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ues frasques
;

Kone
COLLECTION MONDE NOIR POCHE
sous la direction Se Jacques Chevrier

la.

Les frasques
d'Ébinto
Amadou Koné
(roman)

© Éditions Hatiec International, 2002. ©Hatier, 1980.


Reproduction interdite sous peine de poursuites judiciaires. ISBN 2-7473-0256-3
PREMIÈRE PARTIE
africaine avec des cases en briques couvertes de
tôle ou des paillotes en bambou. Impérial et Congo
n'étaient plus particulièrement sales. On ne voyait
PRÉLUDE A LA VIE ni les flaques d'eau stagnante ni les tas d'ordures
pourries au bord des rues mal bitumées. On était
en octobre et le soleil, asséchant rapidement les
CHAPITRE l saletés, rendait la ville plus souriante.
On était en octobre. Les pluie!» diluviennes La voiture qui m'avait transporté depuis Adiaké
s'étaient arrêtées et ia bonne ville de Grand- s'immobilisa. J'étais arrivé à Bassam. Je mis pied à
Bassam retrouvait un aspect plus gai. terre et récupérai ma valise.
Le quartier France, situé entre l'Atlantique et la La gare routière de Grand-Bassam, située en
lagune Ébrié, n'était plus inondé à l'embouchure plein centre de la ville, en était sans doute l'endroit
de ces deux eaux et ses habitants pouvaient dormir !e plus animé. Les chauffeurs, dans leur jargon, se
tranquilles en attendant la prochaine saison des querellaient ou taquinaient quelque vendeuse
pluies. Il avait repris son air orgueilieux de prince d'oranges. Les passagers, toujours impatients, se
restauré. Du pont qui enjambait la .lagune, on plaignaient dans les taxis en partance pour
apercevait les vieilles maisons de style colonial aux Abidjan, Aboisso ou Adiaké. C'étaient, pour la
toits couverts de tuiles et aux fenêtres vitrées, plupart, des élèves qui rentraient de chez leur
merveilleux vestiges d'une ère à la fois brillante et famille pour reprendre les classes. Ils se reconnais-
pénible. Le quartier France, c'était le Bassam saient à vue d'œil, ces élèves, rien qu'à leur habit
d'autrefois, capitale de la Côte-d'Ivoire, wharf très coquet et à leur démarche fière. Ils portaient des
important, ville au commerce florissant et qui chemisettes aux couleurs vives, des pantalons
connut l'opulence et la célébrité avant d'être souvent bleus et marchaient les mains dans les
éclipsée par les villes nouvelles de Port-Bouet et poches.
d'Abidjan. J'étais de ces jeunes gens-là, c'est-à-dire que
A défaut d'être capitale, Bassam conservait un j'étais un élève. Pourtant, ma chemisette était gris
air dédaigneux qui caractérisait sa dignité froissée. pâle et je ne marchais pas les mains dans les
De l'autre côte de la lagune, comme pour poches. Ce n'était pas par souci d'originalité que je
témoigner de ia gloire passée, le vieux phare éteint me distinguais par mes vêtements et mes manières
dressait son front audacieux au-dessus des discrètes. La simplicité était un attribut de mon
quartiers Impérial et Congo qui formaient la ville caractère et peut-être venait-elle de mes origines
modestes.
J'étais le premier fiis d'un pêcheur du village enfants de mon tuteur se ruèrent vers moi pour
d'Akounougbé. Après moi, ma mère avait donné m'accueillir. Ils m'aimaient bien, ces adorables
une fille et un autre garçonnet à mon père. Quand bambins, toujours sales et toujours gais. Je leur
j'en eus l'âge, on m'inscrivit à l'école française et je distribuai des goyaves que j'avais cueillies au
me mis à travailler ardemment» peut-être parce que village. Je saluai les femmes assises devant la
cela m'amusait, le perdis mon père quelques jours cuisine enfumée. Après avoir donné à mes tutrices
avant de passer mes deux premiers examens les nouvelles de chez moi et appris les nouvelles de
scolaires. Cette mort me peina beaucoup, mais je la ville, ce qui était une formalité, je regagnai ma
passai avec succès ie certificat d'études primaires case qui se trouvait dans la concession voisine de
et je fus reçu à l'entrée en sixième, premier du celle de M. Dramane. Celui-ci avait une famille
centre d'Adiaké, Malgré notre pauvreté, ma mère nombreuse et ne disposait pas d'assez de
décida de me laisser entrer au collège. Moi, j'aurais chambres. Il m'en avait donc cherché une chez l'un
volontiers accepté d'être un pêcheur et de sillonner de ses amis.
la lagune Aby sur ma pirogue, lancer l'épervier Ma case n'avait qu'une pièce unique. Je la
pour capturer les sardines, Ses carpes et les balayai soigneusement, mis un drap propre sur ma
brochets... J'étais donc .entré au Collège Moderne paillasse posée à même le sol. Après quoi, je sortis
de Grand-Bassani. Trois années s'étaient déjà mes livres et mes cahiers d'une caisse où je les
écoulées et je venais faire ma quatrième année, avais laissés et les disposai sur ma table. Mon
c'est-à-dire la classe de troisième. tabouret était toujours à sa place. J'avais mis de
Ma valise n'était pas bien lourde. Je Sa soulevai l'ordre partout. Je fis ma toilette et sortis pour
et me mis à marcher vers la concession de mon prendre un peu l'air.
tuteur. Des gamins tout nus se vautraient ou Le soir tombait et les hommes rentraient du
s'amusaient sur le sable. Le Maure, assis devant sa travail. Je retrouvai avec plaisir Moussa et
petite boutique, prenait son thé habitue!. Dans les Ousmane, les apprentis mécaniciens, Siaka,
rues, les passants étaient peu nombreux. La circu- l'apprenti chauffeur. Nous habitions tous la même
lation automobile était peu dense. Bassam vivait cour et étions des amis.
dans sou calme continuel, bercé par le bruit des - Alors, Ébinto, tu as bien péché pendant ces
vagues qui se brisaient sur la grève. J'arrivai enfin vacances? me demanda Moussa en clignant de
chez M. Dramane, mon tuteur. Sa concession était l'œil.
pauvre. Quelques cases en bambou couvertes de - Est-ce qu'il sait tenir un épervier? fit Siaka en
papos entouraient une petite cour sableuse où se guise de réponse.
dressai! un jeune manguier près d'un puits. Les - Dites donc, protestai-je, qu'est-ce que vous
croyez? Je sais mieux jeter î'épervier que découvris Monique dans la splendeur de ses quinze
certains pêcheurs de mon village. ans. Ses formes arrondies, sa voix devenue comme
- Petit prétentieuxI s'exclama Ousmane. Entre plus sonore me fascinèrent.
nous, les Blancs vous ont gâtés. Pendant neuf mois - Bonsoir, Monique, répondis-je à son salut.
vous vous reposez tranquillement et quelquefois Mon Dieu, comme tu es belle!
vous osez dire que l'école est difficile. Monique baissa les yeux et moi je ne me rendis
Et tous ces jeunes gens riaient en cœur, me pas compte que j'entrais dans le tourbillon qu'est la
tapotant amicalement sur l'épaule. Cela ne vie. L'année précédente, je n'aurais pas eu ia
m'amusait pas du tout. Leur obstination à ne pas hardiesse de faire un tel compliment à Monique.
me croire et à ironiser blessait mon amour-propre. Je me rendis ensuite chez M. Dramane. C'était
J'étais fait ainsi. Ma trop grande sensibilité faisait un brave chauffeur, un vieil ami de :na famille.
que la moindre chose me blessait. Je me mettais Comment va ta mère? me dernanda-t-il.
cependant rarement en colère car je savais me Très bien, elle vous dit bien d;s choses.
dominer. Quand je ne pouvais pas me faire Ton frère et ta sœur?
comprendre de quelqu'un, je me taisais et je Mon frère va bien. Ma sœur était un peu
souriais : un sourire très fin et amer, accompagné malade mais elle se rétablit rapidement.
d'un soupir. Alors quelles sont les nouvelles?
Tu es en colère, Ébinto? me demanda Mous Euh! On était en vacances et comme c'est
sa. Nous qui sommes si heureux de te revoir... demain la rentrée, je suis venu pour reprendre le
Je n'aime pas qu'on se moque de moi. travail
Voyons, Ébinto, tu prends tout au sérieux, toi. « Anitché » (merci), me dit-il. Ici aussi rien de
C'est ce qui n'est pas gai chez toi. mal. Depuis ton départ, on est là à se débrouiller
Je voulais rétorquer que c'était rfion caractère un peu. Mais ça marche jamais bien. Ma voiture
quand une voix douce me dit : est vieille et il faut qu'elle passe chaque semaine
- Bonsoir, Ebin! au garage. Ah! mon petit Ébinto, la vie est bien
Je tournai la tête. Derrière moi se tenait difficile.
Monique. Elle était la fille du propriétaire de la M. Dramane parlait. Je J'écoutais et je me disais
concession où j'habitais. Trois ans plus tôt, elle que ma vie serait ce que je voudrais qu'elle soit
était une fillette de douze ans. Nous avions souvent J'aimais rêver et la réalité n'avait pas une grande
joué ensemble comme un frère et une sœur. Et à importance pour moi car je pensais pouvoir un
vrai dire, je ne l'avais jamais regardée comme une jour transformer ce qui était en ce qui n'avait
fille que l'on puisse désirer. Mais ce jour-là, je jamais été.
Mon tuteur cependant continuait à disserter : premier jour de mon entrée au collège affluèrent
- C'est comme ça que l'autre jour je me suis fait dans ma mémoire.
prendre deux mil Se francs pour rien. J'avais prêté
C'était le premier octobre 196... De bonne heure,
ma teinture d'iode et mon sparadrap à un de mes
amis. Et sans les récupérer, je suis parti en voyage j'étais parti au collège situé en dehors de la ville sur
avec des passagers. Le malheur a voulu que je la route d'Abidjan. Sur le petit pont qu'on franchit .
crève un pneu en cours de route. Bon, je le avant d'arriver à l'établissement, j'avais trouve
changeais quand des gendarmes motorisés sont deux autres élèves dans leur complet kaki
arrivés. Ils m'ont reproché que mes pneus étaient impeccablement repassé.
trop usés et ils ont demandé à voir ma boîte à - Bonjour, amis, leur dis-je. A quelle heure
pharmacie. Hélas! il manquait le sparadrap et la entre-t-on en classe ici?
teinture d'iode. Alors, deux mille francs tout ronds. Je fus stupéfait par la réponse des deux élèves :
Alors, il y a les mécaniciens, il y a les gendarmes et Ah! tu es un taureau?
les policiers et puis il n'y a pas assez de voyageurs. Quelle idée! m'excîamai-je surpris. Vous êtes
Même quelquefois certains refusent de monter dans
donc des bergers?
mon tacot parce qu'i! est « trop vieux et sale ».
Continent vivre dans cette situation? Les deux garçons se mirent à rire.
« C'est comme je té dis, hein. La vie est de plus - Bon sang! fit l'un. Quel « gbossro »! Il ne
en plus dure. Carte grise, assurance, essence et tout comprend rien.
ça c'est de l'argent. Quelle vie est celle de notre Qu'est-ce que je dois comprendre, alors?
temps! Tout est l'argent. Je me demande comment Tu es un « nouveau »?
on va vivre dans dix ans... » Tu viens en sixième? compléta l'autre.
Ce que serait la vie dans dix ans? Ce que serait Oui, répondis-je calmement.
ma vie dans dix ans?;,. J'y avais souvent pensé. - Eh bien! mon vieux, tu es bien costaud.
J'étais presque certain de mener, grâce à mon Qu'est-ce que tu attendais pour venir au collège?
travail, une vie future brillante. Pourtant, je croyais Décidément, ces deux garçons cherchaient à
pouvoir vivre n'importe quelle vie; c'est que je m'humilier. Et cette phrase dioula me vint fort à
croyais justement être capable de vivre dignement propos à l'esprit : « Ni itè fin gnini, fin lo bè
même dans une situation médiocre. ignininan. » Ce qui voulait dire à peu près : « Si tu
Très tard seulement, je regagnai ma chambre et ne cherches pas quelque chose, c'est quelque chose
me couchai. Je ne dormis pas aussitôt. Je n'avais qui te cherche. » Dignement, je voulus continuer
pas sommeil et je ne sais pourquoi }es souvenirs du ma route, mais les deux compères m'interpellèrent.
Comme tu es idiot! Tu ne sais pas
qu'aujourd'hui, les « tacots » comme toi seront
« secoués »? Ce sont les brimades, mon vieux, et si J qu'ils {n'avaient délibérément conduit en enfer.
tu n'as personne pour te protéger, ton compte est P ^ j ns tant, j'eus toute la meute des « lazes »
bon. Comme tu nous parais gentil, nous allons te Héchaînés 5 ur mo'- ^ s uns me frappaient du poing
protéger. ja tête, î e ^os' certains me frottaient les oreilles
Celui qui parlait jeta un clin d'oeil à l'autre qui de vie>'' es brosses à poils rigides; d'autres me
sourit. Cependant, je leur fis confiance. Je leur fis ' taient du sable sur la tête, la figure. Faiblement
confiance poussé par je ne sais quel besoin de "'«savais de me débattre, mais ces abeilles
croire en l'homme tout en m'attendant à sa , ur£jonna< 1tes me piquaient de tous les côtés.
trahison. Partout aie"*0111"» c'étaient les mêmes vociférations,
A sept heures et demie, la cour du collège était mêmes sons se terminant toujours par « o » :
gbossro, tacot, veau, taro, capot, zéro.
pleine d'élèves. Il y régnait un tumulte confus où se
décelaient des rires, des cris sauvages, des pleurs Di e u > m a situation m'était tout d'abord
o
même. Les anciens collégiens, les élèves des classes
h uniliante avant d'être douJoureuse. Je bouillais de
de cinquième, quatrième et troisième, ceux qu'on
ee et je c^ois que si j'avais disposé alors d'une
appelait « lazes », je ne sais pourquoi, tourmen -
j'aufais fait un malheur. Tout silencieux, je
taient les nouveaux de sixième. . rjj eu à témoin de cette injustice dont j'étais
On me dit qu'il était temps de partir. Hum -
ctim e - Eflfi"' un élève de troisième vint à mon
blement, je marchais entre mes deux protec- ours et ffi'enleva des mains de mes bourreaux.
teurs. Moi qui à l'école primaire me croyais déjà
grand, moi qui prenais la place du maître quand il Ceoenda^» j' eus à subir d'autres supplices mais
moins• e prav^s;
ë r «* ' cette fois-ci je J devais me mettre à
était absent, j'étais devenu un « veau » qu'il fallait % qutfid un « iaze » me disait de « piquer ». Je
protéger. Je sentis toute ma dignité froissée. Les H ais a usSI répéte 1" ce*te phrase idiote : « La
« lazes » s'empressaient autour de moi comme une
ronoïJ iie est une maladie qui attaque les de
meute de chiens autour d'une biche. Ils de -
sixième durant le premier trimestre de scoi»'«-e.
mandaient : « Alors, c'est un tacot? Il est bien
» î 1 fallait défiler aussi, tout seul, en chantant :
grand. » Et ils essayaient de me tirer les oreilles ou
de me donner quelques coups de poing sur la tête, « Je suis un tacot
mais mes deux amis providentiels me protégaient. ma valeur est zéro
Nous étions maintenant au beau milieu de la cour. les lazes sont en diamant
La multitude hurlante et mouvante nous entourait. et moi je suis en fumier. »
Et puis je ne sus pas comment cela se fit. Mes
deux protecteurs avaient disparu et je compris trop
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Après la marche, c'était la danse et les « lazes très heureux de nor.s revoir. Nous nous rendîmes
me convertirent sur-le-champ en chanteur < chez Bazié.
danseur. C'est certain que notre ami n'a pas encore fini
« La lièvre et le tortue y de faire sa toilette, dis-je.
sont pariés demain nous Je dirai même plus. 11 n'a pas encore...
verra celui qui gagneront. Je me mis à rire. Koula avait la manie d'être un
» grand imitateur. II était un composé de sérieux et
de gaieté. Cette complexité de son caractère faisait
Oui, c'était le lot du « gbossro » de se plier au
de lui un être original. Et quand il parlait, il
caprices du « laze » comme c'est le lot du faible d
employait volontiers des citations de Tintin aussi
se plier aux volontés d'un plus fort. Le « gbossro )
bien que celles de Hugo.
c'était le nouveau venu, celui qu'il fallait humilie
pour mettre en évidence sa nullité. Comme tous le Nous trouvâmes en effet Bazié en train de faire
gens humbles, je détestais l'humiliation. J'avai sa toilette. C'était son propre d'être toujours en
trop de respect pour . autrui pour tolérer qu'o: retard. Ce manque de ponctualité était chez Bazié
s'amusât à m'humilier. le seul trait de caractère qui m'exaspérât. Quand il
Les supplices prirent fin quand le premier couj eut fini, nous prîmes le chemin du collège en
de gong sonna et que le principal du collège arriva. bavardant joyeusement.
Je souriais dans mon lit en pensant à cett Nous retrouvâmes cette école que nous aimions
rentrée-là. Trois années s'étaient déjà écoulées et j tant. L'établissement se composait de plusieurs
n'avais jamais payé ma dette. Je n'avais jamai bâtiments dont le plus important constituait les
participé aux brimades. J'avais au contrair salles de classe. Celui-là était très élégant avec ses
protégé chaque fois les élèves de sixième. Ji murs peints en blanc, ses volets nouvellement
m'endormis sur ces souvenirs. vernis en jaune et son toit de tuiles grises. Derrière
Le lendemain matin, je me réveillai de bonm la bâtisse principale se trouvait la seule classe
heure. Le matin était frais et le léger brouillard ai détachée, la salle des sciences naturelles prés de
ras du sol laissait prévoir une journée ensoleillée laquelle on avait construit "une petite bicoque pour
Après avoir déjeuné, je partis chez mes deu; les gardiens de l'établissement. Non loin, de l'autre
camarades Koula et Bazié. Je passai d'abord che; côté, il y avait les cuisines et ie réfectoire derrière
Koula. Il était prêt pour aller à l'école. Il n'avai lequel se dressaient les bureaux du principal et des
pas changé avec ses gestes toujours mesurés, 1; surveillants. Au-delà, c'était le terrain de sport. La
parole toujours pesée et le verbe aisé. Nous fûmei cour du collège était sableuse et avait de belles
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peiouses plantées de grands manguiers feuillus et que je n'avais jamais osé. Je voulus participer aux
de cocotiers toujours bien taillés. brimades en humiliant cette fille,
Le collège souriait aux rayons dorés du soleil - Pique, la vache, dis-je d'un ton qui se voulait
matinal et semblait se moquer des « gbossros » qui autoritaire.
frémissaient une fois de plus sous le joug des Elle ne bougea pas.
« lazes ». Partout, les élèves étaient très excités; les - Veux-tu piquer, GUÎ? criai-je.
« lazes » se montraient impitoyables et maltrai- Elle était là, comme sourde. Ses yeux clairs rae
taient même les jeunes filles.. jetaient des dards de mépris et je me sentais
- C'est intolérable, s'écria Kouîa. Défendons au ridicule.
moins les filles. - Est-ce que tu vas piquer, espèce de vache l
Et nous voilà partis, débarrassant les de- repris-je avec rage.
moiselles des garnements qui les accablaient de Les élèves autour de nous s'étaient tus et
grossièretés. Nous étions bien célèbres et partout observaient la scène avec intérêt. Et je me sentais
notre présence imposait l'ordre. Tout à coup humilié par la dignité de cette fille si sûre d'elle. Et
j'entendis des clameurs plus fortes sous un comme elle ne bougeait toujours pas, je ia cassis
cocotier. Je me dirigeas vers cet endroit. Là, je vis par les épaules et voulus l'obliger à s'agenouiller.
une jeune fille dignement arrêtée que les « lazes » Mais elle se débattait comme une furie.
maltraitaient. Elle ne disait rien quand on lui tirait Ce fut sur ces entrefaites que Bazié arriva.
ses tresses. On l'eût dite insensible sans la petite - Le principal arrive. Eh! mais que fais-tu,
moue dédaigneuse qu'elle faisait à ses bourreaux. Ébin?
Je m'approchai et les élèves de cinquième et Je lâchai la jeune fille. Et avant de tourne:" les
quatrième cessèrent leurs brutalités. Tran- talons, je lui jetai un coup d'œil qui était un défi.
quillement je pris la main de la fille et lui dis : - J'ai rencontré son regard calme. Je crois que ce fus.
Viens, je vais te protéger. D'un coup brusque, elle seulement à cet instant que j'ai remarqué sa grande
arracha son poignet de ma main et j'eus tout juste beauté.
le temps d'éviter la gifle qu'elle m'envoyait sur la
joue. Cette curieuse réaction m'étonna et je me
dis que cette fille-là était trop orgueilleuse. Or, le
but des brimades était d'apprendre aux nouveaux
élèves à respecter les anciens et surtout à contenir
leur propre orgueil. Alors, je pris la résolution
soudaine de faire ce

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CHAPITRE ÎI beaucoup. Cependant je ne négligeais pas les
ioisïrs. Mais qu'étaient les loisirs dans une vie où le
travail même était une détente? J'étais assez, bon
On était en novembre et on avait commencé les athlète et je pratiquais presque tous les sports
classes. Petit à petit on oubliait les congés et on se appris au collège. Et puis il y avait Monique. Cette
replongeait dans les études. Qu'est-ce que le travail jeune fille fréquentait un collège à Abidjan où elle
représentait au juste pour moi? Beaucoup. À un suivait la classe de quatrième. Chaque samedi soir,
certain moment j'en fis même le but de mon elle venait chez son père à Bassani.
existence. Mes parents m'avaient toujours dit que Alors Monique et moi, nous nous voyions. Nous
le travail, même s'il n'arrive pas à sortir l'homme pouvions jouer ensemble sans éveiller les soupçons
de la misère, lui garantit sa dignité. Et depuis de notre entourage. Tout le monde me prenait pour
mon plus jeune âge, je faisais consciencieusement un garçon sérieux. Et nous nous voyions quand
les travaux qu'on me confiait, j'avais fini par nous le voulions. En vérité, nos jeux, nos regards
placer le travail au-dessus de tout. Je vénérais le d'enfants heureux étaient bien innocents. Nous ne
travail peut-être simplement parce que, n'y ayant parlions jamais d'amour. Quelquefois, cependant,
jamais vu de la servitude, j'en avais au contraire je remarquais que les yeux de Monique brillaient
fait un jeu. Oui, travailler, je l'ai toujours considéré étrangement et à ces instants je ressentais une
comme jouer avec sérieux. Je ne me suis jamais tué certaine gêne dont je ne compris la signification
à la tâche en pensant à ma situation future ni pour que plus tard.
mériter les félicitations de mes professeurs. Monique me témoignait une grande admiration.
J'ai simplement travaillé pour m'amuser et la Pour elle, j'étais un garçon extraordinaire et elle
satisfaction de savoir ma tâche impeccable était le témoin de ma force. Le moindre de mes
suffisait à récompenser mes-efforts. Ainsi m'étais- succès était pour elle un véritable exploit. Chaque
je fait remarquer au collège comme un élève
trimestre, je lui écrivais pour lui dire que j'étais
sérieux et travailleur. Et chaque année, je rentrais
encore premier de ma classe. Et ses visites qui
chez moi avec mon prix d'excellence que je
suivaient ces lettres étaient particulières. Elle
montrais à ma mère qui disait ; « On ne peut donc
venait comme d'habitude le samedi soir. Elle
pas vous récompenser avec de l'argent? Ces
missiés-là ne pensent jamais à la souffrance des attendait que nous fussions seuls tous les deux. Elle
parents. » vainquait alors sa timidité et doucement posait ses
lèvres tremblantes et tièdes sur ma joue. Et elle
Cette année-là aussi je travaillais soigneusement.
murmurait : « Je suis fière de toi. » Oh! ce baiser
Je m'appliquais à faire mes devoirs et je lisais
simple, si chaste, je crois que je l'ai désiré plus que
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les prix et plus que les félicitations de mes obstrué les deux sorties et dedans, on se bousculait,
professeurs. on se marchait dessus. IJ fallait sortir par n'importe
Quelquefois même Monique faisait le ménage quel moyen. Mais moi, avec Monique d^ns les
pour moi. Elle balayait ma chambre, rangeait mes bras, je n'avais qu'à attendre Ja mort Et p«our la
livres, me repassait mon linge en même temps première fois je pensai que je pouvais mo m-j r à
que celui de son père. Quand elle avait fini, je mon âge et j'eus peur. J'ai eu surtout pe ur de
lui prenais ses petites mains et je lui disais m'effacer ainsi sans avoir réalisé le plus simjaJe de
affectueusement ; « Merci, ma petite femme. » mes rêves. Je n'étais pas prêt pour la mort.
J'avais toujours remarqué que cette innocente Heureusement, tout se calma. On sut que le coup
phrase mettait Monique mal à l'aise. Pourquoi de tonnerre avait coïncidé avec un court-circuit
donc baissais-tu tristement la tête, Monique? mais que cela n'était pas dangereux. La salJe se
Pourquoi tes mains tièdes tremblaient-elles? Peut- vida et moi, tout en marchant, j'essayais de
être savais-tu déjà que je ne t'aimais pas, du moins réconforter Monique, toujours frissonnante^ je
pas autant que toi tu m'aimais. plaisantais si bien que j'arrivai à la faire sourire.
Comme moi, Monique aimait la nature, la J'ai eu peur, confessa-t-elle.
lecture et le cinéma. Je l'emmenais donc voir un Moi aussi, dis-je.
film de temps en temps et un jour il faillit nous Elle me regarda affectueusement.
arriver un malheur. La salle du cinéma Impérial J'aime ta franchise, Ébin.. Il y a des gens qUj
était découverte et malheureusement il s'était mis à prétendent ne pas aimer la vie.
pleuvoir. Des éclairs zigzaguaient et déchiraient J'aime la vie, Monique.
l'obscurité. Soudain, un éclair plus fort que les J'en suis heureuse, Ébin. Vois-tu, quelquefois,
autres illumina le ciel pendant une fraction de je décèle sur ton visage quelque chose de
seconde. Aussitôt suivit un formidable grondement mystérieux qui me fascine et me fait peur.
de tonnerre. Et puis tout devint obscur. Le film J'aime la vie, une vie dont je rêve et que
était « coupé ». Alors, la panique s'empara des j'espère réaliser. Rassure-toi, je suis un rêveur
spectateurs. Les femmes et les enfants hurlaient, les conscient. Chez moi, Je rêve côtoie la réalité ^
hommes furent les premiers à se ruer vers les deux corrige ses côtés négatifs. En fait je ne rêve pas, je
vois seulement la vie autrement.
sorties. Je sautai sur pied et au même moment je
Comme tu es étrange, Ébin!
reçus Monique dans mes bras. Son corps grelottait
Le cinéma, la lecture, les promenades dans 1g
d'effroi et elle s'accrochait à moi comme le
nature, c'étaient nos loisirs communs. Rarement
naufragé à sa bouée. Je ne savais comment sortir
nous dansions. La musique, je J'aimais, mais ma
de cette situation difficile. Déjà la foule avait
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ch«ez Monique un côté iflaternel à mon égard.
Quuand je ressentais la mé^dTe fatigue, le moindre
maalaise, cela la mettait daftf "" de ces états où l'on
voSt une mère près de son ei»fant malade. Dieu, elle
dewenait triste, mais triste! # sa voai s'imprégnait d'u
ne grande angoisse.
Elle me gavait de cotflP"me^ médicaux, me
:dire- comblait de soins et me fais*11'1 promettre n'importe
. lantje lui quoi : de ne pas jouer au Wilon> de ne Pas veiller, de
marché r*e pas fournir de grands «farts.
Une fois q ue je venais de me rétablir du
paludisme, je dis à Monique :
J'ai envie d'aller au ciJ1^"13 ce s°ir» puisque
nous sommes samedi.
Ah! non, Ébin, repoSe~toi- Tu es fatigué;
quand je suis à Abidjan tu ^ e Prends pas soin de
toi et tu tombes malade. '
~ Dis donc, Monique rr* e Prends-tu pour un
gamin et toi te prends-tu pouf maman?
Elle se mordit les lèvres & instantanément les
vraimen. que je su larmes coulèrent sur ses jOu^s : J* 1>avais blessee alors que
P aJ à
corps et qui „■„,!, te ca .' ™ je voulais simplem €nt plaisanter. J'étais confus. Au
J
Monique était de ces ! fond, cela me faisait Plaisir ^ue Monique me dorlotât.
pour !Ui „„ Pardon, Monique. J e r^e vou^ais Pas d're quelque
chose de méchant ^Tu sais> tu comptes dans ma vie
autant que ma mè^e- Ne Ple"re plus.
Elle tourna vers moi sor*1 v'sage baigné de
larmes. Son œij humide brilla '*' ses levres fremis'
saieni,
- Tu dis vrai, Ébin?
chez ma « Sylphide », Pourrais-je jamais dire avec
Je m'approchai d'elle, je sortis ma pochette et certitude ce qui me plaisait en Muriel? Etait-ce ce
me mis à essuyer ses îarmes. port à la fois fier, presque impertinent et timide, ou
- Bien sûr que je dis vrai, Monique. cette démarche sûre et élégante? Toujours est-il
Elle respira profondément et blottit sa tête que j'étais irrésistiblement attiré vers elle.
contre mon épaule. Pourtant, je savais Muriel coquette, légère et
Je ne pleurerai plus, me dit-elle. insouciante, et je n'arrivais pas à comprendre
Je suis très sincère avec toi, Monique. Je ne pourquoi sa seule vue me troublait au point de me
peux me permettre de te mentir, puisque tu es ma rendre stupide.
petite sœur. Je pensais être sérieusement amoureux de
Elle s'écarta brusquement de moi et une Muriel Pour moi, l'amour que l'on porte à une fille
expression bizarre traversa furtivement son visage. dépend de certaines circonstances anodines. On
Sur-le-champ, cette réacî:on ne m'a pas intrigué. pourrait aimer n'importe quelle fille, à condition
Plus tard, seulement, elle m'a éciairé sur les que les circonstances s'en mêlent. Car, qu'est-ce
sentiments de Monique 9. mon égard. qui nous attire? Un sourire, un simple battement de
Outre Monique, j'avais peu d'amis. Mon cercle paupières» l'expression angoissée du visage, une
d'amis était fort réduit. J'étais assez renfermé et il parole, enfin un simple trait nous fixe et nous
m'était difficile de mliabituer à quelqu'un. Au détermine.
collège, je me mêlais fort peu aux discussions Muriel, j'avais fini par le savoir, était la fille d'un
animées sur le football ou sur quelque autre sujet député. Elle était venue fréquenter le collège de
que je trouvais banal. En l'absence de Koula et de Bassam sous la tutelle d'un oncle, homme éga-
Bazié, j'étais isolé au milieu des autres élèves. Je ne lement puissant. Tout comme moi, Muriel suivait
m'amusais qu'avec Kouia et Bazié, et puis, à la classe de troisième, ce qui me surprit, car le jour
l'occasion, avec Monique. Pourtant, j'aimais mon de la rentrée, et pendant les brimades, nous
existence, j'aimais ma tranquillité. l'avions tous prise pour une élève de sixième. Nous
Cette tranquillité, je crois que je commençai à la étions dans fa même classe, mais nous n'étions
perdre à partir du jour où je compris que Muriel pratiquement pas habitués fen à l'autre. Depuis la
m'intéressait. rentrée, je ne lui parlais pour ainsi dire pas. Et
Muriel, c'était la jeune fille avec qui j'avais eu quand je m'aperçus que je l'aimais, je ne sus
une scène ridicule le jour de la rentrée. Muriel était comment faire pour gagner son amitié. J'étais timi-
une jolie fille, mais ce n'était pas seulement sa de et la pensée de parler à Muriel me paralysait.
beauté qui m'impressionnait Je crois surtout que je Pourtant, auparavant, dans mes rêves, après avoir
sentais chez elle quelque chose que j'avais rêvé
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entretenu ma « Sylphide », je trouvais toujours le que je n'osais pas l'aborder. Pourtant, à un certain
moyen de i'aborier. Oh! ils étaient faciles ces moment, quand je rencontrais les yeux de Muriel,
rendez-vous avec l'image de la femme irréelle. je les sentais interrogateurs. Il me semblait
Dans des jardins fleuris, plantés d'arbres aux vraiment que la jeune fille voulait que je lui parle.
feuilles dorées, je marchais doucement enivré par On aurait dit qu'elle provoquait les occasions pour
l'atmosphère parfumée et le son d'une musique que nous nous rencontrions. Malgré tout je l'évitais.
douce et légère. Je la trouvais toujours dans ses Je l'évitais, car j'étais arrivé à me demander dans
vêtements de gaze blanche, gracieusement assise quelle mesure cet amour était possible. Un autre
sur un banc. Elle m'accueillait avec un sourire qui obstacle m'apparut, le plus important peut-être :
m'emplissait de bonheur. Près d'elle je m'asseyais. Muriel n'était pas de la même classe sociale que
Je la frôlais à peine, de peur de la faire s'envoler. moi. Elle était de la bourgeoisie cossue et moi
Nous ne parlions jamais, nous communiquions j'étais un enfant du peuple, un enfant pauvre.
par nos pensées et nous nous souriions langoureuse- Comment pouvaisje envisager l'existence aux
ment. Nous étions seuls dans notre paradis. Notre côtés d'une jeune fille qui arrivait au collège en
amour n'avait pas besoin de témoin. Mercedes et dont les robes pouvaient coûter autant
Souvent j'avais fait ce rêve. Mais maintenant je d'argent que ma famille en gagnait au bout d'un
n'avais plus à rêver. J'aimais et Muriel incarnait la an? Je me demandais ce que je pourrais lui donner.
femme que mon imagination, avait souvent créée. Il Je savais que ce ne pouvait être que mon amour,
me fallait, dès iors, lui faire comprendre queile uniquement Et je doutais fort qu'elle pût se
place elle commençait à prendre dans mon cœur. contenter de cet amour.
Mais comment arriver à parler sérieusement à Aimant pour la première fois, je croyais cela la
Muriel? Comment lui déclarer mon amour? Seul, plus importante chose de ma vie et je souffrais de
je prenais des résolutions et j'essayais d'imaginer ne pouvoir arriver à ma fin. La nuit, dans mon lit,
la réponse qu'elle me ferait. Je me disais qu'à coup j'imaginais tous les plans possibles pour parler à
sûr cette réponse serait insolente, car d'abord ma Muriel. Devant elle, je perdais tout contrôle de moi-
première rencontre avec Muriel avait été incor- même, je devenais stupide et j'eusse été incapable
recte; ensuite cette fille ne me semblait pas très Je lui déclarer mon amour si l'occasion m'en avail
sérieuse au sens que je donnais à ce mot. A force été offerte. Et je souffrais de cet état de choses, je
d'hésiter, je finis par croire l'entreprise irréalisable. souffrais de ma lâcheté. « Ainsi, la réflexion fait de
Muriel devint alors une terrible hantise pour moi. nous des lâches. » Shakespeare a raison. C'était à
J'aimais à la regarder et je l'imaginais dans mes force d'avoir trop réfléchi que j'en étais arrivé là.
bras. Mais Muriel avait un tel ascendant sur moi Et tout cela se ressentait dans mon travail. Sans
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m'en rendre compte, j'étais devenu négligent. Ahî tes interminables lectures. Les livres, c'est toujours
oui, la vie m'avait ouvert cette voie de l'amour et la même histoire : un garçon qui aime une fille et
des peines. patati et patata. Ça sert seulement à aiguiser la
Koula et Bazié essayèrent de m'aider. sensibilité et à faire souffrir. C'est pourquoi je ne
- Mon vieux, dit Koula, qu'est-ce qui se passe? lis jamais, termina Bazié.
Tu as complètement changé. Tu es devenu triste et Non, vous ne pouvez pas comprendre. Je
tu travailles mai. Je n'arrive pas à comprendre que l'aime comme vous ne pouvez pas l'imaginer. Je
tu aies d'aussi mauvaises notes. voudrais la prendre dans mes bras et sentir la
Bazié tournait mes feuilles d'interrogations tiédeur de son corps au contact du mien. Oh! j'ai
écrites où étaient marquées des notes médiocres et envie de lui dire des choses qu'on ne lui a jamais
les appréciations les moins flatteuses. dites. Mais quand je pense que jamais cela ne se
Mathématiques : 04/20. « Vous ne faites pius réalisera, je ne peux plus travailler. Je ne peux être
rien en classe. » que malheureux.
Oh! dis-je, je n'ai jamais aimé les mathé Tu es stupide, voyons. Quel mal y a-t-il à
matiques. aimer? dit Bazié. Tu l'aimes, i prends-îa. Vois-tu,
~ Ce n'est pas tout, dit Bazié, en prenant une nous ne sommes"plus au temps où on envoyait des
autre feuille. Orthographe : 02/20. « Éiève qui billets doux à la bien-aimée. Il faut un peu de cran,
depuis un certain temps ne fait pas assez voilà tout. Aborde-la carrément et dis-iui ton
attention. » amour.
- Tu as toujours été le premier en orthographe, J'admirais ce point du caractère de Bazié. Il
intervint Koula. Alors, qu'est-ce qui te tourmente? savait ce qu'il voulait et c'était un garçon
Nous savons que tu as des soucis. Confie-toi, extrêmement tenace. Il était sans doute le plus mûr
voyons. de nous trois. Il semblait être en rapport direct avec
Je les regardai et j'eus honte de leur avouer mon la vie et ses problèmes.
secret. Ce n'est pas si facile, dis-je en réponse à Bazié.
Sais-tu, Ebin, repartit Koula, que tu es
J'aime une iiile, finis-je par dire tranquil
décevant quelquefois? Il faut que tu saches que la
lement. "-
réalité est bien différente du rêve. Et être homme,
Ah! et cela t'empêche de travailler?
c'est arriver à résoudre ses problèmes ou tout au
II y avait dans la voix de Bazié comme du moins les affronter courageusement. Au fait, quelle
che où se mêlait un p* ! ire....... est cette divine personne qui hante ton esprit jour
On- ■ ■ • ■ , ' . . : ■ . : ■ , . ■ ■ ■ ■ . . _ • s, dis-je amer,
et nuit?
Ce sont des idées que ta as encore pri Sans
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Quelle chance! m'exclamai-je. Mais j'ai un
- Muriel. oncle qui affirme que c'est mauvais de ramasser de
J'ai suspecté chez mes amis un air d'étonnerne^ l'argent, car on en perd toujours plus qu'on en a
et de déception. Eux aussi connaissaient Muriel, h ramassé.
connaissaient sa désinvolture, son insolence vis-t Tais-toi, oiseau de mauvais augure. Dis donc,
vis des garçons, ses grands airs de fille aux parei^ nous pourrons nous offrir deux billets de cinéma ce
aisés. soir...
Koula prit sa voix de philosophe : C'est ce que je me disais, moi aussi.
- Ébin, je crois sincèrement que cette fille n\ Nous descendîmes de la bicyclette juste après
pas faite pour des garçons comme nous. avoir dépassé le cimetière d'Azureti. Nous la
J'ai bien écoute mes amis, surtout la derni^ déposâmes dans une baraque et marchâmes sur la
tirade de Koula. Mais j'étais persuadé que rien plage. Nous nous amusions à poursuivre les petits
pouvait me faire oublier Muriel. Cependant, av crabes que les vagues rejetaient sur le sable. Un
l'aide de mes amis, je me remis au travail, moment, Koula s'aventura trop loin et la vague le
compris que dans ma pénible situation, le trav ., surprit quand elle déferla. Et il fut copieusement
pouvait être une consolation. Alors, !es professa mouillé aux jambes.
reconnurent leur Ébinto des années précédent La - Je sécherai rapidement, se consola-t-il.
vie redevint à peu près comme autrefois. samedi Pourtant, nous avons continué notre promenade.
soir, quand Monique n'était pas là, j'alj . me Tout à coup, j'entendis Koula jurer derrière moi.
promener en compagnie de Bazié et de " Et comme je lui demandais ce qui se passait :
J'ai égaré la clef de ma porte, répondit-il. Je
Quelquefois, nous empruntions des vélos vais être obligé d'acheter une nouvelle serrure.
faisions d'assez longues promenades. Ce fut a que Ce sont les cent francs ramassés, dis-je.
Koula et moi connûmes le village d'Azuretu Ce Tais-toi, superstitieux.
soir-là, Bazié était absent. J'avais réusv. . Superstitieux, non, mais Noir. Je crois
vil fl fermement à notre passé, nos coutumes. Vois-tu,
avoir une vieille bicyclette et j'avais remo^ , ici en ville, je crois être enfermé dans un monde qui
Koula. Le soir avait des couleurs éclatantes. . n'est pas le mien. Je veux vivre comme quand
brise venant de la mer était douce et caressa j'étais petit Je veux courir, pieds et torse nus,
Nous roulions lentement quand derrière moi K* , ' comme un petit animal, par les sentes caillou
,, . ,. xrnla
s ecna soudain : teuses, sans me soucier de cette tourbillonnante
Arrête ton vieux tacot! vie de civilisation.
Pourquoi donc?
29
J'ai vu un billet de cent francs. Tu as t\
dessus sans le voir.
Réveiiîe-îoi, Ébin. Ne rêve pas, vis. Il te suffira d'agir comme tout le monde :
Comment vivre quand i*....................w répond braver la vie, connaître non seulement la douceur,
pas à mon idéal? Au fur et à mesure que je grandis, la tolérance, la pitié, la justice, mais aussi la vio
je trouve Ses choses toutes différentes de ce que lence, l'orgueil, la méchanceté et même l'Injustice.
j'avais cru. On a presque réussi à me convaincre À notre époque, l'on confond l'humilité et le
que j'ai pris ia vie trop au sérieux et qu'il ne le respect avec la peur. Et j'arrive à penser que celui
fallait pas. On a peut-être raison. Je- me fais des qui n'est pas capable de haïr autant qu'il peut
soucis pour des choses qui émeuvent si peu de aimer n'est pas un homme.
gens. Par exemple, comment concevoir que ia Peut-être as-tu raison, répondis-je tristement.
nature profonde du Nègre n'est plus qu'une illu- Mais vois-tu, j'avais espéré tout le contraire pour le
sion à laquelle ne croient guère que quelques monde.
romantiques? Je sais, l'heure n'est plus loin où je Tout en bavardant, nous avions continué notre
vais renier ma nature non par volonté mais parce promenade et étions arrivés à Àzureti. C'était un
que la civilisation des Blancs me l'aura fait oublier. tout petit village avec de vieilles paillotes en bam-
Vouloir conserver sa négritude, j'entends par bou, quelques murs lézardés de cases en briques.
là « le propre du Nègre », c'est-à-dire sa manière Azureti m'est apparu comme un village mort,
particulière de vivre, d'être, est pratiquement bercé dans sa léthargie cadavérique par le bruit
impossible. ïl faut donc prendre la vie actuelle puissant des vagues qui annonçait ia barré et qui
comme elle est, essayer de suivre son rythme. était un étrange air mélancolique. Cet air puissant
C'est là qu'interviennent les problèmes, car il et violent, mélancolique par son refrain continuel,
faut surtout savoir s'adapter à la vie que la je l'avais longtemps écouté et j'en étais comme
civilisation nous impose. Et mon cas est dra étourdi.
matique, parce que ma nature ne me permet pas Plus tard, comme ia nuit tombait, nous retour-
de m'adapter à la vie que propose mon temps, alors nâmes à Bassani.
que déjà, malgré moi, la tradition m'échappe.
Ébin, il faut guérir.
Si ma maladie est incurable?
Elle est curable. Cela sera grâce à l'effort que
tu auras fait pour te conformer à notre nouvelle Un trimestre était passé, je n'avais pas oublié
condition d'être. Muriel et j'avais noyé mon chagrin dans les études.
J'ai peur de cette vie de vertige. Je crois Je fus néanmoins classé troisième de ma classe.
qu'elle m'engloutira dès que j'y aurai mis les pieds. C'était presque un désastre. Monique me consola ;

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« Je suis certaine qu'au trimestre prochain? tu sera 5 Le reste de la phrase s'étrangla dans ma gorge
premier », dit-elle. sèche.
Tu me pardonnes de t'avoir brutalisée le jour
Avant de partir en vacances de NoëX il falla''
de la rentrée? puis-je dire enfin.
dire le bureau d'autodiscipline du collège. L#
élections eurent lieu dans une salle de classe, $ Oui, je t'avais déjà pardonné.
soir, vers dix-huit heures. Je ne suivais pas Ie Depuis ce jour, j'ai beaucoup pensé à toi et
déroulement de ces élections, et pour cause, le soi1* j'ai voulu te dire...
avait voulu que je me retrouve assis auprès d e Non, je ne pouvais plus continuer. Elle me fixait
Muriel. Elle-même s'était mise à côté de moi- de ses yeux interrogateurs et ses lèvres qui
L'avait-elle fait délibérément? Je n'osais pas ÏÏ frémissaient imperceptiblement m'encourageaient
croire. En tout cas, de temps en temps, elle rn e à parler. Mais mon cœur battait à se rompre et
jetait un coup d'œil comme pour m'encourager * la crainte de paraître ridicule devant Muriel
dire ce que mes yeux ne pouvaient taire. Oh! nofl< m'empêchait de déclamer le beau discours que
je n'ai pas su résister à ce regard à la fois candide j'avais maintes fois récité tout seul.
et malicieux. Quelle force,alors a enhardi mo* 1 - Je suis déjà ton amie, Ébinto, me dit-elle
cœur et a guidé ma main? Je ne saurais le dire- doucement, comme pour me venir en aide.
Toujours est-il que je pris une feuille de papier ^ Je tournai vas elle un regard de reconnaissance
écrivis : « Je voudrais te parler après la réunion. * que je ne saurais peindre. Juste à cet instant, une
Elle prit le billet, le parcourut et me sourit imper" grosse Mercedes vint s'arrêter sous les cocotiers.
ceptiblement. Mon cœur fit un bond étrange. - Ah! me dit Muriel, c'est mon oncle qui
m'envoie chercher.
La réunion se termina à dix neuf heures. Tout 16
Elle était embarrassée à son tour. Elle ne savait
monde était pressé de rentrer, si bien que Muriel et
s'il fallait m'inviter à monter avec elle dans la
moi pûmes être libres de nous entretenir. Quand j£
voiture ou simplement me dire au revoir. Je l'aidai.
vis la jeune fille seule avec moi, je fus plongé dan$
- Bon, nous sommes amis Muriel. Le gardien
l'embarras. Je ne savais pas par où il fallait
Gaston m'a demandé de lui écrire une lettre. Je
commencer. Mon cœur battait très fort et je faisais
m'en vais dans sa piaule. Je te souhaite de passer
un grand effort pour garder un air naturel. Il y eut
une bonne nuit.
un court instant de silence. Elle demeurait là, sort
Elle prit la main que je lui tendais.
cartable dans ses mains, les yeux légèrement
- Bonne nuit, Ébinto.
baissés vers le sol.
Elle partit. La Mercedes démarra dans la nuit.
- Muriel, commençai-je... Et brusquement je me jetai sur un banc. Je sus que
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Muriel, malgré elie, ne pourrait jamais me II était un jeune professeur blanc, tout juste sorti
témoigner un profond amour. Cette fille que de l'université et expédié en Afrique. Je le regardais
j'aimais tant aurait toujours honte de moi dans sa souvent et reconnaissais en lui une âme sœur. M.
société. Mes hésitations à aborder la jeune fille L... était très jeune et son visage avait une
m'étaient apparues quelques rares fois comme un expression presque puérile et timide, mais sérieuse.
complexe ridicule; elles m'apparurent ce soir là Il faisait toujours sérieusement son travail et on eût
comme une prudence bien fondée. Je me dit que c'était Je seul lien qui le mettait à notre
demandais ce que je pourrais offrir à Muriel. contact. Après son cours, il sortait silen-
Jamais je ne pourrais même lui faire mener le genre cieusement. Il se mêlait même rarement aux
de vie qu'elle menait chez ses parents. Est-il des causeries des autres professeurs durant les
femmes qui sachent se contenter uniquement de récréations. Tout comme moi il cuu oit isu<< i y
l'amour, de la compréhension et de l'esprit de ceux ressentais je ne sais quelle attirance vers lui. Avait-
qui les aiment? J'en avais rêvé, mais je craignais il senti cela dans mon regard/ tiaii u dusii attirt
que Muriel ne fût pas de celles-là. Aucune femme par l'ambiguïté de ma conduite qui me distinguait
n'est capable de cela. Monique cependant-Monique, des autres élèves? Toujours est il qu un MU, Ù
je cherchais maintenant à l'éviter le plus possible. m'appela après son cours.
Je voulais lui épargner les désillusions. Avait-elle Tu passeras de temps à autre chez moi et nous
remarqué mon changement? Elle n'en laissait rien bavarderons un peu, Tu veux bien?,
paraître. Toujours affectueuse, elle continuait à Oui, cela me fera un grand plaisir.
faire de moi une idole et obéissait avec joie à mon Ainsi était venue notre amitié. Je me rappellerai
moindre désir. Cependant, je la sentais souvent toujours ma première visite chez M. L... Je l'avais
soucieuse et j'essayais alors de ramener le sourire trouvé en train de lire un livre de Steinbeck, je
sur ses lèvres. crois. Il me fit asseoir et nous causâmes
Et tout en disant quelque chose pour consoler amicalement. Je ne me souviens plus de ce dont
Monique, je pensais à Muriei. nous avons parlé, mais je me rappelle que ce qui
me frappa le plus chez mon professeur, ce fut sa
CHAPITRE III grande simplicité. Il me parla comme on parle à un
égal. Quant à moi, ma timidité m'empêchait d'être
Notre amitié était née aussi simplement que les tout à fait à l'aise. Cependant, quand je ressortis de
circonstances le permettent, peut-être parce que, en chez M. L..., j'étais enchanté.
dépit de nos différences d'âge et de race, il y avait D'autres visites suivirent la première. Je trouvais
beaucoup de similitudes dans nos idées. presque toujours mon professeur en train de lire.
■ri
î! faut beaucoup fire, disait M. L...» mais il ne veux qu'elle soit. C'est très bien de vouloir toucher
faut pas vivre dans les livres. Tiens, voiîà une belle à l'idéal, mais puisque cet idéal n'existe pas...
phrase de Gide sur la manière de prendre ce que dit Est-ce donc vrai qu'il n'y a pas d'homme
un auteur : « Jette mon livre, dis-toi bien que ce parfait?
n'est là qu'une des mille postures en face de la vie, Ce n'est pas pour te troubler mais il me
choisis la tienne, » semble que l'homme ne peut acquérir la perfection
Qu'est-ce qu'il a voulu dire par cela? ' qu'avec la nature. Or, la nature elle-même ne révèle
Je croîs qu'il a voulu dire que le lecteur doit aucune harmonie de perfection.
éviter une certaine aliénation. Au lieu d'accepter la Pourtant dans les contes...
solution que propose l'auteur, il doit chercher la Ah! tu saisies contes?
sienne propre. Bien sûr, je suis Noir.
Puis nous parlions d'autres choses, il me Alors, le jeune Blanc m'invitait à dire les contes.
demandait de parler de moi. Et je parlais de mon Et tout en parlant je songeais au village, au passé
enfance au village, de ces joies puériles et simples en agonie.
de petit Noir. Le Blanc m'écoutaît attentivement et - Les contes se disent rarement dans les villages
moi je faisais part de mes goûts qui étaient tout de nos jours. Même les enfants préfèrent écouter
tournés vers le passé. la radio, le toume-disque. Ah! finies les danses au
Tu es conservateur, Ebinto. clair de lune, les veillées autour du feu. Pauvre
Traditionaliste. Afrique!
J'envisageais avec lucidité mon avenir. Il n'était Je parlais comme pour moi-même et mon ami
pas trop ambitieux. Il était à la mesure de mes compatissait à ma peine.
possibilités. Mais, ce qui étonnait mes amis, c'était Je comprends tes sentiments et j'imagine le
ma soif d'idéal. Convaincu de la médiocrité de la drame psychologique de la jeune génération noire.
vie, j'essayais de m'accrocher au vain espoir qu'un Maintenant, je peux vous comprendre, car moi qui
jour tous les hommes seraient bons et que tout le ai changé de pays, j'ai ressenti au début un
monde serait bien. dépaysement angoissant Vous, vous n'avez pas
- Tu ne cesseras jamais de m'étonner, disait changé de pays, mais on veut vous faire changer
M. L... d'âme.
J'étais peut-être fait pour étonner les autres sans C'est le crime de la civilisation blanche.
même m'en rendre compte.
C'est un mal, un espoir, un bien.
- Mais fais attention, continuait mon pro Je ne comprends pas.
fesseur. La vie réelle ne peut pas être comme tu C'est un mal parce que vous souffre
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beaucoup, un espoir parce que vous guérirez, un
bien parce que vous ne pouvez pas suivre le rythme culturelles et civilisatrices, un métis qui fatalement
de cette vie si vous refusez notre civilisation et ses aura oublié sa première manière d'être.
bienfaits. En paraphrasant Rousseau dans Le - Moi aussi, dit M. L,,., je souhaite ce respect de
la tradition pour la survie de l'Afrique.
Contrai Social et en remplaçant « hommes » par Ainsi se passaient les visites que je rendais à
« Noirs », je dirai : « Je suppose les (Noirs) M. L...
parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à Cependant l'année scolaire s'écoulait. C'étaient
leur conservation dans l'état de nature l'emportent les vacances de Pâques. Il restait deux mois avant
par leur résistance sur les forces que chaque le brevet élémentaire. Je restai donc à Bassam pour
individu peut employer pour se maintenir dans cet me mettre à jour et travailler mes mathématiques
état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, qui en vérité étaient' minables. Tous mes amis
et Ses (Noirs) périraient s'ils ne changeaient leur étaient rentrés chez eux et la ville me paraissait
m&râèK d'être. » vide et triste. Pourtant, je n'arrivais pas à travailler
« Sans hypocrisie, je pense que par-delà le mal, et je m'ennuyais. Le jour, étendu à l'ombre du gros
la colonisation a été un bien. Seules les méthodes manguier qui se dressait au milieu de la cour, je
ont été mauvaises. » lisais délicieusement La nuit, je flânais sans but
- Oui, avait-on vraiment besoin de vouloir tuer dans les rues animées ou bien j'allais au cinéma
notre culture, de la nier? Heureusement que ie avec Monique.
mouvement de la Négritude est né. Naturellement, Monique était venue passer ses
~ Connais-tu les poètes de la Négritude? congés à Bassarn auprès de son père. Dès qu'elle
- Très peu, Je sais seulement qu'ils ont eu le était libre, elle venait me trouver où que je
courage de dire à l'Europe que les Nègres n'étaient fusse. Sa présence à côté de moi me consolait de
pas un « peuple enfant » et qu'ils avaient une mon ennui. J'étais toujours content de l'avoir
culture. Mais là n'est plus la question. Pour moi, ce avec moi. Quant à son père, il ne voyait aucun
inconvénient à ce que sa fille me fréquentât. Et ce
qui est important, c'est l'adoption de la civilisation
fut peut-être cette grande liberté que nous avions à
européenne en l'adaptant à nos réalités propres. Je
être ensemble qui fut le début de notre drame.
veux qu'on respecte notre tradition non seulement
Une nuit, je m'étais mis à lire dans mon lit et
dans les salles de conférences et dans les livres, avais fini par m'endormir sans fermer ma porte.
mais dans la réalité pratique. Cela est une mission Brusquement je sentis une tape légère sur l'épaule.
de la jeunesse noire; car sans notre tradition, - Ébin, lève-toi. Il se fait tard.
l'Afrique ne sera pas l'Afrique, l'homme noir ne
Je reconnus la voix de Monique. Péniblement, je
sera plus qu'un bâtard aux nombreuses tendances
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me mis sur mon séant. Tout était calme : la ville courage de te dire que je t'avais
était endormie., nuit, enfin que je t'avais simplement dé&~\ Pour une
- Il est minuit, me précisa Monique, Je reviens Nuit silencieuse» nuit du péché, j ft ^e< jamais
du cinéma expliqua-t-elle. Tu étais fatigué et je n'ai t'oublier, ni oublier le plaisir Q e Pou*raî procuré
pas voulu te déranger, J'y suis allée seule. Je rentre ni les souffrances qui en ont ré^?i Stu m'as
comme ça et j'ai vu ta porte ouverte. Je t'ai réveillé Quand je me réveillai le lendemain, j **•
pour que tu la fermes. place où Monique s'était couchée vicie trouvai la
Je ne disais riea Je regardais Monique, fixement. me levai et sortis. La jeune fille était fr°*de. Je
Elle était troublée par mon regard fixe et ardent balayer la cour. Elle ne m'accorda p^ ** train de
Elle avait les yeux baissés. Je regarda- regard.
- Quelle idée de dormir la porte ouverte! Tu soleil qui se levait était très pâle, j?» ; e ctei : le
n'as pas peur des voleurs? pourquoi j'eus le pressentiment que Cft ^e ne sais
Elle n'eut aucune réponse. J'étais trop absorbé pâleur mortelle allait dès lors éclaire r m^e'' d'une
par la contemplation de ia jeune fille pour prêter ma vie. ** destinée,
l'oreille à ce qu'elle me disait J'admirais Monique Cette vie, c'était un terrible engren»
dans sa robe de toile blanche et légère qui épousait soupçonnai que quand je revis Murj ej • ^ue ie ne
son corps. Ce soir-là, j'ai trouvé mon amie belle et vacances de Pâques. 'a fin des
désirable. O, Monique, j'avais eu envie de toi. Il Cependant les classes reprirent • regagna son
avait suffi que je te dise : « Viens », et tu étais venue établissement à Abidjan ej .Monique de faire ma
dans mes bras. Simplement, tu t'étais donnée à moi cour à Muriel. Des c-Je ms n't»re vinrent qui me
et pendant que je jouissais de toi, aucune idée de permirent de la voj r c°nstances ment. C'étaient les
mon crime ne m'avait effleuré l'esprit. Tu reposais préparatifs de u ^s intime-d'année qui faisaient,
avec confiance, la tête contre mon épaule et tu me avec la p rç ete de fin B.E.P.C., notre occupation
souriais en entendant les battements de mon cœur. essentielle Pa|"ation au
Nous avions mêlé nos caresses langoureuses et Pour cette fête, nous montions çje théâtre et nous
nous avions vécu une nuit'de bonheur profond. venions à l'école faire ie P'^ces de chaque jeudi
Monique, tu m'avais demandé : « Tu m'aimes? » après-midi. A cette tepétitions jeunes gens
Cette question, je l'avais saisie avec tout l'amour s'endimanchaient pour sérj • as'on les qui, elles, se
dont elle était empreinte. Pourtant je ne t'avais pas montraient coquettes n^ re 'es filles regard des
répondu. Je savais aussi combien mon silence garçons. Je ne participa^ attirer le compétition de
devait être pesant pour toi mais je ne pouvais pas séduction. J'aimais J[ , a cette cette fille, j'avais
te mentir, Monique. Je n'avais pas non plus le compris très tôt qu'e|, ^lc^ Ah!
e
"'était pas
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aussi frivole qu'elle le paraissait. Elle était cultivée,
sincère, mais légère. Son caractère était un composé Elle n'était même pas dans la cour du collège.
de contrastes qui tour â tour me charmaient et me Possédé d'une sorte d'angoisse et de rage, je me
mettaient en colère. Elle avait dit qu'elle était mon dirigeai instinctivement vers une petite mare qui se
amie. Moi» je l'aimais et je voulus passer du stade trouvait derrière le collège. Là, les bambous de
de l'amitié à celui de l'amour. Elle s'en rendit Chine entouraient une belle plate-forme tout prés
compte et me dit de ne pas confondre les deux de l'étang. De l'eau calme couverte de nénuphars,
choses. EUe me cita Hugo : « (L'amitié) c'est être surgissaient des palétuviers et des fougères...
J'avançais sans précautions. Tout à coup je
frère et sœur, deux âmes m'arrêtai : on parlait. Je m'approchai et je regardai
qui se touchent sans se confondre, les deux doigts attentivement. Et je vis Muriel avec Azari, le fils
de la main. d'un médecin. Je n'entendais pas ce qu'ils se
« L'amour c'est être deux et n'être qu'un. Un disaient mais ils semblaient s'entendre très bien.
ho0iïne et une femme qui se fondent en un ange. Muriel souriait à Azari. Les yeux de la jeune fille
C'est le ciel. » avaient ce même éclat que ceux de Monique quand
Elle voulait qu'elle et moi, nous nous en tenions à elle me parlait.
l'amitié. Mais moi, je l'aimais d'amour et je J'étais là, comme étourdi par la vue de ces deux
souffrais. Souvent j'étais avec Muriel toujours prêt à jeunes gens parfaitement heureux à mes dépens.
lui déclarer ma passion. Mais un geste, un simple coup J'avais donc eu raison de penser que Muriel n'était pas
d'œil de Muriel m'imposaient un silence dans lequel une fille pour moi. Bien sûr, elle ne pouvait aimer
je ne pouvais plus vivre. Pourquoi cette jeune fille qu'un garçon de sa condition sociale. Pourtant
me tolérait-elle si elle ne m'aimait pas? Etait-ce pour devais-je capituler, rester sur ma défaite et perdre
ne pas me blesser ou pour flatter son amour-propre? Muriel? Ne pas lutter? Mais comment lutter? L'amour
En tout cas je ne me sentais pas l'âme de ces ne demande ni la force physique ni l'intelligence. Il y a
amoureux de l'époque précieuse en France et qui pour certaines gens médiocres l'intérêt. Il y a aussi
faisaient la cour à une femme pendant vingt ans quelquefois la logique sociale. Elle n'est d'ailleurs
avant d'avoir une réponse. que le plus bas degré de l'intérêt. Mais l'essentiel,
Il fallait que quelque chose se passât, une c'est l'attirance, l'élan du cœur. Tout le reste y aide.
explication, une brouille, un drame, entre Muriel et Mon cœur battait à se rompre dans ma poitrine.
moi. L'occasion se présenta un jeudi après-midi. Une rage folle semblait brûler mes veines et je
Nous étions à la répétition et j'étais sur scène. surgis de derrière les bambous. Azari et Muriel,
Néanmoins je vis sortir Muriel de la salle. Quand surpris, me regardèrent, bouche bée, pendant un
j'eus fini de jouer, je cherchai en vain la jeune fille.
42
court instant. Et puis Azari retrouva son tard, quand je me retournai, je me rendis compte
attitude fière et dédaigneuse. que Muriel aussi était partie.
La plèbe est en branle-bas, dit-il à Mûrie! qui Je rentrai à la maison, le cœur serré, l'esprit
était très sérieuse. agité. II faisait nuit J'avais un problème d'algèbre
Qu'est-ce qui se passe, Ébinto? me demanda-t- pour le lendemain mais je ne pouvais pas travailler.
eîle d'une voix légèrement tremblante. J'éprouvais le besoin de marcher. Je me mis à
Je suis venu te chercher. flâner dans la ville, n'ayant conscience que de ma
Oh! ià, là, ricana Azari. C'est la révolte du souffrance, de mon malheur. J'avais emprunté la
prolétariat. rue Mokey et étais arrivé au carrefour avec la
Une colère sourde grondait en moi. J'avais une nouvelle rue que la Société Vianini venait de
folle envie de casser la figure à ce petit « yé-yé ». construire. Soudain, je m'entendis appeler par
Mais j'ai toujours détesté la violence. A grand- derrière. Nonchalamment je fis face à la personne
peine je me maîtrisai et je parlai posément : qui m'avait interpellé et je reconnus Muriel. Il y eut
- Vois-tu, Azari, je ne déteste personne parce un court instant de gêne mais la jeune fille reprit
qu'il est riche et je ne tolère pas qu'on me méprise vite son assurance et se mit à parler doucement.
parce que je suis pauvre. Mais je te mets en garde Ébinto, je regrette sincèrement ce qui est
dès maintenant : je ne veux pas que tu tournes arrivé ce soir. J'en suis vraiment navrée.
autour de Muriel. Cela a été de ma faute, dis-je.
Non, reprit Muriel, j'ai compris ce que tu as
La jeune fille essaya de s'interposer entre nous. éprouvé en me voyant avec ce garçon. Et je
Je t'en supplie, Ébinto, calme-toi. regrette de t'avoir dit des choses méchantes.
Si jamais, continuai-je à l'intention d'Azari, si Pardonne-moi.
jamais je te surprends à parler à Muriel, je te casse Ai-je vraiment quelque chose à te pardonner?
la figure. Muriel n'est pas faite pour toi. N'est-ce pas moi qui, poussé par ma ridicule
Ce fut juste après ces paroles que j'entendis la jalousie, ai provoqué cette scène regrettable?
voix de la jeune fille. Elle était rauque de colère. Peut-être, mais je comprends ton geste. A ta
- Je suis donc à toi? Grois-tu que je sois ta place, j'aurais agi comme tu Tas fait. On est
propriété privée? Je pense être libre de choisir mes sublime quand on a le courage de lutter loyalement
amis. pour ce qu'on aime.
Je n'osai pas me retourner pour affronter
Elle était toute proche de moi.
l'expression du visage de Muriel. Quant à Azari,
- Muriel, je t'aime; le comprends-tu assez?
sans rien dire, il partit de son pas de dandy. Plus
Elle parla très faiblement :
<
»

-
- Je t'aî donné mon amitié. Ne penses-tu pas anglais » et il s'était mis dans la tête de nou paj-
que c'est mieux? Car il y a dans l'amitié, la vraie éviter ces épines. La nuit, nous travaillions
amitié, une confiance réciproque qui grandit. Or, séparément p XilSQU
l'amour c'est merveilleux mais c'est si fragile et ça nous n'avions pas d'internat Je donnais tr%^ z
se désintègre si vite. Vers les trois heures du matin, mon réveil Je me
Elle ne me laissa pas le temps de donner mon levais, me douchais puis commen^ • réviser
avis. Elle s'éleva légèrement sur ses pieds et me mes leçons, A cette heure :ià> la vill^ >t.
posa un baiser sur la joue puis me dit avant de tranquille et silencieuse. Seulement, da ^ s ,
s'éloigner : lointain, on percevait le bruit sourd des vagu-^ se
brisaient sur la grève. Et j'apprenais et re^ **.
- Les examens approchent. Il faut beaucoup avec une facilité étonnante des théorèm^ .
travailler pour réussir. Alors ne passe pas ton géométrie et d'algèbre, les leçons de zoç^i •
temps à rêver. qui me passionnaient malgré les mots bi^.
Elle partit et je restai là à la regarder pensant comme « système orthosympathique » «
que c'était une étrange jeune fille.,, parasympathique ». Quelquefois aussi j'appr» . à
Cependant le B.E.P.C. approchait et je me mis faire les cartes de géographie ou les croqi^ ,
ardemment au travail. Bazié, Koula et moi sciences naturelles. En fait j'étais bien organ$ -je
préparions ensemble notre examen. Nos samedis travaillais les matières les plus difficiles ^ , que
après-midi, nos dimanches, nous les passions dans j'avais l'esprit bien dispos, les plus f^ selon que
les champs de manioc qui s'étendaient derrière le je me sentais las.
collège. Là, assis dans l'ombre d'un manguier, Tous mes camarades des classes de tr °i
nous étudiions sérieusement. Chacun expliquait ce étudiaient sans doute avec la même ^ .
qu'il comprenait mieux que les autres. Bazié ardeur ^ souvent les méthodes différaient.
adorait les mathématiques et ne faisait qu'en j q p s minuit; daij
parler. Moi, j'avais horreur de ces hiéroglyphes. par groupes, travaillaient toute la nuit dans , ,
Par contre, j'étais bon partout ailleurs et malgré classes que le Directeur de l'école primair^ ,
mes 7 en mathématiques affectés du coefficient 4, Congo avait mises à leur disposition. Chez t o on
ma moyenne était toujours supérieure à 14 sur 20. sentait la volonté de réussir. Le moment nV .'
Donc je faisais les cours de grammaire en plus où il fallait aller au cinéma ou animer .
rappelant les principales règles. Koula était le spé- discussions à propos de football.
cialiste des langues vivantes : anglais, espagnol. Il Chaque soir, M. le Principal, homme rigou,,
avait un livre intitulé : « Les Épines du thème sèment méthodique et travailleur, convoquait ,
46 Aussi, cer* . élèves travaillaient-ils jusqu'après
47
minuit; d'aijtres par groupes, travaillaient toute la
nuit dans '
représentants des élèves de troisième pour
leur dire que le collège de Bassatn produisait le Le lendemain, ce
plus haut pourcentage d'admis au B.E.P.C. et Franchement, je les
qu'il entendait que la coutume fut respectée. Et le blaienî quand me
temps s'écoulait redbutabîement. Brusquement, nous tendait,
fûmes au matin du 15 juin, date de l'examen. Je ne de géométrie, Pr bJèl
° *e
fus pas surpris. Le Brevet ne m'impressionnait construire la
s'agissait pas *
pas outre mesure. Puisque d'autres y ' **ever.
réussissaient, pourquoi pas moi? Il fallait ne pus donc ____„.«,; îl
réussir à tout prix pour gagner quatre années de passai à l'algèbre. Il
travail. J'avais l'esprit frais et je pris mon petit indépendantes les unes
déjeuner comme de coutume sans la moindre commençai la première démonstration. Je
émotion. M. L. m'avait dit : « Surtout pars avec la J'avais oublié la méthoc ™ troi* fonctions
conviction que tu es parfaitement au niveau de à la seconde fonction et, > ** * rés°udre- Je
l'épreuve. De toute manière tu es un brillant élève chiffres, je me vis un<
et ton admission ne fait pas de doute. » Et mon ignorance. Ma tête
cœur ne battait pas ce matin-là. Mon esprit était tremblaient une fausse
lucide. demment, Alors, "*** *>** mon
Sept heures trente minutes. Nous entrâmes en certams endroits,
coup d'œii
T a demo«ref. Evi- T *
classe. J'étais dans ma propre salie de classe et il
me semblait que je suivais un cours normal. -nute, Je
puS aIler
Seulement le lourd silence qui régnait et les situation. Je pe^j à S
juste devant moj était un

nouveaux élèves que je ne connaissais pas me
rappelaient que la première épreuve de l'examen bon en mathé de ses
à
Jetai ma
t ^*
allait être distribuée. feuilles pol^a Possible Je u
" cinq
de tricher av" "ox qui Ve qui
Elle fut distribuée. C'était la rédaction. Je traitai trichent d vont Moi, j àait to
le sujet avec calme. Puis ce fut la dictée. Le soir »t
e classe tr
' «
nous eûmes à traiter le sujet d'anglais. A l'issue de P3SSer Vune
la première journée, j'étais content de mon travail. ?
' Tricher? É
t
H me suffisait de m'attraper un sept en mathéma- Peut_être
tiques pour être sûr de ma réussite. pas où ils

48 e
t, lame en
- Voyons Ébinto, me gronda M. L., tu as toutes
les chances de réussir. Et d'ailleurs on ne perd rien
à redoubler une classe.
peine J'attendis le£9U|(je gongj je couo^coup de grâce. - Redoubler une classe! Vous ne comprenez
Les épreuves duj.jp c prirent finrf fin- donc pas qu'il faut que je finisse vite mes études
Et ce fut la période |J pius pénible slole : l'attente des pour pouvoir travailler et soutenir ma mère, mes
petits frères?
résultats. Je ne powaispas me défaireiNre de l'idée que
j'allais avoir un zéro % mathématiqupiiques. Je passais Je comprends...
mes journées à medo^r des notes ÏÏ« imaginaires en
Ma mère est vieille et je ne veux pas qu'elle
meure sans avoir rien eu de moi. Si elle me le
faisant toutes sortes je suppositionsnons. Je réduisais demandait, je sortirais tout de suite de l'école.
mes notes au maxim^ ma;s j'arrivîv0vais à avoir ma
Et après? Après la mort de ta mère, ne
il S d e x ou trois regretteras-tu jamais d'avoir limité ta vie alors que
tu aurais pu la grandir?
sesPour nous. Noirs, grandir sa vie, c'est servir
parents.
- C'est une conception idéaliste très louable qui
#vait sa raison d'être tant que survécurent le
$ytème de la famille traditionnelle et la structure
politico-économique de l'ancienne Afrique. Mais
les temps ont changé. Inévitablement, la famille
africaine se transforme, en suivant le modèle de la
famille européenne moderne. As-tu seulement
pensé à ta vie future, à ta femme, tes enfants? Enfin
mes notes au maxim^ ma;s jarrivîv0 moyenne ou il ne je pense que tu devrais continuer tes études
^ nqua it que S deux ou trois points pour que jepajj qytoi qu'il arrive.
Mais ce qui M m'inquiétait le plus, c'était que lez^ en Le jour vint où nousr-devions recevoir les
mathémaBf*iatiques pût être une note.éliminatoire Et puis résultats. M. le Principal avait promis de nous les
{[ coscommença à me venir de terribles appréhensions. transmettre d'Abidjan par téléphone dès qu'il les lit.
I I! rae semblait avoir fait des bêtisesOT orthographe ne : Alors, nous, les élèves de troisième, idions
par exemple avoir écrit le mot chevaux avec u un « impatiemment le coup de fil libérateur le bureau du
e » comme « écheveaux ». Désolais, l'échec ê à était surveillant général. Les heures
plus certain que ie succès. Pourt^t j'essayais - d<?
m'accrocher 51

aux vaines aspérités ,je l'espérance. - ■jA


Les jours s'écoulaient lentement-*- J'avais déjà dit
à ïCoula et à Bazié <,Ue j>avajs « faii£t échec « mais ils
is
ne voulaient pasmç crojre. J'ava2* également fait
part de mes craintes à M. L.
J'ai très mm trava|Hé en nr^athérnatiques et
malgré mes efrorts partout aill leurs, je risque
d'échouer.
Tout de
, Ébinto, si tu échoues, qui
réussira alors?
ussira alors?
Ces quelques paroles m 'attristent. C'est ainsi e
tout le m Ot^e pensait.
pro t Chacun de mes sa
les décevoir tous. confiance^ en moi et j'allais
- Échouer? je
mal.
supporterais

50
s'égrenaiei'K lentement. *isib:..,..,,...,., i Jw Et comme je voulais répondre, je vis le surveil-
nous souffrait et cela se voyait à nos visages défaits lant général sortir de SOQ bureau, une feuille à la
traversés par cette expression d'angoisse qui trahît main.
la faiblesse humaine. - Voici les noms des admis...
Soudain le téléphone sonna. M. C, ie surveillant Il commença par nous appeler par les numéros
général, le décrocha et fit fermer la porte de son d'inscription. J'avais le numéro neuf, et quand
bureau. Et nous savions que le bonheur ou le M. C, arriva au numéro huit, je fermai les yeux,
malheur coulait sur les fils télégraphiques et se ouvris bien les oreilles et cessai de respirer.
transformait en «ne grosse écriture sur le bloc-notes - Numéro neuf : Ebinto Manzan.
de M.C. Collés à la petite vitre du bureau, nous Admis, j'étais admis! J'ouvris les yeux et je
percevions à peine la voix étouffée du surveillant respirai une bouffée d'air frais. Sur les cocotiers
qui, tout en les répétant, recopiait les noms des légèrement bercés par le vent, les oiseaux chan-
admis. J'avais les jambes molles. Mes intestins me taient et j'eus conscience que la vie continuait de
brûlaient comme si j'avais mangé du piment. Mon tourner.
cœur faisait des ratés tant il battait vite. Ma tête En définitive, tous mes amis étaient reçus et,
surchauffée était lourde et j'avais une folle envie de comme ie souhaitait M. le Principal, le collège
dormir, de ne plus penser à rien. Koula et Bazié moderne avait le plus fort pourcentage d'admis au
B.E.P.C.
étaient très silencieux mais moins mouvementés
que moi. Et, sans savoir pourquoi, il me vint à II ne restait plus que la fête de fin d'année. Elle
l'idée qu'au jour du jugement dernier nous serons eut lieu trois jours après les résultats. J'avais
ainsi, chacun plaidant pour son cas. Et j'aperçus envoyé une carte d'invitation à Monique mais elle
Muriel. L'admirable Muriel dans un tel moment était retenue par la fête de son collège et je fus
trouvait la force de sourire et de paraître dé - d'ailleurs soulagé par cette absence. Muriel était là
contractée. Je ne pus répondre à son sourire car et cela me suffisait.
mes lèvres ne réussirent qu'à faire une grimace. La - Nous commençâmes la soirée par la repré-
jeune fille se mit à rire franchement. sentation théâtrale. Et puis ce fut le bal. M. le Prin-
cipal l'ouvrit. Un tonnerre d'applaudissements le
Tout'de même,Ébinto, tu ne vas pas te mettre
salua, puis ce fut la mêlée générale.
à pleurer, j'espère? Je n'aimais pas beaucoup danser, mais ce soir-
Non, Muriel, la vie ne réussira jamais à me là, il y avait Muriel. Et elle m'avait dit : « Viens.
faire pleurer. Je lui tiendrai tête, toujours. Et, au Ébinto, divertis-toi, voyons. » Là jeune fille était
besoin, je substituerai la réalité au rêve. une cavalière remarquable. Elle était souple et
Bon Dieu! le Rousseau des temps modernes...
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e étreinte passionnée. Son corps se blottit mollement
p contre le mien et je sentis sa chaleur, je respirai son
r parfum. Doucement, elle me repoussa et se couvrit
o le visage de ses deux mains. Je les pris de dessus
c son visage. Des larmes coulaient de ses beaux yeux
h et roulaient sur ses joues. Qui eût dit que Muriel, si
e. forte, si maîtresse d'elle-même,était si sensible, si
Nous sortîmes de la salle et nous nous mîmes à faible!
marcher doucement, la main dans la main. Une Muriel, je ne veux pas que tu pleures.
myriade d'étoiles scintillait dans îe ciel. Nos Il ne fallait pas, Ébinto, me dit-elle d'un ton
pieds s'enfonçaient légèrement dans le sable mou doucement coléreux. ^
de la grève. Pendant un moment nous nous -- Pourquoi donc puisque je t'aime? On est
arrêtâmes. La brise fraîche nous. souffletait le sublime quand on a le courage de lutter pour ce
visage. Muriel était toute proche de moi. Elle qu'on aime. Mais cette lutte doit avoir une issue. Je
appuyait sa nuque sur mon épaule et ainsi, préfère même l'échec à l'incertitude.
silencieusement, nous écoutions la nuit avec ses J'ai donné mon amitié, répondit la jeune fille
bruits sourds et amortis, admirions sa beauté en sanglotant.
froide. Je ne veux pas de ton amitié. Je veux ton
amour.
Ébinto, comme la nuit est belle!
Oui, Muriel, belle comme toi. Muriel se laissa choir sur le sable, incapable de
dire quelque chose. Ce matin-là, j'avais la situation
Ce fut à cet instant précis que, poussé par je ne
bien en main et je voulais aller jusqu'au bout en
sais quelle force, j'enveloppai la jeunae fille dans profitant du trouble de la jeune fille.
mes bras, et l'attirai à moi. Elle fut surprise par
- Je sais, Muriel, beaucoup de choses nous
mon mouvement brusque et se raidit, rrinais il était
séparent. Je suis bien pauvre mais je me sens la
trop tard. Je l'avais déjà enlacée et mes lèvres
force de te protéger, de t'aimer sincèrement et de te
s'étaient posées sur celles frémissantes de Muriel. rendre heureuse. Evidemment je ne te promets pas
Et je sentis faiblir la résistance de la jeui-ine fille, Elle une Mercedes comme cadeau de noce, mais grâce
finit par s'abandonner complètemesnt à mon à mon travail nous arriverons à avoir un niveau de
vie moyen.
Je m'étais assis auprès d'elle et je caressais
affectueusement sa tête, Elle avait cessé de pleurer.
S4 55
vnme une petite filles elle se taisait et essayait de
trôler son cœur <2* battait precip.tamment. <*
releva la tête et crC^a mon regard. DEUXIÈME PARTIE
5 Ébinto, me dit-eli*' pourrais-tu vivre heureux
c moi sachant que chacîue mot d amour ^e Je
^ dirai ne sort pas vulgairement de mon cœur<
Ve

^Jje ne t'aime pas a^ssi profondement que toi tu


^'f TiTm'aimeras, Tu
apprendras a LA VIE ET LES FRASQUES
i
.iiimer, j'en suis cert£* . .
10
^ Sais-tu Ébinto qu* nous Jouons la notre vie? CHAPITRE I
C Ma vie est déjà j^uée- Mais- dis-moi' veux-tu avenir
ma femme q«and nous aurons fin, nos Nous étions en vacances. MX. partit en France
» ides? et promit de m'envoyer des cartes postales. Bazié
Elle'réfléchit un coUrt instant et Parla d'une voix et Koula rentrèrent chacun chez eux, heureux
'- Je suis troublée, laisse-moi voir plus d'aller apprendre leur succès à leurs parents,
\ë se. clair en pi-même. Je vais reOechir Muriei s'en fut à Abidjaa Monique n'était pas
m sérieusement. Pendant
encore venue à Bassam, Je lui laissai un court
Ie\ vacances je-t'écrirai- message annonçant ma réussite à mon examen et
„„se leva, et me, te»' „ tc,<idit lentement la main. Elle
mentionnant mon adresse de vacances, puis je
- Viens. . . partis à Abidjan rejoindre un cousin avant de
Je me levai et jetai u" coup d œil a ma montre : regagner Akounougbé, mon village natal.
- Il est cinq heures deJa; , Les quelques jours que je passai dans la capitale
Nous avons regag« ers leDansCentre culturel o u
.
le ciei les etoiles furent consacrés à la promenade et au cinéma. Du
■ orchestre jouait touj^ - '
' , . . • t , , „ „ , n rtée scolaire était terminée, matin au soir, je flânais sur les trottoirs grouillants
glissaient Une ant> , .
P ■ ,'onnoncait était e premier jour des d'hommes; j'entrais dans les grandes boutiques
demain qui s annonv" v sans jamais rien acheter. Je connus le samedi soir
/andes vacances. abidjanais avec son monde fou, ses bagarres et ses
scandales, ses innombrables bals. Je pensai que
Muriel avait toujours vécu dans cette atmosphère
étouffante et qu'elle n'avait jamais soupçonné le
calme et les joies villageoises. Je me dis qu'un jour,
je lui montrerais la vraie vie africaine, la seule vie
qui me convenait.
5
7
Et un jour, j'eus ia curiosité d'aller visiter le
musée, j'y trouvai d'innombrables masques, des J'attends ma femme qui doit m'envoyer une petite
costumes de danses traditionnelles, des statuettes somme pour faire mon transport et rentrer chez
en terre cuite ou en bronze venant de presque moi.
toutes les régions d'Afrique. La vue de ces objets li me scruta de ses petits yeux pour voir quel
me révolta plutôt. Oui, on laissait mourir la effet cette histoire avait produit sur moi, avant de
tradition et on croyait la.faire survivre comprimée conclure :
dans une salle. Que représentaient ces objets - J'ai faim, mon enfant. Ne pourrais-tu pas me
autrefois sacrés et maintenant bafoués et pro- donner quelque chose?
fanés? On voulait conserver les valeurs dans Je n'avais plus que cinquante francs. Je les lui
l'artifice, peut-être pour les touristes... Mais donnai. Il s'éîoigna tout en marmonnant des
l'esprit, comment le conserver puisqu'il n'était pas remerciements et des bénédictions.
à montrer aux touristes? Je sortis du musée, habité Je rentrai à la maison et oubliai l'incident. Trois
par un sentiment de révolte et d'impuissance. jours plus tard, je longeais la rue numéro douze à
Je venais tout juste de sortir du musée, quand je Treichville quand j'enttndis une voix derrière moi.
fus accosté par un inconnu, - Bonjour mon enfant.
- Bonjour mon enfant, me dit-il d'un ton à la Je fis face à l'homme. Je reconnus mon malade
fois humble et familier. originaire d'Àbengourou. Je voulais lui demander
L'homme était assez âgé : une cinquantaine si sa femme n'était pas encore venue mais il me
d'années peut être. Il était décemment habillé mais devança :
avait le visage triste. - 1! me semble que nous nous sommes déjà
Bonjour monsieur... rencontrés à Agboville...
Il me semble que nous nous sommes déjà Je voulus iui expliquer que nous nous étions
rencontrés à Bouaké... rencontrés à Abidjan pas plus iârd qu'il y avait
Je ne connais pas Bouaké, monsieur, et je ne trois jours. Mais un terrible soupçon me vins à
me rappelle pas votre visage... l'esprit et je décidai de jbuer le jeu.
Voilà, mon enfant... J'étais malade depuis - Je crains que non, monsieur, répondis-je.
trois mois. Je suis d'Abertgourou. Ma femme m'a Chaque fols que j'ai vu Agboville, j'étais dans le
envoyé ici et on m'a hospitalisé. Je suis maintenant train. A vrai dire, je ne suis jamais descendu dans
remis, Dieu merci. Mais tout l'argent que j'avais, je Sa ville même.
l'ai dépensé à la pharmacie. Actuellement, je suis m - "ifant,,.. Je suis un pauvre
sans le sou et depuis le matin je n'ai pas mangé. >: ■ ■ ■ ■ ' . - -, es) ' , ■

58 Li.il.-1 a été hospitalisée à PHô; - -:..


'iwhat
des médicaments, les taxis, la nourriture, tout cela
gaillards une somme de mille cinq cents francs- ^ si l'on
m'a fauché. Je suis sans le sou et j'ai faim.
réussissait à prendre la boi ine carte, recevait trois
J'attends mon fils aîné qui doit m'apporter de
mille francs; dans le cas contraire, ° perdait ses mille
l'argent En attendant, ne pourrais-tu pas me
cinq cents francs.
donner quelques francs pour pouvoir tromper ma J'avais l'argent en poche, mais fallait'*1 tenter *a
faim?' chance? Était-il honnête de gagner de l'argent de
- La providence, répondisje, philosophe, prend cette façon-là? Et si je perdais? Pour u«e fois' Je "e
quelquefois le malin plaisir de torturer certaines voulus pas trop réfléchir. Je venais justement " e
pauvres gens. Il y a trois jours, quand je vous ai vu lire quelque part qu'il fallait être audacieux pour
à côté du musée, vous veniez de quitter votre avoir de la chance.
chambre d'hospitalisation. Maintenant c'est au Je sortis mes mille cinq cents francs et les refl1 aux
tour de madame votre femme; demain, sans doute, deux hommes qui organisaient Ie Jeu- ^s "^
ce sera celui de monsieur votre fils. C'est à croire montrèrent les cartes et après quelques PreS
que l'hôpital vous plaît... Si vous m'en croyez, digitations, ils les posèrent sur îe so'- ^ e ne pas
monsieur, vous abandonneriez votre existence attention. Aucun doute! la carte ïî°ire était tou juste
absurde, vous achèteriez une machette et iriez vous au milieu du lot Je la reconnaissais à un signe
faire embaucher dans une plantation de café. Vous sur son dos. On m'ordonna de la choisir.
gagneriez honnêtement votre vie. Il y eut un moment de silence- L'assista 0
- Moi, travailler aux champs! Et à qui laisser regardait la carte que j'allais prendre- Sans hes*
Abidjan? ïl me semblerait que la vie s'est arrêtée. ma main fonça sur la carte du milieu. ?u
Il partit d'un rire hystérique. Je lui tournai le dos lentement elle la retourna. Et le même cri de
et continuai ma promenade. Soudain, mon déception, de mécontentement, de reproche même
attention fut attirée par un petit attroupement. Je jaillit de toutes les gorges. , .
m'en approchai. Il s'agissait de joueurs de cartes et J'avais pris un valet de cœur. Oui» l a carte etal
de badauds : une espèce de casino en pleine rue. toute rouge.
Les propriétaires des cartes, deux gaillards à la J'avais perdu mille cinq cents francs- II ne reS
mine patibulaire, posaient trois cartes sur le se dans ma poche que deux cent soixante-qu* 02
après les avoir montrées aux spectateurs. Il y ava.c francs. En rentrant d'un pas de somnambule» ce
deux cartes rouges et une noire. Ensuite, ils n'était pas à l'argent perdu que je pensais. Mais je
demandaient de reconnaître la carte noire alors que souffrais en pensant aux sacrifices 1 ue ma *** avait
toutes les cartes étaient vues de dos. Pour
faits pour m'envoyer cet argent- Elle ache a le
participer au jeu, il fallait donner aux deux
poisson aux pêcheurs du villag e> ^ £ sa
60 6S
le bois mort dans la brousse pour fumer ce poisson. leçons directement tirées de la vie, mon père
eSSC afrfCaine U
- ' * P««i« temps à écouter
Eile allait ensuite le vendre au marché d'Adiaké papa et à l'admirer
sans se soucier de la condescendance des grandes t V P b i e
dames bien habillées qui semblaient la mépriser. et dans tout le village. Dans mon jeune
C'est à ce prix qu'elle m'avait envoyé cet argent
que je venais de jeter à des escrocs de profession.
f'* j rti
'avec
Ln > pensant j'eus du mépris pour moi-même.
Cependant, je continuais de passer mes vacances alelMambreS à C UCher àaient si
° ™P'ement alignées.
Ma mère et les enfants occupaient celle de gauche,
a Abidjan. Évidemment, sans argent, les pro- celle du mjjieu était la mienne alors que la dernière
menades ne furent pas gaies. Le jour, je battais était réservée aux étrangers. Dans ma en ambre,
le pavé en attendant impatiemment les heures de j'avais un lit en bambou couvert de draps blancs
que m a m èaUSS1 ^.^ ,,
repas. Le soir, j'errais devant les cinémas, passant en hoL'IT r e p r'eUM
n a i t pCtite
( o u j otabie
unique fenêtre donnait derrière la
u r s et deux cha
*es en bois. Mon
mon temps à admirer les programmes, en me
mordant Ses doigts. maison, sur une espèce de minuscule dépression
Cela ne pouvait plus continuer longtemps. toujours inondée pendant la saison des pluies et
Ayant demandé à mon cousin l'argent du taxi, je que j appelais mon « \ a c ». Mais ce qui faisait
quittai Abidjan pour Adiaké d'où je devais surtout mon orgueil, c'était ma petite bibliothèque
regagner Akounougbé par une pétrolette. Mon Je 1 avais placée dans un angle de la pièce Elle
village, effectivement, se trouvait sur une presquiie constituait pour moi une véritable fortune. Elle
dans la lagune Aby. J'y arrivai le soir. Ma mère me n était, aux yeux de ma mère, qu'un simple orner a f
* fil *■ W WiOthè Ue
, ? ^ Po n Ut epnaar it t é^t aem sd eos i pxr iax n t a i n e
reçut avec tous les honneurs dus a un nis aine, fin T ^Portés à la 'm de
breveté par-dessus le marché. Je retrouvai avec joie chaque année scolaire
Sur la première étagère j'avais rangé les prix
mon petit frère et ma petite sœur. Je retrouvai aussi J excellence et d'autres ouvrages de Le abo"
ma maison, le berceau de mes souvenirs d'enfance. damment i,| ustrés . j, avais réservé |a a
^"
Notre maison était à dix pas de la lagune. C'était ■ ™» auteurs préférés et le grand Hugo y avait une
une vieille paillote de trois pièces et une véranda Plac de cho,x. A côté 6e lui, il y avait Balzac,
qui servait de salle de séjour. Le mobilier de la ■S.«nt Exupery, Mauriac d parmi les Africains
véranda était pauvre et rustique. Il se composait de
deux chaises longues en bambou, de quelques
escabeaux et d'un vieux hamac de raphia tressé
dans lequel mon père aimait à s'étendre après le
repas du soir. Dans cette salle, par les contes et les
6
3
« Et puis I a prjse ,je conscjence se fait tout d'un
David Diop, Birago Diop et Dsdié. Enfin, la coup. La Réalité bien souvent médiocre
troisième et la quatrième étagères supportaient Ses nous
œuvres des nombreux autres écrivains que je Usais déçoit; la vi^ change brutalement. On y
de temps à autre-, c'est ainsi que les grands du découvre
théâtre classique se retrouvaient aux côtés de un réseau inextricable de voies dont on ne
Richard Wright, des sœurs Brontë, de Vallès, de sait
Pierre Benoit et de Morris West. Il y avait aussi laquelle suîVre_ jres souvent;5 je manque de
des romans pour enfants d'Enid Blyton, de la maturité d*^Sprjt nous en fajt emprunter une
comtesse de Ségur, etc. mauvaise. 1^,$ |ors<| on est prjs cjans un vertige
Tel était l'aspect de ma chambre. Chaque objet auquel on s^^ppe difficilement en luttant. Ou
m'y était familier et me rappelait quelque bien
on se revolte contre ja SOciété ou, dans un dernier
chose. Ce lieu était pour moi un univers
cas, on s abandonne jusqu'à ce plus vil degré
particulier qui me faisait revivre le passé, mon
de
enfance. bassesse HiOj-aje qu'on dit dépravation.
Mais pendant ces vacanet là, je ne voulais pas « Au coijgg^ beaucoup de camarades me
vivre de souvenirs. La lagu .e agitée où j'aimais traitaient de frivole, volage même. Ne proteste
tant nager ne m'émouvait pi s. Je n'arrivais pas à pas. j'ai touJQurs su Ce .qu'on disait de moi. Toi,
retrouver cette douce atmos hère qui me faisait tu m'aimes et \\ paraît que l'amour est aveugle;
aimer le village. J'étais presque insensible à toutes mais tes amis |e pariaient mal de moi.
les activités qui autrefois me passionnaient. Je Aucune importance. Vois-tu,Ébinto, mon enfance
pensais à mon avenir. J'attendais quelque chose et ma vie se sont passées dans le tourbillon
pour réchauffer ma vie et me ranimer : une simple "de cette atmosphère cfe ville, de cinémas, de
lettre, un message de Muriel. surprises-parties, de \y&\s, ju comprends? Ma
frivolité, ma coquetterie) mon manque de
Et puis un jour, je reçus deux lettres. Fié- complexe : tout cela est un attribut de ma société.
vreusement, j'ouvris la première. Elle était de J'ai pris la vie comme je 1 ai trouvée, aimant rire,
Muriel. Je la lus. ne prenant presque rien au sérieux,
« Et puis, tu m'as montré que la vie était
« Mon cher ami, autre chose ou plutôt qu'elle pouvait être autre
« Quoi qu'il en soit, il arrive toujours à chose. Tu m'as mise devant une réalité :
quelqu'un qui n'en a pas l'habitude, de î'amour profond et sincère. Et j'ai dû réfléchir.
réfléchir. Cela est l'apanage de nous autres, J'ai beaucoup réfléchi depuis notre baiser au bord
jeunes gens qui ne savons encore rien de la vie de la mer afin de te dire la vente que je t'avais
et qui voulons y trouver la réalisation promise. Cher Ébinto, je voudrais tellement te
immédiate de nos rêves d'enfants. rendre heureux, mais je sais que je narriverai
qu'à te faire souffrir. Cette vie
64
65
Muriel que tous ces problèmes ne se seraient pas
sérieuse qui est la tienne, je voudrais pouvoir posés. J'aurais pu aller moi aussi en France. Là-
l'adopter mais cela n'est pas possible. Je ne peux bas j'aurais pu revoir Muriel; peut être serions-
pas changer mon caractère. Je serais un monstre si nous arrivés à nous comprendre. Mais j'étais
j'avais le courage d'accepter de t'aimer et ensuite pauvre. Ma pauvreté, j'en étais digne et m'en
de bafouer ton amour. enorgueillissais, mais je compris ce jour-là qu'il
« Ébinto, je ne sais comment te le dire. Vois-tu, était triste d'être pauvre. Etait-ce donc vrai que
je t'aime bien. Près de toi je me sens en sécurité, « l'argent c'est la vie » comme le disait Vautrin? En
j'ai confiance en toi et je voudrais te raconter mes tout cas, pour moi, ie salut résidait dans l'oubli de
secrets comme à un frère et non comme au garçon la jeune fille. Mais comment y arriver? Est-il
que j'aim,e d'amour. Je sais que tu souffriras mais possible d'oublier l'être aimé? Dans mon esprit, je
je préfère te faire souffrir un jour que de gâcher revoyais Muriel avec sa taille élancée, ses beaux
toute ta vie. yeux noirs, sa démarche gracieuse et sûre, le port
altier de sa tête, son sourire malicieux et je ne
« Cher Ebinto, je pars en France où je vais
pouvais m'empêcher de l'aimer.
continuer mes études. Je ne t'oubliera» jamais. Tu
J'eus une terrible envie de pleurer, d'effacer de
vivras toujours dans mon cœur. Je te souhaite de ma tête tous les souvenirs et toutes les illusions que
trouver une fille qui puisse te rendre heureux je m'étais faites à propos de Muriel. Et puis je me
comme tu le mérites. souvins que j'avais une autre lettre. Je l'ouvris. Elle
« Au revoir, cher Ébinto, et reçois toutes mes était de Monique.
amitiés.
« Muriel. »
« Bien cher Ébin,
J'ai relu plusieurs fois la lettre de Muriel. J'ai « Comment écrire cette lettre? Je ne sais vrai-
essayé de comprendre chaque mot, j'ai cherché à ment pas. J'aurais voulu plutôt te parler en tète-à-
saisir un message secret qui me fût favorable. Mais tête mais je sais que je n'en aurais pas le courage.
il fallait que je fusse bien idiot pour ne pas J'ai si honte de ce que je vais dire.
comprendre que ce message était la sentence fatale. « Ébin, tu te rappelles cette nuit où je me suis
Muriel ne m'aimait pas. Muriel partait en France. donnée à toi? Cette nuit-là, j'ai été très heureuse
Je n'allais plus la revoir car, en effet, je me parce que j'étais liée à jamais à l'homme que
demandais comment je pourrais aller un jour en j'aime. Je n'ai commencé à penser aux consé-
France. Alors, comment lutter? L'obstacle était quences de notre acte qu'au moment où je t'ai
dressé, infranchissable. J'eusse été de la classe de 67
66
mais Monique me mettait encore en face d'un
vu te détacher petit à petit de moi. Je souffrais de ta problème angoissant. Le coup que la lettre de
négligence mais je trouvais même du plaisir à Monique m'assenait était trop fort et II m'étour-
t'aimer silencieusement, pensant qu'un jour tu dissait. Je n'arrivais pas à comprendre comment
m'aurais aimée autant que je t'aime. ies événements pouvaient se précipiter ainsi.
« Aujourd'hui, Ebin, les choses sont différentes. Quelle attitude adopter vis-à-vis de Monique?
J'attends un enfant, un enfant de toi. Je viens, à Je commençais à avoir une certitude : je n'ai-
l'insu de mes parents, de consulter ie docteur et j'ai mais pas Monique, en tout cas pas d'amour. De-
cette certitude maintenant. Bientôt tout le monde vais-je malgré cela reconnaître l'enfant qui allait
s'apercevra de mon état. Que deviendrons-nous naître, fruit d'une nuit de folie? Je savais d'avance
alors, Ébin? Je ne voudrais, en aucun cas, te causer toutes ies difficultés que cette reconnaissance
des ennuis. Cependant, que répondrai-je à mon pouvait occasionner. Devais-je donc tout nier,
père quand il me demandera le nom du père de refuser d'accepter avoir eu des relations intimes
mon enfant? avec la jeune fille? Je n'étais pas assez lâche pour
« Écris-moi, Ébin, dis-moi ce que je dois faire. faire pareille chose et puis Monique ne le méritait
J'ai confiance en toi et je ferai tout ce que tu me vraiment pas.
conseilleras. O mon bien-aimé, si tu savais com- Le lendemain, j'écrivis à Monique. Je lui
bien je suis malheureuse de te causer des ennuis ordonnai de dire à son père que je reconnaissais
qui risquent de briser ta vie! - être le responsable de ce qui arrivait, que j'allais
« Voiià, Ébin, je suis dans un tel état d'àme que je pourvoir à toutes les dépenses que l'état de la jeune
fille nécessitait.
ne peux rien te dire d'autre sinon que je t'âime.
Je ne parlai pas de mariage.
« Monique. » Une semaine plus tard je reçus la réponse de
Monique.
Le soir tombait. Je sortis de ma chambre après « Ébin chéri,
avoir relu une dernière fois chacune des deux « II s'en est fallu de peu que je n'aille me jeter
lettres. Je me mis à me promener lentement dans la lagune la nuit passée. Ébin, j'ai fait comme
derrière ma case, près de mon « lac » qui regorgeait tu as dit J'ai révélé à mon père que j'attendais un
d'eau. Les crapauds-buffles coassaient à tue-tête. enfant de toi. Il m'a traitée de tout ce qu'il y a de
Autrefois, j'arrivais à trouver un certain charme à plus méprisable au monde. Il m'a battue et dans
leur cacophonie mais ce soir-là, ils m'irritaient car la cclére m'aurait tuée si des gens n'étaient
ils m'empêchaient de réfléchir à mon malheur.
Non seulement Muriel venait de m'abandonner 69
intervenus, 11 exige que tu m'épouses tout de suite tour. Sors de l'école, organise ta vie. Tu pourras
avant que toat le monde ne s'aperçoive de mon alors t'occuper de ton petit frère et de ta petite
état Si tu refuses, il menace de me renier, de me sœur. Tu les enverras à l'école.
chasser de sa concession et de t'emntener à la Je ferai tout pour toi, maman. Oui, tu mérites
police pour détournement de mineure. tous mes sacrifices mais quel travail pourrais-je
« Pardonne-moi de te faire tout ce mai. faire avec le simple B.E.P.C.? Comment vivrais-je
« Je t'aime vraiment, Ébm, dans cette vie de plus en plus chère? Si je
« Monique. » continuais un peu mes études, par exemple en
entrant dans une école professionnelle...
Ébinto, tu ne me feras plaisir qu'en quittai::
Ce soir-là, j'eus à parler à ma mère. Je lui l'école et en épousant la jeune fille. Il me faut un
racontai tout ce que tu sais, lecteur, sur Muriel, petit-enfant et pour le travail, tu trouveras toujours
Monique et moi-même. Je lui expliquai la grave quelque chose à faire.
situation dans laquelle je me trouvais. Je n'aimais Il était inutile de discuter avec ma mère. Par la
pas Monique et c'est Muriel que j'aimais. Épouser force des choses j'étais obligé de faire ce qu'elle
Monique serait me condamner à être malheureux voulait. J'allais épouser Monique sous peine d'aller
toute la vie. en prison. Et me marier signifiait quitter l'école.
- Cette fille t'aime infiniment, me dit ma mère en - Je ferai ce que tu voudras, maman, dis-je
parlant de Monique. Elle fera ton bonheur, -- Mais,
tristement.
mamatî, je dois continuer mes études. - Tu viens
d'avoir ton Brevet. Avec cela tu peux-. gagner ton
pain. Épouse cette jeune fille. Tu es * d'ailleurs un CHAPITRE II
homme déjà, tu sais?
Elle était heureuse de me trouver un homme et Je fis ce que voulait marnan.
pressée de me voir marié. Elle ne semblait pas du J'épousai Monique et dis adieu à l'école.
tout alarmée par la situation que je jugeais tragique. - Désormais, il fallait vivre en homme. Dans une
Maman, tu ne comprends pas que ma vie sera lettre, je fis part de mes sentiments à mon ami,
brisée? Comment continuer mes études avec une M. L.
femme et un enfant? Tu te tues à t'occuper de moi « ... La vie s'est ouverte à moi sans transition.
mais pourrais-tu t'occuper aussi de ma famille? Ma vie, je voulais la former silencieusement.
•- Ne' sois pas trop ambitieux, Ébinto. Je me fais J'écoutais le monde et ses idées, j'observais les
vieille et il faut maintenant que tu m'aides à ton hommes, leurs actes et j'essayais d'en tirer un
71
enseignement qui pût diriger mon existence et lui ration du sacrifice. Un de mes jeunes camarades
donner le sens dont j'ai toujours rêvé. Hier encore européens m'avait dit au collège que nous,
j'étais à l'apprentissage; aujourd'hui je suis entré jeunes Noirs, nous inventions nos problèmes,
dans ce « théâtre et d'orgueil et d'erreur » qu'est le nos malheurs. J'ai répondu que s'il avait compris
monde sans avoir fini ma formation. René, il n'y avait pas de raison qu'il ne nous
« J'ai toujours pensé que malgré les difficultés, je comprenne pas. René, lui, avait inventé son mal.
sortirais vainqueur de la lutte que l'homme doit Nous, nous n'avons rien inventé, Dans tous les
mener sur terre. Mais les premiers coups que je domaines, nous aurons à souffrir. Car entre la
viens de recevoir m'ont ébranlé. On pourrait même tradition d'un passé glorieux et l'éblouissante vie
me croire vaincu mais je crois qu'on n'est vaincu de la civilisation blanche, l'option est impossible,
que dans la mesure où l'on accepte sa défaite. là synthèse délicate et incertaine. Car on a voulu
Jugez donc de ce que le sort a fait de moi. J'aime que les principaux fondements de l'une quelconque
ardemment une jeune fille qui n'est pas de la même de ces deux civilisations détruisent ceux de l'autre.
classe sociale que moi et qui ne m'aime pas; j'ai eu « Je n'en veux pas à ma mère mais j'en ai après
une aventure avec une autre jeune fille que je ma femme. Elle a détruit mes rêves. Ma mère
n'aime pas et que je suis obligé d'épouser m'aurait laissé continuer mes études si je n'avais
immédiatement sous peine d'aller passer cinq ans pas été obligé de prendre femme. Une chose est
en prison. certaine : je n'aime pas cette fille, je ne peux donc
« Ma mère même m'a poussé à épouser cette fille et à vivre avec elle. Elle devra partir. Comment m'y
quitter l'école. Elle dit être vieille et lasse. Elle ne prendre? Je ne sais encore, mais son père regrettera
peut plus s'occuper de moi et de mes petits de m'avoir forcé à épouser sa fille et à gâcher ma
frères. Pour elle aussi, l'histoire de la jeune fille est vie... »
devenue un bon prétexte pour me faire quitter les M. L. répondit à ma lettre. Iî était très surpris
bancs. Ah! vous souvenez-vous? Un jour, je vous par la brusquerie des événements qui étaient
parlais de notre "grandeur, celle qui consiste à obéir à survenus. Il me conseillait du calme et disait
qu'avec un peu de bon sens et de réalisme je
nos parents et à les aider à achever tran-
pouvais organiser mon existence et vivre heureux
quillement leur vie passée' à notre service. J'étais
avec ma femme.
fier de ce sacrifice; je sais maintenant le goût
« ... Ta femme, continuait-il, je te conseille de la
amer de l'épreuve. Cependant, je ne regrette pas. Je respecter si tu ne peux l'aimer. En tout cas, évite de
n'en veux pas à ma mère. lui faire du mal car je ne pense pas qu'elle soit
« Nous sommes la génération de la transition seule responsable de ce qui est arrivé» Ébinto, il te
entre deux civilisations. Nous sommes la géné-
faut du réalisme, sans cela tu commettras de Abidjan, l'Abidjan des affaires. Comment trouver
graves erreurs. La vie, évidemment, est bien du travail sans spécialisation, tout seul, sans
autre chose que le rêve. Tu t'en rends d'ailleurs aucune relation? Je m'inscrivis à l'office de ia main-
déjà compte... » d'œuvre et chaque jour, plein d'angoisse, j'allais
Oui, bien sûr, j> m'en rendais compte. aux renseignements pour en revenir encore plus
Monique vint chez moi à Akounougbé. La vie découragé.
conjugale commença et la situation m'apparut Moi, Ébinto, le brillant élève de Bassam, moi
dans toute sa gravité. Je n'aimais pas Monique, je dont les professeurs parlaient et à qui ils
me mis à la détester car n'étant plus une amie, elle prévoyaient un avenir assuré, je n'en revenais pas
devenait pour moi un lien d'épines. Je la reçus avec d'en être réduit à ce stade par un caprice du destin.
froideur, elle accepta cet accuei! avec humilité. Une nuit, une seule nuit d'un bonheur de jeunes
Monique, était-ce ma faute si je ne t'aimais pas? gens innocents et toute une vie d'enfer.
Au collège, il était arrivé un moment où j'avais eu Quelquefois, je traînais par les rues et poussais
nécessairement besoin d'amour. Alors, autour de i'audace jusqu'à entrer dans un bureau et à
moi, je sentais comme un vide, quelque chose de bégayer :
vague et de mélancolique et j'avais cherché la jeune S'il vous plaît, je cherche un emploi.
fille qui pût me plaire et combler ce vide. Dans ia Alors on me disait ;
cour de ton père, j'avaîs fini par mTiabituer à toi, Adressez-vous à la main-d'œuvre.
Monique. Je n'avais jamais envisagé la vie à tes Ou on me demandait :
côtés. Et puis j'avais rencontré Muriel. L'image de Que savez-vous faire?
la jeune fille répondit à l'idéal que j'avais créé. J'y J'ai le B.E.P.C.
portai tout mon amour et toutes mes espérances. Simplement? Sans spécialisation?
Oui, j'avais rêvé à l'amour mais je n'avais pas Hélasî non, répondais-je avec confusion. Mais
songé à un mariage si brusque. Vois-tu, Monique, j'apprendrai facilement.
tout s'opposait a un bonheur possible du couple Laissez votre adresse, on vous écrira s'il y a
que nous avions formé si prématurément. quelque chose pour vous.
Lié à Monique, je me trouvais livré aux Et je partais recommencer "ailleurs. Et j'avais fini
problèmes d'un chef de famille. Ah! oui, j'avais fini par savoir à peu près les questions que l'on me
de compter sur ma mère. Désormais, l'on devait poserait dans telle ou telle entreprise. Oh! j'aurais
compter sur moi, d'où l'urgence de trouver du accepté n'importe quoi. Que m'importait l'air
travail. hautain des chefs de service auxquels je
Je partis à Abidjan chercher à être employé dans m'adressais! Le soir, je rentrais tout fatigué et
un bureau comme commis. Je ne connaissais pas
75
74
découragé. Je mangeais et dormais chez mon aide. J'attendis longtemps, je ne sais plus combien
cousin. Je n'y étais pas à Taise car je gênais mes de temps. Enfin, un jour à la main-d'œuvre on
hôtes dans une maison avec une chambre â coucher donna suite à ma demande d'emploi. Un grand
et un petit salon. planteur de bananes voulait un jeune homme assez
La nuit, étendu sur une natte dans le salon de instruit et dynamique comme contremaître - il
mon cousin» je ne pouvais plus séparer la réalité du vaudrait mieux dire chef manœuvre. J'acceptai
songe. Car ma vie, c'était Muriel et moi, dans avec plaisir.
notre maison avec notre enfant dans son berceau; Akounougbé, Adiaké, Aboisso, Ayamé : nous
c'était nous, pleinement heureux d'une réussite nous arrêtions à chaque ville, Se temps d'emprunter
due au travail. une autre voiture. Ayamé était la dernière escale
Mais le matin, quand je me levais très tôt et sans avant d'arriver au champ où j'allais être contre-
déjeuner, cheminais vers l'office de la main- maître.
d'œuvre* je me rendais alors compte que la réalité Ayamé était une ville nouvelle, plus exactement
c'était Monique qui m'attendait à Akounougbé, un village moderne. Le bac de retenue de la
c'était le besoin urgent d'avoir une profession. centrale hydroélectrique avait inondé de nombreux
Partout j'ai cherché à travailler, à être vendeur villages dont le plus important portait le nom
dans un magasin, petit secrétaire dans un bureau, d'Ayamé. Ces villages engloutis s'étaient réunis et
enfin n'importe quoi. J'ai 4raîné dans toutes les un gros village avait surgi tout près du barrage. ïl
rues, frappé à toutes les portes, étalé aux yeux de se nomma Ayamé. Ses maisons, construites selon
tous ma bonne volonté. Mais cela ne suffisait pas. trois pl'àfiSv étaient bien alignées. Toutes étaient en
J'avais fini par avoir des connaissances à l'office de dur et couvertes-de tôle.-ht gros bourg était éclairé
la main-d'œuvre. C'étaient des pauvres diables et un grand château d'eau donnait l'eau courante.
comme moi en quête d'emploi. Nous devînmes Mais Ayamê,; trop brusquement sorti du concept
amis pour être logés à la même enseigne. Un jour, de village, n'arrivait pas à s'adapter â sa nouvelle
l'un de mes nouveaux amis me conduisit chez un nature de villa, 4'où le calme plat qui l'écrasait.
monsieur cossu qui nous signifia qu'il pouvait nous C'est de là que nous empruntâmes un camion de la
aider moyennant une certaine somme. Je n'avais plantation. Une heure plus tard nous y étions.
pas d'argent; mon ami, lui, avait sept mille francs. C'était un coin perdu dans la forêt. Le terrain plat
Iî les donna au monsieur. Les jours suivants, je ne et boueux était entouré de montagnes. Une
vis plus mon ancien compagnon d'infortune. Il véritable forêt de bananiers occupait toute la
avait sans doute trouvé du travail. Moi, j'attendis surface ifriguée. Les logements des manœuvres
que le ciel ou le hasard me vînt en étaient groupés.

77
On m'y montra mes appartements : une chambre et
n'en valent pas la peine. Et puis, un jour, (...) l'on
une véranda. Là étaient ma vie, la fin de mes
verra ces êtres prendre une décision que nul de
illusions et la prise de conscience d'une réalité
ceux qui leur reprochaient leur apathie n'eût été
longtemps réfutée. Là était l'amertume.
capable de prendre. »
De i'amertume vint la révolte. Révolte contre
Jusqu'ici, j'avais considéré les hommes
quoi?
avec :imour. La colère d'être un rien du tout
Dans mon esprit, j'ai eu l'idée de ce que j'étais :
rien d'autre qu'un raté. Et ce, par une circonstance m'ouvrit une autre voie : le MAL. Et, curieusement,
aussi futile qu'une aventure avec une fille, Moni- je me souvins de Maldoror qui « fut bon pendant
que, que je n'aimais même pas. ses premières années » et qui « s'aperçut ensuite
Ah, Monique! Toute ma colère s'était abattue qu'il était né méchant : fatalité extraordinaire! »
sur elle. Oui, tout cela était de sa faute. Ce ne serait Pourtant, j'ai essayé de ménager Monique, de la
pas arrivé si un soir elle n'était pas entrée dans ma traiter avec douceur : c'étaient les derniers sursauts
chambre de collégien. de bonté d'un homme révolté. Je crois qu'il n'y a
La colère d'un jeune homme sérieux est calme et rien de plus tragique que la vie d'un homme sérieux
terrible. Elle n'est pas furieuse, elle est froidement déçu dans ses ambitions par une réalité médiocre.
cruelle car elle provient de blessures profondes. Je Blessé dans son amour-propre, iî peut se méta-
me mettais rarement en colère. J'ai toujour essayé morphoser, devenir un individu peu recomman-
de comprendre même ceu:: qui m'avaien. fait du dable. La douleur l'aveugle.en le tourmentant
mal. J'expliquais leurs gestes et je pardonnais. Au et il cherche un moyen pour échapper à la mi-
collège, des camarades me trouvaient faible parce sère. Souvent, il y voit le mal. Cet homme peut
que je ne causais pas d'ennuis aux professeurs. On être sauvé par les circonstances : un ami qui le
me traitait même de « lâche » - le mot était à la conseille et le guérit, un événement qui change sa
mode au collège - parce que j'obéissais minu- vie. Si rien de cela n'intervient, il sombre alors
tieusement aux consignes disciplinaires de l'éta- dans le vice et arrive facilement au crime.
blissement. Je n'avais jamais rien répondu à J'avais Monique pour me consoler et m'aimer.
ceux qui me tenaient ces propos. Je leur souriais. Mais la jeune fille était la cause de ma blessure. Et,
C'étaient des inconscients et ils ne pouvaient pas au lieu de voir en elle une amie, j'en fis une
comprendre que j'étais capable de haïr et d'être ennemie de qui il fallait se venger en même temps
cruel aussi bien que d'aimer. Et je me rappelais la que d'un monde injuste.
phrase d'Axel : « II est des êtres qui répugnent à Je me mis au travail. Il consistait à surveiller
s'insurger quotidiennement contre des détails qui environ cent cinquante manœuvres, à veiller à ce
qu'ils fassent correctement leur tâche. Je devais
78
79
Onm'j faire des rapports réguliers qui pouvaient influer]
sur les salaires de ces manœuvres. Je m'occupais «le In plantation se mirent à me détester. Ils me
une vf
aussi du recrutement du personnel alors que liieltnicnt dans le lot de ces gens à la solde du
illusioi M. Rouget, notre patron, gérait la vente des
iongte itliiiic. Je me moquais de leurs souffrances, je riais
bananes et les finances.
De de leurs misères. Je voulais en faire des robots. Le
M. Rouget était un gaillard d'une quarantaine
quoi? d'années et doté d'une solide constitution physique. Illanc, lui, m'aimait. Avec un contremaître pareil,
Dai Pied-Noir d'Algérie, il avait eu des parents aisés. les affaires marchaient comme sur des roulettes.
rien d Aimant l'aventure, ii s'engagea dans l'armée Mais en vérité cela ne me faisait ni chaud ni froid
aussi qu'on me détestât ou qu'on m'aimât. Je crois que je
française. ïl eut à combattre en Indochine. Rentré en
que, < Algérie, il se heurta à la guerre d'indépendance de ce voulais trouver du plaisir à faire le mal.
Ar Monique, appelle moi Kaboré.
pays. Ce furent les massacres de part et d'autre
sur e Ébin, tu sais qu'il est malade.
où il perdit ses parents et presque toute sa fortune.
pas i Cela ne te regarde pas. Appelle-le.
C'est alors qu'avec des fonds relativement modestes,
char Un instant plus tard, le nommé Kaboré était
ii gagna Ja Côte-d'Ivoire et créa sa plantation de
L; devant moi. Il était maigre. Ses yeux jaunes
bananes. J'appris tout cela de la bouche même
terri s'enfonçaient dans ses grandes orbites. Il tremblait
de Rouget au cours de nos entretiens hebdoma-
M.
crue me daires. de froid ou de peur.
de ma - Voyez-vous, Ébinto, la vie n'a pas été Cela fait un mois que tu ne travailles pas,
facile avec moi. J'ai été dur avec elle. J'ai K aboré.
col qui prévenu les coups.
me me - Je ne suis pas partisan du libre arbitre et Je suis malade, monsieur.
tie bli ce je pense que beaucoup de circonstances font de
- J'ai voulu que tu ailles à l'hôpital et tu as
notre vie une réussite ou un échec. Refusé.
C c< ci
- Le problème est de savoir exploiter ce ^ - Monsieur, le Blanc ne connaît pas le
P que vous appelez circonstances. Il faut savoir médicament de * djakouadjo ». C'est pour cela que
s prendre l'initiative. Être un homme d'initiative, je me soigne à l'indigène.
tout est là. - N'étant pas allé chez le docteur, tu n'as donc
Je pris l'initiative, non de lutter pour mon bien- pas eu de congés réglementaires. Nous ne savons
être, mais d'être un démon. J'exigeais des pas l'importance de ta maladie. Peut-être peux-tu
manœuvres une discipline et un travail militaires. travailler et fais-tu le malin. En tout cas le patron
Le moindre retard était sanctionné. Les travailleurs et moi avons décidé que tu n'auras que le tiers de
80 ton salaire. Et c'est bien payé car si chaque
manœuvre s'amusait à jouer au malade, ce serait la
ruine.
O Kaboré me regardait de ses yeux fiévreux. Se cher à Monique. Chacune des actions de la lille
nm lèvres tremblaient imperceptiblement et je croi me mettait en colère et je trouvais je ne quel
une ■ qu'il aurait pu me tuer s'il en avait eu la possibilité. malin plaisir à lui faire mal. Ébin, me dît-elle un
illusi Vous êtes méchant, monsieur Ébinto, me dit-i jour, je voudrais aller de temps en temps à ia
longt très doucement. maternité d'Aboisso pour prendre des soins.
D( C'est inutile de me le dire; je sais. Maintenan Ma mère, expliquai-je, n'a pas eu besoin des
quoi sors d'ici. soins d'une sage-femme pour me mettre au monde.
D J'ai pitié de vous, me dit-il avant de se tourne Et puis je n'ai pas d'argent pour couvrir des frais
rien lentement vers la porte. inutiles.
auss Pour le moment je crois que c'est plutôt to Monique baissa les yeux. Elle faisait de gros
que, qui es digne de pitié. efforts pour ne pas pleurer.
A Il sortit. Monique entra. Ce ne sont pas des frais inutiles. J'ai de
sur Ébin, pourquoi veux-tu attirer la haine de i tints maux de ventre et des démangeaisons.
pas les hommes? - Je te dis que je n'ai pas d'argent, coupai-je
cha Cela ne te regarde pas, et puis laisse-moi e>* tout court.
L paix. Et je sortis en sifflotant
te Je t'en prie, Ébin, ne fais pas un effort pour Au seuil de la porte, eile me regardait marcher et
n devenir méchant je sentais désagréablement ce regard triste sur mon
cr Non, cela n'a pas besoin d'un effort; c'est si dos.
u facile. Allez, dehors! Malgré tout Monique a essayé de sauver notre
me Elle ne sortit pas. Elle me fixa d'un regard i,age. Elle a essayé de me ramener à la réalité.
de m'aurait fait réfléchir toute une journée si je n' «id me disait que rien ne nous empêchait d'être
mi été un autre Ébinto. heureux. Quand elle me disait cela, je la regardais
co Oui, j'étais devenu un autre ou plutôt j'avais .ivec un sourire ironique et je mettais un terme à
qu acquis ma vraie nature. J'étais devenu amer, l'entretien par cette phrase amére : « C'est pour me
m vulgaire, méchant et cynique. Je savais que ilonner ce bonheur qu'une nuit'tu es entrée dans ma
m Monique souffrait de cette métamorphose et je chambre à Bassam? »
ti voulais surtout la faire souffrir, elle. Quand je rentrais du travail, je la trouvais
i Pendant des jours entiers je ne parlais pas à propre et presque gaie. Elle m'accueillait avec un
h Monique. Je rentrais tard à la maison, je ne lourire qui m'aurait ému autrefois. Mais je ne
l mangeais pas sous prétexte que le repas était mal répondais pas à ce sourire. Je me mettais à table,
C cuit. En tout cas j'avais toujours quelque chose à
8S
l
82
(,
c
c
i
mangeais le nez dans mon assiette et allais écouter - Oui, je sais, répondit*elie. Pourtant nous avons
mon poste de radio. Je la sentais blessée. Mais elle continué à mener la même existence. Des mois se
dominait sa douleur et c'est précisément ce qui sont'écoulés et ma cruauté ne développait Dans le
accroissait ma colère. Elle ne pleurait pas, elle foyer l'atmosphère était Irrespirable. Un soir je vins
venait s'asseoir tout près de moi pour me parler. chez moi avec la fille d'un manœuvre. Monique était
Ébin, tu te souviens de nos promenades la nuit allée en brousse casser du bois mort. Quand elle
à Bassam? Nous étions si heureux. rentra, elie me vit avec l'autre fille» Elie resta au seuil
Ah! je me rappelle, bien sûr. Nous avons été de la maison, comme pétrifiée, et puis mollement elle
heureux avant l'heure. C'est là la cause de notre s'écroula au sol. Elle s'était évanouie.
drame. Quand elle revint à elle, elle était étendue dans
Mais qu'est-ce qui nous empêche d'organiserj son lit. Et j'étais seul auprès d'elle. « Tu ne
notre vie, de connaître le bonheur? m'épargneras donc aucune peine », me dit-elle en
Je crois qu'on ne peut être heureux qu'avec' ielatint en sanglots. C'était la première fois qu'elle
une personne qu'on aime. Certains couples ont au pleurait devant moi depuis notre mariage.
moins la mince satisfaction de pouvoir dire :
u- n'essayai même pas de me justifier. Je me le
« Notre union a été une erreur. Si nous avions su,
nous ne nous serions pas mariés. » Moi, je n'ai v,(i et sortis de la chambre.
même pas eu le choix. Ce fut un mois après cette scène qu'eut Heu
Monique ne broncha pas. Aucun trait de son l'accouchement de Monique. J'en fus surpris, ,
visage ne se crispa. Elle resta silencieuse un M. Rouget n'était pas là et il n'y avait pas de
moment. voiture pour transporter la jeune femme à la
Ébin, tu ne comprends donc pas ce que notre maternité d'Aboisso. Alors j'eus peur car je
vie a d'absurde? compris que Monique pouvait mourir. Â Sa
Toute existence est absurde et cela me déplaît plantation je n'avais pas d'amis. Comment faire? Je
que tu te sois nourrie de Camus. me souvins qu'une femme avait déjà accouché à la
Je ne connais pas Camus, mais je te demande plantation sous les soins de la vieille femme du
un peu de réalisme. Pourquoi cherches-tu à me manœuvre Kaboré. Je m'en fus chez le manœuvre. 11
faire souffrir alors que jf ne veux que ton bonheur? était là. Je lui expliquai ce qui se passait et
Elle parlait doucement et son visage légèrement sollicitai sans honte l'aide de sa femme. Le Mossi ne
levé vers moi semblait m'accuser. fit aucune histoire. 11 pria la vieille femme de venir
- Tu devrais pourtant savoir ce que j'attends de assister Monique.
toi, Monique.
li advint que l'accouchement de la jeune femme
84 8S
^ île madame Kaboré passa
i crser tout mon être et j'ai eu réellement pi!
nique. Pour la première fois j'ai su Moi
fut très difficile. La vfer de Monjque. Elle essaya toute malheureuse et j'ai compris qu'elle >in
la nuit au chevet es mais cela a|!ait mai Ce tous les d'affection. J'ai voulu la prendre dans is, la 11
procédés indigè* - n yers ^1^ heures que fut réchauffer et lui dire de douces p* niiiis il
seulement Se lenderr» ^ l'enfant vint au monde. y avait encore en moi quelque < aimai qui os
Il était mort-né. adavre aussi me hante. Le m'empêchait de ra'adoucir. Je suis sorti et j'ai e
Ah! aujourd'hui, ce <s voyais de ma vie. Le laissé Monique presque unaissance.
premier cadavre que s£im né, un tout petit corps
cadavre d'un enfant à P^u. On l'enterra et j'eus à
étrangement frêle et m ^a femme. apprendre la nouvelle CHAPITRE III
à Cambre encore faiblement Je suis entré dans la
lumière crépusculaire. J'ai éclairée par la douce £ e
sur ^es draps blancs et, regardé. Elle était couc^ par !es Je m'étais montré presque insensible à tout ce
efforts fournis, elle comme elle était épuisé ^n ;nstant ya\ eu qui était arrivé.
pitié de ce dormait. Pendant un <xr peau ^ans çon repos. Mme Kaboré soignait Monique et elle racontait
Je me visage las, ce visage si ue et tout doucement H. ■■ ■■-i ma conduite inhumaine; •■■ ">n dirai*
g j'ai ^ eassam autrefois. Elle a . uCT sa femme », disait-elle
suis approché de pris surprise de me voir auprès pujs , je fus convoqué par M, Rot.
sa main, comme e!le a regardé dans les .entai devant lui, je le trouva
ouvert les paupières tX table avait II semblait soucieux et
d'elle, elle m'a souri. E x voir notre en f ant . 0 te a ■ut militaire dont ïî s'était fait u pa
langes sans voir son en cet air s
- Mon Ébîn, je ve ad ouci r la dramatique nature.
ressemble, n'est-ce pas - Asseyez-vous, me dit-il
Je ne cherchai Monique. Il est mort. Je m'assis.
nouvelle que je lui de la jeune femme Et Je vous ai appelé à propos d'une affaire
J'ai vu alors les elle a hurlé : un une particulière, commença M. Rouget. Je suis assez
s'agrandir énormém^ sorte de râle d'un ;i^é et je puis être votre père. Vous me permettrez
hurlement terminé elle est restée immobile i, d'entrer dans votre vie privée.
anima! en agonie. EH^^ j'ai senti ce cri funèbre
Je vous écoute.
et a fermé les yeux, fv^
Mme Kaboré est venue me voir et m'a prié
87

d'intervenir auprès de vous pour que vous Voyez-vous, reprit M. Rouget, j'ai été jeune
ménagiez un peu votre femme. Elle m'a tout tomme vous. J'avais des ambitions. J'étais riche.
Cuvais toutes les possibilités. Et puis la guerre est
venue. J'ai alors tout perdu. Enfin, après beaucoup
d'autres vicissitudes je suis aujourd'hui un
raconté. Je ne peux pas vous obliger, mais je planteur. Durant ma vie j'ai longuement réfléchi sur
voudrais seulement vous donner ées conseils. la vie et le bonheur. Je suis arrivé à une
Je l'écoutais parler et j'avais l'envie de sortir du ((inclusion qui est en elle-même un sujet de
bureau et de claquer la porte par derrière. méditation : îa vie est absurde. Car voyez-vous, ceux
Quelles que soient ies raisons de votre attitude que les personnes dites sensées appellent
vis-à-vis de votre femme, je vous prie de croire malheureux sont en fait heureux. Les jeunes gens
qu'elle souffre plus qu'elle ne vous a fait souffrir. insouciants qui s'étourdissent dans les plaisirs sont
Toujours, on regrette plus tard d'avoir pris plaisir à heureux. L'ivrogne qui boit, tombe dans' un fossé et y
faire mal Pardonnez-iui le mal qu'elle vous a fait dort est aussi un bienheureux. Oui, tous ceux-là,
Le mai qu'elle m'a fait, on ne peut pas n'étant pas conscients de leur misère, croient à
l'évaluer. Elle a brisé ma vie, déçu mes ambititions, l'illusion d'être heureux et ils le sont, car qu'est-ce
fait de moi un malheureux petit contremaître de donc que le bonheur? Une illusion que nous
campagne, perdu dans la brousse, ignorant même poursuivons en vain. La joie est du bonheur un peu
ce qui se passe dans le monde. plus éphémère et quoi qu'on dise, le bonheur n'est
M. Rouget se gratta îa tête, puis doucement me lui aussi qu'un état passager comme toute illusion.
cita : Le bonheur est tout près de nous et savoir garder
- « Le bonheur consiste dans l'égalité des désirs l'illusion d'être heureux, tout est là. - Je ne pense pas
et des forces. » que le vrai bonheur soit une
J'ai hi Fromentin moi aussi, dîs-je^ amer. illusion, sinon la vie s'arrêterait au rêve d'être ce
C'était m moment où je croyais encore à l'avenir, qu'on veut être.
au moment où je pensais pouvoir vivre un jour. Vous avez toute la vie pour méditer sur la
H ne tient qu'à vous de vivre. question. En tout cas j'insiste pour que vous
Ceux qui vivent, ce sort ceux qui attendent ménagiez votre femme et sachez que vous aussi
quelque chose de la vie. vous avez tout pour être heureux.
- Ce quelque chose qu'on attend, il faut lutter
pour favoir et Hugo Pa dit avec raison : « Ceux qui Je pris congé de M. Rouget.
vivent, ce sont ceux qui luttent.» Savez-vous A partir de ce jour je m'adoucis. Je fis plus
seulement ce que c'est que le bonheur? 89
J'ai cherché une définition mais en vain. Aucune
citation ne me venait en mémoire et j'en eus honte.
m rivé un moment où je ne savais plus ce que je
attention à Monique. Je me rendis souvent à son voulais, où je ne voulais plus rien. Ce fut quand je
chevet, mais elle ne me parlait presque jamais. Ma compris l'intitilité de ma vengeance. Ce fut quand
présence près d'elle troublait plutôt son calme. Elle i< monde m'apprit que je n'y avais encore rien
me regardait avec effroi et restait dans un mutisme compris. Pourtant, mon Dieu, j'ai essayé de
qui m'agaçait. comprendre. J'ai seulement rejeté l'idée que le
Cependant, Monique se remettait lentement. Elle bonheur s'acquiert par ia faculté d'adaptation aux
resta trois mois au lit, puis petit à petit son état situations que les circonstances fortuites nous
s'améliora. Elle se releva, s'habitua de nouveau réservent
aux travaux du ménage. Mais très tôt je compris
que quelque chose était changé en Monique. Un soir je me sentis pris de frissons soudains. Je
C'était comme un manque de vie. Quelquefois résistai à la fièvre, mais îe lendemain je fus obligé
elle fixait un endroit où il n'y avait rien de de garder le lit J'avais mal à la tête et aux arti-
remarquable. Souvent, quand je lui parlais, elle culations de mes membres. Ma bouche pâteuse
écoutait sans rien comprendre, comme une idiote, avait un goût amer. Ma gorge était sèche. Le
et elle disait : « Pardon, je n'ai pas compris. » troisième jour mon état ne s'améliora pas malgré
Certains jours je devenais doux et essayais les comprimés de nivaquine que Monique m'avait
d'amuser la jeune femme, mais jamais elle ne fait prendre. Je grelottais de froid alors que je
souriait. Elle avait perdu le sourire. D'autres jours transpirais. Je faisais d'affreux cauchemars et je
par contre mon animosité se réveillait et je me divaguais.
montrais grossier et amer. Mais ma colère, mes Mme Kaboré, qui était devenue l'amie de
Insinuations blessantes semblaient ne plus avoir Monique, diagnostiqua que c'était du « dja-
d'effet sur Monique. Eîle les écoutait, semblait ne kouadjo ». EHe poussa la bonté à me préparer
pas les comprendre et disait : « Pardon, je ne l'ai le remède qui avait guéri son mari. Elle apporta les
pas fait exprès, » En fait, Monique vivait près de feuilles et l'écorce d'un arbre. On me mit la sève
moi, mais elle était absente, indifférente à tout rouge sur tes ongles puis on mit les feuilles et
Cette attitude ambiguë me glaçait d'effroi et me l'écorce à bouillir dans un canari. Quand tout eut
faisait réfléchir. bien bouilli on renversa la décoction dans un seau.
A quoi est-ce que je pensais au juste? En tout Je m'assis sur un tabouret près du seau et je fus
cas pas à Muriel. Je crois que je l'avais oubliée tant recouvert par un grand drap. Je fus baigné par la
j'étais absorbé à assouvir ma vengeance. Mais si je vapeur et quand on me découvrit je transpirais à
"avais oubliée, si sa pensée ne m'émouvait pas, grosses gouttes. Ensuite je me lavai avec la
c'était donc que je ne l'aimais plus. Ah! oui, il est
91
90

décoction refroidie. J'en bus quelques gorgées; eile vi me misère, celle de l'âme. Et j'étais tombé bien ims
était amère, dans la bassesse morale, jusqu'à m'acharner
Ma santé ne s'améliora pas immédiatement. Tout sur Monique.
en suivant le même traitement, je gardai le lit. J'étais la voix de la jeune fille me berçait, mais je
extrêmement faible et je ressentais une très grande n'écoutais pas ce qu'elle disait Je jugeais la société,
fatigue. Mes muscles refusaient de faire le moindre la méprisant, la rendant, responsable de la souffrance
effort Mais avec le temps je commençai à reprendre humaine et oubliant que ce sont les hommes qui font
mes forces. Monique était toujours près de moi. Elle îa société, donc qui sont responsables de leur
était douce et affectueuse, mais toujours silencieuse. propre misère à cause de st upides préjugés, d'idées
Un jour je lui demandai de me faire îa lecture et elle fausses, de vénalité.
choisit Les Misérables de Victor Hugo. Elle se mit à Je commençai seulement à avoir honte de ma
lire, à parler de la misère humaine que Hugo a si bien
conduite vis-à-vis de Monique.
peinte.
Deux semaines s'étaient écoulées et je me
J'ai écouté Monique et il m'est venu à l'idée que
j'étais, moi aussi, un misérable d'une manière ou d'une remettais lentement Le soir, Monique me faisait faire
autre. Bien sûr,. Jean Valjean est un misérable; Javert de courtes promenades sur la route bordée de verdure.
aussi; Thénardier pis encore. Seulement, il y a des Nous marchions doucement. Encore faible, je
nuances à leurs misères. Certains essaient de sortir de m'appuyais sur Monique et j'éprouvais une douce
la boue dans laquelle la nature les a mis, de lutter sensation au contact du corps de la jeune fille.
pour le bien et d'atteindre un certain idéal : ainsi Jean Quelquefois nous nous arrêtions au ruisseau qui
Vaijean. D'autres croient toucher à l'idéal mais sans était tout juste à la sortie de la plantation. Nous
le savoir, ils sont misérables par leurs agissements écoutions le flot rouler sur les galets verdis par la
inhumains : Javert par exemple. D'autres par contre mousse. Je posais ma tête fatiguée sur l'épaule de
plongent tête baissée dans le crime et connaissent la Monique et j'amais écouter le battement régulier de son
misère sous toutes ses formes : c'est le cas de cœur.
Thénardier. Monique, pourquoi es-tu toujours silencieuse?
Mais moi, en quoi étais-je comparable à ces Parle un peu, dis quelque chose.
personnages? J'avais voulu une vie idéale certes, mais Mais je suis bien ainsi, Ébin.
que j'aurais pu réaliser si des circonstances encore - J'ai besoin de ta voix, Monique. Elle me fait
banales n'avaient pas détourné le cours de cette vie.
plaisir.
De ma déception était née la misère, la
C'était vrai, sa voix me faisait plaisir. J'avais
besoin de la présence de la jeune fille, de sa
chaleur. Je le lui disais et j'étais surpris de voir
93

•n

qu'elle ne sautillait pas de bonheur. Elle gardait combien de temps n'avais-je plus ouvert un roman, un
son attitude calme et d'un ton doux et égal elle me recueil de poèmes? Depuis que je ne croyais plus tirer
répondait : quelque chose des livres qui me servît dans la vie. Je
- Je suis heureuse que ma présence près de toi continuai de fouiller la caisse et je lus surpris d'y
découvrir le Phédon: de Platon, un l i \ rc dans lequel
te fasse du bien. seule une anecdote m'avait inieressé. C'était le mythe
Un jour, comme nous n'avions plus de du chant du cygne. Je lus ces lignes : « Quand ceux-ci (les
provisions, Monique décida d'aller à Aboîsso cygnes) sentent en effet venir l'heure de leur mort, le
acheter îe nécessaire. Un camion chargé de chant qu'ils maient auparavant, ce chant se fait alors
bananes et qui allait jusqu'à la ville devait la plus fréquent et plus éclatant que jamais, dans leur joie
prendre. (.l'être sur le point de s'en aller auprès de Dieu dont ils
Je suis navré de ne pouvoir aîSer moi-même sont les servants. Mais les hommes avec leur elîroi de
faire ces achats, dis-je à Monique. Je ne voudrais la mort calomnient jusqu'aux cygnes: ils se lamentent,
pas que tu ailles souffrir en ville à chercher des dit-on, sur la mort; la douleur leur inspire ce chant
portefaix pour transporter ce sac de riz. suprême. » Je refermai le livre. Je me dis qu'il se pourrait
Cela ne fait rien, me répondit-elle. C'est la vie que je chante moi aussi si j'étais près de ïa mort Tout
et i! faut tout accepter jusqu'à un certain point.. est si absurde. Et quand on découvre l'absurdité de la
Tout accepter, elle l'avait fait, elle. Accepter et vie, on ne peut vivre qu'à la condition d'avoir un idéal
lutter, c'était l'essentiel et je ne l'avais pas compris. et assez d'espoir pour l'atteindre. Il faut de l'espoir, mais
Monique partit. J'étais encore en convalescence et je il ne faut pas passer son temps à le poursuivre. Car
n'avais pas repris le travail. Je restai donc seul à îa alors, l'espoir devient un but On ne vit plus, on attend
maison. Tout était calme autour de moi et cela de vivre et on est surpris par sa fin. Le soir tombait sur la
m'indisposait J'avais peur du silence parce que j'avais plantation. Monique n'était pas encore revenue.
peur de réfléchir. L'absence de Monique me pesait plus Elle attendait sans doute le camion ae bananes puisqu'il
que je ne l'aurais imaginé. Je compris peu à peu que n'y avait pas d'autres occasions. Je me mis à
malgré ma haine je m'étais habitué à ma femme et marcher lentement sur la route pensant rencontrer le
qu'elle.faisait étrangement partie de camion, l! n'en fut rien. La nuit tomba et plongea
moi-même. Sa plantation dans une obscurité opaque. Des lampes
Je me mis à flâner dans Sa maison et eus l'idée d'aller tempêtes éclairaient les cases des
chercher un livre dans la vieille caisse où je conservais
les volumes que j'avais amenés d'Akounougbé. Cela
me fit du bien de revoir des livres que j'avais
dévorés autrefois. Depuis
94

TROISIÈME PARTIE
manoeuvres et leur faible lueur se
répandait sur les
seuils.
Seul chez moi, je marchais de long en UNE SORTE DE RÉVEIL
large. Monique n'était pas encore
rentrée. Le camion était en retard et ce - CHAPITRE I
fait inhabituel m'angoissait. Que
pouvait-il être arrivé? A mesure que la La lettre que Monique m'avait envoyée
nuit avançait, mon angoisse grandissait, était une sorte de journal tenu au jour le
le me sentais très nerveux. Une chaleur jour. Il n'y avait pas de date à S'entête
subite m'habitait. Et une sueur froide des chapitres, mais tous les faits étaient
mouillait mon corps. narrés selon un ordre chronologique
Soudain le bruit d'une automobile se rigoureux. Sur ces pages Monique
fit entendre. Le ronronnement du essayait d'analyser sa passion pour
moteur grandissait et les phares moi, ses aspirations secrètes et ses
trouaient la nuit obscure. Ils arrivaient... déceptions. Elle livrait ses
Le « poids lourd » s'arrêta. Malgré sentiments durant cette partie de sa vie
ma faiblesse je me ruai près de lui. où j'étais d'abord apparu comme un
- Monique? appeiai-je. prince charmant puis comme un
bourreau.
Je n'eus pas de réponse. Le chauffeur
descendit de la cabine. Il était seul.
Où est Monique? demandai-je. « Ébïnto chéri,
Ah! bonsoir,monsieur Ébinto. « Quand cette lettre te parviendra,
Justement j'aurai mis à exécution la décision la
madame qui a causé tout ce retard. plus grave de ma vie. Je
E serai partie.
achats et puis elle est partie je ne « Ces lignes, je Ses ai écrites au fil
sais où, J attendu tout le temps. Elle des jours passés auprès de toi.
est revenue très tard, m'a remis cette Pourtant, ce n'était pas dans l'intention
lettre pour vous et puis elle est que tu les lises un jour. Je me disais que
partie. tu pourrais les lire après ma mort
Je pris la grande enveloppe que Aujourd'hui je •uns partie, c'est
l'homme me tendait Mon cœur battait à comme si j'étais morte et c'est >our
cela que je t'envoie cette espèce de
se rompre.
journal. U vaut mieux te le dire tout de
J'avais peur de comprefidre. suite, tu ne m'as

96
pas comprise, Ébinto, toi seul à qui j'avais cru pouvoir II
confier mes joies et mes peines. Une dernière fois
« Je crois que ce fut au début de la troisième que tonte la
j'essaie de t'ouvrir les yeux en te livrant mon cœur
vérité se fit jour dans mon esprit Je me i appelle encore
aussi sincèrement que possible.

« Je vais remonter très loin dans le passé, je vais


remonter au jour où tu arrivas à Bassam pour la première
fois. Tu faisais alors la classe de sixième et moi, le
cours moyen deuxième année. J'étais encore une petite
fille ignorant même jusqu'au mot amour. Dans la cour
de mon père nous nous amusions sur le sable comme
un garçonnet et sa sœur. Près de toi, je me trouvais bien,
étrangement bien. Je me sentais protégée par toi et ce soir où tu me dis :« Bonjour, Monique. Comme tu es
j'étais fière de marcher à tes côtés. Ce que j'éprouvais jolie! » J'étais heureuse que ni eusses remarqué cela parce
pour toi, c'était une admiration, une estime profonde. que je savais que tu ■Hais me traiter désormais comme une
Dès ce moment déjà, tu étais à moi. jeune fille et non comme une gamine. Moi, je te croyais
« Pendant trois ans nous avons vécu presque déjà un homme. Et quand le dimanche je regagnais
ensemble, continuant toujours à jouer. Pourtant, nos Abidjan après vous avoir rendu visite, jetais
jeux n'étaient plus les mêmes. Tu ne me prenais plus obsédée par ta pensée. La nuit, je n'arrivais à dormir
à califourchon comme un bébé; nous ne luttions plus qu'après avoir longuement pensé à toi. Les idées que je
sur le sable. Nous avions grandi et commencions à me faisais n'étaient plus celles du». gamine. Elles
être sérieux, à penser profondement. Nos jeux étaient celles d'une jeune fille amoureuse. Je
n'étaient plus source de joie spontanée et éclatante, t'aimais : telle m'apparut la réalité. J'étais fière de cet
mais étaient faits de paroles douces, quelquefois de amour dont je te trouvais digne.
sous-entendus qui nous faisaient baisser les yeux ou « Mon Dieu, comment ne pas- me rappeler ces doux
même d'un merveilleux silence dans lequel chacun de souvenirs, seuls beaux ornements de ma ie? Je rêvais à
nous se plaisait à imaginer les pensées de l'autre. notre vie future. Je crois que j'avais rêvé d'une vie
98 simple où l'argent n'aurait aucune importance et où
seul, l'amour profond de deux êtres sincères
dominerait toutes les difficultés auxquelles tout
ménage est en butte. Près de toi, j'avais espéré la
compréhension, une affection que mon père, veuf aigri,
n'avait jamais pu me donner. J'avais cru au bonheur.
J'avais une totale confiance en l'avenir et mes
désillusions n'allaient être que
plus arriéres.
« Le samedi soir, quand je venais à Bassam, tu te
montrais gentil à mon égard et je croyais à ton
amour. J'étais aveugle et j'Ignorais que ma passion
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était à sens unique. Mais toi, peut-être déjà voyais-tu en « 0 Ébinto, as-tu jamais imaginé l'être aimé (si lu as
moi cet intense besoin d'être aimée. Est-ce pour une une fois aimé) dans les bras d'une autre personne?
jeune fille une faute que d'aimer et de désirer As-tu jamais senti ce coup de poignard qui pénètre alors
l'affection de l'être chéri? dans le flanc frémissant et saigne le cœur? Ton cœur
n'a donc jamais été pressé par les griffes acérées de
l'affreuse jalousie? O Ébinto, tu ne peux pas savoir
combien ma blessure a été cruelle de savoir que ton
coeur n'était pas tout à moi et que tu l'offrais
III
désespérément à une autre. Combien de fois, dans
une petite chambre d'internat, ai-je pleuré de me
« Enfant, j'étais de ceux qui acceptent le reste après savoir « trahie » comme une femme mariéeS
le partage des cadeaux. « Et pour une fois j'ai refusé qu'on se serve à mes
« Enfant, je n'ai pas eu le loisir d'être capricieuse. dépens : j'ai décidé de lutter pour défendre mon amour.
« Enfant, j'ai même accepté ce que l'on accepte « J'ai essayé de conserver mon calme, de te faire
rarement. comprendre que je t'aimais et que nous deux, nous nous
* Orpheline de mère dès ma naissance, nantie d'un complétions pour faire un tout plein de force capable
père négligent, j'ai été livrée très tôt à l'école de la vie. de réussir n'importe quoi. Je t'ai fait comprendre que
Dans la souffrance, je n'ai pas éprouvé le besoin de me j'avais besoin de ton amour, de ton affection, de ta
révolter. Contre qui me révolter? Personne n'était cause protection et j'étais dépitée de voir que tu me regardais
de mon infortune. Dans la mce j'ai appris humblement, simplement avec compassion. J'ai cherché tous les
dignement; j'ai fait un pari, celui de gagner dans la vie moyens honnêtes pour te faire comprendre où était ton
par mon travail Toi, tu étais apparu dans mon intérêt, pour te lier à moi.
existence comme un soutien solide, garant de la
réussite, du bonheur.
« Tu avais fini par devenir tout mon univers. Je i • i ÏV
ntais célestement liée à toi et je ne pouvais pa
imaginer que tu ne m'aimasses pas. Il était inimaginable « Tu te trompes vraiment, Ébinto, si tu crois que
que ta vie se détachât de la mienne et la pensée que tu j'avais trouvé la solution du problème dans les rapports
fusses un jour à une autre ne m'avait jamais effleuré sexuels entre toi et moi. Crois-moi ou bien
l'esprit.
« Et pourtant à un moment je te trouvais triste. Ton 101
ami Kouîa m'apprit que tu étais amoureux d'une "autre
fille : Muriel.
100
doute de ceia aussi comme tu as toujours douté de a. gradée et mes amies mêmes se trouvaient mai à l'iltC
moi. Cette nuit-là, je n'avais aucune idée de en ma compagnie. Il fallait essuyer les illusions
derrière la tête quand je suis entrée dans ta pleines de sarcasmes, les commérages de tailles
chambre. Je n'ai pas fait exprès de te provoquer tout femmes à l'affût de scandales. J'ai essayé tic
comme je n'ai pas fait exprès de t'aimer. Quand tu conserver ma dignité; je me suis moquée de toutes les
t'étais réveillé, tu m'avais regardée intensément et pour mesquineries.
la première fois j'avais cru lire dans tes yeux i Un seul côté de ma propre situation m'in-
l'assurance de ton amour pour moi. J'ai compris plus quiétait : à peine sortie de l'enfance et plongée dans
tard que ce n'était que du désir. Cette nuit fatale, je l'adolescence, je devais immédiatement me ■
n'ai pu te résister. D'ailleurs pourquoi faurais-je misidérer comme une femme et faire face aux multiples
résisté? J'avais cru être à toi. j'étais une chose que tu problèmes qui se posent à une jeune maman. Mais
pouvais prendre à volonté. je n'avais jamais pensé à j'avais foi en toi, j'avais de l'espoir.
une conséquence quelconque de notre nuit d'amour. < ;u je croyais à l'amour vainqueur de toute
adversité. Tu allais me protéger, tu allais m'aimer
> i cette pensée suffisait à me consoler de ma peine.
« Et pourtant il est arrivé un moment où je ne me < >h! Hbinto, c'est à peine si tu n'as pas nié être
sentais pas bien- Je consultai le docteur, il me dit que Se
j'étais en état de grossesse. père de mon enfant.
« Dans mes rêves, j'avais bien entendu désiré un
enfant, surtout de toi. J'imaginais avec quel eur
je caresserais ce petit être, fruit de mon amour, sorti
du plus profond de moi-même. Mais, Ébinto, je ne
« Oui, j'en arrive maintenant aux souvenirs les plus
désirais pas un enfant à cette époque de ma vie. J'ai
récents et les plus cruels, ceux de notre vie .
compris tout à coup que notre situation était plutôt
ommune. Je ne suis pas venue chez toi sans honte.
tragique. Brusquement, il m'était apparu que notre vie
l'avais l'air d'une fille qui voulait se faire aimer à tout
d'enfance était finie, nos études gâchées, nos
prix; mon père t'avait contraint à m'épouser. Ne
ambitions devenues des chimères. Nous étions obligés
pense pas que j'aie tiré du bonheur de cette • inèce
de faire face à une situation que le hasard avait créée.
de chantage. Au contraire, mon amour-propreen a
Je savais que tu allais souffrir et je n'eus d'abord de
cruellement souffert.
peine que pour toi. Après j'eus le temps de me plaindre
« Moi aussi j'ai été contrainte par la force des ■
moi-même.
ho ses. Mon père m'aurait chassée de chez lui si je
« Â Bassam, quand on fut au courant de mon état,
>'lusais de t'épouser. Où serais-je allée? Je ne I
on me regarda avec dédain. J'étais une fille
onnaissais personne à part lui et toi.
102
103
« Mais, cher Ebinto, je ne serais pas venue à qu'une suite de frasques. Tu manquais tf°P ,e
^counougbé si je n'avais pas eu îa certitude que tu n ;iiisme. Il fallait attendre que tu mûrisses avec le
l'aurais aimée, si je n'avais pas cru au bonheur temps.
Près de toi. « Patiemment j'ai attendu, accusant t°n *n
« Ah, Se mariage! Il m'avait surprise, mais mosité avec sang-froid. Mais tu as x i
/étais arrivée à en avoir une certaine idée, 11 binto. Non content de me faire souffl 1 ^ mo!
^apparaissait comme un pacte dans lequel même, tu as tué mon enfant. Oh! comme J aums
chacun des deux conjoints s'engage à comprendre voulu avoir encore ce petit être sorti de mot1 ven Jf"
l'autre en toutes circonstances et à lui pardonner si l'eut être m'auraït-il aimée? Au moins v * e u
Possible; un pacte où la vérité doit subjuguer !es laisse aimer et n'eût pas accueilli ma t^ ndresse ivec
îliscussions mesquines, où l'amour seul doit mépris. Quand tu as prononcé c^ Fatidiques :
'iiompher. «Tu ne le verras jamais, il es* |'ai compris que
» Notre union à nous deux devait être quelque c'était la fin de tout, vraiment l'extrême. Il ne
îftose de bien particulier. Elle réapparaissait pouvait plus rien m'arriver & "
tomme un salut pour nous, une nécessité
Primordiale pour gagner notre pari avec la vie.
L'heure n'était pas au découragement mais à la VI
lutte la plus difficile, la plus âpre.
«Mais très tôt l'atmosphère de notre loyer m'a • Pendant ces quelques mois de vie coit*m"ne' e
Montré qu'il n'y avait pas de bonheur possible projet de partir s'est quelquefois imposé à f*^°u
•Malgré ma bonne volonté. Je te sentais mal- « Oui, j'ai voulu partir n'importe où, tr*"ner m.a
Heureux, comme humilié devant cette vie que tu misérable vie dans quelque endroit où nul souvenir
e
taîs si sûr de dominer. Et puis toi îe garçon .le- loi ne vînt m'effleurer. Mais j'ai toujours
équilibré que j'avais cru connaître, toi l'homme rrpoussé cette idée. D'abord je pensais ^, u ., '
Merveilleux, l'incarnation de mon idéal, tu as fini ii«- mon devoir de t'aider à retrouver ton ^U1 *Xre'
&ar te montrer vulgaire et cynique à mon égard. Tu n guérir. Et il y avait en moi ton enf* ^ ue
Vas même fait comprendre que je n'avais droit |Miuvais-je faire pour lui, moi toute seul^, sfns
^Ju'à ton mépris. Comment mon Ébinto pouvait-il «itlr? Et puis, si je ne m'en suis pas a* ' c. es
Se métamorphoser ainsi? l»mec que j'ai peur. Je n'ai pas honte de *e
« Je suis pourtant arrivée à t'excuser. Je m'étais
*"endu compte que j'avais épousé un garçon à e
*
^'Imagination débordante et dont la vie n'était In solitude me fait peur et je n'ai plus ptx&° . ',
• le n'aurais jamais eu le courage de p»^yir S1 u
y _
•». me l'avais pas demandé. Tu m'as
105
devrais pourtant savoir ce que j'attends de toi, VII
Monique. » Tu voulais que je m'efface. Tu n'avais
pas besoin de moi. D'ailleurs personne n'a jamais « Je te souhaite, Ébinto, d'être heureux avec une
eu besoin de moi. femme que tu aimes vraiment: Muriel ou une
m Tu sais, je pars et je mourrai bien vite nuire... Qu'importe!
maintenant. Je n'ose pas penser à ce qui se passera « Voilà, j'ai fini cette lettre que j'ai voulu une
quand je serai morte. Il ne se passera sans doute uliimc explication.
rien. Je m'effacerai comme si je n'avais pas existé, « Adieu, Ébin.
n'ayant occupé aucune place dans le cœur de
personne. Je m'engloutirai dans le néant avec mes Monique. »
désirs inassouvis et tes injustes reproches. J'espère
que tu ne me regretteras pas. Ne me rej -ette pas; Doucement, jsai replié la lettre de Monique, j'ai
ne me plains pas; cela n'en vaut vraiment pas la passé le revers de ma main sur mon front moite de
peine. sueur et les larmes me sont tombées des yeux sans
« Ébinto, je te pardonne tout le mal que tu m'as que je m'en sois rendu compte. La vie me faisait
fait non par charité mais par faiblesse. Je ne peux pleurer car je reconnaissais ma défaite vis-à-vis
m'empêcher de f aimer et je me méprise de ce fait. Je l'existence. J'ai pleuré de me savoir plus
« Vois-tu, i! est des personnes que le mépris de méprisable que Javert et Thénardier pour m'être
S'être aimé blesse profondément et peut conduire au ■charné lâchement sur une jeune fille qui avait
suicide. Je crois que je suis de ceiles-ci. commis îe « crime » de m'ai mer follement
« II en est d'autres que îe mépris de l'être aimé « Gémir, pleurer, prier est également lâche. »
révolte avec une violence terrible et peut conduire longtemps j'avais soutenu la célèbre idée de
au crime. J'aurais voulu être de celles-là. J'aurais Vigny, mais maintenant je comprenais que l'on
voulu faire des folies pour que tu comprennes la pleure parce qu'on ne peut s'en empêcher. Et
violence de ma passion, Mais j'ai toujours pensé pleurer quelquefois console.
que la révolte, la violence résolvaient moins les Comment allais-je donc m'y prendre pour M-
problèmes que la douceur. Là aussi, je me suis irouver Monique et me faire pardonner? Soudain
trompée. J'ai fini par croire d'ailleurs que je me Monique semblait avoir pris une place immense
suis trompée sur tous les problèmes de la vie. iliins mon cœur. Je comprenais cet amour violent
de la jeune filie, amour que j'avais toujours blessé.
< uniment panser ces profondes blessures que
l'avais pris un malin plaisir à aggraver jour après
107
jour? Je me sentais indigne de Monique au moment CHAPITRER
même où j'avais compris que mon univers, c'était elle. Le chauffeur du camion m'avait dit que Monique
Muriel, je l'avais bien oubliés. Je ne me lui avait remis la lettre très tard. Donc Mimique n'avait pu
souvenais pas de l'avoir aimée. O, absurdité de la vie!
partir où que ce pût être. Elle était encore à AJboisso.
Comment peut-on croire qu'il est un être conçu à
notre mesure, près de qui seulement nous trouverions le Pauvre Monique! Elle ne Miuiiaissait personne dans cette
bonheur? Imagination, tu nous mènes tous dans ia ville. Comment a l l a i t elle passer la nuit? Sans doute à
misère après avoir entretenu en nous des images irréelles la gare miitière, en plein air.
et trompeuses. Comment dormir, moi, alors que je savais ta |eune
Que de peines nous éviterions si nous prenions
chaque être pour ce qu'il est et non pour ce que nous
aurions préféré qu'il fût! L'enfer que j'avais vécu n'eût
été qu'un paradis si j'avais estimé Monique à sa juste
valeur et n'avais pas voulu chercher en elle les
perfections imaginaires que j'accordais à Muriel.
Ce jour-là seulement, je compris qu'il est des
femmes qui sont faites pour éblouir, pour allumer
les passions et qui sont source de souffrances, puis
qu'il en est d'autres qui, bien que discrètes,
assurent à l'homme une vie tranquille avec non
moins de plaisir. Monique était de ces dernières.
Monique, si je l'avais voulu, aurait toujours su me
soutenir, m'aïder à lutter et à vaincre. Oui, l'amour
de Monique, c'était la plus belie chose que la vie
m'eût donnée. '"■■ fille dehors? Il fallait arriver la nuit même à Aboisso.
J'en étais conscient maintenant et peut-être était-il Mais comment?
trop tard. L'un des manœuvres de la plantation possédait une
motocyclette. Je me rendis chez lui et la lui ilcmandai.
Je vis à son air qu'il n'avait aucune envie de me rendre
service. Il avait raison. J'avais de si dur avec ces pauvres
diables qu'il y avait de (|uoi avoir honte de leur demander
108 un service. Mais il est des moments où il faut avoir le
courage «l'ignorer ia honte.
- Si tu ne veux pas me la prêter, tu peux la garder,
Sibiri. Je t'assure que je ne te créerai pas d'ennuis pour
cela. La motocyclette t'appartient et lu es libre de
refuser.
Je n'ai pas dit cela, monsieur Ébinto... Il me faut
vraiment aller à Aboisso. De ce geste dépend mon
bonheur, ma vie.
L'homme balançait ou faisait semblant. Il
voulait me faire comprendre et regretter peut-être
ma cruauté passée. Oui, je comprenais ce que tout
eda avait d'humiliant pour mot. Mais désormais
j'étais prêt à souffrir toutes les humiliations pour
109
Monique. Je comprenais enfin que ce qui compte en Êbin.
fait pour un homme c'est sa réaction face à Ce n'est pas de la pitié que je ressens pour toi,
l'imprévu. Monique. Peut-être ne me croiras-tu pas, mais j'ai
- Vous pouvez la prendre, finit par dire le besoin de toi. J'ai vraiment besoin de ta présence.
manœuvre. « Je sais, tu ne peux pas oublier tes peines, mais
Je n'étais pas tout à.fait remis de mon paludisme je te demande de me faire confiance une toute
et j'étais encore faible, mais je pris îa route sous ilcrnière fois. J'essaierai de te faire oublier le passé,
une pluie fine. J'arrivai à Aboisso vers minuit La de te donner le bonheur que tu mérites. »
ville endormie semblait morte et me dormait une Elle ne disait toujours rien. Je l'ai alors prise
étrange impression d'insécurité. Je m'arrêtai à dans mes bras. Elle n'a pas résisté. Mes mains ont
l'autogare de Bassam. Il n'y avait aucune voiture. caressé son visage, ont coulé sur ses épaules et se
Je me dirigeai vers la station-service Total. Là, je sont refermées sur elle. Je l'ai couverte de baisers et
vis une forme recroquevillée contre le mur de la j'ai senti les palpitations précipitées de son cœur.
station. Je me suis approché et à ia lumière des Non, elle ne pouvait pas demeurer indifférente. Son
lampadaires j'ai reconnu Monique qui dormait corps se mit à frissonner. Elle a pleuré doucement,
J'ai eu peur de réveiller ma femme, j'ai eu peur de la tête contre mon épaule.
sa réaction en se réveillant. Et la ville silencieuse a été le seul témoin de
Pourtant j'ai posé doucement la main sur notre réconciliation.
l'épaule de la jeune fille et j'ai murmuré : « Mo-
aique. »
Elle a ouvert les yeux et à me voir tout près
d'elle, elle a pris un air de terreur que je n'oublierai
jamais. Cette expression terrifiée m'a tellement fait Je me rends compte que le bonheur est difficile à
da peine! J'ai compris que pour cette pauvre jeune dépeindre. Que t'importe, lecteur, notre bonheur à
fille transie, j'étais Se monstre auteur du cauchemar. nous? Je crains de t'ennuyer à décrire nos folies,
- Monique... ai-je encore fait --d'une voix l ) ailleurs je ne me les rappelle plus. C'est curieux
pitoyable. i onime les images heureuses peuvent se dissiper
Oui? vite de ma mémoire alors que je ne voudrais vivre
Je suis venu pour qu'on retourne à la maison. nue d'elles seules.
Elle demeurait silencieuse comme si die ne me Lecteur, il te suffira de savoir que les deux mois
comprenait pas. Et son silence m'accablait qui suivirent ma réconciliation avec Monique
- Je ne t'ai pas écrit pour quémander ta pitié dirent une période de bonheur intense. Ayant subi
II
I
110
■ ■ s'était écoulée et M. Rouget consentit
donner un mois de vacances. Monique et
: ......as partir à Akovnougbé où, selon nos
. :. nous alitons passer notre véritable lune de
v-,'nnces, disions-nous, seraient faites de
■ pêche, de baignades dans la'.lagune, de ta
les dans la brousse.
m apprendrai à nager, Monique, Tu seras
é une sirène mais ie seras là "our t'empêcher
t celer les garçuns.
a l'ai peur de l'eau, Ébîn, mais avec toi je ne
m crains rien.
o '; Monique, tu m'avais toujours fait confiance.
r avais excusé mes fautes, mon crime et tu me
p • m te même cuite qu'autrefois... à Bassam. ■
h ootque, j'avais compris une fois pour toutes
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être ! ie au foyer, Et je croyais avoir réussi
redonne! le sourire à Monique. J'avais compris
quand même que Monique était un inestimable
:.: de compréhension, d'amour et de sacrifice.
: \. ;d. je la prenais dans mes bras, elle
s'y abandonnait et s'accrochant à moi, elle me
demandait :
'• , • ::ien de temps durera notre bon-
heur?
'sais qu'il durerait éternellement.
M miqu e avait à peine seize ans, et moi, dix-huit.
que tu étais ma vie. Un homme a besoin d'une
femme, témoin de sa force, une femme qui l'aime,
le comprenne. Comment avais-je pu être assez
aveugle pour ne pas comprendre que tu étais \n
seule femme capable d'être pour moi ce témoin?
Partis de la plantation de bananes assez tard,
nous arrivâmes à Aboisso à qua'.orze heures.
O'Aboisso à Adiaké la route n'était pas trop
longue mais mauvaise, car on était en pleire saison
des pluies. De grandes flaques d'eau coupaient
quelquefois ia route en deux. Le « mille-kilt
kenault roulait lentement car à certains endroits h
piste était glissante. Bientôt il se mit à pleuvoiî
violentes rafales faisaient hurler les arbres h la
route. Devant, ia visibilité était mauvaise et
n'allait que plus lentement. Soudain le c mion
patina à gauche. Le chauffeur surpris braqua
d'un coup sec à droite et l'automobile Hissa
dangereusement de ce côté. Les voyageurs
renversèrent d'un côté et ce fut un désordr. fusaient
les cris d'épouvanté, les pleurs d'enfants.
Une seconde fois le chauffeur braqua, à gauche
cette fois-ci. Le véhicule eut un saut brusque.
(ourna sur lui-même et le moteur s'éteignit. Le
conducteur ouvrit sa portière et sortit. Tout
tremblant, je repoussai doucement Monique qui
était contre moi et je descendis à mon tour. Le
« mille-kilos » avait fait volte-face de sorte que le
devant se trouvait tourné vers notre point de
départ. Et de chaque côté de la route il y avait un
ravin à vous donner le vertige. Une sueur froide i-
oula le long de mon échine.
Nous remontâmes dans l'auto. Il y régnait un l'rmbarcation. Mais ce soir, j'étais un homme
silence anxieux. Une des passagères s'était avec Une femme. II n'y avait pas d'hôtel. Je
blessée ers se cognant violemment le pied connaissais bien un vieil ami de mon père et cela
contre la banquette opposée. Le chauffeur ouvrit me gênait d'aller encombrer la seule pièce du vieil
sa boîte à pharmacie, nettoya la plaie avec de homme. Il fallait donc regagner Akounougbé à
i'alcool et la pansa. Et il se mit à sa place. tout prix. Monique y tenait et cela aussi me
Lentement il démarra et manœuvra avec surprit. Monique n'était pas capricieuse et
précaution pour reprendre la route d'Adiaké. Il c'était à ma connaissance la première fois qu'elle
se mit à rouler lentement et je sentis qu'il exigeait quelque chose.
tremblait un peu. J'envoyai donc chercher le patron d'un
Monique me fixait calmement de ses grands bateau. i <• hatelier, un grand quinquagénaire à
yeux noirs. Il n'y avait aucune trace d'anxiété la peau dure et ridée, arriva. Je lui demandai si
sur son visage et cela me surprit beaucoup. Je cela était possible de nous faire traverser
lui passai mon bras autour du corps. jusqu'à Akou-nougbé.
Monique, je ne voudrais pas qu'il nous Je veux bien, moi, répondit le
arrive quelque chose; surtout pas maintenant que bonhomme. M ais il faut débourser...
nous sommes heureux. Combien est-ce qu'il faut? Il considéra la
Pourquoi donc ne me répondit-elle pas? lagune pendant-un petit moment c( dit :
Nous avons toute ia vie devant nous, - Il fait beau mais c'est mauvais présage.
continuai-je. D'ici
Toute la vie ou quelques heures, qu'importe! mie demi-heure le vent va se lever et les
vagues
D'autres n'ont même pas eu la chance d'avoir vécu.
seront terribles.
L'attitude ambiguë de Monique me déconcerta.
Alors combien voulez-vous?
Je ne voulus pas discuter.
- Il y a bien du danger, fit îe vieux batelier
Nous arrivâmes très tard à Adiake. Il était
en
cinq heures et demie. Un soieii plutôt éclatant alignant des yeux. Encore que nous ayons à
réchauffait le soir qui s'annonçait gai. revenir
A l'embarcadère, nous trouvâmes que tous !es la nuit...
bateaux pour Akounougbé étaient déjà partis. Il Enfin, dis-je d'une voix courroucée, dites-
fallait nous résoudre à dormir à Adiaké. Dormir à moi le prix, on verra bien.
l'étranger ne m'a jamais souri. Seul, quand j'étais Tu es un grand commis? me demanda-t-il.
1
petit et qu'il m'arrivau de dormir à Adiaké, je Tu m'as l'aîf d'un enfant
couchais dans une pétrolette avec tes apprentis Ce que je suis ne vous regarde pas. Vous
de voulez, oui ou non, nous emmener à
Akounougbé?
u
s
- Ne le fâche pas, petit monsieur. Je vous on le sentait inquiet. Et puis c'était Monique et
lène Trois raille francs seulement. Je n'avais pas moi, l'un prés de l'autre.
fait de grandes économies, mais Monique était Nous regardions la lagune calme qui s'étendait
très économe et pendant Ses deux mois de calme là-bas, très loin et d'où surgissaient quelques rares
que nous avions vécus, elle était arrivée à mettre îlots boisés. Le soleil était à l'horizon et dans
l'eau, de petits poissons blancs sautillaient et
assez d'argent de côté.
i cplongeaient promptement L'air frais du soir
Soit, dis-je au batelier. Nous partons. Nous prîmes le balayait l'atmosphère et je regardais Monique qui
iarge. Vous connaissez ces petits navires qui font la uspirait à pleins poumons. Ses narines dilatées
navette entre les villages lagunaires et la ville la humaient cet air bienfaisant et je voyais sa poitrine
plus proche. On Ses appelïe pétrosettes. Leur coque, se gonfler puis se vider.
bien que frêle, est capable résister aux vagues de la - C'est merveilleux, Ébin, comme l'air est doux!
lagune. Ces barques chaviraient très rarement. Oui, Monique, nous allons le respirer pendant
Depuis uns dizaine d'années on n'en avait vu un mois entier. J'ai hâte de retrouver ma mère,
qu'une seule qui avait viré. C'était un cas particulier. mon petit frère, ma petite sœur, ma chambre, ma
Nous étions cinq dans ia pétrolette. A l'arrière, e bibliothèque : enfin, tout ce que je possède au
vieux batelier guidait son-bateau à l'aide d'une barre monde avec toi.
nidimentaire. Le petit apprenti, se servant d'un - Je veux chanter, Ébin.
seau crasseux, vidait constamment le navire de Et elle se mit à chanter. Sa voix était plutôt
l'eau qui y entrait sans doute par quelques fentes mélodieuse. Elle chantait bien et la chanson me
de la coque. Le troisième compagnon était un vieux pénétrait doucement.
dioula que nous avions embarqué au î dernier Soudain, l'idée fatale me traversa l'esprit. Ce fut
moment. C'était un commerçant abcissolais i-omme un réveil : le mythe du chant du cygne.
qui allait rendre visite à l'un de ses amis à «... Quand ceux-ci sentent en effet venir l'heure de
Akounougbé. Il avait eu de la chance - si ï'î'on leur mort, le chant qu'ils avaient auparavant, ce
peut dire - de nous avoir trouvés à chant se fait alors plus fréquent et plus éclatant que
l'embarcadère et il nous avait priés de le prendre lamais dans leur joie d'être sur le point de s'en aller
avec nous. Assis sur une banquette, l'honorable luprès de Dieu dont ils sont les servants... »
commerçant dans son boubou blanc regardait Un effroi incompréhensible me prit. J'étais
tristement l'étendue bleu verdâtre de l'eau. Iî n'était i idicule avec cette appréhension absurde, mais
jamais monté dans une pétrolette et à son air coi, ■ ïiait plus fort que moi. Je me rapprochai de
:| ( Mnnique.qui chantait, penchée sur l'eau.
in
- Tais-toi, Monique, tais-toi. Ne chante plus. Cette voix me réveilla un peu. Pendant ces
Ma voix était atterrée. Monique me regarda quelques instants, je m'étais comporté avec
calmement. Monique comme si nous étions seuls dans le
- Qu'as-tu, Ébin? bateau. Je ne m'occupais pas dé nos compagnons.
Je ne trouvai rien à répondre. Elle n'insista pas La lagune va se lever, Jes enfants, bougonnât
pour avoir une réponse et me caressant doucement une fois de plus le vieux marin.
N'aie pas peur, Monique, dis-je.
les dieveux, elle me dit :
Et pourtant j'avais peur moi-même. Peur de
- Je ne chanterai plus, Ébin. Puisque cela te quoi? J'étais incapable de le dire.
déplaît.. L'air en effet fraîchissait. Il se levait et soufflait
- Cela ne me déplaît pas, Monique; ça me fait île plus en plus fort Le soleil qui allait se coucher
plutôt peur. Je ne peux pas l'expliquer. C'est trop lut recouvert subitement par quelques nuages. Le
idiot. ciel s'assombrit et l'ombre se déversa sur les eaux
Qu'importe, Ébinî verdâtres de la lagune. On sentait rapproche de
Viens, Monique, viens près de moi. l'orage. Rapidement de gros nuages noirâtres
Docilement, elle vint s'asseoir près de moi. Je la couvrirent le ciel et la brise devint encore plus
tins très fort contre mon corps comme si j'avais violente. A l'ouest tout était devenu très sombre.
peur qu'elle ne s'envolât Le ciel couvert se confondait avec l'eau et on ne
Monique, je t'ai fait souffrir. M'as-tu par pouvait imaginer où fi it Feau et OUF
donné? commençait le ciel. Les vagues s'étaient levées et
grossissaient de manière inquiétante. Elles
Ne parlons plus de cela. heurtaient la coque de l'embarcation qui
Es-tu arrivée à oublier? commençait à tanguer dangereusement
Elle ne parla pas. Son regard se fixa vaguement Dans le ciel noir, des éclairs intermittents
dans le lointain. Un voile de tristesse passa sur son zigzaguaient et donnaient une certaine vue de la
visage. lagune écumeuse. Soudain un effroyable coup de
- Tais-toi, Ébin. tonnerre emplit la nuit de ses mille échos.
- Monique, je t'aime vraiment comme je n'ai
Alors l'orage éclata. Une grêle de pluie s'abattit
jamais aimé personne. sur la lagune avec une force terrifiante. Tout était
Même pas Muriel? noir et on ne voyait d'horizon nulle part. Tout se
Même pas Muriel. Et j'ai besoin de toi. confondait Et le vent et la pluie mêlés hurlaient
La voix rauque du batelier bougonna. Miiistrement.
- L'air fraîchit, c'est mauvais signe. La lagune
119
va se lever»
118
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la avant ;r. es lors, nous étions à la'inetci des vagues;
pati nous nions à la dérive.-Et le navire'n'offrant
enc aucune résistance manquait de chavirer à chaque
e assaut vagues.
étai J'étais bon nageur, mais l'essentiel c'était
ent de uver Monique. Comment? J'ai eu alors
néc ridée
essa
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ils.
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Et moi. serrant Monique dans mes bras, j'attendais
que ce quelque chose annoncé par le pressenti-icnt v\nt
jouer ">n t le dans ma vie. Certes, j'avais déjà essuyé
de telles tempêtes de june, mais n'était jamais la
nuit Enfin, peut-n'j ava/cU rk craindre. En
tout cas, Monique t.çsi&U silencieuse Elle ne
semblait pas effrayée c re mesure. Seulement, elle
grelottait de id coi me un petit oiseau mouillé et
j'essayais ! ï la réchauffer, de la féconforter le plus
passible. Cependant, les vagues redoublaient de
violence. a arque balançait très fort et
alternativement, chacun ; ses bords manquait de
prendre ''eau. dain le moteur s'éteignit Le petit
bateau perdit , ièrement sa vitesse et finît par ne plus
. r décrocher l'un des deux panneaux de
d aUe
a auei « , ; arriverait.
Attends, Monique, j^ .„._
prendre le panneau de sauvetage.
Adieu, Ébin.
J'ai essayé de découvrir ce qu'exprimait ce visage
que cachait l'ombre. Mais je n'ai pas ce visage
pouvait être baigné de "•, mains qui désespérément
me . la dernière expression d'une lutte
capitale.
Voyons, si nous avons ce panneau, nous ne
risquons rien même en cas d'accident.
Je me détachai d'elle et fis quelques pas vers le Ce
fut juste à cet instant précis qu'une : heurta
la coque de flanc et fit basculer

WmSm
S Mais i. faisaH noir «. on ne Su
vent faisait trop de brait et même »

à hurler dans l'obscurité opaque.


121
Il fallait nager. Avec beaucoup de difficultés, j'arrivai à La tempête cependant baissait d'intensité. Le vent et les
ôter mes chaussures et ma chemise qui m'alourdissaient. Il vagues se calmaient. Et soudain, levant les yeux droit
m'était impossible d'enlever mon pantalon et cela devant moi, je vis de la lumière clignoter dans ie lointain.
m'ennuyait. Quant à Monique, sa petite robe courte ne C'était sans doute le village d'Etuéboué ou bien un
gênait pas trop mes mouvements. campement de pêcheurs. Mais comment arriver jusque là-
Et je me mis à nager. Mais où aller? Vers où me diriger? bas? Je n'en pouvais vraiment plus. Je compris que j'allais
Aller vers l'inconnu, nager jusqu'à épuisement et puis mourir et je fus indifférent à cette angoissante découverte.
mourir. L'essentiel, c'était de pouvoir aller tout droit J'étais trop las et je ne pouvais rien faire d'autre que de
devant et d'éviter les détours. J'avais ainsi l'espoir m'abandonner à une douce torpeur. Mon bras gauche
d'atteindre une berge à moins de mourir avant. Les vagues serrait toujours le poignet de Monique. Dans un dernier
étaient hautes et je ne pouvais avancer que très lentement. Je effort j'attirai la jeune fille près de moi. Mais j'étais fatigué.
me fatiguais vite aussi. Il fallait à chaque fois m'arrêter Je fermai les yeux et ne fis plus un mouvement. Alors comme
et par quelques artifices reprendre mon souffle. dans un cauchemar, je sentis que je m'engloutissais dans
Pendant longtemps j'ai nagé, j'ai lutté contre la, l'eau. Je voulus respirer et l'eau me remplit les narines, me
sauvagerie de la lagune et des autres éléments en furie, coupa le souille.
toujours chargé de mon précieux fardeau. Il est arrivé des Je sombrai dans le noir.
moments où je n'en pouvais plus. J'étais à bout de forces et
de souffle. Mes membres affaiblis par l'effort refusaient
d'obéir à mon cerveau et j'eusse été seul que je me fusse
laissé couler. Mais j'avais Monique dans les bras. Et il CHAPITRE III
fallait tout tenter pour que Monique vive. Il fallait qu'elle
comprenne et accepte sincèrement que je l'aimais et qu'elle J'ai senti une douce sensation de chaleur pénétrer en
était tout pour moi. Je pensais à tout cela et je me disais en moi. J'ai perçu des voix qui murmuraient je ne savais quel
moi-même : « Courage, encore une brasse; oui, une autre; secret. J'ai respiré une délicate odeur de poisson <fui
voilà, comme ça, continue. » Chaque brasse me coûtait un embaumait l'air. J'étais si bien dans cette demi-torpeur qui
effort surhumain, mais il fallait toujours en recommencer une éloignait de moi toute réflexion. Mais j'ai été obligé d'ouvrir
autre, puis une autre encore. les yeux et de regarder autour de moi. J'ai ouvert les yeux.
D'abord les images me* sont apparues floues, puis sont
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devenues plus nettes. Je me rendis
12)
compte que j'étais étendu dans une pièce presque Tremblant de tout mon corps, je posai ma main sur
carrée avec d'un côté la couchette de bambou, de le sein gauche. Rien! Aucun battement!
l'autre le grand séchoir des poissons péchés Monique, ma Monique était morte.
chaque jour, puis au fond, dans un coin, une vieille j'ai pris ce corps inerte et froid contre le mien et
malle en bois, noircie par la fumée et sur laquelle j'ai voulu le réchauffer. Mes lèvres ont couvert de
on avait déposé quelques ustensiles de cuisine. baisers ce cadavre à qui je voulais redonner le
Le vieil homme qui se penchait sur moi était souffle. Mes larmes ont baigné ce visage longtemps
plutôt petit, râblé avec des articulations nouées, méprisé puis adoré, ce visage qui ne pouvait plus
une tête chauve. La vieille femme assise sur an me sourire.
escabeau tournait vers moi sa figure ridée et affa- Et puis je suis resté stupide sans réfléchir. A
ble. Le feu de bois craquait dans l'âtre et chauffait quoi aurais-je pu réfléchir? Je me sentais si seul au
la paillote. Et Ses deux vieilles personnes me re- monde, si impuissant devant la vie. Tout tournait
gardaient en silence. autour de moi, tout était incertain. Je croyais rêver
- Monique, où est Monique? demandai-je. tant la réalité me paraissait irréelle. Derrière moi,
Le vieux pêcheur promena sa grosse main sur !a voix du vieux pêcheur s'éleva pour la première
mon épaule comme pour me calmer. fois.
- Ma femme! criai-je, je veux ma femme. Je revenais de la pêche hier soir. La tempête
Je me levai du lit et je chancelai. Le pêcheur me venait à peine de se calmer que je vis près rie ma
soutint et doucement nous sortîmes de la case. Il pirogue deux corps qui semblaient couler. Je vous
faisait bien jour et j'étais dans un petit hameau de ai emmenés à la maison. On t'a ranimé mais la
pêcheurs. On me conduisit dans une autre cabane. leune fille...
La pièce était éclairée par une lampe-tempête. Un Elle était déjà noyée? demandai-je.
jeune homme de vingt ans, assis sur une chaise, Noyée, non. Mais morte.
semblait surveiller une forme étendue sur une Je le regardai d'un air surpris. ï! retourna la tête
couchette et recouverte d'un drap blanc. de Monique :
Mes jambes étaient devenues molles et le cœur ■ Vois, me dit-il.
battant à se rompre, je Ttnarchai sur la forme Je vis une mauvaise plaie tout juste sous la
blanche. Je m'agenouillai à côté d'elle et levai le mque. L'os du crâne devait être fracturé à cet
drap. Monique était là, étendue, les yeux clos, le ndroit-ià. Sans doute, tombée à l'eau, Monique
visage sans expression. Elle dormait sans doute ou était descendue en profondeur et, en remontant en
elle était encore évanouie. Ma main caressa son urface, elle avait violemment heurté la nuque
visage. Die», qt» son corps était froid et dur! contre l'hélice du bateau. Peut-être avait elle été
124 ! ' ■
tuée sur le coup. J'avais donc désespérément lutté entendre sa voix si douce et toujours empreinte
pour ramener sur terre un cadavre. d'amour. '. .
- Je vais dans mon village chercher des gens qui J'ai pleuré doucement, longuement, sans prêter
vont s'occuper du corps. attention aux gens qui essayaient de me consoler.
Le vieux pêcheur chargea son fils de irfac- Dans ma chambre d'enfance, la chambre
compagner et il me donna quelques conseiis : où je même oulais vivre un mois de bonheur
- Mon fris, la vie est ainsi faite de bonheur, de Mon plein avec ue, j'essayai de ranger mes
misère, de séparations déchirantes. Nui n'est à pensées. Il rut que très souvent, on ne
l'abri des vicissitudes de ia vie. Le problème est de découvre dans m- l'importance d'une
s'y faire, de s'habituer aux maiheurs de telle sorte ou la personne que quand perdue. Après
qu'ils n'aient pas trop de répercussions sur l'équi Monique, il y avait ma mère, mes frères aussi.
libre de notre existence. Mais ma mère ne pouvait : remplir le vide
L'équilibre de mon existence, pourrais-je jamais laissé par Monique. Personne n'étail capable de
arriver >lir? Je l'avais déjà perdu. Il y avait combler ce vide.
Monique. Après de longs mois de souffrance, elle Doucement, derrière moi, maman est entrée. Elle
était ar- me sauver. Mais maintenant j'étais sanglotait : .
seul, trop seul et le coup avait été trop fort pour Ébinto?
que je puisse nie ressaisir. Oui, maman...
Le jeune pêcheur et moi avancions sur la sente - Mon petit Ébinto, pourquoi as-tu fait cela?
envahie à certains endroits par les broussailles. Je ne comprends pas, maman.
Quand nous sommes arrivés à Akounougbé, les Tu Vas tuée.
enfants étaient toujours à leurs jeux, chaque Qui donc? .
personne vaquait à ses occupations habituelles et Ta feirime.
cela me surprit presque. J'avais dans l'esprit que Que pouvais-je répondre? D'une manière ou
chaque être devait être triste ce jour-là, que Se autre, j'étais responsable de la mort de " 1
monde entier devait pleurer Monique. nique,
El 1< l'a écrit, ta femme. Il y a quatre mois de
.■■■!.', Elle disait que tu ne l'aimes pas et qu'elle
vaii l'horrible pressentiment que tu voulais la tuer.
On a ramené le corps de Monique à Akou- Assommé, j'ai pourtant essayé de réfléchir.
nougbé. On l'a enterré. C'est fini. Jamais plus je Alors seulement une foule de détails ont afflué en
n'allais revoir Monique, jamais plus je n'allais ma mémoire. L'attitude ambiguë de Monique, son
obstination à vouloir arriver la nuit, tout celn
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m'amena à une triste et terrible appréhension :
Monique se serait-elle suicidée? Je n'avais peut-
être pas réussi à la guérir, à lui faire oublier la vie
d'enfer qu'elle avait vécue. Et j'avais été trop
égoïste pour- ne pas
m'apercevoir que si je nageais dans le
bonheur, Monique, elle, continuait à
vivre un enfer insoupçonnable.
- J'aimais beaucoup ma femme, maman.
Mais personne ne peut me croire ni me comprendre.
Moi-même je n'arrive plus à comprendre. Me
retrouver dans tout ça? Le rêve, la réalité: non,
vraiment, je ne pourrai jamais savoir où ces deux
choses se séparent. J'essaierai peut-être de saisir
MA réaiité dans ce monde chaotique où tout se
heurte. Plus tard peut-être, quand j'en aurai le
courage. Maintenant, je renonce à réfléchir. Je ne
veux plus me torturer.
Je suis sorti et j'ai commencé à siffler. Je crois
qu'on m'a pris pour un fou.

A y an ■ût 1970.

R—, ' Achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie Nouvelle


45800 Suint-Jean de Brnyc
N° d'imprimeur : 46035
Dépôt légul : 18258 - Juin 2000
Imprime en Fiance
Ce jour-là seulement, je compris qu'il est des
femmes qui
sont faites pour éblouir, pour allumer lue passions
et qui
sont sources de souffrances puis qu'il en est
d'autres qui,
,bien que discrètes, assurent à l'homme une vie
tranquille
avec non moins de plaisir. Monique était de ces
dernières.
Monique, si je l'avais voulu, aurait toujours su
rr.e
soutenir, maider à lutter et à vaincre. Oui,lH'amour
de
Monique, c'était la plus belle chose que la vie '
ût
donnée. |
J'en étais conscie it maintenant et peut-être
étai! tard.

Amadou Koné, né en 1953, a été un écrivain précoce qui a I _


théâtre (Le respect des morts et De la chaire au trône, Hatier-
O à la nouvelle (Les liens, Céda) et au roman.
Les frasques d'Ebinto, écrit alors que l'auteur n'avait que 1F an_, ,.____
un talent riche de promesses et qui s'est confirmé avec der
oeuvre?; telles que Jusqu'au seuil de l'irr'-1, N.E.A., et Le cycle
du pouvoir d s Blakoros dont les deux premiers volumes sont
parus a'ix NE.A. Amadou Koné, qui est professeur de Lettres à
l'Université Nationale de Côte d'Ivoire, est, sans conteste, l'un
des romanciers ivoiriens les plus doués.

Diffusion
Belgique: Didier Hatier, 18, rue Antoine-Labarre, 1050
Bruxelles
Canada: HMH, 7360 bd Newman, Ville Lasalle, Québec H8N 1
x2
Cameroun: Les Editions'Africaines, B.P. 4039, Douala
Côte d'Ivoire: CEDA, 04 B.P. 541, Abidjan 04
Hatier Guadeloupe: B.P. 30, 97190 Le Gosier
Haïti: Editions Caraïbes, B.P. 2013, Lalue Port-au-Prince
Hatier
Martinique: 32,
rue Schoelcher,
97203 Fort-de-
France
Zaïre: ECA, B.P.
7837, Kinshasa B.
Suisse: FOMA,
5, avenue
Longmalle, 1020
Renens
Lausanne
France et autres
pays: Hatier, 59, bd Raspail, 75006 Paris

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