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LOGISTIQUE
De l'approvisionnement des sites à la livraison aux consommateurs
Emmanuel Kessous
Lavoisier | « Réseaux »
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Emmanuel KESSOUS
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4. Pierre VELTZ, 2000, met en perspective un nouveau modèle économique associant des
principes tayloriens de rationalisation avec un ajustement des produits à la demande que l’on
qualifiera pour simplifier de marchand. Mais, outre l’analyse d’Internet, cette évolution
s’inscrit également dans les écrits antérieurs d’auteurs institutionnalistes (PIORE et SABEL,
1984) et régulationnistes (BOYER et DURAND, 1993).
5. Sur l’importance des croyances dans les activités économiques et de la spéculation
autoréférentielle comme mécanisme de leur réalisation, on se reportera aux travaux d’André
Orléan, par exemple, ORLEAN 2000.
6. Voir notamment les conclusions du rapport LORENZ, 1998.
La continuité de la chaîne logistique 107
Pour mener à bien notre analyse, nous nous sommes appuyés sur des
exemples recueillis lors d’entretiens avec des acteurs du commerce
électronique. Plus que le caractère représentatif d’un corpus, nous avons
cherché à différencier quelques cas sensiblement différents, mais aussi
suffisamment représentatifs pour en tirer des conclusions généralisables7.
Bien que notre objet d’étude soit la distribution des produits au
consommateur final, nous devons, pour bien saisir les enjeux logistique du e-
commerce, regarder l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des
produits (supply chain) lors d’une vente en ligne. Cette perspective nous
conduira à refuser la séparation consacrée par la presse spécialisée entre le B
to B et le B to C parce que cette segmentation, si elle est pertinente pour
l’offreur de technologie, l’est beaucoup moins pour l’analyste des
déplacements engendrés. Il en est de même de la distinction faussement
intuitive entre biens matériels et immatériels qui laisserait à penser que les
seconds ne posent aucun problème techniques de médiation et de
distribution. Dans cette acception, la définition du commerce électronique
prend un sens plus large ne se limitant pas à la transaction, mais incorporant
également les artefacts techniques (par exemple les automates dans les gares
sur lesquels les internautes viennent chercher leur billet).
7. Ce travail exploratoire sera prolongé en 2001 par une recherche comparative sur trois
filières d’approvisionnement (les produits gris, le textile et l’alimentaire) réalisée en
collaboration avec Eric Brousseau (Université de Paris-X-Nanterre), Christian Licoppe et
Adelaïde Melain (France Télécom R&D) dans le cadre d’un appel d’offre du Prédit
(Ministère de l’Equipement).
8. CALLON, MEADEL et RABEHARISOA, 2000.
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L’un des domaines souvent en discussion par les praticiens ainsi que par les
théoriciens économiques depuis une trentaine d’année concerne
l’appréhension de la qualité des biens sur le marché9. Or, il apparaît de plus
en plus clairement grâce aux nombreux travaux sur la question que
l’objectivité de ces qualités dépend d’opérations de qualification prenant en
compte les caractéristiques de production (le temps, le lieu de
consommation, les propriétés intrinsèques du bien…), mais également des
opérations conventionnelles de normalisation10, l’usure du produit, les
réseaux de connaissances qui permettent d’y accéder, etc.
9. L’article précurseur en la matière est sans contexte celui d’AKERLOF, 1970. Mais les
débats sur la qualité ont depuis toujours droit de cité dans l’arène politique et ont connu une
intensification avec les nouvelles armes que la révolution industrielle fournissait aux
fraudeurs. Sur ce dernier point voir KESSOUS (1997, chapitre 1).
10. KESSOUS 1997, 2000. MALLARD 2000.
11. Voir par exemple EYMARD-DUVERNAY, 1989 ; THEVENOT 1989. Ainsi que les
nombreux travaux réalisés au centre d’études de l’emploi et à l’université de Paris-
X-Nanterre.
12. GADREY, 2000. Gadrey utilise cet argument pour critiquer l’utilisation comme
indicateurs de croissance de la « nouvelle économie » des outils de la comptabilité Nationale
adaptés à un contexte de croissance fordiste tourné vers l’accumulation de biens.
La continuité de la chaîne logistique 109
Ce texte est donc organisé en trois parties. Dans une première et une
deuxième partie, nous analyserons les déplacements engendrés par la vente
en ligne à travers deux exemples. Le premier sera celui d’un vépéciste dont
l’évolution vers le commerce électronique s’inscrit dans une politique
multicanaux d’adressage du client. Le second, celui d’un nouvel entrant qui
externalise sa prestation en faisant appel à un logisticien spécialisé. Pour ces
deux entreprises type, nous nous interrogerons sur les mises à l’épreuve de
leurs modèles de distribution produits par l’internet. Puis, dans une dernière
partie, nous nous focaliserons sur la nature proprement originale de la
logistique du e-commerce, en regardant les innovations organisationnelles
émergeantes et les tensions entre modes de coordination qu’elles engendrent.
L’internet est une extension naturelle pour les entreprises de la vente par la
correspondance. Bien que la part la plus importante des commandes passe
encore par la voie postale (environ 53 % du chiffre d’affaires), ces
entreprises ont, depuis une quinzaine d’année, développé d’autres canaux de
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fois la commande effectuée et quel que soit le canal initial, celle-ci est
injectée dans un processus de production homogénéisé. La commande
courrier (ou l’internet) est traitée de manière indifférenciée par les opérateurs
du colisage et de la supply chain.
Cinq à six fois par jour, ces commandes sont injectées dans une chaîne de
traitement, la facturation s’effectuant parfois sur le lieu même de la
préparation de colis.
« Les factures sont éditées sur place. On va dans les stocks – c’est industriel,
c’est high tech. Une usine de confection de colis, il ne faut pas croire que
c’est des gens en ruche. Il n’y a pas beaucoup de personnes, même s’il y en a
quand même quelques-unes. Mais c’est hyper automatisé et donc la
fabrication des colis, le regroupement par zone d’expédition, ça se met dans
des trucs, ça se jette dans des camions de 17 h à 20 h et le matin, il y a toute
une navette de camions qui part pour assurer les livraisons. » (Responsable
de site, vépéciste.)
(*) Autres modes : fax, bureaux de prise de commande, relais, groupeurs, l’internet (0,5 %).
Source FEVAD.
15. Les parties en italiques sont extraits d’entretiens avec les acteurs de terrain. Ce dernier a
porté sur plusieurs sites de commerce électronique comportant des responsables de sites, des
DSI et des responsables logistiques.
La continuité de la chaîne logistique 111
16. L’une des personnes interrogées dénonce ainsi le design d’un site d’une banque en ligne
installé sur une borne interactive dans une galerie marchande : « Vous avez des personnes qui
arrêtent le chaland dans la galerie marchande. En fait il y a un petit espace pas plus grand que
ça, ils l’invitent à rentrer, ils expliquent ce qu’on peut y faire ici et puis ils les amènent. Il y a
deux coins un peu plus intimes derrière les paravents où vous rentrez en visioconférence avec
quelqu’un qui est – alors, là, il y a toute une mise en scène – dans une salle des marchés, et le
côté intéressant, c’est qu’il y a des écrans type REUTER derrière la personne qui montrent
qu’au bout du fil, on a un expert, on n’ai pas un rigolo dans sa salle de bains, mais il y a
quelqu’un qui est dans une salle de marchés, donc ça crédibilise l’histoire. (Q. : Et il n’est pas
réellement dans une salle des marchés ?) Non, il est dans un bureau, dans un centre d’appels
de banque ! »
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« On sait bien qu’à partir du moment où vous avez dit à 10 h. et demie sur le
Minitel ‘OK, je suis d’accord, livrez moi à tel endroit’, c’est difficile
d’intervenir parce qu’il y a entre 70 et 100 000 colis qui sont faits tous les
jours, quand ce n’est pas plus, donc ça part dans des flux gigantesques. Alors
si vous voulez changer : ‘Oh, tiens, je veux plutôt être livré à domicile !’
C’est un truc qui va tellement vite, qui est tellement court dans le temps, que
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« S’il y avait des millions de colis, il n’y aurait pas de problèmes. En fait,
tout tourne autour de l’industrialisation. Si on avait un flux suffisant,
massifié, finalement d’un point à un autre, on minimiserait la difficulté. Là,
on rentrerait dans des mécaniques rodées. Celles qu’on évoquait tout à
l’heure de transport quotidien d’un point à un autre. » (Logisticien,
vépéciste.)
Une difficulté majeure rencontrée lors des premières expériences réside dans
la différence de timing dans les processus de supply chain des différentes
enseignes.
Pourtant, on aurait tort de voir dans cet enjeu, répertorié dans la littérature de
gestion comme la « problématique du dernier kilomètre », qu’un point
d’extension difficile de la chaîne de distribution. Ce dernier kilomètre
délimite les contours d’un régime propre de régulation qui explique en partie
que les gestionnaires soient plus préoccupés par le turn-over de leur
chauffeur que par l’adjonction d’outillages, aussi innovants soient-ils, dans
le but de maintenir la continuité de la chaîne d’information. Lors de notre
enquête, les chauffeurs ont été comparés par certains protagonistes à des
facteurs organisant leur tournée. Ils sont les détenteurs d’un certain nombre
de plis du terrain qu’il est difficile de maîtriser de l’extérieur. Bien entendu
tout ce savoir pourrait être entré dans la boîte noire du système
d’information mais à un coût et avec un degré de flexibilité si faible que cela
rend les ajustements par le savoir-faire humain nettement plus adaptés.
« Je crois que l’une des composantes fortes de notre métier, c’est que le
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C’est notamment aux chauffeurs qu’il revient de gérer les impondérables tels
qu’une crevaison. C’est à eux qu’il revient d’alerter le gestionnaire de flotte
afin de dépêcher sur place un nouvel équipier. Alors que le second va
remettre dans le circuit les colis au délai garanti, la premier va gérer les
interactions liées à la remise en état de son véhicule. Les périodes de
vacances d’été, où les chauffeurs sont remplacés par de jeunes intérimaires,
agissent comme une épreuve de réalité mettant sur le devant de la scène leur
savoir-gérer. C’est pourquoi des tentatives sont faîtes par les chefs d’équipes
La continuité de la chaîne logistique 115
pour que ces chauffeurs rendent transférables dans des livres de route les
grandes lignes de leurs tournées. Mais des tentatives d’expérimentation
similaires à la Poste ont montré que beaucoup du savoir implicite était perdu
dans ces opérations de généralisation18.
Si les petits flux des différentes enseignes mettent sous tension le modèle de
supply chain de la VPC traditionnelle. L’internet apparaît comme un moteur
de développement de nouveaux entrants qui sous-traitent la partie logistique
à des prestataires spécialisés, ces derniers apparaissant mieux armés que les
web-marchands pour opérer une consolidation efficace des petits flux et pour
mieux centrer leur compétence sur l’adaptabilité de l’offre au client.
Certes, les économistes avaient bien conscience des limites offertes par le
nouveau média (compétences cognitives pour maîtriser l’outil, limites de la
vente à distance, préférences des acteurs pour d’autres types de relations…)
constituant de nombreuses restrictions à la venue du marché parfait. Mais de
leur point de vue, l’incertitude qualitative portait sur la sécurité des
transactions, qu’elle concerne la sécurité du protocole ou l’honnêteté du
marchand, et non sur le produit. Ce dernier obstacle, s’il était de taille,
pouvait ainsi être facilement levé. Il suffisait que les gouvernements des
principales puissances s’accordent sur la mise en place d’une police de
l’internet et sur un moyen de garantir l’authenticité de la vente pour voir
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19. Sur ces notions classiques en économie industrielle, voir TIROLE, 1988.
20. Le journal du Net, 12 octobre 2000.
La continuité de la chaîne logistique 117
C’est ainsi que sous l’influence des « forums hybrides », le discours sur la
net-économie a évolué. Il est maintenant acquis que l’internet ne conduira
pas à la transparence tant attendue. Devant la résistance des canaux de
distribution physiques générateurs de chiffres d’affaires, certaines enseignes
(Levi-Strauss, C&A) se sont vus contraintes de fermer leur site de commerce
en ligne. Les stratégies de moteurs de comparaison ainsi que les sites
d’achats groupés, toutes deux prometteuses d’innovations d’interfaces sont
en voie d’échec21. Les entreprises concernées ont modifié leurs modèles en
conséquence en ne référençant plus que les sites ayant signé un contrat de
partenariat avec eux. Ce repositionnement s’est accompagné d’un
changement dans les modèles de rémunération, celle-ci ne s’effectuant plus à
partir de ressources externes (la publicité en fonction du nombre de visiteurs)
mais à partir d’une commission directe sur les ventes22. Enfin, les premiers
résultats sérieux sur les usages de l’internet montrent que les internautes
fréquentent un nombre limité de sites, ceux qui ont la plus forte audience
étant également ceux qui ont une forte prégnance dans l’économie réelle23,
ce qui renforce l’hypothèse d’un impact indirect de l’internet sur les chiffres
d’affaires des sociétés proprement dites24. De manière récurrente, il apparaît
qu’un nombre important de transactions en ligne échoue avant leur terme
pour des raisons liées à la perception du consommateur cette dernière ne
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21. Voir les difficultés actuelles de LetsBuyIt, site pionnier dans les achats groupés.
Le Figaro économie, 30/12/00.
22. 01 Informatique, 29/10/1999, p. 22.
23. La FNAC avec un taux de pénétration de 9 % (413 000 visiteurs/mois) et la SNCF (8,2 %,
379 000) sont les deux sites les plus fréquentés suivi des « entrants » Alapage (6,9 %
316 000) Lastminute (4,5 %, 207 000), degriftour (4 %, 184 000) et Houra (3,2 %, 146 000).
Les 3 Suisses (2,7 %, 126 000) qui bénéficient d’autres canaux de distribution et nouvelles
frontières (2,5 % 114 000) sont respectivement 9 et 10e. Source : Consodata, suivi d’un
échantillon d’internantes représentatif, août 2000.
24. Sans compter l’impact des sites non marchands sur le CA généré par les sites
commerciaux, sur ce point, voir GENSOLLEN, 1999.
25. Selon une étude récente du cabinet AT Kearney auprès de 1 264 consommateurs issus de
6 pays (Etats-Unis, Japon, Royaume-Uni, Suède, France, Allemagne) 4 tentatives d’achat sur
5 sur Internet échouent en raisons de la répétition des informations à fournir avant de conclure
la vente (52 %), la crainte de communiquer ses numéros de carte de crédit (46 %), le mauvais
fonctionnement du site web (42 %) et l’incapacité de trouver le produit (40 %). En France,
83 % des consommateurs qui ont essayé d’acheter sur un site marchand ont abandonné en
cours de route.
118 Réseaux n° 106
« Un jour de grève, non seulement on n’est pas livré par la centrale d’achats,
mais un jour de grève, on a un accroissement de plus de 100 % des volumes
par rapport à la normale. Et c’est là où on acquiert notre notoriété, c’est dans
les situations un peu critiques comme cela où on a une vraie valeur ajoutée. »
(e-logisticien.)
L’épreuve sort encore renforcée par le fait qu’à la différence d’une entreprise
où une hôtesse accueille les coursiers, le consommateur demeure incertain
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« Rester chez soi pendant quatre heures, ça a beau être excellent comme
niveau de services, quand on est un particulier, c’est aberrant. Parce que vous
n’allez pas rester chez vous pendant quatre heures pour attendre votre
produit. En revanche, si on vous dit : ‘On peut vous livrer dans les quatre
heures’, et en fait, vous pouvez préférer être livré plus tard mais dans une
plage de rendez-vous de deux heures, à ce moment-là on a beaucoup plus de
chances d’arriver à un résultat. » (e-logisticien.)
26. Libération, 21/03/01, Catherine Maussion « Les hypermarchés en ligne décollent mais qui
fait les courses pour nous ? ».
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Les deux cas rapidement décrits nous conduisent dans l’expectative. D’un
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27. Néanmoins, dans un tel modèle, lorsqu’un des sites voit ses commandes s’accroître
fortement, cela a des répercussions sur l’ensemble des clients du prestataire.
28. Ce qui peut s’avérer complexe. Les sites de commerce alimentaire par exemple
bénéficiant de compartiments à trois niveaux de température différents correspondant aux
produits sec, frais et surgelés.
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29. Car c’est bien connu, les attentes culturelles des Japonais, des Américains ou des Français
ne sont pas les mêmes.
30. On renverra le lecteur intéressé à l’article qui fait référence en la matière, tout au moins en
France, celui d’Olivier FAVEREAU, 1989. Voir également le livre de SAPIR, 2000.
31. KIRMAN, 1998.
32. Sur ce point voir BROUSSEAU, 1999 ; DANG NGUYEN, 1999.
La continuité de la chaîne logistique 123
C’est une idée voisine que suggère Callon, Meadel et Rabeharisoa lorsqu’ils
proposent d’analyser le produit comme « le processus de luttes et de
négociations autour de la qualification d’un bien ». Ces auteurs distinguent
« le produit » qui renvoi au processus de qualification et de fabrication, du
« bien », état stabilisé des caractéristiques à moment précis. La notion
d’épreuve qui est au cœur du modèle des économies de la grandeur33 permet
de relier les deux concepts. En effet, comme l’expriment les auteurs, les
propriétés qui fondent les qualités des biens « ne se constatent pas ; elles se
« dévoilent » au cours de tests et d’épreuves qui supposent des interactions
entre les agents (équipés) et les biens à qualifier ». Cette distinction est très
intéressante pour caractériser les transactions à distance. Nous laisserons de
côté les considérations sur la carrière des produits et leur requalification au
long de leur existence. Mais si on prend au sérieux la distinction entre bien et
produit, ainsi que la notion de la qualité qui en découle34, et même si on
considère des biens neufs, alors deux biens strictement identiques sur la
chaîne de production pourront être qualifiés de manière différente selon
l’acheteur, le vendeur, les prestations associées et pour finir les conditions de
livraison. L’hypothèse de nomenclature35 du modèle de l’Equilibre Général
ne peut donc être vérifiée. La qualité est une construction conventionnelle
dans laquelle interviennent les offreurs (de biens mais également de
technologie) et les acheteurs. Comme le remarque Callon et al., l’économie
des qualités ainsi définie répond exactement aux caractéristiques de ce que
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Ainsi, les spécialistes de l’internet n’ont pas tort de voir dans les contraintes
logistiques l’une des variables-clé du commerce électronique (la seconde
étant la sécurité des transactions). Mais elle l’est moins parce qu’elle
33. BOLTANSKI, THEVENOT, 1991. Dans les économies de la grandeur, l’épreuve est le
moment permettant la qualification (ou la requalification) d’une personne ou d’un objet dans
un ordre déterminé.
34. La qualité définie le processus de production, mais elle est aussi le moyen de définir a
priori les caractéristiques d’un bien économique. Cette tautologie met bien en évidence la
difficulté de penser dans un même mouvement les deux logiques.
35. BENETTI et CARTELIER, 1980. Pour fonctionner le modèle de l’équilibre général
suppose connu l’ensemble des états de la nature (caractéristiques, lieux, temps...).
36. GADREY, 1994.
124 Réseaux n° 106
S’il est plus accentué chez les nouveaux entrants visant des marchés de niche,
ce régime de requalification des prestations au moment de la livraison n’est
pas absent des entreprises de VPC historiques. C’est également par le biais des
chauffeurs-livreurs que ces grandes enseignes se construisent une clientèle
satisfaite. Ces derniers interviennent dans la définition de la prestation
proposée. La gestion de proximité leur autorise en effet certains arrangements
au bénéfice de la fidélité.
37. La qualité du site change donc également. Et cette évolution a des répercussions sur les
outils de relations clients comme les call centers. Traditionnellement considérés à juste titre
comme le lieu le plus taylorisé de la nouvelle économie (VELTZ, 2000, p. 124), en devenant
web, ils contraignent leurs personnels à acquérir d’autres compétences de manière à tenir
ensemble les usages des nouveaux outils (la voix sur IP, le chat...) et l’ancien dispositif
technique.
La continuité de la chaîne logistique 125
« On sait comment ils vivent, car souvent on entre dans la cuisine, on voit
l’arrière cour. »
38. Les données empiriques de cette section et de la suivante relèvent d’une étude en cours
sur le commerce électronique aux particuliers menée par Christian Licoppe dont les résultats
sont publiés par ailleurs. (Voir C. LICOPPE, 2001, et la contribution de l’auteur à ce numéro).
Je remercie l’auteur pour les avoir mis à ma disposition.
39. COCHOY, 1999.
La continuité de la chaîne logistique 127
« Elle m’avait dit 7715, ce qui est une brosse à dent enfant et donc, comme je
sais que c’est une dame qui n’a pas d’enfant, j’ai tout de suite dit que cela
n’allait pas. »
« Je sais que c’est une personne qu’il faut livrer toujours le matin, toujours
après 10 heures, parce qu’elles promène son chien à 9 heures et demies, donc
je peux lui proposer tout de suite ce qu’elle demande. »
« On a une cliente comme çà qui nous envoie les commandes par courrier
parce qu’elle ne veut pas qu’on repère son numéro de téléphone. Quand on va
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industriel. Lorsque les transactions augmentent, les tensions dans les modes
de coordination sont plus fortes et au bout d’un certain seuil, elles conduisent
l’entreprise à basculer vers un autre type d’organisation. C’est là que sont
mises en place les solutions plus techniques, susceptibles d’accompagner
une évolution industrielle du modèle de livraison.
Nous l’avons dit, les marchands en ligne cherchent tant bien que mal à
échapper au dilemme des coûts logistiques qui menace la pérennité de leurs
activités. C’est pourquoi, l’internet et ses sites de transactions électroniques
constituent un véritable laboratoire permettant de tester la fiabilité et le
caractère transférable d’un certain nombre d’innovations. Certains
s’appuyant sur les réticences évoquées dans la section précédente de voir
l’activité de distribution se prolonger jusque dans l’espace privé ont opté
pour des solutions de distribution intermédiaires, où une partie du
cheminement est effectuée par l’acheteur40. Cette solution de compromis a
également pour avantage de réduire de manière drastique les coûts en
éliminant les problèmes de livraison sur le dernier kilomètre.
CONCLUSION
43. Ces utopies ne se limitent d’ailleurs pas au monde de l’entreprise. Sur l’imaginaire de la
communauté scientifique concernant Internet, voir FLICHY, 1999. Sur celles véhiculées par
les hackers, voir AURAY, 2000.
La continuité de la chaîne logistique 131
AKERLOF G.A. (1970), « The market for « lemons » : quality uncertainty and the
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