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THÉOLOGIE DES RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES

René Tabard

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2008/3 Tome 96 | pages 327 à 341


ISSN 0034-1258
ISBN 2913133402
DOI 10.3917/rsr.083.0327
Article disponible en ligne à l'adresse :
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THÉOLOGIE DES RELIGIONS
TRADITIONNELLES AFRICAINES
par René Tabard

O ser composer quelques pages sur les Religions Traditionnelles Africaines


(R.T.A.), aurait déjà constitué, voici seulement quelques dizaines d’an-
nées, une énorme surprise ! En effet, en 1986, il y a un peu plus de vingt
ans, fut publié un numéro de la revue théologique Concilium, (n° 203), ayant
pour thème : Le christianisme parmi les religions contemporaines. Un lecteur inté-
ressé par la religion dans le monde négro-africain aurait pu légitimement
s’attendre à y trouver, ne serait-ce que quelques pages, sur les R.T.A. En fait,
celles-ci se trouvaient étrangement absentes. A croire que le christianisme,
qui s’est implanté dans cette partie de l’Afrique, s’est trouvé en terre vierge
de religions… Sans doute les missionnaires y auraient trouvé des traces de
pratiques pseudo-religieuses primitives, mais rien qui ne permette de consi-
dérer que les indigènes avaient une religion, comme en Europe, en Asie ou
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aux Amériques… Quoi qu’il en soit, en pure logique, on pouvait conclure du
numéro de cette revue qu’il n’y avait pas de religion en Afrique noire, si ce
n’est, bien évidemment, l’islam et le christianisme.
Et il est vrai que tout historien peut constater que durant très longtemps,
personne ne parlait de religion africaine. On utilisait jusqu’alors le terme
d’animisme. Les Noirs n’étaient pas matérialistes parce qu’ils croyaient que
tous les êtres, animés et inanimés, avaient une âme. A notre connaissance, le
terme de R.T.A fut utilisé pour la première fois lors d’un Colloque organisé
en 1965, à Bouaké, en Côte d’Ivoire. Et cette expression, aujourd’hui com-
munément admise, fut officiellement adoptée lors d’un autre Colloque tenu
à Cotonou, capitale, à l’époque, du Dahomey – aujourd’hui appelé Bénin –,
en 1970, sur « Les religions africaines comme sources de valeurs de civilisation ». Ce
titre illustre, d’ailleurs, le regard de consistance et de positivité porté sur le
fait religieux négro-africain à cette époque, après une première considéra-
tion des cultures négro-africaines qui concernait surtout l’art.

. Dans ce texte, nous utiliserons cette abréviation aujourd’hui communément admise.


. Ce colloque fut édité par Présence Africaine en 1972.

RSR 96/3 (2008) 327-341


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Ce rapide regard historique, bien significatif, prend encore plus de relief


si l’on sait que l’Institut Catholique de Paris a organisé, en 2006, un cycle
de conférences sur « La rencontre interreligieuse », vingt ans après Assise. Il se
trouve que, au milieu d’une série d’interventions sur les relations du chris-
tianisme avec l’islam, le judaïsme, les religions asiatiques…, une conférence
soit intitulée « Quelle rencontre avec les R.T.A ? ». Et voici qu’aujourd’hui, ce
numéro des RSR demande également de proposer quelques considérations
sur la manière dont les R.T.A. renvoient à des questions essentielles pour la
théologie chrétienne. Ces deux appels adressés au monde africain ne seraient-
ils pas une preuve, et de l’importance donnée aujourd’hui au fait religieux
traditionnel en Afrique noire, et du questionnement qu’il pose au christia-
nisme ? On pourrait même ajouter peut-être que, plus fondamentalement,
cet intérêt de la théologie catholique pour le continent noir signifie la place
importante que celui-ci est en train de prendre au sein de l’Eglise même.
Je crois, en effet, que les R.T.A. introduisent à un approfondissement du
discours chrétien traditionnel et, en conséquence, doivent prendre place
dans les débats sur la théologie chrétienne des religions. Ce sera l’objet de
mes premières réflexions générales. Puis, j’évoquerai ce qui fut une revendi-
cation du monde chrétien négro-africain dans son désir d’inculturation en
montrant les liens spécifiques entre culture et religion. J’illustrerai ensuite
mon propos à travers mes propres recherches sur les apparitions de Jésus
avant de terminer par quelques réflexions au sujet des déplacements de pro-
blématiques théologiques en fonction des questions posées par les R.T.A. à
la tradition catholique.
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1. Le fait chrétien, aujourd’hui, en Afrique noire

Si, jadis, une ignorance théorique planait sur la prise en considération


d’une religion traditionnelle africaine, il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Un
Africain qui se faisait baptiser, c’était un catholique de plus. Aujourd’hui,
sans mettre en doute cette logique incontestable, on ajoute que, si tout bap-
tême d’un Africain constitue effectivement une augmentation du nombre de
catholiques, ce rite ne signifie pas qu’il y a un Africain de moins ! Autrement
dit, le baptême d’un adulte ne fait pas disparaître dans l’eau bénite toute la
culture qui le constitue dans son être d’Homme et d’Africain. Cette manière
d’appréhender le rite d’entrée dans l’Eglise conduit à parler d’une double
identité ou d’une double appartenance sur lesquelles nous reviendrons : un

. Il semble bien clair que les acteurs de l’évangélisation, dans la rencontre pratique avec les person-
nes, étaient fort conscients qu’un baptisé en Afrique n’était pas chrétien comme un baptisé européen,
même si cette expérimentation n’était pas encore conceptualisée et théorisée comme elle l’est de nos
jours.
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 329

africain baptisé appartient à la religion catholique tout en restant profondé-


ment marqué, dans son identité, par sa culture africaine, voire par sa religion
traditionnelle. Ceci n’est, sans aucun doute, pas très original comme constat :
un Européen chrétien, aujourd’hui, appartient aussi à une culture moderne
et scientifique, et son identité catholique est bien différente de celle de ses
parents vivant au Moyen-âge, voire même au début du siècle dernier. Mais il
reste vrai que cette réalité n’a pas toujours été prise véritablement en considé-
ration dans l’histoire de l’évangélisation sur le continent africain.
L’expansion de l’islam dans le monde négro-africain est d’ailleurs tout-à-
fait significative sur ce point. Les spécialistes disent, en effet, avec assurance
que l’islam arabe est bien différent de l’islam noir. Et l’explication est bien
connue : cette différence s’explique par la réalité des cultures négro-africaines
et leur fonctionnement, bien spécifiques, en comparaison du monde arabe.
Pourquoi le même mécanisme ne se retrouverait-il pas dans l’évangélisation
chrétienne ? L’islam a trouvé, à travers les siècles, une identité spéciale qui fait
qu’un Sénégalais ou un Malien musulman vit pleinement sa religion, tout en
étant imprégné de sa culture négro-africaine.

Cette problématique de la double appartenance s’explique sans aucun


doute par un nouvel âge de la théologie de l’inculturation en Afrique. En
effet, si le premier temps problématisait l’inculturation dans la confron-
tation entre l’image occidentale du christianisme et les réalités africaines,
aujourd’hui, cette perspective, certes toujours actuelle et légitime, se trouve
comme dépassée par un débat interne aux Eglises d’Afrique : même si la vie
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chrétienne s’inculture depuis quelques décennies, le mouvement d’incultu-
ration fait apparaître avec plus de force la vivacité des cultures traditionnel-
les ; et ce phénomène devient patent à cause de l’explosion du catholicisme
sur le continent. Certains affirment d’ailleurs que cet accroissement du nom-
bre de baptisés constitue un événement jusqu’ici inconnu dans l’histoire du
christianisme.
Si le nombre de baptisés fut relativement peu important jusqu’au milieu du
siècle dernier, les derniers chiffres se passent de tout commentaire. Entre 1998
et 2004, on est passé de 55 millions de catholiques à 149 millions, ce qui signi-
fie que le nombre a triplé en un quart de siècle sur le continent africain. De
plus, ce chiffre de la croissance des catholiques est supérieur à celle de la
population locale : en 2004, alors que la population a augmenté de 2,5 %, le
pourcentage de catholiques atteignait une proportion de 3,1%.

. A ce sujet, le livre de L. Santedi Kinkupu, Dogme et inculturation en Afrique; perspective d’une


théologie de l’invention, Karthala, Paris, 2003, notamment le chapitre 6, pp 139-172, est particu-
lièrement suggestif et nous y renvoyons volontiers. Il fait le point sur cette nouvelle probléma-
tique de la théologie africaine dont nous nous inspirons nous-mêmes dans nos travaux, et bien
sûr, dans cet article.
. Voir La Lettre de la Cade, N° 105, 2007. Si, en 1950, on estimait la population du continent
330 R. Tabard

Cette augmentation générale des catholiques est accompagnée d’une


croissance forte des responsables africains des communautés. Les évêques
sont presque tous issus des Eglises locales, ce qui était très loin d’être le
cas voici un demi-siècle. En 2004, plus de 32 000 prêtres sont d’origine afri-
caine, ainsi que 8 000 frères, 60 000 religieuses, et plus de 400 000 catéchistes
travaillent au service des communautés chrétiennes. Et il importe de ne
pas oublier que, dans de nombreux pays d’Afrique noire, l’implantation de
l’Eglise ne date que d’un siècle, ce qui signifie cinq ou six générations de
chrétiens.
Mais, en même temps que ce constat incontestable, se vérifie une excrois-
sance fulgurante des mouvements religieux évangélistes et pentecôtistes,
qui se réclament du Christ et interrogent profondément les Eglises mères.
A Kinshasa, capitale de la République Démocratique du Congo (R.D.C.),
ville peuplée de près de dix millions d’habitants, ces assemblées chrétien-
nes se multiplient ; en 2006, 22 chaînes de télévision sont gérées par ces
mouvements religieux qui attirent, certainement à cause de ces moyens
de communication modernes et populaires, mais aussi, et surtout, parce
qu’ils évangélisent les traditions religieuses ancestrales, ou tout au moins s’y
affrontent… Ce fait interroge profondément l’évangélisation de la sphère
catholique, car ce sont souvent les mêmes baptisés qui fréquentent simul-
tanément les centres catholiques et ces assemblées. Ce phénomène se véri-
fie également dans les mouvements migratoires en Europe : de nombreux
catholiques congolais peuplent ces groupes de prière à Paris.
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Ces quelques brèves présentations peuvent donner une idée de la manière
dont les questions théologiques se posent aujourd’hui en Afrique et permet-
tent de mieux situer notre questionnement sur la théologie des religions.

2. Religions traditionnelles et traditions culturelles

En Europe, et particulièrement en France, nous sommes habitués à faire


une stricte distinction entre religion et culture – laïcité oblige –, au point
que la conception de la laïcité « à la française » paraît parfois s’imposer
comme un principe universel, qui fait conclure, par exemple, que la dimen-
sion scientifique et moderne de la société est la cause principale de la crise

africain à 180 millions, en 2050, on prévoit 1,7 milliard…, soit une multiplication par 10.
. Dans la paroisse St Kisito de Brazzaville, au Congo, le nombre de catéchumènes est passé
d’environ 300 en 1985 à un millier aujourd’hui. Durant ce temps, l’église a été agrandie deux
fois, et la pratique dominicale a plus que triplé alors que la population est restée stable.
. A ce sujet, il est très significatif de savoir que l’Eglise catholique ne dispose pas encore
d’une chaîne de télévision…
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 331

du christianisme. Pourtant, la société américaine est sans doute tout aussi


moderne et bien marquée par la science, tout en restant très imprégnée de
religions, et notamment de christianisme.
Le rapport étroit entre la religion et la culture est un élément essen-
tiel dans l’élaboration actuelle d’une théologie contextuelle en Afrique.
Epistémologiquement, il est pensable et possible de distinguer le sacré et
le profane, mais il serait fort peu pertinent de les faire fonctionner comme
des éléments sans liens, le sacré ne s’opposant pas fondamentalement au
profane. Aussi, la théologie de l’inculturation ne se construit pas essentielle-
ment dans une confrontation avec le dogme et la philosophie des Grecs et
d’Aristote, ni seulement avec l’Ecriture, mais elle s’élabore en relation avec
les traditions culturelles négro-africaines.
Le champ de cette réflexion peut s’organiser autour d’une réflexion de
G. Buakassa, anthropologue congolais, que nous faisons nôtre : « Aujourd’hui,
écrit-il, la religion africaine n’existe nulle part, mais elle est partout, dans les conscien-
ces, dans les opérations spirituelles ou empiriques, dans les représentations, dans les
attitudes, dans les gestes, dans les proverbes, dans les légendes, dans les mythes…
Elle est partout, à la campagne comme en ville, dans les procès judiciaires comme les
conventions politiques… ». L’auteur illustre une profonde connexion, qui a
existé et qu’il y a toujours, entre culture et religion africaines. L’impact des
religions traditionnelles sur l’existence quotidienne des populations reste
très fort. Nous avons pu constater à Brazzaville, lors du passage du mono-
partisme au pluripartisme en 1991, les liens puissants qui se sont manifestés
entre la politique et la religion à travers des célébrations très caractéristi-
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ques. De même, nous avons pu voir comment la justice moderne au tribunal
n’excluait pas des palabres longs et plus fructueux auprès des tribunaux
coutumiers qui réglaient beaucoup mieux les mêmes contentieux entre
familles. Si la modernité exclut la présence des Ancêtres pour régler les
problèmes de famille, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de
rétablir les équilibres sociaux perturbés.
Mais encore ne faut-il pas entendre cette réflexion avec une conception
figée des Traditions. Ce n’est point parce que l’on insiste sur la permanence
des R.T.A. dans la vie des populations africaines aujourd’hui encore, qu’il
faudrait penser qu’une telle perspective veut enfermer les sociétés africai-
nes dans un passé archaïque et ainsi refuser toute évolution. H. Aguessy, en
1978, mettait déjà en garde contre une telle compréhension de la tradition.
Ce terme, écrivait-il, exprime « ce qui, du plus profond de l’histoire de la vie d’une
population, ne cesse d’être charrié et transmis à travers les multiples transformations

. Gérard Buakassa, Impact de la religion africaine sur l’Afrique d’aujourd’hui : latence et patience,
in Colloque du Festival mondial des Arts Négro-africains, Lagos, Janvier 1977. L’auteur y déve-
loppe les nombreux impacts des religions africaines traditionnelles sur l’existence quotidienne
contemporaine des populations africaines.
332 R. Tabard

et qui donne du poids aux faits, gestes et coutumes, et aux pensées de cette population.
Non statique encombrant, mais changement enrichissant ».
Ces précisions épistémologiques ne sont sans doute pas aussi anodines
qu’on pourrait le croire, puisqu’elles permettent d’éclairer les débats her-
méneutiques actuels de la théologie africaine. Si, en effet, certains théolo-
giens africains se méfient des R.T.A comme socle épistémologique d’une
théorie du christianisme, n’est-ce pas parce qu’ils craignent, et à bon droit,
d’enfermer la réflexion théologique dans un archaïsme culturel d’antan, et
cela, au détriment des questions fondamentales d’exploitation et de misères
qui s’étendent sur le continent ? Voilà pourquoi il importe de considérer les
R.T.A. comme un champ d’expressions en pleine évolution au contact de la
modernité. Mais, autre chose « évolution », autre chose « disparition »10.
Ainsi, dans la conception de l’inculturation qui semble s’imposer
aujourd’hui en Afrique, il ne faut pas penser à une théologie qui chercherait
à élaborer un transfert de codes qui seraient transmis d’un passé à un futur,
ou d’une religion à une autre, mais à une communication entre des hom-
mes qui sont tous « culturés », c’est-à-dire qui pensent à travers un système
culturel de représentations. Autrement dit, il ne suffit pas de traduire des
mots – pensons par exemple à nature, personne, trinité, mystère pascal, rédemp-
tion, purgatoire… – mais il faut entrer dans une dynamique ecclésiale qui fait
advenir la Bonne Nouvelle au cœur de la vie des populations. Il peut être
bon de discuter des matières à utiliser dans l’eucharistie (le mil, le manioc,
le vin de palme), mais encore faut-il que le message du salut permette à
l’assemblée chrétienne de boire de l’eau non polluée et d’avoir de la nour-
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riture à préparer pour pouvoir se nourrir en revenant de la célébration. La
question culturelle ne peut tuer la dimension socio-économique, si l’on veut
œuvrer à l’avenir de la foi et de l’Eglise.
De ces considérations, nous voudrions tirer trois conséquences importan-
tes dans l’effort théologique de l’Eglise en Afrique :

1- On ne peut faire table-rase de la culture traditionnelle, dans la mesure où elle est


comprise comme un système de représentations spécifiques de l’existence

J’aime, pour illustrer le sens du mot, dire que, pour un paysan, la culture
est ce que l’on cultive… c’est-à-dire ce que l’on plante, que l’on fait pousser
et que l’on récolte, et, en conséquence, ce dont on vit, et qui permet de

. Honorat Aguessy, « La religion africaine comme valeur de culture et de civilisation » Colloque
international de Kinshasa, Religions africaines et christianisme, Janvier 1978.
10. En ce sens, nous rejoignons le souci exprimé notamment par Jean-Marc Ela dans son
livre Repenser la théologie africaine : le Dieu qui libère, Karthala, Paris, 2003. A quoi cela servirait-il
d’élaborer une théologie culturaliste si elle ne prenait pas en compte les problèmes économi-
ques actuels des sociétés ?
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 333

faire grandir une famille. Sans « culture », le paysan meurt… La culture


ainsi comprise, c’est la vie. Quand le paysan prépare la terre, il « voit » déjà
la récolte, et éprouve la satisfaction de pouvoir nourrir les siens. S’il voit la
fête de la récolte, il voit aussi le travail qu’il reste à effectuer, voire la jalousie
des voisins…
Cet exemple montre que la culture, c’est la manière dont un groupe
humain occupe et habite son espace. Au-delà des centaines de définitions
données par les anthropologues, la culture est d’abord et fondamentale-
ment un système de représentation de l’essentiel, c’est-à-dire de la vie et de
la mort, du monde et de l’au-delà, de l’homme et de la nature, du sacré et
du profane, « choses » que chaque groupe humain affirme ou nie et rend
présent à sa pensée, consciemment ou non, dans des mythes et des rites. Eloi
Messi Métogo dit fort justement que « la culture, c’est la manière dont un groupe
humain, un groupe social, habite le monde »11. Autrement dit, l’expérience mon-
tre que la culture se décline au pluriel. Un Africain, un Chinois, un Français
et un habitant de l’Alaska n’ont pas le même système de représentation de
l’existence, ne serait-ce que parce qu’ils cultivent des plantes différentes et
donc ne cuisinent pas de la même manière et ne mangent pas les mêmes
plats… La culture est ainsi constituée de l’ensemble des solutions, pratiques
et théoriques, que l’homme apporte à ses problèmes.
Ces solutions changent avec les circonstances de temps et de lieux : école
ou pas, Dieu ou pas, interdit ou pas… La culture ainsi comprise n’est pas
un « dépôt » établi une fois pour toutes, mais une « tâche » en perpétuelle
construction. Elle entretient donc un lien très fort avec la tradition com-
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plexe et évolutive. Dans la sphère africaine, il est essentiel de tenir compte
dans cette tradition de la dimension religieuse, notamment dans ses com-
posantes anthropologiques et cosmiques. Avec Eboussi Boulaga12, nous pou-
vons ainsi déterminer une triple perspective de la tradition en Afrique, pour
porter un regard juste et opérationnel sur l’avenir de l’Eglise :
- Elle est « mémoire vigilante ». Elle doit éviter de reproduire et de repren-
dre ce qui, dans le passé, a permis ses défaites historiques, comme l’incapa-
cité à maîtriser les techniques modernes, la mentalité magique, les coutumes
de gestions familiales transposées au niveau de l’Etat politique…
- Elle doit inspirer un « élan créateur ». La tradition interprète son dépôt
en fonction du futur et non du passé. Elle n’est pas transmission d’un passé
figé et immuable. Toute tradition qui veut se perpétuer doit être vivante, et
elle ne peut l’être que si la fidélité à la tradition n’est pas la reprise incon-
ditionnelle et intégrale de ce qui a toujours été, indépendamment de la

11. E. Messi Metogo Le christianisme peut-il mourir en Afrique ? , Karthala, Paris, 1997, p.183.
12. Eboussi Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence africaine,
Paris, 1977, pp. 144-160.
334 R. Tabard

réalité, des aspirations et des attentes des populations actuelles, notamment


de la jeunesse qui, en Afrique, représente une grande partie des habitants.
- Elle doit fonctionner enfin comme « modèle utopique ». Les belles des-
criptions de la vie traditionnelle de l’époque de la pré-colonisation ne vont
pas sauver l’Afrique. La tradition n’est pas l’imposition d’un modèle tout
fait, mais elle doit ouvrir à des utopies futures, en construisant des réseaux
d’espérance. Le modèle de vie proposé par les théologiens et les politiciens
ne peut que préparer l’Africain à entrer dans le monde de demain, sous
peine de jouer avec la mort.
C’est donc avec un tel système de représentation de la tradition culturelle
que le théologien se doit de construire son herméneutique. Et il n’est pas
inutile de rappeler que l’Eglise catholique fut présente pendant près de trois-
cent-cinquante ans dans le Royaume Kongo, des années 1 500 à 1838, époque
où furent donnés des millions de baptêmes, construites de nombreuses égli-
ses, pour ne laisser quasiment aucune trace cinquante ans après13.

2- Les cultures et les traditions religieuses se sont installées à l’intérieur des églises
chrétiennes
Si, comme nous l’avons évoqué, il est possible, méthodologiquement, de
penser les R.T.A comme une réalité qui fait face au christianisme, occasion-
nant un affrontement de deux blocs religieux, de plus en plus, les R.T.A.
sont considérées comme imprégnant l’existence chrétienne.
Sans doute, de nombreux africains ne sont ni chrétiens, ni musulmans, ni
athées ; ils vivent toujours, et parfois totalement, des R.T.A. Mais les 250 mil-
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lions qui ont été baptisés n’ont pas, dans le rite baptismal, évacué tout rapport
avec ce qui est véhiculé par leur culture traditionnelle. Puisque la culture
négro-africaine demeure profondément marquée par la dimension reli-
gieuse, il faut conclure nécessairement que la figure que prend aujourd’hui
le christianisme africain est profondément imprégnée par un système de
représentations traditionnelles. De ce fait, nous nous devons d’admettre
une multiplicité de visages du christianisme, voire d’églises unies au sein de
l’Eglise catholique14. Si le premier synode du continent avait pour thème
Ecclesia in Africa, il n’est pas vain de s’interroger sur ce que pourrait signifier
de pertinent le renversement des mots Africa in Ecclesia. En effet, le synode
peut laisser entendre que l’Eglise millénaire est aujourd’hui bien implantée
sur le continent. Le renversement des termes donne à penser que c’est aussi
une « nouvelle » église qui naît dans des formes originales, dans la mesure

13. A ce propos, le livre de Kabolo Iko Kabwita, Le Royaume Kongo et la mission catholique,
1750-1838. Du déclin à l’extinction, Karthala, Paris, 2004, devrait donner à penser sur les rapports
entre l’évangélisation et la culture.
14. Nous avions déjà abordé cette difficile question ecclésiologique dans un article intitulé
« Pour une Eglise patriarcale en Afrique », Revue de Théologie africaine, Kinshasa, 1980.
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 335

où elle intègre des éléments des cultures et religions africaines.


Se découvrirait ainsi un nouveau champ opérationnel de la réflexion
théologique. S’il est difficile de le spécifier, quelques éléments constitutifs
de sa structuration sont communément admis15:
- Une représentation cosmique d’ordre vital. Le monde est un être vivant,
peuplé de forces diverses, visibles et invisibles, dont un Etre transcendant
est créateur.
- Si ce Dieu s’est éloigné du monde des hommes, ceux-ci demeurent en
relation constante avec l’invisible. Ancêtres et Morts, forces spirituelles,
participent fondamentalement à la réussite ou à l’échec des entreprises
humaines. Ne pas se référer à cette présence continuelle et active des êtres
invisibles, fastes et néfastes, est s’interdire de comprendre le fonctionne-
ment du monde.
- L’anthropologie ne présente pas une conception de l’homme consti-
tué d’une âme et d’un corps, selon la tradition aristotélicienne, mais elle
le représente comme composé de multiples principes qui permettent de
penser les mouvements vitaux, les uns visibles, les autres invisibles, ce qui
permet de rendre compte des activités des esprits et des morts comme des
manifestations des sorts.
Cette rapide esquisse du système culturel négro-africain de représentations
laisse deviner combien il est bien différent, tant du système thomiste qui a
marqué la pensée chrétienne, que des systèmes de pensée des autres conti-
nents, notamment de ceux qui se sont construits à l’ombre de la modernité
occidentale dans sa dimension technicienne et matérialiste.
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A partir du moment où, au niveau herméneutique, on se meut dans cet
espace créé par un tel système de représentation, on ne peut que percevoir les
limites de la méthode souvent invoquée dans la pensée catholique qui consiste
à chercher, dans les cultures ou les religions, les éléments appelés valeurs, qui
sont compatibles avec la tradition théologique, et ceux qui seraient inassimi-
lables par le message évangélique. La perspective de Ecclesia in Africa propose
une confrontation entre le christianisme et les R.T.A. totalement comprise
dans cette perspective. Sans doute, Paul VI disait très justement que « l’abîme
entre l’Evangile et la culture constitue le drame de notre temps »16, et la nécessité de
l’inculturation a été maintes fois rappelée par Jean Paul II, notamment dans
le chapitre III du synode africain, intitulé « Evangélisation et Inculturation ».
Mais encore faut-il s’entendre sur les méthodes de l’inculturation. Celle du
Synode est claire : elle consiste à déterminer les valeurs et les incompatibilités
avec la tradition chrétienne, selon la méthode dite des pierres d’attente.

15. Nous empruntons ces trois dimensions à G. Buakassa, dans son ouvrage Lire la religion
africaine, Noraf, Louvain-la-Neuve, 1988. Il reprend les points essentiels développés jusqu’ici
par ses collègues africains.
16. Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, 1975, N° 20.
336 R. Tabard

Or, notre propos incline vers la mise en action d’une autre méthode. Il
s’agit de dire la foi chrétienne dans un autre système culturel, c’est-à-dire un
autre système de représentation que celui hérité des traditions philosophi-
ques grecques qui ont été comprises comme des « servantes » de l’expres-
sion théologique du mystère chrétien. Comme le dit E. De Rosny « il existe
bien une Raison humaine, mais il y a plusieurs rationalités, plusieurs systèmes cohé-
rents de la représentation du mal » de la vie, de la mort, de l’ordre du monde,
des valeurs…17.
Autre chose est de chercher les valeurs des cultures africaines pour les
insérer dans la théologie chrétienne, autre chose est d’exprimer la foi dans
un autre système culturel. Et c’est là tout le défi de l’inculturation.

3- La dimension sociétale constitue un passage nécessaire


Si la culture traditionnelle et la religion qui y est fortement liée, représen-
tent deux terrains de prise en compte pour élaborer un discours chrétien,
la société contemporaine ne peut être exclue de ce champ. Dire que reli-
gions et cultures africaines sont à considérer dans leur évolution et leurs
transformations multiples ne peut satisfaire l’élaboration d’une herméneu-
tique d’inculturation. En effet, la théologie chrétienne veut dire comment
le salut de Dieu révélé en Jésus de Nazareth atteint tous les hommes dans
leur existence.
« La plus grande partie de la production théologique africaine relève de l’herméneu-
tique culturelle. Ne s’intéressant qu’aux valeurs traditionnelles africaines, elle mini-
mise les transformations actuelles et se trouve démunie devant la critique de la religion.
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Les herméneutiques culturelles sur lesquelles on prétend aujourd’hui fonder la christo-
logie (Jésus guérisseur…) et l’ecclésiologie (Eglise famille) africaines doivent être
examinées et critiquées. Les théologies politiques rappellent que la révélation de Dieu
advient dans l’Histoire »18.
Déjà J. Moltmann disait que « la question de l’existence de Dieu est une babiole
en face de la justice dans le monde »19. Pour des millions d’hommes en Afrique,
la question principale n’est pas uniquement la question de Dieu, mais fon-
damentalement la question de la survie et de la mort. Autrement dit, la
dimension socio-économique ne peut que constituer un temps de l’hermé-
neutique théologique de l’inculturation du message évangélique en Afrique
sous peine d’infidélité à sa source première : l’évangile. Durant le dernier

17. Voir l’article de E. De Rosny « L’art de négocier avec les défunts (Cameroun), Colloque
C.N.R.S., Université de Picardie et de Paris, 2002. La même thèse se trouve également illustrée
dans son livre Les yeux de ma chèvre, Plon, Paris, 1981. On peut également se référer au Chapitre
« Raison et Rationalités », de l’ouvrage de R. Luneau, Comprendre l’Afrique, Karthala, Paris,
2003.
18. E Messi Metogo, o. c. p. 17.
19. J. Moltmann, Le Dieu crucifié, Cerf, Paris, 1975, p. 252.
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 337

Forum de la Solidarité Mondialiste tenu à Nairobi, le 19 Janvier 2007,


Desmond Tutu, montrant comment la Bible avait été un ferment de la lutte
contre l’apartheid, disait : « certains prétendent que Dieu est neutre ; bien sûr que
non ! Il est ouvertement discriminatoire envers ceux qui ont faim, qui sont offensés,
qui sont exploités… »20.
On voit ainsi que le champ épistémologique de la théologie africaine de
l’inculturation se construit à partir des cultures locales, des religions tradi-
tionnelles et des situations socio-économiques contemporaines, marquées
notamment par l’exploitation et une grande pauvreté. Cette structure laisse
place à une multiplicité de théologies, selon la plus ou moins grande impor-
tance donnée à l’un des trois éléments, culturel, religieux ou social.

3. Les manifestations des morts en Afrique


et les apparitions de Jésus

Ce troisième temps voudrait seulement servir d’illustration à ce que je


viens de parcourir dans une perspective théorique21.

Des évidences culturelles…


Le hasard fit qu’en 1973, à Pointe-Noire, au Congo, un catéchiste congo-
lais développait le raisonnement selon lequel les apparitions de Jésus après
sa mort ne pouvaient que conduire les enfants qui l’écoutaient attentive-
ment à conclure que Jésus était un homme extraordinaire, au point qu’il
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était normal que, eux, Congolais des années 2000, suivent la voie de ce Juif
crucifié. Si, pour un homme de culture occidentale, les récits d’apparitions
d’un mort à de multiples personnes dans des lieux différents, interpellent
et interrogent sur son identité, une petite fille de culture négro-africaine,
approuvée par toute l’assemblée, ne tint pas le même raisonnement. Elle
répondit, en effet, que sa mère venait de lui dire qu’elle avait parlé longue-
ment, sur le chemin de la fontaine où elle allait puiser de l’eau, avec son
frère aîné qui était décédé depuis quelques semaines. Pourquoi les manifes-
tations de Jésus après sa mort devaient amener à conclure à sa divinité, alors
que les apparitions, de même type, de son oncle, ne pouvaient pas aboutir
aux mêmes conclusions sur la nature de sa personne ?
Ce fait anodin permit de collecter une multiplicité de récits, de personnes
différentes en âge, profession, éducation, sexe, religion, récits qui manifes-
taient une même logique, conduisant à relativiser le raisonnement simpliste

20. Cf. La Vie, N° 3232, p. 12.


21. Ceci est une présentation d’une des perspectives présentées dans la thèse que j’ai défen-
due à l’Institut Catholique de Paris, intitulée Voie africaine de christologie des apparitions pascales,
A.N.R.T. Lille, 2006.
338 R. Tabard

qui pouvait inviter à déduire des Apparitions de Jésus, après sa mort, le


caractère divin de sa personne. Si, en effet, ce qui était arrivé à Jésus après sa
mort avait pu attirer l’attention des Juifs, et les faire s’interroger sur l’iden-
tité de la personne du Nazaréen, c’était, à titre d’hypothèse, parce que ce
phénomène d’apparitions des morts n’était pas coutumier dans la culture
et la religion juive. On sait, en effet, que, au niveau historique, durant de
nombreux siècles, le judaïsme n’avait pas de croyances clairement élaborées
en la survie de la personne après son existence terrestre, et à l’époque de
Jésus, les Sadducéens ne croyaient toujours pas en la résurrection.
Si donc les croyances autour de la vie des morts restent dans les sociétés
africaines contemporaines très abondantes, et sont vécues dans une forte
assurance, il apparaît évident que les apparitions des morts constituent un
fait central dans le système de la représentation de la vie après la mort.
Les analyses des récits que nous avons rassemblés montrent que la concep-
tion anthropologique de la personne humaine n’est pas dualiste (âme/
corps) et que la cosmologie établit une grande proximité entre les habi-
tations des morts et des vivants, au point que le passage de la vie à la mort
n’est ni une séparation du corps et de l’âme, ni une distanciation lointaine
entre vivants et morts, mais plutôt un passage du visible à l’invisible dans
une totale connexion entre les uns et les autres : le village des morts toujours
vivants est tellement proche de celui de ces derniers qu’ils continuent, invi-
sibles, à vivre avec les personnes de leur sang.
La structuration de la logique interne et du fonctionnement de la concep-
tion d’une telle représentation de l’existence permet ainsi de rendre compte
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de cette croyance de la vie après la mort et de montrer combien sa logique
est bien différente des croyances juives ou grecques. Ce système mis en place
révèle ainsi qu’un homme qui meurt jeune, célibataire, sans enfants, et qui
plus est, d’une mort cruelle, même s’il se manifeste vivant après sa mort,
non seulement a pactisé avec le monde obscur et néfaste de la sorcellerie,
mais qu’il ne peut avoir d’avenir d’existence très longtemps au-delà de sa
disparition terrestre.
Le cas de Jésus, lu à travers le prisme des cultures négro-africaines, consti-
tue alors un énorme paradoxe. Une question fondamentale est posée à la
théorie chrétienne : quelle est la voie qui puisse permettre aux membres
d’une telle culture de se représenter le Juif Jésus comme une incarnation de
Dieu, alors que son chemin sur la terre écrit le destin d’un sorcier ? et cela
pose d’autant plus question, puisque les récits d’apparitions semblent diffi-
cilement déterminer un renversement de logique de pensée dans la mesure
où de telles manifestations de morts sont fréquemment expérimentées.

Des interrogations au christianisme


Une telle problématique qui s’impose dans une confrontation entre la
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 339

tradition culturelle chrétienne, et une culture vécue aujourd’hui encore à


travers les R.T.A., oblige à une étude approfondie de la compréhension que
l’Ecriture biblique a transmise du destin de Jésus après sa mort. Et ce travail
ne peut que suivre des chemins de fidélité à la tradition de l’Eglise et d’in-
tégration aux cultures africaines. Plusieurs axes peuvent ainsi baliser cette
recherche :
- une confrontation précise entre, d’une part, les récits d’apparitions
de Jésus situées dans les cultures juives et gréco-romaines de l’époque, et,
d’autre part, ceux des cultures africaines, en vue de découvrir ressemblan-
ces et différences.
- par voie de conséquence, une prise en compte, dans l’Ecriture, de la
diversité des paradigmes de langage qui témoignent de la résurrection de
Jésus. Les apparitions constituent-elles, dans le Nouveau Testament, l’uni-
que voie pour proclamer l’identité divine du Crucifié ? Autrement dit, quel
est le lien entre les apparitions de Jésus et la foi en sa Résurrection ?
- une nécessaire insertion du phénomène des apparitions dans la totalité
de l’évolution de la révélation, soit à travers la Bible, l’existence de Jésus ou
la réception dans les communautés chrétiennes dans l’Histoire de l’Eglise,
notamment durant les premiers siècles.
- une herméneutique basée sur la narrativité des phénomènes de retour
des morts dans les cultures, traditionnelles et modernes, pour mieux rendre
compte de ces croyances.
- une structuration de la finalité des Apparitions de Jésus dans l’élabora-
tion de la foi chrétienne. Si ses apparitions étaient la seule voie d’accès à la
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foi en sa divinité, comment fonder sa spécificité pour un milieu africain ?
- un éclairage à travers l’expérience des communautés chrétiennes qui ont
affronté un même questionnement dans leurs différences culturelles22.
- l’interprétation scripturaire fondamentale : la même force divine qui a
ressuscité Jésus après sa crucifixion, demeurait déjà en lui dès sa conception,
et surtout s’activait en sa personne pour donner la vie à ses contemporains
dans leur corps, leur esprit, leur âme.
Tels sont quelques-uns des chemins de cette voie inculturée qui voudrait
aider au passage d’une herméneutique culturelle anthropologique négro-
africaine vers une théologie chrétienne de la vie et de la mort, en vue de
poursuivre le mouvement d’incarnation de l’Emmanuel dans les logiques
de pensée des populations africaines. Le discours chrétien ne peut que
s’enrichir de systèmes de représentation de l’existence hérités des cultures
non-occidentales.

22. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de voir qu’Origène, notamment, et Augustin, ont
affronté le même genre de questionnement quant à la justification de la foi en Jésus qui serait
fondée uniquement sur les apparitions. Les logiques empruntées par ces devanciers ne sont
pas sans intérêt pour un travail d’inculturation aujourd’hui.
340 R. Tabard

4. Quelques déplacements théologiques

En guise de conclusion, nous pouvons situer notre réflexion sur l’effort


théologique concernant la rencontre entre les religions et la foi chrétienne
autour de trois pôles.

Les R.T.A. interrogent les Ecritures et la tradition de l’église


Le dernier parcours, où se trouvent confrontés une logique de recher-
ches des fondements de la foi chrétienne au Crucifié et les systèmes de
représentation de la vie après la mort, à travers une anthropologie et une
cosmologie africaines spécifiques, illustre les questions que posent l’Afri-
que à l’Eglise. Au nom de quoi et de qui l’Evangile a-t-il quelque chose à
dire aux Africains du XXIème siècle ? Les cultures et religions traditionnelles
contraignent à re-visiter les Ecritures d’une manière nouvelle pour révéler
la Bonne Nouvelle qui s’est proposée à l’Afrique avec la colonisation. Il ne
s’agit plus simplement de qualifier le Christ d’Ancêtre ou de guérisseur et
de le célébrer ainsi ; mais la théologie invite à chercher au nom de quoi et
comment l’Evangile peut contribuer à la construction de l’avenir du conti-
nent. Ce travail de théologie fondamentale semble de plus en plus pressant
pour légitimer l’apport du christianisme aux Traditions africaines, et expri-
mer la foi en un langage plus accessible. Et ce chemin interroge le substrat
grec de la tradition théologique du christianisme. Comme ce fut évoqué,
pourquoi, par exemple, faudrait-il passer par une conception de la mort vue
comme séparation du corps et de l’âme pour entrer dans le mystère de la vie
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éternelle, et en accepter les conséquences logiques sur les représentations
de la vie des morts ? L’anthropologie négro-africaine n’est-elle pas tout aussi
pertinente et ne fonde-t-elle pas d’autres formes de langage pour exprimer
les conceptions de l’Au-delà ? Autant d’interrogations fondamentales que
pose la réelle prise en compte des R.T.A. pour exprimer la foi.

Le Christ interroge les R.T.A.


Ce champ exploré, nous pouvons voir comment le Christ ne vient pas sim-
plement réaliser des pierres d’attente posées au sein des cultures et refuser
des anti-valeurs, mais incarner son être de Jésus « sauveur » sur le continent
africain. Les Eglises chrétiennes sont invitées à changer l’Afrique à partir de
l’Evangile 23. Si le Christ ne contribue pas à guérir les plaies de l’Afrique,
à quoi bon être chrétien? L’important, pour l’avenir du christianisme en
Afrique, n’est sans doute pas seulement de découvrir que Jésus est guéris-
seur, mais de contribuer à ce que les baptisés deviennent les disciples d’un

23. Cette expression est souvent reprise justement par le théologien congolais Ka Mana. Voir,
par exemple, La nouvelle évangélisation en Afrique, Karthala, Paris, 2000.
RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES 341

Jésus sauveur. Et à ce niveau, intervient certainement la dimension éthique


de la foi chrétienne, qui ne se réduit pas à une croyance, mais à une action
de justice et de paix.

Célébrations et conversions : critères de vérité


Ce double mouvement dialectique entre les R.T.A. et les Traditions du
christianisme n’exclut évidemment pas l’importance de l’inculturation de
la célébration liturgique, notamment sacramentelle. La place du corps, du
mouvement, du rythme, de la musique, demeure un lieu déterminant dans
la dynamique de foi de nombreuses communautés africaines, et explique
certainement, non seulement la difficulté de nombreux catholiques afri-
cains à trouver un ressourcement de leur foi en Europe dans la liturgie occi-
dentale, mais également la tentation de créer des communautés catholiques
africaines, et de rejoindre des groupes évangélistes et autres mouvements
chrétiens.
Au terme, il va de soi que la finalité de l’inculturation liturgique sera tou-
jours la nécessaire conversion des personnes à une vie en Christ, vie de soli-
darité extra-ethnique, brisant les mentalités de sorcellerie et de dépendance
des esprits. Autrement dit, la juste logique d’un système de représentation
ne constituera une véritable inculturation que si elle aide à vivre en fidélité
la Bonne Nouvelle.

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Je conclurai par cette illustration de la rencontre entre christianisme et
R.T.A à travers la métaphore de la greffe. L’art du théologien de l’incultu-
ration se mesurerait à l’art d’un jardinier qui greffe une tige nouvelle pour
améliorer la qualité de la plante-mère. S’y trouve exprimé le double mou-
vement qui voit la nouvelle tige bénéficier des racines de la vieille plante,
mais également qui contribue à en changer la qualité des fruits. C’est ce
qu’exprime aujourd’hui la théorie de l’inculturation : « d’une part, évangé-
liser la culture africaine de telle sorte qu’elle puisse s’intégrer dans l’héritage chrétien
de toujours et contribuer à rendre cet héritage plus « catholique », et d’autre part, d’ «
africaniser » le christianisme au point d’en faire un constituant du patrimoine cultu-
rel et spirituel de l’Afrique » 24. n

24. L. Santedi Kinkupu, o. cit. p. 141.

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