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CONTEMPORAINES
Le cas d’Audin et des disparus de la Guerre d’indépendance algérienne
Sylvie Thénault
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info via Université de Franche-Comté (IP: 193.54.75.136)
ISSN 0395-2649
ISBN 978271322800
DOI 10.1017/ahss.2020.57
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-annales-2019-3-page-687.htm
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d’indépendance algérienne
Sylvie Thénault
Dans le classeur noir grand format à la couverture rigide, Yves Godard a rangé des
documents précieux en sa possession. En 1957, au cours de l’épisode central de la Guerre
d’indépendance algérienne qu’a été la « bataille d’Alger », cet ancien officier parachutiste
– il était colonel – a notamment commandé le secteur militaire englobant la ville, dit
« secteur Alger-Sahel ». Sous sa responsabilité a disparu, comme des milliers d’autres,
Maurice Audin, un jeune mathématicien communiste, arrêté par les parachutistes le
11 juin 1957 à son domicile et détenu au centre de tri et de transit (CTT) d’El Biar. À sa
femme, Josette, s’enquérant de son sort, les autorités militaires ont répondu qu’il s’était
évadé ;c’étaitlàunmensonge,commeallaitbientôtl’établirl’historienPierreVidal-Naquet,
en collaboration avec l’éditeur Jérôme Lindon, sur la foi des pièces collectées au cours de
l’instruction de la plainte que Josette Audin avait déposée 1. En réalité, des militaires avaient
mis en scène une évasion dans laquelle l’un d’eux tenait le rôle du jeune mathématicien.
En France, le comité créé au nom du disparu devint un des acteurs majeurs de la
dénonciation de la torture ; Vidal-Naquet en fut le tout premier historien 2. D’emblée, en
raison de la publicité donnée à sa recherche, Audin est devenu l’emblème des disparus
de cette guerre dans la société française et ses franges anticoloniales ; la manière dont
Vidal-Naquet s’est emparé de son cas en a fait le point d’entrée dans l’analyse du système
répressif à l’œuvre et le point de départ dans l’écriture de son histoire.
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ments rapportés d’Alger – parfois des originaux, parfois des copies. Il a perforé
chaque pièce, sans mettre d’œillets – cela existait-il alors ? Avec le temps, les
anneaux métalliques ont rouillé et entamé les trous percés.
La lecture de l’ensemble bute, pour ceux qui n’en sont pas familiers, sur les
acronymes des circonscriptions et des organismes, civils ou militaires (ZNA pour
« zone Nord algérois », CAA pour « corps d’armée d’Alger », DP pour « division
parachutiste » et autres), sur des références cryptiques (« note 6819/2/5 » ou « S »,
« photo de la DU 75/57 », etc.), voire sur les noms propres, difficiles à identifier ou
peu connus en dehors d’un cercle de spécialistes. Sur les feuilles de brouillon
aux annotations manuscrites, la fine écriture de Godard n’est pas indéchiffrable ;
elle prête néanmoins à confusion, lorsqu’il s’agit de distinguer entre les 5 et les S en
particulier, d’autant que l’absorption de l’encre par le papier en a épaissi les traits.
La matérialité de ces archives, conjuguée à la biographie de Godard, éclaire
l’histoire de leur constitution en un ensemble documentaire. Elles ne disent rien,
cependant, de leur trajectoire postérieure, jusqu’aux Archives nationales, à
Pierrefitte-sur-Seine 3. Les circonstances de leur identification et de leur localis-
ation, l’interprétation de leur contenu, les restrictions légales de leur communic-
ation reflètent des problèmes soulevés par les archives relatives aux disparus de
la Guerre d’indépendance algérienne, bien au-delà du cas d’Audin.
Les papiers de Godard témoignent du lien intrinsèque entre le combat mené
par Josette Audin, des décennies durant, et l’annonce récente de l’ouverture de ces
archives 4. Le 13 septembre 2018, en effet, répondant à une campagne intense en
ce sens, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’État dans la disparition
d’Audin. Étendue à « tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens,
3 - Le classeur d’Yves Godard y est conservé dans le fonds de la Cour de sûreté de l’État,
sous la cote 5 W/VRAC/25 B, scellé n° 5.
4 - Le combat mené par Josette Audin depuis 1957 est retracé dans l’ouvrage coordonné
par Magalie BESSE et Sylvie THÉNAULT, Réparer l’injustice : l’affaire Maurice Audin, Bayonne,
688
IFJD, 2019.
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logiquement sensible constituent les enjeux essentiels de ces débats. Ils tendent à
recouvrir les problématiques strictement historiographiques, qui sont antérieures,
complexes et qui n’ont pas été à l’origine de l’annonce d’Emmanuel Macron ;
elles en sont même singulièrement absentes. Moins que l’écriture de l’histoire
des disparitions elle-même, par conséquent, ces débats intéressent la pratique du
métier d’historien. Cet article reviendra sur l’annonce de 2018 pour mieux déplier
ensuite l’éventail des interrogations de diverses natures qu’elle soulève. Comment
identifier et localiser les archives concernant les disparus de la Guerre d’indé-
pendance algérienne ? De quelle façon l’historiographie pourrait-elle être infléchie
par cet accès facilité aux archives, sachant que nombre d’entre elles ont déjà été
consultées et exploitées ? Quels risques cette ouverture annoncée présente-t-elle
au regard des attentes des familles ? En quoi se heurte-t-elle à la réglementation
de la déclassification des documents, qui a tout récemment surgi dans l’espace
public comme l’obstacle majeur entravant l’accès aux archives contemporaines 6 ?
évolution importante dans l’attitude des pouvoirs publics face à la demande de la veuve
d’Audin. Non seulement le président de la République l’a reçue personnellement,
mais il lui a fait communiquer des copies d’archives conservées au Service historique
de la défense (SHD) et a reconnu que la version officielle de la disparition de son
mari était un mensonge. Sans aller jusqu’à assumer la responsabilité de l’État dans la
disparition d’Audin, il a usé d’un euphémisme en déclarant qu’Audin était « mort durant
sa détention ».
La communication de copies d’archives du SHD à Josette Audin a emprunté une
voie tout à fait extraordinaire. Celles-ci lui ont ainsi été remises en main propre, afin de
lui épargner toute démarche. Si l’intention était louable, il n’en fallait pas moins
donner une couverture légale à ce geste résultant d’une volonté présidentielle.
Le SHD a alors opté pour un arrêté de dérogation générale, le premier relatif à la
Guerre d’indépendance algérienne 7.
La dérogation générale est une procédure connue des contemporanéistes,
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car elle a été utilisée à maintes reprises et très majoritairement pour les archives de
la Seconde Guerre mondiale. Entre 1998 et 2018, 14 des 21 dérogations générales
décidées par les ministères de la Culture et de la Défense ont concerné cette
seule période 8. La plus importante d’entre elles est intervenue en 2015, en réponse
à une lettre-pétition issue de la communauté universitaire, et s’est appliquée à
des milliers de documents 9. La « dérogation » permet de lever les délais légaux de
communication des archives, lorsque ceux-ci ne sont pas encore arrivés à échéance.
Actuellement régis par une loi de 2008 et dépendant de la nature et du contenu
des archives concernées, ces délais sont de 25, 50, 75, 100 et, plus rarement,
120 ans 10. Les dérogations sont d’ordinaire demandées ponctuellement par des
individus, usagers des services d’archives à quelque titre que ce soit (chercheurs,
généalogistes, documentaristes, journalistes, individus menant une recherche
personnelle, etc.). Les demandes de dérogations individuelles adressées aux
Archives nationales et aux archives départementales sont très largement accordées,
même si ce constat doit être relativisé : les seules statistiques disponibles
7 - Arrêté du 1er février 2013 instituant une dérogation générale pour la consultation d’archives
publiques relatives à la disparition de Maurice Audin, Journal officiel de la République
française (ci-après JORF) n° 0046 du 23 février 2013, p. 3096. Voir la liste des arrêtés de
dérogation générale dressée par Jeanne MALLET, « Les dérogations générales : mesures à
étendre ou mesures exceptionnelles ? », La gazette des archives, 255-3, 2019, p. 215-227 (cet
article est une version remaniée de son texte intitulé « Les dérogations générales », Droit(s)
des archives, 2018, https://siafdroit.hypotheses.org/764).
8 - D’après Marion VEYSSIÈRE, « La communication des archives publiques en France »,
20 & 21. Revue d’histoire, 142-2, 2019, p. 147. Voir également J. MALLET, « Les dérogations
générales::: ? », art. cit., ici p. 215-227.
9 - Thomas WIEDER, « Le gouvernement facilite l’accès aux archives de Vichy et de
l’épuration », Le Monde, 29 décembre 2015.
10 - Loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 relative aux archives, JORF n° 0164 du 16 juillet
2008, p. 11322. Voir le tableau récapitulatif des délais de communication produit par
la Commission d’accès aux documents administratifs (ci-après CADA) : CADA, « Archives
publiques », « Cas dérogatoires au régime général pour les archives comportant des
690
intérêts protégés », https://www.cada.fr/administration/archives-publiques.
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outre, que des archives publiques.
Dans le cas de la dérogation générale de 2013, les documents conservés au SHD
et communiqués à Josette Audin sont devenus consultables par tous. Ainsi, en plus
de donner un cadre légal à la remise des archives à Josette Audin, cette dérogation
générale répondait à un souci d’équité. Avec cet arrêté, la veuve du disparu n’était plus
la seule à pouvoir prendre connaissance de ces documents, qu’elle avait pu consulter
grâce au président de la République. Le rôle de la volonté présidentielle est ici
particulièrement remarquable. Il marque la volonté plus large d’une communication
anticipée d’archives touchant à des périodes de l’histoire politiquement et socialement
sensibles. En atteste l’importante dérogation générale accordée le 24 décembre 2015,
concernant la Seconde Guerre mondiale, qui a découlé, elle aussi, d’une décision
de François Hollande.
L’annonce d’Emmanuel Macron résulte de l’inlassable quête de Josette Audin,
qui ne s’est pas contentée de la communication des copies des documents conservés
au SHD. S’agissant d’un disparu en contexte de guerre et entre les mains de soldats,
fouiller les seules archives militaires avait paru évident. Toutefois, s’avisant que d’autres
ressources existaient probablement ailleurs, Josette Audin a engagé des démarches
personnelles auprès des Archives nationales et a obtenu une dérogation individuelle
pour consulter les cotes repérées à la suite de sa demande. Ainsi ont été découverts
ce que les familiers de cette histoire désignent comme les « scellés Godard ». Une
mention ajoutée par Vidal-Naquet dans la réédition en 1979 de L’affaire Audin a mis
les archivistes sur leur piste. L’historien avait eu connaissance de l’existence d’un
« dossier » concernant Audin détenu par Godard et conservé dans les archives d’une
procédure judiciaire l’ayant visé 12. Bien qu’approximative quant à la façon dont le
« dossier » y était arrivé, l’information de Vidal-Naquet identifiait correctement son lieu
de conservation.
11 - L’Observatoire des dérogations, dont les données sont disponibles sur le site internet
du SIAF (« Observatoire des dérogations », FranceArchives, https://francearchives.fr/article/
38082).
691
12 - P. VIDAL-NAQUET, L’affaire Audin, op. cit., p. 163.
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leurs maîtrises respectives de l’historiographie et des logiques de constitution des fonds.
Les archivistes sollicités en 2013 par Josette Audin, en dehors du SHD, ont en outre
trouvé des documents relatifs à Audin dans des fonds variés : privés, présidentiels
et ministériels à l’échelon central de l’État ; judiciaires et policiers à des échelons
locaux de l’ex-métropole et de l’ex-colonie algérienne – cet article y reviendra 16.
À la suite de la campagne d’opinions ayant abouti à la déclaration d’Emmanuel Macron
le 13 septembre 2018, ces recherches ont été complétées et l’ensemble des cotes
identifiées mais non encore communicables ont été ouvertes par un nouvel arrêté de
dérogation générale, le 9 septembre 2019 17. Il était le deuxième, à cette date, relatif
à la Guerre d’indépendance algérienne et, comme celui pris en 2013, il ne concernait
qu’Audin. Depuis, un troisième arrêté a rendu communicables des dossiers de la
Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels relatifs à des disparus
algériens engagés dans la lutte pour l’indépendance 18.
L’annonce d’Emmanuel Macron, pourtant, vise tous les disparus et toutes
les archives les concernant. Au-delà même de ceux qui, comme Audin, ont été
victimes des forces françaises en Algérie, elle inclut les Français d’Algérie et les
13 - Sur Godard à l’OAS, voir Olivier DARD, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2005 ;
Anne-Marie DURANTON-CRABOL, L’OAS. La peur et la violence, Bruxelles, André Versaille,
[Le temps de l’OAS, 1995] 2012.
14 - Respectivement cotés 5 W/VRAC/25 B, scellé n° 5 ; 5 W/VRAC/25 C, scellé n° 18 ;
5 W/VRAC/25 D, scellé n° 19. Sur la Cour de sûreté de l’État, voir Vanessa CODACCIONI,
Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS Éditions, 2015.
15 - Stéphane GACON, L’amnistie. De la Commune à la guerre d’Algérie, Paris, Éd.
du Seuil, 2002.
16 - Voir le bilan des sources relatives à Audin publié par le SIAF, « Ouverture des archives
relatives à la disparition de Maurice Audin », FranceArchives, 11 septembre 2019, https://
francearchives.fr/fr/actualite/171593926.
17 - Arrêté du 9 septembre 2019 portant ouverture des archives relatives à la disparition
de Maurice Audin, JORF n° 0210 du 10 septembre 2019.
18 - Arrêté du 9 avril 2020 portant ouverture d’archives relatives aux disparus de la guerre
692
d’Algérie, JORF n° 0090 du 12 avril 2020.
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harkis ainsi que les militaires français faits prisonniers par le Front de libération
nationale (FLN) et les disparus en métropole 19. Pour l’heure, outre les arrêtés
précités, un guide des sources a été produit, dans l’idée de faciliter les recherches
que pourraient entamer des familles 20. Bien qu’invoquant « le travail historique 21 »,
l’annonce d’Emmanuel Macron leur est en effet surtout adressée. Signe probable
d’obstructions feutrées dans les services de l’État intéressés, la mise en œuvre
de cette annonce reste très largement inachevée. L’identification des archives
potentiellement concernées est l’un des problèmes importants qu’elle soulève.
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en Algérie. Celles-ci n’ont pas résulté de l’activité d’un ou de quelques services
en particulier, dont les archives pourraient être ouvertes, et elles n’ont pas non plus
laissé de traces administratives tangibles. Elles découlent de la logique de guerre
alors à l’œuvre. La lutte pour l’indépendance a mobilisé, outre les combattants des
maquis, de multiples réseaux voués à la collecte de fonds, à la propagande, au soutien
logistique des combattants ou encore aux attentats. Leurs activités – et leur survie
même – dépendaient du soutien des Algériens. Aussi la répression menée par l’armée
et par les forces de police françaises a-t-elle visé bien au-delà des membres des
organisations participant à la guerre, FLN, Mouvement national algérien ou Parti
communiste algérien (PCA). Il ne s’agissait pas seulement de démanteler ces orga-
nisations, mais aussi de les priver de toute assistance, y compris par une terreur
dissuasive. Dans ce contexte, les disparitions étaient communes, partie intégrante du
recours à des violences extrêmes et massivement pratiquées 22. Elles pouvaient être
consécutives à des opérations de bouclage et de fouille d’un village (à la campagne)
ou d’un quartier (en ville), au cours desquelles des Algériens étaient emmenés pour ne
plus reparaître, morts sous la torture ou sommairement exécutés, leurs corps escamotés.
La législation d’exception élaborée pour encadrer la guerre a offert une
couverture légale à ces pratiques. À partir de 1957, les individus appréhendés par
l’armée pouvaient être détenus dans des CTT, en vertu d’un arrêté d’assignation
19 - Sur ces aspects, voir Jean-Jacques JORDI, Un silence d’État. Les disparus civils européens
de la guerre d’Algérie, Saint-Cloud, SOTECA, 2011 ; François-Xavier HAUTREUX, Les harkis dans
la guerre d’Algérie. L’armée française et ses auxiliaires algériens (1954-1962), Paris, Perrin, 2012 ;
Raphaëlle BRANCHE, Prisonniers du FLN, Paris, Payot, 2013 ; Jim HOUSE et Neil MACMASTER,
Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, trad. par C. Jacquet, Paris, Tallandier,
[2006] 2008. Pour un aperçu synthétique, voir Sylvie THÉNAULT, « Les disparus de la guerre
d’Algérie », L’Histoire, 466-12, 2019, p. 12-19.
20 - SIAF, « Guide numérique sur les disparus de la guerre d’Algérie », FranceArchives,
https://francearchives.fr/fr/actualite/223693824.
21 - Voir le texte consultable sur le site internet officiel de l’Élysée, supra, n. 5.
22 - Raphaëlle BRANCHE, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris,
693
Gallimard, [2001] 2016.
SYLVIE THÉNAULT
à résidence. Ainsi Audin a-t-il été détenu au CTT d’El Biar, à Alger, sous couvert
d’un arrêté de ce type. Sans atteindre ailleurs qu’à Alger en 1957 une rationalisation
aussi poussée, le système a fonctionné partout sur ce principe jusqu’à la fin de la
guerre. Jamais, cependant, il n’a permis un suivi fiable des individus dont s’étaient
emparées l’armée ou les forces de police. Non seulement les arrestations n’étaient
pas toutes déclarées et couvertes par une assignation à résidence, mais nombre
de lieux de détention et d’interrogatoire n’avaient aucune existence officielle.
Au demeurant, en dépit de leur caractère légal, les CTT eux-mêmes n’offraient
guère de garantie quant au traitement des détenus, qui y étaient exposés au risque
de la torture et de la mort 23.
De ce fait, aucun fonds d’archives ne documente à lui seul les disparitions, ni
ne permet de retrouver aisément la trace d’un disparu. Non pas que les disparitions
soient absentes des archives ; elles y sont au contraire très présentes, mais de façon
disséminée, puisqu’elles ne constituaient qu’un élément dans la conduite générale
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de la guerre. Le vivier potentiel de sources écrites les concernant ne s’arrête pas aux
archives relatives à l’assignation à résidence et aux CTT, ni à celles renseignant les
opérations militaires et de police. De vaste envergure, il gît autant dans les archives
militaires que dans celles de l’administration civile et de l’État, du sommet à Paris
jusqu’au plus près du terrain algérien : gouvernement général, préfectures, sous-
préfectures, etc. L’ampleur et la richesse de ces fonds, largement exploités, sont
connues. L’historiographie y a trouvé matière à analyser en profondeur les logiques
militaires et le fonctionnement du système de répression du nationalisme algérien,
dans la continuité de l’œuvre pionnière de Vidal-Naquet que cet article présentera
plus loin.
Les archives relatives à Audin sont nombreuses. Elles résultent des répercussions
de sa disparition, avec les démarches effectuées par sa femme, les mobilisations qu’elle
a entraînées et la vigilance qu’elle a suscitée au sein de l’État, jusqu’à son plus haut
niveau. Le dossier repéré dans les archives de la présidence de la République en
témoigne, de même que les « scellés Godard » 24. Leur seule existence prouve le suivi
attentif de l’affaire par l’ex-colonel et ce, d’abord, de façon tout à fait officielle lorsqu’il
était en fonctions à Alger. Loin de fournir des indices sur ce qui est arrivé à Audin, leur
contenu retrace l’implication de Godard dans le contrôle de l’enquête, notamment
dans l’encadrement des militaires appelés à témoigner devant le juge d’instruction 25.
Conservées au ministère de l’Intérieur, d’autres archives concernent la surveillance et
la répression des protestations suscitées par la disparition du mathématicien. Il existe
également un dossier de justice militaire, car, bien que disparu, Audin a été poursuivi
pour ses activités au PCA et mis en accusation devant le tribunal militaire d’Alger
23 - Voir en particulier les chapitres relatifs à l’assignation à résidence et aux CTT dans
Sylvie THÉNAULT, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris,
La Découverte, [2001] 2004.
24 - Pour le détail des archives mentionnées dans ce paragraphe, voir le bilan des sources
relatives à Maurice Audin publié par le SIAF, évoqué supra, n. 16.
25 - D’après les documents et les notes rassemblés dans son classeur conservé aux
694
Archives nationales (ci-après AN), sous la cote 5 W/VRAC/25 B, scellé n° 5.
POLITIQUE
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Les historiens ont débusqué ces pratiques dans les archives, sous des formules qui ne
les disaient pas toujours explicitement, dans des documents qui ne les nommaient
pas comme telles, ne traitaient pas que d’elles ou les évoquaient indirectement.
Le décodage des sources, des conditions de leur production à leur consultation par
les chercheurs, est consubstantiel à l’histoire de la répression elle-même, puisque les
pratiques répressives sont rarement accessibles sans filtre dans les écrits produits
pendant la guerre. Impossible, par conséquent, de faire l’histoire des violences et de
la répression sans retracer celle de leur documentation et de leur décryptage entre les
lignes des papiers officiels.
Sur la disparition d’Audin proprement dite, les archives livrent les informations
recueillies à l’époque même de la guerre. Il s’agit essentiellement d’archives produites à
la suite de la mascarade de l’évasion et dans le cadre des enquêtes menées, mais restées
inabouties. Aux premières correspondent, par exemple, l’avis de recherche diffusé par
le Service régional de police judiciaire d’Alger, ou le procès-verbal dressé par la
gendarmerie et détaillant les circonstances de sa prétendue évasion ; aux secondes, les
lettres, notes et autres études émanant de la Commission de sauvegarde des droits et
libertés individuels, formée pour enquêter sur toute affaire portée à sa connaissance, ou
encore le dossier d’instruction de la plainte déposée par Josette Audin, conservé aux
archives départementales d’Ille-et-Vilaine – l’instruction ayant été transférée au parquet
de Rennes, après avoir débuté à Alger 27. Ces archives étaient, pour certaines, déjà
connues. D’évidence, les avocats de Josette Audin avaient accès au dossier de justice et,
par eux, leur cliente. Vidal-Naquet le connaissait également, puisqu’il a publié des
extraits des dépositions des témoins entendus dans ses ouvrages – comme les propos
tenus par le procureur général d’Alger, Jean Reliquet, dans La raison d’État en 1962
et dans Les crimes de l’armée française en 1975 28. C’est d’ailleurs à l’occasion de son
enquête sur la disparition d’Audin que Vidal-Naquet a découvert l’existence d’un
« dossier Godard » 29.
Exceptionnel par ses répercussions, au regard de celles des autres disparitions, le
cas d’Audin n’en a pas moins ici une valeur exemplaire. En tant que documents du
passé conservés et rangés, les archives consultées au nom d’une quête de vérité donnent
d’abord à voir les démarches des proches, effectuées pendant la guerre, et, parfois,
leurs suites, quand elles en ont eues. Dès 1959, des avocats du collectif du
FLN, emmenés par Jacques Vergès qui avait recueilli des plaintes de familles à Alger,
avaient publié des documents de ce type au sein du cahier hors-texte de l’ouvrage Les
disparus : lettres envoyées aux autorités, tant civiles que militaires, réponses dilatoires
reçues 30. Depuis son lancement du 13 septembre 2018, les animateurs du site internet
1000autres.org, Malika Rahal et Fabrice Riceputi, ont également retrouvé quantité de
documents de ce type dans des fonds très divers.
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À l’origine de cette plateforme collaborative, lancée dans la foulée de la
déclaration du 13 septembre 2018 du président Macron, utilisée comme « tremplin », se
trouve le fichier d’un service de renseignements œuvrant en Algérie : le Service
des liaisons nord-africaines. Ce service a en effet centralisé – dans les limites du
possible – les demandes de recherche adressées par des familles à diverses autorités
après l’arrestation de l’un des leurs, pendant la guerre, ainsi que les réponses apportées,
le cas échéant 31. Rahal et Riceputi ont lancé un appel à témoins destiné à éclairer le
sort des hommes et des femmes figurant dans le fichier. Ils ont également enquêté en
Algérie et se sont attelés à la recherche de sources de provenances variées. Pour ce qui
concerne les archives publiques, leur méthode a reproduit celle adoptée dans les
recherches sur la disparition d’Audin : fouiller les archives à partir d’un nom, avec la
difficulté supplémentaire causée par les retranscriptions fluctuantes, fréquentes dans
l’administration française au sujet des Algériens. Les traces laissées par chacune de
ces disparitions devraient cependant être moins nombreuses que celles laissées par la
disparition d’Audin. Les familles, plus démunies en capital social, scolaire et politique
que celle de Maurice Audin, n’ont pas été à même de mobiliser les ressources
nécessaires au développement de leurs démarches, tandis que les dénonciations
métropolitaines de la torture n’ont pas pu se saisir de ces cas anonymes, même si elles ne
s’en sont pas tenues au seul Audin – cet article y reviendra 32. Aussi, la recherche de la
28 - Pierre VIDAL-NAQUET, La raison d’État. Textes publiés par le Comité Maurice Audin, Paris,
Éd. de Minuit, 1962 ; Pierre VIDAL-NAQUET (dir.), Les crimes de l’armée française, Paris,
François Maspero, 1975.
29 - Voir supra.
30 - Maurice COURREGE, Jacques VERGÈS et Michel ZAVRIAN, Les disparus. Le « Cahier
vert », Lausanne, La Cité, 1959. Le livre comprend une postface de Vidal-Naquet,
intitulée « Le ‘Cahier vert’ expliqué ».
31 - Malika RAHAL et Fabrice RICEPUTI, « Alger 1957. Des Maurice Audin par milliers »,
1000autres.org, http://1000autres.org.
32 - Outre M. COURREGE, J. VERGÈS et M. ZAVRIAN, Les disparus, op. cit., en témoigne le
Dossier sur la torture et la répression en Algérie. Nous accusons::: publié par la Ligue des droits
696
de l’homme, le Comité Maurice Audin, le Comité de résistance spirituelle, le Comité
POLITIQUE
vérité dans les archives relève de la gageure alors même que l’annonce de la dérogation
générale a pris appui sur ce motif. Cette annonce n’a pas tenu compte d’éventuels
enjeux historiographiques qui, pourtant, ne peuvent être ignorés.
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a connu un élargissement en cercles concentriques 34. À L’affaire Audin, publié chez
Minuit pour la première fois en 1958 et démontrant que l’évasion alléguée n’était
que mensonge, ont succédé deux ouvrages de nature différente : d’abord l’édition
commentée d’un corpus de documents, La raison d’État, née de la collecte de sources
effectuée par l’historien et le Comité Maurice Audin en raison, précisément, de leurs
investigations sur la disparition du jeune mathématicien ; puis La torture dans la
République, qui a minutieusement analysé la façon dont la pratique de la torture a fini
par toucher tous les corps de l’État, mettant in fine en péril l’essence même de la
République 35. La disparition d’Audin a ainsi constitué un point d’entrée dans l’histoire
des disparus après leur arrestation par les forces françaises en lutte contre l’indépen-
dance. Elle est à l’origine d’une historiographie née durant la guerre et qui, tout en
assumant un engagement tant politique qu’éthique, ne cède en rien aux exigences
ou à la rigueur de la méthode historique. Cette position, délicate, implique de procéder
à d’incessants ajustements au gré des réactualisations de la question dans les diverses
arènes, scientifique, politique ou sociale.
De l’époque de la guerre date un débat central : celui du dénombrement des
disparus de la « bataille d’Alger », en 1957. Le Comité Audin évoque 3 024 disparus,
selon le décompte établi par Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture de
police d’Alger en 1957, qui signait à ce titre les arrêtés d’assignation à résidence
dans les CTT, à la demande des militaires. Teitgen en a témoigné ensuite auprès
d’Yves Courrière, un journaliste auteur d’une somme au succès resté inégalé, parue
entre 1968 et 1972, sur l’histoire de la Guerre d’Algérie ; il lui a confié un tableau
statistique récapitulatif des flux d’assignés, publié en cahier hors-texte 36. Godard l’a
ensuite contredit dans sa propre histoire de la « bataille d’Alger », documents à
l’appui 37. Dans un contexte où les querelles historiques ont longtemps reproduit
l’affrontement entre contempteurs des méthodes répressives de l’armée et partisans
de l’Algérie française, le débat est resté vif et chargé d’enjeux politiques qu’une
approche se réclamant du positivisme ne parvient pas à masquer 38. Au contraire, en
l’absence d’enregistrement administratif fiable de la réalité, exiger des preuves du
total calculé par Teitgen revient à pécher par excès de rigueur 39. Pour cette raison,
l’historiographie a fini par emprunter la voie de l’analyse des logiques de guerre et du
système d’« arrestation-détention » – selon la formule de l’époque –, prouvant le carac-
tère massif des disparitions sans que leur nombre ait besoin d’être estimé précisément.
Aussi, pour les chercheurs au fait de ce débat ancien, la démarche consistant à enquêter
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sur les disparitions une à une, au cas par cas, recèle le danger de voir resurgir la question
des preuves tangibles de chaque disparition, ravivant à l’arrière-plan l’impossibilité des
démonstrations chiffrées reposant potentiellement sur l’addition de cas individuels.
Ce risque a accompagné la création de la plateforme 1000autres.org. Le travail
consacré à la vérification du sort des personnes un temps recherchées par leurs familles
durant la guerre et dont les noms figurent dans un fichier établi durant les hostilités
ne pourrait-il pas déboucher sur l’établissement de nouvelles listes, distinguant ceux
dont la disparition est confirmée, ceux qui, au contraire, ont retrouvé les leurs et
ceux dont la destinée reste inconnue ? Les résultats des vérifications menées ne
pourraient-ils pas faire l’objet de décomptes et servir, nolens volens, à relativiser la
pratique des « disparitions » par les forces de l’ordre françaises en lutte contre
l’indépendance ? Une fois identifié, cependant, ce risque peut être maîtrisé et d’autres
problématiques peuvent être formulées avec profit. Ainsi, la documentation collectée
par Rahal et Riceputi les oriente vers une réécriture de l’histoire de la « bataille
d’Alger », dans l’esprit de ce que Gilbert Meynier a proposé d’appeler la « grande
répression d’Alger » 40 : c’est là adopter un autre point de vue que celui de l’affrontement
entre les forces françaises et les organisations en lutte pour l’indépendance, pour aller
vers une histoire des vécus subalternes dans la guerre.
Lorsque la plateforme a été créée, il s’agissait par ailleurs d’insister sur
l’existence d’autres victimes qu’Audin, considéré comme un symbole imparfait
36 - Yves COURRIÈRE, La guerre d’Algérie, t. 2, Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969,
p. 515-517.
37 - Yves GODARD, Les trois batailles d’Alger, t. 1, Les paras dans la ville, Paris, Fayard, 1972.
38 - En témoigne l’approche de Guy PERVILLÉ, « À propos des 3 024 disparus de la
bataille d’Alger : réalité ou mythe ? (2004) », Pour une histoire de la guerre d’Algérie, 2008,
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article = 174.
39 - Il existe une analyse détaillée dans Raphaëlle BRANCHE, La guerre d’Algérie. Une histoire
apaisée ?, Paris, Éd. du Seuil, 2005, p. 213-217. Sur Paul Teitgen, voir Fabrice RICEPUTI,
« Paul Teitgen et la torture pendant la guerre d’Algérie. Une trahison républicaine »,
20 & 21. Revue d’histoire, 142-2, 2019, p. 3-17.
698
40 - Gilbert MEYNIER, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), Paris, Fayard, 2002, p. 322.
POLITIQUE
des disparus algériens. Les militants engagés dans la dénonciation de la torture et des
violences militaires pendant la guerre étaient bien conscients de ce prisme déformant :
ils ont œuvré à faire connaître le cas d’« Algériens musulmans », comme Vidal-Naquet
les désigne dans sa postface aux Disparus en 1959 41. Les discriminations et le
racisme colonial ont d’évidence pesé dans l’invisibilisation de ces disparus, tandis
qu’inversement, le capital social, scolaire et politique dont disposait Josette Audin a
puissamment contribué à faire de son mari l’incarnation de la répression à l’œuvre
en Algérie. Les contemporains de la guerre, Josette Audin au premier chef, le savaient
bien et ils n’ont eu de cesse de rappeler que la dénonciation des violences militaires
françaises menée à travers le cas d’Audin valait pour tous. Dans une perspective
d’historicisation des inégalités dans la construction des causes, celles touchant aux
disparus de la Guerre d’indépendance algérienne pourraient aujourd’hui être refor-
mulées en termes de genre et de « race » – entendue moins comme phénotype que
comme catégorisation coloniale donnant aux « Européens » d’origine et aux Français
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pleinement citoyens la prépondérance en tous domaines. Cette reformulation, possible,
ne doit cependant pas masquer la conscience aiguë que les contemporains avaient,
à l’époque même de leur engagement, de l’inégalité de « race » existant jusque dans les
mobilisations et la dénonciation des violences ; pour cette raison, il s’agit plutôt d’une
reformulation que d’une lecture nouvelle, même si elle est susceptible de fournir la
matière d’écrits à venir.
Enfin, le retour du cas d’Audin dans le débat public en 2018 a réactivé en
Algérie des discussions sur la définition de l’identité nationale et la centralité qu’y
occupent – ou non – la langue arabe et la religion musulmane 42. Historiographi-
quement, la question renvoie, de façon générale, à la formation de la nation algérienne
et à sa définition au cours du temps 43. Elle touche, de façon plus précise, à la conception
qu’en véhiculait le PCA. Ses membres « européens », dont Audin, se revendiquaient
algériens 44. Après l’indépendance, le Code de la nationalité algérienne ne leur a pas
octroyé d’emblée cette nationalité : ils ont dû l’acquérir. Josette Audin a ainsi fait les
démarches pour l’obtenir et son mari a été reconnu comme martyr de la lutte pour
l’indépendance. Après la déclaration d’Emmanuel Macron en 2018, les débats qui
ont eu lieu en Algérie permettent de saisir un état de la question, à ce moment précis,
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« affaire ». Reste que leur communication au public ne dépend pas d’une dérogation
générale 46. Il faut ajouter qu’une telle dérogation n’inclut pas non plus, logiquement,
les fonds publics déjà communicables, pas plus que des sources d’autres natures
(orales, visuelles ou audiovisuelles). Une dérogation générale n’est donc pas un état
des sources sur un sujet donné. Pour cette raison, si elle peut jouer un rôle d’aiguillon,
elle ne peut se substituer à une vision globale des sources disponibles sur un sujet
donné, propre à dégager de nouvelles perspectives historiographiques.
Pour résumer les choses, au moment où est survenue l’annonce de 2018, la
question des disparus n’était pas centrale dans les dynamiques de la recherche sur la
Guerre d’indépendance algérienne. De façon féconde, le retour de l’« affaire Audin »
sur la place publique a suggéré des réécritures ou des relectures de l’histoire, quand
elle n’a pas ravivé des débats anciens. Si l’annonce présidentielle n’a pas été motivée
par des enjeux historiographiques, elle ne manquera pas de faire évoluer la recherche
dans des directions assurément incertaines, mais potentiellement prometteuses ;
l’avenir reste ouvert. Dans l’immédiat, la perspective de la dérogation générale
interroge les historiens dans leur rapport aux familles victimes de disparitions.
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sauraient suffire : il faut recourir à des témoignages oraux qui posent d’autres
problèmes que l’on ne fera qu’esquisser 47. L’essentiel des difficultés rencon-
trées tient à ce que, contrairement à une idée reçue, le temps qui passe ne libère pas
la parole. Nombre des protagonistes sont morts en emportant avec eux une vérité
bien gardée, au nom d’une solidarité tacite qui, en l’absence de serment formel, a
soudé les militaires. Ceux qui sont encore en vie et en état de témoigner, lorsqu’ils
s’expriment, s’en tiennent à des dires invérifiables, parfois sans crédibilité. La plupart
d’entre eux gardent le silence, ajoutent des mensonges à celui de l’évasion, s’enferrent
dans des dénégations. Chez certains joue la crainte de voir leur entourage – leurs
enfants, surtout – découvrir ce qu’ils ont fait pendant la guerre. Sur les jeunes appelés
que le hasard des affectations a conduits au CTT d’El Biar au moment où Audin y
était détenu pèsent aussi encore, parfois, les pressions exercées à l’époque, lorsqu’il
s’agissait de les empêcher de dire ce qu’ils savaient, au juge d’instruction notamment.
Outre la dérobade des témoins, il faudrait de toute façon, pour arriver à quelques
certitudes, pouvoir mener des investigations scientifiques dans le cas où une
localisation du corps serait livrée. Or les historiens – pas plus que les journalistes ou les
documentaristes qui, dans le cas d’Audin, se sont aussi impliqués – ne disposent guère
des pouvoirs et des moyens indispensables à la manifestation de la vérité : pouvoir de
convocation et d’audition des témoins encore en vie, moyens d’enquête scientifiques
permettant éventuellement d’ultimes vérifications.
Dans ce contexte, jusqu’où peut aller la quête de vérité ? Le cas exceptionnel
d’Audin démontre que les recherches menées dans les archives conduisent in fine à
reprendre les investigations. En l’absence d’un document livrant les faits dans leur
vérité brute, ces recherches sont appelées à se développer de fil en aiguille.
Progressivement, un glissement se produit et la quête de vérité se complexifie.
Il s’agit moins de chercher la mention d’une vérité établie à l’époque, mise par écrit
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archives privatisées, c’est-à-dire produites par un acteur dans le cadre de l’exercice de
ses fonctions, mais que celui-ci traite comme des papiers privés en les emportant
quand il quitte son poste. Godard est loin d’être le seul à avoir agi ainsi pendant la
Guerre d’indépendance algérienne. Les documents confiés à Georgette Elgey lors
des entretiens réalisés pour sa monumentale Histoire de la Quatrième République par
François Mitterrand, Robert Lacoste, Jacques Soustelle, Paul Teitgen ou encore
Jacques Delarue en témoignent 48.
Aussi, c’est une position assumée, mais réfléchie et circonscrite, d’accompa-
gnement des acteurs concernés par cette histoire qui est ici défendue ; un accompagne-
ment prudent des proches dans leur quête de vérité, écartant sans ambiguïté
tout objectif global de décompte et surtout sans illusion sur la probabilité d’élucider
les disparitions prises une à une. Cette position ne découle pas seulement
de l’expérience personnelle de l’autrice de ces lignes, que les hasards de la vie ont mis
en présence de la famille Audin lors de son adolescence dans la ville de banlieue où
Josette Audin et ses enfants se sont installés après leur départ d’Algérie 49 ; de cette
rencontre fortuite est né un compagnonnage au long cours, lorsque Josette Audin et les
siens pouvaient avoir besoin d’un avis, en matière d’archives en particulier. Assumé ici
dans un souci de réflexivité, mais sans se départir d’une pudeur et d’une protection de la
vie privée à laquelle les historiens et les historiennes ont droit, comme tout un
chacun, ce lien n’a pas besoin d’être explicité plus avant pour que le lecteur comprenne
la position défendue. En effet, bien au-delà de cette expérience personnelle, tous
les historiens ayant pris pour objet les disparitions survenues pendant la Guerre
d’indépendance algérienne ont nourri une forme d’empathie pour les familles qu’ils
côtoyaient, et ce même en l’absence de liens préalables. Pour scientifiques et rigoureux
48 - L’inventaire du fonds Georgette Elgey est consultable dans la Salle des inventaires
virtuelle (SIV) des AN (https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/). Son Histoire
de la Quatrième République, parue chez Fayard à partir de 1965, a été rééditée par
Robert Laffont en deux volumes en 2018.
49 - Pour une biographie de Josette Audin, voir Nathalie FUNES, « Un portrait de
702
Josette Audin », in M. BESSE et S. THÉNAULT (dir.), Réparer l’injustice:::, op. cit., p. 27-37.
POLITIQUE
qu’ils soient, leurs écrits témoignent d’une sensibilité au sort des proches rencontrés et
d’une réappropriation de leur cause, voire d’un investissement personnel dans les
enjeux mémoriels découlant des besoins de réparation exprimés devant eux 50. Ils en
arrivent également tous à se demander si tout peut (doit ?) être dit aux proches, au risque
de colporter des rumeurs sur lesquelles pourraient se fonder de faux espoirs 51.
De ce point de vue, la dérogation générale annoncée se voit dotée d’une dimen-
sion potentiellement réparatrice. Les demandes d’accès aux archives qu’expriment
des personnes aux prises avec un douloureux passé ne doivent-elles pas être entendues
et satisfaites et ce, quelle que soit l’issue de la démarche ? La question est posée
sans naïveté. Elle ne préjuge pas du fait que les blessures ouvertes par la disparition
d’un proche soient susceptibles de réparation. Elle ne suppose pas non plus que
toutes les familles de disparus puissent souhaiter revenir sur ce passé. Le rapport à
de tels événements n’a rien d’évident : volonté de silence, refoulement assumé, refus
conscient de toute recherche font aussi partie de la gamme des possibles. L’exhumation
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du passé ne soulage pas toujours ; elle peut raviver la douleur ou susciter un flot de
ressentis paradoxaux. La communication de pièces d’archives reste néanmoins un
droit pour celles et ceux qui en formulent le vœu. Le « droit de savoir 52 » reste l’un
des piliers de la justice transitionnelle, aujourd’hui largement éprouvée à l’échelle
internationale. Cette forme de justice vouée à réduire toute « poche d’impunité 53 »,
subsistant notamment à la suite de conflits, encourage les dispositifs et les mesures
tendant à l’apaisement et à la réconciliation. Par l’ouverture des documents qu’elles
conservent, les Archives – au sens de l’institution archivistique – répondent ici à leur
vocation citoyenne.
Le ministère des Affaires étrangères, du reste, a d’ores et déjà agi en ce sens
dans le cas des disparus européens de la fin de la guerre en Algérie. En 2004, il a
décidé d’ouvrir les dossiers conservés dans ses archives et émanant de services sous
sa tutelle qui ont traité de ces disparitions à partir de 1962. Le processus a abouti à la
mise en ligne d’une liste de personnes présumées disparues ainsi qu’à la décision de
communiquer des copies de documents aux familles en faisant la demande 54. Il a
reposé sur l’étroite collaboration entre archivistes, acteurs engagés ayant produit
des études historiques et familles collectivement organisées. Les associations de
rapatriés ont joué à cet égard un rôle remarquable.
Identification complexe des archives, risque de désillusion de proches qui
n’en sont pas familiers et dont la quête de vérité diverge du « travail historique 55 »,
50 - Outre J.-J. JORDI, Un silence d’État, op. cit., voir R. BRANCHE, Prisonniers du FLN, op. cit.
et Malika RAHAL, Ali Boumendjel (1919-1957). Une affaire française, une histoire algérienne,
Paris, Les Belles Lettres, 2010.
51 - Voir en particulier l’introduction à l’ouvrage de R. BRANCHE, Prisonniers du FLN,
op. cit., p. 7-17.
52 - Magalie BESSE, « La justice transitionnelle et l’Affaire Audin », in M. BESSE et
S. THÉNAULT (dir.), Réparer l’injustice:::, op. cit., p. 7-16, ici p. 9.
53 - Ibid., ici p. 8.
54 - Voir Anne GEORGEON-LISKENNE, « Les Français disparus en Algérie dans les archives
du ministère des Affaires étrangères », La gazette des archives, 239-3, 2015, p. 21-30.
703
55 - Selon les termes utilisés dans la déclaration du 13 septembre 2018.
SYLVIE THÉNAULT
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aux archives contemporaines
La nécessité d’une telle déclassification résulte d’une instruction générale
interministérielle remontant à 2011 (l’IGI n° 1300), mise en œuvre aux Archives
nationales depuis 2013 57. Auparavant, toutes les archives, qu’elles soient classées
« secret » ou non, devenaient communicables à l’expiration du délai fixé par la loi.
L’arrivée du délai à échéance valait automatiquement déclassification. La logique était
que le secret, décidé au moment des faits, couvrait des informations alors considérées
comme sensibles mais devenues anodines avec le temps. Avec l’IGI n° 1300, les
documents « secrets » ne sont communicables, à l’expiration du délai de cinquante ans,
que s’ils ont fait l’objet d’une déclassification formelle, et ce même s’ils ont pu être
consultés par le passé, voire publiés 58. L’origine de la modification, qui serait due au
ministère de la Défense, demeure obscure, comme la temporalité de son application.
Elle a connu une accélération depuis environ cinq ans pour des raisons sécuritaires : il
s’agirait de protéger de la divulgation l’ensemble des informations relevant du « secret
défense », en supposant que toutes sont sensibles et exploitables pour concevoir des
attentats ou s’attaquer, d’une façon ou d’une autre, à des intérêts français. Le SHD a ainsi
mis en œuvre cette mesure à compter du 1er janvier 2020, « en application des consignes
reçues du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et des
autorités ministérielles », d’après les indications postées sur son site internet. En
théorie, un délai de dix jours est instauré entre la demande de communication d’archives
relatives à la Seconde Guerre mondiale, à la Guerre d’Indochine et à la Guerre
d’indépendance algérienne, et leur mise à disposition en salle de lecture. En pratique,
les délais de communication, qu’il est trop tôt pour évaluer, s’avèrent d’ores et déjà
bien plus longs. La présence de documents classifiés dans les cartons demandés doit
être vérifiée et une décision prise quant à leur possible consultation : « lorsque seuls
quelques documents non déclassifiés seront identifiés dans un article, ils seront retirés
de la communication afin de rendre possible la consultation de l’article », avertit encore
le site internet du SHD 59. Le lecteur aura donc accès à des corpus tronqués.
L’IGI n° 1300 a pour l’instant surtout été dénoncée en raison des absurdités
auxquelles elle conduit et la tâche considérable qu’elle impose aux archivistes.
Ceux-ci doivent en effet demander les déclassifications au service émetteur des
archives concernées, en principe traitées pièce à pièce. Près de 6 000 documents ont
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ainsi été déclassifiés depuis 2013, sans compter ceux visés par la dérogation
générale de 2015 concernant la Seconde Guerre mondiale, déclassifiés par cotes
entières et non un par un 60. Tant que leur déclassification n’a pas été décidée, les
documents doivent être mis sous enveloppe cachetée et laissés à leur place dans
les dossiers d’archives où ils deviennent « invisibles ». L’enveloppe porte mention
des risques encourus en cas d’ouverture : jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et
75 000 euros d’amende, conformément aux dispositions de l’article 413-11 du
Code pénal.
Un exemple, dans le classeur de Godard, illustre la péremption du classement
« secret » : une note de la Police des renseignements généraux d’Alger, datée du
2 juillet 1957. « Les milieux communistes ont largement commenté les récentes arresta-
tions du docteur Hadjadj et de Audin », indique-t-elle, avant d’évoquer l’engagement
de « ces deux militants » et de « Mme Hadjadj ». Le reste est à l’avenant : « Les
responsables communistes ont affirmé que le travail de Audin à la Faculté avait été
des plus fructueux, tant sur le plan recrutement que formation et préparation à la
clandestinité. Ils ont, en outre, insisté sur les résultats heureux obtenus dans ce
domaine, notamment en milieux intellectuels. » 61 Adressée aux principales autorités
civiles et militaires d’Alger, la note a été produite en onze exemplaires, dont celui
reçu, puis archivé par Godard. Or la déclassification a laissé une trace indélébile sur le
document et ne contribue pas à sa lisibilité. Aux deux tampons de 1957, l’un portant
l’indication « secret », l’autre celui du secteur Alger-Sahel (avec sa date d’arrivée et sa
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d’archives sous-dotés. L’argument est paradoxal : la situation était-elle différente
en 2015, quand il s’agissait de la Seconde Guerre mondiale ? Les moyens insuffisants
des services d’archives soulèvent une interrogation plus large : est-il légitime d’exiger
d’eux un investissement prioritaire sur des périodes du passé faisant l’objet de fortes
demandes sociales et politiques, comme la Seconde Guerre mondiale et la Guerre
d’indépendance algérienne, au détriment du traitement de fonds moins sensibles,
mais tout aussi utiles aux usagers des archives, qu’ils soient chercheurs ou autres 64 ? La
question intéresse l’ensemble de la communauté scientifique et il ne serait pas
logique qu’elle reste l’apanage des historiens du temps présent.
En admettant cependant que ces deux séquences de l’histoire récente
de la France méritent un investissement spécifique, pourquoi relèveraient-elles
l’une et l’autre de politiques publiques différentes ? Bien que leurs mémoires ne
soient comparables qu’en partie, elles interrogent la société et la nation françaises
de façon similaire 65. Leur inscription aux programmes actuellement en vigueur
dans les classes de terminale en témoigne. Toutes deux servent une pédagogie
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été au cœur des débats, ni même pris en compte en 2018. Difficile à expliquer,
le manque d’implication de la communauté universitaire interroge et mériterait
d’être discuté. Le traitement bilatéral du passé franco-algérien, par ailleurs, reste
éminemment sensible dans le contexte d’une mondialisation inégalitaire qui place
la France et l’Algérie de part et d’autre d’un rapport de domination ; les relations
franco-allemandes, entre puissances aux forces plus équilibrées, ont, au contraire,
trouvé en leur temps à s’apaiser dans le cadre de la formation de l’Union
européenne. Si, dans les sociétés française et algérienne, le rapport au passé se
décline sur une large gamme et de façon différenciée suivant les individus et
les groupes, il reste empreint d’une conflictualité dépendante de la diplomatie,
ravivée ou non selon les besoins : il a constitué et constitue encore un levier
manœuvré par les deux États 67. Cette configuration implique des précautions et
une nécessaire attention aux retombées des politiques menées dans l’un ou l’autre
des deux pays. L’histoire de la colonisation et de la Guerre d’indépendance n’en
recèle pas moins des enjeux propres à chacune des deux sociétés et à chacun des
deux régimes, qui ont été, de fait, gérés séparément sur les deux rives de la
Méditerranée. Les politiques publiques de la mémoire relèvent de souverainetés et
d’arènes nationales légitimement autonomes.
In fine, la réflexion prenant pour objet la dérogation générale concernant les fonds
relatifs aux disparus dévoile la charge politique et symbolique d’une ouverture
anticipée des archives de la Guerre d’indépendance algérienne. Elle n’en met pas
moins en évidence des problèmes cruciaux relatifs à l’accès aux archives en général.
Peut-être moins que la procédure de dérogation aux délais de leur communication,
celle de leur déclassification mérite de concentrer l’attention et d’être clairement
dénoncée. L’annonce du 13 septembre 2018 confronte chacun, chercheur, archiviste,
citoyen, à des défis qu’il s’agissait ici d’identifier et d’expliciter. De ce fait, les lignes
qui précèdent ne sont pas exemptes d’interrogations laissées volontairement ouvertes
pour être soumises à tous.
Elles ne sont pas non plus dénuées d’une dimension éthico-politique, car
elles s’adressent au large cercle des acteurs concernés par l’ouverture de ces
archives, bien au-delà des chercheurs et des archivistes : personnel politique
désormais convaincu de la nécessité de politiques publiques de la mémoire
et familles en quête de vérité, refusant de se résigner. Si le cas d’Audin est
exceptionnel par sa portée et la masse de documents produits qui le concernent, il
n’en est pas moins exemplaire à d’autres égards. Il permet de tirer des conclusions
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info via Université de Franche-Comté (IP: 193.54.75.136)
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valables pour toutes les familles touchées et engagées dans une démarche de vérité.
L’exemplarité du cas d’Audin vaut d’abord pour la dispersion des archives qui
doivent être recherchées dans des fonds très divers ; elle vaut ensuite pour leur
contenu, marqué par le secret dont les militaires tentaient alors de couvrir leurs
opérations et leurs actes ; elle vaut, enfin, pour la demande inextinguible de
réparation qu’engendre une disparition. N’est-ce pas à cette demande que répond
l’annonce de 2018 ? On la retrouve dans de tout autres contextes et, notamment,
dans le monde hispanophone, où bien des sociétés ont à affronter de telles
questions 68. Les disparitions survenues dans l’Espagne franquiste ou sous les
dictatures militaires d’Amérique latine ont fait l’objet d’analyses pluridisciplinaires
et transnationales, associant historiens, politistes, juristes et militants des droits
humains mobilisés au profit des causes du présent 69.
En l’absence de preuves susceptibles d’y mettre un terme, la quête de vérité
concernant Audin pourra continuer à se déployer, hors des fonds conservés dans
les institutions publiques, voire hors de France. D’Algérie parviennent parfois des
témoignages, directement adressés à la famille. Dans un tout autre registre, après la mort
de Godard en 1975, d’autres archives en sa possession, qu’il a dû accumuler
après la perquisition de son domicile en 1961 ou qui n’ont pas été saisies à ce
moment-là, ont été acquises par la Hoover Institution on War, Revolution and Peace,
Sylvie Thénault
CNRS/Centre d’histoire sociale des mondes contemporains
sylvie.thenault@univ-paris1.fr
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