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L’« EFFET DERRIDA » EN AFRIQUE DU SUD

Jacques Derrida, Verne Harris et la notion d’archive(s) dans l’horizon post-apartheid

Marie-Aude Fouéré

Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales »

2019/3 74e année | pages 745 à 778


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ISSN 0395-2649
ISBN 978271322800
DOI 10.1017/ahss.2020.49
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-annales-2019-3-page-745.htm
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L ’« effet D errida » en A frique du Sud
Jacques Derrida, Verne Harris et la notion
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d’archive(s) dans l’horizon post-apartheid *

Marie-Aude Fouéré

En 1998, le philosophe Jacques Derrida est invité à l’université de Witwatersrand, en


Afrique du Sud, pour exposer ses réflexions sur la constitution, par la Commission
Vérité et Réconciliation, d’archives qui documenteraient les crimes de l’apartheid.
L’Afrique du Sud sort alors tout juste de cinquante ans d’une politique d’État raciste
et ségrégationniste appuyée sur deux siècles de colonialisme européen. Les élections
générales d’avril 1994 ont mis en place un gouvernement d’unité nationale avec à sa
tête le premier président noir dans l’histoire du pays : Nelson Mandela. L’instauration
d’une Afrique du Sud dite « nouvelle » ou « arc-en-ciel », c’est-à-dire démocratique
et multiraciale, requiert une réconciliation nationale que les nouveaux hommes
au pouvoir assoient sur la nécessité de faire toute la lumière sur l’apartheid. La
Commission, présidée par l’archevêque Desmond Tutu, est créée pour inventorier les
assassinats politiques et les crimes racistes perpétrés entre 1960 et 1994, recommander
des réparations aux victimes et favoriser l’amnistie des auteurs de cette violence.
Enjeux historiographiques et archivistiques s’entremêlent dans les questions qui
surgissent, entre 1995 et 1998, lors des auditions des victimes et des bourreaux, dont les
témoignages doivent constituer des archives léguées aux générations futures pour que
jamais ne tombe dans l’oubli un passé d’oppression raciale. Comment rompre avec
l’histoire officielle à la gloire du nationalisme afrikaner ? Comment écrire une histoire
des opprimés qui rende compte de l’expérience historique des Sud-Africains noirs et de

* Je remercie Salim Abdelmadjid et Adrien Delmas ainsi que le comité de rédaction des
Annales HSS pour leurs lectures attentives de versions antérieures de cet article et pour
745
leurs commentaires avisés.

Annales HSS, 74-3/4, 2019, p. 745-778, 10.1017/ahss.2020.49


© Éditions de l’EHESS
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

leur combat contre l’ordre racial ? Les archives disponibles permettent-elles d’écrire
une telle histoire ? Des archives différentes doivent-elles être mises en place et, dans
ce cas, lesquelles et comment ? L’urgence de ces questions, pour une nation qui doit
se projeter vers un avenir pacifié, explique pourquoi des archivistes sud-africains sont
convoqués pour participer à la Commission.
Verne Harris, archiviste en chef au sein des archives de l’État sud-africain, fait
partie de ces professionnels mis à disposition de la Commission. Sud-Africain blanc, il
travaille aux archives nationales depuis 1985 et développe, au fil des ans, des réflexions
critiques sur l’archivistique qui lui ont valu une grande renommée et de nombreuses
invitations dans des conférences internationales. Durant les années 1990, il publie dans la
revue dont il est le rédacteur en chef pendant plusieurs années, le South African Archives
Journal, des textes qui associent l’entrée dans l’ère post-apartheid à une refondation
des archives, vue comme la condition de possibilité de l’histoire, de la mémoire et de la
réconciliation. Ses réflexions, qui prennent racine dans son expérience professionnelle,
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se nourrissent alors des échanges intellectuels d’un réseau d’historiens et d’archivistes
sud-africains auquel il participe, qui traite des pouvoirs et des limites des archives.
Elles tiennent enfin à sa découverte de l’œuvre de Derrida. Harris s’est en effet pris de
passion intellectuelle pour le philosophe, notamment pour sa pensée sur l’« archive »
élaborée dans Mal d’archive. Une impression freudienne, paru en 1995, qu’il a lu dans sa
version anglaise, publiée un an plus tard sous le titre Archive Fever: A Freudian Impression 1.
L’archiviste estime aussi vivement Derrida pour ses prises de position éthiques et
politiques sur la situation sud-africaine. Le philosophe a suivi de près les luttes contre
l’apartheid depuis les années 1970 et publié, au cours de la décennie suivante, plusieurs
textes sur Mandela qui témoignent de son admiration pour l’opposant politique. C’est
cet attrait pour la philosophie et l’engagement de Derrida qui explique son invitation
à venir parler, en Afrique du Sud, des différents enjeux que les archives soulèvent
dans l’horizon du dépassement de l’apartheid.
En partant de ce moment historique de redéfinition politique en Afrique du Sud,
cet article interroge la rencontre entre le monde des archives de l’État sud-africain
et la philosophie derridienne, associée plus largement au postmodernisme et à la
déconstruction. Son objectif est d’élucider les conditions de possibilité du transfert et
de la réinterprétation de la notion derridienne d’« archive », au singulier, pour élaborer
un outil épistémologique de refondation des « archives », au pluriel, et, au-delà, pour
frayer un chemin éthique et politique de réinvention de la nation sud-africaine. Chez
Derrida, l’« archive » rassemble les traces laissées par inscription ou « impression » du
vécu dans l’appareil psychique, fruit d’un double processus d’autoconservation et de
destruction de soi. La reprise de cette notion par l’archivistique sud-africaine, une
profession fondée sur une définition classique des « archives » comme ensembles de
documents produits par les autorités étatiques et déposés dans des bâtiments dédiés à
leur conservation et à leur consultation, n’allait pas de soi. Son usage pour penser le

1 - Jacques DERRIDA, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995 ; Id.,
Archive Fever: A Freudian Impression, trad. par E. Prenowitz, Chicago, University of
746
Chicago Press, 1996.
HISTORIOGRAPHIE

projet politique sud-africain était encore moins évident. Toute une chaîne de liaisons,
avec ses supports de diffusion et ses passeurs et traducteurs, a rendu possible le
transfert de l’« archive » derridienne vers l’Afrique du Sud et sa réélaboration. L’étude
de cette chaîne nous permettra de montrer avec précision non seulement comment
les mots et les idées circulent et se transforment, pouvant induire des modifications
dans les représentations et les pratiques, mais aussi comment des champs a priori
dissociés–l’archivistique,lapolitiqueetl’éthique–ontpuêtreraccordésdansunmoment
historique propre à l’Afrique du Sud. De ce rapprochement a découlé une littérature
considérable sur les rapports entre constitution d’archives, écriture de l’histoire et
projection dans un avenir renouvelé en Afrique du Sud. Il a également participé d’un
mouvement plus général de requalification et d’adoption, à l’échelle internationale, de la
notion d’« archive », devenue centrale dans les sciences humaines et sociales ainsi que
dans les arts associés à ce qui a été nommé le tournant archivistique (archival turn) 2.
« Archive » y renvoie, le plus souvent, à des réalités différentes de celles que le terme
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d’« archives » au pluriel désigne, dans son sens usuel. Plus largement, l’article apporte
donc un éclairage original sur la diffusion de la notion d’« archive » et la renommée de
Derrida dans l’espace intellectuel internationalisé.
Pour mener à bien cette étude du transfert et de la réélaboration de la notion
derridienne d’« archive », l’article prend modèle sur la sociologie historique de la
circulation des idées préconisée par Pierre Bourdieu 3. Cette approche permet de
saisir la genèse des idées non seulement comme l’effet de positions dans un espace
ayant ses règles du jeu, ses enjeux et ses luttes – c’est-à-dire dans ce qu’il nomme un
« champ » –, mais aussi comme le produit de la circulation de mots et d’énoncés entre
différents champs et des transformations de sens que ce déplacement produit 4. Elle
nécessite également de rendre compte des dispositions socialement constituées
d’individus singuliers et de leur insertion dans ces champs. L’article débute par une
présentation de la théorisation de l’« archive » comme écriture chez Derrida et des
liens que celle-ci entretient avec les conceptions psycho-graphiques de l’inconscient
chez Sigmund Freud. Le succès de Mal d’archive, condition de possibilité du transfert
de la notion d’« archive » vers l’Afrique du Sud, sera renvoyé tout autant à la labilité,

2 - Il est impossible de référer ici à l’ensemble des écrits produits en lien avec cet intérêt
renouvelé pour « l’archive » et « les archives ». Le présent article se focalise sur un cas d’étude
précis qui ne permet pas l’ouverture vers des travaux portant sur d’autres zones du monde. Je
renvoie toutefois à la note critique de Jacques POUCHEPADASS, « Sur la critique postcoloniale
du ‘discours’ de l’archive », http://ceias.ehess.fr/docannexe/file/1927/sur_la_critique_
postcoloniale_du_discours_de_l_archive.pdf, initialement publiée en italien dans Quaderni
storici (n° spécial « Società post-coloniali : ritorno alle fonti », 43-3, 2008, p. 675-690), qui
retrace de manière synthétique l’arrivée du archival turn dans l’espace intellectuel globalisé.
3 - Pierre BOURDIEU, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p. 3-8.
4 - Id., « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1996, p. 108-122. Sur un usage maîtrisé de la
notion de « champ », voir la réflexion critique de Bernard LAHIRE, « Champ, hors-champ,
contrechamp », in B. LAHIRE (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et
747
critiques, Paris, La Découverte, [1999] 2001, p. 23-57.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

voulue par Derrida, de la notion qu’il élabore qu’à la renommée internationale qu’il
retire de son inclusion dans ce qui, aux États-Unis, fut nommé la « French Theory ».
La deuxième partie traite du champ de réception et de réélaboration de l’« archive »
qui nous intéresse ici, l’archivistique sud-africaine. Elle revient sur les interrogations
historiennes et archivistiques qui surgissent lors des auditions conduites par la
Commission Vérité et Réconciliation, avant de se focaliser sur l’archiviste Verne Harris
en tant qu’individu singulier ayant joué un rôle essentiel de passeur de l’« archive »
derridienne en raison de sa position de premier plan dans le champ sud-africain de
l’archivistique et du rôle qu’il a joué dans la Commission. Dans la troisième partie,
nous verrons combien la médiation de l’œuvre de Derrida par l’archivistique cana-
dienne, américaine et néerlandaise, et en son sein par des archivistes singuliers,
cherchant à fonder ce que j’appelle ici une « théorie archivistique critique », a constitué
un rouage essentiel de sa reprise en Afrique du Sud, d’autant que cette médiation
s’est adossée à des relations professionnelles imbriquées dans des sociabilités
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amicales. La quatrième partie revient sur l’intervention de Derrida à l’université
de Witwatersrand en 1998 et sur la double conceptualisation de l’« archive » et des
« archives » qu’il y opère dans l’horizon des objectifs de vérité et de réconciliation qui
animent alors le projet éthique et politique sud-africain. Elle rend compte également
de l’influence de Derrida sur Harris et sur les réélaborations de la notion d’« archive »
que ce dernier opère dans la suite de son parcours de théoricien et de praticien des
archives. À rebours de l’impression d’aboutissement que communique l’expression
« réélaboration conceptuelle », les écrits de Harris témoignent avant tout d’une mise en
argument progressive et toujours in progress, comme on le verra et comme Harris l’admet
lui-même, de sorte qu’il serait vain de croire atteindre, en fin de parcours, la définition
de l’archive par Harris. L’ensemble de mon propos exclut toute prise de position sur
la valeur des différentes définitions de la notion d’« archive » au singulier qui furent
élaborées et sur la pertinence d’en user en philosophie, en archivistique, en sciences
humaines et sociales ou dans les arts. Les textes étudiés ici sont traités uniquement
comme des documents grâce auxquels je reconstitue le milieu théorique circonstanciel
d’où a émergé une transformation conceptuelle opérée à la faveur de la circulation des
textes et des hommes, et par leur arrimage à des situations historiques réelles.

Renommée de Derrida : l’« archive », la French Theory


Mal d’archive, paru en 1995, n’est pas l’ouvrage le plus connu de Derrida. Il est issu
d’une conférence du philosophe prononcée le 5 juin 1994, à Londres, lors du colloque
« Mémoire d’archives » organisé par le Freud Museum et la Société internationale
d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP). Ce colloque eut un
retentissement international en raison de la renommée des conférenciers invités par
les deux responsables de la SIHPP, René Major et Élisabeth Roudinesco 5, au premier
rang desquels figurent Derrida, Yosef Hayim Yerushalmi et Per Magnus Johansson.

5 - René Major a présidé la SIHPP de 1987 à 2007 et Élisabeth Roudinesco a pris sa


748
succession. Dans L’analyse, l’archive (Paris, Éd. de la BNF, 2001), cette dernière revient
HISTORIOGRAPHIE

À cette occasion, Derrida élabore en plusieurs temps 6 des réflexions sur les liens entre
mémoire, pouvoir et psyché à partir de l’œuvre de Freud et de la relecture qui en a
été faite par l’historien du judaïsme Yerushalmi 7. Revisitant des éléments élaborés
près de trente ans plus tôt dans les trois ouvrages, publiés coup sur coup en 1967,
qui constituent, pour lui, la « matrice » de sa philosophie, La voix et le phénomène, De la
grammatologie et L’écriture et la différence, et notamment le chapitre « Freud et la scène de
l’écriture » de ce dernier ouvrage 8, Derrida poursuit, dans Mal d’archive, sa pensée de
l’écriture et de la trace.

De l’écriture de la trace au mal d’archive

En s’appuyant sur des textes marginaux de Freud – surtout la « Note sur le bloc-notes
magique » et un passage d’Au-delà du principe de plaisir sur les rapports entre
conservation et destruction –, Derrida reprend au fondateur de la psychanalyse sa
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« métaphorique de la trace écrite » qui fait de l’appareil psychique, par analogie, un
Wunderblock, un « bloc-notes magique » 9. Derrida décrit ce bloc-notes comme une
« machine d’écriture d’une merveilleuse complexité », avec ses différentes « pièces » et
« rouages » qui inscrivent l’expérience comme « un texte d’essence irréductiblement
graphique » 10. L’appareil psychique fonctionne ainsi comme un appareil graphique :

sur le colloque de 1994 ainsi que sur les débats entre Derrida et Yerushalmi et les archives
du Freud Museum.
6 - La structure non conventionnelle de Mal d’archive a été soulignée par de nombreux
auteurs : l’ouvrage cumule un « prière d’insérer », un énoncé liminaire, un « exergue », un
« préambule », un « avant-propos », comptabilisant 128 pages sur un total de 155, puis
l’exposé de différentes thèses et, enfin, un « post-scriptum ».
7 - Yosef Hayim YERUSHALMI, Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et interminable, trad.
par J. Carnaud, Paris, Gallimard, [1991] 1993.
8 - Jacques DERRIDA et Élisabeth ROUDINESCO, De quoi demain::: Dialogue, Paris, Fayard/
Galilée, 2001 ; Jacques DERRIDA, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe
dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1967 ; Id., De la grammatologie, Paris, Éd. de
Minuit, 1967 ; Id., « Freud et la scène de l’écriture », texte de 1966, fragment d’une
conférence prononcée à l’Institut de psychanalyse et repris in Jacques DERRIDA, L’écriture
et la différence, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 293-340.
9 - Sigmund FREUD, « Note sur le bloc-notes magique », Huit études sur la mémoire et ses troubles,
trad. par D. Messier, Paris, Gallimard, [1925] 2010, p. 129-141 ; Id., Au-delà du principe
de plaisir, trad. par J. Altounian et al., Paris, PUF, [1920] 2013. Freud appelle Wunderblock
« un tableau » qu’il a découvert dans le commerce, explique-t-il, fait d’« un morceau de résine
ou de cire brun foncé » recouvert d’une feuille transparente à double couche. Si l’on écrit sur
ce tableau avec un stylet, les traces s’inscrivent en creux dans la cire, mais pas directement
sur la feuille qui la recouvre ; il suffit en effet de tirer sur la feuille pour que celle-ci n’adhère
plus à la cire et paraisse vierge de toute inscription. Freud fait de ce tableau magique (dont
une version plus récente est le jeu d’enfant de l’« ardoise magique ») une métaphore de
l’appareil perceptif psychique. Ce dernier est également constitué d’une double couche
réceptrice de stimulus (le système préconscient-conscient), qui « ne forme pas de traces
durables », et d’une couche « qui se trouve derrière », l’inconscient, et conserve durablement
les traces issues de l’impression des stimulus (S. FREUD, « Note::: », art. cit., ici p. 136 et 139).
749
10 - J. DERRIDA, « Freud et la scène de l’écriture », art. cit., ici p. 297-298.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

il est à la fois machine à écrire du vécu et surface réceptrice toujours disponible de ce


vécu sous la forme de traces durables. La notion d’« impression » permet de désigner,
de façon abstraite, ce que le bloc-notes magique matérialise, à savoir une action, celle
d’imprimer (ou d’inscrire), et son résultat, l’inscription, le trait, la trace. La métaphore
psycho-graphique freudienne, qui reste, selon Derrida, l’empreinte éminente laissée
par Freud sur la philosophie (c’est-à-dire l’« impression freudienne », selon le sous-titre
de Mal d’archive, ou sa « signature » 11), se révèle une étape cruciale de la déconstruction
derridienne du logo-phonocentrisme et du phallocentrisme de la métaphysique et de
la psychanalyse 12. Sa reprise dans Mal d’archive permet à Derrida d’élaborer sa propre
notion d’« archive ». Contrairement à la trace, produit de l’expérience, qui est sans limite,
s’inscrivant sans cesse et sans tri aucun dans la psyché, l’archive est constituée de traces
sélectionnées, organisées, hiérarchisées, à l’accès contrôlé.
Qui trie, organise, hiérarchise ? Derrida repart du mot grec arkhè, à la fois
commencement et commandement, pour développer une réflexion qui, par va-et-vient
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constant entre ce qui relève de l’individu et ce qui tient du social, fait correspondre
contrôle psychique sur « l’archive » et contrôle d’État sur « les archives ». Les arkheîon
grecs, ou « archontes », consignent et gardent dans un même lieu – l’« archive » comme
psyché ou les « archives » comme bâtiment – les traces qu’ils sont seuls à pouvoir
interpréter pour dire la loi. Ces gardiens représentent, pour l’individu, la figure du père
et, pour le social, le pouvoir politique qu’incarnent les archivistes. L’archive est ainsi
« au croisement du topologique et du nomologique 13 », du lieu et de la loi. Comme le
bloc-notes magique, elle est à la fois action et contenu : elle est « archive archivante 14 ».
Mais si une « pulsion d’archive » pousse à tout garder, chacun étant toujours « en mal
d’archive », c’est-à-dire projeté dans un désir de mémoire absolue, une autre pulsion joue
contre elle : la pulsion de destruction, qui provoque refoulement, inhibition et oubli.
L’archivage est donc toujours en même temps destructeur, « miné de l’intérieur » par
cette « pulsion muette qui détruit sa propre archive » 15 : l’archive, dit Derrida, est
« anarchivique » ou « archiviolithique » 16. Le « mal d’archive » désigne cette maladie qui
porte à détruire et ruine par avance l’impulsion de tout conserver : « C’est n’avoir de
cesse, interminablement, de chercher l’archive là où elle se dérobe. C’est courir

11 - J. DERRIDA, Mal d’archive, op. cit., p. 17 et 52-53 notamment.


12 - Philippe CABESTAN, « Spectres de Freud : Derrida et la psychanalyse », Revue de
métaphysique et de morale, 1-53, 2007, p. 61-71, qualifie d’« infidèle infidélité » (p. 69) les
usages non conventionnels que Derrida fait de Freud. Si Derrida reconnaît sa dette à
l’égard de ce dernier, il n’en qualifie pas moins la psychanalyse freudienne d’« incroyable
mythologie » qu’il n’a jamais été question « de prendre au sérieux », affirme-t-il dans
« Freud et la scène de l’écriture » (op. cit., p. 337). Sur la nécessité, pour la philosophie, de
tenir compte de « l’impression freudienne », voir également René MAJOR, « Derrida,
lecteur de Freud et de Lacan », Études françaises, 38, 1-2, 2002, p. 165-178.
13 - J. DERRIDA, Mal d’archive, op. cit., p. 12-16. Voir également René MAJOR,
« L’archonte, l’archi-trace, l’archive », Che vuoi ?, 23, 2005, p. 21-32.
14 - Id., Mal d’archive, op. cit., p. 34.
15 - Anne BOURGAIN, Chemins de traverse. Passages de Freud à Derrida, Limoges, Lambert-
Lucas, 2009, p. 24-25. Voir également Pierre MACHEREY, « Entre grammatologie et
psychanalyse : la problématique freudienne de l’archive selon Derrida », in D. BEAUNE
750
(dir.), Derrida et la psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 49-72.
HISTORIOGRAPHIE

après elle là où, même s’il y en a trop, quelque chose en elle s’anarchive 17. » Ce « mal
d’archive » est également producteur des « archives du mal », celles que la psyché refoule
ou que les archivistes dissimulent, celles que l’on interdit, voire que l’on détruit 18.
Si la pensée de Derrida procède par élaboration et articulation incessante de
concepts, il importe, dit le philosophe, que tout concept soit laissé labile et instable
afin de rester ouvert sur l’avenir, c’est-à-dire disponible pour penser de nouvelles
situations. Derrida affirme ainsi volontiers qu’il a moins un concept d’« archive »
qu’un quasi-concept ou une notion – ce qui justifie la préférence pour ce terme
dans cet article –, en rappelant que Freud non plus n’en avait pas élaboré 19 :

« Archive » est seulement une notion, une impression associée à un mot et pour laquelle Freud et
nous n’avons aucun concept [:::]. Contrairement à ce qu’un philosophe ou un savant classique
seraient tentés de faire, je ne tiens pas cette impression, ni la notion de cette impression, pour un
sous-concept, pour l’infirmité d’un pré-savoir flou et subjectif, voué à je ne sais quel péché de
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nominalisme, mais au contraire, je m’en expliquerai plus tard, pour la possibilité et pour
l’avenir du même concept, pour le concept même de l’avenir, s’il y en a un et si, comme je le crois,
la pensée de l’archive en dépend 20.

Qu’il y ait moins, pour Derrida, un concept d’« archive » qu’une notion d’« archive »
– assumant ainsi une équivocité constitutive qui rend imprévisibles les appropriations
futures du terme – est précisément ce qui permet la reprise et les déplacements de sens
dont le terme « archive » a été l’objet, notamment dans l’archivistique sud-africaine.
Autrement dit, l’ouverture de la notion d’« archive » a été l’une des conditions de possi-
bilité de ses réappropriations, malgré la théorisation serrée opérée par Derrida. Une autre
condition de possibilité a été la disponibilité et la notoriété de ce terme, acquises à
travers différents moments de diffusion de la pensée de Derrida dans le monde.

Derrida, icône de la French Theory

Pour comprendre la fortune de Mal d’archive et de la notion d’« archive », au singulier,


au sein du tournant archivistique et, en particulier, leur rôle dans les réflexions qui ont

16 - J. DERRIDA, Mal d’archive, op. cit., p. 25 : « La pulsion de mort est d’abord anarchivique,
pourrait-on dire, archiviolithique. Destructrice d’archive, elle l’aura toujours été, par
vocation silencieuse » (souligné par l’auteur).
17 - Ibid., p. 142.
18 - On peut voir le paradigme de ces « archives du mal » dans les archives de la Gestapo
ou les fichiers de Juifs, comme en traite l’ouvrage très débattu de Sonia COMBE, Archives
interdites. L’histoire confisquée, Paris, La Découverte, [1994] 2010, que Derrida cite dans une
note (Mal d’archive, op. cit., p. 15).
19 - Mal d’archive devait initialement s’intituler « Le concept d’archive ». Certains
commentateurs de Mal d’archive considèrent que Derrida a élaboré un « concept
d’archive » (A. BOURGAIN, Chemins de traverse, op. cit., p. 25), et Derrida lui-même, dans Mal
d’archive, parle parfois d’un « concept freudien de l’archive », mais en faisant valoir la « division
interne » qui caractérise un tel concept, dans une définition non-orthodoxe du concept.
751
20 - J. DERRIDA, Mal d’archive, op. cit., p. 51.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

animé l’archivistique sud-africaine au milieu des années 1990, il importe de tenir


compte de ce que Bourdieu nomme, dans son élaboration d’une sociologie historique
de la circulation des idées, les opérations de « sélection » et de « marquage » agissant
comme des points de passage nécessaires entre un champ d’origine et un champ
d’accueil. Ces opérations renvoient, dans le cas de la circulation des textes, à des choix
de traduction et de publication et aux acteurs qui, s’en chargeant, contribuent à donner
(ou à refuser) prestige et notoriété à des œuvres et à des auteurs. La connexion de
l’archivistique sud-africaine à la philosophie derridienne aurait été impossible sans la
production de ce qu’on a appelé la « French Theory » dans l’espace nord-américain à
partir des années 1970. « Invention américaine » qui, malgré son nom au singulier, ne
constitue pas « un modèle unifié et englobant pour la critique 21 », la French Theory
regroupe une dizaine de penseurs français auxquels l’étiquette de poststructuralisme
ou de postmodernisme a été attachée, tels Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-
François Lyotard, Jacques Lacan et Derrida, qui en est la figure de proue. L’une des
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conditions de ce que François Cusset nomme « l’aventure américaine » de ces
intellectuels – dans son analyse de la constitution de la French Theory 22 – a été la
traduction en anglais de leurs écrits (initialement parus en France et en français dans
des maisons d’édition prestigieuses comme Minuit, Gallimard ou, pour Derrida,
Galilée) et leur publication dans des presses universitaires et chez des éditeurs
alternatifs nord-américains. Traduction et diffusion ont rendu possible la formation,
aux États-Unis, d’un héritage commun, étudié dans les universités et les écoles
d’art, autour de concepts opératoires pourtant issus de pensées très variées, souvent
irréductibles 23. L’accès aux textes de Derrida et l’aura internationale que le
philosophe en a retirée ont été déterminants dans ce que l’on peut nommer, pour
reprendre l’expression de Cusset, « l’aventure sud-africaine » de l’« archive ».
En effet, Mal d’archive paraît en anglais l’année même de sa sortie française,
en 1995, dans la revue Diacritics. Il est réédité l’année suivante par les presses
universitaires de Chicago (University of Chicago Press) sous le titre Archive Fever:
A Freudian Impression. Avec Semiotext(e) et SubStance, Diacritics fait partie des
« revues pionnières dans l’introduction de la théorie française 24 » outre-Atlantique.
Née en 1971 dans le département de français de l’université de Cornell, cette revue
de théorie critique publie, entre autres, des traductions ou des commentaires de
Deleuze, Foucault, Henri de Man, Lacan, Antonin Artaud ou encore Rudolf Steiner.
Les presses universitaires de Chicago ont, quant à elles, fait paraître en anglais
vingt-deux ouvrages de Derrida depuis la traduction de L’écriture et la différence

21 - Sylvère LOTRINGER et Sande COHEN (dir.), French Theory in America, New York,
Routledge, 2001, p. 3 (sauf mention contraire, les citations, initialement en anglais, dans
le corps du texte et dans les notes ont été traduites par l’autrice).
22 - François CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie
intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
23 - Id., « ‘Back to (French) theory’ : des concepts opératoires », Critique d’art, 45, 2015,
p. 1-6.
752
24 - Id., French Theory, op. cit., p. 72-73.
HISTORIOGRAPHIE

en 1978 25. De fait, la traduction commentée de De la grammatologie par l’universitaire


Gayatri Spivak, en 1976, a lancé le philosophe dans les campus nord-américains, et
chaque nouvel ouvrage de Derrida est, depuis, traduit sur-le-champ 26. Les deux
opérations successives de traduction et de publication de Mal d’archive par ces éditeurs
versés dans la circulation de l’œuvre de Derrida contribuent d’autant plus à l’écho
international de ce nouveau livre que Derrida est déjà, au milieu des années 1990,
l’icône de la French Theory, construit, selon Cusset, comme « le produit le plus
rentable qui ait jamais été sur le marché des discours universitaires » outre-Atlantique
et « doté du taux de profit symbolique le plus élevé » 27. Mais alors que la philosophie
derridienne était jusque-là surtout discutée par l’avant-garde littéraire et philoso-
phique nord-américaine, l’usage du terme « archive » dans le titre Archive Fever et
les réflexions que Derrida consacre à cette notion vont donner au philosophe une
visibilité et un attrait élargis qui, comme je vais le montrer, contribueront fortement
à l’« effet Derrida 28 » en Afrique du Sud.
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Une Commission, des archives et Verne Harris
L’analyse sociologique du transfert et des réinterprétations de la notion derridienne
d’« archive » nécessite de rendre compte des dispositions socialement constituées
d’individus particuliers et de leur insertion dans des champs. L’archiviste Harris joue
ici le rôle d’opérateur de connexion. Acteur clé du champ archivistique sud-africain,
il s’emploie, au milieu des années 1990, à faire de l’« archive » un concept opératoire
dans le but de métamorphoser les « archives » sud-africaines et les présupposés de
l’archivistique classique qui les fondent. Comme le défend Bourdieu dans ses
réflexions sur l’art, le travail de « création singulière » d’une idée ou d’un objet – jamais
création au sens strict mais toujours réélaboration – n’est pas le produit d’un « créateur
incréé » qui serait pur « sujet pensant », mais celui d’un acteur doté de dispositions
acquises, positionné dans un champ particulier, avec ses règles de fonctionnement et
ses effets de réfraction 29, et placé dans un contexte historique précis. Dans notre cas
d’étude, cette approche dispositionnelle, plutôt qu’intentionnelle, des déterminants

25 - Jacques DERRIDA, Writing and Difference, trad. par A. Bass, Chicago, University of
Chicago Press, [1967] 1978.
26 - Id., Of Grammatology, trad. par G. C. Spivak, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, [1967] 1976.
27 - F. CUSSET, French Theory, op. cit., p. 118 ; Id., « We need Jacques Derrida ou l’Amérique
derridienne : politiques de la déconstruction », Mouvements, 41-4, 2005, p. 136-140, ici
p. 137.
28 - Id., French Theory, op. cit., p. 139.
29 - Voir par exemple l’étude de Pierre BOURDIEU sur Édouard Manet (Manet, une
révolution symbolique. Cours au Collège de France, 1998-2000, Paris, Raisons d’agir/Éd. du
Seuil, 2013), qui illustre parfaitement sa sociologie historique de la circulation des idées
et l’analyse de tout processus créatif comme effet de la position d’un agent (le « créateur »)
dans un champ de production et à un moment historique donné – sans enlever à cet agent
753
son idiosyncrasie.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

de la pratique n’ôte pas à Harris sa singularité, mais le redéfinit comme un passeur ou


un traducteur ayant fait de l’« archive » derridienne une ressource interprétative et
pratique pour redéfinir le travail des archivistes sud-africains et tenter, par contrecoup,
de peser sur le destin d’une nation en reconstruction.

Vérité, Réconciliation : une archivistique sud-africaine ébranlée

La situation de sortie de l’apartheid et le travail qui fut mené par la Commission


Vérité et Réconciliation sud-africaine, instituée pour deux années fin 1995, ont été
déterminants dans l’écho de la notion derridienne d’« archive » en Afrique du Sud.
Bénéficiant d’un « mandat ambitieux et des ressources substantielles 30 », cette
Commission fut le fruit de transactions 31 entre le Nationalist Party (NP), au pouvoir
depuis 1948, pendant toute la période de l’apartheid, et l’ANC (African National
Congress) qui, emmené par Mandela, avait remporté les élections de 1994. Ayant pour
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objectif de rompre avec la culture de la violence et du racisme instaurée pendant les
deux siècles de colonialisme européen, la Commission fut conçue comme un outil de
refondation d’une Afrique du Sud transfigurée, ce qui fut appelé une « nouvelle
Afrique du Sud », où la race ne serait plus au principe du droit – et de l’exclusion de
ce droit. Placé à la tête de la Commission, Tutu, archevêque anglican du Cap et prix
Nobel de la paix, parle de stratégie de guérison du mal de l’apartheid 32. Face à la
responsabilité d’accompagner une sortie de la violence, la justice transitionnelle
sud-africaine se démarque pourtant par les procédures d’amnistie, et non de punition,
qu’elle metenplace 33 : « Nulle guillotine,nulle sanctionpénale engénéral,administrée
par quelque judiciaire redresseur de torts [:::] », car « l’opération constitutionnelle
consiste précisément à répudier toute forme de violence ou de représailles » dans la
logique d’une justice reconstructive 34. Il ne s’agit pas d’une amnistie collective, mais
d’une amnistie octroyée au cas par cas à tout individu qui en fait la demande auprès
du Comité d’amnistie de la Commission, en échange de la pleine divulgation des faits

30 - Andre DU TOIT, « La Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine. Histoire


locale et responsabilité face au monde », Politique africaine, 92-4, 2003, p. 97-116, ici p. 97.
31 - Dominique DARBON, « La Truth and Reconciliation Commission. Le miracle
sud-africain en question », Revue française de science politique, 48-6, 1998, p. 707-724.
32 - Desmond TUTU, No Future Without Forgiveness, New York, Doubleday, 1999. Lire aussi,
en français, Desmond TUTU, Franck FERRARI et Christophe REFFAIT, « Pas d’amnistie
sans vérité. Entretien avec l’archevêque Desmond Tutu », Esprit, 238-12, 1997, p. 63-72,
où Tutu affirme que « l’apartheid était par essence le mal », p. 68.
33 - Pour une perspective comparative avec le procès de Nuremberg, qui adopta une
justice punitive, et avec d’autres expériences transitionnelles (en Argentine, au Chili,
etc.), voir A. DU TOIT, « La Commission Vérité et Réconciliation::: », art. cit. ; Priscilla
B. HAYNER, Unspeakable Truths: Confronting State Terror and Atrocity, New York,
Routledge, 2001.
34 - Barbara CASSIN, Olivier CAYLA et Philippe-Joseph SALAZAR, « Dire la vérité, faire la
réconciliation, manquer la réparation », Le genre humain, 43-2, 2004, p. 13-34, ici p. 15 ;
Barbara CASSIN, Olivier CAYLA et Philippe-Joseph SALAZAR (dir.), Vérité, réconciliation,
754
réparation, Paris, Éd. du Seuil, 2004.
HISTORIOGRAPHIE

criminels qui lui sont imputés 35. La vérité sur les crimes passés, pensée comme une
condition nécessaire à la réconciliation sur la base de la restauration de l’ordre moral 36,
concerne également les victimes, que la Commission auditionne au sein de son Comité
de violation des droits de l’homme. Un troisième et dernier comité, le Comité des
réparations et de réhabilitation, étudie les demandes morales et financières de certaines
de ces victimes ou de leurs familles.
Les enjeux archivistiques et historiographiques ont immédiatement été
centraux dans le travail de la Commission. En premier lieu, celle-ci a été productrice
d’archives, en accumulant des témoignages oraux enregistrés – ils étaient télédiffusés
et radiodiffusés – et retranscrits ainsi que des rapports, dont le rapport final de 1998,
« document historique majeur 37 » en cinq volumes, qui constitue un corpus
documentaire sans équivalent pour étudier la période de sortie de l’apartheid.
Pendant les deux années de fonctionnement de la Commission, des journalistes, des
écrivains et des universitaires sud-africains ont interrogé la production d’un savoir
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partagé sur le passé qui soit une production civile, non-experte. Le célèbre ouvrage
de Antjie Krog, A Country of My Skull, paru en 1999, illustre un tel engagement 38.
Il rassemble des retranscriptions d’auditions et explore les enjeux politiques,
historiques et moraux que celles-ci soulèvent. En second lieu, le travail de la
Commission a révélé les défauts et les lacunes des archives nationales de l’État
sud-africain. Tout d’abord, depuis 1922, ces archives avaient été constituées sous
la tutelle du State Archives Service (SAS), un organe au service du régime
ségrégationniste. En 1959 déjà, Vyvian Hiller, l’archiviste en chef du Central African
Archives à Salisbury, en Rhodésie du Sud, remarquait que l’accès aux archives sud-
africaines était extrêmement limité en comparaison des autres pays africains du
Commonwealth, les documents postérieurs à 1910, soit tous ceux conservés depuis
la formation de l’Afrique de Sud, n’étant pas disponibles à la consultation 39. Près de
quinze ans plus tard, l’historien Albert Grundlingh souligne que les matériaux
conservés par le SAS reflètent très peu et très mal la réalité et le vécu africains de la
colonisation, de la ségrégation et de l’apartheid 40, le dispositif archivistique étatique

35 - Sur 8 817 demandes d’amnistie, 1 312 seulement furent accordées.


36 - Alex BORAINE et Janet LEVY (dir.), The Healing of a Nation ? Justice in Transition,
Le Cap, IDASA, 1995.
37 - Pour une présentation et une discussion du Truth and Reconciliation Commission of
South Africa report, voir notamment Stephen ELLIS, « Vérité sans réconciliation en Afrique
du Sud », Critique internationale, 5-4, 1999, p. 125-137, ici p. 128. Deux volumes
supplémentaires, les volumes 6 et 7, sont parus en 2003.
38 - Antjie KROG, A Country of My Skull, Londres, Vintage, 1999.
39 - Vyvian W. HILLER, « South Africa’s Archives by A. Kieser (Digest of South African
Affairs, Supplement Fact Papers no. 58, May 1958 ; Johannesburg, Hayne & Gibson,
1958, 10 p.) », The American Archivist, 22-1, 1959, p. 115-116.
40 - Le Archives Act de 1962, en vigueur jusqu’à l’adoption du National Archives of South
Africa Act en 1996, définissait ainsi les archives : « tout document ou dossier reçu ou créé dans
un bureau gouvernemental ou un bureau d’une autorité locale au cours de la conduite des
affaires dans ce bureau et qui, de par sa nature ou en vertu d’une autre loi du Parlement, ne
doit pas être traité autrement que conformément à la présente loi ou en vertu de ses
755
dispositions ».
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

se révélant notamment porté par la conviction que les fonds d’archives devaient
être disponibles pour les historiens sud-africains – qui, tous issus de familles
afrikaners, étudient le passé à travers le prisme de l’expérience collective afrikaner 41.
Ensuite, entre 1990 et 1994, des destructions importantes touchent non seule-
ment les archives nationales, mais aussi celles d’administrations partiellement
autonomes – comme dans les bantoustans, territoires réservés aux Africains noirs
créés pendant l’apartheid –, celles d’organisations luttant contre l’apartheid ou encore
des archives privées 42. C’est alors que Harris, archiviste et directeur adjoint du SAS,
est mandaté par la Commission, de 1996 à 1998, pour recenser ce qu’il appelle la
« purge » des archives sud-africaines, organisée par les organes de sécurité en
recourant à l’intimidation ou à la force si nécessaire, afin de faire disparaître des
preuves compromettantes, telle la documentation d’État portant sur les classifications
raciales, les pratiques de surveillance organisée et les meurtres politiques. Prudent à
l’égard des lectures racialisées trop binaires du dispositif archivistique du temps de
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l’apartheid, Harris fait néanmoins un constat sans appel sur les fondements racistes du
SAS, institution modelée par l’apartheid :

La caractérisation du système des archives de l’apartheid comme système contrôlé par les
Blancs, préservant les documents créés par les Blancs et fournissant des services aux Blancs
est une simplification excessive. Elle oublie les spécificités d’alliances de classes changeantes au
sein de la fraction dominante de l’apartheid. Elle passe à côté du rôle joué par les
bureaucrates noirs, y compris les archivistes, dans l’administration des bantoustans et, à
partir des années 1980, dans les administrations des autorités locales noires et d’autres
branches de l’État, gérant « leurs propres affaires ». Elle omet le nombre croissant d’usagers
noirs des archives dans les années crépusculaires de l’apartheid. Elle néglige l’émergence, dans
les années 1980 et au début des années 1990, d’institutions qui se consacraient à donner la
parole aux sans-voix par le biais de collections d’archives. Mais elle saisit néanmoins le
caractère essentiel du système 43.

Le travail de la Commission vient secouer les certitudes et les routines


professionnelles d’une archivistique déjà agitée, depuis la fin des années 1980, par
des débats sur la production et les usages d’archives qui permettent de rompre avec
l’histoire officielle et de travailler sur les expériences africaines de l’apartheid.
Ces débats prennent corps dans la revue South African Archives Journal (SAAJ) de
la South African Society of Archivists (SASA), la plus importante et la plus ancienne

41 - Albert GRUNDLINGH, « Historical Writing and the State Archives in a Changing


South Africa », South African Archives Journal, 35, 1993, p. 81 ; Id., « Politics, Principles and
Problems of a Profession: Afrikaner Historians and their Discipline, c. 1920-c. 1965 »,
Perspectives in Education, 12-1, 1990, p. 11-13.
42 - Verne HARRIS, « ‘They Should Have Destroyed More’: The Destruction of Public
Records by the South African State in the Final Years of Apartheid, 1990-1994 »,
Transformation, 42, 2000, p. 29-56.
43 - Id., « The Archival Sliver: Power, Memory, and Archives in South Africa », Archival
756
Science, 1-2, 2002, p. 63-86, ici p. 74.
HISTORIOGRAPHIE

association professionnelle sud-africaine d’archivistes, créée en 1959. Dominée par les


archivistes du SAS, c’est-à-dire les archives d’État, cette revue a longtemps été le
lieu, selon Harris, d’un « discours professionnel démodé 44». Celui-ci explique qu’elle
change radicalement au début des années 1990, en s’ouvrant à de nouvelles approches
promues par des archivistes sud-africains critiques ainsi que par des archivistes d’autres
pays : « presque du jour au lendemain, le South African Archives Journal s’est transformé,
passant d’un espace de rêveries à un forum d’exploration et de débat significatifs. [:::]
De nouvelles voix, y compris celles des principaux acteurs de la scène archivistique
internationale, l’ont utilisé comme support d’expression 45 ». Les débats sud-africains
initiés dans cette revue, alimentés par le monde globalisé de l’épistémologie
archivistique, trouvent eux-mêmes peu à peu une place dans les grandes revues
internationales de ce champ, telles Archival Science (Pays-Bas), Archivaria (Canada) et
The American Archivist (États-Unis). Ces trois revues accueillaient, depuis le milieu des
années 1980, des réflexions relevant d’une « théorie archivistique critique » – dont
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traite la troisième partie de cet article – qui remettaient en cause les fondements de
l’archivistique classique. Les transformations de l’archivistique sud-africaine n’ont donc
pas lieu en vase clos, mais en contact de plus en plus étroit avec l’international. Elles
se nourrissent également, depuis la fin des années 1970, des débats épistémologiques
qui animent l’histoire et s’incarnent alors dans les History Workshops de l’université
de Witwatersrand (aussi appelée Wits). Nées à la suite des grandes insurrections
étudiantes de Soweto à la fin de l’année 1976 et inspirées par les History Workshops
tenus à Oxford ainsi que par les travaux d’histoire critique menés par des Sud-Africains
étudiant alors en Grande-Bretagne, ces rencontres trisannuelles s’attachent à fonder
une histoire publique et populaire et à favoriser la sortie de l’apartheid 46. Comme
l’explique Phillip Bonner, qui présidait à ces Workshops, l’injonction méthodologique
était de faire feu de tout bois pour écrire l’histoire des opprimés, de la culture populaire
sud-africaine et des luttes sociales et raciales, et notamment de collecter et d’utiliser
les témoignages oraux. En effet, « l’expérience africaine a peu été mise par écrit par
les Africains eux-mêmes, et seule une petite fraction de cela a survécu », tandis que
les Africains ne figurent dans les archives officielles que lorsqu’ils deviennent un
« problème » pour le pouvoir en place, de telle sorte que leurs points de vue et leurs
expériences du monde social en sont absents 47. Non seulement l’écriture de l’histoire
mais aussi les archives doivent être « décolonisées » et s’émanciper du tout écrit, un
appel que l’archivistique sud-africaine en redéfinition va entendre et porter.

44 - Id., « Redefining Archives in South Africa: Public Archives and Society in Transition,
1990-1996 », Archivaria, 42, 1996, p. 6-27, ici p. 13.
45 - Id., « Redefining Archives::: », art. cit.
46 - Philip BONNER, « New Nation, New History: The History Workshop in South Africa,
1977-1994 », The Journal of American History, 81-3, 1994, p. 977-985 ; Andrew HALL
et Cynthia KROS, « New Premises for Public History in South Africa », The Public
Historian, 16-2, 1994, p. 15-32.
757
47 - P. BONNER, « New Nation, New History », art. cit., ici p. 979.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

Harris, passeur de Derrida

Diplômé d’archivistique en 1988 à l’âge de trente ans, Harris travaille comme


archiviste depuis 1985 et gravit les échelons du State Archives Service à Pretoria
de 1988 à 2001 48. Il en devient le directeur adjoint en 1993 et conserve ce statut
lorsque le SAS laisse la place aux Archives nationales en 1996. C’est à ce titre qu’il
travaille en lien étroit avec la Commission Vérité et Réconciliation dès sa mise en
place en 1995, puis qu’il est affecté directement auprès d’elle pour documenter les
destructions d’archives publiques de 1996 à 1998 au sein du Joint Committee of
Investigation into the Destruction of Records by the Security Establishment. Dans
les années 1990, il est aussi le rédacteur en chef du South African Archives Journal,
revue de la SASA qui disparaît en 1999. En 2001, il démissionne de ses fonctions et
devient le directeur de la South African History Archive (SAHA), une organisation
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non gouvernementale d’archives indépendantes créée au cours des dernières
années de l’apartheid et engagée dans la conservation et la promotion de matériaux
sur les injustices du passé. Enfin, il est l’archiviste des documents privés de Mandela
de 2004 à 2013 49 et préside, au sein de la Nelson Mandela Foundation, le Programme
sur la mémoire et le dialogue et la Section de la recherche et des archives. Harris a donc
été un archiviste pleinement inséré dans le champ archivistique sud-africain, un des
plus insérés même, puisqu’il a occupé les plus hautes positions dans ce champ et en
connaît parfaitement les règles. Comment expliquer son rôle de passeur de la notion
derridienne d’« archive » au vu des conceptions très classiques des archives qui
dominaient l’archivistique sud-africaine jusque dans les années 1990 ?
Quelques indications données par Harris dans ses nombreuses publications
laissent entrevoir les raisons pour lesquelles il a pu jouer un rôle de passeur créatif,
œuvrant à introduire le changement dans un champ dont il maîtrise les règles et
l’académisme, mais vis-à-vis duquel il se trouve en porte à faux à cause de dispositions
sociales constituées antérieurement et toujours structurantes. Joueur de jazz, amateur
éclairé de musique rock et romancier 50, Harris puise dans différents milieux de l’espace
social (artistique, familial, amical, etc.), hors du champ archivistique, des dispositions
dont l’entremêlement a pour effet de nourrir un positionnement singulier et décalé au
sein de l’archivistique, et qu’il expose dans ses écrits pour mettre en scène son passage
d’une archivistique classique, alors qu’il travaillait pour les services des archives de
l’État, à une archivistique critique, menée dans de nouvelles institutions comme la
Nelson Mandela Foundation. Dès le milieu des années 1980, il s’investit, avec son

48 - Voir notamment la notice biographique de Verne Harris dans Luciana DURANTI


et Patricia C. FRANKS (dir.), Encyclopedia of Archival Writers, 1515-2015, Lanham, Rowman
& Littlefield Publishers, 2019, p. 271-274.
49 - Lire par exemple NELSON MANDELA FOUNDATION, A Prisoner in the Garden: Opening
Nelson Mandela’s Prison Archive, Johannesburg, Penguin, 2005 ; Id., Mandela: The Authorized
Portrait, Auckland, PQ Blackwell, 2006.
50 - Verne Harris a publié deux romans : Where They Play the Blues, Le Cap, Buchu books,
758
1990 et A Cool Anger Blowing, Londres, Minerva Press, 1994.
HISTORIOGRAPHIE

compagnon de vie, dans des organisations pour la lutte antiapartheid 51. On sait que son
diplôme de master en histoire, obtenu à l’université de KwaZulu-Natal en 1984, portait
déjà sur un thème propice à la critique du système de l’apartheid : la question de l’accès
différentiel au foncier selon la couleur de peau 52. Harris participe également aux History
Workshops de Wits où s’élabore la critique historienne de l’apartheid, qui nourrit ses
réflexions. Enfin, un dernier indice de sa position à contre-courant de l’académisme
peut être trouvé dans la comparaison que Harris établit entre Derrida et Bob Dylan :
« Derrida était à la vie intellectuelle publique ce que Bob Dylan est à la culture
populaire. Après tout, combien de ‘philosophes’ de la fin du XXe siècle ont-ils eu du
sex-appeal, joué intelligemment avec les médias, produit une série d’‘enregistrements
en direct’, écrit de la ‘fiction’ et de l’‘autobiographie’, incité l’académie à se disputer à
son sujet dans les journaux, fait l’objet d’un film primé de son vivant et provoqué ce
que j’appellerais des gestes iconiques 53 ? » Les affinités intellectuelles et subjectives
avec Derrida ont sans conteste eu pour aiguillon à la fois la trajectoire sociologique
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singulière de Harris, le milieu académique et militant qu’il fréquente et l’influence de
la situation historique de sortie de l’apartheid.

Un nouvel archiviste post-apartheid

Dans une majorité de ses écrits parus après la fin de l’apartheid, Harris aime à
expliciter la position d’où il parle et à partir de laquelle il conçoit le nouveau rôle de
l’archiviste. Son article « The Archival Sliver », paru en 2002 dans Archival Science,
en est un bon exemple 54. Il souligne, avec une certaine affectation, au vu de ses
engagements anciens contre l’apartheid, sa collaboration au régime de l’apartheid
après qu’il entre à la SAS : « Dans mon cas, la complicité frise l’obscénité. J’ai participé
et participe encore activement à pratiquement tous les processus que je critique dans
l’article 55. » Mais l’article n’est pas simplement un écrit de repentance – que celle-ci soit
sincère ou feinte. Harris développe en effet une approche réflexive pour entreprendre
une refondation, voire une réinvention, comme il l’affirme, du rôle social et politique
de l’archiviste, de l’archivistique et des archives. Que doivent être les archives et que
doivent faire les archivistes pour ne pas contribuer à des régimes politiques répressifs ?

51 - Le compagnon de Verne Harris passe du temps en détention en 1988 : voir


L. DURANTI et P. C. FRANKS (dir.), Encyclopedia:::, op. cit., p. 271.
52 - Son mémoire de master, « Land, Labour and Ideology: Government Land Policy and
the Relations Between Africans and Whites on the Land in Northern Natal, 1910-1936 »,
a été publié dans le Archives Year Book for South African History de 1991.
53 - Verne HARRIS, « ‘Something is Happening Here and You Don’t Know What it is’:
Jacques Derrida Unplugged », Journal of the Society of Archivists, 26-1, 2005, p. 131-142, ici
p. 139. La notation sur le film primé renvoie à Derrida, sorti en 2002, dirigé par Kirby Dick
et Amy Ziering. Lire notamment Kirby DICK et Amy ZIERING (dir.), Derrida: Screenplays
and Essays on the Film, New York/Manchester, Routledge/Manchester University Press,
2005. Plus récemment, un autre film a contribué à la renommée de Derrida, D’ailleurs,
Derrida, de Safaa Fathy (2008).
54 - V. HARRIS, « The Archival Sliver », art. cit.
759
55 - Ibid., ici p. 64, n. 1.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

Plus précisément : « [Q]ui devrait être responsable de l’évaluation ? À qui ceux qui
évaluent devraient-ils rendre des comptes ? Quelle devrait être la transparence du
processus ? 56 » Ces questions sur la responsabilité et les mécanismes de son contrôle
sont centrales pour Harris, qui souhaite rompre avec les deux fondements du
« paradigme positiviste » faisant de l’archivistique une science 57. Le premier de ces
fondements assimile les documents constituant les fonds d’archives à un reflet des
réalités passées, simples traces laissées, rassemblées pour être conservées. Selon le
second principe, les archivistes, parés de techniques normalisées et réglementées,
seraient des « gardiens » (custodians) transparents et impartiaux et les « serviteurs
neutres » (neutral handmaid) des historiens. Au contraire, défend Harris, les archivistes
sont des producteurs actifs des fonds mis à disposition pour écrire l’histoire.
Ils engagent leur responsabilité sociale, politique et éthique à chaque étape de leur
travail, de la collecte à la conservation en passant par l’évaluation, la sélection et le tri,
et façonnent donc les archives d’une certaine manière plutôt que d’une autre.
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Ces considérations sur la pratique archivistique en tant qu’intervention, et non en
tant que simple médiation, amènent Harris à poser comme impératif la représentation
des sans-voix, à savoir ceux qui sont toujours absents des archives : « La collecte
devrait être motivée par l’impératif post-apartheid de ‘donner la parole aux sans-
voix’ 58. » Cela requiert, pour lui, de porter une attention particulière aux matériaux
donnant accès aux expériences africaines de l’apartheid et, au sein de ces matériaux,
aux archives privées plus qu’aux archives d’État et aux témoignages oraux davantage
qu’aux documents écrits.
Lorsqu’il paraît en 2002, l’article « The Archival Sliver » représente l’aboutisse-
ment d’une réflexion dans laquelle Harris s’est engagé depuis la fin des années 1980,
illustrée notamment par cinq articles parus entre 1992 et 1997 : « Public Access to
Official Records » en 1992 dans Innovation ; « Towards a Culture of Transparency »
en 1994 dans The American Archivist ; « Exploratory Thoughts on Macroapprasial » dans
Archives News en 1995 ; « Redefining Archives in South Africa » en 1996 dans Archivaria ;
« Claiming Less, Delivering More » en 1997 dans Archivaria 59. Malgré une même ligne
directrice, qui a trait au rôle social et politique des archivistes et des archives, on
observe au fil des textes des transformations dans les thèmes précis interrogés,
les expressions utilisées et les références mobilisées. Ces évolutions renvoient au

56 - V. HARRIS, « The Archival Sliver », art. cit., ici p. 79.


57 - Ibid., ici p. 82-83. Harris ne présente pas, dans cet article, les fondateurs de ce
« paradigme positiviste » ; j’y reviens plus loin en me référant à d’autres de ses articles et
en lien avec les travaux de Terry Cook.
58 - Ibid., ici p. 80.
59 - Verne HARRIS, « Public Access to Official Records and the Record Management
Function of the South African State Archives Service », Innovation, 4, 1992, p. 12-16 ;
Verne HARRIS et Christopher MERRETT, « Towards a Culture of Transparency: Public
Rights of Access to Official Records in South Africa », The American Archivist, 57-4, 1994,
p. 680-692 ; Verne HARRIS, « Exploratory Thoughts on Current State Archives Service
Appraisal Policy and the Conceptual Foundations of Macro-Appraisal », Archives News,
760
37-8, 1995, p. 6-10 ; Id., « Redefining Archives::: », art. cit.
HISTORIOGRAPHIE

passage,enquelquesannées, detravauxdontla formeestprochederapports techniques


ou de manuels méthodologiques à destination des services d’archives nationaux 60,
avec leurs recommandations pratiques sur la collecte, la conservation et l’accès
aux archives, à des écrits qui développent des réflexions épistémologiques, philoso-
phiques et éthiques sur la mémoire, la justice, la réconciliation et le pardon, les derniers
articles de cette période se référant explicitement à l’œuvre de Derrida. Toutes les
publications ultérieures de Harris, qui aboutissent notamment, en 2007, à l’ouvrage
Archives and Justice: A South African Perspective 61, compilation de plusieurs articles
publiés depuis 1994, témoignent, dans le style et les idées exposées, de l’ancrage
croissant de ses réflexions dans les considérations derridiennes sur l’« archive ». Dans
nombre de ces écrits, Harris donne des clés de lecture sur l’évolution de sa pensée.
Ainsi, un an après le décès de Derrida, en 2004, il publie un texte, entre essai et
nécrologie, qui fournit des éléments précis d’information sur sa découverte de l’œuvre
du philosophe 62. Harris fait de 1994 une année charnière non seulement sur le plan
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historique, avec le changement de régime sud-africain, mais aussi sur le plan per-
sonnel, puisqu’il découvre alors la pensée de Derrida : « pour l’Afrique du Sud, cette
année-là a marqué la fin officielle de l’apartheid. Pour moi, en tant que penseur et
écrivain archiviste, elle a marqué ma libération d’une camisole de force 63 ». Toutefois,
selon Harris, cette libération du carcan de l’apartheid n’a pas immédiatement trans-
formé le discours archivistique sud-africain 64, et c’est moins la fin de l’apartheid en
elle-même que les transformations sociales et intellectuelles qui la devancent de peu
et celles qu’elle a entraînées, réfractées par le champ archivistique, qui ont été
déterminantes. Si les conceptions défendues par Harris s’appuient sur son expérience
personnelle d’archiviste blanc sud-africain aux prises avec un régime raciste, autoritaire
et destructeur d’archives, dans une situation historique de condamnation politique et
morale de ce régime ayant conduit à son écroulement, elles sont donc également le
produit d’une conversation progressive avec le courant postmoderne puis la philo-
sophie de Derrida – d’abord par la rencontre avec des archivistes d’autres pays, au
début des années 1990, puis directement avec le philosophe et ses textes. C’est ce
cheminement que je vais retracer maintenant.

Médiation : une théorie archivistique critique


La médiation de l’œuvre de Derrida par l’archivistique canadienne, américaine et
néerlandaise, et en son sein par des archivistes singuliers, cherchant à fonder ce que

60 - Harris rédige aussi des manuels techniques ou des guides professionnels, tel Guide to
microfilms in the Natal Archives Depot, Pietermariztburg, Pretoria, SAS, 1990.
61 - Verne HARRIS, Archives and Justice: A South African Perspective, Chicago, Society of
American Archivists, 2007.
62 - Id., « ‘Something is Happening::: », art. cit.
63 - Ibid., ici p. 3.
64 - Verne HARRIS, « Archivists, Archives and Professionalism », South African Historical
761
Journal, 32-1, 1995, p. 334-336.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

j’appelle ici une théorie archivistique critique 65, a été un rouage essentiel de la reprise de
la notion derridienne d’« archive » en Afrique du Sud. S’il y a bien un « champ d’origine »
de la notion d’« archive », il n’y a donc pas un « champ de réception » unique, mais
plusieurs qui, pour nuancer la métaphore communicationnelle de la sociologie de la
circulation des idées, sont plutôt des champs de médiation connectés les uns aux autres.
Pour Bourdieu, c’est le décalage entre deux champs qui engendre des opérations de
lectures singulières et entraîne des inflexions conceptuelles, « les lecteurs appliquant
à l’œuvre des catégories de perception et des problématiques qui sont le produit d’un
champ de production différent 66 ». L’existence de médiations – dans notre cas, la théorie
archivistique critique – complexifie néanmoins l’appréhension de modes de contacts
entre champs, et celle des usages et des interprétations qui sont faites des idées. Les
transformations observées dans les écrits de Harris ne reflètent ainsi pas simplement
sa confrontation directe avec la philosophie derridienne et la French Theory à laquelle
celle-ci a pu être arrimée, mais révèlent aussi l’« impact explosif 67 » sur sa propre
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pensée de deux conférences internationales organisées en Afrique du Sud par des
tenants d’une archivistique critique pour débattre des archives et de leur public alors
que le pays emprunte la voie de la démocratie.

Eric Ketelaar et Terry Cook en Afrique du Sud

Deux conférences successives se tiennent en Afrique du Sud au milieu des


années 1990 qui, selon Harris, vont agir comme de véritables « zones de contact »
entre une archivistique sud-africaine jusque-là outil du système de l’apartheid,
refermé sur lui-même et « exclu des échanges internationaux d’idées et de ressources
professionnelles 68 », et les nouvelles approches des archives qui se développent
hors d’Afrique du Sud. La première, intitulée « Archives and Users in Changing
Societies », se tient à Pretoria en août 1992. Organisée par la SASA et l’AMLIB
(Association of Archivists and Manuscript Librarians), elle est la première rencontre
internationale sur les archives à se tenir en Afrique du Sud. Elle rassemble plusieurs
directeurs d’archives nationales venus de l’étranger, dont Eric Ketelaar, General
State Archivist des Pays-Bas (1989-1997) et professeur en archivistique à l’université
de Leyde. La seconde, « Archives for the People: Securing an Archival Heritage »,
organisée en novembre 1994, donne notamment la parole à Terry Cook, directeur de
la division de la mise à disposition des documents des Archives nationales du Canada.

65 - Cook parle de « world archival thinking » (pensée archivistique mondiale) pour


évoquer l’ampleur et l’internationalisation de la théorie archivistique critique dans les
années 1990 (Terry COOK, « Electronic Records, Paper Minds: The Revolution in
Information Management and Archives in the Post-Custodial and Post-Modernist Era »,
Archives & Manuscripts, 22-2, 1994, p. 300-328), notamment amorcée par Hugh A. TAYLOR
(« Transformation in the Archives: Technological Adjustment or Paradigm Shift ? »,
Archivaria, 25, 1987-1988, p. 12-28) ; le monde archivistique français est, à cette époque,
manifestement absent des revues Archival Science, Archivaria et The American Archivist.
66 - P. BOURDIEU, « Les conditions sociales::: », art. cit, ici p. 4-5.
67 - Ibid., ici p. 80, n. 42.
762
68 - V. HARRIS, « Redefining Archives::: », art. cit., ici p. 8.
HISTORIOGRAPHIE

Les réflexions que ces responsables d’archives nationales introduisent bouleversent,


selon Harris, les fondements positivistes de l’archivistique sud-africaine, en inter-
rogeant les opérations archivistiques dans ce qu’elles ont de plus technique aussi
bien que l’ambition archivistique dans son ensemble. Leur invitation en Afrique
de Sud n’est pas le fruit du hasard. Harris cite par exemple les travaux de Cook dans
un article qu’il publie en 1993 (soit un an avant la venue de celui-ci), issu de sa
communication à la conférence « Archives and Users in Changing Societies » de 1992,
et indique dans « The Archival Sliver » que Cook fut expressément invité pour
aborder certains thèmes, ce qui témoigne de la connaissance préalable qu’il avait de
ses travaux 69.
Lors de ces conférences, Ketelaar, en 1992, puis Cook, en 1994, présentent
les nouvelles approches dont ils sont, chacun dans leur pays, les promoteurs depuis
plusieurs années. Ils invitent essentiellement à sortir de la micro-évaluation
(microappraisal), méthode centrée sur le document ou le fonds pris comme unité de
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traitement et portant sur sa valeur archivistique (en particulier à l’aune de son
authenticité, de son contenu informatif, de sa qualité physique et de sa rareté), et à
adopter la macro-évaluation (macroappraisal), qui évalue le potentiel documentaire
de vastes corpus de documents par rapport à leur contexte et à leurs auteurs de
production (organismes, institutions, individus) ainsi qu’à leur signification sociale.
Parce que la macro-évaluation induit la sélection des documents à conserver et,
partant, la destruction de ceux rejetés, elle doit reposer sur des principes stricts de
représentation des enjeux sociaux propres à un contexte historique et à des points
de vue différents portés sur ces enjeux. Le débat sur la méthode que les deux
archivistes introduisent est donc intrinsèquement lié à des interrogations plus
vastes sur les archives comme projet de société qui résonnent avec force dans la
situation historique que traverse l’Afrique du Sud. Ketelaar oriente la discussion
vers ce qu’il nomme le principe démocratique – et plus largement éthique – qui
doit être posé au soubassement de toute intention archivistique et qui oblige à
repenser radicalement la pratique archivistique : alors que la micro-évaluation avait
en vue les historiens pour usagers, la macro-évaluation vise la société dans son
ensemble, son but étant de sélectionner et de conserver des matériaux qui reflètent
la diversité des expériences historiques et qui soient accessibles à tous. L’article
que Ketelaar publie à la suite de la conférence de Pretoria, qui reprend son
intervention et paraît la même année, insiste sur le fait que les archives doivent
être, pour citer son titre, celles « du peuple, pour le peuple, par le peuple » 70 – une

69 - Id., « Community Resource or Scholars’ Domain ? Archival Public Programming and


the User as a Factor in Shaping Archival Theory and Practice », South African Archives
Journal, 35, 1993. On constate que Harris consulte à cette époque Archivaria : il cite cinq
articles, dont deux de Terry Cook, tous principalement tirés du numéro 31 daté de
l’hiver 1990-1991. Il consulte aussi The American Archivist (quatre articles sont cités, datant
de 1981, de 1982, de 1987 et de 1988). V. HARRIS, « The Archival Sliver », art. cit., ici p. 80,
n. 42 : « La [macro-évaluation] a été la principale raison pour laquelle le service des
archives de l’État l’a invité [Cook] à visiter le pays en 1994. »
70 - Eric KETELAAR, « Archives of the People, by the People, for the People », South
763
African Archives Journal, 34, 1992, p. 5-16, republié dans Eric KETELAAR, The Archival
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

formule qui a marqué les esprits. Éthico-normatif, le propos de Ketelaar est aussi
éthico-juridique en ce qu’il enjoint de transcrire dans la loi les principes éthiques
qui doivent guider l’archivistique.
Selon Harris, la communication de Ketelaar, qui introduit pour la première
fois en Afrique du Sud l’approche de la macro-évaluation, telle qu’elle était alors
pratiquée aux Pays-Bas, a été « reçue avec scepticisme » par le SAS 71 et n’a pas eu
de répercussions chez les archivistes d’État. Il faut attendre 1994 et la venue de
Cook pour que l’approche suscite l’intérêt au point que le SAS mette en place un
comité qui, en 1996, en recommande l’adoption 72. À cette époque, Cook a
quarante-sept ans ; il est déjà un auteur prolixe qui œuvre à renouveler les
questionnements sur les archives. Membre actif du comité de rédaction puis
éditeur en chef, pendant dix-huit ans, d’Archivaria, revue de l’Association of
Canadian Archivists créée à la fin des années 1970 où s’exprime la nouvelle critique
théorique des archives, il publie régulièrement dans cette dernière. Décédé en
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mai 2014, il est présenté, dans la nécrologie de Tom Nesmith, comme « le plus
éminent archiviste que le Canada ait produit 73 ». Il avait rejoint les Public Archives
of Canada (PAC) en 1975 – qu’il quitte en 1998 – alors qu’il était en thèse d’histoire
à la Queen’s University, dans l’Ontario (1977). Dans ses réflexions sur la macro-
évaluation, Cook cherche particulièrement à affronter le défi que posent à
l’archivistique classique la croissance exponentielle des masses d’informations, la
variété des supports et l’accessibilité accrue à l’ère du numérique 74. Les rapports
entre dématérialisation de l’information, multiplication des sources et approche
par la macro-évaluation constituent le cœur d’une de ses deux présentations à la
conférence « Archives for the People » de 1994 75. Selon lui, les bouleversements

Image. Collected essays, Hilversum, Verloren, 1997, p. 15-26. Un second article de Ketelaar
est issu de ces rencontres : « Unfolding South African Archives: A Candid Report on a
Working Visit », South African Archives Journal, 35, 1993, p. 53-66.
71 - V. HARRIS, « The Archival Sliver », art. cit., ici p. 80, n. 42 : « La macro-évaluation est
devenue un sujet de débat dans les archives sud-africaines lors de la visite d’Eric
Ketelaar dans le pays en 1992. Son compte-rendu du projet néerlandais PIVOT [Project
Introduction Cutting Transfer Term] a été accueilli avec scepticisme [:::] ».
72 - Harris a publié un article sur les répercussions de la venue de Terry Cook et de sa
femme Sharon, historienne : Verne HARRIS, « One Hell of a Pair: Personal Reflections
on the Visit to South Africa by Terry and Sharon Cook, November 1994 », Archives News,
37-7, 1995.
73 - Tom NESMITH, « Obituary: Terry Cook, 1947-2014 », Archivaria, 79, 2015, p. 207-213.
Tom Nesmith est l’un des auteurs de référence de la théorie archivistique critique :
voir notamment Id., « Seeing Archives: Postmodernism and the Changing Intellectual
Place of Archives », The American Archivist, 65-1, 2002, p. 24-41.
74 - Terry COOK, « Macroappraisal in Theory and Practice: Origins, Characteristics, and
Implementation in Canada, 1950-2000 », Archival Science, 5-2, 2005, p. 101-161.
75 - Cook publie cette communication sous le titre « Keeping Our Electronic Memory:
Approaches for Securing Computer-generated Records », South African Archives Journal,
37, 1995, p. 79-95. Sur ce même thème, voir T. COOK, « Electronic Records::: », art. cit.,
764
plus souvent cité.
HISTORIOGRAPHIE

dans la production et la circulation documentaire rendent caduques les conceptions


positivistes de l’archivistique de la première moitié du XXe siècle, toujours
largement enseignées aux archivistes d’aujourd’hui.

Emprunts à l’archivistique critique

Afin de montrer avec précision la reprise par Harris des réflexions de Cook et
de Ketelaar, prenons pour point de départ un article souvent cité de Cook de 1997,
« What is Past is Prologue », directement issu des réflexions présentées en
Afrique du Sud en 1994, parues dès l’année suivante dans le South African Archives
Journal sous le titre « From the Record to Its Context » 76. Cook y rappelle que le
Britannique Hilary Jenkinson, avec son Manual of Archive Administration paru dans
les années 1930, et l’Américain Theodore Schellenberg, avec Modern Archives,
publié en 1956, sont les pères de l’archivistique classique 77. Pour le premier, les
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archives constituent des preuves, dans une perspective judiciaire. Pour le second,
la valeur des archives combine à la fois celle qui leur était octroyée par les
institutions qui les ont produites et leur valeur en tant que sources pour écrire
l’histoire. La principale assise de ces deux archivistes est le célèbre Dutch Manual
publié en 1898 – que Schellenberg appelle « la Bible des archivistes modernes ».
Si Schellenberg voit en Jenkinson le tenant d’une archivistique déjà dépassée – il
le traite de « vieux fossile » –, tous deux ont en commun de concevoir les archives
comme des restes, de simples traces, que l’on se contente de rassembler et de
conserver, non comme le produit de l’acte de l’archiviste 78. Jenkinson affirme ainsi :
« les archives ne sont pas collectées : je souhaite que le mot ‘collecte’ soit banni
du vocabulaire des archivistes [:::]. Elles se sont retrouvées ensemble et elles sont
parvenues à leur arrangement final par un processus naturel : [elles] sont une
croissance, presque, pourrait-on dire, autant qu’un organisme comme un arbre ou un
animal 79 ». Dans ses travaux, Cook défend avec force le dépassement de ces
prémisses, non seulement inadaptées aux temps présents, car les supports
documentaires ont été bouleversés par internet, mais aussi aveugles à la réalité du
geste archivistique. Loin de se réduire à des restes ou des traces laissées là, les archives
sont le résultat d’une intervention, l’archivage, opéré par des agents, les archivistes.

76 - Id., « What is Past is Prologue: A History of Archival Ideas since 1898, and the Future
Paradigm Shift », Archivaria, 43, 1997, p. 17-63 ; Id., « From the Record to Its Context:
The Theory and Practice of Archival Appraisal Since Jenkinson », South African Archives
Journal, 37, 1995, p. 32-52.
77 - Hilary JENKINSON, A Manual of Archive Administration Including the Problems of
War archives and Archive Making, Oxford, Clarendon Press, 1922 (réédité avec des
ajouts en 1937) ; Theodore R. SCHELLENBERG, Modern Archives: Principles and Techniques,
Melbourne, Cheshire, 1956.
78 - Samuel MULLER FZ., Johan A. FEITH et Robert FRUIN, Manual for the Arrangement
and Description of Archives: Drawn up by Direction of the Netherlands Association of Archivists,
trad. par A. H. Leavitt, Chicago, Society of American Archivists, [1898] 2003. Voir aussi
Eric KETELAAR, « Archival Theory and the Dutch Manual », Archivaria, 41, 1996, p. 31-40.
765
79 - Cité dans T. NESMITH « Seeing Archives::: », art. cit., ici p. 28.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

Ces derniers ne font pas que décrire, ranger et garder des documents de façon
neutre et objective : ils les évaluent et les sélectionnent, c’est-à-dire décident de les
conserver ou de les rejeter, en choisissant ce qui mérite ou non d’être représenté
et mis à disposition pour les usagers futurs. L’archivistique, selon Cook, doit être
« post-conservatrice » (post-custodial), un concept qu’il reprend à l’archiviste F. Gerald
Ham 80 : le temps est fini où les documents étaient enfermés dans des dépôts, des
bâtiments (in custody) et où les archivistes étaient leurs « gardiens » (custodians). La
« révolution post-custodiale » est, pour Cook, une rupture épistémologique qui doit
opérer le passage du contenu au contexte, de l’artefact au processus qui le crée, de la
matière (matter) à l’esprit (mind) 81.
Si l’on ne voit guère, chez Harris, de reprise systématique de la notion de
« post-custodial », l’influence des réflexions de Ketelaar et de Cook sur les articles
qu’il publie après 1992 est indéniable, tant au regard des notions utilisées que des
textes mobilisés. Dès 1993, il appelle le Dutch Manual la « bible des archivistes
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sud-africains », dans un écho parodique aux propos de Schellenberg, et qualifie
Jenkinson de « guru » des archivistes sud-africains 82. Sa rupture avec l’archivistique
classique s’affirme dans ses écrits au fil des ans. Ainsi, en 2004, Harris propose une
recension de quatre ouvrages, parmi lesquels une réédition du Dutch Manual 83,
dans laquelle il regrette que la nouvelle introduction de ce manuel – dont Ketelaar
est pourtant l’un des rédacteurs – passe à côté de deux questions essentielles quant
aux nouvelles manières d’interroger les archives : celle de savoir pourquoi certains
pays ont été plus réceptifs que d’autres au manuel, et celle des effets sociaux
des archives. Il réintègre donc dans l’analyse le monde environnant, toujours à
partir du cas sud-africain : « En Afrique du Sud, où le Manual a eu une influence
considérable, il faudrait au moins se pencher sur l’empreinte du colonialisme
néerlandais, le cadre eurocentrique des élites sud-africaines et les obsessions de
l’apartheid pour le ‘système’, la ‘science’, l’‘organique’ et l’imposition de règles 84. »
Par ailleurs, Harris s’engage, à la suite de la venue de Ketelaar en Afrique du Sud,
dans des réflexions approfondies sur la macro-évaluation. Il cite amplement ce
dernier, comme dans « Towards a Culture of Transparency », paru en 1993 85, puis
Cook, après 1994, et enfin tout un ensemble de références relevant de la théorie

80 - F. Gerald HAM, « Archival Strategies for the Post-Custodial Era », The American
Archivist, 44-3, 1981, p. 207-216.
81 - Voir Terry COOK, « Mind Over Matter: Towards a New Theory of Archival
Appraisal », in B. L. CRAIG (dir.), The Archival Imagination: Essays in Honour of Hugh
A. Taylor, Ottawa, Association of Canadian Archivists, 1992, p. 38-70.
82 - V. HARRIS, « Community Resource::: », art. cit.
83 - L’introduction à cette réédition de 2003 du Dutch Manual (S. MULLER Fz., J. A. FAITH
et R. FRUIN, Manual for the Arrangement:::, op. cit.) a été écrite par Peter Horsman, Eric
Ketelaar et Theo Thomassen (p. V-XXXIII). Un des quatre autres ouvrages recensés de
Harris est une sélection d’écrits de Jenkinson : Roger H. ELLIS et Peter WALNE (éd.),
Selected Writings of Sir Hilary Jenkinson, Chicago, Society of American Archivists, 2003.
84 - Verne HARRIS, « Concerned with the Writings of Others: Archival Canons, Discourses
and Voices », Journal of the Society of Archivists, 25-2, 2004, p. 211-220, ici p. 213.
766
85 - V. HARRIS et C. MERRETT, « Towards a Culture of Transparency::: », art. cit.
HISTORIOGRAPHIE

archivistique critique que ces deux auteurs mobilisent. L’usage récurrent de


certains termes ou formules – tels custodians et handmaiden, repérés dans « The
Archival Sliver » – est aussi révélateur des liaisons qui s’établissent avec le champ
archivistique nord-américain. Ces termes semblent d’autant plus fréquents que
Harris réutilise des passages entiers de certains de ses propres écrits dans ses
nouveaux articles. Comme il le rapporte dans son essai nécrologique sur Derrida, la
nouvelle archivistique critique fut pour lui une révélation au sein d’une littérature
qui, avant 1996, constitue « l’un des ensembles de travaux écrits les plus ennuyeux
que l’on puisse imaginer 86 ». Les travaux de Cook sont alors l’exception qui
confirme la règle, et Harris reconnaît ne pas avoir pris la mesure de ceux de Brien
Brothman, l’un des premiers archivistes à opérer la jonction entre le monde des
archivistes et l’œuvre philosophique de Derrida au début des années 1990 87.
Les références à la notion de « postmodernisme » apparaissent également
dans les travaux de Harris après 1994, montrant l’inscription des réflexions qu’il
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développe dans le champ élargi de la French Theory. La notion de postmodernisme
y renvoie, suivant Cook et en référence à l’œuvre de Lyotard 88, à une « condition
postmoderne » définie comme l’ère de la mise en cause du positivisme et de la
marchandisation de l’information. Parmi les auteurs de la French Theory associés au
postmodernisme, Harris mentionne parfois, aux côtés de Lyotard, le nom de
Foucault. C’est principalement Surveiller et punir. Naissance de la prison et, extraite
de cet ouvrage, l’image du panoptique de Jeremy Bentham, qui sont mobilisés pour
dénoncer l’ambition totalisante d’un système archivistique qui enferme, surveille et
contrôle 89. La polysémie des termes custody (conservation/prison) et custodians
(conservateurs/gardiens), utilisés dans l’archivistique anglophone mais qui renvoient
aussi au système carcéral, permet l’association faite entre archives et prisons. Le
concept d’« archive » au singulier tel qu’il a été élaboré par Foucault dans L’archéologie
du savoir peut faire l’objet d’une mention, mais celle-ci se limite généralement à
citer mot pour mot la définition foucaldienne de l’archive comme « le système général de
la formation et de la transformation des énoncés 90 ». Rarement examinée de façon

86 - V. HARRIS, « ‘Something is Happening::: », art. cit., ici p. 141, n. 7.


87 - Ibid., ici p. 140, n. 4. Voir Brien BROTHMAN, « The Limits of Limits: Derridean
Deconstruction and the Archival Institution », Archivaria, 36, 1993, p. 205-220. Cet auteur
fera aussi paraître une recension de Archive Fever : Brien BROTHMAN, « Jacques Derrida,
Archive Fever », Archivaria, 43, 1996, p. 191-192.
88 - L’ouvrage de Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir,
Paris, Éd. de Minuit, 1979 est traduit en anglais en 1984 (Minneapolis, University of
Minnesota Press). Voir, par exemple, chez Harris, dans « The Archival Sliver » (art. cit.), la
courte référence à Lyotard à la fin de la page 83.
89 - Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ;
l’ouvrage a été publié en anglais dès 1977 sous le titre Discipline and Punish: The Birth of the
Prison, trad. par A. Sheridan, New York, Pantheon Books.
90 - Id., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 179 (l’auteur souligne). Voir plus
largement les pages 177-179, souvent citées, de son chapitre « L’énoncé et l’archive », où
Foucault explique ce qu’il entend par « archive ». L’ouvrage sort en anglais sous le titre
The Archaeology of Knowledge (trad. par A. Sheridan, New York, Pantheon Books, 1972) tout
767
juste trois ans après sa parution française.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

approfondie toutefois, l’« archive » foucaldienne semble n’avoir guère été, chez
Harris et chez les archivistes critiques nord-américains, un concept opératoire
pour repenser l’administration des archives, indéniablement pour la raison que
l’« archive », chez Foucault, n’a pas directement à voir avec les archives au sens
classique du terme 91. Celui-ci ne s’en est d’ailleurs jamais caché : « Par ce terme
[‘archive’], je n’entends pas la somme de tous les textes qu’une culture a gardés par-
devers elle comme documents de son propre passé, ou comme témoignage de son
identité maintenue ; je n’entends pas non plus les institutions qui, dans une société
donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on veut garder la
mémoire et maintenir la libre disposition 92. » Si, en 1996, Archive Fever détrône, dans
le monde anglophone, la conceptualisation de l’« archive » proposée par Foucault,
jusque-là pourtant bien placée au sein de la théorie archivistique critique, c’est parce
que Derrida, contrairement à ce dernier, élabore sa notion d’« archive » en lien étroit
avec une réflexion sur « les archives ». Les traces triées, organisées, hiérarchisées
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sont constitutives, dans sa pensée, tout autant de l’archive que des archives, et les
« archontes » incarnent tout type de contrôle qui s’exerce sur elle(s). L’« archive »
derridienne est donc plus aisée à manipuler, faisant la jonction directe entre le savoir
et le pouvoir et ouvrant sur un thème devenu central dans les débats publics
mondialisés : la mémoire. Les rapports qui se dessinent entre archive(s), savoir,
pouvoir et mémoire, et leur lien avec les enjeux de la réconciliation et du pardon en
Afrique du Sud dans les années 1990 expliquent la connexion plus immédiate qui
s’opère alors entre Derrida et Harris.

Derrida en Afrique du Sud


Les interrogations qui s’esquissent au sein de l’archivistique en Afrique du Sud dans
la première moitié des années 1990, au contact de la théorie archivistique critique
anglophone, rencontrent directement la philosophie de Derrida et sa notion d’archive
lors d’une troisième conférence qui se tient à l’université de Wits, à Johannesburg,
en août 1998. Derrida y participe. Cette conférence s’inscrit dans une série de
séminaires, les History Workshops, organisés par des historiens et des archivistes sud-
africains qui réfléchissent collectivement aux enjeux scientifiques, politiques et
éthiques de la sortie de l’apartheid et aux nouvelles responsabilités qui leur
incombent. Elle aboutit à la publication, en 2002, d’un ouvrage collectif, Refiguring the
Archive. Devenu l’une des références incontournables au sein du tournant
archivistique internationalisé, ce livre est coédité par plusieurs des organisateurs et
participants des History Workshops, dont l’archiviste Harris et l’historienne Carolyn
Hamilton, connue pour ses travaux sur les rapports entre archives, savoir et

91 - Voir à ce propos Denise OGILVIE, « Paradoxe de ‘l’archive’ », Sociétés et représentations,


43-1, 2017, p. 121-134.
768
92 - M. FOUCAULT, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 177.
HISTORIOGRAPHIE

politique – notamment dans son ouvrage réputé sur le roi zulu Shaka 93 – et qui fut aussi
une activiste anti-apartheid en même temps que l’une des rédactrices des discours de
Mandela. Les diverses contributions qui forment Refiguring the Archive révèlent l’« effet
Derrida » en Afrique du Sud ; la venue du philosophe dans le pays a été un moment
charnière pour le transfert, la traduction et la réinterprétation de sa notion d’« archive »
dans l’objectif d’une refondation épistémologique des archives sud-africaines.

L’invitation à Derrida

Derrida est invité en Afrique du Sud non seulement pour sa philosophie de


l’« archive », mais aussi en raison de son engagement éthique et politique contre
l’apartheid. Celui-ci a donné lieu à une controverse qui a contribué à faire connaître
le philosophe auprès des universitaires sud-africains dans le milieu des années 1980.
Dès les années 1970, Derrida suit en effet de près les luttes contre l’apartheid, en
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particulier à travers le parcours politique de Mandela 94. En 1983, il fait partie des
universitaires invités à participer à l’événement Art contre = against Apartheid, une
ambitieuse exposition itinérante soutenue par le Comité spécial des Nations unies
contre l’Apartheid, qui rassemble les œuvres de quatre-vingt-cinq célèbres artistes
internationaux et s’ouvre à Paris au mois de novembre. Dans le catalogue de
l’exposition, il publie l’article « Le dernier mot du racisme », une réflexion sur
l’apartheid comme racisme d’État appuyé sur un discours de la race produit par
l’Occident, « système de partition, barbelés, foules des solitudes quadrillées », « sinistre
boursouflure sur le corps du monde » 95. Ce texte, rendu visible grâce à l’écho
international dont bénéficia l’exposition, a provoqué une réaction virulente de deux
historiens sud-africains Anne McClintock et Rob Nixon, et une réponse encore plus
incisive de Derrida 96. Cette dispute paraît dans les pages d’une revue très en vue de
l’université de Chicago associée à la French Theory : Critical Inquiry. Les deux
historiens fustigent Derrida pour la lecture anhistorique de l’apartheid qu’il aurait
proposée, tandis que le philosophe leur reproche de reconduire – voire de valider –
le langage et la politique de l’État sud-africain raciste 97, en raison de leur incapacité à

93 - Carolyn HAMILTON et al. (dir.), Refiguring the Archive, Le Cap, David Philip, 2002 ;
Carolyn HAMILTON, Terrific Majesty: The Power of Shaka Zulu and the Limits of Historical
Invention, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
94 - Plus généralement, sur les engagements politiques de Derrida, lire Jean-Claude
MONOD, « ‘Plus d’un’ engagement – Derrida », Mouvements, 41-4, 2005, p. 141-146.
95 - Jacques DERRIDA, « Le dernier mot du racisme », in B. DAVIDSON, J. DERRIDA,
M. LEIRIS, E. PIGNON-ERNEST et A. SAURA, Art contre = against Apartheid (Abakanowicz,
Amado, Andre, Arman:::), Paris, Les artistes du monde contre l’apartheid, 1983 (catalogue
de l’exposition).
96 - Anne MCCLINTOCK et Rob NIXON, « No Names Apart: The Separation of Word and
History in Derrida’s ‘Le dernier mot du racisme’ », Critical Inquiry, 13-1, 1986, p. 140-154 ;
Jacques DERRIDA, « But, beyond::: (Open Letter to Anne McClintock and Rob Nixon) »,
trad. par P. Kamuf, Critical Inquiry, 13-1, 1986, p. 155-170.
97 - Pour aller plus loin, voir Brian FULELA, « Checking the Post: Derrida and the
Apartheid Debate », Alternation, 15-2, 2008, p. 11-37 et Christopher FYNSK « Apartheid,
769
Word and History », boundary 2, 16-2/3, 1989, p. 1-12.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

penser l’apartheid dans l’horizon de l’universel, en confondant le mot et la chose.


L’attaque ne rebute pas Derrida qui publie, trois ans plus tard, en 1986, son chapitre
« Admiration de Nelson Mandela ou les lois de la réflexion » dans l’ouvrage collectif
Pour Nelson Mandela. Il y montre que Mandela est admirable parce qu’il s’est sacrifié
pour ré-instituer la loi au nom d’une morale supérieure, s’adressant donc « à la justice
universelle par-dessus la tête de ses juges d’un jour 98 ». En 1993, Spectres de Marx
s’ouvre sur un court texte en hommage à Chris Hani, militant sud-africain noir et
communiste, assassiné le 10 avril 1993. Derrida y rappelle que l’apartheid peut être fait
métonymie pour « déchiffrer à travers sa singularité tant d’autres violences en cours
dans le monde », et qu’un homme singulier devenu héros populaire de la résistance
contre l’apartheid, s’il ne doit jamais être fait figure, symbole ou « paradigme » d’autre
chose que lui-même, peut toutefois représenter le communisme et la liberté – d’autant
plus que les assassins racistes blancs ont eux-mêmes affirmé qu’en attaquant Chris
Hani, « ils s’en prenaient à un communiste » et qu’à travers lui, ils ont voulu « saboter
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une démocratisation en cours » 99. Enfin, en 2004, Derrida revient sur les thèmes de la
réconciliation et du pardon en Afrique du Sud dans un texte pour la revue Le genre
humain, intitulé « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ? ». Il y souligne la spécificité
du cas sud-africain par rapport à d’autres expériences historiques de réconciliation
nationale, qui fut de tenter de conditionner le pardon à l’établissement de la vérité sur
les faits du passé 100. Ce texte, qui est la transcription d’une communication dans le
séminaire « Le parjure et le pardon » qu’il organise à l’EHESS de 1998 à 1999, est écrit
juste à son retour de Wits 101. Le voyage sud-africain avait été par ailleurs l’occasion
pour le philosophe de rencontrer Mandela pour la première fois – expérience dont il
relate des éléments dans un dialogue avec Roudinesco, paru en 2001, où la résistance
de Mandela à l’épreuve de l’emprisonnement, pendant vingt-sept ans, est l’objet
central du propos 102.
L’invitation à Derrida pour présenter Archive Fever à Wits procède sans
conteste de sa dénonciation sans relâche du régime de l’apartheid. Harris explique
ainsi, dans son essai nécrologique sur Derrida de 2005, combien les textes du
philosophe sur l’Afrique du Sud ont été déterminants dans l’attrait que Derrida a
exercé sur lui, ceci avant même qu’il parvienne à entrer dans l’œuvre elle-même,
qu’il jugeait « intimidante – et parfois impénétrable 103 ». C’est en 1995 qu’il étudie

98 - Jacques DERRIDA, « Admiration de Nelson Mandela ou les lois de la réflexion »,


in J. DERRIDA et al.,Pour Nelson Mandela, Paris, Gallimard, 1986, p. 79. Le texte est repris
dans son livre Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987.
99 - Id., Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 11 et 12.
100 - Id., « Versöhnung, ubuntu, pardon : quel genre ? », no spécial « Vérité, réconciliation,
réparation », Le genre humain, 43-2, 2004, p. 111-156.
101 - Ibid., n. 1, p. 154. Dans la n. 5, p. 155, Derrida fait à nouveau référence au colloque de
Wits ; il mentionne son chapitre paru dans Refiguring the Archive (op. cit.) et indique que cet
ouvrage collectif « est d’une grande richesse, indispensable même, pour quiconque
s’intéresse à cette histoire [celle des archives à la fin de l’apartheid] ».
102 - J. DERRIDA et É. ROUDINESCO, De quoi demain:::, op. cit.
770
103 - V. HARRIS, « ‘Something is Happening::: », art. cit., ici p. 132.
HISTORIOGRAPHIE

pour la première fois, de manière approfondie, un texte de Derrida, Sendoffs 104. Il en


prend connaissance par l’intermédiaire de Cook auquel il rend visite au Canada et qui
le reçoit chez lui. Selon Harris, Sendoffs a fait naître en lui des impressions plus qu’une
vraie compréhension : « Je l’ai lu sans en comprendre un mot, mais j’ai été intrigué par
les rythmes, les registres et les motifs de l’écriture 105. » C’est alors qu’il découvre les
textes de Derrida contre l’apartheid et l’ouvrage en l’honneur de Mandela, For Nelson
Mandela, paru en anglais un an après sa sortie française 106. Ces textes, dit Harris,
« constituaient à mes yeux de sérieuses références ». Aussi est-il favorablement
disposé à accueillir Archive Fever lorsque l’ouvrage paraît en 1996. Même s’il ne la
comprend pas bien encore, Harris s’est rendu réceptif à l’œuvre philosophique de
Derrida, d’autant plus que c’est Cook, devenu un collège et un ami, qui la porte à son
attention – ce qui témoigne à nouveau du rôle de la sociabilité professionnelle devenue
amicale dans la circulation des idées. Par ailleurs, il sait la place que le philosophe
occupe au sein des approches postmodernes qu’il a découvertes par l’intermédiaire
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de la théorie archivistique critique canadienne et américaine. Enfin, il porte au crédit
du philosophe son engagement politique contre l’apartheid. Harris décrit ainsi son
appétit pour Archive Fever : « quand son livre Archive Fever est paru en 1996, je l’ai
dévoré, le lisant trois fois en l’espace de douze mois ». Il dépeint cette découverte
comme une révélation, mais aussi comme une rencontre quasiment sensuelle et un
aiguillon pour l’imagination : « Je me sentais comme si j’avais découvert le Cantique
des cantiques dans l’Ancien Testament – après une décennie de lecture de la littérature
sur les archives, il y avait enfin un texte sur les archives qui dansait avec imagination
et libido » 107. La rencontre intellectuelle, émotionnelle et politique qui, pour Harris,
s’établit pleinement en 1996 à la lecture d’Archive Fever, se parachève durant la visite de
Derrida en Afrique du Sud deux ans plus tard.

Archive Fever en Afrique du Sud

La rencontre de Wits permet à Derrida d’interroger les débats qui se tiennent sur
les archives au sein de la Commission Vérité et Réconciliation. Le philosophe
ouvre sa conférence, publiée sous le titre « Archive Fever in South Africa » dans
Refiguring the Archive, en indiquant qu’il ne va pas présenter Archive Fever à son
auditoire – il affirme ne plus se souvenir de l’ouvrage 108 –, mais plutôt parler du défi

104 - Jacques DERRIDA, Sendoffs, Cambridge, Harvard University Press, 1990. Il s’agit de
la traduction de « Coups d’envoi (pour le Collège international de philosophie) (1982) »,
in J. DERRIDA, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 577-618, dont la version
française date de 1982. Ce texte est issu d’un rapport rédigé par plusieurs philosophes,
dont Derrida, sur la fondation du Collège international de philosophie.
105 - V. HARRIS, « ‘Something is Happening::: », art. cit., ici p. 132.
106 - L’ouvrage en anglais paraît en 1987, coédité par Derrida et Mustapha Tlili, sous le
titre For Nelson Mandela (New York, Seaver Books/Henry Holt & Co).
107 - V. HARRIS, « ‘Something is Happening::: », art. cit. : toutes les citations indiquées se
trouvent à la page 132.
108 - Jacques DERRIDA, « Archive Fever in South Africa », in C. HAMILTON et al.,
771
Refiguring the Archive, op. cit., p. 38 ; ibid., « J’ai complètement oublié le livre ! Presque
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

que les archives représentent pour l’Afrique du Sud. Si son exposé n’en prend pas
moins appui sur les réflexions élaborées dans Archive Fever, je vais souligner ce que sa
conférence a exprimé d’original sur la situation sud-africaine, qui seule explique
l’effet que Derrida a pu produire en Afrique du Sud et sans laquelle Archive Fever
n’aurait probablement jamais eu un tel écho. Derrida organise sa conférence suivant
deux articulations problématiques : entre passé et futur, entre mémoire et oubli.
Pour traiter de l’articulation entre passé et futur, le philosophe reprend et
synthétise les éléments de Mal d’archive qui concernent la conception que l’historien
Yerushalmi développe de la judaïté 109, définie par sa double orientation vers le passé et
vers le futur. Dans cette conception, le passé et ses traces sont constitutifs de la culture
juive, qui préserve les textes bibliques et perpétue les rituels anciens liés à la révélation
de Dieu ; mais le futur l’est tout autant, puisque la libération du peuple juif, donc
l’avenir, est déterminée par la venue du messie promis par Dieu. Derrida explique que
la notion de « messianicité » élaborée par Yerushalmi permet à l’historien de désigner
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une posture d’ouverture sur le futur qui est sans attente spécifique, caractéristique de la
culture juive, mais distincte de ce qui s’appelle le « messianisme », tendu vers l’attente
du messie. Derrida reprend à Yerushalmi la notion de « messianicité » et la définit ainsi
dans sa conférence à Wits : « Ce que j’appelle le messianique est simplement la relation
au futur, l’attente de ce qui vient, sans horizon d’attente. N’importe qui, n’importe
quoi, peut se produire ou arriver [:::] 110 ». Cette attente sans attentes n’est pas propre,
selon Derrida, à la tradition judaïque ni aux cultures qui ont inventé la figure du
messie : elle est une expérience temporelle universelle. L’universalisation de la notion
de messianicité opérée par le philosophe lui permet de transposer la judaïté, telle que
définie par Yerushalmi, au cas sud-africain et de concevoir la sortie de l’apartheid
comme la projection vers un horizon où passé et futur sont intrinsèquement liés, mais
où le futur n’est pas joué d’avance. Les archives jouent, dans son argumentaire, le
rôle de lien entre passé et futur. Elles sont, dans une reprise fidèle à Mal d’archive,
accumulation des traces du passé, mais accumulation sélective et contrôlée, non
enregistrement neutre. C’est parce qu’il y a contrôle, censure, tri que les archives
anticipent et façonnent le futur : « l’archive n’est pas simplement un enregistrement du
passé, mais aussi quelque chose qui est façonné par un certain pouvoir, un pouvoir
sélectif et façonné par le futur, par le futur antérieur 111 ». Jouer de l’ambiguïté entre le
pluriel et le singulier du terme archive(s) autorise Derrida à dresser un parallèle entre
le travail effectué par la Commission de constitution d’archives, ensemble de traces qui
rendent possible une mise en récit du passé différente à l’adresse des Sud-Africains,
et l’archive dont il traite dans Mal d’archive, marque laissée par l’« impression » d’un
événement dans le psychisme.

totalement. Je l’ai apporté avec moi, et je me suis dit que je pourrais peut-être le consulter
à un moment donné. Et je le dis sincèrement, parce que j’ai essayé hier de préparer cette
séance improvisée, mais je n’ai pas pu le faire. »
109 - Y. H. YERUSHALMI, Le Moïse de Freud, op. cit.
110 - J. DERRIDA, « Archive Fever::: », art. cit., ici p. 46.
772
111 - Ibid.
HISTORIOGRAPHIE

La seconde articulation de l’exposé, les rapports entre la mémoire et l’oubli,


permet à Derrida de confronter de façon plus critique l’ambition archivistique sud-
africaine. Selon lui, ces rapports constituent le paradoxe du geste archivistique.
L’argumentaire se déploie toujours à partir de sa lecture de la théorie freudienne qui
montre qu’un élan de destruction se trouve au cœur des forces de vie poussant
l’homme à l’autoconservation. Pour Derrida, le geste archivistique est également
doublement déterminé par une pulsion de vie et une pulsion de mort. Les analogies
qu’il fait entre « archive » et « archives », « impression » et « archivage », appareil
psychique et appareil d’État, lui permettent une nouvelle fois d’opérer le déplacement
des tensions psychiques individuelles vers les tensions archivistiques collectives qui
articulent l’accumulation des traces et leur destruction. Le travail d’archivage que mène
la Commission ne renvoie donc pas simplement au passé et à sa conservation : il a
également trait à la destruction, conçue, dans ce cas, comme effacement et comme
oubli 112. Autrement dit, si l’archivage vise la conservation, en tant qu’elle assure la
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sécurité physique des documents, elle favorise aussi son contraire. Derrida utilise
l’homonymie du terme safe, en anglais, qui signifie à la fois sécurité et coffre-fort, pour
coupler ainsi mémoire et oubli, conservation et effacement :

Autrement dit, l’archive – la bonne – produit de la mémoire, mais produit en même temps de
l’oubli. Et quand on écrit, quand on archive, quand on trace, quand on laisse une trace
derrière nous – et c’est ce que nous faisons chaque fois que nous traçons quelque chose, même
chaque fois que nous parlons, c’est-à-dire que nous laissons une trace qui devient
indépendante de son origine, du mouvement de son énonciation –, la trace est à la fois la
mémoire, l’archive et l’effacement, la répression, l’oubli de ce qu’elle est censée garder en
sécurité [:::] – mais quand on met quelque chose dans un coffre-fort, c’est juste pour pouvoir
l’oublier, n’est-ce pas ? Quand on écrit quelque chose à la main sur un morceau de papier, je
le mets dans ma poche ou dans un coffre-fort, c’est juste pour l’oublier, pour savoir que je
peux le retrouver tout en ayant oublié entre-temps 113.

La tension que Derrida dégage entre la conservation des traces et leur effacement
lui permet de questionner radicalement l’idéal de représentativité et d’exhaustivité
qui anime les débats au sein de l’archivistique post-apartheid, à la recherche, dit-il, d’une
« archive parfaite, pleine de toute son histoire ». Au contraire, selon lui, plus d’archives
signifie nécessairement plus d’oubli : « C’est ce que nous faisons – simplement archiver
contre la mémoire. » C’est donc le « mal d’archive » dont est affectée l’Afrique du Sud
au moment du travail de la Commission que Derrida diagnostique, à savoir un désir

112 - Derrida explicite ce point dans ses réponses au public de Wits : « C’est-à-dire qu’il y
a dans l’archive elle-même un désir pervers, pervers d’oubli. La pulsion de mort n’est pas
simplement à l’œuvre pour tuer, pour produire la mort, mais pour essayer de sauver, d’une
certaine manière, la mémoire », « Archive Fever::: », art. cit., ici p. 64. Il reprend ici l’idée,
développée dans Mal d’archive, à partir de laquelle il a créé les néologismes
« anarchivique » et « archiviolithique ».
113 - J. DERRIDA, « Archive Fever::: », art. cit., ici p. 54 ainsi que les deux citations qui
773
suivent.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

de tout archiver devenu « compulsif, répétitif et nostalgique », mais qui oublie que
« la destruction anarchivique appartient au processus de l’archivation et produit cela
même qu’elle réduit, parfois en cendres, et au-delà » 114. Pour qui n’a pas préalablement
étudié Mal d’archive avec soin, la conférence de Derrida à Wits peut sembler impéné-
trable puisque le philosophe avance dans son exposé comme s’il suivait le fil de sa pensée,
sans structure évidente et en se référant à demi-mot à des œuvres qu’il paraît considérer
connues et maîtrisées (les siennes, celles de Freud, de Yerushalmi, etc.). La conférence
qu’il tient n’en est pas moins fidèle aux idées exposées dans son ouvrage et témoigne
d’efforts de traduction et de simplification, avec ce supplément, par rapport à Mal
d’archive, qu’elle s’efforce de donner à voir les présupposés et les paradoxes qui, selon
le philosophe, se trouvent au fondement de la démarche de totalisation archivistique
alors entreprise en Afrique du Sud.

Derrida revisité par Harris


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Lorsqu’il prend la parole, Derrida s’exprime à la suite de deux interventions sur
Archive Fever, l’une de Susan van Zyl, l’autre de Harris, publiées elles aussi dans
Refiguring the Archive 115. Davantage que la première intervention, centrée sur
l’ancrage psychanalytique des réflexions sur l’archive chez Derrida, c’est surtout la
seconde, par Harris, intitulée « A Shaft of Darkness: Derrida in the Archive », qui
importe pour notre réflexion. Véritable tentative de liaison entre les archives, au
pluriel, telles que conçues par l’archivistique, et la conception derridienne de
l’« archive », au singulier, elle constitue une étape importante pour introduire la
pensée de Derrida à l’assistance avant que ce dernier prenne la parole. Elle est
aussi, pour Harris, un chaînon essentiel dans ses efforts pour se rendre Archive Fever
moins intimidant et moins impénétrable. À cette époque, en effet, Harris est
encore peu à l’aise avec l’écriture derridienne, comme certaines notifications
parues dans son essai nécrologique sur Derrida, en 2005, l’ont montré. Dans la
retranscription de son intervention pour Refiguring the Archive, plusieurs notes ont
été insérées pour témoigner de sa compréhension possiblement maladroite, afin de
s’en excuser. Harris insiste ainsi, dans une note de bas de page, sur les difficultés
qu’il a rencontrées pour comprendre Archive Fever : « J’ai lu beaucoup plus d’écrits
sur Derrida que par lui ; j’ai lu beaucoup plus d’écrits d’archivistes que de
philosophes ; [et] ce n’est qu’à ma troisième lecture de Archive Fever que j’ai
commencé à pouvoir me passer de dictionnaires et à discerner la cohérence
enchanteresse des réflexions de Derrida 116. » Cette note laisse entrevoir que le
séminaire de Wits de 1998 fut l’opérateur d’une liaison qui était déjà en cours entre
Harris et la pensée de Derrida, comme nous l’avons montré plus haut, liaison qui va
s’approfondir à l’occasion de ce moment particulier que représente la rencontre

114 - J. DERRIDA, Mal d’archive, op. cit., p. 142 et 146.


115 - Susan VAN ZYL, « Psychoanalysis and the Archive: Derrida’s Archive Fever » et Verne
HARRIS, « A Shaft of Darkness: Derrida in the Archive », in C. HAMILTON et al., Refiguring
the Archive, op. cit., respectivement p. 39-60 et 61-82.
774
116 - V. HARRIS, « A Shaft of Darkness::: », art. cit., ici p. 61.
HISTORIOGRAPHIE

personnelle avec le philosophe et en raison de la nécessité, pour Harris, de parler


d’Archive Fever en public. En présentant les différents temps de l’exposé de
Derrida sur Freud et Yerushalmi, Harris insiste sur l’ouverture de l’« archive » chez
Derrida, qui, en tant que concept, « est scindé, contradictoire et toujours en train
de se disloquer, parce qu’il ne fait jamais un avec lui-même 117 », dans un parfait
écho à la conceptualisation derridienne de l’archive. Cette ouverture du concept
d’« archive » doit, selon Harris, être celle de la pensée sur les archives elles-mêmes,
appelée à se renouveler au contact d’épistémologies africaines, et non occidentales,
des traces et de la mémoire : « Ici en Afrique du Sud, on attend, on a un besoin urgent
de retournement par des épistémologies que l’on pourrait qualifier d’‘africaines’ ou
d’‘indigènes’ 118. »
La liaison intellectuelle entre Harris et Derrida finit par se nouer pleinement
les années suivantes. Les textes de Harris publiés jusqu’au début des années 2010
témoignent de la reprise infatigable du concept derridien de l’« archive » et de son
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application au monde des archives. Plusieurs phrases clés tirées d’Archival Fever sont
citées de façon répétée dans ses écrits et transposées aux archives. Par exemple, la
référence à l’archivage/archivation comme consignation et refoulement permet de
rappeler le rôle de contrôle et de censure joué à la fois par les autorités publiques et par
des archivistes de métier, qui façonnent les archives à leur manière. Il reprend
également la métaphore du coffre-fort pour défendre l’idée que les archives doivent
être ouvertes et accessibles à tous, non réservées à quelques-uns. Dans son article
« The Archival Sliver », la notion de fragment (sliver) archivistique – forgée par
Harris pour asseoir l’idée que les archives disponibles ne sont et ne seront jamais
qu’une infime portion de la masse documentaire à partir de laquelle explorer le
passé – renvoie de façon manifeste à l’idéal encyclopédique de la totalisation et à
l’idée qu’une pulsion de destruction joue contre cet idéal, qui n’est de fait qu’illusion.
Dans les derniers écrits de Harris, le concept d’« hospitalité », qui traverse l’œuvre
de Derrida bien qu’il ne soit pas présent dans Mal d’archive, devient central, avec
la notion de « justice » – cette injonction « indéconstructible » pour Derrida 119 –,
pour exposer une conception des archives qui puisse servir de norme à l’action :
« Comment faire de notre travail un travail de justice ? Comment pratiquons-nous
une hospitalité à l’égard de l’altérité, une hospitalité à tous les autres 120 ? »
L’hospitalité, qui est l’inclusion d’autres voix, de l’Autre, de l’altérité dans la masse
des matériaux à disposition, doit être, selon Harris, au soubassement de la nouvelle
archivistique. Le recours au concept philosophique d’« archive » avait donc
indéniablement pour but, chez Harris, de rendre possible, chez les archivistes, une
distanciation réflexive par rapport au concept d’« archives » au pluriel, avant tout
technique et légal, c’est-à-dire une distanciation autorisant une émancipation des
canons archivistiques. Il serait donc réducteur de concevoir la singularisation de la
notion plurielle d’« archives » comme un semblant de conceptualisation et, partant,

117 - Ibid., ici p. 69.


118 - Ibid.
119 - J.-C. MONOD, « ‘Plus d’un’ engagement::: », art. cit., ici p. 145.
775
120 - V. HARRIS, Archives and Justice:::, op. cit., p. 77.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

comme une simple recherche de distinction intellectuelle via un détour légitimant


par la philosophie ou la French Theory alors en vogue : il s’est agi, pour les promoteurs
de l’« archive », de forger un outil épistémologique et pratique, politique et éthique
qui permette, par la saisie du réel qu’il rend possible, la refondation de l’archivistique
dans l’horizon du dépassement de l’apartheid.

Au milieu des années 1990, en Afrique du Sud, Harris s’emploie à être un opérateur
de connexion entre le monde archivistique sud-africain et l’épistémologie
archivistique globalisée. Ce monde archivistique sud-africain fonctionnait moins
comme un « champ » de lutte que comme un « corps » constitué, pour reprendre une
distinction de Bourdieu, c’est-à-dire comme un univers intégré et structuré de
professionnels appliquant avec rigueur – sous le contrôle résolu d’un SAS qui définit
ce qui est archive et ce qui ne l’est pas – des préceptes archivistiques que l’avant-
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scène archivistique canadienne, australienne et américaine remettait en cause dès le
milieu des années 1980. Le confinement politique et économique de l’Afrique du
Sud, en raison des condamnations internationales du système de l’apartheid,
n’engendrait qu’un isolement intellectuel partiel, les universitaires restant en phase
avec les évolutions de l’espace académique internationalisé et, pour certains, étant
engagés dans les efforts de dépassement de l’apartheid. Si l’on a suivi de près la figure
de Harris, c’est en raison de son rôle de passeur cherchant à élaborer une archivistique
de la rupture en Afrique du Sud. Mais Harris manque sa révolution archivistique. Il
est le premier à dresser ce constat d’échec, dès 2001 121, trois ans à peine après la
clôture de la Commission Vérité et Réconciliation, après l’adoption d’un nouveau
National Archives of South Africa Act et la rencontre avec Derrida à Wits. Le rapport
de la conférence Archives at the Crossroads, organisée en avril 2007 par la Nelson
Mandela Foundation, au sein de laquelle Harris préside la Section de la recherche et
des archives, appelle toujours à rejeter « une notion dépassée d’archive » et à en
inaugurer « une postcoloniale, forgée par nos engagements archivistiques uniques et
complexes dans des situations de répression, de libération, de négociation, de
réconciliation et de développement » 122. Le rapport note également l’isolement des
archives et le manque de ressources et de compétences pour réaliser la refondation
archivistique imaginée. Ce constat est répété sept ans plus tard dans un rapport de la
Archival Platform – un collectif réunissant l’université du Cap, impliquant notam-
ment l’historienne Hamilton, collègue de Harris depuis les History Workshops des
années 1970, et la Nelson Mandela Foundation, représentée par Harris et plusieurs
de ses collègues. Ses auteurs mettent en exergue que les fonctionnements issus du
dispositif archivistique des temps de l’apartheid persistent, les archives restant le

121 - Verne HARRIS, « On the Back of a Tiger: Deconstructive Possibilities in ‘Evidence


of Me’ », Archives & Manuscripts, 29-1, 2001, p. 8-21.
122 - Rapport de conference, Archives at the Crossroads 2007: Open Report to the Minister of
Arts and Culture from the Archival Conference « National System, Public Interest » held in
April 2007 and co-convened by the National Archives, the Nelson Mandela Foundation and the
776
Constitution of Public Intellectual Life Research Project, p. 13.
HISTORIOGRAPHIE

domaine des élites au lieu de s’ouvrir à tous, comme l’avait enjoint, vingt ans plus tôt, le
National Act de 1996 123. La transition souhaitée du tout écrit aux témoignages vécus et
aux histoires orales, pour créer des archives pensées comme décolonisées et écrire
l’histoire des opprimés, est également jugée ratée. Des interventions publiques
récentes de Harris montrent que, pour l’archiviste, la désillusion est consommée. Lors
d’une conférence à Melbourne organisée en septembre 2017 par l’Australian Society of
Archivists, celui-ci déclare : « J’ai abandonné mon métier d’archiviste et les autres
activités qui y étaient associées dans mon propre pays. Ils sont trop conservateurs, sinon
réactionnaires. Ils sont profondément résistants à la transformation de la société, une
société qui est toujours structurée par des siècles de colonialisme et d’apartheid 124. »
L’autonomisation de la profession archivistique par rapport à l’État sud-africain,
c’est-à-dire sa transformation de corps constitué en champ, n’a pas eu lieu ; l’innovation
épistémologique visée n’a provoqué qu’à la marge, semble-t-il, des recompositions
internes. Est-ce parce que, pendant cette période d’ébullition théorique, Harris occupe
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toute la place, éclipse les autres archivistes, dialogue amplement avec des bibliothécaires,
des documentalistes, des universitaires sud-africains, surtout historiens, et des philo-
sophes français, mais faiblement avec ses collègues directs ? Le monde archivistique
sud-africain a certes changé, mais il ne s’est pas totalement métamorphosé. Harris,
en revanche, a intégré le champ de la théorie archivistique critique internationalisé :
Cook écrit l’avant-propos 125 de son ouvrage Archives and Justice, paru en 2007,
et remercie Harris dans nombre d’articles qu’il fait paraître après 1994, tandis que Harris
remercie, dans ses textes, Cook, Ketelaar, Brothman ou d’autres de leurs lectures
attentives et de leurs commentaires, témoignages d’inclusion/exclusion dans un jeu de
positions qui se situe hors de l’archivistique sud-africaine. La pensée des liaisons entre
l’« archive » derridienne et les archives des archivistes s’établit ainsi dans la circulation
d’un champ à un autre, d’un pays à un autre, par des allers-retours constants et non par des
liens descendants et unidirectionnels. Quant au rapport des autres à Harris, il semble
double : pour certains, Harris est « sans doute aucun, le philosophe de l’archive de
l’Afrique du Sud par excellence 126 » ; pour d’autres, la reprise de la conceptualisation
derridienne de l’archive et, au-delà, de la justice, du pardon ou de l’hospitalité place
Harris du côté de l’engagement politique et éthique militant plus que de celui de
l’intelligibilité scientifique du réel. Les usages de la notion d’archive que l’on observe

123 - ARCHIVAL PLATFORM, State of the Archive: An Analysis of South Africa’s National
Archival System 2014. Prepared by the Archival Platform, Rondebosch, University of Cape
Town, 2015.
124 - Verne HARRIS, conférence de l’Australian Society of Archivists, Melbourne,
26-27 septembre 2017 : https://www.youtube.com/watch?v = w7wUExeVNfw.
125 - Terry COOK, « Archival Music: Verne Harris and the Cracks of Memory », in V. HARRIS,
Archives and Justice:::, op. cit, p. IX-XXVIII. Cook fait, dans cet avant-propos, l’éloge de
l’ouvrage qui propose, selon ses termes, une « théorie archivistique avancée » et une critique
« dévastatrice » des présupposés archivistiques classiques.
126 - Recension par Graham DOMINY de Verne HARRIS, Exploring Archives: An Introduction
to Archival Ideas and Practice in South Africa, Pretoria, National Archives of South Africa,
777
1997, p. 86.
MARIE-AUDE FOUÉRÉ

aujourd’hui en Afrique du Sud dans les réflexions sur les archives ou sur la réconciliation
accordent généralement une référence à Harris, mais repartent toujours de Derrida 127, ce
qui révèle que la place accordée à l’archiviste est bien celle du passeur et non du
révolutionnaire – Derrida est le révolutionnaire. Alors que les historiens sud-africains
sont aujourd’hui nombreux à interroger les rapports entre histoire, mémoire et patrimoine
de l’apartheid, le dialogue avec les archivistes semble ténu. History Making and Present
Day Politics, édité par Hans Erik Stolten, ne mentionne ainsi à aucun moment l’enjeu
archivistique que les réflexions sur l’écriture de l’histoire engagent 128. La déconnection
entre une archivistique de la rupture, telle qu’elle a été promue par Harris, et la discipline
historienne, davantage encore l’histoire intellectuelle noire sud-africaine, paraît d’autant
plus forte que la notion d’« archive », banalisée, est devenue, dans le monde universitaire
internationalisé et dans le champ de l’art, le signifiant de toute trace laissée là, sans
hiérarchie ni contrôle, sans lieu ni loi : c’est l’archive sans Derrida.
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Marie-Aude Fouéré
Institut des mondes africains (IMAF)
Maîtresse de conférences à l’EHESS
marie-aude.fouere@ehess.fr

127 - On observe un même phénomène dans l’ensemble des écrits liés au archival turn, où
la référence à Mal d’archive et à Derrida est constante, mais très souvent sous la forme
d’une simple mention.
128 - Hans Erik STOLTEN (dir.), History Making and Present Day Politics: The Meaning of
Collective Memory in South Africa, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet, 2006 ; voir également
Sarah NUTTALL et Carli COETZEE (dir.), Negotiating the Past: The Making of Memory in
778
South Africa, Le Cap, Oxford University Press, 1998.

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