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L’éclatement du monde

Luz Ascarate
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

« Le seul maître qui nous soit propice, c'est l'Éclair,


qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend »
(René Char).

Je remercie tout d’abord Renaud Barbaras pour sa présence et tout spécialement les
organisateurs de cet événement, Charles Bobant et Camille Riquier, de me permettre d’y
participer. Je suis d’ailleurs très heureuse d'avoir l'occasion de dire quelques mots sur ce livre
très important pour mes recherches actuelles et dont l'auteur, dans ces presque trois années de
thèse, est devenu, « mon maître » en phénoménologie et en humanité, si l’on comprend par «
maître » celui qui ouvre la voie aux diverses possibilités de réalisation de soi. En humanité,
pour ceux d'entre nous qui assistent aux cours de Renaud Barbaras, il est difficile de séparer
sa pensée de son travail de pédagogue, dans lequel il sait donner une importance attentive à
ceux qui, comme moi, sont placés parfois injustement en bas de l'échelle de la communauté
philosophique, ceux qui n'ont pas de poste fixe, les plus jeunes, les femmes, les étrangers.
Renaud Barbaras, avec une gentillesse toujours élégante, nous donne une voix dans la
communauté philosophique, comme seul peut nous la donner le regard de celui qui, de la plus
haute humanité, s'occupe des secrets ontologiques du monde. Grâce à ses encouragements et à
sa motivation, nous sommes constamment stimulés dans la réalisation des plus hautes
possibilités de notre être.

En phénoménologie, ces possibilités peuvent prendre deux formes déjà présentes d'une
certaine manière chez Husserl lui-même, comme l'a souligné, mutatis mutandis, Ricœur.
D'une part, la phénoménologie est une méthode de description sans prétention métaphysique,
auquel cas, les possibilités de la phénoménologie sont limitées à différents niveaux de
description : statique, génétique ou générative. D'autre part, la phénoménologie apparaît
comme un indice qui vise à son dépassement pour se réaliser. De ce dernier point de vue, les
possibilités de la phénoménologie rencontrent celles de la métaphysique et de l'ontologie.
L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique (2019), combine ces deux
orientations : sans supprimer l'importance de la capacité phénoménalisante de l'expérience et
l’emprunt inconciliable de la différention des étants, il conçoit une formule d'expression de
l’unité de la totalité des étants, leur appartenance au monde.

Bien que la cosmologie de Barbaras ait déjà été annoncée dans ses précédents ouvrages, c'est
dans son dernier ouvrage qu'elle trouvera son expression la plus « éclatante ». C’est pourquoi
nous croyons que cette toute dernière étape de sa philosophie, celle de la cosmologie, dont
nous n’avons que le début dans cet ouvrage, constitue, pour l’histoire de la philosophie,
l’histoire de la phénoménologie et l’histoire de la métaphysique, le moment le plus abouti de
sa pensée. La notion qui nous intéresse ici, notion qui justifie notre position, est comme vous
pouvez le deviner par le titre et l’épigraphe de cette présentation, celle de la « déflagration »
comme origine cosmologique de l'ontologie de l'appartenance. Il s'agit d'une notion qui,
élevée au rang de concept, permet de mettre l'accent sur le caractère vital, dynamique et
spatial de cette ontologie. En ce sens, même si ce livre inaugure une nouvelle étape dans la
philosophie de l'auteur, il est conséquent avec les découvertes de l'étape précédente de sa
philosophie qui a été déployée depuis Dynamique de la manifestation (2013) jusqu’à
Métaphysique du sentiment (2016a) et Le Désir et le monde (2016b). Si dans ces œuvres,

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phénoménologie, cosmologie et métaphysique restent des perspectives différenciées, la
perspective cosmologique fait voler cette différentiation en éclats tout en restant
phénoménologique. La vie et le désir restent, tout autant que la phénoménologie, sous une
forme éclatante, si l’on comprend le concept de déflagration comme l’éclair qui les pourfend
pour les illuminer (en empruntant les mots de René Char).

Il faudrait donc comprendre les derniers vers du poème « Le Grand Coup » de Michel Deguy
(je me permets de lui rendre hommage nous ayant quitté très récemment), comme l’envers de
la déflagration :
« De l’explosion est sortie la matière.
De la matière la vie ; de la vie, la pensée.
De la pensée, la science.
De la science, la défaite, puis l’effacement, de la pensée.

Et peut-être la fin de la vie…


Imagine « toi » à xⁿ années-lumière
Sortant dans le Noir éternel et la « matière noire »
Il n’y a rien à voir C’est la fin
de la phénoménologie

Michel Deguy, « Le Grand Coup » (« Voler en éclats », 2017, p. 21)

Bref, de l’explosion est sortie peut-être la fin de la vie et, comme il n’y a rien à voir, la fin de
la phénoménologie. Mais après lecture de L’appartenance, nous sommes contraints d’affirmer
le contraire, de l’explosion est sortie, il vaut mieux dire, l’origine de la vie, il y a donc tout à
voir, c’est le début de la phénoménologie, d’une phénoménologie renouvelée. Comment
comprendre ce renouvellement ?

Tout en demeurant fidèle aux fondements du mouvement phénoménologique, le concept de


déflagration renouvelle, d’une part, le versant cosmologique de la phénoménologie, et d’autre
part, sa version proprement française. Le versant cosmologique de la phénoménologie
commence, selon nous, quoique timidement, par la considération essentielle du monde dans
l'ontologie phénoménologique de Max Scheler, même si celle-ci tend à se résoudre dans un
personnalisme. C'est sans doute Eugen Fink qui établit une cosmologie phénoménologique
proprement dite. Le jeune Fink déjà, comme l’affirme David Chaberty, « aperçoit le monde
(et non l’ego) comme le fondement de la pratique phénoménologique (ce qui entraîne un
renouvellement radical de tout le programme phénoménologique <…>. <L><l>e monde, chez
Fink, n’est pas considéré, comme chez Husserl, comme un corrélat de la subjectivité
transcendantale, mais comme <une> <la> dimension, ‘ni objective ni subjective’ » (Chaberty,
2011, p. 8-9). Ce renversement de la perspective phénoménologique est également présent
dans la pensée de Patočka qui délie la phénoménalité de l'étant de la référence à un sujet
constituant, respect l’autonomie du champ phénoménale et fait jaillir la prééminence
ontologique de l’apparaître condition de possibilité de l’approche phénoménologique. Dans
ses Carnets philosophiques, texte auquel nous accédons grâce au travail impeccable et
généraux d’Erika Abrams, Patočka nous permet d’accéder à une théorie de l’expression
comme élargissement de notre expérience et accès à la communauté de vie entre nous-mêmes
et le monde : « notre perception est un champ expressif bien plus bien plus large que le
domaine de notre propre expérience actuelle de la vie et ses possibilités en générale ; en effet,
s’il nous est jamais impossible d’expérimenter actuellement ce qui vit une plainte, un rocher,
un oiseau, dans l’expression en revanche nous présentifions ces processus internes, l’être de

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tous ces êtres, c’est-à-dire, au premier chef, leur intériorité » (CPh p. 80). Cette même
communauté de vie trouve une place privilégiée dans la cosmologie de Minkowski, pour qui
la cosmologie est fondée par des mouvements communs à l’âme et à la nature (VC), au délà
de la distinction entre le physique et le psychique :

« Tout autour de nous le monde retentit de mille mélodies, exhale mille parfums
s’anime de mille mouvements qui font tressaillir et palpiter tout notre être, et nous
participons à cette vie […] à laquelle nous venons puiser nos forces et notre raison
d’être, que nous voudrions aussi connaître, en cherchant à saisir sur le vif […]
les qualités dynamiques dont elle se compose […]. C’est là le but que poursuit
la cosmologie ». (VC, 171 sq.)

La perspective cosmologie permet donc d’extraire toutes les conséquences de la


phénoménologie pour la considération de la vie et l’expérience, en faisant devenir ontologique
l’élan de la description. Dans la cosmologie de Barbaras, le pouvoir phénoménalisant de
l’étant n’est ni négatif ni neutralisant, sinon profondément vivant. Pour le comprendre il
faudra d’abord distinguer entre trois sens d’appartenance : être dans le monde ou le site (être
situé, position inhérente à l’étant) ; être du monde ou le sol (être pris dans son épaisseur, là
d'où l'étant se nourrit et d'où provient son étantité), être au monde ou le lieu (la
phénoménalisation, l'occuper activement, s’investir, une forme de possession du monde). Il y
a un rapport d'identité entre les trois sens d'appartenance : l'inscription onto-topologique de tel
étant dans le monde a pour envers la phénoménalisation du monde dans cet étant. Ces trois
sens de l'appartenance ne font donc qu'un seul. L'inscription ontologique d'un sujet situé
topologiquement dans le monde est aussi le déploiement de la phénoménalisation. Pour une
partie de la tradition philosophique transcendantale, la phénoménalisation du monde est
fondée sur la distanciation du monde. Barbaras renverse ce préjugé : plus un étant appartient
au monde, plus il le fait apparaître. Le degré zéro de cette appartenance sera représenté par la
pierre. L’appartenance de la pierre déploie un lieu, mais à contre-courant des autres êtres
vivants : en se concentrant. La vie de la pierre se manifeste alors tout d'abord comme
temporalité. Sa spatialité apparaît de manière dérivée et comme défaut : « le défaut de
déploiement spatial est l'envers de l'installation dans une durée longue » (p. 32). La plante est,
contrairement à l'animal, spatialisation, mobilité pure : « elle est tout entière à l'extérieur
d'elle-même » (p. 36). L'animal, au contraire, occupe l'espace sans sortir de lui-même. Or,
l'homme est un homo viator (p. 33). Il apparaît au monde dans le sens de la mobilité et c’est le
désir de l’homme la raison même de la mobilité. Le rapport entre conscience et sol se pose ici
autrement que dans le cartésianisme, de telle manière que le problème même du solipsisme ne
se pose pas. Mais tout en demeurant dans le sol français qui contient sa philosophie, Barbaras
dépasse Descartes – avec qui, selon Camille Riquier, les phénoménologues français dépassent
Husserl – avec Bergson.

Barbaras distingue ainsi avec Bergson entre un corps minime et un corps immense. D’un
point de vue solipsiste, notre corps serait la place minime que nous occupons, qui renfermerait
la conscience. Du point de vue de Bergson, selon Barbaras, si je suis là où la conscience peut
s'appliquer, mon corps va jusqu’aux étoiles. Plus radicalement, en dépassant Husserl et
Descartes, pour Barbaras, « ce mode de déploiement du lieu qu'est ici la conscience des
étoiles repose sur l'appartenance ontologique du sujet aux étoiles, sur le corps immense, et
vient réduire la tension entre le site, à quoi correspond le corps minime et le sol, qui n'est
autre que le cosmos lui même » (p. 55). Autrement dit, les étoiles deviennent lieu parce
qu'elles sont d'abord sol. La conscience appartient premièrement à un corps pour être elle-
même conscience, et au monde, ou aux étoiles, advient le caractère essentiel de pouvoir être

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phénoménalisé pour un sujet qui y appartient. Comment tout en étant différent des étoiles
pour les percevoir, nous les faisons paraître en ce que nous appartenons à une continuité avec
elles dans le sol ?
Plus exactement, la question est de savoir comment le sol qui se sépare de lui-même
par le site donne lieu au surgissement du lieu. Mais le surgissement de la phénoménalisation
ne doit pas être compris dans le sens d'une téléologie. Le paraître de l'être est totalement
contingent sans pour autant laisser d'être le paraître de l'être. De la réponse à cette question
dépend la réponse à une question qui en est dérivée : la question de l'unité de l'appartenance.
Il faut pouvoir expliquer comment le sol, en se séparant dans le site, n'est autre que le sol lui-
même. En prenant en compte que le sol contient tous les étants en tant qu'il les fait être, cette
appartenance est ontologique : les étants ne sont pas seulement situés dans le monde, il
constitue leur source, il nourrit l'être de l'étant qui y est inscrit. Il s'agit d'une ontogénèse
dynamique surabondante, à partir de laquelle on pourrait opposer la surabondance du monde à
l’inexistence du monde de certains réalismes contemporains. Cette surpuissance n'a d'autre
positivité que dans ce qu'elle fait naître (p. 61) ; elle ne peut avoir rien d'étant pour être la
source de tout étant. Le sol est donc accessible uniquement dans l'étant qu'il dépose, étant
l'acte de déposer. Il est le jaillissement comme être et non un être qui jaillit. On trouve ici un
rapprochement à la puissance plotinienne qui est Acte, débordement de l'Un qui donne ce qu'il
ne possède pas (p. 61). Mais cette surpuissance ontogénétique ne doit pas diffuser le caractère
spatial de l'appartenance : si l'être n'a pas d'autre sens que l'appartenance, produire n'est
qu'installer dans l'extériorité. La puissance onto-génétique disperse, donne un site. Le site
s'inscrit ainsi dans une surpuissance expansive. Le sol, étant la surpuissance expansive,
produit le multiple dans son être jaillissement.

Arrivé à ce point, Barbaras est capable d'expliquer la mobilité de l'étant, une autre voie
pour comprendre la nature du sol. La raison du mouvement est la distance du site au sol. Mais
le site est contenu dans le sol : « sa distance au sol est distance au sein du sol » (p. 65). La
mobilité de l'étant provient alors du sol. L'étant ne produit pas la mobilité, il s'y insère. Dès
lors, le mouvement des étants témoigne de la nature de son sol. Le sol serait, selon Barbaras,
la mobilité même (archi-mobilité, pur jaillisement, éclatement). À dire vrai, c'est le sol qui, en
tant que puissance ontogénétique, essaie de se rejoindre à partir de ce qu'il produit : de revenir
à lui au travers des étants en lesquels il se sépare. La puissance ontogénétique à laquelle
appartient l'étant n'existe pas en dehors de ses produits « et leur doit en ce sens son être » (p.
68). L'étant rejoint son sol par un mouvement désirant parce qu'il s'insère dans l'acte onto-
originaire qui est en train de s'accomplir et qui lui donne l'énergie qui lui permet de déployer
un lieu au sein du même sol qu'il essaie de rejoindre. Cela peut évoquer une affirmation de
Lavelle (1939) : « Elle [la vie] est toujours un retour à la source. Elle fait de moi un être
perpétuellement naissant » (Lavelle, 1939, p. 92).

En voulant éclairer cette source qui est le sol, Barbaras pose à nouveau la question de
Leibniz dans: « pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien » (Leibniz, 1996, p. 228), dans
des termes cosmologiques : « comment y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (p. 68).
Cependant, il ne s'aligne ni sur Sartre, ni sur Heidegger, ni sur Husserl, qui donnent, soit à
l'existence, soit à la conscience, une irréalité ou négativité métaphysique, seule capable de
dépasser le réel, de le penser ou de le constituer. Pour Barbaras, la négativité se pose
uniquement en des termes ontiques. La source est une et indivisible : elle produit le multiple
parce qu'elle ne l'est pas (négativité ontique). Mais elle n'est pas non plus un néant. Il n'y a pas
création ex-nihilo. Il y aurait une forme de précession métaphysique : « rien de moins que la
surabondance qui sous-tend tout étant pour autant qu'il vient à l'être » (p. 70). Sa négativité
ontique consiste en son excès métaphysique. Il faut alors la comprendre comme l'événement
en tant que mondification qui est l'advenir même d'une multiplicité d'étants (avènement). C'est
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pour cette raison que Barbaras choisit de caractériser cet archi-événément, sens d'être ultime
du sol, comme déflagration. La déflagration est éternelle, car l'étant est immobile dans son
archi-mobilité et stable dans son instabilité constitutive (p. 72). Contrairement à son œuvre
précédent, dans le concept de déflagration, l'archi-mouvement et l'archi-événement se
rejoignent (voir Barbaras, 2013).

La déflagration peut aussi répondre aux problèmes touchant l'advenir du multiple. La


déflagration est dispersion originaire qui renvoie à une pluralité de sites ou, autrement dit, à
des étants individués et différents. Il y a autant de multiplicité numérique, spatiale, que de
multiplicité qualitative : différence. Cette différence n'est autre que la gradation inhérente à la
déflagration. Les étants s'éloignent différemment de leur source, « de telle sorte que la
déflagration est naissance de différences dans la différence » (p. 75). En empruntant des
expressions avec lesquelles Bergson explique l'évolution de la vie (1908, p. 108), Barbaras
caractérise la déflagration comme l'éclatement qui est gerbe ontologique créant des directions
divergentes, ce qui donne lieu à l'individuation de l'étant. C'est l'événement même de la
contingence comme fait de la différence renvoyant à la contingence absolue de l'avènement de
la déflagration comme absolu. Les éclats que sont les étants sont retenus dans leur propre
avènement. Ils sont maintenus dans leur source, l'écho de l'archi-événement les transit
éternellement sous la forme de la mobilité. Les différences entre les étants s'expriment donc
en termes dynamiques, et la mobilité n'exprime que la proximité avec la surpuissance
originaire. Effectivement, René Char n'a jamais si bien expliqué – rétrospectivement et de
manière aussi fidèle – l’intuition philosophique rapprochant Barbaras et Bergson : « dans
l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige ! les morceaux qui s'abattent sont
vivants » (Char, 1969, p. 154). Vers lus à la fin de son cours de Master II du premier semestre
de 2019-2020.

Plus précisément, dans le cas des vivants, leur mobilité exprime leur proximité ou leur
degré d'insertion dans la déflagration. A contrario, l’immobilité de la pierre exprime un
éloignement de l'éclatement originaire. Dans le cas de l'étant humain, connaître son sol
exprime sa proximité à son sol. En termes simples, tout mouvement de l'étant est mouvement
vers le sol, « quête ontologique » (p. 79). Barbaras se situe à l'opposé du transcendantal
husserlien ou du distancement intellectuel cher à la phénoménologie : la pensée, la donation
du sens, la réflexion, et pourquoi pas, la description phénoménologique, auraient pour source
et condition de possibilité une profonde inscription dans le sol.

La déflagration barbarasienne est, partant, l’ontogenèse dynamique, la puissance


ontogénétique, l'archi-événement capable de produire le multiple sans déchirer l’unité
fondamentale des étants, l'archi-mouvement stabilisant. L’inspiration merleau-pontienne de
l’idée de la déflagration est évidente : « Tel est à nos yeux le sens véritable de ces mots que
Merleau-Ponty ajoute à propos de cette ‘explosion stabilisée’ qu’est ‘absolu du sensible’ : ‘i.e.
comportant retour’ » (p. 79). La déflagration doit se comprendre alors dans les termes d’une
explosion qui ne cesse jamais d’exploser. Les étants ne se séparent jamais de cette
déflagration ; ils sont au seuil même de sa puissance et « reviennent sans cesse à elle, mettent
à profit la puissance dont ils héritent pour rejoindre l’origine, recoudre la déchirure » (p. 79).
En amont, dans L'Œil et l'esprit (1964), Merleau-Ponty a caractérisé la recherche de Cézanne
de la profondeur dans les termes de la déflagration de l'être :
La profondeur ainsi comprise est plutôt l'expérience de la réversibilité des
dimensions, d'une « localité » globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et
distance sont abstraites, d'une voluminosité qu'on exprime d'un mot en disant
qu'une chose est là. Quand Cézanne cherche la profondeur, c'est cette déflagration

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de l'Être qu'il cherche, et elle est dans tous les modes de l'espace, dans la forme
aussi bien. (...) Elle (la couleur) est « l'endroit où notre cerveau et l'univers se
rejoignent », dit-il dans cet admirable langage d'artisan de l'Être que Klee aimait à
citer (Merleau-Ponty, 1964, p. 65-66).
Pour Barbaras, la profondeur sera la manière dont le sol se phénoménalise comme
tel, l'envers phénoménal de la déflagration. Mais celle-ci ne s'abolit pas au profit de ce
qu'elle dépose, elle explose en comportant retour. Ceci ne veut pas dire qu'il y aurait deux
mouvements : la retombée de l'étant est remontée. Le mouvement centrifuge de la
déflagration dans l'étant est aussi le mouvement centripète de l'étant vers la déflagration.
C'est dans ces termes qu'il faut comprendre que le site appartient au sol comme le multiple
à la déflagration, de manière que le site n'est pas le sol mais n'est pas autre chose que le sol.
L'intentionnalité comme déploiement d'un lieu à partir d'un site ne serait que la
manifestation phénoménologique de l'inscription et du retour de l'étant vers son origine
explosive. L'intentionnalité est donc la manifestation centripète du mouvement centrifuge
de la déflagration, la réalisation de l'appartenance dynamique à l'événement originaire (p.
80). Le lieu est, enfin, la trace phénoménologique de la continuité ontologique qui demeure
dans la séparation.
Les lieux marquent ainsi la proximité de l'origine dans la distance. Si aucun monde ne
peut s'approprier l'origine, il y a toutes sortes de mondes possibles, autant de mondes que
d'étants dont l'amplitude se mesure à la profondeur de l'inscription dans le sol qui n'est que la
proximité de l'origine. L'ampleur de la synthèse sur laquelle un monde se repose ou la
puissance signifiante sera d’autant plus forte que l'étant sera moins loin de son origine (p.
104). Avec cette affirmation, Barbaras se situe à l'opposé de la phénoménologie qui
caractérise le sujet comme étant un hors-monde. Pour la cosmologie phénoménologique,
autant d'appartenance, autant d'intentionnalité ; autant d'intentionnalité, autant de subjectivité ;
autant de proximité avec la déflagration, autant de puissance ; autant de puissance, autant de
monde ; autant de monde, autant de subjectivité. C'est parce que nous sommes d’abord des
êtres cosmologiques que nous sommes conscients et connaissants. Les degrés de
subjectivation renvoient aux degrés d'appartenance. C'est parce que nous appartenons au sol
ontologique du monde que nous sommes capables de le phénoménaliser. La subjectivité ne se
distingue pas de la puissance phénoménalisante. Il ne s'agit pas de nier la différence, mais de
ressaisir la différence, « nier qu'elle repose sur la séparation d'une entité subjective et d'un
monde » (p. 107). Mais si la phénoménalisation ou la subjectivité a pour condition
l'appartenance, elle n'a pas l'appartenance pour contenu. Le lieu n'est pas le sol, mais la
manière dont le sol se donne à celui qui en est séparé au sein du sol. Le monde est la
manifestation de l'archi-événement à celui qui en est un éclat. Partant, « le destin de l'origine
est sa propre occultation dans le phénomène » (p. 108). En d'autres termes, la
phénoménalisation implique une occultation. Le sol n’apparaît jamais comme sol et c'est pour
cela qu'on peut dire qu'on est séparés en son sein. La dimension d'occultation s'accuse tandis
que la phénoménalisation se fait plus ample. Le lieu que nous déployons est plus loin du sol.
La profondeur de notre appartenance déclenche une puissance de phénoménalisation qui nous
permet de déployer un lieu en ouvrant le monde lui-même. Ce monde se donne comme
« objectif », détaché de l'activité phénoménalisante, et comme délivrant un sens de l'être. La
plus grande appartenance débouche donc sur la séparation, car la phénoménalisation finit par
nommer l'essence de ce qui est : « la puissance de l'origine débouche sur sa propre
occultation » (p. 108). Nous avons alors plus de chances d'accéder à l'appartenance si l’on
aborde les modes d'exister ou mondes où le lieu ne recouvre pas encore le sol. C’est au sein de
la relation objective du monde de la vie, et malgré elle, le sol affleure. Il faut admettre que
nous sommes d'une certaine manière initiés à notre sol d'appartenance au sein d'une existence
qui nous en éloigne, pour transcender ce monde objectif à partir duquel on ne peut pas

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« exhiber sa propre condition de possibilité » (p. 109). Barbaras rejoint ici la différence de
Minkowski entre l’homme, inscrit dans ce monde objectif, et l’humain, qui rejoigne cette
dynamique originaire. Dans l’humain nous pouvons saisir un caractère éthique et esthétique.
L'indication d'une réalité à définir qui serait celle de la profondeur, étant le mode sous lequel
l'appartenance se phénoménalise dans le lieu, touche au cœur de la conviction de Minkowski.
Pour y accéder, il ne faut pas suivre la voie de la subjectivité objectivante, mais celle d'une
contestation interne à celle-ci : la voie du suspens de la puissance phénoménalisante. Ce
suspend est interprété comme ayant une valeur éthique dans l’Ouvert (l’Aperto) d’Agamben,
en tant que nous nous retrouvons hors de toute objectivation hiérarchisante. Pour Barbaras,
l'interrogation de la profondeur ouvre voie à l’esthétique. Mais nous ne pouvons pas nous
empêcher de souligner ici une parenté entre le fait éthique, comme écoute ouverte par le
dynamisme originaire qui ne s’épuise jamais dans l’objectivation, et le fait esthétique selon
Borges comme l’imminence d'une révélation, qui ne se produit jamais (Borges, 1952). Cette
profondeur ne serait que le mode sous lequel nous éprouvons la trace de la déflagration tout
en essayant de donner monde sans pour autant recouvrir le sol au point de le nier. Ainsi, dans
la défense de d’une distinction ou une négativité originaire éclatante qui ne se dissout pas
dans l’unité du sol, nous achèverons cette présentation par la relecture de notre épigraphe :

« Le seul maître qui nous soit propice, c'est l'Éclair,


qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend »
(René Char).

Références

Barbaras, Renaud. 1991. De l'être du phénomène : sur l'ontologie de Merleau-Ponty,


Grenoble : Jérôme Millon.
-----. 2004. Introduction à la philosophie de Husserl, Paris : Éditions de la Transparence.
-----. 2007. Le mouvement de l'existence : études sur la phénoménologie de Jan Patočka,
Paris : Éditions de la Transparence.
-----. 2011a. La vie lacunaire, Paris, Vrin.
-----. 2011b. L'ouverture du monde : lecture de Jan Patočka, Paris : Éditions de la
Transparence.
-----. 2013. Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin.
-----. 2016a. Métaphysique du sentiment, Paris : Cerf.
-----. 2016b. Le Désir et le monde, Paris : Hermann.

Bergson, Henri. 1908. L'évolution créatrice, Paris : Félix Alcan.

Borges, Jorge Luis, Otras inquisiciones, 1952, Buenos Aires : Sur.

Char, René. 1969. Les Matinaux suivi de La parole en archipiel, Paris : Gallimard.

Deguy, Michel. 2017, « Voler en éclats ». Mosaïque philopoétique. Revue Secousse 21.

Lavelle, Louis. 1939. L'erreur de Narcisse, Paris : Bernard Grasset.

Leibniz, Gottfried Wilhelm. 1996. Les Principes de la Nature et de la Grâce. Monadologie et


autres textes (1703-1716-), Paris : Flammarion.

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Merleau-Ponty, Maurice. 1964. L'oeil et l'esprit, Paris : Gallimard.

Patočka, Jan. 1995. Papiers phénoménologiques, trad. Erika Abrams, Grenoble : Jérôme
Millon.
-----. 2021. Cahiers philosophiques, trad. fr. Erika Abrams, Paris : Vrin.

Riquier, Camille. 2011. « Descartes et les trois voies de la philosophie


française », Philosophie, vol. 2, No. 109, p. 21-42.

Discussion

Renaud Barbaras :
Je veux remercier Luz pour son intervention qui m’a d’abord touché pour plein de raisons et
puis à laquelle il n’y a pas un mot à changer, donc, merci beaucoup. Évidemment vous étiez
au cœur de l’affaire et j’ai été sensible aussi à tout le réseau de références que vous tissez, non
seulement philosophiques mais poétiques. Moi, j’ai connu Michel Deguy personnellement et
depuis très longtemps, donc évidemment je suis sensible comme vous à sa disparition. Je ne
veux pas m’étendre mais je vais dire les trois choses auxquelles j’ai été particulièrement
sensible.

Premièrement, vous avez très bien mis en évidence le rapport entre l’individualité ontique et
l’excès métaphysique et le fait qu’au fond – j’emploi vos termes – la source ne peut pas
donner ce qu’elle ne possède pas, bien sûr. J’en parle parce que vous avez fait référence très
discrètement à la question du réalisme et il se trouve que Jocelyn Benoist, qui est un ami, m’a
invité à participer à un travail sur le monde, un programme de recherche de cinq ans sur le
monde et sur le thème « le monde n’existe pas ». Est-ce que le monde existe ? Je pourrai dire
en un sens que le monde n’existe pas parce que – et c’est là justement qu’ils vont être surpris
– le monde donne ce qu’il n’a pas. Comme le monde est la source de l’étant, la source de
l’existence, le monde n’existe pas. Mais cette non-existence est l’envers d’une surabondance
et de ce que je pourrais appeler une hyper-existence. Cela rejoint le débat avec Claude
Romano d’hier. La surabondance du monde, s’agit-il de réalisme ou d’idéalisme ? Moi,
j’assume qu’il s’agit d’une certaine façon d’un idéalisme, mais d’un idéalisme de la
surabondance ou de la surexistence. On a ici un nouveau sens de l’hyper-réalisme, qui n’est
pas le réalisme de ces gens qui sont des amis par ailleurs et qui m’ont invité à parler de
l’inexistence du monde.

Le second point, c’est la différence, dont vous avez très bien parlé, et la différence dans la
différence. C’est une question de sensibilité métaphysique peut-être, mais il me semble que la
source ne peut se séparer d’elle-même qu’en se séparant au sein d’elle-même. La source, la
déflagration ne peut pas être répétition, ne peut pas aller du même au même, et donc, d’une
certaine façon, il n’y a de sortie de soi que comme différentiation au sein de soi. C’est la
raison pour laquelle – et vous y avez touché de très près–, il n’y a de source qu’explosive, que
dispersive, parce que si on imagine l’inverse, une source qui serait sa propre répétition, cela
perdrait tout son sens métaphysique. Donc, vous avez bien insisté là-dessus.

Puis, le troisième point, c’est évidemment la profondeur. C’est pour moi très important – c’est
ce qu’Emmanuel Falque disait tout à l’heure – cette phrase de Merleau-Ponty, la profondeur
n’est rien ou il est notre participation à un être sans restriction. Cela fait, je ne vais pas dire le

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nombre de décennies que je tombe là-dessous, en tout cas trois à coup sûr, et finalement c’est
au terme de cela que j’ai tout d’un coup compris, en tout cas, j’ai pu proposer une
interprétation de cela, à savoir que le monde est participation à un être sans restriction. La
profondeur, c’est la modalité spécifique sur laquelle le sol se donne comme lieu, c’est-à-dire
que l’affleurement du sol comme lieu et donc de la source au sein de l’être séparé, c’est la
profondeur. La profondeur est cela qui ne se donne à nous que dans la mesure où on y
pénètre, la profondeur ne se donne à nous que par l’avancée, parce qu’il n’y a pas d’avancée
sans initiation à ce à quoi j’avance, et c’est la raison métaphysique pour laquelle il y a de la
profondeur : c’est l’affleurement du sol dans le lieu. Je voulais vous remercier aussi d’avoir
mis l’accent là-dessus et d’avoir cité L’Œil et l’esprit. Je me retrouve totalement dans tout ce
qui vous dites.

Luz Ascarate :
Merci beaucoup pour vos commentaires.

Casimir Lejeune  :
Bonjour, merci pour votre intervention. Je voulais peut-être avoir votre réaction, Monsieur
Barbaras, sur la fin de l’exposé de Madame Ascarate parce qu’elle a mentionné l’éthique et
c’est quelque chose qu’il n’y a pas dans votre ouvrage et j’ai pensé que c’était quelque chose
qui venait d’une lecture ou d’une perspective plus personnelle de Madame Ascarate. Je
voulais peut-être que vous réagissiez là-dessus. Moi, je m’intéresse au statut de l’enfance en
phénoménologie, et je voulais vous poser, à ce titre, une question qui est lié à la question de
l’éthique. En réalité, j’ai deux questions par rapport à cela. J’ai le sentiment que dans la
relation à l’enfant il y a quelque chose qui met en suspens ce monde objectif et vous parlez
dans les dernières pages des différents modes d’exister, desquels il faut essayer de se
rapprocher pour accéder à l’appartenance. Je sais que vous parliez du sentiment et de vos
travaux dans Métaphysique du sentiment. Mais je voulais savoir s’il y a une place pour
l’enfant parce que vous parlez des modes d’exister au pluriel. Dans cette perspective-là,
qu’est-ce que c’est un enfant, et derrière cette question-là, j’ai aussi une question sur l’enfant
en tant que tel, en tant que l’enfance est un moment de notre vie. Et est-ce que dans cette
perspective vous faites une distinction de degrés d’appartenance : l’enfant en tant qu’il évolue
et en tant qu’on constate quand même que la relation de l’enfant au monde n’est pas
exactement la même que celle de l’adulte, est-ce que l’enfant se trouvera dans un degré de
différence moindre que celui d’un être humain adulte ?

Renaud Barbaras :
Je vous remercie. Ce sont de vastes questions, mais pour amorcer ma réponse j’ai envie de
renvoyer à la citation de Lavelle que Luz a faite avec beaucoup de propos : « la vie est retour
à la source, elle fait de moi un être perpétuellement naissant ». D’une certaine façon,
l’enfance comme constitutive de tout humain serait cette dimension de retour à la source en
tant que telle, avant tous les recouvrements auxquels conduit l’âge adulte. Si je me réfère à la
fin du livre auquel Luz a fait allusion aussi, si le sujet humain est caractérisé par le
déploiement d’un monde, c’est que la cosmologie devient cosmophanie, mais d’un monde,
non pas au sens premier du sol qui est source, mais d’un monde qui va jusqu’au monde
objectif. Il y a un recouvrement du sol par le monde. Paradoxalement, ma proximité au sol en
tant qu’il débouche sur la production du monde, la configuration du monde, se solde d’une
perte du sol, d’un aveuglement du monde, donc j’ai envie de dire que les enfants ou l’enfance
justement permet une sorte d’épochè phénoménologique du monde objectif au profit du sol
dont ils procèdent, ou plutôt, leur proximité au sol est leur condition. Marguerite Duras disait
« les hommes sont plus enfantins, les femmes ont plus d’enfance ». C’est très beau et assez

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juste en plus. Si on laisse tomber la différence entre les hommes et les femmes, la vérité serait
dans cette citation du côté des femmes : les enfants nous permettent d’avoir plus d’enfance,
enfance qu’il faut entendre pas seulement en un sens anthropologique, mais en un sens
métaphysique. Pour reprendre la citation de Lavelle, l’enfant a la fonction d’une épochè
phénoménologique, ce que l’on retrouve dans beaucoup de textes. Le cours de Merleau-Ponty
de la Sorbonne sur la psychologie de l’enfant est absolument frappant sur le transitivisme.
C’est un état qui est antérieur à tout ce qui débouche dans l’occultation du sol. Et donc, les
enfants finalement nous ramènent à la source et donc à la nôtre, et donc ça fait beaucoup de
bien. C’est une épochè en acte. Je vous réponds vite et mal mais vous voyez dans quelle
direction j’irais. Sur l’éthique, ce serait à Luz de répondre parce qu’elle a utilisé Minkowski
explicitement à un moment, et puis de manière subjacente à la fin. Il y a l’idée chez
Minkowski d’une sorte de convergence entre la cosmologie et l’éthique, et l’idée que
l’éthique est une dépossession de soi. En fait, ça renvoie à la distinction à laquelle Luz a fait
allusion entre l’homme et l’humanité. Chez Minkowski, il y a cette idée incroyable selon
laquelle la vie anonyme qui précède tout est humaine. Elle est caractérisée par une forme
d’humanité et nous sommes simplement un dépôt de modalité de cette humanité
fondamentale, de telle façon que la vraie question c’est, pour l’homme individuel, d’être à la
hauteur de l’humanité. L’humanité caractérise le flux dont il procède. Dans cette mesure,
l’éthique est immédiatement une identification cosmologique parce qu’être humain, c’est se
défaire, être humain, c’est coïncider avec cette humanité qui est constitutive de la vie, et c’est
donc se défaire, d’une certaine façon, de la finitude comme homme, comme cet homme. Il ne
s’agit pas d’une dissolution, mais d’une sorte d’ouverture, de participation à un flux qui par
là-même a une portée éthique. Parce que c’est une manière de se défaire de toute limitation,
de toute finitude, au profit de toute humanité. Être humain, c’est être vivant mais dans un sens
autre que nietzschéen. Je n’ai pas abordé cette question dans le livre, mais si j’aborde la
question, je reviendrai à Minkowski comme Luz l’a fait.

Luz Ascarate :
Justement pour Minkowski, dans l’humain, il y a ce dépassement de l’homme – de l’homme
comme subjectivité objectivante – , et c’est l’action éthique et l’acte esthétique qui nous
permettent de dépasser nos limitations physico-psychiques. L’humanité comme dépassement
jaillit ainsi dans l’acte éthique et en même temps dans l’acte esthétique. Comme à la fin du
livre il y a un questionnement sur l’esthétique, je me suis permis de faire le rapprochement
minkowskien de l’éthique et de l’esthétique pour reformuler le concept de l’humain.

María Luján Ferrari :


Je comprends que vous défendiez une certaine fidélité dans l’œuvre de Barbaras par rapport à
la phénoménologie. J’ai envie de vous demander selon quels termes vous comprenez cette
fidélité.

Luz Ascarate :
La question de la fidélité est une question qui nous intéresse beaucoup dans la tradition latino-
américaine de la phénoménologie. On se pose toujours cette question pour chaque nouvelle
phénoménologie : s’agit-il encore de la phénoménologie ? Je pense qu’on peut comprendre la
fidélité comme la continuité de la doctrine transcendantale husserlienne tout comme le
dépassement de cette doctrine, au sens où Husserl même dégage une pensée qui est toujours
en train de changer et de se dépasser elle-même. Husserl essaie aussi de revenir à la
phénoménologie première. Si la phénoménologie transcendantale veut être une philosophie
première et répondre au sens grec de la philosophie, au sens originaire de la philosophie, toute
phénoménologie doit être dépassée pour retrouver son origine métaphysique. En ce sens, je

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pense que la cosmologie phénoménologique de Renaud Barbaras est très fidèle à la
phénoménologie de Husserl parce que c’est ici qu’on retrouve une position métaphysique très
importante, qui nous permet de réaliser ce qu’on trouve comme promesse dans l’œuvre de
Husserl : rendre compte de la capacité phénoménalisante de l’être humain. On peut bien sûr
aussi penser à un autre type de fidélité phénoménologique : une fidélité exégétique aux textes
de Husserl qu’on ne retrouve pas dans la pensée de Barbaras. Mais dans ce type de fidélité on
finit par trahir Husserl dans la mesure où il ne faisait pas d’exégèse lui-même. Renaud
Barbaras est d’autant plus fidèle au projet phénoménologique qu’il ne le réduit pas à une sorte
d’exégèse des textes du fondateur du mouvement.

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