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L’évolution psychiatrique 78 (2013) 313–326

Article original
La violence de la rage en clinique institutionnelle夽
The violence of the rage in clinical practices in institution
Denis Mellier ∗
Professeur de psychologie clinique et psychopathologie, psychologue clinicien, psychothérapeute, membre de la Société
française de psychothérapie psychanalytique de groupe (SFPPG), laboratoire de psychologie, EA 3188, MSHE,
université de Franche-Comté, 30, rue Mégevand, 25000 Besançon, France
Reçu le 28 août 2010

Résumé
En institution, les équipes ont des difficultés à faire face aux violentes manifestations de rage des patients.
L’analyse de la rage dans sa dimension intersubjective apporte un modèle de compréhension à leur travail de
contenance. La rage répond à une tentative de différentiation du sujet, selon le processus de destruction de
l’objet primaire : 1) La rage a été définie théoriquement comme une réaction impulsive face à une blessure
narcissique par Kohut. Avec le modèle de la « destruction de l’objet », dégagé par Roussillon dans le travail
de Winnicott sur « l’utilisation de l’objet », l’appel à l’autre devient constitutif de son mouvement même ;
2) Quatre vignettes cliniques mettent à l’épreuve cette hypothèse. Elles sont issues d’interventions cliniques
lors de l’analyse des pratiques ou de supervision d’équipe (psychiatrie, foyer d’adultes handicapés, maison
d’enfant) ; 3) L’analyse plus précise montre que la rage a une dynamique liée aux enveloppes psychiques.
Elle apparaît comme un mouvement explosif, un « affect-limite », qui brouille les frontières ou enveloppes
psychiques. Ses différentes manifestations sont concomitantes aux variations de la différence sujet–objet
selon les pathologies (autisme, psychose, pathologies limites). Elle serait une tentative de différenciation
répétée des enveloppes ou espaces psychiques entre sujet et objet. En clinique institutionnelle, sa transfor-
mation potentielle passerait ainsi par une reconnaissance de son origine (« l’amour impitoyable » dont elle
est issue) et la fonction contenante de l’équipe.
© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Affect ; Relation soignant–soigné ; Violence ; Destructivité ; Intersubjectivité ; Enveloppe psychique ; Analyse
de la pratique ; Équipe soignante ; Institution ; Cas clinique

夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Mellier D. La violence de la rage en clinique institutionnelle. Evol

psychiatr 2013; 78 (2): pages (pour la version papier) ou adresse URL et date de consultation (pour la version électronique).
∗ Auteur correspondant.

Adresse e-mail : denis.mellier@univ-fcomte.fr

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.02.001
314 D. Mellier / L’évolution psychiatrique 78 (2013) 313–326

Abstract
In institution, the teams have difficulties to cope with the violent demonstrations of the rage. The analysis
of the rage in its intersubjective dimension brings a comprehensive model to their containing work. The rage
replies to an attempt of differentiation of the subject, according to the process of the destruction of the primary
object: 1) The rage has been theoretically defined by Kohut as an impulsive reaction facing a narcissistic
injury. The need of the other becomes inside its own movement with the model of the “destruction of the
object”, extracted by Roussillon from the works of Winnicott on “the use of an object”; 2) Four vignettes put
to the test this hypothesis. These clinical interventions come from the analysis of practices or the supervision
of team (psychiatry services, home of handicapped adults or children, foster home); 3) Finally, the analysis
shows that the rage is linked with the psychic envelope’s dynamic. The rage appears in very different
structures in psychopathology. It is as an explosive movement which jumbles the borders or the psychic
envelopes. Its different forms are concomitant to the variations of the subject–object differentiation according
to pathologies (autism, psychosis, borderline pathologies). It is an attempt of repeated differentiation of the
psychic envelops or spaces between the subject and his objects. So, in institution, its transformation depends
on the recognition of its origin (the “ruthless love” in primitive relations) by the containing function of the
team.
© 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Affect; Therapeutic relation; Violence; Destructivity; Intersubjectivity; Psychic envelope; Practice analysis;
Nursing staff; Institution; Clinical case

La rage est un phénomène très fréquent dans les situations éducatives ou de société. Les
manifestations de rage s’observent chez le jeune enfant qui casse ses jouets ou se met hors
de lui, chez l’adolescent ou l’adulte qui entre en crise et risque de devenir destructeur pour
les autres et/ou pour lui-même. La rage emprunte une voie psychopathologique si elle devient
récurrente ou si son intensité devient trop forte. La rage peut survenir dans un dispositif thérapeu-
tique, mais aussi faire irruption sur la scène institutionnelle dans des établissements de soin ou
d’éducation. Dans ce dernier cas, elle est peu analysée en tant que telle, voire déniée, alors qu’elle
est particulièrement redoutée. Quelle équipe n’a pas la crainte qu’un de ses patients, résidents
ou personnes accueillies, n’explose tout à coup dans des colères noires et des comportements
agités et destructeurs difficiles à contenir ? Son impact violent est tel, que l’idée de rage s’efface
devant la violence de l’acte. Dans ce contexte institutionnel, elle semble surgir de nulle part,
mais tout se passe comme si elle pouvait être contagieuse et destructrice. Comme dans le soin
individuel, la rage traduit ici une position d’omnipotence du sujet et de son aveuglement à la
réalité. Si cette dimension narcissique de la rage est bien sûr évidente, le sujet semble fermé à
toute altérité, nous voudrions montrer que dans ce contexte, il est tout particulièrement important
de considérer la part intersubjective qu’elle implique néanmoins. Cette analyse a en effet des
implications pratiques car elle indique sur quels ressorts les équipes peuvent faire porter leur
attention, quelle stratégie elles peuvent emprunter pour faire face aux effets destructeurs de son
occurrence.
Contrairement à l’idée qui majore l’enjeu narcissique de la rage, nous nous appuierons sur sa
problématique intersubjective. Nous faisons l’hypothèse que la rage serait une tentative impossible
de mettre à l’épreuve l’amour impitoyable envers l’objet. Sa transformation potentielle passerait
ainsi par les retrouvailles d’un amour inconditionnel, qui résiste à cette destruction primaire. Les
équipes confrontées à ses effets destructeurs pourraient ainsi s’appuyer sur cette idée d’un lien
fort (l’amour impitoyable) qui relie, contre toute apparence, le sujet violent et les membres de
l’équipe.
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Dans un premier temps, nous déploierons la problématique théorique de la rage. Après le rappel
des travaux de Kohut qui a insisté sur l’essence proprement narcissique de la rage, la conception
de Winnicott, reprise par Roussillon, sera ici fructueuse pour envisager le rôle potentiel de l’objet
primaire, dans sa nécessaire destruction par le sujet. La rage peut être considérée comme un appel
à l’autre.
Dans un deuxième temps, nous mettrons à l’épreuve cette thèse avec plusieurs vignettes clin-
iques qui mettent en scène la violence de la rage dans des contextes institutionnels variés. Une
première analyse confie la présence d’un appel à l’autre pour ces patients.
Dans un troisième temps, nous tenterons d’approfondir la qualité intersubjective de la rage. La
rage apparaît comme un « affect-limite » dans la mesure où elle surgit à la place d’un affect, le sujet
ne se sent pas « affecté » par elle. Elle dépendrait ainsi des premiers processus de différenciation
des espaces psychiques nécessaires à la construction des enveloppes constitutives du Moi-Peau.
Les équipes risqueraient de se retrouver ainsi engluées dans de telles manifestations si elles ne
perçoivent pas la force de ces premiers liens et le travail à contenir pour le patient.
Nous avons adopté une perspective psychodynamique référée à la psychanalyse dans la mesure
où elle est congruente à notre pratique et introduit dans sa conceptualisation même l’implication
des personnes concernées par les manifestations de rage.

1. Une double conception théorique de la rage

Il revient à Kohut d’avoir mis en évidence la « rage narcissique », mais cette conception pourrait
utilement être prolongée par une perspective plus intersubjective.

1.1. Une conception narcissique de la rage

Les enjeux narcissiques de la rage ont été bien étudiés depuis longtemps par Kohut [1]1 . Sa
conceptualisation met en rapport la rage avec la construction du narcissisme et l’existence pour le
sujet de soins primaires suffisamment empathiques pour répondre à ses besoins. Quand il y a une
défaillance des soins primaires du « self-objet », le sujet ressent une blessure narcissique et des
affects de honte. La rage narcissique se comprend alors comme une réaction impulsive face à cette
blessure narcissique, d’où des phénomènes de violence. « Le besoin de vengeance, pour réparer
un tort, pour dissiper une blessure par n’importe quel moyen, et une impulsion profondément
ancrée, inexorable, à la poursuite de tous ces buts, qui ne laisse aucune paix à ceux qui ont subi la
blessure narcissique – voilà les traits caractéristiques du phénomène de la rage narcissique sous
tous ses aspects, traits qui la distinguent de toutes les autres formes d’agression ».
Les expériences peuvent être très différentes, lésions cérébrales, carences ou maltraitances mais
dans chaque cas, elles répondent à la même structure psychodynamique d’une recherche d’un self-
objet comme miroir réfléchissant et empathique : « quoique tout le monde ait tendance à réagir à
la blessure narcissique avec embarras et colère, les expériences les plus intenses de honte et les
formes les plus violentes de rage narcissique surviennent chez les individus pour qui le sentiment
d’exercer un contrôle absolu sur un environnement archaïque est indispensable, car le maintien de
l’estime de soi – et naturellement du soi - dépend de la disponibilité inconditionnelle des fonctions
réfléchissantes d’acceptation « en miroir » d’un soi-objet admiratif, ou de la possibilité, à jamais
présente, de fusionnement avec un soi-objet idéalisé. ».

1 Kohut H. Thoughts on narcissism and narcissistic rage. The Search for the Self, t. II.(1972), ([1]. p.615–65. Traduction

française: réflexion sur le narcissisme et la rage narcissique. Rev Fr Psychanal 1978 [2].
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Dans cette conception, la rage se distingue de l’agressivité dans la mesure où elle relève du
narcissisme alors que l’agressivité concerne l’objet [3]. La transformation de cette rage en une
agressivité plus objectale, ne se fait que par la « transformation de la matrice narcissique » du
sujet.
La problématique de Kohut concerne a priori l’ensemble de la psychopathologie. Elle trouve
son plein développement avec les personnalités narcissiques, où la différence sujet–objet n’est
pas acquise, chez les borderlines [4], dans les addictions où la rage survient quand l’emprise fait
défaut [5]. Elle semble plus restrictive du côté des pathologies plus lourdes ou plus précoces,
malgré les travaux de certains de ses continuateurs [6] car il faudrait que le sujet puisse percevoir
une blessure narcissique et en éprouver de la honte [7]. Pourtant, il est courant d’évoquer en
psychiatrie infantile des situations qualifiées de rage. Ainsi certaines études s’appuient sur une
description de « comportements agités qui dénotent un débordement de colère et implique isole-
ment et médication » [8]. Sans suivre cette définition par trop comportementale au regard de notre
méthodologie, nous pouvons considérer qu’il existe effectivement des modalités très primitives
de rage, ce que « l’option intersubjective » permet d’envisager.

1.2. Une conception plus objectale et intersubjective de la rage : l’objet détruit/trouvé

Si la conception de Kohut met l’accent sur le point de vue intrapsychique du sujet et la


constitution du self, les enjeux intersubjectifs n’en restent pas moins présents.
Plusieurs auteurs soulignent ces enjeux. Duparc [9], discutant le rapport de Janin sur la honte
[10], situe la rage à l’embranchement des deux registres, narcissique et objectal. Il met en rapport
la problématique de la détresse avec celle de l’emprise. Pour lui, « la rage est un affect qui résulte
de la perte de l’emprise narcissique et vise à la rétablir. ». Quand la rage échoue, elle aboutit à la
honte. Quand elle réussit à atteindre l’objet, qui se plie au désir du sujet, la culpabilité apparaît. Il
y aurait ainsi une « balance » entre honte et culpabilité primaire et non une hiérarchie comme le
suggère Janin. Plus explicitement, Carveth [11] montre comment l’approche de Kohut peut être
tout à fait compatible avec une approche plus intersubjective. Il préconise ainsi « d’intégrer » la
théorie kleinienne à la psychologie du self. La fragmentation par exemple pourrait résulter de la
rage, plutôt que d’en être sa cause.
Cette prise en compte de l’intersubjectivité peut s’expliquer grâce à la conception de
« l’utilisation de l’objet » de Winnicott [12]. Selon lui, ce processus permet de différencier la
réalité interne de celle externe de l’objet. R. Roussillon [13] a particulièrement mis l’accent sur
le sens vital de cette épreuve. Il souligne ainsi qu’à côté du trouvé/créé propre à la définition
du phénomène transitionnel il faudrait dire que l’objet est « détruit/trouvé ». La rage serait un
phénomène intersubjectif qui résulterait d’un échec de ce processus.
Pour Winnicott, l’épreuve de réalité résulte d’un processus complexe où le bébé est amené
à détruire sa mère ou plus exactement à expérimenter une « destruction primordiale » avec elle.
Ce travail psychique a été très tôt formulé par lui [14], nous reprendrons plus bas sa formulation
initiale en termes de « cruauté primitive ». Soulignons ici la version la plus aboutie de ce processus
qu’il expose en 1971 dans un chapitre sur « l’utilisation de l’objet » [12].
Pour Winnicott, le fond du problème est celui de l’interprétation. Il ne s’agit pas de se montrer
« intelligent » pour comprendre l’autre. « Je pense que j’interprète surtout pour faire connaître
au patient les limites de ma compréhension » ([12], p. 121). Le patient est en relation avec son
analyste, tout comme le bébé avec sa mère. Il pourra « utiliser » son analyste s’il peut le situer
à « l’extérieur » de lui. On risque d’avoir sinon un processus auto-analytique où l’interprétation
est pensée comme venant du propre soi du patient ([12], p. 123). Il s’agit ainsi de passer d’un
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mode de relation à l’objet à une utilisation de celui-ci : « Entre les deux, se situe la chose la plus
difficile peut-être du développement humain, la plus ingrate des toutes premières failles qu’il
s’agira de réparer », « c’est la place assignée par le sujet à l’objet en dehors de l’aire de contrôle
omnipotent de celui-ci : à savoir la perception que le sujet a de l’objet en tant que phénomène
extérieur ».
Ce changement passe par « le sujet qui détruit l’objet ». « Ensuite peut intervenir l’objet qui
‘survit à la destruction par le sujet’ » ([12], p. 125). Le rôle de l’objet primaire est ici capital :
l’objet doit être détruit (fantasmatiquement), et survivre, pour que ce travail se réalise. Voici la
séquence qu’il décrit : « Le sujet dit à l’objet : « je t’ai détruit », et l’objet est là qui reçoit cette
communication. À partir de là, le sujet dit : « Hé, l’objet, je t’ai détruit » « je t’aime ». « Tu comptes
pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi » « Puisque je t’aime, je te détruis tout le
temps dans mon fantasme (inconscient). » Ici s’inaugure le fantasme chez l’individu. Le sujet
peut maintenant utiliser l’objet qui a survécu. » ([12], p. 125).
Il précise cependant : « Le mot ‘destruction’ est nécessaire, non en raison de l’impulsion
destructrice du bébé, mais de la propension à l’objet à ne pas survivre » ([12], p. 129). Il conclut :
« Ainsi se crée un monde de réalité partagée que le sujet peut utiliser et qui peut envoyer en retour
dans le sujet une substance autre-que-moi » ([12], p. 131).
Ainsi, pour Winnicott, la rage proviendrait à la fois d’un échec de ce processus et d’une ten-
tative de le retrouver. Si l’objet ne survit pas, le bébé n’acquiert pas une limite entre le dedans et
le dehors. Le contrôle omnipotent avec l’objet ne se transforme pas en découverte de la réalité
externe de l’objet mais en une recherche compulsive de sa destruction : « Sous l’effet de la bru-
talité de la désillusion, le bébé subirait une véritable déprivation en échouant dans le processus
d’introjection de ce « holding » du fonctionnement psychique que représente le « being » (le fait
d’être, l’étant) ? Rancune, rage, lutte sourde contre la dépendance, remplacent alors la gratitude, la
dépendance reconnue. Il faut sans cesse détruire ce « bon sein » dont les qualités mêmes sont dev-
enues persécutrices, car elles n’ont pas rendu possible l’acquisition de « la capacité à être seul »
Mais un espoir sous-tend cependant cette destructivité : celui d’une rencontre potentiellement
créatrice avec l’objet, à la condition que l’objet survive à la destructivité du sujet. » [15].
La rage comprendrait en elle-même un appel à l’objet primaire. Remarquons que Winni-
cott prend des distances par rapport à la théorie de Klein. Ni l’envie, ni la projection, ni même
l’agressivité comme pulsion destructrice, ne sont pour lui innées. Elles résultent d’une confron-
tation du bébé à l’épreuve de réalité. L’attaque envieuse de l’objet est ainsi une tentative de le
trouver, malgré tout, notamment dans la rage.
Avec cette conception d’un objet « détruit/trouvé », nous pouvons plus largement considérer
le sens d’expérience de rage très différentes en rapport avec la fonction contenante de l’objet et
les défaillances des premières enveloppes psychiques.

2. Les manifestations de rage, une tentative d’appel à l’autre

Le matériel clinique est issu de groupes d’analyse de la pratique ou de supervision d’équipe


dans différentes institutions où nous intervenons comme analyste. En clinique institutionnelle,
ce dispositif groupal permet de repérer et de mettre au travail la position des membres d’une
équipe face aux manifestations de rage. À l’instar d’un groupe balint [16,17], ce travail passe par
l’expression des difficultés des professionnels et l’analyse des situations des personnes accueillies
qui posent problème. La reconstruction au sein même du groupe de la situation initiale entraîne
une perception partagée des enjeux de la souffrance. Ce travail d’écoute et d’interprétation différé,
au regard de la situation initiale, permet l’émergence de processus de pensée et de contenance
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qui peuvent avoir en retour des effets, quand les professionnels se retrouvent à nouveau sur le
terrain.

2.1. Exemples en clinique institutionnelle

Les exemples sont issus de différentes équipes.

2.1.1. Équipe d’un premier service psychiatrique


L’équipe de ce service psychiatrique accueille à temps partiel de jeunes enfants autistes ou
psychotiques. À la différence d’un hôpital de jour, le dispositif fonctionne sur un mode séquentiel
(deux jours et deux nuits par semaine) et l’équipe est constituée d’éducateurs et d’infirmiers.
Nous intervenons depuis plusieurs années au rythme d’une réunion mensuelle. La première fois
que des membres de l’équipe parlent d’Alan c’est pour exprimer leur malaise devant la situation
familiale. Une nouvelle infirmière prend partie pour la mère qui ne comprend pas pourquoi le
Juge lui a imposé une garde alternée avec le père. Alan habite en fait avec ses parents, séparés,
dans une même maison, celle de sa grand-mère, où il se met en danger (cf. il arrache les fils
électriques). Devant ce tableau confus de la famille, sur laquelle l’équipe n’a aucune prérogative,
je choisis d’explorer le comportement d’Alan dans le service. Il a quatre ans, il vient d’arriver
et commence progressivement à rester quelques heures dans le service. L’équipe indique ici très
vite son désarroi, il paraît insaisissable et rentre dans des crises indescriptibles.
Alan pose sans arrêt les objets derrière les portes, les ouvre, les ferme sans relâche, change de
côté, s’enferme du côté de l’objet. La nouvelle infirmière dit qu’il y a « trop de portes » dans le
service. Nous nous attardons sur cette situation et nous n’arrivons pas à voir la perspective d’un
caché/trouvé, comme si Alan se maintenait des deux côtés de la porte. Il s’agit d’une circularité des
espaces qui annule le dedans et le dehors à la manière d’une bande de Moebius [18]. Parallèlement
à ce « jeu », une contrariété insoupçonnée, une perte de repères à table, et Alan entre dans une
rage indescriptible avec les éducateurs. Il ne supporte aucune contrariété ou rupture d’attention,
l’équipe a du mal à percevoir ce qui pourrait entraîner ces crises.
Spontanément, l’équipe parle à nouveau d’Alan cinq mois plus tard, un infirmier met en avant
des colères qui lui sont directement adressées. À l’analyse il apparaît que depuis quelques mois,
ses crises s’estompent, dans la mesure où il peut mieux se « rassembler ». Il cherche à faire peur,
son comportement est plus repérable.
Cette évolution montre qu’Alan commence à sortir d’un état autistique important, ses mani-
festations de rage indiquaient la rupture d’une continuité irreprésentable. La demande initiale de
l’infirmière soulignait, à travers la reprise du discours de la mère, son attachement à cet enfant,
déroutant. L’équipe, les personnes autour de lui, ont « survécu » à sa destructivité, une continuité
d’expériences s’est peu à peu construite au sein du service et dans ses liens. L’accès au jeu de
cache-cache et à la colère adressée à une personne indiquent l’émergence d’espaces psychiques
plus différenciés.

2.1.2. Équipe d’un second service psychiatrique


L’équipe de ce service psychiatrique accueille des patients très régressés ou en crise qui viennent
le plus souvent de foyers dans lesquels ils séjournaient. Lors de la supervision, mensuelle, que
j’anime depuis peu, des infirmiers expriment leur désarroi avec Bernard, trente cinq ans, il mord
les autres patients. Ceux-ci en ont peur, les morsures sont soudaines et peuvent être profondes,
sans qu’ils ne perçoivent un élément déclencheur. Ce patient est là depuis bientôt dix ans, il venait
d’un foyer qui ne pouvait plus le garder et les soignants espèrent qu’il aura une place dans une
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Maison d’Accueil Spécialisée (MAS) qui va s’ouvrir, mais « on ne lui a pas dit, au cas où il n’y
aurait pas de place ». Peu de temps avant, il déchirait tous ses pyjamas, les mettant en lambeau.
Que se passe-t-il ?
Ses parents sont décédés depuis quelques années, il a un frère, mais qui ne vient plus le voir
actuellement, il vient d’être père. Il n’a donc plus de visite et il apparaît qu’il y a eu pour lui
plusieurs changements dans le service : le départ d’un infirmier qui le connaissait bien, l’arrêt
d’activités qu’il avait beaucoup investies. Un infirmier « s’emballe » assez vite en critiquant
l’attitude de collègues, ils en ont beaucoup parlé en réunion clinique, mais « certains ne feraient
pas ce qui a été dit ». Après discussion, il apparaîtrait qu’il mordrait surtout les nouveaux patients.
Un lien est fait avec l’attention qu’il recherche avec les infirmiers suite aux différents change-
ments/ruptures qu’il a vécus, sans savoir ce qui lui arrivait (il ne parle pas, mais les infirmiers
disent qu’il comprend ce qu’on lui dit).
Les crises de Bernard peuvent être mises en relation avec ce qui apparaît maintenant pour
lui comme une rupture de son cadre de vie. Son étayage familial est devenu plus réduit tandis
que peu à peu, il perdait des repères très personnalisés dans son milieu de vie. La perspective
d’un départ, qui lui a été cachée mais qu’il doit pressentir, majore le climat d’instabilité dans
lequel il se retrouve. L’analyse met en relief la nécessité de rendre plus fiables les relations qu’il a
avec les différents membres de l’équipe, notamment vis-à-vis de son devenir et des activités dans
lesquelles il excelle.

2.1.3. Équipe dans un institut médico-éducatif


Dans un institut médico-éducatif, lors d’un groupe d’analyse de la pratique, des éducateurs
parlent des crises de Catia, sept ans. Depuis deux ans j’interviens mensuellement, les problèmes
amenés concernent souvent des situations-limites où les éducateurs se sentent débordés par les
problèmes des enfants, comme avec ce cas. Très vite, sans cause apparente, Catia peut se mettre
à enlever ses habits un à un et ceci jusqu’à se mettre entièrement nue. Ils ne savent plus que faire.
Nous explorons cette situation. Cela se produit même s’il n’y a plus personne autour d’elle, dedans
ou dehors, et même sur le sol froid où elle peut rester sans réaction. D’origine tchétchène, elle a
une déficience chromosomique qui s’apparente au syndrome de Ret. Sa mère est très dépressive
aux dires des éducateurs et elle n’arrive pas à avoir une autorité sur elle, le comportement de Catia
est tyrannique au domicile.
Loin d’une quelconque manifestation hystérique ou séductrice, il s’agit de véritables crises
de rage où à l’instar des bébés, elle s’en prend à sa propre peau pour s’en dépouiller. Certains
éducateurs avaient bien perçu que Catia était en deçà de tout « caprice ». À l’analyse, il apparaît
qu’actuellement les liens entre sa mère et l’équipe se sont distendus, il y a eu notamment un
changement de référent. Par ses crises, Catia « dit » sa recherche de la fiabilité d’un objet contenant,
mais aussi son impossibilité à y accéder.

2.1.4. Équipe dans une Maison éducative à caractère social


Dans une Maison éducative à caractère social, je soutiens le travail d’élaboration de l’équipe
quant à sa pratique envers les familles. Les éducateurs abordent le problème de Dany, dix ans.
Sa mère qui a menacé une nouvelle fois de se suicider a été hospitalisée en psychiatrie. Nous
évoquons l’histoire du placement. La première fois qu’il est venu dans cette maison d’enfants, il
avait quatre ans, sa mère l’avait pris dans les bras et avait tenté de se défenestrer, il y a eu d’autres
tentatives depuis. Nous nous centrons alors sur une situation toute récente. Sa mère l’amène pour
la semaine, elle apporte son sac qu’elle laisse à la directrice, mais celle-ci l’oublie ensuite dans un
bureau, derrière une photocopieuse. Sa mère est partie, on cherche le sac, sans immédiatement le
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trouver. Dany commence à entrer dans une colère noire. Plus jeune, ses crises étaient bien pires,
il se couchait par terre, donnait des coups de pieds ou s’automutilait.
En fait Dany fait grand pour son âge, il fait très mature et a un très bon langage. D’ailleurs
des éducatrices se sentent parfois un peu irritées par lui en lui disant qu’il n’est pas un adulte. Si
l’enfant est spontanément le « thérapeute de ses parents », pour lui cette fonction a été décu-
plée, il a dû développer une maturité excessive pour penser les troubles psychiques de sa
mère, au détriment de sa « partie enfant », de l’enfant qui se permet de se laisser aller au jeu.
Ainsi, paradoxalement, il a peu de copains dans le service et il est très sensible aux remar-
ques des adultes. S’il aime les mangas, il semble complètement pris dans l’imaginaire de ses
personnages. Quand il est dans des jeux, il ne laisse pas de place aux autres enfants, qui le
craignent.
Ses crises de rage témoignent de cette partie « enfant » qui est restée en souffrance, devant une
mère parfois complètement incompréhensible, sa colère ne rencontre pas de limite. Ce sac oublié
ne pouvait que le renvoyer à l’inconsistance de ces adultes, non fiables.

2.2. Première analyse, une tentative de détruire l’objet

Dans toutes ces situations, la conception narcissique de la rage gagne à être envisagée comme
un enjeu intersubjectif, l’appel à l’autre permet de comprendre comment l’équipe doit arriver à
faire face à cette désorganisation psychique.
La blessure narcissique peut revêtir des aspects du self très primitifs comme dans les premiers
cas. La honte n’est pas alors un sentiment secondarisé, il s’agit d’une honte primaire [9] où le
regard de l’autre n’est en aucune manière intériorisé. Il s’agit pourtant de rage, et non de simples
réactions de crise ou de désorganisation, car dans chaque cas la présence de l’objet primaire est
en question, dans sa défaillance. Nous pouvons dire que la rage surgit là où l’expérience de la
destructivité de l’objet a été mise en échec.
Ces exemples sont bien différents du point de vue de l’intensité de la réaction et de la psy-
chopathologie. Malgré cela, nous pouvons retrouver les mêmes caractéristiques d’une réaction
en rapport avec l’objet primaire, une destructivité ou négativité primaire en rapport avec son
absence, qui ne peut pas être ressentie comme telle. Nous avons ainsi constaté un apaisement des
patients après le travail en groupe d’analyse des pratiques. Les comportements de rage qui appa-
raissaient comme gratuits mettaient les soignants en échec, attaquaient la résistance de l’équipe.
Retrouver avec les patients les liens privilégiés sous-jacents à l’expression de cette rage leur a
vraisemblablement permis un changement de regard sur le patient, à un niveau plus collectif.
Sous la composante agressive, hétéro- ou auto-agressive, le besoin d’attachement du patient a pu
être perçu, ainsi que l’absence d’une sécurité interne que l’institution n’arrivait pas à garantir.
Sans cette perception, de représenter un réel appui pour le patient, l’équipe risque d’entrer dans
un processus d’exclusion, de rejet avec une projection sur l’extérieur de la « faute » (la famille
prenant souvent cette place).

3. La rage et la dynamique des enveloppes psychiques

Pour approfondir cette hypothèse, nous devons préciser cette dynamique intersubjective et
montrer comment la rage est un mouvement d’autant plus violent qu’elle repose sur une distinction
très fragile des frontières ou enveloppes psychiques. Ceci peut expliquer la variété de ses formes
psychopathologiques et les difficultés à la contenir.
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3.1. La rage, un affect-limite qui brouille les frontières psychiques

À première vue, la rage ressemble à un affect brut, sans direction précise sinon celle de
« l’expulsion vers ». C’est pourtant ce mouvement qui permet d’apparenter la rage à une émotion
(par son étymologie « e-motion », du latin « ex-movere », indique un « mouvement hors de »).
Mais il s’agit d’une « émotion-limite ». Bion [19] précise : « l’émotion est remplacée par un sans
émotion. En pratique cela ne peut signifier aucun sentiment du tout, ou une émotion, comme la
rage, qui est donc une émotion dont la fonction fondamentale est le démenti d’une autre émotion. ».
Le paradoxe de la rage : une émotion qui est un déni d’émotion ! Le sujet ne peut buter contre
un objet, il ne peut éprouver la défaillance de l’objet primaire, ressentir un affect. Il s’agit d’une
détresse en deçà de la possibilité de la ressentir [20]. L’objet primaire n’a pas résisté à ce que le
sujet impute à sa propre destruction, d’où un comportement « aveugle », qui porte pourtant les
traces de ce premier mouvement. Le sujet est « hors de lui ».
Ce paradoxe, d’une émotion/antiémotion, d’un affect-limite, n’est pas propre à une structure
pathologique. Les manifestations de rage ne sont pas identiques dans ces quatre cas, notamment
au niveau des frontières qu’elle fait exploser et de la direction de son mouvement, auto ou hétéro
centré. Elles peuvent se décliner selon la psychopathologie classiquement admise car les distinc-
tions entre autisme, psychose et psychopathologies limites renvoient aux différences sujet–objet
qu’un sujet peut réaliser [21].
Il y a ainsi une problématique très primitive de la rage. Dans l’autisme, Haag [22] note
l’existence de « crises de rage-angoisses corporelles appelées « tremper-tantrum » par Tustin ou
crises émotionnelles par le courant cognitiviste ». Elle les associe à des sentiments « de perte ou
d’arrachage soudain d’un agrippement vital » ([22], p. 505). Ces crises deviennent plus fréquentes
dans l’évolution positive de l’autisme, elles apparaissent alors « non seulement au dérangement
de stéréotypes ou de rituels mais aussi à la frustration de contact ou de désirs pulsionnels mieux
marqués, ou parfois sans cause observable » ([22], p. 508). Pour Allan, il s’agit d’une rage autis-
tique, due à la rupture de l’immuabilité de ses défenses autistiques. La rage correspond à un état
proche de la désorganisation, la brutale conscience de l’absence radicale d’un objet la déclenche.
La composante objectale, potentielle dans l’autisme, ne doit pas être sous-estimée, Palacio-Espasa
[23] parle ainsi « d’anti-intersubjectivité » pour montrer à quel point les manœuvres autistiques
restent ancrées dans une recherche–peur de l’objet.
Pour Bernard, la rage se manifeste aussi par une rupture de son cadre, mais cette problématique
est plus psychotique. Bernard avait trouvé une stabilité dans des rapports symbiotiques avec sa
famille et le service qui est devenu son lieu de vie. Les changements qui ont affecté sa famille et
qui se produisent dans le service le déstabilisent. Sa violence témoigne de la confusion mentale
dans laquelle il se trouve, suite à différentes « pertes », non initialement identifiées comme telles
par l’équipe.
Pour Catia, son image du corps est encore peu différenciée, ses accès de rage se retournent
contre elle-même, comme si elle n’avait que cette issue après une attaque désespérée de l’objet. Son
entourage proche, parent ou éducateurs, ne saisit pas la composante de ses liens d’attachements
dans ses modalités d’opposition.
Dany souffre d’une blessure narcissique au regard d’une image idéalisée de lui-même, d’un
soi qui garderait une parfaite emprise sur la réalité. La dimension d’appel de l’objet se retrouve
à l’analyse du déclenchement de ses crises, il y est chaque fois question de son lien à sa mère.
La rage peut ainsi se comprendre comme un brouillage explosif des frontières externes
(entre dedans/dehors de la psyché) et internes (entre conscient/inconscient). Elle concernerait la
« double limite » de la psyché au sens de Green [24]. Selon Bion, la fonction alpha [25] consiste
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à développer une barrière de contact, « jouant le rôle d’une membrane », composée d’éléments
alpha aussi bien entre le patient et l’analyste qu’entre le conscient et l’inconscient du patient.
La rage représenterait une situation limite où l’émotion n’arrive plus à être contenue entre
ces frontières intra- et interpsychiques. La rage répond ainsi aussi bien à un enjeu narcissique
qu’intersubjectif. Une fonction alpha doit être restaurée pour dissiper cette confusion.

3.2. La rage et le Moi-Peau

Ce brouillage des frontières psychiques indique que la dynamique de la rage provient de la


construction des enveloppes psychiques du sujet. La rage se produit en réaction à ce qui serait
un « arrachage de la peau ». Cet arrachage est vécu de manière plus ou moins radicale selon les
exemples. Pour Allan il s’agit d’un véritable effondrement, Bernard arrache la peau des autres,
Catia se dévêt, pour Dany son sac contenant ses affaires personnelles est l’élément déclencheur de
la crise. La rage touche ainsi des aspects très confus au niveau identitaire, elle serait une tentative
de dé-fusion d’avec un objet primaire qui « colle à la peau ». Elle s’exprimerait à l’endroit des
défaillances des enveloppes psychiques [26–28] et serait une tentative omnipotente de (re)trouver
un objet qui se serait dérobé, d’où cette double polarité, narcissique et objectale, constamment
présente.
La rage concerne toutes les structures psychopathologiques, dans la mesure où elle prend sa
source dans la constitution du Moi-Peau et de ses enveloppes. Des travaux plus comportemen-
taux vont dans ce sens. Une large étude [8] en psychiatrie infantile (130 enfants hospitalisés,
de cinq à 12 ans) montre que ce comportement est une des principales raisons invoquées pour
l’hospitalisation, que le trouble bipolaire fréquemment indiqué à l’admission ne se confirme pas
toujours et que les accès de rage sont souvent corrélatifs à des comorbidités (le Trouble du déficit
de l’attention/hyperactivité, les troubles des conduites et le trouble oppositionnel provoquant, ainsi
que les troubles du langage de l’apprentissage). Cela contredit la tentative de classer de manière
trop univoque les accès d’agitation appelé « rage » comme un trouble sévère de l’humeur. Une
récente étude [29] analyse la part de « colère » ou de « détresse » pour ces enfants, la première
composante souvent au premier plan diminuant avec le temps alors que les signes de détresse
augmentent et deviennent plus clairs. Dans un autre domaine [30], lors du déclenchement de
violences conjugales chez des femmes incarcérées, l’accès de rage exploré dans des interviews
approfondies est mis en lien avec des traumatismes irrésolus dans l’enfance. Ces études peuvent
se comprendre en adoptant la perspective d’une inscription de cette violence dans ce qui n’arrive
pas à se différencier, sur un point, dans un registre donné, entre un sujet et ses objets.

3.3. La rage, l’amour impitoyable et les feuillets du Moi-Peau

Le Moi-peau résulte de l’intériorisation des premiers soins maternels. La dynamique des


enveloppes psychiques repose sur les problèmes de différenciation qui se posent lors des premières
relations chez le bébé.
Avant de raisonner en termes de « destruction de l’objet », Winnicott [31] parle d’un « amour
impitoyable » en 1947. Au temps des relations primitives avec sa mère il postule chez le bébé un
stade théorique de « non-inquiétude » ou de « cruauté primitive » : « L’enfant normal prend plaisir
à une relation cruelle avec sa mère qui se manifeste surtout dans le jeu et il a besoin de sa mère
parce qu’on ne peut attendre que d’elle seule de tolérer sa relation cruelle même dans le jeu, car
cela lui fait vraiment mal et l’épuise. Sans ce jeu avec elle, il ne peut que cacher son self cruel et
lui donner sa vie dans un état de dissociation » [32]. Il s’agit d’un « amour impitoyable » (ruthless
D. Mellier / L’évolution psychiatrique 78 (2013) 313–326 323

love). Pour Winnicott, la pulsion agressive comme destruction est postérieure à cette épreuve.
Dans la « cruauté primitive » amour et haine n’existent pas encore séparés, d’où le terme plus
juste d’amour impitoyable. L’agressivité fait partie de l’amour, il le rappelle en 1971. Le bébé
utilise le sein comme « un objet auquel un traitement cavalier peut être infligé sans qu’il y ait de
représailles » ([12], p. 121).
Des observations de bébé selon la méthode d’Esher Bick pourraient montrer comment les
mères se débrouillent différemment avec cette épreuve. L’amour impitoyable peut susciter des
défenses de type mise à distance pulsionnelle du bébé ou au contraire d’un soin « impitoyable »
dans sa rigueur, dans une sorte de « loi du talion » envers le bébé. La mère doit ainsi pouvoir
contenir cet « amour impitoyable ». Haag [33] montre comment la rage chez l’enfant doit ainsi
être transformée par la mère. Elle indique que vers six mois la mère fait un important travail pour
contenir la destruction primaire du bébé : donner des limitations (le bébé met les doigts dans les
yeux, il tire les cheveux etc.), transformer l’impulsion en son contraire avec une théâtralisation
des fantasmes sous-jacents aux impulsions. Ce processus qu’elle décompose en ces trois temps
(limitations, inversion et théâtralisation) lui paraît vital pour désamorcer des situations qui risquent
d’être envahies par la destructivité, avec la question des risques confusionnels psychotiques, voire
autistiques, comme dans nos exemples avec Allan et Bernard.
Quand cet « amour impitoyable » n’est pas contenu, la « lutte » constitue pour l’enfant plus
grand une issue pour tenter de répéter, à vide cette expérience. Fraiberg [34]2 a décrit par exemple
des mécanismes de défenses pathologiques au cours de la petite enfance à partir d’enfants souvent
gravement carencés ou victimes de dangers. Après l’évitement perceptif, le gel des émotions et
l’inversion des émotions, elle parle de la « lutte » pour décrire ces premières modalités de défense.
Dans la « lutte » ([34], p. 62–64), le jeune enfant a de tels problèmes comportementaux qu’il est
souvent décrit comme « un petit monstre » ou « une vrai terreur ». Cette défense survient quand
le moi n’est pas assez construit pour pouvoir utiliser encore le mécanisme de l’identification à
l’agresseur. L’enfant est ainsi parfois profondément terrifié. La lutte semble être plus une réaction
à une peur de désintégration que l’établissement d’une relation conflictuelle avec la mère. L’enfant
« se bat contre le danger de l’impuissance et de la dissolution de son moi, des sentiments qui vont
de pair avec un grand danger » ([34], p. 64). Nous pouvons comprendre qu’une des issues de la
rage peut être aussi l’agir, le passage à l’acte, notamment à l’adolescence [36].

3.4. Travail de différenciation et stratégie de l’intervention clinique

Si l’on considère que le bébé « organise » peu à peu ses expériences en privilégiant d’abord les
registres de la sensorialité, puis celui des émotions et des représentations d’action avant d’accéder
au registre du langage, la rage peut prendre différentes formes suivant le registre privilégié et la
consistance de l’objet. Entre Allan et Dany par exemple, il y a un immense fossé du point de vue
de la structure psychique, même s’ils sont aux prises avec un phénomène similaire. La rage surgit
là où la limite du sujet avec son objet est franchie, de manière « impitoyable ». Si la parole fait
défaut, ainsi que la possibilité d’éprouver également un ressenti, un affect est en souffrance.
Le facteur « opposition » constamment présent dans la rage témoigne du travail de différenci-
ation que le sujet a à effectuer aux différentes « étapes » de son développement avec ses premiers
objets d’amour.

2 Fraiberg S.H. Pathological defenses in infancy. Psychoanal Q 1982, [34]. Traduction française. Fraiberg S. H. Mécan-

isme de défenses pathologiques au cours de la petite enfance (1982). In: Mellier D, editor. Vie émotionnelle et souffrance
du bébé, 2002. ([35], p. 49–73).
324 D. Mellier / L’évolution psychiatrique 78 (2013) 313–326

Dans le registre sensoriel, la rage devient le dernier bastion avant la désintégration de la psyché.
La rage autistique est ainsi plus marquée par la désorganisation que par la turbulence des affects.
Elle traduit l’impossibilité pour le sujet de faire l’expérience même d’une opposition. Dans le
registre des affects, la rage prend la forme de la turbulence des affects propre à la psychose. Dans
le registre plus élaboré des représentations d’action, la rage est ainsi souvent décrite comme une
colère qui déborde les gestes et conduites des sujets, mais il ne faut pas se tromper, seule sa
transformation en « colère », en affect éprouvé, psychiquement contenu, permet de dompter le
débordement pulsionnel et la confusion identitaire.
La période du « non » témoigne d’une dernière différenciation des enveloppes à effectuer. Le
jeune enfant a à quitter un fonctionnement à dominance non verbale tout en n’ayant pas encore
toutes les clés du « monde des mots ». La rage peut ici surgir, comme maintien d’un fonctionnement
très archaïque, quand ni les mots, ni les affects échangés ne peuvent maintenir en lien le sujet.
Selon la profondeur de l’enveloppe psychique concernée, la destructivité de la rage sera plus
ou moins forte, le besoin d’un objet contenant inconditionnel plus ou moins impératif.
La difficulté clinique face aux violentes expressions de rage réside pour une équipe dans
la nécessité de percevoir derrière la violence de la rage l’appel d’un amour impitoyable et les
modalités non verbales qu’utilise alors le sujet. Sans cette première possibilité, il sera difficile
de contenir cette expérience au sens psychique du terme [37], le risque est alors de recourir
uniquement à des modalités de contention physique, d’isolement ou de médication.
Cette perception passe ensuite par un travail d’équipe qui pourra s’appuyer sur la reconnais-
sance en son sein des relations positives nouées avec le patient. Dans le contexte institutionnel,
il s’agit en effet d’une tâche impossible pour un soignant seul, isolé, tant la composante destruc-
trice et intime est au premier plan. Par contre, la cohésion de l’équipe est alors mise à l’épreuve,
nous avons pu le percevoir dans les cas cités plus haut, notamment avec Bernard où un soignant
commençait à critiquer fortement ses collègues. Pour se protéger de ce risque d’éclatement,
l’équipe peut au contraire se « solidifier » et rejeter sur l’extérieur le négatif qu’elle ne peut conte-
nir, sur les autres services, la famille, voire l’intervenant. Nous en avons fait ainsi les frais avec
l’équipe éducative d’un foyer d’adultes lourdement handicapés : le groupe que nous animions n’a
pu contenir et suffisamment penser les accès destructeurs de la rage d’un résident qui devaient
être orienté en psychiatrie. La déliaison révélait des pactes et dénis enfouis dans l’histoire de
l’institution [38], la continuation du travail a cependant pu se prolonger avec un autre collègue.
Si la fonction contenante groupale est toujours un risque pour les équipes, elle représente
une voie soignante effective. Certaines perspectives actuelles, marquées par la problématique des
troubles du comportement et une vision plus opérationnelle des soins, gagneraient à introduire
cette problématique psychique pour élaborer des stratégies de soin adaptées de manière plus
complexe aux problèmes posés.

4. Pour conclure

La rage ne peut se réduire à des manifestations comportementales. Nous sommes allés à la


recherche de son sens et après l’avoir défini par sa nature narcissique nous avons voulu pointer son
orientation profondément intersubjective en montrant qu’elle résulte d’un échec de l’épreuve de
l’utilisation de l’objet. Le rôle de l’objet, sa survie, est essentiel pour contenir l’amour impitoyable
du bébé. L’échec de ce processus conduit à la rage. Le sujet se trouverait envahi par une destructivité
qui n’a ni dedans, ni dehors, ni racine inconsciente ou consciente. La rage concerne ainsi des
structures psychopathologiques très différentes car elle plonge ses racines dans les différentes
étapes de la structuration du Moi-Peau. Le sujet met à l’épreuve la destruction de l’objet aux
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différents temps de la construction de ses premières enveloppes psychiques, la rage survient


quand l’objet ne résiste pas à cet amour impitoyable.
Les difficultés institutionnelles de la prise en charge des manifestations de rage résultent d’une
situation ambiguë. La rage n’est pas un affect que le sujet éprouve, d’où la difficulté de prendre
soin de lui. L’environnement soignant est lui profondément affecté par cette violence. Il aura
alors pour tâche de résister à la loi du talion, de résister groupalement à cette destructivité et à
la tentation de l’attribuer à un autre. À ce prix, sa propre fonction contenante se développe avec
le patient : recevoir, contenir, penser et transformer cette violence confusionnante issue d’une
tentative de différenciation du sujet d’avec l’objet.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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