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Afrique politique 2002

Les particularismes au risque de l’islam


dans le conflit casamançais

Jean-Claude MARUT*

La vocation universaliste de l'islam s'accommode mal, a priori, de l'existence de


particularismes. À plus forte raison si ces particularismes sont dirigés contre l'islam, comme
ce serait le cas en Casamance, au sud du Sénégal : la rébellion séparatiste qui y est née en
1982 est communément présentée comme la résistance d'un sud animiste et chrétien à un
nord musulman. Je veux montrer ici, une fois de plus,1 que cette image est une image
fausse : la rébellion casamançaise n'est pas une guerre de religion. Ceci étant, en l'absence
de perspectives politiques, et avec le pourrissement de la situation sur le terrain, la
possibilité existe qu'elle le devienne. Comme existe, paradoxalement, la possibilité de
progression d'un islam fondamentaliste se nourrissant aussi bien de l'échec du projet d'État-
nation que de l'échec du projet séparatiste.

Une rébellion multiconfessionnelle

L'image d'un conflit religieux en Casamance est confortée par la représentation d’une
Casamance animiste et chrétienne dans un Sénégal massivement islamisé. Elle est
également confortée par un faisceau de faits concordants : la présence à la tête de la
rébellion d'un prêtre catholique (l'abbé Augustin Diamacoune Senghor), le fait que des cibles
musulmanes aient été visées par la rébellion (un rassemblement confrérique, des imams), ou
encore la forte implication du clergé catholique casamançais comme médiateur (jusqu’en
2000).
Cette image d’une guerre de religion ne résiste pas à l’analyse.
La rébellion est multiconfessionnelle, rassemblant aussi bien des musulmans que des
catholiques ou des animistes. Si un catholique s’est retrouvé à la tête du Mouvement des
forces démocratiques de la Casamance (MFDC), c’est parce qu’il avait pris sa part dans le
mouvement social et identitaire qui a émergé à la fin des années soixante-dix, et avait été le
seul à avoir publiquement contesté l’appartenance de la Casamance au Sénégal.

Témoignant de la béance de l'espace politique casamançais par rapport à la demande


sociale, l'émergence d'un leader diola musulman dans les années soixante-dix montre que
d’autres scénarios étaient possibles. Marabout de Sindian, dans le Fogny, Sountou Badji
avait eu des démêlés avec le pouvoir, à la fin années soixante, ce qui lui avait valu d'être
arrêté. Au cours de son incarcération, il aurait eu des révélations et aurait accompli des
miracles qui lui ont procuré une grande aura : à sa sortie de prison, les fidèles affluent vers
lui. Prônant alors le dialogue des religions, il tire un grand prestige d'une rencontre au Maroc
avec le roi Hassan II, qui lui offre un Coran, et d'une rencontre au Vatican avec le Pape, à
qui c'est lui qui offre un Coran. Profitant de la flambée des cours du pétrole, le marabout

* Chercheur associé au Centre d'étude d'Afrique noire (CEAN-IEP Bordeaux)

1 Voir J.-C. Marut, « La question de Casamance. Une analyse géopolitique » (1999)

1
obtient des subsides importants des pays arabes, qu'il entend consacrer à l'expansion de
l'islam en pays diola. Le fait qu'il soit diola et réputé doté de pouvoirs mystiques va favoriser
son entreprise au sein d'un milieu jusque-là soumis à l'influence manding. Il se lance dans la
construction de nombreuses mosquées dans le département de Bignona, constituant sa
propre milice, se déplaçant avec une suite de voitures de luxe. Ce prosélytisme n'est
cependant pas du goût de tous : "Sountou Badji voulait l'Islam partout. Il était traité de fou
par les musulmans eux-mêmes" me confiait en 1995 un jeune séparatiste musulman du
Blouf. Dans le même temps, le marabout contribue à la promotion de l'identité diola,
réécrivant l'histoire, disqualifiant ou limitant la portée de l'entreprise du marabout guerrier
manding Fodé Kaba au 19e siècle. Jouant à la fois sur le registre religieux et sur le registre
ethnique, il va se poser en leader d'une communauté qui s'estime mal représentée face au
Nord. Profitant habilement de la situation, il étend son influence personnelle tout en
redonnant confiance aux Diola, leur démontrant la possibilité d'émergence d'hommes de
valeur en leur sein. Puisque tout semble lui réussir, il se met à afficher des ambitions
politiques. En ce milieu des années soixante-dix, et au début des années quatre-vingt,
Sountou Badji apparaît comme l'homme que les Diola attendaient, comblant un manque.
Mais ses ambivalences vont lui être fatales. Jouant les briseurs de grève, lors du mouvement
des lycéens de Ziguinchor, en janvier 1980, il se discrédite auprès du mouvement populaire.
Par ailleurs, exploitant le thème du désenclavement de la région, soufflant le chaud et le
froid, s'engageant à régler les problèmes, il inquiète les autorités : son passeport lui est retiré
et il ne reçoit plus de subsides des pays arabes. C'est la fin de l'aventure : les mosquées du
Fogny et du Blouf restent inachevées, et Sountou Badji retombe dans l'oubli, vivant retiré à
Sindian.

La contestation casamançaise prendra d'autres formes et trouvera d'autres leaders : en


plus du prestige lié à sa fonction religieuse, l'impact politique de l'abbé Diamacoune viendra
de son double enracinement, à la fois dans la culture diola et dans le mouvement social.
L’enracinement culturel n’est pas propre à Diamacoune. Il est plus généralement celui d’un
clergé casamançais qui a trouvé dans la tradition un nouveau terrain d’évangélisation. La
théologie de l’inculturation lui permet à cet égard de se faire le défenseur des identités
culturelles sans s’engager sur le terrain politique. Une stratégie qui préserve au mieux les
intérêts de l’Église dans un pays peuplé à 95 % de musulmans, et dans une région sensible
aux thèses indépendantistes. Ainsi se comprend à la fois l’implication du clergé casamançais
comme médiateur dans le conflit, et l’attitude prudente de sa hiérarchie à l’égard de l’abbé
Diamacoune. En critiquant sa présence à la tête de la rébellion, tout en refusant de l’exclure
des rangs, l’Église a recherché le moindre mal. Le vieux prélat lui a en quelque sorte donné
raison lorsqu’il a fini par condamner la lutte armée...
À défaut d’enracinement dans la tradition diola, de nombreux musulmans ont eux aussi
été impliqués dans le mouvement social des années soixante-dix. Ce qui explique que, avant
l’éclatement récent du mouvement, l’entourage de l’abbé était majoritairement musulman.
C’était vrai pour l’aile civile, avec, de 1993 à 1997, le numéro deux du mouvement et trois
des quatre secrétaires « nationaux » (le quatrième étant un protestant). C’était en partie vrai
pour l’aile militaire, où catholiques et musulmans se sont succédé à la tête de l’état-major
des maquis. Pour ce qui est des combattants et des partisans du mouvement, à défaut de
statistiques, les listes de personnes emprisonnées constituent un bon indicateur : autant la
dominante ethnique diola est écrasante, autant les prénoms font apparaître la diversité des
appartenances religieuses.
C’est donc bien le rejet des Nordistes et non de l’islam qui détermine l’engagement de la
rébellion. Si l’on en croit des sources indépendantes dignes de foi, jusqu’à ces dernières
années, les cibles des maquisards n’étaient généralement pas le fait du hasard : ils ne s’en
seraient pris qu’aux collaborateurs du gouvernement et, à l’occasion, aux confréries
nordistes faisant du prosélytisme.

2
Un islam majoritaire

La diversité religieuse de la rébellion ne fait que refléter celle d’une région qui est loin
d’être majoritairement animiste et chrétienne. La Casamance abrite bien le premier foyer
animiste du pays (plus de la moitié des animistes déclarés), et son premier foyer catholique
(avec près d’un tiers des catholiques sénégalais, autant qu’à Dakar) (fig. 1). Mais si le
pourcentage de chrétiens et d’animistes est ici quatre et cinq fois plus élevé qu'en moyenne
au Sénégal, ces deux religions restent très minoritaires : contrairement aux idées reçues, la
Casamance est islamisée à 86%2. Fief de la rébellion, la basse Casamance (la région de
Ziguinchor, le pays diola) est elle-même islamisée à 75% (fig. 2). Dans cette région de
Ziguinchor, il n’y a que le département d'Oussouye (le Kasa, au sens large) qui corresponde
à l'image dominante de la Casamance : chrétiens (28%) et animistes (45%) y représentent à
eux deux près des trois quarts de la population ; et l’islam y fait d’autant plus figure de
minorité qu'il est fortement associé à des populations non autochtones, fonctionnaires et
militaires nordistes ou commerçants peul guinéens (les "Diallo", originaires du Fouta Djallon)
pour l'essentiel. Mais c’est l’exception : s’ils ne sont islamisés qu’à 12 % dans le département
d’Oussouye, les Diola le sont à 90 % dans le département de Bignona, bien plus peuplé, et,
au total, ce sont environ 60 % des Diola de la région qui sont musulmans. Le taux
d'islamisation chez les Diola atteint ainsi les deux tiers de celui de l'ensemble de la
population sénégalaise. Ce n'est donc qu'une toute petite partie de la région, le Kasa, qui fait
partie d’une poche animiste et chrétienne au sein d’une Afrique de l’ouest par ailleurs très
islamisée (fig. 3). Encore cette différence n’explique-t-elle en rien le conflit (on ne voit pas,
sinon, pourquoi les électeurs d’Oussouye auraient à plusieurs reprises, choisi un maire ou un
député musulman).

Pour être fausse, l’idée d’une Casamance animiste et chrétienne n'en a pas moins la vie
dure. Elle est principalement le fait des médias. Sans doute reproduisent-ils là,
paresseusement, un schéma zonal africain selon lequel un sud animiste et chrétien
s'opposerait à un nord musulman, comme c'est le cas par exemple au Soudan ou au Nigéria.
Il est plus surprenant de voir cette idée reprise par des auteurs ou des ouvrages réputés
scientifiques. Au mieux, c'est la seule basse Casamance qui est perçue comme "un petit îlot
chrétien en terre musulmane" (Philippe Decraene, Jeune Afrique 24 avril1996), et il est alors
question d'une "ethnie diola, animiste et chrétienne" (rapport de l'OGD 1992-1993), ou
"majoritairement animiste et chrétienne" (Zuccarelli, La vie politique sénégalaise. 1940-1988,
1988 : 172)3. Au pire, c'est toute la Casamance qui est présentée comme la "région animiste
et chrétienne du Sénégal" (RAMSES, 1997), voire seulement chrétienne (Michel Foucher,
1991 : 226). Encore Michel Foucher associe-t-il trois termes : "riche, chrétienne et
séparatiste", ce qui a pour effet de ne pas réduire l'explication du conflit aux seuls facteurs
religieux.
Ces erreurs peuvent ne refléter qu'un simple manque d'information. Mais elles peuvent
aussi refléter ce que Vincent Foucher qualifie de "pathologies du regard scientifique»4 ,
notamment ce qu’il appelle l’"obsession de la petite différence", et les déformations dues au
prisme d'une anthropologique marquée par l'essentialisme. Elles renvoient aussi à un
phénomène plus général, qui a largement conditionné les représentations de la Casamance,
où la partie est prise pour le tout aussi bien sur le plan naturel que sur le plan humain : tout
comme le Kasa apparaît comme la matrice de l'image de la « verte Casamance », le Diola
kasa apparaît comme la matrice de l'identité casamançaise, où le "vrai Casamançais" serait

2 Source : République du Sénégal, Recensement général de la population de 1988


3 Vincent Foucher signale la même erreur sur le site web du projet «Minority at Risk » de l’université du
Maryland, dirigé par le politologue Ted Gurr.
4 Vincent Foucher, « La guerre des dieux ? Religions et séparatisme en Basse Casamance », communication au
colloque de l’Association canadienne des études africaines, « The Global and the Local. Africa in the World and
the World in Africa », Toronto, 29 mai-1er juin 2002.

3
diola, et le "vrai Diola" serait animiste. Et cela d’autant plus que la tradition est parée des
vertus de l’exotisme maximal, qui lui vaut d’être la plus médiatisée. Pour comprendre la
déformation de l’image de la Casamance, il faudrait enfin faire la part de l’activisme de
l’Église catholique, qui a toujours considéré les populations animistes de basse Casamance
comme un vivier, et dont les multiples formes d’intervention ont marqué à la fois le paysage
et les mentalités : elle y a acquis visibilité et influence.
Ceci étant, une fois établie son importance numérique et explorées les raisons de son
occultation, il n’est pas besoin d’être obsédé par « la petite différence », pour remarquer que
l’islam casamançais n’est pas le même que dans le reste du Sénégal.

Un islam différent

Un passé animiste récent et un moindre encadrement social confrérique contribuent à


différencier l'islam casamançais de l’islam existant dans le reste du Sénégal.
En effet, la moitié des musulmans de la région de Ziguinchor n’appartiennent pas aux
deux grandes confréries sénégalaises (mourides et tidjanes). État dans l'État dans le reste
du Sénégal, la confrérie mouride, n'est notamment guère représentée ici en dehors de la
communauté nordiste. À l'inverse, la Quadriyia, faiblement implantée au Sénégal, regroupe
un tiers des musulmans casamançais. De nombreux musulmans (16 %) ne se reconnaissent
par ailleurs dans aucune confrérie, et, même pour ceux qui s'y reconnaissent l'appartenance
est souvent floue. C'est que, à la différence du reste du Sénégal, l'encadrement confrérique
de l'islam casamançais est peu prégnant. Sauf exceptions (mais il s'agit alors de marabouts
nordistes), les chefs religieux casamançais ne sont pas des personnages vénérés : chacun
s’accorde ici à dire qu’on les respecte, qu’on les écoute, mais qu’on ne se prosterne pas
devant eux. En Casamance, pas question de "ndigel", la recommandation du marabout à son
talibé, lui enjoignant de voter pour un candidat, pendant longtemps celui du pouvoir (avec qui
il y avait échange de services). La religion est perçue comme une affaire individuelle, qui n'a
pas à intervenir dans la sphère publique. Ce qui peut expliquer la faible implication de
notables musulmans dans les tentatives de règlement du conflit, qui tranche avec l'activisme
du clergé catholique casamançais.
Même si les rapports avec les animistes ont pu être tendus au départ, les chefs religieux
musulmans ont su se faire accepter en composant avec la tradition, finissant par tolérer des
pratiques telles que l'initiation, dans la mesure où ces pratiques ne remettent pas en cause le
premier pilier de l'islam (l’unicité de Dieu). Ce qui n'empêche évidemment pas la compétition
avec les chrétiens, dont la conquête des animistes reste un enjeu.

À cet égard, il faut rappeler que, jusqu'au milieu du 19e siècle, l'animisme était largement
prépondérant sur le territoire de l'actuelle Casamance, que ce soit dans l'empire du Gabou
ou sur ses marges : cette image est restée, qui fait des Casamançais des convertis de
fraîche date et du Kasa un conservatoire de la tradition (en fait, c'est le pays floup bissau-
guinéen, majoritairement animiste, qui constitue aujourd'hui le meilleur observatoire de cette
tradition, comme le montrent en particulier les travaux d'Odile Journet). La religion
traditionnelle a reculé devant l'évangélisation, venue par l'ouest avec la colonisation
française, comme devant l'islamisation, venue par l'est (Manding) et le nord (marabouts
maures). C’est d’ailleurs en partie grâce à l’administration coloniale, qui s’est appuyée sur
eux (pour exercer le pouvoir et diffuser l’arachide), que les chefs religieux musulmans ont pu
étendre leur influence sur la plus grande partie de la région, dans le même temps où l’Église
combattait l’animisme et développait la scolarisation.
Même si l’image en est inversée, il existe donc bien une spécificité religieuse de la basse
Casamance : prégnance de l’animisme, y compris chez les convertis (où il est souvent
réduit, il est vrai, à de la superstition), activisme de l’Église catholique dans un ensemble de
plus en plus islamisé, islam lui-même récent et différent.
Cette spécificité et ces différenciations ne possèdent, bien entendu, en soi, aucun pouvoir
explicatif. Tout montre, par contre, qu’elles peuvent, à l’occasion, jouer un rôle de marqueurs

4
identitaires. Elles peuvent donner du sens à des mobilisations. Devenant ainsi des enjeux de
pouvoir, elles peuvent être instrumentalisées.
C’est ainsi que l'État sénégalais n'est évidemment pour rien dans les distorsions de la
réalité qui affectent aussi bien le regard des Casamançais sur eux-mêmes que le regard qui
leur est porté de l'extérieur. Mais certains cercles dirigeants ont pu en tirer profit contre la
rébellion5, à la fois pour la disqualifier (en dénonçant notamment l'archaïsme qui est associé
à la religion traditionnelle) et pour la diviser (en dénonçant notamment le rôle de l’Église).
Dans la mesure où elles recoupent des clivages religieux, les divisions de la rébellion
peuvent aller dans ce sens. Si la rébellion n’est pas née sur des bases confessionnelles, les
risques de confessionalisation du conflit sont par contre réels.

Des risques de confessionalisation du conflit

La diversité confessionnelle de la rébellion offre un terrain favorable à des manipulations à


des fins politiciennes. Déjà, en 1995, une tentative en ce sens avait eu lieu. Sous le titre
"halte au cléricalisme !", un article de presse avait violemment dénoncé l'activisme du clergé
casamançais6. Présenté comme un conseiller politique du Front Nord du MFDC (ayant
déposé les armes et collaborant avec le gouvernement), l’auteur était en fait un protégé du
ministre Landing Sané, adversaire de Robert Sagna au sein du PS. L'affaire s'apparentait
donc davantage à un règlement de comptes politicien qu'à une guerre de religion.
L'opération n'a apparemment rencontré aucun écho chez les musulmans casamançais. Mais
elle était révélatrice de l’existence de lignes de clivage potentielles.
Correspondant au département de Bignona (le Fogny, au sens large du terme), le pays
diola de la rive droite de l'estuaire de la Casamance, beaucoup plus peuplé, est fortement
islamisé et en partie mandinguisé7. La faible emprise de l'animisme, religion du terroir, s'y
explique par une occupation récente et l'éloignement des principaux fétiches. Elle s'explique
aussi par une islamisation perçue comme une forme de promotion, au contact des Manding
venus de l’est ou des marabouts venus du nord. À l'inverse, au sud de l'embouchure, les
Diola du Kasa, majoritairement animistes, se considèrent comme les seuls Diola
authentiques, face à ceux du Bignona, accusés d'avoir oublié la tradition. Quant à la ville de
Ziguinchor, au sud de l'estuaire, c’est une entité à part, regroupant une part croissante de la
population régionale. Démesurément gonflée par l’exode rural casamançais et par
l’immigration nordiste, mais aussi par l’afflux de réfugiés fuyant les zones d’affrontement en
Casamance ou en Guinée-Bissau, sa population est beaucoup plus composite, faisant de la
ville un microcosme sous-régional.
Confirmant l’hétérogénéité de la rébellion, ces trois entités sont les principaux fiefs de la
rébellion. Même si les responsables du Front Nord (Bignona) ont déposé les armes (sans les
rendre) en 1992, de nombreux combattants du nord (en majorité musulmans) se sont
retrouvés dans les maquis du sud, le long de la frontière avec la Guinée-Bissau, dans les
années quatre-vingt-dix. L'éclatement de la rébellion en petits groupes y a favorisé les
regroupements sur des bases régionales et donc, en partie, confessionnelles. C’est ainsi que
la distinction entre un sud animiste et chrétien et un nord islamisé s’est vite transformée, le
long de la frontière en une opposition entre les maquis de l'ouest (dirigés par Léopold Sagna,
puis César Badiate, fidèles à l’abbé Diamacoune) et les maquis de l'est, dirigés par Salif
Sadio, rebelle à son autorité.
Les événements de Guinée-Bissau, en 1998-1999, ont précipité l’évolution8. Toutes les
factions des maquis ont dépêché des combattants pour appuyer le soulèvement de la plus

5 On songe notamment aux « éradicateurs » regroupés autour du chef du Parti Socialiste, O. Tanor Dieng.
6 A.-L. Aïdara, « Halte au cléricalisme ! », Walfadjri, 2 et 3 octobre 1995.
7 Sensible à l’Est de la zone, l’influence manding se manifeste au niveau des techniques et de la division sociale
du travail, mais parfois aussi au niveau des patronymes.
8 Voir notamment Gérald Gaillard, « Guinée-Bissau : un pas douloureux vers la démocratie », Afrique
contemporaine n° 191, juillet-septembre. 1999.

5
grande partie de l’armée bissau-guinéenne contre le président Vieira, puis pour s’opposer
aux troupes sénégalaises venues à son secours. La victoire de la junte dirigée par le général
Mané a incontestablement créé une situation favorable à l’ensemble de la rébellion, qui
pouvait retrouver sa liberté de manœuvre et consolider ses bases arrière en Guinée-Bissau.
Mais elle a surtout profité au groupe de Salif Sadio, qui aurait récupéré l’essentiel de
l’armement mis à la disposition des maquisards. Au même titre qu’Ansoumane Mané, Salif
Sadio est ainsi devenu l’homme à abattre aussi bien pour le nouveau président bissau-
guinéen, Kumba Yala, élu en décembre 1999, que pour les dirigeants sénégalais. Ainsi
pourrait peut-être s’expliquer la présentation par la presse sénégalaise d’un axe Mané-Sadio
qui se serait constitué sur des bases confessionnelles, à savoir la propagation de l’islam.
Rien de tel pour renforcer l’hostilité des maquis de l’ouest à l’égard de Salif. Toujours est-il
que les deux groupes de maquisards se sont livrés à des affrontements sanglants, tandis
que l’armée de Bissau menait sa propre offensive contre Sadio. Le risque d’une connexion
entre les deux rébellions a finalement été écarté à la fin de l’année 2000 par l’élimination
physique du général Mané en Guinée-Bissau et par la dispersion des maquisards de Salif
Sadio.
Cette dispersion a considérablement aggravé les tensions au sein de la rébellion. D’une
part, le groupe de Salif Sadio a continué ce qu’il avait déjà entrepris, à savoir l’élimination
des responsables ou des partisans de l’autre groupe : c’est ainsi que Léopold Sagna et
plusieurs chefs de maquis populaires à l’ouest ont été massacrés. D’autre part, si une partie
est restée le long de la frontière bissau-guinéenne, au sud-ouest de Ziguinchor, la plupart
des partisans de Salif se sont redéployés dans le département de Bignona, le long de la
frontière gambienne, où ils ont renoué des contacts avec le front dormant de Kamougué
Diatta. Dans l’un et l’autre cas, ils ont développé des formes d’action qui sont celles du grand
banditisme, attaquant les civils pour se ravitailler : pillage de boutiques, attaques de
véhicules…De manière plus inexplicable, ces exactions se sont souvent accompagnées de
massacres de civils. Si les victimes sont plus souvent des étrangers à la région, c’est sans
doute qu’on compte davantage de commerçants parmi eux. Mais il semble aussi que ce soit
le résultat de choix opérés par les agresseurs.
Cette dérive sanglante d’une partie de la rébellion échappant, semble-t-il, à tout contrôle a
suscité une très forte hostilité dans le Kasa, où, quelle que soit l’issue de la rébellion, l’on
s’attend à des règlements de comptes, voire à un conflit ouvert avec les gens du Bignona,
souvent identifiés comme musulmans. On peut penser que cette évolution n’est pas non plus
sans rapport avec la vigueur de la réactivation de la religion traditionnelle dans le Kasa, qu’a
rendue possible la désignation, en 2000, d’un nouveau roi sacré à Oussouye, après dix-sept
années de vacance. L’engouement se vérifie à chacune des nombreuses cérémonies qui
permettent de renouer avec la tradition, voire de la découvrir9. Où il apparaît que la tradition
n’est pas ce qui explique, mais ce qui donne sens à une mobilisation. On peut en prendre
pour preuve le rôle joué par des intellectuels diola dans ce qui est moins un « retour » qu’un
nouveau cours, dans un contexte radicalement différent : les dernières élections municipales
(avril 2002) montrent la possibilité de connexions inédites entre le pouvoir traditionnel (avec
ses procédures décisionnelles fonctionnant au consensus) et le pouvoir moderne. D’une
certaine manière, c’est ce type de recherche d’une appropriation (ou d’une réappropriation)
du politique qui est à l’œuvre dans la poussée de l’islam en Casamance, et notamment à
Ziguinchor.

De nouvelles dynamiques de l’islam

La seule chose réellement perceptible en Casamance depuis quelques années est une
visibilité accrue de l'islam, principalement sous la forme d’une multiplication des mosquées.
Le phénomène est particulièrement spectaculaire à Ziguinchor, où le nombre de mosquées a
doublé en peu de temps. Avec certains choix d’implantation qui peuvent être interprétés

9 Jordi Tomas, «Le roi d’Oussouye et la reprise de la tradition diola : une troisième voie», communication au
colloque de Toronto, 2002 (cf. note 4)

6
comme des provocations. Ainsi, une mosquée a-t-elle été construite, "faute de terrain
disponible à proximité", à l'intérieur même de l'hôpital de la ville sans rencontrer d'opposition
de la part de la municipalité, laquelle se retranche derrière "la demande de la grande
majorité des patients". Une autre mosquée a été construite sur un terrain jouxtant la
résidence de l'évêque...
Ce marquage de l'espace par l'islam, pour spectaculaire qu'il soit, ne signifie pas pour
autant une progression foudroyante de cette religion. À l’échelle de la Casamance, il faut, en
effet, faire la part de l'installation de migrants (colons, commerçants, fonctionnaires,...)
majoritairement issus du nord du Sénégal. À l’échelle de la capitale régionale, il faut ajouter
les effets de réaménagements urbains et, surtout, les effets de l'exode rural casamançais, à
partir de régions fortement islamisées comme le Balantacounda, le Pakao, le département
de Bignona.
Mais cette présence physique accrue de l'islam peut aussi apparaître comme une réaction
à un poids jugé excessif des catholiques dans la ville et dans la région. Des intellectuels
musulmans dénoncent ainsi l'emprise foncière de l'Eglise catholique à Ziguinchor :
d'immenses terrains attribués au clergé à l'époque coloniale, à la périphérie de la ville, sont
aujourd'hui situés au cœur de l'agglomération. Ils sont en partie occupés par des
établissements catholiques, nombreux dans la ville (missions, écoles, dispensaires,...), et en
partie cultivés, constituant ainsi des réserves foncières d’une grande valeur. Les mêmes
milieux s'en prennent également au maire, Robert Sagna, longtemps ministre, qui s'était vu
confier la responsabilité du problème casamançais par le président Diouf en 1999.
L’attaquant sur sa fortune et son népotisme, ils lui reprochent surtout d'avoir négligé sa ville
au profit de ses fonctions ministérielles.
Il est un fait que, au-delà de Ziguinchor, c'est toute la basse Casamance qui avait offert
pendant longtemps l'image d'une majorité catholique et d'une minorité musulmane. Cette
image était fausse, on l'a vu. L’Église n’en avait pas moins une influence dépassant
largement son importance numérique, à travers son rôle intellectuel : anciennement implanté
et réputé pour sa qualité, l’enseignement catholique a en effet formé des générations
d’élèves, catholiques ou non, que l’on retrouve aujourd’hui à des postes de responsabilité en
Casamance ou à Dakar. En ce sens, on assisterait à une sorte de redressement, donnant
une vision plus conforme à la réalité, où l'affichage musulman ne ferait que refléter une
situation réelle : non seulement les musulmans sont majoritaires à Ziguinchor et en basse
Casamance, mais ils le font savoir, revendiquant implicitement la fin d'un monopole de fait.
On comprend qu’ils inquiètent un clergé catholique qui avait tendance à faire de la basse
Casamance sa chasse gardée, et une Église dont l’avenir se joue en partie en Afrique. Leur
aspiration à être reconnu n’en paraît pas moins légitime.
Mais la poussée de l’islam ne se traduit pas nécessairement dans le champ politique, en
tous cas pas de manière explicite, comme le montre l’exemple d’un parti islamiste
sénégalais.

Bien que les partis à référence confessionnelle soient interdits, l’un d’entre eux, le Front
pour le socialisme et la démocratie (FSD), se réclamant ouvertement de l'islam, avait fait de
la Casamance la première cible de sa campagne de recrutement en 1997. Ses responsables
avaient justifié ce choix en expliquant que les populations y étaient beaucoup plus réceptives
à son discours. Avec pour thème central, l'échec des programmes de développement du
gouvernement et la nécessité d'un retour à Dieu, le FSD dit en effet s'adresser en priorité à
ceux qui sont sans appartenance politique, sans espoir, en un mot aux laissés pour compte
du système : la Casamance pouvait à cet égard constituer un terrain favorable.
Candidat à l'élection présidentielle de février 2000, son dirigeant, Cheikh Abdoulaye Dieye
n'a pourtant pas réalisé en Casamance un score beaucoup plus élevé qu'ailleurs (1,07 %
des voix exprimées contre 0,97 % sur l'ensemble du Sénégal). Et son audience semble
moins liée aux événements qu'à l'implantation de l'islam : c'est dans le département le moins
islamisé (Oussouye, l'un des fiefs de la rébellion) qu'il obtient ses plus mauvais résultats
((0,59 %), et dans le département le plus islamisé (Kolda, peu touché par la guerre jusqu'au
début de l'année 2000) qu'il obtient les meilleurs (1,74 %). Mais c'est en dehors de la

7
Casamance, à Saint-Louis (2,08 %) et à Tambacounda (2,23 %), que Cheikh Dièye réalise
ses meilleurs scores.
On peut trouver une explication à ces modestes résultats d’ensemble dans le fait que les
thèmes de campagne du candidat islamiste ne se démarquaient qu'en partie de ceux des
candidats laïcs : la dénonciation de l'écroulement des valeurs traditionnelles a été un thème
largement utilisé contre le régime en place, notamment par Moustafa Niasse. Et la
revendication d'un régime parlementaire issu d'élections libres et transparentes était un
leitmotiv commun à tous les opposants à Abdou Diouf. Dans ces conditions, le vote pour un
ténor de l'opposition apparaissait d'autant plus utile que ces ténors bénéficiaient de soutiens
religieux (c'était le cas de Moustafa Niasse, soutenu à la fois par des leaders musulmans et
par l'archevêque catholique de Dakar, mais aussi, dans une certaine mesure d'Abdoulaye
Wade).
Il ne faudrait pas pour autant se méprendre sur la signification des médiocres résultats du
candidat islamiste dans un pays et dans une région où les laissés pour compte ne manquent
pas. Sa dénonciation de la fracture entre politiciens et citoyens est un thème potentiellement
mobilisateur : il est un des arguments majeurs du mouvement séparatiste casamançais.
Mais il manque à son parti une légitimité que d'autres types de mouvements peuvent gagner
sur d'autres terrains, comme le montre l’exemple d’une o.n.g. installée depuis une dizaine
d’années en Casamance.

L'Agence des Musulmans d'Afrique (AMA) est une émanation d'une ONG koweïtienne,
intitulée Direct Aid, à vocation mondiale mais surtout africaine (il est envisagé de supprimer
la référence musulmane, l'organisation reprenant le nom de Direct Aid, officiellement pour
mieux attirer les donateurs du Golfe). Née en 1981 au Malawi, à l'initiative d'un groupe de
cadres koweïtiens, sous le nom d'AMA. Malawi, l'agence est aujourd'hui implantée dans une
quarantaine de pays de l'Afrique sub-saharienne. Ses activités sont minimes au Sénégal, en
comparaison de celles qu'elle mène dans des pays comme la Sierra Leone, qui a connu la
guerre, ou la Guinée Conakry et le Kenya, confrontés à de grosses difficultés : c'est dans ces
trois pays que l'AMA. est la mieux implantée.
Selon ses responsables, les fonds proviennent de donateurs privés des pays arabes du
Golfe, aussi bien des particuliers que des entreprises. L'AMA dit ne pas s'occuper de
politique, mais uniquement d'action humanitaire. Elle n'en a pas moins fait partie des ONG
musulmanes interdites après les émeutes sanglantes du 16 février 1994 à Dakar, que le
mouvement des Moustarchidine était accusé d'avoir fomentées. À l’époque, les ministres de
l'intérieur du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie s'étaient d’ailleurs concertés sur le
problème de la circulation des armes dans la sous-région... Où l’on peut voir une version de
l’arroseur arrosé, puisque l'État sénégalais s’est fait le champion de la coopération avec les
pays du Golfe, au premier rang desquels figure l'Arabie saoudite, berceau d'un islam
intégriste dont il se méfie par ailleurs.
L'agence des Musulmans d'Afrique s'est établie en Casamance en 1991, soit un an après
le déclenchement effectif de la lutte armée par le MFDC. Cette situation est d'ailleurs la
raison invoquée pour le choix de cette première implantation au Sénégal, l'agence ayant
pour but l'aide aux populations civiles en difficulté. Il y a effectivement un volet social dans
son action : secours aux victimes du conflit, création d'orphelinats, de postes de santé,
d'écoles, réalisation d'équipements d'hydraulique villageoise... Un programme en tous points
comparable à celui que l'Église catholique mène depuis longtemps dans la région, qui peut
donc être perçu autant comme un révélateur des carences de l'État que comme un moyen
de combattre l'Église sur son propre terrain. Mais il y a aussi un volet religieux, avec un
ambitieux programme de construction de mosquées, présenté comme une réponse aux
demandes de la population musulmane. La plus grande partie des édifices construits ou
achevés en Casamance ces dernières années l'a été grâce à l'AMA, qui revendique la
réalisation de pas moins de 27 mosquées dans la région, dont 18 à Ziguinchor.
Ce qui pose le problème de l'influence de cette ONG Influence morale, sans aucun doute,
qui peut résulter de son œuvre sociale. Mais aussi influence idéologique, à travers la
formation de prédicateurs, et la distribution d’ouvrages religieux : ouvrages en arabe

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(beaucoup), en français (moins), voire en pular ou en wolof, mais très peu en diola (une
langue, il est vrai, encore très peu écrite). Il resterait à analyser le contenu de ces formations
et de ces ouvrages, pour savoir dans quelle mesure ils véhiculeraient un modèle islamique
rigoriste, différent du modèle confrérique dominant au Sénégal, ou encore dans quelle
mesure ils proposeraient un modèle de société ou d'État islamique, au demeurant fort
éloigné des pratiques casamançaises.
Des responsables de la communauté musulmane autochtone disent pour leur part
apprécier l'AMA pour le soutien matériel qu’elle leur apporte, tout en reconnaissant qu’elle
cherche à purifier l'islam. Mais, à cela, ils ne trouvent rien à redire, au prétexte que, à
l'exception du mouridisme, les confréries sénégalaises sont elles aussi d’origine arabe…
Plus encore, et bien qu’il soit difficile d’établir un lien de cause à effet, certaines prises de
position de l’islam casamançais vont dans le sens d’un islam fondamentaliste : publiquement
ou en privé, l’application de la charia, comme réponse à la dégradation des mœurs, est
désormais ouvertement souhaitée par des imams casamançais.
On peut douter, de prime abord, que ce type de discours recueille beaucoup d’échos
favorables dans une société où la tolérance religieuse est renforcée par de nombreux
mariages mixtes, et où la jeunesse est très influencée par les modèles urbains et
occidentaux. En la circonstance, la force des traditions et l’attraction des nouveaux modèles
vont incontestablement à l’encontre d’un islam radical. À quoi on pourrait ajouter que le
désintérêt de l’islam radical à l’égard des particularismes peut constituer un frein à son
expansion. C’est ce dont témoigne l’histoire de la « mosquée de la discorde » à Ziguinchor.
Depuis des années, les Diola musulmans disputent aux Manding le contrôle de la
nouvelle grande mosquée. C’est pourquoi, prévu pour s'appeler "mosquée de la concorde",
l’édifice a vite été rebaptisé par la population "mosquée de la discorde". Aux Manding qui
s'appuient sur la tradition, les Diola opposent le fait que, bien qu'ayant été islamisés plus
tardivement, ils sont tout aussi aptes qu'eux à fournir des imams. Après des années
d'abandon des travaux, la construction de la mosquée a enfin été achevée grâce aux
subsides de l'AMA, mais elle ne peut ouvrir, faute d'imam.
Au-delà du prestige personnel de se voir attribuer l'imamat, c'est tout le problème de la
reconnaissance de l'identité diola qui est posé, un problème qui est au cœur de la question
casamançaise : le sentiment d'être exclus de leur terre ou exclu des postes de responsabilité
a fortement contribué à nourrir la révolte. À sa manière, la querelle sur la grande mosquée
illustre l’affrontement de logiques contradictoires. Sauf qu'elle n'oppose pas des Diola à des
Nordistes, mais à d'autres Casamançais... Ce qui tendrait à montrer que les particularismes
ethniques sont plus forts, non seulement que l’idéologie stato-nationale sénégalaise, mais
aussi que l’idéologie universaliste de l’islam.

Mais d’autres facteurs apparaissent en revanche beaucoup plus propices au


développement d’une influence fondamentaliste. À commencer par la déstabilisation de la
société casamançaise par le conflit. Ce sont, en effet, plusieurs dizaines de milliers de
Casamançais qui ont quitté leurs villages au cours des douze dernières années, chassés par
la guerre et l'insécurité. Une bande de plus en plus étendue de territoire proche de la
frontière avec la Guinée-Bissau, où se sont concentrés les affrontements, a ainsi été en
grande partie vidée de sa population. Depuis deux ans, c’est la zone frontalière avec la
Gambie qui est à nouveau frappée par l’insécurité et la violence. Beaucoup de villageois ont
fui vers les pays voisins, Gambie et surtout Guinée-Bissau. Une autre partie s'est réfugiée
dans les villes de la région, principalement à Ziguinchor, où ils s'installent surtout dans les
quartiers périphériques. Privés de ressources et de repères, ces ruraux déracinés sont une
des cibles privilégiées de l'action de l'AMA, notamment les femmes, qui se retrouvent
souvent seules pour élever leurs enfants.
Au-delà du conflit, c’est l’échec même de ses deux protagonistes qui pourrait être le
meilleur atout d’un islam fondamentaliste en Casamance, même si la question n’est pas à
l’ordre du jour. Échec de l’État à assurer le développement, et donc à construire la nation,
tant il paraît difficile de construire du lien national sans un minimum de lien social. En dépit
des immenses espoirs qu’elle a suscités, l’alternance politique à la tête de l’État n’a, sur ce

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plan-là, apporté aucun changement perceptible. C’est de cet échec de l’État que s’est nourri
le MFDC. Mais échec, aussi, de la rébellion, dans son projet d’indépendance, dont le seul
résultat tangible, même si le MFDC n’a pas voulu la guerre au départ, est d’avoir plongé la
région dans la misère et l’insécurité depuis vingt ans. Autre point commun entre les deux
protagonistes, leur prétention à représenter à eux seuls tous les Casamançais, qui a abouti à
confisquer la parole casamançaise. Nul doute que les Casamançais sont aujourd’hui fatigués
d’une telle situation.10

Pour conclure

La question casamançaise met en lumière l’importance des représentations identitaires à


la fois comme révélateurs et comme langage d’une crise qui, au-delà de sa dimension
sociale, est fondamentalement une crise de la représentation politique. L'Église catholique a
pu développer son influence en Casamance à partir du moment où elle s'est appuyée sur les
particularismes au lieu de les combattre. Mais en refusant de prendre en compte leur
dimension politique, elle trouve aujourd’hui ses limites. Que ces représentations identitaires
soient l’objet de rivalités de pouvoir ne fait que souligner l’importance de l’enjeu qu’elles
représentent. En contestant l’appartenance de la Casamance à un État-nation sénégalais, le
MFDC recourt au même registre argumentaire stato-national que son adversaire, même s’il
l’applique à une région, voire à une ethnie. La confrontation violente de ces deux
nationalismes a débouché sur une impasse à la fois militaire et politique qui a favorisé le
pourrissement du conflit. Signant l’échec de l’État, comme l’échec du MFDC, ce
pourrissement crée un terrain a priori favorable à court terme à la confessionalisation du
conflit, mais aussi, à plus long terme, à la radicalisation d’un islam jusque-là réputé pour sa
modération. Tout en ignorant les particularismes, cet islam peut, en effet, se nourrir à son
tour de ce qui a rendu possible leur émergence. Ce qui tendrait à montrer que les
communautarismes, qu’ils soient locaux ou universels, prospèrent sur le même terrain de
l’exclusion sociale et de la sous-représentation politique.

10 Voir J.-C. Marut, « Les Casamançais sont fatigués », communication à la conférence « Guerras e Conflitos
Violentos em Àfrica », Centro de Estudos Africanos, Lisbonne, 21-22 février 2002. À paraître dans Cadernos de
Estudos Africanos, Lisbonne, 2002.

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Repères bibliographiques

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Pédone, 317 p.

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députés de Casamance », in Barbier-Wiesser (dir.), Comprendre la Casamance, Karthala,
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Vincent FOUCHER (2002) : « Les « évolués », la migration, l’école : pour une nouvelle
interprétation de la naissance du nationalisme casamançais », in Diop (dir.), Le Sénégal
contemporain, Paris, Karthala, p. 375-424.

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ambivalences : modes populaires d’action politique chez les Maka (Cameroun) et les Diola
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Peter MARK (1976) : Economic and religious change among the Diola of Boulouf
(Casamance), 1890-1940 : trade, cash cropping and Islam in Southwestern Senegal. New
Haven : Yale University, Thèse de doctorat en Histoire.

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géopolitique. Saint-Denis : université Paris 8. Thèse de doctorat en géographie, 512 p.
(Diffusion : Presses Universitaires du Septentrion).

Jean-Claude MARUT (2002) : « Le problème casamançais est-il soluble dans l’État-


nation ? », in Diop (dir.), Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, p. 425-458.

Yasmine MARZOUK (1993) : « Du côté de la Casamance : pouvoirs, espaces et religions »,


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Ziguinchor. Paris : L’Harmattan, 358 p.

François ZUCCARELLI (1988) : La vie politique sénégalaise, 1940-1988. Paris : Centre des
hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes, 208 p.

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