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Editions Esprit

Trajectoires de l'islam en Afrique de l'Ouest


Author(s): Muriel Gomez-Perez
Source: Esprit, No. 317 (8/9) (Août-septembre 2005), pp. 128-137
Published by: Editions Esprit
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24470400
Accessed: 01-11-2017 15:55 UTC

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Trajectoires de l'islam en Afrique de l'Ouest

Muriel Gomez-Perez*

Aujourd'hui, une personne sur trois est musulmane en Afrique sub


saharienne, ce qui constitue le deuxième foyer en importance après
l'Extrême et le Moyen-Orient. L'expansion de l'islam s'arrête à
l'équateur avec quelques pays majoritairement musulmans tels que la
Mauritanie, le Mali, le Niger, le Sénégal, la Guinée, le Tchad et le
Nigeria.
La pénétration de l'islam en Afrique de l'Ouest s'inscrit dans la
longue durée1. Il est d'abord le fait de marchands et de caravaniers
au Soudan occidental dès le VIIIe siècle et au Soudan central (rive
orientale du fleuve Niger et à l'est du lac Tchad). Au XIe siècle, des
conversions sont observées dans le Takrur et le Ghana sous l'in
fluence almoravide et le royaume du Kanem s'islamise. Via les
échanges commerciaux et les échanges entre lettrés (traducteurs,
interprètes, jurisconsultes), des musulmans deviennent conseillers de
rois (cour royale de Gao). Au cours du XIVe siècle, se constituent des
centres intellectuels de grande envergure, à Djenné et à Tombouctou
par exemple.
Le pèlerinage à La Mecque a aussi conduit le monde soudanais à
s'ouvrir au monde arabo-musulman d'Orient et à s'islamiser plus lar
gement à la faveur de relations diplomatiques entre pouvoirs poli
tiques. Jusqu'à la fin du XVe siècle, la diffusion de l'islam ne
concerne qu'une élite commerçante, politique et intellectuelle.

* Professeure au département d'histoire de l'université Laval, Québec, Canada. A dirigé


récemment l'Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala,
2005, 643 p.
1. Ν. Levtzion et R. L. Pouwels (eds), The History of Islam in Africa, Ohio University Press,
2000, 591 p. et G. Nicolas, Dynamique de Tislam au sud du Sahara, Paris, Publications orienta
listes de France, 1981, 335 p.

Août-septembre 2005 128 ESÏWT

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Trajectoires de l'islam en Afrique de l'Ouest

Les confréries et ses multiples réponses face à la colonisation

L'islam en Afrique de l'Ouest connaît son véritable essor à la


faveur, d'une part, de l'émergence des confréries qui a favorisé l'isla
misation des populations surtout en zones rurales (la Qâdiriyya, la
Tidjâniyya) au XVIIIe siècle et, d'autre part, de divers mouvements de
djihad ou guerre sainte menés surtout au XIXe siècle. À partir de cette
période, l'islam en Afrique de l'Ouest s'affirme comme un outil poli
tique au gré de la constitution de vastes empires dans un contexte de
conquête européenne. En 1804 est notamment mené un djihad du
Niger au Soudan central par Ousmane dan Fodio qui appelle à la
purification des mœurs des populations contre les princes autoch
tones, ce qui aboutit à l'émergence de l'empire musulman de Sokoto.
Vers 1860, Al Hadj Oumar Tall, de la confrérie tidiane, mène un dji
had pour convertir les païens et est à l'initiative de la naissance d'un
empire toucouleur entre le Sénégal et le Niger.
D'autres djihads sont menés davantage contre la colonisation euro
péenne (le djihad de Samori entre le Mali, la Guinée et la Côte
d'Ivoire de 1861 à 1898). La progression de l'islam est dès lors un
processus irréversible en dépit de politiques coloniales coercitives
(Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride au Sénégal, est
déporté au Gabon par les Français de 1895 à 1902 puis en Maurita
nie de 1902 à 1912 ; Cheikh Hamallah, dirigeant d'une branche de la
Tidjâniyya, est déporté en Mauritanie de 1925 à 1926, transféré en
Côte d'Ivoire en 1929, puis meurt en France en 1943). Ces djihads se
soldent par des échecs. Pour autant, plusieurs mouvements de type
mahdîste sont menés dans la seconde moitié du XIXe siècle, lesquels
s'apparentent à des courants de résistance messianique2.
Face à l'échec des djihads, les juristes proposent à la communauté
musulmane de coexister avec l'occupant dans la mesure où ce com
promis ne dure pas longtemps et où la puissance coloniale ne s'op
pose pas à la pratique de l'islam, en attendant des jours meilleurs
pour les musulmans. Certaines personnalités charismatiques refusent
tout compromis avec l'occupant et continuent à vivre, dans la mesure
du possible, selon les préceptes de l'islam (c'est le cas de Cheikh
Hamallah et de ses adeptes). D'autres deviennent de fidèles porte
parole de la politique coloniale française et de précieux intermé
diaires entre les populations islamisées et l'administration coloniale
(c'est le cas de Cheikh Seydou Nourou Tall, marabout tidjâne au
Sénégal3) et développent leur pouvoir personnel. Parallèlement à l'as
cension du pouvoir confrérique, émergent des associations islamiques

2. Le mahdî ou bien guidé est un chef qui représente la justice et annonce la venue d'un
temps favorable à l'islam.
3. D. Robinson et J.-L. Triaud (sous la dir. de), le Temps des marabouts. Itinéraires et straté
gies islamiques en Afrique occidentale française v. 1880-1960, Paris, Karthala, 1997, 583 p.

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au cours des années 1930-1950, dont les responsables constituent


une élite urbaine.

L'émergence des réformistes musulmans ou le lent éveil


d'une conscience nationaliste (années 1930-1950)

La première génération de ces associations, dirigées par des


notables, citoyens français, représentée notamment par la Fraternité
musulmane au Sénégal a une position loyaliste envers la France,
cherche à être son interlocuteur privilégié dans un contexte de timide
ouverture sous le Front populaire et choisit de se référer régulière
ment aux marabouts.

Avec la Seconde Guerre mondiale, l'éveil des consciences de ce


courant se radicalise. Après la signature de l'armistice, certains de
ces notables décident de combattre aux côtés de la France libre alors
que les cadres politiques de l'Afrique occidentale française restent
fidèles au maréchal Pétain. Toutefois, au milieu des années 1940,
malgré les vicissitudes du contexte politique, ces notables se retrou
vent marginalisés par l'émergence d'une jeunesse urbaine, en quête
de statut social et de changement radical de la politique coloniale. De
nouveaux groupes de musulmans se constituent avec des objectifs
nouveaux : ouvrir des écoles franco-arabes modernisées (madâris,
pluriel de madrasa) en rejetant l'enseignement islamique tradition
nel, se démarquer des confréries et s'opposer au bureau des Affaires
musulmanes, symbole de la politique coercitive de la France.
À partir du milieu des années 1940, des diplômés d'Al Azhar du
Caire fondent à Bamako l'association Subbanu al-Muslimin. À Dakar,
sont fondées l'Union culturelle musulmane (Ucm) en 1953 et l'Asso
ciation musulmane des étudiants d'Afrique noire (Amean) en 1954.
Ces mouvements appelés réformistes par l'administration coloniale,
s'identifient par le terme arabe de salafi qui désigne les compagnons
du Prophète et les quatre premiers califes dits bien guidés, ou encore
par le terme de wahhâbi en référence à la wahhâbiyya, mouvement
rigoriste né en Arabie au XVIIIe siècle, qui prônait le retour aux deux
sources fondamentales, le Coran et la Sunna, ou enfin par le qualifi
catif des « bras croisés », attitude de croisement des mains sur la poi
trine entre chaque prosternation de la prière rituelle adoptée dans un
contexte de lutte de prise de pouvoir dans les mosquées au Soudan
français (actuel Mali4). Certains membres sont arabisants, issus de

4. J.-L. Triaud, « Le mouvement réformiste en Afrique de l'Ouest dans les années 1950 »,
dans Sociétés africaines, monde arabe et culture islamique, Paris, Mémoires du Cermaa, n° 1,
1979, p. 195-212 et L. Kaba, The Wahhabiyya. Islamic Reform and Politics in French West Afri
ca, Evantson, Northwestern University Press, 1974, 285 p.

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grandes familles maraboutiques et ont été boursiers pour poursuivre


des études dans différentes universités d'Afrique du Nord (Maroc,
Algérie et Égypte), d'autres ont séjourné un certain temps en Arabie à
l'occasion du pèlerinage à La Mecque au gré de leurs activités com
merciales (mouvement Al Falah de El Hadj Mahmoud Ba au Soudan
français), d'autres encore, dont les auteurs parlent moins, sont franco
phones, fonctionnaires, membres de l'UCM ou étudiants à l'université
de Dakar et membres de I'Amean.
Ces nouveaux groupes, bien que minoritaires, se placent comme
guides et éclaireurs des musulmans, en s'efforçant d'introduire dans
leurs écoles de nouveaux cours (calcul, histoire, grammaire de l'ara
be, etc.) et une nouvelle pédagogie (existence de classes à niveaux, de
programmes, d'horaires, de cahiers, de tableaux, de manuels). L'ob
jectif est de permettre à des musulmans d'exercer leur interprétation
personnelle du Coran sans recourir à un quelconque intermédiaire.
Ces groupes critiquent les marabouts pour leur peu d'instruction
coranique, leurs pratiques superstitieuses, leurs relations de dépen
dance avec leurs adeptes appelés taalibé, et leur lien de connivence
avec l'administration coloniale. L'ouverture de ces écoles est aussi un
acte de résistance face à la politique culturelle hégémonique imposée
par la France qui s'ingénie à isoler les musulmans du sud du Sahara
du reste du monde islamique. Ces groupes souhaitent en effet rester
en contact avec des courants réformistes d'Afrique du Nord (l'Asso
ciation des oulémas algériens de Ben Bâdis notamment) et du Moyen
Orient tout en gardant leur autonomie par rapport à ces derniers.
En raison de leurs prises de position, de leur influence auprès de la
classe moyenne et des jeunes dans les villes, d'un certain succès de
leurs écoles, ces groupes sont considérés par l'administration colo
niale comme subversifs et font l'objet d'étroits contrôles. À partir de
1955-1956, la confrontation avec l'administration coloniale est de
plus en plus vive au fur et à mesure que ces élites participent au débat
politique et optent pour des positions plus nationalistes. Elles pren
nent position contre la guerre d'Algérie, protestent contre l'arrestation
de Ben Bella, s'insurgent contre l'envoi de soldats africains en Algé
rie, se situent dans une perspective fédéraliste et unitaire - le congrès
fédéral de l'UCM du 22 au 25 décembre 1957 est l'occasion de regrou
per des représentants de sections de la Haute-Volta (actuel Burkina
Faso), du Soudan, de la Guinée et de la Côte d'Ivoire -, s'opposent au
texte du référendum de 1958 pour combattre toute balkanisation de
l'Afrique et pour aboutir à l'indépendance immédiate. La victoire du
« oui » au référendum sonne le glas d'un islam militant qui se voit
marginalisé par les nouveaux décideurs politiques à partir de 1960.

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De la crise du militantisme islamique à la résurgence


(années 1960-1970)

Dans le prolongement de la politique des anciens pouvoirs colo


niaux, les nouveaux États, qui se réfèrent à la culture française et au
principe de laïcité dans leurs constitutions (sauf en Mauritanie),
influencés par des cadres catholiques (en Haute-Volta), et qui ont une
population à forte majorité musulmane, tentent de contrôler la vie
religieuse, en usant parfois de la force (interdiction d'associations et
déportation des oulémas ou docteurs de la loi islamique au Tchad).
Ces États initient une politique très active en faveur de l'islam, pous
sent à la création d'associations islamiques qui fonctionnent comme
des courroies de transmission de leur programme politique et qui
reçoivent d'importantes aides des pays arabes, initient une politique
diplomatique dynamique avec ceux-ci pour gagner une légitimité
islamique internationale, utilisent des jeunes cadres issus principale
ment du milieu confrérique, aux carrières diplomatiques naissantes
et proches de la politique laïque afin de mieux contrôler la dyna
mique de l'islam, organisent le pèlerinage à La Mecque, contrôlent
l'octroi des bourses d'études aux étudiants qui veulent étudier dans
les universités prestigieuses des pays arabes.
La règle est d'exclure les musulmans critiques envers le pouvoir
colonial au cours des années 1950, considérés comme trop turbulents
et incontrôlables d'un point de vue politique5. Ceci conduit à une
« longue traversée » du désert pour ces musulmans devenus margina
lisés. L'État sénégalais pousse par exemple à la création de la Fédéra
tion des associations islamiques afin de mettre en avant des dahîra
(cercles religieux d'entraide) affiliés à la confrérie tidjâne, de margi
naliser le militantisme des réformistes, tout en récupérant leurs
idées.
Ces mouvements réformistes sont aussi confrontés à un fort désen
gagement de beaucoup de leurs militants. Certains membres, franco
phones pour la plupart, considérant que les mouvements n'ont plus
vraiment raison d'exister dès lors que l'indépendance a été obtenue,
s'en éloignent et conduisent une carrière dans l'administration ou
dans le secteur privé. D'autres, déçus des conditions d'obtention de
l'indépendance, suspendent leurs activités. Enfin un dernier groupe,
arabophone pour la plupart, entre dans la fonction publique suite à
des campagnes gouvernementales de recrutement d'enseignants.
Bien que cette instrumentalisation de l'islam perdure dans les
années 1970 (au Tchad à partir de 1971 et au Niger après le coup
d'état militaire en avril 1974), la plupart des autres pays de la zone

5. C. Coulon, les Musulmans et le pouvoir en Afrique noire, Paris, Karthala, 1983, 182 p.

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entrent dans un nouveau contexte de renaissance du militantisme


islamique. Ce changement est dû à l'essoufflement des politiques éta
tiques, confrontées à des crises économiques et sociales diverses et à
une opposition d'une partie de la communauté musulmane (opposi
tion des marabouts au vote du Code de la famille considéré comme
contraire aux principes de l'islam au Sénégal). Les États ne parvien
nent plus à maîtriser les demandes sociales et religieuses des popula
tions alors qu'émerge la da'wa ou prosélytisme de l'Arabie Saoudite
et de la Libye au moment du boom pétrolier à partir de 1974.
La multiplication des associations islamiques, la multiplication
des dahîra sont un signe d'une ferveur religieuse à caractère popu
laire qui se transforme en contestation islamique. Un conflit généra
tionnel se crée entre des jeunes musulmans, opposés à tout hégémo
nisme politique et syndical et à la prééminence des confréries, et
certains aînés critiqués pour avoir joué le rôle de courroie de trans
mission de la politique gouvernementale. La scission au sein de l'UCM
au Sénégal est révélatrice de ce conflit à l'issue duquel se crée la
Jamaatou Ibadou Rahmane (Association des serviteurs de Dieu) dans
laquelle émerge une nouvelle classe de militants musulmans, arabi
sants, formés au collège franco-arabe, anciens boursiers, ayant déli
bérément choisi de suivre une formation en français afin de pouvoir
mieux s'insérer sur le marché du travail. Les discours de ces nou
veaux militants changent. Ils se placent directement en messagers du
Prophète et considèrent que l'union des musulmans sert à constituer
une communauté exemplaire qui obéit au message prophétique. Ils
diversifient leurs moyens d'actions ; outre l'importance donnée au
prêche - les mosquées étant devenues des lieux privilégiés de la
contestation —, ils prônent l'ouverture de centres culturels, de jardins
d'enfants et de dispensaires et l'organisation de cours d'alphabétisa
tion en arabe et de colonies de vacances islamiques dans lesquelles
les enfants apprennent l'ablution, la prière, étudient le Coran et les
hadith (propos et gestes du Prophète). L'islam devient dès lors un ins
trument de conquête d'espaces, une quête d'un autre système référen
tiel opposé à celui imposé par les États depuis l'indépendance6.

6. Voir M. Gomez-Perez (sous la dir. de), l'Islam politique au sud du Sahara..., op. cit. ;
Ο. Kane et J.-L. Triaud (sous la dir. de), Islam et islamismes au sud du Sahara, Paris, Iremam
Karthala-MsH, 1998, 330 p. ; et R. Otayek (sous la dir. de), le Radicalisme islamique au sud du
Sahara : da'wa, arabisation et critique de l'Occident, Paris, Karthala, 1993, 264 p.

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Dynamique de Γislam et radicalisation


depuis les années 1980-1990

Au cours des années 1980, la vitalité de l'islam s'accentue et est


aussi le fait du milieu confrérique. On assiste à un développement
des écoles franco-arabes dans les grandes villes (au Mali notamment),
à la parution de journaux islamiques, à la multiplication des confé
rences et des causeries de quartiers pour répondre aux multiples
demandes religieuses des populations, notamment urbaines. La prière
est au centre de l'action islamique, considérée comme le ferment
d'une communauté de croyants sans que soit pris en compte ni l'ori
gine ni le milieu social. Tous les discours affirment que le Coran est
un modèle central, en tant que texte opératoire, palliant les échecs
économiques, sociaux et idéologiques des États africains depuis les
indépendances. Le Coran, mis au centre de la gestion de la cité, est
un outil politique pour mettre en cause la légitimité des États, taxés
d'être à la solde de l'Occident. Dans cette perspective, le débat sur la
laïcité, prise comme une valeur occidentale et opposée aux réalités
locales, prend de l'ampleur.
Un traitement particulier est fait à l'actualité internationale et à la
situation des musulmans dans le monde. Les hommages faits à la
révolution iranienne affluent dans la mesure où l'ayatollah Khomeyni
est dépeint comme le symbole de l'homme du refus face à l'Occident
et comme un guide spirituel qui a contribué à faire de l'islam une
force politique incontournable à l'aube du XXIe siècle. La guerre Iran
Irak est l'occasion de critiquer la politique expansionniste de Saddam
Hussein et la guerre du Golfe celle de mettre dos à dos la stratégie
occidentale d'intervention et la politique des États de cette région,
considérés comme prisonniers d'intérêts stratégiques, politiques et
économiques américains. L'affaire des Versets sataniques fait couler
beaucoup d'encre ; Salman Rushdie est identifié comme un néocroisé
à la solde de l'Occident passible de la peine capitale.
L'islam devient un enjeu politique national à la faveur du proces
sus de démocratisation. Un parallélisme est en effet établi entre l'ins
tauration du multipartisme et la montée de la visibilité des associa
tions islamiques en Côte d'Ivoire et entre la fin d'un long régime
d'exception entre 1974 et 1987 et l'effervescence religieuse au Niger.
Au Sénégal, à l'occasion des élections présidentielles de 1993, plu
sieurs associations islamiques appellent tous les candidats à se posi
tionner par rapport à leur plate-forme revendicative et les jeunes à
voter pour rompre avec les violences de rue qui ont éclaté après la
réélection d'Abdou Diouf en 1988.
L'islam devient une arme pour appeler à la moralisation de la
société. Des appels récurrents sont faits pour la fermeture des bars, la

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lutte contre la prostitution, la corruption, la délinquance juvénile,


l'habillement considéré comme indécent des jeunes femmes. Afin de
gagner davantage en audience, des tentatives de rapprochement avec
les confréries sont établies et il est fait recours à des fondateurs de
confréries ou aux djihads pour exalter la résistance au colonialisme.
L'islam mobilise de plus en plus largement à partir de la décennie
1990 : les constructions de mosquées se multiplient, notamment dans
les quartiers résidentiels, la participation au pèlerinage à La Mecque
s'accroît parmi les jeunes, les madâris connaissent un franc succès
au point que l'État malien les intègre dans le système d'éducation pu
blic, les émissions religieuses prennent de plus en plus d'importance
à la radio et à la télévision. Une volonté d'afficher son identité musul
mane s'affirme au sein de la jeunesse, sur les campus universitaires :
la prière, le jeûne et la tenue vestimentaire sont devenus des manifes
tations ostentatoires d'appartenance à un islam militant et combatif.
Doit-on pour autant conclure qu'on est en train de passer d'un
islam, comme valeur refuge de sociétés civiles ouest-africaines en
quête d'identité, à la généralisation d'un islam radical qui conduirait
à une déstabilisation du politique par le religieux ? Cet islam
demeure minoritaire tout en gagnant progressivement du terrain,
devient même une alternative politique (Nigeria du Nord), structure
des groupes sociaux élargis et montre davantage sa présence au gré
de l'actualité internationale7 et du contexte national (voir le succès
grandissant des écoles franco-arabes, seule alternative face au sys
tème public très sélectif). Bien que minoritaire, revendicatif et par
fois intolérant (émeutes au Niger, affrontements entre chrétiens et
musulmans au Nord-Nigeria autour de la charia ou loi islamique8), il
est dans une certaine mesure représentatif de ce que ressent la
société civile qui, par ses prises de position, s'ancre à la fois dans le
global et le local. Il marque franchement son appartenance à la umma
(d'où les discours de solidarité envers les peuples palestinien, afghan
ou irakien), s'oppose à la mondialisation dès lors qu'elle est assimilée
à la politique hégémonique des États-Unis et qu'elle conduit à l'ap
pauvrissement de la population mondiale, enfin, il milite pour que
s'impose un islam uni et fort considéré comme un réfèrent identitaire.
Les chefs confrériques ont aussi leur place dans ce travail fait sur la
société car ils sont jusqu'à aujourd'hui des chefs charismatiques.
Toutefois, lorsque les religieux entrent trop directement dans le pro
cessus électoral, ils sont désavoués par les populations (lors des élec
tions présidentielles de 2000 au Sénégal).

7. S. Hassane, la Presse africaine et les événements du 11 septembre, (recueil d'articles de


presse), Université de Provence, Institut d'études africaines, 2002, 242 p.
8. Voir les contributions de R. Suberu, de M.-U. Bunza et de M.-A. Pérouse de Montclos,
dans M. Gomez-Perez (sous la dir. de), Vlslampolitique au sud du Sahara..., op. cit.

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Par ailleurs, ces musulmans radicaux perpétuent des liens avec le


monde arabe par l'intermédiaire de la Ligue mondiale islamique, de
l'Organisation de la conférence islamique ou de la World Assembly of
Muslim Youth qui organisent des stages de formation d'imam et
envoient des missionnaires dans les écoles franco-arabes. Mais
depuis la guerre du Golfe, ce mouvement semble s'être atténué en
raison d'une baisse de l'aide financière arabe. La capacité à consti
tuer et à solidifier des réseaux islamiques à l'échelle sous-régionale
dépend en revanche de l'unité effective des associations islamiques
(observée en Côte d'Ivoire avec le Conseil national islamique), ou de
la mise en place d'une stratégie de ces musulmans radicaux d'inter
nationaliser leur message et de s'inscrire dans une logique de marché
(cas observé au Nigeria et au Niger). Les relations entre les radicaux
musulmans de plusieurs pays de la zone paraissent néanmoins peu
structurées et discontinues car elles s'établissent en fonction souvent
d'intérêts d'individus et non en fonction d'une stratégie commune9.
Les confréries montrent en revanche une très grande capacité à créer
des connexions sur le continent et à l'extérieur (réseau européen et
américain de la confrérie mouride, réseaux transnationaux de la
confrérie Qadiriyya entre le Nord-Nigeria et le Soudan, liens étroits
des adeptes de la Tidjâniyya entre le Maroc et l'Afrique de l'Ouest).
Les confréries ont aussi politisé leurs discours religieux (cas de
Moustapha Sy, président du dahîra tidiane des moustarchidines au
Sénégal) ou ont pris leur distance par rapport à l'État en signe d'auto
nomisation (cas de certains jeunes chefs mourides au Sénégal).
Quant aux États, ils mènent des politiques ambiguës et populistes
en donnant des gages à cet engagement islamique : en Guinée-Bissau,
à force d'instrumentaliser le religieux dans le politique, le Parti de
l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert risque de devenir un
parti de l'islam10 ; au Sénégal, Abdoulaye Wade, se présentant comme
un président-iaa/iôé mouride, a exigé de tout nouveau chef de l'État
de prêter serment sur Dieu, a essayé d'enlever l'adjectif laïc dans le
premier article de la Constitution et a introduit le religieux dans l'en
seignement public. Ces choix politiques sont pris au risque de déce
voir certains musulmans radicaux pour ne pas répondre à toutes leurs
demandes (absence de révision du Code de la famille), de semer le
trouble parmi des élites attachées à la laïcité et parmi les jeunes qui
ont de fortes attentes quant au changement de leur situation sociale et
en définitive de conduire à décrédibiliser l'État en raison de son pro

9. Voir les contributions de M. Miran et M. Gomez-Perez dans l'ouvrage de A. Mary, L.


Fourchard et R. Otayek (sous la dir. de), Entreprises religieuses et réseaux transnationaux en
Afrique de l'Ouest, Paris, Karthala-Ifra, 2005 (à paraître).
10. G. Gaillard, « Islam et vie politique en Guinée-Bissau contemporaine », dans L'Afrique
politique, « Islams d'Afrique : entre le local et le global », 2002, p. 191-209.

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gressif confessionnalisme. Ceci pourrait conduire à long terme au gri


gnotage de l'autonomie du politique par rapport au religieux, même si
le cas mauritanien semble faire exception dès lors que l'islam, reli
gion d'État, n'a pas bouleversé les fondements et l'organisation poli
tiques11.
L'islam en Afrique de l'Ouest est en définitive non seulement plu
riel mais en perpétuelle recomposition dans la mesure où chacune
des tendances interagit entre elles et s'insère, plus ou moins avec
bonheur, à la fois dans le global et le local. Les dynamiques de ces
islams ont en tout cas une portée sociale indéniable car elles sont
révélatrices de sociétés qui ont connu jusqu'à aujourd'hui de pro
fondes mutations et sont régulièrement en quête de renouvellement.
Muriel Gomez-Perez

U.S. Monteillet, « L'islam, le droit et l'État dans la constitution politique mauritanienne »


dans L'Afrique politique, op. cit., p. 69-100.

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