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Récits d’archives
Nathalie Piégay-Gros
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/elh/473
DOI : 10.4000/elh.473
ISSN : 2492-7457
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2014
Pagination : 73-87
ISBN : 978-2-271-08208-4
ISSN : 1967-7499
Référence électronique
Nathalie Piégay-Gros, « Récits d’archives », Écrire l'histoire [En ligne], 13-14 | 2014, mis en ligne le 10
octobre 2017, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/elh/473 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/elh.473
Récits d’archives
CNRS ÉDITIONS - TIRÉ À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉ À PART • CNRS ÉDITIONS - TIRÉ À PART
institue avec les savoirs ou avec l’héroïci- automatique en signera l’échec, mais les
sation et la mythologisation de la repré- documents produits ou recueillis mani-
sentation. Après que le document a été festent à chaque fois l’articulation pos-
considéré comme un matériau qui reste sible ou rêvée de l’art et de la vie, dans ce
dans les soubassements du roman (et que qu’elle a de plus contingent, de plus cir-
l’on peut attester, par exemple dans les constanciel : le document est en ce sens,
récits d’enquête de Zola8), il devient un et en ce sens seulement, poétique (et anti-
matériau exposé, voire constituant entiè- littéraire).
rement le corps du texte (Alexander Le soupçon porté sur le document
Kluge9). Quelles que soient les formes est poursuivi dans les fictions réa-
de son traitement, il contribue toujours à listes critiques des années soixante et
une critique des impensés et des ressorts soixante-dix, en réaction à l’hypermédia-
du réalisme : soupçon jeté sur l’authenti- tisation de l’information : le document
cité du document, violence du document apparaît comme un simulacre, le produit
brut, ou au contraire conscience qu’il est d’un système qui le valorise puis l’ou-
déjà une représentation, qui sera reprise blie, le manipule et le fait passer pour
par une représentation seconde. un réel qui n’est, peut-être, qu’images et
L’héritage dadaïste et surréaliste est représentations. Sa valeur d’information
plus complexe : il a promu les dispositifs ou d’illustration est souvent discutée ;
du montage, du collage et de l’assem- son statut de preuve peut être remis en
blage, et, sous une forme radicale, celle doute.
du ready-made. Le document, alors même Ces trois grands âges du rapport
qu’il est circonstanciel, c’est-à-dire sans que la littérature a entretenu avec le
autonomie, est, avec ces dispositifs, hissé document mériteraient assurément
au rang d’œuvre (ou d’objet) autonome10. des nuances, mais tous interrogent de
Et à ce titre, il constitue, à soi seul, une manière spécifique le rapport entre
critique de l’œuvre d’art et relève de la document et archive. Le paradigme réa-
démarche antilittéraire ou antiartistique liste et naturaliste valorise le document
de l’avant-garde dadaïste et surréaliste. comme produit de l’enquête : là réside
Pour autant, l’enquête ne disparaît pas son potentiel romanesque. Il peut être
de la démarche surréaliste : elle y est archivé a posteriori, en tant qu’il a été
même en un certain sens essentielle et un élément de la généalogie de l’œuvre,
explique la proximité des surréalistes mais dans l’œuvre, il n’est pas exposé en
avec l’ethnographie et la psychanalyse. tant que tel. Il est un hors-d’œuvre : il la
On peut parler, avec Michel Murat, d’une précède (c’est la valeur généalogique du
démarche « méta-documentaire11 » : le document, qui aujourd’hui fait oublier
surréalisme cherche à « documenter sa valeur première, d’enseignement et
le surréel12 » comme à enregistrer toutes d’information) et reste extérieure à elle.
les traces de l’inconscient, quelles que Le paradigme surréaliste valorise le
la façon dont elles font empreinte dans la doute pas étrangère à la puissance
mémoire de qui la consulte. Aujourd’hui, de secret qu’on leur suppose. Elles
l’archive est partout et tout le temps dis- contiennent du passé, de l’histoire (petite
ponible, instantanément : la lenteur de ou grande), quelque chose qui n’a pas été
la copie, patiente, au crayon, sous l’œil encore découvert, qui n’a pas été encore
vigilant si ce n’est méfiant des préposés à dit. Sur le mode paranoïaque (on nous
la conservation, devient chose plus rare. l’a caché) ou sur le mode hystérique
Dématérialisée, elle cesse pour le lecteur (on va mettre en scène et rendre visible
d’être un objet produit par la main – au l’histoire qui n’existe et ne consiste
sens propre : manuscrit27. Qu’un roman- qu’en tant qu’elle est adressée), le secret
cier comme Alain Blottière nous invite à des archives attise la curiosité, produit
consulter sur son site internet les archives déception et frustration et relance le
qu’il a partiellement utilisées pour écrire désir d’aller y voir de plus près, pour
Le Tombeau de Tommy le prouve : l’archive y découvrir, y lire, ce que nul, aupara-
est incluse dans l’œuvre, elle la suscite et vant, n’avait encore su de ce passé. C’est
la nourrit, mais elle est aussi son dehors, là, sans doute, la dimension romanesque
ce qui la dépasse. Quoique disponibles la plus forte du secret, que la nouvelle de
sur nos écrans d’ordinateur, ces docu- Henry James Les Papiers de Jeffrey Aspern
ments archivés font de la fiction un lieu exploite au point que le désir d’archives
radicalement autre pour les archives. l’emporte sur le désir de connaissance
Il y a là rupture manifeste : l’archive que ces mêmes archives permettraient
n’est plus le soubassement que le récit d’avoir. Le secret est affaire de dyna-
prend en charge sans le montrer. Elle mique, de circulation de l’affect et de
n’est pas une source de l’œuvre, mais un l’exclusivité supposée : il sépare et relie ;
régime de représentation et de significa- à ce double titre, il rejoint l’économie du
tion parallèle à la vie de l’œuvre qui l’a désir28.
exposée, rêvée, exploitée. Enfin, une différence essentielle
La sacralité de l’archive n’a donc pas caractérise le document du document
disparu alors même qu’on est passé d’un d’archives tel qu’il est exploité par
paradigme de la rareté (elle est précieuse le récit contemporain. Parce qu’il est
parce que rare, et restreinte dans son un élément du passé (lointain ou récent,
accessibilité) à un paradigme de la pro- peu importe : le fait même d’archiver
fusion, si ce n’est de l’excès. Dématéria- inscrit dans le passé), le document d’ar-
lisée, partout présente, l’archive n’est pas chive est toujours déficient. Négatif en ce
pour autant un document ordinaire. Elle sens qu’il peut être illisible, incomplet, il
reste un fragment du passé, conservé l’est aussi parce qu’il relève d’une peur
et restitué par l’œuvre qui lui impose de l’oubli et d’une conscience aiguë de
un autre agencement et une nouvelle la destruction. La passion de l’archive
destination. Elle apparaît, dans l’imagi- est « tragique et inquiète », comme l’écrit
privées et familiales, mais politiques, mais aussi Sophie Calle) s’est multipliée.
judiciaires, médicales…) sont devenues Les faux vrais documents autobiogra-
des éléments majeurs de la constitution phiques comme les fausses pièces d’ar-
de la subjectivité. Plus, elles apparaissent chives déjouent cette certitude que la
souvent comme des foyers de subjecti- subjectivité passe par la consignation des
vation : histoire, mémoire, identité, s’y traces du passé et qu’un sujet consistera,
cristallisent, dans un rapport qui mêle dans le futur, parce qu’il a amassé, classé,
l’affect, la mémoire et le désir de connais- transmis ses propres traces.
sance. Concrétion du passé, expression Sans pouvoir ici développer ce point,
de l’altérité, l’archive est donc un vecteur je voudrais néanmoins faire deux
critique des grandes formes contempo- remarques sur cette articulation entre
raines de la subjectivité. La littérature archives et subjectivation.
s’en fait l’écho de façon très forte : les Si l’écrivain est une sorte d’hyper-
archives des écrivains occupent une subjectivité, c’est qu’il produit des
place majeure dans notre imaginaire, documents qui feront archives. La lit-
mais aussi dans la réalité du marché, térature en prend acte : elle invente des
des institutions et de l’édition. C’est que écrivains imaginaires et les constitue par
l’écrivain est une figure majeure de la leurs écrits et leurs archives (Coetzee,
subjectivité. L’écrivain ne produit plus Volodine par exemple44). Et s’il en est
de brouillons : il est un trésor d’archives ainsi, c’est non seulement parce que
privilégié ; c’est le recueil de tout ce l’écrivain s’exprime (modèle roman-
qu’il aura écrit, gardé, consigné (notes, tique), mais parce qu’il produit des
manuscrits, papiers, images, photogra- archives qui seront ensuite conservées,
phies), qui va former l’œuvre-vie, ce interprétées, exposées, comme autant de
nouvel agencement où il n’y a de subjec- traces d’un moi qui consiste d’abord par
tivité qu’orientée vers un avenir qui doit, (en) ses traces.
du présent, garder tout ce qui aura été, Ces configurations indiquent que l’on
tout ce que le sujet aura été. Les manus- est passé d’un rapport historique à un
crits d’écrivains, archivés dans les rapport mémoriel aux archives. L’ar-
bibliothèques (et non aux Archives), chive est moins un objet autre, lointain,
sont un objet fétichisé, surévalué écono- étranger à sa propre histoire, qu’une
miquement, esthétisé (alors même que trace qui interroge la relation que chacun
la modernité a valorisé le ratage et dit entretient avec son passé, sa mémoire
le souci de ne pas laisser de trace43…). et son identité. L’inflation des archives
Ils sont le dépôt d’une subjectivité qui fait s’inscrit sans conteste dans le présen-
mémoire. Exposer, éditer les archives de tisme analysé par François Hartog, ce
l’écrivain, c’est patrimonialiser l’œuvre, présent monstre, en crise, vers lequel tout
en faire un objet de mémoire avant d’en converge et qui résorbe le passé comme
faire un objet de connaissance ; c’est aussi la tension vers l’avenir. Les archives sont
Nous avions commencé cette étude en la folie, devraient pouvoir être archivés.
rappelant les trois âges du document : Le flux de l’information a entraîné dans
celui de l’enquête naturaliste ; celui du son sillage celui de l’archivage, jusqu’à
ready-made surréaliste ; celui des fictions une forme de saturation de la mémoire.
réalistes critiques de l’âge hypermé- On peut alors distinguer trois types
diatique. À certains égards, le rapport de relations aux archives. Le premier
à l’archive suit l’évolution de ces trois est l’usage documentaire. Les archives
âges : les archives sont un matériau de sont un matériau qui illustre et prouve,
documentation dans les romans réa- comme le serait un document prélevé sur
listes, où elles forment un soubassement la réalité46. Il est remarquable que, dans
invisible. L’avant-garde dadaïste et sur- un très grand nombre de textes contem-
réaliste ne considère pas l’archive en tant porains, l’archive, le document et la lit-
que telle, mais le document : le régime térature se mêlent pour alimenter une
d’historicité de la modernité rend d’une mémoire composite, faite de modèles,
certaine façon incompatibles un usage de sources et de codes différents. L’ar-
de l’archive et la tension vers le futur. chive ne vaut pas en tant que document
Le surréalisme a fait un usage politique qui permet de construire un person-
et poétique du document. Il le tourne nage vraisemblable dont l’historicité est
souvent, comme l’a montré Benjamin, fiable. Elle est le terreau dont le person-
contre le roman et contre l’art lui-même : nage n’est pas coupé (ce qui est encore
« Le montage véritable part du docu- une expression du présentisme).
ment. Dans sa lutte fanatique contre Le second est un usage testimonial : les
l’œuvre d’art, c’est par le montage que le archives sont là pour attester et témoi-
dadaïsme s’est allié à la vie quotidienne. gner. Constituer des fonds, les exploiter,
Le premier, quoique de façon peu sûre, les faire connaître, les sauver, c’est lutter
il a proclamé le pouvoir absolu de l’au- contre l’oubli ou contre la négation des
thenticité45. » L’âge hypermédiatique que faits. Le roman, ou peut-être serait-il
nous connaissons oblige à une critique plus exact de dire « le récit », en fait un
du réalisme et des représentations ; il a usage important : que l’on songe par
développé un soupçon envers l’archive exemple à Dora Bruder de Modiano, ou
qui a alerté les historiens, soucieux, plus récemment aux Disparus de Daniel
comme Carlo Ginzburg, de maintenir Mendelsohn, qui mêle dans l’enquête le
une positivité des documents, des témoi- témoignage, les archives et la documen-
gnages et archives contre un relativisme tation historique et livresque.
qui pourrait nier l’évidence obstinée Le troisième est un usage mélanco-
des faits, que les traces attestent. Quelle lique (et à certains égards romantique : il
que soit la puissance romanesque des faut réhabiliter, faire revivre, en prenant
archives, leur force historique demeure. la mesure de l’émotion et de l’énergie qui
Mais dans cet âge hypermédiatique, elles viennent de l’archive), qui nous paraît
fait Arlette Farge entre la photographie dans les limites du vraisemblable, mais
et l’archive policière du xviiie siècle47). on se méfiera de la tentation littéraire.
L’archive est alors souvent sollicitée On doutera de la beauté, mais on finira
pour sa force imaginaire, sa puissance par y consentir. On cherchera à sauver
mémorielle, autant que pour sa capa- ce qui risquait d’être perdu. On ajou-
cité de représentation de la réalité. Je tera donc aux archives en les déplaçant
m’explique : dans nombre de récits dans une œuvre qui elle-même, qui sait,
contemporains, le personnage émerge s’archivera un jour pour constituer une
de l’archive. Ce n’est plus le personnage strate supplémentaire d’une mémoire
qui est construit à partir d’archives qui palimpseste.
le documentent, c’est l’archive qui fait Cet usage mélancolique peut être dis-
émerger un personnage (ou une sorte de tingué de l’usage nostalgique, qui carac-
métapersonnage, comme avec Gabriel, térisait en partie l’âge surréaliste. Certes,
acteur qui incarne Thomas Elek, lui- celui-ci est marqué d’abord par la tension
même né de documents et d’archives vers le futur, qui est propre à la moder-
– l’Affiche rouge, l’histoire de la MOI, les nité. Pour autant, le goût de la collecte et
fonds d’archives répertoriés sur le site celui du suranné, tôt remarqués par Ben-
de l’auteur, où ils ne valent ni comme jamin, montrent une conscience très vive
source, dans une approche généalo- de l’accélération du temps et de la rapide
gique de l’œuvre, ni comme documents péremption des formes, des objets, des
qui attesteraient, authentifieraient ce modes, des styles… Les recueillir, c’est
qui a été raconté, mais comme lieu de chercher non pas à les archiver pour
mémoire48). Non seulement le person- qu’ils échappent à la destruction, c’est
nage n’est plus coupé des archives qui d’abord en exploiter l’énergie révolu-
ont permis de le constituer, mais souvent tionnaire et les prendre dans un régime
elles sont présentées comme son berceau et un rythme qui sont ceux du choc.
originel. On y retourne non pas pour se La nostalgie est plus politique que la
documenter, mais pour opérer une sorte mélancolie, et l’époque actuelle, avec
de retour au réel, pour assurer le person- cette inflation de l’archive qui s’expose
nage de son identité et de sa mémoire. partout, y compris dans les récits, les
Ce rapport mélancolique à l’archive romans, les autobiographies, est d’abord
s’alimente à la certitude que de ce qui mélancolique : tournée vers le passé, elle
a eu lieu, on ne peut tout savoir ; on ne y retourne pour comprendre le présent
peut tout restituer. De ce rien qu’est l’ar- qui l’absorbe, plus que pour le connaître.
chive (moins que le canard, dit Arlette Les archives sont avant tout un lieu de
Farge) on fera un beau récit, en doutant mémoire.
1 François Hartog note que la quantité des 7 Sur ce point, je suis la périodisation pro-
archives a été multipliée par cinq depuis 1945 posée par Jean-François Chevrier et Philippe
et que la loi de 1979, qui en donne un sens Roussin dans leur « Présentation » du premier
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34 Id., Des lieux pour l’histoire, Seuil (La Libraire du 43 Un exemple parmi d’autres : Henri Michaux :
xxe siècle), 1997, p. 26. « l’accomplissement du pur, fort, originel désir,
celui, fondamental, de ne pas laisser de trace »
35 Marie Didier, op. cit., p. 72. (Œuvres complètes, Gallimard (Bibliothèque de
la Pléiade), t. 3, 2004, p. 1067).
36 Philippe Artières, op. cit., p. 113.
44 Il est remarquable que, dans Écrivains (Seuil
37 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, (Fiction & Cie), 2010), Antoine Volodine, par
Seuil, 2000, p. 213. dérision et provocation, évoque la destruction
des archives de l’un d’eux : voir « Remercie-
38 Roland Barthes, « Longtemps je me suis couché ments », p. 74.
de bonne heure », Collège de France, 1982 ;
La Préparation du roman, Seuil / IMEC, 2003. 45 Walter Benjamin, « La crise du roman », dans
Œuvres, op. cit., p. 192.
39 Ivan Jablonka, op. cit., p. 163-164.
46 Marie-Jeanne Zinetti, « Prélèvement/déplace-
40 Marie Didier, op. cit., p. 38. ment : le document au lieu de l’œuvre », Littéra-
ture, no 166, 2012, p. 26-39.
41 Ivan Jablonka, op. cit., p. 107.
47 Voir Arlette Farge, La Chambre à deux lits et le
42 Parmi de nombreux autres passages possibles, Cordonnier de Tel-Aviv. Essai, Seuil (Fiction &
cet extrait du Tombeau de Tommy : « À part Cie), 2000.
quelques détails de ce genre, je n’ai rien voulu
inventer. Car je n’ai pas raconté n’importe 48 Voir Alain Blottière, op. cit., p. 41 par
quelle histoire, le Tommy que je filme n’est pas exemple. Et <letombeaudetommy.net> (cons.
une reconstitution plus ou moins vraie, sché- 29 mai 2014) pour les archives de police, les
matisée, qui voudrait le rendre plus explicite, archives scolaires, les photographies et lettres.
identifiable, en mêlant fiction et réalité. Je me