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Sur mer : impressions et

souvenirs / Virginie Hériot ;


préface du docteur J.-B.
Charcot

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Hériot, Virginie (1890-1932). Auteur du texte. Sur mer :
impressions et souvenirs / Virginie Hériot ; préface du docteur J.-
B. Charcot. 1933.

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14 SUR MER
.

J'aimerais pouvoir tracer intérieurement ce qui


se passe en ces hommes pendant cette lutte
morale.
Comment vous exprimer ce qui est uniquement
et purement dans nos coeurs de marins lorsque
vous ne nous voyez pas? Lorsque vous croyez
nous découvrir, vous ne nous voyez pas comme
nous sommes dans l'action, au milieu du danger,
dans notre élément. Nous gardons cette réserve,
qui crée la dislance et nous éloigne des gens de
terre.
Pour être plus près de vous, nous nous ren-
dons plus semblables à vous lorsque vous venez
nous voir, ,mais alors nous sommes moins nous-
mêmes.
Nous embellissons nos bateaux pour que vous
gardiez d'eux un souvenir moins austère.
Pour adoucir leur sévérité, des Heurs pour vous
sont épanouies.
Nous mettons aussi sous vos yeux des couleurs
vivantes qui ondulent au vent, pavillons d'étamine,
qui sont pour nous h la mer toujours graves, sou-
vent essentiels, et parfois tragiques.
Nous vous masquons la dureté de notre vie, la
lenteur de nos heures, l'angoisse et la décevance du
grand large où, privés de toute affection, nous vivons
une vie intermédiaire magnifique, où lé doule rôde-
rait et l'amertume nous monterait au front si nous
n'avions bénévolement déjà donné notre vie à notre
métier.
SUR MER 18

Certains jours nous avons tout!

La rade est ensoleillée et bleue.


Notre bateau est superbe !
Tout est à sa place, pavillons et fleurs.
Nous allons revoir ceux que nous aimons, heu-
reux, rajeunis sous un sourire de détente et de
douceur.
La solitude fait placé à la joie.
11 y a des jours où nous avons tout !
Il fait beau et nous avons à notre bord ceux que
nous aimons, instants divins qui nous font louvoyer
en plein ciel.
Il y a des jours où nous n'avons rien !
El cela est l'ordinaire de notre vie.
Dans ces heures do méditation, nous sommes
vraiment nous-mêmes !

Vous ne nous voyez pas et vous ne nous avez


jamais vus comme nous sommes. Cela est angoissant
d'y songer.
Nous nous sommes employés à vous camoufler
l'austérité de nos bâtiments. N'avons-nous pas aussi
par pudeur dissimulé nos coeurs et nos âmes trop
farouches ?
16 SUR MER

Lorsque vous songez à nous à la mer, vous


pensez à un être qui nous ressemble seule-
ment.
Vous voyez Ailée resplendissante avec ses fleurs...
Vous me voyez en robe blanche, souriante près de
la coupée; tout est simple, cordial, facile, et cela
doit être aussi.
Vous ne voyez pas Ailée à la mer, sous ses voiles de
cape noyées d'embruns, faisant son sous-marin,
avec son pont glissant. Un marin de plus allant sur
l'arrière tout balayé par les lames, qui traîne ses
bottes, c'est moi !
Mon être est tendu et volontaire. Le sel colle mes
cils tout blancs et des mèches de cheveux plaquent
sur mes tempes.
La responsabilité, la fatigue sont mes compagnes
dans ma profonde solitude.
Ailée en tenue de mer, elle aussi, a bien changé.
Sombre et rude, elle va accomplissant sa route et
endure ce qu'on lui demande.
Par moments elle se plaint comme un coeur trop
chargé, puis, docile et souple, elle va, s'effondrant
dans les hautes lames, pour en ressortir et jouer avec
les autres, plus comme une mouette que comme un
voilier.
Ailée possède une âme.
AILEE I" ex -METEOR IV M HÉRIOT,
'
Kaiser achetée par M" à Rotterdam, en 1923
Goélette de course ayant appartenu au
MEDITATIONS DU LARGE

Ce que je reproche à la profonde solitude, c'est de


nous faire vivre trop intensément avec nous-mêmes.
Après nos occupations, nos responsabilités et notre
travail, c'est toujours nous-mêmes que nous retrou-
vons le soir...
A la mer on pense différemment qu'à terre.
Sur l'Océan sans bornes tout est infini. Les
pensées et les sentiments sont larges. Rien ne vient
les faire choir ! Ils sont emportés vers la voûte des
cieux.
Rien ne heurte la pensée qui s'amplifie à loisir
pendant les heures de veille.
La sérénité est posée au-dessus de l'Univers qui
palpite, maussade et indifférent.

Ceux qui n'ont rien ne pensent qu'à chercher


leur nourriture pour le lendemain.
Ceux qui possèdent un peu ne s'occupent qu'à pos-
séder davantage.
18 SUR MER

Ceux qui ont tout ne pensent plus qu'à eux-


mêmes.
Un endroit où l'on travaille et un endroit où l'on
s'amuse me font peuser à la différence qui existe
entre une église et un bouge.

Plus j'avance dans la vie et plus je m'aperçois


qu'elle est divinement belle; mais je constate la lai-
deur de ceux qui la vivent.
Certains gaspillent, avee la même joie, ce que
d'autres, en se privant, ont eu du bonheur à
amasser.
Je vois l'ivresse des méchants à faire le mal et
aussi la joie douce de ceux qui aiment à alléger le
sort de ceux qui souffrent.
Je trouve ma joie à être chaque jour meilleure et,
dans les sacrifices quotidiens et la discipline, la séré-
nité me comble en me faisant voir l'infini de l'oeuvre
de bonté.

La mer m'a appelée, puis elle m'a gardée.


C'est en ne revenant plus que je me suis trouvée.
L'angélus tinte et s'éparpille dans les champs,
pour les vivants.
Le canon, c'est l'angélus pour les Morts qui
s'égrène sur Terre et sur Mer.
SUR MER 19

Recevoir, c'çst peu. Donner, c'est tout.


Une journée vide, inutile, laisse sa trace de tris-
tesse en mon être. Un acte de bonté, un acte de cou-
rage accompli à terre ou à la mer ensoleille un jour.

Lorsqu'un être antipathique s'approche de moi et


me pose des questions, je me referme comme un
coquelicot touché par l'ombre,
Certains êtres, dans un regard et par Ja façon
de vous poser une question, tireront le maximum
de votre pensée,
Certains vous rendent inférieurs, d'autres vous
rendent méchants, d'autres encore, indifférents ou
ennuyeux.
Seuls les êtres d'élite parlent à votre coeur, et
c'est votre âme qui leur répond.

Chaque jour m'élèvera dans le dépassement de


moi-même, car je ne serai jamais satisfaite de mon
effort, tendu cependant comme un arc \

Quelle erreur de penser que c'est par la force et


la puissance que l'on peut dominer les êtres !
20 SUR MER

Le seul moyen que nous ayons pour commu-


niquer avec un être ou une foule, c'est notre coeur.
Cherchez le coeur d'un être, vous le trouverez.
La bonté rayonnera toujours.

L'humanité souffre. N'oublions pas que chacun a


sa peine à porter, et c'est bien là le fardeau du
Monde !
C'est en allégeant la douleur des autres que vous
vous sentirez libéré de la vôtre. Il faut savoir être
indulgent.
Il faut pouvoir pardonner. Il faut devenir bon,
car nous souffrons tous sans oser nous le dire !
Droit,
Il bat,
Le coeur humain,
Solitaire et douloureux.

11 y a encore des personnes qui se figurent que


c'est par distraction, passe-temps, que je mène la
vie du marin !...
Je les excuse. Us ne comprennent pas!
Je suis pour eux un être bizarre qui conduit un
petit bateau qui s'élance avec une voile blanche...
peut-être une dame qui fait ce sport pour garder
sa ligne...
SUR MER 21

C'est parce que les gens du Monde ne pensent


qu'à ramener leurs pensées et leurs actions à eux-
mêmes qu'ils jugent les autres d'après leurs senti-
ments et regardent la vie à leur échelle.
Sans désirer les juger, je les plains de voir la leur
si vide, si petite et si triste, eux qui ne sont avides
que de plaisirs. S'ils me laissaient cependant aussi
tranquille que je les laisse !

Si vous ne pensez jamais à vous,


Si vous vous donnez inlassablement,
Si vous éprouvez de la joie à épargner de la peine
aux autres, vous ressentirez la consolation d'être
dans le vrai chemin où la souffrance ne vous évite
pas, mais où le Devoir vous fait signe que la vie est
noble !
Ayez pour but suprême un Idéal et vous aurez
droit à une place où le travail, le dévouement,
l'abnégation vous élèveront chaque jour à la com-
préhension des sages.
Demandez tout pour l'humanité et rien pour vous-
mêmes.

Pour porter la sagesse en soi, il faut d'abord que


nous supportions la responsabilité d'être ce que
nous sommes.
Si vous attendez tout, vous ne recevrez rien.
SUR MER

Si vous n'attendez rien, le» êtres et les choses


étonnés vous combleront.
Si vous acceptez la souffrance au lieu de la
repousser, elle deviendra Une si grande leçon que la
joie banale et positive, recherchée par tant d'êtres,
vous semblera à éviter comme tin mal qui aurait pu
vous faire sombrer.

Vous sortirez toujours de la douleur agrandi.


Le chagrin est le chemin où les grandes âmes
s'élèvent et où périssent les petites.
C'est par la souffrance que se façonneront les
grands cerveaux et les bons coeurs.
Un être qui n'a pas souffert est une sorte de
monstre.
S'il a été épargné il aurait dû prendre, pour
l'alléger, la moitié de la peine de son seul Ami*
Un être qui n'a jamais souffert est un malheureux
qui a été poursuivi par la malchance et qui n'a
jamais pu éprouver son coeur aride.
C'est sous le poids du chagrin^ lorsque le pauvre
coeur humain laisse échapper des sanglots et des
plaintes dans la nuit, à l'heure où l'indifférence et
l'ingratitude sont certaines, que l'âme dépouillée
par sa peine resplendit pure et voit la lumière de
l'espérance rayonner.
Comme il faut avoir souffert et avoir su bien souf-
frir pour croire, après chaque épreuve^ au renou-
vellement de l'espérance.
SUR MER 23

Celui qui a souffert connaît la vie, il en sait la


profondeur.
Il connaît aussi la pesanteur du Néant»
Celui qui a pleuré connaît la valeur des larmes.

Aimer, donner.
Rendre le bien pour le mal.
Opposer l'indifférence à la médisance, un coeur
clair et calme à des coeurs agités et sombres.
Jouer à la jalousie le tour de passer devant elle
sans l'apercevoir... Quelle félicité1

Mon petit sentier va vers la mer; il est beau,


puisqu'il va là-bas, où luit l'espoir de mon Idéal
Maritime et Patriotique.

Heureux celui qui va droit son chemin en aimant


la tâche qu'il s'est assignée !
Les déceptions le frôlent, mais il n'est pas atteint.
L'ingratitude humaine, au lieu de l'alourdir, lui
allège l'âme.
Au contact de là jalousie son coeur s'épure.
Heureux celui qui se nourrit de la bonté de son
coeur, qui sait encore opposer l'indulgence et donner
le pardon.

J'ai vraiment m a petite place sur la mer... puisque


24 SUR MER

volontairement j'ai perdu celle que j'avais sur terre.


Mon sillage s'étire sur toutes les mers !
Les sentiers, les chemins ont perdu l'empreinte
de mes pas.

Je ne possède vraiment que ce que j'ai donné.

Savoir voir.
Savoir écouter.
Chercher à pénétrer ce que vous regardez, et à
recueillir tout ce que vous ne savez pas.
Ne pas se déposséder inutilement de ses senti-
ments, prendre aux autres ce qui est noble et ce
qui vous est inconnu, c'est là le propre d'une âme
haute.

Il est bon d'avoir toujours une opinion.


Il est toujours piètre déjouer le rôle facile du
neutre.
Il n'est pas permis dans la vie de n'être rien.
Il existe deux routes : celle du mal et celle du
bien.
Le mal vous dégrade.
Le bien vous comble.
Aux coeurs de choisir.
Aux âmes de récolter.
Aux esprits de juger.
LE CARRE D'-" AILÉE
SUR MER 25

Si votre travail se rapporte à vous-même, il a une


limite.
S'il tend vers une idée noble, il est indéfini.
Les muscles se lassent, les forces tombent, mais
le coeur est immense, et l'âme est infinie.

La Méditation est la plus grande des révélations.


Par elle l'on peut, à sa guise, puiser jusqu'à
l'infini.
Grâce à son bienfait, l'âme s'élève et vous emporte
dans le rêve et l'univers de la pensée.

Attendre tout de soi ; des autres le moins possible.


Les gens inférieurs espèrent ; les êtres supérieurs
agissent.
Les êtres sans volonté attendent tout du destin.
Les êtres d'action lui apportent, au contraire, le
suprême de leur permanent effort.

Ma vie est un acte de foi et mes actes sont le


reflet de ma vie.
Nombreuses sont les femmes qui, en perdant la
26 SUR MER

jeunesse, découvrent une oeuvre et s'y consacrent!


Il vaut mieux commencer une carrière à vingt ans
qu'à cinquante ans !
Je ne regrette plus mes peines endurées dans ma
jeunesse et je bénis le chagrin qui vint à moi si tôt,
car j'ai pti guider mes vingt ans Vers l'Idéal et tra-
vailler pour la Mer avec mes cheveux bruns"* mes
yeux clairs et toutes mes illusions vivantes.

Il vaut mieux donner pendant sa vie qu'après la


Mort.
Il est bien de confier aux autres Je soin de faire de
belles choses... il est mieux de les faire soi-même.

Certaines gens vous en veulent davantage de


leur donner l'exemple et de leur apporter du bien
que si vous leur faisiez du mal.

En me dépossédant, je me suis enrichie de ce que


l'on acquiert par la souffrance et la sérénité dans
l'élévation !
Je ne savais pas qu'en donnant à la Mer ma ten-
dresse elle me rendrait un jour, en pensées, en
action, en clairvoyance, tout ce que je possède
aujourd'hui.
SUR MER 27

Rien ne peut rendre orgueilleux si, n'acceptant pas


pour soi les récompenses et les honneurs, on en fait
offrande à l'Idéal que l'on poursuit.
Rien ne peut vous atteindre si, tandis que les
calomnies et la jalousie déchaînées cherchent à
diminuer Votre foi, vous savez que tout a été volon-
tairement mis en oeuvre pour arrêter la course
même de votre envol vers la Beauté et l'Utilité !
J'essaye toujours, en ne me grandissant pas et en
ne me diminuant pas, de rester moi-même modeste-
ment, pieusement !
Ainsi, je peux supporter la monotonie des heures
où le travail laisse la place au repos (à ce vide!) ; où
l'immobilité juge les mouvements, fige les actes, et
où la vie arrêtée s'étend dans une inaction pareille
à la mort !
C'est dans cet abîme où les premiers plans s'ef-
facent — et où l'on ne peut s'accrocher à rien —
que le vide descend dans la poitrine et fait sombrer
le coeur.
Mais, si tu es misérable, plongé dans l'agonie ou
dans l'angoisse, songe que ton devoir est de lutter,
quand même, jusqu'au souffle suprême; pour le
rayonnement de ton idée.

Le début d'une carrière est toujours décevant.


28 SUR MER

Une âme de chef trouvera sa mesure dans la


persévérance. Un jour, par la volonté, elle pourra
se faire écouter.
Dix années d'efforts m'ont valu d'atteindre ce
but.

Quand les êtres commencent à vous donner des


conseils, c'est la preuve que votre labeur est en
bonne voie.

Lorsque l'on crée une oeuvre, il ne faut supporter


aucune domination.
11 faut tout faire par soi-même, prendre la respon-
sabilité de ses fautes et savoir s'attribuer aussi ce qui
est bien.
Je n'avais besoin de personne au début de ma
carrière.
Seule je savais où je voulais aller.
Maintenant que mon oeuvre est en mouvement,
j'ai besoin de tous.

Rien ne m'a jamais plus encouragée que le décou-


ragement.
Les étapes faciles sont des périodes d'inertie qu'il
faut savoir éviter.
C'est dans les difficultés que les âmes fortes se
dénoncent et s'affirment.
SUR MER

Heureux ceux qui soutirent jeunes. Ils sont à la


meilleure école.
La maturité les trouve aptes à être heureux en
offrant aux autres leur sérénité.

Ce que vous gardez ne vous rapporte rien.


Ce que vous donnez vous revient toujours.

La propagande ? La réclame ? Certains confondent


ces deux appellations.
La propagande est le développement d'une idée
que l'on exhale pour son rayonnement.
La réclame est l'attention que l'on concentre sur
soi.

La décevance du gain ! l'ingratitude du succès !


Si c'est pour les autres que vous travaillez, c'est
bien, vous avez votre récompense; mais si vous
agissez pour vous-même, vous n'avez plus qu'à
prendre votre tête entre vos deux mains et à san-
gloter.

Si les hommes connaissaient la puissance du


remords, ils ne commettraient plus de crimes.
30 SUR MER

Si les êtres pouvaient recommencer leur vie, les


prisons deviendraient inutiles.

Ma toute petite vie est grande par son détache-


ment et par le don que j'ai fait d'elle.
Ma vie ne m'appartient plus... chaque instant est
à la disposition de mon coeur et de mon esprit,
orientés vers mon Idéal.
Je vis sur la mer une sorte de légende que je dois
continuer, si possible, et développer sans trêve afin
d'être sûre de la bien terminer.
Je veux que ma vie soit un ex voto, tout petit
navire baltant les Océans avec sa voilure lancée en
plein ciel, croche par un filin poussiéreux à quelque
voûte de cathédrale dont les clochers pointus se
découvrent du large !

A bord d'un navire, une grande âme doit rayonner


sur toute la famille que forme son équipage.
Aux heures de danger, aussi bien qu'aux heures de
gloire, tous ces coeurs battent si bien ensemble
que, réunis, ils ne se désignent plus que par le nom
du bateau.

Voici ce que je désire faire :


Orienter la jeunesse de Fiance, avide d'aventures
SUR MEH 31

et de risques, vers cette Mer qui est une splendide


école de volonté et d'énergie.
Recruter de bons équipages dont notre flotte a
besoin.
Créer, en faveur de la Marine française, un mou-
vement qui ne s'arrêtera plus, car la me? est infinie !
Faire de la France le pays maritime qu'elle n'est
pas!

Je me suis toujours sentie attirée, comme appelée,


par la grande voix du large.
Je me détachais de la terre en n'écoutant plus que
son chant.
Dans ce désir du don, dans ce vouloir de servir, je
savais qu'il fallait partir, agir, offrir ma vie à mon
Idéal.
Je me sentais désignée pour devenir un petit
exemple.
Je savais que j'avais en moi la force d'entraver
des volontés vers la mer.
J'ai navigué.
En me vouant à toutes les branches de l'action sur
la mer, j'ai voulu faire germer des vocations, en
disant à ia jeunesse de se tourner vers l'Océan.
Par l'action et la parole, j'ai mis au travail mes
muscles et mon cerveau.
Aujourd'hui, mes yeux voient plus loin.
Mon coeur, plus clair.
Mes muscles, sont forts comme ma volonté, et la
32 SUR MER

discipline de fer de mon âme dispose de moi-même


pour le service de mon pays.

Faire aimer la mer aux Français en m'employant


dans le sport à raviver dans les jeunes coeurs l'amour
de l'Océan qui se mourait et, dans ma propagande
maritime, faire flotter, faire aimer le loyal et cher
pavillon de France Certes, mes épaules sont faibles,
!
ia tâche est ardue, mais si belle : et tant d'amour
rayonne dans mon coeur que, mes Ailes me portant
dans la brise, mon idéal ne me semble pas trop
lourd.
L'élamine légère flotte bien dans le vent !

En naviguant j'ai ressenti tout ce que la mer


donne et tout ce que la mer prend.
Elle enrichit certains soirs, d'autres jours elle
pille, mettant votre âme à nu.

Se tourner vers la mer, c'est se tourner vers


l'avenir.
Aussi je voudrais la faire aimer par notre jeu-
nesse; quelle plus belle école que ce continuel défi !
Il trempe les plus faibles, créant des corps endurcis;
SUR MER 33

r
élevant les caractères! La mer est un champ de
luttes où se développent et s'affirment les plus v

belles qualités morales : courage, énergie, décision,


esprit de solidarité et de sacrifice, mépris de la mort.
C'est pourquoi Ailée, l'Aile et Petite Aile déploient
leurs ailes inlassablement.
La mer est sillonnée par les marines de guerre,
pour l'honneur et la sécurité des peuples, par les
marines de commerce pour le progrès et la nécessité
des industries, par les bateaux appartenant à des
particuliers, — et parfois par de belles coques
penchées, qui s'élancent avec l'espoir d'aller plus
vite que celles qui passent... (je vais prononcer le
mot magique : régate).
Ce petit voilier avec cette voile haute, ce petit
équipage, deviendra — comme sous le coup d'une
baguette de fée — le rayonnement d'un pays, la
gloire de son équipage, la fierté de son dessinateur-
constructeur.
Il sera le Portugal, l'Italie, l'Angleterre, la France,
et le sentiment national en sera agrandi, l'amour
de la Patrie exalté.
Sur Ailée, je Areux faire flotter le pavillon de
France, avec l'espoir de resserrer les liens d'amitié
qui nous lient aux autres nations, avec le désir de les
mieux comprendre en échangeant nos points de vue
en paroles et en action dans les belles heures de
luttes courtoises en régates; — et j'en arrive tout
naturellement au patriotisme qui coule dans mes
veines comme le plus beau chant de volonté et d'idéal.
34 SUR MER

Les compétitions internationales développent au


plus haut point le sentiment de patriotisme ; l'équi-
page ne s'emploie que pour faire triompher ses
couleurs, le soi-même disparaît, le pavillon prend
toute la place dans la victoire !

Le patriotisme ! Comment vous exprimer en mots


ce que mon coeur ressent! Le patriotisme est le plus
noble des sentiments, il est dans le coeur des hommes
ce que le sentiment maternel est dans le chair des
femmes.
On dit couramment que les êtres qui n'aiment pas
les chiens n'ont pas une belle âme! Que devrait-on
dire de ceux qui se désintéressent de la terre qui les
a vus naître? L'amour de la Patrie est une religion,
les hommes peuvent douter et discuter toutes les
croyances, mais une est nécessaire.
Avec ce symbole se glissera dans les cerveaux le
respect de tous les êtres et de toutes les nations, pour
le bien de l'humanité.
Or la mer développe au plus haut point le senti-
ment si noble et si grand de la Patrie.
Nous venons de fêter le retour d'Alain Gerbault,
dont je suisfière d'être la marraine, et qui, seul sur
son petit cotre Firecrest, vient de renouveler à
quatre siècles de distance l'immortel voyage de
circumnavigation de Magellan. Gloire à ceux
SÛR MER 3B

qui tentent l'impossible avec l'opiniâtre volonté de


réussir !
L'exploit de notre Gerbault est d'autant plus admi-
rable qu'il a été accompli d'un bout à l'autre dans
uu but absolument désintéressé, dans le plus pur
esprit sportif.
Les sports en général, et les sports nautiques en
particulier, ont toujours été le fruit des grandes
civilisations et des longues périodes de paix.

Avec les régates à la voile, telles qu'on les pra-


tique de nos jours, il semble qu'on soit parvenu au
summum du sport nautique.
Peut-on rêver quelque chose de plus prodigieux,
de plus beau? Par le simple contact d'un bras
humain sur une barre de gouvernail, un assemblage
de planches, de toile et de cordages devient une
chose vivante et qui veut vaincre. Vit-on jamais une
union plus merveilleuse de l'esprit et de la matière?

C'est à la marine de plaisance et au sport qu'est


réservé le grand honneur de sauver de la dispari-
tion totale une chose de beauté, le navire à voiles,
déjà complètement rayé des marines de guerre et de
plus en plus délaissé parles marines de commerce.
Qu'il soit permis à une femme qui a lutté et vaincu
36 ' SUR MER

sur le Zuyderzée aux derniers Jeux Olympiques de


souhaiter que ces luttes courtoises où triomphent à
la fois l'énergie, l'intelligence, la force et la beauté,
empêchent le retour des guerres sanglantes qui
endeuillent périodiquement la terre.
Doit-on ne voir dans ces Jeux Olympiques que la
lutte qui met aux prises dans l'arène tes meilleurs
hommes formés au sein de chaque nation pour faire
triompher ses couleurs ? Doit-on n'y voir que l'effort
physique et moral sans lequel l'humanité semble
vouée à la déchéance?
Non, car il plane au-dessus de ces jeux une idée
,
d'une grande beauté, et qui, loin d'être une barrière,
est au contraire un lien subtil entre les âmes...
quelle que soit la nationalité des individus. C'est le
désintéressement même de ces luttes, c'est si l'on
peut dire leur inutilité apparente plus que réelle,
bref, c'est ce que nous appelons l'amateurisme.
Aux esprits un peu épais qui vont posant la
question : « Mais à quoi cela sert-il ? », quel plaisir
de répondre malicieusement : « Mais en vérité
cela ne sert à rien. » Et, pourtant... Demandez à
un Alain Gerbault. pèlerin solitaire des océans,
demandez à tous les champions accourus des cinq
parties du monde : « Pourquoi avez-vous choisi de
vivre seul etdangereusement sur la mer, etvous, pour-
quoi êtes-vous venus lutter aux Jeux Olympiques? »
Tous répondront avec un orgeuil sublime et dans
l'entière sincérité de leur coeur ardent : « Nous
l'avons fait seulement pour l'honneur ! »
SUR MER 37

Cette conception élevée de l'idée sportive semble


avoir échappe à nos ancêtres, gens éminemment
pratiques. C'est une conception moderne dont nous
avons le droit d'être fiers.
S'il m'est permis à ce propos d'évoquer une rémi-
niscence personnelle, ma plus belle récompense en
revenant d'Amsterdam furent les paroles que m'a-
dressa le Président du Yacht Club de France, le
commandant Charcot, au siège de cette Société,
lors de ma réception de la IXe Olympiade : Ma ;<

filleule », dit le grand explorateur, le grand Fran-


çais qu'il est, vous aussi, ma chère filleule, vous
<c

avez toujours en vue ce même idéal qui est la


grandeur de la Marine. Sur votre yacht Y Aile VI,
il n'y a pas de rouf assez important pour y inscrire
les deux mots : Honneur, Patrie. »
« Mais, à défaut de cet emplacement matériel, ils
« sont inscrits dans votre coeur. »
Et c'est parce que le commandant [Charcot avait
vu ces mots gravés dans mon coeur que mes yeux
se remplirent de larmes et de reconnaissance.

Si l'on veut trouver la plénitude dans l'effort et la


récompense des choses dans la carrière que l'on suit,
l'exclusivisme seul peut vous les donner.
Dans le don complet de soi-même, il est impos-
38 SUR MER

sible de ne pas toucher le fluide des choses, si ce


n'est le coeur des hommes, et ce sentiment vous
donne une grande force et répand une attraction
véritable sur tout ce que vous aimez et regardez.
Un bateau que vous voyez lentement construire
sera imprégné de ce que vous lui aurez communiqué.
Il gardera vos plus intimes pensées. Aimez-le, et
ses membrures, sa quille, sa coque, le gréement et
la mâture deviendront en vivant le plus beau reflet
de vous-même.
En lui donnant la vie, c'est votre âme qu'il aura
prise.

Rien ne peut résister longtemps au pouvoir


d'aimer. C'est la plus belle force de la vie. La
Nature en est touchée.
Les choses s'en émeuvent et les êtres, même les
pires, abandonnent pour un instant le scepticisme, et
admettent son rayonnement merveilleux.

L'être qui se consacre entièrement à une idée doit


assister au développement de son oeuvre. Il sera cri-
tiqué, il tombera sous les griffes des inutiles, mais
par l'élite il sera encouragé.

Je terminerai par deux citations, celle de Marcel


SUR MEa 39

Arland que je répète souvent : « Que je regarde en


moi ou que je tente d'en sortir, je crois me sentir
porteur d'un dépôt dont je suis responsable. »
L'autre la voici :
« Choisir, c'est renoncer à tout le reste! »
Admirable formule qui contient en elle tout le pro-
blème delà vie, dirigée volontairement vers un but.
Choisir ! Combien ont la force permanente qu'exige
le renoncement? Combien ont la foi? Le choix, c'est
l'intelligence qui comprend et veut agir, dans le
sens que l'âme a fixé pour atteindre son idéal.
Ce choix radieux se fera dans tout le consente-
ment, de l'être agissant et pensant.
Alors, imprégnée de ferveur, je me suis penchée
vers la Mer avec ce cantique sur les lèvres.
Tu m'as appris, voici longtemps, la puissance du
choix et le renoncement facile.
Mer aimée qui ne se laisse comprendre que par
ceux qui tout entiers se donnent à elle.
Tu semblés heureuse quand à la beauté d'une
croyance, d'un idéal, l'on t'apporte tout ce que tu
as donné.
La foi de notre âme.
L'Amour de notre coeur.
Ainsi s'est affermi en moi ce choix instinctif et, si
je suis si joyeuse, si ardente aujourd'hui, c'est que
de ma vie je lui ai fait don.
Laissant chanter mon coeur et s'épanouir mon
40 SUR MER

âme, je dirai à la mer comment je travaillerai pour


mieux servir, mieux commander, dans le labeur
où ma volonté m'entraîne:
Et si, dans ma solitude réelle, certains soirs, des
airs de terre venaient me tenter, souriante, je pas-
serais courant largue au vent de ma foi, chantant
pour moi-même le plus beau chant que nul n'en-
tendra.
LAMIRAL DOCTEUR DECORE MADAME HÉRIOT
SUR LA PLAGE ARRIÉRE DU CUIRASSÉ "PROVENCE'
EN CORSE

Atterrissage.

Le parfum, l'odeur de la Corse est venu en mer


jusqu'à moi, odeur pénétrante forte et nuancée, dont
les essences du maquis sont la cause; cette senteur
que Napoléon a située dans l'Histoire et qui palpite
dans l'air, avec sa gloire impérissable; cette sen-
teur qui demeure comme une des marques origi-
nales, au milieu de tant d'autres, d'une race,
unique dans sa physionomie, riche de tant de bien-
laits, si pure de personnalité vivante et d'irrésistible
attrait.
0 Corse!
Terre prestigieuse où tous les bienfaits de la
Nature, attirés par le charme invincible de ta douce
et lumineuse image, se sont rejoints, un jour, pour
faire de toi la plus belle, la plus attachante, la plus
expressive des pensées de la Terre et comme le
résumé de tout ce qu'elle peut offrir de plus
attrayant aux regards, de plus délicatement nuancé
SUR MER

aux aspirations du coeur et de l'esprit humain.


Dès mon enfance, j'étais venue vers toi.
Au souffle des harmonies que semble laisser
flotter partout une musique divine, j'avais connu
déjà le bonheur d'aimer les contours de ton Ile et la
douceur presque inexprimable de tes sites enchan-
teurs et embaumés.
A courir, le long de tes grèves et de tes ruisseaux
clairs et capricieux, dans les chemins ombreux et
parfumés, où le tumulte des essences et des herbes
de mille sortes est un enchantement sans cesse
renouvelé, j'avais avec délice et tant d'allégresse
ardente juré de te revenir.
Je voulais essayer de mieux comprendre encore le
mystère prenant de ton charme et la vertu magique
de l'irrésistible attrait de ta vie pittoresque, mou-
vante et que domine une si profonde et si rare sensi-
bilité.
Me voici revenue, tout imprégnée de ce culte que
je t'avais voué et dont l'éloignement n'a fait qu'ac-
tiver la force et la vertu.

Vision de départ.

A voir le paquebot partir, à la tombée du jour,


s'éloigner lentement du port, avec son appel nostal-
gique et s'éloigner, rapide, de l'Ile de Beauté vers le
Continent, je pense à l'abeille qui, se séparant de
la fleur, piquerait haut dans l'azur.
SUR MER 43

LE JARDIN DE CORTE.

Ce jardin de Çorte, enfermé dans les pierres et les


rochers, s'évade, avec ses beaux arbres, en plein
ciel.
C'est le crépuscule.
Les martinets, en délire, se poursuivent joyeuse-
ment. De chaque groupe d'arbres, monte le chant
des rossignols.
Quel repos, quelle paix divine !
Les arbres sont en fleurs et les parterres, saturés
de roses et d'oeillets, embaument.
Le clocher de Corte se dessine dans l'air si pur.
Les montagnes dentelées gardent leur neige. Pureté,
beauté.
O l'instant béni passé dans ce carré de verdure,
dans la nature en plein épanouissement, en pleine
sève, versant à tous l'ivresse de l'heure !
Doux jardin de Corte, encerclé de montagnes et
d'aridité, comme tu es bienfaisant aux yeux, au
coeur, à l'âme !
Apaisement, sérénité.
Carré d'amour, de paix et d'abandon.
Petite boîte, pleine de cloches, d'ombres et de
parfums, emplie de gosiers de rossignols, tu resteras
pour moi, en ce soir de labeur, la récompense du
pèlerin, l'eau fraîche pour ceux qui sont altérés, le
pain pour ceux qui ont faim, la sérénité pour ceux
qui ont tout donné 1
SUR MER

LES ILES SANGUINAIRES.

Tandis que je me trouvais, l'an dernier, au retour


dans les parages des Sanguinaires, luttant contre
une terrible tempête de vent du Nord, j'avais, par
tribord, aperçu ces rochers rouges, frangés d'écume,
je ne me doutais certes pas qu'un jour prochain je
devais y passer des heures ensoleillées !
Le débarcadère des Iles Sanguinaires est encombré
d'engins de pêche. Toute la nuit, quelques fervents
pêcheurs ont pris à la mer toutes sortes de poissons,
de crustacés, de coquillages.
Les filets sont étendus, les nasses ruissellent
encore et j'admire de merveilleuses rascasses, des
grondins, des vieilles, des girelles, des langoustes
qui étincellent avec leurs bleus flamboyants, leurs
rouges intenses, puis leurs verts si nuancés. C'est
une véritable fête de couleurs offerte à nos yeux et
la perspective pour tout à l'heure d'une bouillabaisse
monstre que nous mangerons au Phare des Sangui-
naires.
Cette pointe de rochers qui avance, par petits
bonds successifs de récifs vers la mer, est un site
sauvage impressionnant et grandiose.
Et l'on songe aux dangers que courent les navires,
dans ces parages, par brume et tempête.
La pointe extrême déchiquetée, de couleur san-
guine, s'élance et s'enfonce, menaçante, dans les
flots. D'un côté le sémaphore, de l'autre le phare,
juché sur le sommet, nous attend.
SUR MER 45

Je voudraispouvoir exprimer, retracer, fidèlement,


ces instants inoubliables, la lumière, le rayonnement
de cette parfaite journée de mai; l'accueil de tous
ces Messieurs du Club du golfe d'Ajaccio, des
pêcheurs, des marins, des employés et du gardien
du phare.
Du débarcadère, il faut, pour parvenir au phare,
gravir pendant un quart d'heure un sentier de cail-
loux, sous un soleil de plomb.
Une salve de coups de ieu de bienvenue m'ac-
cueille. Les fusils sont sur les épaules et la poudre
bleue s'étire légère.
Avant de passer à table, je visite l'installation du
phare et ses appareils.
Je vais à la cuisine où des plats de poissons
entiers sont dressés, où, sur le feu, bout encore le
bouillon de poissons qui embaume. La propreté la
plus absolue règne. Les chambres, aux parquets
cirés, sont blanchies à la chaux, impeccables. La
vue, de chaque fenêtre, est si attirante que l'on
s'arrête. Les yeux plongent sur les cailloux, les
remous, l'eau profonde et transparente.
D'ici, c'est le large. De là, c'est la terre, magni-
fique paysage relié à nous par des bonds de rochers,
couleur de sang.
Le gardien du phare fait la bouillabaisse.
Un pêcheur apporte les plats. Il est si occupé à
nous servir que sa place reste vide, mais, de temps
en temps, il boit un verre de ce petit vin blanc
corse qui rend gai.
4é SUR MËR

Une guitare égrène quelques notes, puis des chan-


sons passent entre les plats de poissons. Les bou-
chons sautent, les verres se vident, les coups de feu
éclatent.
Quelle atmosphère sympathique ! curieuse, jamais
rencontrée !
La noblesse, la simplicité, la gaieté, l'amour de
la mer régnent ici !
0 Phare des Iles Sanguinaires où
se heurtent et se
mêlent tant d'aspirations, tant de volontés, tant de
rêves, je bénis la Providence de m'avoir fait vivre
un instant de ta vie unique!

AJACCIO.

LA PRÉFECTURE. — Dans le salon d'apparat qui


donne sur le jardin, tout est resté intact, comme le
laissa l'Impératrice Eugénie, lorsqu'elle habita la
Préfecture.
Elle n'y est jamais revenue et les deux aigles qui
alors fièrement dominaient le Palais et regardaient
l'azur sont tristement posés à terre, au milieu d'un
massif tapissé de lierre.
Où sont les violettes qu'elle aimait tant? Des
magnolias géants, véritables arbres, étendeut au
soleil leurs feuilles opaques et luisantes.
Mais revenons dans le grand salon qui avait été
transformé et remis à neuf pour la venue de l'Impé-
ratrice.
SUR MËR 47

Les murs sont entièrement tapissés de perse des


Indes.
Des hautes fenêtres tombent des cascades d'étoffes
vieillottes et comme attendries d'avoir été déposées
là, avec tant de grâce.
Elle est si belle cette perse des Indes fanée, sur
un fond bleu vert. De gros bouquets de roses pâles
s'épanouissent et, comme dans un jardin, les yeux
s'emplissent de fleurs !
L'impératrice Eugénie, qui fut la grande amie de
ma grand'mère et que je connus beaucoup, enfant,
était présente ici, aujourd'hui, non plus comme je
l'ai vue, mais jeune, éblouissante et si belle dans ce
cadre, où sa beauté souveraine avait jadis resplendi !

LA STATUE DE NAPOLÉON PREMIER CONSUL est très


belle, enveloppée à l'antique d'une toge de patricien,
le front ceint d'une couronne de lauriers.
La tête fière, lourde de pensées, se penche un peu
vers la terre. Beaucoup d'ombrage, tout à l'entour.
De magnifiques palmiers,des ormeaux, des chênes-
liège et des buissons de buis.
Quatre lions assis, énigmatiques, montent la garde
aux quatre coins de la statue, tel un piquet d'hon-
neur, en marbre. Ici, plane le souvenir du Grand
Empereur.
CHEZ LES ANTIQUAIRES et les brocanteurs, dans les
vitrines, le souvenir napoléonien est présent. Partout
rôde l'image sacrée. Quelques précieuses reliques
48 SUR MER

font battre mon coeur, mais à côté, par un lamen-


table contraste, quelques reproductions affreuses,
clinquantes et banales, font mal aux yeux.

une modeste boutique, où


LE FLEURISTE d'Ajaccio a
quelques rares fleurs trempent dans des vases enlu-
minés. Je demande des fleurs. Aussitôt le fleuriste
me répond : « Nous en avons beaucoup. Allez au
jardin; vous pourrez faire vous-même votre choix.
Mon aide-jardinier vous accompagnera.
Et dans le plus joli jardin qui soit, parmi les
senteurs et le chant des rossignols, j'ai cueilli des
brassées de fleurs, lys blancs, arômes, pieds-
d'alouette, roses, fleurs d'oranger, pois de senteur,
toute l'âme de la Corse en parfum !
DE la ville se découvre avec ses
LA BAIE D'AJACCIO,
jardins et ses bouquels de cyprès. Auprès des belles
bâtisses larges hautes et claires, de vieilles petites
maisons se pressent, laissant poindre, de-ci, de-ià,
les clochers des églises.
Les eucalyptus sont partout jà profusion. J'aime
ces arbres géants, au tronc lisse et vivant, si déco-
ratifs, avec leurs longues feuilles harmonieuses et
parfumées.
Ils sont en fleurs. Sous les pieds, roulent les
petites coques vertes.
Les allées de palmiers sont ombragées et nous
invitent à la promenade.
SUR MER 49

LE MAQUIS.

Fin mai est l'époque la meilleure pour voir la


Corse, dans toute sa richesse de couleurs et d'es-
sences.
L'Ile de beauté est en fleurs.
De tous les buissons, s'exhale un parfum péné-
trant. Chaque touffe, chaque bosquet, porte son
odeur particulière et tout cet ensemble forme ce
parfum unique au monde « La senteur du maquis »,
essence même de l'esprit, de la finesse et du coeur
des Corses.
Seule, leur Ile a ce parfum. Avec ses montagnes,
ses gorges, ses calanques, ses golfes, elle pourrait
ressembler à d'autres îles. Mais, couronnée par ses
neiges éternelles, imprégnée de l'odeur de son
maquis, elle reste l'Unique et l'Incomparable.
Voici le thym, la lavande, la myrte, les lauriers-
ruses, les arbousiers, les bruyères blanches, puis
des touffes, vert clair, aux parfums acres.
Les unes sentent le vinaigre, les autres l'encens.
Toutes les fleurs se mélangent et tous les parfums
se brouillent. Et l'on reste troublé d'assister à une
pareille fête de la nature, à une apothéose semblable,
dans ce silence que rompt seulement le chant des
oiseaux, sous un ciel limpide, plongeant dans la mer,
à nos pieds.
C'est l'ensemble de toute cette flore et qui s'ap-
pelle ailleurs : la brousse; le bled, qui porte ici le
nom si évocateur de maquis.
4
50 SUR ~ MER

LA SÉRÉNADE.

Par une parfaite nuit d'été, dans l'immobilité


absolue, régnent une douceur irréelle et un silence
complet.
La grande voûte du ciel, si lointaine, est criblée
d'étoiles. La mer est de velours.
Ailée accostée à quai, près de la grande place
d'Ajaccio, attend l'embarcation qui doit venir, le
long du bord, m'offrir une sérénade de guitares et
de chants populaires.
La voici qui sort de l'ombre, éclairée par des lan-
ternes vénitiennes. Et les musiciens commencent
à jouer, dans la nuit, sur la mer, pour nous.
Sur la musique, s'égrènent des chansons et c'est,
par cette divine nuit d'été, un ravissement de les
entendre. Tout l'équipage écoute. Le quai est noir
de monde qui applaudit, lorsqueles chants s'arrêtent.
Je suis très touchée de cette attention si délicate^
si couleur locale, d'où le sentimentnational s'échappe
à chaque phrase et où l'âme corse se révèle si com-
plètement. Les choeurs des guitares promènent leur
harmonie sur l'eau... l'embarcation se détache de
Ailée lentement.
L'hymne corse et La Marseillaise montent, pathé-
tiques et solennels.
Puis l'embarcation disparaît dans l'ombre.
Les lanternes vénitiennes se sont éteintes et les
guitares se sont tues.
Mais dans mon souvenir reste et restera toujours
SUR MER 81

la douceur de cet instant musical et le charme de


cette nuit, où mon coeur écouta, ravi, la mélanco-
lique plainte des guitares et leurs doux chants évo-
.
cateurs !
LA VILLE DE CORTE.

La ville de Corte, à l'abri de i'imposante citadelle,


est comme accrochée à l'étrave d'un vaisseau de lé-
gende, tout en pierre.
Dominée par les plus hautes cimes neigeuses de
l'Ile, baignée par lé Tavignano qui lui fait une cein-
ture de verdure, Corte est la plus pittoresque des
villes de l'intérieur de la Corse.

A l'hôtel, un aigle magnifique est prisonnier dans


une cage. Quelle cage ! Ses ailes, trop larges, n'y
peuvent s'étendre et sont mutilées et saignantes. 11
ne peut que sauter sur un caillou, péniblement. Il
est là depuis trois années. Un jour, un pâtre le trouva,
tombé d'un nid, là-haut sur les cimes et l'apporta
ici. L'aigle a grandi, mais la cage est restéeia même!
Ses yeux voilés semblent regarder les cimes qu'il ne
connaîtra jamais! Son fier profil a l'air si doulou-
reux !
Tout près, un poulailler trop vaste pour des
volatiles qui n'ont pas besoin d'espace, mais qui sont
utiles, tandis que lui? Quelle ironie! J'ai presque
envie d'ouvrir la cage... Un coq, à côté, agaçant,
crie sa joie de vivre!
52 SUR MEK

BASTIA.

La route de Bastia au cap Corse, par le bord de la


mer, est agréable à parcourir. Les pierres du che-
min y reçoivent les embruns et le maquis y tombe
en grappes odorantes.
Voici les grottes de Braudo. A l'entrée, s'élèvent
des chênes-liège séculaires et des arbustes de plantes
grasses.
J'éprouve toujours une impression pénible à errer
dans la pénombre des grottes, d'où se dégage une
ambiance moite et irrespirable. C'est lorsque la
lumière tremble et filtre à nouveau, m'annonçant la
sortie, que je suis satisfaite; alors je peux enfin res-
pirer l'air pur et dire, à nouveau dans la clarté et
l'azur : « Oui elles sont très bien ces grottes de
Braudo. »
Au loin, le joli village de pêcheurs d'Eberlunga
trempe ses hautes maisons roses dans la mer bleue,
avec de jolis jardins vieillots, d'où s'échappent des
acacias roses.
Sur la plage, des embarcations claires sont tirées
au sec ; les filets sèchent.
Pour aller à Luri, on quitte la route longeant la
mer et l'on s'enfonce dans une belle vallée boisée.
Luri est un village plongé dans la verdure. Des
champs fertiles et bien cultivés déploient leur abon-
dance, de chaque côté de la route, puis le lacet de
SUR MER 53

montagne reprend, sous les effluves embaumées du


maquis.
Cette route est très belle, grimpante jusqu'au
plus haut sommet.
Là, vous attend une surprise : une gorge étroite,
d'où l'on aperçoit, en apothéose, la mer, des deux
côtés à la fois.
La tour de Sénèque, majestueuse, en ruines,
regarde, de ses yeux vides, la côte ouest, avec tous
ses golfes successifs qui s'étendent loin, à ses pieds.
Puis, c'est le chemin merveilleux qui conduit a\i
golfe de Saint-Florent.
Mais bientôt, il faut bifurquer, pour prendre un
chemin plus pittoresque encore qui conduit au
Préventorium de Luri.
D'une abbaye écroulée, érigée autrefois par.des
moines, un prêtre dévoué a fait, avec patience, une
maison simple, confortable et créé une oeuvre admi-
rable, où la jeunesse souffreteuse peut reprendre
force et vigueur.
Quelle vue, de ces cimes!
A cette altitude, aucun microbe! au soleil et à la
bise froide des sommets, tout est balayé, entraîné,
assaini.
L'abbé m'avait invitée à déjeuner. Je passai dans
ce Préventorium quelques heures très intéressantes,
dont je garde une impression réconfortante et si
bonne à Pâme.
Le vieux port de Bastia esl une merveille. Tout
54 SUR MER

est resté à sa place : vieilles maisons de couleurs,


quai usé, où l'église Saint-Jean fait entendre sans
cesse la gamme de ses cloches.
Là s'entassent à profusion : tartanes, cotres de
pèche, petites embarcations de toutes formes et de
tous genres.
Des pêcheurs, par groupes, penchés sur leurs
filets, la pipe aux dents, devisent et travaillent.
Bons vieux bourlingueurs, vous parlez, sans
doute, avec regret, du progrès, des moteurs, et vous
devez en vouloir au nouveau grand port qui fait
oublier celui-ci caché, enfermé, par sa passe étroite.
Les voiles sont tendues au soleil. Les bambins
grouillent et pousent des cris.
Il y a encore ici trop de misère et trop de pauvres.

LE PÉNITENCIER DE CALVI.

L'autre jour, j'ai vu deux marins à col bleu,


d'allure bizarre, paraissant déguisés, affreusement
tatoués et qui passaient entre deux gendarmes qui
les conduisaient au pénitencier de Calvi.
Ici, en effet, au-dessus de la ville, une sorte de
forteresse moderne s'élève, pour donner abri à un
triste troupeau humain. C'est le pénitencier. Le
commandant de Rodellec du Porzic a été désigné
au choix pour assumer ce pénible et ingrat com-
mandement. On ne lui demande pas, à son âge,
d'avoir la fierté et le bonheur d'être le chef d'un
beau navire et de maîtriser les flots en passant à
SUR MER 85

travers toutes les difficultés de la Mer. Non, sa


place est ici, et cette place est un véritable apos-
tolat.
Sauver d'eux-mêmes, sauver malgré eux, par
toutes les persuasions, par la force, par la volonté,
ces êtres égarés, ces « rouilles » comme on les
appelle dans la marine et qui sont les apaches que
rejette la Terre à la Mer.
A beaucoup de ces hommes tarés, véritables
épaves, ayant fait de leur vie une effroyable chose,
reniés des leurs, la marine généreuse offre le
moyen de se réhabiliter. Pendant quatre ou six
années de service, au loin, ils pourront se laver de
leur faute et faire oublier leurs méfaits.
Mais, hélas! trop souvent la discipline y est trop
lourde pour eux. Ils regrettent leurs engagements
forcés. Us aspirent au pire et des faits graves, à
nouveau, pèsent sur eux.
BONIFACIO.

L'entrée de Bonifacio est impressionnante et sem-


blable à un petit fjord profond, surmonté de forts
et de citadelles.
Ailée y ajuste son évitage, tandis que, mouillée,
elle pivote impeccable sur son ancre.
Le port, en cuvette, est encerclé d'un grand quai,
bordé de tous les visages curieux des hautes maisons
de couleurs.
Une automobile s'arrête : on vient me chercher
56 SUR MER

pour la conférence que je dois donner à 8 heures,


à la citadelle, dans la salle des fêtes.
Comme elle est pittoresque, cette montée abrupte,
à travers les rues de Bonifacio, pour gagner la belle
citadelle qui a très grande allure !

La vue est admirable. La Sardaigne barre


l'horizon.
Les casernes, les grandes dépendances de la cita-
delle contiennent un régiment entier.
Le commandant méfait attendre dans son bureau
l'heure de ma causerie ; il me montre avec fierté les
reliques de son régiment pendant la guerre.
Le fanion du régiment est religieusement posé
dans une vitrine. Je confie au commandant que je
suis caporal honoraire du 24° bataillon de chasseurs
alpins à Villefranche. Des groupes traversent la
place pour se rendre à la conférence. La nuit des-
cend.
Un brillant officier, au moment où je pénètre dans
la salle des fêtes, m'est présenté : « Madame, j'ai été
élevé à l'Ecole militaire enfantine Hériot, et je veux
vous dire aujourd'hui quel bon souvenir j'en garde.
Du reste, je n'ai pas failli à sa tradition », me dit-il.
Son regard est bien droit et sa poitrine barrée de
décorations.
C'est dans une atmosphère éclairée par des lam-
pes à pétrole que je commence à parler et à scruter
tous ces visages attentifs.
LA NOUVELLE j: .AILÉE '

Goélette à trois mâts


SUR MER 87

A CORTE.
L'ambiance de la petite salle de Corte m'a été si
précieuse !
Au fond de la salle, beaucoup de jeunesse entassée,
si sage, si immobile. Je suis présentée par le maire
de Corte, puis remerciée parle sous-préfet, M. René
Le Gentil et le commandantd'Armes. Une touchante
marque de fidélité m'attendait qui me fit monter les
larmes aux yeux. Le commandant de la place avait
connu mon père et, dans une brillante allocution,
rappelle la grandeur de son oeuvre. Combien il m'a
été doux de prendre la parole dans une telle
ambiance !
SARTÈNE.

J'admire la grande maison corse, aux larges


fenêtres tamisées, la rue étroite et les mai-
sons hautes abolissant tous les sourires de la
lumière.
Dans la pénombre, assise en attendant l'heure de
la conférence, dans une vaste pièce, vieillotte et
surannée, au parquet ciré, je cause avec les aimables
maîtres de cette sous-préfecture, si démodée, si
différente de notre ambiance actuelle de surme-
nage en France.
LES AQUARELLES DE CORBELLIM.
J'avais entendu parler du beau talent de Corbel-
lini par des officiers de marine qui avaient admiré
58 SUR MER

souvent ses fines aquarelles de Corse. Corse dans


l'âme, n'ayant jamais quitté son île, il vit mainte-
nant très âgé dans une quasi-retraite. Beaucoup
l'ignorent.
J'ai pu, chez lui, faire le choix de deux aquarelles,
Dans quelques-unes de ses oeuvres, j'ai retrouvé
l'air si léger que j'aime et cette atmosphère de si
grande liberté que l'on respire partout ici. L'une de
ces oeuvres représente une montagne sombre, où
l'ombre s'attarde dans les bois, le soir.
L'attirance vous saisit d'aller vers cette ombre,
là-haut, où régnent le maquis et ses parfums et qui
semble vous faire signe. Un sentier se devine et
l'on voudrait le prendre pour s'enfoncer parmi le
mystère et la fraîcheur des bois... Un paysan est
assis auprès de ses petits chevaux harassés, et c'est
dans cette aquarelle loute la nostalgie simple et
charmante qui se dégage du paysage corse sur lequel
les yeux se posent sans cesse, souvent étonnés,
toujours ravis.
L'autre représente un coin du golfe Saint-Florent,
lumineux de clarté. Un donjon carré se dore aux
rayons du soleil couchant. Quelques petites maisons
roses. La terre aussi est toute rose, sur un fond
bleuté et pâle de ciel et de mer qui s'endorment,
confondus dans la même tonalité.

UN SURVIVANT DU « MONGE ».
A Marseille, la veille de cingler vers la Corse,
SUR MER 59

j'eus la visite, à bord, du commandant Braxmeiller,


président du carré des officiers de l'aviation mari-
time de l'Etang de Berre.
Il m'annonça que deux escadrilles partiraient de
Berre, le 26 mai, pour Ajaccio et qu'il espérait
être du voyage.
En effet, le 26, en une évolution parfaite, trois
appareils amérissaient, de façon impeccable, puis
trois autres venaient se poser dans le port d'Ajaccio.
Ailée était mouillée à l'Aviation maritime, poste
réservé aux navires de guerre. Elle devint ainsi la
voisine des avions géants conduits par les pompons
rouges aériens. L'entrain et la bonne humeur
régnaient dans le centre. Quel plaisir réconfortant
de suivre le travail de tous ces vaillants.
Dans l'après-midi, je reçus la visite de plusieurs
officiers pilotes. Ils venaient excuser le comman-
dant Braxmeiller, qui avait dû rester à Berre. Je
conviais trois de ces Messieurs à dîner à bord. Et
là, dans cette atmosphère simple et si maritime
du carré de Ailée, je devais faire une décou-
verte.
Le plus âgé, au regard grave, me dit, pour répon-
dre à une de mes questions : « Oui, Madame, je
fus d'abord onze années dans les sous-marins,
avant de passer dans l'aviation », et ajouta le plus
simplement du monde : « J'étais de l'équipage du
Monge. »
Ayant été marraine, pendant la guerre, de deux
sous-marins, YArét/mse et YArmide, je connaissais
60 SUR MER

les exploits des sous-marins pendant la guerre.


« Vous étiez du Monge, répondis-je, avec au coeur
tant d'émotion à la pensée que l'officier allait peut-
être me révéler un grand secret malgré sa modestie. »
Puis j'allai dans la bibliothèque chercher le
livre de Paul Chack, où il est relaté que le comman-
dant du Monge, Roland Morillot, ne voulant pas
quitter son poste de commandement, seul, enfermé
à bord, s'enfonça, avec son sous-marin blessé à
mort, dans les profondeurs de la mer.
« J'étais alors quartier-maître, Madame, et nous
n'avions qu'une idée à bord : manger du boche...
La chance ne fut pas avec nous, nous aurions dû
pouvoir faire mieux. Mais, Madame, ce que vous
avez lu est encore trop différent de ce qui s'est
passé... J'attendais toujours qu'un des survivants,
plus habile que moi, écrivît la fin du Monge ; mais
nous voici maintenant tous dispersés et j'ai bien
peur que l'histoire vraie du Monge soit à jamais
oubliée. »
Surmesinstances,l'ingénieur-mécanicienLetheule
me promit alors de reprendre ses notes de bord et
son carnet d'évasion pour y relater, bien simplement,
comme il dit, ses souvenirs de quartier-maître du
Monge et la crânerie déployée par deux jeunes
Pompons rouges, prisonniers en Autriche et qui
voulant servir toujours et encore étaient devenus
espions pour venger ceux du Monge !
J'attends ces reliques.
SUR MER 61

GOLFE DE PORTO.

De Bonifacio, Ailée est venue mouiller dans le


golfe de Porto, tout près de la vieille tour crevassée,
érigée autrefois par les Génois.
Chaque fois que je le puis, j'y fais escale, heu-
reuse de contempler cette nature merveilleuse.
Depuis le CapRosso, c'est une avalanche de roches
roses qui tombent en cascade vers la mer, présen-
tant les formes les plus bizarres. Ce sont les
fameuses calanques de Piana. Un nom a été donné
à chaque rocher. Dans le fond, une petite rivière,
en course vers la mer, puis une longue plage douce
qui retient une vallée boisée d'arbres magnifiques.
C'est une débauche, une profusion de tout ce que la
nature veut bien grouper parfois pour la joie des
yeux et l'enchantement des pensées !
Nous accostons et nous frétons une vieille petite
auto pour faire la belle promenade de Porto à
Piana par les calanques. Laissant le village de
Porto, sévère et comme abandonné, avec ses mai-
sons de pierres carrées qui se confondent sur un
fond de cailloux, nous nous élevons et contournons
le golfe. Ailée nous apparaît alors comme un joujou
d'enfant, posé sur un bassin.
Mais voici les calanques qui se découvrent à nos
yeux.
Nous sommes maintenant entourés de tous ces
rochers torturés ! Ce chaos de pierres fantastiques
65 SUR MER

est grandiose. C'est là que devaient chevaucher,


bride abattue, les fulgurantes Walkyries.
De toutes ces couleurs et de toutes ces formes, les
regards étonnés suivent les contours.
Quelques arbres, posés en équilibre, forment
premier plan, dans la grandeur de ce paysage.
Au retour, nous croisons des troupeaux de chè-
vres qui gambadent devant notre voiture. Des
biquets aventureux surplombent l'abîme, sur les
aiguilles des rochers.
Notre conducteur et sa femme sont Parisiens.
Installés à Porto depuis cinq ans, ils aiment la
belle nature du site qu'ils ont choisi pour vivre et
semblent très heureux de leur sort.
La femme, très vive, très aimable, m'offre de
jolies fleurs de son jardin, dont elle est très fière.
Au moment de l'appareillage, toute la famille, en
barque, conduite par un pêcheur de l'endroit, vint
assister à notre départ aux cris de « Merci, Madame,
de votre bonne visite. N'oubliez pas le golfe de
Porto. »
Non, braves coeurs, je ne vous oublierai pas et je
vous promets de revenir.
STYLETS. VENDETTAS.

J'aime les armes : épées, poignards, couteaux qui


révèlent dans chaque pays l'art et le sentiment de
la nation !
SUR MER 63

J'ai rapporté, de tous les pays où je suis allée,


une arme.
J'ai le contentement d'emporter ainsi un peu de
l'image du pays que je laisse. s
Deux stylets très anciens, armes terribles, dorment
dans leur gaine.
Ils ont dû servir pour une sanglante vendetta.
Le manche de l'un est très beau, en bois d'ébène,
avec des incrustations de nacre et, sur les quatre
faces du manche carré, un point d'interrogation.
La lame, très vieille, est gravée profondément par
une main inhabile. Elle porte une tète de mort
avec deux tibias et l'inscription suivante sur une
face :
Fa Lu strazin dista.
Famiglia maladctta.
Sur l'autre face :
Vendica a matleo lu mi fratellu.

Comme j'aimerais connaître l'histoire de ces sty-


lets. Elle me révélerait sans doute tout ce que la
haine, la vengeance et l'amour peuvent accomplir
dans l'Ile de Beauté.

ADIEUX A LA CORSE.

Voici le jour de l'appareillage !


Ailée, pour la dernière fois, fera flotter aujourd'hui
sur la Corse son pavillon qui ondula, par brise
légère et brise souquée, pendant douze jours, là-
64 SUR MER

haut à 37 mètres, en plein azur! Actifs et beaux,


bons et lumineux jours passés !
Puisque, le plus fidèlement possible, je viens de
traduire mes impressions et mes souvenirs cueillis à
travers la Corse et qui se rattachent à la mission que
je viens d'y accomplir, je ne puis en tracer la der-
nière ligne sans tourner encore vers elle mon esprit
et mon coeur.
AU MAROC

Décrire le Maroc avant de l'avoir quitté ?


Pendant que j'y suis encore, dire ce qui m'a le plus
touchée? Impossible.
Je suis encore trop imprégnée de ce qui m'entoure.
Je ne puis arrêter les visions recueillies au fil
d'heures si rapides et qui me submergent. Tout cet
exotisme et tout ce modernisme qui se coudoient
brouillent encore mes pensées. Je suis trop la pri-
sonnière du cadre ensorcelant où je vis pour pouvoir
exprimer déjà tout ce que je ressens.
J'assimile trop de choses. Les détails m'assaillent,
les contours me hantent.
Lorsque je serai partie, alors seulement pourrai-
je de tous mes souvenirs en faire un, de toutes mes
impressions en donner une, de toutes les clartés en
imaginer une.
Je suis éblouie, étourdie et lourde à crouler de
tout ce que j'ai vu, de tout ce que j'ai absorbé, de
tout ce dont je me suis chargée et que j'emporte.
Mon butin est immense ; une caravane, plusieurs
caravanes ne suffiraient pas à le rapporter. Les
5
66 SUR MER

étoiles de l'Islam peuvent briller, les feux des douars


s'allumer, le croissant de la lune naviguer, les voix
des muezzins s'égrener, les flûtes, les tambours et
les trompettes du Ramadan résonner; comme le plus
riche des pirates j'emporte le fruit de mes rapines,
j'ai pillé, j'ai volé, pendant mon séjour au Maroc,
avec ma volonté, avec mes mains, avec mon coeur,
avec mes yeux ; j'ai pris, j'ai respiré et j'emporte un
peu de ce charme qui plane sur cette terre, de cet
impalpable fait de la force et de la résignation
laissées par ceux qui ne sont plus.
La terre marocaine m'a rendu ce que je lui ai donné.
J'emporte un peu de son coeur, je lui ai laissé le
maximum de mon effort.
En retour, elle m'a permis de respirer son âme.
La terre marocaine m'a révélé son secret mélan-
colique, rempli de farouche mystère, son inquié-
tude aussi de s'être sentie mourir, pour avoir duré
trop longtemps immobile.
La terre se souvient, frémit et les êtres vibrent à
nouveau de se senlir renaître entre les mains
actives et jeunes venues de France.
11 en est des pays comme des êtres. Ce n'est pas
en les quittant que vous comprenez combien l'on
s'est attaché à eux. C'est beaucoup plus tard, lors-
qu'on ne les voit plus et que la distance, en s'allon-
geant, vous fait vivre, ailleurs, sous d'autres cli-
mats, au milieu d'autres visages.
On ne comprend l'oeuvre du maréchal Lyautey
qu'après avoir été au Maroc.
SUR MER 67

On est fier d'être Français au Maroc.


L'effort de là conception moderne, rapide et intel-
ligente, se dresse face à la féodalité musulmane qui
s'effrite, enchâssée dans ses murailles.
Respectueux, l'ordre nouveau s'est établi à quelque
distance, comme pour mieux marquer son respect
de grand rêve musulman qui nous a fait signe et
nous a appelés.
La passivité et le sommeil regardent le travail et
l'action. L'oeuvre entreprise gardé lé culte des
anciennes traditions.
La cité musulmane vit dans le repos.
La ville française fourmille d'activité et de labeur,
opposant toute son intelligence à l'inertie et à la
murt.
La gare de Rabat est le plus pur chëf-d'oeùvre de
la construction moderne.
Pareil à un palais de marbre blanc, tout est har-
monieux dans la sobriété de ses lignés.
En parcourant les rues commerçantes, je ne puis
m'empêcher de penser que les dernières créations
des magasins de la rue de la Paix sont démodées à
côté de ce que je vois ici.
Mais, Paris c'était hier ! Le Maroc c'est demain.

LES PORTES DE MEKNKS.

Le soleil avivé les Verts et les bleus des faïences


des portes de Meknès. Vous êtes émerveillés par
leurs tonalités intactes et fraîches, et vos regards
68 SUR MER

restent accrochés aux arabesques luisantes, laites


de ces deux splendides couleurs, le vert et le bleu
alliés. Couleurs les plus belles, dont la mer glauque
a les deux teintes parfois unies et souvent séparées.
Mais, c'est lorsque le soleil décline et dore les
portes roses de Meknès qu'il faut aller revoir les bleus
et les verts des faïences. Alors ils ne flamboient
plus, mais luisent doucement. L'union est si lim-
pide du bleu avec le vert!
Puis, lorsque le soleil s'est éteint par delà la cein-
ture des murailles et que le ciel plus léger prend une
teinte plus pâle, et que la terre dorée devient tout à
coup froide et noire, levez les yeux longuement vers
les portes qui restent ro?es. Vous verrez les laïences
sortir des briques et venir à vous limpides et
s'écouler comme des regards verts et comme des
regards Ideus. Vous sentirez alors leur ruisselle-
ment vous envahir pu- la couleur vivante qui
s'échappe pour se fixer à jamais dans vos yeux
émerveillés.
MOULEY-IDRISS.

Par une journée limpide et très bleue, par-dessus


les bois d'oliviers argentés, Mouley-Idriss nous
apparaît au tournant d'un lacet, agrippée en plein
ciel, écartelée sur les crêtes des pics.
Elle semble une étoile de mer égarée, recroque-
villée et desséchée sur son roc doré, morte d'avoir
voulu monter si haut !
Comme nous approchons, les pointes de la grande
SUR MER 69

étoile blanche s'allongent dans les plus petites fis-


sures. C'est une des merveilles du Maroc.
Du haut de la roule pittoresque qui la surplombe,
la ci lé radieuse se découvre, se dévoile à nous dans
ses moindres détails.
Immuable et blanche depuis des siècles, elle
palpite et règne dans tout ce bleu. Les étran-
gers ne peuvent s'y promener que le jour, car elle
referme ses portes jalousement au coucher du
soleil.
Les juifs y sont à jamais proscrits, depuis le
temps très reculé où l'un des leurs tua, par traî-
trise, leur grand Saint Mouley Idriss, qui repose
dans le Marabout de la grande Mosquée, au milieu
de la ville.
Après avoir mis pied à terre nous sommes
brusquement rappelés à la réalité des choses :
pierres pointues, glissantes de boue, détritus im-
mondes, misères navrantes des enfants en haillons
et maladifs.
Mais voici que près du mur [d'une mosquée le
rêve musulman réapparaît et s'installe dans le
paysage magique, et nous emporte, nous entraîne
avec lui, planant sur la ville.
Mouley-Idriss est sous nos yeux.
La ville s'élage, s'escalade elle-même, poudroie.
Ses fumées bleues rejoignent celles de l'azur embué
qui palpite!
Qu'elle est belle cette image qui a une âme !
Que ce paysage est émouvant et majestueux !
sua MER

De cette fourmilière que l'on ne voit pas monte


dans le silence une rumeur confuse.
La très sainte mosquée, ses tuiles vertes en disent
le recueillement, la fraîcheur el la sainteté.
Là, je reste un instant en contemplation, suivant
chaque arabesque, chaque pan de mur, et je pars en
voyage. Je vais avec mes yeux le long de toutes
choses, à la découverte. Je monte à l'assaut de celte
cité musulmane intacte et je découvre une autre
petite mosquée dérobée, et puis encore une autre
toute cachée, une fontaine, une petite place adorable.
Je passe un moment étonnant à contempler Mou-
ley-Idriss assise près du mur blanc de la mos-
quée, et je regarde ce grand décor, précieux comme
une miniature, bien qu'ii ne soit qu'abandon et
ruines.
A ni"S côtés, deux aveugles, qui ne regardenl.de
la lumière que sa lumière, balbutient de lentes
prières'. Nous sommes au temps du Ramadan.
De l'intérieur de la mosquée montent des chants.
Les merles sifflent. Nous voici à l'aube du prin-
temps.
Je croise un regard peureux et beau d'un petit
mendiant suppliant qui me tend la main.

LES OUDAÏS.

Clair matin calme passé aux Oudaïs, sous ce carré


de ciel empli de pureté et de douceur divines et si
près de nous!
SUR MER 71

Après l'étonnement causé par le jardin vert


emmuré de solides remparts rouges, je vois deux
ailes dentelées tournoyer, tournoyer longuement
au-dessus de ma tête.
C'est là l'approche de la première cigogne de la
saison, messagère des beauxjours, qui vient recon-
naître les lieux laissés l'an dernier.
Une demi-heure s'est écoulée et voici que plu-
sieurs cigognes se sont posées, deux dans leur nid,
d'autres sur les toits pointus de la mosquée, pour
y délasser leurs ailes. Le cou légèrement rejeté en
arrière, elles font claquer violemment leur bec en
signe de contentement.
Ces belles voyageuses viennent d'Alsace. Je ne
les avais jamais vues. Chères cigognes, vos ailes
rapides et sûres ne sont pas, hélas ! celles dont je me
sers.
Comme je vous aime ! Vous resterez associées au
souvenir de ce grand Maroc que j'allais découvrir
et à qui je devais si fortement m'attacher. Vous
resterez les fidèles compagnes de mes impressions
et de mes étonnements.
Depuis cette matinée, si pure de souvenirs, je
suis des yeux le vol gracieux de vos ailes, dans les
paysages, dans les villes que vous embellissez par
la grâce de vos arabesques, en plein ciel ; et je vous
cherche sans cesse dans vos nids posés sur les
murailles roses ou sur les tuiles vertes des monu-
ments sacrés.
72 SUR MER

FÈS.

Du palais Jamaï, la très sainte ville de Fès des-


cend en cascades serrées avec ses ruisseaux, ses
moulures, ses fontaines, son oued miraculeux et
toutes ses mosquées.
Le beau jardin, aux arbres encore dépouillés, fait
un premier plan harmonieux où les marches, les
escaliers s'entrecroisent et serpentent le long des
fontaines et des ruisseaux.
La ville sommeille.
C'est le temps du Ramadan.
Aucun arabe observant le jeûne ne doit boire,
uianger ou fumer de 4 heures du matin à 6 heures
du soir.
Dès que le coup de canon annonce 6 heures l'ef-
fervescence est grande dans les quartiers populeux.
Alors commencent les réjouissances qui ne se ter-
mineront qu'à l'aube naissante.
Toute la nuit, ce ne sont qu'orchestres qui
éclatent partout, d'un point de la ville à l'autre,
et bruits assourdissants de tambours et de tambou-
rins que domine, du haut des minarets, le son aigu
des trompettes aux notes incohérentes.
Par contre, les tambours assourdis ont un beau
rythme régulier et les gammes des flûtes sont jolies
et douces.
On les écoute volontiers : l'on peut songer à la
nuit qui vous enveloppe et regarder toutes les
SUR MER 73

étoiles, avant que ne reprenne à nouveau le vacarme


imprécis des trompettes assourdissantes.
Fès est la ville du Maroc qui m'a fait la plus pro-
fonde impression. Les plus belles descriptions ne
rendent pas compte de ce qu'elle est. 11 faut la con-
templer longtemps pour en discerner toute la beauté.
Sa grâce réside dans la joie complète qu'elle donne
aux yeux. Ce n'est pas tant ce qu'elle nous offre qui
fait son charme si particulier, c'est davantage ce
qu'elle nous prend.
Enfermée dans une double hauteur de murailles,
elle est délicatement moyennageuse. Elle me fait
vivre quelques secondes, un temps qui n'est plus à
personne. Tristan et Yseult pourraient toujours y
revenir.
Faites le soir le tour de la ville et de ses murailles.
Malgré la pureté du ciel et l'atmosphère d'Orient,
vous êtes dans une ville unique, qui vous reporte
ailleurs par delà les espaces et les temps et qui, si
vous deviez la situer sur la carte des mondes, sem-
blerait placée là-bas, très loin vers le nord. C'est
la ville musulmane la plus nordique que je con-
naisse. C'est par sa pensée tout entière qu'elle
domine encore, travaille et bouillonne intensément,
dans ses êtres et dans sa vie : c'est la ville intellec-
tuelle, le cerveau de l'Orient.
C'est par sa haute culture et ses traditions accu-
mulées, avec tout ce que j'ignore et qu'elle ne m'a
pas révélé, qu'elle est encore puissante et qu'elle
m'a séduite complètement.
74 SUR MER

En elle et dans ses remparts, on sent une force


qui sommeille. D'elle se dégage un fluide. Elle se
sui'vit, elle ne veut pas mourir.
Parmi toutes les autres villes, elle sera celle qui
n'aura pas voulu se rendre, celle qui ne veut pas
être effacée.
Et comme il faut qu'un jour les villes, comme les
nations, disparaissent, elle sera la dernière à garder
intact le grand rayonnement de ce qui fut la plus
forte, la plus vaste, la plus saine expression de l'âme
de l'Islam.
Un jour, désagrégée par l'étreinte de la civilisation
occidentale, Fôs enfin s'endormira, consolée d'avoir
duré plus que les autres, par la sagesse, la finesse
de son esprit et l'effort de son travail.
La grande Sainte reposera parmi la poussière
des luiles vertes et des murailles rouges.
Et l'on recommencera à parler d'elle comme
d'une vivante. Sa grande pensée recueillie et apaisée
planera et dominera, comme celle de ses morts,
à qui elle doit sa splendeur passée.
Et l'oued murmurera encore et les oiseaux chan-
teront à chaque printemps dans les bosquets en
fleurs, et ce ciel si pur et si criblé d'étoiles sera là
pour ceux qui le regarderont.
MARRAKECH.

Palmeraie verte, murailles roses, Atlas neigeux,


iel bleu.
SUR MER 78

Le voyageur, avidement, la cherche. Epanouie


et offerte, elle apparaît si vaste que l'on doute de
l'avoir atteinte.
Ma première impression est d'être déçue !
Il faudrait des heures et des jours, je le sens, pour
la connaître, l'admirer et se laisser enjôler par son
charme.
Elle n'est plus arabe, elle est plutôt soudanaise.
Elle s'éparpille indéfiniment à travers ses touffes
de palmiers et s'étend sur 22 kilomètres.
Pas de vue. Aucune perspective. Si, là-bas, tou-
jours neigeux, l'écran de l'Atlas qui semble monter
la garde.
De Marrakech je n'ai presque rien vu.
J'ai pu admirer, cependant, la Baya, la Koutoubia,
les tombeaux saadiens, l'Aguedal, le palais du
.
Glaouï.
Mais je'suis repartie, après chaque découverte,
sans pouvoir garder le souvenir d'une chose défini-
tive et complète dont l'ensemble des lignes émeut
en posant en vous la marque de sa beauté.
Les jardins de l'Aguedal sont opulents. Des
vasques carrées retiennent reflétées les cimes de
l'Atlas renversées.
Belle terre grasse et rouge où les cigognes picorent
auprès des pique-boeufs.
Bois d'oliviers, d'orangers lourds de fruits d'or, de
pommiers et de cerisiers qui tremblent, tous roses,
sous les doigts de printemps. Là sont les vergers du
Glaouï.
76 SUR MER

La ville en été se vide de tous ceux qui peuvent


la quitter, tant la chaleur y est accablante.
Mazagan, Casablanca,Rabat, sans cesse rafraîchies
par la brise de mer, recueillent alors tous les avides
d'air pur. Marrakech ne connaît que les vents du
sud.
Par sa situation unique, Marrakech offre certai-
nement à ceux qui le peuvent et le veulent (désirant
oublier que la vie est un devoir) un climat exotique
admirable, avec le plus grand des conforts :
Cure de repos, de soleil et de luxe. Cure pour les
nerfs et cure d'égoïsrae surtout : Marrakech fait
oublier la vie et ses tristes batailles.
Comme à Deauvilleet à Cannes, la vie y est facile
et douce. C'est, dit-on, le grand progrès.
Devons-nous nous en réjouir? Je cherche en vain
à en être sûre; mais j'admets aisément que cela
puisse étonner Américains et Anglais de voir de
quelle façon nous avons pu, si vile, faire de Mar-
rakech une vraie station mondaine, à la mode.
J'espère que ceux qui connaissent Marrakech ne
m'en voudront pas de mes impressions, peul-êtreun
peu hâtives. Je garde d'ailleurs toule ma reconnais-
sance à mes auditeurs qui, le soir de ma conférence,
voulurent bien marquer leur sympathie à celle qui,
de si loin, était venue pour eux.
Marrakech, je n'aurai pas eu assez le temps de la
voir !
SUR MER 77

AZEMMOUR.

Précieuse comme un décor musulman au-dessus


de l'oued qui passe rapideet tourmenté pour rejoindre
au plus vite la mer bleue et dont les eaux sombres
et grasses bouillonnent intensément, Azemmour
s'agrippe aux roches et aux murs rouges, blanche,
immaculée comme une colombe!
Ses minarets, ses marabouts dominent ce chaos
blanc et c'est là une des plus belles visions que
j'emporterai du Maroc.
Nous nous arrêtons un instant trop court. J'emplis
mes yeux de ce décor admirable.
La couleur de l'oued, la couleur des rocs, repaires
intacts de pirates, la couleur des maisons, la cou-
leur du ciel el encore la couleur de la mer, —
visions, souvenirs, regrets, emportés jalousement
par bs yeux, par le coeur.
MOGADOR.

Mogador apparaît entre les dunes de sable roux,


lumineuse et blanche, délicate comme un lis posé
sur un fond d'azur.
La mer bleue, la ville si blanche, les dunes rouges,
forment un ensemble saisissant et magnifique.
Les remparts protègent la ville et la gardent.
Le port à barcasses a beaucoup de caractère. Nous
voici pour quelques heures chez des marins, dans
une ville qui s'intéresse à tout ce qui vient du
SUR MER

large et se penche avec intérêt vers tout ce qui peut


lui apporter la prospérité, le bonheur!
Je garde un touchant souvenir de ces instants trop
courts passés à Mogador la Blanche, dont l'air vibrant
et clair balaye, inlassablement, toutes les pous-
sières.
C'est la ville la plus propre et la plus coquette du
Maroc.
MAZAOAN.

Jolie ville blanche dévalant vers la mer, qui la


reçoit les bras ouverts et lui donne un visage clair,
frais, bien aéré et sain!
On aime la mer à Mazagan, on vit pour elle. Le
club nautique est important et les meilleures volontés
se sont groupées pour organiser des régalés.
Les remparts que les Portugais habitèrent si
longtemps gardent le charme d'une époque héroïque.
Ces vaillants guerriers étaient ravitaillés par leurs
vaisseaux portugais, deux fois par année.
De nos jours, tout est calme, souriant, facile.
Ces formidables murailles, si roses sous l'éclat
d'un jour merveilleux, ne sont là que pour la beauté
des yeux et la gloire du passé.
Sur Mazagan plane uûe paix douce et parfaite, la
paix de l'heure qui fuit, tandis que le clapotis vivant
et enjôleur dé la mer bleue vient battre les marches
dés escaliers qui descendent au rivage.
SUR MÊR
%

LA RÉSIDENCE.

La Résidence est la chose la plus ravissante que


je connaisse. La vue de ses larges fenêtres éblouis-
santes sur Rabat et. sur Salé, là-bas vers la mer, est
la plus magnifique du monde.
Je recherche dans ma mémoire fidèle de marin
mes plus belles impressions et je Constate que cette
vision est la plus complète et la plus touchante
que je puisse ressentir.
J'ai vu liing Bay au Spitzberg, au milieu dé ses
glaciers et de ses icebergs, la Finlande tremblante
d'eau claire, peuplée de bruyères, de pins etdebou-
leaux, l'Ecosse rêveuse et son lac Lhomond, l'Italie
si captivante, la Sicile si radieuse* Corfou l'unique,
l'Adriatique charmeuse, Venise l'incomparable, la
Grèce sacrée, la Corse odorante, Constanlinople avec
sa couronne de mosquées et l'Egypte que bercé le
Nil, la Palestine religieuse, la si chère Algérie, l'in-
téressante Tunisie, j'ai vu tout cela avec bonheur,
mais c'est ici que mon coeur s'abandonne lé mieux et
que mon esprit plane de contentement dans l'har-
monie des montagnes, dans la douceur dé la terre,
dans la courbe du ciel et de la hier, dans l'âme et
la vie que composent ces deux joyaux marocains :
Rabat et Salé !
RABAT ET SALÉ.

Rabat et Salé blanches toutes deilx sur les. deux


contreforts rocheux et rouges s'élancent inlmacu-
80 SUR MER

lées gardiennes du fleuve tranquille qui les sépare.


Les minarets montent dans le ciel bleu semblables
à des phares précieux.
La mer est là si près. Toutes les maisons se pres-
sent, s'avancent pour la voir. Tous les yeux se tour-
nent vers elle.
La beauté de ces deux villes réside dans cette
garde d'elles-mêmes contre les dangers et les aven-
tures que la mer peut leur apporter.
Elles ont la ligure tendue, compréhensive et belle,
de ces êtres qui vivent l'heure présente avec un
visage et des pensées orientées vers l'avenir, vers
le large.
De la mer, quelle vision romantique! Voir Salé,
Rabat, se découper toutes dentelées sur ce fond
d'Orient, puis, toutes pâles, se fondre dans le rose
du couchant, tandis qu'absorbées par le bleu du
ciel et la brume du crépuscule elles disparaissent,
comme une vision fugitive à nos yeux éblouis.
Petit largue, par calme, après une dure traver-
sée, filant à peine deux noeuds, toutes voiles dehors,
Ailée avait passé si près qu'un remorqueur, sorti du
port, était venu jusqu'à nous aux nouvelles.
Et je ne pouvais quitter des yeux les deux villes
soeurs.
LES TAPIS DU MAROC.

Les tapis marocains ont emprunté les coloris et


l'âme même de la terre Le noir, le gris, le beige
dominent dans les fonds-c'est le sol. Puis, tout à
MADAME VIRGINIE HgJfcCT ET ALAIN GERBAULT
SUR LE PONT D" AILÉE" EN ROUTE POUR CASABLANCA (JANVIER 1931,1
SUR MER 81

coup, c'est le printemps qui fleurit et s'éparpille, et


nous voyions piqués les soucis d'or éclatants et les
pavots sauvages jaune effacé. Puis, c'est le violet,
le rouge et, pour la joie de nos yeux, les deux cou-
leurs dont la mer se pare en dehors de toutes les
autres : le vert et le bleu.
J'aime les tapis marocains, aux dessins et aux
arabesques si sobres, si doux aux pieds; mais pour
les yeux je préfère encore ceux qui ressemblent aux
tapis d^ la nature, au bled, au désert, où le prin-
temps a dessiné toutes ces fantaisies que les maro-
cains artistes ont fidèlement retracées.

LES DOUARS.

Les petits douars aux tentes brunes s'agrippent


solitaires aux collines, campements misérables,
entourés de leurs troupeaux, méharis, chevaux
maigres, ânes couverts de plaies, chèvres et mou-
tons.
Seuls les biquets semblent heureux en gambadant
(parce qu'ils ne savent rien). Les autres animaux,
fournissant sans cesse un effort au-dessus d'eux,
sont surmenés, fourbus. La nourriture est maigre.
Le sort de ces bêtes est le plus misérable qui soit.
Même les poulets, même les pigeons avec leurs ailes
semblent prisonniers.
Un jour je vis un petit marocain de trois ans,
enveloppé d'un burnous au capuchon pointu, juste
assez fort pour tenir sur ses petites jambes bronzées.
82 SUR MER

Il portait à la main un bâton plus gros que lui, et


en frappait à tour de bras un petit âne qui ne devait
pas vouloir faire ce qu'il lui demandait.
Le geste de cet enfant, l'aisance avec laquelle il
battait l'âne, la force de ses coups faisaient voir une
longue tradition de brutalité héritée des plus loin-
taines générations marocaines.
Pauvres petits ânes du Maroc!

CARAVANES.

Rien n'est plus nostalgique qu'une caravane en


marche, soulevant la poussière. Lé balancement
houleux des méharis emporte dans les nacelles
toutes les aspirations, tous les désirs de ces êtres
qui espèrent en demain et qui ne s'arrêteront jamais
que pour l'arrêt suprême du dernier sommeil!
Déplier les tentes le soir, les lever le matin aux
premières lueurs de l'aube, faire halte au crépus-
cule, voilà la vie des nomades le long des pistes.
Les navigateurs poursuivent une chimère ou une
terre inconnue. Les caravanes recherchent une
moins grande misère, la subsistance vite épuisée des
troupeaux.
Elles s'exercent à ne jamais revenir dans le même
site, dans le même champ où l'herbe a déjà été
broutée. Ainsi à la mer, l'inconnu nous tente davan-
tage et les plus beaux pays sont ceux que nous
n'avons pas encore vus.
Au temps de leur ancienne puissance les grands
SUR MER 83

chefs marocains possédaient des troupeaux entiers


de méharis blancs. Mais maintenant on voit rare-
ment des taches claires dans la multitude sombre
des troupeaux.
Cette vie antique donne la nostalgie de n'être pas
un de ceux-là. Mais quelle douceur d'être une civi-
lisée parmi les civilisés et de ne rechercher que la
simplicité avec les simples et la beauté vraie au
milieu de la Nature admirable et infinie.
Ala recherche de soi dans la solitude de la Nature,
l'on trouve aisément cette apaisante sérénité qui
vous enlève à tout ce qui est faux et lamentable
dans la foule et le vice.

LA MER AU MAROC.

« La côte marocaine n'est pas hospitalière »,


disent, les instructions nautiques. Certes elle ne l'est
pas! et une difficulté de plus à vaincre pour nous
que d'atterrir sur cette côte.
La terre chaude et le régime des vents provoquent
au large un écran de brume qui met souvent les
navires dans la gêne et toujours leur commandant
dans l'angoisse. Par gros temps, la Mer en furie
produit ses rouleaux monstrueux, provoque des
barres très dangereuses, ensable et déplace conti-
nuellementles chenaux d'accès au rivage.
Devant toutes ces difficultés, le génie humain
s'emploie, car le Maroc a tant besoin de la mer. Sans
elle, ses richesses seraient inexploitables!
SU11 MER

L'échange magnifique que des bateaux rapides ont


établi entre le Maroc et la France est indispensable
à la vie même de l'Empire. Sans cesse nos ingénieurs
s'exercent à surmonter les embûches, à maîtriser les
caprices d'une des plus grandes forces de la nature.
La mer, c'est elle qui a rendu le Maroc si long-
temps inaccessible! C'est elle qui l'a gardé. C'est
elle qui empêchait même les plus braves de venir
débarquer sur ses plages, car il n'y avait pas un seul
abri naturel sur toute la côte.
Et, cependant, vue de la terre marocaine, la mer
est si bleue aujourd'hui! Elle règne au large,
rêveuse, embuée. Comme elle est parfois trompeuse
celle qui semble si paisible! Où donc a-t-elle pu
cacher à cette heure toute sa colère, toute sa force
pour nous sourire avec tant de douceur et de
charme?
CASABLANCA.

Le port de Casablanca est la plus belle conception


de l'effort humain dans sa création. Lorsque l'on
songe qu'il y a moins de trente années une barre
très dangereuse protégeait à cette place un simple
petit village marocain, on reste stupéfait et émer-
veillé devant la ville immense et le port si important
que l'on doit encore agrandir. Une poignée de marins
y débarqua sous la conduite du commandant Olivier
et du jeune lieutenant Cosme, maintenant comman-
dant. C'est lui qui me raconta de façon si intéres-
sante, l'an dernier à Brest, la prise de Casablanca,
SUR MER 85

dans tous ses détails, simplement, comme sait le


faire un marin. Et moi jje croyais entendre le récit
d'une légende !
C'est à Casablanca que j'ai pris contact avec
l'Empire marocain ! Ce que je voyais réalisé par
notre protectorat, me combla d'enthousiasme.
Que de belles impressions! Que de nobles senti-
ments !
Tout fut satisfaction pour mon coeur et mes yeux.
D'abord le port magnifique, la Ville immense, avec
ses belles maisons, qui ne cesse de s'étendre loin
dans les champs, les abords de la mer, terrifiants de
cailloux et de roches déchiquetées, comme en Bre-
tagne, le grand phare qui veille inlassablement
pour la sécurité des navires, les beaux jardins, les
avenues, l'accueil de tous, avec cette ambiance
affectueuse qui encourage à se dépenser, à se dépasser
dans l'action !
Puis, une première conférence et une ^seconde,
demandée pour tous les élèves des lycées et des
collèges.
La réception chaleureuse et charmante du Club
Nautique, où tous les jeunes sportifs de la mer, zélés
et convaincus, me recevaient comme une soeur.
Les Associations des cols bleus, des canots de
sauvetage où leurs chefs, vaillants et anciens
marins, du temps de l'occupation, me prodiguaient
leur sympathie, leur dévouement.
Tous ces beaux regards bleus reflétaient la sincé-
rité, la confiance. Et les mains rudes de ces braves,
SUR MER

émus de me parler, se tendaient et des larmes pas-


saient sur les visages tannés. J'entends encore les
hourrahs joyeux qui saluèrent mon départ du
club.
C'est à Casablanca que j'ai pris congé du Maroc.
Je revois ma vedette encombrée de fleurs et de
pavillons. A l'appareillage d'Ailée, dans la nuit,
j'entends encore les sirènes et les sifflets des canots
à moteur, chalutiers et remorqueurs. La voix plus
grave des cargos se mêlait à ce concert d'adieux et
et le tout était dominé par l'appel vibrant et déchi-
rant de la sirène du paquebot France.
Manifestation émouvante qui me faisait regretter
les heures trop courtes passées dans ce beau pays où
je laissais tant de moi-même parmi ces esprits
prompts, actifs et si reconnaissants de l'effort que
je venais d'accomplir.
Lorsque l'on avance dans la vie avec pour idéal
sa Patrie et, pour devoirs, l'abnégation et l'esprit de
sacrifice, la route de la mer est belle comme l'infini.
Lorsque la ferme volonté est de s'employer pour
le bien et pour le beau, quelle récompense, après
bien des efforts, d'atterrir sur la côte du Maroc !
Quelquefois, à la mer, quand le vent violent heurte
mon front, il me semble qu'une main de géant vient
frapper à la porte de mes pensées et me hurle : Va
ton chemin sur la mer, aussi droit, aussi fortement
que moi, et ta toute petite vie sera un grand
exemple.
Aujourd'hui, tandis que je vogue vers la France,
SUR MER 87

laissant dans le sillage d'Ailée tous mes regrets


d'avoir quitté le Maroc, je voudrais que la brise
légère me donnât, dans ses confidences, la douce cer-
titude d'y avoir fait oeuvre utile.
Prête alors à de nouveaux efforts, j'armerais,
satisfaite, ma volonté pour de nouveaux devoirs.
LES HEURES RUDES

« Sois TOI ».
Chaque soir j'adresse à sainte Thérèse cette sup-
plique : « Indiquez-moi ce que je puis faire de noble
sur la mer pour la France ? »

Voici des heures rudes vécues à la mer...


Les autres heures, de moindre relief, de tonalité
plus faible, s'estompent dans les crépuscules dis-
parus et sont voilées d'oubli.
Les coups de chien seuls demeurent dans la vie
du marin.
Je n'ai pas fixé ces souvenirs pour seulement faire
connaître ce que j'ai enduré sur la mer sombre,
certains jours...
C'est surtout pour indiquer ce que veut bien faire
pour moi cet équipage, que je conduis, mais qui me
guide, en partageant si vaillamment ma volonté
dans la lutte quotidienne de chaque heure sur
l'Océan.
L'"AILE VI" CHAMJ|VON OLYMPIQUE
SUR MER 89

Pour eux, pour nous, pour l'âme du voilier, que


nous créons, vous lirez ces pages sincères, afin de
vous rapprocher de la Mer et de ses inépuisables
leçons.
TRAMONTANE GLACIALE A GÊNES.

Pour la première fois, j'allais courir à Gênes en


4923.
La canonnière La Diligente remorquait mes deux
bateaux de course de Menton à Gènes, L'Aile II,
L'Aile III, 8 mètres jauge internationale.
Je ne me doutais pas que le port de Gênes balayé
par la tramontane fût si glacial en février.
Des montagnes couvertes de neige, par chaque
vallon, dévalaient de lourdes rafales, qui couchaient
les bateaux en faisant frissonner les équipages.
Avec tout mon coeur de marin qui voulait à tout
prix accomplir sa tâche, je fis ce que je devais faire,
et plus. Huit régates très dures, a la barre de
L'Aile II. Nombreuses séances sur la terrasse du
Lido pour les courses des autres séries au Comité
du Regio Yacht Club Italiano.
Au retour, nous fûmes remorqués par le garde-
côte italien Luni. La traversée fut encore plus dure
qu'à l'aller.
De Gônes à San-Remo nous cassâmes plusieurs
remorques. A minuit, morte de froid, je cherchais
un gîte dans un petit hôtel près du port.
Le lendemain à 6 heures, le Luni nous reprit en
90 SDR MER

remorque et nous largua à la limite des eaux fran-


çaises.
Mous hissâmes alors la voilure et nous primes
notre mouillage dans le port de Menton.
Couchée sur les voiles mouillées, je frissonnais
sans pouvoir me réchauffer.
Après deux jours de lutte je me couchai avec une
congestion pulmonaire. Soignée énergiquement au
Cap Martin par ma mère, je me remis assez vite.
Heureux le marin qui peut tomber malade chez
lui et être soigné par le dévouement et la tendresse
de sa maman.
SOUVENIRS...

A bord d'Ailée, dans la descente, je garde un


morceau de la bôme de Yex-Météor, qui se brisa
lors d'une terrible tempête que nous essuyâmes en
1924 au golfe de Biscaye.
Ce petit morceau de bois brisé que je regarde sou-
vent me rappelle la plus forte émotion de ma vie de
marin.
La grand'voile venait de se déchirer, lorsque la
bôme pesant 7 tonnes s'abattit sur nous, balayant
tout sur son passage : le rouf, le gouvernail, les
pavois, et nous aussi, a plat, en grappes, sur le pont.
Je garde ce morceau de bois verni en témoignage
de la grandeur de l'effort soutenu et de toute notre
volonté tendue ce jour-là dans la lutte si rude....
Ce petit morceau de bois retient et concentre mes
pensées, certains soirs, et me fait revivre les ins-
SUR MER 91

tants inouïs vécus dans cette tourmente dont nous


sortîmes vainqueurs.
L'adversaire n'était plus ce bateau qu'il fallait
dépasser et vaincre, c'était la mer elle-même, avec
laquelle nous luttions et qui nous avait lancé un
périlleux défi.
KIEL,' 1924.

Nous arrivons à Sixhaven.


Présentation des papiers de bord avec tonte la
décevance de la routine administrative...
Le canal de Kiel est vite traversé, les bateaux
pouvant se croiser et de nombreux garages de nuit
y étant installés.
Le pilote allemand monté à bord a lu à l'arrière
cette inscription : 1908 Kiel chantiers Germania. Il
a reconnu le Météor IV de l'Empereur d'Allemagne.
A ce moment, un pressentiment m'effleure. Je
lève la tête vers la haute mâture qui avec ses mâts
de flèche atteint 47 mètres de hauteur.
En mauvais anglais, le pilote me dit qu'autrefois
le Météor passait aisément sous les deux ponts. Je
n'insiste pas, mais je prends la précaution de lui
dire que j'ai démâté l'an dernier et que ce sont les
chantiers Camper et Nicholson à Gosport qui ont
remplacé les mâts de flèches.
Au premier pont, instinctivement,toutes les têtes
se lèvent, en attente. La perspective d'un pont pour
un voilier est toujours émouvante.
« Nous ne passons pas, dit un marin à l'avant »
92 SUR MER

C'est bien juste, dit un autre.


«
C'est, en effet, angoissant de justesse...
Nous passons.
Près de l'homme de barre, avec le pilote, j'observe
la manoeuvre.
Descendue dans le carré, on me prévient que le
second pont est en vue. Je monte aussitôt sur le
pont et reprends la même place, à côté de la roue
de gouvernail.
Cette fois-ci tout l'équipage est certain que nous
allons passer le pont sans encombre.
Mais le pressentiment qui m'étreignait tout à
l'heure devient plus fort. Mon coeur bat à grands
coups. Je sais qu'il va se passer quelque chose !
Le pont n'est plus qu'à une longueur. Notre mât
de misaine est passé, mais le grand mât bute, le
gréement craque violemment et vole : la pomme de
mât est sectionnée. En sifflant, elle me frôle l'épaule
et fait un trou dans le pont à côté de moi.
Le pilote allemand, effondré, ses jambes ne pou-
vant plus le soutenir, s'asseoit sur la claire-voie.
Mon capitaine le contemple avec pitié : l'équi-
page est furieux.
Réalisant le danger que je viens de courir stupi-
dement, je ramasse la pomme de mât et m'en amuse
un instant avec mon chien.
Vite plusieurs matelots sautent dans la mâture.
Bastaques, balancines, tout est remis en place.
Le mât de flèche, tout écorché, privé de sa pomme
de mât, qui brillait là-haut, a piteuse mine. Il appor-
SUR MER 93

tera à Hottenau la faute révélatrice d'un de ses


pilotes.

UN COURT-CIRCUIT SUR Ailée NOUVELLE, 1928.


Réveillée par un bruit insolite, j'écoute un imper-
ceptible grésillement qui ressemble au grignote-
ment d'une souris.
Tout à coup, je sens de la chaleur au-dessus de
ma couchette; et aussitôt j'aperçois des flammes
sortant de la prise du ventilateur.
Bondissant, je parviens, en me brûlant les doigts,
à sortir la prise du courant. Les flanïmes diminuent
aussitôt.
Je me lève en hâte, traverse le couloir, le carré,
et je crie : « Il y a le feu dans ma chambre ».
Je n'avais pas songé à sonner, l'inquiétude me
poussant à rencontrer au plus tôt des visages et du
secours.
Immédiatement le courant est coupé, Ailée est
plongée dans l'obscurité.
C'était un court-circuit occasionné par le mauvais
temps que nous subissions depuis quarante-huit
heures dans les parages du Cap Finistère.
Tant de tonnes d'eau avaient été embarquées par
le tangage profond sur une mer énorme! L'arrière
était sous une véritable cascade; imbibé d'eau, il
avait suffi qu'un fil sous plomb fût atteint pour pro-
voquer ce court-circuit.
Une partie de mon personnel accourt dans ma
94 SUR MER

chambre avec des lampes portatives électriques et


plusieurs extincteurs. Bernard, le charpentier, dé-
monte la boiserie, le chef mécanicien trouve vite le
fil qui.est coupé et isolé.
Quelle détente lorsque tout fut terminé et remis
en ordre.
La mer était démontée. Ailée gémissait sous ses
voiles de cape...
Je me recouchai avec près de moi une petite lampe
portative pour chasser les ténèbres.

LE FEU A BORD. MENACE D'ASPHYXIE.

Dans un demi-sommeil entrecoupé de lourdes


visions je veux m'éveiller complètement et je ne le
puis. Tandis que je lais l'effort de me soulever et de
m'arracher à ce faux songe pesant, quelque chose
de plus fort et de plus pesant que ma volonté me
repousse dans l'inconscience.
Je lutte ainsi longtemps. Maintenant, je suffoque,
la fumée m'étouffe, et je sens que je dois faire
l'effort suprême : me lever.
Comme un ressort détendu, je saute hors de ma
couchette. Debout,je trébuche,mais, éveillée mainte-
nant, je réalise le danger que je cours.
Je suis enveloppée de fumée. A tâtons je trouve
la porte. Je l'ouvre. C'est le salut.
Je tombe à moitié suffoquée sur le divan de la
bibliothèque; mais j'ai pu sonner.
Il y a le feu dans ma chambre...
SUR MER 95

Tout le monde est debout. C'est alors la lutte


contre la fumée opaque.
La claire-voie peut être enfin ouverte.
La lumière encore une fois est coupée.
C'est ce maudit court-circuit qui sous l'action
du mauvais temps avait enflammé une canali-
sation électrique de ma chambre.
On peut enfin l'isoler. Tout rentre à nouveau dans
le calme; nous venions tous d'échapper à un grand
danger !
LA TEMPÊTE... EN FUITE.
Il y a trois façons de se comporter dans la tempête :
la lutte,... la cape,... la fuite. Au capitaine de choisir
et de commander la manoeuvre! Il a la responsa-
bilité du corps du navire, de l'équipage qui le
monte, de l'âme du bateau qui lui a été confié.
Je conseillerai toujours la manière la plus pru-
dente !
La mer est un élément redoutable, sa force est
tellement plus grande que la nôtre : aveugle et
sourde, elle vous domine toujours et vous précède,
car vous trouvez en elle les pensées qu'elle vous
donne.
Elle est illimitée, alors que votre force ne dépasse
pa9 le bout de vos doigts. Seule votre pensée est
aussi vaste qu'elle, lorsque vous la contemplez.
La mer est la plus forte expression du monde.
Sans elle les étendues mornes et immobiles de la
Terre s'étendraient sans attrait.
96 SUR MER

La mer personnifie la vie, parce que, mouvante


et changeante, elle reflète la fin et le retour du beau
temps et de la tempête, du jour et de l'ombre. En
elle la mort réside aussi,'et c'est pourquoi elle porte
la vie et tour à tour l'espérance, le désespoir, la joie
et la peine.

A GÈNES AVEC 14° AU-DESSOUS DE ZÉRO, 1930.


Un froid noir tombe sur Gênes, immobilisant les
gens dans la rue et les bateaux sur la mer, tous
paralysés sous la tramontane terrible; la neige
recouvre de plus de deux pieds le pont de Ailée. Sur
Y Ailée, des stalactites pendent du gréement jusque
dans la mer.
Devant le danger de courir dans des conditions
pareilles, le comité du Regio Yacht Club Italiano
suspendit les régates pendant cette terrible vague de
froid tout à fait exceptionnelle.
Le thermomètre tomba à 14 au-dessous de zéro.
J'avais à ce moment-là comme collaborateur le
capitaine de vaisseau Renard, qui, craignant pour
moi un refroidissement (il y avait 0° dans ma
chambre), me conjura d'aller à l'hôtel.
« Déserter mon bord, commandant, alors que
l'équipage ne peut y songer. Impossible! Quel
exemple à donner!
« Comment m'obéiraient-ils après, si je cessais de
leur donner l'exemple !

« Ils sont ici pour gagner leur vie.


MADAME VIRGINIE HÉRlOT, A LA
SA^E DE "PETITE AILE IV"
SUR MER 97

« Moi, pour une idée, nous sommes quittes. »


Le chef doit à son bord donner l'exemple; il doit
faire toujours plus que les autres pour les entraîner
et gagner leur estime.
Mais, quand c'est une femme qui esta la tète d'une
organisation, le devoir est pour elle quatre fois plus
impérieux. Et en plus elle doit se faire aimer.
Lorsque mes marins me voient avoir plus froid
qu'eux, ils me regardent et ne songent plus à se
plaindre.
Je sens alors leur volonté fervente de me servir
le mieux qu'ils peuvent et, le faisant, ils servent
aussi mon idéal!
Mais le commandant Renard ajoute avec le grand
bon sens qui le caractérise :
— D'abord vous avez plus froid qu'eux dans votre
chambre!
C'est vrai! Le poste des marins et le carré des
officiers sont près des cuisines. Il y a 4° de plus
dans mon carré que dans ma chambre, qui est sur
l'arrière, près de la soute aux voiles.
Lorsque j'arrivai au Club le soir comme déléguée
du Y. C. F. pour une réception officielle, je fis cette
réponse à des membres du R. Y. C. I. qui s'inquié-
taient du chauffage insuffisant de mon bateau : « Je
souffre assurément davantage du froid en ce moment
en robe décolletée parmi vous qu'il y a un instant
à mon bord, en jersey et en bottes! »
98 SUR MER

des promeneurs. Au moment où j'approchais du


bord sans qu'il m'ait vu arriver, il disait : « Oui, il
y en a peut-être d'autres qui naviguent, mais comme
la nôtre il n'y en a qu'une. »

LA TÉLÉGRAPHIE SANS FIL.

Les antennes de T. S. F. abîment la silhouette


d'un voilier...
Celte électricité visible au milieu de beaux mâts
en bois, violant la blancheur des voiles, choque mes
yeux de marin et mon coeur de vieux corsaire.
C'est très utile parfois, je le reconnais, et en cer-
taines circonstances c'est le salut du navire.
Mais j'ai toujours reculé à la l'aire placer sur mon
Ailée actuelle.
Sur l'ancienne, nous aurions eu besoin d'elle si
souvent.! Une fois seulement, par brume, elle nous
tira d'une fâcheuse situation.
En effet, sur un voilier les avaries commencent
toujours dans la mâture. La première avarie que
nous avions à enregistrer, c'était la destruction des
antennes.
Pour des messages insignifiants, elle était toujours
parée. En cas de nécessité, elle nous faisait toujours
défaut.
POULIES.

En souvenir de tous les Voiliers que j'ai eus, je


parle des voiliers seulement, les autres n'étant pas
SUR MER 99

pour moi des bateaux à manoeuvrer et à commander,


j'ai gardé avec attendrissement une poulie de
chacun de ces voiliers.
Elles se trouvent dans la descente avec les plus
précieux trophées de mes heures rudes. Dix poulies
qui me représentent toute une vie d'efforts. Ma vie,
que j'ai donnée à la mer, comme autrefois, enfant,
j'apportais des fleurs à la vierge Marie.
Ces poulies ne dansent plus dans le ciel, elles ne
chantent et ne grincent plus le long du gréement,
des mâts, des voiles, elles ne vivent plus ni sur le
pont, ni dans les embruns.
Elles reposent, inanimées, mais me regardent
lorsque je passe, car elles me reconnaissent et je ne
saurais pas en passant ne pas leur jeter un regard,
à mon arrivée, aux départs, parce qu'elles sont mes
amies.
Elles restenttout imprégnées d'utilité, de rumeurs,
de rafales et de vie!
Chacune d'elles évoque un bateau disparu dont
le nom est gravé sur elles et dans ma mémoire.
Elles m'ont servi à devenir le marin que je suis.

ALGER, 19.30. ABORDAGE DE LA VEDETTE.

Notre vedette venait de déborder de l'échelle de


coupée du grand paquebot, lorsque tout à coup,
tandis que nous doublions l'étrave, une chaloupe à
toute vitesse nous aborde par le travers, défonçant
100 SUR MER

plusieurs bordés, avant que nous ayons pu accom-


plir la moindre manoeuvre.
A toute allure, nous nous dirigeons vers Ailée.
La coque est crevée. La vedette se remplit d'eau.
Nous avons juste le temps de la présenter sous ses
bossoirs et de la hisser avant qu'elle ne coule.

LE YOUYOU, A RYDE, 1925.


L'Aile IV venant de Gosport se présente à Ryde
pour le départ de Ja coupe Cumberland. Je la rejoins
en youyou pour embarquer et courir cette épreuve
importante.
Mais voici que la brise force. Le courant violent
se renverse, et s'établissant à rencontre du vent
forme un si violent clapot que c'est à grand'peine
que nous arrivons à force d'avirons à une demi-lon-
gueur de Y Aile qui, debout au vent, essaye de se
présenter de la façon la plus commode pour l'embar-
quement.
Que se passe-t-il?
Ne gagnant pas un pouce debout à la mer, Y Aile
nous envoie un bout que mon marin prend en ren-
trant les avirons.
Voici qu'arrive une houle plus longue. Je m'élance.
Entre Y Aile et le youyou un vide se creuse vite
comblé par une énorme lame qui, à ce moment,
renverse notre embarcation.
En un clin d'oeil, sentant le youyou se retourner
sous mes pieds, les bras en avant, je suis recueillie
SUR MER 101

par un marin de Y Aile qui se jette à plat ventre sur


le pont et peut me prendre par le bras; je m'agrippe,
et sous une lame énorme j'embarque, hissée à bord
en me blessant aux genoux.
Le marin du youyou fut repêché par la vedette de
Y Ailée.
Ailée, EZL-Météiw, EN NORVÈGE.

Ailée ex-Me'téor se trouve en ce jour de juin 1924


à florten, Norvège (base navale à l'entrée du fjord
de Christiania) venue d'un seul coup d'aile avec
27 Bretons du Havre (Havre-Oslo, 600 milles).
Jour pour jour, exactement à la même heure, il y a
dix années, en 1914, le Météor appartenant à l'Em-
pereur d'Allemagne était mouillé à la même place.
Il avait à bord 45 hommes d'équipage réquisitionnés
dans l'élite maritime de la nation.
Exactement à la même heure, à la même date,
l'Empereur recevait les personnalités du club norvé-
gien le Kôngelig Norsk Seilforening.
Les membres de ce club venus à mon bord me
rappellent aujourd'hui cette réception sur le même
bateau battant alors le pavillon personnel du Kaiser,
et qui aujourd'hui arbore nos trois couleurs.
Ce rapprochement fait une grosse impression sur
tous ces membres du K. N. S. qui ne cessent de
commenter l'événement.
L'Empereur Guillaume II devait recevoir le len-
demain des nouvelles qui lui firent renoncer aux
grandes régates d'Oslo et au voyage de Cowes.
102 SUR MER

Peu de temps après la mobilisation générale, avec


les tocsins de toutes les,églises de France, ordonnait
à tous les hommes valides de prendre les armes pour
défendre le sol de la Patrie foulé par l'ennemi.
En 1914, l'Allemagne était représentée aux régates
de Norvège par des officiers de marine de guerre et
un équipage entraîné à outrance.
« Cette année, disait un yachtman Norvégien,
c'est autre chose, et c'est plus sportif.
« Le pavillon de France est représenté par un
capitaine qui est une femme et cette femme per-
sonnifie son pays amplement avec un équipage de
pêcheurs bretons qui lui obéit et qui l'aime.
« 11 y a autant de calme et de silence à son bord
qu'il y avait d'ostentation et de bruit sur l'autre
bateau »

DÉMATAGES DE L'Aile VI.


Nous avions déjà démâté l'avant-veille. Mauvais
mât en bois pourri...
Le Royal Thames Yacht Club avait décidé de nous
accorder deux jours de battement pour aller à Gos-
port changer de mât et continuer la lutte.
Le nouveau mât que je voyais mettre en place me
semblait aussi mauvais que le premier. Travail
bâclé, glu de mauvaise qualité. Ma fâcheuse impres-
sion était partagée par l'équipage et je pensais :
« Nous démâterons encore à
la moindre pesée. Ces
mâts ne valent rien. »
SUR MER 103

Avec cette qualité il nous en faudrait un par jour.


Hélas! nous devions avoir raison.
Le premier démâtage n'avait pas été bon. Un de
mes marins sur l'avant, occupé au foc, avait été pré-
cipité à la mer.
Celui d'aujourd'hui devait être pire :
Bouché barrait. Nous venions dédoubler la bouée
de Réel Bank, et nous commencions à faire du près
dans un fort clapot. Front,à l'écoute de foc,ramas-
sait le mou, lorsque le mât se brisa net. Le gui en
tombant sur le plabord l'assomma contre l'hiloire.
Le choc fut terrible. Front à bout d'écoute fut pro-
jeté sur moi et nous tombâmes au fond du bateau.
Lord Forster, le grand yachtman anglais, qui
barrait son Unity, leva les deux bras au ciel et,
délaissant sa régale, se porta à notre secours.
Je n'avais presque rien : une côte enfoncée légè-
rement. Mais Front ne bougeait plus, la tête ensan-
glantée. Etendu sur le pont, des compresses d'eau
froide sur la tête, nous lui fîmes avaler des gorgées
de cognac sans qu'il donnât signe de vie.
J'étais bouleversée.
Mon angoisse dura une heure, puis, enfin, il reprit
connaissance alors que nous désespérions de le faire
revenir à lui avec les moyens de fortune dont nous
disposions.
La mer était devenue très forte. Avec beaucoup
de difficulté la voile fut ramenée à bord.
Aucuncanot ne se trouvait là pour nous remorquer.
Le grand bateau de service Southampton-Cowes-
104 SUR MER

Ryde-Southsea-Plymoulh]vint nous passer un bout


et nous remorqua jusqu'au mouillage de Ryde.
Front aussitôt débarqué fut soigné à terre où il
dut pendant une semaine garder le repos le plus
absolu.
TEMPÊTE, 23 SEPTEMBRE 1924.
Plus elle recule dans le temps, plus elle me semble
proche cette tempête, qui restera peut-être la plus
sévère de ma vie maritime.
A moins que...
A la mer, on ne sait jamais...
Lorsqu'il fait beau vous devez songer au mauvais
temps. Dans la tempête, on doit espérer toujours la
reprise du temps meilleur.
Cependant aucun jour n'est pareil et pas un ne se
ressemble !
C'est pourquoi dans cette lutte quotidienne les
heures s'écoulent si vite.
Dans ma mémoire toute fraîche la tempête du
23 septembre 1924 demeure comme si elle s'était
passée la veille !
Les moindres détails m'assaillent encore et je
revis sans cesse ces instants grandioses qui restent
les plus beaux souvenirs de ma vie de marin.

VOIE D'EAU, Ailée, 1931.


Une vanne est desserrée...
Les cales s'emplissent d'eau.
L'ÉQUIPAGE D1
-AILeê^ SUR LE PONT AVANT
SUR MER 105

Des baignoires, des cuvettes, l'eau monte rapide-


ment.
C'est impressionnant, navrant de voir ainsi tout
s'abîmer.
Il faut à tout prix intervenir, réparer l'avarie.
La grande pompe de secours est branchée sur le
moteur. L'équipage, au complet, est occupé à l'épui-
sement par une chaîne de seaux. A certains coups de
roulis, de véritables vagues intérieures se forment.
Nous avons changé notre roule par le travers de
Ceuta et nous cinglons sur Gibraltar... Mais nous en
sommes loin encore...
Après une heure de recherches, la cause de la
voie d'eau est trouvée : une vanne desserrée peut
être réparée et revissée à bloc.
Tout rentre dans Je calme. Nous avons repris
notre route et Ailée sèche de tous ses panneaux.
Vilaine impression de remplir ainsi sans heurt et
sans lutte.

ROTTERDAM-LE HAVRE, LE 19 DÉCEMBRE 1923.


J'allais allée chercher Yex-Météor IV à Rotterdam
avec mon capitaine et je le ramenais au Havre avec
un équipage de trente hommes composé moitié
d'Allemands et moitié de Hollandais.
Traversée mouvementée dans une atmosphère
tout à fait spéciale.
Tempête de neige ; 9" au-dessous de zéro sur le
pont, 2° au-dessous dans les appartements.
106 SUR MER

Le fourneau resta allumé pendant toute la traversée


et la cuisine fut la seule pièce habitée par l'équipage
de fortune : une femme, un Breton, des Allemands
et des Hollandais.
Cet amalgame était étrange. Etrange aussi de voir
ces êtres appelés pour un instant de leur vie à faire
ensemble une traversée et à souffrir du froid en
même temps.
Cet équipage, fort et blond, se levait lorsque j'en-
trais me chauffer près du fourneau. Mes vête-
ments fumaient d'humidité. J'enlevais mon béret
couvert de neige. Je m'asseyais sur un petit pliant
attaché à la table. La mer démontée sur laquelle
nous fuyions était si formidable que rien ne pouvait
tenir.
Tandis que le gréement usé partait en mor-
ceaux, il fallait réparer continuellement les ava-
ries.
Le capitaine allemand, qui parlait anglais, me
conseillait pour toutes les manoeuvres comme s'il
avait été à mon service.
Il se montra excellent marin, brave homme, rem-
pli d'attention pour la Française dont le coeur débor-
dait de joie et dont le visage rayonnait de pouvoir
ramener un bateau de plus en France.
Quel bateau !
Celui qui avait porté l'Impérialisme Allemand
allait devenir, sous son pavillon tricolore, Français
et Républicain !
SUR MER 107

DE KEVAL A SAINT-SÉBASTIEN, 1926.

En accomplissant l'intéressant programme des


réunions nautiques de Norvège et d'Esthonie qui
rassemblent les meilleurs bateaux nordiques, j'avais
participé cet été 1926 avec l'Aile F (huit mètres) et
Illusion (six mètres) à plus de soixante régates.
Le 15 août devant Reval, c'était ma dernière
course.
Il fallait que je fusse avec Ailée le 15 septembre
à Saint-Sébastien, pour courir la Coupe d'Or. L'Aile
devait être embarquée sur cargo à Copenhague pour
arriver à Bordeaux en même temps qxYAilée.
11 fallut beaucoup de diligence pour remplir ces
engagements.
Au petit jour, en quittant le Sund pour gagner
Kiel, voici que Ailée, talonnant violemment trois,
quatre fois, s'arrête dans sa course.
Oh! l'angoisse de l'échouage et l'impression si
pénible de souffrir pour le bateau qui sous vos pieds
ne flotte plus.
Un remorqueur vient à notre secours et, après plus
de deux heures de manoeuvres, parvient à nous
tirer de notre fâcheuse situation.
Rien ne paraissant trop grave, Ailée se hâte
d'établir ses voiles et de reprendre son vol rapide
vers l'Espagne.
Au large de la Bretagne la brume nous aveugle et
nous immobilise encore.
108 SUR MER

Le gros remorqueur Mamoiith, de la marine de


guerre, nous porte secours et nous ramène pour
quelques heures à Brest.
Bientôt nous appareillons à nouveau et nous
sommes assez heureux pour arriver àtemps à Saint-
Sébastien après une difficile traversée à la voile de
1.200 milles.

EN BALTIQUE PAR GROS TEMPS.

Avec l'ancienne Ailée, il fallait toujours prévoir


le mauvais temps. Le moindre retard dans la déci-
sion d'amener et toute manoeuvre devenait au-dessus
de la force dont je disposais avec mon équipage de
27 hommes.
Aussi nous avons été souvent en mauvaise pos-
ture.
Un jour, entre Reval et Copenhague, surpris par
un coup de vent, nous ne pouvions plus rien faire
qu'attendre les avaries...
La mâture souffrait, les voiles se déchiraient.
Ailée à plein pont embarquait follement.
Au milieu de la tempête, nous regardions sans
pouvoir amener, sans pouvoir toucher à rien, atten-
dant tout !
Nous attendions, en levant les têtes, la casse qui
allait venir sur nos épaules.
Enfin, vers le soir, au coucher du soleil, la brise
forcenée mollit et ce fut. la détente dans l'esprit de
chacun.
SUR MER 109

IMPRUDENCE. CORSE, 1931.


Ailée vient de prendre le joli mouillage de
Piana dans le golfe de Porto.
La deuxième vedette qui depuis longtemps n'a
pas été mise à l'eau est justement celle que l'on me
donne pour faire une promenade le long des beaux
rochers roses abrupts qui tombent en cascades
dans la mer : les calanques de Piana !
Nous partons par calme plat.
Devant un petit grain qui se lève et menace, je
donne l'ordre de revenir au bout d'une demi-heure
de roule seulement.
A peine avons-nous fait demi-tour que la vedette
s'emplit d'eau rapidement. Les bordés restés trop
longtemps exposés au soleil prennent l'eau comme
un panier.
Le moteur noyé s'arrête, la pompe à main est
mise en mouvement et crache aussivite qu'elle peut,
mais l'eau monte et gagne si vite que l'avant s'en-
fonce.
La situation est critique. Je m'apprête à me mettre
à l'eau. Mais le gros clapot diminue. La pompe fonc-
tionne mieux et étale les rentrées d'eau.
En dérivant nous arrivons en vue d'Ailée qui nous
apparaît bien lointaine. Nos signaux de détresse
sont cependant aperçus.
Le youyou, à force d'avirons, vient nous porter
secours.
Je n'étais pas satisfaite. Des imprudences sem-
110 SUR MER

blables sont inadmissibles de la part de bons marins.


Il suffit de supporter les risques de la lutte contre
l'imprévu de chaque instant.

LA BRUME...

Oh ! la brume grise et froide qui aveugle et enve-


loppe, la brume opaque et oppressante!...
Les yeux ne voient plus et l'êlre tout entier, tendu
dans les ténèbres qu'il veut percer, écoute...; on
entend, ici, la cloche d'un navire mouillé, là, le
sifflet d'un autre et, plus atténuée, la corne à brume
des simples comme nous, «. des voiliers ».
C'est une angoissante impression de se sentir
environnés d'êtres invisibles qui, comme nous,
essayent d'entendre, de s'écarter des dangers que
nous formonsles uns pour les autres, de prévenir la
catastrophe qui frôle les navires perdus dans la
brume.
On ne respire largement que lorsque le voile
s'est déchiré et que les ténèbres dissoutes font place
à la visibilité, à la lumière, à l'espoir revenu...

A LA VOILE ET A LA BOUGIE...
TANGER 1931.

Par très gros temps, venant de Casablanca, nous


prenons notre mouillage à Tanger.
La cheminée, toujours rabattue à la voile, est
SUR MER 111

remontée en même temps que l'ordre est donné de


mettre le moteur en marche.
Mais une faute impardonnable a été commise dans
la machine. Le moteur refuse de partir : il est inuti-
lisable et nous sommes aussitôt privés de lumière.
C'est alors, de Tanger à Toulon, la navigation à
l'antique, à la voile et à la bougie !...
Les beaux feux brillants de bâbord et de /tribord
sont remplacés chaque soir par les lampes de
secours à l'huile, tout bonnement comme autrefois.
Mais qu'il est lugubre le bout de bougie planté
dans le verre, tandis qu'il faut écrire, lire et se
déplacer dans la coursive.
Pendant ces neuf soirées à la mer, les hommes,
privés de lumière, avaient perdu leur entrain !
Je savais déjà qu'à bord, pour bien naviguer, il faut:
Du vent dans les voiles, du vin dans les soutes.
J'ajouterai maintenant :
De la lumière pour écarter les ténèbres et
assurer la bonne humeur de l'équipage !
DE GOTEBORG A SANDHAM, JUIN 1930.
Petite Aile IV, par fer, traverse la Suède, alors
qu'Ailée, par mer, en même temps la contourne.
J'avais pris, avant mon départ pour la Suède,
l'engagement de courir, avec mon 6 mètres Petite
Aile IV, les deux coupes, « Gold Cup », à Goteborg,
et « Coupe du Cercle de la Voile de Paris », à
Sandham.
112 SUR MER

Ces deux coupes se couraient l'une à la suite de


l'autre. Or la Suède seule disposait d'un 6 mètres à
Goteborg et d'un aulre à Sandham. Les neuf autres
nations n'avaient qu'un représentant en Suède.
C'étaient : l'Amérique, l'Angleterre, le Danemark,
la Norvège, la Finlande, l'Eslhonie, la Hollande,
l'Italie, la France.
Aussitôt la coupe d'or gagnée par la Suède, tous
les 6 mètres furent remorqués de Languedrag à
Goteborg, puis embarqués sur plates-formes, où ils
arrivèrent à Stockholm par chemin de fer.
Là, il fallut les remâter et les faire remorquer à
travers les fjords jusqu'à Sandham.
Bousculade indescriptible!... trois jours employés
à faire l'homme d'équipe et le marin à terre.
Devant la responsabilité qui m'incombait, j'esti-
mais de mon devoir de ne pas quitter Petite Aile IV,
pour être bien certaine qu'elle arrivât en temps
voulu.
Je laissai Ailée faire, sans moi, un magnifique
record de 14 noeuds jusqu'à Sandham.
Je passai deux nuits à Stockholm et une nuit à
Sandham, où la plupart des coureurs avaient des
billets de logement chez l'habitant.
Je.descendis chez l'instituteur qui m'avait réservé
une chambre ainsi que plusieurs autres pour mes
équipiers : nous trouvâmes un excellent gîte.
« Une jolie maison de bois vert pâle d'où le jour
ne quitta pas de ses rayons d'or la nuit claire et ma
petite chambre. »
....
EN CROISIÈRE'SUR"AILÉE
L'oeil du Maître
SUR MER
**3

De bon matin réveillée pour l'entraînement de


Petite Aile IV, j'entendis mes équipiers dire, de la
chambre à côté : « Voilà Ailée. » Je crus à une
plaisanterie, mais, malgré moi, je fouillai la vitre
de mon regard, j'aperçus la mâture haute qui s'ap-
prochait.
Je croyais rêver... c'était si bon de retrouver si
vite mon Ailée que j'attendais le lendemain soir au
plus tôt.
Elle avait fait 540 milles en trois jours.
En souvenir de mon passage, l'instituteur appela
sa charmante maison : « La Maison de France ».

CHUTE SUR LE QUAI DU HAVRE. COUPE D'ITALIE 1930.


En l'honneur de la coupe d'Italie, le Yacht Club
de France, détenteur de cette belle coupe avec
Y Aile F/depuis 1928, offrit à la Société des Régates
du Havre un dîner réunissant les délégués, proprié-
taires et équipiers des deux Nations.
Le commandeur Giovanelli, propriétaire du
8 mètres Bamba, et l'équipe italienne rencontraient
Y Aile VI.
Ce fut du beau sport entre les deux anciens redou-
tables concurrents de gros temps.
Ailée avait sa place habituelle au bassin de laBarre.
Ce quai, où s'entassent des monlagnes de ferrailles
et de déchets de fer de toute sorte, est relativement
calme près de l'avant-port. Cependant des wagons,
la nuit, viennent emporter leur chargement.
114 SUR MER

Pendant mon absence au Palais des Régates, un


remorqueur était venu s'amarrer sur notre arrière et
avait passé sur un pieu un fil d'acier qui, dans la
nuit, était invisible.
Partie sans obstacle, je revenais sans rien aperce-
voir devant moi, lorsque tout à coup je fus fauchée
par le câble comme si je recevais une balle dans la
tête.
Je m'effondrai les mains en avant dans les brous-
sailles de fer, mes genoux portèrent violemment sur
les pavés.
Je me relevai avec un genou ouvert, dont la plaie
était noire de poussière.
Le docteur, venu le lendemain, me conseilla une
piqûre antitétanique; mais c'était la « Coupe d'Ita-
lie », j'hésitais... certainement la réaction de la
piqûre m'empêcherait de la courir. « Non, docteur,
je ne puis, à cause de la Coupe. » — « C'est bien,
dit-il, mais je n'en prends pas la responsabilité. »
Je boitai plusieurs jours avec un pansement qui
me condamnait à ne pas plier la jambe, ce qui était
pénible pendant ces épreuves, que nous courûmes
par gros temps.
LE BORA, 14 avril 1932.
Je ne me souviens pas, enfant, d'avoir rencontré
la peur. Le danger m'a toujours attirée. J'avais
conscience de ne pouvoir jamais en souffrir. Plus
tard je compris qu'affronter le péril était le moyen
SUR MER 115

de s'élever si le sort voulait que l'on fût épargné.


Lorsque je rencontrai à la mer le danger pour la
première fois, face à face, je ressentis une très
grande satisfaction. J'emprunte ici à Raymond de
Mas cette pensée qui exprime mieux que je ne sau-
rais le faire le sentiment exact que j'éprouvais :
« Nous pensions bien être braves dans le danger,
dit-il, mais quel apaisement cependant d'en être
certains! »
En partant pour la belle mission qui me con-
duisit en Méditerranée orientale, j'avais une. joie
réelle à me pencher sur la carte : l'Italie, la Grèce,
l'Egypte, le Liban, la Syrie, l'Irak, la Palestine.
Appareiller après la préparation minutieuse d'un
grand projet, qui, dans l'action, va devenir la réa-
lité, avec le butin du retour lourd à vous faire
fermer les yeux.
Or, un bora, d'une violence inouïe, s'abattit sur
Ailée le 14 avril, au large de Brindisi, accompagné
de trombes d'eau, d'éclairs, de tonnerre et de grêle.
Je n'avais jamais vu une mer aussi démontée. Je
faillis ne jamais faire le beau voyage en Méditer-
ranée orientale.
Nous démâtâmes du mât d'artimon. La situation
fut critique pendant plusieurs heures. 11 fallait à
tout prix que l'équipage roulé par les lames coupât
les fils d'acier, les haubans, les pataras, pour nous
débarrasser du mât et du gui, qui manquaient de
crever la coque, d'emporter le gouvernail. J'entends
encore les coups sourds des espars sur la coque.
116 SUR MER

Enfin lorsque tout fut largué et que nous fûmes


hors de danger, nous continuâmes à fuir à sec de
toile dans une mer plus démontée que jamais. Des
lames énormes déferlaient sur nous, nous envahis-
saient, glissaient, s'écoulaient pour recommencer
sans répit leurs assauts.
L'une d'elles se détacha plus formidable que les
autres. Je résistai de tout mon instinct au choc
puissant, mais suffoquée, je tombai, sur le pont,
renversée.
Lorsque je revins à moi, je tenais la botte du
marin Tonnerre, qui avait été emporté en même
temps par la même vague.
— D'où viens-tu ? lui dis-je.
— De la barre, me répondit-il.
— Y a-t-il quelqu'un?
— Oui, me dit-il, puis il s'évanouit.
Mon brave marin avait une déchirure musculaire;
j'avais une forte commotion et deux côtes cassées.
VARIÉTÉS

PORT CROS

L'Ile sommeille écrasée de verdure et de fleurs


sous le soleil.
Partout des taches de lumière et d'ombre.
A la tombée du jour, je vais errer parmi les sen-
tiers de mon Ile de prédilection.
Sur chaque buisson lourd de chèvrefeuilles les
rossignols chantent à plein gosier!
Indicible éloignement.
Suprême trêve à la vie.
Voici la cale où Jean aidait Hélène à poser le pied
dans son paradis retrouvé!
Là, Saveule pêcheur passait dans l'anneau rouillé
l'aussière du « Souvenir», ramassaitles voiles roses
et emportait les brassées de glaïeuls avec les vio-
lettes.
Hélène, Jean, voici vf. tre sentier, vos buissons,
la maison qui abrita votre tendresse et vos nuits.
Voilà votre univers !
Votre Ile!
A jamais la nature entière retient ici jusque dans
118 SUR MER

la sève même des ramures vos chers visages effacés.


Les clairs de lune se souviennent.
Le crépuscule s'inquiète de votre absence.
Les étoiles vous cherchent encore.
L'aurore rose vous regrette toujours.
Et la Mer, qui absorbe tout sans jamais rien
révéler, la Mer même se fait plus tendre en songeant
à vous!
LE DINER DU R. T. Y. C; A LONDRES
1912-1931

Le Royal Thomes Yacht Club à Londres possède


un magnifique hôtel sur Hyde Park. Il est un des
plus anciens et des plus beaux clubs royaux orga-
nisant les régates à voile de la Grande-Bretagne.
A Ryde, il possède un pavillon, très bien installé
sur le Pier et donne chaque année des épreuves
fort belles. Il fait courir les coupes Cumberland,
de France, du Cercle de la Voile de Paris, la Gold
Gup, etc.
Son activité est un exemple.
Son commodore est lord Queenborough. Je veux
ici parler de lui, malgré sa modestie de grand sei-
gneur. Je dois révéler sa façon de recevoir les
yachtmen étrangers et les Français en particulier.
Grand yachtman, propriétaire de beaux yachts, il
incarne la tradition et la courtoisie de son pays et
du noble sport.
Son frère est le regretté général sir Arthur Paget,
qui donna à nos régates de Cannes une grande
impulsion et à qui nous devons garder une inalté-
rable reconnaissance.
En 1912, la première fois que j'allai courir à Cowes
avec mon premier bateau l'Aile I, 10 mètres J. I.,
lord Queenborough me fit membre du R. T. Y. C,
120 SUR MER

C'est un grand ami et je lui rends en affection


l'intérêt qu'il porte à mon oeuvre.
Chaque année le R. T. Y. C. donne à Londres à
l'occasion des coupes Cumberland et de France une
magnifique réception, qui réunit yachtmen britan-
niques et français. Il faut avoir assisté à ce dîner,
sous la présidence du grand seigneur qu'est lord
Queenborough,pour se rendre compte de l'étiquette
et de la tradition que comporte un tel club pour un
tel sport!... L'argenterie, les chandeliers, la profu-
sion des coupes et des trophées. Le service, les
valets, les fleurs, les pavillons, chaque chose est à
sa place en l'honneur de l'idée qu'elle représente.
Tout cela est parfait et il faut le remarquer de nos
jours,où si peu de choses sont encore harmonieuses
et simples dans le luxe moderne.
Le commodore présente, parle, fait des speechs.
Toujours on me demande de lui répondre, même
quand je n'ai d'autre titre que celui de simple cou-
reur. C'est l'épreuve de cette inoubliable soirée qui,
chaque année, est plus cordiale, intime et cepen-
dant chaque fois plus éclatante et grandiose.
La supériorité nautique de nos amis anglais est
incontestable et incontestée. Quelles leçons de
choses et d'action nous avons à apprendre d'eux!
Espérons qu'un jour la France deviendra aussi
experte que l'Angleterre pour la navigation de plai-
sance.
Ma reconnaissance est grande à lord Queenbo-
rough pour les relations si amicales qu'il doit créer
FF c.
SUR MER 121

entre nous tous. Je sais que lorsque je lui montrerai


ces lignes, il sera fâché, mais je sais aussi qu'il m'a
toujours pardonné mon impardonnable franchise.
Pour terminer, je veux dire qu'entre de telles
mains le grand R. T. Y. C. ne fera que grandir
encore.
PARTIR

Les mots sont employés souvent pour ne pas dire


grand'chose. Seuls les actions et les silences sont
dignes de nobles et de graves révélations.

Partir!...
C'est une lumière blafarde qui fait étinceler les
rails, c'est le bruit avec de la peine, que rythme la
cadence d'acier du train qui s'en va...
Ce sont des lumières piquées çà et là dans la nuit.
C'est n'être plus de nulle part, plus d'ici et pas
encore de là-bas, mais seulement une volonté
éveillée dans l'espace.
C'est laisser ce que l'on quitte et être entraîné
vers ce qu'on ne sait pas encore.
Il est souvent sage de s'éloigner et de ne pas
s'épargner un départ.
C'est triste d'être seule, mais c'est noble de sup-
porter les séparations. Il est même bien de les pro-
voquer pour un coeur marin destiné à toujours être
ailleurs.

Je me prépare chaque jour à partir un peu plus


loin, en pensant mieux, à voler avec des ailes
SUR MER 123

au-dessus du mal, à planer là où rien ne peut plus


m'atteindre.
Il faut sans cesse se préparer à quitter la terre
brusquement. Je suis déjà prête à laisser la mer pour
l'Infini.

Une joie= un regret !


Une peine — une leçon !
=
Un chagrin une évolution vers le bien, le large
et l'infini !
Le bonheur est dangereux. La souffrance est meil-
leure, elle nous rapporte en vous dépouillant.
Une grande peine nous améliore toujours.
Il ne faut pas fuir devant la douleur. Il faut l'ac-
cepter en disant qu'elle est nécessaire à l'élévation
de l'âme.
LE LANCEMENT D'AILÉE

Lorsque Ailée fut lancée à Gosport, une jolie et


touchante preuve de sympathie me fut donnée par
nos amis d'Outre-Manche.
A l'instant où Ailée glissa vers son élément au
milieu des hurrahs du personnel et des ouvriers des
chantiers Camper et Nicholson, un magnifique dra-
peau apparut au mât de pavillon arrière. Je venais
de briser sur l'étrave la traditionnelle bouteille de
Champagne.
D'un côté le pavillon français, de l'au Ire le pavillon
anglais furent hissés ensemble à la même drisse.
<(
Fait unique, me dit Charles Nicholson un ins-
tant après ; mais nous ne connaissons personne en
Angleterre qui aime son pavillon autant que vous!
« Alors nous vous avons réservé cette surprise !
« Ailée ne pouvant devenir française que complè-
tement terminée et dans un port français, seul le
pavillon anglais devait flotter ici; mais pour ne pas
vous faire de peine, mieux encore pour vous faire
plaisir, nous avons décidé cela!
« En honorant Ailée, nous avons voulu en même
temps honorer celle qui sait si bien faire aimer la
France! »
LADY HENRY SEAGRAVE

Qu'il mesoit permis de rappeler la phrase sublime


qui sortit des lèvres de Lady Henry Seagrave après
la mort de son mari, le major Seagrave.
« Ce serait » disait cette grande et patriote dame
anglaise, déchirée de chagrin par la mort de son
compagnon aimé, « ce serait un bien pauvre monde
que celui où nul n'oserait courir de risques par crainte
des conséquences. »
Et cette conclusion si juste et si émouvante : « Si
l'on n'a en vue qu'une gloire personnelle il est égoïste
d'apporter pour cette ambition la tristesse et la souf-
france dans sa famille, mais si, allié à l'esprit d'aven-
ture l'homme est aussi poussé par un esprit plus
élevé d'accomplir un fait glorieux pour son pays, de
tracer un chemin nouveau que d'autres suivront plus
tard et d'ajouter une strophe au poème épique du
progrès humain, alors tout risque est justifié, nulle
tâche n'est trop ardue, nul sacrifice trop grand. »

Je vous bénis, Madame, au nom des autres femmes


et de moi-même, d'avoir donné à vos sentiments
une pareille expression.
Merci d'avoir pensé si simplement haut! Merci
126 SUR MER

pour toutes celles qui comme vous, le coeur brisé,


sont seules pour porter, garder, bercer la gloire de
leur cher disparu.
Dans mon coeur solitaire, ces paroles résonnent.
Elles se gravent profondément avec le ciseau sur le
roc de granit où palpite encore le plus simple coeur
de femme qui soit!
Puisse cet hommage vous toucher. Il vous advient
d'une soeur en sacrifice, en action, en idéal.

Petite fille je fus. Ayant mis un fils au monde, je


sais le rôle qu'une femme y doit tenir. J'étais de
celles qui comprennent mieux le devoir que la vie.
Maintenant je suis un être façonné dans la volonté
de lui-même pour un idéal trouvé : offrir ses jours
dans l'action, par pureté, abnégation, exemple, en
hommage patriotique à ceux dont la vie s'écoule sur
mer.
D'où me vient cette volonté ?
Je ne puis saisir dans mes mains frêles toute cette
force qui s'échappe de mon âme !
Elle est surtout faite de tout l'espoir de bonheur
que convoite la jeunesse et que je n'ai jamais connu.
Elle est faite de toutes les larmes, de toutes les
peines, de toutes les désillusions et aussi de ma
révolte devant la lâcheté de certains êtres !
Mais elle est enveloppée d'aspirations futures et
de beauté qui plane au-dessus de tout !
SUR MER 127

J'ai voulu m'élever jusqu'à ceux qui pensent bien et


savent se dévouer. J'ai voulu embellir et magnifier
les esprits ardents et jeunes, les orienter vers le
service de la Patrie et créer des âmes de chefs.

Dans la vie aucun exemple ne nous laisse indif-


férent. L'appel du bien nous élève. Le mal en nous
touchant nous blesse toujours.
Selon les circonstances, le doute nous étreint ou
l'espoir nous entraîne.
Les êtres peuvent nous faire comprendre la beauté
de l'heure ou bien vite l'écoeurement de la convoi-
tise. Les événements spontanément nou.s révèlent
des résolutions, magnifiques ou tragiques.
MOUETTES

Mouettes, mystérieuses et charmantes voyageuses


des mers, dont le vol est infini, comme l'horizon,
vers lequel, sans cesse, vous courez, à tire d'ailes,
je vous aime pour la grâce de vos lignes et la finesse
de vos traits.
Légères et souples, tanlôt portées par la brise ou
victorieuses contre le vent, toujours, vous coulez
dansl'air avec aisance et harmonie. Vous vous jouez
de tous les assauts de la tempête, des vacarmes de la
grêle ou du tumulte de la pluie.
La brume elle-même ne sait pas être un obstacle
à votre griserie de l'espace. Vous dominez l'atmo-
sphère dont vous avez asservi les forces redoutables.
Curieuses, vous venez tournoyer autour des bateaux
qui portent les hommes vers les lointains.
Un cri pour dire « je suis là » — un autre cri,
comme adieu — et, d'un seul coup d'aile, vous
repartez vers l'inconnu, d'où, là-bas, quoique part,
sur la mer, dans l'enveloppement d'un grand mys-
tère, d'un seul élan vous étiez venues.
Au balancement des flots, de longues heures, je
vous regarde, vous laissant bercer au rythme de la
musique, tantôt douce et mélodieuse, qui monte des
profondeurs de l'onde.
Alors, je cherche à connaître le rêve de vos ailes
SUR MER 129

endormies et à partager avec vous l'ivresse de ce


sommeil, au creux des lames.
Mouettes agiles et gracieuses, soeurs aimées de
mon âme, je ne cesse de penser que je voudrais,
toute pareille à vous, par-dessus le fracas des vagues
et la poussière des embruns, connaître l'ivresse de
votre existence, éternelles voyageuses !
Sur les ailes qui m'emportent à travers les océans,
je vous suis du regard,longtemps,longtemps... mais,
hélas! vos voiles sont plus puissantes que celles de
mon navire.
Je n'ai qu'un instant, une seconde, l'illusion chère
à mon coeur de vous ressembler et de partager votre
vie errante...
Mais déjà, si vite, vous avez disparu et mon rêve
replie ses ailes sur le chagrin que vous me laissez...
0 Mouettes, mes soeurs, mouettes amies de ma
pensée et de mes rêveries, un jour, quittant les ailes
que ma volonté seule a conçues et dépliées, je
viendrai vous rejoindre au royaume de vos voiles
célestes et tout le mystère que je cherche à découvrir
dans le sillage de votre course azurée, je vivrai,
pareille à vous, cette fois, sûre enfin, comme vous,
de régner sur l'espace et de dominer les flots.
CANOT DE SAUVETAGE

Alerte !
Par une nuit d'encre, un appel lugubre de détresse
a retenti, là-bas, sur le tumulte assourdissant de la
mer en furie.
Mais l'appel reste vain !
Un chalutier est en perdition. L'équipage demande
du secours.
Personne n'a rien entendu. Et tous ces hommes,
à quelques brassées du port, vont mourir broyés par
la tempête,
Un autre appel, plus sourd, hurle dans la nuit et
qui semble le dernier, avant la mort. Un cri de
sirène — cri d'angoisse et d'effroi.
La pluie fait rage. L'ouragan est déchaîné.
Mais voici que sur le quai un homme s'affaire. 11
a entendu l'appel de détresse. Il crie : « Au secours!
Au canot de sauvetage ! » Le tocsin retentit. Des
fenêtres s'éclairent. Des lumières courent. Des
sabots battent sur les quais ruisselanls. Une porte
roule sur ses gonds avec un bruit de ferraille. Dix
hommes sont rassemblés.
En une seconde, ils sont prêts à la manoeuvre. Le
canot roule sur les rails.
SUR MER 131

Au commandement bref du patron, les mouve-


ments nécessaires, en cadence, s'accomplissent.
Le canot de sauvetage est à l'eau. Arc-boutés sur
leurs bancs, les hommes, d'un coup de rein puissant
et sûr, l'entraînent hors du port.
Le canot s'enfonce dans la nuit et s'en va là-bas,
vers cette masse d'ombre, d'où l'appel est venu.
La mer en furie cingle durement les visages,
trempe les os. Le canot de sauvetage se bat contre
des montagnes de vagues, qui, à chaque instant,
menacent de l'engloutir.
Qu'importe !
Ils doivent lutter. Ils luttent contre la mer
démontée, contre l'ouragan, contre la pluie qui
maintenant tombe avec un fracas de tonnerre.
De tous leurs muscles, ils se tendent. Ils s'em-
ploient. De tout leur héroïsme, ils s'encouragent.
Des vies sont à sauver. Déjà, la leur necompte plus.

Mais voici que, dans un farouche et magnifique


effort, ils sont près du bateau perdu. Les mâts, la
cheminée, tout a été arraché, sur le pont, emporté,
émietté par la tempête, qui, maintenant, guette une
autre proie... le navire et l'équipage éperdument
accroché au plat-bord. La mer a envahi la cale. Le
bateau va couler et avec lui les hommes à bout de
souffle.
Une seconde passe.
Le canot de sauvetage est là, tout près d'eux.
Courage! confiance! « Nous voilà ! » crient-ils aux
132 SUR MER

cinq naufragés qui, happés par des mains robustes,


sont jetés au fond du canot.
Ils sont sauvés !
Maintenant, c'est le retour avec le même achar-
nement dans la lutte contre la mer qui voudrait se
venger de ceux qui lui ont ravi sa proie.
Là-bas, au port, la nouvelle du sinistre s'est vite
répandue. Sur le môle des pêcheurs, des femmes
anxieuses attendent. Tous sont avides de savoir !
Le canot de sauvetage est à quai. La joie éclate
sur tous les visages. Cinq hommes. — Cinq marins
bretons ont la vie sauve !
Sauveteurs et naufragés communient dans un
même sentimentde fraternité et de reconnaissance...
Et, le lendemain, chacun reprend son poste. Les
pêcheurs sur d'autres barques attendent une autre
tempête, les hommes du canot de sauvetage se pré-
parent à nouveau à donner leur vie, comme offrande,
à la mer pour sauver celle des autres!...
JOUR DES MORTS A LA MER

2 novembre 1931.

2 novembre. — Jour des morts, jour où les


vivants rendent à ceux qui ne sont plus, en un culte
pieux, l'hommage douloureux de la pensée dans les
regrets éternels du souvenir...
2 novembre ! Du port, des embarcations sont
parties, portant les parents, les amis des marins
perdus ou morts à la mer... Elles vont, en grappes
serrées, vers un point de la côte, où des fleurs, dans
un instant, seront jetées sur l'immense tombe des
flots mouvants par des mains ferventes...
Le signal sera donné par un coup de sirène du
remorqueur où l'évêque, le pasteur, le rabbin, unis
dans un même sentiment de foi ardente, prononce-
ront les prières rituelles...
L'instant approche. La sirène retentit. Toutes les
têtes se découvrent. Les prélats officient. Les femmes
se signent...
Des couronnes, des gerbes sont lancées des embar-
cations et retombent en pluie de pétales au creux
des lames.
Chacun observe un religieux silence. Une minute
s'écoule. Chacun pense. Chacun prie ; puis, la sirène
retentit à nouveau et voici que les barques reprennent
la route du port. C'est fini...
134 SUR MER

Cérémonie touchante de simplicité et de grandeur,


comme a été grande et simple la vie du marin, de
celui qui repose à jamais au fond des océans et, qu'en
ce jour, pendant une minute, le 2 novembre, ceux
qui gardent le culte du souvenir sont venus honorer
dévotement, tête nue, les bras chargés de fleurs..-
GÊNES
Février 1932.

Au marquis Pallaviccino, président du R. Y. C. I.

Laissez-moi vous dire toute mon admiration pour-


la magnifique installation, l'organisation parfaite
du Regio Yacht Club Italiano.
Vous avez pensé à tout, aux hommes et aux
choses.
Si les yachtmen, heureux bénéficiaires de votre
beau club, vous ont souvent exprimé leur gratitude
personnelle, quelqu'un vous a-t-il répété la confi-
dence muette que j'ai reçue des bateaux, de course
si confortablement amarrés dans votre petit port?
Je les aime trop ces 8 mètres et ces 6 mètres
pour ne pas sentir ce qu'ils éprouvent. J'ai com-
pris leur bonheur d'être traités à Gênes avec une
sollicitude si attentive. Et il m'a semblé qu'ils
m'ont donné mission de vous dire leur recon-
naissance.
LE LANGOUSTIER «
VIRGINIE-HÉRIOT »

Copie de la lettre que j'ai reçue, le li novembre 1930,


de Lesconil, par Pont-ÏAbbè {Finistère),
de Faou (René), marin-pêcheur.

A Mme Virginie Hériot.

Chère Madame,
Excusez-moi si je prends la liberté de vous
écrire pour vous demander une faveur.
Breton d'origine, pêcheur dès ma plus tendre
enfance, mon rêve a toujours été de posséder un
« langoustier » pour aller faire la pêche aux crus-
tacés, aux Iles Glénans, Groix, Belle-Isle, plateau
de Rochebonne, même sur les côtes du Portugal.
Le rêve vient de se réaliser, car un sloop de
22 pieds de quille vient de m'être lancé tout
récemment.
Lecteur assidu de Y Auto, n'ignorant rien de vos
prouesses de yachtwoman aux Jeux Olympiques
d'Amsterdam, ni de vos qualités de marin, j'aurais
voulu baptiser mon langoustier : Virginie-Hériot.
Je vous serais très reconnaissant si vous vouliez
bien accepter que votre nom soit l'emblème de mon
gagne-pain.
J'espère ne pas vous offenser en vous demandant
SUR MER 137

cela, et vous prie d'agréer, chère Madame, l'expres-


sion de mes sentiments respectueux, et vous
remercie sincèremsnt de la satisfaction que vous
pourriez me donner.
A Lesconil.
R. FAOU.
J'acceptai de suite, et je devins la marraine du
langoustier de René Faou.

Journal Bretagne à Paris.


1" août 1931, Pont-1'Abbé.
Un marin disparaît en mer. — Au cours d'une
tempête, le matelot Jacques Coë du langoustier
Virginie-Hériot, patron René Faou, qui péchait au
large de l'île d'Yeu, fut enlevé par une vague
énorme, qui le précipita à la mer. 11 disparut sans
que ses compagnons aient pu lui porter utilement
secours.
En lisant cette nouvelle, je fus consternée.
J'écrivis de suite au patron René Faou, qui me
répondit par la lettre suivante.
Lesconil, le 22 août 1931.
Madame,
Je suis en possession de votre lettre du 10 cou-
rant.
138 SUR MER

Je vous suis infiniment reconnaissant d'avoir


pensé à la famille de mon infortuné matelot,
Jacques Coë, disparu en mer, dans la nuit du 24 au
25 juillet dernier.
Ce malheureux accident nous est arrivé à
30 milles à l'ouest de l'île d'Yeu, alors que nous
fuyions devant la tempête, dans la direction de
Belle-Ile.
La nuit était très noire, et il pleuvait à torrent.
Vers 1 heure du matin, une forte lame força
l'homme de quart à lâcher la barre, et c'est cette
dernière qui projeta à la mer notre jeune cama-
rade.
Nous fîmes demi-tour ; nous entendions crier le
naufragé, mais l'état de la mer, la fureur du vent et
de la lame ne nous permirent pas de situer exacte-
ment le point d'où venaient les appels désespérés.
Le lendemain, nous rejoignîmes Lesconil et nous
chargeâmes le garde-maritime d'annoncer à la
famille Coë la funèbre nouvelle.
Le langoustier Virginie-Hériot est en deuil. Notre
beau bateau tout neuf est-il déjà frappé du signe du
malheur? Jacques Coë appartient aune famille très
honorable, qui a déjà payé un large tribut à la
guerre.
Le père, de condition très modeste, travaille
comme manoeuvre dans une usine de conserves. Il
est âgé de soixante-cinq ans ; la mère a cinquante-
neuf ans et s'occupe des soins du ménage.
La famille comptait sept enfants, deux sont morts
SUR MER 139

à la guerre, un troisième, de la classe 1913, est


grand mutilé de guerre et père de cinq enfants.
Les autres enfants sont mariés.
Jacques, notre matelot, venait de rentrer du ser-
vice militaire, et devait être le soutien de ses vieux
parents.
Hélas, la guerre leur a pris les aînés. La mer
vient de leur ravir le plus jeune. Votre geste,
Madame, s'il n'efface pas la douleur, viendra atté-
nuer le chagrin de vieux parents bien éprouvés,
comme vous le voyez.
En leur nom, et en mon nom personnel, je tiens
maintenant à vous en remercier.
Le Virginie-Hériot prend la mer ce soir pour une
quinzaine de jours. La pêche n'est pas des meil-
leures ; il faut avouer que nous n'avons pas eu
beaucoup de chance, notre bateau a eu besoin d'une
mise au point; en outre, nous avons recueilli sur
les lieux de pêche, au large de l'île d'Yeu, des corps
de naufragés du Saint-Philibert, que nous avons
ramenés à Belle-Isle.
Notre malheureux accident, le mauvais temps,
viennent encore de nous faire perdre trois semaines.
Souhaitons que le temps s'améliore et que la lan-
gouste ne boude plus.
Les fêtes de Lesconil ont eu lieu le 16 août.
A l'occasion des régates, je suis heureux de vous
annoncer que le Virginie-Hériot a fait premier dans
la série des Cotres-Langoustiers avec six minutes
d'avance sur le second, sur un parcours de 5 milles.
140 SUR MER

Je suis heureux de vous faire part de cette bonne


nouvelle, à une époque où Y Ailée doit ajouter de
nouvelles victoires à son palmarès.
Un jour, nous aurons peut-être la chance de nous
rencontrer dans quelque port du sud de la Bretagne ;
c'est avec un grand plaisir que nous vous offririons
la plus belle langouste de notre vivier.
Recevez, Madame, tous mes remerciements, et
croyez à mes sentiments respectueux.
René FAOU.
Patron du Virginie-Hériot, à Lesconil,
par Pont-1'Abbé (Finistère).
VENISE
Mars-avril 1932.

L'accueil du Club de la Voile, des autorités mari-


times italiennes, de notre Consul, de la haute société
de Venise; la présence de ma mère à laGiudecca; la
grande bienveillance que m'a témoignée S. A. R. le
duc de Gênes, tout s'est réuni pour faire de mon
séjour à Venise un grand enchantement.
J'emporte de Venise, avec les dernières roses
de France, un inoubliable souvenir.
CROQUIS D'ORIENT

VISIONS AU FIL DE LA ROUTE.

Campements de nomades aux tentes noires, trou-


peaux étiques.
Femmes en robes bleu foncé, juchées sur des
chameaux, régulièrement balancées.
Buffles noirs aux longues cornes recourbées sur
le dos qui cheminent dans un nuage de poussière.
Jeune chameau, ridicule de proportions, attentif
à suivre les pas de sa mère.
Enfants rouant de coups des ânes qui trébuchent
sous une charge trop pesante.
Dans la désolation, l'aridité de la terre, les ani-
maux et les humains se meuvent,peinent et souffrent.
Seuls les cimetières musulmans donnent une im-
pression d'heureuse tranquillité ; des femmes voi-
lées, assises sur les stèles, devisent en groupes.
Et seuls les oiseaux du ciel semblent connaître la
joie de vivre : aigles splendides, pique-boeufs étour-
dissants, cigognes magnifiques,hirondelles affairées.
SUR MER 143

Le vol des geais bleus jette les éclats d'un cabochon


de saphir et d'émeraude.
Cyprès, palmiers, pistachiers, bouquets d'oliviers,
bougainvilliers éclatants, oasis de verdure piquées
de minarets sveltes et blancs.
Là où l'eau coule, l'abondance et le bonheur repa-
raissent.
CRÉPUSCULE.

Dans le soir qui tombe ce sont les cris des hiron-


delles, le croassement des corbeaux.
Sous mes fenêtres, des disputes sans fin dans une
langue gutturale, mais quand même chantante.
Dans la rue, cris et bousculades d'enfants effrontés
que le « cavas » magnifique, tout chamarré, sabre à
la ceinture, écarte de sa cravache.
Voix nasillarde des muezzins dans la paix du soir...
Lassitude, espoir d'un peu de fraîcheur après une
journée exténuante, sous le soleil accablant, dans la
poussière brûlante qui rend le vent du sud irrespi-
rable.
Après la tombée de la nuit, détente : beau ciel
ployant sous les étoiles étincelantes.

ATHÈNES.

Le port du Pirée est sans mouvement, encombré


de bateaux de commerce désarmés. La crise de la
drachme s'aggrave. Un important débat politique va
mettre en cause le cabinet Venizelos.
144 SUR MER

Parmi de si sérieuses préoccupations, l'appel de


la mer pourra-t-il être entendu à Athènes?
Ma conférence fait salle comble ; je suis reçue,
fêtée par le ministre de la Marine à bord du croi-
seur Avérof, à l'Ecole Navale, au Yacht Club de
Phalère.
On sait que le lieutenant jde vaisseau Tsalis de la
Marine hellénique, émule d'Alain Gerbault, a fait
seul, l'an dernier, la traversée d'Angleterre en Grèce.
Les journaux montrent en première page, photo-
graphiés l'un à côté de l'autre, les deux « Thalasso-
pores » (les deux coureurs de la mer) : le lieutenant
de vaisseau Tsalis et moi.
La Grèce se souvient de son passé maritime illustre.
Faut-il rappeler que jamais les Hellènes n'ont connu
la défaite sur mer?
Amis d'Athènes, j'ai trouvé dans vos coeurs une
résonance aiguë, je vous dis encore une fois toute
ma joie, toute ma reconnaissance.

EGYPTE.

J'ai trouvé Alexandrie fêtant la journée du zéphyr


du printemps.
Suivant une tradition ancienne observée par toutes
les races, toutes les religions, celui qui veut récolter
du bonheur pendant l'année doit passer cette journée
à se distraire aux champs.
A une heure matinale, voitures et bateaux ont
emmené au loin des familles entières.
SUR MER 143

La campagne, le jardin botanique généralement


désert sont envahis : costumes clairs, chatoiement
de couleurs vives, agitation joyeuse, danses au son
du tam-tam, cris des marchands ambulants, parfums
de fleurs mêlés d'odeur de friture et de tabac du
Levant.
Toute une population se grise au souffle du zéphyr.
La fête du printemps ravive l'espoir du bonheur
auquel l'homme reste, malgré tout, attaché.

Les dahabiehs, en grande lenteur, remontent le


canal d'Alexandrie au Caire.
Leurs proues relevées, au dessin, aux ornements
archaïques, semblables à ceux des fresques millé-
naires, se suivent toute proches, comme une cara-
vane du désert.
Elles déploient leurs grandes ailes au-dessus des
villages riverains, au-dessus des palmiers, pour aller
chercher très haut la brise qui les emporte silen-
cieusement.
Quelle belle vision, cette suite de dahabiehs dont
les voiles blanches paraissent glisser dans la verte
campagne,quand, au détour de la route, l'étroit cours
d'eau a disparu à nos yeux.
Je vous admire, ô dahabiehs, d'être restées sem-
blables à vous-mêmes depuis l'histoire la plus reculée.
Vous êtes une figurationvivante, majestueuse, impas-
sible d'une parcelle d'éternité.
10
146 SUR MER

ARRIVÉE A DAMAS PAR LA ROUTE.

A la sortie de Beyrouth, la route escalade le Liban.


Après bien des détours, qui montrent chaque fois la
ville et la mer toujours plus bas et toujours plus
loin, nous arrivons au col et nous découvrons devant
nous le Grand Hermon, couronné de neige dans la
pureté de l'air.
L'Anti-Liban se profile comme un décor irréel
rose et mauve. A nos pieds, la plaine fertile de la
Béqaa étend ses cultures où l'oeil étonné découvre
les riches couleurs et les beaux dessins d'un im-
mense tapis de haute laine.
Après la descente dans la plaine, nous traversons
l'Anti-Liban dans des gorges arides remplies d'ombre
et de caravanes ; puis la descente par une route
bordée de cascades chuchotantes et enfin le pano-
rama inoubliable de Damas, île de nacre dans une
mer de vergers, aux confins du désert.

TRAVERSÉE AÉRIENNE DU DÉSERT.

Le pilote Fauqùet-Lemaître m'a amenée de


Damas à Bagdad sur son Bréguet, ancien avion de
Costès, qui fait 200 kilomètres à l'heure.
Traversée pénible, suffocante. Vue hallucinante du
désert, terre tourmentée de couleur fauve avec des
irisations violettes. Çà et là montent en spirale des
tourbillons de poussière, comme dés colonnes de
fumée s'élevantd'un sol qui brûle. Nous rencontrons
SUR MER 147

un commencement de vent de sable qui masque le


sol à nos yeux. Heureusement il se dissipe à temps
pour nous permettre d'atterrir à Bagdad.
Pendant quelques instants, je prends la place du
mécanicien sans-filiste, en plein air, à côté du pilote.
Quelques jours après, à l'hôtel de Damas, j'ai une
longue conversation avec Fauquet-Lemaître.
« Le désert est encore très difficile à comprendre,
me dit-il; je vole bas, à 200 mètres du sol, pour
éviter les remous. Lorsque le vent de sable vous
surprend et vous environne, il est déjà trop tard
pour agir avec sécurité. Il faut faire demi-tour ou
essayer d'atterrir. Le désert reste très dangereux. »
BAGDAD.

L'arrivée à Bagdad par avion est impressionnante.


Après la longue traversée du désert de sable roux
et de pierres fauves, hallucinant, voici que les
boucles de l'Euphrate et du Tigre festonnent une
terre nouvelle, moins hostile à l'homme, sans
doute, mais combien triste !
Villages construits de boue, champs cultivés,
palmeraies, routes et canaux forment une mosaïque
qui reproduit tous les tons de la gamme des gris.
Partis de Damas à 4 heures du matin, nous
atterrissons à 8 heures 1/2 de la même montre, à
9 heures 1/2 du temps de Bagdad. Le soleil brûle,
le sol est aveuglant, la chaleur crépite, l'atmosphère
148 SUR MER

est embuée de poussière et l'air qu'on respire


suffoque. Par 43° à l'ombre, une lourde torpeur
stagne sur Bagdad.
La grande ville étend à perte de vue ses maisons
basses à terrasse, fermées jalousement aux regards
du dehors et que séparent d'étroites ruelles au sol
inégal.
Il n'eût pas fallu venir en Iraq après avril, pour
y trouver encore des roses et voir des palmeraies
aux feuilles vertes, fraîchement lavées parles pluies
d'hiver. Un vêtement de poussière couvre Bagdad.
Je ne regrette pas, cependant, d'avoir passé trois
jours dans la ville des Mille et une Nuits sous son
aspect de plus grand désenchantement.
Pour accroître l'oppression physique, l'angoisse
morale, voici que s'élève le vent de sable. Le champ
visuel est étroitement borné comme à Londres dans
le brouillard de novembre; le ciel, ultime espoir, a
disparu; mais la fournaise n'est pas moins ardente.
J'apprends que l'avion, venant de Saigon, n'a pas
pu quitter Bouchir, car le vent de sable rend la
navigation aérienne dangereuse, l'atterrissage
impossible. Pourrons-nous partir demain ? Quand
retrouverai-je l'air pur du grand large?
Sous le vent de sable, bêtes et gens se terrent,
accablés ; la ville paraît frappée de stupeur sous son
casque de feu.
Rien plus ne bouge.
Rien plus ne vit.
Seules les hirondelles poursuivent leur vol rapide
SUR MER 149

et font entendre leurs cris dans le morne silence.


L'autre rive du Tigre ne se distingue plus, le
fleuve semble rouler des flots de cendre; les ponts
des bateaux à l'antique s'estompent dans la grisaille
et disparaissent dans le néant au milieu des eaux.
En guise de batellerie, les couffas du Tigre, d'un
modèle immuable depuis quarante siècles. Ce sont
des esquifs ronds comme des nids d'oiseaux, cons-
truits en osier et en argile vernissée, manoeuvrant
avec deux pagaies, qui roulent le long des berges
pour remonter le courant dans la zone étroite des
remous, ou bien se laissent emporter au fil de l'eau
sans souci du cap. Etonnante vision pour un marin
que les couffas du Tigre !

Ll<: PILOTE WlNCKLER.

A son arrivée de Bouchir, après sept heures de


vol, le grand Winckler est debout, souriant, tandis
que son équipage est complètement fourbu.
C'est lui qui m'a pilotée à mon retour de Bagdad
à Damas.
Quelques jours plus tard, je pus lui parler de notre
vol au-dessus du désert : « Pour faire de l'aviation,
me dit Winckler, il faut être fataliste, il faut être
philosophe, toujours penser que ça ira bien. En un
mot, il faut être coriace.
« Mais les pilotes savent qu'ils sont à la merci
d'une panne, d'un manque du matériel. Ainsi j'ai vu
150 SUR MER

la mort trois fois de bien près ; dans une tempête


de sable où j'ai été contraint d'atterrir, dans un
orage au-dessus de la mer... L'autre fois c'était,
Madame, une clé à molette oubliée par un mécani-
cien et qui avait coincé la commande du gouver-
nail... Certains jours je me dis bien que j'en ai assez,
que c'est stupide de risquer sa vie ainsi; mais, l'ins-
tant d'après, je n'y pense plus et je n'ai même qu'une
idée : c'est voler encore ! C'est une habitude, une
grande habitude, Madame. »
J'admire le pilote Winckler.

IMPRESSIONS DU DÉSERT.

Morne étendue lugubre, hallucinante. Est-ce pour


se rafraîchir que la poussière s'enlève du sol et
monte vers les nues?
Sable rouge et hostile, plus opaque que la brume
la plus dense.
Crainte de ne revoir jamais la mer, si ce soleil de
feu, cet air irrespirable et suffocant avaient raison
de mes yeux brûlés, de ma gorge desséchée.

ARRIVÉE A DAMAS EN AVION.

Six heures de vol, vent contraire, dans une atmo-


sphère torride.
Le désert me parait interminable. A mesure que
je l'observe tandis que les heures passent, la gorge
SUR MER 151

sèche, le front brûlant, les yeux douloureux, il


m'apparaît plus désolé, plus étrange, plus impéné-
trable.
Enfin, l'oasis de Damas. La ville heureuse et
naerée s'étend opulente et sereine sur un lit de ver-
dure sombre.
Vision magnifique, impression exquise d'apaise-
ment.
Autrefois, quand les lentes caravanes cheminaient
sur les pistes du désert, la ville bénie de Damas,
terme des fatigues et des souffrances, hantait le
rêve de tous. Parfois, le mirage des couchants du
tropique faisait apparaître aux yeux égarés la vision
trompeuse de la ville opaline enchâssée comme une
gemme dans un écrin de velours.

CONFÉRENCE A DAMAS.

On me dit : « Si vous n'aviez pas quitté Damas le


« lendemain de votre conférence, vous auriez été
« sollicitée de la recommencer à l'usage des dames,
« à qui la bienséance musulmane ne permet pas
« de se montrer dans une réunion masculine. »
Dans la grande salle de l'Université Syrienne,
j'aperçois cependant trois toharcharfs noirs. Ces
indépendantes, ces curieuses de civilisation occi-
dentale, ont ainsi bravé l'opinion publique pour
m'entendre.
Soeurs inconnues, je vous salue, et j'aime votre
révolte.
152 SUR MER

Mais, au fait, n'avez-vous pas gardé l'anonymat


derrière votre voile?
Le tcharcharf, symbole pour Loti de l'esclavage
des musulmanes, ne leur donne-t-il pas, au con-
traire, de plus grandes licences, quand les servantes,
les intimes du harem, sont assez discrètes ?
Quant a moi, je préfère ma liberté au visage
découvert.
HAMA.

A Hama, les norias de l'Oronte font avec len-


teur et patience leur labeur d'esclave.
Maurice Barrés a décrit si joliment ces grandes
roues, travailleuses infatigables, qui puisent l'eau
.dans le fleuve et l'élèvent jusqu'à la ville.
Elles peinent. Et le grincement qu'elles font
entendre a l'accent d'une plainte, s'exhalant triste
et monotone, versant la mélancolie sur un site d'une
grande beauté : pont ancien sur l'Oronte, ville
blanche aux jardins merveilleux.

ALEP.

La citadelle d'Alep s'élève, altière, au-dessus de


la ville comme un rocher émerge de la mer. Glacis
dallés. Porte monumentale de la plus belle archi-
tecture arabe. Murailles imposantes à demi rui-
nées.
Les pierres se profilent avec des tons de feu sur
l'azur du ciel. Leur patine est plus chaude, plus
HÉRIO^D^SCEND D'AVION A DAMAS. LE 19 MAI 1932
A SON RETOUR DE BAGDAD. M
SUR MER 153

éclatante que celle des marbres de l'Attique.


J'ai visité le plus beau jardin suspendu d'Alep.
Sur une terrasse dominant la ville, des massifs
de géraniums, des buissons de rosiers, de grands
acacias qui insinuent leurs racines entre les voûtes
des souks.
Car ces arbres, ces plantes, ces fleurs, qui créent
la beauté dans le silence sous la lumière du ciel,
recouvrent un grouillement humain s'agitant et
criant dans la pénombre d'une ville souterraine, où
tout peut s'acheter après de longs marchandages
devant une tasse de café.
A 6 heures, la vie du bazar s'arrête ; les lourdes
portes sont closes pour la nuit.
Les souks d'Alep sont réputés, car ils ont con-
servé intactes leurs voûtes de pierre du temps où ils
étaient le grand marché d'échange entre Venise et
l'Asie d'au delà le désert ; mais ils m'ont paru
moins pittoresques que les souks de Tunis ou de
Marrakeck.

Pour définir la plaine d'Alep, je dirai comme


Maurice Barrés : « Toujours cette teinte de cha-
« meau, morne, sévère..., des villages dont les
« maisons coniques semblent des ruches d'abeilles»,
et j'ajouterai : Des hommes vêtus de noir, un bétail
famélique.
En approchant du territoire des Alaouites, le
relief s'accuse, des arbres frissonnent sous la brise,
154 SUR MER

les couleurs s'avivent, le travail des champs s'offre


sous une forme plus aimable.

LA MER RETROUVÉE.

Lorsque je la revis à Laltaquié, la mer fut pour


moi la suprême récompense de mon effort... Brise
légère et pure venant effleurer mon front, adoucir
mon regard, emplir mes poumons avides, me don-
nant la vie avec sa fraîcheur et sa lirnpidité,
Exténuée, je la regardais longuement, sans pou-
voir rien lui dire. Ce colloque muet d'abandon et
de reconnaissance me fit mieux comprendre encore
que je ne pourrais jamais quitter la mer.
LA CORNICHE DE LALTAQUIÉ A BEYROUTH.

Avant d'atteindre Tripoli, nous traversons la ville


de Bahias, près de la mer. Avec ses vieilles maisons
blanchies à la chaux, ses murs anciens et ses beaux
arbres d'où s'échappent les minarets, elle est, pour
nos yeux, une vision d'Orient.
Le grand château d'El Markab, puissante forte-
resse du temps des Croisés, dessiné sa formidable
carrure sur un fond de ciel bleu. Aujourd'hui, il n'est
plus qu'un repaire d'aigles.
La chaîne du Liban domine et ennoblit la route
littorale. Ses cimes neigeuses retiennent parfois
une panne de nuages. Le soir, les sommets se
teintent des derniers reflets du soleil couchant,
SUR MER 15f>

roses, puis mauves, bleus pâles enfin, avant de se


voiler pour disparaître dans la grisaille de la nuit.

DÉPART DE BEYROUTH.

Mon seul regret est de n'avoir pu revoir en détail


les beautés du Levant.
Mon programme maritime très chargé et les
suites de mon accident de mer ne me permirent
pas de mener de front ma mission et le tourisme.
J'avais besoin de toutes mes forces pour accomplir
du mieux que je pouvais le beau travail qui m'était
confié.
Trois jours dans chaque ville : Beyrouth, Bagdad,
Damas, Alep, c'était trop peu. Visites officielles,
réceptions, organisation de la conférence. Après là
conférence, les remerciements, les adieux, le départ.
Le temps passa trop vite.
J'éprouve de la tristesse de n'avoir pas pu rester
dans chaque ville plus longtemps afin de mieux
regarder, de mieux comprendre toutes les impres-
sions que mon coeur recueillait.

JÉRUSALEM.

Vallonnements harmonieux, collines aux pentes


douces, gorges nuancées, bouquets d'oliviers!...
Après le dernier col franchi qui embaume la
menthe, où les caravanes de chameaux longuement
balancées soulèvent la poussière, la dernière crête
156 SUR MER

découvre Jérusalem au voyageur venant de Caïffa.


La Ville Eternelle apparaît radieuse, dorée par la
lumière de midi.
Dans les murs qui l'encerclent, l'ancienne Jéru-
salem dominée par la mosquée d'Omar reste telle
que je l'ai vue il y a vingt ans. Mais une ville nou-
velle aux bâtiments lourds et disproportionnés :
fondations pieuses de toutes observances, consulats,
hôtels, s'est étendue comme une coulée de lave
blonde hors des vieilles murailles.
Comme je suis émue et heureuse de revoir la Ville
Sainte après tant d'années écoulées !
Par les rues étroites, sur le pavé usé qu'ont foulé
tant de pèlerins au cours des siècles, je descends
vers le Saint-Sépulcre.
Place unique au monde, sainte entre toutes! La
médiocrité, la rivalité des hommes n'ont su y édifier
qu'un monument confus où voisinent la beauté et
la vulgarité.
Je vais m'agenouiller et prier devant le tombeau
de N.-S. Jésus-Christ.

RHODES, 3 JUIN 1932.

Rhodes m'apparaît à tribord dans l'écume des


vagues brisées par l'étrave.
Vent debout Ailée tangue. Le pont est couvert de
légers embruns qui brillent au soleil.
Rhodes, je ne ferai cas escale dans ta baie cou-
SUR MER 157

ronnée de montagnes, que je connais déjà et dont


mes yeux de marin conservent la belle vision.
Je ne peux pas.
Je le regrette trop pour que tu m'en veuilles et
je garde l'espoir de pouvoir jeter l'ancre un soir
dans tes eaux heureuses.

ARCHIPEL.

Iles dénudées et rousses se dressant sur la mer


appesantie, bleue, couleur de lin.
La chaleur se pose, écrasante, sur ce lumineux
décor, anéantissant les mouvements et les bruits.
Tout s'imprègne de torpeur. L'azur se voile de la
chaleur qui monte, faisant bouger l'horizon indécis,
dans le tremblement de la buée. Et sur cette splen-
deur, faite de lumière et de pureté, le ciel de la Grèce
verse son charme et sa douceur.
Infinie la variété des teintes que revêtent les
rochers au coucher du soleil, suivant la fantaisie
d'un nuage, d'une risée, d'un reflet. Spectacle d'une
diversité magnifique!
Mais la nuit descend et absorbe cette splendeur ;
l'orage déchire les nuages amoncelés et la mer
blanche d'écume frappe furieusement les côtes
escarpées.
CORFOU, JUIN 1932.
C'est à cette époque de l'année que Corfou se
montre dans sa plus grande splendeur.
158 SUR MER

Par cette douce chaleur, l'île est un paradis ter-


restre en pleine floraison, parfumé.
Le soir, les lucioles dans les prairies, la phospho-
rescence de la mer créent une ambiance unique. Le
ciel n'est plus qu'un vaste champ d'étoiles. La per-
fection est atteinte. Inclinons-nous.
Heureux ceux qui atterrissent à Corfou au mois
de juin par une de ces soirées tendres où le crépus-
cule est si doux dans sa lenteur. Le ciel retient des
couleurs de pastel adoucies. Au loin, la masse impo-
sante, finement teintée, des montagnes d'Albanie.
Je voudrais être aquarelliste pour rendre sensible
ce que mes yeux ont absorbé de couleurs. Pour faire
revivre les aspects de la nature, ce sont des pinceaux
qu'il me faudrait.
Mais les actes et les paroles conviennent pour
exprimer les sentiments.
SOUVENIRS ROYAUX
SOUVENIRS ROYAUX

Titre pompeux sans doute, mais qui me parait


cependant convenir aux petites anecdotes qui vont
suivre, et où il apparaîtra combien les rois sont
simples, aimables, affectueux même, dans les rela-
tions sportives qu'ils entretiennent avec leurs sujets
et leurs amis étrangers.
Avant d'approcher les cours, j'avais entendu
parler seulement de la politesse des rois; mais ce
qui me surprit, ce fut leur bonté; ce qui me toucha,
ce fut leur coeur.
Par crainte de voir ces souvenirs s'effacer, je
désire, aussi fidèlement que possible, les fixer.
Beaucoup d'entre eux remontent à mon enfance et
risqueraient d'être entraînés dans l'oubli, au milieu
de la lutte quotidienne de la navigation — et, aussi,
parce que chaque jour à la mer est un souvenir.
C'est la sportivité de certains souverains, d'une
part, et mon amour pour la mer, de l'autre, qui me
donnèrentla possibilité de les approcher et me per-
mettent aujourd'hui d'écrire ces notes.
il
GUILLAUME II ET LE PRINCE DE MONACO
1905

Je suis une petite fille : je regarde pour la pre-


mière fois des ailes qui se poursuivent pour se
dépasser et vaincre !
Mes grands yeux ouverts d'enfant ne peuvent se
détacher de ces deux voiles blanches qui luttent
l'une contre l'autre et qui, dans mon coeur tout frais,
représentent, l'une YAllemagne, l'autre la France.
J'ai un col qui se soulevé et vient frapper ma tète.
Un béret de marin encercle des cheveux blonds
dorés. Que se passe-t-il dans ma petite cervelle?
Ma vocation date peut-être de ce jour de gloire
où je tenais mes pouces si serrés, en voulant la
victoire, que lorsque la France arriva première,
gagnant la Coupe de France, j'avais mal à la tète.
J'étais mousse à bord du Salvator, le nouveau
yacht à vapeur de ma mère, et j'avais déjà fait deux
campagnes à bord de sa Fauvette. Salvator était
mouillé en rade de Kiel. J'avais été appelée sur
l'arrière et j'avais fait une révérence à l'empereur
Guillaume II et au prince Albert de Monaco.
Des bateaux de guerre sombres encombraient là
rade.
11 y avait aussi des croiseurs japonais.
SÛR MER 163

Lé canon tonnait toute la journée, il y avait dés


pavillons partout, mais ils étaient moins légers et
moins joyeux que les autres pavillons : croix noires
sur un fond blanc, qui faisait le ciel gris.
Instinctivement,je me redressai dans ma vareuse
de marin, parce qu'en me regardant je savais que
l'on dévisageait une enfant de France.
Sur la côte, les arbres immenses posaient dés
taches vertes.
11 y avait de la brume et les maisons en briques
me semblaient toutes tristes, quoique rouges.
Je me souviens du prince Henry de Prusse, ami-
ralissime de la Flotte allemande.
J'aimais le Salvator parce que j'en étais fière !
J'adorais ma mère parce qu'elle était si belle et si
bonne à la fois! Je lui étais si réconnaissante de
m'avoir près d'elle avec une institutrice, ce qui était
une complication à bord.
J'étais orgueilleuse et très timide, réservée et
sauvage.
La vie de bord m'enchantait, cette vie moitié
rêve et moitié réalité.
L'Empereur, chamarré, en grande tenue, venait
voir souvent ma mère à bord. J'allais lui dire bon-
jour — il me parlait très doucement et je n'étais
pas du tout intimidée.
Le Prince de Monaco, au contraire, si simple et
toujours triste, m'impressionnaitbeaucoup. Il devait,
dans l'avenir, devenir pour moi un grand ami.
« Votre fille est trop jeune et ne danse pas
164 SUR MER

encore », dit le Kaiser un jour à ma mère, « cepen-


dant, le Kronprinz donne une matinée dansante, il
faut qu'elle vienne, et aussi pour une matinée à bord
d'un de mes vaisseaux de guerre. »
J'allai donc danser chez le Kronprinz. Le prince
Adalbert, officier dans la marine, second fils de
l'Empereur, s'occupa très gentiment de moi et
m'offrit des fleurs et plusieurs rubans de bateau, ce
qui me fit battre le coeur.
J'allai sur le croiseur Alsace. Je fus confiée à un
brillant officier qui.me fit visiter le beau bâtiment,
puis me demanda si je voulais danser.
Je ne le voulais pas — « seulement avec le prince
Adalbert qui est si bien », pensai-je— et je répondis
le plus naturellement du monde à l'officier tout
interdit, en regardant, je me souviens, une bouée
aux lettres d'or : « Je ne puis pas danser sur un
croiseur qui s'appelle Alsace. »
Ma mère donna une grande réception, un soir.
Le prince Adalbert envoya la musique de son
bateau pour le bal.
Alors que la vedette du Salvator revenait de con-
duire les musiciens, elle fut abordée et coulée en
l'espace d'une minute.
Deux jours plus tard, le matin, de bonne heure,
le prince Adalbert venait à bord du bateau de ma
mère pour lavoir. N'étant pas encore prête, elle me
délégua auprès de lui.
Il venait exprimer ses regrets pour l'accident de
la vedette, ses excuses de n'avoir pu venir la veille.
SUR MER 165

Le nécessaire avait été fait, la vedette renflouée


serait amenée dans l'après-midi à bord.
Puis, d'un air grave, il déplia un petit paquet :
« Ceci a été trouvé dans l'embarcation, c'est très
précieux, c'est votre « pavillon tricolore », veuillez
le remettre à Madame votre Mère. »
Je fis une révérence en serrant très fort le pavillon
sauvé.
Alors que de Norvège le Salvator appareillait
avec la Princesse Alice, au Prince de Monaco, pour
une croisière au Spitzberg, l'Empereur, du pont du
Hohenzollern, cria très fort, d'un accent gut-
tural : « Bon voyage ! Tuez des ours, tuez des
ours. »
Je ne devais plus jamais le revoir...
Les paroles et l'accent, à jamais, restent gravés
dans ma mémoire.
LE PRINCE ALBERT DE MONACO
1907

Le Prince était un grand ami de ma mère ;


chasse aux canards et aux grands animaux les
avait souvent réunis à Marchais (Aisne) et à Beau-
mont (Aube). La passion de la mer avait resserré
aussi cette belle amitié.
En 1906, ma mère, sans le concours d'aucune
organisation, avait poussé une pointe avec le
Salvator jusqu'au Spitzberg. Le Prince Albert,
subjugué par tant d'audace, invita ma mère à
prendre part à une de ses Croisières scientifiques
au Spitzberg.
Mission intéressante et utile qui consistait à
relever les baies et les caps, à étudier les courants,
en un mot à dresser l'hydrographie et l'océano-
graphie complète de cette terre polaire qui,
jusque-là, avait été laissée complètement inex-
plorée.
Les cartes n'existant pas, seuls, les baleiniers et
les chasseurs de phoques pouvaient s'aventurer
dans ces parages.
Au Spitzberg, je regardais le Prince et l'admirais
avec mes yeux et mon coeur d'enfant de quatorze
ans, dont l'esprit s'ouvrait ravi sur ce qui était
SUR MER 167

grand, comprenant si bien qu'il accomplissait là


une noble tâche, dont l'humanité lui devrait recon-
naissance.
La sainte Anne fut fêtée à bord du Salvator à
Ring Bay. Je suis née le 26 juillet, jour de la
patronne des marins de Bretagne. Le Prince, avec
ses collaborateurs, vinrent déjeuner pour fêter mon
anniversaire. La table du carré du Salvator s'illu-
mina de 14 bougies dans un gâteau superbe !
Le Prince, spontanément, voulut que la fête se
continuât par un dîner à bord de la Princesse Alice,
mouillée à quelques encablures, dîner dont l'héroïne
de la journée garde le précieux et intact souvenir.
Les marins du bord étaient allés chercher, dans les
jolis seaux en teck verni, des fleurs !... minuscules
petites corolles aux mille teintes, faites de toute la
flore du lichen et de la mousse polaire.
Les années qui suivirent au Palais de Monaco,
au château de Marchais, j'accompagnais souvent ma
mère.
A bord de YHirondelle, le Prince Albert, recon-
naissant mon sens marin, me faisait toujours les
honneurs des nouvelles installations océanogra-
phiques.
Dans ses invitations à ma mère, il ne m'oubliait
jamais, ce dont j'étais très touchée.
Il me donna sa photographie, me prédisant que,
dans l'avenir, je serais un grand marin.
Ce grand Prince du travail et des recherches,
homme de science, dont je garde le vivant souvenir,
168 SUR MER

toujours en veston bleu marine, si simple, à la


parole rare, ponctuée et réfléchie. Lui, au coeur si
français, qui avait offert à la France le fruit de sa
science, devait m'apparaître, pour la dernière fois,
sur son lit de mort, en parade, revêtu du costume
d'officier de]la Marine espagnole.
LE PRINCE HÉRITD2R DE DANEMARK,
COMMANDANT DE TORPILLEURS

Le Prince, grand marin, grand sportif et char-


mant homme, aimant tous les sports, avait suivi
avec intérêt la grande semaine de régates à
Copenhague.
Ayant beaucoup de contact avec tous les
yachtmen danois, il passait ses journées gaîment
au Club avec ses amis et camarades.
Quel magnifique Club que K. D. Y. C. !
Grand pavillon sombre, salles spacieuses, conte-
nant de beaux trophées ardemment disputés.
L'esprit sportif est toujours en éveil dans les Pays
Scandinaves, formant un centre redoutable d'excel-
lents marins.
Le calendrier des régates nordiques comprend
plus de deux mois consécutifs de courses très dures
et très belles en Norvège, Danemark, Suède, Fin-
lande, Esthonie.
Le Prince, excellent marin, vint à bord de Ailée
me rendre visite. Il fut vivement intéressé par ma
vie si maritime. Nous parlâmes longuement sur le
pont, puis il regarda l'heure et, si simplement, me
dit, comme un lieutenant de vaisseau ;
170 SUR MER

« Madame, Je dois regagner mon bord, service


« obligatoire, nous appareillons demain au jour en
« exercices combinés avec des croiseurs. »
Je garde de Copenhague et de ses excellentes
régates un impérissable souvenir.
LE PRINCE DE PIEMONT
1926-1930 1932

Le Prince de Piémont est un prince si charmant


qu'il tient de la légende et aussi beaucoup des livres
d'images !
Lorsqu'il apparaît, sa beauté impeccable, sa svel-
tesse et sa jeunesse s'accompagnent d'une si grande
distinction et d'un tel charme que les yeux le
suivent et que les têtes s'inclinent. Sa popularité est
très grande.
Je lui fus présentée en 1926 à Gênes à l'occasion de
la grande semaine des Régates du Regio Yacht Club
Italiano, dont il est Président.
Je le vis à une soirée inoubliable chez le marquis
et la marquise Meddici dans leur beau palais.
Egalement chez le marquis et la marquise Palla-
vicino.
Je me souviens, à bord du transatlantique Borna,
d'un brillant dîner présidé par S. A. R. le Prince
de Piémont qui réunissait toute l'aristocratie de
Gênes.
A ce dîner, où j'étais assise près de S. A., nous
causâmes longuement et je pus apprécier son esprit
délicat et son goût si sûr et passionné pour les arts.
Le brillant bal du Roma fut ouvert par le Prince
172 SUR MER

et la marquise Pallavicino ; après, il dansa avec


moi.
En 1930, l'inauguration du pavillon du R. Y. C. I.
et du nouveau port des Yachts donna lieu à une
magnifique manifestation.
Le coup d'oeil était superbe de tous les yachts
pavoises le long de la grande jetée. Un thé intime
fut offert au Prince dans un des salons du R. Y. C. I.,
auquel il me convia à ses côtés.
Le lendemain, il me fit l'honneur de venir
prendre le thé à bord de Ailée; il s'intéressa beau-
boup à ma bibliothèque composée de vieux livres
sur la marine.
NAPLES, 13 JUIN 1932.
Déjeuner à bord du cuirassé Lorraine, donné par
le vice-amiral Robert, commandant la première
escadre, en l'honneur de LL. AA. RR. le prince
et la princesse de Piémont.
Le Prince que j'ai eu l'occasion de rencontrer
plusieurs fois semble charmé de me revoir. Il me
pose mille questions sur le démâtage de Ailée et sur
la belle mission que je viens d'accomplir.
J'ai l'honneur de faire la connaissance de la prin-
cesse qui est fort aimable, très jolie femme, d'une
grande simplicité. Elle me parle longuement de son
père le roi Albert de Belgique et me félicite de la
décoration que celui-ci vient de me décerner.
LA REINE DE PORTUGAL
1929

Quelle belle et douce physionomie que celle de


la ...
Reine...
La sérénité, la bonté ont détendu et figé ce grand
visage qui reflète le sacrifice et la résignation.
Après l'épouvante, la tragédie, l'horreur, elle
retrouve dans l'exil sa Patrie.
Son coeur, toujours compatissant, trouve sa con-
solation à se pencher vers ceux qui souffrent et sont
atteints par la douleur.
Sa haute taille de Reine, à l'allure si noble,
s'allie à une intelligence rare.
Elle va, versant ses doux sourires autour d'elle
comme des rayons faits de lumière, gardant intacte
sa douleur pour elle-même, en elle-même.
Elle est pathétique de grandeur.
Tous ceux qui l'approchent l'aiment, voudraient
l'aider et la suivre. Tous ceux qui la voient, la
regardent encore.
Mais elle sait trop bien que sa vie est une escale,
une salle d'attente douloureuse d'où un jour elle
s'échappera pour retrouver ses êtres bien-aimés.
Je regarde sa photographie aux traits purs, la
mantille blanche encadre son visage plutôt comme
un voile plus épais tombe en plis sur le front des
Saintes.
L'IMPÉRATRICE EUGENIE
1912

Je vois encore d'ici le cadre sombre et inhospi-:


talier d'un banal petit yacht à vapeur qui roulait
en rade dé Cowes, abritant l'impératrice Eugénie
qui l'avait lotie pendant la grande semaine.
En deuil, un petit chapeau rond avec une longue
voilette, elle me reçut si gentiment, si gaîment,
avec son entrain, son sourire et ses toujours beaux
doux yeux de pervenche.
L'ovale parfait de son visage s'encadrait de che-
veux blancs. Elle m'embrassa, puis me parla, me
parla beaucoup avec volubilité. Ses questions et
ses réponses, remplies d'esprit et de finesse, étaient
entrecoupées d'éclats de voix et de rire. Ce rire !
Ses phrases chantaient enjouées, avec le léger
accent qui a toujours laissé rouler les « R ».
« Quel pays que l'Angleterre, il pleut toujours, et
à Cowes C'est la spécialité ; la mer est mauvaise, il
fait froid et gris, c'est la tradition du pays et de la
grande semaine de Cowes !
« Mais le sport y est beau, pratiqué avec noblesse
et sportivité, alors l'on y revient, n'est-ce pas? Tou-
jours pour les voir tous ces beaux voiliers en course ! »
Nous prîmes le thé à bord de Thistle.
Je ne devais plus jamais revoir l'Impératrice
Eugénie à Cowes.
LA REINE DE HOLLANDE
1928

IX' OLYMPIADE A AMSTERDAM.

Toute souriante.sur l'estrade de l'immense Stade


Olympique, la Reine, environnée de tous les dra-
peaux qui ondulent autour d'elle* reflète la gaité.
Accueillante aux vainqueurs, elle se penche pour
les féliciter, lés complimenter.
La France a quatre champions.
Deux par deux, nous traversons la grande arène
pour défiler à la lettre F..., à la cadence de La Mar-
seillaise qui nous soulève.
La France a pris la septième placé grâce à la
victoire de YAile.
La Reine, debout, me dit des mots très doux que
j'entends mal, étant très émue.
Elle me tend là main et me remet la splendide
médaille en vermeil de la IX» Olympiade.
Je la remercie dans une révérehee, lorsque le
Prince Consort, placé à gauche de la Reine, se pré-
cipite pour me féliciter et que la jeune Princesse
Juliana, à droite de sa Mère, sourit amicalement.
Des acclamations montent de tous les gradins
et, comme je viens de réaliser là le plus grand rêve
sportif de ma carrière, des larmes s'échappent de
mes yeux devant cette splendide réalité.
LE PRINCE CONSORT DE HOLLANDE

A AMSTERDAM, 1928. A STOCKHOLM, 1930.


J'aperçus le prince de Hollande sur le Zuyderzée,
suivant avec intérêt les régates d'entraînement
organisées pour les champions Olympiques de toutes
les Nations.
Le grand dîner de Yachting qui réunissait tous
les délégués et propriétaires de toutes les Nations
eut lieu au N. S. Y. C. et fut présidé par le Prince
Consort.
Je lui fus présentée ce soir-là.
A sa droite, avait pris place le Prince Olaf, de
Norvège. J'avais l'honneur d'être placée à sa gauche ;
ce qui me permit de lui parler longuement pendant
cette soirée intéressante.
Je me faisais, ce soir-là, l'interprète du baron
Henry de Rothschild auprès de S. A. R. pour la prier
de venir à bord de l'Eros le lendemain avec le
Prince Olaf.
Cette soirée à bord de YEros fut plus que réussie,
le Prince Consort fut enthousiasmé de la beauté des
aménagements du Motor Yacht et de la soirée
donnée en son honneur.
L'Ecole Navale étant de passage à Amsterdam,
de nombreux élèves assistèrent au bal.
SUR MER 177

Le Prince me rappela plus tard qu'il avait porté


bonheur à ses deux convives de table, au grand
dîner de Yachting, à Sixhaven.
Le Prince Olaf, de Norvège, ayant gagné le titre
de champion Olympique en 6 mètres, en même
temps que je l'emportais en 8 mètres.

Je revis, l'an dernier, le Prince de Hollande en


Suède, lors des grandes fêtes du Jubilé, organisées
en l'honneur du K. S. S. S., à Stockholm.
11 suivit toute la grande semaine des Régates
Internationales, à Sandham, avec la famille royale
de Suède. Il assista à ce dîner unique donné en
Thonneur du Club K. S. S. S. et servi dans la cour
intérieure de l'Hôtel de Ville, éclairée par des tor-
ches piquées sur des trépieds de bronze, alors qu'au-
dessus ondulaient, en voûte mouvante, tous les
drapeaux des Nations représentées...
Dix- sept Nations !...
Le Prince de Hollande, sportif, est bon vivant, il
rayonne de santé et de bonne humeur. Très éclec-
tique, il est sympathique à tous.

12
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
DU PORTUGAL GÉNÉRAL DE CARMONA

Comme il est beau, le Palais de Belem qu'en-


...
ferme un jardin portugais, tout en terrasses et en
buis, hermétique et clos, mais qui s'ouvre sur le
Tage et sa vue tumultueuse !...
Quel décor !
Quelle pureté lumineuse dans l'air limpide et
bleuté !
Après plusieurs somptueux salons sombres, me
voici introduite dans une grande pièce claire aux
doux reflets verts sur fond clair et or: le Général
Carmona, Président de la République de Portugal,
à l'allure d'un vrai soldat, me reçoit.
Nous causons longuement des choses de la Mer,
de l'extension nécessaire de la Marine marchande et
du développement des relations avec les colonies.
Il me pose des questions précises sur la Marine de
Guerre française et nos nouvelles unités.
Ses ministres autour de lui me font un charmant
accueil, le ministre des Affaires étrangères, le
ministre de la Guerre, lé ministre de la Marine qui
devait, à la fin de ma mission, m'offrir les cartes du
Tage et de la côte du Portugal, afin que je ne puisse
SUR MER 179

plus passer au large sans faire escale à Lisbonne.


Le lendemain, au ministère des Affaires étran-
gères, le ministre me remit les insignes d'officier du
Christ du Portugal, au nom du Gouvernement por-
tugais.
Cette magnifique décoration, une des plus an-
ciennes du monde, me fit un très grand plaisir.
Le Président vint officiellement me rendre visite
à bord de Ailée embossée sur un coffre de la Marine
en face de la jolie place.
Il est salué des vingt et un coups de canon régle-
mentaires tirés d'un croiseur, mouillé non loin
d'Ailée, alors que le pavillon présidentiel fleurit
l'azur du haut du mât de la goélette Ailée.
Le Président fut très intéressant, donnant, sur
tous les sujets qu'il traitait, une appréciation juste
et si pleine de bon sens.
C'est une grande intelligence doublée d'un grand
tact.
Il me complimenta sur la conférence que je venais
de donner à la Société de Géographie de Lisbonne
et me remercia de la mission que j'avais accom-
plie pour le plus grand bien des relations amicales
entre la France et le Portugal.
Il me pria, en insistant, de revenir souvent lui
rendre visite.
J'en forme aussi le voeu, tant le pays m'a paru
beau, tant l'accueil que j'y ai reçu m'a séduite.
L'air, la lumière si parfaite, la campagne, la
végétation luxuriante font de cette terre la plus
180 SUR MER

douce, la plus attachante et la plus attrayante qui


soit.
Cintra...
Oh! Cintra... revoir tes plantes, tes buissons, tes
arbustes et tes arbres géants !...
Aspirer à nouveau ton parfum de cèdres bleus...
Cintra ! tu es le paradis terrestre.
LE ROI DE NORVEGE A OSLO

Sa Majesté m'accorde une audience — je suis


reçue au Palais Royal de Christiania en 1924.
Ce grand Palais, carré, harmonieux de lignes,
mais sévère, domine la capitale de Norvège et au
loin le fjord si beau !
Courant la « Coupé de France » du Y. C. F., je
viens apporter au Souverain le salut de mon Club.
Le Roi, marin dans l'âme, d'une grande distinc-
tion, m'accueille d'une manière affectueuse et
simple.
Nous parlons très longuement de ce qui peut intér
resser deux êtres épris des choses de la Mer !
Il me parle du bateau Ecole des Cadets de la
Marine norvégienne, de l'Ecole Navale de Brest.
En prenant congé, je lui remets un petit souvenir
de la part du Y. C. F."
L'année suivante, je reviens voir Sa Majesté, lui
offrant de devenir membre d'Honneur du Yacht
Club de France.
La Reine, souffrante, ne peut me recevoir.
Le Roi qui doit venir à bord en est empêché,
rappelé aux environs d'Oslo auprès de la Reine.
Très brun, les yeux bleus, le Roi, au visage calme
et distant, est adoré de ses sujets.
11 vit modestement, ayant supprimé autour de lui,
182 SUR MER

volontairement, tout luxe inutile. « La petite Nor-


vège » comme ils disent, « est un beau pays, mais
bien lointain et très pauvre ».
Je ne suis pas de l'avis trop modeste de ses habi-
tants, mais ce que je sais, ce que j'ai vu quatre
années consécutives, en allant naviguer dans ce
splendide décor, c'est que la Nature y est un pur
enchantement et que les Norvégiens aiment la
France, que la façon dont ils nous reçoivent est
exceptionnelle et touchante!
Grand peuple de marins,
Grands explorateurs,
Grands navigateurs, vous composez une race
noble, belle et saine, dont la fraîcheur et la blondeur
sont aussi pures que l'air, qui flotte léger et souple
dans votre beau pays des Vikings.
LE BEY DE TUNIS
1930

Dans le vieux quartier de Tunis, grouillant et


bruyant, s'élève, en surprise, sur une jolie place, le
beau Palais Beylical imposant, de style arabe.
Sa Majesté le Bey a bien voulu m'accorder une
audience : je suis accompagnée de l'officier d'ordon-
nance du Résident Général, M. Manceron, et du
capitaine de vaisseau Le Blevec.
Nous entrons dans une jolie pièce où le Bey reçoit...
entouré de ses ministres et généraux.
Il se lève, me fait asseoir devant lui et, se servant
de son interprète, me souhaite la bienvenue.
Sa belle figure énergique, coiffée du fez, s'encadre
d'une barbe grise, ses yeux noirs très orientaux sont
doux.
Il s'excuse de ne pas venir me rendre visite à
bord de Ailée; cela ne lui est pas permis pendant le
Ramadan.
Ses doigts égrènent un chapelet de grosses boules
d'ambre. Il me parle de son voyage en France fixé à
l'année prochaine et de l'intérêt qu'il prendra à
visiter ce beau et grand pays. Maintenant, il n'a
plus recours à l'interprète et parle lentement et
doucement en français.
LE ROI ET LA REINE DE DANEMARK
Copenhague 1926. Cannes ensuite.

Première rencontre à Elseneur au retour de Leurs


Majestés d'Islande.
Je leur suis présentée à bord du motor yacht
danois Scaramouche dans le joli petit port qui garde
tant de caractère avec ses forteresses moyenna-
geuses.
Site magnifique ! Admirable témoin de l'histoire
maritime danoise !
Vraie porte s'ouvrant sur la mer, Donjon redou-
table qui garde Copenhague et son fjord.
Tout ici est imprégné d'un très grand passé. C'est
le port où s'embarquaientles plus nobles capitaines,
les hardis navigateurs dévoués au rayonnement de
leur patrie.
Pour qui sait la regarder, la mer est infinie. Vue
d'Elseneur elle paraît plus immense encore. Son
appel y semble plus fort, plus irrésistible.
Le Roi et la Reine sont les monarques les plus
simples qui soient.
La camaraderie, la gaîté, régnent dans le sport.
Je suis accueillie à bord de Scaramouche par
SUR MER 188

Leurs Majestés comme une grande amie de la mer,


du sport et du Danemark.
Je «levais dîner quelquesjours plus tard à bord du
yacht royal Danebrog, où le Roi me fit don d'un
ravissant cendrier des manufactures de Copen-
hague.
Comme déléguée du Y. CF., je le priai, ce qu'il
accepta d'ailleurs avec plaisir, de devenir membre
d'honneur de mon Club.
Ceci se passait en 1926 !...

Depuis lors, chaque année, j'ai la joie de voir


Leurs Majestés, et de pouvoir leur prouver mon
attachement, à Cannes pendant « leurs vacances »,
comme ils appellent leur court séjour dans cette
ville.
Grâce au concours des dirigeants des clubs nau-
tiques, j'ai pu créer pour Leurs Majestés et en leur
honneur pendant leur séjour une semaine spéciale
de régates qui portent leurs noms.
Le Roi, très bon barreur, mène souvent le Dana
à la victoire.
La Reine, si charmante et si cultivée, porte au
sport de la voile un grand intérêt.
Mais ce qu'elle préfère, c'est se promener parmi les
pins et les oliviers, dans ce cadre qu'elle aime, et
rapporter des tulipes en soie et de gros oeillets de
velours.
LE ROI ALBERT ET LA REINE ELISABETH
CENTENAIRE DE LA BELGIQUE 1930

Du balcon de l'Hôtel de Ville d'Anvers, le Roi et


la Reine assistent au défilé grandiose des déléga-
tions de toutes les provinces et de chaque ville de
Belgique avec drapeaux et musique...
La houle des étendards s'avance... couvrant la
place ancienne qui s'emplit de fanfares et d'hymnes!
Dans la grande salle sombre, belle comme un
musée, des boiseries et des tableaux rares enchantent
les yeux... Tous les dignitaires d'Anvers sont là
groupés pour recevoir leurs souverains.
Dans l'enthousiasme et la rumeur, le Roi et la
Reine entrent accompagnés de M. le Bourgmestre et
de M. l'Echevin de la ville d'Anvers.
L'assemblée respectueusement s'incline... mais
que de marques de joie, de sincérité et d'affection
sur les visages illuminés, comme touchés de la
grâce.
Je savais que le peuple belge aimait ses souve-
rains, mais à ce point... on ne peut qu'en être
touché et enthousiasmé !
Le Roi en kaki, grand et fort soldat blond et
rose, au sourire très doux et très timide derrière
ses lorgnons.
SUR MER 187

La Reine, très menue, n'est que charme et sou-


rire. Enveloppée d'un voile rose et d'une robe
lamée avec des fleurs, elle se tient très droite sur
de minuscule petits pieds chaussés d'or.
Vive le Roi !
Vive la Reine !
S. A. R. LE DUC DE CONNAUGHT

Son Altesse Royale, fidèle au doux climat de


notre Riviera, habite au Cap d'Antibes une très belle
propriété.
Depuis de longues années, je connais le Duc
de Connaught. A la préfecture de Nice, au Palais
de Monaco, dans les réunions sportives, nous nous
voyons souvent.
Le beau sport de la voile ne lui est pas indiffé-
rent, il accorde avec une si grande bienveillance
son haut patronage aux manifestations nautiques.
S. A. R. est Président du Club de Beaulieu et chaque
année il offre une coupe qu'il tient à remettre lui-
même au vainqueur.
A Cannes, cet hiver, j'eus l'honneur de gagner sa
magnifique coupe offerte dans la série des 8 mètres.
Il s'empressa de m'apporter lui-même ses félicita-
tions.
S. A. R. LA PRINCESSE VICTORIA

Son Altesse Royale vient souvent dans le Midi


passer l'hiver pour sa santé.
Elle aime se promener dans les jardins de ma
mère au Cap Martin, loin des bruits de la ville, au
milieu des fleurs.
Je la rencontre souvent. Elle est fine, élégante,
et ressemble beaucoup à son frère le Roi George V.
Mes randonnées, mes croisières, l'intéressent.
Son Altesse a beaucoup voyagé et connaît le
Monde entier.
Un jour qu'elle insistait gentiment pour que je
vienne la voir à Londres, je lui répondis que si je
me rendais à son aimable proposition elle me con-
fondrait avec toutes les personnes qui viennent la
solliciter pour une audience. Elle me répondit, avec
un sourire que je n'oublierai jamais, mêlé de
charme et d'ironie : « Alors, mettez sur le coin de
votre carte : Je suis la Dame qui aime tant la
mer, et je vous assure que je vous recevrai aussitôt
avec joie î »
LE PRINCE ET LA PRINCESSE AXEL
DE DANEMARK

Le Prince et la Princesse Axel de Danemark


sont un des plus beaux couples que je connaisse et
des plus accomplis : intelligence, entrain, simplicité.
Ils firent ma conquête immédiatement à Copen-
hague.
Le Prince me remit un premier prix après une
régate, sur le bateau du Comité qui suivait les
épreuves.
La Princesse, fine, jolie et charmante, aime la
mer el les voyages.
Le Prince Axel a écrit des souvenirs très intéres-
sants sur le Maroc et une période militaire qu'il fil
comme engagé volontaire dans la Légion étrangère.
Qu'un prince ait fait cela, est pour moi un sujet
d'admiration. Il a révélé la droiture de son esprit,
la noblesse de ses sentiments, la passion du dévoue-
ment à un idéal.
LE PRINCE HÉRITIER DE KAPUB.THALA

Le Prince héritier de Kapurthala reflète sur son


beau visage la profondeur énigmatique de la physio-
nomie des Indes.
Prince accompli, il voyage beaucoup et a tout
appris. Cependant, son intérêt et son coeur s'échap-
pent toujours et se tournent vers son pays qu'il a
laissé.
Il m'invita à venir visiter les Indes et à descendre
dans son palais. Il organiserait chasses et déplace-
ments vers les plus beaux temples. J'ai accepté
avec enthousiasme, et j'espère un jour exécuter ce
beau projet.
Le Prince héritier, dès qu'il aperçoit Ailée,
s'arrête pour me voir. 11 aime parler de la mer
qu'il vénère, berceau du Monde, inspiratrice des plus
nobles pensées.
Les Indes! Magie... Symbole... Mirages... Incan-
tations... une des terres les plus attirantes et les
plus belles du Monde, je te salue avec l'espoir de
le connaître.
RABINDRANA TAGORE
1930

Il était descendu au Cap Martin dans une maison


voisine de celle de ma mère. Je n'avais qu'à pousser
la porte du jardin pour me trouver dans celui où il
se promenait longuement, doucement, car il venait
d'être très malade.
Qui ne connaît la tète magnifique de cet être
d'élite, inspiré comme un apôtre, disciple, magicien,
maître, saint peut-être ?
Longue barbe blanche, visage parcheminé, il
semble que cette vie-ci soit pour lui la continua-
tion d'une autre commencée il y a très, très long-
temps. Sa sagesse et sa science lui semblent à la fois
très lourdes et très légères. Ses yeux noirs comme
des charbons ardents brûlent seuls sous son large
front. Ses mains longues, croisées, reposent sur ses
genoux. Sa robe de soie marron l'enveloppe. Il a
l'expression d'un Saint. D'une voix très faible, il
parle des Indes, du Gange aux bords duquel il a
habité, des couchers de soleil sur ses rives de
limon, le calme du soir infini sous un ciel si pur,
troublé seulement par les appels des oiseaux qui
passent toute la nuit. En parlant d'une manière
extatique et monotone, il vous entraîne vers le pays
SUR MER 193

qu'il évoque et vous tient sous le charme de ses


descriptions.
Puis il m'a parlé de la mer ! Ce fut si beau que je
n'ai pas fixé ses paroles de crainte d'amoindrir ce
qu'il m'en a dit.
Je revins souvent le voir, il me donnait des fleurs.
Rabindrana Tagore m'appelait « Madame de la
Mer ».
Ce que je retiens de ses entretiens et de ce cerveau
magnifique est ceci : « Je veux enseigner à l'homme
la connaissance de lui-même. Je lui répète sans
cesse : « Connais-toi toi-même. » Ce n'est pas un
discours sur la méthode, c'est la méthode appliquée.
« La vie est un songe, il faut rêver sa vie.
« Je veux élever mes frères au-dessus de la tris-
tesse à un bonheur vrai au-dessus des nuages.
« L'homme qui sait trouver la joie où elle est est
lui-même une lumière. »
Rabindrana Tagore est un mystique. Il disait aussi
comme s'il priait : « Il faut que l'esprit s'éveille et
se hausse au-dessus de la matière. Vous êtes trop
positifs. L'égoïsme est la plus triste des politiques. »
En disant ces graves choses, il me sourit tout à
coup très doucement, je devinais qu'il ne disait pas
cela précisément pour moi mais pour les autres. 11
avait déjà compris que j'étais prête à devenir un
disciple de ses paroles qui pleuvaient comme des
pétales et versaient un si profond enchantement...

13
LE PRINCE OLAP DE NORVEGE
A Hangô, 1924. A Amsterdam, 1928.
A Stockholm, 1930. A Sandham.

Le prince Olaf, solide et blond, incarne l'élégance


du type norvégien. Dans son allure sportive, il res-
semble au prince de Galles.
Il vint dîner à bord de Ailée à Hangô avec John
Auker, le grand dessinateur naval norvégien et ses
équipiers.
Passionné du beau sport de la voile, barrant avec
succès son 6 mètres, il prend toujours part à la
Grande Semaine Internationale, à Oslo. C'est dans
ce fjord exquis que se courent les épreuves à l'em-
bouchure du magnifique fjord de Christiana. Véri-
table cadre de rêve, eau profonde verte et noire
reflétant sapins, saules et bouleaux tendres.
Pour reconquérir la chère coupe de France que
j'avais perdue en 1922 au Havre, je retournai en
Norvège en 1924, 1925, 1926 à la conquête du
trophée perdu et devins de ce fait un peu Norvé-
gienne.
L'accueil si amical que je recevais m'avait procuré
l'occasion de me faire de bons amis. Ailée, à Horton,
trouvait toujours dans l'arsenal la possibilité de
faire de l'eau et du mazout et d'y être réparée.
EN MER 195

A Hangô, mouillée dans une anse rocailleuse, les


ausjières passées autour d'énormes rochers, elle
était là, tranquille comme une maison au bord de
l'eau, entourée d'arbres, de mousse, de fougères, de
moutons et de mouettes. Quel silence ! Quelle tran-
quillité! Il faut avoir vécu quelques jours là-bas
pour connaître vraiment le repos complet dans la
douceur et la beauté de la nature.
Le prince Olaf, toujours gai et affectueux, s'inté-
ressait beaucoup à mon effort maritime.
Lorsque la coupe fut regagnée par la France, mes
amis Norvégiens se désolèrent en me disant : « Vous
verrez que vous allez nous oublier maintenant et
que vous nous reviendrez rarement. » Hélas! ils
disaient vrai. Depuis, tous mes divers engagements
m'ont privée du plaisir d'aller les revoir.
Je revis le prince Olaf à Amsterdam pour la
IX0 Olympiade en 1928. 11 devint champion olym-
pique et nous pûmiîs mutuellement nous féliciter.
Puis, l'an dernier à Stockholm et à Sandham, je le
retrouvai à la barre, mais dans une telle cohue de
6 mètres que les bons bateaux et les meilleurs équi-
pages n'arrivaient pas à s'en sortir. Ce n'était plus
du sport. Certains jours, 42 6 mètres prirent le
départ.
A Sandham, en l'honneur des Régates, une magni-
fique réception fut donnée. A la droite du Commo-
dore du K. S. S. S. je me trouvai aux côtés du prince
Olaf. Je passai près de lui une exquise soirée.
Il me rappela notre triomphe de Hollande :
196 SUR MER

« J'ai oublié de vous dire qu'en revenant en Norvège


j'ai entendu faire cette jolie remarque : « C'est la
première fois, dans les Annales sportives, que nous
voyons un Prince et une Dame champions olym-
piques. »
LE PRINCE HENRI DE PRUSSE EN 1907

A Sandham (Suède) à bord du Cecil en 1926.

Je me souvenais du prince Henri de Prusse, frère


de Guillaume II, en 1907 à Kiel, amiralissime de la
flotte allemande.
Lorsque je le revis en 1926, vieillard à grande
allure, yachtman dans l'âme, arrivant d'Allemagne
à bord de son petit ketch Cecil, je le reconnus. Il
venait courir les régales de Suède, barrant lui-
même son Sunder-Class. Il fut pour moi parfait.
Me rappelant Kiel autrefois, il se souvenait de ma
mère et de la petite fille que j'étais alors.
Au dîner des Régates, au moment des speechs,
il m'adressa en parfait français un charmant discours
qui produisit sur les yachtmcn étrangers présents,
Norvégiens, Danois, Finlandais, Esthoniens, Amé-
ricains,, une grande impression.
Après le dîner, il vint s'asseoir près de moi en me
disant : « Deux marins ont toujours beaucoup de
choses à se raconter, n'est-ce pas, Madame? »
Un jour, avant d'embarquer sur mon 6-mètres, je
le rencontrai au débarcadère. Sa figure énergique et
lasse à la fois se pencha vers moi avec un sourire si
triste. « Je ne pensais pas, voyez-vous, que les cir-
constances me permettraient un jour de revoir l'an-
198 SUR MER

cien bateau de mon frère. » Ce fut tout, mais c'était


assez. Après cette demi-confidence, il m'envoya de
magnifiques fleurs.
Pendant une régate très serrée, je le rencontrai
coupant ma route tribord amures, je devais virer,
j'allais le faire, mais, dans la crainte de me gêner et
de me faire perdre mon avance, il vira. De la main,
je le remerciai.
A la distribution des prix, il applaudit plus fort à
mes succès que ne le faisaient mes amis Suédois.
Ce grand seigneur gardait intactes les qualités
d'un homme de coeurel d'un noble marin.
LE PRINCE BARHAM DE PERSE
1916

Le Prince Barham de Perse était un Prince char-


mant d'une grande érudition et d'une intelligence
si fine. Poète, artiste, musicien, il incarnait tout le
charme de son pays.
Parlant plusieurs langues, il était allé en Angle-
terre pour s'instruire, et en France il restait parce
qu'il préférait notre pays à tous les autres après la
Perse. Pays enchanteur dont il me faisait les plus
belles descriptions avec une voix chantante et de
poétiques comparaisons. Il me fît connaître les
grands poètes persans et leurs préceptes : Saadi,
Hafiz, Firdoussi, maître de la poésie. Nous avions
projeté après la guerre un beau voyage à travers ce
pays qui me hantait, Téhéran, Ispahan...
Brusquement, j'appris sa mort tragique. 11 était
sur la liste des passagers manquants d'un paquebot
torpillé en Manche.
LE ROI DE SUEDE GUSTAVE V
1921-1925

En Suède en 1926,
A Stockholm pour le Jubilé de K. S. S. S.
en 1930.

Je rencontrai le Roi Gustave V à Cannes au


tennis où je lui vis faire une très belle partie avec
d'excellents joueurs. Suzanne Lenglen était sa par-
tenaire. Il vint à bord du Finlandia. Je le revis
chaque année sur la Côte d'Azur.
En 1925, il vint me rendre visite à bord de Ailée,
m'invitant à venir en Suède où je n'avais pas
encore couru. Je tins ma promesse et en 1926 je me
rendis avec Ailée, Y Aile V et Illusion en Suède.
L'état de santé de la Reine inspirait de vives
inquiétudes. Il fut impossible au Roi d'assister aux
régates de Sandham, il m'invita à m'arrêter avec
Ailée dans sa propriété de campagne. Au jourindiqué
la santé de la Reine empira et toutes réceptions
furent décommandées cette saison-là.
Comme déléguée du Yacht Club de France, j'offris
à Sa Majesté le titre de Membre d'Honneur. Il
m'écrivit une lettre charmante pour me remercier
SUR MER 201

et m'exprimer ses regrets de ne pas m'avoir vue


en Suède.
Et puis ce fut l'an dernier que je revis longuement
Sa Majesté Gustave V. Quel impérissable souvenir!
A l'occasion du Jubilé et des fêtes organisées en
l'honneur du centenaire du Club K. S. S. S., des
réceptions d'un caractère exceptionnel eurent lieu.
Ce fut magnifique et l'ensemble grandiose.
Le Roi, le Kronprinz, la famille royale assistèrent
à toutes les manifestations. Ce fut la séance solen-
nelle de l'ouverture du Jubilé au Concert Hall, par
le Roi, devant les dignitaires, les ministres, les
délégués de toutes les Nations représentées qui
prirent la parole, au nom également des autres
pays empêchés d'assister et d'être représentés en la
circonstance.
Je pris la parole au nom de la France déléguée
par l'Union des Sociétés nautiques françaises et le
Yacht Club de France. Je représentais également la
Belgique et le Royal Yacht Club d'Anvers qui
m'avaient désignée pour cette mission. Je me trou-
vais sur la plate-forme, seule dame au milieu de
soixante-dix représentants assemblés, assise entre
l'Angleterre et l'Allemagne. La séance fut ouverte
par une fanfare de longues trompettes. Le palmarès
des efforts de l'oeuvre poursuivie depuis la fondation
du Club fut lu par le commodore Van Heidestam.
Puis ce fut la présentation de tous les cadeaux
offerts par les délégués et les groupements qu'ils
représentaient,
202 SUR MER

Lorsque la séance fut terminée, le roi Gustave V


me fit appeler pour me complimenter, et celadevant
la salle entière debout. Le geste qu'il n'avait eu que
pour moi fut commenté longuement en faveur de
la France et de la Belgique, Le ministre de France,
M. Gosen et le ministre de Belgique vinrent me
remercier le lendemain. Ils devaient tous deux
suivre à Sandham à bord de YAilée une belle
régate.
Le dîner à l'Hôtel de Ville fut une merveille,
présidé par le Kronprinz de Suède, homme remar-
quable et adoré des siens, soutenu par la dévotion
et l'admiration de son peuple.
L'Hôtel de Ville, un des plus beaux monuments
modernes actuels, est l'orgueil de Stockholm.
Des speechs remarquables furent prononcés par
le Kronprinz, Sven Salen, le commodore Van Hei-
destam.
L'éclairage des torches sur des trépieds de bronze
était fantastique.
Le Kronprinz me remit la décoration du cente-
naire qui ne fut frappée qu'à neuf exemplaires.
Après le dîner, je fus conviée par la famille
royale dans les galeries magnifiques du premier
étage où je m'entretins avec le Kronprinz, le
Prince et la Princesse Ideborg, le Prince et la Prin-
cesse Axel de Danemark, le Prince Consort de Hol-
lande, le Prince Olaf de Norvège et la famille royale
de Suède, si simple, si accueillante, parlant le
français comme leur propre langue.
SUR MER 203

Puis ce furent ces journées inoubliables de San-


dham où le yachting mondial se rencontra : grandes
classes de 12 mètres, de 8 mètres très nombreux, et
de 6 mètres à foison, sunderclass de tous les pays
Scandinaves. Le coup d'oeil était magnifique. Tous
les pavillons du monde claquaient au vent. San-
dham palpitait sous le grand pavois. Son club,
grand chalet au milieu des pins, dominait le fjord
et la baie par un temps superbe. La jolie petite île
ne s'était jamais vue à pareille fête.
Il n'y avait pas de place pour tous les mouillages.
C'était une forêt de mâts, de coques les unes à côté
des autres. La mer était sillonnée de bateaux.
C'était féerique de voir le fjord palpiter de vie.
La flotte et l'aviation suédoises firent une très
belle évolution combinée simulant une attaque, pour
se continuer en manoeuvre de déploiement et se
terminer en impeccable revue.
Le Roi, le Kronprinz, le Prince et la Princesse
Ideborg, vinrent prendre le thé à bord de Ailée à
l'issue d'une régate.
Gustave V se montra si affectueux pour moi, si
grand ami de la France, que je garde de cette visite
et de l'ensemble de ce séjour une impression forte
d'encouragement pour l'oeuvre que je poursuis et de
reconnaissance infinie pour la famille royale et le
beau pays de Suède.
ALPHONSE xrn
Le Roi sportif.

11 est simple de faire de Sa Majesté Alphonse XIII


un portrait fidèle.
11 a une personnalité qui s'impose immédiatement
à tous. Intelligence, élégance, vivacité, charme sont
contenus dans son haut front, la profondeur de son
regard et son sourire. Comme il ressemble à sa mère
la Reine Marie-Christine défunte !
L'allure sportive, le pas balancé et rapide, il per-
sonnifie le grand seigneur.
Je l'ai vu dans de somptueux uniformes. En
parade avec ses troupes et à bord de ses vaisseaux
de guerre. Je le préfère en tenue de polo, à la barre
de son Hispania ou au volant de son Hispano, car il
est toujours lui-même, « le Roi », de caractère égal.
Gai, malgré les soucis qui l'accablent, vous le
retrouveztoujourslui-même,en toutes circonstances,
affectueux, si dévoué pour ceux qu'il appelle ses amis.
L'esprit sportif domine en lui pour tout.
Le Roi aime la mer, les bateaux, le sport de la
voile, les régates internationales. Il barre très bien.
Avant guerre, il avait créé un magnifique trophée,
« La Coupe d'Or », qui portait son nom pour être
couru entre l'Espagne et la France. Depuis 1922,
SUR MER 205

très fidèlement, je me rendais à Sanlander, Bilbao,


Saint-Sébastien pour participer aux régates et courir
la belle Coupe d'Or. Je manquai cependant les com-
pétitions en 1928, ayant été malade après mon effort
olympique. Maisl',4ïZe VIcourut sans moi le trophée.
Je gagnai deux fois cette coupe : en 1923, avec
Y Aile III et en 1929, avec Y Aile VI.
Le roi barrait toujours YHispania. J'étais égale-
ment à la barre de Y Aile.
Je gagnai aussi cette année-là la coupe de Sa
Majesté la Reine à la barre de mon 6 mètres, Petite
Aile H. Hélas ! l'année 1930 devait être pour nous
tous la fin de ces belles épreuves à Saint-Jean-de-Luz,
dont je garde un inoubliable et attristé souvenir.
Je veux rappeler ici un si joli geste de Sa Majesté
et montrer son esprit sportif.
C'était en 1926 à Saint-Sébastien, Sa Majesté
barrait Hispania IV, j'étais à la barre de YAile V.
J'avais à mon bord mes trois marins et un amateur
du Club pour nous aider par la grosse brise qui
soufflait.
Nous courions la première épreuve et nous allions
arriver au Jury avec une belle avance ! L'amateur,
à ce moment, dans une seconde d'aberration, fit
mal virer la bouée d'arrivée, ce qui me priva du coup
de canon.
Hispania, pendant ce temps, coupa correctement
la ligne. Le Roi sportif en fut très mécontent. Il vint
s'excuser à mon bord et en termes vifs reprocha à
l'amateur de m'avoir induite en erreur.
206 SUR MER

Le lendemain, on courut la deuxième manche.


Par petite brise, Hispania s'échappa et na fut à
aucun moment inquiétée par Y Aile. Mais voici ce
qui arriva/. Hispania barrée par Sa Majesté coupa à
son tour la bouée comme je l'avais fait la veille, mais
avec cette différence qu'il le faisait exprès
1

A la barre de Y Aile, devinant la manoeuvre cour-


toise du Roi, je coupai cette fois-ci la ligne impec-
cablement. Le Roi ravi m'envoya joyeusement les
hourrahs, puis s'approchant de moi me cria : « Tout
est arrangé maintenant, nous pourrons continuer la
lutte loyalement demain. »
Autre joli geste de Sa Majesté a mon égard. Cela
se passait à Santander. L'Aile VI, par addition de
points, gagnait une très belle coupe offerte par le
Roi. Hispania se classait deuxième. Jamais je ne
sus pourquoi le jour de la distribution des prix le
Comité de courses me remit le deuxième prix au lieu
du premier qui fut offert à Sa Majesté.
Le Roi, qui barrait Hispania et qui savait mieux
que personne que Y Aile avait gagné brillamment,
accepta le premier prix, attendit que je reçusse mon
deuxième prix, puis devant tous ces Messieurs il
dit : « Cette coupe n'a pas élé gagnée par moi, elle
est vôtre, Madame, faisons l'échange, car c'est
celle que l'on vient de vous remettre qui est à
moi. »
Lecteur, comprenez avec moi la haute valeur de
gestes comme celui-là. Parmi les intrigues et les
jalousies inséparables du plus beau des sports, son
SUR MER 207

sens profond est trop souvent méconnu, l'élégance


et la courtoisie ne sont plus observées.
Si les régates sont considérées comme un jeu,
une distraction banale, la vanité, un orgueil per-
sonnel mal placé, le plaisir de gagner sont mauvais
conseillers; la tentation est forte d'appeler à la res-
cousse la mauvaise foi et les mensonges.
Au contraire si vous apportez au sport de la voile
élévation d'âme et honneur, si vous courez par
patriotisme et par orgueil du pavillon, alors vous
trouvez en vous une richesse ignorée qui vous
rend capable des plus beaux gestes.
A la saison dés régates, quand Ailée était h San-
tander, j'allais souvent au palais de la Magdalena,
belle construction en granit gris qui se dresse face
à la mer. Vue admirable sur le golfe unique avec
son cirque de montagnes, de plans variés, de vallées
douces, de villages, de cours d'eau, de plages, une
vue féerique sans fin comme de la carlingue d'un
avion.
,
Pour des yeux qui voient loin, que de choses à
regarder, que de détails à découvrir...
La famille royale y reçoit avec une grande sim-
plicité, elle y est en vacances. Que de bons moments
j'y ai passés, que d'heureux souvenirs j'ai accumulés
dans ce cadre, que de fois maintenant il m'arrive à
nouveau en pensée, solitaire et triste, d'en faire le
tour. Autrefois, tout y était si beau et si vivant !
L'éclat était partout. La Reine si belle et si simple,
les Infantes si sportives et si naturelles, les Infants
208 SUR MER

que l'on croisaità cheval, en auto, en bateau, et puis


Alphonse XIII ! dont la silhouette aperçue était tou-
jours accompagnée de cette rumeur de sympathie
qui montait vers elle : « El Rey ! Viva el Rey ! Viva
el Rey ! » Les oreilles me tintent encore de l'excla-
mation vibrante et chantante qui montait joyeuse-
ment.
Sa Majesté m'emmenait toujours à bord iï Hispania
pour la course-croisière Saint-Sébastien-Guettaria.
Le départ avait lieu à 10 heures du matin. L'ar-
rivée, selon la brise, avait lieu vers 2, 3 ou 4 heures
de l'après-midi.
Pendant ces heures de méditation et de sport
ensemble, le Roi m'entretenait de mille sujets; son
intelligence toujours en éveil sur toutes choses me
posait des questions sans lin.
Toujours au courant de mon programme, de mes
missions et de mes croisières, il ne me cachait pas
son admiration pour ma volonté orientée toujours
vers le même but. « Je ne connais pas une femme
que rien ne distrait de la voie qu'elle s'est choisie ;
par votre persévérance, votre foi, tout le monde
est obligé non seulement de vous aider, mais de
vous obéir.
« Je sais quelle estime et quelle affection la Marine
française vous porte, je ne parle plus à un officier
de Marine française maintenant sans lui parler de
vous pour avoir la joie d'entendre dire des choses
qui me font plaisir et lui dire également ce que je
pense de votre carrière. »
SUR MER 209

Oui, cette course-croisièreétait trop vite terminée !


Le Roi barrait presque tout le temps, me passant
la barre de temps en temps pour se reposer.
Nous déjeunions, tout en causant et en faisant
une meilleure régale possible.
L'arrivée au port de Guettaria provoquait un
grand enthousiasme de la part des pêcheurs sardi-
niers, à l'égard de leur Souverain.
Guettaria est un joli village très ancien qui se
dresse au pied d'un grand rocher et dont la forte-
resse très ancienne lui donne un caractère de grande
beauté.
Débarquant à'Hispania avec Sa Majesté, nous
embarquions dans la vedette royale Facum, et c'est
sous les vivats et les applaudissements d'une foule en
délire que le Roi montait les escaliers étroits pour
monter dans sa voiture où Sa Majesté me faisait
monter à côté d'elle.
Cette traversée de la ville était émouvante au
possible, les exclamations redoublaient à mesure
qu'AlphonseXIII souriait et de la main faisait signe.
Je n'oublierai jamais toute l'élégance de ce geste
empli d'émotion et de reconnaissance.
Le Roi avait eu autrefois le grand steam yacht
Giralda. D'un beau geste, il s'en sépara au profit de
la Marine de guerre. Le Torino, ancien 10 mètres
d'avant-guerre et qui avait couru avec ma première
Aile I à Cannes, en 1912, était encore le bateau de
la Reine jusqu'en 1928. Mais aimant la voile de plus
en plus, elle fit l'acquisition d'un 8 mètres de File
14
210 SUR MER

Osborn. Très bon bateau, il fut souvent vainqueur


avec Sa Majesté à bord.
Le Roi faisait construire un nouveau 8 mètres tous
les deux ans. Je connus Hispania II, HI, IV, V, VI,
à l'instar de mes Ailes.
Le Prince des Asturies naviguait abord de Toribio.
Le Prince Don Jaime à bord du Çantqbria,
Les jours de régates, la famille royale au complet
était en mer.
La famille royale, chaque année, faisait, une sortie
à bord ftAilée.
Sur l'ancienne Ailée, je demandai à Sa Majesté un
renfort d'équipage d'au moins 20 marins, car sur
cette côte d'apparence si calme il faut toujours sur-
veiller l'horizon où la gallerna arrive plus vite
qu'un cheval aii galop et cela par le plus beau temps
qui soit et sans la moindre chute de baromètre.
L'appareillage avait lieu très tôt et nous ne ren-
trions qu'à la tombée du jour.
Journée de mer entièrement consacrée au sport
de la voile, aux manoeuvres des voiles pour réaliser
la plus grande vitesse, se griser d'embruns et de
beauté. Aussi Ailée se couvrait de toute sa voilure ;
le spinnaker pris sur le pont et les flèches envoyées
depuis l'aube.
La Reine, au teint éclatant auréolé de doux che-
veux blonds, était rayonnante de beauté.
Le Roi commandait à la manoeuvre, s'intéressant
à tous les détails.
Les Infantes s'amusaient de grand coeur et les
SUR MER fH

Infants, tous charmants, allants et gais., assis sur le


pont avec mon fils, discutaient.
Un lunch froid était le bienvenu, car, à la. nier,
l'appétit est doublé par l'air salin.
Ailée, une fois au mouillage, redevenait bien SOHT
taire après une journée aussi parfaite!
La soirée divine et bleue descendait dans le câline,
la houle rentrait et Ailée roulait doucement.
Après les régates, la Famille Royale venait prendre,
le café à bord de Ailée... La régate continuait
ainsi, non plus en action, mais en paroles, et rien
n'était plus intéressant que d'entendre les impres-
sions de chacun et les explications et les raisons
pour lesquelles telle pu telle manoeuvre avait été
faite.
Le due de Tanianes à bord du Ratpenat, ma grande
amie Nora à bord de Neva, la duchesse de Santonia,
la duchesse de la Viptoria, Le duc de Santo Mauro,
puis de Arena, Enriquez Çarreaga, le barreur
d'Osbom, tous pes visages amis sont gravés dans ma
mémoire et ne s'effaceront jamais. Entre leurs mains
loyales, c'était toute la beauté et toute la noblesse
du plus beau des sports, beauté des coques, fris-
sons des vpiles ; le sport était traité pomme il
devrait l'être toujours.
En 1925, Sa Majesté est allée voir le commandant
Charcot, président du Y. CF., à bord du Pourquoi-
Pas, mpuillé à Passages. Je l'accompagnai et je
garde le souvenir de cette intéressante visite qui se
prolongea fort tard.
212 SUR MER

Le commandant Charcot, dans le carré de ce


brave Pourquoi-Pas, penché sur les cartes polaires,
montrait à Alphonse XIII ses campagnes du Français
et du Pourquoi-Pas. Attentif, subjugué, le Roi ou-
bliait l'heure.
Le bateau de travail et de science qu'est le Pourquoi-
Pas, dépourvu de tout luxe, a le caractère confortable
et simple des choses utiles. Il personnifie l'esprit
français en ce qu'il a d'élevé. Ce cher bateau en bois
se fait vieux, mais il est si marin, né pour l'Antarc-
tique, coque et gréementsolides, il repose, immobile,
au mouillage de Passages, comme un modèle pré-
cieux sur une glace.
L'équipage du Pourquoi-Pas, bien rangé, rend les
honneurs, le clairon et le sifflet retentissent.
Le Roi salue. Il aime notre pavillon qu'il sait
regarder bien.
Le commandant Charcot, âme de cet ensemble
et de ce navire, sourit respectueusement. Sa belle
tête énergique, aux yeux si bons, suit la baleinière
qui s'éloigne sous la cadence des avirons qui nous
ramènent à terre.
La visite de Sa Majesté, à bord du Mulhouse, à
Santander, en 1929, donna lieu à une très belle
réception.
En 1930. Sa Majesté se rendit à Saint-Jean-de-Luz,
à bord du Lynx, que la marine avait envoyé pour
représenter nos couleurs à la Coupe d'Or de Sa
SUR MER 213

Majesté. Le Y. C. F. détenait cette coupe par la


victoire de Y Aile VI, l'an dernier. C'est le Yacht
Club de Ciboure qui devait faire courir la Coupe
d'Or.
Cinq 8 mètres se présentèrent :
Osborn, à Sa Majesté la Reine ; Neva à la com-
tesse de Nora; Nanwussa, à M. Bréguet; Dal Nac,
à M. Lilas; Y Aile VI. Ce furent de splendides épreuves
très disputées. L'Espagne l'emporta.
Belle réception à bord du Lynx. Le Roi, enchanté,
s'entretint longuement avec le Commandant et l'Etat-
Major. Il leva sa coupe en l'honneur du beau contre-
torpilleur, et choqua son verre avec le quartier-
maître de manoeuvres de première classe, V... H...,
qui, ce jour-là, portait en l'honneur du Roi, sur les
manches de son vêtement, de beaux galons de laine
rouge.
Ailée battait un pavillon national en soie.
Ce geste fut remarqué et fort commenté.
Comme je n'ai pas l'habitude de m'occuper de ce
que font les autres, j'aime faire chez moi ce qui
me plaît.
Cette manifestation a été la dernière en l'honneur
de la Famille régnante d'Espagne. Je suis heureuse,
aujourd'hui, d'avoir pu y prendre part.
Lorsqu'une femme use dans l'année plus de robes
de laine sombre que d'étoffes précieuses, il lui est
bien permis d'arborer à la poupe du bateau qu'elle
commande un pavillon de soie.
2i4 SUR MER

L6S yâfchtmèn de ffâîchè date ne savent pëtit-


ètrë pas qu'Un vrai bateau possédé toujours un
pavillon d'honneur. Nos bàtéàùx de guerre, dans les
circonstances exceptionnelles, battent un pavillbîi
de soie, souvent brodé, offert par les villes dont ils
sont les filleuls. Cèltii de Ailée itië fut oifert par un
niôdestë groupement nautique.
AU PALAÎS ROYAL DE MADRID
1930

Après une antichambre, des escaliers, un ascen-


seur, des galeries... je traverse des salons d'apparat
plus beaux les uns que les autres.
Le duc de Miranda vient à ma rencontre. J'entre
dans un tout petit bureau.
C'est le bureau de travail privé de Sa Majesté
Alphonse XIII, rai d'Espagne.
Le roi s'est levé, les deux mains ouvertes.
Un fauteuil où le Roi est assis devant un grand
bureau sombre; un canapé où il me fait asseoir en
prenant place à mes côtés.
Un beau portrait de la Reine Mère que je regarde
intensément et qui semblé aussi nous voir. Les
rideaux, les murs sont tendus de brocart rouge.
« Alors, Virginie, vous ne vous doutez pas pour-
quoi je vous ai demandé de venir à Madrid ? »
« Voilà le motif :
« Si la France est fière de vous et reconnaît ce
que. vous faites pour elle et pour sa marine, le Roi
d'Espagne vous admire aussi sur mer et apprécie
votre travail, votre volonté, votre dévouement pour
tous ceux qui naviguent. J'aime votre coeur de
marin, votre loyauté et je vous ai priée de venir
216 SUR MER

pour vous décorer du Mérite Naval Espagnol. »


Et le Roi épingle la croix blanche à l'ancre bleue
au-dessus de mon coeur qui bat très fort, el il me
donne l'accolade.
Je déjeune ensuite au Palais avec la Famille
Royale.
LA REINE MERE MARIE-CHRISTINE

Comment décrire la simplicité, la noblesse, la


bonté qui se dégageaient tout à la fois de la grande
personnalité de la Reine Marie-Christine.
Plutôt petite de taille, mais grande de maintien.
de charme, elle personnifiait la vraie Reine.
Tant d'intelligence dans son front, tant de pers-
picacité dans ses yeux, elle était tout ensemble
ambassadrice, diplomate, ministre, homme d'Etat.
Elle personnifiait et reflétait le coeur et l'âme de
l'Espagne.
Toujours en noir, robes longues, elle portait le
deuil du Père de son fils. Lui garder son royaume
était le seul objet de sa vie.
Comme elle savait l'estime et l'affection que me
portait le Roi, elle me traitait avec la plus grande
bienveillance.
J'étais confondue du ton si affectueux avec lequel
elle me parlait, de son charme, de son élégance,
de sa distinction et de la sobriété voulue de sa mise
austère.
Chaque année à Saint-Sébastien, elle m'invitait
au Palais Miramar et me parlait toujours longue-
ment de choses... intéressantes et de politique.
Je ressentis une très grande peine à la nouvelle
218 SUR MER

de sa mort, car je lui rendais de tout coeur la sympa-


thie qu'elle me témoignait.
Cette noble figure a emporté dans son tombeau la
tradition de son peuple et le secret de se faire aimer,
l'affection inconsolée d'un fils à qui elle avait donné-
la vie et à qui elle avait conservé le trône.
Dernièrement le Roi me disait encore :
« Je sais que je puis vous parler de ma
douleur,
ma chère mère vous aimait tant. »
LA REINE

Sa Majesté la Reine, tout en blanc, sur son


8 mètres Osborn avec le reflet de la voile blanche
et la blancheur de la coque : symphonie aussi pure
qu'un grand oiseau blanc.
Nous avons eu, Osborn et Y Aile, la Reine et moi,
dés luttes pathétiques, à Santander, à Saint-Sébas-
tien.
L'an dernier, à Saint-Jean-de-Luz, pour la Coupe
d'Or, YAile fit un premier prix l'avant-dernièr jour,
et Osborn un premier le dernier jour. Nous échan-
geâmes des hourrahs sincères.
S. M. la Reine Victoria venait après ses épreuves
se changer à bord de Ailée.
Nous voyions la Reine pour les régates simple-
ment habillée dans la note marine et sportive. Dans
les réunions de là journée, elle gardait cette sim-
plicité qui est la vraie élégance.
Le soir, la Reine est éblouissante par la couleur
de ses Cheveux et son teint. Sa beauté rayonnait
sous de somptueuses toilettés et l'éclat de ses ma-
gnifiques bijoux, éméraudes profondes de l'Impéra-
trice Eugénie, perles lumineuses, diamants écla-
tants, àigûés-marines douces Comme l'eâù <Jiii
s'écoule. Je né pouvais m'empêcher dé là regarder
220 SUR MER

portant le poids de tous ses joyaux, sachant rester


simple sous les regards admirateurs.
Je me souviens d'une longue robe blanche pail-
letée qu'elle portait si bien et d'une robe de velours
noir si belle.
Aux dîners de yachting, la succession de ses
magnifiques châles à franges, entièrement brodés,
plus beaux les uns que les autres, dans lesquels elle
s'enveloppait avec tant de grâce. C'était pour les
yeux une joie de suivre ses mouvements.
La toilette ne m'intéresse pas, mais j'aime et sais
apprécier les beaux bijoux, les fourrures, le cha-
toiement des étoffes, enfin les parures qui ornent les
autres femmes élégantes. C'est un ennui d'avoir à
m'occuper de ces choses une fois dans l'année !
Commander les voilures de mes bateaux est une joie
mêlée d'intérêt, me vêtir est une corvée...
Cependant, marin, je reste femme. Mais l'exté-
rieur compte si peu tandis que le rayonnement des
âmes est si captivant.

Au Palais Royal de Madrid, la beauté de la Reine


est encore plus grande parce qu'elle se trouve à sa
place.
De l'harmonie des salles, sa beauté est en propor-
tion, comme à l'échelle de l'atmosphère et de la
lumière. Le cadre était fait pour elle. Elle est deve-
nue Reine d'Espagne pour cette raison. Sa grâce
devait fleurir ici, comme l'affection sous ses pas.
Je n'oublierai jamais son sourire et le son de sa
SUR MER 221

voix chantante monter si harmonieusement dans les


salles.
La tendresse des Infantes pour leur mère, la défé-
rence respectueuse des Infants pour la Reine, reste-
ront à jamais gravées dans mon coeur.

Comme un bouquet dont les fleurs resteraient tou-


jours fraîches, ces pages envolées dans la brise
toujours embaumeront mon âme au seul souvenir
évoqué.
LES INFANTES

L'Infante Béatrice est le portrait vivant de son


père : même voix, mêmes façons de penser, de parler
et de s'exprimer, avec la vivacité d'esprit qui le
caractérise. Les yeux bruns, le sourire, le charme,
tout le rayonnement d'une exquise jeune fille spor-
tive et accomplie.
L'Infante Marie-Christine est le portrait vivant de
sa mère, très blonde, les yeux clairs comme un ciel
pur lavé du matin, elle est magnifique d'entrain et
de beaiité.
Lorsque les Infantes apparaissent, souriantes et
toujours si simples, on ne peut que les aimer et le
leur dire, c'est une si grande douceur que de pouvoir
dans la vie verser sur les êtres d'élite l'affection de
son coeur.
L'anecdote qui va suivre m'a été racontée par ma
meilleure amie, Blanquita M..., qui est une très
grande amie de la famille royale d'Espagne.
L'héroïne est l'Infante Béatrice. Pour la première
fois, elle présidait une cérémonie importante à San-
tander, plusieurs discours furent prononcés en son
honneur; force compliments lui furent adressés.
Peut-être pour la première fois, l'Infante entendait
dire qu'elle était jolie; alors, avec cette spontanéité
qui la caractérise, elle répondit : « Oh ! ne dites
SUR MER 223

pas cela, je sais très bien que Papa et moi sommes


les laids de la famille. »
Gomment n'aimerait-on pas une Infante si jolie,
qui ne sait pas qu'elle l'est
!

Les récents et graves événements d'Espagne


m'empêchent de relater ici — comme j'aurais voulu
le faire — tous les autres souvenirs que je garde de
la Cour. Conversations si intéressantes, anecdotes
sans nombre, événements graves qu'il m'a été donné
de connaître dans l'intimité de la famille Royale
d'Espagne.
Accueillie et toujours traitée en amie par elle,
je m'en voudrais atijourd'hui de faire revivre tous
ces instants que je dois garder intacts en mon coeur
et sacrés en ma mémoire.
Mon âme demeurera éternellement reconnais-
sante à la famille royale d'avoir été pour moi ce
qu'elle a été quand elle présidait avec tant de gloire
aux destinées d'une plus grande Espagne.
Je veux ici, en lui redisant mon profond attache-
ment et mon affection dévouée, m'imposer, en signe
de deuil, un silence respectueux.

MADAME VIRGINIE HKÇ^T' A LA BARRE
DE SA PETITE -'AILE V" LE 26 AOUT 1932
LE DERND3R SILLAGE

Arcachon, 27 août 4932.

M. Georges Leygues, Ministre de la Marine, venu


à Arcachon pour les fêtes du cinquantenaire de la
Société de la Voile, a déjeuné sur Ailée.
De 12 heures à S h. 1/2, malgré un état d'extrême
fatigue, Mme. Virginie Hériot se dépense pour ses
invités. Elle avait l'intention de faire sa régate
comme les jours précédents. Elle avait même accepté
l'invitation au banquet donné le soir en l'honneur du
Ministre de la Marine.
Sur les instances de M. Georges Leygues, Mm0 Hériot
renonce à courir la régate de l'après-midi ; mais elle
désire embarquer un instant sur Petite Aile V, pour
faire le tour du bord et se montrer au Ministre à la
barre de son 6 mètres.
Elle prit congé de ses invités et embarqua dans sa
vedette. Bientôt Petite Aile défilait le long du bord
devant M. Georges Leygues et les invités groupés sur
le pont arrière de Ailée : Mm° Hériot, radieuse, bar-
rait sa Petite Aile.
Un quart d'heure plus tard, tout le monde avait
quitté Ailée ; la vedette ramenait Mmt Hériot défail-
lante.
15
SUR MER

Le lendemain dimanche 38 août, à 3 heures de


raprès-midi, elle rendait le dernier soupir.
« // faut aller jusqu'au bout », disait-elle souvent.
Elle a poursuivi sa brillante et féconde carrière mari-
time, avec une sublime énergie, jusqu'à la veille de sa
mort.
TABLE DES MATIERES

PRÉFACE 6
Mes croisières 9

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
« Ailée » à la mer et au port 13
Méditations du large 17
En Corse 41
Au Maroc 65
Les Heures rudes 88
Variétés 117
Croquis d'Orient. 142
SOUVENIRS ROYAUX 159
Le dernier sillage 225
TABLE DES GRAVURES

Madame VIRGINIE HIÊRIOT FRONTISPICB


« Ailée I » ex « Météor IV », goélette de course ayant
appartenu au 'Kaiser, achetée par Mwe Hériet, à
Rotterdam, en 1923 17
Le carré d\< Ailée I « 25
L'amiral Docteur décore Madame Hériot, sur la plage
arrière du cuirassé « Provence » 41
La nouvelle « Ailée », goélette à trois mâts 57
Le carré d' « Ailée » 65
La chambre de Madame Hériot sur « Ailée » 73
Madame Virginie Hériot et Alain Gerbault sur le pont
d' « Ailée » en route pour Casablanca (janvier 1931). 81
L' « Aile VI », champion olympique 89
Madame Virginie Hériot, à la barre de « Petite Aile IV ». 97
L'équipage d'« Ailée » sur le pont avant 105
En croisière sur « Ailée ». L'oeil du maître 113
Coup de mer sur le pont d' « Ailée » 121
Les marins du langoustier « Virginie Hériot » au port
d'échouage de Lesconil (Finistère) 137
A son retour de Bagdad, Mma Hériot descend d'avion à
Damas, le 19 mai 1932 lîi 3
_>"rrr-<
Madame Virginie Hériot à la barre de sa «JP^|ë^VJ^V »,
- -

le 26 août 1932
.......... /&'."". >\%N. 224

352J6. — A. MARJSTHBUX et L. PACTAT, imj>., l.Xjrtg&ffgftïj/- 1933,


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