça me démange de vous démontrer le contraire ! Je
vais sortir d’ici et m’en aller loin, sans même jeter un regard en
arrière. Faites donc couler votre propre sang ! L’idée même de
procurer ce genre de réjouissances à la populace me révulse !
— Qu’il s’en aille. (Un gaillard poilu jusqu’aux yeux et vêtu d’un
surtout en peau de cheval fendit soudain la foule.) Qu’il s’en aille, si
ça le révulse. Moi ça me plaît. Il a été dit que celui qui faucherait
cette Rate toucherait une récompense. Je me porte volontaire pour
entrer dans l’arène.
— Comment ça ? ! vociféra soudain l’un des hommes d’Imbra.
(C’était un homme petit, mais musculeux et bien bâti, aux cheveux
touffus et tout ébouriffés.) Nous autres, on était là avant ! Pas vrai,
les gars ?
— Bah, par ma foi ! renchérit un deuxième, maigre, à la barbe
en pointe. C’est vrai que nous avons la priorité ! Et toi, Windsor,
t’emballe donc pas tant pour cette histoire d’honneur ! Qu’est-ce que
ça fait, qu’on regarde le spectacle ? Falka est dans l’arène, il suffit
de tendre la main et de la prendre. Quant aux mufles, qu’ils ouvrent
grand leurs mirettes, on n’en a rien à battre !
— Et on peut en plus gagner quelques sous ! beugla un
troisième, accoutré d’un pourpoint amarante.
— Puisqu’on parle de sport, faisons du sport, n’est-il pas vrai,
sieur Houvenaghel ? Si les gens veulent du cirque, allons-y pour le
cirque ! On a bien parlé de récompense, ici, non ?
Houvenaghel eut un large sourire et approuva d’un mouvement
de tête, en faisant fièrement et majestueusement tressauter ses
bajoues flasques.
— Et où en sont les paris ? s’enquit l’homme à la barbe.
— Pour l’instant, s’exclama en riant le marchand, on n’a pas
encore misé sur les résultats de la lutte ! On en est à trois contre un
que pas un seul d’entre vous ne franchira la barricade.
— Pouuuuh ! meugla Peau de Cheval. Moi, j’oserai ! Je
suis prêt !
— Pousse-toi, j’ai dit ! hurla alors La Tignasse. Nous autres on
était là les premiers, on a la priorité. Allons-y, qu’est-ce qu’on
attend ?
— On peut y aller à plusieurs, sur la place ? (Amarante enroula
sa ceinture.) Ou bien faut-il y aller un par un ?
— Ah, espèce de fils de salaud ! rugit soudain tout à fait
inopinément le bourgmestre d’une voix de stentor qui jurait avec sa
petite stature. Vous voulez peut-être vous y mettre à dix, pour la
combattre ? Et pourquoi pas à cheval, tant que vous y êtes ? Ou
bien en char ! Peut-être faut-il vous prêter des catapultes de notre
arsenal pour que vous puissiez, de loin, lui balancer des blocs de
pierre ?
— C’est bon, c’est bon ! l’interrompit Bonhart en échangeant un
rapide coup d’œil avec Houvenaghel. D’accord pour le sport, mais
rien n’empêche que l’on s’amuse un peu. Vous pouvez y aller par
deux. C’est-à-dire par paire.
— Mais la récompense, prévint Houvenaghel, ne sera pas
doublée ! Si vous y allez à deux, il faudra partager !
— Quelle paire ? Comment ça, à deux ? (D’un geste brusque,
La Tignasse ôta son manteau de ses épaules.) Vous n’avez pas
honte, les gars ? C’est qu’une donzelle ! Pfft ! Poussez-vous de là.
Je vais y aller seul et je vais l’allonger. Vous allez voir !
— Je veux Falka vivante ! protesta Windsor Imbra. La peste soit
de vos luttes et de vos duels ! Je refuse le cirque de Bonhart, je veux
la fille ! Vivante ! Tu iras avec Stavro. Et vous la sortirez de là !
— Pour moi, répéta Stavro, celui avec la barbe, c’est hontage
que d’aller à deux se battre contre une telle maigrichonne.
— Les florins du baron te consoleront de ce déshonneur. Mais
seulement si tu la ramènes vivante !
— C’est bien la preuve que le baron est un rapiat, s’esclaffa
Houvenaghel, faisant tressauter son ventre et ses bajoues de
bouledogue. Et qu’il n’a pas un brin d’esprit sportif en lui. Ni la
moindre envie de récompenser celui des autres ! Moi, en revanche,
je suis pour le sport. Et j’augmente la récompense sur-le-champ.
Celui qui entrera seul dans l’arène et en ressortira sur ses deux
jambes, avec la fille, celui-là obtiendra de ma main, puisés dans ce
coffret, non pas vingt mais trente florins.
— Qu’est-ce qu’on attend, alors ? hurla Stavro. J’y vais
le premier !
— Tout doux ! rugit de nouveau le petit bourgmestre.
La donzelle n’a qu’un léger vêtement de lin sur le dos, alors enlève
ta brigandine, soldat. C’est ça, le sport !
— Que la peste soit sur vous ! (Stavro ôta son caftan clouté de
fer, puis il passa sa chemise par-dessus sa tête, dévoilant de
maigres épaules poilues comme celles d’un babouin.) Que la peste
soit sur vous, seigneurs, et sur votre sport maudit ! Oui, j’irai la peau
à nu ! Sacrebleu ! Faut-y qu’j’enlève aussi mes chausses ?
— Tes famulaires, enlève-les ! grailla la marquise de Nementh-
Uyvar de sa voix sexy. On verra si t’es un homme !
Nu jusqu’à la ceinture, encouragé par de vifs applaudissements,
Stavro saisit son arme, passa une jambe par-dessus un madrier de
la barrière en observant attentivement Ciri. La jeune fille croisa ses
mains sur sa poitrine. Elle ne fit pas un pas en direction de l’épée
plantée dans le sable. Stavro hésita.
— Ne fais pas ça, dit Ciri à voix basse. Ne me force pas à me
battre. Je ne permettrai pas qu’on me touche.
— Ne m’en veux pas, donzelle. (Stavro franchit la barrière.) Je
n’ai rien contre toi. Mais les affaires sont les affaires.
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase que Ciri, qui s’était
emparée d’Hirondelle, ainsi qu’elle surnommait déjà le gwyhyr
gnome, était à son côté. Elle utilisa la feinte la plus simple, celle
qu’on appelait « la feinte des trois pas » et qui était à la portée d’un
enfant de trois ans, mais Stavro s’y laissa prendre. Il fit un pas en
arrière, levant instinctivement son épée, et il fut dès lors à sa merci.
D’un bond il se retrouva dos aux madriers, le tranchant d’Hirondelle
à deux pouces du bout de son nez.
— Ce petit tour, expliqua Bonhart à la marquise en couvrant de
sa voix grave les beuglements et les bravos de la foule, s’appelle
« la feinte des trois pas ». C’est un numéro des plus élémentaires, je
m’attendais à quelque chose de plus recherché de la part de la
jeune fille. Mais il faut reconnaître que, si elle l’avait voulu, le type
serait déjà mort à l’heure actuelle.
— Tue-le ! Tue-le ! criaient les spectateurs déchaînés.
Quant à Houvenaghel et le bourgmestre Pennycuick, ils avaient
le pouce tourné vers le sol. Le sang reflua du visage de Stavro ; ses
furoncles et les vilaines marques laissées par la variole ressortirent
sur ses joues.
— Je te l’ai dit, siffla Ciri, ne me force pas. Je ne veux pas te
tuer ! Mais je ne permettrai pas qu’on me touche. Va, retourne d’où
tu es venu.
Elle s’écarta, se retourna, baissa son arme et leva la tête en
direction de la loge.
— Vous vous jouez de moi ? cria-t-elle d’une voix déchirée.
Vous voulez me contraindre à la lutte ? Au meurtre ? Vous ne me
forcerez pas ! Je ne me battrai pas !
— As-tu entendu, Imbra ? (La voix sarcastique de Bonhart
retentissait dans le silence.) C’est tout bénéfice pour toi ! Et sans
aucun risque ! Elle ne va pas lutter. Il sera donc facile de lui faire
quitter l’arène et de l’amener vivante au baron de Casadéi, pour qu’il
s’amuse avec elle à volonté. On peut la prendre sans crainte ! À
mains nues !
Windsor Imbra cracha. Le dos toujours acculé aux madriers,
Stavro haletait, serrant son épée dans sa main. Bonhart éclata de
rire.
— Mais moi, je te parie des diamants contre des noisettes,
Imbra, que vous n’y parviendrez pas.
Stavro respirait péniblement. Il avait l’impression que la jeune
fille, qui lui tournait le dos, était distraite, déconcentrée. Il poussa un
cri empli de colère, de honte et de haine. Incapable de résister à
l’appel de l’épée, il attaqua. Sans prévenir, en traître.
Le public n’eut pas le temps de voir l’esquive ni la riposte. Il vit
seulement Stavro se jeter sur Falka puis effectuer soudain un
entrechat, après quoi il tomba de façon fort peu élégante ventre à
terre, et le sable s’imprégna instantanément de son sang.
— Les instincts prennent le dessus ! hurla Bonhart en couvrant
les cris de la foule. Les réflexes fonctionnent ! Alors, Houvenaghel ?
Ne te l’avais-je point dit ? Tu verras, tes molosses ne seront pas
nécessaires !
— Quel beau spectacle ! Et lucratif qui plus est, approuva
Houvenaghel en plissant les yeux de plaisir.
Stavro tenta de se relever en s’appuyant sur ses mains qui
tremblaient sous l’effort, sa tête ballotta, il poussa un cri, un râle,
vomit du sang et retomba sur le sable.
— Comment s’appelait ce coup, honorable sieur Bonhart ?
grailla sensuellement la marquise de Nementh-Uyvar au chasseur
de primes en lui faisant du genou.
— C’était de l’improvisation. (Sans jeter à la marquise le
moindre regard, il retroussa ses lèvres et découvrit ses dents.) Une
belle improvisation, du grand art, même. J’ai entendu parler d’un
endroit où l’on enseignait ce genre d’éventration improvisée. Je
parierais que notre demoiselle connaît cet endroit. Je sais bien, moi,
qui elle est.
— Ne me forcez pas à continuer, hurla Ciri. (Sa voix avait
quelque chose de réellement terrifiant.) Je ne veux pas ! Vous
comprenez ? Je ne veux pas !
— Cette donzelle est une sale engeance !
Amarante franchit habilement la barrière, faisant le tour de
l’arène pour attirer l’attention de Ciri tandis que La Tignasse
bondissait de l’autre côté. Derrière ce dernier, Peau de Cheval
s’apprêtait lui aussi à enjamber la barrière.
— C’est déloyal ! rugit le bourgmestre Pennycuick, petit comme
un hobberas, qui était sensible à l’équité du jeu, et la foule beugla
avec lui.
— Ils sont à trois contre elle ! C’est un combat déloyal !
Bonhart se mit à rire. La marquise se pourlécha les babines et
se mit à trépigner de plus en plus fort.
Le plan des trois hommes était simple : laisser reculer la jeune
fille pour l’acculer à la barrière, puis, pendant que deux d’entre eux
lui bloqueraient la route, le troisième se chargerait de la tuer. Mais
rien de tout cela n’arriva. Pour une raison simple. Plutôt que de
reculer, la jeune fille attaqua.
Elle effectua une jolie pirouette, si légère qu’elle ne laissa
presque aucune marque dans le sable, et se faufila au milieu d’eux.
Au passage, elle toucha La Tignasse exactement là où il le fallait :
au niveau de l’artère du cou. Elle avait porté son coup avec une telle
rapidité qu’elle eut le temps de se replier gracieusement sur elle-
même au moyen d’une feinte arrière avant que le sang jaillisse du
cou de La Tignasse ; pas une goutte ne l’éclaboussa. Amarante, qui
s’était retrouvé derrière la jeune fille, voulut la faucher par la nuque,
mais elle para le coup grâce à une prise fulgurante derrière l’épaule.
Ciri se détendit tel un ressort, tenant son épée des deux mains,
tailladant ses adversaires, renforçant la puissance de ses coups
grâce à une torsion de la hanche. Tel un rasoir, la sombre lame
gnome déchira le ventre d’Amarante dans un sifflement. Il hurla et
s’affala sur le sable en se recroquevillant. Peau de Cheval bondit,
déterminé à placer la pointe de son épée sur la gorge de Ciri, mais
celle-ci se déroba, fit habilement volte-face et lui cingla le visage à
l’aide de son épée, démantibulant son œil, son nez, sa bouche et
son menton.
La salle hurlait, sifflait, braillait, trépignait. La marquise de
Nementh-Uyvar glissa ses mains entre ses cuisses serrées ; elle
pourléchait ses lèvres brillantes et riait nerveusement de son
contralto de rogomme. Le rotmistr nilfgaardien était pâle comme du
vélin. Une femme s’efforçait de masquer les yeux d’un gamin qui
tentait de s’échapper. Au premier rang un petit vieux aux cheveux
blancs vomissait par à-coups, la tête entre les genoux.
Peau de Cheval sanglotait en se tenant le visage ; sous ses
doigts ruisselait du sang mêlé de salive et de mucus. Amarante se
traînait et poussait des cris de goret. La Tignasse avait cessé de
s’agripper aux madriers couverts du sang qui jaillissait de son corps
au rythme des crispations de son cœur.
— À l’aide ! hurlait Amarante en tentant désespérément de
retenir ses entrailles qui se répandaient sur son ventre. Camarades !
À l’aide !
Peau de Cheval geignait, du sang coulant de son nez.
— Tue-le ! Tue-le ! scandait le public en tapant du pied en
rythme.
Le petit vieux qui vomissait fut éjecté de son banc et poussé
dans la galerie.
— Des diamants contre des noisettes que désormais plus
personne n’osera pénétrer dans l’arène. (La voix de basse de
Bonhart avait retenti, s’élevant, railleuse, au-dessus du raffut.) Des
diamants contre des noisettes, Imbra ! Bah ! Que dis-je, contre des
noisettes vides !
— À mort ! À mort !
Il y eut un rugissement, des trépignements, des
applaudissements.
— Honorable demoiselle ! hurla Windsor Imbra en interpellant
d’un geste ses subalternes. Permets-nous de venir chercher nos
blessés ! Laisse-nous entrer dans l’arène pour qu’on les emmène
avant qu’ils se vident de tout leur sang et qu’ils meurent ! Fais donc
preuve d’humanité, honorable demoiselle !
— D’humanité, répéta Ciri avec difficulté, sentant à présent
seulement l’effet de l’adrénaline. (Elle se maîtrisa et parvint à calmer
rapidement les battements de son cœur.) Entrez et emmenez-les,
dit-elle. Mais entrez sans armes. Soyez humains, vous aussi. Au
moins une fois.
— Noooooon ! beugla la foule. À mort ! À mort !
— Espèces de brutes épaisses ! (Ciri fit volte-face en
esquissant un pas de danse, balayant les tribunes et les bancs du
regard.) Porcs misérables ! Racailles ! Fils de chiens galeux ! Vous
voulez du sang ? Venez ici, descendez dans l’arène, appréciez et
reniflez ! Léchez-le tant qu’il est encore frais ! Pourritures !
Vampires !
La marquise hoqueta, frémit, manqua tourner de l’œil et se colla
mollement contre Bonhart sans ôter ses mains d’entre ses cuisses.
Bonhart fit la grimace et l’écarta sans la moindre délicatesse. La
foule hurlait. Quelqu’un jeta dans l’arène un morceau de saucisson
grignoté, un autre une chaussure, un autre encore un cornichon que
Ciri, d’un coup d’épée, tailla en pièces, provoquant des vociférations
plus puissantes encore.
Amarante hurla au moment où Windsor Imbra et ses hommes le
soulevèrent ; Peau de Cheval, lui, s’évanouit aussitôt. La Tignasse
et Stavro ne donnaient plus aucun signe de vie. Ciri s’écarta du
mieux qu’elle put, allant aussi loin que le lui permettait l’arène. Les
hommes de Windsor Imbra s’efforçaient également de se tenir à
distance.
Ce dernier demeurait immobile, attendant qu’on évacue les
blessés et les morts, les yeux levés sur Ciri, la main posée sur le
manche de son épée qu’il n’avait pas ôtée, malgré sa promesse,
avant d’entrer dans l’arène.
— Non, l’avertit Ciri en remuant à peine les lèvres. Ne m’oblige
pas. Je t’en prie.
Imbra était blême. La foule trépignait, hurlait, rugissait.
— Ne l’écoute pas ! (La voix de Bonhart s’était de nouveau
élevée au-dessus des hurlements du public.) Sors ton épée ! Sinon,
tu passeras pour un pleutre et une enflure dans le monde entier !
Depuis l’Alba jusqu’à la Iaruga, tout le monde saura que Windsor
Imbra a pris la fuite devant une jeune fille, la queue entre les jambes,
tel un bâtard !
Imbra tira légèrement sur son épée, qui désormais dépassait
d’un pouce de son fourreau.
— Non, répéta Ciri.
Il rengaina aussitôt sa lame.
— Pleutre ! lança quelqu’un dans la foule. Bouffeur de merde !
Peau de lièvre !
Le visage de pierre, Imbra se dirigea vers le bord de l’arène.
Avant de saisir les mains que lui tendaient d’en haut ses camarades,
il se retourna une dernière fois.
— Tu sais sans doute ce qui t’attend, jeune fille, dit-il à voix
basse. Tu dois savoir maintenant qui est Léo Bonhart. Ce dont il est
capable. Ce qui l’anime. Tu seras poussée dans l’arène. Tu vas
devoir tuer pour le plaisir de porcs et de salopards comme ceux-là.
Et même pis que ceux-là. Et lorsque cela ne les amusera plus de te
voir tuer, lorsque Bonhart se lassera de la violence qu’il t’impose,
alors il te tuera. Ils en feront entrer tellement dans l’arène que tu ne
pourras plus assurer tes arrières. Ou bien ils lâcheront les chiens. Et
les chiens te déchiquetteront, tandis que les bêtes hurlantes dans la
salle renifleront l’odeur du sang et crieront « bravo » ! Et toi,
tu crèveras sur le sable imbibé de ton sang. Comme ceux que tu as
fauchés aujourd’hui. Alors tu te souviendras de mes paroles.
Étonnamment, ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle prêta
attention au petit pavois et aux armoiries sur le hausse-col émaillé
de l’homme.
Une licorne en argent dressée sur champ noir.
Une licorne.
Ciri baissa la tête. Elle regarda la lame ajourée de son épée.
Soudain, la salle devint silencieuse.
— Par le Grand Soleil, intervint alors Declan Ros aep
Maelchlad, le rotmistr nilfgaardien de la réserve, qui n’avait encore
rien dit. Non. Ne fais pas cela, jeune fille. « Ne tuv’en que’ss,
luned ! »
Ciri tourna lentement Hirondelle dans sa main, appuya le
pommeau contre le sable. Plia un genou. Maintenant la lame de sa
main droite, elle plaça adroitement de sa main gauche la pointe sous
son sternum. Instantanément, le fer transperça ses vêtements et
mordit sa chair.
Surtout ne pas pleurer, songea Ciri en appuyant plus fort sur
l’épée. C’est inutile. Un mouvement brusque et ce sera
terminé… Allez…
— Tu n’oseras pas. (La voix de Bonhart résonnait dans le
silence absolu.) Tu n’en seras pas capable, sorceleuse. À Kaer
Morhen on t’a appris à tuer, tu es donc programmée pour tuer,
comme une machine. Instinctivement. Pour se tuer soi-même, il faut
du caractère, de la force, de la détermination et du courage. Et cela,
ils n’ont pas pu te l’enseigner.
***
— Comme tu peux le voir, il avait raison, dit Ciri non sans effort.
Je n’en ai pas été capable.
Vysogota était silencieux, immobile. Depuis un long moment
déjà. Tout le temps où il avait écouté Ciri, il n’avait plus pensé à la
peau de ragondin qu’il tenait à la main.
— J’ai eu peur. J’ai été lâche. Et j’en ai payé le prix. Oui, comme
tout lâche doit payer. Par la souffrance, l’opprobre, l’humiliation. Et
un détestable dégoût de moi-même.
Vysogota ne disait rien.
***
La Genèse, 9:6
« Nombreux sont les vivants qui mériteraient la mort et les morts qui
mériteraient la vie. Pouvez-vous la leur rendre ? Alors ne soyez pas
trop prompts à dispenser mort et jugement. Même les plus grands
des Sages ne peuvent tout connaître. »
Vysogota de Corvo
CHAPITRE 5
— Que fait un sorceleur sur mes terres ? répéta Fulko
Artevelde, le préfet de Riedbrune, manifestement agacé par le
silence prolongé de Geralt. D’où viens-tu, sorceleur ? Où te rends-
tu ? Dans quel but ?
C’en est donc fini de jouer au bon samaritain, se dit Geralt en
regardant le visage du préfet couvert de grosses cicatrices. Au noble
sorceleur, plein de miséricorde envers une bande de forestiers de
mes deux. Voilà ce qu’on gagne à avoir des envies de luxe, à vouloir
dormir dans des auberges où il se trouvera toujours un agent. Voilà
ce qui arrive quand on voyage en compagnie d’un rimailleur qui
parle trop. On se retrouve dans un endroit sans fenêtre qui
ressemble à une cellule, assis sur une chaise d’interrogatoire
inconfortable rivée au sol, et munie (impossible de ne pas le
remarquer !) de poignées et de ceintures de cuir destinées à
entraver les mains et immobiliser le cou. Elles n’ont pas encore
servi, mais elles sont bel et bien là.
Comment, par la peste, vais-je me sortir de ce pétrin ?
***
***
Milva, Régis et Cahir se portèrent volontaires pour effectuer les
achats et compléter le matériel. Quant à Jaskier et Geralt, ils
devaient mener une enquête dans la petite ville de Riedbrune et
tenter de délier les langues.
Au vu des habitations en brique concentrées à l’intérieur d’un
anneau constitué de remblais et hérissé d’une palissade, Riedbrune,
située dans une boucle de la rivière Newa, ne semblait pas être une
très grande ville. Mais les constructions en brique ne constituaient
en réalité que le centre de la ville, et n’abritaient pas plus d’un
dixième de la population. Les neuf dixièmes restants résidaient dans
des habitations de fortune au-delà des remblais, vaste ensemble de
huttes, de cabanes, de masures, de baraques, de bicoques, de
tentes et de charrettes où régnait en permanence un brouhaha
assourdissant.
C’était le parent du chasseur de miel qui servait de cicérone au
sorceleur et au poète : il avait tout du jeune galvaudeux, rusé et
arrogant, né, lavé et nourri dans le ruisseau. Au milieu de la foule, du
vacarme, de la crasse et de la puanteur urbaine, ce jeune fêtard se
sentait comme une truite dans un ru montagnard et, à l’évidence,
guider des visiteurs dans son abominable ville le mettait en joie.
Sans que Geralt et Jasquier lui aient rien demandé, le gamin
s’empressait de leur fournir toutes les informations qu’il estimait
indispensables. Il expliqua que Riedbrune constituait une étape
importante pour les colons nilfgaardiens qui se rendaient dans les
régions du Nord pour récupérer les terres octroyées par l’empereur :
chaque parcelle faisait quatre lanes, soit, en gros, cinq cents
arpents, avec une exonération d’impôts pendant dix ans. Riedbrune
était en effet située à l’entrée de la vallée de Dol Newa ; cette vallée,
qui traversait les montagnes d’Amell par le col de Théodule, reliait
les Versants et Autre Rive aux provinces de Mag Turga, Geso,
Metinna et Maecht, des contrées soumises depuis longtemps à
l’Empire nilfgaardien. La ville de Riedbrune, expliqua le gamin, était
pour les colons le dernier endroit où ils pouvaient se ravitailler.
Après, ils ne pourraient plus compter que sur eux-mêmes, leurs
bonnes femmes et ce qu’ils avaient dans leurs chariots. C’était aussi
pour cette raison que la plupart des colons campaient assez
longtemps aux abords de la ville, pour reprendre leur souffle avant
de s’élancer vers la Iaruga et affronter de nouvelles contrées.
— Et nombre d’entre eux, ajouta le gamin avec un orgueil
patriotique outrancier, restent en ville pour toujours, parce que la
ville, c’est la culture, attention, pas un trou perdu puant le fumier !
De fait, la ville de Riedbrune puait sacrément, y compris le
fumier.
Geralt était venu ici des années auparavant, mais il ne
reconnaissait pas l’endroit. Trop de choses avaient changé.
Autrefois on ne voyait pas autant de soldats à cheval, arborant une
cuirasse et un manteau noirs et des emblèmes en argent sur leurs
épaulières. Autrefois, on n’entendait pas parler nilfgaardien à tous
les coins de rue. Il n’y avait pas de carrière juste à l’entrée de la ville,
où des hommes et des femmes déguenillés, sales, miséreux et
ensanglantés réduisaient des blocs de pierre en pierraille, sous les
coups de fouet de surveillants vêtus de noir.
— De nombreux soldats nilfgaardiens stationnent ici, expliqua le
gamin, mais ils ne vont pas rester, ils font juste une halte dans les
défilés, avant de repartir à la poursuite des partisans des Versants
libres. Ils enverront le gros de la garnison nilfgaardienne quand le
vieux castel aura été détruit et remplacé par une gigantesque
forteresse. Construite avec des pierres provenant de la carrière.
Ceux qui fendent la pierre, ce sont des prisonniers de guerre. Ils
viennent de Lyrie, d’Aedirn, dernièrement de Sodden, de Brugge,
d’Angren. Et de Témérie. Ici, à Riedbrune, on a bien quatre
centaines de prisonniers. Cinq cents autres travaillent dans les
mines et les carrières des environs de Belhaven, et plus d’un millier
construisent des ponts et réparent les routes sur le col de Théodule.
L’échafaud se trouvait déjà sur la place du marché lors de la
dernière visite de Geralt, mais il était beaucoup plus sobre. Il n’était
pas équipé de tant de dispositifs abjects destinés à causer les plus
atroces souffrances ; quant aux gibets, aux pals, aux fourches et aux
perches, ils n’arboraient pas tant d’ornements inspirant le dégoût et
empestant la putréfaction.
— C’est l’œuvre de Fulko Artevelde, le préfet récemment
nommé par les autorités militaires, expliqua le gamin en regardant
l’échafaud et les fragments de chairs humaines dont il était paré.
C’est également M. Fulko qui vient de livrer quelqu’un au bourreau.
On ne plaisante pas avec M. Fulko, ajouta-t-il. C’est un homme
sévère.
Le chercheur de diamants, une connaissance du gamin, qu’ils
rencontrèrent dans une auberge, ne fit pas bonne impression à
Geralt. Blafard, frissonnant, à moitié ivre, il vaguait dans une espèce
de réalité parallèle proche de l’état semi-comateux dans lequel un
homme est plongé après avoir passé plusieurs jours et plusieurs
nuits d’affilée à boire. Le sorceleur sentit son cœur se serrer. Il
semblait bien que les nouvelles sensationnelles concernant les
druides ne soient finalement rien de plus que le fruit d’un delirium
tremens.
Le chercheur enivré était tout de même conscient et répondait
aux questions de manière sensée. Lorsque Jaskier lui fit remarquer
qu’il ne ressemblait pas à un chercheur de diamants, il objecta avec
humour qu’il en aurait l’air sitôt qu’il en aurait trouvé ne serait-ce
qu’un seul. Il indiqua avec précision l’endroit où demeuraient les
druides près du lac Monduirn, sans verser dans les affabulations
pittoresques ni le maniérisme excessif propre aux mythomanes. Il se
permit de demander à ses interlocuteurs ce qu’ils voulaient aller faire
là-bas, mais, devant leur silence méprisant, il avertit les deux
compagnons qu’ils se feraient tuer à coup sûr s’ils se rendaient à la
chênaie des druides, ces derniers ayant coutume d’attraper tout
intrus, de le fourrer dans une Baba d’Osier et de le brûler vivant,
accompagnant le rituel d’oraisons, de chants et d’incantations. Il
semblait que les rumeurs sans fondement et les superstitions
stupides se propageaient au gré des déplacements des druides,
comme si elles les suivaient à la trace.
La conversation fut interrompue par un groupe de neuf soldats
en uniforme noir armés de guisarmes ; on pouvait voir sur leurs
épaulières le symbole du soleil.
— Vous êtes bien le sorceleur prénommé Geralt ? demanda le
sous-officier qui commandait les soldats en se tapotant la cuisse
avec un bâtonnet de chêne.
— Oui, répondit Geralt après un instant d’hésitation. C’est moi.
— Vous êtes prié de bien vouloir nous suivre, dans ce cas.
— Et si je ne veux pas ? Dois-je comprendre que je suis en état
d’arrestation ?
Le soldat le regardait en silence, un silence qui semblait ne
jamais vouloir prendre fin ; il le regardait de façon étrange et, somme
toute, sans la moindre considération. Il tirait sans nul doute son
assurance de l’escorte de huit soldats qui se tenait derrière lui.
— Non, répondit-il enfin. Vous n’êtes pas en état d’arrestation.
Aucun ordre de vous arrêter n’a été donné. Si tel avait été le cas, je
me serais adressé à vous autrement, monseigneur. Tout à fait
autrement.
Geralt ajusta le ceinturon de son épée d’un geste
volontairement provocateur.
— Et moi, répliqua-t-il froidement, c’est autrement que je vous
aurais répondu.
— Allons, allons, messieurs ! (Jaskier avait décidé d’intervenir,
esquissant un sourire qu’il espérait digne d’un diplomate averti.)
Pourquoi s’emporter ? Nous sommes des gens honnêtes, nous
n’avons rien à craindre des autorités. Nous leur prêtons même
volontiers notre concours. Chaque fois que l’occasion se présente,
cela s’entend. Et, à ce titre, nous sommes en droit d’en attendre
quelque chose en retour, n’est-il pas vrai, messieurs les militaires ?
Notamment qu’elles nous expliquent les raisons pour lesquelles il
aurait été décidé de limiter nos libertés civiques.
— C’est la guerre, messieurs, rétorqua le soldat, pas le moins
du monde décontenancé par le flot de paroles du poète. La liberté
n’a de sens qu’en temps de paix. Les raisons toutefois vous seront
précisées par M. le préfet. Moi, j’exécute les ordres, je n’ai pas à
engager de discussion.
— Ma foi, c’est bien vrai, reconnut le sorceleur en faisant un
léger clin d’œil au troubadour. Conduisez-moi donc à la préfecture,
messieurs les soldats. Et toi, Jaskier, retourne voir les autres, dis-
leur ce qui se passe. Et faites ce qu’il faut. Régis trouvera bien.
***
***
***
***
Ils furent réveillés avant l’aube par les piaillements furieux des
tète-chèvres.
Ils se mirent en route dès le lever du soleil, encore invisible à
cette heure matinale, caché derrière les sommets enneigés des
montagnes. Du reste, avant qu’il se montre, les nuages avaient
envahi le ciel.
Ils chevauchaient dans les forêts, et la route les conduisait de
plus en plus haut, comme en témoignait la diversité des futaies
traversées. Les chênes et les charmes disparurent brusquement ;
les chevaux pénétrèrent dans une forêt de hêtres sombre au sol
tapissé de feuilles mortes qui sentait le moisi et les champignons. En
cette fin d’été, l’air était humide, et les champignons d’automne
avaient déjà poussé. Les cèpes, les lactaires et les amanites
pullulaient littéralement.
La hêtraie était silencieuse. On aurait dit que la plupart des
oiseaux chanteurs s’étaient envolés vers les pays chauds. Seules
des corneilles trempées graillaient en lisière des broussailles.
Puis les hêtres disparurent à leur tour, remplacés par des
épicéas qui emplissaient l’air d’une odeur de résine.
Il leur arrivait de plus en plus souvent de traverser des collines
nues et des terrains sans arbres où le vent s’en donnait à cœur joie.
La rivière Newa poursuivait sa course écumante entre seuils
naturels et cascades ; ses eaux, en dépit des pluies, étaient aussi
transparentes que le cristal.
À l’horizon se dressait la Gorgone. De plus en plus proche. Sur
les versants escarpés de la puissante montagne ruisselaient des
glaciers et des neiges éternelles de sorte que la Gorgone semblait
ceinte en permanence d’une écharpe blanche. Le sommet de la
montagne du Diable, qui évoquait le visage et le cou d’une
mystérieuse jeune mariée, était perpétuellement nimbé d’un voile de
nuages. Parfois la blanche parure de la Gorgone s’animait,
spectacle superbe, mais porteur de mort : sur ses flancs abrupts
dévalaient des avalanches qui emportaient tout sur leur passage,
descendaient jusqu’au pied caillouteux du massif avant de
poursuivre leur chemin sur les pentes couvertes de sapinières, par-
dessus les vallées de la Newa et de Sans-Retour et les lacs des
montagnes, petites taches noires dans le paysage.
Le soleil, qui était finalement parvenu à percer les nuages,
s’était couché bien trop vite, disparaissant derrière la montagne et
l’embrasant d’une lueur pourpre et dorée.
Ils dressèrent le campement pour la nuit.
Le lendemain vint l’heure de se séparer.
***
***
Ciri caressait le chat noir qui, comme tous les chats du monde,
était rentré au bercail, la faim, le froid et l’inconfort ayant ébranlé son
amour de la liberté et de la vie de patachon. De retour dans la
maison perdue au milieu des marécages, il était à présent couché
sur les genoux de la jeune fille, courbant le dos sous ses caresses et
ronronnant de plaisir, guère concerné par ce qu’elle racontait.
— C’est la seule fois où j’ai rêvé de Geralt, reprit Ciri. Depuis
notre séparation sur l’île de Thanedd, depuis l’épisode de la tour de
la Mouette, je ne l’avais jamais vu en rêve. C’est pourquoi j’ai pensé
qu’il était mort. Et soudain ce rêve a surgi, un rêve comme ceux que
je faisais avant et dont Yennefer disait qu’ils étaient des prophéties,
des précognitions, des visions du passé ou de l’avenir. C’était la
veille de l’équinoxe. Dans une petite ville dont j’ai oublié le nom.
Bonhart m’avait enfermée dans une cave, après m’avoir brutalisée et
forcée à avouer qui j’étais.
— Tu le lui as avoué ? demanda Vysogota en relevant la tête.
Tu lui as tout dit ?
— J’ai payé ma lâcheté par l’humiliation et le mépris de moi-
même.
— Raconte-moi ton rêve.
— J’ai vu une montagne, immense, abrupte, anguleuse comme
un nez de pierre. Et puis j’ai vu Geralt. J’ai entendu ce qu’il disait.
Chaque mot, comme si j’étais juste à côté de lui. Je m’en souviens,
j’avais envie de crier et de lui dire que tout cela n’était pas vrai, qu’il
s’était terriblement trompé… qu’il avait tout mélangé ! L’équinoxe
n’était pas encore passé, donc même si les choses devaient se
dérouler comme il l’affirmait, même si j’étais condamnée à mourir le
jour de l’équinoxe, il n’avait pas le droit de me déclarer morte alors
que j’étais encore en vie. Pas plus qu’il avait le droit d’accuser
Yennefer et de raconter sur elle de telles choses…
Elle se tut un instant, caressa le chat et renifla.
— Mais je ne pouvais pas me faire entendre. Je ne pouvais
même pas respirer… C’était comme si je me noyais. Et puis je me
suis réveillée. La dernière image que j’ai vue et dont je me
souvienne, c’est celle de trois cavaliers. Geralt et deux autres
personnes qui galopaient à bride abattue le long d’un défilé dont les
parois disparaissaient derrière des chutes d’eau.
***
***
***
Le flanc couvert de jeunes sapins distordus était criblé de trous
et de creux étayés par des planches et reliés par des ponts, des
échelles et des échafaudages. Des passerelles partaient de ces
trous, soutenues par des troncs entrecroisés. Sur certaines d’entre
elles des gens s’agitaient en poussant des chariots et des brouettes
dont ils déversaient le contenu – il s’agissait à première vue d’une
terre sale et pierreuse – directement dans un immense baquet carré,
ou plus exactement dans une suite de baquets de plus en plus
petits, séparés par des planches. De l’eau en provenance de la
colline boisée s’écoulait en permanence avec fracas à travers les
baquets, grâce à des gouttières en bois qui prenaient appui sur de
petits tréteaux. Sans doute poursuivait-elle sa course plus bas, vers
le précipice.
Angoulême descendit de cheval, et fit signe à Geralt et Cahir
d’en faire autant. Abandonnant leurs montures près de la clôture, ils
se dirigèrent vers les habitations, en pataugeant dans la boue près
des gouttières et des conduits qui fuyaient.
— C’est ici qu’on procède au rinçage du minerai de fer, dit
Angoulême en désignant l’installation. On apporte le produit abattu
de là-bas, tenez, du puits de mine, pour le déverser dans les
baquets, et on rince avec l’eau du ruisseau. Le minerai reste sur les
cribles, où il est trié. Tout autour de Belhaven il y a quantité de mines
et de lavoirs de ce genre. Quant au minerai, on le transporte dans la
vallée, à Mag Turga ; c’est là que se trouvent les huttes et les
fonderies, car les forêts y sont plus nombreuses, et, pour la coulée, il
faut du bois…
— Merci pour la leçon, l’interrompit Geralt d’un ton acerbe. J’ai
déjà eu l’occasion dans ma vie de voir quelques exploitations de
minerai de fer et je sais ce qu’il faut pour la coulée. Quand vas-tu
enfin te décider à nous dire pourquoi nous sommes venus ici ?
— Pour causer un peu avec l’un de mes amis. Le chef mineur
des lieux. Venez avec moi. Ah, je le vois ! Tenez, là-bas, sous
l’atelier de menuiserie. Allons-y.
— C’est ce nain, là ?
— Oui. Il s’appelle Golan Drozdeck. Il est, comme je l’ai dit…
— Le chef mineur des lieux. Tu l’as dit. En revanche tu n’as pas
dit de quoi tu voulais causer avec lui.
— Regardez voir vos chaussures.
Geralt et Cahir obéirent docilement et s’aperçurent que le
schlamm avait teinté leurs bottes d’une étrange couleur rougeâtre.
— Pendant sa conversation avec le Rossignol, lança
Angoulême, devançant la question, le demi-elfe que nous cherchons
avait exactement cette même gadoue sur ses bottines. Vous
saisissez ?
— Maintenant, oui. Et le nain ?
— Ne lui adressez pas la parole. Je me charge de lui faire la
causette. Vous, en revanche, il doit vous prendre pour des gens qui
causent pas, mais qui cognent. Prenez des mines menaçantes.
Ils n’eurent pas à faire d’efforts particuliers. Certains des
mineurs qui les observaient détournaient vite les yeux, d’autres
restaient bouche bée. Ceux qui se trouvaient sur leur chemin s’en
écartaient rapidement. Geralt devinait bien pourquoi. Son visage
comme celui de Cahir portaient encore la trace de bleus et de
boursouflures, vestiges de leur rixe et de la dérouillée infligée par
Milva. Ils avaient donc l’air d’individus qui prenaient plaisir à se
tabasser l’un l’autre et qu’il ne fallait sans doute pas pousser
beaucoup pour qu’ils cassent la figure à un tiers.
Le nain à qui voulait parler Angoulême se tenait sous un
bâtiment portant l’inscription « Menuiserie » ; il peignait quelque
chose sur un tableau fait de deux planches rabotées. Quand il vit le
groupe approcher, il posa son pinceau, éloigna le seau de peinture,
et leur jeta un coup d’œil par en dessous. Sur son visage à moitié
mangé par une barbe tachée se dessina soudain une profonde
stupéfaction.
— Angoulême ?
— Salut, Drozdeck.
— C’est toi ? C’est vraiment toi ? demanda le nain, la bouche
grande ouverte.
— Non, ce n’est pas moi. C’est le prophète Lebioda tout juste
ressuscité. Tu pourrais pas me demander autre chose, Golan ?
Quelque chose d’intelligent peut-être, pour changer ?
— Ne te moque pas, Cheveux Clairs. Je ne m’attendais plus du
tout à te revoir. La Mule est passé ici il y a de ça cinq jours, et il a
raconté qu’on t’avait capturée et plantée sur un pal à Riedbrune. Il a
juré que c’était vrai !
— À quelque chose malheur est bon, dit la jeune fille en
haussant les épaules. Maintenant, quand la Mule viendra
t’emprunter de l’argent en jurant qu’il te le rendra, tu sauras à quoi
t’en tenir avec ses jurements.
— Ça, j’le sais déjà depuis longtemps, rétorqua le nain en
clignant des yeux et en agitant son nez comme un lapin. Moi, je lui
prêterais même pas un denier cassé, même s’il crevait sur place et
bouffait la terre. Mais que tu sois en vie, et en un seul morceau, ça,
je m’en réjouis, oh que oui ! Peut-être bien que tu vas me
rembourser ta dette, hein ?
— Peut-être. Qui sait ?
— Et qui donc est venu avec toi, Cheveux Clairs ?
— De bons amis.
— Bah ! Ils ont de ces gueules… Et où les dieux te mènent-ils ?
— Comme d’habitude, sur les mauvais chemins. (Sans se
préoccuper le moins du monde du regard furibond que lui lançait le
sorceleur, Angoulême se fourra dans le nez une pincée de fisstech
et en frotta un peu contre sa gencive.) Tu en veux, Golan ?
— J’dis pas non, répondit le nain en tendant la main, puis il ficha
un peu de poudre dans sa narine.
— À vrai dire, je pense aller à Belhaven, reprit la jeune fille. Tu
ne saurais pas, par hasard, si le Rossignol et sa bande y sont ?
Golan Drozdeck pencha la tête.
— Toi, Cheveux Clairs, t’as intérêt à éviter le Rossignol. On dit
qu’il est en rogne contre toi, aussi furibard qu’une gloutonne qu’on
aurait réveillée en pleine hibernation.
— Ah oui ? Bé ! Et quand la nouvelle lui est parvenue qu’on
m’avait empalée sur un pieu aiguisé et fait tirer par un attelage à
deux chevaux, son cœur ne s’est pas radouci ? Il n’a pas manifesté
le moindre regret ? Ni versé la moindre larme ?
— Pas le moins du monde. On raconte qu’il a dit : « Angoulême
n’a eu que ce qu’elle méritait depuis longtemps : une perche dans le
cul. »
— Oh, le grossier personnage ! Vulgaire groin de goujat. M. le
préfet Fulko aurait dit : dans le derrière. Et moi : dans le fond du
cloaque.
— Tu ferais mieux de ne pas dire ce genre de choses en sa
présence, Cheveux Clairs. Et de ne pas t’approcher de Belhaven. Je
te conseillerais même de faire un grand détour pour éviter la ville.
Mais, si jamais tu dois aller en ville, mieux vaut que ce soit déguisée
en…
— N’essaie pas d’apprendre à un vieux singe à faire des
grimaces, Golan.
— Moi ? Jamais de la vie !
— Écoute donc, le nain, l’apostropha Angoulême, je vais te
poser une question. (Elle appuya son pied contre les marches de la
menuiserie.) Prends ton temps avant de me répondre. Réfléchis
bien.
— Je t’écoute.
— Est-ce que, par hasard, un demi-elfe ne te serait pas tombé
dans l’œil ? Un étranger, pas de la région.
Golan Drozdeck inspira, éternua grassement, puis s’essuya le
nez avec son poignet.
— Un demi-elfe, tu dis ? Quel demi-elfe ?
— Fais pas l’idiot, Drozdeck. Un que le Rossignol aurait engagé
pour exécuter un certain travail. Un contrat. Portant sur un certain
sorceleur…
— Un sorceleur ? répéta Golan Drozdeck en riant et en relevant
sa planche du sol. Eh ben, dis donc ! C’est bizarre, on en cherche
justement un, de sorceleur. On est en train de peindre des pancartes
et de les accrocher dans le coin. Regarde : « On recherche un
sorceleur, bon salaire, gîte et couvert offerts, informations au bureau
de la mine “Petite Babette” »… Comment ça s’écrit exactement,
« informations » ou « informassions » ?
— T’as qu’à écrire : « détails ». Et pourquoi est-ce que vous
avez besoin d’un sorceleur à la mine ?
— En voilà une question stupide ! À cause des monstres, pardi !
— Quels monstres ?
— Des barbegazis et des kobolds. Ils se sont terriblement
multipliés dans les galeries inférieures.
Angoulême jeta un coup d’œil à Geralt. Il lui confirma en
hochant la tête qu’il savait de quoi il s’agissait, avant de lui faire
comprendre d’un raclement de gorge qu’il serait bon de ramener la
conversation sur le demi-elfe.
— Pour en revenir à ce qui m’intéresse, reprit la jeune fille qui
avait saisi le message, qu’est-ce que tu sais de ce demi-elfe ?
— Je ne sais rien, sur aucun demi-elfe.
— Je t’ai demandé de bien réfléchir.
— C’est ce que j’ai fait. (Golan Drozdeck prit soudain un air
malicieux.) Et je me suis dit que dans cette affaire ça valait pas le
coup de savoir quelque chose.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que rien n’est sûr, ici. Le terrain n’est pas sûr, et
les temps ne sont pas sûrs. Entre les bandes de voyous, les
Nilfgaardiens, les partisans des Versants libres… Et d’autres
éléments étrangers, comme ces demi-elfes. Tous plus doués les uns
que les autres pour vous faire offense…
— Où veux-tu en venir ? demanda Angoulême en plissant le
nez.
— Je veux en venir au fait que tu me dois de l’argent, Cheveux
Clairs. Et qu’au lieu de payer tes dettes, tu veux en contracter de
nouvelles. Des dettes importantes, car en admettant que je puisse te
donner ce que tu demandes, je risque de m’en prendre plein la
figure, et pas à coups de poing, mais à coups de faux. Quel intérêt
pour moi ? Est-ce que ça vaut le coup de savoir quelque chose sur
le demi-elfe, hein ? Qu’est-ce que j’obtiendrai en échange ? Parce
que, si c’est juste pour avoir le préjudice, sans aucun bénéfice…
Geralt en avait assez. Il était las de la conversation, agacé par
le jargon et les manières du nain. D’un geste brusque il le saisit par
la barbe, le secoua, puis le repoussa ; Golan Drozdeck heurta le
seau de peinture et tomba. Le sorceleur bondit sur lui, appuya son
genou contre sa poitrine et fit briller un couteau sous ses yeux.
— Comme bénéfice, tu auras la vie sauve, rugit-il. Parle.
On aurait dit que les yeux de Golan allaient sortir d’une minute à
l’autre de leurs orbites pour aller faire un petit tour aux alentours.
— Parle, répéta Geralt. Dis ce que tu sais. Sinon, je te tranche
la carotide et tu te noieras dans ton sang.
— Rialto…, hoqueta le nain. Ils sont à la mine Rialto…
***
***
***
***
***
***
***
***
***
— Geralt ?
— Je t’écoute.
Cahir remua le bois dans le feu de camp à l’aide d’un fémur qu’il
avait trouvé.
— À la mine, quand nous nous battions… J’ai eu peur, tu sais.
— Je sais.
— Pendant un instant j’ai cru que tu avais été pris d’une folie
meurtrière. Que plus rien d’autre ne comptait pour toi… hormis la
tuerie…
— Je sais.
— J’ai eu peur, acheva-t-il avec calme, que pris par l’amok tu
fauches ce Shirrú. Et l’on n’aurait rien tiré d’un homme mort.
Geralt se racla la gorge. Le jeune Nilfgaardien lui plaisait de
plus en plus. Il était non seulement courageux, mais aussi intelligent.
— Tu as agi sagement en renvoyant Angoulême, poursuivit
Cahir en claquant légèrement des dents. Ce n’est pas pour les
jeunes filles… Pas même les jeunes filles comme elle. Nous
réglerons ça nous-mêmes, tous les deux. Nous irons à leur
poursuite. Mais pas pour tuer à la manière sanguinaire des
berserkers… Je repense à ce que tu as dit l’autre jour sur la
vengeance… Tu sais, Geralt, même pour se venger il faut de la
méthode. Nous rattraperons ce demi-elfe… Nous le contraindrons à
avouer où est Ciri…
— Ciri est morte.
— Ce n’est pas vrai. Je ne crois pas qu’elle soit morte… Et toi
non plus. Reconnais-le.
— Je refuse d’y croire, en effet.
À l’extérieur, le vent sifflait et la pluie continuait à tomber. Ils
étaient bien dans la grotte.
— Geralt ?
— Je t’écoute.
— Ciri est vivante. J’ai fait de nouveaux rêves… Bien sûr, il s’est
passé quelque chose à l’équinoxe, quelque chose de fatal… Moi
aussi, je l’ai ressenti, et j’ai vu… Mais elle est en vie… J’en suis
certain. Hâtons-nous… Mais pas en vue d’une vengeance ou d’une
nouvelle tuerie. Hâtons-nous pour la retrouver.
— Oui, Cahir. Tu as raison.
— Et toi ? Tu ne fais plus de rêves ?
— Ça m’arrive, dit-il avec amertume. Mais très rarement depuis
que nous avons franchi la Iaruga. Et je n’arrive pas à m’en souvenir
à mon réveil. Quelque chose en moi s’est achevé, Cahir. Quelque
chose s’est consumé. Brisé…
— Ça ne fait rien, Geralt. Je rêverai pour nous deux.
***
***
***
Ils suivaient le profond ravin que la rivière Sans-Retour, rapide
et large déjà à cet endroit, avait creusé au milieu des montagnes. Ils
allaient vers l’est, vers les frontières de la principauté de Toussaint.
La Gorgone, la montagne du Diable, s’élevait devant eux. Pour
admirer son sommet, ils auraient dû lever la tête.
Mais ils avançaient en regardant droit devant eux.
***
Physiologus
CHAPITRE 7
— Ils sont en lieu sûr, assura le vampire en talonnant Draakul,
sa mule. Tous les trois. Milva, Jaskier, et bien entendu Angoulême,
qui nous a rejoints à temps dans la vallée de Sans-Retour et nous a
tout raconté, en usant et abusant d’un vocabulaire très imagé. Je
n’ai jamais pu comprendre pourquoi la plupart de vos injures et de
vos insultes, à vous, les humains, étaient liées à la sphère érotique.
Or le sexe est beau, il évoque la beauté, la joie, le plaisir. Conférer
aux termes servant à désigner les organes génitaux une acception
vulgaire…
— Tiens-t’en aux faits, Régis, l’interrompit Geralt.
— Oui, bien sûr, excusez-moi. Prévenus par Angoulême que les
bandits étaient à sa poursuite, nous avons franchi sans attendre les
frontières de Toussaint. Milva, à dire la vérité, n’était pas emballée,
elle brûlait d’envie de faire demi-tour et d’aller à votre rescousse à
tous les deux. J’ai réussi à l’en dissuader. Quant à Jaskier,
étrangement, il n’était guère réjoui du refuge offert par les frontières
de la principauté ; il avait clairement la frousse… Que craint-il tant à
Toussaint ? Le saurais-tu, par hasard ?
— Non, je l’ignore, mais j’ai quand même une petite idée,
répondit Geralt avec aigreur. Ce ne serait pas l’unique endroit où
notre ami le barde aurait semé la zizanie. Aujourd’hui il s’est un peu
assagi, car il fréquente des gens convenables, mais, dans sa
jeunesse, rien n’était sacré pour lui. Je dirais qu’en sa présence
seuls les hérissons et les femmes capables de grimper aux arbres
étaient en sécurité. Et très souvent, on se demande bien pourquoi,
les maris ne portaient pas le troubadour dans leur cœur. Il se trouve
sans doute à Toussaint un mari qui, à la vue de Jaskier, risque de se
remémorer certains épisodes du passé peu agréables… Mais dans
le fond peu importe. Revenons-en aux faits. Qu’en est-il de nos
poursuivants ? J’espère que…
— Je ne crois pas, l’interrompit Régis en souriant, qu’ils nous
aient suivis jusqu’à Toussaint. La frontière grouille de chevaliers
errants qui s’ennuient terriblement, à l’affût de la moindre occasion
de se battre. De plus, nous sommes arrivés dans le Bois sacré de
Myrkvid en même temps qu’un groupe de pèlerins rencontrés à la
frontière. Or cet endroit fait peur. Même les pèlerins et les malades
qui viennent des coins les plus reculés dans l’espoir de trouver à
Myrkvid le remède à leurs souffrances s’arrêtent dans une bourgade
non loin de la limite de la forêt, n’osant s’aventurer trop loin. Des
rumeurs circulent en effet, on dit que celui qui ose pénétrer dans les
chênaies termine brûlé vif sur un bûcher, enfermé dans une Baba
d’Osier.
Geralt inspira profondément.
— Est-ce que…
— Absolument. (Une fois de plus, le vampire ne lui avait pas
permis d’achever sa phrase.) Les druides se trouvent à Myrkvid.
Après avoir quitté Angren, puis Caed Dhu, ils se sont installés un
temps près du lac Monduirn et se trouvent à présent à Myrkvid, dans
la principauté de Toussaint. Il était écrit que nous les rencontrerions.
Devant le regard incrédule de ses compagnons, il ajouta :
— Aurais-je oublié de vous dire que c’était écrit ?
Geralt prit une profonde inspiration. Cahir, qui était derrière lui,
fit de même.
— L’homme que tu connais se trouve-t-il parmi ces druides ?
Le vampire sourit de nouveau.
— Ce n’est pas un homme, mais une femme, précisa-t-il.
Effectivement, oui, elle est parmi eux. Elle a même eu une
promotion. C’est elle qui dirige le Cercle à présent.
— Une hiérophante ?
— Une flaminique. Chez les druides, c’est le terme employé
lorsque la fonction la plus élevée est occupée par une femme. On
parle de hiérophante uniquement lorsqu’il s’agit d’un homme.
— C’est vrai, j’avais oublié. Si je comprends bien, Milva et les
autres…
— … sont maintenant sous la protection de la flaminique et du
Cercle. (Comme à son habitude, le vampire avait répondu avant que
Geralt ait terminé sa phrase, après quoi il entreprit de répondre aux
questions non encore posées.) Moi, en revanche, je me suis hâté
d’aller à votre rencontre. Car il s’est produit une chose mystérieuse.
Lorsque j’ai commencé à lui exposer notre affaire, la flaminique m’a
interrompu presque aussitôt, affirmant être au courant de tout. Et
ajoutant qu’elle s’attendait depuis un certain temps déjà à notre
venue…
— Pardon ?
— Je n’ai pu moi non plus cacher mon incrédulité.
Le vampire retint sa mule, se dressa sur ses étriers, regarda
autour de lui.
— Chercherais-tu quelqu’un ou quelque chose ? demanda
Cahir.
— Non, je l’ai trouvé. Descendons.
— Je voudrais au plus vite…
— Descendons. Je vais tout t’expliquer.
Ils durent parler plus fort pour couvrir le tintamarre de l’immense
cascade qui tombait, tel un rideau d’écume, le long des parois du
précipice rocheux. En bas, là où la cascade se jetait dans un lac
assez grand, au milieu des roches, béait l’orifice noir d’une grotte.
— Oui, c’est là, précisément. (Régis venait de confirmer les
suppositions du sorceleur.) Je suis venu à ta rencontre, car il m’a été
conseillé de t’orienter vers cet endroit. Tu vas devoir entrer dans
cette grotte. Je te l’ai dit, les druides étaient au courant de ta venue,
ils savaient pour Ciri, pour notre mission. Et ils l’ont appris d’une
personne qui vit là, justement. Cette personne, si l’on en croit la
druidesse, souhaite te parler.
— Si l’on en croit la druidesse, répéta Geralt avec une pointe
d’ironie dans la voix. Je suis déjà venu dans cet endroit. Je sais qui
vit dans les grottes profondes sous la montagne du Diable. Divers
habitants. Mais il est impossible de discuter avec la plus grande
majorité d’entre eux autrement qu’avec une épée. Qu’a dit d’autre ta
druidesse ? Quel mensonge dois-je encore croire ?
— Elle m’a clairement fait comprendre, dit le vampire en
plantant son regard noir dans les yeux du sorceleur, qu’elle avait
d’une manière générale peu de sympathie pour ceux qui s’en
prennent à des créatures vivantes engendrées par la Nature, et
notamment les sorceleurs. Je lui ai expliqué qu’en l’état actuel des
choses tu n’avais de sorceleur que le nom. Que tu ne nuisais
aucunement à la Nature, à condition qu’elle-même ne t’importune
pas. La flaminique, qui, tu dois le savoir, est une personne d’une rare
vivacité, a immédiatement compris que tu avais abandonné tes
activités de sorceleur non pas parce que ta façon de concevoir le
monde s’était modifiée, mais parce que les circonstances t’y avaient
contraint. « Je sais parfaitement, a-t-elle dit, que le malheur s’est
abattu sur une personne proche du sorceleur. Il a donc été obligé
d’abandonner la sourcellerie pour se hâter à son secours… »
Geralt ne fit aucun commentaire, mais son regard était si
éloquent que le vampire se dépêcha de lui fournir quelques
éclaircissements.
— Elle a déclaré, je la cite : « En cessant d’être sorceleur,
le sorceleur prouvera qu’il peut faire montre d’humilité et d’esprit de
sacrifice. Il entrera dans les entrailles sombres de la terre. Sans
aucune arme. Libéré de toute pensée tranchante. Sans agressivité,
sans colère, sans fureur, sans arrogance. Il entrera dans l’humilité.
Alors, là-bas dans les entrailles de la terre, l’humble non-sorceleur
trouvera les réponses aux multiples questions qui le hantent. Mais si
le sorceleur reste sorceleur, il ne trouvera rien du tout. »
Geralt cracha en direction de la cascade et de la grotte.
— C’est la tactique habituelle, s’écria-t-il. Tout cela n’est qu’une
plaisanterie ! Ces histoires de vision prémonitoire, de sacrifice, de
rencontres secrètes dans des cavernes, de réponses à des
questions sont des stratagèmes éculés qui n’ont leur place que chez
les vieux conteurs itinérants. Ici quelqu’un se gausse de moi. Dans
le meilleur des cas. Et s’il ne s’agit pas d’une farce…
— En aucun cas il ne s’agit d’une farce, Geralt de Riv, protesta
Régis. En aucun cas.
— De quoi s’agit-il donc ? D’une de ces fameuses bizarreries
druidiques ?
— Nous ne le saurons pas tant que nous n’aurons pas vérifié,
intervint Cahir. Viens, Geralt, nous irons ensemble…
— Non, dit le vampire en tournant la tête. La flaminique a été
catégorique sur ce point. Le sorceleur doit y entrer seul. Et sans
arme. Donne-moi ton épée. Je veillerai sur elle pendant ton
absence.
— Que le diable…, commença Geralt, mais, d’un geste vif,
Régis l’interrompit.
— Donne-moi ton épée, l’enjoignit-il en tendant la main. Et, si tu
as une autre arme, laisse-la-moi aussi. Pense aux paroles de la
flaminique. Absence d’agressivité. Sacrifice. Humilité.
— Sais-tu qui je vais rencontrer dans cette grotte ? Qui ou…
quoi ?
— Non, je l’ignore. Toutes sortes de créatures bizarres peuplent
les couloirs souterrains de la Gorgone.
— Que le diable m’emporte !
Le vampire se racla doucement la gorge.
— Cette possibilité n’est pas à exclure non plus, répliqua-t-il tout
à fait sérieusement. Mais tu dois courir ce risque. Je sais que tu le
feras.
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***
La forêt devenait de plus en plus vaste et de plus en plus claire,
dominée par de grands chênes aux couronnes rares, mais étalées.
D’après l’odeur de fumée et de chairs brûlées, l’incendie semblait
tout proche à présent. Un instant plus tard, il s’étendait en effet sous
leurs yeux.
Un petit bourg tout entier flamboyait. Ses cabanes aux toits
couverts de jonc étaient en feu, les bâches des chariots aussi. Parmi
les chariots gisaient des cadavres, nombreux, visibles de loin, vêtus
de la robe blanche des druides.
Les bandits et les Nilfgaardiens, s’encourageant par des cris,
s’abritaient derrière des voitures renversées pour attaquer une
grande maison sur piloris, dressée contre le tronc d’un gigantesque
chêne. La maison était constituée de solides madriers et couverte
d’un toit de bardeaux pentu le long duquel dégringolaient,
inefficaces, les torches lancées par les bandits. Les occupants de la
maison assiégée se défendaient et ripostaient efficacement : sous
les yeux de Geralt, l’un des bandits caché derrière un chariot et qui
s’était penché imprudemment s’effondra, comme terrassé par la
foudre, une flèche fichée dans le crâne.
— Tes amis doivent se trouver dans ce bâtiment, devina le
Chevalier au Damier avec perspicacité. Sur l’honneur, ils sont dans
une passe difficile ! Allons, hâtons-nous à leur rescousse !
Geralt entendit une voix glapissante vociférer et donner des
ordres ; il reconnut le Rossignol malgré son bandage sur le crâne. Il
aperçut aussi le demi-elfe Schirrú qui se cachait derrière les larges
épaules des chevaliers noirs de Nilfgaard.
Soudain des cors retentirent tellement fort que les feuilles des
chênes en frémirent. Des claquements de sabots résonnèrent, des
armes et des épées de chevaliers montant à l’assaut étincelèrent.
Les bandits s’éparpillèrent de tous côtés en rugissant.
— Sur l’honneur ! mugit le Chevalier au Damier en cabrant son
cheval. Ce sont mes amis ! Ils nous ont devancés ! À la charge, et
qu’un peu de gloire nous revienne ! Sus ! À l’attaque !
Lancé au galop sur Bucéphale, le Chevalier au Damier fonça le
premier sur les bandits qui décampaient. Il en transperça deux en un
éclair et dispersa les autres comme un autour chasse les corneilles.
Deux hommes bifurquèrent et se dirigèrent vers Geralt ; ce dernier
se débarrassa d’eux en un clin d’œil.
Le troisième tira sur lui à l’aide d’un gabriel.
Ces arbalètes miniatures avaient été inventées et brevetées par
un certain Gabriel, un artisan de Verden. Il avait choisi ce slogan :
« Défends-toi toi-même », pour promouvoir son invention. « Partout
sévissent le banditisme et la violence », annonçait la réclame. « La
justice est impuissante et faible. Défends-toi toi-même ! Ne sors pas
de chez toi sans l’arbalète à main de la marque “Gabriel”. Le gabriel,
c’est ton gardien, il vous protégera des bandits, toi et tes proches. »
L’arme avait remporté un succès fulgurant. Bientôt, les gabriels
se retrouvèrent entre les mains de tous les bandits.
Geralt était un sorceleur, il savait se baisser pour éviter une
flèche. Mais il avait oublié son genou douloureux. Faute de se
baisser suffisamment, il fut touché à l’oreille. La douleur l’aveugla,
mais un instant seulement. Le bandit n’eut pas le temps de réarmer
son arbalète ni de tenter la moindre parade. Geralt, fou furieux, lui
assena un coup sur les mains et l’étripa ensuite de son sihill.
Il avait à peine entrepris d’essuyer le sang qui coulait de son
oreille et de son cou qu’un type, petit et alerte, aux yeux étincelant
d’un éclat peu naturel, l’attaqua, armé d’une saberre zerricane à la
lame tordue qu’il maniait avec une adresse étonnante. Il avait déjà
paré deux attaques de Geralt ; le noble acier des deux lames tintait
et lançait des étincelles.
L’animal était vif et observateur. Ayant tout de suite remarqué
que le sorceleur boitait, il se mit à tourner autour de lui et à l’attaquer
du côté qui lui était le plus avantageux. Il était incroyablement
rapide, le tranchant de sa saberre sifflait dans les airs à chacun de
ses redoutables assauts, qu’il effectuait croisés. Geralt avait de plus
en plus de mal à éviter les attaques. Et il clopinait de plus en plus,
contraint de prendre appui sur sa jambe douloureuse.
L’homme-belette se recroquevilla soudain, bondit, réalisa une
habile feinte, puis une autre, et visa l’oreille du sorceleur. Geralt
esquiva de guingois et riposta. Le bandit fit un preste demi-tour, prêt
à porter un nouveau coup à son adversaire. Mais soudain, il
écarquilla les yeux et éternua très fort. Le visage couvert de morve, il
baissa sa garde quelques secondes. Le sorceleur en profita aussitôt
pour le frapper au cou, avant de lui enfoncer le tranchant de son
sihill entre les côtes.
— Qu’on ne vienne plus me dire, hoqueta Geralt en regardant le
cadavre tremblant, que l’usage des narcotiques n’est pas néfaste.
Un bandit qui s’apprêtait à l’attaquer, masse levée, trébucha et
tomba le nez dans la boue ; Geralt aperçut une flèche qui sortait de
son occiput.
— J’arrive, sorceleur ! s’écria Milva. J’arrive ! Tiens bon !
Geralt se retourna, mais il ne trouva personne sur qui frapper.
Milva avait abattu le seul bandit qui restait dans les alentours. Les
autres s’étaient sauvés dans la forêt, poursuivis par les chevaliers en
couleur. Certains étaient traqués par le Chevalier au Damier et son
cheval Bucéphale. Il avait dû les rattraper, car on entendait fortement
fulminer dans la forêt.
L’un des Noirs nilfgaardiens, pas totalement mort, se releva
soudain et se mit à fuir. Milva releva son arc et tendit la corde en un
clin d’œil ; les pennes sifflèrent, le Nilfgaardien tomba dans les
feuilles, une flèche aux plumes grises entre les omoplates.
L’archère poussa un lourd soupir.
— Nous allons être pendus, déclara-t-elle.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— C’est Nilfgaard, voyons. Et ça fait deux mois maintenant que
je tire sur des Nilfgaardiens.
— Nous sommes dans la principauté de Toussaint, pas à
Nilfgaard.
Geralt se massa le côté de la tête ; quand il regarda sa main,
elle était pleine de sang.
— Par la peste. Qu’est-ce que j’ai là, Milva ?
L’archère jeta un coup d’œil attentif et critique.
— On t’a seulement arraché l’oreille, déclara-t-elle enfin. Il n’y a
pas de quoi s’émouvoir.
— Facile à dire. Elle me plaisait beaucoup, cette oreille. Aide-
moi à la panser avec quelque chose, pour arrêter le sang qui
dégouline sur mon col. Où sont Jaskier et Angoulême ?
— Dans la bicoque, avec les pèlerins… Oh, par la peste !
Des bruits de sabots leur parvenaient : trois cavaliers
chevauchant des destriers émergèrent du brouillard, leurs manteaux
et leurs oriflammes flottant au vent. Avant même que retentisse leur
cri de guerre, Geralt avait empoigné Milva et l’avait entraînée sous
un chariot. On ne plaisantait pas avec des hommes armés de piques
longues de quatorze pieds d’une portée effective de dix pieds en
train de charger.
— Sortez de là ! (Les destriers des chevaliers martelaient le sol
autour du chariot.) Jetez vos armes et sortez de là !
— Nous allons être pendus, grommela Milva.
Il se pouvait qu’elle eût raison.
— Ah, malandrins ! rugit l’un des chevaliers dont le pavois était
orné d’une tête de taureau noire sur champ argenté. Fripouilles ! Sur
l’honneur, vous allez être pendus !
— Sur l’honneur ! coquelina d’une voix juvénile un second
chevalier au pavois uniformément azur. Nous allons les occire sur
place !
— Oh là ! Oh là ! On ne bouge pas !
Le Chevalier au Damier surgit de la brume sur son Bucéphale. Il
avait enfin réussi à relever la visière ensanglantée de son heaume,
qui laissait voir à présent une abondante moustache fauve.
— Libérez-les ! lança-t-il. Et vite ! Ce ne sont pas des brigands,
mais des gens honnêtes et droits. La fille a vaillamment défendu les
pèlerins. Quant à lui, c’est un bon chevalier !
— Un bon chevalier ? (Tête de Taureau releva la visière de son
heaume et observa Geralt d’un air dubitatif.) Sur l’honneur ! Cela ne
peut être !
— Sur l’honneur ! (Le Chevalier au Damier se frappa le plastron
de son poing cuirassé.) J’en donne ma parole ! Ce vaillant chevalier
m’a sauvé la vie alors que je me trouvais en mauvaise posture, jeté
à terre par des gredins. Il se nomme Geralt de Rivie.
— Son blason ?
— Je n’ai pas le droit de révéler mon véritable nom ni mon
blason. J’ai prononcé mes vœux. Je suis le chevalier errant Geralt.
Soudain, une voix impertinente qui lui était familière retentit.
— Oh ! Regardez donc ce que le bon vent nous amène ! Ah, je
te l’avais bien dit, tantine, que le sorceleur viendrait à notre
rescousse !
— Et à point nommé ! s’écria Jaskier. (Accompagné
d’Angoulême, et portant sous le bras son luth et son inséparable
tubulure, le poète approchait, suivi d’un groupe de pèlerins effrayés.)
Pas une seconde trop tôt ! Tu as un sens inné de la dramaturgie,
Geralt. Tu devrais écrire des pièces de théâtre !
Il se tut subitement. Tête de Taureau se pencha sur sa selle,
ses yeux étincelèrent.
— Vicomte Julian ?
— Baron de Payrac-Peyran ?
Deux autres chevaliers surgirent de derrière les chênes. L’un,
coiffé d’un heaume de combat décoré d’un cygne blanc aux ailes
déployées – on aurait dit un vrai cygne –, tirait deux prisonniers par
un licou. Le second chevalier, errant mais à l’esprit pratique,
préparait les cordes et essayait de repérer des branches.
— Pas de Rossignol, ni de Shirrú, nota Angoulême, qui avait
remarqué le regard du sorceleur. Dommage.
— Dommage, en effet, confirma Geralt. Mais nous allons tenter
de réparer ça. Sieur chevalier…
Mais Tête de Taureau, ou plutôt le baron de Peyrac-Peyran, ne
lui prêtait aucune attention. Il semblait n’avoir d’yeux que pour
Jaskier.
— Sur l’honneur, prononça-t-il lentement. Ma vue ne me trompe
pas ! C’est monsieur le vicomte Julian en personne. Ah ! Mme la
duchesse sera ravie !
— Qui est-ce, ce vicomte Julian ? s’enquit le sorceleur.
— C’est moi, dit Jaskier du bout des lèvres. Ne te mêle pas de
ça, Geralt.
— Mme Anarietta sera ravie, répéta le baron de Peyrac-Peyran.
Sur l’honneur ! Nous vous emmenons tous au château de Beauclair.
Et pas de faux-fuyants, vicomte, je ne le tolérerai pas !
— La plupart des bandits se sont sauvés, fit remarquer Geralt
d’un ton assez froid. Je propose qu’on les rattrape d’abord. Ensuite
nous réfléchirons à la meilleure façon d’occuper cette journée qui a
si bien commencé. Qu’en dites-vous, monsieur le baron ?
— Sur l’honneur, répondit Tête de Taureau, il n’en sera rien.
Nous ne pouvons pas poursuivre les malfaiteurs. Ils se sont réfugiés
derrière le ruisseau, et nous ne pouvons pas même mettre un pied
au-delà du ruisseau, pas même une rognure de sabot. Cette partie-
là du bois de Myrkvid est un sanctuaire intouchable, dans l’esprit des
compactates signés avec les druides par Sa Seigneurie Mme la
duchesse Anna Henrietta qui règne sur Toussaint…
— Les bandits se sont sauvés par là-bas, par la peste !
l’interrompit Geralt, devenant fou furieux. Ils vont assassiner des
innocents dans ce sanctuaire intouchable ! Et vous venez me parler
de traités…
— Nous avons donné notre parole de chevaliers !
(Manifestement, une tête de bélier aurait été plus à sa place sur le
pavois du baron de Peyrac-Peyran qu’une tête de taureau.) Il est
interdit de mettre le pied sur le terrain des druides !
— Qui n’a pas le droit n’a pas le droit, s’écria Angoulême en
tirant par la bride deux chevaux ayant appartenu aux bandits. Laisse
tomber ces parlotes inutiles, sorceleur. Allons-y. Moi, j’ai encore des
comptes à régler avec le Rossignol. Quant à toi, je suis presque sûre
que tu ferais bien un autre brin de causette avec le demi-elfe !
— Je pars avec vous, dit Milva. Je vais me trouver une jument
de ce pas.
— Moi aussi, balbutia Jaskier. Moi aussi, je pars avec vous…
— Oh pour ça, non ! s’écria Tête de Taureau. Sur l’honneur,
monsieur le vicomte Julian partira avec nous pour le château de
Beauclair. Mme la duchesse ne nous pardonnerait point de ne pas
l’avoir ramené alors que nous l’avions rencontré. Vous, je ne vous
retiens pas, libre à vous d’agir selon vos plans et vos projets. En tant
que compagnons du vicomte Julian, Sa Grâce Mme Anarietta vous
aurait volontiers reçus dans son château et accueillis dignement,
mais puisque vous dédaignez son hospitalité…
— Nous ne la dédaignons pas ! le coupa Geralt en menaçant du
regard Angoulême qui, le coude replié, faisait de vilains gestes dans
le dos du baron. Bien au contraire. Nous ne manquerons pas de
saluer la duchesse et de lui rendre l’hommage qui lui est dû.
Auparavant cependant, il nous faut régler quelques affaires. D’une
certaine manière, nous avons nous aussi des compactates à
honorer. Lorsque nous en aurons fini, nous nous rendrons sans délai
au château de Beauclair. Je vous en donne ma parole. Ne serait-ce
que pour veiller, ajouta-t-il avec insistance, à ce qu’aucun préjudice
ni aucun déshonneur n’aient été infligés à notre ami Jaskier. Enfin,
je veux dire… au vicomte Julian.
— Sur l’honneur ! pouffa soudain le baron. Nous pouvons vous
certifier qu’aucun préjudice ni aucun déshonneur ne seront infligés
au vicomte ! Car j’ai omis de vous dire, vicomte, que le duc Rajmund
était mort d’apoplexie voilà deux ans.
— Ah, ah ! s’écria Jaskier, qui se mit soudain à rayonner. Le duc
a donc cassé sa pipe ! Eh bien, quelle excellente nouvelle ! Enfin, je
veux dire, tristesse et regret, perte et dommage… Que la terre lui
soit légère… S’il en est vraiment ainsi, messieurs les chevaliers,
partons pour Beauclair sur-le-champ ! Geralt, Milva, Angoulême, on
se revoit au château !
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Les couples royaux ont de tout temps fait chambre à part. Les
rois, avec une fréquence très variable, visitaient les chambres des
reines ; il arrivait aussi que les reines aillent inopinément visiter les
chambres des rois. Puis les époux retrouvaient chacun leur chambre
et leur couche.
Dans ce domaine aussi, le couple royal de Kovir était une
exception. Esterad Thyssen et Zuleyka dormaient toujours
ensemble, dans la même chambre, dans le même gigantesque lit à
baldaquin.
Avant de s’endormir, Zuleyka, après avoir chaussé ses lunettes
qu’elle n’osait porter devant ses sujets, avait coutume de lire son
fameux Bon Livre. Esterad Thyssen, lui, avait pour habitude de
parler.
Il n’en fut pas autrement cette nuit-là. Esterad mit son bonnet de
nuit et prit son sceptre à la main. Il aimait le tenir et jouer avec lui,
mais ne le faisait pas en public, car il craignait que ses sujets le
taxent de préciosité.
— Tu sais, Zuleyka, ces derniers temps je fais des rêves par
trop étranges. Cela fait plusieurs nuits d’affilée déjà que je rêve de
ma sorcière de mère. Elle est debout près de moi et répète : « J’ai
une femme pour Tancrède, j’ai une femme pour Tancrède. » Et elle
me désigne une jeune fille très mignonne, mais très jeune. Et sais-
tu, Zuleyka, qui est cette jeune fille ? C’est Ciri, la petite-fille de
Calanthe. Tu te souviens de Calanthe, Zuleyka ?
— Je m’en souviens, mon mari.
— Ciri, poursuivit Esterad en jouant avec son sceptre, est celle
avec qui, paraît-il, doit se marier Emhyr var Emreis. Mariage
singulier, surprenant… Comment, dans ces circonstances, pourrait-
elle être une épouse pour Tancrède ?
— Une femme ne serait pas une mauvaise chose pour
Tancrède. (La voix de Zuleyka, comme chaque fois qu’elle parlait de
son fils, s’était quelque peu altérée.) Peut-être qu’il se rangerait un
peu…
— Oui, peut-être, soupira Esterad. Quoique j’en doute, mais on
ne sait jamais. En tout cas, le mariage est une possibilité à
envisager. Humm… Cette Ciri… Ah ! Kovir et Cintra ! L’embouchure
de la Iaruga ! Cela sonne bien, très bien. Ce serait une belle union…
Une belle alliance… Mais enfin, si Emhyr a jeté sur elle son dévolu…
Pourquoi dans ce cas m’apparaît-elle en rêve ? Et pourquoi, par le
diable, est-ce que je rêve de choses aussi bizarres ? La nuit de
l’équinoxe, tu te souviens, quand je t’ai réveillée… Brrr, quel
cauchemar, je suis content de ne plus me rappeler les détails…
Humm… Peut-être devrais-je appeler un astrologue ? Une
devineresse ? Un médium ?
— Dame Sheala de Tancarville est à Lan Exeter.
— Non, grimaça le roi. Je ne veux pas de cette magicienne. Elle
est trop maligne. C’est une deuxième Filippa Eilhart que j’ai dans
mon royaume ! Ces femmes sont trop attirées par le pouvoir, il est
hors de question de leur donner du grain à moudre en sollicitant
leurs faveurs et en leur faisant des confidences.
— Comme toujours, tu as raison, mon mari.
— Hum… Mais ces rêves…
— Le Bon Livre raconte, dit Zuleyka en feuilletant quelques
pages, que lorsqu’on s’endort les dieux nous ouvrent les oreilles et
s’adressent à nous. Et le prophète Lebioda nous enseigne que
lorsque nous rêvons se dévoile à nous soit une grande sagesse, soit
une incommensurable bêtise. Tout l’art consiste à faire la différence.
— L’idée d’un mariage entre Tancrède et la fiancée d’Emhyr ne
témoigne pas véritablement d’une grande sagesse, soupira Esterad.
Et, puisqu’on en parle, je serais plus que ravi si la sagesse me
visitait dans mes rêves. C’est au sujet de l’affaire pour laquelle
Dijkstra est venu ici. Une affaire très compliquée. Parce que vois-tu,
ma très tendre Zuleyka, il n’y a rien de réjouissant à voir Nilfgaard
pousser vers le nord et se préparer à envahir Novigrad d’un jour à
l’autre. Tout, y compris notre neutralité, pourrait être remis en
question, Novigrad offrant de nouvelles perspectives qu’il était
difficile d’envisager depuis le sud lointain. Il serait donc bon que la
Rédanie et la Témérie tempèrent l’avancée de Nilfgaard, qu’ils
contraignent les envahisseurs à reculer derrière la Iaruga. Mais est-
ce une bonne chose que ce soit notre argent qui le leur permette ?
Est-ce que tu m’écoutes, Zuleyka, femme la plus aimée de toutes ?
— Je t’écoute, mon mari.
— Et qu’est-ce que tu en dis ?
— Toute la sagesse est contenue dans le Bon Livre.
— Et ton Bon Livre conseille-t-il quoi faire lorsque arrive un
Dijkstra et qu’il exige de toi un million ?
— Le Livre, marmonna Zuleyka, ne dit rien de l’indigne
mammon. Mais dans l’un des articles il est dit : « Plus grande est la
chance de donner que de recevoir, et il est noble d’aider le miséreux
en lui faisant l’aumône. » Il est écrit : « Distribue tous tes biens, et
noble ton âme deviendra. »
— Mais tu finiras avec l’escarcelle et la panse vides, compléta
Esterad Thyssen en grommelant. Dis-moi, Zuleyka, hormis les
articles sur la noblesse de la charité, le Livre contient-il quelque
chose d’intelligent concernant les affaires ? Que dit le Livre, par
exemple, au sujet d’un échange équivalent ?
La reine ajusta ses lunettes sur son nez et se mit à feuilleter
rapidement l’incunable.
— « Comme Jacob donna aux dieux, ainsi les dieux donnèrent
à Jacob », lut-elle.
Esterad resta silencieux de longues minutes.
— Autre chose ? demanda-t-il enfin, lentement.
Zuleyka se remit à feuilleter le Livre.
— J’ai trouvé quelque chose dans les sapientiaux du prophète
Lebioda, annonça-t-elle soudain. Je te le lis ?
— S’il te plaît.
— Le prophète Lebioda dit : « En vérité, secours d’une obole le
miséreux. Mais plutôt que de lui donner une pastèque entière,
donne-lui une demi-pastèque, car de joie le miséreux peut perdre la
tête. »
— Une demi-pastèque ? pouffa Esterad Thyssen. C’est-à-dire
un demi-million de besants ? Te rends-tu compte, Zuleyka, qu’entre
avoir un demi-million, et ne pas avoir un demi-million, il y a une
différence d’un million ?
— Tu ne m’as pas laissé terminer. (Zuleyka lui lança un regard
réprobateur par-dessus ses lunettes.) Le prophète dit plus loin :
« Mieux vaut encore donner au miséreux un quart de pastèque. Car
en vérité je vous le dis, il se trouvera toujours quelqu’un prêt à
partager une pastèque avec le miséreux ; si ce n’est par noblesse,
ce sera par calcul ou sous un autre prétexte. »
— Ah ! (Le roi de Kovir donna un coup de sceptre sur la table de
nuit.) En vérité, c’était un habile prophète que ce prophète Lebioda !
Plutôt que de donner, faire en sorte que quelqu’un d’autre donne…
Ça, ça me plaît ! Que voilà des paroles véritablement melliflues !
Étudie les sapientiaux de ce prophète, ma Zuleyka adorée. Je suis
certain que tu y découvriras encore quelque chose qui me permettra
de résoudre le problème de la Rédanie et de l’armée qu’elle veut
lever avec mon argent.
Zuleyka feuilleta le livre un long moment avant de se remettre
enfin à lire.
— « Un de ses élèves demanda un jour au prophète Lebioda :
“Dis-moi, maître, comment procéder. Voici qu’un de mes voisins
souhaite avoir mon chien préféré. Si je lui donne mon chien chéri,
mon cœur va éclater de chagrin. Si en revanche je ne le lui donne
pas, je serai malheureux, car par mon refus je causerai de la peine à
mon voisin. Que faire ?” “As-tu, lui demanda le prophète, quelque
chose que tu aimes moins que ton chien chéri ?” “Oui, maître,
répondit l’élève, j’ai un chat polisson, un insupportable destructeur.
Et d’ailleurs je ne l’aime pas du tout.” Alors le prophète dit à l’élève :
“Prends donc cestui chat polisson, insupportable destructeur, et
offre-le à ton voisin. Tu te sépareras de ton chat et rendras heureux
ton voisin. Car il en est le plus souvent ainsi : le proche souhaite non
pas le cadeau en lui-même, mais qu’il lui soit offert simplement.” »
Esterad resta silencieux un certain temps, les sourcils froncés.
— Zuleyka ? demanda-t-il enfin. S’agit-il bien du même
prophète ?
— « Prends donc cestui chat polisson… »
— J’ai bien entendu, tonna le roi, avant de se radoucir aussitôt.
Pardonne-moi, ma très tendre. Le fait est que je ne comprends pas
très bien ce qu’un chat a…
Il se tut. Et se plongea dans une profonde méditation.
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Buyvid Backhuysen,
Pérégrinations sur les routes et les endroits magiques
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— Yennefer. Réveille-toi.
La magicienne releva la tête et regarda ses mains : elles étaient
toutes deux intactes.
— Sigrdrifa ? Je me suis endormie…
— Viens.
— Où ça ? murmura-t-elle. Où m’emmènes-tu, cette fois ?
— Pardon ? Je ne comprends pas de quoi tu parles. Viens. Tu
dois voir ça. Il s’est passé quelque chose… quelque chose
d’étrange. Aucune d’entre nous ne sait comment l’expliquer. Mais
moi, je crois deviner. La grâce… la grâce de la déesse est retombée
sur toi, Yennefer.
— De quoi s’agit-il, Sigrdrifa ?
— Regarde.
Elle regarda. Et poussa un profond soupir.
Le Brisingamen, le saint collier de Modron Freyja n’était plus
suspendu autour du cou de la déesse. Il était à terre, aux pieds de la
magicienne.
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C’était la deuxième nuit consécutive qu’ils passaient sur
l’affluent marécageux de la rivière. Ils venaient en pirogue, ils
installaient les nasses et les gords pour capturer les anguilles qui se
dirigeaient en masse vers la mer. Ils rentraient à la cabane
largement après minuit, crottés de mucus de la tête aux pieds,
mouillés et terriblement fatigués.
Mais ils n’allaient pas se coucher tout de suite. Les anguilles
destinées au troc devaient être placées dans des viviers, très
méticuleusement ; s’il y avait le moindre interstice, le lendemain les
viviers seraient vides. Le travail terminé, Vysogota choisissait deux
ou trois anguilles, parmi les plus grosses, il en ôtait la peau, les
découpait en tronçons, les passait dans la farine et les faisait cuire
dans une grande poêle. Puis ils mangeaient en discutant.
— Vois-tu, Ciri, une chose continue à m’empêcher de dormir.
Tout de suite après ta guérison, je m’en souviens très bien, nous
n’arrivions pas à nous mettre d’accord sur la date précise à laquelle
tu avais reçu ta blessure au visage. Cette blessure ne pouvait pas
remonter à plus de dix heures en arrière, et toi tu t’obstinais à
répéter que tu avais été blessée quatre jours auparavant. J’étais
certain qu’il s’agissait d’une simple erreur, mais depuis je n’ai pas
cessé d’y penser, et je me pose toujours la même question : où sont
donc passés ces quatre jours ?
— Eh bien ? Où sont-ils passés, à ton avis ?
— Je ne sais pas.
— Magnifique !
Le chat fit un bond ; clouée au sol sous ses griffes, une souris
couina d’une voix perçante. Sans hâte, le grippeminaud lui mordit le
dos, l’étripa et commença à manger de bon appétit. Ciri l’observait,
impassible.
— Le portail de la tour de la Mouette, reprit Vysogota, mène à la
tour de l’Hirondelle. Et la tour de l’Hirondelle…
Le chat avait fini de manger, il gardait la queue pour le dessert.
— Le portail de Tor Lara, répliqua Ciri en bâillant la bouche
grande ouverte, est corrompu et mène à un désert. J’ai dû te le dire
une bonne centaine de fois.
— Il ne s’agit pas de ça, je te parle d’autre chose. Du fait qu’il
existe une correspondance entre ces deux portails. Le portail de Tor
Lara était corrompu, d’accord. Mais il reste encore celui de Tor
Zireael. Si tu parvenais à la tour de l’Hirondelle, tu pourrais te
téléporter de nouveau sur l’île de Thanedd. Tu te trouverais ainsi loin
des dangers qui te menacent, hors de portée de tes ennemis.
— Ah ! Ça m’arrangerait ! Il y a cependant un léger hic. Je n’ai
pas la moindre idée de l’endroit où se trouve cette tour de
l’Hirondelle.
— Je pourrais peut-être remédier à cela. Sais-tu, Ciri, à quoi
servent les études universitaires ?
— Non. À quoi ?
— À savoir utiliser ses sources.
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***
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— « Sitôt que l’elfe Avallac’h eut prononcé cestes paroles,
lesdits oiseaux petits et noirs abandonnèrent les eaux du lac où,
durant tout l’hiver, ils se protégeaient du froid au fond des flots. Car
ainsi que le savent les gens érudits, les hirondelles, à l’encontre des
autres oiseaux, ne migrent pas vers les pays chauds pour revenir au
printemps, elles s’agrippent les unes aux autres à l’aide de leurs
petites pattes griffues et plongent par bandes entières dans le fond
des eaux pour y passer tout l’hiver ; ce n’est qu’au printemps que de
profundis, de sous les eaux, elles rejaillissent. Néanmoins
l’hirondelle n’est pas uniquement du printemps et de l’espoir le
symbole, elle incarne également un modèle de pureté immaculée,
car jamais sur la terre elle ne se pose, elle n’a avec la saleté et les
immondices terrestres aucun contact.
» Revenons-en cependant à notre lac : les oiseaux en
tournoyant avaient, eût-on dit, de leurs petites ailes éparpillé la
brume, car soudain émergea du brouillard une tourelle magnifique,
enchantée. D’une seule voix nous poussâmes un soupir
d’émerveillement, car l’on eût dit cette tourelle de vapeurs tissée,
ayant la brume comme fundamentum, et à son sommet, couronnée
par les scintillements de l’aube, une aurora borealis féerique.
» Un génie surnaturel puissant en vérité avait dû construire
ceste tour, qui ne pouvait être l’œuvre d’un esprit humain.
» L’elfe Avallac’h perçut notre admiration et dit : “Voici Tor
Zireael, la tour de l’Hirondelle. Voici les Barrières des Mondes et les
Portes du Temps. Réjouissez vos yeux, humains, car il n’est pas
donné à tout un chacun de la voir apparaître.”
» Quand nous lui demandâmes s’il était possible de s’avancer et
d’admirer de près ladite tour ou même de la toucher de propria
manu, Avallac’h se mit à rire. “Tor Zireael, dit-il, n’est pour vous
qu’un songe onirique, or on ne peut toucher les songes. Et c’est bien
ainsi, ajouta-t-il, car la tour n’est là que pour les Érudits et quelques
rares Élus pour qui les Portes du Temps sont celles de l’espoir et de
la renaissance. Pour les profanes elles sont les portes du
cauchemar.”
» À peine avait-il prononcé ces paroles que derechef les brumes
se refermèrent sur la tour, privant nos yeux de la contemplation de
ceste enchantement… »
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— Raconte, Asa.
— La magicienne, Guthlaf et les huit volontaires sont montés à
bord de l’Alcyone pour naviguer vers les Abysses. Quant à nous, sur
le Tamara, nous restions à l’écart, conformément aux ordres, mais
en veillant à ne pas nous laisser trop distancer. Et puis, je ne sais
quelle diablerie s’est emparée du temps qui jusque-là avait été
étonnamment favorable. Oui, je vous le dis, c’était une diablerie, car
le vent soufflait avec une force malsaine… Que je sois entraîné sous
la quille si je mens…
— Continue.
— Là où nous nous trouvions – je veux dire le Tamara – le vent
sifflait un peu et l’horizon était si noir de nuages qu’on se serait cru
en pleine nuit, mais le temps était calme. En revanche, à l’endroit où
se trouvait l’Alcyone, l’enfer s’était déchaîné tout de go. Un véritable
enfer…
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Elle gémit quand il la tira de sa selle. Elle avait mal à une côte, à
l’endroit où il lui avait donné un coup de pied la veille.
Il agita la chaîne reliée au collier, la tira vers le bâtiment clair.
Plusieurs hommes armés se tenaient debout près de la porte.
Ainsi qu’une femme de haute taille.
— Il faut te reconnaître une chose, Bonhart, dit l’un des
hommes, brun, plutôt mince, au visage émacié, qui tenait à la main
une nagaïka cuivrée : tu as le don de surprendre ton monde.
— Bonjour, Skellen.
Le dénommé Skellen regarda Ciri un certain temps droit dans
les yeux. Elle ne put s’empêcher de frémir.
— Eh bien ? demanda-t-il en se tournant de nouveau vers
Bonhart. Comptes-tu t’expliquer tout de suite ou bien préfères-tu
procéder par étapes ?
— Je n’aime pas m’expliquer sur la place publique, on risque à
tout moment d’avaler une mouche. Peut-on entrer ?
— Certainement.
Bonhart agita la chaîne.
Dans la salle un autre homme attendait, tout ébouriffé et pâle ;
sans doute un cuisinier, car il était occupé à nettoyer ses habits qui
portaient des traces de farine et de crème. Dès qu’il vit Ciri ses yeux
se mirent à lancer des éclairs. Il s’approcha.
Ce n’était pas un cuisinier.
Elle le reconnut immédiatement, elle se souvenait de ces yeux
hideux et de la marque sur son visage. C’était lui qui l’avait
poursuivie avec les Écureuils sur Thanedd. Elle lui avait échappé en
sautant par la fenêtre, et il avait ordonné aux elfes de sauter à sa
suite pour la rattraper. Comment cet elfe l’avait-il appelé ? Rens ?
— Tiens, tiens ! grinça-t-il d’un ton amer, son index menaçant
pointé sur la poitrine de la jeune fille. Mlle Ciri ! Nous ne nous
sommes pas revus depuis Thanedd. Je vous ai cherchée longtemps,
très longtemps. Jusqu’à ce qu’enfin je vous retrouve !
— Mon bon monsieur, j’ignore qui vous êtes, dit froidement
Bonhart, mais cette fille que vous prétendez avoir retrouvée
m’appartient, en l’occurrence. Tenez donc vos pattes éloignées si
vous voulez garder vos doigts intacts.
— Je m’appelle Rience, annonça le magicien, un éclat mauvais
dans les yeux. Retenez bien ce nom, monsieur le chasseur de
primes. Bientôt vous saurez qui je suis, et il sera aisé de déterminer
à qui appartient cette demoiselle. Mais chaque chose en son temps.
Pour l’instant je veux uniquement lui transmettre mes salutations et
lui faire certaines promesses. Vous n’avez rien contre, je présume ?
— Vous êtes libre de présumer.
Rience s’approcha très près de Ciri, la regarda droit dans les
yeux.
— Ta protectrice, la sorcière Yennefer, énonça-t-il d’une voix
aigre, m’a causé des ennuis autrefois. Lorsqu’elle est ensuite
tombée entre mes mains, je lui ai appris la douleur. De ces propres
mains, de ces propres doigts que tu vois aujourd’hui devant toi. Et je
lui ai fait la promesse que lorsque tu serais à ton tour entre mes
mains je t’apprendrais à toi aussi la douleur. De ces propres mains,
de ces propres doigts…
— Vous prenez des risques, dit Bonhart à voix basse. De
grands risques, monsieur… je ne sais plus comment, en importunant
ma prisonnière et en la menaçant. Elle est vindicative, elle n’oubliera
pas vos paroles. Je vous le répète, tenez-vous loin d’elle, ou elle
pourrait bien s’en prendre à vos mains, vos doigts ou n’importe
quelle autre partie de votre corps.
— Assez ! l’interrompit Skellen sans quitter Ciri du regard. (Il
semblait s’interroger à son sujet.) Arrête, Bonhart. Toi, Rience,
maîtrise-toi. Je t’ai fait une grâce, mais je peux changer d’avis et
ordonner qu’on t’attache de nouveau aux pieds de la table. Asseyez-
vous tous les deux, et discutons, comme des gens civilisés. La
matière ne manque pas. Quant à l’objet de nos discussions, nous
l’allons laisser sous bonne garde. Monsieur Silifant !
— Surveillez-la bien, surtout, dit Bonhart en confiant le bout de
la chaîne à Silifant. Faites-y attention comme à la prunelle de vos
yeux.
***
***
***
Bonhart soupira.
— Ne me regarde pas de ton œil torve, Skellen, répéta-t-il.
Je voulais juste me faire un peu d’argent, c’est tout. Vois-tu, il est
temps pour moi de prendre ma retraite, de passer mes journées
tranquillement assis dans ma véranda à admirer les pigeons.
Tu m’as donné cent florins pour la Rate, en précisant bien que tu la
voulais morte. Tu as tellement insisté sur ce point que ça m’a
interpellé. « Combien peut vraiment valoir cette demoiselle ? », me
suis-je demandé. Et je suis arrivé à la conclusion qu’elle aurait bien
plus de valeur si, au lieu de la tuer tout de suite et de te la remettre,
je la gardais un peu pour moi. Vieux principe de l’économie et du
marché. Une telle marchandise prend de la valeur au fur et à
mesure. On peut alors négocier…
Chat-Huant fronça le nez, comme si une odeur pestilentielle
avait soudain envahi la salle.
— Ta sincérité ne connaît pas de limites, Bonhart. Mais viens-en
au fait. Avant ta digression d’ordre… disons… économique, tu nous
racontais ta fuite avec la jeune fille à travers la province d’Ebbing.
Pourrais-tu nous en dire un peu plus ? Que s’est-il passé ?
— Qu’y a-t-il donc à expliquer ? intervint Rience en souriant
d’un air libidineux. M. Bonhart a tout simplement fini par comprendre
qui était véritablement cette jeune fille. Et combien elle était
précieuse.
Skellen ne lui accorda pas même un regard. Toute son attention
était concentrée sur les yeux vitreux, dépourvus d’expression, de
Bonhart.
— Et cette précieuse jeune fille, reprit Skellen avec lenteur,
cette inestimable acquisition qui devait t’assurer une bonne retraite
se retrouve soudain poussée dans une arène de Claremont, obligée
de se battre à mort, alors qu’elle a, paraît-il, une très grande valeur.
Il y a là quelque chose qui ne tourne pas rond. Qu’en dis-tu,
Bonhart ?
— Si elle était morte dans cette arène, répliqua ce dernier sans
baisser les yeux, cela aurait signifié qu’elle ne valait rien du tout.
— Je comprends. (Chat-Huant fronça légèrement les sourcils.)
Mais plutôt que de conduire la jeune fille dans une autre arène, tu
me l’as amenée. Pourquoi, si je puis me permettre ?
— Je le répète, dit Rience en faisant la grimace, il a tout
simplement compris qui elle était.
— Vous avez l’esprit vif, monsieur Rience. (Bonhart s’étira
longuement, faisant craquer ses articulations.) Vous avez bien
deviné. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est une autre énigme liée
à notre sorceleuse formée à Kaer Morhen. À Geso, lorsque les Rats
ont attaqué la fille du baron Casadéi, ladite Falka s’est laissé aller à
parler. Elle était, à ce qu’elle disait, une personne si importante et si
titrée que la fille du baron ne lui arrivait pas à la cheville et qu’elle
devait s’incliner bien bas devant elle. Cette Falka, me suis-je dit, doit
être au moins comtesse. Curieux… Premièrement : nous avons une
sorceleuse. Deuxièmement : elle fait partie de la bande des Rats, et
prétend être une noble de haut rang. Troisièmement : le coroner de
l’empereur en personne la poursuit, du Korath jusqu’à Ebbing, et
ordonne qu’elle soit tuée… Ah ! me suis-je dit, il va falloir interroger
enfin la donzelle pour savoir qui elle est véritablement.
Il se tut quelques instants.
— Au début, reprit-il en s’essuyant le nez à l’aide de sa
manchette, elle ne voulait pas parler. Ce n’est pourtant pas faute de
l’en avoir priée. Je le lui ai demandé avec ma main, ma jambe, mon
fouet. Je ne voulais pas l’estropier… Mais, coup de chance, nous
sommes tombés sur un chirurgien-barbier. Qui possédait des outils
pour arracher les dents. J’ai attaché la donzelle à la chaise…
Skellen avala bruyamment sa salive. Rience sourit. Bonhart
observa sa manchette.
— Elle m’a tout avoué avant même que… En fait, dès qu’elle a
vu les tenailles et les pieds-de-chèvre, elle est tout de suite devenue
plus loquace. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle était…
— La princesse de Cintra, acheva Rience en regardant Chat-
Huant. L’héritière du trône. La prétendante au titre d’impératrice de
Nilfgaard, via son mariage avec Emhyr var Emreis.
— Ce dont M. Skellen n’a pas daigné m’informer, dit le chasseur
de primes en faisant la grimace. Il m’a tout simplement ordonné de
la tuer, en me faisant bien comprendre que je devais agir vite et sans
pitié ! Voyons, monsieur Skellen ! Me faire tuer une reine ? Celle que
l’empereur Emhyr, à en croire les rumeurs, va épouser, à la suite de
quoi sera proclamée une amnistie générale ?
Tandis qu’il prononçait son allocution, Bonhart transperçait
Skellen du regard. Mais le coroner impérial ne baissa pas les yeux.
— Je me suis donc retrouvé dans de beaux draps, reprit le
chasseur de primes. Si bien que j’ai renoncé, quoique à regret, aux
projets que j’avais formés avec cette princesse sorceleuse. J’ai
ramené tous ces beaux draps ici, à M. Skellen. Pour discuter, trouver
un arrangement… Parce que, toute cette affaire, ça faisait un peu
trop pour le seul Bonhart.
— Conclusion tout à fait raisonnable, monsieur Bonhart, dit une
voix rauque qui émanait du torse de Rience. La jeune fille que vous
avez attrapée, messieurs, est une prise un peu trop lourde pour vous
deux réunis. Par chance, vous m’avez, moi.
— Qu’est-ce que c’est ? s’écria Skellen en se levant
brutalement de sa chaise. Par la peste, qu’est-ce que c’est ?
— Mon maître, le magicien Vilgefortz. (Rience prit un petit écrin
d’argent qu’il avait sur lui.) Plus précisément, la voix de mon maître.
Qui provient de ce dispositif magique qu’on appelle un ksénovoix.
— Bonjour à tous, messieurs, dit la voix provenant du coffret. Je
regrette de ne pouvoir être physiquement parmi vous, mais des
affaires urgentes à régler m’empêchent d’utiliser la téléprojection ou
la téléportation.
— Il ne manquait plus que ça, sacrebleu ! hurla Chat-Huant.
J’aurais dû m’en douter ! Rience est trop stupide pour agir seul et
pour son seul compte. J’aurais dû me douter que durant tout ce
temps tu te cachais quelque part dans le noir, Vilgefortz ! Telle une
araignée qui attend que sa toile frémisse.
— Quelle belle image !
Skellen était furibond.
— Et ne nous jette pas de la poudre aux yeux, Vilgefortz. Tu te
sers de Rience et de son coffret non pas à cause d’une avalanche
d’affaires urgentes, mais parce que tu crains l’armée de magiciens,
tes anciens amis du Chapitre, qui scannent le monde entier à la
recherche de traces de magie contenant ton algorithme. Si tu tentais
une téléportation, ils te repéreraient en deux temps trois
mouvements.
— Quel savoir impressionnant !
— Nous n’avons pas été présentés. (Bonhart s’inclina de
manière assez théâtrale devant l’écrin d’argent.) C’est pourtant sur
votre recommandation, monsieur le mage noir, que le bon monsieur
Rience ici présent a juré à la jeune fille de lui faire subir des tortures.
Je me trompe ? Ma parole, cette jeune fille devient plus importante
de minute en minute. Il apparaît que tout le monde a besoin d’elle.
— Il est vrai que nous n’avons pas été présentés, dit Vilgefortz
depuis son coffret, mais je vous connais, Léo Bonhart, vous seriez
étonné de savoir à quel point. Quant à cette jeune personne, elle est
importante, en effet. Elle est le Lionceau de Cintra, le Sang ancien.
Dont les descendants, selon la prophétie d’Itlina, maîtriseront le
monde dans les temps futurs.
— C’est pour cette raison que vous avez tant besoin d’elle ?
— Moi, je n’ai besoin que de son placenta. Lorsque je l’aurai
pris, vous pourrez emmener le reste. Mais quels sont ces bruits que
j’entends là ? Des geignements, des soupirs de dégoût ? Est-ce
vous, Bonhart ? Vous, qui, par des moyens ingénieux, brutalisez au
quotidien la jeune fille, physiquement et mentalement ? Ou bien
serait-ce ce cher Stefan Skellen qui veut, sur ordre des traîtres et
des conspirateurs, la tuer ?
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Une fois de plus Rience agita son écrin d’argent en pestant. Pris
d’un accès de fureur, il le cogna contre le pommeau de la selle. Mais
le ksénovoix demeurait silencieux. Comme s’il était ensorcelé.
— Une saloperie magique, commenta froidement Bonhart. Il est
cassé, ce passe-passe de foire.
— À moins que Vilgefortz garde volontairement le silence, nous
signifiant ainsi toute la considération qu’il a pour nous, ajouta Stefan
Skellen.
Rience releva la tête, jaugea les deux hommes d’un regard
mauvais.
— Grâce à ce passe-passe de foire, affirma-t-il d’un ton acerbe,
nous sommes sur ses traces et nous ne les perdrons plus. Grâce à
M. Vilgefortz, nous savons vers où se dirige la jeune fille. Nous
savons où nous allons et ce que nous devons faire. Je considère
que c’est beaucoup. En comparaison de toutes vos actions
précédentes.
— Ne parle pas tant. Hé, Boreas ! Que disent les traces ?
Boreas Mun se redressa, toussota.
— Elle est passée ici il y a une heure. Elle s’efforce de maintenir
sa jument au galop, mais c’est un terrain difficile. Même pour une
monture aussi incroyable que la sienne. Je dirais qu’elle n’a pas plus
de cinq ou six miles d’avance sur nous.
— Et les traces indiquent donc bien qu’elle poursuit sa route à
travers ces lacs, marmonna Skellen. Vilgefortz avait raison. Et moi
qui ne le croyais pas…
— Moi non plus je ne le croyais pas, reconnut Bonhart. Mais j’ai
changé d’avis hier, quand les manants ont confirmé qu’il y avait
effectivement une construction magique près du lac Tarn Mira.
Les chevaux s’ébrouaient, soufflant par leurs naseaux. Chat-
Huant jeta un regard par-dessus son épaule gauche, en direction de
Joanna Selborne. Depuis quelques jours il n’aimait pas l’expression
du visage de la télépathe. Je deviens nerveux, se dit-il. Cette
poursuite nous a tous épuisés, physiquement et psychiquement. Il
est temps d’en finir. Il est plus que temps.
Un frisson le parcourut. Il se souvint du rêve qu’il avait fait la nuit
précédente.
— C’est bon, se reprit-il. Trêve de méditations. À cheval.
***
Boreas Mun se laissa glisser à bas de son cheval pour observer
les traces. Ce n’était pas évident. La terre formait des mottes
poudreuses ; la neige, rapidement balayée par le vent, ne tenait que
dans les sillons et les crevasses. Boreas y recherchait les
empreintes des sabots de la jument morelle. Il devait être attentif au
moindre détail s’il ne voulait pas perdre la piste, surtout à présent
que la voix en provenance de la boîte magique en argent s’était tue,
cessant de prodiguer ses conseils et ses indications.
Il était totalement épuisé. Inquiet aussi. Cela faisait près de trois
semaines qu’ils poursuivaient la jeune fille… Depuis Saovine, depuis
le massacre de Dun Dâre. Près de trois semaines à cheval, toujours
sur la route. Et ni la jument morelle ni la jeune fille qui la chevauchait
n’avaient ralenti la cadence.
Boreas Mun examinait les traces.
Il ne pouvait s’empêcher de penser au rêve qu’il avait fait la nuit
précédente. Dans ce rêve il se voyait en train de couler, de se noyer.
Les sombres abysses se refermaient sur lui, et il était entraîné vers
le fond, l’eau glacée pénétrant dans sa gorge et ses poumons. Il
s’était réveillé trempé de sueur, alors qu’un froid de canard régnait
alentour.
Ça suffit, s’était-il dit en glissant de sa selle pour observer les
traces. Il est grand temps d’en finir.
***
***
***
Vilgefortz jeta un coup d’œil sur le corps inerte qui gisait sur le
sol près de l’escalier menant au souterrain. Puis il releva la tête en
direction de Rience et de Schirrú.
— Il existe toujours un risque, dit-il, que l’un de vous tombe
entre les mains de mes ennemis et soit interrogé. J’aimerais croire
que vous ferez montre alors d’autant de force d’âme et de courage.
Oui, j’aimerais le croire. Mais je n’y crois pas.
Rience et Schirrú ne pipèrent mot. Vilgefortz déclencha de
nouveau le mégascope, puis il éclaira sur l’écran l’image générée
par l’énorme cristal.
— C’est tout ce qu’elle a scanné, expliqua-t-il en désignant
l’écran. Moi je voulais Cirilla, elle m’a donné le sorceleur. Curieux.
Elle n’a pas permis qu’on lui vole la matrice empathique de la jeune
fille, mais elle a craqué sur Geralt. Alors que je ne soupçonnais rien
de ses sentiments pour lui… Bon, contentons-nous pour l’instant de
ce que nous avons : le sorceleur, Cahir aep Ceallach, le barde
Jaskier, et une femme… Voyons… Lequel de vous deux va se
charger de ce problème ? Qui souhaite régler le sort du sorceleur
une bonne fois pour toutes ?
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***
— Vas-y, Kelpie !
Les sabots de la jument morelle soulevaient des mottes de terre
gelées.
Ciri se plaqua contre l’encolure de son cheval. La vue de
Bonhart en train de la pourchasser l’affola. Cet homme lui faisait
peur. À la pensée de devoir l’affronter seule, elle sentit son estomac
se nouer.
Non, elle ne pouvait pas l’affronter. Pas encore.
La tour. Seule la tour pouvait la sauver. Et le portail. Comme sur
Thanedd, lorsque le magicien Vilgefortz se trouvait juste derrière
elle, tendant la main dans sa direction…
Son seul salut, c’était la tour de l’Hirondelle.
La brume s’était levée.
Ciri lâcha la bride, sentant soudain une chaleur effroyable
l’envahir. Ne pouvant croire ce qu’elle voyait. Ce qu’elle avait sous
les yeux.
***
***
***
William Shakespeare
traduction de Pierre Leyris
« Et ils chevauchèrent jusques à un lac, lequel était large et d’une
eau pure. Et au beau milieu du lac, Arthur aperçut un bras vêtu de
soie blanche qui tenait dans sa main une belle épée. […] Puis ils
virent une demoiselle qui marchait sur le lac.
— Quelle demoiselle est-ce là ? demanda Arthur.
— C’est la Dame du Lac, répondit Merlin. »
***
***
***
— Dame du Lac ?
— Mon nom est Ciri. Ne m’appelle pas Dame du Lac. Ça me
rappelle de mauvais souvenirs, pas très agréables. C’est ainsi qu’ils
me nommaient, dans la contrée… Comment l’as-tu appelée déjà ?
— Faërie. Ou, comme disent les druides : Annwn. Et les
Saxons : Elfland.
— Elfland… (Elle s’enveloppa dans le plaid à carreaux picte
qu’il lui avait donné.) J’y suis allée, tu sais. Je suis entrée dans la
tour de l’Hirondelle et, patatras, je me suis retrouvée au milieu des
elfes. Et c’est précisément ainsi qu’ils m’appelaient, la Dame du Lac.
D’ailleurs, au début, ça me plaisait bien. Je me sentais flattée.
Jusqu’au moment où j’ai compris que je n’étais pas du tout la dame
de ce lac, de cette contrée et de cette tour, mais bel et bien une
prisonnière.
— Est-ce là que tu as taché ta chemise de sang ? ne put-il
s’empêcher de demander.
Elle resta un long moment silencieuse.
— Non, répondit-elle enfin. (Sa voix, lui sembla-t-il, chevrotait
légèrement.) Non, ce n’est pas là. Tu as l’œil vif. Soit. On n’échappe
pas à la vérité, inutile de plonger la tête dans le sable… Oui, Galaad.
Oui, je me suis tachée bien souvent ces derniers temps. Du sang
des ennemis que j’ai tués. Et du sang de mes proches que je tentais
de sauver… Et qui sont morts dans mes bras… Qu’as-tu à
m’observer ainsi ?
— Je ne sais si tu es une idole ou une mortelle… Ou l’une de
ces déesses… Mais si jamais tu étais une habitante de la vallée
terrestre…
— Viens-en au fait, sois gentil.
— Je souhaiterais entendre ton histoire. (Les yeux de Galaad
s’embrasèrent.) Voudrais-tu bien me la raconter, ô, Dame ?
— Elle est longue, mon histoire.
— Nous avons le temps.
— Et elle ne finit pas très bien.
— Je ne peux le croire.
— Pourquoi ?
— Tu chantais en te baignant dans le lac.
— Tu es observateur, concéda-t-elle en tournant la tête. (Elle
serra les lèvres, et son visage, soudain, se crispa dans une vilaine
grimace.) Oui, tu es observateur. Mais très naïf.
— Raconte-moi ton histoire. S’il te plaît.
— Soit, soupira-t-elle. Si tu le souhaites… Je te la raconterai.
Elle s’assit confortablement. Il fit de même. Les chevaux
paissaient au bord de la forêt en broutant de l’herbe.
— Depuis le début, demanda Galaad. Depuis le tout début…
Après un moment de silence, elle s’emmitoufla soigneusement
dans le plaid picte et commença son récit.
— Cette histoire, à mes yeux, ressemble de plus en plus à une
histoire qui n’a pas de début. Je ne suis même pas certaine
d’ailleurs qu’elle soit vraiment terminée. Le passé et l’avenir, tu dois
le savoir, sont terriblement entremêlés. Un elfe m’a même dit que
c’était comme l’histoire du serpent qui se mord la queue. Ce serpent,
sache-le, s’appelle Ouroboros. Et le fait qu’il se mord la queue
signifie que le cercle s’est refermé. Chaque instant de l’histoire abrite
à la fois le passé, le présent et le futur. Chaque instant de l’histoire
est porteur d’éternité. Comprends-tu cela ?
— Non.
— Ce n’est pas grave.
« En vérité, je vous le dis, qui croit aux rêves est pareil à celui qui
veut saisir le vent ou attraper son ombre. Il se leurre face à une
image illusoire, un miroir déformant qui ment ou débite des sornettes
à l’exemple de la Vierge Mère. Est sot véritablement celui qui prête
foi aux visions oniriques et avance sur la route des chimères.
Toutefois, qui prend les rêves à la légère et coûte que coûte refuse
d’y croire, celui-là également sans raison agit. Car si, enfin, les rêves
n’avaient absolument aucune signification, pour quelle raison alors
les dieux en nous créant nous auraient-ils dotés du pouvoir de
rêver ? »
***
***
***
***
***
Regarde-moi tendrement
De tes pupilles azurées,
Dévoile-moi tendrement
Tes attraits chamarrés,
En cette nuit sois clémente
Ne refuse pas de combler mes attentes.
***
***
— Revenons-en à ton rêve.
Nimue ouvrit une pochette, elle compulsa plusieurs aquarelles
sépia et en sortit une pour la montrer à Condwiramurs. Celle-ci sut
immédiatement ce qu’elle représentait.
— L’audience à Loc Grim ?
— Effectivement. Il s’agit bien de la présentation du sosie à la
cour impériale. Emhyr fait mine de s’être fait berner, il fait contre
mauvaise fortune bon cœur. Regarde, voilà les ambassadeurs des
royaumes du Nord en l’honneur desquels est donné ce petit
spectacle. Ici, on voit les deux ducs nilfgaardiens qui ont subi un
affront : l’empereur a rejeté leurs filles, il a dédaigné leur proposition
d’alliance. Avides de vengeance, ils murmurent, penchés l’un vers
l’autre, ourdissant déjà des complots et préparant des meurtres. La
jeune fille se tient debout, tête baissée ; pour souligner son aspect
mystérieux, le peintre l’a parée d’un foulard qui masque les traits de
son visage.
» Nous ne savons rien de plus de la fausse Ciri, reprit au bout
d’un instant la magicienne. Aucune version de la légende n’indique
ce qu’il est advenu d’elle par la suite.
— Il convient tout de même d’imaginer, dit Condwiramurs avec
tristesse, que le sort de la jeune fille n’eut probablement rien
d’enviable. Lorsque Emhyr a récupéré l’original, et nous savons,
n’est-ce pas, qu’il l’a récupéré, il s’est débarrassé de l’imitation.
Pendant que je rêvais, je n’ai perçu aucune trace de tragédie, et
pourtant, en principe, j’aurais dû ressentir quelque chose si… D’un
autre côté, ce que je vois en rêve n’est pas la vérité absolue.
Comme tout être humain, je vois en rêve des songes. Des désirs.
Des regrets… Et des peurs.
— Je sais.
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***
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Cela faisait déjà plusieurs minutes que Nimue était plongée
dans la contemplation d’un tableau sur lequel étaient représentées,
dans un subtil clair-obscur, dix femmes assises autour d’une table
ronde.
— Dommage, dit-elle enfin, que nous ne sachions pas à quoi
elles ressemblaient réellement.
— Les grandes maîtresses ? s’exclama Condwiramurs. Leurs
portraits sont pourtant nombreux. Ne serait-ce qu’à Aretuza…
— J’ai dit « réellement », l’interrompit Nimue. Je ne parlais pas
de ces portraits flatteurs peints d’après d’autres portraits flatteurs.
N’oublie pas qu’à une certaine époque les représentations des
magiciennes ont été détruites. Ainsi que les magiciennes elles-
mêmes. Ensuite vint le temps de la propagande : par leur seule
apparence les grandes maîtresses devaient éveiller le respect,
l’admiration et une crainte dévote. C’est de cette époque-là que
datent toutes ces toiles et ces estampes – L’Assemblée de la Loge,
Les Conspirations et Les Conventions –, sur lesquelles on voit une
table et, autour de cette table, dix femmes plus magnifiques les unes
que les autres, d’une beauté envoûtante. Mais des portraits
véritables, authentiques, il n’en existe pas. À deux exceptions près :
celui de Margarita Laux-Antille, qui se trouve à Aretuza sur l’île de
Thanedd, et qui a été miraculeusement épargné par l’incendie, et
celui de Sheala de Tancarville au palais d’Ensenad à Lan Exeter.
— Et le portrait de Francesca Findabair peint par les elfes et qui
se trouve dans la pinacothèque de Vengerberg ?
— Un faux. Lorsqu’on ouvrit la Porte et que les elfes s’en
allèrent, ils détruisirent toutes les œuvres d’art, ou les emportèrent
avec eux, ils ne laissèrent pas un seul tableau. Nous ignorons si la
Pâquerette des vallées était effectivement aussi belle que le prétend
le mythe. Nous ignorons totalement à quoi ressemblait Ida Emean.
Et comme à Nilfgaard les effigies des magiciennes ont été détruites
encore plus rapidement et consciencieusement qu’ailleurs, nous
n’avons aucune idée de ce à quoi ressemblaient véritablement
Assire var Anahid ou Fringilla Vigo.
— Admettons cependant qu’elles ressemblaient toutes aux
portraits qui ont été faits d’elles par la suite. Admettons qu’elles
étaient aussi majestueuses, dominatrices, bonnes et intelligentes,
prévoyantes, probes et nobles. Et belles, d’une beauté envoûtante.
Admettons cela. Vivre nous semblera alors plus facile.
***
***
***
— Tu sais, Nimue… Quand je regarde ce gobelin…
— Tu en as rêvé ?
— Oui. Mais c’était un rêve étrange. Vu du ciel. J’étais un
oiseau… Je voyais ce château de l’extérieur. Je ne pouvais pas y
entrer. Quelque chose en bloquait l’accès.
— Regarde le gobelin, lui ordonna Nimue. Regarde la citadelle.
Regarde-la attentivement, prête attention à chaque détail.
Concentre-toi du mieux que tu peux, imprègne-toi de cette image. Je
veux qu’en rêve tu pénètres à l’intérieur. Il est important que tu y
entres.
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François Villon
« Alors qu’il se hâtait, qu’il nous pressait, nous harcelait, alors qu’il
fulminait sans cesse, le sorceleur, pourtant, passa l’hiver entier à
Toussaint. Quelles en étaient les raisons ? Je n’en parlerai pas. Il
avait ses raisons, voilà tout, inutile de s’étendre sur ce point. À ceux
qui voudraient le blâmer, je rappellerai que l’amour revêt plusieurs
visages ; et aussi qu’il ne faut point juger si l’on ne veut point être
jugé à son tour. »
Rudyard Kipling
traduction de Louis Fabulet et Robert d’Humières
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— Où est Milva ?
— Elle va bien, ne t’inquiète pas. Elle vous attend dans les
appartements qu’on a préparés pour vous. Elle ne veut pas en sortir.
— Pourquoi ?
— Nous parlerons de cela plus tard. Viens maintenant. La
princesse nous attend.
— Quoi, tout de suite ?
— Tel est son souhait.
La salle dans laquelle ils pénétrèrent était pleine d’hommes et
de femmes parés de toutes les couleurs, comme des oiseaux de
paradis. Geralt n’avait pas le temps de regarder autour de lui.
Jaskier le guidait d’un pas pressé vers un escalier de marbre où se
tenaient deux femmes qui, entourées de pages et de courtisans, se
distinguaient nettement de toutes les autres personnes présentes.
La salle était silencieuse, elle le devint davantage encore.
La première des femmes avait un nez anguleux retroussé et des
yeux bleus perçants qu’on aurait dit un tantinet fiévreux. Ses
cheveux châtains étaient agencés en une coiffure des plus
artistiques, agrémentée de petits rubans de velours, travaillée jusque
dans les moindres détails, comme en témoignait l’accroche-cœur en
forme de demi-lune sur son front. Sa robe était noire, rehaussée en
haut de mille stries bleu clair et lilas, parsemée en bas de gaufrures
régulières représentant des petits chrysanthèmes dorés. Elle portait
un énorme collier d’obsidienne, d’émeraude et de lapis-lazuli, conçu
en un savant entrelacs qui lui enserrait le cou et le décolleté et se
terminait par une croix de jade. Le pendentif tombait presque entre
ses petits seins soutenus par un bustier moulant. Le carré du
décolleté était large et profond ; ses fines épaules nues semblaient
trop frêles pour en garantir le maintien. Geralt s’attendait à chaque
instant à voir la robe glisser le long de son buste. Mais elle
demeurait en place, maintenue comme par miracle par la couture
invisible et le froncis de ses manches bouffantes.
L’autre femme était de la même taille. Elle portait également le
même rouge à lèvres. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Sur ses
cheveux noirs coupés court, elle portait un petit chapeau à voilette
qui effleurait le bout de son petit nez. Sa voilette au motif fleuri ne
masquait pas ses magnifiques yeux brillants, généreusement mis en
valeur par un fard de couleur verte, mais elle cachait le modeste
décolleté de sa robe noire à longues manches, constellées d’étoiles
ajourées de saphir, d’or, d’aigue-marine et de cristal des montagnes
et qui semblaient, en apparence seulement, avoir été disposées au
hasard.
— Son Altesse la princesse Anna Henrietta, prononça à mi-voix
quelqu’un derrière Geralt. Agenouillez-vous, monsieur.
Laquelle des deux est-ce, je me le demande, songeait le
sorceleur en s’efforçant de plier son genou douloureux. Que le
diable m’emporte, elles ont autant l’air de princesses l’une que
l’autre. Je dirais même qu’elles ont un air royal.
La femme au nez anguleux et aux cheveux châtains savamment
coiffés prit la parole, levant ses doutes.
— Relevez-vous, sieur Geralt. Soyez les bienvenus, vous et vos
amis, dans la principauté de Toussaint, au château de Beauclair.
Nous sommes heureux de pouvoir accueillir parmi nous une
personne à la mission si noble. Et qui est, par ailleurs, un ami du
vicomte Julian, cher à notre cœur.
Jaskier s’inclina en une profonde et énergique révérence.
— Le vicomte nous a révélé votre nom. Il nous a dévoilé le
caractère et le but de votre expédition et nous a dit ce qui vous
amenait à Toussaint. Ce récit a ému notre cœur. Nous serions
heureux de vous entendre en audition privée, sieur Geralt. Nous
devons néanmoins différer quelque peu cet entretien, car nous
devons d’abord nous acquitter de certaines obligations. Les
vendanges sont terminées, la tradition veut que nous participions à
la fête du Cuvier.
L’autre femme, celle à la voilette, se pencha vers la princesse et
lui murmura quelque chose à l’oreille. Anna Henrietta jeta un coup
d’œil au sorceleur, sourit, puis se passa la langue sur les lèvres.
— Notre volonté, dit-elle en élevant la voix, est que sieur Geralt
de Riv soit à notre service au cours de la fête, au côté du vicomte
Julian.
Un murmure, semblable au bruissement du vent parmi les pins,
parcourut le groupe des courtisans et des chevaliers. La princesse
Anarietta regarda de nouveau le sorceleur avec insistance avant de
quitter la salle, suivie de sa compagne et de son cortège de pages.
— Par le diable ! murmura le Chevalier au Damier. Ça, par
exemple ! Que voilà un grand honneur, monsieur le sorceleur.
— Je n’ai pas très bien saisi de quoi il s’agissait, avoua
l’intéressé. De quelle manière dois-je servir Sa Grandeur ?
— Sa Majesté, rectifia un homme bien en chair à l’allure de
confiseur, qui s’approchait. Pardonnez-moi, monsieur, de vous
corriger ainsi, mais étant donné les circonstances, je me dois de le
faire. Ici, à Toussaint, nous sommes très attachés au respect des
traditions et du protocole. Je suis Sebastian Le Goff, chambellan et
maréchal de la Cour.
— Enchanté.
— Le titre officiel et protocolaire de dame Anna Henrietta est
Son Altesse. (Non seulement le chambellan avait l’air d’un confiseur,
mais il sentait même le sucre glace.) Son titre non officiel est « Sa
Majesté ». En dehors de la Cour, on dit plus familièrement
« Madame la princesse ». Mais il convient de toujours s’adresser à
elle per « Votre Majesté ».
— Merci, je m’en souviendrai. Et l’autre jeune femme ?
Comment dois-je m’adresser à elle ?
— Officiellement, il convient de lui donner du « Vénérable »,
répondit le chambellan avec le plus grand sérieux. Mais le terme
« Dame » est permis. C’est une parente de la princesse et elle se
nomme Fringilla Vigo. Selon la volonté de Son Altesse, c’est
précisément elle que vous devrez servir au cours de la fête du
Cuvier.
— Et en quoi cela consiste-t-il ?
— Ce n’est pas compliqué. Je vous l’expliquerai bientôt. Voyez-
vous, nous utilisons depuis des années des presses mécaniques,
cependant la tradition veut que…
***
Le vacarme emplissait la cour qui résonnait du piaillement
frénétique des chalumeaux, de la musique sauvage des pipeaux, du
tintement forcené des tambourins. Tout autour d’une estrade sur
laquelle était installée une cuve, des montreurs d’ours et des
acrobates parés de couronnes dansaient, gesticulaient, faisaient des
cabrioles. La cour et les galeries étaient noires de monde :
chevaliers, dames, courtisans, bourgeois richement vêtus.
Le chambellan Sebastian Le Goff leva une canne parée d’une
liane de vigne, puis il frappa l’estrade par trois fois.
— Hooo ! s’écria-t-il. Nobles dames, messieurs, messires les
chevaliers !
— Hooo ! répondit la foule.
— Hooo ! Voici venue l’heure de notre coutume ancestrale !
Souhaitons bonne chance au raisin ! Hooo ! qu’il mûrisse au soleil !
— Hooo ! qu’il mûrisse !
— Hooo ! que le raisin écrasé fermente ! Qu’il acquière force et
caractère dans les tonneaux ! Qu’il vogue dans les timbales et
monte à la tête, pour la gloire de Sa Majesté, des belles dames, des
nobles chevaliers et des travailleurs des vignobles !
— Hooo ! qu’il fermente !
— Place aux Belles !
Des tentes damassées dressées du côté opposé de la cour
surgirent deux femmes ; il s’agissait de la princesse Anna Henrietta
et de sa compagne aux cheveux noirs. Drapées toutes deux dans
des manteaux écarlates.
— Hooo ! dit le chambellan en frappant l’estrade de sa canne.
Place aux Jeunes Hommes !
Les « Jeunes Hommes » avaient été mis au courant, ils
savaient ce qu’ils avaient à faire. Jaskier s’avança vers la princesse,
Geralt s’approcha de la femme aux cheveux noirs, qu’on appelait, il
le savait à présent, Vénérable Fringilla Vigo.
Les deux femmes laissèrent tomber simultanément leur
manteau, et la foule gronda, leur réservant une bruyante ovation.
Geralt avala sa salive.
Elles étaient vêtues d’une chemise aussi fine qu’une toile
d’araignée qui leur arrivait à peine à la cuisse, et portaient une
culotte moulante à volants. Rien d’autre. Pas même de bijoux. Et
elles étaient pieds nus.
Geralt prit Fringilla par la main tandis qu’elle le saisissait avec
enthousiasme par le cou. Il se dégageait d’elle un délicat parfum
d’ambre et de rose. Elle respirait la féminité. Sa peau était chaude,
d’une chaleur communicative. Elle était tendre, et cette tendresse
brûlait et lui picotait les doigts.
Les deux hommes conduisirent leur cavalière jusqu’à la cuve et
les aidèrent à monter sur le monticule de raisins qui ployaient et se
vidaient de leur jus. La foule rugit.
— Hooo !
Face à face, les deux femmes posèrent chacune leurs mains
sur les épaules de l’autre de manière à se soutenir et à garder plus
facilement l’équilibre sur le tas de raisins où elles s’enfonçaient déjà
jusqu’aux genoux. Le moût jaillissait de tous côtés avec force
éclaboussures. Les femmes tournaient sur elles-mêmes en écrasant
les grappes, elles gloussaient comme des gamines. Fringilla lançait
au sorceleur des œillades pas protocolaires pour un sou.
— Hooo ! criait la foule. Que le raisin fermente !
Le jus jaillissait du raisin pressé, le moût trouble bouillonnait et
moussait abondamment autour des genoux des jeunes femmes.
Le chambellan frappa de sa canne les planches de l’estrade.
Geralt et Jaskier s’avancèrent pour aider la princesse et sa
compagne à sortir de la barrique. Geralt avait remarqué qu’au
moment où Jaskier avait pris Anna Henrietta par le bras, celle-ci lui
avait mordillé l’oreille tandis que ses yeux lançaient de dangereuses
étincelles. De son côté, il eut l’impression de sentir les lèvres de
Fringilla lui effleurer la joue, mais il n’aurait su dire si c’était ou non
fortuit.
Il reposa Fringilla sur l’estrade, l’enveloppa dans son manteau
écarlate. Elle exerça une brève pression sur sa main.
— Ces traditions ancestrales peuvent être excitantes, n’est-ce
pas ? demanda-t-elle en chuchotant.
— En effet.
— Je te remercie, sorceleur.
— Tout le plaisir fut pour moi.
— Il fut partagé. Je t’assure.
***
***
***
— Ah, là, là ! dit la princesse Anna Henrietta en se tordant les
mains. Vous nous inquiétez gravement, sieur Geralt. En vérité, nous
l’affirmons, notre cœur est empli de chagrin.
Elle renifla, fronçant son petit nez anguleux, puis tendit la main ;
Jaskier y déposa aussitôt un mouchoir de batiste brodé d’un mono-
gramme, dont la princesse effleura à peine ses joues, de manière à
ne pas en ôter la poudre.
— Ah, là, là ! répéta-t-elle. Ainsi, les druides ne savaient rien du
tout sur Ciri ? Ils n’ont pas été capables de vous fournir de l’aide ?
Tous vos efforts pour les retrouver ont-ils donc été vains et inutiles ?
— Inutiles, certainement pas, répondit le sorceleur avec
conviction. Je reconnais que j’escomptais obtenir des druides
quelque information concrète ou des indices qui m’auraient permis
de comprendre, ne serait-ce que sommairement, pourquoi Ciri était
l’objet d’une poursuite si acharnée. Mais les druides n’ont pas pu, ou
peut-être n’ont-ils pas voulu m’aider ; de ce point de vue
effectivement, je n’ai rien obtenu. Cependant…
Il suspendit sa phrase quelques secondes. Non pour entretenir
le suspense, mais parce qu’il se demandait jusqu’à quel point il
pouvait se montrer sincère devant cet auditoire.
— Je sais que Ciri est en vie, reprit-il enfin sèchement. Elle a
vraisemblablement été blessée. Elle est toujours en danger. Mais
elle est vivante.
Anna Henrietta poussa un soupir, puis elle se tapota de
nouveau les joues à l’aide du mouchoir et serra le bras de Jaskier.
— Je vous promets notre aide et notre soutien, dit-elle. Vous
pouvez rester à Toussaint aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Car vous devez savoir que nous avons séjourné à Cintra, nous
connaissions et apprécions Pavetta, nous connaissions et aimions la
petite Ciri. Nous sommes de tout cœur avec vous, sieur Geralt. Si
vous le désirez, vous pourrez bénéficier de l’assistance de nos
savants et de nos astrologues. Les portes de nos bibliothèques et de
nos collections de manuscrits vous sont grandes ouvertes. Vous
devez, nous le croyons profondément, trouver une trace quelconque,
un indice ou une preuve qui vous indiquerait le bon chemin.
N’agissez pas avec précipitation. Vous n’avez nul besoin de vous
hâter. Vous pouvez demeurer ici aussi longtemps que vous le
souhaitez, vous êtes pour nous un invité des plus agréables.
— Je remercie Votre Majesté pour sa bienveillance et sa
miséricorde, dit Geralt en s’inclinant. Nous nous mettrons cependant
en route sitôt que nous aurons pris un peu de repos. Ciri est toujours
en danger. Et nous le sommes également. Si nous restons trop
longtemps au même endroit, non seulement le danger grandit, mais
il risque de menacer également les gens qui nous veulent du bien.
Ainsi que les simples observateurs. Je ne saurais le tolérer.
La princesse resta quelque temps silencieuse tout en caressant
d’un geste mesuré, tel un chat, l’avant-bras de Jaskier.
— Vos paroles sont nobles et justes, dit-elle enfin. Mais vous
n’avez rien à craindre. Nos chevaliers ont si bien massacré les
scélérats qui vous pourchassaient que pas un seul témoin n’en a
réchappé, d’après ce que nous a raconté le vicomte Julian.
Quiconque se risquerait à vous importuner subirait le même sort.
Vous êtes sous notre protection et notre garde.
— Je saurai l’apprécier. (Geralt s’inclina de nouveau,
maudissant en pensée, entre autres choses, son genou douloureux.)
Je ne peux néanmoins passer sous silence ce que le vicomte
Jaskier a oublié de relater à Votre Majesté. Les scélérats qui me
poursuivaient depuis Belhaven et que les braves chevaliers de Votre
Majesté ont battus à Caed Myrkvid étaient certes parmi les pires
scélérats, mais ils portaient les couleurs de Nilfgaard.
— Et alors ?
Alors, mourait-il d’envie de lui répondre, si les Nilfgaardiens ont
occupé Aedirn en l’espace d’une vingtaine de jours, il leur suffira
d’une vingtaine de minutes pour faire de même avec ta principauté.
Au lieu de cela il reprit :
— C’est la guerre. Ce qui s’est passé à Belhaven et à Caed
Myrkvid peut être considéré comme une diversion sur l’arrière du
front. Cela provoque généralement des répressions. En temps de
guerre…
— La guerre est assurément terminée, l’interrompit la princesse
en relevant son nez anguleux. Nous avons écrit à cet effet à notre
cousin, Emhyr var Emreis. Nous lui avons fait parvenir un
mémorandum dans lequel nous avons exigé qu’il mette
immédiatement un terme à cette effusion de sang insensée. La
guerre est sans aucun doute loin déjà, et la paix sans aucun doute
déjà conclue.
— Pas vraiment, rétorqua froidement Geralt. Au-delà de la
Iaruga, l’épée et le feu se déchaînent, le sang coule. Rien n’indique
que la fin de la guerre soit proche. Je dirais même le contraire.
Il regretta aussitôt ce qu’il venait de dire.
— Comment cela ? demanda la princesse. (On décelait soudain
dans sa voix, devenue discordante, d’horribles notes grinçantes ;
son nez semblait s’être affiné davantage encore.) Ai-je bien
entendu ? La guerre sévit toujours ? Pourquoi n’en avons-nous pas
été informée ? Monsieur le ministre Tremblay ?
— Votre Majesté, je…, bafouilla en s’agenouillant l’un des
hommes aux chaînes en or. Je ne voulais pas… inquiéter…
tourmenter… Votre Majesté…
— Gardes ! hurla Sa Majesté. Emmenez-le à la tour ! Vous êtes
en disgrâce, monsieur Tremblay ! En disgrâce ! Monsieur le
chambellan ! Monsieur le secrétaire !
— À vos ordres, Votre Altesse !
— Que notre chancellerie adresse immédiatement une note
sévère à notre cousin, l’empereur de Nilfgaard. Nous exigeons que
les combats cessent immédiatement, je dis bien immédiatement, et
que la paix soit conclue. Car la guerre et la mésentente sont des
choses mauvaises ! La mésentente provoque la ruine, là où l’entente
est constructive !
— Votre Majesté a en toute chose raison, bafouilla le
chambellan aux allures de confiseur, blanc comme du sucre glace.
— Que faites-vous encore ici ? Nous avons donné nos ordres !
Allez, pressez-vous !
Geralt regarda discrètement autour de lui. Les courtisans étaient
restés de marbre ; il convenait d’en conclure que semblable incident
n’était pas chose nouvelle à la cour de Toussaint. Il veillerait
désormais à approuver scrupuleusement Madame la princesse en
tout point.
Anarietta effleura le bout de son nez de son mouchoir, après
quoi elle sourit à Geralt.
— Comme vous le constatez, dit-elle, vos appréhensions étaient
vaines. Vous n’avez rien à craindre et vous pouvez séjourner chez
nous aussi longtemps que vous le souhaitez.
— Bien, Votre Majesté.
Dans le silence qui suivit l’on perçut très distinctement les
grattements des bostryches provenant de l’un des vieux meubles. Et
les jurons dont un palefrenier abreuvait son cheval dans une cour
voisine.
Anarietta rompit le silence.
— Nous aurions également une demande à vous adresser,
sieur Geralt. En tant que sorceleur.
— Je vous écoute, Votre Majesté.
— Il s’agit d’une requête émanant de nombreuses dames de la
noblesse de Toussaint, ainsi que de nous-même. Un monstre
nocturne hante les demeures. Le diable incarné, une stryge, un
succube qui prend l’aspect d’une jeune femme si impudique que
nous n’osons vous la décrire ; elle tourmente nos vertueux et fidèles
maris. La nuit, elle hante les alcôves, s’adonnant à de ribaudes
turpitudes et d’épouvantables perversités dont la décence nous
interdit de parler. En tant que spécialiste, vous savez sans doute de
quoi il retourne.
— En effet, Votre Majesté.
— Les dames de Toussaint vous demandent de mettre un terme
à cette abomination. Nous nous joignons quant à nous à cette
demande. Et vous assurons de notre munificence.
— Bien, Votre Majesté.
***
***
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***
***
Il trouva Jaskier dans la salle d’armes. Le poète était coiffé d’un
béret couleur carmin, grand comme une belle miche de pain, et vêtu
d’un pourpoint assorti richement brodé de fils d’or. Assis dans une
chaise curule, son luth sur les genoux, il hochait la tête avec
nonchalance en réponse aux compliments des dames et des
courtisans qui l’entouraient.
Par chance, il n’y avait aucune trace d’Anna Henrietta à
l’horizon. Sans hésiter, Geralt transgressa le protocole et s’avança
d’un pas hardi. Jaskier l’aperçut immédiatement.
— Nobles dames et messieurs, vous voudrez bien nous laisser
seuls, déclara-t-il en se rengorgeant. Que les gens de maison
s’éloignent également, ajouta-t-il.
D’un geste royal de la main, il les invita à s’exécuter.
À peine avait-il tapé dans ses mains que Geralt et lui se retrou-
vèrent en tête à tête avec pour seule compagnie les lames, tableaux
et panoplies de la salle d’armes, ainsi que la forte odeur de poudre
laissée par ces dames.
— Une distraction amusante, n’est-ce pas, que de les chasser
ainsi, observa sans causticité exagérée Geralt. Ce doit être agréable
de leur donner des ordres d’un geste autoritaire, d’un simple
claquement de doigts, d’un froncement de sourcils royal. De les
regarder s’éloigner à reculons comme des crabes, faire des
courbettes devant toi. C’est amusant, non ? Monsieur le favori ?
Jaskier prit la mouche.
— As-tu une idée précise en tête ? demanda-t-il d’une voix
aigre. Ou c’est juste histoire de causer ?
— J’ai une idée précise en tête. On ne peut plus précise.
— Eh bien, parle, je t’écoute !
— J’ai besoin de trois chevaux. Pour Cahir, Angoulême et moi-
même. Et il me faudrait aussi deux sous-verge. Soit trois bonnes
montures et deux canassons. Les canassons – bah, ce peut être
deux mules, au pis – seront chargés de provisions et de fourrage. Ta
princesse t’apprécie sans doute assez pour accéder à ma demande,
non ? Elle te doit bien ça, j’espère ?
— Il n’y aura aucun problème. (Sans regarder Geralt, Jaskier
entreprit d’accorder son luth.) Je suis simplement étonné de ta hâte.
Je dirais même qu’elle m’étonne autant que tes sarcasmes stupides.
— Ma hâte te surprend ?
— Et comment ! Octobre tire à sa fin, et le temps se dégrade
sensiblement. D’un jour à l’autre, la neige va commencer à tomber
sur les cols.
— Et ma hâte te surprend ! répéta le sorceleur en hochant la
tête. Mais tu as bien fait de me le rappeler. Demande aussi des
vêtements chauds. Des fourrures.
— Je pensais…, dit lentement Jaskier, que nous passerions
l’hiver ici. Que nous resterions…
— Si tu veux rester, libre à toi, assena Geralt sans ambages.
— Oui, je veux rester. Et c’est ce que je ferai.
Jaskier se leva soudain, reposa son luth.
Le sorceleur prit une profonde inspiration. Il ne dit rien. Il
observait le gobelin représentant la lutte d’un Titan avec un dragon.
Le Titan, debout – sur deux jambes gauches, probablement – tentait
de briser la mâchoire du dragon sans que celui-ci en paraisse
affecté.
— Je reste, répéta Jaskier. J’aime Anarietta. Et elle m’aime
aussi.
Geralt ne disait toujours rien.
— Vous aurez vos chevaux, reprit le poète. Pour toi, je
demanderai qu’on prépare une jument racée qui aura pour nom
Ablette, cela va de soi. Vous serez parfaitement équipés,
approvisionnés et chaudement vêtus. Mais je te conseille vivement
d’attendre le printemps. Anarietta…
— Ai-je bien entendu ? (Le sorceleur avait enfin retrouvé la
voix.) Mon ouïe ne m’a-t-elle point trompé ?
— Ta raison est indiscutablement émoussée, grogna le
troubadour. Pour ce qui est des autres facultés, je ne sais pas. Je le
répète : nous nous aimons, Anarietta et moi. Je reste à Toussaint.
Avec elle.
— En tant que quoi ? amant ? favori ? ou prince consort, peut-
être ?
— Peu m’importe, dans le fond, le statut légal qui me sera
accordé, rétorqua Jaskier avec franchise. Mais rien n’est exclu. Le
mariage non plus.
Geralt, une nouvelle fois, resta silencieux, plongé dans la
contemplation de la lutte du Titan contre le dragon.
— Jaskier, déclara-t-il enfin, si tu as bu, alors il est temps que tu
te dégrises. Après, nous discuterons.
— Je ne comprends pas bien pour quelle raison tu me parles
ainsi, marmonna Jaskier en fronçant les sourcils.
— Réfléchis une seconde.
— De quoi s’agit-il ? Ma relation avec Anarietta t’aurait-elle
bouleversé à ce point ? Tu voudrais, peut-être, en appeler à mon
bon sens ? Ne te donne pas cette peine. J’ai déjà réfléchi à la
question. Anarietta m’aime…
— Et connais-tu ce dicton : « Promesse de princesse n’est pas
héritage ? » Même si ton Anarietta n’est pas frivole, ce dont,
pardonne ma franchise, je doute fort, alors…
— Alors quoi ?
— Il n’y a que dans les contes que les princesses épousent des
troubadours.
— Premièrement, objecta Jaskier en se rengorgeant, même un
béotien comme toi a dû entendre parler de mariage morganatique.
Dois-je te citer des exemples tirés de l’histoire ancienne ou même
plus récente ? Deuxièmement, cela t’étonnera sans doute, mais je
suis loin d’être un simple roturier. Les Lettenhove descendent de…
— Je t’écoute, l’interrompit de nouveau Geralt, manifestement
énervé, et je suis stupéfait. Est-ce réellement mon ami Jaskier qui
débite ces sornettes ? A-t-il totalement perdu la raison ? Où est donc
passé le Jaskier réaliste que je connaissais, qui s’est laissé attirer
par les sirènes de l’illusion ? Ouvre un peu les yeux, crétin.
— Tiens, tiens, répondit Jaskier en serrant les lèvres. Quel
singulier renversement des rôles. C’est moi à présent qui suis
aveugle, et toi qui joues les fins observateurs toujours en alerte.
D’ordinaire, c’était l’inverse. Et quelles seraient donc ces choses que
tu observes et qui échappent à ma perception ? Je suis curieux de
les connaître. Alors ? Sur quoi devrais-je, selon toi, ouvrir les yeux ?
— Pour commencer, énonça lentement le sorceleur, il faudrait
que tu comprennes que ta princesse n’est qu’une enfant gâtée,
arrogante et poseuse. Elle t’a paré des charmes de la nouveauté,
mais elle te laissera tomber comme une vieille chaussette dès qu’un
nouveau ménestrier et son tout nouveau répertoire, bien plus
fascinant pour elle, fera son apparition.
— Ce que tu dis est mesquin et vulgaire. Tu en as conscience,
j’espère ?
— J’ai conscience de ton manque de discernement. Tu es fou,
Jaskier.
Le poète se taisait, il caressait le manche de son luth. Un long
moment s’écoula avant qu’il rompe le silence.
— Nous avons quitté Brokilone avec une mission insensée,
énonça-t-il lentement. En prenant des risques déments ; sans
aucune chance de succès, nous nous sommes jetés à la folle
poursuite d’un mirage. D’une illusion, d’une apparition, d’un rêve fou,
d’un idéal absolument utopique. Nous nous sommes jetés à corps
perdu dans cette aventure, en toute inconscience. Pourtant, Geralt,
pas une seule fois je ne me suis plaint. Pas une seule fois je ne t’ai
traité de fou ni ne me suis moqué de toi. Car tu étais plein d’espoir et
d’amour. Ce sont ces sentiments qui t’ont guidé dans cette mission
insensée. Et moi aussi, du reste. Mais moi, j’ai rattrapé mon mirage,
et j’ai eu la chance de voir mon rêve se réaliser, mes vœux exaucés.
Ma mission s’est achevée. J’ai trouvé ce que chacun a tant de mal à
atteindre et qui est le plus précieux au monde. Et j’ai l’intention de le
garder. Ce devrait être une folie ? La folie serait au contraire de tout
laisser tomber, de tout abandonner.
Comme Jaskier avant lui, Geralt resta de longues secondes
silencieux.
— De la pure poésie, dit-il enfin. Et il est difficile en ce domaine
de t’égaler. Je ne dirai plus un mot. Tu as brisé mes arguments. À
l’aide d’autres arguments tout à fait pertinents, je le reconnais. Au
revoir, Jaskier.
— Au revoir, Geralt.
***
***
***
***
***
***
Physiologus
CHAPITRE 4
L’odeur des vieilles boiseries et de la cire des bougies se mêlait
aux parfums des dix magiciennes présentes dans la salle des
colonnes du château de Montecalvo. Dix arômes différents, choisis
avec soin par les dix femmes assises autour de la table ronde en
chêne, dans des fauteuils aux accoudoirs en forme de sphinx.
Fringilla Vigo faisait face à Triss Merigold, vêtue d’une robe bleu
clair boutonnée jusqu’au cou. À côté de Triss, dans l’ombre, était
assise Keira Metz. Ses énormes boucles d’oreilles en citrine
étincelaient de mille reflets, attirant sans cesse le regard.
— Je vous prie de continuer, mademoiselle Vigo, l’encouragea
Filippa Eilhart. Nous sommes impatientes de connaître la fin de
l’histoire. Et de prendre rapidement des mesures.
Hormis le camée gravé sur sardoine qui était fixé à sa robe
vermillon, Filippa ne portait exceptionnellement aucun bijou. Fringilla
avait déjà eu vent des ragots, elle savait qui avait offert ce camée à
la magicienne et quel profil il représentait.
Au côté de Filippa était assise Sheala de Tancarville, vêtue de
noir de la tête aux pieds ; seuls quelques brillants ici et là
rehaussaient l’ensemble d’un peu d’éclat. Sur sa toilette en satin
bordeaux, Margarita Laux-Antille portait un imposant collier en or
sans pierres. Sabrina Glevissig, en revanche, avait choisi une parure
complète – collier, boucles d’oreilles et bagues – en onyx, sa pierre
préférée, assortie à la couleur de ses yeux et à sa tenue.
À côté de Fringilla étaient assises les deux elfes, Francesca
Findabair et Ida Emean aep Sivney. Comme de coutume, la
Pâquerette des vallées était royale, même si, ce jour-là,
exceptionnellement, ni sa coiffure ni sa robe couleur carmin n’en
imposaient par leur magnificence ; quant à son fin diadème et à son
collier, ils n’étaient pas sertis de rubis mais de grenats modestes,
bien que finement ouvragés. Ida Emean, pour sa part, était parée de
mousselines et de tulles aux teintes automnales, si délicats et si
vaporeux qu’ils se mouvaient et ondoyaient comme des anémones
au moindre courant d’air.
Comme toujours ces temps derniers, l’élégance modeste mais
distinguée d’Assire var Anahid provoquait l’admiration. Sur le léger
décolleté de sa robe moulante vert foncé, la magicienne
nilfgaardienne portait une émeraude sertie d’or sur une chaîne en or.
Ses ongles soignés et vernis arboraient la même couleur que sa
robe, conférant à l’ensemble de sa mise la pointe d’extravagance
caractéristique des magiciennes.
— Nous attendons, mademoiselle Vigo, intervint Sheala de
Tancarville. Le temps presse.
Fringilla s’éclaircit la voix et reprit le cours de son récit.
— Le mois de décembre arriva, puis la Yule, et la nouvelle
année. Le sorceleur était plus calme et ne prononçait plus le nom de
Ciri à tout propos. La chasse aux monstres, qu’il pratiquait
régulièrement, semblait l’absorber totalement. Enfin, presque
totalement…
Elle interrompit son récit. Il lui sembla percevoir un éclair de
haine dans les yeux azurés de Triss Merigold. Mais peut-être n’était-
ce que le reflet des flammes vacillantes des bougies. Filippa éclata
de rire en jouant avec son camée.
— Ne soyez donc pas si modeste, voyons, mademoiselle Vigo.
Nous sommes entre femmes. Nous savons à quoi, hormis le plaisir,
sert le sexe. Nous utilisons toutes cet outil lorsque c’est nécessaire.
Poursuivez, je vous prie.
— Même si, durant la journée, il sauvait les apparences et se
montrait secret, hautain et fier, reprit Fringilla, la nuit, il était
totalement à ma merci. Il me disait tout. Il rendait hommage à ma
féminité, très généreusement pour son âge, je dois le reconnaître.
Puis il s’endormait. Dans mes bras, les lèvres sur ma poitrine.
Cherchant un substitut à l’amour maternel qu’il n’avait jamais connu.
Cette fois, elle en était certaine, il ne s’agissait pas du reflet de
la lueur des bougies. Bien, se dit-elle, allez-y, jalousez-moi. Vous
pouvez, car il y a de quoi.
— Il était à ma merci, répéta-t-elle.
***
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Vers midi, ils aperçurent les vignobles qui s’étendaient sur des
collines dont les versants déclinaient doucement vers la Blessure ;
les branches hérissées des vignes, taillées proprement, semblaient
à cette période de l’année misérablement nues et difformes. Au
sommet de la plus haute colline se dressait le château de Pomerol,
sa tour, son énorme donjon et sa barbacane battus par les vents.
Geralt nota, intrigué, que la route qui menait au château,
creusée d’ornières, était autant abîmée par les coups de sabots et
les cercles des roues que la grand-route ; on voyait clairement que
des chariots avaient l’habitude de tourner directement de la grand-
route vers le chemin du château de Pomerol. Bien que cela l’intrigue
au plus haut point, il s’abstint de poser la moindre question.
Toutefois, en apercevant près du château une quinzaine de voitures,
attelées et couvertes d’une bâche – des véhicules solides et
puissants utilisés pour de longs voyages –, il ne put réprimer sa
curiosité davantage et interrogea le régisseur.
— Des marchands, expliqua ce dernier. Des négociants en vins.
— Des marchands ? s’étonna Geralt. Comment ça ? Je croyais
que les cols des montagnes étaient envahis par la neige et que
Toussaint était coupée du monde. Comment donc ces marchands
sont-ils arrivés jusqu’ici ?
— Pour les marchands, répliqua sérieusement le régisseur
Fierabras, il n’existe pas de mauvaise route, du moins pour ceux qui
prennent leur travail au sérieux. Eux, monsieur le sorceleur, ont un
principe : quand un but vous guide, il faut trouver le moyen de
l’atteindre.
— Voilà un principe tout à fait pertinent qui mérite qu’on le suive.
En toutes circonstances.
— Sans conteste. Cependant, pour dire la vérité, certains de
ces marchands résident ici depuis l’automne sans pouvoir quitter les
lieux. Mais ils ne perdent pas le moral et se disent : « Bah ! qu’est-ce
que ça fait, pardi, on sera là les premiers au printemps, avant la
concurrence ! » C’est ce qu’ils appellent « penser positivement ».
— Voilà un second principe non moins pertinent, approuva
Geralt en hochant la tête. Une chose encore m’intrigue, monsieur le
régisseur. Pourquoi ces marchands restent-ils ici, à l’écart, au lieu de
venir à Beauclair ? La princesse n’est-elle pas disposée à leur
accorder l’hospitalité ? Peut-être méprise-t-elle les marchands ?
— Que nenni ! répliqua Fierabras. La princesse ne cesse de les
inviter, mais eux persistent à refuser gentiment. Et continuent de
vivre près des vignobles.
— Pourquoi ?
— À Beauclair, affirment-ils, ce ne sont que banquets,
festoiements, agapes, beuveries et coucheries. Plutôt que de penser
au commerce, l’homme n’y fait que feignanter, s’abêtir et perdre son
temps. Or, il faut penser à ce qui est réellement important. Au but qui
vous guide. Sans relâche. Sans se laisser distraire par je ne sais
quelles fadaises. C’est alors, et alors seulement, qu’on atteint le but
que l’on s’est fixé.
— Vraiment, monsieur Fierabras, dit lentement le sorceleur, je
suis heureux d’avoir fait route avec vous. J’ai tiré grand profit de nos
conversations. Vraiment grand profit.
***
À la grande surprise du sorceleur, ils ne se dirigèrent pas vers le
château de Pomerol, mais ils poursuivirent leur route un peu plus
loin, jusqu’à une autre colline sur laquelle s’élevait un autre château,
plus petit et d’aspect beaucoup plus négligé. Le castel avait pour
nom Zurbarràn. Geralt se réjouit à la perspective de se mettre
rapidement au travail. Ce sombre Zurbarràn aux créneaux émiettés
avait tout l’air d’une ruine ensorcelée, qui devait sans aucun doute
regorger de mauvais sorts, de créatures étranges et de monstres.
À l’intérieur, dans la cour, en lieu et place des créatures
étranges et des monstres escomptés, il vit une dizaine de personnes
absorbées dans des occupations aussi ensorcelantes que faire
rouler des tonneaux et raboter des planches avant de les clouer. Des
odeurs de bois frais, de chaux fraîche, de chat défraîchi, de vin aigre
et de soupe de pois emplissaient l’air. La soupe de pois fut bientôt
servie.
Affamés par la route, le vent et le froid, ils mangèrent de bon
cœur et en silence. Un subordonné de Fierabras, qui se présenta à
Geralt sous le nom de Simon Gilka, leur tenait compagnie. Ils étaient
servis par deux servantes aux tresses blondes, longues d’au moins
deux coudées. Toutes deux lançaient au sorceleur des regards si
éloquents que celui-ci décida de s’atteler à la tâche sans tergiverser.
Simon Gilka n’avait pas vu le monstre. La description qu’il en
avait provenait d’une tierce personne.
— Il était noir comme le goudron, peuh ! Mais quand il grimpait
le long des murs, on pouvait voir les briques à travers lui. Il était
comme cette gelée, voyez, monsieur le sorceleur, ou bien – je vous
demande pardon – un peu comme de la morve. Et il avait des pattes
immenses et fines, et des paluches si puissantes ! Il en avait huit, et
même plus encore. Mais Yontek, lui, restait là à le regarder, comme
hypnotisé, jusqu’à ce qu’il ait finalement un éclair et qu’il se mette à
hurler à pleine voix : « Disparais, trépasse ! », avant d’ajouter une
formule d’exorcisme : « Crève donc à présent, satané fils de
bâtard ! » Là-dessus, ni une ni deux, voilà le monstre qui décampe,
et c’est tout ce qu’on a vu de lui ; il s’est engouffré dans les
mandibules de l’enfer. Alors, les gars ont dit : « S’il y a un monstre
ici, donnez-nous une augmentation en guise de compensation,
sinon, on va aller se plaindre à la guilde des conditions de travail
néfastes pour la santé. » « Votre guilde, que je leur ai répondu, peut
bien me… »
— Quand le monstre a-t-il été vu pour la dernière fois ? l’inter-
rompit Geralt.
— Bah ! ça fait trois semaines ! Un peu avant la Yule, quelque
chose comme ça.
— Vous aviez dit avant Lammas, dit le sorceleur en se tournant
vers le régisseur.
Le visage d’Alcides Fierabras s’empourpra aux endroits que sa
barbe avait laissés visibles. Gilka pouffa.
— Eh ben, monsieur le régisseur, quand on veut se charger de
l’intendance, il faut venir chez nous plus souvent, au lieu de rester à
Beauclair, à polir de son cul le tabouret de son petit comptoir. À mon
avis…
— Votre avis ne nous intéresse pas, l’interrompit Fierabras.
Parlez-nous du monstre.
— Bah ! j’ai déjà tout raconté. Tout ce qu’il y avait à dire.
— Il n’y a pas eu de victimes ? Personne n’a été attaqué ?
— Non. Mais l’an passé, un valet de ferme a disparu sans
laisser de traces. Certains ont dit que le monstre l’avait entraîné
dans un gouffre et éliminé. D’autres encore, que c’était pas du tout le
monstre, mais que ce valet s’était volatilisé de lui-même, ni vu ni
connu, et tout ça à cause de ses dettes et de la panse élémentaire.
Parce que, notez-le bien, il jouait sec aux dés, et, en plus de ça, il
avait engrossé la fille du meunier… Elle, elle s’est précipitée au
tribunal, et le tribunal a ordonné au valet de payer une panse
élémentaire…
— Personne d’autre n’a été attaqué par le monstre ?
l’interrompit Geralt sans ménagement. Personne d’autre ne l’a vu ?
— Non.
L’une des servantes versa un nouveau verre de vin local à
Geralt et en profita pour plaquer sa poitrine contre son oreille, après
quoi elle lui fit un clin d’œil amène.
— Allons-y, dit rapidement Geralt. Il n’y a pas de temps à
perdre. Conduisez-moi aux caves.
***
L’une des voix qui lui parvenait était grave, sourde et si profonde
que le tuyau de cuivre vibrait lorsqu’elle parlait.
— Vous êtes bien enrhumé, Skellen. Où donc avez-vous pris
froid ? Et quand ?
— Ça ne vaut pas la peine d’en parler, répliqua l’homme
enrhumé. Maudit rhume, il s’est installé et ne veut plus me lâcher, il
s’éloigne et il revient de plus belle. Même la magie n’y peut rien.
— Peut-être serait-il judicieux de changer de magicien ?
proposa une nouvelle voix, grinçante comme un vieux gond rouillé.
Ce Vilgefortz, pour l’heure, ne peut se prévaloir de nombreux
succès, si vous voulez mon avis. Après mon…
— Laissons cela, intervint quelqu’un d’autre. (Celui-là avait la
voix traînante.) Ce n’est pas pour cette raison que j’ai organisé cette
assemblée, ici, à Toussaint. Au bout du monde.
— Dans un trou perdu du bout du monde !
— Ce bout du monde, dit l’homme enrhumé, est le seul pays
que je connaisse qui ne possède pas son propre service de sécurité.
Le seul recoin de l’Empire qui ne soit pas truffé d’agents de Vattier
de Rideaux. Cette principauté, qui vit dans la joie et l’ivresse
perpétuelles, est considérée comme un théâtre d’opérettes,
personne ne la prend au sérieux.
— Ces petits territoires, fit remarquer l’homme à la voix
traînante, ont toujours été un paradis pour les espions et leur lieu de
rencontre préféré. C’est pourquoi ils attirent également le contre-
espionnage, les mouchards et autres fureteurs professionnels.
— Autrefois, peut-être. Mais plus depuis l’instauration du règne
des femmes, il y a près de cent ans maintenant. Je le répète, nous
sommes ici en sécurité. Personne ne nous débusquera ni ne nous
espionnera. En nous faisant passer pour des marchands, nous
pouvons tranquillement discuter de questions ô combien vitales !
Surtout pour Vos Altesses Royales. Pour vos fortunes et latifundia
personnels.
— Je méprise les intérêts privés, voilà la vérité ! s’emporta
l’homme à la voix grinçante. Ce n’est pas pour cela que je suis là !
Je me soucie uniquement du bien de l’Empire. Et le bien de l’Empire,
messieurs, repose sur une dynastie forte ! Il serait par conséquent
déplorable que monte sur le trône une bâtarde, fruit pourri d’un sang
mauvais, d’une lignée de cobayes malades, physiquement et
mentalement. Non, messieurs ! Moi, de Wett, héritier des de Wett, je
ne resterai pas assis sans rien faire, par le Grand Soleil ! D’autant
qu’on avait déjà pratiquement promis à ma fille…
— Ta fille, de Wett ? beugla l’homme à la voix de basse. Et moi,
que devrais-je dire ? Moi qui, au moment de la lutte contre les
usurpateurs, avais alors soutenu Emhyr, qui n’était encore qu’un
gamin ? C’est de ma propre résidence que les cadets se sont
précipités pour prendre le palais ! Et avant cela, c’est chez moi qu’il
s’était caché ! À l’époque, cet imposteur regardait ma fille Eilan
favorablement, il lui faisait des sourires, des compliments, et en
douce, je le sais, il lui pelotait les nichons. Et aujourd’hui, que se
passe-t-il ? Une autre impératrice ? un tel affront ? un tel soufflet ?
L’empereur de l’Empire éternel préfère aux filles des anciennes
familles cette vagabonde de Cintra ! Alors que c’est grâce à moi qu’il
est sur le trône, il ose faire outrage à ma fille ? Non, je ne le
supporterai pas !
— Ni moi non plus ! s’écria une nouvelle voix, aiguë et exaltée.
À moi aussi, il a fait outrage ! Il a dédaigné ma femme au profit de
cette vagabonde cintrasienne !
— Par chance, intervint l’homme à la voix traînante, cette
vagabonde a été expédiée dans l’autre monde, d’après le rapport
que nous a fait M. Skellen.
— J’ai écouté ce rapport attentivement, dit l’homme à la voix
grinçante, et je suis parvenu à la conclusion que le seul fait établi est
que la vagabonde a disparu. Et si elle a disparu, elle peut
réapparaître à tout moment. Depuis l’été dernier, elle s’est livrée à ce
petit jeu à plusieurs reprises ! En vérité, monsieur Skellen, vous
nous avez profondément déçus, vous et votre magicien Vilgefortz !
— L’heure n’est pas aux accusations et aux dénonciations,
Joachim ! Nous devons rester unis, déterminés, et éviter la discorde.
Car peu importe que la Cintrasienne soit ou non en vie. Combien de
fois l’empereur a-t-il insulté les anciennes familles ? Et il continuera
de le faire ! La Cintrasienne n’est plus là ? Dans quelques mois, il
nous ramènera une impératrice originaire de Zerricane ou de
Zangwebar ! Non, par le Grand Soleil, nous ne le permettrons pas !
— Nous ne le permettrons pas, voilà ce qu’il en est ! Tu dis
juste, Ardal ! La lignée des Emreis a déçu nos attentes ; chaque
minute qu’Emhyr passe sur le trône nuit à l’Empire, voilà ce qu’il en
est. Mais nous avons quelqu’un à placer sur le trône. Le jeune
Voorhis…
Un éternuement monstrueux retentit, suivi d’un mouchage de
nez claironnant.
— La monarchie constitutionnelle ! s’exclama l’éternueur. Il est
grand temps d’instaurer la monarchie institutionnelle, dotée d’un
régime progressiste. Puis la démocratie… Le pouvoir au peuple…
— L’empereur Voorhis, répéta avec insistance l’homme à la voix
de basse. L’empereur Voorhis, monsieur Skellen. Marié à ma fille
Eilan ou à l’une des filles de Joachim. Après quoi, je deviendrai
grand chancelier de la couronne, et de Wett feld-maréchal. Et vous
monsieur Skellen, comte et ministre des Affaires intérieures. À moins
qu’en vertu de vos convictions populistes ou autres, vous préfériez
renoncer au titre et à la fonction… Alors ?
— Laissons de côté les processus historiques, répondit,
conciliant, l’enrhumé. Ils sont en marche, et rien ne les arrêtera.
Pour ce qui est d’aujourd’hui, si j’ai quelque réticence envers le
prince Voorhis, Grand Chancelier aep Dahy, c’est avant tout en
raison de son caractère vaniteux et inflexible ; il n’est pas homme à
se laisser facilement influencer.
— Si je puis me permettre d’intervenir, déclara l’homme à la voix
traînante, le prince Voorhis a un fils, le petit Morvran. Lui ferait un
bien meilleur candidat. Premièrement, ses droits au trône sont plus
solides, tant du côté paternel que maternel. Deuxièmement, c’est un
enfant ; à sa place gouvernerait un Conseil de régence. C’est-à-dire,
nous.
— Sottises ! Nous nous en sortirons très bien avec le père.
Nous trouverons un moyen !
— Nous lui ferons miroiter une liaison avec ma femme ! proposa
l’exalté.
— Taisez-vous donc, comte Broinne. Ce n’est pas le moment.
Messieurs, il convient de délibérer d’autre chose. Car je tiens à vous
faire remarquer qu’Emhyr var Emreis règne toujours.
— Et comment ! concéda l’enrhumé en trompetant dans un
mouchoir. Il règne, il est en vie, il se porte comme un charme, aussi
sain de corps que d’esprit. De sa santé mentale, surtout, il n’est
point permis de douter : ne s’est-il pas débarrassé de vous deux en
même temps que des deux armées qui pourraient vous être fidèles ?
Dans ces conditions, comment voulez-vous, prince Ardal, procéder à
un renversement quand d’un jour à l’autre vous pouvez être appelé à
partir au combat à la tête du groupe armé « Est » ? Quant à vous,
prince Joachim, vous devriez sans doute être déjà auprès de vos
troupes, le groupe spécial « Verden ».
— Épargne-nous tes sarcasmes, Stefan Skellen. Et ne prends
pas ces grands airs dont tu es le seul à penser qu’ils te font
ressembler au magicien Vilgefortz, ton nouveau patron. Sache
également ceci, Chat-Huant : si Emhyr soupçonne quelque chose,
c’est votre faute, à toi et à Vilgefortz. Reconnais-le, vous vouliez
attraper la Cintrasienne et la marchander, vous attirer les bonnes
grâces d’Emhyr ! À présent que la jeune fille n’est plus de ce monde,
il n’y a plus rien à marchander, n’est-ce pas ? Emhyr vous fera
attacher à des chevaux puis écarteler, voilà ce qu’il en est. Vous ne
relèverez pas la tête, ni toi ni ton sorcier avec lequel tu t’es lié,
contre notre gré !
— Aucun d’entre nous ne relèvera la tête, Joachim, gronda
l’homme à la voix de basse. Il faut regarder la vérité en face. Notre
situation n’est guère meilleure que celle de Skellen. Les
circonstances font que nous nous trouvons tous sur le même
bateau.
— Mais c’est Chat-Huant qui nous a fait monter sur ce bateau !
Nous devions agir dans le secret, et maintenant, qu’en est-il ? Emhyr
est au courant de tout. Les agents de Vattier de Rideaux traquent
Chat-Huant à travers tout l’Empire ! Quant à nous, on nous envoie à
la guerre pour se débarrasser de nous, voilà ce qu’il en est !
— En l’occurrence, intervint l’homme à la voix traînante, je m’en
réjouirais, et j’en profiterais. Tout le monde, je puis vous l’assurer, en
a plus qu’assez de cette guerre qui s’éternise. L’armée, le peuple, et
par-dessus tout les marchands et les entrepreneurs. La fin de la
guerre déclenchera dans tout l’Empire une joie immense, peu
importe de quelle manière elle s’achèvera. Or, vous, messieurs, en
tant que commandants des armées, vous pouvez à tout moment
peser, si je puis m’exprimer ainsi, sur le résultat de la guerre. Quoi
de plus simple, en cas de victoire finale, que de vous couvrir de
lauriers ? Ou bien, en cas de défaite, de vous faire passer pour des
hommes providentiels, porte-parole des négociations ayant mis un
terme à ce bain de sang ?
— C’est vrai, acquiesça au bout d’un instant celui à la voix
grinçante. Par le Grand Soleil ! vous avez raison. Voilà qui est bien
dit, monsieur Leuvaarden.
— En nous envoyant sur le front, reprit l’homme à la voix de
basse, Emhyr s’est lui-même passé la corde autour du cou.
— Emhyr est encore en vie, messieurs les princes, fit remarquer
l’exalté. Il est en vie et se porte bien. Ne vendons pas la peau de
l’ours…
— Non, dit celui à la voix de basse. Nous tuerons l’ours avant.
Le silence dura longtemps.
— Un attentat, donc. La mort.
— La mort.
— La mort ! C’est la seule solution. Tant qu’il est en vie, Emhyr
aura des partisans. Quand Emhyr mourra, ils nous soutiendront
tous. L’aristocratie se rangera à nos côtés, car l’aristocratie, c’est
nous, et ce qui fait sa force, c’est sa solidarité envers les siens. Une
partie non négligeable de l’armée se rangera à nos côtés, surtout le
corps des officiers qui n’ont pas pardonné à Emhyr ses purges après
la défaite de Sodden. Et le peuple, lui aussi, nous rejoindra…
— Parce que le peuple est obscur, stupide et facilement
manipulable, acheva Skellen en se mouchant. Il suffit de hurler
« Hourra ! », de prendre la parole du haut du sénat, d’ouvrir les
prisons et de baisser les impôts.
— Vous avez parfaitement raison, comte, dit l’homme à la voix
traînante. Je comprends mieux pourquoi vous prenez si ardemment
fait et cause pour la démocratie.
— Je vous préviens, messieurs, ce ne sera pas aussi facile que
vous le pensez, grinça le dénommé Joachim. Tout notre plan repose
sur la mort d’Emhyr. Mais on ne peut occulter le fait qu’il possède de
nombreux partisans ; il a avec lui plusieurs corps d’armée, une garde
fanatique. Il ne sera pas facile de se frayer un chemin à travers la
garde Impera. Soyez certains que chacun des hommes qui la
composent luttera jusqu’au bout.
— Et c’est là que Vilgefortz intervient, déclara Stefan Skellen.
Nous n’aurons pas à investir le palais ni à nous frayer un chemin à
travers l’Impera. Il suffira d’un seul émeutier doté d’une protection
magique. Exactement comme à Tretogor, juste avant la rébellion des
magiciens sur Thanedd.
— L’assassinat du roi Radowid de Rédanie.
— C’est cela.
— Vilgefortz dispose-t-il d’un tel émeutier ?
— Oui. Et pour vous prouver notre confiance, messieurs, je vais
vous dévoiler son identité : il s’agit de la magicienne Yennefer, que
nous retenons prisonnière.
— Prisonnière ? J’ai entendu dire que Yennefer était la complice
de Vilgefortz.
— Elle est sa prisonnière. Envoûtée et hypnotisée, elle se
chargera d’exécuter l’attentat comme un golem. Après quoi elle se
suicidera.
— Une sorcière envoûtée, cela ne me plaît pas trop, dit l’homme
à la voix traînante. (Sous l’effet du dégoût, son débit était encore
plus lent qu’à l’accoutumée.) Un héros, un idéologue enflammé, un
vengeur aurait mieux fait l’affaire…
— Une vengeresse, l’interrompit Skellen. Ça lui va comme un
gant, monsieur Leuvaarden. Yennefer se vengeant de l’offense que
lui a infligée le tyran. Emhyr a traqué et condamné à mort sa
protégée, une enfant innocente. Cet horrible autocrate, ce pervers,
plutôt que de veiller sur l’Empire et le peuple, a traqué et torturé une
enfant. Pour le punir, elle le frappera de sa main vengeresse…
— Pour moi, déclara Ardal aep Dahy de sa voix de basse, c’est
parfait.
— Pour moi aussi, grinça Joachim de Wett.
— Excellent ! s’écria d’une voix exaltée le comte Broinne. Pour
avoir violenté les épouses d’autrui, le tyran pervers sera frappé par
une main vengeresse !
— Encore une chose, intervint Leuvaarden de sa voix traînante.
Donnez-nous un autre gage de confiance, monsieur le comte
Skellen, et dites-nous où se trouve actuellement M. Vilgefortz.
— Messieurs, je… Je n’ai pas le droit…
— Ce sera une garantie. Un gage de sincérité et de
dévouement à la cause.
— N’aie pas peur de trahir ton maître, Stefan, ajouta aep Dahy.
Aucun d’entre nous ne te trahira. C’est là tout le paradoxe. En
d’autres circonstances, peut-être que certains parmi nous auraient
été tentés de sauver leur peau en trahissant les autres. Mais nous
tous ici présents savons parfaitement que la prévarication ne nous
mènerait à rien. Emhyr var Emreis ne pardonnerait pas un tel acte. Il
n’en serait pas capable. Il a un bloc de glace à la place du cœur. Et
c’est pourquoi il mourra.
Stefan Skellen n’hésita pas davantage.
— Eh bien soit ! dit-il. Que cela soit un gage de sincérité.
Vilgefortz se cache à…
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— Es-tu satisfait, Régis ?
— Maintenant, oui, en effet.
— Alors, dit le sorceleur en se levant, va, cours et fais tes
bagages. Et vite.
— Cela ne me prendra pas longtemps. Omnia mea mecum
porto.
— Quoi ?
— Je n’ai pas beaucoup de bagages.
— Tant mieux. Dans une demi-heure, derrière la ville.
— J’y serai.
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« Tout a déjà eu lieu jadis, tout s’est déjà produit. Et tout, jadis, a
déjà été décrit. »
Vysogota de Corvo
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Le soir même, le roi des Aulnes régala Ciri d’un dîner.
Lorsqu’elle entra, toute de soie vêtue, il l’invita d’un geste à se
mettre à table. Il n’y avait pas de domestiques. Il faisait lui-même le
service.
Diverses variétés de légumes étaient au menu, dont des
champignons cuisinés sous toutes les formes : cuits, rissolés, à
l’étouffée et en sauce. Ciri n’avait jamais rien mangé de tel. Certains
étaient blancs et fins comme des feuilles et avaient un goût tendre et
délicat ; d’autres, marrons et noirs, étaient fermes et parfumés.
Auberon n’était pas non plus avare de vin rosé. Léger en
apparence, il avait un effet grisant et détendait, déliait la langue.
Avant de s’en rendre compte, Ciri lui avait parlé de choses qu’elle
n’aurait jamais imaginé lui raconter.
Il écoutait. Patiemment. Mais elle se rappela soudain pourquoi
elle était là ; elle se rembrunit et se tut.
— Si j’ai bien compris, dit-il en lui servant une autre sorte de
champignons, verdâtres et qui sentaient l’échalote, tu te crois liée à
ce Geralt par la destinée ?
— Tout juste, rétorqua-t-elle en levant sa coupe déjà marquée
de nombreuses traces de rouge à lèvres. Il m’est destiné, et
inversement. Nos destins sont liés. Il serait donc préférable que je
parte d’ici. Tout de suite. Comprends-tu ?
— Pas vraiment, je l’avoue.
— La destinée ! s’exclama-t-elle. (Elle but une gorgée de vin.)
Une force qu’il vaut mieux ne pas contrarier. C’est pourquoi je
pense… Non, non, merci, plus de champignons, s’il te plaît, j’ai
tellement mangé que je vais sûrement éclater.
— Tu disais que tu pensais…
— Je pense que c’était une erreur de m’attirer ici. Et de me
forcer à… Enfin, tu vois ce que je veux dire. Je dois partir d’ici, me
hâter d’aller les aider… Car ma destinée…
— La destinée, l’interrompit-il en levant son verre. La
prédestination. Une force inéluctable. Un mécanisme selon lequel,
en pratique, un nombre infini d’événements imprévisibles aboutit
inéluctablement à tel résultat et pas à tel autre. C’est bien ça ?
— Mais oui !
— Quelles que soient les circonstances, le résultat doit avoir
lieu. Ce qui est prédestiné doit se produire. C’est bien ça ?
— Oui !
— Où veux-tu donc aller alors, et pour quoi faire ? Déguste ce
bon vin, réjouis-toi de l’instant présent, profite de la vie. Ce qui doit
arriver arrivera de toute façon, si c’est inéluctable.
— Tout juste ! Mais ce n’est pas si simple.
— Tu te contredis.
— C’est faux.
— Tu contredis une contradiction, c’est un cercle vicieux.
— Non ! lança-t-elle en secouant la tête. On ne peut pas rester
assis là à ne rien faire, c’est impossible. Rien n’arrive tout seul !
— Sophisme.
— On n’a pas le droit de perdre son temps bêtement. On risque
de laisser passer le moment propice… Le seul, l’unique. Car le
temps ne se répète jamais !
— Permets-moi, dit-il en se levant. Tiens, regarde ça.
Sur le mur qu’il désignait, une bosselure qui représentait un
énorme serpent se distinguait. Le reptile, dont le corps dessinait un
huit, mordait sa propre queue. Ciri avait déjà vu ce signe, mais elle
ne se rappelait pas où.
— Voici l’antique serpent Ouroboros, déclara l’elfe. Le temps, ce
sont des instants qui passent, un petit grain de sable qui s’écoule
dans le sablier. Le temps, ce sont des moments et des événements
à l’aune desquels nous tentons de le mesurer. Mais l’antique
Ouroboros nous rappelle qu’à chaque moment, dans chaque
événement, se cachent le passé, le présent et le futur. Chaque
instant abrite l’éternité. Chaque départ est en même temps un retour,
chaque adieu une salutation, chaque retour un éloignement. Tout est
à la fois un début et une fin.
» Toi aussi, ajouta-t-il sans même la regarder, tu es à la fois un
début et une fin. Et puisqu’il est question de destinée, sache que
c’est en cela précisément que consiste la tienne. À être un début et
une fin. Comprends-tu ?
Elle hésita un instant, mais le regard brûlant de l’elfe la poussa
à répondre.
— Je comprends.
— Déshabille-toi.
Il avait prononcé ces paroles avec un tel détachement, une telle
indifférence qu’elle faillit hurler de colère. Les mains tremblantes,
elle commença à déboutonner son gilet.
Ses doigts étaient indociles ; les agrafes, les petits boutons, peu
pratiques, et les ganses trop étroites. Ciri avait beau faire aussi vite
qu’elle le pouvait, souhaitant se débarrasser de tout ça au plus vite,
il lui semblait qu’elle n’arriverait jamais à ôter tous ses vêtements.
Mais l’elfe ne donnait pas l’impression d’être pressé. Comme s’il
avait vraiment l’éternité devant lui.
Qui sait, songea-t-elle, peut-être est-ce vraiment le cas.
Alors qu’elle n’avait plus que son déshabillé sur le dos, elle se
mit à sautiller, tant le plancher était glacial. Il s’en aperçut et lui
montra le lit sans un mot.
De grandes peaux de vison cousues les unes aux autres y
étaient étendues. Elles étaient moelleuses, douces, et chatouillaient
agréablement la peau.
Il s’allongea à côté d’elle tout habillé, sans même ôter ses
bottes. Lorsqu’il la toucha, elle se raidit malgré elle, un peu en colère
contre elle-même, car elle était décidée à jouer jusqu’au bout les
filles fières et insensibles. Elle avait beau faire, elle ne pouvait
empêcher ses dents de claquer. Le contact électrisant de l’elfe la
calmait cependant, et ses doigts l’initiaient et la dirigeaient. La
guidaient. Dès qu’elle commença à comprendre ses directives au
point de les anticiper, elle ferma les yeux, imaginant qu’elle était
avec Mistle. Mais en vain. Car il était très différent de Mistle.
De sa main il l’informait de ce qu’elle devait faire. Et elle
obéissait. Volontiers même. Avec empressement.
Lui ne se hâtait pas le moins du monde. Il fit en sorte qu’elle
mollisse sous ses caresses comme un ruban de soie, l’amenant à
gémir. À se mordre les lèvres. À frissonner de la tête aux pieds.
Puis il se leva et s’en alla, la laissant pantoise, ardente,
haletante et frissonnante.
Il ne lui jeta pas même un regard.
La jeune fille sentit son sang affluer à son visage et à ses
tempes. Elle se recroquevilla sur les peaux de vison et se mit à
sangloter. De rage et de honte.
***
***
Lorsque ce même soir, après avoir pris son bain, s’être coiffée
et parfumée, elle entra dans les appartements royaux, Auberon
Muircetach était assis à la table, penché au-dessus d’un échiquier.
Sans un mot, il l’invita à s’asseoir en face de lui.
Il gagna en neuf coups.
La deuxième fois, elle joua avec les blancs, et il gagna en onze
coups.
À ce moment-là seulement, il leva sur elle ses incroyables yeux
clairs.
— Déshabille-toi, s’il te plaît.
Il fallait lui reconnaître au moins une chose : il était délicat et
n’était pas pressé le moins du monde.
Lorsqu’il quitta le lit et, comme les fois précédentes, s’éloigna
sans dire un mot, Ciri l’accepta, l’esprit tranquille et résigné. Mais
elle resta éveillée jusqu’au petit matin.
Et lorsque l’aube filtra par les fenêtres et qu’elle s’endormit
enfin, elle fit un rêve très étrange.
***
***
Elle se réveilla.
***