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CAMARA LAYE

L’ENFANT NOIR

Roman
Chapitre 1

J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge


avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais
être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. Ma mère était
dans l’atelier, près de mon père, et leurs voix me parvenaient,
rassurantes, tranquilles, mêlées à celles des clients de la forge et au
bruit de l’enclume.
Brusquement, j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon
attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case, qui
vraiment paraissait se promener autour de la case ; et je m’étais
bientôt approché. J’avais ramassé un roseau qui traînait dans la cour
– il en traînait toujours, qui se détachaient de la palissade de roseaux
tressés qui enclôt notre concession – et, à présent, j’enfonçais ce
roseau dans la gueule de la bête. Le serpent ne se dérobait pas : il
prenait goût au jeu ; il avalait lentement le roseau, il l’avalait comme
une proie, avec la même volupté, me semblait-il, les yeux brillants de
bonheur, et sa tête, petit à petit, se rapprochait de ma main. Il vint
un moment où le roseau se trouva à peu près englouti, et où la gueule
du serpent se trouva terriblement proche de mes doigts.
Je riais, je n’avais pas peur du tout, et je crois bien que le serpent
n’eût plus beaucoup tardé à m’enfouir ses crochets dans les doigts si,
à l’instant, Damany, l’un des apprentis, ne fût sorti de l’atelier.
L’apprenti fit signe à mon père, et presque aussitôt je me sentis
soulevé de terre : j’étais dans les bras d’un ami de mon père !
Autour de moi, on menait grand bruit ; ma mère surtout criait fort
et elle me donna quelques claques. Je me mis à pleurer, plus ému par
le tumulte qui s’était si opinément élevé, que par les claques que
j’avais reçues. Un peu plus tard, quand je me fus un peu calmé et
qu’autour de moi les cris eurent cessé, j’entendis ma mère m’avertir
sévèrement de ne plus jamais recommencer un tel jeu ; je le lui
promis, bien que le danger de mon jeu ne m’apparut pas clairement.
Mon père avait sa case à proximité de l’atelier, et souvent je jouais
là, sous la véranda qui l’entourait. C’était la case personnelle de mon
père. Elle était faite de briques en terre battue et pétrie avec de l’eau ;
et comme toutes nos cases, rondes et fièrement coiffées de chaume.
On y pénétrait par une porte rectangulaire. À l’intérieur, un jour
avare tombait d’une petite fenêtre. À droite, il y avait le lit, en terre
battue comme les briques, garni d’une simple natte en osier tressé et
d’un oreiller bourré de kapok. Au fond de la case et tout juste sous la
petite fenêtre, là où la clarté était la meilleure, se trouvaient les
caisses à outils. À gauche, les boubous et les peaux de prière. Enfin, à
la tête du lit, surplombant l’oreiller et veillant sur le sommeil de mon
père, il y avait une série de marmites contenant des extraits de
plantes et d’écorces. Ces marmites avaient toutes des couvercles de
tôle et elles étaient richement et curieusement cerclées de chapelets
de cauris ; on avait tôt fait de comprendre qu’elles étaient ce qu’il y
avait de plus important dans la case ; de fait, elles contenaient les
gris-gris, ces liquides mystérieux qui éloignent les mauvais esprits et
qui, pour peu qu’on s’en enduise le corps, le rendent invulnérable
aux maléfices, à tous les maléfices. Mon père, avant de se coucher, ne
manquait jamais de s’enduire le corps, puisant ici, puisant là, car
chaque liquide, chaque gri-gri a sa propriété particulière ; mais
quelle vertu précise ? Je l’ignore : j’ai quitté mon père trop tôt.
De la véranda sous laquelle je jouais, j’avais directement vue sur
l’atelier, et en retour on avait directement l’œil sur moi. Cet atelier
était la maîtresse pièce de notre concession. Mon père s’y tenait
généralement, dirigeant le travail, forgeant lui-même les pièces
principales ou réparant les mécaniques délicates ; il y recevait amis
et clients ; et si bien qu’il venait de cet atelier un bruit qui
commençait avec le jour et ne cessait qu’à la nuit. Chacun, au
surplus, qui entrait dans notre concession ou qui en sortait, devait
traverser l’atelier ; d’où un va-et-vient perpétuel, encore que
personne ne parût particulièrement pressé, encore que chacun eût
son mot à dire et s’attardât volontiers à suivre des yeux le travail de
la forge. Parfois je m’approchais, attiré par la lueur du foyer, mais
j’entrais rarement, car tout ce monde m’intimidait fort, et je me
sauvais dès qu’on cherchait à se saisir de moi. Mon domaine n’était
pas encore là ; ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris l’habitude
de m’accroupir dans l’atelier et de regarder briller le feu de la forge.
Mon domaine, en ce temps-là, c’était la véranda qui entourait la
case de mon père, c’était la case de ma mère, c’était l’oranger planté
au centre de la concession.
Sitôt qu’on avait traversé l’atelier et franchi la porte du fond, on
apercevait l’oranger. L’arbre, si je le compare aux géants de nos
forêts, n’était pas très grand, mais il tombait de sa masse de feuilles
vernissées, une ombre compacte, qui éloignait la chaleur. Quand il
fleurissait, une odeur entêtante se répandait sur toute la concession.
Quand apparaissaient les fruits, il nous était tout juste permis de les
regarder nous devions attendre patiemment qu’ils fussent mûrs.
Mon père alors qui, en tant que chef de famille – et chef d’une
innombrable famille – gouvernait la concession, donnait l’ordre de
les cueillir. Les hommes qui faisaient cette cueillette apportaient au
fur et à mesure les paniers à mon père, et celui-ci les répartissait
entre les habitants de la concession, ses voisins et ses clients ; après
quoi il nous était permis de puiser dans les paniers, et à discrétion !
Mon père donnait facilement et même avec prodigalité : quiconque
se présentait partageait nos repas, et comme je ne mangeais guère
aussi vite que ces invités, j’eusse risqué de demeurer éternellement
sur ma faim, si ma mère n’eût pris la précaution de réserver ma part.
— Mets-toi ici, me disait-elle, et mange, car ton père est fou.
Elle ne voyait pas d’un trop bon œil ces invités, un peu bien
nombreux à son gré, un peu bien pressés de puiser dans le plat. Mon
père, lui, mangeait fort peu : il était d’une extrême sobriété.
Nous habitions en bordure du chemin de fer. Les trains longeaient
la barrière de roseaux tressés qui limitait la concession, et la
longeaient à vrai dire de si près, que des flammèches, échappées de
la locomotive, mettaient parfois le feu à la clôture ; et il fallait se
hâter d’éteindre ce début d’incendie, si on ne voulait pas voir tout
flamber. Ces alertes, un peu effrayantes, un peu divertissantes,
appelaient mon attention sur le passage des trains ; et même quand il
n’y avait pas de trains – car le passage des trains, à cette époque,
dépendait tour entier encore du trafic fluvial, et c’était un trafic des
plus irréguliers – j’allais passer de longs moments dans la
contemplation de la voie ferrée. Les rails luisaient cruellement dans
une lumière que rien, à cet endroit, ne venait tamiser. Chauffé dès
l’aube, le ballast de pierres rouges était brûlant ; il l’était au point que
l’huile, tombée des locomotives, était aussitôt bue et qu’il n’en
demeurait seulement pas trace. Est-ce cette chaleur de four ou est-ce
l’huile, l’odeur d’huile qui malgré tout subsistait, qui attirait les
serpents ? Je ne sais pas. Le fait est que souvent je surprenais des
serpents à ramper sur ce ballast cuit et recuit par le soleil ; et il
arrivait fatalement que les serpents pénétrassent dans la concession.
Depuis qu’on m’avait défendu de jouer avec les serpents, sitôt que
j’en apercevais un, j’accourais chez ma mère.
— Il y a un serpent ! criais-je.
— Encore un ! s’écriait ma mère.
Et elle venait voir quelle sorte de serpent c’était. Si c’était un
serpent comme tous les serpents – en fait, ils différaient fort ! – elle
le tuait aussitôt à coups de bâton, et elle s’acharnait, comme toutes
les femmes de chez nous, jusqu’à le réduire en bouillie, tandis que les
hommes, eux, se contentent d’un coup sec, nettement assené.
Un jour pourtant, je remarquai un petit serpent noir au corps
particulièrement brillant, qui se dirigeait sans hâte vers l’atelier. Je
courus avertir ma mère, comme j’en avais pris l’habitude ; mais ma
mère n’eut pas plus tôt aperçu le serpent noir, qu’elle me dit
gravement :
— Celui-ci, mon enfant, il ne faut pas le tuer ; ce serpent n’est pas
un serpent comme les autres, il ne te fera aucun mal ; néanmoins, ne
contrarie jamais sa course.
Personne, dans notre concession, n’ignore que ce serpent-là, on ne
devait pas le tuer, sauf moi, sauf mes petits compagnons de jeu, je
présume, qui étions encore des enfants naïfs.
— Ce serpent, ajouta ma mère, est le génie de ton père.
Je considérai le petit serpent avec ébahissement. Il poursuivait sa
route vers l’atelier ; il avançait gracieusement, très sûr de lui, eût-on
dit, et comme conscient de son immunité ; son corps éclatant et noir
étincelait dans la lumière crue. Quand il fut parvenu à l’atelier,
j’avisai pour la première fois qu’il y avait là, ménagé au ras du sol, un
trou dans la paroi. Le serpent disparut par ce trou.
— Tu vois : le serpent va faire visite à ton père, dit encore ma
mère.
Bien que le merveilleux me fût familier, je demeurai muet tant
mon étonnement était grand. Qu’est-ce qu’un serpent avait à faire
avec mon père ? Et pourquoi ce serpent-là précisément ? On ne le
tuait pas, parce qu’il était le génie de mon père ! Du moins était-ce la
raison que ma mère donnait. Mais au juste qu’était-ce qu’un génie ?
Qu’étaient ces génies que je rencontrais un peu partout, qui
défendaient telle chose, commandaient telle autre ? Je ne me
l’expliquais pas clairement, encore que je n’eusse cessé de croître
dans leur intimité. Il y avait de bons génies, et il y en avait de
mauvais ; et plus de mauvais que de bons, il me semble. Et d’abord
qu’est-ce qui me prouvait que ce serpent était inoffensif ? C’était un
serpent comme les autres ; un serpent noir, sans doute, et
assurément un serpent d’un éclat extraordinaire ; un serpent tout de
même !
J’étais dans une absolue perplexité, pourtant je ne demandai rien
à ma mère je pensais qu’il me fallait interroger directement mon
père ; oui, comme si ce mystère eut été une affaire à débattre entre
hommes uniquement, une affaire et un mystère qui ne regarde pas
les femmes ; et je décidai d’attendre la nuit.
Sitôt après le repas du soir, quand, les palabres terminées, mon
père eut pris congé de ses amis et se fut retiré sous la véranda de sa
case, je me rendis près de lui. Je commençai par le questionner à tort
et à travers, comme font les enfants, et sur tous les sujets qui
s’offraient à mon esprit ; dans le fait, je n’agissais pas autrement que
les autres soirs ; mais, ce soir-là, je le faisais pour dissimuler ce qui
m’occupait, cherchant l’instant favorable où, mine de rien, je
poserais la question qui me tenait si fort à cœur, depuis que j’avais vu
le serpent noir se diriger vers l’atelier. Et tout à coup, n’y tenant plus,
je dis :
— Père, quel est ce petit serpent qui te fait visite ?
— De quel serpent parles-tu ?
— Eh bien ! du petit serpent noir que ma mère me défend de tuer.
— Ah ! fit-il.
Il me regarda un long moment. Il paraissait hésiter à me
répondre. Sans doute pensait-il à mon âge, sans doute se demandait-
il s’il n’était pas un peu tôt pour confier ce secret à un enfant de
douze ans. Puis subitement il se décida.
— Ce serpent, dit-il, est le génie de notre race. Comprends-tu ?
— Oui, dis-je, bien que je ne comprisse pas très bien.
— Ce serpent, poursuivit-il, est toujours présent ; toujours il
apparaît à l’un de nous. Dans notre génération, c’est à moi qu’il s’est
présenté.
— Oui, dis-je.
Et je l’avais dit avec force, car il me paraissait évident que le
serpent n’avait pu se présenter qu’à mon père. N’était-ce pas mon
père qui était le chef de la concession ? N’était-ce pas lui qui
commandait tous les forgerons de la région ? N’était-il pas le plus
habile ? Enfin n’était-il pas mon père ?
— Comment s’est-il présenté ? dis-je.
— Il s’est d’abord présenté sous forme de rêve. Plusieurs fois, il
m’est apparu et il me disait le jour où il se présenterait réellement à
moi, il précisait l’heure et l’endroit. Mais moi, la première fois que je
le vis réellement, je pris peur. Je le tenais pour un serpent comme les
autres et je dus me contenir pour ne pas le tuer. Quand il s’aperçut
que je ne lui faisais aucun accueil, il se détourna et repartit par où il
était venu. Et moi, je le regardais s’en aller, et je continuais de me
demander si je n’aurais pas dû bonnement le tuer, mais une force
plus puissante que ma volonté me retenait et m’empêchait de le
poursuivre. Je le regardai disparaître. Et même à ce moment, à ce
moment encore, j’aurais pu facilement le rattraper : il eut suffi de
quelques enjambées ; mais une sorte de paralysie m’immobilisait.
Telle fut ma première rencontre avec le petit serpent noir.
Il se tut un moment, puis reprit :
— La nuit suivante, je revis le serpent en rêve.
« Je suis venu comme je t’en avais averti, dit-il, et toi, tu ne m’as
fait nul accueil ; et même je te voyais sur le point de me faire mauvais
accueil : je lisais dans tes yeux. Pourquoi me repousses-tu ? Je suis le
génie de ta race, et c’est en tant que génie de ta race que je me
présente à toi comme au plus digne. Cesse donc de me craindre et
prends garde de me repousser, car je t’apporte le succès. » Dès lors,
j’accueillis le serpent quand, pour la seconde fois, il se présenta ; je
l’accueillis sans crainte, je l’accueillis avec amitié, et lui ne me fit
jamais que du bien.
Mon père se tut encore un moment, puis il dit :
— Tu vois bien toi-même que je ne suis pas plus capable qu’un
autre, que je n’ai rien de plus que les autres, et même que j’ai moins
que les autres puisque je donne tout, puisque je donnerais jusqu’à
ma dernière chemise. Pourtant je suis plus connu que les autres, et
mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi qui règne sur tous
les forgerons des cinq cantons du cercle. S’il en est ainsi, c’est par la
grâce seule de ce serpent, génie de notre race. C’est à ce serpent que
je dois tout, et c’est lui aussi qui m’avertit de tout. Ainsi je ne
m’étonne point, à mon réveil, de voir tel ou tel m’attendant devant
l’atelier : je sais que tel ou tel sera là. Je ne m’étonne pas davantage
de voir se produire telle ou telle panne de moto ou de vélo, ou tel
accident d’horlogerie : d’avance je savais ce qui surviendrait. Tout
m’a été dicté au cours de la nuit et, par la même occasion, tout le
travail que j’aurais à faire, si bien que, d’emblée, sans avoir à y
réfléchir, je sais comment je remédierai à ce qu’on me présente ; et
c’est cela qui a établi ma renommée d’artisan. Mais, dis-le-toi bien,
tout cela, je le dois au serpent, je le dois au génie de notre race.
Il se tut, et je sus alors pourquoi, quand mon père revenait de
promenade et entrait dans l’atelier, il pouvait dire aux apprentis :
« En mon absence, un tel ou un tel est venu, il était vêtu de telle
façon, il venait de tel endroit et il apportait tel travail. » Et tous
s’émerveillaient fort de cet étrange savoir. À présent, je comprenais
d’où mon père tirait sa connaissance des événements. Quand je
relevai les yeux, je vis que mon père m’observait.
— Je t’ai dit tout cela, petit, parce que tu es mon fils, l’aîné de mes
fils, et que je n’ai rien à te cacher. Il y a une manière de conduite à
tenir et certaines façons d’agir, pour qu’un jour le génie de notre race
se dirige vers toi aussi.
J’étais, moi, dans cette ligne de conduite qui détermine notre
génie à nous visiter ; oh ! inconsciemment peut-être, mais toujours
est-il que si tu veux que le génie de notre race te visite un jour, si tu
veux en hériter à ton tour, il faudra que tu adaptes ce même
comportement ; il faudra désormais que tu me fréquentes davantage.
Il me regardait avec passion et, brusquement, il soupira.
— J’ai peur, j’ai bien peur, petit, que tu ne me fréquentes jamais
assez. Tu vas à l’école et, un jour, tu quitteras cette école pour une
plus grande. Tu me quitteras, petit…
Et de nouveau il soupira. Je voyais qu’il avait le cœur lourd. La
lampe-tempête, suspendue à la véranda, l’éclairait crûment. Il me
parut soudain comme vieilli.
— Père ! m’écriai-je.
— Fils… dit-il à mi-voix.
Et je ne savais plus si je devais continuer d’aller à l’école ou si je
devais demeurer dans l’atelier : j’étais dans un trouble inexprimable.
— Va maintenant, dit mon père.
Je me levai et me dirigeai vers la case de ma mère. La nuit
scintillait d’étoiles, la nuit était un champ d’étoiles ; un hibou ululait,
tout proche. Ah où était ma voie ? Savais-je encore où était ma voie ?
Mon désarroi était à l’image du ciel : sans limites ; mais ce ciel,
hélas ! était sans étoiles… J’entrai dans la case de ma mère, qui était
alors la mienne, et me couchai aussitôt. Le sommeil pourtant me
fuyait, et je m’agitais sur ma couche.
— Qu’as-tu ? dit ma mère.
— Rien, dis-je.
Non, je n’avais rien que je pusse communiquer.
— Pourquoi ne dors-tu pas ? reprit ma mère.
— Je ne sais pas.
— Dors ! dit-elle.
— Oui, dis-je.
— Le sommeil… Rien ne résiste au sommeil, dit-elle tristement.
Pourquoi, elle aussi, paraissait-elle triste ? Avait-elle senti mon
désarroi ? Elle ressentait fortement tout ce qui m’agitait. Je cherchai
le sommeil, mais j’eus beau fermer les yeux et me contraindre à
l’immobilité, l’image de mon père sous la lampe-tempête ne me
quittait pas : mon père qui m’avait paru brusquement si vieilli, lui
qui était si jeune, si alerte, plus jeune et plus vif que nous tous et qui
ne se laissait distancer par personne à la course, qui avait des jambes
plus rapides que nos jeunes jambes… « Père !… Père !… Me répétais-
je. Père, que dois-je faire pour bien faire ? … » Et je pleurais
silencieusement, je m’endormis en pleurant.
Par la suite, il ne fut plus question entre nous du petit serpent
noir : mon père m’en avait parlé pour la première et la dernière fois.
Mais, dès lors, sitôt que j’apercevais le petit serpent, je courais
m’asseoir dans l’atelier. Je regardais le serpent se glisser par le trou
de la paroi. Comme averti de sa présence, mon père à l’instant
tournait le regard vers la paroi et souriait. Le serpent se dirigeait
droit sur lui, en ouvrant la gueule. Quand il était à portée, mon père
le caressait avec la main, et le serpent acceptait sa caresse par un
frémissement de tout le corps ; jamais je ne vis le petit serpent tenter
de lui faire le moindre mal. Cette caresse et le frémissement qui y
répondait – mais je devrais dire : cette caresse qui appelait et le
frémissement qui y répondait – me jetaient chaque fois dans une
inexprimable confusion : je pensais à je ne sais quelle mystérieuse
conversation ; la main interrogeait, le frémissement répondait…
Oui, c’était comme une conversation. Est-ce que moi aussi, un
jour, je converserais de cette sorte ? Mais non ; je continuais d’aller à
l’école ! Pourtant j’aurais voulu, j’aurais tant voulu poser à mon tour
ma main sur le serpent, comprendre, écouter à mon tour ce
frémissement, mais j’ignorais comment le serpent eût accueilli ma
main et je ne pensais pas qu’il eût maintenant rien à me confier, je
craignais bien qu’il n’eût rien à me confier jamais…
Quand mon père jugeait qu’il avait assez caressé le petit animal, il
le laissait ; le serpent alors se lovait sous un des bords de la peau de
mouton sur laquelle mon père était assis, face à son enclume.
Chapitre 2

De tous les travaux que mon père exécutait dans l’atelier, il n’y en
avait point qui me passionna davantage que celui de l’or ; il n’y en
avait pas non plus de plus noble ni qui requit plus de doigté et puis ce
travail était chaque fois comme une fête, c’était une vraie fête, qui
interrompait la monotonie des jours.
Aussi suffisait-il qu’une femme, accompagnée d’un griot, poussât
la porte de l’atelier, je lui emboîtais le pas aussitôt. Je savais très bien
ce que la femme voulait : elle apportait de l’or et elle venait
demander à mon père de le transformer en bijou. Cet or, la femme
l’avait recueilli dans les placers de Siguiri où, plusieurs mois de suite,
elle était demeurée courbée sur les rivières, lavant la terre, détachant
patiemment de la boue la poudre d’or.
Ces femmes ne venaient jamais seules ; elles se doutaient bien que
mon père n’avait pas que ses travaux de bijoutier ; et même n’eut-il
que de tels travaux, elles ne pouvaient ignorer qu’elles ne seraient ni
les premières à se présenter, ni par conséquent les premières à être
servies. Or, le plus souvent, elles avaient besoin du bijou pour une
date fixe, soit pour la fête du Ramadan, soit pour la Tabaski ou pour
toute autre cérémonie de famille ou de danse.
Dès lors, pour aider leur chance d’être rapidement servies, pour
obtenir de mon père qu’il interrompit en leur faveur les travaux en
cours, elles s’adressaient à un solliciteur et louangeur officiel, un
griot, convenant avec lui du prix auquel il leur vendrait ses bons
offices.
Le griot s’installait, préludait sur sa Cora, qui est notre harpe, et
commençait à chanter les louanges de mon père. Pour moi, ce chant
était toujours un grand moment. J’entendais rappeler les hauts faits
des ancêtres de mon père, et ces ancêtres eux-mêmes dans l’ordre du
temps ; à mesure que les couplets se dévidaient, c’était comme un
grand arbre généalogique qui se dressait, qui poussait ses branches
ici et là, qui s’étalait avec ses cent rameaux et ramilles devant mon
esprit. La harpe soutenait cette vaste nomenclature, la truffait et la
coupait de notes tantôt sourdes, tantôt aigrelettes.
Où le griot puisait-il ce savoir ? Dans une mémoire
particulièrement exercée assurément, particulièrement nourrie aussi
par ses prédécesseurs, et qui est le fondement de notre tradition
orale. Y ajoutait-il ? C’est possible : c’est métier de griot que de
flatter ! Il ne devait pourtant pas beaucoup malmener la tradition,
car c’est métier de griot aussi de la maintenir intacte. Mais il
m’importait peu en ce temps, et je levais haut la tête, grisé par tant
de louanges, dont il semblait rejaillir quelque chose sur ma petite
personne. Et si je dirigeais le regard sur mon père, je voyais bien
qu’une fierté semblable alors l’emplissait, je voyais bien que son
amour-propre était grisé, et je savais déjà qu’après avoir savouré ce
lait, il accueillerait favorablement la demande de la femme. Mais je
n’étais pas seul à le savoir : la femme aussi avait vu les yeux de mon
père luire d’orgueil ; elle tendait sa poudre d’or comme pour une
affaire entendue, et mon père prenait ses balances, pesait l’or.
— Quelle sorte de bijou veux-tu ? disait-il.
— Je veux…
Et il arrivait que la femme ne sût plus au juste ce qu’elle voulait,
parce que son désir la tiraillait ici, la tiraillait là, parce qu’en vérité
elle aurait voulu tous les bijoux à la fois ; mais il aurait fallu un bien
autre tas d’or, que celui qu’elle avait apporté pour satisfaire une telle
fringale, et il ne restait dès lors qu’à s’en tenir au possible.
— Pour quand le veux-tu ? disait mon père.
Et toujours c’était pour une date très proche.
— Ah ! tu es si pressée que ça ? Mais où veux-tu que je prenne le
temps ?
— Je suis très pressée, je t’assure ! disait la femme.
— Jamais je n’ai vu femme désireuse de se parer, qui ne le fût pas !
Bon ! je vais m’arranger pour te satisfaire. Es-tu contente ?
Il prenait la marmite en terre glaise réservée à la fusion de l’or et y
versait la poudre ; puis il recouvrait l’or avec du charbon de bois
pulvérisé, un charbon qu’on obtenait par l’emploi d’essences
spécialement dures ; enfin il posait sur le tout un gros morceau de
charbon du même bois.
Alors, voyant le travail dûment entamé, la femme retournait à ses
occupations, rassurée, pleinement rassurée cette fois, laissant à son
griot le soin de poursuivre des louanges dont elle avait tiré déjà si
bon profit.
Sur un signe de mon père, les apprentis mettaient en mouvement
les deux soufflets en peau de mouton, posés à même le sol de part et
d’autre de la forge et reliés à celle-ci par des conduits de terre. Ces
apprentis se tenaient constamment assis, les jambes croisées, devant
les soufflets ; le plus jeune des deux tout au moins, car l’aîné était
parfois admis à partager le travail des ouvriers, mais le plus jeune –
c’était Sidafa, en ce temps-là – ne faisait que souffler et qu’observer,
en attendant d’être son tour élevé à des travaux moins
rudimentaires.
Pour l’heure, l’un et l’autre pesaient avec force sur les branloires,
et la flamme de la forge se dressait, devenait une chose vivante, un
génie vif et impitoyable.
Mon père alors, avec ses pinces longues, saisissait la marmite et la
posait sur la flamme.
Du coup, tout travail cessait quasiment dans l’atelier : on ne doit
en effet, durant tout le temps que l’or fond, puis refroidit, travailler
ni le cuivre ni l’aluminium à proximité, de crainte qu’il ne vint à
tomber dans le récipient quelque parcelle de ces métaux sans
noblesse. Seul l’acier peut encore être travaillé. Mais les ouvriers qui
avaient un ouvrage d’acier en train, ou se hâtaient de l’achever, ou
l’abandonnaient carrément pour rejoindre les apprentis rassemblés
autour de la forge. En vérité, ils étaient chaque fois si nombreux à se
presser alors autour de mon père, que je devais, moi qui étais le plus
petit, me lever et me rapprocher pour ne pas perdre la suite de
l’opération.
Il arrivait aussi que, gêné dans ses mouvements, mon père fît
reculer les apprentis. Il le faisait d’un simple geste de la main :
jamais il ne disait mot à ce moment, et personne ne disait mot,
personne ne devait dire mot, le griot même cessait d’élever la voix ; le
silence n’était interrompu que par le halètement des soufflets et le
léger sifflement de l’or. Mais si mon père ne prononçait pas de
paroles, je sais bien qu’intérieurement il en formait ; je l’apercevais à
ses lèvres qui remuaient tandis que, penché sur la marmite, il
malaxait l’or et le charbon avec un bout de bois, d’ailleurs aussitôt
enflammé et qu’il fallait sans cesse renouveler.
Quelles paroles mon père pouvait-il bien former ?
Je ne sais pas ; je ne sais pas exactement : rien ne m’a été
communiqué de ces paroles. Mais qu’eussent-elles été, sinon des
incantations ?
N’était-ce pas les génies du feu et de l’or, du feu et du vent, du vent
soufflé par les tuyères, du feu né du vent, de l’or marié avec le feu,
qu’il invoquait alors ; n’était-ce pas leur aide et leur amitié, et leurs
épousailles qu’il appelait ? Oui, ces génies-là presque certainement,
qui sont parmi les fondamentaux et qui étaient également
nécessaires à la fusion.
L’opération qui se poursuivait sous mes yeux n’était une simple
fusion d’or qu’en apparence ; c’était une fusion d’or, assurément
c’était cela, mais c’était bien autre chose encore : une opération
magique que les génies pouvaient accorder ou refuser ; et c’est
pourquoi, autour de mon père, il y avait ce silence absolu et cette
attente anxieuse. Et parce qu’il y avait ce silence et cette attente, je
comprenais, bien que je ne fusse qu’un enfant, qu’il n’y a point de
travail qui dépasse celui de l’or. J’attendais une fête, j’étais venu
assister à une fête, et c’en était très réellement une, mais qui avait
des prolongements. Ces prolongements, je ne les comprenais pas
tous, je n’avais pas l’âge de les comprendre tous ; néanmoins je les
soupçonnais en considérant l’attention comme religieuse que tous
mettaient à observer la marche du mélange dans la marmite.
Quand enfin l’or entrait en fusion, j’eusse crié, et peut-être
eussions-nous tous crié, si l’interdit ne nous eût défendu d’élever la
voix ; je tressaillais, et tous sûrement tressaillaient en regardant mon
père remuer la pâte encore lourde, où le charbon de bois achevait de
se consumer. La seconde fusion suivait rapidement ; l’or à présent
avait la fluidité de l’eau. Les génies n’avaient point boudé à
l’opération !
— Approchez la brique ! disait mon père, levant ainsi l’interdit qui
nous avait jusque-là tenus silencieux.
La brique, qu’un apprenti posait près du foyer, était creuse,
généreusement graissée de beurre de karité. Mon père retirait la
marmite du foyer, l’inclinait doucement, et je regardais l’or couler
dans la brique, je le regardais couler comme un feu liquide. Ce n’était
au vrai qu’un très mince trait de feu, mais si vif, mais si brillant ! À
mesure qu’il coulait dans la brique, le beurre grésillait, flambait, se
transformait en une fumée lourde qui prenait à la gorge et piquait les
yeux, nous laissant tous pareillement larmoyant et toussant.
Il m’est arrivé de penser que tout ce travail de fusion, mon père
l’eût aussi bien confié à l’un ou l’autre de ses aides : ceux-ci ne
manquaient pas d’expérience ; cent fois, ils avaient assisté à ces
mêmes préparatifs et ils eussent certainement mené la fusion à
bonne fin. Mais je l’ai dit ; mon père remuait les lèvres ! Ces paroles
que nous n’entendions pas, ces paroles secrètes, ces incantations
qu’il adressait à ce que nous ne devions, à ce que nous ne pouvions ni
voir ni entendre, c’était là l’essentiel. L’adjuration des génies du feu,
du vent, de l’or, et la conjuration des mauvais esprits, cette science,
mon père l’avait seul, et c’est pourquoi, seul aussi, il conduisait tout.
Telle est au surplus notre coutume, qui éloigne du travail de l’or
toute intervention autre que celle du bijoutier même. Et certes, c’est
parce que le bijoutier est seul à posséder le secret des incantations,
mais c’est aussi parce que le travail de l’or, en sus d’un ouvrage d’une
grande habileté, est une affaire de confiance, de conscience, une
tâche qu’on ne confie qu’après mûre réflexion et preuves faites. Enfin
je ne crois pas qu’aucun bijoutier admettrait de renoncer à un travail
– je devrais dire : un spectacle ! – où il déploie son savoir-faire avec
un éclat que ses travaux de forgeron ou de mécanicien et même ses
travaux de sculpteur ne revêtent jamais, bien que son savoir-faire ne
soit pas inférieur dans ces travaux plus humbles, bien que les statues
qu’il tire du bois à coup d’herminette, ne soient pas d’humbles
travaux !
Maintenant qu’au creux de la brique l’or était refroidi, mon père le
martelait et l’étirait. C’était l’instant où son travail de bijoutier
commençait réellement ; et j’avais découvert qu’avant de l’entamer, il
ne manquait jamais de caresser discrètement le petit serpent lové
sous sa peau de mouton ; on ne pouvait douter que ce fût sa façon de
prendre appui pour ce qui demeurait à faire et qui était le plus
difficile.
Mais n’était-il pas extraordinaire, n’était-il pas miraculeux qu’en
la circonstance le petit serpent noir fût toujours lové sous la peau de
mouton ? Il n’était pas toujours présent, il ne faisait pas chaque jour
visite à mon père, mais il était présent chaque fois que s’opérait ce
travail de l’or. Pour moi, sa présence ne me surprenait pas, depuis
que mon père, un soir, m’avait parlé du génie de sa race, je ne
m’étonnais plus ; il allait de soi que le serpent fût là : il était averti de
l’avenir. En avertissait-il mon père ? Cela me paraissait évident : ne
l’avertissait-il pas de tout ? Mais j’avais un motif supplémentaire
pour le croire absolument.
L’artisan qui travaille l’or doit se purifier au préalable, se laver
complètement par conséquent et, bien entendu, s’abstenir, tout le
temps de son travail, de rapports sexuels. Respectueux des rites
comme il l’était, mon père ne pouvait manquer de se conformer à la
règle. Or, je ne le voyais point se retirer dans sa case ; je le voyais
s’atteler à sa besogne sans préparation apparente. Dès lors, il sautait
aux yeux que, prévenu en rêve par son génie noir de la tâche qui
l’attendait dans la journée, mon père s’y était préparé au saut du lit et
était entré dans l’atelier en état de pureté, et le corps enduit de
surcroît des substances magiques celées dans ses nombreuses
marmites de gris-gris. Je crois au reste que mon père n’entrait jamais
dans son atelier qu’en état de pureté rituelle ; et ce n’est point que je
cherche à le faire meilleur qu’il n’est – il est assurément homme, et
partage assurément les faiblesses de l’homme –, mais toujours je l’ai
vu intransigeant dans son respect des rites.
La commère à laquelle le bijou était destiné et qui, à plusieurs
reprises déjà, était venue voir où le travail en était, cette fois revenant
pour de bon, ne voulant rien perdre de ce spectacle, merveilleux pour
elle, merveilleux aussi pour nous, où le fil que mon père finissait
d’étirer, se muerait en bijou.
Elle était là à présent qui dévorait des yeux le fragile fil d’or, le
suivait dans sa spirale tranquille et infaillible autour de la petite
plaque qui lui sert de support. Mon père l’observait du coin de l’œil,
et je voyais par intervalles un sourire courir sur ses lèvres ; l’attente
avide de la commère le réjouissait.
— Tu trembles ? disait-il.
— Est-ce que je tremble ? disait-elle.
Et nous riions de sa mine. Car elle tremblait ! Elle tremblait de
convoitise devant l’enroulement en pyramide où mon père insérait,
entre les méandres, de minuscules grains d’or. Quand enfin il
terminait l’œuvre en sommant le tout d’un grain plus gros, la femme
bondissait sur ses pieds.
Non, personne alors, tandis que mon père faisait lentement virer
le bijou entre ses doigts pour en étaler la régularité, personne
n’aurait pu témoigner plus ample ravissement que la commère,
même pas le griot dont c’était le métier, et qui, durant toute la
métamorphose, n’avait cessé d’accélérer son débit, précipitant le
rythme, précipitant les louanges et les flatteries à mesure que le bijou
prenait forme, portant aux nues le talent de mon père.
Au vrai, le griot participait curieusement – mais j’allais dire :
directement, effectivement – au travail lui aussi s’enivrait du
bonheur de créer ; il clamait sa joie, il pinçait sa harpe en homme
inspiré ; il s’échauffait comme s’il eût été l’artisan même, mon père
même, comme si le bijou fût né de ses propres mains. Il n’était plus
le thuriféraire à gages ; il n’était plus cet homme dont chacun et
quiconque peut louer les services : il était un homme qui crée son
chant sous l’empire d’une nécessité tout intérieure. Et quand mon
père, après avoir soudé le gros grain qui achevait la pyramide, faisant
admirer son œuvre, le griot n’aurait pu se retenir plus longtemps
d’énoncer la « douga », ce grand chant qui n’est chanté que pour les
hommes de renom, qui n’est dansé que par ces hommes.
Mais c’est un chant redoutable que la « douga », un chant qui
provoque, un chant que le griot ne se hasarderait pas à chanter, que
l’homme pour qui on le chante ne se hasarderait pas non plus à
danser sans précautions. Mon père, averti en rêve, avait pu prendre
ces précautions dès l’aube ; le griot, lui, les avait obligatoirement
prises dans le moment ou il avait conclu marché avec la femme.
Comme mon père, il s’était alors enduit le corps de gris-gris, et s’était
rendu invulnérable aux mauvais génies que la « douga » ne pouvait
manquer de déchaîner, invulnérable encore à ses confrères mêmes
qui, jaloux peut-être, n’attendaient que ce chant, l’exaltation, la perte
de contrôle qu’entraîne ce chant, pour lancer leurs sorts.
À l’énoncé de la « douga », mon père se levait, poussait un cri où,
par parts égales, le triomphe et la joie se mêlaient, et brandissant de
la main droite son marteau, insigne de sa profession, et de la gauche
une corne de mouton emplie de substances magiques, il dansait la
glorieuse danse.
Il n’avait pas plus tôt terminé, qu’ouvriers et apprentis, amis et
clients attendant leur tour, sans oublier la commère à laquelle le
bijou était destiné, s’empressaient autour de lui, le complimentant, le
couvrant d’éloges, félicitant par la même occasion le griot qui se
voyait combler de cadeaux – cadeaux qui sont quasi ses seules
ressources dans la vie errante qu’il mène à la manière des
troubadours de jadis. Rayonnant, échauffé par la danse et les
louanges, mon père offrait à chacun des noix de Kola, cette menue
monnaie de la civilité guinéenne.
Il ne restait plus à présent qu’à rougir le bijou dans un peu d’eau
additionnée de chlore et de sel marin. Je pouvais disparaître : la fête
était finie ! Mais souvent, comme je sortais de l’atelier, ma mère qui
était dans la cour à piler le mil ou le riz, m’appelait.
— Où étais-tu ? disait-elle, bien qu’elle le sût parfaitement.
— Dans l’atelier.
— Oui, ton père travaillait l’or. L’or ! Toujours l’or ! Et elle donnait
de furieux coups de pilon sur le mil ou le riz qui n’en pouvaient,
mais.
— Ton père se ruine la santé ! Voilà ce que ton père fait !
Il a dansé la « douga », disais-je.
— La « douga » ! Ce n’est pas la « douga » qui l’empêchera de
s’abîmer les yeux ! Et toi, tu ferais mieux de jouer dans la cour plutôt
que d’aller respirer la poussière et la fumée dans l’atelier !
Ma mère n’aimait pas que mon père travaillât l’or. Elle savait
combien la soudure de l’or est nuisible : un bijoutier épuise ses
poumons à souffler au chalumeau, et ses yeux ont fort à souffrir de la
proximité du foyer ; peut-être ses yeux souffrent-ils davantage
encore de la précision microscopique du travail. Et même n’en eût-il
été rien, ma mère n’eût guère plus aimé ce genre de travail : elle le
suspectait, car on ne soude pas l’or sans l’aide d’autres métaux, et ma
mère pensait qu’il n’est pas strictement honnête de conserver l’or
épargné par l’alliage, bien que ce fut chose admise, bien qu’elle
acceptât, quand elle portait du coton à tisser, de ne recevoir en retour
qu’une pièce de cotonnade d’un poids réduit de moitié.
Chapitre 3

Souvent, j’allais passer quelques jours à Tindican, un petit village


à l’ouest de Kouroussa. Ma mère était née à Tindican, et sa mère, ses
frères continuaient d’y habiter. Je me rendais là avec un plaisir
extrême, car on m’y aimait fort, on me choyait, et ma grand-mère
particulièrement, pour qui ma venue était une fête ; moi, je la
chérissais de tout mon cœur.
C’était une grande femme aux cheveux toujours noirs, mince, très
droite, robuste, jeune encore à dire vrai et qui n’avait cessé de
participer aux travaux de la ferme, bien que ses fils, qui suffisaient
amplement à la tâche, tentassent de l’en dispenser ; mais elle ne
voulait pas du repos qu’on lui offrait, et sans doute était-ce dans cette
activité suivie que gisait le secret de sa verdeur. Elle avait perdu son
mari très tôt, trop tôt, et moi, je ne l’avais pas connu. Il arrivait
qu’elle me parlât de lui : mais jamais longtemps : des larmes
interrompaient bientôt son récit, si bien que je ne sais rien de mon
grand-père, rien qui le peigne un peu à mes yeux, car ni ma mère ni
mes oncles ne me parlaient de lui : chez nous, on ne parle guère des
défunts qu’on a beaucoup aimés ; on a le cœur trop lourd sitôt qu’on
évoque leur souvenir.
Quand je me rendais à Tindican, c’était le plus jeune de mes
oncles qui venait me chercher. Il était le cadet de ma mère et à peine
sorti de l’adolescence ; aussi me semblait-il très proche encore de
moi. Il était naturellement gentil, et il n’était pas nécessaire que ma
mère lui recommandât de veiller sur moi : il le faisait spontanément.
Il me prenait par la main, et je marchais à ses côtés ; lui, tenant
compte de ma jeunesse, rapetissait ses pas, si bien qu’au lieu de
mettre deux heures pour atteindre Tindican, nous en mettions
facilement quatre, mais je ne m’apercevais guère de la longueur du
parcours, car toutes sortes de merveilles la coupaient.
Je dis « merveilles », parce que Kouroussa est déjà une ville et
qu’on n’y a pas le spectacle qu’on voit aux champs et qui, pour un
enfant des villes, est toujours merveilleux. À mesure que nous
avancions sur la route, nous délogions ici un lièvre, là un sanglier, et
des oiseaux partaient dans un grand bruit d’ailes ; parfois aussi nous
rencontrions une troupe de singes ; et chaque fois je sentais un petit
pincement au cœur, comme plus surpris que le gibier même que
notre approche alertait brusquement. Voyant mon plaisir, mon oncle
ramassait des cailloux, les jetait loin devant lui, ou battait les hautes
herbes avec une branche morte pour mieux déloger le gibier. Je
l’imitais, mais jamais très longtemps : le soleil dans l’après-midi luit
férocement sur la savane ; et je revenais glisser ma main dans celle
de mon oncle. De nouveau nous marchions paisiblement.
— Tu n’es pas trop fatigué ? demandait mon oncle.
— Non.
— Nous pouvons nous reposer un moment, si tu veux.
Il choisissait un arbre, un kapokier ou un néré, dont l’ombre lui
paraissait suffisamment dense, et nous nous asseyions. Il me contait
les dernières nouvelles de la ferme : les naissances, l’achat d’une
bête, le défrichement d’un nouveau champ ou les méfaits des
sangliers, mais c’étaient les naissances surtout qui éveillaient mon
intérêt.
— Il est né un veau, disait-il.
— De qui ? demandais-je, car je connaissais chaque bête du
troupeau.
— De la blanche.
— Celle qui a les cornes comme un croissant de lune ?
— Celle-là même.
— Ah ! et le veau, comment est-il ?
— Beau ! beau ! avec une étoile blanche sur le front.
— Une étoile ?
— Oui, une étoile.
Et je rêvais un moment à cette étoile, je regardais l’étoile. Un veau
avec une étoile, c’était pour faire un conducteur de troupeau.
— Mais, dis donc, il doit être beau ! disais-je.
— Tu ne peux rien rêver de plus joli. Il a les oreilles si roses, que tu
les croirais transparentes.
— J’ai hâte de le voir ! Nous irons le voir en arrivant ?
— Sûrement.
— Mais tu m’accompagneras ?
— Bien sûr, froussard !
Oui, j’avais peur des grandes bêtes cornues. Mes petits camarades
de Tindican s’en approchaient de toutes les manières, se
suspendaient à leurs cornes, allaient jusqu’à leur sauter sur le dos ;
moi, je me tenais à distance. Quand je partais en brousse avec le
troupeau, je regardais les bêtes paître, mais je ne m’en approchais
pas de trop près ; je les aimais bien, mais leurs cornes
m’intimidaient. Les veaux, eux, n’avaient pas de cornes, mais ils
avaient des mouvements brusques, inattendus : on ne pouvait trop se
fier à eux.
— Viens ! disais-je à mon oncle. Nous nous sommes assez reposés.
J’avais hâte d’arriver. Si le veau était dans l’enclos, je pourrais le
caresser : dans l’enclos, les veaux étaient toujours tranquilles. Je
mettrais un peu de sel sur la paume de ma main, et le veau viendrait
lécher le sel, je sentirais sa langue doucement râper ma main.
— Pressons le pas ! disais-je.
Mais mes jambes ne supportaient pas qu’on les pressât tant : elles
ralentissaient ; et nous continuions notre route sans hâte, nous
flânions. Mon oncle me racontait comment le singe s’y était pris pour
dindonner la panthère qui s’apprêtait à le dévorer, ou comment le
rat-palmiste avait fait languir l’hyène toute une nuit pour rien.
C’étaient des histoires cent fois entendues, mais auxquelles je prenais
toujours plaisir ; mes rires levaient le gibier devant nous.
Avant même d’atteindre Tindican, j’apercevais ma grand-mère
venue à notre rencontre. Je lâchais la main de mon oncle et je
courais vers elle en criant. Elle me soulevait et me pressait contre sa
poitrine, et moi, je me pressais contre elle, l’entourant de mes bras,
comme éperdu de bonheur.
— Comment vas-tu, mon petit époux ? disait-elle.
— Bien ! criais-je. Bien !
— Mais est-ce bien vrai cela ?
Et elle me regardait, elle me palpait ; elle regardait si j’avais les
joues pleines et elle me palpait pour voir si j’avais autre chose que la
peau sur les os. Si l’examen la satisfaisait, elle me félicitait ; mais
quand ses mains ne rencontraient que maigreur – la croissance
m’amaigrissait – elle gémissait.
— Voyez-vous ça ! disait-elle. On ne mange donc pas à la ville ? Tu
n’y retourneras pas avant de t’être convenablement remplumé. C’est
compris ?
— Oui, grand-mère.
— Et ta mère ? Et ton père ? Ils se portent tous bien chez toi ?
Et elle attendait que je lui eusse donné des nouvelles de chacun,
avant de me reposer à terre.
— Est-ce que le trajet ne l’a pas trop fatigué ? demandait-elle à
mon oncle.
— Du tout ! disait mon oncle. Nous avons marché comme des
tortues, et le voici prêt à courir aussi vite qu’un lièvre. Dès lors, à
demi rassurée, elle me prenait la main, et nous partions vers le
village, nous faisions notre entrée dans le village, moi entre ma
grand-mère et mon oncle, mes mains logées dans les leurs. Et sitôt
les premières cases atteintes, ma grand-mère criait :
— Bonnes gens, voici mon petit époux qui est arrivé !
Les femmes sortaient de leurs cases et accouraient à nous, en
s’exclamant joyeusement.
— Mais c’est un vrai petit homme ! s’écriaient-elles. C’est vraiment
un petit époux que tu as là !
Beaucoup me soulevaient de terre pour me presser contre leur
poitrine. Elles aussi examinaient ma mine, ma mine et mes
vêtements, qui étaient des vêtements de la ville, et elles déclaraient
tout splendide, elles disaient que ma grand-mère avait bien de la
chance d’avoir un petit époux tel que moi. De partout elles
accouraient, de partout elles venaient m’accueillir ; oui, comme si le
chef de canton en personne eût fait son entrée dans Tindican ; et ma
grand-mère rayonnait de joie.
Ainsi assaillis à chaque case, répondant à l’exubérance des
commères, donnant des nouvelles de mes parents, il fallait largement
deux heures pour franchir les quelque cent ou deux cents mètres, qui
séparaient la case de ma grand-mère des premières cases que nous
rencontrions. Et quand ces excellentes femmes nous quittaient,
c’était pour surveiller la cuisson d’énormes platées de riz et de
volaille, qu’elles n’allaient pas tarder à nous apporter pour le festin
du soir.
Aussi fussé-je même arrivé maigre comme un clou à Tindican,
j’étais assuré d’en repartir, dix jours plus tard, tout rebondi et luisant
de santé.
La concession de mon oncle était vaste. Si elle était moins peuplée,
et de loin, que la nôtre, si elle n’avait pas la même importance, elle
s’étendait généreusement comme il en va à campagne, où la place ne
fait pas défaut. Il y avait les enclos pour les vaches, pour les chèvres ;
il y avait les greniers à riz et à mil, à manioc et à arachides, à gombo,
qui sont comme autant de petites cases dressées sur des socles de
pierres pour les préserver de l’humidité. À l’exception de ces enclos
et de ces greniers, la concession de mon oncle différait peu de la
nôtre ; simplement la palissade qui la défendait, était plus robuste :
au lieu de roseaux tressés, on s’était servi, pour la bâtir, de solides
piquets de bois coupés dans la forêt proche ; quant aux cases, elles
n’étaient pas autrement construites que les nôtres, mais elles étaient
plus primitives.
Mon oncle Lansana, en tant qu’aîné, avait hérité de la concession à
la mort de mon grand-père. En fait, mon oncle avait un jumeau qui
aurait pu le supplanter, mais Lansana avait vu le jour le premier ; et
chez nous, c’est le premier-né des jumeaux qui est tenu pour aîné. Il
arrive néanmoins que ce droit d’aînesse souffre certain
gauchissement, parce qu’il y a toujours un des deux jumeaux qui plus
particulièrement impose et, ne fût-il pas le premier-né, se qualifie
ainsi héritier.
Peut-être, dans le cas de mes oncles, est-ce le second jumeau qui
se fût imposé, car il ne manquait ni de prestige ni d’autorité, mais il
n’y pensait même pas : il avait peu de goût pour la terre, et on le
voyait rarement à Tindican ; il était une fois ici, une fois là ; en vérité
le hasard seul et ses lointaines visites faisaient connaître où il était ; il
avait le goût de l’aventure dans le sang. Pour moi, je ne l’ai rencontré
qu’une fois : il était revenu à Tindican ; il y était de quelques jours et
déjà ne songeait qu’à repartir. J’ai conservé le souvenir d’un homme
extrêmement séduisant et qui parlait beaucoup, qui n’arrêtait pas de
parler, et qu’on ne se lassait pas d’écouter. Il racontait ses aventures,
qui étaient étranges, qui dépaysaient, qui m’ouvraient des horizons
surprenants. Il me combla de cadeaux. S’était-il spécialement mis en
frais pour l’écolier que j’étais, ou n’obéissait-il qu’à sa nature ? Je ne
sais pas. Quand je le vis repartir vers de nouvelles aventures, je
pleurai. Quel était son nom ?
Je ne m’en souviens plus ; peut-être ne l’ai-je jamais su. Je l’avais
appelé Bô, durant les quelques jours qu’il était demeuré à Tindican,
et c’était le nom aussi que je donnais à mon onde Lansana, car ainsi
surnomme-t-on habituellement les jumeaux, et ce surnom efface le
plus souvent leur véritable nom.
Mon oncle Lansana avait encore deux autres frères, dont l’un était
récemment marié ; le cadet, celui qui venait me chercher à
Kouroussa, bien que fiancé, était pour lors un peu jeune pour
prendre femme. Ainsi deux familles, mais pas bien nombreuses
encore, habitaient la concession, en plus de ma grand-mère et de
mon oncle cadet.
Généralement, quand j’arrivais dans l’après-midi, mon oncle
Lansana était encore à ses travaux dans les champs, et c’était dans la
case de ma grand-mère que j’entrais d’abord, la case même que,
durant mon séjour, je ne cesserais d’occuper.
Cette case, à l’intérieur, ressemblait fort à celle que je partageais à
Kouroussa avec ma mère ; j’y voyais jusque-là même calebasse où ma
mère gardait le lait, et identiquement suspendue au toit par trois
cordes pour qu’aucune bête n’y accède, identiquement couverte aussi
pour empêcher la suie d’y tomber. Ce qui rendait la case singulière à
mes yeux, c’étaient les épis de maïs qui, à hauteur du toit, pendaient
en couronnes innombrables et toujours plus réduites selon qu’elles
se rapprochaient du faîte ; la fumée du foyer n’arrêtait pas d’enfumer
les épis et les conservait ainsi hors d’atteinte des termites et des
moustiques. Ces couronnes auraient pu servir en même temps de
calendrier rustique, car, à mesure que le temps de la récolte nouvelle
approchait, elles devenaient moins nombreuses et finalement
disparaissaient.
Mais je ne faisais alors qu’entrer dans la case, je ne faisais qu’y
poser mes vêtements : ma grand-mère jugeait qu’après avoir fait
route de Kouroussa à Tindican, la première chose à faire était de me
laver ; elle me voulait net, bien qu’elle ne se fit pas trop d’illusions
sur la durée de cette netteté, mais du moins, était-ce sous ce signe
qu’elle voulait voir commencer mon séjour ; et elle me conduisait
incontinent dans le lavoir, un petit endos, à proximité de sa case,
entouré de roseaux et dallé de larges pierres. Elle allait retirer la
marmite du foyer, versait l’eau dans une calebasse et, après l’avoir
attiédie à la température convenable, l’apportait dans le lavoir. Elle
me savonnait alors de la tête aux pieds au savon noir et, après, elle
me frottait non sans énergie avec une éponge de filasse extraite
d’arbres tendres. Je sortais du lavoir, resplendissant, le sang avivé et
la peau brillante, le cheveu bien noir, et courais me sécher devant le
feu.
Mes petits compagnons de jeu étaient là, qui m’attendaient.
— Alors tu es revenu ? disaient-ils.
— Je suis revenu.
— Pour longtemps ?
— Pour un bout de temps.
Et suivant que j’étais maigre ou gras – car eux aussi donnaient à la
mine la première importance –, mais j’étais maigre le plus souvent,
j’entendais :
— Dis donc, tu te portes bien, toi !
— Oui, disais-je modestement. Oui :
– Tu n’es pas gros !
— Je grandis, disais-je. Quand tu grandis, tu ne peux pas être gros.
— Non. Tout de même tu n’es pas bien gros.
Et il y avait un temps de silence, parce que chacun réfléchissait à
cette croissance, qui fait davantage maigrir les enfants de la ville que
les enfants de la campagne. Après quoi, l’un d’eux régulièrement
s’écriait :
— En voit-on des oiseaux dans les champs, cette année !
Mais il en allait ainsi toutes les années : toujours il y avait quantité
d’oiseaux qui dévoraient les champs, et toujours c’étaient nous, les
gosses, qui avions pour principale occupation de leur faire la chasse.
— J’ai ma fronde, disais-je.
Je l’avais emportée avec moi, je n’avais garde de l’oublier, et ici, je
ne la quittais pour ainsi dire pas, soit pour paître le bétail, soit pour
surveiller les moissons du haut des miradors.
Les miradors tiennent une place importante dans mes séjours à
Tindican ; on rencontrait partout de ces planchers montés sur des
piquets fourchus et comme portés par le flot montant des moissons.
Avec mes petits camarades, j’escaladais l’échelle qui y conduisait, et
nous chassions à la fronde les oiseaux, les singes parfois, qui
venaient piller les champs. Tout au moins était-ce là notre mission,
et nous l’accomplissions sans rechigner, bien plus par plaisir que par
obligation ; mais il arrivait aussi que, pris par d’autres jeux, nous
oubliions pourquoi nous étions là, et, sinon pour moi, pour mes
petits camarades tout au moins, cela ne se passait pas sans
inconvénient : les parents ne tardaient guère à s’apercevoir que le
champ n’avait pas été surveillé, et alors, selon la grandeur du dégât,
c’était ou une gronderie bruyante ou le martinet qui rappelait à la
vigilance les guetteurs distraits ; ainsi, dûment édifiés, et quand bien
même nous nous faisions de ces confidences passionnantes, que les
oreilles des grandes personnes ne doivent pas entendre, et qui sont le
plus souvent le récit de rapines puériles, nous tenions néanmoins un
œil sur la moisson ; au surplus nos cris et nos chants suffisaient
généralement à éloigner les oiseaux, même les mange-mil qui
s’abattaient par bandes compactes.
Mes petits compagnons étaient pleins de gentillesse. C’étaient
d’excellents camarades vraiment, hardis, plus hardis que moi
assurément, et même assez casse-cou, mais qui acceptaient de
modérer leur fougue foncière par égard pour l’enfant de la ville que
j’étais, rempli au surplus de considération pour ce citadin qui venait
partager leurs jeux campagnards, et éternellement en admiration
devant mes habits d’écolier.
Sitôt séché devant le feu, je les revêtais, ces habits. Mes petits
camarades me regardaient avec des yeux avides passer ma chemise
kaki à manches courtes, enfiler une culotte de même nuance et
chausser des sandales. J’avais aussi un béret, que je ne mettais guère.
Mais il suffisait : tant de splendeurs étaient faites pour éblouir de
petits campagnards qui n’avaient qu’un caleçon court pour tout
vêtement. Moi, cependant, j’enviais leur caleçon qui leur donnait une
liberté plus grande. Ces vêtements de ville, qu’il fallait tenir propres,
étaient bien embarrassants : ils se salissaient, ils se déchiraient.
Quand nous grimpions sur les miradors, je devais prendre garde de
ne point m’accrocher aux échelons ; quand nous étions sur le
mirador, il fallait me tenir à bonne distance des épis fraîchement
coupés, mis là pour servir de semences et conservés à l’abri des
termites. Et quand nous allumions un feu pour cuire les lézards ou
les mulots que nous avions tués au lance-pierres, je ne devais pas
m’approcher trop, moins encore me hasarder à vider le produit de
notre chasse ; le sang eut taché mes habits, les cendres les eussent
noircis ; il me fallait regarder vider lézards et mulots, garnir
l’intérieur de sel, avant de les poser sur la braise ; même pour les
déguster, toutes sortes de précautions étaient nécessaires.
Aussi me serais-je volontiers libéré de ces vêtements d’écolier, qui
n’étaient bons que pour la ville ; et à dire vrai, je m’en serais bientôt
libéré si j’avais eu autre chose à mettre, mais je n’avais que ces habits
avec moi, on ne me donnait pas d’autres vêtements ; du moins, ici,
pouvais-je les salir ou les déchirer sans qu’on me grondât ; ma grand-
mère les lavait et les raccommodait sans grands commentaires ;
j’étais venu pour courir, pour jouer, pour grimper sur les miradors et
pour me perdre dans les hautes herbes avec les troupeaux, et,
naturellement, je ne pouvais le faire sans dommage pour ces
précieux habits.
À la nuit tombante, mon oncle Lansana rentrait des champs. Il
m’accueillait à sa manière, qui était timide. Il parlait peu. À travailler
dans les champs à longueur de journée, on devient facilement
silencieux ; on remue toutes sortes de pensées, on en fait le tour et
interminablement on recommence, car les pensées ne se laissent
jamais tout à fait pénétrer ; ce mutisme des choses, des raisons
profondes des choses, conduit au silence ; mais il suffit que ces
choses aient été évoquées et leur impénétrabilité reconnue, il en
demeure un reflet dans les yeux : le regard de mon oncle Lansana
était singulièrement perçant, lorsqu’il se posait ; de fait, il se posait
peu : il demeurait tout fixé sur ce rêve intérieur poursuivi sans fin
dans les champs.
Quand les repas nous réunissaient, souvent je tournais les yeux du
côté de mon oncle et généralement, au bout d’un moment, je
réussissais à rencontrer son regard, ce regard me souriait, car mon
oncle était la bonté même et puis il m’aimait ; il m’aimait, je crois
bien, autant que ma grand-mère ; je répondais à son sourire discret
et parfois, moi qui mangeais déjà très lentement, j’en oubliais de
manger.
Tu ne manges pas ? disait alors ma grand-mère.
— Si, si, je mange, disais-je.
— Bon, disait ma grand-mère. Il s’agit de tout manger ! Mais il
était hors de question naturellement de vider tous les plats de viande
et de riz, qu’on avait accumulés pour ce festin de joyeuse arrivée ; et
ce n’était pas que mes petits copains n’y aidassent de toutes leurs
dents : on les avait invités, et ils y allaient de tout cœur, avec un
appétit de jeunes loups ; mais c’était trop, c’était décidément trop :
on ne pouvait arriver à bout d’un tel repas.
— Regarde mon ventre comme il est rond ! entendais-je me dire.
Oui, les ventres étaient ronds et, assis à proximité du feu, une
laborieuse digestion nous eût conduits au sommeil, si notre sang eût
été moins vif. Mais nous, les petits, nous avions une palabre à tenir,
une palabre comme les grands ; nous ne nous étions plus vus depuis
des semaines, parfois depuis des mois, et nous avions tant de choses
à nous conter, tant d’histoires nouvelles à raconter, et c’était l’heure !
Des histoires, bien sûr, nous en connaissions tous, nous en
connaissions en quantité, mais dans le tas, il s’en trouvait toujours
qu’on allait entendre pour la première fois, et c’étaient celles-là
qu’autour du feu on attend impatiemment, c’étaient les conteurs de
ces histoires-là qu’on attendait d’applaudir.
Ainsi achevais-je cette première journée de campagne, sauf à
courir à quelque tam-tam, mais ce n’était pas fête chaque soir : le
tam-tam, à Tindican, ne retentissait pas chaque soir.
Chapitre 4

Décembre me trouvait toujours à Tindican. Décembre, c’est la


saison sèche, la belle saison, et c’est la moisson du riz. Chaque année,
j’étais invité à cette moisson, qui est une grande et joyeuse fête, et
j’attendais impatiemment que mon jeune oncle vînt me chercher.
La fête évidemment ne tombait pas à date fixe : elle dépendait de
la maturité du riz, et celle-ci à son tour dépendait du ciel, de la bonne
volonté du ciel. Peut-être dépendait-elle plus encore de la volonté des
génies du sol, qu’on ne pouvait se passer de consulter. La réponse
était-elle favorable, il ne restait plus, la veille de la moisson, qu’à
demander à ces mêmes génies un ciel serein et leur bienveillance
pour les moissonneurs exposés aux morsures des serpents.
Le jour venu, à la pointe de l’aube, chaque chef de famille partait
couper la première javelle dans son champ. Sitôt ces prémices
recueillies, le tam-tam donnait le signal de la moisson. Tel était
l’usage. Quand à dire pourquoi on en usait ainsi, pourquoi le signal
n’était donné qu’après qu’une javelle eût été prélevée sur chaque
champ, je n’aurais pu le dire à l’époque ; je savais seulement que
c’était l’usage et je ne cherchais pas plus loin. Cet usage, comme tous
nos usages, devait avoir sa raison, raison qu’on eût facilement
découverte chez les anciens du village, au profond du cœur et de la
mémoire des anciens ; mais je n’avais pas l’âge alors ni la curiosité
d’interroger les vieillards, et quand enfin j’ai atteint cet âge, je n’étais
plus en Afrique.
J’incline à croire aujourd’hui que ces premières javelles retiraient
aux champs leur inviolabilité ; pourtant je n’ai pas souvenir que ces
prémices connussent une destination particulière, je n’ai pas le
souvenir d’offrandes. Il arrive que l’esprit seul des traditions survive,
et il arrive aussi que la forme, l’enveloppe, en demeure l’unique
expression. Qu’en était-il ici ? Je n’en puis juger, si mes séjours à
Tindican étaient fréquents, ils n’étaient pas si prolongés que je pusse
connaître tout. Je sais seulement que le tam-tam ne retentissait que
lorsque ces prémices étaient coupées, et que nous attendions
fiévreusement le signal, tant pour la hâte que nous avions de
commencer le travail, que pour échapper à l’ombre un peu bien
fraîche des grands arbres et à l’air coupant de l’aube.
Le signal donné, les moissonneurs prenaient la route, et je me
mêlais à eux, je marchais comme eux au rythme du tam-tam. Les
jeunes lançaient leurs faucilles en l’air et les rattrapaient au vol,
poussaient des cris, criaient à vrai dire pour le plaisir de crier,
esquissaient des pas de danse à la suite des joueurs de tam-tam. Et,
certes, j’eusse sagement fait à ce moment de suivre les
recommandations de ma grand-mère qui défendait de me trop mêler
aux jongleurs, mais il y avait dans ces jongleries, dans ces faucilles
tournoyantes que le soleil levant frappait d’éclairs subits, tant
d’alacrité, et dans l’air tant d’allégresse, tant d’allant aussi dans le
tam-tam, que je n’aurais pu me tenir à l’écart.
Et puis la saison où nous étions ne permettait pas de se tenir à
l’écart. En décembre, tout est en fleur et tout sent bon ; tout est
jeune ; le printemps semble s’unir à l’été, et la campagne, longtemps
gorgée d’eau, longtemps accablée de nuées maussades, partout prend
sa revanche, éclate ; jamais le ciel n’est plus clair, plus
resplendissant ; les oiseaux chantent, ils sont ivres ; la joie est
partout, partout elle explose et dans chaque cœur retentit. C’était
cette saison-là, la belle saison, qui me dilatait la poitrine, et le tam-
tam aussi, je l’avoue, et l’air de fête de notre marche ; c’était la belle
saison et tout ce qu’elle contient – et qu’elle ne contient pas qu’elle
répand à profusion ! – qui me faisait danser de joie.
Parvenus au champ qu’on moissonnerait en premier lieu, les
hommes s’alignaient sur la lisière le torse nu et la faucille prête. Mon
oncle Lansana ou tel autre paysan, car la moisson se faisait de
compagnie et chacun prêtait son bras à la moisson de tous, les
invitait alors à commencer le travail. Aussitôt les torses noirs se
courbaient sur la grande aire dorée, et les faucilles entamaient la
moisson. Ce n’est plus seulement la brise matinale à présent qui
faisait frémir le champ, c’étaient les hommes, c’étaient les faucilles.
Ces faucilles allaient et venaient avec une rapidité, avec une
infaillibilité aussi, qui surprenaient.
Elles devaient sectionner la tige de l’épi entre le dernier nœud et la
dernière feuille tout en emportant cette dernière ; eh bien ! elles n’y
manquaient jamais. Certes, le moissonneur aidait à cette
infaillibilité : il maintenait l’épi avec la main et l’offrait au fil de la
faucille, il cueillait un épi après l’autre, il n’en demeurait pas moins
que la prestesse avec laquelle la faucille allait et venait, était
surprenante.
Chaque moissonneur au surplus mettait son honneur à faucher
avec sûreté et avec la plus grande célérité ; il avançait, un bouquet
d’épis à la main, et c’était au nombre et à l’importance des bouquets
que ses pairs le jaugeaient.
Mon jeune oncle était merveilleux dans cette cueillette du riz : il y
devançait les meilleurs. Je le suivais pas à pas, fièrement, et je
recevais de ses mains les bottes d’épis. Quand j’avais à mon tour, la
botte dans la main, je débarrassais les tiges de leurs feuilles et les
égalisais, puis je mettais les épis en tas ; et je prenais grande
attention à ne pas trop les secouer, car le riz toujours se récolte très
mûr, et étourdiment secoué, l’épi eût abandonné une partie de ses
grains. Je ne liais pas les gerbes que je formais ainsi : c’était là déjà
du travail d’homme ; mais j’avais permission, la gerbe liée, de la
porter au milieu du champ et de la dresser.
À mesure que la matinée avançait, la chaleur gagnait, prenait une
sorte de frémissement et d’épaisseur, une consistance à quoi ajoutait
encore un voile de fine poussière faite de glèbe foulée et de chaume
remué. Mon oncle, alors, chassant de la main la sueur de son front et
de sa pomme, réclamait sa gargoulette. Je courais la chercher
dessous les feuilles, où elle gîtait au frais, et la lui tendais.
— Tu m’en laisseras ? disais-je.
— Je ne vais pas la boire toute, dis donc.
Je le regardais boire de longues gorgées à la régalade.
— Allons ! voilà qui va mieux, disait-il en me rendant la
gargoulette. Cette poussière finit par encrasser la gorge.
Je mettais mes lèvres à la gargoulette, et la fraîcheur de l’eau se
glissait en moi, rayonnant subitement en moi ; mais c’était une
fraîcheur fallacieuse : elle passait vite et, après, j’avais le corps
inondé de sueur.
— Retire ta chemise, disait mon oncle. Elle est trempée. Ce n’est
pas bon de garder du linge mouillé sur la poitrine.
Et il reprenait le travail, et de nouveau je le suivais pas à pas, fier
de nous voir occuper la première place.
— Tu n’es pas fatigué ? disais-je.
— Pourquoi serais-je fatigué ?
— Ta faucille va vite.
— Elle va, oui.
— On est les premiers !
— Ah ! oui ?
— Mais tu le sais bien ! disais-je. Pourquoi dis-tu « ah ! oui ? »
— Je ne vais pas me vanter, tout de même !
— Non.
Et je me demandais si je ne pourrais pas l’imiter, un jour, l’égaler,
un jour.
— Tu me laisseras faucher aussi ?
— Et ta grand-mère ? Que dirait ta grand-mère ? Cette faucille
n’est pas un jouet ; tu ne sais pas comme elle est tranchante !
Je le vois bien.
Alors ? Ce n’est pas ton travail de faucher. Je ne crois pas que ce
sera jamais ton travail ; plus tard…
Mais je n’aimais pas qu’il m’écartât ainsi du travail des champs.
« Plus tard… » Pourquoi ce « plus tard… » ? Il me semblait que, moi
aussi, j’aurais pu être un moissonneur, un moissonneur comme les
autres, un paysan comme les autres. Est-ce que…
— Eh bien, tu rêves ? disait mon oncle.
Et je prenais la botte d’épis qu’il me tendait, j’enlevais les feuilles
des tiges, j’égalisais les tiges. Et c’était vrai que je rêvais : ma vie
n’était pas ici… et elle n’était pas non plus dans la forge paternelle.
Mais où était ma vie ? Et je tremblais devant cette vie inconnue.
N’eût-il pas été plus simple de prendre la suite de mon père,
« L’école… l’école… pensais-je ; est-ce que j’aime tant l’école ? » Mais
peut-être la préférais-je. Mes oncles… Oui, j’avais des oncles qui très
simplement avaient pris la suite de leur père ; j’en avais aussi qui
s’étaient frayé d’autres chemins : les frères de mon père étaient partis
pour Conakry, le frère jumeau de mon oncle Lansana était… Mais où
était-il à présent ?
— Alors, tu rêves toujours, disait mon jeune oncle.
— Oui. Non… Je…
— Si tu continues de rêver, nous allons cesser d’être les premiers.
— Je pensais à mon deuxième oncle Bô. Où est-il à présent ?
— Dieu le sait ! À sa dernière visite, il était… Voilà que je ne sais
même plus où il était ! Il n’est jamais au même endroit, il est comme
l’oiseau : il ne peut demeurer sur l’arbre, il lui faut tout le ciel !
— Et moi, serai-je aussi, un jour, comme l’oiseau ?
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Eh bien ! tu dis que mon deuxième oncle Bô est comme l’oiseau.
— Voudrais-tu être comme lui ?
— Je ne sais pas.
— Tu as encore le temps d’y penser, en tout cas. En attendant,
débarrasse-moi de ma botte.
Et il reprenait sa cueillette ; bien que son corps ruisselât, il la
reprenait comme s’il l’entamait seulement, avec le même cœur. Mais
la chaleur malgré tout pesait, l’air pesait ; et la fatigue s’insinuait : les
lampées d’eau ne suffisaient plus à l’éloigner, et c’est pourquoi nous
la combattions en chantant.
— Chante avec nous, disait mon oncle.
Le tam-tam, qui nous avait suivi à mesure que nous pénétrions
plus avant dans le champ, rythmait les voix. Nous chantions en
chœur, très haut souvent, avec de grands élans, et parfois très bas, si
bas qu’on nous entendait à peine ; et notre fatigue s’envolait, la
chaleur s’atténuait.
Si alors, suspendant un instant ma marche, je levais le regard sur
les moissonneurs, la longue file des moissonneurs, j’étais frappé,
délicieusement frappé, délicieusement ravi par la douceur,
l’immense, l’infinie douceur de leurs yeux, par les regards paisibles –
et ce n’est pas assez dire : lointains et comme absents ! – qu’ils
promenaient par intervalles autour d’eux. Et pourtant, bien qu’ils me
parussent tous alors à des lieues de leur travail, que leurs regards
fussent à des lieues de leur travail, leur habileté n’était pas en
défaut ; les mains, les faucilles poursuivaient leur mouvement sans
défaut.
Que regardaient à vrai dire ces yeux ? Je ne sais pas. Les
alentours ? Peut-être ! Peut-être les arbres au loin, le ciel très loin. Et
peut-être non ! Peut-être ces yeux ne regardaient-ils rien ; peut-être
était-ce de ne rien regarder de visible, qui les rendait si lointains et
comme absents. La longue file moissonneuse s’enfonçait dans le
champ, abattait le champ ; n’était-ce pas assez ? N’était-ce pas assez
de cet effort et de ces torses noirs devant lesquels les épis
s’inclinaient ? Ils chantaient, nos hommes, ils moissonnaient ; ils
chantaient en chœur, ils moissonnaient ensemble : leurs voix
s’accordaient, leurs gestes s’accordaient ; ils étaient ensemble ! –
unis dans un même travail, unis par un même chant. La même âme
les reliait, les liait ; chacun et tous goûtaient le plaisir, l’identique
plaisir d’accomplir une tâche commune.
Était-ce ce plaisir-là, ce plaisir-là bien plus que le combat contre la
fatigue, contre la chaleur, qui les animait, qui les faisait se répandre
en chants ?
C’était visiblement ce plaisir-là ; et c’était le même aussi qui
mettait dans leurs yeux tant de douceur toute cette douceur dont je
demeurais frappé délicieusement et un peu douloureusement frappé,
car j’étais prés d’eux, j’étais avec eux, j’étais dans cette grande
douceur, et je n’étais pas entièrement avec eux : je n’étais qu’un
écolier en visite – et comme je l’eusse volontiers oublié !
De fait, je l’oubliais ; j’étais fort jeune encore et j’oubliais ; ce qui
me traversait l’esprit, et tant de choses me traversaient l’esprit, avait
le plus souvent moins de durée, moins de consistance que les nuées
qui traversent le ciel ; et puis j’étais à l’âge – mais j’ai toujours cet
âge ! – où l’on vit avant tout dans le présent, où le fait d’occuper la
première place dans une file de moissonneurs avait plus
d’importance que mon avenir même.
— Presse-toi ! disais-je à mon oncle.
— Ah ! te voilà réveillé ? disait-il.
— Oui, mais ne perds pas de temps !
— Est-ce que j’en perds ?
— Non, mais tu pourrais en perdre. Nous ne sommes pas
tellement en avance.
— Tu crois ?
Et il jetait un regard sur la moisson.
— C’est cela que tu appelles n’être pas tellement en avance ?
disait-il. Eh bien ! je n’ai sûrement pas perdu de temps, mais peut-
être ferais-je bien à présent d’en perdre un peu. N’oublie pas que je
ne dois pas non plus trop distancer les autres : ce ne serait pas poli.
Je ne sais d’où vient que l’idée de rusticité – je prends le mot dans
son acception de manque de finesse, de délicatesse – s’attache aux
champs ; les formes de la civilité y sont plus respectées qu’à la ville ;
on y observe un ton cérémonieux et des manières que, plus
expéditive, la ville ne connaît pas. C’est la vie, la vie seulement, qui y
est plus simple, mais les échanges entre les hommes – peut-être
parce que tout le monde se connaît – y sont plus strictement réglés.
Je remarquais dans tout ce qui se faisait, une dignité dont je ne
rencontrais pas toujours l’exemple à la ville ; et on ne faisait rien à
quoi on n’eût été au préalable invité, même s’il allait de soi qu’on le
fit : on y montrait en vérité un extraordinaire souci de la liberté
d’autrui. Et pour l’esprit, s’il était plus lent, c’est que la réflexion
procédait la parole, mais aussi la parole avait-elle meilleur poids.
Lorsque midi approchait, les femmes quittaient le village et se
dirigeaient en file indienne vers le champ, chargées de fumantes
platées de couscous. Sitôt que nous les apercevions, nous les saluions
à grands cris. Midi ! Il état midi ! Et sur toute l’étendue du champ, le
travail se trouvait interrompu.
Viens ! disait mon jeune oncle. Viens !
Et je galopais à sa suite.
— Pas si vite ! disais-je. Je n’arrive pas à te suivre !
— Tu n’as donc pas le ventre creux ? disait-il. Le mien est si creux
que je pourrais y loger un bœuf !
Et de fait l’appétit était merveilleusement aiguisé. La chaleur avait
beau être forte, et le champ, avec sa poussière et son frémissement,
être une fournaise, l’appétit n’en était pas freiné nous étions assis
autour des plats, et le couscous brûlant, plus brûlant encore du fait
des épices, disparaissait, s’engouffrait, coupé, aidé de rasades
fraîches, puisées dans les grandes jarres couvertes de feuilles de
bananier.
La trêve se prolongeait jusqu’à deux heures, et les hommes la
passaient à dormir à l’ombre des arbres ou à affûter les faucilles.
Pour nous, infatigables, nous jouions, nous allions tendre des
pièges ; et nous menions grand bruit à notre accoutumée, nous nous
gardions néanmoins de siffler, car on ne doit ni siffler ni ramasser du
bois mort durant tout le temps que dure la moisson : ce sont des
choses qui attirent le malheur sur le champ.
Le travail de l’après-midi, beaucoup plus court, passait comme
une flèche : il était cinq heures avant que nous nous en doutions. La
grande aire était maintenant dépouillée de sa richesse, et nous
regagnons en cortège le village – les hauts fromagers déjà, les
tremblantes fumées des cases déjà nous faisaient signe –, précédés
de l’inlassable joueur de tam-tam et lançant à tous les échos la
chanson du riz.
Au-dessus de nous, les hirondelles déjà volaient plus bas, bien que
l’air fût toujours aussi transparent, mais la fin du jour approchait.
Nous rentrions heureux, las et heureux. Les génies nous avaient
constamment secondés : pas un de nous qui eût été mordu par les
serpents que notre piétinement dans les champs avait délogés. Les
fleurs, que l’approche du soir réveillait, exhalaient de nouveau tout
leur parfum et nous enveloppaient comme de fraîches guirlandes. Si
notre chant avait été moins puissant, nous eussions perçu le bruit
familier des fins de journée : les cris, les rires éclatants mêlés aux
longs meuglements des troupeaux rejoignant l’enclos ; mais nous
chantions, nous chantions ! Ah ! que nous étions heureux, ces jours-
là !
Chapitre 5

À Kouroussa, j’habitais la case de ma mère. Mes frères qui étaient


plus jeunes, et mes sœurs, dont l’aînée me suivait à un an
d’intervalle, dormaient chez ma grand-mère paternelle. Ainsi le
voulait l’exiguïté des cases. Ce n’était que durant le temps qu’ils
avaient pris le sein, que ma mère avait gardé mes sœurs et mes frères
auprès d’elle ; sitôt sevrés – c’est l’habitude de sevrer très tard –, elle
les avait confiés à ma grand-mère ; seul, j’étais demeuré avec elle.
Mais je n’étais pas seul à occuper le second lit de la case : je
partageais ce lit avec les plus jeunes apprentis de mon père.
Mon père avait toujours quantité d’apprentis dans son atelier, des
apprentis venus d’un peu partout et souvent de très loin, d’abord
parce qu’il les traitait bien, je pense, et surtout parce que son habileté
d’artisan était abondamment établie, et encore, j’imagine, parce que
sa forge ne chômait jamais. Mais, ces apprentis, il fallait les loger.
Ceux qui avaient l’âge d’homme possédaient leur case propre. Les
plus jeunes, ceux qui comme moi n’étaient pas circoncis, dormaient
dans la case de ma mère. Sans doute mon père jugeait-il qu’ils ne
pourraient avoir de meilleur logement que sous la surveillance de ma
mère, et il en jugeait à bon droit ; ma mère avait beaucoup de bonté,
beaucoup de droiture, beaucoup d’autorité aussi et l’œil à tout ; c’est
dire que sa bonté n’allait pas absolument sans sévérité, mais
comment en eût-il été autrement, alors que nous étions, à l’époque,
outre les apprentis, une dizaine d’enfants à courir d’un coin à l’autre
de la concession, des enfants pas toujours sages et toujours
remuants, des enfants qui mettaient la patience de leur mère à rude
épreuve – et ma mère n’avait pas grande patience.
Je crois bien qu’elle avait meilleure patience pour les apprentis
que pour nous ; je crois qu’elle se contraignait plus pour les apprentis
que pour nous.
Ces apprentis qui étaient loin de leurs parents, ma mère, mon père
aussi leur donnaient une entière affection ; très réellement ils les
traitaient comme des enfants qui auraient eu besoin d’un surcroît
d’affection, et – je l’ai plus d’une fois remarqué – certainement avec
plus d’indulgence que nous-mêmes. Si j’avais meilleure part dans le
cœur de ma mère – et j’avais sûrement meilleure part –
extérieurement il n’y paraissait pas : les apprentis pouvaient se croire
sur un pied d’égalité avec les vrais fils ; et quant à moi, je les
considérais comme des frères aînés.
Je garde plus spécialement souvenir de l’un d’eux : Sidafa. Il était
un peu plus âgé que moi, fort éveillé, mince et vif, de sang chaud
déjà, riche en inventions et en expédients de toutes sortes.
Comme je passais mes journées à l’école, et lui dans l’atelier, nous
ne nous rencontrions jamais si bien pour bavarder qu’au lit. L’air,
dans la case, et les lampes à huile posées au chevet du lit répandaient
une lumière très douce. Je répétais à Sidafa ce que j’avais appris à
l’école ; en échange, il me narrait par le menu le travail de l’atelier.
Ma mère, dont le lit n’était séparé du nôtre que par le foyer écoutait
forcément notre bavardage ; tout au moins l’écoutait-elle un bout de
temps, après quoi, n’y prenant pas part, elle se lassait.
— Eh bien, est-ce pour bavarder ou pour dormir que vous vous
mettez au lit ? disait-elle. Dormez !
Un petit moment encore, disais-je ; je n’ai pas tout raconté. Ou je
me levais et j’allais prendre une gorgée d’eau au canari posé au sec
sur sa couche de gravier. Mais le sursis que je demandais, ne nous
était pas toujours accordé, et quand il nous était accordé, nous en
abusions si bien, que ma mère intervenait plus énergiquement.
— Est-ce bientôt fini ? disait-elle. Je ne veux plus entendre un
mot ! Demain, vous ne pourrez vous réveiller, ni l’un ni l’autre.
Ce qui était vrai : si nous n’étions jamais très pressés de dormir,
nous n’étions pas non plus jamais très pressés de nous réveiller ; et
nous interrompions notre bavardage ; les lits étaient trop proches et
l’oreille de ma mère trop fine pour que nous le poursuivions à voix
basse. Et puis, maintenant que nous nous taisions, nous sentions très
vite nos paupières s’alourdir ; le pétillement familier du foyer et la
chaleur des draps faisaient le reste ; nous sombrions dans le
sommeil.
Au réveil, après nous être fait un peu bien prier, nous trouvions
prêt le repas du matin. Ma mère se levait aux premières lueurs de
l’aube pour le préparer. Nous nous asseyions tous autour des plats
fumants ; mes parents, mes sœurs, mes frères, les apprentis, ceux qui
partageaient mon lit comme ceux qui avaient leur case propre. Il y
avait un plat pour les hommes, et un second pour ma mère et pour
mes sœurs.
Je ne puis dire exactement que ma mère présidait le repas : mon
père le présidait. C’était la présence de ma mère pourtant qui se
faisait sentir en premier lieu. Était-ce parce qu’elle avait préparé la
nourriture, parce que les repas sont choses qui regardent d’abord les
femmes ? Sans doute, mais ce n’était pas tout : c’était ma mère, par le
seul fait de sa présence, et bien qu’elle ne fût pas directement assise
devant notre plat, qui veillait à ce que tout se passât dans les règles ;
et ces règles étaient strictes.
Ainsi il m’était interdit de lever les yeux sur les convives plus âgés,
et il m’était également interdit de bavarder : toute mon attention
devait être portée sur le repas. De fait, il eût été très peu poli de
bavarder à ce moment ; mes plus jeunes frères même n’ignoraient
pas que l’heure n’était pas à jacasser : l’heure était à honorer la
nourriture ; les personnes âgées observaient quasiment le même
silence. Ce n’était pas les seules règles : celles qui concernaient la
propreté n’étaient pas les moindres. Enfin s’il y avait de la viande au
centre du plat, je n’avais pas à m’en emparer ; je devais me servir
devant moi, mon père se chargeant de placer la viande à ma portée.
Toute autre façon de faire eût été mal vue et rapidement réprimée ;
du reste les repas étaient très suffisamment copieux pour que je ne
fusse point tenté de prendre plus que je ne recevais.
Le repas achevé, je disais :
— Merci, papa.
Les apprentis disaient :
— Merci, maître.
Après je m’inclinais devant ma mère et je disais :
— Le repas était bon, maman.
Mes frères, mes sœurs, les apprentis en faisaient autant. Mes
parents répondaient à chacun :
« Merci. »
Telle était la bonne règle. Mon père se fût certainement offusqué
de la voir transgresser, mais c’est ma mère, plus vive, qui eut réprimé
la transgression ; mon père avait l’esprit à son travail, il abandonnait
ces prérogatives à ma mère.
Je sais que cette autorité dont ma mère témoignait, paraîtra
surprenante ; le plus souvent on imagine dérisoire le rôle de la
femme africaine, et il est des contrées en vérité où il est insignifiant,
mais l’Afrique est grande, aussi diverse que grande. Chez nous, la
coutume ressortit à une foncière indépendance, à une fierté innée ;
on ne brime que celui qui veut bien se laisser brimer, et les femmes
se laissent très peu brimer. Mon père, lui, ne songeait à brimer
personne, ma mère moins que personne ; il avait grand respect pour
elle, et nous avions tous grand respect pour elle, nos voisins aussi,
nos amis aussi. Cela tenait, je crois bien, à la personne même de ma
mère, qui imposait ; cela tenait encore aux pouvoirs qu’elle détenait.
J’hésite un peu à dire quels étaient ces pouvoirs et je ne veux
même pas les décrire tous : je sais qu’on en accueillera le récit avec
scepticisme. Moi-même, quand il m’arrive aujourd’hui de me les
remémorer, je ne sais plus trop comment je les dois accueillir : ils me
paraissent incroyables ; ils sont incroyables ! Pourtant il suffit de me
rappeler ce que j’ai vu, ce que mes yeux ont vu. Puis-je récuser le
témoignage de mes yeux ? Ces choses incroyables, je les ai vues ; je
les revois comme je les voyais. N’y a-t-il pas partout des choses qu’on
n’explique pas ? Chez nous, il y a une infinité de choses qu’on
n’explique pas, et ma mère vivait dans leur familiarité.
Un jour – c’était à la fin du jour – j’ai vu des gens requérir
l’autorité de ma mère pour faire se lever un cheval qui demeurait
insensible à toutes les injonctions. Le cheval était en pâture, couché,
et son maître voulait le ramener dans l’enclos avant la nuit ; mais le
cheval refusait obstinément de se lever, bien qu’il n’eût
apparemment aucune raison de ne pas obéir, mais telle était sa
fantaisie du moment, à moins qu’un sort ne l’immobilisât. J’entendis
les gens s’en plaindre à ma mère et lui demander aide.
— Eh bien ! allons voir ce cheval, dit ma mère.
Elle appela l’aînée de mes sœurs et lui dit de surveiller la cuisson
du repas, puis s’en fut avec les gens. Je la suivis. Parvenus à la
pâture, nous vîmes le cheval : il était couché dans l’herbe et nous
regarda avec indifférence. Son maître essaya encore de le faire se
lever, le flatta, mais le cheval demeurait sourd ; son maître s’apprêta
alors à le frapper.
— Ne le frappe pas, dit ma mère, tu perdrais ta peine.
Elle s’avança et, levant la main, dit solennellement :
— S’il est vrai que, depuis que je suis née, jamais je n’ai connu
d’homme avant mon mariage, s’il est vrai encore que, depuis mon
mariage, jamais je n’ai connu d’autre homme que mon mari, cheval,
lève-toi !
Et tous nous vîmes le cheval se dresser aussitôt et suivre
docilement son maître. Je dis très simplement, je dis fidèlement ce
que j’ai vu, ce que mes yeux ont vu, et je pense en vérité que c’est
incroyable, mais la chose est bien telle que je l’ai dite : le cheval se
leva incontinent et suivit son maître ; s’il eut refusé d’avancer,
l’intervention de ma mère eût eu pareil effet.
D’où venaient ces pouvoirs ? Eh bien ! ma mère était née
immédiatement après mes oncles jumeaux de Tindican. Or on dit des
frères jumeaux qu’ils naissent plus subtils que les autres enfants et
quasiment sorciers ; et quant à l’enfant que les suit et qui reçoit le
nom de « sayon », c’est-à-dire de « puîné des jumeaux », il est, lui
aussi, doué du don de sorcellerie ; et même on le tient pour plus
redoutable encore, pour plus mystérieux encore que les jumeaux,
auprès desquels il joue un rôle fort important : ainsi s’il arrive aux
jumeaux de ne pas s’accorder, c’est à son autorité qu’on recourra
pour les départager ; au vrai, on lui attribue une sagesse supérieure à
celle des jumeaux, un rang supérieur ; et il va de soi que ses
interventions sont toujours, sont forcément délicates.
C’est notre coutume que des jumeaux doivent s’accorder sur tout
et qu’ils ont droit à une égalité plus stricte que les autres enfants : on
ne donne rien à l’un qu’il ne faille obligatoirement et aussitôt donner
à l’autre. C’est une obligation qu’il est préférable de ne pas prendre à
la légère : y contrevient-on, les jumeaux ressentent également
l’injure, règlent la chose entre eux et, le cas échéant, jettent un sort
sur qui leur a manqué. S’élève-t-il entre eux quelque contestation –
l’un par exemple, a-t-il formé un projet que l’autre juge insensé – ils
en appellent à leur puîné et se rangent docilement à sa décision.
J’ignore si ma mère avait eu souvent à intervenir auprès de mes
oncles jumeaux, mais même si ses interventions avaient été rares,
elles avaient dû très tôt la conduire à peser le pour et le contre, elles
avaient dû très tôt former son jugement ; et ainsi dit-on du puîné
qu’il a meilleure sagesse que les jumeaux, la chose s’explique : le
puîné assume des responsabilités plus lourdes que les jumeaux.
J’ai donné un exemple des pouvoirs de ma mère ; j’en pourrais
donner d’autres, autrement étranges autrement mystérieux.
Combien de fois n’ai-je point vu ma mère, au lever du jour, s’avancer
de quelques pas dans la cour, tourner la tête dans telle ou telle
direction, et puis crier d’une voix forte.
— Si cette entreprise se poursuit, je ne tarderai plus à la révéler !
Tiens-toi-le pour dit !
Sa voix, dans le matin, portait loin ; elle allait frapper le jeteur de
sorts contre qui la menace avait été proférée ; celui-ci comprenait
que s’il ne cessait ses manœuvres nocturnes, ma mère dénoncerait
son nom en clair ; et cette crainte opérait : désormais le jeteur de
sorts se tenait coi. Ma mère était avertie de ces manœuvres durant
son sommeil ; c’est la raison pour laquelle on ne la réveillait jamais,
de peur d’interrompre le déroulement de ses rêves et des révélations
qui s’y glissaient. Ce pouvoir était bien connu à nos voisins et à tout
notre quartier ; il ne se trouvait personne qui le contestât.
Mais si ma mère avait le don de voir ce qui se tramait de mauvais
et la possibilité d’en dénoncer l’auteur, son pouvoir n’allait pas au-
delà ; son don de sorcellerie ne lui permettait, l’eut-elle voulu, de rien
tramer elle-même. Elle n’était donc point suspecte. Si l’on se
montrait aimable à son égard, ce n’était aucunement par crainte ; on
se montrait aimable parce qu’on la jugeait digne d’amabilité, parce
qu’on respectait en elle un don de sorcellerie dont il n’y avait rien à
craindre et, tout au contraire, beaucoup à attendre. C’était là une
amabilité très différente de celle qu’on donnait des lèvres, du bout
des lèvres uniquement, aux jeteurs de mauvais sorts.
À ce don, ce demi-don plutôt de sorcellerie, ma mère ajoutait
d’autres pouvoirs qu’elle tenait également par voie d’héritage. Son
père, à Tindican avait été un habile forgeron, et ma mère détenait les
pouvoirs habituels de cette caste, qui fournit la majorité des
circonciseurs et nombre de diseurs de choses cachées. Les frères de
ma mère avaient choisi de devenir cultivateurs, mais il n’eût tenu
qu’à eux de continuer le métier de leur père. Peut-être mon oncle
Lansana, qui parlait peu, qui rêvait beaucoup, avait-il, en jetant son
dévolu sur la vie paysanne, sur l’immense paix des champs détourné
ses frères de la forge paternelle. Je ne sais, mais cela me paraît assez
probable. Était-il, lui aussi, un diseur de choses cachées ? J’incline à
le croire : il avait les pouvoirs habituels des jumeaux et les pouvoirs
de sa caste, seulement je ne crois pas qu’il les manifestât beaucoup.
J’ai dit combien il était secret, combien il aimait être seul en face de
ses pensées, combien il me paraissait absent, non, il n’était pas
homme à se manifester. C’est en ma mère que revivait le plus
visiblement – j’allais dire : ostensiblement – l’esprit de sa caste. Je
ne prétends pas qu’elle y fût plus fidèle que mes oncles, mais elle
était seule à montrer sa fidélité. Enfin elle avait, il va de soi, hérité de
mon grand-père son totem, qui est le crocodile. Ce totem permettait
à tous les Daman de puiser impunément l’eau du fleuve Niger.
En temps normal, tout le monde se fournit d’eau au fleuve. Le
Niger alors coule largement, paresseusement ; il est guéable ; et les
crocodiles qui se tiennent en eau profonde, soit en amont, soit en
aval de l’endroit où chacun puise, ne sont pas à craindre. On peut
librement se baigner près des bancs de sable clair, et laver le linge.
En temps de crue, il n’en va plus de même : le fleuve triple de
volume, envahit de larges étendues ; l’eau est partout profonde, et les
crocodiles partout menaçants : on aperçoit leurs têtes triangulaires
ras de l’eau. Aussi chacun se tient-il à distance du fleuve et se
contente-t-il de puiser l’eau des petits affluents.
Ma mère, elle, continuait de puiser l’eau du fleuve. Je la regardais
puiser l’eau à proximité des crocodiles. Bien entendu, je la regardais
de loin, car mon totem n’est pas celui de ma mère, et j’avais, moi,
tout à craindre de ces bêtes voraces ; mais ma mère puisait l’eau sans
crainte, et personne ne l’avertissait du danger, car chacun savait que
ce danger pour elle était inexistant. Quiconque se fût risqué à faire ce
que ma mère faisait, eût été inévitablement renversé d’un coup de
queue, saisi entre les redoutables mâchoires et entraîné en eau
profonde. Mais les crocodiles ne pouvaient pas faire de mal à ma
mère, et le privilège se conçoit : il y a identité entre le totem et son
possesseur ; cette identité est absolue, est telle que le possesseur a le
pouvoir de prendre la forme même de son totem ; dès lors il saute
aux yeux que le totem ne peut se dévorer lui-même. Mes oncles de
Tindican jouissaient de la même prérogative.
Je ne veux rien dire de plus et je n’ai relaté que ce que mes yeux
ont vu. Ces prodiges – en vérité c’étaient des prodiges ! – j’y songe
aujourd’hui comme aux événements fabuleux d’un lointain passé. Ce
passé pourtant est tout proche : il date d’hier. Mais le monde bouge,
le monde change, et le mien plus rapidement peut-être que tout
autre et si bien qu’il semble que nous cessons d’être ce que nous
étions, qu’au vrai nous ne sommes plus ce que nous étions, et que
déjà nous n’étions plus exactement nous-mêmes dans le moment où
ces prodiges s’accomplissaient sous nos yeux. Oui, le monde bouge,
le monde change ; il bouge et change à telle enseigne que mon propre
totem – j’ai mon totem aussi – m’est inconnu.
Chapitre 6

J’ai fréquenté très tôt l’école. Je commençai par aller à l’école


coranique, puis, un peu plus tard, j’entrai à l’école française.
J’ignorais alors tout à fait que j’allais y demeurer des années et des
années, et sûrement ma mère l’ignorait autant que moi, car l’eût-elle
deviné, elle m’eût gardé près d’elle ; mais peut-être déjà mon père le
savait-il…
Aussitôt après le repas du matin, ma sœur et moi prenions le
chemin de l’école, nos cahiers et nos livres enfermés dans un cartable
de raphia.
En cours de route, des camarades nous rejoignaient, et plus nous
approchions du bâtiment officiel, plus notre bande grossissait. Ma
sœur ralliait le groupe des filles ; moi, je demeurais avec les garçons.
Et comme tous les garnements de la terre, nous aimions nous
moquer des filles et les houspiller ; et les filles n’hésitaient pas à nous
retourner nos moqueries et à pouffer de rire à notre nez. Mais quand
nous leur tirions les cheveux, elles ne se contentaient plus de lazzi,
elles se défendaient avec bec et ongles, et copieusement, griffant avec
force, nous injuriant avec plus de force encore et avec une infinie
variété, sans que pour si peu notre ardeur ralentit beaucoup. Je
n’épargnais que ma sœur, et celle-ci en retour me ménageait
également. Fanta, une de ses compagnes, faisait de même, bien que
moi, je ne l’épargnasse guère.
— Pourquoi me tires-tu les cheveux ? dit-elle, un jour que nous
étions seuls dans la cour de l’école.
— Pourquoi ne te les tirerais-je pas ? dis-je. Tu es une fille !
— Mais moi, je ne t’ai jamais injurié !
— Non, toi, tu ne m’injuries pas, dis-je.
Et je demeurai un instant pensif jusque-là, je ne m’étais pas
aperçu qu’elle était la seule, avec ma sœur, à ne m’avoir jamais
injurié.
— Pourquoi ne m’injuries-tu pas ? dis-je.
— Pour ça !
— Pour ça ? Ce n’est pas une réponse. Que veux-tu dire ?
— Même si tu me tirais les cheveux maintenant je ne t’injurierais
pas.
— Alors je vais te les tirer ! dis-je.
Mais pourquoi les lui eussé-je tirés ? Cela se faisait seulement
quand nous étions en bande. Et parce que je ne mettais pas ma
menace à exécution, elle éclata de rire.
— Attends que nous soyons sur le chemin de l’école ! dis-je. Tu ne
perdras rien pour avoir attendu.
Elle se sauva en riant. Mais moi, sur le chemin de l’école, je ne sais
quoi me retenait, et le plus souvent j’épargnais Fanta. Ma sœur ne fut
pas longue à l’observer.
— Tu ne tires pas souvent les cheveux à Fanta.
— Pourquoi veux-tu que je lui tire les cheveux ? dis-je. Elle ne
m’injurie pas.
— Crois-tu que je ne m’en sois pas aperçue ?
— Alors tu sais aussi pourquoi je l’épargne.
Ah ! vraiment dit-elle. Pour cela seulement ?
Que voulait-elle dire ? Je haussai les épaules c’étaient des histoires
de filles, des histoires auxquelles on ne comprenait rien. Toutes les
filles étaient comme ça.
— Fiche-moi la paix avec Fanta ! Dis-je. Tu m’ennuies !
Mais elle se mit à rire aux éclats.
— Écoute, dis-je, si tu continues de rire…
Elle s’écarta jusqu’à se mettre hors de portée, puis cria
brusquement :
— Fanta !… Fanta !…
— Est-ce que tu vas te taire ? dis-je.
Mais elle reprit de plus belle, et je m’élançai, mais elle s’enfuit en
criant :
— Fanta !… Fanta !…
Je regardai autour de moi s’il n’y avait pas un caillou que je
pourrais lui jeter ; il n’y en avait pas. « Nous réglerons cela plus
tard » pensai-je.
À l’école, nous gagnions nos places ; filles et garçons mêlés,
réconciliés et, sitôt assis, nous étions tout oreille, tout immobilité, si
bien que le maître donnait ses leçons dans un silence
impressionnant. Et il eût fait beau voir que nous eussions bougé.
Notre maître était comme du vif-argent : il ne demeurait pas en
place ; il était ici, il était là, il était partout à la fois ; et sa volubilité
eût étourdi des élèves moins attentifs que nous. Mais nous étions
extraordinairement attentifs et nous l’étions sans nous forcer : pour
tous, quelque jeunes que nous fussions, l’étude était chose sérieuse,
passionnante ; nous n’apprenions rien qui ne fût étrange, inattendu
et comme venu d’une autre planète ; et nous ne nous lassions jamais
d’écouter. En eut-il été autrement, le silence n’eût pas été moins
absolu sous la férule d’un maître qui semblait être partout à la fois et
ne donnait à aucune occasion de dissiper personne. Mais je l’ai dit :
l’idée de dissipation ne nous effleurait même pas ; c’est aussi que
nous cherchions à attirer le moins possible l’attention du maître :
nous vivions dans la crainte perpétuelle d’être envoyés au tableau.
Ce tableau noir était notre cauchemar : son miroir sombre ne
reflétait que trop exactement notre savoir ; et ce savoir souvent était
mince et quand bien même il ne l’était pas, il demeurait fragile ; un
rien l’effarouchait. Or, si nous voulions ne pas être gratifiés d’une
solide volée de coups de bâton, il s’agissait, la craie à la main, de
payer comptant. C’est que le plus petit détail ici prenait de
l’importance ; le fâcheux tableau amplifiait tout ; et il suffisait en
vérité, dans les lettres que nous tracions, d’un jambage qui ne fût pas
à la hauteur des autres, pour que nous fussions invités soit à prendre,
le dimanche, une leçon supplémentaire, soit à faire visite au maître,
durant la récréation, dans une classe qu’on appelait la classe
enfantine, pour y recevoir sur le derrière une correction toujours
mémorable. Notre maître avait les jambages irréguliers en spéciale
horreur : il examinait nos copies à la loupe et puis nous distribuait
autant de coups de trique qu’il avait trouvé d’irrégularités. Or, je le
rappelle, c’était un homme comme du vif-argent, et il maniait le
bâton avec une joyeuse verdeur !
Tel était alors l’usage pour les élèves de la petite classe. Plus tard,
les coups de bâton se raréfiaient, mais pour faire place à des formes
de punition guère plus réjouissantes. Au vrai, j’ai connu une grande
variété de punitions dans cette école, mais point de variété dans le
déplaisir ; et il fallait que le désir d’apprendre fût chevillé au corps,
pour résister à semblable traitement.
La punition la plus banale, en deuxième année, consistait à
balayer la cour. C’était l’instant où l’on constatait le mieux combien
cette cour était vaste et combien les goyaviers y étaient plantés drus ;
ces goyaviers n’étaient là, eut-on juré, que pour salir le sol de leurs
feuilles et réserver étroitement leurs fruits pour d’autres bouches que
les nôtres. En troisième et quatrième année, on nous mettait
allègrement au travail dans le potager ; je me suis fait réflexion
depuis qu’on eût difficilement trouvé main-d’œuvre à meilleur
compte. Dans les deux dernières classes enfin, celles qui aboutissent
au certificat d’études, on nous confiait – avec un empressement dont
nous nous serions facilement passé – le gardiennage du troupeau de
l’école.
Ce gardiennage n’était pas une plaisanterie ! On n’eût point
découvert, à des lieues à la ronde, un troupeau moins paisible que
celui de l’école. Il suffisait qu’un cultivateur possédât une bête
vicieuse, on était assuré de voir la bête rallier notre troupeau ; ce qui
s’explique – ce que la ladrerie tout au moins explique ! – le
cultivateur, lui évidemment n’avait d’autre souci que de se
débarrasser de la bête et, forcément, il s’en débarrassait à très bas
prix ; l’école, elle, se précipitait sur la prétendue aubaine ; notre école
possédait ainsi la plus singulière, la plus variée, la plus complète
collection de bêtes au coup de comme sournois ou se défilant à
gauche quand on les appelait à droite.
Ces bêtes galopaient follement dans la brousse comme si un
essaim les eût constamment turlupinées, et nous galopions après
elles sur des distances invraisemblables. Fort curieusement, elles
paraissaient plus enclines à se disperser ou à se battre entre elles,
qu’à chercher pitance. Mais ce pittoresque ne faisait aucunement
notre affaire nous savions qu’au retour, on ne manquerait pas
d’évaluer à la courbure du ventre l’herbe tondue ; et gare à nous, si le
ventre de ces bêtes efflanquées n’apparaissait pas suffisamment
arrondi !
Gare à nous, et dans une proportion bien autrement inquiétante,
s’il eût manqué une tête dans ce troupeau du diable ! Au soir, nous
nous essoufflions à grouper les bêtes ; nous le faisions à coups
redoublés de gourdin, ce qui n’arrangeait pas grand-chose, je le
crains, et n’améliorait certainement pas le caractère de ces bêtes
fantasques ; puis nous les menions s’abreuver copieusement pour
compenser le peu de volume que l’herbe tenait dans leur estomac.
Nous rentrions de là, fourbus ; et il va sans dire qu’aucun de nous
n’aurait eu l’audace de regagner l’école, sans avoir réuni le troupeau
au complet ; mieux vaut ne pas penser à ce qu’une tête perdue nous
eût coûté.
Tels étaient nos rapports avec nos maîtres, tel en était tous au
moins l’aspect sombre, et, bien entendu, nous n’avions d’autre hâte
que de voir notre existence d’écolier s’achever, d’autre hâte que de
remporter au plus tôt le fameux certificat d’études qui, en fin de
compte, devait nous sacrer « savants ». Mais quand je songe à ce que
nous faisaient endurer les élèves de dernière année, il me semble
n’avoir encore rien dit de ce côté sombre de notre vie d’écolier. Ces
élèves – je me refuse à les appeler « compagnons » – parce qu’ils
étaient plus âgés que nous, plus forts que nous et moins étroitement
surveillés, nous persécutaient de toute manière. C’était leur façon de
se donner de l’importance – en auraient-ils jamais une plus haute ? –
et peut-être, je l’accorde, une façon aussi de se venger du traitement
qu’ils subissaient eux-mêmes : l’excès de sévérité n’est pas
précisément fait pour beaucoup développer les bons sentiments.
Je me souviens – mes mains, les bouts de mes doigts se
souviennent ! – de ce qui nous attendait au retour de l’année
scolaire. Les goyaviers de la cour avaient un feuillage tout neuf, mais
l’ancien était en tas sur le sol ; et, par endroits, c’était bien plus qu’un
entassement : une boue de feuilles !
— Vous allez me balayer cela ! disait le directeur. Je veux que ce
soit net immédiatement !
Immédiatement ? Il y avait là du travail, un sacré travail, pour
plus d’une semaine ! Et d’autant plus que tout ce qu’on nous
attribuait en fait d’instruments, c’étaient nos mains, nos doigts, nos
ongles.
— Veillez à ú que ce soit promptement exécuté, disait le directeur
aux grands de dernière année ; sans quoi vous aurez affaire à moi !
Nous nous alignions donc au commandement des grands – nous
nous alignions comme le font les paysans, quand ils moissonnent ou
nettoient leurs champs – et nous nous attelions à ce travail de forçat.
Dans la cour même, cela allait encore il y avait de l’espace entre les
goyaviers ; mais il y avait un endos où les arbres mêlaient et
enchevêtraient furieusement leurs branches, où le soleil ne parvenait
pas jusqu’au sol et où une âcre odeur de moisissure traînait même à
la belle saison.
Voyant que le travail n’avançait pas comme le directeur
l’attendait, les grands, plutôt que de s’y atteler avec nous, trouvaient
plus commode d’arracher des branches aux arbres et de nous en
fouetter. Ce bois de goyavier était plus flexible que nous ne l’eussions
souhaité ; bien manié, il sifflait aigrement, et c’était du feu qui nous
tombait sur les reins. La peau cuisait cruellement ; les larmes nous
jaillissaient dans les yeux et tombaient sur l’amas de feuilles
pourrissantes.
Pour fuir les coups, nous n’avions d’autre échappatoire que celle
de glisser à nos bourreaux les savoureuses galettes de maïs et de blé,
les couscous à la viande ou au poisson que nous avions emportés
pour notre repas de midi ; et si de surcroît nous possédions quelque
menue monnaie, les pièces changeaient de poche sur-le-champ. Si on
négligeait de le faire, si on craignait de demeurer le ventre creux et
l’escarcelle vide, les coups redoublaient ; ils redoublaient à vrai dire
avec une telle munificence et à un rythme si endiablé, qu’un sourd
eut compris que, s’ils pleuvaient si dru, ce n’était pas seulement pour
activer nos mains, mais encore, mais surtout pour nous extorquer
nourriture et argent.
Si, las de cette cruauté calculée, l’un de nous prenait l’audace de se
plaindre, le directeur sévissait naturellement, mais la punition qu’il
infligeait alors, était toujours légère, si légère qu’elle ne pouvait
compenser ce que nous avions nous-mêmes souffert. Et le fait est
que nos plaintes ne modifiaient aucunement notre situation. Peut-
être aurions-nous mieux fait de mettre nos parents au courant, mais
nous n’y songions pas ; je ne sais si nous nous taisions par solidarité
ou par amour-propre, mais je vois bien à présent que nous nous
taisions sottement, car ces brimades allaient dans un sens qui n’est
pas le nôtre, qui y contredit, qui contrecarre ce qu’il y a en nous de
plus foncier et de plus ombrageux : notre passion pour
l’indépendance et pour l’égalité.
Un jour pourtant, Kouyaté Karamoko, un de mes petits camarades
qui venait d’être brutalement fustigé, déclara tout net qu’il en avait
assez et que cela devait changer. Kouyaté était tout petit, tout fluet, si
fluet et si petit que nous disions qu’il n’avait sûrement pas d’estomac,
sinon un minuscule estomac d’oiseau : un gésier. Kouyaté au surplus
ne faisait rien pour développer son gésier ou ce qui lui servait
d’estomac : il n’aimait que les nourritures acides, les fruits ; quand
venait midi, il n’était satisfait que s’il parvenait à troquer son
couscous contre des goyaves, des oranges ou des citrons. Mais si
Kouyaté devait se priver même de fruits, il est évident que son gésier
ou je ne sais quoi se transformerait finalement en quelque chose de
plus petit encore : un estomac d’insecte, par exemple. Or, les grands
par leurs exigences répétées, le contraignaient à un jeûne sévère.
C’est le goût pour les fruits et un peu aussi les zébrures qu’il portait
sur les fesses qui, ce jour-là, firent se révolter Kouyaté.
— Oui, j’en ai assez ! me disait-il à travers ses larmes et en
reniflant. Tu m’entends ? J’en ai assez ! Je me plaindrai à mon père !
— Tiens-toi tranquille, disais-je. Cela ne te servira à rien.
— Tu crois cela ?
— Réfléchis ! Les grands…
Mais il ne me laissa pas achever.
— Je le dirai ! cria-t-il.
— Ne le crie pas si haut !
Nous étions dans la même rangée, et il était plus proche de moi, et
je craignais qu’ill n’attirât encore quelque grand sur ses reins.
— Tu ne le connais donc pas mon père ? dit-il.
— Mais si, je le connais.
Le père de Kouyaté était le vénérable griot de la région. C’était un
lettré, bien accueilli partout, mais qui n’exerçait pas sa profession ;
une sorte de griot d’honneur, mais très entiché de sa caste.
— Ton père est déjà vieux, dis-je.
— Il est costaud ! dit fièrement Kouyaté.
Et il redressa sa fluette personne.
— Ce que tu peux être drôle ! dis-je.
Mais, là-dessus, il se remit à pleurnicher.
— Eh bien, fait comme tu l’entends ! dis-je.
Le lendemain, Kouyaté ne fut pas plus tôt dans la cour de l’école,
qu’il interpella Himourana, le grand qui, la veille, l’avait si
férocement brutalisé.
— Mon père, dit-il, désire que je lui présente l’élève de dernière
année qui a le plus de gentillesse pour moi. J’ai immédiatement
pensé à toi. Peux-tu venir partager notre repas, ce soir ?
— Bien sûr ! dit Himourana, qui était aussi stupide que brutal, et
probablement aussi gourmand que stupide.
Le soir, à l’heure fixée, ce dadais de Himourana se présentait à la
concession de Kouyaté. Or, cette concession est parmi les mieux
défendues de Kouroussa : elle n’a qu’une porte, et la clôture, au lieu
d’être en osier tressé, est en pisé et garnie, sur le sommet, de tessons
de bouteille ; c’est une concession où l’on n’entre et dont on ne sort
qu’avec la permission du maître de logis. Le père de Kouyaté vint
ouvrir en personne et puis, quand Himourana fut à l’intérieur, il
verrouilla très soigneusement la porte.
— Donnez-vous la peine de prendre place dans la cour, dit-il. La
famille entière vous attend.
Himourana, après un coup d’œil sur les marmites, qui lui parurent
lourdes de promesses et de succulence, fut s’asseoir parmi la famille
et se rengorgea à l’idée des compliments qu’on allait lui adresser.
Mais alors Kouyaté se leva brusquement et pointa le doigt sur lui.
— Père, dit-il, voici le grand qui ne cesse de me frapper et de
m’extorquer nourriture et argent.
— Eh bien ! eh bien ! voilà du joli, dit le père de Kouyaté. C’est
bien vrai au moins ce que tu me dis là ?
— Par Allah ! dit Kouyaté.
— C’est donc vrai, dit le père.
Et il se tourna vers Himourana :
— Mon petit monsieur, voici venue l’heure, je crois, de vous
expliquer. Auriez-vous quelque chose à alléguer ? Alors faites vite : je
n’ai que peu de temps à vous donner, mais ce peu de temps, je veux
vous l’accorder sans lésiner.
La foudre fut tombée à ses pieds, que Himourana n’eût pas été
plus décontenancé ; il n’entendit certainement pas un mot de ce que
le père de Kouyaté lui disait. Sitôt qu’il fut un peu revenu de sa
surprise, il n’eut d’autre idée que de fuir ; et apparemment cette idée
étaie la meilleure, mais il fallait décidément être nigaud comme
l’était Himourana, pour imaginer qu’on pourrait s’échapper d’une
concession si bien gardée. En vérité Himourana n’eut pas fait dix
pas, qu’il fut rattrapé.
— À présent, mon bonhomme, dit le père de Kouyaté, écoute bien
ce que je vais te dire ; mets-le toi dans la tête une fois pour toutes : je
n’envoie pas mon fils à l’école pour que tu en fasses ton esclave !
Et à l’instant, car tout avait été très minutieusement concerté,
Himourana se vit saisi par les pieds et les bras, soulevé de terre et
maintenu à hauteur convenable, en dépit de ses cris, tandis que le
père de Kouyaté lui travaillait méthodiquement les reins avec sa
chicote. Après quoi on le laissa aller avec sa courte honte et son
derrière en feu.
Le lendemain, à l’école, l’histoire de la correction de Himourana se
répandit comme une traînée de poudre. Exactement, elle fit scandale.
Cela était si différent de ce qui s’était pratiqué jusque-là, qu’on
n’arrivait point à l’admettre, et alors même qu’on se sentait comme
vengé par le geste du père de Kouyaté.
Les grands des deux dernières années, eux, se réunirent et
décidèrent que Kouyaté ainsi que sa sœur Mariama seraient mis en
quarantaine, et ils nous imposèrent d’infliger à notre petit
compagnon la même quarantaine ; cependant ils se gardèrent de
toucher à Kouyaté ou à sa sœur, et ainsi leur faiblesse apparut
brusquement aux plus aveugles même d’entre nous : nous sentîmes
tout à coup qu’une époque était révolue et nous nous apprêtâmes à
respirer l’air de la liberté.
À midi, je m’avançai vers Kouyaté, décidé de braver la défense des
grands.
— Fais attention, dit Kouyaté ; ils sont capables de te battre.
— Je me moque d’eux ! dis-je.
J’avais des oranges pour mon repas de midi, et je les lui tendis.
— Merci, dit-il, mais va-t’en : j’ai peur pour toi.
Je n’eus pas le temps de répondre ; j’apercevais plusieurs grands
qui se dirigeaient vers nous, et je balançai un instant, ne sachant trop
s’il fallait les fuir ou les braver ; et puis je décidai de les braver :
n’avais-je pas déjà commencé de le faire ? Mais soudain je sentis ma
tête tournoyer sous les gifles, et je pris mes jambes à mon cou. Je ne
m’arrêtai qu’au bout de la cour et je me mis à pleurer, de colère
autant que de douleur. Quand je me calmai un peu, je vis Fanta près
de moi.
— Que viens-tu faire ici ? dis-je.
— Je t’ai apporté une galette, dit-elle.
Je la pris et la mangeai sans presque me rendre compte de ce que
je mangeais, bien que la mère de Fanta fût renommée pour réussir
les meilleures galettes. Je me levai et allai boire, et me versai, par la
même occasion un peu d’eau sur le visage. Puis je revins m’asseoir.
— Je n’aime pas que tu t’assoies près de moi quand je pleure, dis-
je.
– Tu pleurais ? dit-elle. Je n’ai pas vu que tu pleurais.
Je la regardai un moment. Elle mentait. Pourquoi mentait-elle ?
Mais visiblement elle ne mentait que pour épargner mon amour-
propre, et je lui souris.
— Veux-tu encore une galette ? dit-elle.
— Non, dis-je. Je ne pourrais pas en manger une seconde : j’ai le
cœur noir de colère. Toi pas ?
— Moi aussi, dit-elle.
Elle eut subitement des larmes dans les yeux.
— Oh ! je les hais ! dis-je. Tu ne peux pas savoir comme je les
hais ! Écoute : je vais quitter cette école. Je vais me hâter de grandir,
et puis je reviendrai et je rendrai cent coups pour un que j’ai reçu !
— Oui, dit-elle. Cent coups pour un !
Et elle cessa de pleurer ; elle me regardait avec admiration.
Le soir, j’allai trouver mon père sous la véranda.
— Père, je ne veux plus aller à l’école.
— Quoi ! fit mon père.
— Non, dis-je.
Mais le scandale, depuis le matin, avait eu le temps de faire le tour
des concessions de Kouroussa.
— Que se passe-t-il dans cette école ? dit mon père.
— J’ai peur des grands, dis-je.
— Je croyais que tu n’avais peur de personne ?
— Mais j’ai peur des grands !
— Qu’est-ce qu’ils te font ?
— Ils me prennent tout ! Ils me prennent mon argent et ils
mangent mes repas.
— Ah ! oui ? dit mon père. Et ils te frappent ?
— Ils me frappent !
— Eh bien ! demain j’irai dire un mot à tes pirates. Ça va comme
ça ?
— Oui, père.
Le lendemain matin, mon père et ses apprentis s’installèrent avec
moi devant la porte de l’école. Chaque fois qu’un grand approchait,
mon père me demandait :
— Est-ce celui-là ?
Je disais non, bien que beaucoup d’entre eux m’eussent frappé et
dévalisé ; j’attendais que celui qui me frappait le plus sauvagement,
apparût. Quand je l’aperçus, je dis d’une voix forte :
— En vérité, le voici celui qui m’a le plus frappé !
Aussitôt les apprentis se jetèrent sur lui et le dépouillèrent en un
tour de main, et même ils le maltraitèrent au point que mon père dût
l’arracher à leurs mains. Alors mon père dit au grand qui le regardait
avec des yeux égarés :
— J’aurai une conversation à ton sujet avec le directeur pour
savoir si, dans cette école, les grands ne sont là que pour battre les
plus petits et leur soutirer leur argent.
Ce jour-là, il ne fut plus question de quarantaine ; Kouyaté et sa
sœur se mêlèrent à nous sans qu’aucun des grands élevât la voix ou
fît le moindre signe. Est-ce qu’un nouveau climat déjà s’instaurait ? Il
semblait bien. Les grands s’étaient groupés de leur côté. Et parce que
nous nous tenions loin d’eux et que nous étions les plus nombreux,
on aurait pu se demander si ce n’était pas les grands cette fois qui
étaient en quarantaine ; leur malaise étant perceptible. Au vrai, leur
position n’avait rien de bien réjouissant : leurs parents ignoraient
leurs exactions et leurs sévices ; s’ils venaient à l’apprendre, et il y
avait à présent de fortes chances pour que tout cela s’ébruitât, les
grands devaient s’attendre à des reproches qui, suivant le cas,
s’accompagneraient de corrections en bonne forme.
Dans l’après-midi, à l’heure de la sortie, mon père vint comme il
l’avait annoncé. Le directeur était dans la cour, entouré des maîtres.
Mon père se dirigea vers lui et, sans seulement prendre la peine de le
saluer, lui dit :
— Sais-tu ce qui se passe dans ton école ?
— Rien que de très bien, certainement, dit le directeur.
— Ah ! c’est ce que tu crois ; dit mon père. Tu ne sais donc pas que
les grands battent les petits, leur extorquent leur argent et mangent
leurs repas ? Es-tu aveugle ou le fais-tu exprès ?
— Ne t’occupe pas de ce qui ne te regarde pas ! dit le directeur.
— Cela ne me regarde pas ? dit mon père. Cela ne me regarde pas
que l’on traite chez toi mon fils comme un esclave ?
— Non !
– Voilà un mot que tu n’aurais pas dû prononcer ! dit mon père.
Et il marcha sur le directeur.
— Espères-tu me rosser comme tes apprentis ont rossé un de mes
élèves, ce matin ? cria le directeur.
Et se il lança ses poings en avant ; mais bien qu’il fût plus fort, il
était gras et plus embarrassé qu’aidé par sa graisse ; et mon père qui
était mince, mais vif, mais souple, n’eut pas de peine à esquiver ses
poings et à tomber durement sur lui. Je ne sais trop comment cela se
fut terminé, car mon père avait fini par terrasser le directeur et le
cognait nerveusement, si les assistants ne les eussent séparés.
Le directeur à présent tâtait ses joues et ne disait plus mot. Mon
père épousseta ses genoux, puis me prit par la main. Il quitta la cour
de l’école sans saluer personne, et je regagnai fièrement notre
concession en sa compagnie. Mais vers la soirée, quand j’allai faire
un tour dans la ville, j’entendis sur mon passage, les gens qui
disaient :
— Regardez ! Voici l’écolier dont le père est allé rosser le directeur
dans son école même !
Et je me sentis brusquement beaucoup moins fier : ce scandale-ci
n’était pas comparable à celui que le père de Kouyaté avait
provoqué ; il s’était passé devant les maîtres, devant les élèves, et le
directeur en personne en avait été la victime. Non, ce scandale-ci
n’était pas du tout le même ; et je pensai que je pourrais bien, après
cela, être renvoyé de l’école. Je revins en hâte à notre concession et je
dis à mon père :
— Pourquoi l’as-tu battu ? Maintenant on ne voudra certainement
plus de moi à l’école.
— Ne m’as-tu pas dit que tu ne voulais plus y aller ? dit mon père.
Et il rit bruyamment.
— Père, il n’y a pas de quoi rire ! dis-je.
— Dors sur tes deux oreilles, nigaud. Si, demain, nous n’entendons
pas le ronflement d’une certaine motobécane devant la porte de la
concession, je porterai plainte à l’administrateur du cercle.
Mais mon père n’eut pas à former sa plainte, et je ne fus pas exclu
car, le lendemain, un peu avant la tombée de la nuit, la motobécane
du directeur ronflait devant la porte de la concession. Le directeur
entra, et tous, mon père comme les apprentis allèrent au-devant de
lui, disant aimablement :
— Bonsoir, monsieur.
On offrit une chaise au directeur, et mon père et lui s’assirent,
tandis que, sur un geste, nous nous retirions et les observions de
loin. L’entretien me parut des plus amicaux et il le fut en vérité car,
dès lors, ma sœur et moi fûmes dispensés de toutes les corvées.
Mais le scandale n’en fut pas pour autant étouffé : quelques mois
plus tard, une plainte collective des parents contraignit le directeur à
changer de poste. Mais c’est que dans l’entre-temps le bruit s’était
répandu que le directeur employait certains élèves comme boys pour
ses femmes ; ces enfants, leurs parents les lui avaient confiés pour
qu’il s’occupât d’eux plus particulièrement et les hébergeât, et il en
avait été payé par le don de bœufs. J’ignore ce qu’il en était
exactement ; je sais seulement que ce fut la goutte d’eau qui fait
déborder le vase, et que les élèves de dernière année cessèrent de
nous brimer.
Chapitre 7

Je grandissais. Le temps était venu pour moi d’entrer dans


l’association des non-initiés. Cette société un peu mystérieuse – et à
mes yeux de ce temps-là, très mystérieuse, encore que très peu
secrète – rassemblait tous les enfants, tous les incirconcis de douze,
treize ou quatorze ans, et elle était dirigée par nos aînés, que nous
appelions les grands « Kondén ». J’y entrai un soir précédant le
Ramadan.
Dès le soleil couchant, le tam-tam avait commencé de retentir, et
bien qu’éloigné, bien que sonné dans un quartier lointain, ses coups
m’avaient aussitôt atteint, m’avaient frappé en pleine poitrine, en
plein cœur, comme si Kodoké, le meilleur de nos joueurs, l’eut battu
pour moi uniquement. Un peu plus tard, j’avais perçu les voix aiguës
des enfants accompagnant le tam-tam de leurs cris et de leurs
chants… Oui, le temps pour moi était venu ; le temps était là !
C’était la première fois que je passais à Kouroussa la fête du
Ramadan, jusqu’ici, ma grand-mère avait toujours exigé que je
passasse la fête chez elle, à Tindikan. Toute la matinée et plus encore
dans l’après-midi, j’avais vécu dans l’agitation, chacun s’affairant aux
préparatifs de la fête, chacun se heurtant et se bousculant, et
réclamant mon aide. Dehors, le brouhaha n’était pas moindre :
Kouroussa est le chef-lieu du Cercle, et tous les chefs de canton,
suivis de leurs musiciens, ont coutume de s’y réunir pour la fête. De
la porte de la concession, je les avais regardé passer, avec leur
cortège de griots, de balaphoniers et de guitaristes, de sonneurs de
tambours et de tam-tam. Je n’avais alors pensé qu’à la fête et au
plantureux repas qui m’attendait ; mais à présent il s’agissait de tout
autre chose !
La troupe hurlante qui entourait Kodoké et son fameux tam-tam,
se rapprochait. Elle allait de concession en concession, elle s’arrêtait
un moment dans chaque concession où il y avait un enfant en âge,
comme moi, d’entrer dans l’association, et elle emmenait l’enfant.
C’est pourquoi son approche était lente, mais certaine, mais
inéluctable ; aussi certaine, aussi inéluctable que le sort qui
m’attendait.
Quel sort ? Ma rencontre avec « Kondén Diara » ! Or, je n’ignorais
pas qui était Kondén Diara ; ma mère souvent, mes oncles parfois ou
quiconque au vrai dans mon entourage avait autorité sur moi, ne
m’avaient que trop parlé, que trop menacé de Kondén Diara, ce
terrible croque-mitaine, ce « lion des enfants ». Et voici que Kondén
Diara – mais était-il homme ? était-il bête ? n’était-il pas plutôt mi-
homme et mi-bête ? Mon ami Kouyaté le croyait plus homme que
bête –, voici que Kondén Diara quittait l’ombre des mots, le voici qui
prenait corps, le voici, oui, qui, éveillé par le tam-tam de Kodoké,
sans doute rôdait déjà autour de la ville ! Cette nuit devait être la nuit
de Kondén Diara.
J’entendais maintenant très clairement le tam-tam – Kodoké
s’était beaucoup rapproché – j’entendais parfaitement les chants et
les cris s’élever dans la nuit, je percevais presque aussi distinctement
les notes comme creuses, sèches et pointues des Coros, ces sortes de
minuscules pirogues qu’on bat avec un bout de bois. Je m’étais posté
à l’entrée de la concession et j’attendais ; je tenais, moi aussi, prêt à
en jouer, mon Coro et ma baguette nerveusement serrés dans mes
mains, et j’attendais, dissimulé par l’ombre de la case ; j’attendais,
plein d’une affreuse angoisse, l’œil fixé sur la nuit.
— Et alors ? fit mon père.
Il avait traversé l’atelier sans que je l’entendisse. Tu as peur ?
— Un peu, dis-je.
Il posa sa main sur mon épaule.
— Allons ! détends-toi.
Il m’attira contre lui, et je sentis sa chaleur ; sa chaleur se
communiqua à moi, et je commençai de m’apaiser, le cœur me battit
moins.
— Tu ne dois pas avoir peur.
— Non, dis-je.
Je savais que, quelle que fut mon angoisse, je devais me montrer
brave, je ne devais pas étaler mon effroi ni surtout me cacher dans
quelque coin, et moins encore me débattre ou crier quand mes aînés
m’emmèneraient.
— Moi aussi, je suis passé par cette épreuve, dit mon père.
Que se passe-t-il, dis-je.
Rien que tu doives vraiment craindre, et que tu ne puisses
surmonter en toi. Rappelle-toi ; tu dois mater ta peur, te mater toi-
même !
Kondén Diara ne t’enlèvera pas ; il rugit ; il se contente de rugir.
Tu n’auras pas peur ?
— J’essayerai.
— Même si tu avais peur, ne le montre pas.
Il s’en alla, et mon attente reprit, et l’inquiétant tapage se
rapprocha encore brusquement j’aperçus la troupe qui débouchait et
se dirigeait de mon côté ; Kodoké, son tam-tam en bandoulière,
marchait en tête, suivi des sonneurs de tambour.
Très vite, je regagnai la cour de la concession et, me plantant au
milieu, j’attendis, aussi crânement que je le pus, la redoutable
invasion. Je n’eus pas beaucoup à attendre : la troupe était là, elle se
répandait tumultueusement autour de moi, de cris, débordante de
cris et de roulements de tam-tam et de tambour. Elle fit cercle, et je
me trouvai au centre, isolé, étrangement isolé, libre encore et déjà
captif. Au bord du cercle, je reconnus Kouyaté et d’autres, beaucoup
d’autres de mes petits camarades, cueillis en cours de route, cueillis
comme j’allais l’être, comme je l’étais déjà ; et il me sembla qu’ils
n’étaient pas trop rassurés – mais l’étais-je plus qu’eux ? Je frappais,
comme eux, mon koro ; peut-être le frappais-je avec moins de
conviction qu’eux.
Alors des jeunes filles et des femmes entrèrent dans le cercle et se
mirent à danser ; se détachant de la troupe, des jeunes hommes, des
adolescents s’y glissèrent à leur tour et, faisant face aux femmes,
dansèrent de leur côté. Les hommes chantaient, les femmes
claquaient les mains. Il n’y eut bientôt plus que les incirconcis pour
former le cercle. Eux aussi chantaient – il ne leur était pas encore
permis de danser – et en chantant, en chantant en chœur, oubliaient
leur anxiété ; je mêlai ma voix aux leurs. Quand, se regroupant, la
troupe quitta notre concession, je la suivis, à demi tranquillisé et
frappant mon Coro avec ardeur. Kouyaté marchait à ma droite.
Vers le milieu de la nuit, notre parcours dans la ville et la récolte
des incirconcis se trouvèrent achevés ; nous étions parvenus à la
limite des concessions, et la brousse, devant nous, s’ouvrait.
Les femmes et les jeunes filles aussitôt se retirèrent ; puis les
hommes également nous quittèrent. Nous demeurâmes seuls avec
nos aînés, et je dirais plus exactement, songeant au caractère souvent
peu commode de nos aînés et à leur abord rarement amène :
« livrés » à nos aînés.
Femmes et jeunes filles se hâtaient maintenant de regagner leurs
demeures.
Au fait, elles ne devaient pas être beaucoup plus à l’aise que nous,
je sais que pas une d’elles ne se serait hasardée à franchir, cette nuit,
les limites de la ville : déjà la ville même, la nuit même devaient leur
apparaître très suffisamment suspectes ; et je suis persuadé que plus
d’une qui regagnait isolément sa concession devait regretter de s’être
jointe à la troupe ; toutes ne reprendraient un peu cœur qu’après
avoir refermé sur elles les portes des concessions et des cases. En
attendant, elles pressaient le pas et par intervalles jetaient des
regards inquiets derrière elles. Tout à l’heure, quand Kondén Diara
rugirait, elles ne pourraient se retenir de frémir ; beaucoup
trembleraient, beaucoup s’assureraient une dernière fois de la bonne
fermeture des portes. Pour elles comme pour nous, bien que dans
une proportion infiniment moindre, cette nuit serait la nuit de
Kondén Diara.
Sitôt après que nos aînés se furent assurés qu’aucune présence
indiscrète ne menaçait le mystère de la cérémonie, nous avons quitté
la ville et nous nous sommes engagés dans la brousse qui mène au
lieu sacré où, chaque année, l’initiation s’accomplit. Le lieu est
connu : c’est, sous un immense fromager, un bas-fond situé dans
l’angle de la rivière Komoni et du Niger. En temps habituel, aucun
interdit n’en défend l’accès ; mais sans doute n’en a-t-il pas toujours
été ainsi, et quelque chose, autour de l’énorme tronc du fromager,
plane encore de ce passé que je n’ai pas connu ; je pense qu’une nuit
comme celle que nous vivions, ressuscitait certainement une part de
ce passé.
Nous marchions en silence, très étroitement encadrés par nos
aînés. Craignait-on peut-être que nous nous échappions ? On l’eût
dit. Je ne crois pas pourtant que l’idée de fuir fût venue à aucun de
nous : la nuit, cette nuit-ci particulièrement, était bien trop
impénétrable. Savions-nous où Kondén Diara gîtait ? Savions-nous
où il rôdait ? Mais n’était-ce pas ici précisément, dans le voisinage du
bas-fond, qu’il gîtait et qu’il rôdait ? Oui, ici vraisemblablement. Et
s’il fallait l’affronter – il faudrait nécessairement l’affronter ! –,
mieux valait à coup sûr le faire en groupe, le faire dans ce coude à
coude qui nous soudait les uns aux autres et qui était, devant
l’imminence du péril, comme un dernier abri.
Quelque intime pourtant que fut notre coude à coude et quelle que
pût être la vigilance de nos aînés, il n’en demeurait pas moins que
cette marche silencieuse succédant au hourvari de tout à l’heure,
cette marche à la lueur décolorée de la lune et loin des cases, et
encore le lieu sacré vers lequel nous nous dirigions, et enfin et
surtout la présence cachée de Kondén Diara nous angoissaient. Était-
ce pour mieux nous surveiller seulement, que nos aînés nous
serraient de si près ? Peut-être. Mais peut-être aussi ressentaient-ils
quelque chose de l’angoisse qui nous étreignait pas plus que nous ils
ne devaient aimer la conjonction du silence et de la nuit ; ce coude à
coude étroit était fait pour les rassurer, eux aussi.
Un peu avant d’atteindre le bas-fond, nous avons vu flamber un
grand feu de bois, que les broussailles nous avaient jusque-là
dissimulé. Kouyaté m’a furtivement serré le bras, et j’ai compris qu’il
faisait allusion à la présence du foyer. Oui, il y avait du feu. Il y avait
Kondén Diara, la présence latente de Kondén Diara, mais il y avait
aussi une présence apaisante au sein de la nuit un grand feu ! Et j’ai
repris cœur, un peu repris cœur ; j’ai à mon tour rapidement serré le
bras de Kouyaté. J’ai hâté le pas – tous nous hâtions le pas ! – et la
lueur rouge du brasier nous a environnés. Il y avait à présent ce
havre, cette sorte de havre dans la nuit : un grand feu et, dans notre
dos, l’énorme tronc du fromager.
Oh ! c’était un havre précaire, mais quelque infime qu’il fût, c’était
infiniment plus que le silence et les ténèbres, le silence sournois des
ténèbres. Nous nous sommes rangés sous le fromager. Le sol, à nos
pieds, avait été débarrassé des roseaux et des hautes herbes.
— Agenouillez-vous ! crient tout à coup nos aînés.
Nous plions aussitôt les genoux.
— Têtes basses !
Nous courbons la tête.
— Plus basses que cela !
Nous courbons la tête jusqu’au sol, comme pour la prière.
— Maintenant, cachez-vous les yeux !
Nous ne nous le faisons point répéter ; nous fermons les yeux,
nous nouons étroitement les mains sur nos yeux : ne mourrions-nous
pas de peur, d’horreur, s’il nous arrivait de voir, simplement
d’entrevoir Kondén Diara ! Au surplus, nos aînés traversent nos
rangs, passent devant et derrière nous pour s’assurer que nous avons
fidèlement obéi. Malheur à l’audacieux qui enfreindrait la défense ! Il
serait cruellement fouetté ; d’autant plus cruellement qu’il le serait
sans espoir de revanche, car il ne trouverait personne pour accueillir
sa plainte, personne pour aller contre la coutume. Mais qui se
risquerait à faire l’audacieux en pareille occurrence !
Et maintenant que nous sommes agenouillés, la tête contre terre
et les mains nouées sur les yeux, éclate brusquement le rugissement
de Kondén Diara !
Ce cri rauque, nous l’attendions, nous n’attendions que lui, mais il
nous surprend, il nous perce comme si nous ne l’attendions pas ; et
nos cœurs se glacent. Et puis ce n’est pas un lion seulement, ce n’est
pas Kondén Diara seulement qui rugit : c’est dix, c’est vingt, c’est
trente lions peut-être qui, à sa suite, lancent leur terrible cri et
cernent la clairière ; dix ou trente lions dont quelques mètres à peine
nous séparent, et que le grand feu de bois ne tiendra peut-être pas
toujours à distance ; des lions de toutes tailles et de tous âges – nous
le percevons à leurs rugissements –, de très vieux lions et jusque des
lionceaux. Non, personne parmi nous ne songerait à risquer un œil ;
personne ! Personne n’oserait lever la tête du sol : chacun enfouirait
plutôt sa tête dans le sol, la cacherait et se cacherait plutôt
entièrement dans le sol. Et je me courbe, nous nous courbons
davantage, nous plions plus fortement les genoux, nous effaçons le
dos tant que nous pouvons, je me fais tout petit, nous nous faisons le
plus petit que nous pouvons.
« Tu ne dois pas avoir peur ! me dis-je. Tu dois mater ta peur !
Ton père t’a dit de surmonter ta peur ! » Mais comment pourrais-je
ne pas avoir peur ? En ville même, à distance de la clairière, femmes
et enfants tremblent et se terrent au fond des cases ; ils écoutent
Kondén Diara grogner, et beaucoup se bouchent les oreilles pour ne
pas l’entendre grogner ; les moins peureux se lèvent – il faut un
certain courage à présent pour quitter son lit, vont vérifier une fois
de plus la porte de leur case, vont s’assurer une fois de plus qu’elle
est demeurée étroitement assujettie, et n’en restent pas moins
désemparés. Comment résisterais-je à la peur, moi qui suis à portée
du terrible monstre ? S’il lui plaisait, d’un seul bond, Kondén Diara
franchirait le feu de bois et me planterait ses griffes dans le dos !
Pas une seconde je ne mets en doute la présence du monstre. Qui
pourrait rassembler, certaines nuits, une troupe aussi nombreuse,
mener pareil sabbat, sinon Kondén Diara ? « Lui seul, me dis-je, lui
seul peut ainsi commander aux lions… Éloigne-toi, Kondén Diara !
Éloigne-toi ! retourne dans la brousse ! … », Mais Kondén Diara
continue son sabbat, et parfois il me semble qu’il rugit au-dessus de
ma tête même, à mes oreilles même. « Éloigne-toi, je te prie, Kondén
Diara ! … »
Qu’avait dit mon père ? « Kondén Diara rugit ; il se contente de
rugir ; il ne t’emportera pas… » Oui, cela ou à peu près. Mais est-ce
vrai, bien vrai ? Le bruit court aussi que Kondén Diara parfois tombe,
toutes griffes dehors, sur l’un ou l’autre, l’emporte loin, très loin au
profond de la brousse ; et puis, des jours, et des jours plus tard, des
mois ou des années plus tard, au hasard d’une randonnée, on tombe
sur des ossements blanchis. Est-ce qu’on ne meurt pas aussi de
peur ?… Ah ! comme je voudrais que cessent ces rugissements !
comme je voudrais… Comme je voudrais être loin de cette clairière,
être dans notre concession, dans le calme de notre concession, dans
la chaude sécurité de la case !… Est-ce que ces rugissements ne vont
pas bientôt cesser ?… « Va-t’en, Kondén Diara ! Va-t’en !… Cesse de
rugir ! » Ah ! ces rugissements !… Il me semble que je ne vais plus
pouvoir les supporter…
Et voici que brusquement ils cessent ! Ils cessent comme ils ont
commencé. C’est si brusque à vrai dire, que j’hésite à me réjouir. Est-
ce fini ? Vraiment fini ?… N’est-ce qu’une interruption
momentanée ?… Non, je n’ose pas me réjouir encore. Et puis soudain
la voix de nos aînés retentit :
— Debout !
Un soupir s’échappe de ma poitrine. C’est fini ! Cette fois, c’est
bien fini ! Nous nous regardons ; je regarde Kouyaté, les autres. Si la
clarté est meilleure… Mais il suffit de la lueur du foyer de grosses
gouttes de sueur perlent encore sur nos fronts ; pourtant la nuit est
fraîche… Oui, nous avons eu peur ! nous n’aurions pas pu dissimuler
notre peur.
Un nouvel ordre a retenti, et nous nous sommes assis devant le
feu. Nos aînés, à présent, entreprennent notre initiation ; tout le
reste de la nuit, ils vont nous enseigner les chants des incirconcis ; et
nous ne bougeons plus, nous reprenons les paroles après eux, l’air
après eux ; nous sommes là comme si nous étions à l’école, attentifs,
pleinement attentifs et dociles.
À l’aube, notre instruction a pris fin. J’avais les jambes, les bras
engourdis ; j’ai fait jouer mes articulations, j’ai frictionné un moment
mes jambes, mais le sang demeurait lent ; à la vérité, j’étais rompu de
fatigue et j’avais froid. Promenant le regard autour de moi, je n’ai
plus compris comment j’avais pu tant trembler, la nuit ; les
premières lueurs de l’aube tombaient si légères, si rassurantes sur le
fromager, sur la clairière ; le ciel avait une telle pureté !… Qui eût
cru, qui eût admis que, quelques heures plus tôt, une troupe de lions,
conduite par Kondén Diara en chair et en os, s’était rageusement
démenée dans ces hautes herbes et ces roseaux, séparée de nous
seulement par un feu de bois qui, à l’heure qu’il est, achève de
s’éteindre. Personne ne l’eût cru, et j’eusse douté de mes oreilles et
cru me réveiller d’un cauchemar, si l’un ou l’autre de mes
compagnons n’eût, par intervalles, jeté un regard encore
soupçonneux sur les plus hautes herbes.
Mais quels étaient ces longs fils blancs qui tombaient, qui
partaient plutôt du fromager et paraissaient inscrire sur le ciel la
direction de la ville ? Je n’eus pas le loisir de beaucoup me le
demander ; nos aînés nous regroupaient ; et parce que nous
dormions debout pour la plupart, le regroupement allait tant bien
que mal, n’allait pas sans grands cris ni sans rudesse. Finalement
nous sommes repartis vers la ville en chantant nos nouveaux chants ;
et nous les chantions plus gaillardement que je ne l’aurais imaginé ;
ainsi le cheval qui sent l’écurie proche, tout à coup s’anime, quelque
rendu qu’il soit.
Parvenu aux premières concessions, la présence des longs fils
blancs m’a de nouveau frappé toutes les cases principales en
portaient de ces fils à leur sommet.
— Tu vois les fils blancs ? dis-je à Kouyaté.
— Je les vois. Il y a toujours de ces fils après la cérémonie de la
clairière.
— Qui les noue ?
Kouyaté souleva les épaules.
— C’est de là qu’ils viennent, dis-je en montrant au loin le
fromager.
— Quelqu’un est grimpé au sommet.
— Qui pourrait grimper sur un fromager ? Réfléchis !
— Je ne sais pas !
— Est-ce que quelqu’un est capable d’embrasser un tronc de cette
grosseur ? dis-je. Et même s’il le pouvait, comment pourrait-il se
glisser sur une écorce aussi hérissée d’épines, à que tu dis n’a pas de
sens ! Te figures-tu bien le trajet qu’il faudrait faire avant d’atteindre
les premières branches.
— Pourquoi en saurais-je plus long que toi, dit Kouyaté.
— Mais moi, c’est la première fois que j’assiste à la cérémonie.
Toi…
Je n’achevai pas ma phrase ; nous avions atteint la grande place de
la ville, et je regardais avec étonnement les fromagers qui ombragent
le marché : eux aussi étaient garnis de ces mêmes fils blancs. Toutes
les cases un peu importantes, tous les très grands arbres, en vérité,
étaient ainsi reliés entre eux, et leur point de départ comme leur
ralliement était l’immense fromager de la clairière, le lieu sacré que
ce fromager signalait.
— Des hirondelles nouent ces fils, dit tout à coup Kouyaté.
— Des hirondelles ? Tu es fou ! dis-je. Les hirondelles ne volent
pas la nuit.
J’interrogeai un de nos aînés qui marchait à proximité.
— C’est notre Chef à tous qui les lie, dit-il. Notre Chef se
transforme en hirondelle au cours de la nuit ; il vole d’arbre en arbre
et de case en case, et tous ces fils sont noués en moins de temps qu’il
n’en faut pour le dire.
— Il vole d’arbre en arbre ? dis-je. Il vole comme une hirondelle ?
— Eh bien, oui ! Il est une vraie hirondelle, il me rapide comme
l’hirondelle. Tout le monde sait !
— Ne te l’avais-je pas bien dit ? fit Kouyaté.
Je ne dis plus mot : la nuit de Kondén Diara était une étrange nuit,
une nuit terrible et merveilleuse, une nuit qui passait l’entendement.
Comme la veille, nous allions de concession en concession,
précédés de tam-tams et de tambours, et nos compagnons nous
quittaient au fur et mesure qu’ils atteignaient leur logis. Quand nous
passions devant une concession où l’un ou l’autre avait manqué de
courage pour se joindre à nous, un chant de moquerie s’élevait de
nos rangs.
Je regagnai ma concession, recru de fatigue, mais très satisfait de
ma personne : j’avais participé à la cérémonie des lions ! Si même je
n’en avais pas mené large à l’heure où Kondén Diara s’était déchaîné,
la chose ne regardait que moi ; je pouvais la garder pour moi seul ; et
je passai glorieusement la porte de notre demeure.
La fête du Ramadan commençait, et j’aperçus dans la cour mes
parents prêts à se rendre à la mosquée.
— Te voici enfin revenu ! dit ma mère.
— Me voici ! dis-je fièrement.
— Est-ce une heure pour rentrer ! dit-elle en me serrant contre sa
poitrine. La nuit est finie, et tu n’as seulement pas fermé l’œil.
— La cérémonie n’a pris fin qu’à l’aube, dis-je.
— Je le sais bien, dit-elle. Tous les hommes sont fous !
— Et les lions ? dit mon père. Kondén Diara ?
— Je les ai entendus, dis-je. Ils étaient tout près ; ils étaient aussi
près de moi que je le suis ici de vous ; il y avait tout juste entre eux et
nous la distance du feu !
— C’est insensé ! dit ma mère. Va dormir : tu tombes de sommeil !
Elle se tourna vers mon père :
— Je me demande à quoi tout cela rime ! dit-elle.
— Eh bien c’est l’usage, dit mon père.
— Je n’aime pas cet usage ! dit-elle. Des enfants ne devraient pas
passer la nuit à veiller.
— As-tu eu peur ? me demanda mon père.
Devais-je avouer que j’avais eu grande peur ?
— Naturellement qu’il a eu peur ! dit ma mère. Comment
voudrais-tu qu’il n’ait pas eu peur ?
— Il n’a eu qu’un peu peur, dit mon père.
— Va dormir, reprit ma mère. Si tu ne dors pas maintenant, tu
t’endormiras durant la fête.
J’allai m’étendre dans la case. J’entendais ma mère qui querellait
mon père : elle trouvait stupide de courir des risques gratuits.
Plus tard, j’ai su qui était Kondén Diara et j’ai su aussi que les
risques étaient inexistants, mais je ne l’ai appris qu’à l’heure où il
m’était permis de le savoir. Tant que nous n’avons pas été circoncis,
tant que nous ne sommes pas venus à cette seconde vie qui est notre
vraie vie, on ne nous révèle rien, et nous n’arrivons à rien
surprendre.
Ce n’est qu’après avoir participé plusieurs fois à la cérémonie des
lions, que nous commençons à vaguement entrevoir quelque chose,
mais nous respectons le secret : nous ne faisons part de ce que nous
avons deviné qu’à ceux de nos compagnons qui ont une même
expérience ; et l’essentiel nous échappe jusqu’au jour de notre
initiation à la vie d’homme.
— Non, ce n’étaient pas de vrais lions qui rugissaient dans la
clairière, c’étaient nos aînés, tout bonnement nos aînés. Ils s’aident à
cet effet de petites planchettes renflées au centre et à bords coupants,
à bords d’autant plus coupants que le renflement central aiguise
davantage le tranchant. La planchette est de forme ellipsoïdale et très
petite ; elle est trouée sur un des côtés, pour permettre d’y passer une
ficelle. Nos aînés la font tournoyer comme une fronde et, pour en
augmenter encore la giration, tournoient en même temps qu’elle ; la
planchette coupe l’air et produit un ronflement tout semblable au
rugissement du lion ; les planchettes les plus petites imitent le cri des
lionceaux ; les plus grandes, celui des lions.
C’est enfantin. Ce qui n’est pas enfantin, c’est l’effet produit dans
la nuit pour des oreilles non prévenues : le cœur se glace ! Si ce
n’était la crainte, plus grande encore, de se retrouver égaré dans la
brousse, isolé dans la brousse, l’effroi disperserait les enfants ; c’est
la sorte de refuge que forment le tronc des fromagers et le feu de bois
allumé à proximité, qui maintient groupés les non-initiés.
Mais si le grognement de Kondén Diara est facilement explicable,
la présence des longs fils blancs qui relient l’immense fromager de la
clairière sacrée aux plus grands arbres et aux cases principales de la
ville l’est beaucoup moins. Je n’en ai, pour ma part, point obtenu une
explication parfaite : à l’époque où j’aurais pu l’obtenir, en prenant
place parmi les aînés qui dirigeaient la cérémonie, j’avais cessé
d’habiter Kouroussa. Je sais seulement que ces fils sont de coton
tissé, et qu’on se sert de perches de bambou pour les nouer au
sommet des cases ; ce que j’ignore par contre, c’est la manière dont
on les attache au sommet des fromagers.
Nos fromagers sont de très grands arbres, et on imagine
difficilement des perches d’une vingtaine de mètres : celles-ci
fléchiraient nécessairement, quelque soin qu’on aurait pu apporter à
les assembler. Par ailleurs, je ne vois pas comment on grimperait au
sommet de ces arbres épineux. Il y a bien une sorte de ceinture qui
aide à grimper : on noue la ceinture autour de l’arbre et on se place à
l’intérieur, on passe la ceinture sous les reins, puis on s’élève par
saccades en prenant avec les pieds appui contre le tronc ; mais cela
ne se conçoit plus si l’arbre a un tronc de la dimension de nos
énormes fromagers.
Et pourquoi ne se servirait-on pas bonnement de la fronde, je ne
sais pas. Un bon tireur à la fronde réussit des miracles. Peut-être est-
ce à un miracle de cette espèce qu’il convient le plus naturellement
d’attribuer l’incompréhensible présence des fils blancs au sommet
des fromagers, mais je ne puis en décider. Ce que je sais bien, c’est
que nos aînés qui nouent ces fils doivent se montrer on ne peut plus
attentifs à ne point égarer les perches : il ne faut donner l’éveil en
aucune façon ! Or il suffirait d’une perche abandonnée à pied
d’œuvre pour peut-être mettre femmes ou enfants sur la voie du
secret. C’est pourquoi, sitôt les fils noués, on n’a d’autre hâte que de
remiser perches et planchettes. Les cachettes habituelles sont le
chaume des toits ou des endroits retirés de la brousse. Et ainsi rien
ne transpire de ces manifestations de la puissance de Kondén Diara.
Mais les hommes ? Mais tous ceux qui savent ?
Eh bien ils ne disent pas une parole, ils tiennent leur science
strictement secrète. Non seulement ils laissent femmes et enfants
dans l’incertitude ou dans la crainte, mais encore ils y ajoutent en les
avertissant de tenir rigoureusement closes les portes des cases.
Je n’ignore pas qu’un tel comportement paraîtra étrange, mais il
est parfaitement fondé. Si la cérémonie des lions a les caractères d’un
jeu, si elle est pour une bonne part une mystification, elle est chose
importante aussi : elle est une épreuve, un moyen d’aguerrir et un
rite qui est le prélude à un rite de passage, et cette fois c’est tout
dire ! Il va de soi que si le secret était éventé, la cérémonie perdrait
beaucoup de son prestige. Certes, l’enseignement qui succède aux
rugissements demeurerait ce qu’il est, mais rien ne subsisterait de
l’épreuve de la peur, rien de cette occasion donnée à chacun de
surmonter sa peur et de se surmonter, rien non plus de la nécessaire
préparation au douloureux rite de passage qu’est la circoncision.
Mais au vrai qu’en subsiste-t-il à l’heure où j’écris ? Le secret…
Avons-nous encore des secrets !
Chapitre 8

Plus tard, j’ai vécu une épreuve autrement inquiétante que celle
des lions, une épreuve vraiment menaçante cette fois et dont le jeu
est totalement absent : la circoncision.
J’étais alors en dernière année du certificat d’études, j’étais enfin
au nombre des grands, ces grands que nous avions tant abhorrés
quand nous étions dans la petite classe, parce qu’ils nous
extorquaient nourriture et argent et nous frappaient ; et voici que
nous les remplacions, et que les sévices que nous avions endurés
étaient heureusement abolis.
Mais ce n’était pas le tour d’être un grand, il fallait l’être encore
dans toute l’acception du mot, et pour cela être à la vie d’homme. Or
j’étais toujours un enfant ; j’étais réputé n’avoir pas l’âge de raison !
Parmi mes condisciples, qui pour la plupart étaient circoncis, je
demeurais un authentique enfant. Je suppose que j’étais un peu plus
jeune qu’eux, ou étaient-ce mes séjours répétés à Tindican qui
avaient retardé mon initiation. Je ne me souviens pas. Quoi qu’il en
soit, j’avais l’âge, à présent, et il me fallait à mon tour renaître, à mon
tour abandonner l’enfance et l’innocence, devenir un homme.
Je n’étais pas sans crainte devant ce passage de l’enfance à l’âge
d’homme, j’étais à dire vrai fort angoissé, et mes compagnons
d’épreuve ne l’étaient pas moins. Certes, le rite nous était familier, la
partie visible de ce rite tout au moins, puisque, chaque année, nous
avions vu les candidats à la circoncision danser sur la grande place
de la ville ; mais il y avait une part importante du rite, l’essentielle,
qui demeurait secrète et dont nous n’avions qu’une notion
extrêmement vague, sauf en une qui regardait l’opération même que
nous savions douloureuse.
Entre le rite public et le rite secret, il y a une antinomie complète.
Le rite public est dédié à la joie. Il est l’occasion d’une fête, une très
grande et très bruyante fête à laquelle la ville entière participe et qui
s’étend sur plusieurs journées. Et c’est un peu comme si à renfort de
bruit et de mouvement, de réjouissances et de danses, l’on cherchait
à nous faire oublier ce qu’il y a d’angoissant dans l’attente et de
réellement pénible dans l’épreuve ; mais l’angoisse ne se dissipe pas
si aisément, si même elle faiblit par intervalles, et la douleur de
l’excision. Elle n’en demeure pas moins présente à l’esprit à d’autant
plus présente que la fête n’est pas une fête comme les autres ; bien
que toute dédiée à la joie, elle revêt par moments une gravité qui est
absente des autres, et une gravité qui se conçoit puisque l’événement
que la fête signale est le plus important de la vie est très exactement
le début d’une nouvelle vie ; or, en dépit du bruit et du mouvement,
du ruissellement des rythmes et du tourbillon de la danse, chaque
retour de cette gravité sonne comme un rappel de l’épreuve, rappelle
le visage obscur du rire secret.
Mais quelle que soit l’angoisse et quelle que soit la certitude de la
souffrance, personne pourtant ne songerait à se dérober à l’épreuve –
pas plus et moins encore qu’on ne se dérobe à l’épreuve des lions – et
pour ma part je n’y songeais aucunement ; je voulais naître, renaître.
Je savais parfaitement que je souffrirais, mais je voulais être un
homme, et il ne semblait pas que rien fût trop pénible pour accéder
au rang d’homme. Mes compagnons ne pensaient pas différemment ;
comme moi, ils étaient prêts à payer le prix du sang. Ce prix, nos
aînés l’avaient payé avant nous ; ceux qui naîtraient après nous le
paieraient à leur tour ; pourquoi l’eussions-nous esquivé ? La vie
jaillissait du sang versé !
Cette année-là, je dansai une semaine au long, sept jours au long,
sur la grande place de Kouroussa, la danse du « soli », qui est la
danse des futurs circoncis. Chaque après-midi, mes compagnons et
moi nous nous dirigions vers le lieu de danse, coiffés d’un bonnet et
vêtus d’un boubou qui nous descendait jusqu’aux chevilles, un
boubou plus long que ceux qu’on porte généralement et fendu sur les
flancs ; le bonnet, un calot plus exactement, était orné d’un pompon
qui nous tombait sur le dos ; et c’était notre premier bonnet
d’homme ! Les femmes et les jeunes filles accouraient sur le seuil des
concessions pour nous regarder passer, puis nous emboîtaient le pas,
revêtues de leurs atours de fête. Le tam-tam ronflait, et nous
dansions sur la grande place jusqu’à n’en pouvoir plus ; et plus nous
avancions dans la semaine, plus les séances de danse s’allongeaient,
plus la foule augmentait. Mon boubou, comme celui de mes
compagnons, était d’un ton brun qui tirait sur le rouge, un ton où le
sang ne risque pas de laisser des traces trop distinctes. Il avait été
spécialement tissé pour la circonstance, puis confié aux
ordonnateurs de la cérémonie. Le boubou à ce moment était blanc ;
c’étaient les ordonnateurs qui s’étaient occupés à le teindre avec des
écorces d’arbre, et qui l’avaient ensuite plongé dans l’eau boueuse
d’une mare de la brousse ; le boubou avait trempé l’espace de
plusieurs semaines : le temps nécessaire pour obtenir le ton souhaité
peut-être, ou sinon pour quelque raison rituelle qui m’échappe. Le
bonnet, hormis le pompon qui était resté blanc, avait été teint de la
même manière, traité de la même manière.
Nous dansions, je l’ai dit, à perdre souffle, mais nous n’étions pas
seuls à danser : la ville entière dansait ! On venait nous regarder, on
venait en foule, toute la ville en vérité venait, car l’épreuve n’avait pas
que pour nous une importance capitale, elle avait quasiment la
même importance pour chacun puisqu’il n’était indifférent à
personne que la ville, par une deuxième naissance qui était notre
vraie naissance, s’accrût d’une nouvelle fournée de citoyens ; et parce
que toute réunion de danse a, chez nous, tendance à se propager,
parce que chaque appel de tam-tam a un pouvoir presque irrésistible,
les spectateurs se transformaient bientôt en danseurs ; ils
envahissaient l’aire et, sans toutefois se mêler à notre groupe, ils
partageaient intimement notre ardeur ; ils rivalisaient avec nous de
frénésie, les hommes comme les femmes comme les jeunes filles,
bien que femmes et jeunes filles dansessent ici strictement de leur
côté.
Tandis que je dansais, mon boubou fendu sur les flancs, fendu du
haut en bas, découvrait largement le foulard aux couleurs vives que
je m’étais enroulé autour des reins. Je le savais et je ne faisais rien
pour l’éviter : je faisais plutôt tout pour y contribuer. C’est que nous
portions chacun un foulard semblable, plus ou moins coloré, plus ou
moins riche, que nous tenions de notre amie en titre. Celle-ci nous en
avait fait cadeau pour la cérémonie et l’avait le plus souvent retiré de
sa tête pour nous le donner. Comme le foulard ne peut passer
inaperçu, comme il est la seule note personnelle qui tranche sur
l’uniforme commun, et que son dessin comme son coloris le font
facilement identifier, il y a là une sorte de manifestation publique
d’une amitié – une amitié purement enfantine, il va de soi – que la
cérémonie en cours va peut-être rompre à jamais ou, le cas échéant,
transformer en quelque chose de moins innocent et de plus durable.
Or, pour peu que notre amie attitrée fût belle et par conséquent
convoitée, nous nous déhanchions avec excès pour mieux faire flotter
notre boubou et ainsi plus amplement dégager notre foulard ; en
même temps nous tendions l’oreille pour surprendre ce qu’on disait
de nous, et de notre amie et de notre chance, mais ce que notre
oreille percevait était peu de chose : la musique était assourdissante,
l’animation extraordinaire et la foule trop dense aux abords de l’aire.
Il arrivait qu’un homme fendît cette foule et s’avançât vers nous.
C’était généralement un homme d’âge, et souvent un notable, qui
avait des liens d’amitié ou d’obligations avec la famille de l’un de
nous. L’homme faisait signe qu’il voulait parler, et les tam-tams
s’interrompaient un moment, la danse cessait un moment. Nous
nous approchions de lui. L’homme alors s’adressait d’une voix forte à
l’un ou l’autre d’entre nous.
— Toi, disait-il, écoute ! Ta famille a toujours été amie de la
mienne ; ton grand-père est l’ami de mon père, ton père est mon ami,
et toi, tu es l’ami de mon fils. Aujourd’hui, je viens publiquement en
porter témoignage. Que tous ici sachent que nous sommes amis et
que nous le demeurerons ! Et en signe de cette durable amitié, et afin
de montrer ma reconnaissance pour les bons procédés dont toujours
ton père et ton grand-père ont usé à mon égard et à l’égard des
miens, je te fais don d’un bœuf à l’occasion de ta circoncision !
Tous, nous l’acclamions ; l’assistance entière l’acclamait.
Beaucoup d’hommes d’âge, tous nos amis en vérité, s’avançaient
ainsi pour annoncer les cadeaux qu’ils nous faisaient. Chacun offrait
selon ses moyens et la rivalité aidant, souvent même un peu au-delà
de ses moyens. Si ce n’était un bœuf, c’était un sac de riz, ou de mil,
ou de maïs.
C’est que la fête, la très grande fête de la circoncision ne va pas
sans un très grand repas et sans de nombreux invités, un si grand
repas qu’il y en a pour des jours et des jours, en dépit du nombre des
invités, avant d’en voir le bout, un tel repas est une dépense
importante. Aussi quiconque est ami de la famille du futur circoncis,
ou lié par la reconnaissance, met un point d’honneur à contribuer à
la dépense, et il aide aussi bien celui qui a besoin d’aide que celui qui
n’en a aucun besoin. C’est pourquoi, à chaque circoncision, il y a
cette soudaine abondance de biens, cette abondance de bonnes
choses.
Mais nous réjouissions-nous beaucoup de cette abondance ? Nous
ne nous en réjouissions pas sans arrière-pensée : l’épreuve qui nous
attendait n’était pas de celles qui aiguisent l’appétit. Non, la longueur
de notre appétit ne serait pas bien importante quand, la circoncision
faite, on nous convierait à prendre notre part du festin ; si nous ne le
savions pas par expérience – si nous allions seulement en faire
l’expérience ! –, nous savions très bien que les nouveaux circoncis
font plutôt triste mine.
Cette pensée nous ramenait brutalement à notre appréhension :
nous acclamions le donateur, et du coup notre pensée revenait à
l’épreuve qui nous attendait. Je l’ai dit ; cette appréhension au milieu
de l’excitation générale, et d’une excitation à laquelle par nos danses
répétées nous participions au premier chef, n’était pas le côté le
moins paradoxal de ces journées. Ne dansions-nous que pour oublier
ce que nous redoutions ? Je le croirais volontiers. Et à vrai dire, il y
avait des moments où nous finissions par oublier ; mais l’anxiété ne
tardait pas à renaître : il y avait constamment de nouvelles occasions
de lui redonner vie. Nos mères pouvaient multiplier les sacrifices à
notre intention, et elles n’y manquaient pas, aucune n’y manquait,
cela ne nous réconfortait qu’à demi.
L’une d’elles parfois, ou quelque autre parent très proche, se
mêlait à la danse et souvent, en dansant, brandissait l’insigne de
notre condition, c’était généralement une houe – la condition
paysanne en Guinée est de loin la plus commune – pour témoigner
que le futur circoncis était bon cultivateur.
Il y eut ainsi un moment où je vis apparaître la seconde épouse de
mon père, un cahier et un stylo dans la main. J’avoue que je n’y pris
guère plaisir et n’en retirai aucun réconfort, mais plutôt de la
confusion, bien que je comprisse parfaitement que ma seconde mère
ne faisait que sacrifier à la coutume et dans la meilleure intention de
la terre, puisque cahier et stylo étaient les insignes d’une occupation
qui, à ses yeux, passait celles du cultivateur ou de l’artisan.
Ma mère fut infiniment plus discrète : elle se contenta de
m’observer de loin, et même je remarquai qu’elle se dissimulait dans
la foule. Je suis sûr qu’elle était pour le moins aussi inquiète que moi,
encore qu’elle apportât tous ses soins à n’en rien laisser paraître.
Mais généralement l’effervescence était telle, je veux dire, si
communicative, que nous demeurions seuls avec le poids de notre
inquiétude.
Ajouterai-je que nous mangions vite et mal ? Il va de soi : tout
était à la danse et aux préparatifs de la fête. Nous rentrions fourbus
et dormions d’un sommeil de plomb. Le matin, nous ne pouvions
nous arracher à notre lit : nous faisions la grasse matinée, nous nous
levions quelques minutes avant que le tam-tam nous appelât.
Qu’importait dès lors que les repas fussent négligés ? À peine nous
restait-il le temps de manger. Il fallait vite, vite se laver, vite endosser
notre boubou, coiffer notre bonnet, courir à la grande place, danser !
Et danser davantage chaque jour, car nous dansions, toute la ville
dansait, à présent ; après-midi et soir – le soir, à la lueur des
torches ; et la veille de l’épreuve, la ville dansa la journée entière, la
nuit entière !
Ce dernier jour, nous l’avons vécu dans une étrange fièvre. Les
hommes qui conduisent cette initiation, après nous avoir rasé la tête,
nous avaient rassemblés dans une case à l’écart des concessions.
Cette case, spacieuse, allait être désormais notre demeure ; la cour où
elle se dressait, spacieuse elle aussi, était clôturée d’osiers si
strictement entrelacés qu’aucun regard n’aurait pu y pénétrer.
Quand nous sommes entrés dans la case, nous avons vu nos boubous
et nos calots étalés à même le sol. Au cours de la nuit, les boubous
avaient été cousus sur les côtés, sauf un bref espace pour donner
passage aux bras, mais de façon à cacher absolument nos flancs.
Quant aux calots, ils s’étaient transformés en bonnets démesurément
hauts : il avait suffi de redresser et de fixer sur une armature d’osier
le tissu primitivement rabattu à l’intérieur. Nous nous sommes
glissés dans nos boubous, et nous avons eu un peu l’air d’être
enfermés maintenant plus mince encore que nous l’étions. Lorsque
après cela nous avons mis nos bonnets qui n’en finissaient plus, nous
nous sommes regardés un moment ; si les circonstances avaient été
autres, nous eussions sans doute pouffé de rire : nous ressemblions à
des bambous, nous en avions la hauteur et la maigreur.
— Promenez-vous un instant dans la cour, nous ont dit les
hommes ; il faut vous accoutumer à votre boubou cousu. Nous avons
été faire quelques pas, mais il ne fallait pas les faire trop grands. La
couture ne le permettait pas ; l’étoffe se tendait, et les jambes
butaient contre nous avions les jambes comme entravées.
Nous sommes revenus dans la case, nous nous sommes assis sur
les nattes et nous y sommes demeurés sous la surveillance des
hommes. Nous bavardions entre nous de choses et d’autres,
dissimulant le plus que nous pouvions notre inquiétude ; mais
comment aurions-nous pu effacer de notre pensée la cérémonie du
lendemain. Notre anxiété transparaissait au travers de nos paroles.
Les hommes, près de nous, n’ignoraient pas cet état d’esprit ;
chaque fois que, malgré notre volonté, nous laissions échapper
quelque chose de notre trouble, ils s’efforçaient honnêtement de
nous rassurer, fort différents en cela des grands qui conduisent la
cérémonie des lions et qui n’ont d’autre souci que d’effrayer.
— Mais n’ayez donc pas peur ! disaient-ils. Tous les hommes sont
passés par là. Voyez-vous qu’il leur en soit advenu du mal ? Il ne vous
en adviendra pas non plus. Maintenant que vous allez devenir des
hommes, conduisez-vous en hommes : chassez la crainte loin de
vous ! Un homme n’a peur de rien.
Mais, justement, nous étions encore des enfants ; toute cette
dernière journée et toute cette dernière nuit, nous serions toujours
des enfants. Je l’ai dit nous n’étions même pas censés avoir l’âge de
raison ! Et si cet âge vient tard, s’il est en vérité tardif, notre âge
d’homme ne laissera pas de paraître un peu bien prématuré. Nous
étions toujours des enfants. Demain… Mais mieux valait penser à
autre chose, penser par exemple à toute la ville réunie sur la grande
place et dansant joyeusement. Mais n’allions-nous pas bientôt nous
joindre à la danse ?
Non ! Cette fois, nous allions danser seuls ; nous allions danser, et
les autres nous regarderaient : nous ne devions plus nous mêler aux
autres à présent ; nos mères à présent ne pourraient même plus nous
parler, moins encore nous toucher. Et nous sommes sortis de la case,
enserrés dans nos longs fourreaux et le chef surmonté de notre
immense bonnet.
Aussitôt que nous sommes apparus sur la grande place, les
hommes sont accourus. Nous avancions en file indienne entre deux
haies d’hommes. Le père de Kouyaté, vénérable vieillard à la barbe
blanche et à cheveux blancs, a fendu la haie et s’est placé à notre
tête : c’est à lui qu’il appartenait de nous monter comment se danse
le « caba », une danse réservée, comme celle du « soli », aux futurs
circoncis, mais qui n’est dansée que la veille de la circoncision. Le
père de Kouyaté, par privilège d’ancienneté et par l’effet de sa bonne
renommée, avait seul le droit d’entonner le chant qui accompagne le
« coba ».
Je marchais derrière lui, et il m’a dit de poser mes mains sur ses
épaules ; après quoi, chacun de nous a placé les mains sur les épaules
de celui qui le précédait. Quand notre file indienne s’est ainsi trouvée
comme soudée, les tam-tams et les tambours se sont brusquement
tus, et tout le monde s’est tu, tout est devenu muet et immobile. Le
père de Kouyaté alors a redressé sa haute taille, il a jeté le regard
autour de lui – il y avait quelque chose d’impérieux et de noble en
lui ! – et, comme un ordre, il a lancé très haut le chant du « coba » :
– coba ! Aye coba, lama !
Aussitôt les tam-tams et les tambours ont sonné avec force, et tous
nous avons repris la phrase :
— coba ! Aye coba, lama !
Nous marchions, comme le père de Kouyaté, les jambes écartées,
aussi écartées que le permettait notre boubou, et à pas très lents
naturellement. Et en prononçant la phrase, nous tournions, comme
l’avait fait le père de Kouyaté, la tête à gauche, puis à droite ; et notre
bonnet allongeait curieusement ce mouvement de la tête.
— coba ! Aye coba, lama !
Nous avons commencé de faire le tour de la place. Les hommes se
rangeaient à mesure que nous avancions ; et quand le dernier des
nôtres était passé, ils allaient se reformer en groupe un peu au-delà
et de nouveau se rangeaient pour nous donner passage. Et parce que
nous marchions lentement et les jambes écartées, notre démarche
était un peu celle du canard.
— coba ! Aye coba, lama !
La haie que les hommes formaient sur notre passage, était épaisse,
était compacte. Les femmes, derrière, ne devaient guère voir que nos
hauts bonnets, et les enfants n’en apercevaient évidemment pas
davantage : les années précédentes, je n’avais fait qu’entrevoir le
sommet des bonnets. Mais il suffisait : le « coba » est affaire
d’homme. Les femmes… Non, les femmes ici n’avaient pas voix.
— coba ! Aye coba, lama !
Nous avons fini par rejoindre l’endroit où nous avions commencé
notre danse. Le père de Kouyaté alors s’est arrêté, les tam-tams et les
tambours se sont tus, et nous sommes repartis vers notre case. À
peine avions-nous disparu, que la danse et les cris ont repris sur la
place.
Trois fois dans la journée, nous sommes ainsi apparus sur la
grande place pour danser le « coba » ; et dans la nuit, trois fois
encore, à la clarté des torches ; et chaque fois les hommes nous ont
enfermés dans leur vivante haie. Nous n’avons pas dormi, et
personne n’a dormi ; la ville n’a pas fermé l’œil : elle a dansé toute la
nuit ! Quand nous sommes sortis de notre case pour la sixième fois,
l’aube approchait.
— coba ! Aye coba, lama !
Nos bonnets continuaient de marquer le rythme, nos boubous
continuaient de se tendre sur nos jambes écartées, mais notre fatigue
perçait et nos yeux brillaient fiévreusement, notre anxiété
grandissait. Si le tam-tam ne nous avait pas soutenus, entraînés…
Mais le tam-tam nous soutenait, le tam-tam nous entraînait ! Et nous
avancions, nous obéissions, la tête étrangement vide, vidée par la
fatigue, étrangement pleine aussi, pleine du sort qui allait être le
nôtre.
— coba ! Aye coba, lama !
Quand nous avons achevé notre tour, l’aube blanchissait la grande
place. Nous n’avons pas regagné notre case, cette fois ; nous sommes
partis aussitôt dans la brousse, loin, là où notre tranquillité ne
risquait pas d’être interrompue. Sur la place, la fête a cessé : les gens
ont regagné leurs demeures. Quelques hommes pourtant nous ont
suivis. Les autres attendront, dans leurs cases, les coups de feu qui
doivent annoncer à tous qu’un homme de plus, un Malinké de plus
est né.
Nous avons atteint une aire circulaire parfaitement désherbée.
Tout autour, les herbes montaient très haut, plus haut que tête
d’homme ; l’endroit était le plus retiré qu’on pût souhaiter. On nous
a alignés, chacun devant une pierre. À l’autre bout de l’aire, les
hommes nous faisaient face. Et nous nous sommes dévêtus.
J’avais peur, affreusement peur, mais je portais toute mon
attention à n’en rien témoigner : tous ces hommes devant nous, qui
nous observaient, ne devaient pas s’apercevoir de ma peur. Mes
compagnons ne se montraient pas moins braves, et il était
indispensable qu’il en fût ainsi : parmi ces hommes qui nous
faisaient face, se trouvaient peut-être notre beau-père futur, un
parent futur ; ce n’était pas l’heure de perdre la face !
Soudain l’opérateur est apparu. La veille, nous l’avions entrevu,
lorsqu’il avait fait sa danse sur la grande place. Cette fois encore, je
ne ferai que l’entrevoir : je m’étais à peine aperçu de sa présence,
qu’il s’est trouvé devant moi.
Ai-je eu peur ? Je veux dire ai-je eu plus particulièrement peur, ai-
je eu à ce moment un surcroît de peur, puisque la peur me talonnait
depuis que j’étais parvenu sur l’aire ? Je n’ai pas eu le temps d’avoir
peur : j’ai senti comme une brûlure, et j’ai fermé les yeux une fraction
de seconde. Je ne crois pas que j’aie crié. Non, je ne dois pas avoir
crié : je n’ai sûrement pas eu le temps non plus de crier ! Quand j’ai
rouvert les yeux, l’opérateur était penché sur mon voisin. En
quelques secondes, la douzaine d’enfants que nous étions cette
année-là sont devenus des hommes ; l’opérateur m’a fait passer d’un
état à l’autre, à une rapidité que je ne puis exprimer.
Plus tard, j’ai su qu’il était de la famille des Daman, la famille de
ma mère. Sa renommée était grande, et à juste titre ; aux fêtes
importantes, il lui était arrivé de circoncire plusieurs centaines
d’enfants en moins d’une heure ; cette rapidité qui écourtait
l’angoisse était fort appréciée. Aussi tous les parents, tous les parents
qui le pouvaient, recouraient-ils à lui comme au plus habile ; il était
leur hôte d’un soir et l’hôte des notabilités, puis regagnait la
campagne où il habitait.
Sitôt l’opération faite, les fusils sont partis. Nos mères, nos
parents, dans leur concession, ont perçu les détonations. Et tandis
qu’on nous fait asseoir sur la pierre devant laquelle nous nous
tenions, des messagers s’élancent, se ruent à travers la brousse pour
aller annoncer l’heureuse nouvelle. Ils ont couru d’une traite, le
front, la poitrine, les bras inondés de sueur, et parvenus à la
concession, à peine peuvent-ils reprendre souffle, à peine peuvent-ils
délivrer leur message devant la famille accourue.
– Vraiment votre fils a été très brave ! crient-ils enfin à la mère du
circoncis.
Et de fait nous avions tous été très braves, nous avions tous très
attentivement dissimulé notre peur. Mais peut-être étions-nous
moins braves à présent : l’hémorragie qui suit l’opération est
abondante, est longue ; elle est inquiétante : tout ce sang perdu ! Je
regardais mon sang couler et j’avais le cœur étreint. Je pensais :
« Est-ce que mon corps va entièrement se vider de son sang ? » Et je
levais un regard implorant sur notre guérisseur, le « séma ».
— Le sang doit couler, dit le « séma ». S’il ne coulait pas…
Il n’acheva pas sa phrase : il observait la plaie. Quand il vit que le
sang enfin s’épaississait un peu, il me donna les premiers soins. Puis
il passa aux autres.
Le sang finalement tarit, et on nous revêtit de notre long boubou ;
ce serait, hormis une chemise très courte, notre seul vêtement durant
toutes les semaines de convalescence qui allaient suivre. Nous nous
tenions maladroitement sur nos jambes, la tête vague et le cœur
comme près de la nausée. Parmi les hommes qui avaient assisté à
l’opération, j’en aperçus plusieurs, apitoyés par notre misérable état,
qui se détournaient pour cacher leurs larmes.
À la ville, nos parents faisaient fête au messager, le comblaient de
cadeaux ; et les réjouissances aussitôt reprenaient : ne fallait-il pas se
réjouir de l’heureuse issue de l’épreuve, se réjouir de notre nouvelle
naissance ? Déjà amis et voisins se pressaient à l’intérieur des
concessions des nouveaux circoncis, et commençaient à danser en
notre honneur le « fady fady », la danse de bravoure, en attendant
qu’un festin gargantuesque les réunit autour des plats.
De ce festin, bien sûr, nous allions recevoir notre large part. Les
hommes, les jeunes hommes qui avaient conduit toute la cérémonie
et qui étaient en même temps nos surveillants, mais aussi à présent,
d’une certaine façon, nos serviteurs, sont allés chercher cette part.
Hélas ! nous avions perdu trop de sang, vu trop de sang – il nous
semblait en sentir encore l’odeur fade ! – et nous avions un peu de
fièvre : nous frissonnions par intervalles. Nous n’avons eu pour la
succulente platée qu’un œil morne : elle ne nous tentait aucunement
et même elle nous levait plutôt le cœur. De cette abondance
extraordinaire de mets réunis pour la fête, réunis à notre intention,
nous n’aurons qu’une part dérisoire ; nous regarderons les plats,
nous en respirerons le fumet, nous en prendrons quelques bouchées,
puis nous détournerons la tête, et durant assez de jours pour que
cette abondance s’épuise et que revienne le menu quotidien.
À la tombée de la nuit, nous avons repris le chemin de la ville,
escortés des jeunes hommes et de notre guérisseur. Nous marchions
avec beaucoup de prudence : il ne fallait pas que le boubou frôlât
notre plaie, mais parfois, en dépit de nos précautions, il la frôlait et
nous arrachait un gémissement ; et nous nous arrêtions un instant, le
visage crispé par la douleur ; les jeunes hommes nous soutenaient.
Nous avons mis un temps extraordinairement long pour rejoindre
notre case. Quand enfin nous y sommes parvenus, nous étions à bout
de forces. Nous nous sommes aussitôt étendus sur les nattes.
Nous attendions le sommeil, mais le sommeil était long à venir : la
fièvre le chassait. Nos regards erraient tristement sur les parois de la
case. À l’idée que nous allions vivre là, tant que notre convalescence
durerait – et elle durerait des semaines ! – dans la compagnie de ces
jeunes hommes et de notre guérisseur, une sorte de désespoir nous
prenait. Des hommes ! Oui, nous étions enfin des hommes, mais que
le prix en était élevé !… Nous nous sommes finalement endormis. Le
lendemain, notre fièvre était tombée, et nous avons ri de nos
sombres pensées de la veille.
Certes, notre existence dans la case n’était pas celle que nous
menions dans nos concessions, mais elle n’avait rien d’insupportable
et elle avait ses joies, encore que la surveillance fût constante et la
discipline assez stricte, mais sage, mais raisonnée, avec le seul souci
d’éviter ce qui aurait pu retarder notre convalescence.
Si nous étions surveillés jour et nuit, et plus étroitement encore de
nuit que de jour, c’est que nous ne devions nous étendre ni sur le
flanc ni sur le ventre : nous devions, tant que notre blessure ne serait
pas cicatrisée, uniquement nous coucher sur le dos, et bien entendu,
il nous était absolument interdit de croiser les jambes. Il va de soi
que durant notre sommeil, nous maintenions difficilement la
position permise, mais les jeunes hommes intervenaient aussitôt : ils
rectifiaient notre position et ils le faisaient le plus délicatement qu’ils
pouvaient, afin de ne pas briser notre repos ; ils se relayaient pour
que pas une seconde nous n’échappions à leur surveillance.
Mais peut-être ferais-je mieux de parler de leurs « soins » que de
leur « surveillance » ; ils étaient bien plus des gardes-malades que
des surveillants. Dans la journée, lorsque fatigués de demeurer
étendus ou assis sur nos nattes, nous demandions à nous lever, ils
nous portaient aide ; au moindre pas en vérité que nous faisions, ils
nous soutenaient. Ils allaient chercher nos repas, ils transmettaient
de nos nouvelles et en rapportaient. Leur service n’était nullement
une sinécure ; nous usions et parfois, je crois bien, nous abusions de
leur complaisance, mais ils ne rechignaient pas : ils mettaient une
incessante gentillesse à nous servir.
Notre guérisseur montrait moins d’indulgence. Sans doute il
donnait ses soins avec un entier dévouement, mais avec pas mal
d’autorité aussi, quoique sans rudesse ; seulement il n’aimait pas
qu’on fit la grimace lorsqu’il lavait notre plaie.
— Vous n’êtes plus des enfants, disait-il. Prenez sur vous !
Et il fallait bien que nous prenions sur nous, si nous ne voulions
pas passer pour d’irrémédiables pleurnicheurs. Nous prenions donc
sur nous deux fois par jour, car notre guérisseur lavait notre plaie
une première fois le matin, et une deuxième fois le soir. Il employait
pour cela une eau où macéraient certaines écorces et, tout en lavant
la plaie, il prononçait les incantations qui guérissent. C’était lui aussi
qui assumait la charge de nous enseigner et de nous initier.
Après une première semaine entièrement passée dans la solitude
de la case, et dont la monotonie n’avait été interrompue que par les
quelques visites que mon père m’avait faites, nous avons recouvré
une liberté de marche suffisante pour entreprendre quelques courtes
promenades en brousse, sous la conduite de notre guérisseur.
Tant que nous demeurions aux environs immédiats de la ville, les
jeunes hommes nous précédaient. Ils marchaient en éclaireurs afin
que si quelque femme vint à se trouver sur notre chemin, ils
l’avertissent à temps de s’éloigner. Nous ne devions en effet point
rencontrer de femmes, nous ne devions voir de femmes sous aucun
prétexte, même pas notre mère, tant que notre plaie ne serait pas
convenablement cicatrisée. L’interdit tend simplement à ne pas
contrecarrer la cicatrisation ; je ne crois pas qu’il faille chercher des
explications plus lointaines.
L’enseignement que nous recevions en brousse, loin des oreilles
indiscrètes, n’avait rien de très mystérieux ; rien, je pense, que
d’autres oreilles que les nôtres n’auraient pu entendre. Ces leçons, les
mêmes que celles qui furent données à tous ceux qui nous ont
précédés, se résumaient à la ligne de conduite qu’un homme doit
tenir dans la vie ; être franc absolument, acquérir les vertus qui en
toutes circonstances font l’honnête homme, remplir nos devoirs
envers Dieu, envers nos parents, envers les notables, envers le
prochain. Et cependant nous ne devions rien communiquer de ce qui
nous était dit, ni aux femmes ni aux non-initiés ; pas plus que nous
ne devions rien dévoiler des rites secrets de la circoncision. La
coutume est telle. Les femmes non plus ne répètent rien des rites de
l’excision.
Pour le cas où, plus tard, un non-initié eût cherché à surprendre ce
qui avait été enseigné, et se fût fait à cette intention passer pour un
initié, on nous informait des moyens de le démasquer. Le plus
simple, mais non le moins laborieux de ces moyens, consiste en des
phrases avec refrains sifflés. Il y a quantité de ces refrains, il y en a
suffisamment pour que l’imposteur, fut-il parvenu par extraordinaire
à en retenir deux ou trois, se voie néanmoins dépisté au quatrième
ou au dixième, sinon au vingtième ! Toujours longs, toujours
compliqués, ces refrains sont impossibles à répéter, si on ne vous les
a abondamment serinés, si on ne les a patiemment appris.
Le fait est qu’il faut une longue patience pour les apprendre, une
mémoire exercée pour les retenir. Il nous arrivait de nous en
apercevoir : lorsque notre guérisseur nous jugeait par trop rebelles à
son enseignement – et en vérité nous n’étions pas toujours attentifs
–, il nous rappelait vivement à la discipline ; il se servait pour cela du
pompon qui pendait à notre bonnet : il nous en cinglait le dos ! Cela
paraîtra anodin ; mais si le pompon est volumineux, s’il est
largement garni de coton, le noyau qu’on place au centre est dur, et il
tombe rudement !
La troisième semaine, on m’a permis de voir ma mère. Quand un
des jeunes hommes est venu me dire que ma mère était devant la
porte, je me suis précipité.
— Holà ! pas si vite ! m’a-t-il dit en me prenant la main. Attends-
moi !
— Oui, mais viens vite !
Trois semaines ! Jamais encore nous n’étions restés séparer un si
long espace de temps. Quand je partais en vacances pour Tindican, je
demeurais rarement plus de dix ou quinze jours absent, et ce n’était
pas une absence qu’on aurait pu comparer à celle qui nous séparait
présentement.
— Eh bien ! tu viens ? dis-je.
Je trépignais d’impatience.
— Écoute ! dit le jeune homme. Écoute-moi d’abord ! Tu vas voir
ta mère, il t’est permis de la voir, mais tu dois la voir du seuil de
l’enceinte : tu ne peux pas franchir l’enceinte !
— Je resterai sur le seuil, dis-je. Mais laisse-moi aller !
Et je secouais sa main.
— Nous irons ensemble, dit-il.
Il n’avait pas lâché ma main, et nous sommes sortis ensemble de
la case. La porte de l’enceinte était entrouverte. Sur le seuil, plusieurs
des jeunes hommes étaient assis ; ils me firent signe de ne pas aller
au-delà. Je franchis d’un pas rapide les quelques mètres qui me
séparaient de la porte, et brusquement je vis ma mère ! Elle se tenait
dans la poussière du chemin, à quelques pas de l’enceinte : elle non
plus ne devait pas s’approcher davantage.
— Mère ! ai-je crié. Mère !
Et j’eus tout à coup la gorge serrée. Était-ce parce que je ne
pouvais m’approcher plus près, parce que je ne pouvais serrer ma
mère dans mes bras ? Était-ce parce que tant de jours déjà nous
séparaient, parce que beaucoup de jours devaient nous séparer
encore ? Je ne sais pas. Je sais seulement que je ne pouvais que
crier : « Mère », et qu’à ma joie de la revoir, un brusque, un étrange
abattement avait succédé. Ou devais-je attribuer cette instabilité à la
transformation qui s’étaie faite en moi ? Quand j’avais quitté ma
mère, j’étais toujours un enfant. À présent… Mais étais-je vraiment
un homme, à présent ? Étais-je déjà un homme ?… J’étais un
homme ! Oui, j’étais un homme ! À présent, il y avait cette distance
entre ma mère et moi : l’homme ! C’était une distance infiniment
plus grande que les quelques mètres qui nous séparaient.
— Mère ! ai-je de nouveau crié.
Mais je l’avais fait faiblement cette fois, comme une plainte et
comme pour moi-même, misérablement.
— Eh bien, je suis là ! a dit ma mère. Je suis venue te voir.
— Oui, tu es venue me voir !
Et je passai subitement de l’abattement à la joie.
De quoi m’embarrassais-je ? Ma mère était là ! Elle était devant
moi ! En deux enjambées j’aurais pu la rejoindre ; je l’eusse
assurément rejointe, s’il n’y avait eu cette défense absurde de
franchir le seuil de l’enceinte.
— Je suis contente de te voir ! a poursuivi ma mère.
Et elle a souri. J’ai aussitôt compris pourquoi elle souriait. Elle
était venue, un peu inquiète, vaguement inquiète. Bien qu’on lui
apportât de mes nouvelles, bien que mon père lui en rapportât, et
que ces nouvelles fussent bonnes, elle était demeurée un peu
inquiète : qu’est-ce qui l’assurait qu’on lui disait toute la vérité ? Mais
maintenant elle avait jugé par elle-même, elle avait reconnu à ma
mine que ma convalescence était réellement en bonne voie, et elle
était vraiment contente.
— Je suis vraiment très contente ! a-t-elle dit.
Néanmoins elle n’a rien ajouté : il suffisait de cette allusion
lointaine. On ne doit pas parler ouvertement de guérison, moins
encore de notre guérison ; cela n’est pas prudent, cela risque de
déchaîner des forces, hostiles.
— Je t’ai apporté des noix de kola, a dit ma mère.
Et elle a ouvert le petit cabas qu’elle tenait à la main, elle m’a
montré les noix. Un des jeunes hommes qui étaient assis sur le seuil,
est allé les prendre et me les a remises.
— Merci, mère !
— Maintenant je vais rentrer, a-t-elle dit. Dis bonjour à mon père,
dis bonjour à tous !
— Oui, je le ferai.
— À très bientôt, mère !
— À très bientôt, a-t-elle répondu. Sa voix tremblait un peu. Je
suis rentré aussitôt. L’entrevue n’avait pas duré deux minutes, mais
c’était tout ce qui nous était permis ; et tout le temps, il y avait eu
entre nous cet espace que nous ne devions pas franchir. Pauvre chère
maman ! Elle ne m’avait seulement pas serré contre sa poitrine !
Pourtant je suis sûr qu’elle s’était éloignée, très droite, très digne ;
elle se tenait toujours très droite, et parce qu’elle se tenait si droite,
elle paraissait plus grande qu’elle n’était ; et elle marchait toujours
très dignement : sa démarche était naturellement digne. Il me
semblait la voir marcher dans le chemin, la robe tombant noblement,
le pagne bien ajusté, les cheveux soigneusement nattés et ramenés au
niveau de la nuque. Comme ces trois semaines avaient dû lui paraître
longues !
Je me suis un peu promené dans la cour, avant de regagner la
case : j’étais triste, de nouveau j’étais triste. Avais-je perdu, en même
temps que l’enfance, mon insouciance ? J’ai rejoint mes
compagnons, j’ai partagé les noix ; leur amertume si plaisante
généralement, si fraîche au palais quand, après, on va boire au
canari, n’était plus que pure amertume.
Certes mon père, lui, venait souvent ; il pouvait me faire visite
aussi souvent qu’il le voulait ; mais nous nous disions très peu de
choses : ces visites, au milieu de mes compagnons et des jeunes
hommes, étaient sans véritable intimité ; nos paroles couraient ici,
couraient là, nos paroles s’égaraient, et nous serions bientôt
demeurés sans plus rien nous dire, si les jeunes hommes, si mes
compagnons n’avaient finalement pris part à notre conversation.
La quatrième semaine s’est passée plus librement. Les plaies
étaient pour la plupart cicatrisées ou en telle voie qu’il n’y avait plus
danger d’en voir la guérison s’interrompre. La fin de la semaine nous
a trouvé parfaitement valides. Les jeunes hommes ont rabattu nos
hauts bonnets et décousu nos boubous. Nous portions à présent les
larges pantalons des hommes et nous étions, il va sans dire,
impatients de nous montrer : nous sommes allés nous promener
dans la ville, très fiers, immensément fiers de notre nouvel
accoutrement, et parlant haut comme si déjà nous ne monopolisions
pas suffisamment les regards.
Nous demeurions toutefois en groupe, et c’est en groupe aussi que
nous avons entrepris la tournée des diverses concessions auxquelles
nous appartenions. À chaque visite on nous faisait fête, et nous, nous
faisions large honneur au festin qui nous attendait ; maintenant que
nous étions en pleine convalescence – plusieurs avaient dépassé déjà
le stade de la convalescence ; je l’avais, pour ma part, bel et bien
dépassé –, nous avions les dents merveilleusement longues.
Quand un incirconcis s’approchait un peu trop près de notre
joyeuse bande, nous nous saisissions de lui et le fouettions par jeu
avec nos pompons. Tout contact pourtant nous demeurait encore
interdit avec les jeunes filles, et c’était une défense qu’aucun de nous
n’eut enfreint ; nous étions sévèrement avertis que si quelque femme
nous voyait intimement, nous courions le risque de rester à jamais
stériles. Fanta que je rencontrai, me fit discrètement signe de loin ; je
lui répondis de la même manière, par un simple battement des
paupières. L’aimais-je toujours ? Je ne savais pas. Nous avions été si
retranchés du monde, nous étions devenus si différents de ce que
nous avions été, bien qu’un mois à peine se fût écoulé entre notre
enfance et notre âge d’homme, si indifférents à ce que nous avions
été, que je ne savais plus très bien où j’en étais. « Le temps, pensais-
je, le temps m’apportera un nouvel équilibre. » Mais quelle sorte
d’équilibre ? Je me l’imaginais mal.
L’heure vint finalement où le guérisseur nous jugea tout à fait
rétablis et nous rendit à nos parents. Ce retour n’était pas absolu,
mais il le fut exceptionnellement pour moi : j’étais écolier et je ne
pouvais plus longtemps me joindre aux excursions que mes
compagnons entreprenaient dans les villes et les villages
avoisinants ; je ne pouvais davantage partager leurs travaux dans les
champs de notre guérisseur, en retour des soins que nous avions
reçus. Mes parents firent ce qui était nécessaire pour m’en dispenser.
Quand je regagnai définitivement ma concession, toute la famille
m’attendait. Mes parents me serrèrent fortement dans leurs bras, ma
mère particulièrement comme si elle avait voulu secrètement
affirmer que j’étais toujours son fils, que ma seconde naissance
n’enlevait point ma qualité de fils. Mon père nous considéra un
moment, puis il me dit comme à regret :
— Voici désormais ta case, mon petit.
La case faisait face à la case de ma mère.
— Oui, dit ma mère, à présent tu dormiras là ; mais, tu vois, je
reste à portée de ta voix.
J’ouvris la porte de la case : sur le lit, mes vêtements étaient
étalés. Je m’approchai et les pris un à un, puis les reposai
doucement ; c’étaient des vêtements d’homme ! Oui, la case faisait
face à la case de ma mère, je restais à portée de la voix de ma mère,
mais les vêtements, sur le lit, étaient des vêtements d’homme ! J’étais
un homme !
— Es-tu satisfait de tes nouveaux vêtements ? demanda ma mère.
Satisfait ? Oui, j’étais satisfait : il allait de soi que je fusse satisfait.
Enfin je crois bien que j’étais satisfait. C’étaient de beaux vêtements,
c’étaient… Je me tournai vers ma mère : elle me souriait tristement…
Chapitre 9

J’avais quinze ans, quand je partis pour Conakry. J’allais y suivre


l’enseignement technique à l’école Georges Poiret, devenue depuis le
Collège technique.
Je quittais mes parents pour la deuxième fois. Je les avais quittés
une première fois aussitôt après mon certificat d’études, pour servir
d’interprète à un officier qui était venu faire des relevés de terrain
dans notre région et en direction du Soudan. Cette fois, je prenais un
congé beaucoup plus sérieux…
Depuis une semaine, ma mère accumulait les provisions. Conakry
est à quelque 600 kilomètres de Kouroussa et, pour ma mère, c’était
une terre inconnue, sinon inexplorée, où Dieu seul savait si l’on
mange à sa faim. Et c’est pourquoi les couscous, les viandes, les
poissons, les ignames, le riz, les patates s’entassaient. Une semaine
plus tôt déjà, ma mère avait entamé la tournée des marabouts les
plus réputés, les consultants sur mon avenir et multipliant les
sacrifices. Elle avait fait immoler un bœuf à la mémoire de son père
et invoqué l’assistance de ses ancêtres, afin que le bonheur
m’accompagnât dans un voyage qui, à ses yeux, était un peu comme
un départ chez les sauvages ; le fait que Conakry est la capitale de la
Guinée, ne faisait qu’accentuer le caractère d’étrangeté du lieu où je
me rendrais.
La veille de mon départ, un magnifique festin réunit dans notre
concession marabouts et féticheurs, notables et amis et, à dire vrai,
quiconque se donnait la peine de franchir le seuil, car il ne fallait,
dans l’esprit de ma mère, éloigner personne ; il fallait tout au
contraire que des représentants de toutes les classes de la société
assistassent au festin, afin que la bénédiction qui m’accompagnera
fût complète. Telle était d’ailleurs l’intention dans laquelle les
marabouts avaient ordonné cette dépense de victuailles. Et ainsi
chacun, après s’être rassasié, me bénissait, disait en me serrant la
main :
— Que la chance te favorise ! Que tes études soient bonnes ! Et que
Dieu te protège !
Les marabouts, eux, usaient de formules plus longues. Ils
commençaient par réciter quelques textes du Coran adaptés à la
circonstance ; puis, leurs invocations achevées, ils prononçaient le
nom d’Allah ; immédiatement après, ils me bénissaient.
Je passai une triste nuit. J’étais très énervé, un peu angoissé aussi,
et je me réveillai plusieurs fois. Une fois, il me sembla entendre des
gémissements. Je pensai aussitôt à ma mère. Je me levai et allai à sa
case : ma mère remuait sur sa couche et se lamentait sourdement.
Peut-être aurais-je dû me montrer, tenter de la consoler, mais
j’ignorais comment elle m’accueillerait : peut-être n’aurait-elle pas
été autrement satisfaite d’avoir été surprise à se lamenter ; et je me
retirai, le cœur serré. Est-ce que la vie était ainsi faite, qu’on ne pût
rien entreprendre sans payer tribut aux larmes ?
Ma mère me réveilla à l’aube, et je me levai sans qu’elle dût
insister. Je vis qu’elle avait les traits tirés, mais elle prenait sur elle,
et je ne dis rien : je fis comme si son calme apparent me donnait
réellement le change sur sa peine. Mes bagages étaient en tas dans la
case. Soigneusement calée et placée en évidence, une bouteille y était
jointe.
— Qu’y a-t-il dans cette bouteille ? dis-je.
— Ne la casse pas ! dit ma mère.
— J’y ferai attention.
Fais-y grande attention ! Chaque matin, avant d’entrer en classe,
tu prendras une petite gorgée de cette bouteille.
— Est-ce l’eau destinée à développer l’intelligence ? dis-je.
— Celle-là même ! Et il n’en peut exister de plus efficace : elle
vient de Kankan !
J’avais déjà bu de cette eau : mon professeur m’en avait fait boire,
quand j’avais passé mon certificat d’études. C’est une eau magique
qui a nombre de pouvoirs et en particulier celui de développer le
cerveau. Le breuvage est curieusement composé : nos marabouts ont
des planchettes sur lesquelles ils écrivent des prières tirées du
Coran ; lorsqu’ils ont fini d’écrire le texte, ils l’effacent en lavant la
planchette ; l’eau de ce lavage est précieusement recueillie et,
additionnée de miel, elle forme l’essentiel du breuvage. Acheté dans
la ville de Kankan, qui est une ville très musulmane et la plus sainte
de nos villes, et manifestement acheté à haut prix, le breuvage devait
être particulièrement agissant. Mon père, pour sa part, m’avait
remis, la veille, une petite corne de bouc renfermant des talismans ;
et je devais porter continuellement sur moi cette corne qui me
détendrait contre les mauvais esprits.
— Cours vite faire tes adieux maintenant ! dit ma mère.
J’allai dire au revoir aux vieilles gens de notre concession et des
concessions voisines, et j’avais le cœur gros. Ces hommes, ces
femmes, je les connaissais depuis ma plus tendre enfance, depuis
toujours je les avais vus à la place même où je les voyais, et aussi j’en
avais vu disparaître : ma grand-mère paternelle avait disparu. Et
reverrais-je tous ceux auxquels je disais à présent adieu ? Frappé de
cette incertitude, ce fut comme si soudain je prenais congé de mon
passé même. Mais n’était-ce pas un peu cela ? Ne quittais-je pas ici
toute une partie de mon passé ?
Quand je revins près de ma mère et que je l’aperçus en larmes
devant mes bagages, je me mis à pleurer à mon tour. Je me jetai dans
ses bras et je l’étreignis.
— Mère ! criai-je.
Je l’entendais sangloter, je sentais sa poitrine douloureusement se
soulever.
— Mère, ne pleure pas ! dis-je. Ne pleure pas !
Mais je n’arrivais pas moi-même à refréner mes larmes et je la
suppliai de ne pas m’accompagner à la gare, car il me semblait
qu’alors je ne pourrais jamais m’arracher à ses bras. Elle me fit signe
qu’elle y consentait. Nous nous étreignîmes une dernière fois, et je
m’éloignai presque en courant. Mes sœurs, mes frères, les apprentis
se chargèrent des bagages.
Mon père m’avait rapidement rejoint et il m’avait pris la main,
comme du temps où j’étais encore enfant. Je ralentis le pas : j’étais
sans courage, je sanglotais éperdument.
— Père ! fis-je.
— Je t’écoute, dit-il.
— Est-il vrai que je pars ?
— Que ferais-tu d’autre ? Tu sais bien que tu dois partir.
— Oui, dis-je.
Et je me remis à sangloter.
— Allons ! allons ! mon petit, dit-il. N’es-tu pas un grand garçon ?
Mais sa présence même, sa tendresse même – et davantage encore
maintenant qu’il me tenait la main – m’enlevait le peu de courage
qui me restait, et il le comprit.
— Je n’irai pas plus loin, dit-il. Nous allons nous dire adieu ici : il
ne convient pas que nous fondions en larmes à la gare, en présence
de tes amis ; et puis je ne veux pas laisser ta mère seule en ce
moment : ta mère a beaucoup de peine ! J’en ai beaucoup aussi.
Nous avons tous beaucoup de peine, mais nous devons nous montrer
courageux. Sois courageux ! Mes frères, là-bas, s’occuperont de toi.
Mais travaille bien ! Travaille comme tu travaillais ici. Nous avons
consenti pour toi des sacrifices ; il ne faut point qu’ils demeurent
sans résultat. Tu m’entends ?
— Oui, fis-je.
Il demeura silencieux un moment, puis reprit :
— Vois-tu, je n’ai pas eu comme toi un père qui veillait sur moi ;
au moins ne l’ai-je pas eu très longtemps : à douze ans, j’étais
orphelin ; et j’ai dû faire seul mon chemin. Ce n’était pas un chemin
facile ! Les oncles auxquels on m’avait confié, m’ont traité plus en
esclave qu’en neveu. Ce n’est pas pourtant que je leur sois resté
longtemps à charge : presque tout de suite ils m’ont placé chez les
Syriens ; j’y étais simple domestique, et tout ce que je gagnais, je le
remettais fidèlement à mes oncles, mais mes gains mêmes ne
désarmèrent jamais leur rudesse ni leur avidité. J’ai dû beaucoup
travailler pour me faire ma situation. Toi… Mais en voilà assez. Saisis
ta chance ! Et fais-moi honneur ! Je ne te demande rien de plus. Le
feras-tu ?
— Je le ferai, père.
— Bien ! bien… Allons ! sois brave, petit. Va !…
— Père !
Il me serra contre lui ; il ne m’avait jamais serré si étroitement
contre lui.
— Va ! petit, va !
Il desserra brusquement son étreinte et partit très vite – sans
doute ne voulait-il point me montrer ses larmes – et je poursuivis ma
route vers la gare. L’aînée de mes sœurs, mes frères, Sidafa et les plus
jeunes apprentis m’escortaient avec mes bagages. À mesure que nous
avancions, des amis se joignaient à nous ; Fanta aussi rejoignit notre
groupe. Et c’était un peu comme si de nouveau j’avais été sur le
chemin de l’école : tous mes compagnons étaient là, et même notre
bande n’avait jamais été plus nombreuse. Et de fait, n’étais-je pas sur
le chemin de l’école ?
— Fanta, dis-je, nous sommes sur le chemin de l’école.
Mais elle ne me répondit que par un pâle sourire, et mes paroles
n’eurent pas d’autre écho. J’étais en vérité sur le chemin de l’école,
mais j’étais seul ; déjà j’étais seul ! Nous n’avions jamais été plus
nombreux, et jamais je n’avais été si seul. Bien que ma part fût sans
doute la plus lourde, nous portions tous le poids de la séparation : à
peine échangions-nous quelque rare parole. Et nous fûmes sur le
quai de la gare, attendant le train, sans nous être quasiment rien dit ;
mais qu’eussions-nous dit que nous ne ressentions chacun ? Tout
allait sans le dire.
Plusieurs griots étaient venus saluer mon départ. Je ne fus pas
plus tôt sur le quai, qu’ils m’assaillirent de flatteries. « Déjà tu es
aussi savant que les Blancs ! chantaient-ils. Tu es véritablement
comme les Blancs ! À Conakry, tu t’assoiras parmi les plus
illustres ! » De tels excès étaient assurément plus faits pour me
confondre que pour chatouiller ma vanité. Au vrai, que savais-je ?
Ma science était bien courte encore ! Et ce que je savais, d’autres
aussi le savaient : mes compagnons qui m’entouraient, en savaient
autant que moi ! J’aurais voulu demander aux griots de se taire ou
tout au moins de modérer leurs louanges, mais c’eût été aller contre
les usages, et je me tins coi. Leurs flatteries d’ailleurs n’étaient peut-
être pas tout à fait inutiles : elles me faisaient penser à prendre mes
études fort au sérieux, et il est vrai que je les avais toujours prises
fort au sérieux ; mais tout ce que chantaient les griots à présent, je
me voyais désormais contraint de le réaliser un jour, si je ne voulais
pas à mon retour, à chaque retour, avoir l’air d’un âne.
Ces flatteries eurent encore un effet supplémentaire ; celui de me
distraire du chagrin où j’étais plongé. J’en avais souri – j’avais
commencé par en sourire avant d’en ressentir de la confusion, mais
si mes compagnons en avaient également perçu le ridicule, et ils
l’avaient nécessairement perçu, rien néanmoins n’en affleurait sur
leurs traits ; sans doute sommes-nous si habitués aux hyperboles des
griots, que nous n’y accordons plus attention. Mais Fanta ? Non,
Fanta avait dû prendre ces flatteries pour argent comptant. Fanta…
Fanta ne songeait pas à sourire : elle avait les yeux embués. Chère
Fanta !… Je jetai, en désespoir de cause, un regard à ma sœur : celle-
ci pour sûr avait du éprouver mes sentiments : elle éprouvait
toujours mes sentiments ; mais je la vis simplement préoccupée par
mes bagages : elle m’avait déjà plusieurs fois recommandé d’y veiller
et elle profita de la rencontre de nos regards pour me le répéter.
— Sois sans crainte, dis-je. J’y veillerai.
— Te rappelles-tu leur nombre ? dit-elle.
— Certainement !
— Bon ! Alors, ne les égare pas. Souviens-toi que tu passes ta
première nuit à Mamou : le train s’arrête la nuit, à Mamou.
— Suis-je un enfant auquel il faut tout expliquer ?
— Non, mais tu ne sais pas comment sont les gens là où tu vas.
Garde tes bagages à portée et, de temps en temps, compte-les. Tu me
comprends : aie l’œil dessus !
— Oui, dis-je.
— Et ne donne pas ta confiance au premier venu ! Tu m’entends ?
— Je t’entends !
Mais il y avait un moment déjà que j’avais cessé de l’entendre et
cessé de sourire des hyperboles des griots : ma peine m’était
brusquement revenue ! Mes jeunes frères avaient glissé leurs petites
mains dans les miennes, et je pensais à la tendre chaleur de leurs
mains ; je pensais aussi que le train n’allait plus tarder, et qu’il me
faudrait lâcher leurs mains et me séparer de cette chaleur, me
séparer de cette douceur ; et je craignais de voir déboucher le train, je
souhaitais que le train eût du retard : parfois il avait du retard ; peut-
être aujourd’hui aussi aurait-il du retard. Je regardai l’heure, et il
avait du retard ! Il avait du retard ! Mais il déboucha tout à coup, et
je dus lâcher les mains, quitter cette douceur et avoir l’impression de
tout quitter !
Dans le brouhaha du départ, il me sembla que je ne voyais que
mes frères : ils étaient ici, ils étaient là, et comme éperdus, mais se
faufilant néanmoins chaque fois au premier rang ; et mes regards
inlassablement les cherchaient, inlassablement revenaient sur eux.
Les aimais-je donc tant ? Je ne sais pas. Il m’arrivait souvent de les
négliger quand je partais pour l’école, les plus petits dormaient
encore ou bien on les baignait, et quand je rentrais de l’école, je
n’avais pas toujours grand temps à leur donner ; mais maintenant je
ne regardais qu’eux. Était-ce leur chaleur qui imprégnait encore mes
mains et me rappelait que mon père, tout à l’heure, m’avait pris la
main ? Oui, peut-être ; peut-être cette dernière chaleur qui était celle
de la case natale.
On me passa mes bagages par la fenêtre, et je les éparpillai autour
de moi ; ma sœur sans doute me fit une dernière recommandation
aussi vaine que les précédentes ; et chacun certainement eut une
parole gentille, Fanta sûrement aussi, Sidafa aussi, mais dans cet
envolement de mains et d’écharpes qui salua le départ du train, je ne
vis vraiment que mes frères qui couraient le long du quai, le long du
train, en me criant adieu. Là où le quai finit, ma sœur et Fanta les
rejoignirent. Je regardai mes frères agiter leur béret, ma sœur et
Fanta agiter leur foulard, et puis soudain je les perdis de vue ; je les
perdis de vue bien avant que l’éloignement du train m’y eût
contraint : mais c’est qu’une brume soudain les enveloppa, c’est que
les larmes brouillèrent ma vue… Longtemps je demeurai dans mon
coin de compartiment, comme prostré, mes bagages répandus autour
de moi, avec cette dernière vision dans les yeux : mes jeunes frères,
ma sœur, Fanta…
Vers midi, le train atteignit Dabola. J’avais finalement rangé mes
bagages et je les avais comptés ; et je commençais à reprendre un peu
intérêt aux choses et aux gens. J’entendis parler le peul : Dabola est à
l’entrée du pays peul. La grande plaine où j’avais vécu jusque-là,
cette plaine si riche, si pauvre aussi, si avare parfois avec son sol
brûlé, mais d’un visage si familier, si amical, cédait la place aux
premières pentes du Fouta-Djallon.
Le train repartit vers Mamou, et bientôt les hautes falaises du
massif apparurent. Elles barraient l’horizon, et le train partait à leur
conquête ; mais c’était une conquête très lente, presque désespérée,
si lente et si désespérée qu’il arrivait que le train dépassât à peine le
pas d’homme. Ce pays nouveau pour moi, trop nouveau pour moi,
trop tourmenté, me déconcertait plus qu’il ne m’enchantait ; sa
beauté m’échappait.
J’arrivai à Mamou un peu avant la fin du jour. Comme le train ne
repart de cette ville que le lendemain, les voyageurs passent la nuit
où cela se trouve, à l’hôtel ou chez des amis. Un ancien apprenti de
mon père, averti de mon passage, me donna l’hospitalité pour la nuit.
Cet apprenti se montra on ne peut plus aimable en paroles ; en fait –
mais peut-être ne se souvint-il pas de l’opposition des climats –, il
me logea dans une case juchée sur une colline, où j’eus tout loisir –
plus de loisir que je n’en souhaitais ! – d’éprouver les nuits froides et
l’air sec du Fouta-Djallon. La montagne décidément ne me disait
rien !
Le lendemain, je repris le train, et un revirement se fit en moi ;
était-ce l’accoutumance déjà ? je ne sais, mais mon opinion sur la
montagne se modifia brusquement et à telle enseigne que, de Mamou
à Kindia, je ne quittai pas la fenêtre une seconde. Je regardais, et
cette fois avec ravissement, se succéder cimes et précipices, torrents
et chutes d’eau, pentes boisées et vallées profondes. L’eau jaillissait
partout, donnait vie à tout. Le spectacle était admirable, un peu
terrifiant aussi quand le train s’approchait par trop des précipices. Et
parce que l’air était d’une extraordinaire pureté, tout se voyait dans
le moindre détail. C’était une terre heureuse ou qui paraissait
heureuse. D’innombrables troupeaux paissaient, et les bergers nous
saluaient au passage.
À l’arrêt de Kindia, je cessai d’entendre parler le peul : on parlait
le soussou, qui est le dialecte qu’on parle également à Conakry. Je
prêtai l’oreille un moment, mais presque tout m’échappa, des paroles
qu’on échangeait.
Nous descendions à présent vers la côte et vers Conakry, et le train
roulait, roulait, autant il s’était essoufflé à escalader le massif, autant
il le dévalait joyeusement. Mais le paysage n’était plus le même
qu’entre Mamou et Kindia, le pittoresque n’était plus le même :
c’était ici une terre moins mouvementée, moins âpre et déjà
domestiquée, où de grandes étendues symétriquement plantées de
bananiers et de palmiers se suivaient avec monotonie. La chaleur
aussi était lourde, et toujours plus lourde à mesure que nous nous
rapprochions des terres basses et de la côte, et qu’elle gagnait en
humidité ; et l’air naturellement avait beaucoup perdu de sa
transparence.
À la nuit tombée, la presqu’île de Conakry se découvrit, vivement
illuminée. Je l’aperçus de loin comme une grande fleur claire posée
sur les flots ; sa tige la retenait au rivage. L’eau à l’entour luisait
doucement, luisait comme le ciel ; mais le ciel n’a pas ce
frémissement ! Presque tout de suite, la fleur se mit à grandir, et
l’eau recula, l’eau un moment encore se maintint des deux côtés de la
tige, puis disparut. Nous nous rapprochions maintenant rapidement.
Quand nous fûmes dans la lumière même de la presqu’île et au cœur
de la fleur, le train s’arrêta.
Un homme de haute taille et qui imposait, vint au-devant de moi.
Je ne l’avais jamais vu – ou, si je l’avais vu, c’était dans un âge trop
tendre pour m’en souvenir –, mais à la manière dont il me
dévisageait, je devinai qu’il était le frère de mon père.
— Êtes-vous mon oncle Mamadou, dis-je.
— Oui, dit-il, et toi, tu es mon neveu Laye. Je t’ai aussitôt reconnu
tu es le vivant portrait de ta mère ! Vraiment, je n’aurais pas pu ne
pas te reconnaître. Et, dis-moi comment va-t-elle, ta mère ? Et
comment va ton père ?… Mais viens ! nous aurons tout loisir de
parler de cela. Ce qui compte pour l’instant, c’est que tu dînes et puis
que tu te reposes. Alors, suis-moi, et tu trouveras ton dîner prêt et ta
chambre préparée.
Cette nuit fut la première que je passai dans une maison
européenne. Était-ce le manque d’habitude, était-ce la chaleur
humide de la ville ou la fatigue de deux journées de train, je dormis
mal. C’était pourtant une maison très confortable que celle de mon
oncle, et la chambre où je dormais était très suffisamment vaste, le lit
assurément moelleux, plus moelleux qu’aucun de ceux sur lesquels je
m’étais jusque-là étendu ; au surplus j’avais été très amicalement
accueilli, accueilli comme un fils pourrait l’être ; il n’empêche je
regrettais Kouroussa, je regrettais ma case ! Ma pensée demeurait
toute tournée vers Kouroussa : je revoyais ma mère, mon père, je
revoyais mes frères et mes sœurs, je revoyais mes amis. J’étais à
Conakry et je n’étais pas tout à fait à Conakry. J’étais toujours à
Kouroussa ; et je n’étais plus à Kouroussa ! J’étais ici et j’étais là ;
j’étais déchiré Et je me sentais très seul, en dépit de l’accueil
affectueux que j’avais reçu.
— Alors, me dit mon oncle, quand je me présentai le lendemain
devant lui, as-tu bien dormi ?
— Oui, dis-je.
— Non, dit-il ; peut-être n’as-tu pas très bien dormi. Le
changement aura été un peu brusque. Mais tout cela n’est qu’affaire
d’habitude. Tu reposeras déjà beaucoup mieux, la nuit prochaine. Tu
ne crois pas ?
— Je le crois.
— Bon et aujourd’hui, que comptes-tu faire ?
— Je ne sais pas. Ne dois-je pas rendre visite à l’école ?
— Nous ferons cette visite demain et nous la ferons ensemble.
Aujourd’hui, tu vas visiter la ville. Profite de ton dernier jour de
vacances ! Es-tu d’accord ?
— Oui, mon oncle.
Je visitai la ville. Elle différait fort de Kouroussa. Les avenues y
étaient tirées au cordeau et se coupaient à angle droit. Des manguiers
les bordaient et par endroits formaient charmille ; leur ombre
épaisse était partout la bienvenue, car la chaleur était accablante non
qu’elle fût beaucoup plus forte qu’à Kouroussa peut-être même était-
elle moins forte – mais saturée de vapeur d’eau à un point
inimaginable. Les maisons s’entouraient toutes de fleurs et de
feuillage ; beaucoup étaient comme perdues dans la verdure, noyées
dans un jaillissement effréné de verdure. Et puis je vis la mer !
Je la vis brusquement au bout d’une avenue et je demeurai un
long moment à regarder son étendue, à regarder les vagues se suivre
et se poursuivre, et finalement se briser contre les roches rouges du
rivage. Au loin, des îles apparaissaient, très vertes en dépit de la buée
qui les environnait. Il me sembla que c’était le spectacle le plus
étonnant qu’on put voir ; du train et de nuit, je n’avais fait que
l’entrevoir ; je ne m’étais pas fait une notion juste de l’immensité de
la mer et moins encore de son mouvement, de la sorte de fascination
qui naît de son infatigable mouvement ; à présent j’avais le spectacle
sous les yeux et je m’en arrachai difficilement.
— Eh bien, comment as-tu trouvé la ville ? me dit mon onde à mon
retour.
— Superbe ! dis-je.
— Oui, dit-il, bien qu’un peu chaude si j’en juge par l’état de tes
vêtements. Tu es en nage ! Va te changer. Il faudra te changer ici
plusieurs fois par jour. Mais ne traîne pas : le repas doit être prêt, et
tes tantes sont certainement impatientes de le servir.
Mon oncle habitait la maison avec ses deux femmes, mes tantes
Awa et N’Gady, et un frère cadet, mon oncle Sékou. Mes tantes,
comme mes oncles, avaient chacune son logement particulier et elles
l’occupaient avec leurs enfants.
Mes tantes Awa et N’Gady se prirent d’affection pour moi dès le
premier soir et demeurèrent dans ce sentiment au point que, bientôt,
elles ne firent plus de différence entre leurs propres enfants et moi-
même. Quant aux enfants, plus jeunes de beaucoup, on ne leur apprit
pas que je n’étais que leur cousin : ils me crurent leur frère aîné et de
fait me traitèrent d’emblée comme tel ; la journée n’était pas à sa fin,
qu’ils se pressaient contre moi et grimpaient sur mes genoux. Plus
tard, quand l’habitude fut prise de passer tous mes jours de congé
chez mon oncle, ils en vinrent même à guetter mon arrivée : ils ne
m’avaient pas plus tôt entendu ou aperçu qu’ils accouraient ; et s’il
arrivait qu’occupés par leurs jeux, ils n’accourussent pas aussitôt,
mes tantes les rabrouaient : « Comment ! disaient-elles. Voici une
semaine que vous n’avez vu votre grand frère et vous ne courez pas
lui dire bonjour ? » Oui, très réellement mes deux tantes
s’ingénièrent à remplacer ma mère et elles persévérèrent durant tout
le temps de mon séjour.
Elles poussèrent même l’indulgence jusqu’à ne jamais me
reprocher une maladresse, si bien qu’il m’arriva d’en demeurer tout
confus. Elles étaient foncièrement bonnes et d’humeur enjouée, et je
ne fus pas long à constater qu’entre elles, elles s’entendaient on ne
peut mieux. En vérité je vécus là au sein d’une famille fort unie et
dont toute criaillerie demeurait résolument bannie. Je pense que
l’autorité, très souple au reste et quasi secrète, de mon oncle
Mamadou fondait cette paix et cette union.
Mon oncle Mamadou était un peu plus jeune que mon père ; il
était grand et fort, toujours correctement vêtu, calme et digne ;
c’était un homme qui d’emblée imposait. Comme mon père, il était
né à Kouroussa, mais l’avait quittée de bonne heure ; il y avait été
écolier, puis, comme je le faisais maintenant, il était venu poursuivre
ses études à Conakry et en avait achevé le cycle à l’École normale de
Gorée. Je ne crois pas qu’il soit demeuré longtemps instituteur : très
vite le commerce l’avait attiré. Quand j’arrivai à Conakry, il était chef
comptable dans un établissement français. J’ai fait petit à petit sa
connaissance et plus j’ai appris à le connaître, plus je l’ai aimé et
respecté.
Il était musulman, et je pourrais dire : comme nous le sommes
tous ; mais il l’était de fait beaucoup plus que nous ne le sommes
généralement : son observance du Coran était sans défaillance. Il ne
fumait pas, ne buvait pas, et son honnêteté était scrupuleuse. Il ne
portait de vêtements européens que pour se rendre à son travail ;
sitôt rentré, il se déshabillait, passait un boubou qu’il exigeait
immaculé, et disait ses prières. À sa sortie de l’École normale, il avait
entrepris l’étude de l’arabe ; il l’avait appris à fond, et seul
néanmoins, s’aidant de livres bilingues et d’un dictionnaire ; à
présent il le parlait avec la même aisance que le français, sans pour
cela en faire aucunement parade, car seule une meilleure
connaissance de la religion l’avait incité à l’apprendre : ce qui l’avait
guidé, c’était l’immense désir de lire couramment le Coran dans le
texte. Le Coran dirigeait sa vie ! Jamais je n’ai vu mon oncle en
colère, jamais je ne l’ai vu entrer en discussion avec ses femmes ; je
l’ai toujours vu calme, maître de lui et infiniment patient. À Conakry,
on avait grande considération pour lui, et il suffisait que je me
réclamasse de ma parenté, pour qu’une part de son prestige rejaillit
sur moi. À mes yeux, il faisait figure de saint.
Mon oncle Sékou, le plus jeune de mes oncles paternels, n’avait
pas cette intransigeance. D’une certaine façon, il était plus proche de
moi : sa jeunesse le rapprochait de moi. Il y avait en lui une
exubérance qui me plaisait fort, et qui se traduisait par une grande
abondance de paroles. Sitôt qu’il commençait à parler, mon oncle
Sékou devenait intarissable. Je l’écoutais volontiers – tout le monde
l’écoutait volontiers – car rien de ce qu’il disait n’était insignifiant, et
il le disait avec une merveilleuse éloquence. J’ajoute que son
exubérance n’allait pas sans qualités profondes et que ces qualités
étaient sensiblement les mêmes que celles de mon oncle Mamadou.
À l’époque où je l’ai connu, il n’était pas encore marié : fiancé
seulement, ce qui était un motif de plus de le rapprocher de moi. Il
était employé au chemin de fer Conakry-Niger. Lui aussi fut toujours
parfait à mon égard, et parce que l’âge mettait moins de distance
entre nous, il fut plus pour moi un frère aîné qu’un oncle.
Le lendemain et mon dernier jour de vacances épuisé, mon onde
Mamadou me conduisit à ma nouvelle école.
— Travaille ferme à présent, me dit-il, et Dieu te protégera.
Dimanche, tu me conteras tes premières impressions. Dans la cour,
où l’on me donna les premières indications, au dortoir, ou j’allai
ranger mes vêtements, je trouvai des élèves venus comme moi de
Haute-Guinée, et nous fîmes connaissance ; je ne me sentis pas seul.
Un peu plus tard, nous entrâmes en classe. Nous étions, anciens et
nouveaux, réunis dans une même grande salle. Je me préparai à
mettre les bouchées doubles, songeant à tirer déjà quelque parti de
l’enseignement qu’on donnerait aux anciens, tout en m’en tenant
évidemment au mien propre ; mais presque aussitôt je m’aperçus
qu’on ne faisait pas grande différence entre anciens et nouveaux il
semblait plutôt qu’on s’apprêtait à répéter aux anciens, pour la
deuxième, voire pour la troisième fois, le cours qu’on leur avait
seriné dès la première année. « Enfin, on verra bien ! » pensai-je ;
mais j’étais néanmoins troublé ; le procédé ne me paraissait pas de
bon augure.
Pour commencer, on nous dicta un texte très simple. Quand le
maître corrigea les copies, j’eus peine à comprendre qu’elles pussent
fourmiller de tant de fautes. C’était, je l’ai dit, un texte très simple,
sans surprises, où pas un de mes compagnons de Kouroussa n’eût
trouvé occasion de trébucher. Après, on nous donna un problème à
résoudre ; nous fûmes très exactement deux à trouver la solution !
J’en demeurai atterré : était-ce là l’école où j’accéderais à un niveau
supérieur ? Il me sembla que je retournais plusieurs années en
arrière, que j’étais assis encore dans une des petites classes de
Kouroussa. Mais c’était bien cela : la semaine s’écoula sans que
j’eusse rien appris. Le dimanche, je m’en plaignis vivement à mon
oncle.
— Rien ! je n’ai rien appris, mon oncle ! Tout ce qu’on nous a
enseigné, je le savais depuis longtemps. Est-ce la peine vraiment
d’aller à cette école ? Autant regagner Kouroussa tout de suite !
— Non, dit mon oncle ; non ! Attends un peu !
— Il n’y a rien à attendre ! J’ai bien vu qu’il n’y avait rien à
attendre !
— Allons ! ne sois pas si impatient ! Es-tu toujours si impatient ?
Cette école où tu es, peut-être bien est-elle à un niveau trop bas pour
ce qui regarde l’enseignement général, mais elle peut te donner une
formation pratique que tu ne trouveras pas ailleurs. N’as-tu pas
travaillé dans les ateliers ? Je lui montrai mes mains elles étaient
zébrées d’éraflures, et les pointes des doigts me brûlaient.
— Mais je ne veux pas devenir un ouvrier ! dis-je.
— Pourquoi le deviendrais-tu ?
— Je ne veux pas qu’on me méprise !
Aux yeux de l’opinion, il y avait une différence énorme entre les
élèves de notre école et ceux du collège Camille Guy. Nous, on nous
tenait simplement pour de futurs ouvriers ; certes, nous ne serions
pas des manœuvres, mais nous deviendrions tout au plus des
contremaîtres ; jamais, comme les élèves du collège Camille Guy,
nous n’avions accès aux écoles de Dakar.
— Écoute-moi attentivement, dit mon oncle. Tous les élèves
venant de Kouroussa ont toujours dédaigné l’école technique,
toujours ils ont rêvé d’une carrière de gratte-papier. Est-ce une telle
carrière que tu ambitionnes ? Une carrière où vous serez
perpétuellement treize à la douzaine ? Si réellement ton choix s’est
fixé sur une telle carrière, change d’école. Mais dis-toi bien ceci,
retiens bien ceci : si j’avais vingt ans de moins, si j’avais mes études à
refaire, je n’eusse point été à l’École normale ; non ! j’aurais appris
un bon métier dans une école professionnelle : un bon métier m’eut
conduit autrement loin !
— Mais alors, dis-je, j’aurais aussi bien pu ne pas quitter la forge
paternelle !
— Tu aurais pu ne pas la quitter. Mais, dis-moi, n’as-tu jamais eu
l’ambition de la dépasser ?
Or, j’avais cette ambition ; mais ce n’était pas en devenant un
travailleur manuel que je la réaliserais ; pas plus que l’opinion
commune, je n’avais de considération pour de tels travailleurs.
— Mais qui te parle de travailleur manuel ? dit mon oncle. Un
technicien n’est pas nécessairement un manuel et, en tout cas, il n’est
pas que cela ; c’est un homme qui dirige et qui sait, le cas échéant,
mettre la main à la pâte. Or les hommes qui dirigent des entreprises,
ne savent pas tous mettre la main à la pâte, et ta supériorité sera là
justement. Crois-moi demeure où tu es ! Je vais d’ailleurs
t’apprendre une chose que tu ignores encore : ton école est en voie de
réorganisation. Tu y verras sous peu de grands changements, et
l’enseignement général n’y sera plus inférieur à celui du collège
Camille Guy.
Est-ce que les arguments de mon oncle finirent par me
convaincre ? Pas pleinement peut-être. Mais mon oncle Sékou et mes
tantes mêmes joignirent leurs instances aux siennes, et je demeurai
donc à l’école technique.
Quatre jours sur six je travaillais dans les ateliers, limant des
bouts de ferraille ou rabotant des planches sous la direction d’un
moniteur. C’était un travail apparemment facile et nullement
ennuyeux, moins facile pourtant qu’il n’y paraissait à première vue,
parce que le manque d’habitude, d’abord, et les longues heures que
nous passions debout devant l’établi, ensuite, finissaient par le
rendre pénible. Je ne sais comment – ou était-ce d’être demeuré trop
longtemps debout ? Était-ce quelque inflammation causée par les
échardes de métal et de bois ? – mes pieds enflèrent et j’attrapai un
ulcère. Je crois qu’à Kouroussa le mal eût été bénin, je crois même
qu’il ne se fût seulement pas déclaré, mais ici, dans ce climat brûlant
et sursaturé d’eau, ce climat auquel le corps n’avait pas eu le temps
de s’adapter, l’ulcère gagna rapidement du champ, et on
m’hospitalisa.
J’eus tout de suite le moral très bas. La nourriture plus que
spartiate qu’on distribuait dans cet hôpital par ailleurs magnifique,
n’était pas précisément faite pour beaucoup relever ce moral. Mais
sitôt que mes tantes apprirent ce qui m’était arrivé, elles vinrent
chaque jour m’apporter mes repas ; mes oncles également me firent
visite et me tinrent compagnie. Sans eux, sans elles, j’eusse été
vraiment misérable, vraiment abandonné, dans cette ville dont
l’esprit m’était étranger, le climat hostile, et dont le dialecte
m’échappait presque entièrement : autour de moi, on ne parlait que
le soussou, et je suis Malinké, hormis le français, je ne parle que le
malinké.
Et puis je trouvais stupide de demeurer couché à me tourner les
pouces, à respirer l’air gluant, à transpirer jour et nuit ; je trouvais
plus stupide encore de n’être même pas à l’école, de souffrir cet air
accablant et cette immobilité sans profit. Que faisais-je, sinon
lamentablement perdre mon temps ? Or, l’ulcère ne se guérissait
pas ! Il n’empirait pas, mais il ne s’améliorait pas non plus : il
demeurait au même point…
L’année scolaire s’écoula lentement, très lentement ; au vrai, elle
me parut interminable, aussi interminable que les longues pluies qui
frappaient, des jours durant, parfois des semaines durant, la tôle
ondulée des toits ; aussi interminable que ma guérison ! Puis, par
une bizarrerie que je n’explique pas, la fin de cette année scolaire
coïncida avec mon rétablissement. Mais il n’était que temps :
j’étouffais ! je bouillonnais d’impatience !… Je repartis pour
Kouroussa comme vers une terre promise !
Chapitre 10

Quand je revins à Conakry en octobre après les vacances, la


réorganisation dont mon oncle m’avait parlé battait son plein : l’école
était méconnaissable. De nouvelles salles avaient été construites, un
nouveau directeur avait été nommé, et des professeurs vinrent de
France. Je reçus bientôt un enseignement technique irréprochable et
un enseignement général très suffisamment approfondi. Je n’avais
plus rien à envier aux élèves du collège Camille Guy ; je recevais en
somme le même enseignement qu’eux et, de surcroît, un
enseignement technique et pratique dont ils ne bénéficiaient pas. Les
anciens élèves avaient disparu : le chemin de fer Conakry-Niger les
avait engagés en bloc. Et ainsi tout commença, tout commença à
partir de nous, élèves de première année. Mon oncle Mamadou ne
s’était pas trompé et il ne m’avait pas leurré. J’apprenais, je
m’acharnais et j’eus mon nom, chaque trimestre, au tableau
d’honneur. Mon oncle exultait.
C’est cette année-là, cette première année-là puisque la
précédente ne comptait plus, que je nouai amitié avec Marie.
Quand il m’arrive de penser à cette amitié, et j’y pense souvent, j’y
rêve souvent – j’y rêve toujours ! –, il me semble qu’il n’y eut rien,
dans le cours de ces années, qui la surpassât, rien, dans ces années
d’exil, qui me tint le cœur plus chaud. Et ce n’était pas, je l’ai dit, que
je manquais d’affection : mes tantes, mes oncles me portèrent alors
une entière affection ; mais j’étais dans cet âge où le cœur n’est
satisfait qu’il n’ait trouvé un objet à chérir et où il ne tolère de
l’inventer qu’en l’absence de toute contrainte, hormis la sienne, plus
puissante, plus impérieuse que toutes. Mais n’est-on pas toujours un
peu dans cet âge, n’est-on pas toujours un peu dévoré par cette
fringale ? Oui, a-t-on jamais le cœur vraiment paisible ?…
Marie était élève de l’école primaire supérieure des jeunes filles.
Son père, avant d’étudier la médecine et de s’établir à Beyla, avait été
le compagnon d’études de mon oncle Mamadou, et ils étaient
demeurés fort liés, si bien que Marie passait tous ses dimanches dans
la famille de mon oncle, retrouvant là, comme moi, la chaleur d’un
foyer. Elle était métisse, très claire de teint, presque blanche en
vérité, et très belle, sûrement la plus belle des jeunes filles de l’école
primaire supérieure ; à mes yeux, elle étaie belle comme une fée !
Elle était douce et avenante, et de la plus admirable égalité
d’humeur. Et puis elle avait la chevelure exceptionnellement longue ;
ses nattes lui tombaient jusqu’aux reins.
Le dimanche, elle arrivait tôt chez mon oncle ; plus tôt que moi
généralement, qui flânais dans les rues. Aussitôt arrivée, elle faisait
le tour de la maisonnée et saluait chacun ; après quoi elle s’installait
habituellement chez ma tante Awa : elle posait sa serviette, quittait
son vêtement européen pour endosser la tunique guinéenne qui
laisse meilleure liberté aux mouvements, et aidait tante Awa au
ménage. Mes tantes l’aimaient beaucoup, la mettaient sur le même
pied que moi, mais la taquinaient volontiers à mon sujet.
— Eh bien, Marie, disaient-elles, qu’as-tu fait de ton mari ?
— Je n’ai pas encore de mari, disait Marie.
— Vraiment ? disait tante N’Gady. Je croyais que notre neveu était
ton mari.
— Mais je n’ai pas l’âge ! disait Marie.
— Et quand tu auras l’âge ? reprenait tante N’Gady.
Mais Marie alors se contentait de sourire.
— Sourire n’est pas répondre, disait tante Awa. Ne peux-tu nous
donner une réponse plus claire ?
— Je n’ai rien répondu, tante Awa !
— C’est bien ce que je te reproche ! Quand j’avais ton âge, j’étais
moins secrète.
— Suis-je secrète, tante, parle-moi de toi, quand tu avais mon âge ;
jolie comme tu l’es, tu ensorcelais sûrement tout le canton !
— Voyez-vous la futée ! s’écriait tante Awa. Je lui parle d’elle, et
elle me parle de moi ! Et non contente, elle me parle de mes
prétendus succès ! Est-ce que toutes les filles qui fréquentent l’école
primaire supérieure sont aussi rusées que toi ?
Mes tantes s’étaient très tôt aperçues de notre amitié et elles y
consentaient ; mais ce n’est pas assez dire : elles y poussaient ! Elles
nous aimaient également et elles eussent voulu sans tenir compte de
notre jeunesse, que nous nous fiancions, mais elles demandaient
plus, infiniment plus que notre timidité ne permettait.
Quand j’arrivais de l’école, moi aussi je commençais par faire le
tour de la maison, m’arrêtant un moment chez chacun pour dire
bonjour et échanger quelques paroles, et m’attardant souvent chez
mon oncle Mamadou, qui aimait connaître par le détail ce que j’avais
appris et contrôler ce que j’avais fait. Aussi lorsque j’entrais chez
tante Awa, celle-ci m’accueillait-elle invariablement par ces paroles :
— Voici que tu as encore fait attendre Mme Camara nº 3 !
Mme Camara nº 3, c’était le nom qu’elle donnait à Marie ; tante Awa
était Mme Camara nº 1, et tante N’Gady portait le nº 2. Je prenais la
plaisanterie du meilleur côté et m’inclinais devant Marie.
— Bonjour Madame Camara nº 3, disais-je.
— Bonjour, Laye, répondait-elle.
Et nous nous serrions la main. Mais tante Awa nous jugeait trop
peu expansifs et elle soupirait.
— Quels lourdauds vous faites ! disait-elle. Ma parole, je n’ai
jamais rencontré de tels lourdauds !
Je m’esquivais sans répondre : je n’avais pas l’esprit de repartie de
Marie, et tante Awa m’eût rapidement embarrassé. Je recommençais
mes visites, mes cousins sur les talons ou accrochés où ça se trouvait,
les plus petits dans mes bras ou sur mes épaules. Je m’asseyais
finalement là où cela me chantait, dans le jardin le plus souvent, car
la petite troupe qui m’entourait était alors particulièrement
bruyante, et je jouais avec mes cousins, en attendant qu’on
m’apportât à manger.
C’est que j’arrivais chaque fois le ventre creux, effroyablement
creux, d’abord parce que j’avais naturellement bon appétit et ensuite
parce que je n’avais rien mangé encore depuis le matin : un jour de
sortie, c’eût été péché de toucher à la tambouille de l’école ; aussi je
n’y touchais pas, jugeant qu’il suffisait amplement des six autres
jours de la semaine ! Mes tantes qui, ces jours-là, soignaient
spécialement leur cuisine, eussent voulu que je partageasse le repas
de Marie ; mais le pouvais-je ?
Non, je ne me le serais pas permis, et je ne crois pas non plus que
Marie le désirât : nous aurions certainement eu honte de manger l’un
en face de l’autre. Telle était en vérité notre pudeur –
incompréhensible et presque offusquante aux yeux de mes tantes,
mais que Marie et moi ne mettions même pas en discussion – et tel
notre respect des règles. Nous ne commencions à penser à nous
rejoindre, qu’après le repas.
C’était presque toujours chez mon oncle Sékou que nous nous
installions alors : sa chambre était la plus calme de la maison, non
que mon oncle Sékou se privât de parler – j’ai dit qu’il avait de
prodigieux moyens d’orateur ! –, mais n’étant pas marié, il sortait
beaucoup ; et nous demeurions seuls !
Mon oncle nous laissait son phono et ses disques, et Marie et moi
dansions. Nous dansions avec infiniment de retenue, mais il va de
soi : ce n’est pas la coutume chez nous de s’enlacer ; on danse face à
face, sans se toucher ; tout au plus se donne-t-on la main, et pas
toujours. Dois-je ajouter que rien ne convenait mieux à notre
timidité ? Il va de soi aussi. Mais eussions-nous dansé si la coutume
avait été de s’enlacer ? Je ne sais trop. Il me semble que nous nous
fussions abstenus, et bien que nous eussions, comme tous les
Africains, la danse dans le sang.
Et puis nous ne faisions pas que danser : Marie tirait ses cahiers
de son cartable et réclamait mon aide. C’était l’occasion – ma
meilleure occasion, croyais-je ! – de manifester mes talents, et je n’y
manquais point, j’expliquais tout, je ne passais pas un détail.
— Tu vois, disais-je, tu cherches d’abord le quotient de… Marie !
est-ce que tu m’écoutes ?
— Je t’écoute !
— Alors, retiens bien : pour commencer tu cherches… Mais Marie
écoutait peu, très peu ; peut-être même n’écoutait-elle pas du tout ; il
suffisait qu’elle vît la solution s’inscrire sous le problème que, sans
moi, elle eût renoncé à résoudre ; le reste la préoccupait peu : les
détails, les pourquoi, les comment, le ton pédant que sans doute je
prenais, tout cela glissait sur elle ; et elle demeurait les yeux vagues.
À quoi pouvait-elle bien rêver ? Je ne sais pas. Peut-être devrais-je
dire : je ne savais pas en ce temps-là. Si j’y songe aujourd’hui, je me
demande si ce n’était pas à notre amitié qu’elle rêvait ; et je me
trompe peut-être. Peut-être ! Mais je vois bien qu’il faut ici
m’expliquer.
Marie m’aimait, et je l’aimais, mais nous ne donnions pas à notre
sentiment le doux, le redoutable nom d’amour. Et peut-être n’était-
ce pas non plus exactement de l’amour, bien que ce fût cela aussi.
Qu’était-ce ? Au juste qu’était-ce ? C’était assurément une grande
chose, une noble chose : une merveilleuse tendresse et un immense
bonheur. Je veux dire un bonheur sans mélange, un pur bonheur, ce
bonheur-là même que le désir ne trouble pas encore. Oui, le bonheur
plus que l’amour peut-être, et bien que le bonheur n’aille pas sans
l’amour, bien que je ne pusse tenir la main de Marie sans frémir, bien
que je ne pusse sentir ses cheveux m’effleurer sans secrètement
m’émouvoir. En vérité, un bonheur et une chaleur ! Mais peut-être
est-ce cela justement l’amour. Et certainement c’était l’amour comme
des enfants le ressentent ; et nous étions encore des enfants !
Officiellement j’étais devenu un homme : j’étais initié ; mais suffit-
il ? Et même suffit-il de se comporter en homme ? C’est l’âge
seulement qui fait l’homme, et je n’avais pas l’âge…
Marie avait-elle de notre amitié une conception autre ? Je ne le
pense pas. Était-elle plus avertie que je ne l’étais ? Souvent les jeunes
filles sont plus averties, mais je ne crois pas que Marie le fut plus que
moi, et sa retenue même – notre commune retenue – me
persuaderait plutôt du contraire, encore qu’autour d’elle il y eut un
déchaînement de passions dont elle devait bien avoir quelque notion.
Mais, au fait, en avait-elle notion ? Je ne sais pas. Je ne sais plus si
son attitude était consciente ou si elle était purement instinctive,
mais je sais, je me souviens que Marie demeurait sourde à ce
déchaînement.
C’est que je n’étais pas seul à aimer Marie, bien que je fusse seul
peut-être à l’aimer avec cette innocence au vrai, tous mes
compagnons aimaient Marie ! Quand las d’écouter des disques, las
de danser et nos devoirs terminés, nous partions nous promener et
que je prenais Marie sur le cadre de ma bicyclette, les jeunes gars de
Conakry et plus spécialement mes compagnons d’école et les
collégiens de Camille Guy nous regardaient passer avec des regards
d’envie. Tous eussent voulu avoir Marie pour compagne de
promenade, mais Marie n’avait point d’yeux pour eux, elle n’en avait
que pour moi.
Je ne me le rappelle pas par vantardise, encore qu’à l’époque je
fusse assez fiérot de ma chance ; non, je m’en souviens avec une
poignante douceur, je m’en souviens et j’y rêve, j’y rêve avec une
mélancolie inexprimable, parce qu’il y eut là un moment de ma
jeunesse, un dernier et fragile moment où ma jeunesse s’embrasait
d’un feu que je ne devais plus retrouver et qui, maintenant, a le
charme doux-amer des choses à jamais enfuies.
Je roulais généralement vers la corniche. Là, nous nous assaillions
et regardions la mer. J’aimais regarder la mer. Quant à mon arrivée à
Conakry, j’avais fait le tour de la ville et que j’avais brusquement
découvert la mer, j’avais été d’emblée conquis. Cette grande plaine.
Oui, peut-être cette plaine liquide me rappelait-elle une autre plaine ;
la grande plaine de Haute-Guinée où j’avais vécu… Je ne sais pas.
Mais même à supposer que l’attrait qu’exerçait la mer sur mon esprit
eût faibli depuis ma première découverte, je ne serais pas moins
revenu la contempler, revenu m’asseoir sur la corniche, car Marie
aussi n’aimait rien tant que de s’asseoir ici et de regarder la mer, de
la regarder jusqu’à n’en pouvoir plus.
La mer est très belle, très chatoyante, quand on la regarde de la
corniche : elle est glauque sur les bords, mariant le bleu du ciel au
vert lustré des cocotiers et des palmiers de la côte, et frangée
d’écume, frangée déjà d’irritations ; au-delà elle est comme
entièrement nacrée. Les îlots à cocotiers qu’on aperçoit au loin dans
une lumière légèrement voilée, vaporeuse, ont une tonalité si douce,
si délicate, qu’on en a l’âme comme transportée. Et puis il vient du
large une brise qui, bien que faible, ne rompt pas moins la chaleur
d’étuve de la ville.
— On respire ! disais-je. Enfin, on respire !
— Oui, disait Marie.
– Tu vois ces îlots, là-bas ? Je parie qu’on y doit mieux respirer
encore que sur la corniche.
— Sûrement ! disait Marie.
— Tu n’aimerais pas y aller ?
— Où ? disait-elle. Dans les îlots ! Mais il y a la mer !
— Eh bien ! naturellement il y a la mer.
— Mais personne ne va dans ces îlots : ce sont des îlots perdus !
— Les pêcheurs y vont. Nous prendrions une barque et une demi-
heure plus tard nous aborderions.
— Une barque ? disait Marie.
Et du regard elle évaluait la violence des vagues qui venaient
briser contre les rochers rouges du rivage.
— Je n’aimerais pas entrer dans une barque, disait-elle. Tu ne vois
pas comme la mer est forte ?
Oui, la mer était forte, elle brisait fortement contre la côte. Une
barque était une chose bien fragile pour l’aventurer contre cette
force. Les pêcheurs n’hésitaient pas, mais nous n’étions pas des
pêcheurs. Il aurait fallu comme eux connaître la manœuvre,
connaître les endroits où la mer est la moins forte et comment elle se
laisse apprivoiser ; et je ne savais rien de la mer ! Je m’étais bien
aventuré sur le Niger, mais la mer avait une autre puissance. Le
Niger coulait avec une force paisible ; il était paisible ; il ne se fâchait
un peu qu’en temps de crue. La mer, elle, n’était jamais paisible : elle
n’interrompait pas de se dresser avec une force rebelle.
— Nous pourrions demander à des pêcheurs de nous y conduire,
disais-je.
— Pourquoi le leur demander ? disait Marie. Tu n’as pas besoin
d’eux pour y aller, tu n’as même pas besoin de barque : il te suffit de
regarder ! Si tu regardes les îlots longtemps, si tu peux en regarder
un sans ciller, le regarder assez longtemps pour le voir trembler, c’est
comme si tu avais abordé : tu es dans l’îlot !
— Tu crois ?
— Écoute ! Tu peux même entendre le passage de la brise dans les
cocotiers ; tu peux entendre le frémissement des cocotiers.
Mais c’était au-dessus de nous, c’était au sommet des cocotiers
plantés en bordure de la côte que la brise passait, c’étaient seulement
les palmes de nos cocotiers qui frémissaient. Et l’enchantement
brusquement cessait : nous éclations de rire.
De quoi parlions-nous encore ? De l’école évidemment : nous
échangions les derniers potins de nos écoles ; peut-être aussi
évoquions-nous des souvenirs, peut-être parlais-je de Kouroussa et
de mes séjours à Tindican. Mais encore ? Je ne sais pas, je ne sais
plus. Sans doute ne nous cachions-nous rien, sauf notre amitié, sauf
nos cœurs ; nos cœurs qui étaient comme les îlots que nous
regardions frémir au loin dans une lumière voilée : nous pouvions
nous y transporter par la pensée, nous ne devions pas les aborder par
la parole. Notre amitié était en nous, enfouie au plus profond de
nous. Il fallait qu’elle demeurât secrète ; une parole, une seule parole
peut-être l’eût effarouchée ; une parole aussi l’eût presque
immanquablement transformée, et nous n’attendions point qu’elle se
transformât : nous l’aimions telle qu’elle était. Il pourra sembler
ainsi qu’il y avait tout et rien entre nous ; mais non ! il y avait tout, et
il n’y avait pas rien : personne n’a jamais été si proche de mon cœur
que Marie, personne ne vivait dans mon cœur comme Marie !
La nuit maintenant approchait, et nous rentrions. « La fin du jour
déjà ? » pensais-je en pédalant. Oui, déjà ce dimanche tirait à sa fin !
Le temps, durant la semaine, était comme immobile ; le dimanche, il
courait d’une traite du matin à la nuit ; il n’arrêtait pas de courir ! Il
courait aussi rapidement les dimanches de pluie, quand nous
demeurions enfermés au logis, que les dimanches de soleil ; et le
rideau de pluie, ce terrible rideau de pluie de Conakry, si lassant, si
interminable quand il s’abaissait devant les fenêtres de l’école, restait
clair quand j’étais près de Marie…
Ainsi passèrent ces années. J’étais loin de mes parents, loin de
Kouroussa, loin de ma grande plaine natale, et je pensais beaucoup à
mes parents, je pensais souvent à Kouroussa, je pensais à Tindican,
mais je passais néanmoins chaque dimanche en famille, une famille
où chacun m’aimait, où j’aimais chacun – et Marie me donnait son
amitié ! J’étais au loin, je n’étais pas malheureux.
À l’issue de la troisième année, je me présentai au certificat
d’aptitude professionnelle. On nous avertit qu’une moyenne de six
dixièmes serait exigée pour les épreuves techniques et classiques, et
que les ingénieurs résidant à Conakry formeraient le jury. Puis l’école
désigna les quatorze candidats qui paraissaient les plus aptes à se
présenter, et je fus heureusement du nombre.
Je voulais absolument passer mon certificat. J’avais bûché ferme
durant trois ans ; je n’avais jamais perdu de vue la promesse que
j’avais faite à mon père, et pas davantage celle que je m’étais faite à
moi-même ; constamment je m’étais maintenu parmi les trois
premiers, et j’avais quelque raison d’espérer qu’il n’en irait pas
autrement à l’examen. Néanmoins j’écrivis à ma mère afin qu’elle fît
visite aux marabouts et obtint leur aide. Dois-je en déduire que j’étais
spécialement superstitieux à l’époque ? Je ne le pense pas. J’étais
très simplement, j’étais tout simplement un croyant ; je croyais que
rien ne s’obtient sans l’aide de Dieu, et que si la volonté de Dieu est
depuis toujours déterminée, elle ne l’est point en dehors de nous-
mêmes ; je veux dire : sans que nos démarches, bien que non moins
prévues, n’aient, en une certaine manière, pesé sur cette volonté ; et
je croyais que les marabouts seraient mes intercesseurs naturels.
Mes tantes, de leur côté, firent des sacrifices et offrirent des noix
de kola aux diverses personnes que leur désignèrent les marabouts
consultés. Je les vis fort anxieuses de mon sort ; je ne crois pas
qu’elles le furent moins que ma mère même. Marie l’était davantage
encore si possible : elle était assez indifférente à ses propres études,
mais je ne sais vraiment à quelles extrémités elle se fut portée si,
dans le journal officiel de la Guinée, elle n’eût point vu figurer mon
nom parmi les candidats admis. J’appris par mes tantes qu’elle aussi
avait fait visite aux marabouts, et je crois bien que cela me toucha
plus que tout.
Enfin l’examen vint ! Il dura trois jours ; trois jours d’angoisse.
Mais il faut croire que les marabouts me furent de bonne aide : je fus
reçu premier sur les sept candidats admis.
Chapitre 11

Chaque fois que je revenais passer mes vacances à Kouroussa, je


trouvais ma case fraîchement repeinte à l’argile blanche, et ma mère
impatiente de me faire admirer les améliorations que d’année en
année elle y apportait.
Au début, ma case avait été une case comme toutes les autres. Et
puis, petit à petit, elle avait revêtu un aspect qui la rapprochait de
l’Europe. Je dis bien « qui la rapprochait » et je vois bien que ce
rapprochement demeurait lointain, mais je n’y étais pas moins
sensible, et non pas tellement pour le supplément de confort que j’y
trouvais, que pour la preuve immédiate, immédiatement tangible, de
l’immense amour que ma mère me portait. Oui, je passais à Conakry
la majeure partie de l’année, mais je ne demeurais pas moins son
préféré ; je le voyais ; et je n’avais pas besoin de le voir : je le savais !
Mais je le voyais de surcroît.
— Eh bien, qu’en dis-tu ? disait ma mère.
— C’est magnifique ! disais-je.
Et je l’étreignais fortement ; ma mère n’en demandait pas plus.
Mais de fait c’était magnifique, et je me doutais bien de l’ingéniosité
que ma mère avait dépensée, de la peine qu’elle s’était donnée, pour
inventer, en partant des matériaux les plus simples – ces modestes
équivalents des habiletés mécaniques de l’Europe.
La pièce principale, celle qui d’emblée tirait l’œil, c’était le divan-
lit. D’abord, cela avait été, comme pour la case, un lit pareil à tous les
lits de la Haute-Guinée : un lit maçonné, fait de briques séchées. Puis
les briques du milieu avaient disparu, ne laissant subsister que deux
supports, un à la tête et un au pied ; et un assemblage de planches
avait remplacé les briques enlevées. Sur ce châlit improvisé, mais qui
ne manquait pas d’élasticité, ma mère avait finalement posé un
matelas rembourré de paille de riz. Tel quel, c’était à présent un lit
confortable et assez vaste pour qu’on s’y étendît à trois, sinon à
quatre.
Mais quelque vaste qu’il fût, à peine mon divan-lit suffisait-il à
recevoir tous les amis, les innombrables amis et aussi les
innombrables amies qui, à la soirée ou certains soirs tout au moins,
me faisaient visite. Le divan étant le seul siège que je pouvais offrir,
on s’y entassait comme on pouvait, chacun se creusant sa place, et les
derniers arrivés s’insérant dans les dernières failles. Je ne me
souviens plus comment, ainsi encaqués, nous trouvions malgré tout
le moyen de gratter de la guitare, ni comment nos amies gonflaient
leurs poumons pour chanter, mais le fait est que nous jouions de la
guitare et que nous chantions, et qu’on pouvait nous entendre de
loin.
Je ne sais si ma mère goûtait beaucoup ces réunions ; je croirais
plutôt qu’elle les goûtait peu, mais qu’elle les tolérait, se disant qu’à
ce prix tout au moins je ne quittais pas la concession pour courir
Dieu sait où. Mon père, lui, trouvait nos réunions fort naturelles.
Comme je ne le voyais guère dans la journée, occupé que j’étais à
aller chez l’un, à aller chez l’autre, quand je n’étais pas au loin en
excursion, il venait frapper à ma porte. Je criais : « Entrez ! » et il
entrait, disait bonsoir à chacun et me demandait comment j’avais
passé la journée. Il disait quelques mots encore, puis se retirait. Il
comprenait que si sa présence nous était agréable – et elle l’était
réellement –, elle était en même temps fort intimidante pour une
assemblée aussi jeune, aussi turbulente que la nôtre.
Il n’en allait pas du tout de même pour ma mère. Sa case était
proche de la mienne, et les portes se regardaient ; ma mère n’avait
qu’un pas à faire et elle était chez moi ; ce pas, elle le faisait sans
donner l’éveil et, parvenue à ma porte, elle ne frappait pas : elle
entrait ! Brusquement elle était devant nous, sans qu’on eût
seulement entendu grincer la porte, à examiner chacun avant de
saluer personne.
Oh ! ce n’étaient pas les visages de mes amis qui retenaient son
regard : les amis, cela me regardait ; c’était sans importance. Non,
c’étaient uniquement mes amies que ma mère dévisageait, et elle
avait tôt fait de repérer les visages qui ne lui plaisaient pas ! J’avoue
que, dans le nombre, il y avait parfois des jeunes filles aux allures un
peu libres, à la réputation un peu entamée. Mais pouvais-je les
renvoyer ? Et puis le désirais-je ? Si elles étaient un peu plus délurées
qu’il n’était nécessaire, elles étaient généralement les plus
divertissantes. Mais ma mère en jugeait autrement et elle n’y allait
pas par quatre chemins :
— Toi, disait-elle, que fais-tu ici ? Ta place n’est pas chez mon fils.
Rentre chez toi ! Si je t’aperçois encore, j’en toucherai un mot à ta
mère. Te voilà avertie !
Si alors la jeune fille ne déguerpissait pas assez vite à son gré – ou
si elle n’arrivait pas à se dégager assez vite de l’entassement du divan
– ma mère la soulevait par le bras et lui ouvrait la porte.
— Va ! disait-elle ; va ! Rentre chez toi !
Et avec les mains elle faisait le simulacre de disperser une volaille
trop audacieuse. Après quoi seulement, elle disait bonsoir à chacun.
Je n’aimais pas beaucoup cela, je ne l’aimais même pas du tout : le
bruit de ces algarades se répandait ; et quand j’invitais une amie à me
faire visite, je recevais trop souvent pour réponse :
— Et si ta mère m’aperçoit ?
— Eh bien, elle ne te mangera pas !
— Non, mais elle se mettra à crier et elle me mettra à la porte !
Et j’étais là, devant la jeune fille, à me demander : « Est-il vrai que
ma mère la mettrait à la porte ? Y a-t-il des motifs pour qu’elle la
mette vraiment à la porte ? » Et je ne savais pas toujours : je vivais à
Conakry la plus grande partie de l’année et je ne savais pas dans le
détail ce qui défrayait la chronique de Kouroussa. Je ne pouvais
pourtant pas dire à la jeune fille ; « As-tu eu des aventures qui ont
fait du bruit ? Et si tu en as eu, crois-tu que la rumeur en soit
parvenue à ma mère ? » Et je m’irritais.
J’avais le sang plus chaud, avec l’âge, et je n’avais pas que des
amitiés – ou des amours – timides ; je n’avais pas que Marie ou que
Fanta, encore que j’eusse d’abord Marie et d’abord Fanta. Mais Marie
était en vacances à Beyla, chez son père ; et Fanta était mon amie en
titre : je la respectais ; et quand bien même j’eusse voulu passer
outre, et je ne le voulais pas, l’usage m’eût ordonné de la respecter.
Le reste… Le reste était sans lendemain, mais ce reste néanmoins
existait. Est-ce que ma mère ne pouvait pas comprendre que j’avais
le sang plus chaud ?
Mais elle ne le comprenait que trop ! Souvent elle se relevait en
pleine nuit et venait s’assurer que j’étais bien seul. Elle faisait
généralement sa ronde vers minuit ; elle frottait une allumette et elle
éclairait mon divan-lit. Quand il m’arrivait d’être encore éveillé, je
feignais de dormir ; puis, comme si la lueur de l’allumette m’eût
gêné, je simulais une sorte de réveil en sursaut.
— Qu’est-ce qui se passe ? disais-je.
— Tu dors ? demandait ma mère.
— Oui, je dormais. Pourquoi me réveilles-tu ?
— Bon ! rendors-toi !
— Mais comment veux-tu que je dorme si nu viens m’éveiller.
— Ne t’énerve pas, disait-elle, dors !
Mais d’être tenu si court ne m’allait que tout juste, et je m’en
plaignais à Kouyaté et à Check Omar, qui étaient alors mes
confidents.
— Ne suis-je pas assez grand garçon ? disais-je. On m’a jugé assez
grand garçon pour m’attribuer une case personnelle, mais en quoi
une case est-elle encore personnelle si l’on doit y entrer librement de
jour et de nuit ?
— C’est le signe que ta mère t’aime bien, disaient-ils. Tu ne vas pas
te plaindre parce que ta mère t’aime bien ?
— Non, disais-je.
Mais je pensais que cette affection aurait pu être moins exclusive
et moins tyrannique, et je voyais bien que Check et Kouyaté avaient
plus de liberté qu’on ne m’en laissait.
— Ne réfléchis pas tant, disait Kouyaté. Prends ta guitare !
J’allais décrocher ma guitare – Kouyaté m’avait appris à en jouer
– et, le soir, au lieu de demeurer dans ma case, nous partions nous
promener par les rues de la ville, grattant, Kouyaté et moi, de la
guitare, Check du banjo, et chantant tous trois. Les jeunes filles,
souvent déjà couchées à l’heure où nous passions devant leur
concession, se réveillaient et tendaient l’oreille. Celles qui étaient de
nos amies, nous reconnaissaient à nos voix ; et elles se levaient, elles
s’habillaient prestement, puis accouraient nous rejoindre. Partis à
trois, nous étions bientôt six et dix, et parfois quinze à réveiller les
échos des rues endormies.
Kouyaté et Check avaient été mes condisciples à l’école primaire
de Kouroussa. Ils étaient, l’un et l’autre, d’esprit prompt et
curieusement doués pour les mathématiques. Je les revois encore,
alors que notre maître achevait à peine de nous dicter un problème,
se lever tous les deux et aller remettre leur copie. Cette surprenante
rapidité nous émerveillait tous et aussi nous décourageait un peu, me
décourageait peut-être particulièrement, bien que j’eusse ma
revanche en français. Dès ce temps-là néanmoins – ou à cause de
cette émulation – il y avait eu de l’amitié entre nous, mais une amitié
comme peuvent en concevoir de tout jeunes écoliers : pas toujours
très stable et sans beaucoup d’avenir.
Notre grande amitié n’avait vraiment commencé qu’à l’époque où
j’étais parti pour Conakry, et où, de leur côté, Kouyaté et Check
étaient allés poursuivre leurs études, l’un à l’École normale de
Popodra, l’autre à l’École normale de Dakar. Nous avions alors
échangé de nombreuses et longues lettres, où nous décrivions notre
vie de collégien et comparions les matières qu’on nous enseignait.
Puis, le temps des vacances venu, nous nous étions retrouvés à
Kouroussa et nous étions très vite devenus inséparables.
Cette amitié, nos parents ne l’avaient pas d’abord regardée d’un
trop bon œil ; ou bien nous disparaissions des journées entières,
négligeant l’heure des repas et les repas eux-mêmes, ou bien nous ne
quittions pas la concession, si bien qu’à l’heure du repas surgissaient
deux invités sur lesquels on ne comptait pas. Il y avait là assurément
un peu de sans-gêne. Mais ce mécontentement avait été de courte
durée ; nos parents eurent tôt fait de s’apercevoir que si nous
disparaissions deux jours sur trois, les invités, eux, n’apparaissaient
que tous les trois jours ; et ils avaient compris le très équitable et très
judicieux roulement que nous avions établi sans les consulter.
— Et tu n’aurais pas pu m’en parler ? m’avait dit ma mère. Tu
n’aurais pas pu m’avertir pour que je soigne plus particulièrement la
cuisine, ce jour-là ?
— Non, avais-je répondu. Notre désir précisément était qu’on ne
se mît pas spécialement en frais pour nous : nous voulions manger le
plat quotidien.
Lorsque aux grandes vacances qui se placèrent à l’issue de la
troisième année scolaire de Kouyaté et de Check – et à la fin de ma
deuxième année, puisque j’avais perdu un an à l’hôpital –, je
retrouvai mes deux amis, ils avaient conquis leur brevet d’instituteur
et attendaient leur nomination à un poste. Si leur réussite ne me
surprit pas, si elle répondait à ce que j’étais en droit d’attendre d’eux,
elle ne me fit pas moins un immense plaisir, et je les félicitai
chaleureusement. Quand je leur demandai des nouvelles de leur
santé, Check me répondit qu’il était fatigué.
— J’ai beaucoup travaillé, me dit-il, et à présent je m’en ressens :
je suis surmené.
Mais n’était-il que surmené ? Il avait mauvais teint et il avait les
traits tirés. À quelques jours de là, je profitai d’un moment où j’étais
seul avec Kouyaté pour lui demander s’il croyait à un simple
surmenage.
— Non, me dit Kouyaté, Check est malade. Il est sans appétit et il
maigrit, et malgré cela son ventre enfle.
— Ne devrions-nous pas l’avertir ?
— Je ne sais pas, dit Kouyaté. Je crois qu’il s’en est lui-même
aperçu.
— Ne fait-il rien pour se guérir ?
— Je ne crois pas. Il ne souffre pas et il se dit sans doute que cela
passera.
— Et si cela s’aggravait ?
Nous ne savions comment faire ; nous ne voulions pas inquiéter
Check et pourtant nous sentions bien qu’il fallait faire quelque chose.
— Je vais en parler à ma mère, dis-je.
Mais quand je lui en parlai, elle m’arrêta au premier mot.
— Check Omar est vraiment malade, dit-elle. Voici plusieurs jours
que je l’observe. Je crois bien que je vais alerter sa mère.
— Oui, vas-y, dis-je, car il ne fait rien pour se soigner.
La mère de Check fit ce qu’on a toujours fait en la circonstance :
elle consulta des guérisseurs. Ceux-ci ordonnèrent des massages et
des tisanes. Mais ces remèdes n’agirent guère ; le ventre continua
d’enfler, et le teint demeura gris. Check, lui, ne s’alarmait pas :
— Je ne souffre pas, disait-il. Je n’ai pas grand appétit, mais je ne
ressens aucune douleur. Cela partira sans doute comme c’est venu.
Je ne sais si Check avait grande confiance dans les guérisseurs, je
croirais plutôt qu’il en avait peu : nous avions maintenant passé trop
d’années à l’école, pour avoir encore en eux une confiance excessive.
Pourtant tous nos guérisseurs ne sont pas de simples charlatans :
beaucoup détiennent des secrets et guérissent réellement ; et cela,
Check certainement ne l’ignorait pas. Mais il avait aussi dû se rendre
compte que cette fois, leurs remèdes n’agissaient pas, et c’est
pourquoi il avait dit : « Cela partira sans doute comme c’est venu »,
comptant plus sur le temps que sur les tisanes et les massages. Ses
paroles nous rassurèrent quelques jours, puis elles cessèrent
brutalement de nous rassurer, car Check commença réellement à
souffrir : il avait des crises à présent et il pleurait de mal.
— Écoute ! lui dit Kouyaté. Les guérisseurs ne-t’ont été d’aucune
aide ; viens avec nous au dispensaire !
Nous y allâmes. Le médecin ausculta Check et l’hospitalisa. Il ne
dit pas de quel mal il souffrait, mais nous savions maintenant que
c’était un mal sérieux, et Check aussi le savait. Est-ce que le médecin
blanc réussirait là où nos guérisseurs avaient échoué ? Le mal ne se
laisse pas toujours vaincre ; et nous étions remplis d’angoisse. Nous
nous relayions au chevet de Check et nous regardions notre
malheureux ami se tordre sur le lit ; son ventre, ballonné et dur, était
glacé comme une chose déjà morte. Quand les crises augmentaient,
nous courions, affolés, chez le médecin : « Venez, docteur !… Venez
vite ! … », Mais aucun médicament n’opérait ; et nous, nous pouvions
tout juste prendre les mains de Check et les serrer, les serrer
fortement pour qu’il se sentît moins seul en face de son mal, et dire
« Allons ! Check… Allons ! Prends courage ! Cela va passer… »
Nous sommes demeurés au chevet de Check toute la semaine, sa
mère, ses frères, ma mère et celle de Kouyaté. Puis, sur la fin de la
semaine, Check a brusquement cessé de souffrir, et nous avons dit
aux autres d’aller se reposer : Check, à présent, dormait calmement,
et il ne fallait pas risquer de l’éveiller. Nous l’avons regardé dormir,
et un grand espoir naissait en nous : sa figure était si amaigrie qu’on
voyait toute l’ossature se dessiner, mais ses traits n’étaient plus
crispés, et il semblait que ses lèvres souriaient. Puis, petit à petit, la
douleur est revenue. Les lèvres ont cessé de sourire, et Check s’est
réveillé. Il a commencé de nous dicter ses dernières volontés, il a dit
comment nous devions partager ses livres et à qui nous devions
donner son banjo. Sa parole maintenant allait en s’éteignant, et nous
ne saisissions pas toujours la fin des mots. Puis il nous a encore dit
adieu. Quand il s’est tu, il n’était plus loin de minuit. Alors, comme
l’horloge du dispensaire terminait de sonner les douze coups, il est
mort…
Il me semble revivre ces jours et ces nuits, et je crois n’en avoir pas
connu de plus misérables.
J’errais ici, j’errais là ; nous errions, Kouyaté et moi, comme
absents, l’esprit tout occupé de Check. Tant et tant de jours
heureux… et puis tout qui s’achevait ! « Check ! … » pensais-je,
pensions-nous, et nous devions nous contraindre pour ne pas crier
son nom à voix haute. Mais son ombre, son ombre seule, nous
accompagnait… Et quand nous parvenions à le voir d’une manière un
peu plus précise – et nous ne devions pas le voir non plus d’une
manière trop précise –, c’était au centre de sa concession, étendu sur
un brancard, étendu sous son linceul, prêt à être porté en terre ; ou
c’était en terre même, au fond de la fosse, allongé et la tête un peu
surélevée, attendant qu’on posât le couvercle de planches, puis les
feuilles, le grand amoncellement de feuilles, et la terre enfin, la terre
si lourde…
« Check !… Check ! … », Mais je ne devais pas l’appeler à voix
haute : on ne doit pas appeler les morts à voix haute ! Et puis, la nuit,
c’était malgré tout comme si je l’eusse appelé à voix haute :
brusquement, il était devant moi ! Et je me réveillais, le corps inondé
de sueur ; je prenais peur, Kouyaté prenait peur, car si nous aimions
l’ombre de Check, si son ombre était tout ce qui nous demeurait,
nous la redoutions presque autant que nous l’aimions, et nous
n’osions plus dormir seuls, nous n’osions plus affronter nos rêves
seuls…
Quand je songe aujourd’hui à ces jours lointains, je ne sais plus
très bien ce qui m’effrayait tant, mais c’est sans doute que je ne pense
plus à la mort comme j’y pensais alors : je pense plus simplement. Je
songe à ces jours, et très simplement je pense que Check nous a
précédés sur le chemin de Dieu, et que nous prenons tous un jour ce
chemin qui n’est pas plus effrayant que l’autre, qui certainement est
moins effrayant que l’autre… L’autre ?… L’autre, oui le chemin de la
vie, celui que nous abordons en naissant, et qui n’est jamais que le
chemin momentané de notre exil…
Chapitre 12

L’année ou je regagnai Kouroussa, mon certificat d’aptitude


professionnelle dans ma poche et, j’en fais l’aveu, un peu bien gonflé
de mon succès, je fus évidemment reçu à bras ouverts ; reçu comme
je l’étais à chaque fin d’année scolaire à vrai dire : avec les mêmes
transports, la même chaleureuse affection ; s’il s’y ajoutait, cette
année-ci, une fierté absente des précédentes et si, sur le parcours de
la gare à notre concession, les marques d’accueil avaient été plus
enthousiastes, ce n’était pas moins le même amour, la même amitié
qui dictait tout. Mais tandis que mes parents me pressaient sur leur
cœur, tandis que ma mère se réjouissait peut-être plus de mon retour
que du diplôme conquis, je n’avais pas trop bonne conscience, et
spécialement vis-à-vis de ma mère.
C’est qu’avant mon départ de Conakry, le directeur de l’école
m’avait fait appeler et m’avait demandé si je voulais aller en France
pour y achever mes études. J’avais répondu oui d’emblée – tout
content, j’avais répondu oui ! –, mais je l’avais dit sans consulter mes
parents, sans consulter ma mère. Mes oncles, à Conakry, m’avaient
dit que c’était une chance unique et que je n’eusse pas mérité de
respirer si je ne l’avais aussitôt acceptée. Mais qu’allaient dire mes
parents, et ma mère plus particulièrement ? Je ne me sentais
aucunement rassuré. J’attendis que nos effusions se fussent un peu
calmées, et puis je m’écriai, – je m’écriai comme si la nouvelle devait
ravir tout le monde :
— Et ce n’est pas tout ; le directeur se propose de m’envoyer en
France !
— En France ? dit ma mère.
Et je vis son visage se fermer.
— Oui. Une bourse me sera attribuée ; il n’y aura aucun frais pour
vous.
— Il s’agit bien de frais ! dit ma mère. Quoi ! tu nous quitterais
encore ?
— Mais je ne sais pas, dis-je.
Et je vis bien – et déjà je me doutais bien – que je m’étais fort
avancé, fort imprudemment avancé en répondant « oui » au
directeur.
Tu ne partiras pas ! dit ma mère.
— Non, dis-je. Mais ce ne serait pas pour plus d’une année.
— Une année ? dit mon père. Une année, ce n’est pas tellement
long.
— Comment ? dit vivement ma mère. Une année, ce n’est pas
long ? Voilà quatre ans que notre fils n’est plus jamais près de nous,
sauf pour les vacances, et toi, tu trouves qu’une année ce n’est pas
long ?
— Eh bien… commença mon père.
– Non ! non ! dit ma mère. Notre fils ne partira pas ! Qu’il n’en
soit plus question !
— Bon, dit mon père ; n’en parlons plus. Aussi bien cette journée
est-elle la journée de son retour et de son succès : réjouissons-nous !
On parlera de tout cela plus tard.
Nous n’en dîmes pas davantage, car les gens commençaient
d’affluer dans la concession, pressés de me fêter.
Tard dans la soirée, quand tout le monde fut couché, j’allai
rejoindre mon père sous la véranda de sa case : le directeur m’avait
dit qu’il lui fallait, avant de faire aucune démarche, le consentement
officiel de mon père et que ce consentement devrait lui parvenir dans
le plus bref délai.
— Père, dis-je, quand le directeur m’a proposé de partir en France,
j’ai dit oui.
— Ah ! tu avais déjà accepté ?
— J’ai répondu oui spontanément. Je n’ai pas réfléchi, à ce
moment, à ce que mère et toi en penseriez.
— Tu as donc bien envie d’aller là-bas ? dit-il.
— Oui, dis-je. Mon oncle Mamadou m’a dit que c’était une chance
unique.
— Tu aurais pu aller à Dakar ; ton oncle Mamadou est allé à
Dakar.
— Ce ne serait pas la même chose.
— Non, ce ne serait pas la même chose… Mais comment annoncer
cela à ta mère ?
— Alors tu acceptes que je parte ? m’écriai-je.
— Oui… oui, j’accepte. Pour toi, j’accepte. Mais tu m’entends :
pour toi, pour ton bien !
Et il se tut un moment.
— Vois-tu, reprit-il, c’est une chose à laquelle j’ai souvent pensé.
J’y ai pensé dans le calme de la nuit et dans le bruit de l’enclume. Je
savais bien qu’un jour tu nous quitterais : le jour où tu as pour la
première fois mis le pied à l’école, je le savais. Je t’ai vu étudier avec
tant de plaisir, tant de passion… Oui, depuis ce jour-là, je sais ; et
petit à petit, je me suis résigné.
— Père ! dis-je.
— Chacun suit son destin, mon petit ; les hommes n’y peuvent rien
changer. Tes oncles aussi ont étudié. Moi – mais je te l’ai déjà dit : je
te l’ai dit, si tu te souviens quand tu es parti pour Conakry – moi, je
n’ai pas eu leur chance et moins encore la tienne… Mais maintenant
que cette chance est devant toi, je veux que tu la saisisses ; tu as su
saisir la précédente, saisis celle-ci aussi, saisis la bien ! Il reste dans
notre pays tant de choses à faire… Oui, je veux que tu ailles en
France ; je le veux aujourd’hui autant que toi-même : on aura besoin
ici sous peu d’hommes comme toi… Puisses-tu ne pas nous quitter
pour trop longtemps !…
Nous demeurâmes un long bout de temps sous la véranda, sans
mot dire, et à regarder la nuit ; et puis soudain mon père dit d’une
voix cassée :
— Promets-moi qu’un jour tu reviendras ?
— Je reviendrai ! dis-je.
— Ces pays lointains… dit-il lentement.
Il laissa sa phrase inachevée ; il continuait de regarder la nuit. Je
le voyais, à la lueur de la lampe-tempête, regarder comme un point
dans la nuit, et il fronçait les sourcils comme s’il était mécontent ou
inquiet de ce qu’il y découvrait.
— Que regardes-tu ? dis-je.
— Garde-toi de jamais tromper personne, dit-il, sois droit dans ta
pensée et dans tes actes ; et Dieu demeurera avec toi.
Puis il eut comme un geste de découragement et il cessa de
regarder la nuit.
Le lendemain, j’écrivis au directeur que mon père acceptait. Et je
tins la chose secrète pour tous, je n’en fis la confidence qu’à Kouyaté.
Puis je voyageai dans la région. J’avais reçu un libre parcours et je
prenais le train aussi souvent que je voulais. Je visitai les villes
proches ; j’allai à Kankan qui est notre ville sainte. Quand je revins,
mon père me montra la lettre que le directeur du collège technique
lui avait envoyée. Le directeur confirmait mon départ et désignait
l’école de France où j’entrerais ; l’école était à Argenteuil.
— Tu sais où se trouve Argenteuil, dit mon père.
— Non, dis-je, mais je vais voir.
J’allai chercher mon dictionnaire et je vis qu’Argenteuil n’était
qu’à quelques kilomètres de Paris.
— C’est à côté de Paris, dis-je.
Et je me mis à rêver à Paris : il y avait tant d’années qu’on me
parlait de Paris ! Puis ma pensée revint brusquement à ma mère.
— Est-ce que ma mère sait déjà ? dis-je.
Non, dit-il. Nous irons ensemble le lui annoncer.
— Tu ne voudrais pas le lui dire seul ?
— Seul ? Non, petit. Nous ne serons pas trop de deux ! Tu peux
m’en croire.
Et nous fumes trouver ma mère. Elle broyait le mil pour le repas
du soir. Mon père demeura un long moment à regarder le pilon
tomber dans le mortier ; il ne savait trop par où commencer ; il savait
que la décision qu’il apportait ferait de la peine à ma mère, et il avait,
lui-même, le cœur lourd ; et il était là à regarder le pilon sans rien
dire ; et moi, je n’osais pas lever les yeux. Mais ma mère ne fut pas
longue à pressentir la nouvelle : elle n’eut qu’à nous regarder et elle
comprit tout ou presque tout.
— Que me voulez-vous ? dit-elle. Vous voyez bien que je suis
occupée !
Et elle accéléra la cadence du pilon.
— Ne va, pas si vite, dit mon père. Tu te fatigues.
— Tu ne vas pas m’apprendre à piler le mil ? dit-elle. Et puis
soudain elle reprit avec force :
— Si c’est pour le départ du petit en France, inutile de m’en parler,
c’est non !
— Justement, dit mon père. Tu parles sans savoir : tu ne sais pas
ce qu’un tel départ représente pour lui.
— Je n’ai pas envie de le savoir ! dit-elle.
Et brusquement elle lâcha le pilon et fit un pas vers nous.
— N’aurai-je donc jamais la paix ? dit-elle. Hier, c’était une école à
Conakry ; aujourd’hui, c’est une école en France ; demain… Mais que
sera-ce demain ? C’est chaque jour une lubie nouvelle pour me priver
de mon fils !… Ne te rappelles-tu déjà plus comme le petit a été
malade à Conakry ? Mais toi, cela ne te suffit pas : il faut à présent
que tu l’envoies en France ! Es-tu fou ? Où veux-tu me faire devenir
folle ? Mais sûrement je finirai par devenir folle !… Et toi, dit-elle en
s’adressant à moi, tu n’es qu’un ingrat ! Tous les prétextes te sont
bons pour fuir ta mère ! Seulement, cette fois, cela ne va plus se
passer comme tu l’imagines : tu resteras ici ! Ta place est ici ! Mais à
quoi pensent-ils dans ton école ? Est-ce qu’ils se figurent que je vais
vivre ma vie entière loin de mon fils ? Mourir loin de mon fils ? Ils
n’ont donc pas de mère, ces gens-là ? Mais naturellement ils n’en ont
pas : ils ne seraient pas partis si loin de chez eux s’ils en avaient une !
Et elle tourna le regard vers le ciel, elle s’adressa au ciel :
— Tant d’années déjà, il y a tant d’années déjà qu’ils me l’ont pris !
dit-elle. Et voici maintenant qu’ils veulent l’emmener chez eux !…
Et puis elle baissa le regard, de nouveau elle regarda mon père :
— Qui permettrait cela ? Tu n’as donc pas de cœur ?
— Femme ! femme ! dit mon père. Ne sais-tu pas que c’est pour
son bien ?
— Son bien ? Son bien est de rester près de moi ! N’est-il pas assez
savant comme il est ?
— Mère… commençai-je.
Mais elle m’interrompit violemment :
— Toi, tais-toi ! Tu n’es encore qu’un gamin de rien du tout ! Que
veux-tu aller faire si loin ? Sais-tu seulement comment on vit là-
bas ?… Non, tu n’en sais rien ! Et, dis-moi, qui prendra soin de toi ?
Qui réparera tes vêtements ? Qui te préparera tes repas ?
— Voyons, dit mon père, sois raisonnable : les Blancs ne meurent
pas de faim !
— Alors tu ne vois pas, pauvre insensé, tu n’as pas encore observé
qu’ils ne mangent pas comme nous ? Cet enfant tombera malade ;
voilà ce qui arrivera ! Et moi alors, que ferai-je ? Que deviendrai-je ?
Ah ! j’avais un fils, et voici que je n’ai plus de fils !
Je m’approchai d’elle, je la serrai contre moi.
— Éloigne-toi ! cria-t-elle. Tu n’es plus mon fils !
Mais elle ne me repoussait pas : elle pleurait et elle me serrait
étroitement contre elle.
— Tu ne vas pas m’abandonner, n’est-ce pas ? Dis-moi que tu ne
m’abandonneras pas ?
Mais à présent elle savait que je partirais et qu’elle ne pourrait pas
empêcher mon départ, que rien ne pourrait l’empêcher ; sans doute
l’avait-elle compris dès que nous étions venus à elle : oui, elle avait
dû voir cet engrenage qui, de l’école de Kouroussa, conduisait à
Conakry et aboutissait à la France ; et durant tout le temps qu’elle
avait parlé et qu’elle avait lutté, elle avait dû regarder tourner
l’engrenage : cette roue-ci et cette roue-là d’abord, et puis cette
troisième, et puis d’autres roues encore, beaucoup d’autres roues
peut-être que personne ne voyait. Et qu’eût-on fait pour empêcher
cet engrenage de tourner ? On ne pouvait que le regarder tourner,
regarder le destin tourner : mon destin était que je parte ! Et elle
dirigea sa colère – mais déjà ce n’étaient plus que des lambeaux de
colère – contre ceux qui, dans son esprit, m’enlevaient à elle une fois
de plus :
— Ce sont des gens que rien jamais ne satisfait, dit-elle. Ils veulent
tout ! Ils ne peuvent pas voir une chose sans la vouloir.
— Tu ne dois pas les maudire, dis-je.
— Non, dit-elle amèrement, je ne les maudirai pas.
Et elle se trouva enfin à bout de colère ; elle renversa la tête contre
mon épaule et elle sanglota bruyamment. Mon père s’était retiré. Et
moi, je serrais ma mère contre moi, j’essuyais ses larmes, je disais…
que disais-je ? Tout et n’importe quoi, mais c’était sans importance :
je ne crois pas que ma mère comprit rien de ce que je disais ; le son
seul de ma voix lui parvenait, et il suffisait : ses sanglots petit à petit
s’apaisaient, s’espaçaient.
C’est ainsi que se décida mon voyage, c’est ainsi qu’un jour je pris
l’avion pour la France. Oh ! ce fut un affreux déchirement ! Je n’aime
pas m’en souvenir. J’entends encore ma mère se lamenter, je vois
mon père qui ne peut retenir ses larmes, je vois mes sœurs, mes
frères… Non, je n’aime pas me rappeler ce que fut ce départ : je me
trouvai comme arraché à moi-même !
À Conakry, le directeur de l’école m’avertit que l’avion me
déposerait à Orly.
— D’Orly, dit-il, on vous conduira à Paris, à la gare des Invalides ;
là, vous prendrez le métro jusqu’à la gare Saint-Lazare, où vous
trouverez votre train pour Argenteuil.
Il déplia devant moi un plan du métro et me montra le chemin que
j’aurais à faire sous terre. Mais je ne comprenais rien à ce plan, et
l’idée même de métro me demeurait obscure.
— Est-ce bien compris ? me demanda le directeur.
— Oui, dis-je.
Et je ne comprenais toujours pas.
— Emportez le plan avec vous.
Je le glissai dans ma poche. Le directeur m’observa un moment.
— Vous n’avez rien de trop sur vous, dit-il.
Je portais des culottes de toile blanche et une chemisette à col
ouvert, qui me laissait les bras nus ; aux pieds, j’avais des chaussures
découvertes et des chaussettes blanches.
— Il faudra vous vêtir plus chaudement là-bas en cette saison, les
journées sont déjà froides.
Je partis pour l’aéroport avec Marie et mes oncles ; Marie qui
m’accompagnerait jusqu’à Dakar où elle allait poursuivre ses études.
Marie ! Je montai avec elle dans l’avion et je pleurais, nous pleurions
tous. Puis l’hélice se mit à tourner, au loin mes oncles agitèrent la
main une dernière fois, et la terre de Guinée commença à fuir, à
fuir…
— Tu es content de partir ? me demanda Marie, quand l’avion ne
fut plus loin de Dakar.
— Je ne sais pas, dis-je. Je ne crois pas.
Et quand l’avion se posa à Dakar, Marie me dit :
— Tu reviendras ?
Elle avait le visage baigné de larmes.
— Oui, dis-je ; oui.
Et je fis encore oui de la tête, quand je me renfonçai dans mon
fauteuil, tout au fond du fauteuil, parce que je ne voulais pas qu’on
vît mes larmes. « Sûrement, je reviendrai ! »
Je demeurai longtemps sans bouger, les bras croisés, étroitement
croisés pour mieux comprimer ma poitrine.
Plus tard, je sentis une épaisseur sous ma main : le plan du métro
gonflait ma poche.

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