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L'enquête historique à l'ère numérique

Philippe Rygiel
Dans
Revue d’histoire moderne & contemporaine
2011/5
(n° 58-4bis), pages 30 à 40

Article

Q uiconque a dû un jour enseigner à des étudiants ce qu’était


l’enquête historique, tenter de leur fournir quelques règles leur
1

permettant de mener à bien


leurs premiers travaux, sait que la chose est
[1]
difficile et qu’aucune description
simple de celle-ci n’est disponible  . Ni
l’histoire ni l’enquête historique ne sont
des essences qu’il s’agirait de
retrouver, ou bien si ténues, si pauvres de déterminations, que leur
PDF
valeur pratique serait bien faible. Il n’y a pas d’histoire
ou d’enquête en
Help
soi donc. Du moins l’histoire d’aujourd’hui n’est pas celle
d’avant-hier.
En lecteurs de Foucault, nous sommes tentés de nous consoler
en
songeant que nous pouvons échanger une essence contre des systèmes
de
pratiques relativement stables, qu’irrigue un horizon discursif.

Nous savons peu de choses cependant de ce que font les historiens, leur 2
activité en tant que métier étant peu et rarement étudiée. En revanche,
les textes,
souvent écrits à la première personne, de collègues évoquant
leur conception
de l’histoire et leur parcours abondent. En certains
d’entre eux, nous trouvons
enchâssés de petits récits de pratiques, dont
nous savons depuis longtemps qu’ils
entretiennent des rapports
complexes avec les manières de faire de leurs auteurs,
mais qui
[2]
cependant peuvent faire signe  . Nous avons choisi d’en citer quatre,
rédigés par des historiens dont une partie de l’activité se déroula
simultanément
et qui sont ou furent nos contemporains (pour que leurs
pratiques nous soient
encore familières), mais assez anciens pour que
leurs auteurs ne soient plus
pris aujourd’hui dans les enjeux
d’institutions et d’écoles.

Jean Chesneaux : écouter les gens


3
« Que peut être une histoire faite par les gens d’en-bas, en fonction de
leurs besoins
propres ? Une histoire qui ne donnerait aux
professionnels qu’un rôle d’auxiliaire, non de
dépositaires
privilégiés ? Il y a déjà des tentatives et des expériences en ce sens.
Aux États-Unis, on a parlé de guerilla history, au sens de guerilla
theater ; une étude du passé qui soit
souple, mobile, calquée sur les
besoins concrets, libre des obligations rigides de la science
conventionnelle et dont la rédaction autant que la lecture soit à la
portée de tous. En Chine,
vers 1960-1965, on appelait à pratiquer les
“quatre histoires” : histoire des villages, des communes, des familles,
des usines. Les expériences, les souvenirs et traditions, les matériaux
écrits locaux étaient mis en commun à la base, en vue de faire le bilan
du passé récent et de
mesurer les enjeux du socialisme. Le passé
[3]
populaire est un instrument de lutte populaire »  .
PDF
Help
4
Arlette Farge : écrire l’archive

« Lire l’archive est une chose ; trouver le moyen de la retenir en est


une autre. On peut
surprendre en affirmant que les heures passées en
bibliothèque à consulter l’archive sont
autant d’heures passées à la
recopier, sans en changer un mot […]. Devant l’archive manuscrite
une urgence se crée, celle de se couler par le geste dans le flot saccadé
des phrases,
dans le débit heurté des demandes et des réponses, dans
l’anarchie des mots. Se couler, mais
aussi se laisser dérouter, entre
familiarité et dépaysement. Le goût de l’archive passe par ce
geste
artisan, lent, peu rentable, où l’on recopie les textes, morceaux après
morceaux, sans
en transformer ni la forme ni l’orthographe, ni même
la ponctuation. Sans trop même y
penser. En y pensant continûment.
Comme si la main, en reproduisant à sa façon le moulé
des syllabes et
des mots d’autrefois, en conservant la syntaxe du siècle passé,
s’introduisant
dans le temps avec plus d’audace qu’au moyen de notes
réfléchies où l’intelligence aurait
trié par avance ce qui lui semble
indispensable et laissé de côté le surplus de l’archive […].
L’archive
recopiée à la main, sur une page blanche, est un morceau de temps
apprivoisé ;
plus tard on découpera des thèmes, on formulera des
[4]
interprétations »  .

5
PDF
Help
Bernard Lepetit : modéliser et tester

« Le passé ne se dévoile jamais spontanément et la construction des


faits historiques est
inséparable des questions que les problématiques
du présent suggèrent […]. Objet construit,
le modèle, par la
formalisation qu’il nécessite, oblige l’historien à une plus grande
rigueur
dans l’expression des hypothèses interprétatives qui le sous-
tendent. Objet artificiel, il est
contrôlable, en sorte que l’opacité
attribuable au réel en est absente et que le jeu raisonné
sur les
variables qu’il associe peut tenir lieu d’une expérimentation
autrement improbable.
Exposant des conséquences théoriques
déduites aux démentis de la matière historique, il
permet de rejeter
les hypothèses infondées qui ont présidé à sa construction et
d’enrichir les
problématiques qui justifient son usage. Aboutissant à
l’expression logico-mathématique
d’un phénomène fonctionnel, la
modélisation conduit à interroger l’usage que la discipline
fait de la
[5]
généralisation causale ou des catégories du vrai et du faux »  .

Pierre Chaunu : Sisyphe et les fiches


6
« Cela pour la rage avec laquelle nous avons opéré, copiant, lisant, aux
archives, aux
bibliothèques, empruntant, photocopiant – afin de
prolonger l’été les lectures d’archives –
par quatorze heures par jour
de lectures de micro-films au péril des yeux, brûlant deux ou
trois
lampes par semaine sur un lecteur portatif de l’âge de pierre […]. Il PDF
fallait essayer de
comprendre et, pour cela, obtenir des statistiques Help

fiables. À partir de cette grille, construire


une approche statistique
des échanges et des mouvements […]. Cette construction empirique
que forment les sept tonnes et les huit volumes de la patrie statistique
de Séville et l’Atlantique, trois mille huit cent quatre vingt dix pages
grand in-8°, en petits caractères très denses
publiés sous la double
signature d’Huguette et Pierre par l’EPHE de 1956 à 1957. Ma thèse
[n’en est] que le commentaire un peu long (3400 pages grand in-
[6]
8°) »  .
Premier constat à la lecture de ces extraits : les histoires élaborées par 7
ces
auteurs diffèrent non pas seulement par leurs thèmes ou leurs
thèses, mais aussi
par la façon dont elles sont produites et les enquêtes
menées. Les historiens
retenus ici utilisent des matériaux de nature
tout à fait différente. La prise de
possession de l’archive ne se fait pas de
la même façon : Pierre Chaunu, d’emblée,
arrache au document la
donnée qui nourrira le tableau ; Arlette Farge reproduit
le document
choisi, attentive à son unité. Les référents épistémologiques, ou du
moins les critères de qualité implicitement mis en avant par les uns et
les autres
(l’exhaustivité du dépouillement, le lien au besoin de
mémoire, la rigueur des
procédures, le respect résolu du contexte), ne
sont pas de même nature. Nous
pouvons supposer, toute méfiance
préservée envers les textes normatifs dont
sont tirés ces passages, que
ces historiens ne fréquentent pas les mêmes lieux,
n’ont pas les mêmes
interlocuteurs et n’accomplissent pas les mêmes tâches.
Quand l’un se
penche sur un manuel de statistique, l’autre écoute les paysans
chinois,
cependant que la troisième se hâte vers les archives, soucieuse d’y
obtenir
la meilleure place. Comment alors parler d’enquête historique
au singulier ?

L’HISTORIEN, UN POLYGRAPHE HYPERTEXTUEL


PDF
Il semble qu’il faille pour cela sortir du cadre disciplinaire, ou du moins Help 8
que
la chose soit plus aisée ce faisant, en empruntant par exemple
librement à
quelques disciplines voisines, l’anthropologie ou les
sciences de l’information en
particulier, ou plus éloignées, dans le cas de
[7]
l’informatique  . Si nous chaussons
les lunettes qu’elles nous
fournissent, et nous appuyons sur les productions
matérielles des
historiens lorsqu’ils exercent leur activité, nous voyons des
acteurs, se
nommant les uns les autres historiens, qui produisent une multitude
structurée de signes dont la très grande majorité n’est portée à la
connaissance
de personne et ces signes entretiennent des rapports
complexes avec plusieurs
réservoirs de signes et de symboles. J’ai tenté
de formuler cela sous la forme
du schéma ci-après (voir document 1).
L’historien contemporain apparaît alors d’abord comme un polygraphe 9
hypertextuel dissimulant aux regards l’essentiel des inscriptions qu’il
produit.
Consultant les documents conservés par les centres d’archives,
les bibliothèques,
les institutions muséales, ou bien ceux qu’il a lui
même rassemblés, parce qu’il
peut être lui même créateur d’archives, il
accompagne, ou est censé le faire,
ses inscriptions de l’indication du
chemin d’accès au document consulté, qui
peut être un vestige du passé
qu’il cherche à saisir ou bien un commentaire
ultérieur – extrait
d’ouvrage et d’article, notice de catalogue, voire notes d’un
érudit – lui-
même généralement renvoyant directement ou de façon médiate
à un
vestige authentifié, par l’historien ou par d’autres, d’une époque passée
que l’historien tend à rapporter au référent de son discours.

DOCUMENT 1
Ceci est un historien

PDF
Help

Si nous voulons englober la plus grande diversité possible de pratiques, 10


il
nous faut considérer que les annotations produites par l’historien ne
prennent
pas forcément la forme de textes ou de fragments de texte en
langage naturel.
Elles peuvent aussi consister en graphiques,
enregistrements vocaux, dessins,
chaînes de caractères parfois codées
insérées dans des bases de données informatisées, voire en clichés ou
films. Il est probable cependant, même si nous
savons très peu de chose
[8]
de la façon dont les historiens de fait travaillent  ,
que les données non
textuelles qu’ils accumulent soient décrites et indexées
au moyen de
dispositifs textuels (séquences linéaires, listes, tableaux, arbres)
plus ou
moins complexes. L’historien de ce fait se trouve à la tête d’une masse
d’annotations dont beaucoup sont des données textuelles ou quasi
textuelles qu’il
va structurer et manipuler, produisant listes et tableaux,
au moyen de requêtes
plus ou moins complexes, mais aussi des textes
nouveaux par concaténation
ou extraction, voire calcul, et possiblement
des dispositifs graphiques (cartes,
plans, graphes, schémas), qui sont,
dans le monde numérique, assimilables
eux-aussi aux produits de
[9]
l’application d’opérateurs d’écriture à des éléments
textuels  . Ce n’est
qu’ensuite qu’il va rendre compte de son activité, par un
cours, une
conférence, un texte, une prise de parole dans le cadre d’un débat
par
exemple. Il rencontre alors d’autres types d’acteurs, éditeurs,
journalistes
étudiants, pour n’en citer que quelques-uns, dans le même
mouvement qu’il
rend publics des documents qui pourront à leur tour
faire l’objet d’une appropriation et nourrir le travail d’autres historiens.

L’enquête historique, dans cette perspective, devient la délimitation 11


d’un
corpus, par inclusion dans l’ensemble des matériaux de l’enquête
d’inscriptions, référées toujours à une matérialité dont l’existence est
PDF
antérieure à son
mouvement et n’est pas affectée par celui-ci et qui peut
Help
être ou non élément
d’une collection, puis application à celui-ci d’un jeu
de règles opératoires –
donc production de nouveaux éléments textuels.

Il est douteux que ces règles puissent être fréquemment et 12


systématiquement
explicitées par les historiens. Douteux également
que ce travail du matériau
soit toujours assimilable à un algorithme, ce
qui d’ailleurs ne distingue guère
les historiens des physiciens ou
[10]
d’autres spécialistes de sciences dites « dures »  .

Il me faut, avant d’indiquer quelles conséquences je tire de cette 13


définition,
faire deux remarques. La première est que cette construction
est loin d’être
originale ou neuve. En 1969, Michel Foucault, meilleur
connaisseur qu’on
ne l’a parfois écrit des travaux de ses contemporains
historiens, proposait un
schéma très proche :

« Par une mutation qui ne date pas d’aujourd’hui, mais qui n’est sans 14
doute pas achevée,
l’histoire a changé de position à l’égard du
document : elle se donne pour tâche première non
point de
l’interpréter, non point de déterminer s’il dit vrai et quelle est sa
valeur expressive,
mais de le travailler de l’intérieur et de l’élaborer ;
elle l’organise, le découpe, le distribue,
l’ordonne, le répartit en
niveaux, établit des séries, distingue ce qui est pertinent de ce qui
ne
l’est pas, repère des éléments, définit des unités, décrit des relations.
[L’histoire] est le
travail et la mise en œuvre d’une matérialité
documentaire (livres, textes, récits, registres,
actes, édifices,
institutions, règlements, techniques, objets, coutumes, etc.) qui
présente
toujours et partout dans toute société, des formes soit
spontanées, soit organisées de rémanences. Le document n’est pas
l’heureux instrument d’une histoire qui serait en elle-même
et de
plein droit mémoire ; l’histoire c’est une manière pour une société de
donner statut et
élaboration à une masse documentaire dont elle ne
[11]
se sépare pas »  .

La seconde remarque est que cette définition n’a pas vocation à définir 15
un être ou une essence de l’histoire telle qu’elle est pratiquée
PDF
aujourd’hui.
Construction, abstraction, elle laisse délibérément de côté
Help
un certain nombre
de propriétés de l’acte historien et plusieurs des
questions qui lui sont associées,
en particulier celles du sens, de la mise
en récit, mais aussi de la définition
même de ce qu’est le fait historique,
que nous avons commencé par écarter et
cela parce que sa visée est
d’abord stratégique. Il s’agit de réfléchir à ce que
changent, ou peuvent
changer, pour une profession particulière, les transformations
contemporaines de l’outillage des professions intellectuelles, et partant
à se doter des outils permettant de définir des conduites adaptées,
travail dont
on trouvera l’écho dans d’autres textes.

À
L’HISTORIEN FACE À L’EXTENSION ET AU
PARTAGE DES DONNÉES NUMÉRIQUES

L’intérêt de ce détour me semble triple. Il permet de rappeler d’abord, 16


[12]
après
bien d’autres  , que la connaissance historique est le produit
d’une chaîne de
production de savoirs, prise dans des institutions, des
systèmes techniques et
des champs sociaux, et non accumulation
d’œuvres singulières émanant de
solitudes géniales. Cela nous rappelle
aussi qu’il y a entre le référent auquel
se rapporte le discours de
l’historien et le vestige d’une activité humaine qu’il
convoque à l’appui
de son discours, puis entre l’incorporation de ces vestiges
dans un
corpus et les descriptions multiples dont ils font l’objet, des médiations
successives, dont nous avons parfois bien à tort postulé la transparence
et qui
font de la production de l’histoire une activité éminemment
[13]
sociale et collective  . De plus, nous pouvons alors penser le fait qu’une
transformation des
conditions de production de la connaissance
historique est susceptible d’avoir
de profonds effets tant sur le mode de
son élaboration que sur la nature des
productions émergeant dans la
sphère publique. En l’occurrence, l’augmentation
de la masse des
données accessibles, l’existence sous des modes numériques
divers
d’une partie croissante d’entre elles, la diversification des modes de
[14]
traitement de l’information  , mais aussi la possibilité de
PDF
l’automatisation de
certains, qui est la marque propre de l’informatique,
et les transformations
des modes de diffusion de la connaissance Help

constituent tant une mutation des


technologies de l’intellect que des
conditions de réception du savoir. Elles
laissent augurer d’une mutation
des produits de l’activité historienne, tant
par une transformation de la
[15]
demande, susceptible de se segmenter   et donc
de conduire à une
différenciation des produits et des profils historiens, que
par la
possibilité offerte de manipulations nouvelles de corpus d’un ordre de
grandeur nouveau. Ajoutons que le schéma proposé permet de penser
« topologiquement ». S’il y a des lieux dans le monde numérique
d’accumulation et
de transformation de l’information, alors s’ouvre la
possibilité, en même temps
que d’une distribution potentiellement
universelle, d’une appropriation privée
des annotations et des modes
opératoires – qui étant logiciels sont eux-mêmes
textes –, ou à l’inverse
d’une dissémination modifiant tant la nature que le
volume des
données mobilisables.

Prenons deux exemples, illustrant chacune de ces modalités, et d’abord 17


l’existence de plates-formes numériques payantes donnant accès au
contenu
des numéros récents des revues scientifiques. L’accès à celles-ci
est affranchi
des contraintes géographiques. Ces ressources peuvent
être consultées de
n’importe où dans le monde. La possibilité de le faire
dépend cependant de
l’appartenance institutionnelle des individus, de
leurs capacités financières, ainsi
que des formes des réseaux sociaux
desquels ils participent, du degré aussi de
« littératie
[16]
numérique »   auquel ils sont parvenus. La consultation d’un article
déposé sur la plate-forme Cairn peut ainsi être gratuite ou payante,
selon que
l’institution du chercheur est abonnée ou non, et selon la
barrière mobile fixée
par la revue concernée. Au moment où
l’inscription des productions textuelles
des chercheurs au sein de la
bibliographie internationale – l’inscription à bon
escient de références à
celle-ci dans leurs textes autant que leur capacité à
obtenir que leurs
propres travaux soient mentionnés par les producteurs de
textes
inscrits dans les corpus de référence des agences de notation – est de
plus en plus affirmée comme critère d’évaluation des productions
PDF
scientifiques,
le passage des revues les plus prestigieuses dans le monde
Help
numérique payant
offre aux plus dotés la possibilité d’accroître leur
productivité et de multiplier
les signes de distinction.

Il pourra alors être question d’accès, de passages, donc de territoires, de 18


pouvoirs et de conflits, et possible d’interpréter aussi parfois les
postures et les
conduites des agents du champ en référence à des
positions spécifiées. L’exemple
peut être ici celui des débats en cours
autour de la mise à disposition des bases
de données ou des dossiers
documentaires élaborés par les chercheurs, par
exemple lors de la
préparation d’une thèse ou d’un ouvrage. Cela revient, si
nous
reprenons notre schéma d’ensemble, à dire que, puisque les annotations
produites par les chercheurs sont aujourd’hui dans une large mesure
nativement
numériques, alors s’ouvre la possibilité de les mettre
massivement, et pour un
coût marginal faible, à disposition de la
communauté, ce qui représente de fait,
par le changement d’échelle de
la taille des corpus structurés disponibles, la
promesse d’une
[17]
augmentation de la capacité interprétative des chercheurs  .
Imaginons un chercheur travaillant sur la diffusion des problèmes
arithmétiques
dans l’Europe médiévale. Il peut espérer ainsi pouvoir
raisonner sur trois cents
formes de problèmes et non plus cinquante,
couvrant une aire géographique
un peu plus vaste ou une période un
peu plus longue. Il peut espérer une plus
grande fiabilité et pertinence
des indicateurs statistiques qu’il construit, ainsi
qu’une interprétation
plus complexe, parce que l’espace des principes interprétatifs qu’il
élabore se voit doté de dimensions supplémentaires, cependant
que le
changement d’échelle du corpus, autant que la possibilité de
traitements
nouveaux de ses éléments, offre la possibilité du
surgissement de questions
nouvelles. De fait, la revendication d’une
« libération des données » est portée
par nombre d’acteurs, souvent
ingénieurs, ou issus des centres de recherches
français les plus
prestigieux, au sein de la mouvance qui tente aujourd’hui de
faire
[18]
émerger des humanités numériques à la française  , et relayée par un
certain nombre d’acteurs au sein des institutions françaises de
recherche qui
prônent, pour le moins, le libre accès aux données PDF
produites par les agents du
CNRS ou les thésards ayant bénéficié de Help

financements publics, en conformité


d’ailleurs avec la déclaration de
Berlin de 2003, signée par les représentants
de plusieurs organismes de
[19]
recherches européens  .

Le dossier pourtant n’avance guère et ne semble pas générer beaucoup 19


d’écho parmi les historiens eux-mêmes. Jouent bien sûr des difficultés
techniques, tant de format que de structure des données, mais il est
permis de
penser que les envies des uns et des autres sont aussi
fonction de leur position
au sein de la chaîne de traitement du signal
que nous avons dessinée. Il faut,
en l’état actuel des techniques, pour
réutiliser efficacement, c’est-à-dire sans
que l’opération prenne trop de
temps, les données structurées d’une enquête
que l’on n’a pas élaborée,
de véritables compétences informatiques (à tout le
moins la maîtrise
des expressions régulières, l’habitude des bases de données
et une
capacité minimale à programmer), ce qui réserve l’opération aux mieux
dotés en capacités cognitives ou aux membres des institutions les
mieux pourvues en intelligence informatique, qui sont souvent les
mêmes. Il est assez peu
surprenant dès lors que de tels acteurs
réclament l’ouverture des gisements de
données, demande que les
institutions de la recherche, dans la mesure où elles
sont tenues de
promouvoir la productivité du travail scientifique, ne peuvent
que
prendre à leur compte elles aussi. Que beaucoup de chercheurs fassent
la
sourde oreille ou ne voient pas l’intérêt de la chose n’est guère plus
surprenant.
Ils participent d’une culture et d’une organisation de la
recherche qui fait de
l’historien un accumulateur de fiches et de
données, qu’il peut espérer transmuer
en position dans l’institution au
moyen de la production de textes dont ce butin
est le garant. Dans bien
des cas, lui proposer d’accepter que l’on accède à son
trésor en échange
d’un droit de visite à une infinité d’autres dépôts revient à
le payer en
monnaie de singe, ou, plus exactement, à le déposséder du fruit de
son
travail, qui ne peut plus faire office de capital.

L’accumulation et l’organisation de son dépôt n’ouvrent pas en effet, en 20


l’état
actuel des choses, droit à rémunération, ni financière ni
PDF
symbolique. Les seuls
produits échangeables de l’activité de l’historien –
Help
 qui d’ailleurs prend généralement part à différents marchés – sont les
mises en récit que, sous diverses
formes, il produit à partir de son
activité de rassembleur et de manipulateur de
signes. Ouvrir son
entrepôt à tous revient à le mettre en concurrence avec les
membres les
mieux équipés de sa corporation, tout en lui retirant l’exclusivité
de
l’accès à ses matériaux. C’est lui proposer un libre accès à des données
dont
il ne peut faire information, à moins de consentir de lourds
investissements
d’appropriation, qu’il ne peut pas nécessairement
assumer, tout en lui ôtant
l’exclusivité d’usage d’un bien rare. De plus,
sa différence, ou sa compétence
spécifique, qui est souvent
connaissance intime d’un fond longuement pratiqué,
est brutalement
dévaluée, au sens où est affirmée – peut-être un peu vite – la
possibilité
que celle-ci soit codifiée, détachée de son porteur et échangeable.
S’ouvre donc la possibilité ou la promesse d’une division du travail qui
est
aussi une hiérarchisation des producteurs, dont les lignes tendent à
recouvrir
les gradients de prestige et de ressources existants, tout en
faisant de certains
ingénieurs des alliés indispensables. Numérisation
ne rime donc pas forcément
avec démocratisation, et moins encore avec
égalité, mais ces exemples ont
du moins l’avantage d’attirer l’attention
sur le fait que la transformation des
outils de l’historien ne conduit sans
doute pas seulement à une évolution de
ses produits, mais aussi à des
mutations de la profession historienne, voire de
la figure même de
l’historien.

COOPÉRATION ET DIVISION DU TRAVAIL


HISTORIQUE

Nous pouvons en effet, en prenant en compte l’ensemble des opérations 21


de
production du savoir historique, nous départir d’une visée qui fait de
l’historien
d’abord un producteur de récits. Outre que cela permet de
réintroduire dans
l’analyse une bonne partie de son temps de travail et
un certain nombre de ses
fonctions, toutes celles en particulier qui
participent de ce que l’on appelait
autrefois l’érudition (établissement PDF
d’inventaires, de bibliographies, édition de
documents), cela permet Help

aussi de penser l’historien comme une fonction et un


actant et non plus
comme un individu. S’il accomplit des tâches logiquement
décomposables en unités faisant appel à des compétences spécifiques et
exigeant une technicité croissante (sélection, annotations,
manipulations, mise
en récit), alors s’ouvre la possibilité du collectif,
mais aussi de la division du
travail, à tout le moins de la coopération
avec différents opérateurs porteurs
de compétences propres.

Le fait n’est pas nouveau en soi. Beaucoup de grandes entreprises 22


éditoriales
et savantes, ces dernières décennies ou ces derniers siècles,
étaient le produit
de configurations sociales complexes associant,
parfois durant un temps long,
des agents nombreux dotés de
compétences spécifiques et de logiques d’action
propres. Pensons, pour
[20]
la seule historiographie française, à l’aventure du
Maitron  , à celle des
grandes histoires (de la France urbaine, de la famille,
de la vie privée,
etc.) qui ont durablement marqué l’historiographie, associant
éditeurs,
diffuseurs, institutions savantes, historiens de métier, militants parfois
(comme dans le cas du Maitron). La différence ici n’est pas de nature
mais de
taille et de degré de complexité, du fait de l’ajout,
potentiellement au moins,
de nouveaux acteurs, parmi lesquels
différentes espèces d’ingénieurs et de
producteurs de ressources
électroniques (éditeurs de logiciels ou créateurs/
gardiens de ressources
numériques). Ils ont comme particularité à la fois de
disposer de
capacités d’action sans commune mesure avec celles des autres
intervenants, et de ne pas être des acteurs traditionnels de la
production de
savoirs dans un tel domaine, mais souvent des
entreprises privées poursuivant
une logique de profit et/ou cherchant à
constituer des rentes dans une économie
de concurrence imparfaite. En
d’autres termes, la dépendance accrue à une
infrastructure et un
équipement complexe crée une dépendance envers ceux
qui en
maîtrisent l’usage et la vente (ou sans doute de plus en plus la location).
Là encore, un exemple aidera sans doute à comprendre ce point. S’il
prenait
la fantaisie à Google de numériser l’ensemble des incunables
conservés dans
les bibliothèques européennes, ou toute autre ressource PDF
utile aux érudits,
ce qui est loin d’être une hypothèse forte, et non pas Help

même d’en faire payer


l’accès, mais de réserver l’usage des fonctions de
recherche avancée à ceux qui
acceptent d’ouvrir un compte Google,
permettant à la compagnie d’accumuler
sur chacun de ses utilisateurs
une information monnayable, nous serions en
tant qu’individus, ou en
tant que représentants d’institutions, placés devant
d’assez redoutables
dilemmes.

Définir l’activité historienne, c’est d’abord prétendre imposer une 23


norme
ou exprimer une visée stratégique. L’un des principaux apports
de l’intrusion
du numérique au sein de notre discipline est sans doute,
nous obligeant à
une réflexion sur nos pratiques, de nous le rappeler et
de nous inciter à nous
écarter de nos cadres de pensée habituels, peu à
même de nous permettre de
penser l’irruption du nouveau. La
définition proposée ici, qui systématise des
réflexions parfois
[21]
anciennes   et qui fait de l’historien un agent d’une chaîne
complexe de
traitement de signes, n’a pas d’autre ambition et certainement pas
celle
de dévoiler une essence de l’histoire à laquelle je ne crois guère, non plus
que d’épuiser les déterminations permettant de penser celle-ci. Elle
conduit
à voir en l’historien le producteur de discours dont la validité
est garantie
par la référence, directe ou médiate, à des vestiges, dont la
conservation et
la consultation ne sont possibles qu’au prix de
l’existence d’une organisation
sociale complexe, appuyée, depuis fort
longtemps, sur une forte technicité dont
l’existence n’est pas toujours
interrogée. Il me semble que son intérêt est surtout
de permettre de
penser ce qui peut changer quand se transforme l’outillage
ou les
systèmes techniques dans lesquels sont pris les historiens, c’est-à-dire
aussi les configurations d’opérateurs intervenant dans la production
des discours historiques autant que la nature des produits offerts et les
conditions
de circulation – donc aussi d’échange et d’appropriation de
ceux-ci –, tout
en montrant, parce que nous partons d’une définition par
les pratiques, que
les transformations en cours et à venir sont
également des transformations
sociales et économiques, donc
indéterminées en leurs formes et partiellement
négociables par les
acteurs. PDF
Help

Notes

Une première version de ce texte a nourri une conférence donnée lors de l’école
d’été du CNRS
« Histoire et méthodes quantitatives », tenue à Roscoff en
septembre 2009. Une version légèrement différente a paru en italien sous le
titre « L’inchiesta storica in epoca digitale », Memoria e Ricerca, 35, 2010,
p. 185-
197. Nous remercions les éditeurs de cette revue de nous avoir autorisé à
reproduire une version
remaniée de ce texte. Toutes les URL citées dans cet
article ont été consultées le 13 septembre 2011.

Daniel BERTAUX, « Histoires de vies – ou récits de pratiques ? Méthodologie de


l’approche
biographique en sociologie, rapport au CORDES », mars l976, ronéo.
Jean CHESNEAUX, Du passé faisons table rase ? À propos de l’histoire et des historiens,
Paris,
F. Maspero, 1976, p. 146.

Arlette FARGE, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989, p. 25.

Bernard LEPETIT, « Histoire et modélisation », Annales ESC, 43-1, janv.-févr.


1988, p. 3-4.

Pierre CHAUNU, « Le fils de la morte », in Maurice AGULHON et Pierre NORA


(éd.), Essais
d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 61-107 (ici p. 81-82).

Nous empruntons les notions provenant de ce domaine à Gérard BERRY, qui en


propose une
exposition fort claire dans Pourquoi et comment le monde devient
numérique, Paris, Fayard, 2008.

L’un des effets induits, et récents, de la diffusion des pratiques numériques est
un intérêt nouveau pour les pratiques des historiens au travail. En témoigne par
exemple une enquête en cours du
Trinity College d’Hartford : voir Writing
History in the Digital Age, http://writinghistory.trincoll.edu.

Éric GUICHARD, « L’internet et l’écriture : du terrain à l’épistémologie »,


habilitation à diriger
des recherches, Université Lyon 1, 2010.

Harry M. COLLINS, Changing Order. Replication and Induction in Scientific Practice,


Londres,
Sage, 1985.

Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 14. Le


schéma proposé
ici emprunte également un certain nombre d’éléments à Jack
GOODY, La raison graphique, Paris, Minuit,
1979, et à Michel DE CERTEAU,
L’écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, 2002.

Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996. PDF
Help
On verra sur ce thème « L’historien face à l’ordre informatique », Matériaux pour
l’histoire de
notre temps, 82, avril-juin 2006.

Pour une courte introduction en français aux dynamiques actuelles, voir Jean-
Daniel FEKETE,
« Visualiser l’information pour la comprendre vite et bien », in
Lisette CALDERAN, Bernard HIDOINE
et Jacques MILLET (éd.), L’usager
numérique, Paris, ADBS éditions, 2010, p. 161-194.

Il a été montré que la toile historique italienne fut d’abord, au cours de ses
premières années
d’existence, le réceptacle d’une multitude d’histoires
particulières produites par la réécriture de l’histoire nationale par de multiples
groupes idéologiquement défaits ou socialement dominés : Antonino
CRISCIONE, Serge NOIRET, Carlo SPAGNOLO, Stefano VITALI (éd.), La Storia
a (l) tempo di Internet :
indagine sui siti italiani di storia contemporanea (2001-2003),
Bologne, Pátron editore, 2004.
L’expression, en provenance probablement du Canada francophone, traduit la
digital literacy
en usage aujourd’hui au sein des organisations internationales.

Des travaux sont en cours en France, afin d’offrir aux acteurs de la recherche en
sciences
humaines et sociales l’accès à des répertoires structurés de données et
de documents issus de recherches
antérieures. Le principal opérateur est ici le
grand équipement Adonis du CNRS. Voir l’article de
Jean-Luc Pinol dans ce
dossier, p. 90-100.

Cette question était au centre de l’un des ateliers de ThatCamp Paris en


mai 2010. Dans ce
dossier, voir l’article de Pierre Mounier, p. 101-110.

« Berlin Declaration on Open Access to Knowledge in the Sciences and


Humanities », Berlin,
22 octobre 2003, http://oa.mpg.de/lang/en-uk/berlin-
prozess/berliner-erklarung.

Voir le site de l’association, Maitron.org, site d’histoire sociale : http://biosoc.univ-


paris1.fr.

Jean-Philippe GENET, « Histoire, informatique, mesure », Histoire & Mesure, 1-1,


1986, p. 7-18.

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L’HISTORIEN, UN POLYGRAPHE HYPERTEXTUEL

L’HISTORIEN FACE À L’EXTENSION ET AU PARTAGE DES


DONNÉES NUMÉRIQUES

COOPÉRATION ET DIVISION DU TRAVAIL HISTORIQUE

Auteur
Philippe Rygiel

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Centre d’histoire sociale du XXe e siècle


9 rue Mahler 75004 Paris

rygiel.philippe@wanadoo.fr

Mis en ligne sur Cairn.info le 29/02/2012


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https://doi.org/10.3917/rhmc.585.0030

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