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L’ENFANT NOIR
Roman
Chapitre 1
De tous les travaux que mon père exécutait dans l’atelier, il n’y en
avait point qui me passionna davantage que celui de l’or ; il n’y en
avait pas non plus de plus noble ni qui requit plus de doigté et puis ce
travail était chaque fois comme une fête, c’était une vraie fête, qui
interrompait la monotonie des jours.
Aussi suffisait-il qu’une femme, accompagnée d’un griot, poussât
la porte de l’atelier, je lui emboîtais le pas aussitôt. Je savais très bien
ce que la femme voulait : elle apportait de l’or et elle venait
demander à mon père de le transformer en bijou. Cet or, la femme
l’avait recueilli dans les placers de Siguiri où, plusieurs mois de suite,
elle était demeurée courbée sur les rivières, lavant la terre, détachant
patiemment de la boue la poudre d’or.
Ces femmes ne venaient jamais seules ; elles se doutaient bien que
mon père n’avait pas que ses travaux de bijoutier ; et même n’eut-il
que de tels travaux, elles ne pouvaient ignorer qu’elles ne seraient ni
les premières à se présenter, ni par conséquent les premières à être
servies. Or, le plus souvent, elles avaient besoin du bijou pour une
date fixe, soit pour la fête du Ramadan, soit pour la Tabaski ou pour
toute autre cérémonie de famille ou de danse.
Dès lors, pour aider leur chance d’être rapidement servies, pour
obtenir de mon père qu’il interrompit en leur faveur les travaux en
cours, elles s’adressaient à un solliciteur et louangeur officiel, un
griot, convenant avec lui du prix auquel il leur vendrait ses bons
offices.
Le griot s’installait, préludait sur sa Cora, qui est notre harpe, et
commençait à chanter les louanges de mon père. Pour moi, ce chant
était toujours un grand moment. J’entendais rappeler les hauts faits
des ancêtres de mon père, et ces ancêtres eux-mêmes dans l’ordre du
temps ; à mesure que les couplets se dévidaient, c’était comme un
grand arbre généalogique qui se dressait, qui poussait ses branches
ici et là, qui s’étalait avec ses cent rameaux et ramilles devant mon
esprit. La harpe soutenait cette vaste nomenclature, la truffait et la
coupait de notes tantôt sourdes, tantôt aigrelettes.
Où le griot puisait-il ce savoir ? Dans une mémoire
particulièrement exercée assurément, particulièrement nourrie aussi
par ses prédécesseurs, et qui est le fondement de notre tradition
orale. Y ajoutait-il ? C’est possible : c’est métier de griot que de
flatter ! Il ne devait pourtant pas beaucoup malmener la tradition,
car c’est métier de griot aussi de la maintenir intacte. Mais il
m’importait peu en ce temps, et je levais haut la tête, grisé par tant
de louanges, dont il semblait rejaillir quelque chose sur ma petite
personne. Et si je dirigeais le regard sur mon père, je voyais bien
qu’une fierté semblable alors l’emplissait, je voyais bien que son
amour-propre était grisé, et je savais déjà qu’après avoir savouré ce
lait, il accueillerait favorablement la demande de la femme. Mais je
n’étais pas seul à le savoir : la femme aussi avait vu les yeux de mon
père luire d’orgueil ; elle tendait sa poudre d’or comme pour une
affaire entendue, et mon père prenait ses balances, pesait l’or.
— Quelle sorte de bijou veux-tu ? disait-il.
— Je veux…
Et il arrivait que la femme ne sût plus au juste ce qu’elle voulait,
parce que son désir la tiraillait ici, la tiraillait là, parce qu’en vérité
elle aurait voulu tous les bijoux à la fois ; mais il aurait fallu un bien
autre tas d’or, que celui qu’elle avait apporté pour satisfaire une telle
fringale, et il ne restait dès lors qu’à s’en tenir au possible.
— Pour quand le veux-tu ? disait mon père.
Et toujours c’était pour une date très proche.
— Ah ! tu es si pressée que ça ? Mais où veux-tu que je prenne le
temps ?
— Je suis très pressée, je t’assure ! disait la femme.
— Jamais je n’ai vu femme désireuse de se parer, qui ne le fût pas !
Bon ! je vais m’arranger pour te satisfaire. Es-tu contente ?
Il prenait la marmite en terre glaise réservée à la fusion de l’or et y
versait la poudre ; puis il recouvrait l’or avec du charbon de bois
pulvérisé, un charbon qu’on obtenait par l’emploi d’essences
spécialement dures ; enfin il posait sur le tout un gros morceau de
charbon du même bois.
Alors, voyant le travail dûment entamé, la femme retournait à ses
occupations, rassurée, pleinement rassurée cette fois, laissant à son
griot le soin de poursuivre des louanges dont elle avait tiré déjà si
bon profit.
Sur un signe de mon père, les apprentis mettaient en mouvement
les deux soufflets en peau de mouton, posés à même le sol de part et
d’autre de la forge et reliés à celle-ci par des conduits de terre. Ces
apprentis se tenaient constamment assis, les jambes croisées, devant
les soufflets ; le plus jeune des deux tout au moins, car l’aîné était
parfois admis à partager le travail des ouvriers, mais le plus jeune –
c’était Sidafa, en ce temps-là – ne faisait que souffler et qu’observer,
en attendant d’être son tour élevé à des travaux moins
rudimentaires.
Pour l’heure, l’un et l’autre pesaient avec force sur les branloires,
et la flamme de la forge se dressait, devenait une chose vivante, un
génie vif et impitoyable.
Mon père alors, avec ses pinces longues, saisissait la marmite et la
posait sur la flamme.
Du coup, tout travail cessait quasiment dans l’atelier : on ne doit
en effet, durant tout le temps que l’or fond, puis refroidit, travailler
ni le cuivre ni l’aluminium à proximité, de crainte qu’il ne vint à
tomber dans le récipient quelque parcelle de ces métaux sans
noblesse. Seul l’acier peut encore être travaillé. Mais les ouvriers qui
avaient un ouvrage d’acier en train, ou se hâtaient de l’achever, ou
l’abandonnaient carrément pour rejoindre les apprentis rassemblés
autour de la forge. En vérité, ils étaient chaque fois si nombreux à se
presser alors autour de mon père, que je devais, moi qui étais le plus
petit, me lever et me rapprocher pour ne pas perdre la suite de
l’opération.
Il arrivait aussi que, gêné dans ses mouvements, mon père fît
reculer les apprentis. Il le faisait d’un simple geste de la main :
jamais il ne disait mot à ce moment, et personne ne disait mot,
personne ne devait dire mot, le griot même cessait d’élever la voix ; le
silence n’était interrompu que par le halètement des soufflets et le
léger sifflement de l’or. Mais si mon père ne prononçait pas de
paroles, je sais bien qu’intérieurement il en formait ; je l’apercevais à
ses lèvres qui remuaient tandis que, penché sur la marmite, il
malaxait l’or et le charbon avec un bout de bois, d’ailleurs aussitôt
enflammé et qu’il fallait sans cesse renouveler.
Quelles paroles mon père pouvait-il bien former ?
Je ne sais pas ; je ne sais pas exactement : rien ne m’a été
communiqué de ces paroles. Mais qu’eussent-elles été, sinon des
incantations ?
N’était-ce pas les génies du feu et de l’or, du feu et du vent, du vent
soufflé par les tuyères, du feu né du vent, de l’or marié avec le feu,
qu’il invoquait alors ; n’était-ce pas leur aide et leur amitié, et leurs
épousailles qu’il appelait ? Oui, ces génies-là presque certainement,
qui sont parmi les fondamentaux et qui étaient également
nécessaires à la fusion.
L’opération qui se poursuivait sous mes yeux n’était une simple
fusion d’or qu’en apparence ; c’était une fusion d’or, assurément
c’était cela, mais c’était bien autre chose encore : une opération
magique que les génies pouvaient accorder ou refuser ; et c’est
pourquoi, autour de mon père, il y avait ce silence absolu et cette
attente anxieuse. Et parce qu’il y avait ce silence et cette attente, je
comprenais, bien que je ne fusse qu’un enfant, qu’il n’y a point de
travail qui dépasse celui de l’or. J’attendais une fête, j’étais venu
assister à une fête, et c’en était très réellement une, mais qui avait
des prolongements. Ces prolongements, je ne les comprenais pas
tous, je n’avais pas l’âge de les comprendre tous ; néanmoins je les
soupçonnais en considérant l’attention comme religieuse que tous
mettaient à observer la marche du mélange dans la marmite.
Quand enfin l’or entrait en fusion, j’eusse crié, et peut-être
eussions-nous tous crié, si l’interdit ne nous eût défendu d’élever la
voix ; je tressaillais, et tous sûrement tressaillaient en regardant mon
père remuer la pâte encore lourde, où le charbon de bois achevait de
se consumer. La seconde fusion suivait rapidement ; l’or à présent
avait la fluidité de l’eau. Les génies n’avaient point boudé à
l’opération !
— Approchez la brique ! disait mon père, levant ainsi l’interdit qui
nous avait jusque-là tenus silencieux.
La brique, qu’un apprenti posait près du foyer, était creuse,
généreusement graissée de beurre de karité. Mon père retirait la
marmite du foyer, l’inclinait doucement, et je regardais l’or couler
dans la brique, je le regardais couler comme un feu liquide. Ce n’était
au vrai qu’un très mince trait de feu, mais si vif, mais si brillant ! À
mesure qu’il coulait dans la brique, le beurre grésillait, flambait, se
transformait en une fumée lourde qui prenait à la gorge et piquait les
yeux, nous laissant tous pareillement larmoyant et toussant.
Il m’est arrivé de penser que tout ce travail de fusion, mon père
l’eût aussi bien confié à l’un ou l’autre de ses aides : ceux-ci ne
manquaient pas d’expérience ; cent fois, ils avaient assisté à ces
mêmes préparatifs et ils eussent certainement mené la fusion à
bonne fin. Mais je l’ai dit ; mon père remuait les lèvres ! Ces paroles
que nous n’entendions pas, ces paroles secrètes, ces incantations
qu’il adressait à ce que nous ne devions, à ce que nous ne pouvions ni
voir ni entendre, c’était là l’essentiel. L’adjuration des génies du feu,
du vent, de l’or, et la conjuration des mauvais esprits, cette science,
mon père l’avait seul, et c’est pourquoi, seul aussi, il conduisait tout.
Telle est au surplus notre coutume, qui éloigne du travail de l’or
toute intervention autre que celle du bijoutier même. Et certes, c’est
parce que le bijoutier est seul à posséder le secret des incantations,
mais c’est aussi parce que le travail de l’or, en sus d’un ouvrage d’une
grande habileté, est une affaire de confiance, de conscience, une
tâche qu’on ne confie qu’après mûre réflexion et preuves faites. Enfin
je ne crois pas qu’aucun bijoutier admettrait de renoncer à un travail
– je devrais dire : un spectacle ! – où il déploie son savoir-faire avec
un éclat que ses travaux de forgeron ou de mécanicien et même ses
travaux de sculpteur ne revêtent jamais, bien que son savoir-faire ne
soit pas inférieur dans ces travaux plus humbles, bien que les statues
qu’il tire du bois à coup d’herminette, ne soient pas d’humbles
travaux !
Maintenant qu’au creux de la brique l’or était refroidi, mon père le
martelait et l’étirait. C’était l’instant où son travail de bijoutier
commençait réellement ; et j’avais découvert qu’avant de l’entamer, il
ne manquait jamais de caresser discrètement le petit serpent lové
sous sa peau de mouton ; on ne pouvait douter que ce fût sa façon de
prendre appui pour ce qui demeurait à faire et qui était le plus
difficile.
Mais n’était-il pas extraordinaire, n’était-il pas miraculeux qu’en
la circonstance le petit serpent noir fût toujours lové sous la peau de
mouton ? Il n’était pas toujours présent, il ne faisait pas chaque jour
visite à mon père, mais il était présent chaque fois que s’opérait ce
travail de l’or. Pour moi, sa présence ne me surprenait pas, depuis
que mon père, un soir, m’avait parlé du génie de sa race, je ne
m’étonnais plus ; il allait de soi que le serpent fût là : il était averti de
l’avenir. En avertissait-il mon père ? Cela me paraissait évident : ne
l’avertissait-il pas de tout ? Mais j’avais un motif supplémentaire
pour le croire absolument.
L’artisan qui travaille l’or doit se purifier au préalable, se laver
complètement par conséquent et, bien entendu, s’abstenir, tout le
temps de son travail, de rapports sexuels. Respectueux des rites
comme il l’était, mon père ne pouvait manquer de se conformer à la
règle. Or, je ne le voyais point se retirer dans sa case ; je le voyais
s’atteler à sa besogne sans préparation apparente. Dès lors, il sautait
aux yeux que, prévenu en rêve par son génie noir de la tâche qui
l’attendait dans la journée, mon père s’y était préparé au saut du lit et
était entré dans l’atelier en état de pureté, et le corps enduit de
surcroît des substances magiques celées dans ses nombreuses
marmites de gris-gris. Je crois au reste que mon père n’entrait jamais
dans son atelier qu’en état de pureté rituelle ; et ce n’est point que je
cherche à le faire meilleur qu’il n’est – il est assurément homme, et
partage assurément les faiblesses de l’homme –, mais toujours je l’ai
vu intransigeant dans son respect des rites.
La commère à laquelle le bijou était destiné et qui, à plusieurs
reprises déjà, était venue voir où le travail en était, cette fois revenant
pour de bon, ne voulant rien perdre de ce spectacle, merveilleux pour
elle, merveilleux aussi pour nous, où le fil que mon père finissait
d’étirer, se muerait en bijou.
Elle était là à présent qui dévorait des yeux le fragile fil d’or, le
suivait dans sa spirale tranquille et infaillible autour de la petite
plaque qui lui sert de support. Mon père l’observait du coin de l’œil,
et je voyais par intervalles un sourire courir sur ses lèvres ; l’attente
avide de la commère le réjouissait.
— Tu trembles ? disait-il.
— Est-ce que je tremble ? disait-elle.
Et nous riions de sa mine. Car elle tremblait ! Elle tremblait de
convoitise devant l’enroulement en pyramide où mon père insérait,
entre les méandres, de minuscules grains d’or. Quand enfin il
terminait l’œuvre en sommant le tout d’un grain plus gros, la femme
bondissait sur ses pieds.
Non, personne alors, tandis que mon père faisait lentement virer
le bijou entre ses doigts pour en étaler la régularité, personne
n’aurait pu témoigner plus ample ravissement que la commère,
même pas le griot dont c’était le métier, et qui, durant toute la
métamorphose, n’avait cessé d’accélérer son débit, précipitant le
rythme, précipitant les louanges et les flatteries à mesure que le bijou
prenait forme, portant aux nues le talent de mon père.
Au vrai, le griot participait curieusement – mais j’allais dire :
directement, effectivement – au travail lui aussi s’enivrait du
bonheur de créer ; il clamait sa joie, il pinçait sa harpe en homme
inspiré ; il s’échauffait comme s’il eût été l’artisan même, mon père
même, comme si le bijou fût né de ses propres mains. Il n’était plus
le thuriféraire à gages ; il n’était plus cet homme dont chacun et
quiconque peut louer les services : il était un homme qui crée son
chant sous l’empire d’une nécessité tout intérieure. Et quand mon
père, après avoir soudé le gros grain qui achevait la pyramide, faisant
admirer son œuvre, le griot n’aurait pu se retenir plus longtemps
d’énoncer la « douga », ce grand chant qui n’est chanté que pour les
hommes de renom, qui n’est dansé que par ces hommes.
Mais c’est un chant redoutable que la « douga », un chant qui
provoque, un chant que le griot ne se hasarderait pas à chanter, que
l’homme pour qui on le chante ne se hasarderait pas non plus à
danser sans précautions. Mon père, averti en rêve, avait pu prendre
ces précautions dès l’aube ; le griot, lui, les avait obligatoirement
prises dans le moment ou il avait conclu marché avec la femme.
Comme mon père, il s’était alors enduit le corps de gris-gris, et s’était
rendu invulnérable aux mauvais génies que la « douga » ne pouvait
manquer de déchaîner, invulnérable encore à ses confrères mêmes
qui, jaloux peut-être, n’attendaient que ce chant, l’exaltation, la perte
de contrôle qu’entraîne ce chant, pour lancer leurs sorts.
À l’énoncé de la « douga », mon père se levait, poussait un cri où,
par parts égales, le triomphe et la joie se mêlaient, et brandissant de
la main droite son marteau, insigne de sa profession, et de la gauche
une corne de mouton emplie de substances magiques, il dansait la
glorieuse danse.
Il n’avait pas plus tôt terminé, qu’ouvriers et apprentis, amis et
clients attendant leur tour, sans oublier la commère à laquelle le
bijou était destiné, s’empressaient autour de lui, le complimentant, le
couvrant d’éloges, félicitant par la même occasion le griot qui se
voyait combler de cadeaux – cadeaux qui sont quasi ses seules
ressources dans la vie errante qu’il mène à la manière des
troubadours de jadis. Rayonnant, échauffé par la danse et les
louanges, mon père offrait à chacun des noix de Kola, cette menue
monnaie de la civilité guinéenne.
Il ne restait plus à présent qu’à rougir le bijou dans un peu d’eau
additionnée de chlore et de sel marin. Je pouvais disparaître : la fête
était finie ! Mais souvent, comme je sortais de l’atelier, ma mère qui
était dans la cour à piler le mil ou le riz, m’appelait.
— Où étais-tu ? disait-elle, bien qu’elle le sût parfaitement.
— Dans l’atelier.
— Oui, ton père travaillait l’or. L’or ! Toujours l’or ! Et elle donnait
de furieux coups de pilon sur le mil ou le riz qui n’en pouvaient,
mais.
— Ton père se ruine la santé ! Voilà ce que ton père fait !
Il a dansé la « douga », disais-je.
— La « douga » ! Ce n’est pas la « douga » qui l’empêchera de
s’abîmer les yeux ! Et toi, tu ferais mieux de jouer dans la cour plutôt
que d’aller respirer la poussière et la fumée dans l’atelier !
Ma mère n’aimait pas que mon père travaillât l’or. Elle savait
combien la soudure de l’or est nuisible : un bijoutier épuise ses
poumons à souffler au chalumeau, et ses yeux ont fort à souffrir de la
proximité du foyer ; peut-être ses yeux souffrent-ils davantage
encore de la précision microscopique du travail. Et même n’en eût-il
été rien, ma mère n’eût guère plus aimé ce genre de travail : elle le
suspectait, car on ne soude pas l’or sans l’aide d’autres métaux, et ma
mère pensait qu’il n’est pas strictement honnête de conserver l’or
épargné par l’alliage, bien que ce fut chose admise, bien qu’elle
acceptât, quand elle portait du coton à tisser, de ne recevoir en retour
qu’une pièce de cotonnade d’un poids réduit de moitié.
Chapitre 3
Plus tard, j’ai vécu une épreuve autrement inquiétante que celle
des lions, une épreuve vraiment menaçante cette fois et dont le jeu
est totalement absent : la circoncision.
J’étais alors en dernière année du certificat d’études, j’étais enfin
au nombre des grands, ces grands que nous avions tant abhorrés
quand nous étions dans la petite classe, parce qu’ils nous
extorquaient nourriture et argent et nous frappaient ; et voici que
nous les remplacions, et que les sévices que nous avions endurés
étaient heureusement abolis.
Mais ce n’était pas le tour d’être un grand, il fallait l’être encore
dans toute l’acception du mot, et pour cela être à la vie d’homme. Or
j’étais toujours un enfant ; j’étais réputé n’avoir pas l’âge de raison !
Parmi mes condisciples, qui pour la plupart étaient circoncis, je
demeurais un authentique enfant. Je suppose que j’étais un peu plus
jeune qu’eux, ou étaient-ce mes séjours répétés à Tindican qui
avaient retardé mon initiation. Je ne me souviens pas. Quoi qu’il en
soit, j’avais l’âge, à présent, et il me fallait à mon tour renaître, à mon
tour abandonner l’enfance et l’innocence, devenir un homme.
Je n’étais pas sans crainte devant ce passage de l’enfance à l’âge
d’homme, j’étais à dire vrai fort angoissé, et mes compagnons
d’épreuve ne l’étaient pas moins. Certes, le rite nous était familier, la
partie visible de ce rite tout au moins, puisque, chaque année, nous
avions vu les candidats à la circoncision danser sur la grande place
de la ville ; mais il y avait une part importante du rite, l’essentielle,
qui demeurait secrète et dont nous n’avions qu’une notion
extrêmement vague, sauf en une qui regardait l’opération même que
nous savions douloureuse.
Entre le rite public et le rite secret, il y a une antinomie complète.
Le rite public est dédié à la joie. Il est l’occasion d’une fête, une très
grande et très bruyante fête à laquelle la ville entière participe et qui
s’étend sur plusieurs journées. Et c’est un peu comme si à renfort de
bruit et de mouvement, de réjouissances et de danses, l’on cherchait
à nous faire oublier ce qu’il y a d’angoissant dans l’attente et de
réellement pénible dans l’épreuve ; mais l’angoisse ne se dissipe pas
si aisément, si même elle faiblit par intervalles, et la douleur de
l’excision. Elle n’en demeure pas moins présente à l’esprit à d’autant
plus présente que la fête n’est pas une fête comme les autres ; bien
que toute dédiée à la joie, elle revêt par moments une gravité qui est
absente des autres, et une gravité qui se conçoit puisque l’événement
que la fête signale est le plus important de la vie est très exactement
le début d’une nouvelle vie ; or, en dépit du bruit et du mouvement,
du ruissellement des rythmes et du tourbillon de la danse, chaque
retour de cette gravité sonne comme un rappel de l’épreuve, rappelle
le visage obscur du rire secret.
Mais quelle que soit l’angoisse et quelle que soit la certitude de la
souffrance, personne pourtant ne songerait à se dérober à l’épreuve –
pas plus et moins encore qu’on ne se dérobe à l’épreuve des lions – et
pour ma part je n’y songeais aucunement ; je voulais naître, renaître.
Je savais parfaitement que je souffrirais, mais je voulais être un
homme, et il ne semblait pas que rien fût trop pénible pour accéder
au rang d’homme. Mes compagnons ne pensaient pas différemment ;
comme moi, ils étaient prêts à payer le prix du sang. Ce prix, nos
aînés l’avaient payé avant nous ; ceux qui naîtraient après nous le
paieraient à leur tour ; pourquoi l’eussions-nous esquivé ? La vie
jaillissait du sang versé !
Cette année-là, je dansai une semaine au long, sept jours au long,
sur la grande place de Kouroussa, la danse du « soli », qui est la
danse des futurs circoncis. Chaque après-midi, mes compagnons et
moi nous nous dirigions vers le lieu de danse, coiffés d’un bonnet et
vêtus d’un boubou qui nous descendait jusqu’aux chevilles, un
boubou plus long que ceux qu’on porte généralement et fendu sur les
flancs ; le bonnet, un calot plus exactement, était orné d’un pompon
qui nous tombait sur le dos ; et c’était notre premier bonnet
d’homme ! Les femmes et les jeunes filles accouraient sur le seuil des
concessions pour nous regarder passer, puis nous emboîtaient le pas,
revêtues de leurs atours de fête. Le tam-tam ronflait, et nous
dansions sur la grande place jusqu’à n’en pouvoir plus ; et plus nous
avancions dans la semaine, plus les séances de danse s’allongeaient,
plus la foule augmentait. Mon boubou, comme celui de mes
compagnons, était d’un ton brun qui tirait sur le rouge, un ton où le
sang ne risque pas de laisser des traces trop distinctes. Il avait été
spécialement tissé pour la circonstance, puis confié aux
ordonnateurs de la cérémonie. Le boubou à ce moment était blanc ;
c’étaient les ordonnateurs qui s’étaient occupés à le teindre avec des
écorces d’arbre, et qui l’avaient ensuite plongé dans l’eau boueuse
d’une mare de la brousse ; le boubou avait trempé l’espace de
plusieurs semaines : le temps nécessaire pour obtenir le ton souhaité
peut-être, ou sinon pour quelque raison rituelle qui m’échappe. Le
bonnet, hormis le pompon qui était resté blanc, avait été teint de la
même manière, traité de la même manière.
Nous dansions, je l’ai dit, à perdre souffle, mais nous n’étions pas
seuls à danser : la ville entière dansait ! On venait nous regarder, on
venait en foule, toute la ville en vérité venait, car l’épreuve n’avait pas
que pour nous une importance capitale, elle avait quasiment la
même importance pour chacun puisqu’il n’était indifférent à
personne que la ville, par une deuxième naissance qui était notre
vraie naissance, s’accrût d’une nouvelle fournée de citoyens ; et parce
que toute réunion de danse a, chez nous, tendance à se propager,
parce que chaque appel de tam-tam a un pouvoir presque irrésistible,
les spectateurs se transformaient bientôt en danseurs ; ils
envahissaient l’aire et, sans toutefois se mêler à notre groupe, ils
partageaient intimement notre ardeur ; ils rivalisaient avec nous de
frénésie, les hommes comme les femmes comme les jeunes filles,
bien que femmes et jeunes filles dansessent ici strictement de leur
côté.
Tandis que je dansais, mon boubou fendu sur les flancs, fendu du
haut en bas, découvrait largement le foulard aux couleurs vives que
je m’étais enroulé autour des reins. Je le savais et je ne faisais rien
pour l’éviter : je faisais plutôt tout pour y contribuer. C’est que nous
portions chacun un foulard semblable, plus ou moins coloré, plus ou
moins riche, que nous tenions de notre amie en titre. Celle-ci nous en
avait fait cadeau pour la cérémonie et l’avait le plus souvent retiré de
sa tête pour nous le donner. Comme le foulard ne peut passer
inaperçu, comme il est la seule note personnelle qui tranche sur
l’uniforme commun, et que son dessin comme son coloris le font
facilement identifier, il y a là une sorte de manifestation publique
d’une amitié – une amitié purement enfantine, il va de soi – que la
cérémonie en cours va peut-être rompre à jamais ou, le cas échéant,
transformer en quelque chose de moins innocent et de plus durable.
Or, pour peu que notre amie attitrée fût belle et par conséquent
convoitée, nous nous déhanchions avec excès pour mieux faire flotter
notre boubou et ainsi plus amplement dégager notre foulard ; en
même temps nous tendions l’oreille pour surprendre ce qu’on disait
de nous, et de notre amie et de notre chance, mais ce que notre
oreille percevait était peu de chose : la musique était assourdissante,
l’animation extraordinaire et la foule trop dense aux abords de l’aire.
Il arrivait qu’un homme fendît cette foule et s’avançât vers nous.
C’était généralement un homme d’âge, et souvent un notable, qui
avait des liens d’amitié ou d’obligations avec la famille de l’un de
nous. L’homme faisait signe qu’il voulait parler, et les tam-tams
s’interrompaient un moment, la danse cessait un moment. Nous
nous approchions de lui. L’homme alors s’adressait d’une voix forte à
l’un ou l’autre d’entre nous.
— Toi, disait-il, écoute ! Ta famille a toujours été amie de la
mienne ; ton grand-père est l’ami de mon père, ton père est mon ami,
et toi, tu es l’ami de mon fils. Aujourd’hui, je viens publiquement en
porter témoignage. Que tous ici sachent que nous sommes amis et
que nous le demeurerons ! Et en signe de cette durable amitié, et afin
de montrer ma reconnaissance pour les bons procédés dont toujours
ton père et ton grand-père ont usé à mon égard et à l’égard des
miens, je te fais don d’un bœuf à l’occasion de ta circoncision !
Tous, nous l’acclamions ; l’assistance entière l’acclamait.
Beaucoup d’hommes d’âge, tous nos amis en vérité, s’avançaient
ainsi pour annoncer les cadeaux qu’ils nous faisaient. Chacun offrait
selon ses moyens et la rivalité aidant, souvent même un peu au-delà
de ses moyens. Si ce n’était un bœuf, c’était un sac de riz, ou de mil,
ou de maïs.
C’est que la fête, la très grande fête de la circoncision ne va pas
sans un très grand repas et sans de nombreux invités, un si grand
repas qu’il y en a pour des jours et des jours, en dépit du nombre des
invités, avant d’en voir le bout, un tel repas est une dépense
importante. Aussi quiconque est ami de la famille du futur circoncis,
ou lié par la reconnaissance, met un point d’honneur à contribuer à
la dépense, et il aide aussi bien celui qui a besoin d’aide que celui qui
n’en a aucun besoin. C’est pourquoi, à chaque circoncision, il y a
cette soudaine abondance de biens, cette abondance de bonnes
choses.
Mais nous réjouissions-nous beaucoup de cette abondance ? Nous
ne nous en réjouissions pas sans arrière-pensée : l’épreuve qui nous
attendait n’était pas de celles qui aiguisent l’appétit. Non, la longueur
de notre appétit ne serait pas bien importante quand, la circoncision
faite, on nous convierait à prendre notre part du festin ; si nous ne le
savions pas par expérience – si nous allions seulement en faire
l’expérience ! –, nous savions très bien que les nouveaux circoncis
font plutôt triste mine.
Cette pensée nous ramenait brutalement à notre appréhension :
nous acclamions le donateur, et du coup notre pensée revenait à
l’épreuve qui nous attendait. Je l’ai dit ; cette appréhension au milieu
de l’excitation générale, et d’une excitation à laquelle par nos danses
répétées nous participions au premier chef, n’était pas le côté le
moins paradoxal de ces journées. Ne dansions-nous que pour oublier
ce que nous redoutions ? Je le croirais volontiers. Et à vrai dire, il y
avait des moments où nous finissions par oublier ; mais l’anxiété ne
tardait pas à renaître : il y avait constamment de nouvelles occasions
de lui redonner vie. Nos mères pouvaient multiplier les sacrifices à
notre intention, et elles n’y manquaient pas, aucune n’y manquait,
cela ne nous réconfortait qu’à demi.
L’une d’elles parfois, ou quelque autre parent très proche, se
mêlait à la danse et souvent, en dansant, brandissait l’insigne de
notre condition, c’était généralement une houe – la condition
paysanne en Guinée est de loin la plus commune – pour témoigner
que le futur circoncis était bon cultivateur.
Il y eut ainsi un moment où je vis apparaître la seconde épouse de
mon père, un cahier et un stylo dans la main. J’avoue que je n’y pris
guère plaisir et n’en retirai aucun réconfort, mais plutôt de la
confusion, bien que je comprisse parfaitement que ma seconde mère
ne faisait que sacrifier à la coutume et dans la meilleure intention de
la terre, puisque cahier et stylo étaient les insignes d’une occupation
qui, à ses yeux, passait celles du cultivateur ou de l’artisan.
Ma mère fut infiniment plus discrète : elle se contenta de
m’observer de loin, et même je remarquai qu’elle se dissimulait dans
la foule. Je suis sûr qu’elle était pour le moins aussi inquiète que moi,
encore qu’elle apportât tous ses soins à n’en rien laisser paraître.
Mais généralement l’effervescence était telle, je veux dire, si
communicative, que nous demeurions seuls avec le poids de notre
inquiétude.
Ajouterai-je que nous mangions vite et mal ? Il va de soi : tout
était à la danse et aux préparatifs de la fête. Nous rentrions fourbus
et dormions d’un sommeil de plomb. Le matin, nous ne pouvions
nous arracher à notre lit : nous faisions la grasse matinée, nous nous
levions quelques minutes avant que le tam-tam nous appelât.
Qu’importait dès lors que les repas fussent négligés ? À peine nous
restait-il le temps de manger. Il fallait vite, vite se laver, vite endosser
notre boubou, coiffer notre bonnet, courir à la grande place, danser !
Et danser davantage chaque jour, car nous dansions, toute la ville
dansait, à présent ; après-midi et soir – le soir, à la lueur des
torches ; et la veille de l’épreuve, la ville dansa la journée entière, la
nuit entière !
Ce dernier jour, nous l’avons vécu dans une étrange fièvre. Les
hommes qui conduisent cette initiation, après nous avoir rasé la tête,
nous avaient rassemblés dans une case à l’écart des concessions.
Cette case, spacieuse, allait être désormais notre demeure ; la cour où
elle se dressait, spacieuse elle aussi, était clôturée d’osiers si
strictement entrelacés qu’aucun regard n’aurait pu y pénétrer.
Quand nous sommes entrés dans la case, nous avons vu nos boubous
et nos calots étalés à même le sol. Au cours de la nuit, les boubous
avaient été cousus sur les côtés, sauf un bref espace pour donner
passage aux bras, mais de façon à cacher absolument nos flancs.
Quant aux calots, ils s’étaient transformés en bonnets démesurément
hauts : il avait suffi de redresser et de fixer sur une armature d’osier
le tissu primitivement rabattu à l’intérieur. Nous nous sommes
glissés dans nos boubous, et nous avons eu un peu l’air d’être
enfermés maintenant plus mince encore que nous l’étions. Lorsque
après cela nous avons mis nos bonnets qui n’en finissaient plus, nous
nous sommes regardés un moment ; si les circonstances avaient été
autres, nous eussions sans doute pouffé de rire : nous ressemblions à
des bambous, nous en avions la hauteur et la maigreur.
— Promenez-vous un instant dans la cour, nous ont dit les
hommes ; il faut vous accoutumer à votre boubou cousu. Nous avons
été faire quelques pas, mais il ne fallait pas les faire trop grands. La
couture ne le permettait pas ; l’étoffe se tendait, et les jambes
butaient contre nous avions les jambes comme entravées.
Nous sommes revenus dans la case, nous nous sommes assis sur
les nattes et nous y sommes demeurés sous la surveillance des
hommes. Nous bavardions entre nous de choses et d’autres,
dissimulant le plus que nous pouvions notre inquiétude ; mais
comment aurions-nous pu effacer de notre pensée la cérémonie du
lendemain. Notre anxiété transparaissait au travers de nos paroles.
Les hommes, près de nous, n’ignoraient pas cet état d’esprit ;
chaque fois que, malgré notre volonté, nous laissions échapper
quelque chose de notre trouble, ils s’efforçaient honnêtement de
nous rassurer, fort différents en cela des grands qui conduisent la
cérémonie des lions et qui n’ont d’autre souci que d’effrayer.
— Mais n’ayez donc pas peur ! disaient-ils. Tous les hommes sont
passés par là. Voyez-vous qu’il leur en soit advenu du mal ? Il ne vous
en adviendra pas non plus. Maintenant que vous allez devenir des
hommes, conduisez-vous en hommes : chassez la crainte loin de
vous ! Un homme n’a peur de rien.
Mais, justement, nous étions encore des enfants ; toute cette
dernière journée et toute cette dernière nuit, nous serions toujours
des enfants. Je l’ai dit nous n’étions même pas censés avoir l’âge de
raison ! Et si cet âge vient tard, s’il est en vérité tardif, notre âge
d’homme ne laissera pas de paraître un peu bien prématuré. Nous
étions toujours des enfants. Demain… Mais mieux valait penser à
autre chose, penser par exemple à toute la ville réunie sur la grande
place et dansant joyeusement. Mais n’allions-nous pas bientôt nous
joindre à la danse ?
Non ! Cette fois, nous allions danser seuls ; nous allions danser, et
les autres nous regarderaient : nous ne devions plus nous mêler aux
autres à présent ; nos mères à présent ne pourraient même plus nous
parler, moins encore nous toucher. Et nous sommes sortis de la case,
enserrés dans nos longs fourreaux et le chef surmonté de notre
immense bonnet.
Aussitôt que nous sommes apparus sur la grande place, les
hommes sont accourus. Nous avancions en file indienne entre deux
haies d’hommes. Le père de Kouyaté, vénérable vieillard à la barbe
blanche et à cheveux blancs, a fendu la haie et s’est placé à notre
tête : c’est à lui qu’il appartenait de nous monter comment se danse
le « caba », une danse réservée, comme celle du « soli », aux futurs
circoncis, mais qui n’est dansée que la veille de la circoncision. Le
père de Kouyaté, par privilège d’ancienneté et par l’effet de sa bonne
renommée, avait seul le droit d’entonner le chant qui accompagne le
« coba ».
Je marchais derrière lui, et il m’a dit de poser mes mains sur ses
épaules ; après quoi, chacun de nous a placé les mains sur les épaules
de celui qui le précédait. Quand notre file indienne s’est ainsi trouvée
comme soudée, les tam-tams et les tambours se sont brusquement
tus, et tout le monde s’est tu, tout est devenu muet et immobile. Le
père de Kouyaté alors a redressé sa haute taille, il a jeté le regard
autour de lui – il y avait quelque chose d’impérieux et de noble en
lui ! – et, comme un ordre, il a lancé très haut le chant du « coba » :
– coba ! Aye coba, lama !
Aussitôt les tam-tams et les tambours ont sonné avec force, et tous
nous avons repris la phrase :
— coba ! Aye coba, lama !
Nous marchions, comme le père de Kouyaté, les jambes écartées,
aussi écartées que le permettait notre boubou, et à pas très lents
naturellement. Et en prononçant la phrase, nous tournions, comme
l’avait fait le père de Kouyaté, la tête à gauche, puis à droite ; et notre
bonnet allongeait curieusement ce mouvement de la tête.
— coba ! Aye coba, lama !
Nous avons commencé de faire le tour de la place. Les hommes se
rangeaient à mesure que nous avancions ; et quand le dernier des
nôtres était passé, ils allaient se reformer en groupe un peu au-delà
et de nouveau se rangeaient pour nous donner passage. Et parce que
nous marchions lentement et les jambes écartées, notre démarche
était un peu celle du canard.
— coba ! Aye coba, lama !
La haie que les hommes formaient sur notre passage, était épaisse,
était compacte. Les femmes, derrière, ne devaient guère voir que nos
hauts bonnets, et les enfants n’en apercevaient évidemment pas
davantage : les années précédentes, je n’avais fait qu’entrevoir le
sommet des bonnets. Mais il suffisait : le « coba » est affaire
d’homme. Les femmes… Non, les femmes ici n’avaient pas voix.
— coba ! Aye coba, lama !
Nous avons fini par rejoindre l’endroit où nous avions commencé
notre danse. Le père de Kouyaté alors s’est arrêté, les tam-tams et les
tambours se sont tus, et nous sommes repartis vers notre case. À
peine avions-nous disparu, que la danse et les cris ont repris sur la
place.
Trois fois dans la journée, nous sommes ainsi apparus sur la
grande place pour danser le « coba » ; et dans la nuit, trois fois
encore, à la clarté des torches ; et chaque fois les hommes nous ont
enfermés dans leur vivante haie. Nous n’avons pas dormi, et
personne n’a dormi ; la ville n’a pas fermé l’œil : elle a dansé toute la
nuit ! Quand nous sommes sortis de notre case pour la sixième fois,
l’aube approchait.
— coba ! Aye coba, lama !
Nos bonnets continuaient de marquer le rythme, nos boubous
continuaient de se tendre sur nos jambes écartées, mais notre fatigue
perçait et nos yeux brillaient fiévreusement, notre anxiété
grandissait. Si le tam-tam ne nous avait pas soutenus, entraînés…
Mais le tam-tam nous soutenait, le tam-tam nous entraînait ! Et nous
avancions, nous obéissions, la tête étrangement vide, vidée par la
fatigue, étrangement pleine aussi, pleine du sort qui allait être le
nôtre.
— coba ! Aye coba, lama !
Quand nous avons achevé notre tour, l’aube blanchissait la grande
place. Nous n’avons pas regagné notre case, cette fois ; nous sommes
partis aussitôt dans la brousse, loin, là où notre tranquillité ne
risquait pas d’être interrompue. Sur la place, la fête a cessé : les gens
ont regagné leurs demeures. Quelques hommes pourtant nous ont
suivis. Les autres attendront, dans leurs cases, les coups de feu qui
doivent annoncer à tous qu’un homme de plus, un Malinké de plus
est né.
Nous avons atteint une aire circulaire parfaitement désherbée.
Tout autour, les herbes montaient très haut, plus haut que tête
d’homme ; l’endroit était le plus retiré qu’on pût souhaiter. On nous
a alignés, chacun devant une pierre. À l’autre bout de l’aire, les
hommes nous faisaient face. Et nous nous sommes dévêtus.
J’avais peur, affreusement peur, mais je portais toute mon
attention à n’en rien témoigner : tous ces hommes devant nous, qui
nous observaient, ne devaient pas s’apercevoir de ma peur. Mes
compagnons ne se montraient pas moins braves, et il était
indispensable qu’il en fût ainsi : parmi ces hommes qui nous
faisaient face, se trouvaient peut-être notre beau-père futur, un
parent futur ; ce n’était pas l’heure de perdre la face !
Soudain l’opérateur est apparu. La veille, nous l’avions entrevu,
lorsqu’il avait fait sa danse sur la grande place. Cette fois encore, je
ne ferai que l’entrevoir : je m’étais à peine aperçu de sa présence,
qu’il s’est trouvé devant moi.
Ai-je eu peur ? Je veux dire ai-je eu plus particulièrement peur, ai-
je eu à ce moment un surcroît de peur, puisque la peur me talonnait
depuis que j’étais parvenu sur l’aire ? Je n’ai pas eu le temps d’avoir
peur : j’ai senti comme une brûlure, et j’ai fermé les yeux une fraction
de seconde. Je ne crois pas que j’aie crié. Non, je ne dois pas avoir
crié : je n’ai sûrement pas eu le temps non plus de crier ! Quand j’ai
rouvert les yeux, l’opérateur était penché sur mon voisin. En
quelques secondes, la douzaine d’enfants que nous étions cette
année-là sont devenus des hommes ; l’opérateur m’a fait passer d’un
état à l’autre, à une rapidité que je ne puis exprimer.
Plus tard, j’ai su qu’il était de la famille des Daman, la famille de
ma mère. Sa renommée était grande, et à juste titre ; aux fêtes
importantes, il lui était arrivé de circoncire plusieurs centaines
d’enfants en moins d’une heure ; cette rapidité qui écourtait
l’angoisse était fort appréciée. Aussi tous les parents, tous les parents
qui le pouvaient, recouraient-ils à lui comme au plus habile ; il était
leur hôte d’un soir et l’hôte des notabilités, puis regagnait la
campagne où il habitait.
Sitôt l’opération faite, les fusils sont partis. Nos mères, nos
parents, dans leur concession, ont perçu les détonations. Et tandis
qu’on nous fait asseoir sur la pierre devant laquelle nous nous
tenions, des messagers s’élancent, se ruent à travers la brousse pour
aller annoncer l’heureuse nouvelle. Ils ont couru d’une traite, le
front, la poitrine, les bras inondés de sueur, et parvenus à la
concession, à peine peuvent-ils reprendre souffle, à peine peuvent-ils
délivrer leur message devant la famille accourue.
– Vraiment votre fils a été très brave ! crient-ils enfin à la mère du
circoncis.
Et de fait nous avions tous été très braves, nous avions tous très
attentivement dissimulé notre peur. Mais peut-être étions-nous
moins braves à présent : l’hémorragie qui suit l’opération est
abondante, est longue ; elle est inquiétante : tout ce sang perdu ! Je
regardais mon sang couler et j’avais le cœur étreint. Je pensais :
« Est-ce que mon corps va entièrement se vider de son sang ? » Et je
levais un regard implorant sur notre guérisseur, le « séma ».
— Le sang doit couler, dit le « séma ». S’il ne coulait pas…
Il n’acheva pas sa phrase : il observait la plaie. Quand il vit que le
sang enfin s’épaississait un peu, il me donna les premiers soins. Puis
il passa aux autres.
Le sang finalement tarit, et on nous revêtit de notre long boubou ;
ce serait, hormis une chemise très courte, notre seul vêtement durant
toutes les semaines de convalescence qui allaient suivre. Nous nous
tenions maladroitement sur nos jambes, la tête vague et le cœur
comme près de la nausée. Parmi les hommes qui avaient assisté à
l’opération, j’en aperçus plusieurs, apitoyés par notre misérable état,
qui se détournaient pour cacher leurs larmes.
À la ville, nos parents faisaient fête au messager, le comblaient de
cadeaux ; et les réjouissances aussitôt reprenaient : ne fallait-il pas se
réjouir de l’heureuse issue de l’épreuve, se réjouir de notre nouvelle
naissance ? Déjà amis et voisins se pressaient à l’intérieur des
concessions des nouveaux circoncis, et commençaient à danser en
notre honneur le « fady fady », la danse de bravoure, en attendant
qu’un festin gargantuesque les réunit autour des plats.
De ce festin, bien sûr, nous allions recevoir notre large part. Les
hommes, les jeunes hommes qui avaient conduit toute la cérémonie
et qui étaient en même temps nos surveillants, mais aussi à présent,
d’une certaine façon, nos serviteurs, sont allés chercher cette part.
Hélas ! nous avions perdu trop de sang, vu trop de sang – il nous
semblait en sentir encore l’odeur fade ! – et nous avions un peu de
fièvre : nous frissonnions par intervalles. Nous n’avons eu pour la
succulente platée qu’un œil morne : elle ne nous tentait aucunement
et même elle nous levait plutôt le cœur. De cette abondance
extraordinaire de mets réunis pour la fête, réunis à notre intention,
nous n’aurons qu’une part dérisoire ; nous regarderons les plats,
nous en respirerons le fumet, nous en prendrons quelques bouchées,
puis nous détournerons la tête, et durant assez de jours pour que
cette abondance s’épuise et que revienne le menu quotidien.
À la tombée de la nuit, nous avons repris le chemin de la ville,
escortés des jeunes hommes et de notre guérisseur. Nous marchions
avec beaucoup de prudence : il ne fallait pas que le boubou frôlât
notre plaie, mais parfois, en dépit de nos précautions, il la frôlait et
nous arrachait un gémissement ; et nous nous arrêtions un instant, le
visage crispé par la douleur ; les jeunes hommes nous soutenaient.
Nous avons mis un temps extraordinairement long pour rejoindre
notre case. Quand enfin nous y sommes parvenus, nous étions à bout
de forces. Nous nous sommes aussitôt étendus sur les nattes.
Nous attendions le sommeil, mais le sommeil était long à venir : la
fièvre le chassait. Nos regards erraient tristement sur les parois de la
case. À l’idée que nous allions vivre là, tant que notre convalescence
durerait – et elle durerait des semaines ! – dans la compagnie de ces
jeunes hommes et de notre guérisseur, une sorte de désespoir nous
prenait. Des hommes ! Oui, nous étions enfin des hommes, mais que
le prix en était élevé !… Nous nous sommes finalement endormis. Le
lendemain, notre fièvre était tombée, et nous avons ri de nos
sombres pensées de la veille.
Certes, notre existence dans la case n’était pas celle que nous
menions dans nos concessions, mais elle n’avait rien d’insupportable
et elle avait ses joies, encore que la surveillance fût constante et la
discipline assez stricte, mais sage, mais raisonnée, avec le seul souci
d’éviter ce qui aurait pu retarder notre convalescence.
Si nous étions surveillés jour et nuit, et plus étroitement encore de
nuit que de jour, c’est que nous ne devions nous étendre ni sur le
flanc ni sur le ventre : nous devions, tant que notre blessure ne serait
pas cicatrisée, uniquement nous coucher sur le dos, et bien entendu,
il nous était absolument interdit de croiser les jambes. Il va de soi
que durant notre sommeil, nous maintenions difficilement la
position permise, mais les jeunes hommes intervenaient aussitôt : ils
rectifiaient notre position et ils le faisaient le plus délicatement qu’ils
pouvaient, afin de ne pas briser notre repos ; ils se relayaient pour
que pas une seconde nous n’échappions à leur surveillance.
Mais peut-être ferais-je mieux de parler de leurs « soins » que de
leur « surveillance » ; ils étaient bien plus des gardes-malades que
des surveillants. Dans la journée, lorsque fatigués de demeurer
étendus ou assis sur nos nattes, nous demandions à nous lever, ils
nous portaient aide ; au moindre pas en vérité que nous faisions, ils
nous soutenaient. Ils allaient chercher nos repas, ils transmettaient
de nos nouvelles et en rapportaient. Leur service n’était nullement
une sinécure ; nous usions et parfois, je crois bien, nous abusions de
leur complaisance, mais ils ne rechignaient pas : ils mettaient une
incessante gentillesse à nous servir.
Notre guérisseur montrait moins d’indulgence. Sans doute il
donnait ses soins avec un entier dévouement, mais avec pas mal
d’autorité aussi, quoique sans rudesse ; seulement il n’aimait pas
qu’on fit la grimace lorsqu’il lavait notre plaie.
— Vous n’êtes plus des enfants, disait-il. Prenez sur vous !
Et il fallait bien que nous prenions sur nous, si nous ne voulions
pas passer pour d’irrémédiables pleurnicheurs. Nous prenions donc
sur nous deux fois par jour, car notre guérisseur lavait notre plaie
une première fois le matin, et une deuxième fois le soir. Il employait
pour cela une eau où macéraient certaines écorces et, tout en lavant
la plaie, il prononçait les incantations qui guérissent. C’était lui aussi
qui assumait la charge de nous enseigner et de nous initier.
Après une première semaine entièrement passée dans la solitude
de la case, et dont la monotonie n’avait été interrompue que par les
quelques visites que mon père m’avait faites, nous avons recouvré
une liberté de marche suffisante pour entreprendre quelques courtes
promenades en brousse, sous la conduite de notre guérisseur.
Tant que nous demeurions aux environs immédiats de la ville, les
jeunes hommes nous précédaient. Ils marchaient en éclaireurs afin
que si quelque femme vint à se trouver sur notre chemin, ils
l’avertissent à temps de s’éloigner. Nous ne devions en effet point
rencontrer de femmes, nous ne devions voir de femmes sous aucun
prétexte, même pas notre mère, tant que notre plaie ne serait pas
convenablement cicatrisée. L’interdit tend simplement à ne pas
contrecarrer la cicatrisation ; je ne crois pas qu’il faille chercher des
explications plus lointaines.
L’enseignement que nous recevions en brousse, loin des oreilles
indiscrètes, n’avait rien de très mystérieux ; rien, je pense, que
d’autres oreilles que les nôtres n’auraient pu entendre. Ces leçons, les
mêmes que celles qui furent données à tous ceux qui nous ont
précédés, se résumaient à la ligne de conduite qu’un homme doit
tenir dans la vie ; être franc absolument, acquérir les vertus qui en
toutes circonstances font l’honnête homme, remplir nos devoirs
envers Dieu, envers nos parents, envers les notables, envers le
prochain. Et cependant nous ne devions rien communiquer de ce qui
nous était dit, ni aux femmes ni aux non-initiés ; pas plus que nous
ne devions rien dévoiler des rites secrets de la circoncision. La
coutume est telle. Les femmes non plus ne répètent rien des rites de
l’excision.
Pour le cas où, plus tard, un non-initié eût cherché à surprendre ce
qui avait été enseigné, et se fût fait à cette intention passer pour un
initié, on nous informait des moyens de le démasquer. Le plus
simple, mais non le moins laborieux de ces moyens, consiste en des
phrases avec refrains sifflés. Il y a quantité de ces refrains, il y en a
suffisamment pour que l’imposteur, fut-il parvenu par extraordinaire
à en retenir deux ou trois, se voie néanmoins dépisté au quatrième
ou au dixième, sinon au vingtième ! Toujours longs, toujours
compliqués, ces refrains sont impossibles à répéter, si on ne vous les
a abondamment serinés, si on ne les a patiemment appris.
Le fait est qu’il faut une longue patience pour les apprendre, une
mémoire exercée pour les retenir. Il nous arrivait de nous en
apercevoir : lorsque notre guérisseur nous jugeait par trop rebelles à
son enseignement – et en vérité nous n’étions pas toujours attentifs
–, il nous rappelait vivement à la discipline ; il se servait pour cela du
pompon qui pendait à notre bonnet : il nous en cinglait le dos ! Cela
paraîtra anodin ; mais si le pompon est volumineux, s’il est
largement garni de coton, le noyau qu’on place au centre est dur, et il
tombe rudement !
La troisième semaine, on m’a permis de voir ma mère. Quand un
des jeunes hommes est venu me dire que ma mère était devant la
porte, je me suis précipité.
— Holà ! pas si vite ! m’a-t-il dit en me prenant la main. Attends-
moi !
— Oui, mais viens vite !
Trois semaines ! Jamais encore nous n’étions restés séparer un si
long espace de temps. Quand je partais en vacances pour Tindican, je
demeurais rarement plus de dix ou quinze jours absent, et ce n’était
pas une absence qu’on aurait pu comparer à celle qui nous séparait
présentement.
— Eh bien ! tu viens ? dis-je.
Je trépignais d’impatience.
— Écoute ! dit le jeune homme. Écoute-moi d’abord ! Tu vas voir
ta mère, il t’est permis de la voir, mais tu dois la voir du seuil de
l’enceinte : tu ne peux pas franchir l’enceinte !
— Je resterai sur le seuil, dis-je. Mais laisse-moi aller !
Et je secouais sa main.
— Nous irons ensemble, dit-il.
Il n’avait pas lâché ma main, et nous sommes sortis ensemble de
la case. La porte de l’enceinte était entrouverte. Sur le seuil, plusieurs
des jeunes hommes étaient assis ; ils me firent signe de ne pas aller
au-delà. Je franchis d’un pas rapide les quelques mètres qui me
séparaient de la porte, et brusquement je vis ma mère ! Elle se tenait
dans la poussière du chemin, à quelques pas de l’enceinte : elle non
plus ne devait pas s’approcher davantage.
— Mère ! ai-je crié. Mère !
Et j’eus tout à coup la gorge serrée. Était-ce parce que je ne
pouvais m’approcher plus près, parce que je ne pouvais serrer ma
mère dans mes bras ? Était-ce parce que tant de jours déjà nous
séparaient, parce que beaucoup de jours devaient nous séparer
encore ? Je ne sais pas. Je sais seulement que je ne pouvais que
crier : « Mère », et qu’à ma joie de la revoir, un brusque, un étrange
abattement avait succédé. Ou devais-je attribuer cette instabilité à la
transformation qui s’étaie faite en moi ? Quand j’avais quitté ma
mère, j’étais toujours un enfant. À présent… Mais étais-je vraiment
un homme, à présent ? Étais-je déjà un homme ?… J’étais un
homme ! Oui, j’étais un homme ! À présent, il y avait cette distance
entre ma mère et moi : l’homme ! C’était une distance infiniment
plus grande que les quelques mètres qui nous séparaient.
— Mère ! ai-je de nouveau crié.
Mais je l’avais fait faiblement cette fois, comme une plainte et
comme pour moi-même, misérablement.
— Eh bien, je suis là ! a dit ma mère. Je suis venue te voir.
— Oui, tu es venue me voir !
Et je passai subitement de l’abattement à la joie.
De quoi m’embarrassais-je ? Ma mère était là ! Elle était devant
moi ! En deux enjambées j’aurais pu la rejoindre ; je l’eusse
assurément rejointe, s’il n’y avait eu cette défense absurde de
franchir le seuil de l’enceinte.
— Je suis contente de te voir ! a poursuivi ma mère.
Et elle a souri. J’ai aussitôt compris pourquoi elle souriait. Elle
était venue, un peu inquiète, vaguement inquiète. Bien qu’on lui
apportât de mes nouvelles, bien que mon père lui en rapportât, et
que ces nouvelles fussent bonnes, elle était demeurée un peu
inquiète : qu’est-ce qui l’assurait qu’on lui disait toute la vérité ? Mais
maintenant elle avait jugé par elle-même, elle avait reconnu à ma
mine que ma convalescence était réellement en bonne voie, et elle
était vraiment contente.
— Je suis vraiment très contente ! a-t-elle dit.
Néanmoins elle n’a rien ajouté : il suffisait de cette allusion
lointaine. On ne doit pas parler ouvertement de guérison, moins
encore de notre guérison ; cela n’est pas prudent, cela risque de
déchaîner des forces, hostiles.
— Je t’ai apporté des noix de kola, a dit ma mère.
Et elle a ouvert le petit cabas qu’elle tenait à la main, elle m’a
montré les noix. Un des jeunes hommes qui étaient assis sur le seuil,
est allé les prendre et me les a remises.
— Merci, mère !
— Maintenant je vais rentrer, a-t-elle dit. Dis bonjour à mon père,
dis bonjour à tous !
— Oui, je le ferai.
— À très bientôt, mère !
— À très bientôt, a-t-elle répondu. Sa voix tremblait un peu. Je
suis rentré aussitôt. L’entrevue n’avait pas duré deux minutes, mais
c’était tout ce qui nous était permis ; et tout le temps, il y avait eu
entre nous cet espace que nous ne devions pas franchir. Pauvre chère
maman ! Elle ne m’avait seulement pas serré contre sa poitrine !
Pourtant je suis sûr qu’elle s’était éloignée, très droite, très digne ;
elle se tenait toujours très droite, et parce qu’elle se tenait si droite,
elle paraissait plus grande qu’elle n’était ; et elle marchait toujours
très dignement : sa démarche était naturellement digne. Il me
semblait la voir marcher dans le chemin, la robe tombant noblement,
le pagne bien ajusté, les cheveux soigneusement nattés et ramenés au
niveau de la nuque. Comme ces trois semaines avaient dû lui paraître
longues !
Je me suis un peu promené dans la cour, avant de regagner la
case : j’étais triste, de nouveau j’étais triste. Avais-je perdu, en même
temps que l’enfance, mon insouciance ? J’ai rejoint mes
compagnons, j’ai partagé les noix ; leur amertume si plaisante
généralement, si fraîche au palais quand, après, on va boire au
canari, n’était plus que pure amertume.
Certes mon père, lui, venait souvent ; il pouvait me faire visite
aussi souvent qu’il le voulait ; mais nous nous disions très peu de
choses : ces visites, au milieu de mes compagnons et des jeunes
hommes, étaient sans véritable intimité ; nos paroles couraient ici,
couraient là, nos paroles s’égaraient, et nous serions bientôt
demeurés sans plus rien nous dire, si les jeunes hommes, si mes
compagnons n’avaient finalement pris part à notre conversation.
La quatrième semaine s’est passée plus librement. Les plaies
étaient pour la plupart cicatrisées ou en telle voie qu’il n’y avait plus
danger d’en voir la guérison s’interrompre. La fin de la semaine nous
a trouvé parfaitement valides. Les jeunes hommes ont rabattu nos
hauts bonnets et décousu nos boubous. Nous portions à présent les
larges pantalons des hommes et nous étions, il va sans dire,
impatients de nous montrer : nous sommes allés nous promener
dans la ville, très fiers, immensément fiers de notre nouvel
accoutrement, et parlant haut comme si déjà nous ne monopolisions
pas suffisamment les regards.
Nous demeurions toutefois en groupe, et c’est en groupe aussi que
nous avons entrepris la tournée des diverses concessions auxquelles
nous appartenions. À chaque visite on nous faisait fête, et nous, nous
faisions large honneur au festin qui nous attendait ; maintenant que
nous étions en pleine convalescence – plusieurs avaient dépassé déjà
le stade de la convalescence ; je l’avais, pour ma part, bel et bien
dépassé –, nous avions les dents merveilleusement longues.
Quand un incirconcis s’approchait un peu trop près de notre
joyeuse bande, nous nous saisissions de lui et le fouettions par jeu
avec nos pompons. Tout contact pourtant nous demeurait encore
interdit avec les jeunes filles, et c’était une défense qu’aucun de nous
n’eut enfreint ; nous étions sévèrement avertis que si quelque femme
nous voyait intimement, nous courions le risque de rester à jamais
stériles. Fanta que je rencontrai, me fit discrètement signe de loin ; je
lui répondis de la même manière, par un simple battement des
paupières. L’aimais-je toujours ? Je ne savais pas. Nous avions été si
retranchés du monde, nous étions devenus si différents de ce que
nous avions été, bien qu’un mois à peine se fût écoulé entre notre
enfance et notre âge d’homme, si indifférents à ce que nous avions
été, que je ne savais plus très bien où j’en étais. « Le temps, pensais-
je, le temps m’apportera un nouvel équilibre. » Mais quelle sorte
d’équilibre ? Je me l’imaginais mal.
L’heure vint finalement où le guérisseur nous jugea tout à fait
rétablis et nous rendit à nos parents. Ce retour n’était pas absolu,
mais il le fut exceptionnellement pour moi : j’étais écolier et je ne
pouvais plus longtemps me joindre aux excursions que mes
compagnons entreprenaient dans les villes et les villages
avoisinants ; je ne pouvais davantage partager leurs travaux dans les
champs de notre guérisseur, en retour des soins que nous avions
reçus. Mes parents firent ce qui était nécessaire pour m’en dispenser.
Quand je regagnai définitivement ma concession, toute la famille
m’attendait. Mes parents me serrèrent fortement dans leurs bras, ma
mère particulièrement comme si elle avait voulu secrètement
affirmer que j’étais toujours son fils, que ma seconde naissance
n’enlevait point ma qualité de fils. Mon père nous considéra un
moment, puis il me dit comme à regret :
— Voici désormais ta case, mon petit.
La case faisait face à la case de ma mère.
— Oui, dit ma mère, à présent tu dormiras là ; mais, tu vois, je
reste à portée de ta voix.
J’ouvris la porte de la case : sur le lit, mes vêtements étaient
étalés. Je m’approchai et les pris un à un, puis les reposai
doucement ; c’étaient des vêtements d’homme ! Oui, la case faisait
face à la case de ma mère, je restais à portée de la voix de ma mère,
mais les vêtements, sur le lit, étaient des vêtements d’homme ! J’étais
un homme !
— Es-tu satisfait de tes nouveaux vêtements ? demanda ma mère.
Satisfait ? Oui, j’étais satisfait : il allait de soi que je fusse satisfait.
Enfin je crois bien que j’étais satisfait. C’étaient de beaux vêtements,
c’étaient… Je me tournai vers ma mère : elle me souriait tristement…
Chapitre 9