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Sous la direction
d’Octave Debary et de Laurier Turgeon
Relecture
Françoise Clausse
Catherine Briand
James Clifford
Professeur, History of Consciousness Department, University of California,
Santa Cruz (États-Unis)
Michèle de La Pradelle (†)
Directrice d’études, École des hautes études en sciences sociales, Paris
Octave Debary
Maître de conférences, Université Paris V (IUT- René Descartes), Lahic
Jacques Hainard
Conservateur et directeur, Musée d’ethnographie de Genève (Suisse)
Janet Hoskins
Professeure d’anthropologie, University of Southern California (États-Unis)
Emmanuelle Lallement
Maître de conférences, Université Paris IV (Celsa)
Bruno Latour
Professeur des universités, Institut d’études politiques de Paris
Gérard Lenclud
Directeur de recherche, CNRS, Paris
Thierry Paquot
Professeur des universités, Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris XII
Dominique Poulot
Professeur des universités, Département d’histoire de l’art et archéologie,
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Arnaud Tellier
Psychologue clinicien, EPS Esquirol, Paris
Laurier Turgeon
Professeur d’ethnologie et d’histoire, titulaire de la chaire de recherche du
Canada en patrimoine ethnologique, Université Laval (Québec, Canada)
Jean-Philippe Uzel
Professeur d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal (Canada)
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Remerciements
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions
à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est
caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel
(en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous
ne soupçonnons pas.
Marcel Proust, (1913), 2000 : 50.
simple témoin, l’objet matériel a été élevé au statut de porteur de sens par
le courant sémiotique qui représente la deuxième principale approche. En
effet, les sémioticiens ont envisagé l’objet comme signe à déchiffrer pour
mieux comprendre le fonctionnement de la perception et la cognition. Une
troisième approche, plus récente, s’est développée en réaction à l’analyse
sémiotique et porte sur les fonctions sociales de l’objet. Celle-ci postule que
les personnes construisent les objets tout autant que les objets les construi-
sent dans la mesure où ils possèdent un pouvoir d’action sur le monde
social. Enfin, il fait état des travaux qui étudient les rapports entre objet et
mémoire, en soulignant le rôle trop souvent négligé de l’oubli.
Bruno Latour, en 1994, dans un texte programmatique que nous repro-
duisons ici, appelle à repenser la sociologie à partir de la notion d’objet. Les
modèles d’analyse proposés par l’interactionnisme ou l’ethnométhodologie
se condamnent à comprendre le social en comblant la distance entre l’in-
dividu et la société, l’agent et la structure, cherchant à relier ce qui les a
séparés. Que l’individu ou la structure soit pris comme point de départ ou
d’arrivée de ces analyses, ou qu’elles proposent de les relier dialectiquement,
elles ont besoin de faire reposer le social sur « l’existence substantielle soit
de l’action individuelle, soit de la structure ». L’opérateur symbolique vient
raccommoder ces partages et rendre possible le passage entre deux niveaux
d’analyse. Il permet de désigner la présence d’un des deux absents dans le
cadrage de l’interaction sociale. En plaidant pour une réintroduction de
l’objet en sociologie, l’auteur ne s’en tient pas à promouvoir une sociologie
de l’objet. L’objet est un acteur et un médiateur de toute situation sociale :
« Les sociologues ne cherchaient-ils pas midi à quatorze heures en construi-
sant le social avec du social ou en maçonnant ses fissures avec du symbo-
lique, alors que les objets sont omniprésents dans toutes les situations dont
ils cherchent le sens ? En leurs mains, la sociologie ne reste-t-elle pas sans
objet ? » La position latourienne réserve à l’objet le statut d’acteur social à
part entière. Elle l’associe aux humains et lui attribue, comme à ces derniers,
le statut d’« actant ». En renversant le chosisme durkheimien (Durkheim
(1896) 1990 : 15), l’auteur convie la sociologie à « traiter les choses comme
des faits sociaux ». Le sociologisme inhérent au refus de penser les objets doit
être dépassé par une sociologie qui abandonne sa tentation d’une recherche
des conditions intersubjectives de la vie sociale pour s’attacher à l’étude de
ses conditions interobjectives.
Dans le dialogue engagé entre les hommes et les objets, la question
décisive posée par Gérard Lenclud porte sur la genèse et l’identité des
artefacts : qu’est-ce « qu’être un artefact » ? C’est reconnaître le travail d’ar-
ticulation entre une « ontologie fondamentale » (ce que sont les choses) et
une « ontologie appliquée » aux choses (l’identité qui leur est attribuée). Ce
travail permet aux humains de résoudre « l’énigme » des artefacts. Ces objets
Introduction
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La mémoire de la culture matérielle
et la culture matérielle de la mémoire
Laurier Turgeon
Introduction
(Miller 1987). Il ne faudrait pas penser que l’envie d’objets se limite aux
seules pratiques de la consommation alimentaire, elle recouvre l’ensemble
de nos pratiques de consommation culturelle. Par exemple, l’expansion du
patrimoine renvoie à ce même désir d’objets dans la mesure où le patrimoine
privilégie la culture matérielle – les artefacts, les bâtiments et les sites – pour
présenter et représenter le passé. Le succès contemporain des musées s’ex-
plique largement par le fait qu’ils permettent d’accéder concrètement à l’his-
toire par le biais des objets matériels, plutôt que par la simple lecture des textes
(Bennett 1995, Poulot 2002, Poulot, Ballé et Mazoyer 2004). En littérature, le
nouveau roman consacre une place centrale aux choses, plus encore, celles-ci
se substituent aux personnages du roman et deviennent de véritables actrices
(Barthes 1964, Lepaludier 2004). Les objets matériels triomphent également
dans les pratiques artistiques contemporaines, que ce soit le ready-made où
l’objet lui-même devient l’œuvre d’art, ou dans l’installation qui représente,
dans la plupart des cas, une mise en scène d’objets de la vie quotidienne.
Il n’en demeure pas moins que l’étude de l’objet est assez récente et il
n’existe pas de vision d’ensemble de l’évolution de ce champ de recherche,
du moins pas en langue française. Un bilan transdisciplinaire semble d’autant
plus utile que les chercheurs proviennent d’horizons divers et ne connaissent
pas toujours les travaux menés par leurs collègues dans les disciplines voi-
sines. J’ai voulu étendre ce bilan critique aux travaux de langue anglaise, en
raison du développement phénoménal de ce domaine dans les pays anglo-
phones. Il est d’autant plus important de le faire que les auteurs français
ignorent souvent les travaux de langue anglaise et vice-versa. Une simple
lecture des bibliographies en rend rapidement compte ; les frontières lin-
guistiques constituent une barrière dans la transmission des connaissances.
Nous constatons également parfois le phénomène contraire, c’est-à-dire des
travaux de certains auteurs de langue française, peu cités par les spécialistes
francophones, mais très utilisés par les auteurs anglais ou américains. Le cas
de Pierre Bourdieu dont les œuvres traduites sont fréquemment citées en
référence dans le milieu anglophone alors que très peu par les spécialistes
francophones de la culture matérielle en est un exemple révélateur. Ce texte
ne prétend pas être exhaustif. Il serait impossible de recenser et d’intégrer
dans un seul article tous les travaux de langue française et anglaise, tant ils
sont nombreux. Je me contenterai ici de donner des repères qui visent à
identifier les principales approches de la culture matérielle.
J’en ai identifié quatre. La première porte sur l’usage de l’objet comme
témoin historique, c’est-à-dire comme un moyen de suppléer et de vérifier
les sources écrites dans la reconstitution historique du passé. De cette simple
fonction de témoin, le structuralisme et la sémiologie ont élevé l’usage de
l’objet à celui de signe et ont tenté de comprendre son sens et ses fonctions
cognitives. La troisième approche traite du pouvoir d’action sociale des
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 15
L’objet témoin
L’usage premier de l’objet matériel fut celui de témoin dans les sociétés sans
écriture. On peut faire remonter cette pratique aux voyages d’exploration,
à la colonisation de l’Amérique et à la constitution de cabinets de curiosité
à l’époque moderne. Mais l’objet matériel a acquis son statut de témoin
surtout dans le contexte du discours scientifique occidental du xixe siècle qui
propose une vision binaire du monde : le monde civilisé, associé à l’écriture et à
l’histoire, et celui, non civilisé, sans écriture et sans histoire. L’anthropologie
et l’archéologie naissent dans ce contexte pour donner une histoire aux
peuples sans écriture, en privilégiant l’étude d’objets matériels, jugée comme
seul moyen d’en obtenir des connaissances. Les archéologues cherchaient
dans le sol les preuves matérielles des sociétés disparues, alors que la mission
des anthropologues était de mener des enquêtes ethnographiques hors
sol et de faire la cueillette d’objets encore en usage auprès des peuples en
voie de disparition (Trigger 1989). Les bouleversements démographiques et
sociaux provoqués par l’expansion coloniale laissaient penser que la plupart
des peuples sans écriture étaient condamnés à disparaître, à plus ou moins
brève échéance, et que la conservation de leurs résidus matériels représentait
la seule façon de préserver des éléments de leurs systèmes de croyances, de
leurs rituels et de leurs modes de vie. En Amérique du Nord, l’approche
culturaliste, développée par Franz Boas et ses élèves, accorde une place cen-
trale à la culture matérielle et à l’observation participante pour connaître
l’usage des objets dans les cultures autochtones. En Angleterre, les travaux
de Malinowski (1922) et de Radcliffe-Brown (1952) vont dans le même
sens, quoique l’approche plus fonctionnaliste que culturaliste qu’ils préco-
nisent mette l’accent sur les aspects techniques des objets et leur rôle dans
l’adaptation à l’environnement et à la société. Œuvrant dans le cadre de
musées jusqu’au milieu du xxe siècle, archéologues et anthropologues versaient
systématiquement leurs collections aux institutions muséales, érigées en
temples de la conservation et de l’exposition de ces peuples évanescents.
16 Objets et Mémoires
Ils ont ainsi mis au point les premiers outils conceptuels et méthodologiques
pour interpréter les objets comme témoins du passé. Étudiant les sociétés
préhistoriques sans écriture, les archéologues ont dû se limiter à l’étude des
seuls objets, de leurs emplacements dans le sol et des comparaisons entre
les collections provenant de sites différents. Grâce à cette contrainte, ils ont
élaboré des modèles interprétatifs à partir de l’étude de l’objet lui-même
(forme, matière, fonctions primaires et symboliques), les traces qu’il porte
(usure qui évoque les usages que l’on en fait), sa localisation dans le sol (l’étude
de la stratigraphie pour connaître les séquences d’occupation des sites et
développer des chronologies), et la comparaison des objets entre eux (pour
développer des typologies). La multiplication des fouilles sur différents sites
leur ont permis de cerner, à partir de la seule culture matérielle, des choses
aussi complexes que les identités ethniques, les réseaux d’échanges, les mou-
vements migratoires, les systèmes technologiques et l’évolution des modes de
vie. Ces notions seront reprises et développées par les anthropologues pour
étudier les collections ethnographiques. Se penchant sur des peuples encore
vivants, ils bénéficieront des traditions orales de ces peuples ou encore de
l’observation directe de leurs pratiques, pour mieux saisir les fonctions des
objets et leurs contextes sociaux et culturels. L’enquête ethnographique a
permis d’analyser plus finement et sûrement les pratiques et significations
des objets, et de développer des modèles théoriques plus sophistiqués sur le
changement social, les processus d’adaptation et les transformations cultu-
relles dans les situations de contact. Cet empirisme a donné aux anthro-
pologues l’occasion de mieux instruire les archéologues sur les usages de
l’objet à des époques plus anciennes, par la méthode dite « rétrospective »
(upstreaming en anglais), qui consiste à comprendre les pratiques passées à
partir d’extrapolations faites sur les pratiques contemporaines. Inspirés par
les travaux des anthropologues, les archéologues ont exploité à leur tour,
plus ouvertement, les sources matérielles pour élargir leurs perspectives
et aborder les champs plus abstraits des systèmes adaptatifs, des pratiques
rituelles et des croyances.
La séparation entre peuples avec écriture et peuples sans écriture est restée
si forte que pendant longtemps les peuples civilisés ont été exclusivement
étudiés à partir de sources écrites, par le biais de l’histoire, et les peuples non
civilisés à partir d’objets matériels ou de récits oraux. L’archive est demeurée
dans une catégorie particulière, avec un statut et un pouvoir d’évocation du
passé jugés très supérieurs à toute autre source. Le principe d’écrire l’histoire
à partir d’archives était tellement ancré dans les mentalités qu’il ne venait
même pas à l’esprit de mêler les écrits avec d’autres types de sources, par
exemple matérielles ou orales, pour avoir une vision plus critique et com-
plète du passé du monde civilisé.
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 17
L’objet signe
Bien que l’on puisse faire remonter l’étude de la sémiologie des objets
aux travaux d’Émile Durkheim sur le système totémique (1912), le domaine
trouve véritablement ses assises dans les années 1960 avec les publications
de Claude Lévi-Strauss, de Roland Barthes et de Jean Baudrillard. On
peut regrouper les principaux travaux dans deux grands courants : l’analyse
contextuelle et l’analyse immanente. L’approche la plus ancienne et la plus
connue est celle qui porte sur les contextes, mise au point dans les travaux
pionniers de Roland Barthes (1967, 1970, 1985) et de Jean Baudrillard (1968,
1969). Comme son nom l’indique, l’analyse contextuelle repose sur l’idée
que l’environnement qui entoure l’objet joue un rôle primordial dans la
production de son sens. Le contexte forme un système de connotations
stéréotypées qui imposent une signification à l’objet. Tout objet hors de
son contexte de signification porte à confusion et brouille le système de
sens, comme, par exemple, le fait de servir une tranche de pizza lors d’une
réception à une ambassade ou de porter un complet à la plage. Roland
Barthes a bien montré, à travers l’étude de la mode vestimentaire, comment
le contexte est également constitué par l’ordonnancement des différents
éléments du costume autant que par la nature de l’activité sociale. Mettre un
béret avec un costume trois pièces serait l’équivalent d’une erreur grammati-
cale. Les analyses contextuelles plus récentes tendent à mettre l’accent sur la
relation interactive entre l’objet et son contexte (Latour 1993). Selon Andrea
Semprini (1995), ce n’est pas le contexte seul qui donne sens à l’objet ; le
sens émerge de la relation dynamique entre les deux. Autrement dit, l’objet
détermine le sens du contexte et le contexte détermine le sens de l’objet et ce
rapport dialogique construit la communication qui peut varier d’une situa-
tion à une autre. Dans cette perspective, contrairement aux modèles struc-
turalistes et sémiotiques classiques, le sens n’est pas figé, mais évolutif.
L’analyse immanente tend à ramener la production de sens à l’objet lui-
même. Elle considère que la signification est inscrite dans les propriétés
textuelles de l’objet. Le contexte est considéré comme inhérent à l’objet qui,
à la manière d’un texte, renferme tout le sens. L’analyse consiste à décrire le
processus qui permet à l’objet de manifester sa signification et de le rendre
explicite. Le modèle d’analyse sémio-narrative des textes d’Algirdas Julien
Greimas (1966, 1976) demeure la référence canonique pour ce type d’ana-
lyse. Dans ses adaptations plus récentes, on tâche d’étudier des ensembles
d’objets, plutôt qu’un objet isolé, et de tenir compte des modes de coha-
bitation entre les objets (Fontanille et Zinna 2005, Semprini 2001). Bien
que les contextes soient encore « immanentisés » par les objets, il y a un
effort qui est fait pour saisir de sens la circulation et la réception des objets
dans les discours sociaux, plutôt que de les considérer sous l’angle de leurs
simples contenus et de leurs valeurs conceptuelles, comme c’est le cas dans
les analyses sémio-narratives classiques.
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 21
L’objet social
L’intérêt pour les fonctions sociales de l’objet, sans doute le courant de
pensée le plus important des trente dernières années dans le domaine de
la culture matérielle, est né en grande partie d’une insatisfaction face aux
analyses sémiotiques et structuralistes : au-delà de ce que sont les objets,
les chercheurs ont voulu savoir ce qu’ils font. Cette critique est venue de la
sémiotique elle-même, formulée par des sémioticiens intrigués par la valeur
d’usage social des objets. Si les sémioticiens se sont attaqués farouchement
aux interprétations économiques et techniques des objets, jugées réductrices,
ils ont tout de même été sensibles à leur fonction instrumentale, soit à leur
capacité d’action sur le monde social. Roland Barthes, par exemple, dans
L’Aventure sémiologique, développe la notion de la « transitivité de l’objet »
dans laquelle il reconnaît que « l’objet sert à l’homme à agir sur le monde,
à modifier le monde, à être dans le monde de façon active ; l’objet, précise-
t-il, est une sorte de médiateur entre l’action et l’homme » (Barthes 1985 :
251). Même si l’objet est présenté ici comme un simple médiateur, c’est
déjà reconnaître qu’il ne fait pas juste signifier, mais qu’il peut transformer
22 Objets et Mémoires
L’objet mémoire
Si l’objet matériel construit les relations sociales, il agit aussi sur la mémoire.
Moins développées, les réflexions sur le rapport entre l’objet matériel et
la mémoire prennent place la plupart du temps dans des travaux géné-
raux sur la mémoire sociale. Elles gravitent autour de trois axes, dans les-
quels s’inscrivent d’ailleurs les articles publiés dans ce recueil. Le premier
et le plus ancien porte sur le rôle de l’objet comme support mnémonique,
aide-mémoire servant à rappeler des lieux, des personnes et des événements
significatifs. Le livre Les lieux de mémoires de Pierre Nora (1984, 1987, 1992)
représente une illustration magistrale de la manière dont une mémoire
nationale – française en l’occurrence – s’incarne dans des monuments, mais
aussi dans des lieux populaires socialement partagés comme le café. Dans la
lignée des analyses de Maurice Halbwachs (1925), Nora propose un inven-
taire pour la France des principaux lieux d’expression de l’histoire de la
mémoire collective, conçue comme une histoire des usages matériels du
passé dans les présents successifs. Il part du principe que ce n’est que par
les personnes et les lieux présents que le passé peut être appréhendé. La
mémoire collective est investie dans des lieux concrets et ceux-ci évoquent
à leur tour la mémoire en lui servant de support. Il faut dire que le nombre
de sites et de monuments historiques classés n’a cessé d’augmenter dans la
plupart des pays occidentaux. En Angleterre, par exemple, ils sont passés
de 268 en 1882 à plus de 13 000 en 1990 (Connerton 2006 : 316). Ce besoin
que ressentent les sociétés contemporaines d’inscrire la mémoire dans des
lieux ou des objets matériels est-il une réaction contre un sentiment de perte
identitaire provoquée par la mondialisation ? Ou faut-il croire, à l’instar
de Maleuvre (1999 : 59), que l’irruption du nombre de lieux de mémoire
exprime un manque de milieux de mémoire, soit des environnements favo-
rables au développement des activités mémorielles ?
Quoi qu’il en soit, les travaux de Daniel Fabre (2000) en France et de
Tim Ingold (1996) en Angleterre nuancent et poussent encore plus loin
l’approche élaborée par Nora. Ils tracent le deuxième axe qui porte sur les
manières dont les objets construisent la mémoire. Au lieu de considérer la
mémoire comme un ensemble de faits du passé emmagasinés à tout jamais
dans un lieu, tel que la psychologie cognitive nous a habitués à la penser, ils
proposent d’étudier le rapport entre le lieu ou l’objet et la mémoire comme
une relation qui varie avec les personnes et qui se transforme avec le temps.
La mémoire des lieux ou des objets n’est pas figée, elle est appropriée et
domestiquée de toutes sortes de manières par les citoyens. Par exemple,
un souvenir d’un tableau de Rembrandt se transforme à chaque nouvelle
visualisation qui représente autant de nouvelles expériences mémorielles
(Gaskell 2002) ou un mémorial de la guerre d’Algérie en France évoque
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 27
des souvenirs très différents selon que l’on est un ancien combattant français
ou un résistant algérien immigré en France (Tisseron 1999). Pour signifier
des phénomènes de réappropriation ou de désappropriation, les monuments
peuvent même être modifiés ou déplacés. Exposées dans des lieux straté
giques de Budapest, les statues des héros communistes de la Hongrie ont été
regroupées, après 1989, dans un parc en banlieue de la ville pour devenir de
simples témoins historiques du communisme (Losonczy 1999). La mémoire
d’un monument peut donc changer au cours de la vie des gens en fonction
de l’évolution des contextes ou des besoins des personnes elles-mêmes. Les
fêtes de commémoration expriment souvent cette volonté de renouvelle-
ment ou de redéfinition de la mémoire du lieu.
Les lieux et les objets matériels ne font pas juste nourrir la mémoire, ils
participent activement à sa structuration. Laurent Lepaludier rappelle que :
« L’objet est non seulement une référence cognitive qui cristallise autour de
lui la perception du monde, mais aussi un point d’accroche essentiel de la
mémoire qui structure le souvenir autour de lui » (Lepaludier 2004 : 118).
L’espace intime de la maison permet d’observer ce travail du monde maté-
riel sur la mémoire. En effet, les objets domestiques de la vie quotidienne
réactivent à chaque instant de la journée les souvenirs des personnes et des
événements, et les situent dans le registre mémoriel. Il s’agit d’une mémoire
non verbale qui fait appel aux sens, surtout à la vue, au toucher et à l’odorat.
L’ordonnancement des objets dans la maison hiérarchise les souvenirs, les
classe par catégories thématiques ou événementielles, et les fait cohabiter
de manière séquentielle pour construire un récit historique ou encore pour
les faire dialoguer entre eux. Se penchant sur les intérieurs domestiques des
Arméniens de Montréal, Marie-Blanche Fourcade remarque que l’organi-
sation du patrimoine domestique dans l’espace privé constitue un moyen
de mise en ordre de la mémoire (Fourcade 2006 : 315). Les objets les plus
valorisés sur le plan généalogique (photos des ancêtres, bijoux de famille,
etc.) sont exposés dans la chambre des parents alors que ceux qui renvoient
à l’ethnie (livres d’histoire, meubles, tapis, bibelots du pays d’origine) se
retrouvent souvent dans une pièce aménagée au sous-sol de la maison. Les
placer dans le sous-sol est sans doute une façon de les singulariser, en les
mettant à l’abri du regard des étrangers, en les gardant à la disposition des
seuls membres de la famille et en les enfouissant profondément dans le sol
du pays d’adoption et, par conséquence, dans la mémoire. Certains objets
très prisés et renfermant une forte charge mémorielle sont même cachés
dans des garde-robes ou dans des armoires. La distribution des objets dans
les pièces de la maison est une manière non seulement de classer, mais
aussi de compartimenter la mémoire. L’accumulation de bibelots familiaux
sur un buffet peut représenter un véritable autel consacré aux ancêtres, ces
objets se substituent souvent à des personnes disparues et donnent lieu à
28 Objets et Mémoires
des récits biographiques (Fourcade 2006 : 316). Le rôle joué par les objets
domestiques dans la gestion de la mémoire est encore plus évident lors des
déménagements. Dans son étude sur Montréal, Jean-Sébastien Marcoux
(2001) constate que le changement de résidence entraîne une réorganisation
de l’intérieur domestique et de la mémoire. Le déménagement fait rejaillir
le souvenir porté par les choses, réactive la mémoire, met la personne face à
son passé et provoque le tri, soit le choix d’abandonner définitivement tel ou
tel objet avec ses souvenirs ou de garder tel autre. La relocalisation de l’objet
conservé dans le nouveau lieu de résidence est un moyen de transporter avec
soi le souvenir de l’objet et de le recontextualiser. Le tri des objets signifie le
tri de la mémoire. Les objets sont requalifiés et la mémoire reconstruite. Ces
objets conservés acquièrent une plus-value mémorielle justement parce qu’ils
accumulent des histoires. Leurs riches biographies attestent de la survivance
aux drames répétés de la confrontation de l’objet avec ses souvenirs.
Un troisième axe regroupe les travaux sur les rapports entre les objets et
l’oubli. Beaucoup moins nombreux, comme le rappelle Joël Candau (2005 :
162), ceux-ci ont surtout porté sur les manières d’évacuer la mémoire des
objets et des lieux. Comment composer avec l’oubli ? Une partie de l’œuvre
de l’écrivain Marcel Proust est largement consacrée à l’étude de la tension
entre le soulagement de l’oubli et la douleur qu’il provoque. Il considère
que les objets construisent la mémoire au point qu’ils empêchent souvent
d’oublier. Le goût de la madeleine incarne le souvenir de tante Léonie et
de l’enfance à Combray, une bottine devient la représentation plus que
réelle de sa grand-mère, la sonate de Vinteuil matérialise l’amour de Swann
pour Odette, faisant revivre dans le présent le passé des jours heureux. Le
souvenir qui s’incruste dans les objets ou les lieux fait fi du temps et tyran-
nise la mémoire. Les objets de la vie quotidienne viennent constamment
défaire le travail de l’oubli et du deuil, ils envahissent sans cesse le présent
par ces « morsures » de la mémoire qu’ils véhiculent (Albertine disparue).
Pour Proust, ces objets provoquent des réminiscences qui participent de
la « mémoire involontaire », ressuscitant le passé (Tadié 1971, 1973, 1999 ;
Deleuze 1964 : 68). Cette sensation de retrouver involontairement le passé
dans des circonstances inattendues se situe entre la présence et l’absence,
entre la mémoire et l’oubli, et nous transporte hors du temps et de l’his-
toire : « Les souvenirs involontaires nous rapportent les choses dans un exact
dosage de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter une
même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute
contingence, ils nous en donnent l’essence extratemporelle » (Interview avec
Proust, Journal Le Temps, 1912).
Il y a plusieurs façons de faire le deuil de ces objets porteurs de mémoire :
les cacher pour les retirer hors de vue et de portée dans des lieux fermés et
de réclusion tels que la cave, le grenier ou l’armoire, les vendre, les donner,
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 29
Conclusion
Au cours des quarante dernières années, l’objet matériel est passé du rôle
passif de témoin à celui d’agent de la vie sociale et de la mémoire. Cette
évolution ne suit pas une chronologie stricte et étanche, il existe des chevau-
chements entre les catégories et les périodes. L’objet continue à être utilisé
comme témoin de la même manière que l’approche sémiotique de l’objet
se poursuit encore aujourd’hui en se rapprochant des analyses sociales et
mémorielles. La littérature, tant de langue française qu’anglaise, a également
redécouvert récemment la place importante de l’objet, qui parfois remplace
les personnages, lui attribuant un rôle d’acteur de la vie sociale, esthétique
(Frolich 1997, Watson 1999, Brown 2003, Lepaludier 2004, Baldwin 2005,
Freedgood 2006, Otten 2006).
Il n’existe pas une mémoire, mais différents régimes de mémoire, variables
au sein d’une même culture selon les périodes ainsi que d’une culture à une
autre. François Hartog a bien montré qu’il y a des « régimes d’historicité »
(Hartog 2003). Ainsi d’un régime d’historicité essentiellement préoccupé
par le passé a-t-on évolué vers un régime davantage tourné vers le pré-
sent. Neil Whitehead a montré que les tribus de l’Amazonie qu’il a étudiées
ont des régimes d’historicité très différents de ceux du monde occidental
(Whitehead 2003). La distinction passé-présent y est moins prononcée, le
lien étant continuellement maintenu par le biais du mythe. De la même
manière qu’il y a des régimes d’historicité, il y a des régimes de mémoire,
qui entretiennent des rapports très variés avec les objets. Si dans la tradition
occidentale la mémoire se fixe à l’objet et si le recours à la destruction maté-
rielle permet d’oublier, les groupes iroquoiens du nord-est de l’Amérique
du Nord pendant l’époque coloniale ont tendance à conserver leurs objets
toute leur vie et même après la mort, formant un tout indissociable. Les
objets sont enterrés avec la personne au moment de son décès comme s’ils
étaient inaliénables (Turgeon 1997, 2005). Il y a ici le désir de maintenir une
permanence du lien entre les objets et la mémoire des personnes ; l’enseve-
lissement des objets dans la tombe, leur disparition donc, vise à en faire le
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 31
Remerciements
des discussions stimulantes portant sur les idées de cet article ainsi que pour
ses corrections très appréciées. Je tiens enfin à exprimer ma gratitude envers
le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien
financier à ce projet.
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36 Objets et Mémoires
Bruno Latour
Définir l’interaction
L’interaction sociale suppose la présence de plusieurs éléments constitutifs :
il doit y avoir au moins deux acteurs ; ces deux acteurs doivent être présents
physiquement face à face ; ils doivent se relier par un comportement qui
implique une communication ; enfin, le comportement de chacun doit évo-
luer en fonction des modifications apportées au comportement de l’autre,
d’une façon telle qu’il y ait émergence d’un comportement imprévu qui
ne soit pas simplement la somme des compétences engagées par les acteurs
. Ce texte a été initialement publié dans la revue Sociologie du travail, 4, 1994, p. 587-607.
. Voir par exemple les travaux de Edward Hutchins (1980), Jean Lave (1988), Bruno Latour
et Steve Woolgar (1988), Bruno Latour (1989). Sur les objets voir le numéro spécial de la
revue Raison pratique (1993).
38 Objets et Mémoires
. Cette nécessité de l’émergence est clairement présentée dans Erving Goffman (1959).
. Voir, par exemple, Shirley Strum (1990), Franz De Waal (1992), Hans Kummer (1993).
. Sur cette question très controversée, voir Bruno Latour et Shirley Strum (1987).
. Sur la différence entre complexité et complication voir op.cit. note 4 et plus bas.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 39
. Sur la notion de cadre voir évidemment Erving Goffman (1974), mais le mot est pris ici
littéralement.
40 Objets et Mémoires
La seule différence entre les deux vient de l’existence d’une paroi, d’une
partition, d’un opérateur de réduction, d’un « je ne sais quoi » dont l’origine
demeure pour l’instant obscure.
Il existe une autre différence entre l’interaction simiesque et celle que l’on
peut observer chez les humains. Il est très difficile d’obtenir, pour la seconde,
la simultanéité dans l’espace et le temps propre à la première. On dit, sans
y regarder de trop près, que nous interagissons face à face. Certes, mais
l’habit que nous portons vient d’ailleurs et fut fabriqué il y a longtemps ; les
mots que nous employons n’ont pas été formés pour la situation ; les murs
sur lesquels nous nous appuyons furent dessinés par un architecte pour un
client et construits par des ouvriers, toutes personnes aujourd’hui absentes
bien que leur action continue à se faire sentir. La personne même à laquelle
nous nous adressons provient d’une histoire qui déborde de beaucoup le
cadre de notre relation. De plus, elle n’est pas forcément présente dans l’in-
teraction, non seulement parce qu’elle peut avoir « l’air absent », mais parce
qu’il peut s’agir du masque d’une fonction définie ailleurs par d’autres. Si
l’on voulait dessiner la carte spatio-temporelle de ce qui se présente dans
une interaction, et si l’on voulait dresser la liste de tous ceux qui sous une
forme ou sous une autre y participent, on ne discernerait pas un cadre bien
délimité, mais un réseau très échevelé multipliant des personnes, des dates
et des lieux fort divers.
Les tenants de la structure sociale font souvent la même critique aux
interactionnistes mais ils en tirent une tout autre morale ; ils veulent que
rien ne se passe dans l’interaction, sinon l’activation, la matérialisation de
ce qui est déjà tout entier contenu ailleurs dans la structure, aux petits
ajustements près. Or l’interaction fait plus qu’ajuster, elle construit, nous
l’avons appris des singes comme des ethnométhodologues. Pourtant, elle
a la forme contradictoire d’un cadre (qui permet de circonscrire) et d’un
réseau (qui disloque la simultanéité, la proximité, la personnalité). D’où
peuvent lui venir, chez les humains, ces qualités contradictoires et pourquoi
diffèrent-elles autant de l’interaction telle que les primatologues peuvent la
comprendre chez les singes nus et co-présents ?
Il paraît impossible de répondre à cette question tant que l’on oppose
l’interaction à autre chose, par exemple à la structure sociale, en affirmant
que la première est locale et la seconde globale. Chez les singes, par exemple
chez les babouins, on peut se passer de l’opposition puisque, au-delà de
quelques interactions dyadiques, les babouins comme les primatologues
perdent la trace des interactions et commencent à composer le reste en
termes plus vagues comme ceux de « troupe », de « clan » ou de « groupe ».
. Sur la dislocation de l’interaction, dès que l’on se met à dresser précisément le réseau
qu’elle dessine, voir John Law (dir.) (1992) et surtout John Law (1993).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 41
On peut dire avec raison que chez les babouins la vie sociale se compose
entièrement d’interactions individuelles mises bout à bout comme les seg-
ments successifs de la solidarité mécanique. Lorsque les primatologues vont
plus loin et parlent de structure, de rang, d’ordre, de famille, de caste, ils le
font toujours après avoir instrumenté leurs observations, ce qui leur permet
justement d’échapper à l’interactionnisme extrême par la fabrication d’un
grand nombre de panoptiques et par l’élaboration, sur ordinateur, d’un
grand nombre de corrélations statistiques. Ce faisant, ils se rapprochent
davantage de la situation humaine, mais ils s’éloignent sans doute de la
façon dont les singes eux-mêmes doivent rassembler leurs interactions sans
le bénéfice de ces instruments, de ces panotiques, de ces marqueurs, de ces
calculateurs.
L’exemple des primatologues, même s’il ne saurait constituer une preuve,
fournit un précieux indice. Pour passer des interactions à leur somme, il faut
un instrument, un équipement capable de sommer. Les tenants de la struc-
ture sociale supposent toujours l’existence préalable de cet être sui generis,
la société, qui se manifesterait dans les interactions. Or, la seule preuve que
nous ayons de l’existence de cet être vient de l’impossibilité de tenir une
interaction face à face sans que vienne aussitôt avec elle un écheveau de rela-
tions établies avec d’autres êtres, ailleurs, en d’autres temps. Seule la faiblesse
de l’interaction face à face, force à inventer le cadre toujours déjà présent de
la structure. Or, qu’une interaction présente la forme contradictoire d’un
cadre local et d’un réseau échevelé, il ne s’ensuit pas toutefois que l’on doive
quitter le solide terrain des interactions pour passer « au niveau supérieur »,
celui de la société. Même si les deux niveaux existaient réellement, il man-
querait entre eux beaucoup trop d’échelons.
L’exemple des relations de dominance chez les mâles babouins éclaire
assez l’erreur de raisonnement. Il y a bien des épreuves agressives entre mâles
pour décider du plus fort. Si l’on voulait, toutefois, construire une rela-
tion d’ordre allant du plus fort au plus faible, on ne le pourrait pas, sauf à
raccourcir le temps d’observation à quelques jours10! Mais qu’est-ce qu’une
hiérarchie qui fluctue de jour en jour ? Comment dire qu’un babouin entre
ou monte dans une échelle de dominance, s’il faut la recalculer tous les trois
jours ? Probablement que le sociologue passe trop vite de l’interaction à la
. La plupart des primatologues refuseraient cette façon de présenter leur travail car ils
utilisent pour eux-mêmes la même théorie sociologique que pour leurs animaux pré-
férés. Le travail de la construction scientifique en est absent. Pour voir celui-ci, il faut
évidemment accepter certains résultats de la sociologie des sciences. Pour une discussion
des avantages de la sociologie réflexive sur le cas des relations de dominance voir Shirley
Strum (1990).
10. Voir Shirley Strum (1982). Chez les babouins, on ne peut calculer de relations stables de
dominance que chez les femelles. Ces relations peuvent durer des dizaines d’années.
42 Objets et Mémoires
structure, chez les babouins, comme chez les hommes. Chaque singe cherche
à savoir qui est plus fort ou plus faible que lui, et développe les épreuves
qui permettent d’en décider mais en bon ethnométhodologue, aucun ne
passe pour autant par la notion de rang ou de hiérarchie. Le primatologue y
parvient, certes, mais à l’aide de nombreux calculs, instruments et graphes.
Faut-il oublier la présence de cet équipement chez les primatologues, et leur
absence chez les babouins ?
Dans toutes les théories sociologiques, il existe un gouffre qui sépare
l’interaction (cadrée) des corps nus individuels et les effets de structure qui
leur reviennent à la manière d’un destin transcendant que personne n’a
voulu. La question, pour chaque théoricien, est alors de décider avec quel
opérateur social ce gouffre pourrait mieux se combler. Est-ce avec les évé-
nements induits par l’interaction elle-même qui dépasserait ainsi la prévi-
sion des acteurs ? Peut-on combler l’espace par la dérive involontaire des
effets pervers de la volonté toujours bornée ? Ou par un phénomène d’auto-
transcendance qui ferait émerger des phénomènes collectifs, comme l’ordre à
partir du désordre ? Ou faut-il imaginer un contrat qui fasse revenir l’action
dispersée de tous en la seule action totalitaire de personne ? Faut-il supposer,
au contraire, le comblement insoluble, et accepter l’existence préalable d’un
être sui generis toujours déjà présent qui contiendrait alors les interactions
comme autant de cellules spécialisées dans un organisme ? Faut-il prévoir,
au contraire, entre les deux extrêmes, un ensemble d’intermédiaires qui
permettent de transporter dans l’action, par le truchement de l’habitus, la
force du champ et de rendre à la structure, par le truchement de l’action
individuelle, ce qu’on lui avait pris11? Pour répondre à ces questions les
possibilités ne sont pas très nombreuses, même si l’on peut innover en
recombinant différemment le petit nombre des modèles disponibles12. Ces
théories, toutefois, supposent l’existence préalable de la question qu’elles
cherchent à résoudre : il existerait un gouffre béant qui séparerait l’agent
de la structure, l’individu de la société. Or s’il n’y avait pas de gouffre, la
théorie sociologique se verrait offrir des réponses de plus en plus raffinées à
un problème qui ne se poserait pas.
La sociologie des singes, en déployant sous nos yeux le paradis de l’inter
actionnisme et de l’ethnométhodologie, nous montre une vie sociale dans
laquelle l’interaction et la structure sont coextensives. Or, on n’y trouve pas
11. On reconnaît successivement les positions de Goffman, de Boudon, celle moins connue
de Dupuy (1992), celles de Hobbes, Durkheim et enfin de Bourdieu (voir la définition
de l’habitus dans Pierre Bourdieu, 1980). La riche diversité de ces positions est omise ici
pour ne garder que la structure commune du raisonnement qui oblige à se poser « le
problème » de l’ordre social et des individus.
12. Voir Bruno Latour et Shirley Strum (1986) pour un principe de classement des modèles.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 43
Interaction complexe
et interaction compliquée
au contraire, que nous descendons des singes aux hommes en passant d’une
grande complexité à une grande complication. Notre vie sociale, en chaque
point, paraît toujours moins complexe que celle d’un babouin, mais elle est
presque toujours plus compliquée.
L’interaction cadrée n’est pas locale par elle-même, comme s’il existait,
de tout temps, cet ingrédient nécessaire à la vie sociale : l’acteur individuel
avec lequel il faudrait ensuite composer la totalité. Nous ne la retrouvons
pas chez les singes qui vivent pourtant au paradis, ou plutôt dans l’enfer, de
l’interactionnisme. Chez les humains, en revanche, on localise activement
une interaction par un ensemble de partitions, de cadres, de paravents, de
coupe-feu, qui permettent de passer d’une situation complexe à une situa-
tion seulement compliquée. Un exemple banal fera comprendre cette évi-
dence. Pendant que je suis au guichet pour acheter des timbres-poste et que
je parle dans l’hygiaphone, je n’ai sur le dos ni ma famille, ni mes collègues,
ni mes chefs ; la guichetière, Dieu merci, ne me fatigue pas non plus avec sa
belle-mère, ni avec les dents de ses poupons. Cette heureuse canalisation,
un babouin ne pourrait se la permettre puisque, dans chaque interaction,
tous les autres peuvent intervenir.
Inversement, la structure n’est pas globale par elle-même, comme s’il
existait, de tout temps, cet être sui generis sur le corps duquel se détacherait
peu à peu l’action individuelle d’un acteur. Chez les singes qui n’ont aucune
interaction cadrée, nous ne retrouvons jamais la structure sociale qui devrait
pourtant, d’après la théorie sociologique, faire pendant aux interactions.
Chez les humains, en revanche, on globalise activement des interactions suc-
cessives par un ensemble d’instruments, d’outillages, de comptes, de calculs,
de compilateurs qui permettent de passer d’une relation compliquée, enfin
isolable, à d’autres relations compliquées, enfin reliées13. Le soir venu, la
responsable du bureau de poste peut faire les comptes et compiler les bor-
dereaux qui lui permettront de sommer la part qui l’intéresse dans toutes
les interactions cadrées qui ont pris place à tous les guichets. Cette somme,
un babouin ne pourrait la calculer, faute justement de bordereaux et de
traceurs. Pour composer le social, il ne possède que son corps, sa vigilance et
l’engagement actif de sa mémoire afin de « tenir » l’ensemble des relations.
Chez les singes, comme il n’y a pas de différence de nature entre inter
action et société, on ne trouve ni interaction (cadrée) ni structure. Chez
les hommes, un abîme semble séparer l’action individuelle du poids de la
société transcendante, mais il ne s’agit pas là d’une séparation originaire
13. Sur ce thème qui oblige à considérer la plupart des effets de structure comme le résultat
des pratiques d’écriture et d’instrumentation au sens large, voir bien sûr Jack Goody
(1979) et (1986), pour la science Bruno Latour (1985), sur la cartographie voir Jacques
Revel (1991) et sur le cas des statistiques d’État, Alain Desrosières (1993).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 45
14. C’est la limite des solutions dialectiques comme celles de Bourdieu (op.cit.) ou plus récem-
ment d’Erhard Friedberg (1993). La dialectique a toujours l’inconvénient d’entourer le
problème à résoudre et de le rendre plus difficile à traiter, surtout lorsqu’il s’agit, comme
ici, de résoudre une contradiction peut-être artificielle.
46 Objets et Mémoires
symbolique. Le symbole, en effet, tient lieu d’autre chose qui n’est pas là
mais auquel, par allusion, on peut se référer. La structure absente tiendrait
donc par des symboles. C’est par eux que les humains se distingueraient des
singes. Aux liens primates du social, il faudrait ajouter les liens humains du
symbole. Cette hypothèse pourtant, ne tient pas, au sens littéral du verbe,
car à quoi tiendrait le symbole ? Si le social n’est pas assez solide pour faire
durer les interactions, ainsi que le montrent les singes, comment les signes
y suffiraient-ils ? Ce que les corps ne parviennent pas à stabiliser, comment
le seul cerveau le pourrait-il ?
Pour passer d’une vie sociale complexe à une vie sociale compliquée, il
faut pouvoir décaler, disloquer, déhancher, déléguer l’interaction présente
afin de la faire reposer provisoirement dans autre chose, en attendant de
la reprendre. Dans quelle autre chose ? Dans le social lui-même ? Oui, en
partie, puisque les singes le font avec brio. L’entrecroisement des inter
actions leur offre bien cette matière relativement durable sur laquelle ils
peuvent, en effet, se reposer. Peut-on la faire reposer dans les symboles ?
C’est peu probable, parce qu’il faut à leur tour qu’ils soient tenus par autre
chose que la mémoire, ou l’esprit, ou le cerveau nu des primates. Les sym-
boles ne sauraient être originaires. Lorsqu’ils seront assez tenus, lorsque
les capacités cognitives seront assez instrumentées, assez lourdes, il sera
possible de s’y rattacher provisoirement, mais pas avant 15. Pourquoi ne pas
faire appel à autre chose, à ces objets innombrables absents chez les singes,
omniprésents chez les humains, qu’il s’agisse de localiser une interaction
ou de les globaliser ? Comment concevoir un guichet sans l’hygiaphone, le
buffet, la porte, les murs, la chaise ? Ne façonnent-ils pas, au sens littéral,
le cadre de l’interaction ? Comment computer le bilan journalier d’un
bureau sans les formulaires, récépissés, comptes, grands livres, et comment
ne pas y voir la solidité du papier, la durabilité de l’encre, la gravure des
puces, l’astuce des agrafes, le choc des tampons ? Ne permettent-ils pas
la totalisation ? Les sociologues ne chercheraient-ils pas midi à quatorze
heures en construisant le social avec du social ou en maçonnant ses fissures
avec du symbolique, alors que les objets sont omniprésents dans toutes
les situations dont ils cherchent le sens ? En leurs mains, la sociologie ne
reste-t-elle pas sans objet ?
Il est toujours délicat de faire appel aux choses afin d’expliquer soit la
durabilité, l’extension, la solidité, des structures, soit la localisation, la
15. Pas plus que les sociétés humaines ne permettent d’étudier la vie sociale originaire, elles
ne permettent d’analyser des capacités cognitives « nues ». Impossible d’étudier l’intellect
sans les « technologies intellectuelles ». Voir les travaux de Don Norman (1988), Jean Lave
(1988) et ceux de la sociologie des sciences. Pour une présentation d’ensemble du rôle des
techniques, voir Bruno Latour et Pierre Lemonnier (dir.) (1994).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 47
16. Sur cette séparation qui oblige ensuite à construire le monde social sans pierre, sans sable,
sans ciment, avec le seul recours du lien social, voir Bruno Latour (1991).
17. C’est ce qui rend plus remarquable encore la sociologie de l’art développée dans Antoine
Hennion (1993).
48 Objets et Mémoires
18. Voir sur l’histoire de cette série d’opposition Steven Shapin et Simon Schaffer (1993).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 49
19. On reconnaît là le mécanisme étudié à la fois par Marx pour l’économie et par Durkheim
pour la religion, popularisé ensuite par Bourdieu pour tous les objets auquel le sens
commun pourrait s’attacher par erreur. Voir en particulier Pierre Bourdieu et Loïc
Wacquant (1992) pour la déontologie du « métier de sociologue ». Pour une critique, voir
Antoine Hennion et Bruno Latour (1993).
20. L’irruption de la sociologie des sciences modifie du tout au tout cette obligation d’imiter
les sciences exactes, puisque celles-ci ne ressemblent plus du tout aux mythes développés
par l’épistémologie. En revanche, comme productrices de nouveaux non-humains pour
construire le collectif, les sciences redeviennent imitables, mais elles se mêlent beaucoup
trop aux sciences sociales pour qu’on puisse les ordonner dans une hiérarchie. Elles
deviennent imitables dans leur matière, non dans leur forme – ni, bien sûr, dans leur
épistémologie.
50 Objets et Mémoires
erreur, et les « bons » qui le font agir en dépit qu’il en ait. Dénonciation du
fétichisme d’une part, scientisme d’autre part, tel est le fond commun de la
sociologie critique21.
21. Sur l’opposition entre sociologie critique et sociologie de la critique voir Luc Boltanski
et Laurent Thévenot (1991).
22. Sur la définition de l’acteur et de l’action voir Michel Callon (1991).
23. Sur le thème de la médiation on se reportera à Antoine Hennion, op. cit. Il est capital de
ne pas considérer la médiation comme l’intermédiaire d’une force qui se déplace, encore
moins bien sûr comme un écran.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 51
24. La faiblesse du structuralisme n’est pas d’avoir cherché des règles au-delà des apparences,
mais de s’être imaginé qu’un être quelconque pouvait simplement « occuper une posi-
tion » alors qu’il la recrée toujours en partie autour de lui, qu’il la médie. D’où l’op-
position qui fut fatale à ce mouvement de pensée entre un sujet et un champ de force
(François Dosse, 1991). Mais s’il n’y a pas de sujets à dissoudre, il n’y a pas non plus de
champ de force où dissoudre un sujet, car il n’y a nulle part de transport de force. Il n’y
a que des traductions.
25. Le mot « actant », propre à la sémiotique, permet d’élargir la question sociale à tous les
êtres qui interagissent dans une association et qui s’échangent leurs propriétés.
26. On voit que ce qui oppose la théorie sociologique renouvelée par la sociologie des
sciences et des techniques à celle de Pierre Bourdieu ne porte pas tant sur les méthodes
ou les terrains, mais sur le mécanisme de transport des forces. En un sens, on passe de
l’une à l’autre en généralisant à tous les actants la médiation de l’habitus, lequel n’est ni
tout à fait une cause ni tout à fait une conséquence.
52 Objets et Mémoires
Dans leurs interactions, les singes n’engagent presque jamais d’objets. Chez
les humains, il est presque impossible de reconnaître une interaction qui
ne ferait pas appel à une technique27. Chez les singes, l’interaction peut
proliférer, appelant à la rescousse, de proche en proche, l’ensemble de la
troupe. Chez les humains, l’interaction est le plus souvent localisée, cadrée,
tenue. Par quoi ? Par le cadre justement, constitué d’acteurs qui ne sont pas
humains. Faut-il faire appel à la détermination par les forces matérielles ou
à la puissance de la structure pour aller de l’interaction à son cadre ? Non,
nous nous transportons simplement aux lieux et aux temps de la concep-
tion du cadre. L’exemple du guichet nous éclairera de nouveau. Si nous
glissons de l’interaction qui nous attache provisoirement, la guichetière et
27. Le mot réfère à un modus operandi alors qu’« artefact » ou « objet » désigne le résultat de
cette opération.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 53
28. En sémiotique, on reconnaît dans le récit trois débrayages : dans le temps, dans l’espace,
dans un nouvel actant, comme par exemple lorsqu’une histoire commence par « Il y a
très longtemps, au pays des fées, un nain se promenait calmement ».
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 55
29. Sur la nécessité de ne pas choisir une échelle allant du micro au macro pour comprendre
la différence relative de taille, voir Michel Callon et Bruno Latour (1981).
56 Objets et Mémoires
Bibliographie
Gérard Lenclud
D’où vient qu’un artefact soit celui qu’il est, couteau, pelle à neige, bateau
ou monument ? Pour trouver une réponse, encore faut-il savoir où la chercher.
Serait-ce du côté de l’artefact ? C’est peu probable puisque, par définition,
un artefact ne vient au monde et n’y demeure que par l’entremise des hommes
et que, de ce fait, il n’est pas celui qu’il est à lui tout seul. Il n’est pas dans
la nature d’un bateau d’être un bateau comme il est dans la nature d’un
volcan d’être un volcan, ou alors ce n’est pas de la même nature qu’il s’agit.
Il semble que les hommes doivent se pencher sur les volcans pour décou-
vrir ce qui fait d’un volcan un volcan tandis qu’il leur faut scruter leurs
concepts pour détecter ce qui fait qu’un bateau est un bateau. C’est à nous-
mêmes plus qu’à nos artefacts qu’il convient donc de poser la question de
leur genèse.
Pouvons-nous élucider l’identité de nos artefacts ? En principe oui, dans
la mesure où ils nous sont redevables d’être ceux qu’ils sont même si, une
fois nés, ils vivent leur vie en empiétant parfois sur la nôtre. Pourtant, si
tel était le cas, nous serions capables justement de dire si un artefact reste
lui-même tout au long de sa carrière temporelle. Or il se révèle, à travers
l’examen de situations, qualifiées à tort de paradoxales, que nous ignorons
le seuil de transformation, de forme ou de composition, à partir duquel un
artefact cesse d’être celui qu’il était. L’identité dans le temps d’un artefact
serait-elle indéterminable ou même indéterminée ? Il se trouve que nous
écrivons des biographies d’artefacts ; seraient-elles des romans et leurs héros
des personnages de fiction ?
. Ce texte reprend les grandes lignes d’un exposé présenté à la journée d’études « Objets et
mémoires », tenue le 14 novembre 2003 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM),
ainsi que d’une conférence prononcée le 6 mai 2004, sous le titre « Objets de mémoires »,
au musée d’Ethnographie de Neuchâtel dans le cadre de son centenaire. Je tiens à remer-
cier Sophie de Beaune pour sa lecture attentive de ce texte. Ses remarques d’archéo-
logue m’ont été particulièrement précieuses et je regrette de n’avoir pu introduire ici les
développements, bien nécessaires en vérité, qu’elle m’a suggérés. Ma reconnaissance va
également à Philippe Simay et à Bernard Victorri.
60 Objets et Mémoires
Objets
Commençons par poser une question qui reviendra plus loin : que peuvent
bien avoir en commun un fragment de matière doté de contours spatiaux,
un outil manufacturé qui s’achète dans les bonnes maisons, une œuvre
d’art faisant la fierté d’un musée, une pièce de collection ethnographique
recueillie fort loin, un vestige matériel du passé commué en témoin d’un
âge révolu ? La première réponse, venant (peut-être) à l’esprit, est que ces
choses sont toutes des objets.
Le problème est qu’en disant cela l’on ne dit à peu près rien sinon qu’existe
un sujet qui se représente ces différentes choses. D’une part, un objet doit
sa condition d’objet à une conscience qui le vise ; et, dans le couple obligé
formé par le sujet et l’objet, c’est le sujet qui, d’une certaine façon, « porte
la culotte ». D’autre part, il est assez bien connu que la notion d’objet ne
peut recevoir aucune définition extensionnelle puisqu’elle peut tout inclure,
à la seule exception du sujet qui se représente un objet – sauf si c’est lui-
même qu’il se représente et qui se prend donc pour objet sans jamais bien
sûr coïncider avec sa représentation de lui-même. Or le fait d’exclure est,
en principe, le premier des services, et le plus élémentaire, que rend une
notion. Il en résulte que la catégorie des objets n’en est pas une. Comme l’a
remarqué un célèbre philosophe, aucun homme n’irait, face à ou à propos
de quoi que ce soit, s’exclamer : « Tiens, voilà un objet ! » ou « Bon sang,
c’est à un objet que je pense ! ». La clause d’admission de tout candidat au
statut d’objet n’est pas l’appartenance à ce monde, dans la mesure où rien
. Pour une impossible typologie des objets, voir Frédéric Nef (1998).
Être un artefact 61
Objets concrets
Parmi l’infinité des choses que nos esprits constituent en objets en leur
conférant une identité, il en est certaines que nous mettons à part. Nous
faisons, en effet, immédiatement la différence entre une table de cuisine et
la table des éléments chimiques, entre un taureau et un centaure, entre le
corps de mon voisin et celui de Lucien Leuwen. Nous distinguons objets
concrets, naturels comme un caillou ou artificiels comme un presse-papiers,
et objets abstraits (théoriques, fictifs, arbitraires, etc.). Dans le tableau que
nous nous dressons du monde, autrement dit dans notre ontologie de sens
commun sur laquelle se penche depuis Aristote la métaphysique descriptive,
les objets concrets occupent une place privilégiée. C’est parce qu’ils sont, ou
qu’ils possèdent, un corps matériel (Strawson 1973).
À ce titre et selon des modalités qui, pour certains, nous échapperaient
largement sans le secours (partiel) de la science, les objets concrets détiennent
des propriétés spatio-temporelles. Ils meublent une portion d’espace en sta-
tionnant dans le temps. Les objets concrets ont une forme caractéristique
qu’on peut observer et qui permet de les reconnaître ; ils manifestent une
consistance interne qui leur donne à nos yeux une allure unitaire. Nous esti-
mons, de ce fait, disposer de critères nous permettant de les individualiser ;
à la limite, et idéalement, nous pourrions les compter. Nous jugeons qu’à la
différence des objets abstraits les objets concrets ne dépendent pas, selon la
. Je parle de « notre » ontologie de sens commun sans préjuger ici de son universalité. La
métaphysique descriptive livre d’excellents arguments en faveur du caractère inné de
« notre » schème conceptuel d’objets, unitaires et durables. Il reste que cette universalité
mériterait d’être mieux vérifiée expérimentalement à l’aide des méthodes mises en œuvre
en psychologie du développement (voir Fei Xu et Susan Carey, 1996). On peut toutefois
se demander comment il nous serait possible d’interpréter les membres d’une commu-
nauté humaine qui, là où nous voyons un rocher, un arbre ou un oiseau, verraient des
tranches temporelles de matière, inanimée ou animée, provisoirement contiguës, qui
percevraient en un mot des événements là où nous percevons des objets. Serions-nous,
en effet, en mesure de jamais savoir de quoi ils parlent ? Voir Eli Hirsch (1982).
62 Objets et Mémoires
formule de Leibniz, de notre « bon plaisir ». Ils sont les occupants visibles
de notre monde. Par là même, ils jouent un rôle fondamental dans notre
apprentissage de ce monde et ils organisent nos façons de nous orienter dans
ce monde. Parce qu’on peut les trouver et les percevoir, les objets concrets
sont à la fois nos prototypes d’objets, donc d’objectivité, et nos prototypes
d’existants. Dans la mesure où ils nous servent de repères, en quadrillant
notre espace-temps, nous leur attribuons une prééminence ontologique qui
paraît ancrée dans nos dispositions cognitives. C’est ainsi que nous serions,
selon l’expression difficile à traduire de Quine, « body-minded » : notre esprit
serait naturellement, au sens le plus strict du terme, entraîné à penser
le monde selon un schème conceptuel dominé par le primat existentiel et
épistémique accordé aux corps matériels. Le plus inventif des auteurs de
science-fiction serait bien incapable de décrire un univers dépourvu de ces
choses que nous nommons des objets concrets.
Est-ce à dire que nous maîtrisons parfaitement l’opposition que nous fai-
sons entre objets concrets et abstraits ? Dans la vie, sans doute, que nous
soyons chasseurs-cueilleurs ou prix Nobel de physique ; assurément moins si
l’on nous somme, ou si nous avons le goût, d’y penser, comme en témoigne
l’interminable querelle des universaux. C’est ainsi qu’il nous semble aller de
soi qu’un universel est abstrait au contraire d’un particulier spatio-temporel.
Un couteau, par exemple, est un objet concret ; il existe donc « réellement ».
Être un couteau est une propriété, donc un objet abstrait qui ne saurait, de
ce fait, appartenir au monde à l’égal d’un spécimen du genre, rangé dans un
tiroir. Mais comment un couteau, que l’on identifie grâce à sa propriété qui est
d’être un couteau, pourrait-il exemplifier quelque chose d’inexistant qui est le
« fait » d’être un couteau ? Nous tolérons, par ailleurs, bien des zones d’ombre
dans nos attributions de concrétude. Un sourire n’est pas concret, pour nous,
comme l’est la bouche qui le délivre. Pourquoi ? La réponse selon laquelle le
sourire serait un événement et la bouche un objet n’est guère satisfaisante à la
réflexion. Un sourire est bien un particulier spatio-temporel puisqu’il a lieu
sur les lèvres de quelqu’un et pendant un temps déterminé. Tout ce qu’on peut
dire est que son existence, bien réelle, est plus brève que les lèvres, sauf dans
le cas de Mona Lisa. Justement un tableau est un objet, un objet d’art. Est-il
concret comme le clou auquel il est accroché ? Une symphonie est une œuvre
d’art. Est-elle concrète ? Pourquoi une bouteille est-elle à l’évidence un objet
concret mais pas, ou différemment, la quantité de liquide qu’elle contient et
qui est pourtant unifiée comme l’est la bouteille. Et que faisons-nous d’entités
aussi énigmatiques qu’un trou ou bien une ombre ?
Voilà qui rappelle qu’un objet concret est certes un objet qu’on peut
trouver mais qu’il n’est un objet, donc un objet, mieux encore cet objet,
qu’une fois constitué en objet, c’est-à-dire dûment représenté. Nos repré-
sentations sont la condition d’existence pour nous des objets, ce qui ne veut
Être un artefact 63
évidemment pas dire qu’elles fabriquent ces choses que nous constituons
en objets. Il en résulte – et ceci est important dès lors qu’on entend s’inter-
roger sur la genèse et l’identité de ces objets concrets que sont les artefacts
– que nos représentations d’un objet, fût-il aussi concret que le couteau avec
lequel je viens à me couper, sont en partie conventionnelles. Et il est attesté
que cette partie conventionnelle de nos représentations d’un objet n’est pas
délimitable de la partie non conventionnelle de ces représentations, laquelle
partie serait « imposée » à nos sens par l’objet. Supposons que l’on nous
demande d’énumérer les objets présents dans un endroit (Putnam 1990).
Notre recension sera fonction de ce qui compte à nos yeux pour un objet
et donc un objet. Or il est bien évident que ce qui compte pour un objet
n’est pas dicté par le monde, muet sur ce point. Le fait qu’un couteau soit
un objet, un couteau, deux objets, une lame et un manche, ou plusieurs
milliards d’objets, les particules élémentaires qui en constituent la matière,
dépend du schème conceptuel d’objets adopté mais qu’aucun homme n’est
véritablement libre d’adopter ou de rejeter. Il en est de même de la conti-
nuation des objets concrets dans le temps, conditionnant le fait qu’ils en
soient. Inutile de demander à mon couteau, acheté il y a vingt ans et dont
j’ai remplacé la lame, s’il est bien resté le même couteau ou s’il en est devenu
un autre !
Nos représentations des objets concrets, et par conséquent notre univers
d’objets, doivent être considérés à la lumière de deux données fondamen-
tales. Premièrement, c’est nous qui découpons le monde en objets même
s’il existe une relation nécessaire entre la manière dont nos représentations,
qui sont celles d’êtres naturels dans un monde naturel, découpent le monde
en objets et la manière dont le monde se prête à être découpé en objets. En
effet, tous les découpages du monde ne sont pas compatibles avec la survie.
Il est néanmoins inutile de rappeler que les objets du monde n’arborent
pas un label auto-identifiant, gravé sur leur surface. La seule étiquette qui
permet de les identifier est celle que les hommes leur apposent, « ceci est
une montagne » ou « ceci est une tasse », et sur laquelle ils peuvent n’être
pas d’accord, « montagne ou colline ? », « tasse ou bol ? ». Un objet concret
n’existe pour nous que toujours déjà représenté. Deuxièmement, nos repré-
sentations consignent inéluctablement à la fois moins et plus de propriétés
ou de qualités aux objets représentés qu’ils n’en possèdent. Moins parce
que nos représentations n’en sélectionnent, par force, qu’un lot restreint ;
c’est pourquoi il est notoirement impossible d’épuiser la description d’un
objet. Plus parce que toute représentation ajoute au spectacle de l’objet, ne
serait-ce qu’en l’intégrant dans une classe d’objets ou en l’insérant dans un
contexte. En particulier, les objets concrets, qu’ils soient naturels comme
une pépite d’or ou artefactuels comme un anneau du même métal, vien-
nent à « signifier » quelque chose qui les dépasse en ce sens que ce qu’ils
64 Objets et Mémoires
Artefacts
Abordons maintenant la distinction que nous opérons communément, au
sein de la catégorie déjà incertaine des objets considérés comme concrets,
entre les objets dits naturels, parce qu’ils devraient leur nature à la seule
nature, et les objets nommés artefacts, parce qu’ils devraient leur nature à
notre art et que cette « nature » serait donc artificielle. Une histoire montrera
mieux que de longs développements que cette distinction est le fruit d’une
décision théorique, entraînant des conséquences pratiques. Cette histoire
vraie a tout d’une fable dont la moralité serait ontologique.
Elle est contée par un chercheur, Frédéric Joulian, qui est primatologue
puisqu’il travaille sur les primates non humains mais qui pourrait aussi bien
être considéré comme un paléo-anthropologue, voire comme un archéologue
puisque les singes laissent des traces de leur passage sur terre qui servent à
écrire notre histoire (Joulian 2000). Joulian estime, comme d’autres pri-
matologues, que certaines communautés, au sein de certaines espèces de
grands singes, ont des traditions techniques et donc une culture matérielle.
Ces primates non humains se transmettraient l’usage d’outils, c’est-à-dire
de choses auxquelles ils attribueraient une fonction qu’elles n’auraient pas
du seul fait de leur nature physique et qu’ils commueraient, par conséquent,
en artefacts.
Joulian souhaitait rapporter dans son laboratoire des outils de singe
recueillis par ses soins dans la forêt ivoirienne, exactement comme procède
Être un artefact 65
cela aboutit à ce fait quelque peu étrange : les pierres et les branchages,
strictement identiques à des spécimens minéraux et végétaux trouvables
dans la forêt, s’embarquèrent en avion, labellisés du même sceau que des
céramiques ou des masques. Ils avaient enjambé, pour d’excellentes raisons
scientifiques, le seuil ontologique entre objets naturels et artefacts mais ils
avaient franchi, avec un tampon administratif largement falsifié, la frontière
entre culture humaine et animale, même si les fondations lointaines de la
culture humaine sont incontestablement aussi naturelles que celles de la
culture animale puisque la première procède de la seconde, laquelle n’est
pas d’origine divine.
Cette histoire vraie nous apprend beaucoup, bien que (ou, plus exactement,
parce que) nous conviant à faire un détour par les chimpanzés, sur la distinc-
tion que nous, êtres humains, opérons entre objets naturels, dont la nature
est fixée par la nature, et artefacts, dont la nature est déterminée par l’usage
que nous en faisons.
Qu’est-ce qui différencie, en effet, les pierres et les branchages-objets
naturels et les pierres et les branchages-artefacts, produits du génie simiesque,
physiquement indiscernables les uns des autres ? Nous l’avons dit plus haut :
c’est le fait que les seconds, les outils de singe, sont intentionnels. Ils le sont
au double sens du terme. En premier lieu, l’utilisation de ces choses par
les chimpanzés est intentionnelle en ce qu’elle a un caractère volontaire.
C’est de manière délibérée que certains grands singes se serviraient d’objets
trouvés dans la nature en guise d’instruments mobilisés en vue de certaines
fins ; et cette manière délibérée d’user d’objets transformés en moyens tech-
niques pour atteindre des objectifs serait transmise et donc apprise, en un
mot établie. Un ustensile de fortune n’est pas encore un outil. En second
lieu, l’utilisation de ces choses par les chimpanzés est intentionnelle au sens
philosophique du terme : ces pierres et ces branchages auraient été repré-
sentés, visés par une conscience, en tant que pourvus d’une fonctionna-
lité. Ils seraient des contenus intentionnels, les cibles d’un esprit entraîné à
s’en emparer et à y penser pour en traiter selon des modalités elles-mêmes
représentées.
Observons ici un point important. Ce qui compte dans la différence
ontologique que nous faisons, sans y penser et en abandonnant le soin d’en
tirer les conclusions aux philosophes, entre objets naturels et artefacts n’est
pas le fait que certains objets existent à l’état naturel, comme des pierres,
et que d’autres, les artefacts, soient construits, comme le sont des murs de
pierres sèches. La différence n’est pas là puisque la nature propose à nos yeux,
Être un artefact 67
Les artefacts sont donc ces objets concrets qui n’existent, en tant qu’ils sont
ce qu’ils sont, c’est-à-dire en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? »,
que relativement à l’intentionnalité d’êtres humains, voire non humains,
qui en sont les créateurs, les fabricants, les utilisateurs ou, simplement, les
observateurs. Un artefact ne vient à faire partie du mobilier de notre monde,
pour nous cantonner à celui-ci, que pour autant que des hommes en font
usage ou considèrent qu’on peut en faire usage comme de l’artefact d’une
certaine sorte qu’il est. Un artefact est ce qu’il est en vertu de ce qu’il sert
à faire ; il est, par conséquent, autre chose que la chose physique qu’il est
naturellement.
Il en résulte que le mode d’être des artefacts, leur façon de venir au
monde et d’y perpétuer leur présence, n’est pas celui des choses naturelles
en général, y compris celui des choses physiques en lesquelles ces artefacts
consistent ultimement. On empruntera ici à John Searle le cadre conceptuel
68 Objets et Mémoires
. C’est pourquoi, entre parenthèses, le débat n’est pas prêt de se clore sur les limites à
assigner à l’idée de construction sociale et, par conséquent, sur la frontière entre choses
« brutes » et « institutionnelles », sachant que certains vont jusqu’à nier que les premières
existent. Voir Ian Hacking (2001).
70 Objets et Mémoires
des hommes sont d’accord entre eux pour penser qu’ils existent. Il s’ensuit
que leurs propriétés sont relationnelles. Une rivière est ce qu’elle est physi-
quement en vertu de ce qu’elle est à elle toute seule ; ce qui fait d’elle ce
qu’elle est n’est pas séparé d’elle-même mais contenu en elle. Ses propriétés
sont intrinsèques ; elle les détient. Une voie navigable est ce qu’elle est, à
savoir une voie navigable, relativement à des utilisateurs ou à des observa-
teurs. Une voie navigable se définit, en effet, comme une voie navigable dans
et par sa relation avec des hommes qui en pensent et en usent comme d’une
voie navigable. Ses propriétés sont relationnelles ; elle les reçoit. Une rivière
a une nature consistant en ses propriétés intrinsèques. Une voie navigable
n’a qu’une seconde nature, liée à ses propriétés relationnelles. Elle n’existe
pas, en tant qu’elle est ce qu’elle est, en toute indépendance. À la différence
de la rivière, qui est donc ontologiquement objective, la voie navigable est
une chose ou un fait ontologiquement subjectif ; mais c’est un fait épisté-
miquement objectif que cette rivière est une voie navigable tandis que cette
autre ne l’est pas. Que le mode d’être d’un artefact ne soit pas inhérent à cet
artefact n’est pas sans conséquence, ainsi qu’on le verra, quant à son identité
spécifique et numérique.
Cette légère infériorité existentielle des artefacts par rapport aux choses et
aux faits « bruts » se manifeste au travers d’une seconde dépendance, souli-
gnée par Searle. Tout se passe comme si les artefacts avaient besoin de choses
ou de faits existant en toute indépendance, d’une réalité physique pourvue
de propriétés intrinsèques, pour trouver leur place dans le monde. Pas de
couteaux, de pièces d’un euro, de mitraillettes sans particules élémentaires
d’alliages métalliques ; pas de voies navigables sans rivières (ou sans éléments
de l’environnement permettant le creusement de canaux) ; pas d’agents
de police sans ensembles organisés de cellules biologiques ! Les propriétés
relationnelles d’un artefact se greffent sur les propriétés intrinsèques d’un
fragment de nature et la greffe prend, en général, si bien qu’on ne parvient
plus à en détecter la trace.
C’est justement ce point qui demande la seconde précision annoncée.
Elle prendra la forme d’un rappel d’une évidence adressé par Searle à certains
de ses critiques et qu’illustre à merveille l’histoire des outils de singe racontée
plus haut. Les artefacts ne sont pas une catégorie de choses qui viendrait
s’ajouter aux choses existant de manière « brute » ou per se. Les chimpanzés
de Joulian n’ont pas introduit dans le monde les pierres et les branchages
dont ils se servent. Ils les ont commués – on n’ose dire « métamorphosés »
– grâce à leur capacité à l’intentionnalité collective en ustensiles. Lorsque je
découpe une viande à l’aide de mon couteau, dûment fabriqué celui-ci, je ne
tiens pas deux choses dans ma main, une certaine quantité de matière métal-
lique et un couteau. Je ne tiens qu’une seule chose, relevant de descriptions
différentes, les unes concernées par les phénomènes physico-chimiques et les
Être un artefact 71
autres par les phénomènes socioculturels. C’est pourquoi, pour le dire vite,
la technologie culturelle, par exemple, ne se confond pas avec la physique
ou la chimie des matériaux, même s’il vaut mieux que leurs descriptions
s’ajustent, comme le savent bien les archéologues.
Quelle est donc cette opération baptismale au travers de laquelle des êtres
humains, dotés par la nature de l’intentionnalité collective, font advenir à
l’existence les artefacts ? Elle consiste à assigner une fonction à des choses
physiques ou à fabriquer, à partir de choses physiques, des objets avec la repré-
sentation de cette fonction dans la tête. Dans le premier cas, les hommes
superposent des attributs fonctionnels aux attributs intrinsèques d’un mor-
ceau de nature existant à l’état « brut », à l’image de ce que font des chim-
panzés de pierres et de branchages. Dans le second cas, ils construisent des
objets en vue de leur faire remplir certaines fonctions. Dans les deux cas,
l’artefact est ce qu’il est, artefact d’une certaine sorte et non d’une autre, en
vertu de ce qu’il sert à faire. Son usage détermine son identité. Sa fonction
est, par conséquent, constitutive de sa (seconde) nature. Les propriétés rela-
tionnelles qui le définissent sont fondamentalement des propriétés fonction-
nelles ou, plus exactement peut-être si l’on songe à l’embarras des archéo
logues face à certains artefacts, des propriétés de fonctionnement. Comme
me le fait remarquer Sophie de Beaune à propos d’un artefact venu du passé,
on peut être assuré qu’il servait à quelque chose, donc qu’il fonctionnait,
sans savoir au juste à quoi, donc quelle était sa fonction.
D’où vient que l’attribution d’une propriété fonctionnelle à une chose soit
ontologiquement déterminante au point de transformer cette chose en une
autre chose que celle qu’elle était, quand bien même cette transformation
serait invisible à l’œil nu ? C’est parce que le fait, par exemple, qu’une pierre
soit une pierre et le fait qu’une pierre soit un presse-papiers sont deux faits
n’ayant rien de commun entre eux. La nature ignore, en effet, les fonctions.
Un fait fonctionnel exige l’intervention d’un être intentionnel. Les choses qui
existent à l’état « brut » se contentent d’être ou même, si l’on préfère, de fonc-
tionner au sens où l’on dit familièrement que « cela marche ». C’est ce qui fait
la différence entre une rivière, fonctionnant en étant ce qu’elle est, et une voie
navigable, étant ce qu’elle est en remplissant sa fonction de voie navigable. La
rivière, ou quoi que ce soit existant dans un régime naturel, n’a pas été faite
par la nature en vue d’accomplir une fonction. Ce serait prendre la nature
. L’explication du fait que la plupart des animaux terrestres ont quatre membres n’est pas
que cela correspond à un dispositif fonctionnellement optimal – par rapport à quoi ? –
72 Objets et Mémoires
mais bien plutôt que leurs ancêtres, aquatiques, étaient eux aussi pourvus de quatre
membres. Voir Daniel Dennett (1990) qui, néanmoins, défend un usage raisonnable
d’une version modérée du panglossisme …
Être un artefact 73
fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux
siennes, en qualité d’agent libre ». En remplaçant la qualité d’« agent libre »
– un homme est-il libre de ne pas payer avec de l’argent ? – par la propriété
d’« agent intentionnel », on obtient ce qui distingue la cire d’abeille du miel,
la toile d’araignée de la toile de Jouy, un barrage de castor d’une digue, une
fourmilière d’une ville.
Changement de fonction
Si l’on admet que la fonction fait l’artefact, en lui procurant son statut et
son identité en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? », le problème se
pose alors de savoir si, en changeant de fonction, l’artefact change de sorte,
c’est-à-dire s’il devient un autre artefact que celui qu’il était déjà. Convenons
tout de suite qu’en parlant de changement de fonction nous ne songeons pas
à ces fonctions secondaires venant s’ajouter, et non se substituer, à la fonc-
tion agentive principale qui fait l’artefact. Lorsqu’un homme tue son voisin
à l’aide d’un couteau, servant normalement à couper, ou joue à pile ou face
avec une pièce d’un euro, dont l’usage habituel est celui de moyen de paie-
ment, il ne crée assurément pas un autre artefact. En évoquant ici les chan-
gements de fonction, nous nous référons à ce fait spécifiquement humain
que nos représentations des objets concrets, et singulièrement des artefacts,
leur confèrent une signification qui n’est inhérente ni à ce qu’ils sont physi-
quement ni à ce qu’ils servent à faire. Que se passe-t-il, en somme, au cas où
la fonction signifiante, ou symbolique, d’un artefact vient à prendre la place
de sa fonction d’usage, tombée par exemple en obsolescence ? Qu’advient-
il à un artefact dont le fonctionnement dominant, dûment représenté,
consiste à représenter ?
Pour mieux nous expliquer, retournons à la question posée au début de
ce texte : que peuvent bien avoir en commun un fragment de matière doté
de contours spatiaux, un outil manufacturé, une œuvre d’art faisant la fierté
d’un musée, une pièce de collection ethnographique, un vestige matériel du
passé conservé à des fins commémoratives ? Une réponse possible est celle-
ci : il s’agit de la même chose ou de la même entité. Est-ce toujours, pour
autant, le même artefact ?
Prenons l’exemple, à peine tiré par les cheveux, d’une pelle à neige. Inutile
de revenir sur le fait qu’une pelle à neige est bien une portion délimitée de
matière physique et de rappeler qu’une pelle à neige est un artefact né soit
de l’assignation répétée d’une fonction de pelletage à un morceau d’écorce
dure, par exemple, trouvé dans la forêt, soit et plus vraisemblablement de
sa construction, à partir d’une certaine quantité de matière boisée et métal-
lique, avec la représentation de cette fonction dans la tête de ses fabricants.
74 Objets et Mémoires
L’artefact « pelle à neige » est devenu autre chose, en vertu de ses propriétés
relationnelles, que ce dont cette chose est faite et qui n’est doté que de pro-
priétés intrinsèques.
Voici que Marcel Duchamp s’empare d’une pelle à neige, comme il s’est
emparé d’un urinoir. Elle rentre dans un musée. Le résultat est que cette
pelle à neige est maintenant œuvre d’art, c’est-à-dire artefact dont le fonc-
tionnement normal est esthétique. Si ce qu’est un artefact dépend de ce que
des hommes en font, un artefact servant exclusivement à signifier, ici dans
le registre esthétique, n’est plus l’artefact, utilisé à des fonctions techniques,
qu’il était. La pelle à neige, « traitée » par Duchamp, semble être sortie de
la sorte de choses à laquelle elle appartenait pour pénétrer dans une autre.
Elle paraît avoir perdu sa nature première, qui était déjà seconde, pour en
acquérir une nouvelle : est-ce une seconde seconde nature, autrement dit
une troisième ? La bizarrerie de cette situation saute à l’esprit, sinon aux
yeux. La pelle à neige, artefact technique, était « compositionnellement »
identique à la quantité de matière physique en laquelle elle consistait tout en
étant un autre existant qu’elle ; or la pelle à neige de Duchamp, restée iden-
tique à la matière physique de l’artefact saisi par Duchamp, est maintenant
identique à ce dernier. Ce n’est pas comme un carrosse métamorphosé en
citrouille. Serait-elle un troisième existant, en vertu d’une deuxième identité
spécifique bien qu’ayant préservé son identité numérique puisque, in fine et
à titre d’hypothèse de pensée, c’est de la même chose qu’il s’agit ?
Supposons maintenant que, lors d’une mission dans le grand Nord, un
ethnologue collecte un outil servant de pelle à neige aux Autochtones. On
le place dans la vitrine d’un musée d’ethnologie. Voici que la pelle à neige
devient un objet ethnographique, un artefact dont le fonctionnement est
désormais ethnographique. Pour le dire vite, il signifie l’altérité et sert à l’étu-
dier. A-t-il changé de seconde nature ? Pour satisfaire les vœux d’un homme
politique, épris des sociétés du grand Nord, on décide de transférer la pelle
à neige, dont la pureté de forme a frappé certains artistes plasticiens amis
de l’homme politique, du musée d’ethnologie, où elle servait de pièce de
laboratoire, à un musée d’art où il est proposé de l’admirer. Va-t-elle, de ce
. Il s’agit du ready-made intitulé par Duchamp « En prévision du bras cassé » (Yale
University Art Gallery). Je remercie Marie Mauzé de m’avoir poussé à constater que
l’acquisition de la pelle à neige par Duchamp remonterait à 1915, sa « conception » en
tant que ready-made à 1916 alors que sa « réalisation » porte la date de 1964. De la même
façon qu’il réalise dans le temps ce ready-made, il avertit sa sœur en 1916 qu’il va en faire
un « à distance » ; il s’agit alors de l’égouttoir, œuvre portant la double date de 1914 et
1964, mais devenu conceptuellement ready-made en 1916 en même temps que la pelle à
neige, et dont l’original a d’ailleurs disparu. Voir Janis Mink (2000).
. Sur la notion de fonctionnement esthétique, voir l’ouvrage particulièrement clair de
Roger Pouivet (1999).
Être un artefact 75
. Contre les vues communes, le philosophe Étienne Gilson soutenait, dans Peinture et
réalité, qu’une « peinture restaurée a cessé d’être puisqu’elle a cessé d’être celle qu’elle
était ». Pourtant, que restaure le restaurateur ? La composante « brute » du tableau, l’objet
physique qu’il est, sans attenter, s’il est un bon restaurateur, à l’intention signifiante de
76 Objets et Mémoires
de mémoire paraît altérer le lien établi entre cet objet et le passé dont il
est supposé activer la mémoire. Mais imaginons que l’objet dépositaire de
mémoire soit dégradé à la façon d’un manuscrit devenu illisible, pelle à
neige réduite par le temps qui passe et par l’appétit des insectes à un mor-
ceau de bois vermoulu. Serait-ce en trahir la fonction essentielle, à savoir
mémorielle, que de lui redonner forme ? Irait-on pourtant rénover un objet
dont la raison d’être est, justement, de marquer une victoire sur le temps ?
Quel iconoclaste irait proposer d’injecter du silicone dans le fragment de
cubitus du saint dont une paroisse héberge la relique ?
Revenons, un instant, à l’histoire des artefacts simiesques pour constater
que les interrogations suscitées par les artefacts changeant de fonction ne
se posent qu’à propos de ceux qui sont de facture humaine. Nous créditons
certains grands singes de la capacité à commuer des bouts de nature en arte-
facts du premier ordre mais nous leur dénions catégoriquement l’aptitude
à commuer tant des fragments de nature que des artefacts techniques en
artefacts esthétiques, ethnographiques ou mémoriels. Seuls, pensons-nous,
les êtres humains en arrivent à faire signifier le chant du rossignol ou un
coucher de soleil ou à conférer une fonction symbolique à une enclume ou
à une pelle à neige.
Dans les années 1920, des plaisantins désireux de se moquer de l’art
moderne disposèrent de la peinture à l’extrémité de la queue de l’âne
Aliboron ; ils s’appliquèrent à lui faire remuer cette queue sur une toile et
ils signèrent le tableau ainsi obtenu du nom de Boronali. La toile fut placée
dans un Salon et, dit-on, fort admirée. Elle cessa tout à fait de l’être quand
la supercherie fut dévoilée. Ce n’était plus, d’un coup, une œuvre d’art ; elle
fut brutalement dépossédée de tout fonctionnement esthétique.
Il est inconcevable, pour nous, que des singes, occupant la rive droite de
ce cours d’eau africain, puissent avoir l’idée de transformer en objets ethno-
graphiques les pierres et les branchages utilisés en guise d’ustensiles par les
singes campant sur la rive gauche de ce fleuve.
Il l’est tout autant que des chimpanzés songent à célébrer la première fois
où ils trempèrent des patates dans l’eau de mer, afin de leur donner meilleur
goût, en promouvant une patate en objet de mémoire ou une portion du
littoral en lieu du même nom.
Certains singes peuvent bien avoir le pouvoir d’artefactaliser des choses
physiques mais leur esprit est un fusil à un coup : il assigne une fonction
à un objet de nature et il s’arrête là. L’esprit humain est, quant à lui, une
arme à répétition ; non seulement il commue de la matière en artefact mais
il possède la disposition à commuer cet autre artefact en un autre artefact
son auteur qui en serait la propriété essentielle mais qui est à interpréter, au risque de
l’erreur (voir R. Pouivet, op.cit.)
Être un artefact 77
que celui qu’il était originellement en lui assignant toutes sortes de fonction-
nements qui ne sont inscrits ni dans sa nature physique ni dans sa seconde
nature fonctionnelle. L’esprit humain détient le monopole de la fonction
symbolique.
Oublions définitivement, cette fois-ci, les outils de singe pour nous en tenir
aux artefacts humains et nous pencher sur leur identité. Ils sont de notre fait
puisque c’est nous qui les faisons exister, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont,
par imposition d’une fonction qui en détermine le statut et, par conséquent,
l’identité spécifique. Est-ce à dire que nous sommes à même de résoudre
les problèmes théoriques d’identité, spécifique et numérique, que certains
hommes s’amusent à poser à leur sujet mais auxquels tous les hommes trou-
vent, dans la pratique, des solutions suffisant amplement à leur bonheur ?
Par exemple, et ainsi que nous l’avons vu, un artefact changeant de fonction
devient-il un autre artefact ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, nous en sommes incapables. Il suffit,
pour s’en apercevoir, de constater que les hommes, posant ce genre de
questions, sont déjà bien en peine de s’entendre entre eux pour trouver une
réponse assurée à cette interrogation : un artefact qui change de composition
de manière graduelle et qui cesse, par conséquent, de ressembler « qualitati-
vement » à lui-même, reste-t-il l’artefact qu’il était ? Évoquons ce cas avant
d’aborder celui du changement de fonction. Bien que ces deux cas de figure
soient en apparence fort différents, puisqu’une chose est de se demander
si une pelle à neige dont on remplace peu à peu les parties constituantes
est toujours la même pelle à neige et une autre de chercher à savoir si une
pelle à neige qui sert à pelleter de la neige et une pelle à neige qui sert à se
souvenir du temps où l’on pelletait la neige à la main sont bien, ou non, le
même artefact, on vérifiera qu’ils appellent exactement le même ordre de
questionnement.
Pourquoi est-il étrange que nous soyons dans l’incapacité de dire, sans
crainte d’être détrompés ou contredits, si un artefact dont on a remplacé
progressivement les pièces qui le composent est demeuré le même artefact,
en d’autres termes s’il a conservé son identité numérique ? Cette étrangeté
tient en partie à la raison suivante : une condition nécessaire, mais pas suffi-
sante, du maintien de son identité numérique est que l’artefact en question
continue d’appartenir à la même sorte d’artefacts, c’est-à-dire qu’il ait pré-
servé son identité spécifique, laquelle est sa seconde nature. Deux boules de
billard blanches, manufacturées à l’identique, présentent bien, selon nous,
quoique indiscernable à l’œil nu, une différence numérique. Chacune d’elles
78 Objets et Mémoires
est celle qu’elle est, une et la même et non l’autre. Si je peins en rouge l’une
de ces boules, elle reste pour moi la boule qu’elle était, une et la même
boule, en dépit du fait qu’elle n’est plus ressemblante à celle qu’elle fut. Voici
maintenant qu’à la suite d’une compression accidentelle, elle devient carrée
et, par conséquent, inutilisable pour le billard. Elle n’est plus cette boule de
billard faute d’être restée une boule de billard. En étant dépossédée de sa
seconde nature, qui fait dire de lui ce qu’il est, un artefact perd son identité
numérique. Mon bateau n’est plus ce bateau particulier qui fut mien si,
après que je l’ai vendu à mon voisin, il le munit de roues et en use comme
d’une roulotte avec laquelle il arpente les routes à la façon dont, hier, mon
bateau arpentait les mers.
Pour savoir si un artefact dont on change peu à peu les éléments consti-
tutifs est bien resté cet artefact qu’il était et non un autre, il nous faut donc,
avant toute investigation à la Sherlock Holmes, vérifier qu’il est resté l’arte-
fact d’une certaine sorte qu’il était. Pour reconnaître ce bateau, je suis dans
l’obligation préalable de savoir si c’est toujours un bateau. Or comment
pourrions-nous manquer de savoir ce qu’est un artefact, et donc si un arte-
fact continue d’appartenir à la même espèce d’artefacts, fût-ce au prix de
la consultation d’un spécialiste dans les cas épineux, puisque les artefacts
sont de notre fait ? C’est nous qui les faisons advenir à l’existence en tant
qu’ils sont ce qu’ils sont, des bateaux ou des roulottes, des voies navigables
et non des routes nationales, des pelles à neige et pas des fourches, en leur
consignant une fonction qui détermine leur statut et, par conséquent, leur
identité spécifique, la sorte de choses qu’ils sont. Il s’ensuit que nous devons
forcément – semble-t-il – en posséder le concept. Se pourrait-il vraiment
qu’un architecte maritime, un charpentier de marine, un armateur, un
marin professionnel ou, simplement, un passager embarqué ne maîtrisent
pas le concept de bateau ?
Posséder le concept de bateau, ou de quelque artefact que ce soit, c’est,
en théorie, connaître les conditions d’appartenance d’un objet à la classe des
bateaux. C’est donc être à même de tracer la frontière entre ce qui est un
bateau, une pirogue ou un paquebot de ligne, et ce qui n’en est pas encore
un, tronc flottant, ou ce qui n’en est plus un, épave gisant sur la grève.
Dans la mesure où l’on sait ce qu’est un bateau, il semble que l’on doive
nécessairement savoir distinguer non seulement un bateau de ce qui n’en
est pas un mais un bateau d’un autre bateau. C’est donc savoir quand il y
. J’emprunte cet exemple à Derek Parfit (1984) et la formule à Stéphane Ferret (1996).
Sur le fait que l’identité numérique d’une chose, ou d’un être, consiste dans sa coïnci-
dence avec lui-même sous un concept de sorte, ou « sortal », voir David Wiggins (1980).
L’application de ce critère d’identité « sortale » aux artefacts est examinée en détail par
Eli Hirsch (1982).
Être un artefact 79
10. Plutarque (2001 : 76). Je ne cite pas exactement la traduction d’Anne-Marie Ozanam.
11. Je me réfère ici à la traduction qu’en livre Stéphane Ferret, op. cit. : 108.
12. Pour avoir une idée de la diversité des réponses possibles, on consultera l’ouvrage de
Ferret qui argumente en faveur d’une conception réaliste de l’identité : l’identité d’un
particulier est déterminée tout au long de sa carrière temporelle, quand bien même se
80 Objets et Mémoires
13. Le prédicat « être un bateau », ou être quelque artefact que ce soit, serait aussi consti-
tutivement dénué de précision que les prédicats « être grand », « être vieux » ou « être
beau ».
14. Ainsi en est-il, par exemple, de l’identité d’une montagne, qui n’est pourtant pas un
artefact et existe de manière « brute », puisque nous sommes bien incapables, malgré tout
notre savoir en géographie physique, de dire si un col traverse une montagne ou sépare
deux montagnes. Or, comme le rappelle Quine, cela fait justement toute la différence
entre une et deux montagnes. Le prédicat « être une montagne » serait-il aussi vague que
le prédicat « être un bateau » ? On n’ose poursuivre sur cette pente glissante !
82 Objets et Mémoires
« découvrir ». Un bateau n’est pas un bateau comme de l’eau est, ici ou là,
H2O ou comme un chat est un chat, au Siam ou en Abyssinie. L’attribution
d’une identité spécifique à un artefact est donc le produit d’une convention,
d’un accord entre pairs.
Cela ne veut pas dire que l’identité spécifique d’un artefact, c’est-à-dire
l’espèce « naturelle » dans laquelle nous trouvons naturel de le ranger, soit
purement conventionnelle ; elle n’est pas davantage arbitraire. Qu’elle ne
soit pas pur produit d’opinion est une évidence : songeons au triste destin
des membres d’une communauté humaine assignant la fonction de bateau
à des rochers ou celle de friandise à des poisons violents ! Qu’elle ne soit pas
arbitraire relève aussi d’une évidence. Admettons, un instant, qu’elle le soit.
Notre monde d’artefacts fluctuerait au gré de nos procédures conceptuelles ;
il serait un kaléidoscope. Comment, dans cette hypothèse, les hommes par-
viendraient-ils à s’entendre sur ce que sont leurs artefacts et à les reconnaître
aussi bien que l’on vise des cibles dans un stand de tir ? Or on constate,
premièrement, qu’à l’intérieur d’un même univers de culture les hommes
s’accordent sans peine sur l’identité de leurs artefacts, ne serait-ce que pour
mieux s’empoigner à leur sujet. Les écologistes et Électricité de France ne
divergent pas sur ce qui fait qu’une centrale nucléaire est et reste une centrale
nucléaire, si rafistolée soit-elle, ni donc sur leur nombre exact. Par ailleurs,
la circulation des artefacts, attestée dès les débuts de l’humanité, prouve, s’il
en était besoin, que l’identité des artefacts étrangers à une culture ne reste
pas longtemps un mystère pour les hommes d’une autre culture, quitte à
les ranger, comme le font les préhistoriens, dans la catégorie des curiosa. Et,
deuxièmement, ici comme ailleurs, les hommes pénètrent chaque matin
dans un monde d’artefacts quitté la veille sans éprouver le sentiment qu’ils
ont changé de monde. Aucun historien ni aucun anthropologue n’a jamais
décrit, à notre connaissance, une société ayant à l’égard de ses artefacts
des attitudes conformes aux vues d’Héraclite. Professer l’héraclitéisme est
une chose, se comporter en conséquence en est une autre. Nos artefacts ne
sont pas, pour nous, des mutants. Une bonne preuve en est l’existence de
l’archéologie, fort contagieuse au demeurant puisque chaque peuple entend
exhiber les traces matérielles de sa continuité sous la forme d’objets à l’exis-
tence continuée.
J’ai avancé plus haut l’idée qu’il existe une certaine proximité entre le
problème consistant à savoir si un artefact changeant graduellement de
composition reste cet artefact qu’il était et celui consistant à établir si un
artefact changeant de fonction devient, ou non, un autre artefact. Il faut,
pour s’en apercevoir, déserter le terrain de l’ontologie « fondamentale », où
ce qui compte est de cerner le fondement du fait qu’une chose est et reste la
même, pour occuper celui de l’ontologie « appliquée », où ce qui importe
est de comprendre comment des hommes décident qu’une chose est et reste
Être un artefact 83
15. Les exemples proposés ici sont très librement adaptés d’expériences de pensée forgées par
David Wiggins (op.cit. : 93-94), Brian Smart (1972) et (1973), Francis W. Dauer (1972),
Theodore Scaltsas (1980). Il va de soi que l’examen des assignations « ordinaires » d’iden-
tité ne constitue en rien un chapitre de métaphysique, sinon peut-être descriptive au sens
où il s’agit de comprendre les intuitions humaines. En revanche, je ne crois pas qu’il existe
entre ontologie « fondamentale » et « appliquée » la distance dont parle Wiggins. L’idée,
en particulier, selon laquelle ces assignations d’identité, supposées être gouvernées par
l’intérêt, point de vue déjà anthropologiquement contestable, ne sont pas pertinentes eu
égard à la philosophie de l’identité me semble sujette à caution. La meilleure preuve en
est que les philosophes utilisent ces assignations d’identité pour critiquer des arguments
ontologiques.
84 Objets et Mémoires
(ou non) et qui, tout aussi clandestinement, ainsi que Hobbes l’avait ima-
giné, reconstituent peu à peu, dans un hangar de banlieue, le bateau avec les
pièces d’origine (ou non). L’opération enfin terminée, Lord Elfizz organise
le transfert, par voie de contrebande, de la galiote réassemblée.
La situation est donc la suivante : le mausolée de Théséeville abrite le bateau
rénové – entièrement, pour le coup – tandis que, dans son manoir de Belgravia,
Lord Elfizz contemple sans s’en lasser le bateau de Thésée reconstitué avec
les pièces d’origine (ou non). Tout se passe, si j’ose dire, pour le mieux. Le
bateau rénové remplit, à plein, à Théséeville sa fonction d’objet de mémoire
ou de symbole national ; les assureurs ont d’ailleurs formellement interdit
qu’on le mette à l’eau. Le bateau réassemblé fonctionne esthétiquement au
seul bénéfice visuel de Lord Elfizz. Au moins Lord Elgin avait-il fini par
céder, quinze ans après, au British Museum les frises du Parthénon dont il
avait spolié la Grèce en les achetant.
Pourtant, un jour, cela s’ébruite. Théséeville apprend ce qui s’est passé.
Quel scandale ! On s’indigne, on manifeste. Des ethnologues en mission à
Théséeville évoquent une crispation identitaire. La population de la ville,
édiles en tête, exige le retour immédiat du véritable bateau de Thésée et la
police parvient de justesse à empêcher des étudiants de brûler les planches
de ce qui n’est plus, de l’avis unanime, qu’un faux grossier. Les archéo
logues consultés sont bien d’avis que l’antiquité, au moins relative, se
trouve à Londres et non à Théséeville. Lord Elfizz est le seul à affirmer, à la
suggestion d’un philosophe de ses amis, que le véritable bateau de Thésée
est toujours à Théséeville, en vertu de l’argument fondé sur les propriétés
spatio-temporelles des particuliers, et à soutenir, par conséquent, que les
éléments rentrant dans la composition de la galiote ne sauraient constituer
son principe d’individuation. À supposer, en effet, proclame-t-il avec un
cynisme jugé révoltant, que l’identité d’une chose ou d’un être réside dans les
parties qui le constituent, vous ne sauriez me poursuivre ! Entre le moment
où j’ai commis cette innocente substitution, et celui où elle a été constatée,
tient-il à préciser, j’ai cessé d’être le même homme, fait des mêmes cellules
et dans lequel coule le même sang. D’ailleurs, ajoute-t-il, j’ai subi entre-
temps une transplantation d’organe, mon bras droit est une prothèse et j’ai
effectué une psychanalyse…
On peut tirer de cette histoire qui, bien qu’imaginaire, n’est pas à dormir
debout, les mêmes conclusions provisoires que de la précédente et se poser,
à son propos, les mêmes questions d’ontologie « appliquée ». Théséeville a
résolu, sans le moindre état d’âme, l’énigme du véritable bateau de Thésée.
Sa population, unanime, a rejeté l’argument d’ontologie « fondamentale »
suggéré, pour sa défense, à Lord Elfizz. Ce dernier, pour sa part, avait éga-
lement tranché, dès le départ, sans avoir eu l’idée de renouer avec les études
philosophiques. Si les deux parties ont trouvé aussi aisément une solution
Être un artefact 87
Le concept d’objet d’art semble avoir acquis, chez nous, le statut de concept
de sorte, ou de super-sorte, et le terme d’objet d’art celui de terme général,
quasiment concret même appliqué à une abstraction, bien que, à l’évidence,
la propriété d’être esthétique ne se distribue pas dans des objets comme celle
d’être un outil. On jurerait presque, à la suite des assureurs et des notaires,
qu’il est possible de compter les objets d’art !
De là vient peut-être qu’à nos yeux la pelle à neige de Duchamp soit moins
restée une pelle à neige que le souvenir, acheté dans un magasin de sou-
venirs, n’est demeuré la pipe qu’il était. Il subsiste, si je puis dire, davan-
tage de pipe dans le souvenir que de pelle à neige dans celle de Duchamp.
Comment expliquer ce singulier privilège attribué par nous à la fonction
esthétique par rapport à tant d’autres fonctions signifiantes ? Les « experts »
n’ont pas fini de s’affronter entre eux à ce sujet. Décidément les hommes ne
sont pas au clair avec leurs artefacts.
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Tiercelin-Engel), Paris, Gallimard, 1998.
90 Objets et Mémoires
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Drong), Paris, Seuil, 1973.
Wiggins, David, Sameness and Substance, Oxford, Basil Blackwell, 1980.
Xu, Fei et Susan Carey, “Infants’ Metaphysics: The Case of Numerical Identity”,
Cognitive Psychology, 30, 1996, p. 111-153.
Expositions, patrimoine
et réappropriations mémorielles en Alaska
James Clifford
Ils sont loin les jours où les anthropologues culturels pouvaient, sans être
contredits, présenter « le point de vue autochtone » ; où les archéologues
et les anthropologues physiques pouvaient fouiller des vestiges tribaux sans
permis local ; où les linguistes collectaient des données sur les langues indigènes
sans éprouver le besoin d’en rendre les résultats accessibles aux Autochtones.
Aujourd’hui, les universitaires de l’extérieur se trouvent exclus de l’accès aux
sites de recherche, se heurtant depuis peu (ou sous une autre forme) à la sus-
picion publique. Effectivement, l’« anthropologue » – défini au sens large,
presque stéréotypé – est devenu l’alter ego en négatif du discours autochtone
contemporain, celui qui symbolise la quintessence de l’autorité coloniale,
intrusive et arrogante.
L’histoire des relations des anthropologues avec les communautés locales
comprend de nombreux exemples de manque de sensibilité dans la collecte des
données et des artefacts. Ces pratiques, s’ajoutant aux principes de l’auto-
rité scientifique, sont perçues comme un mode de domination coloniale
provenant d’un déséquilibre structurel du pouvoir. Tel que le documentent
amplement des ouvrages comme Skull Wars de David Hurst Thomas (2000),
ce ressentiment est souvent justifié. En même temps, les condamnations
définitives des anthropologues (ou les blagues à leurs dépens) par les peuples
autochtones se combinent souvent à des appréciations généreuses pour les
. Ce texte est une version abrégée et remaniée de l’article paru en anglais sous le titre : « Looking
Several Ways: Anthropology and Native Heritage in Alaska », Current Anthropology, 45,
1, 2004 : 5-30, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou (Célat, Université Laval). Dans cette
version française, nous n’avons conservé que l’argumentaire concernant le projet Looking
Both Ways. Dans la deuxième partie de l’article paru dans Current Anthropology, nous
avons juxtaposé ce projet à d’autres expositions patrimoniales et d’autres publications
qui ont correspondu aux changements de situation des Autochtones en Alaska.
. Restriction faite, bien sûr, du chapitre 4 de l’ouvrage de Vine Deloria Jr., Custer Died for
Your Sins (1969) – ce titre étant emprunté à un album de Floyd Westerman où se trouve
ce mot sardonique : « Here come the Anthros. » Voir aussi Haunani-Kay Trask (1991),
Linda Tuhiwai Smith (1999) et, pour l’humour, Phil Hughte (1994).
92 Objets et Mémoires
. Vine Deloria Jr. (p. 218-219) soutient que, pour les Amérindiens, l’évaluation de l’éthique
et de l’intégrité personnelles prédominent de loin sur les qualifications professionnelles
lorsqu’il s’agit de déterminer l’hospitalité et la coopération à la recherche. Cependant,
insiste-t-il, l’existence d’amitiés individuelles et de réciprocités ne devrait pas être consi-
dérée comme la preuve que les relations de pouvoir structurel et le passif colonial ont été
transcendés.
. Les notes exhaustives de Kroeber pour ce témoignage se trouvent à la Bancroft Library.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 93
contextes, des anthropologues sont recrutés pour des litiges territoriaux, des
archéologues pour des projets patrimoniaux au niveau local, des linguistes
pour des réformes portant sur la langue. Ailleurs, le travail de terrain est
interdit ou soumis à des restrictions qui l’entravent. Devant ces relations d’une
nouvelle nature, politisées, certains universitaires regrettent parfois la perte de
la « liberté scientifique » – en oubliant que c’était le pouvoir structurel
qui garantissait libre accès et relative sécurité, en ignorant les nombreux
compromis et les limites implicites qui ont toujours fait partie intégrante de
la recherche de terrain. (De nombreux scientifiques s’autorisaient à enlever
des restes humains des tombes des communautés autochtones, sans leur
consentement. Si cela dépasse aujourd’hui les bornes professionnelles, c’est
en raison de ces nouvelles contraintes éthiques et politiques sur la liberté
scientifique.) La situation se durcit lorsque les intellectuels et les activistes
autochtones se confrontent à l’autorité académique : l’actuel conflit portant
sur « l’Ancien », ou « Homme de Kennewick », litige pour la propriété d’un
très ancien squelette, constitue l’exemple célèbre d’un cas dans lequel des
positions autochtones et scientifiques, qui étaient sur le point de se détendre,
se sont affrontées en justice (Thomas 2000). Même lorsque les relations
sont moins polarisées, il est clair à présent que les communautés locales
doivent avoir le pouvoir de dire non, sans ambiguïté, en tant que pré-requis
à la négociation de collaborations plus équitables et respectueuses. En pra-
tique, la complexité coloniale des relations imbriquées et inachevées entre
l’anthropologie et les communautés autochtones se trouve dénouée puis
tissée à nouveau ; et même les critiques autochtones les plus sévères envers
l’anthropologie reconnaissent le potentiel des alliances lorsqu’elles se basent
sur les ressources partagées, le repositionnement des autorités autochtones
et académiques et les relations de respect sincère.
Ce texte se propose de sonder les possibilités et les limites du travail de
collaboration en se basant sur une exposition récente de patrimoine autoch-
tone dans le sud-ouest de l’Alaska : Looking Both Ways. J’analyse le projet
des organisateurs, les conditions de sa production et sa réception principale-
ment au moyen d’une lecture contextualisée de son remarquable catalogue,
Looking Both Ways: Heritage and Identity of the Alutiiq People, dirigé par
. Vine Deloria Jr. (2000 : XVI) écrit, dans le contexte de l’affaire de Kennewick : « Néanmoins,
dans la plupart des domaines, les universitaires et les Amérindiens ont travaillé pour décou-
vrir le plus de restes possibles récemment exhumés. Beaucoup de progrès ont été réa-
lisés lorsque les universitaires sont allés directement dans les tribus concernées ». Linda
Tuhiwai Smith (1995 : 15, 17) argumente en faveur « de la réciprocité et du retour d’in-
formation » dans la variété des pratiques de recherches actuelles, qu’elles soient « bicultu-
relles », « en partenariat », ou bien « multidisciplinaires ». Les Field (1999) discute des
possibilités et des contraintes actuelles dans les alliances de recherche, en présentant d’utiles
cas de figures complexes.
94 Objets et Mémoires
Aron Crowell, Amy Steffian et Gordon Pullar (2001). J’ai pu voir cette exposi-
tion, en liaison avec un festival culturel alutiiq [Tamanta Katurlluta, 31 août
2002] lors de l’une de ses présentations locales.
Le patrimoine est une tradition consciente d’elle-même, qualifié par Fienup-
Riordan de « culture consciente » (2000 : 167), que l’on montre dans des
contextes anciens ou nouveaux et que l’on revendique vis-à-vis d’expériences
historiques de dépossession. Il répond à des demandes provenant à la fois
de l’intérieur et de l’extérieur des communautés autochtones, mettant en
relation de nouveaux pouvoirs et de nouveaux liens : les relations à la terre,
entre les groupes locaux, avec l’État et avec les forces transnationales. Dans
l’Alaska contemporain, des identifications « autochtones » ont trouvé l’appui
des mouvements globaux et régionaux de résurgence culturelle et de contes-
tation politique. Ils ont également été canalisés et intensifiés par des poli-
tiques d’État, en particulier par l’ANCSA (Alaska Native Claim Settlement
Act) de 1971 et ses répercussions. Avec la promulgation de cette loi, pour la
. Ce festival était organisé par des membres des communautés alutiiq de Nanwalek, Port
Graham et Seldovia qui travaillaient étroitement avec le personnel du musée Pratt de
Homer, en Alaska, où était présentée l’exposition. J’ai aussi brièvement visité le village
de Nanwalek. Bien que mon point de vue sur le projet ait été grandement enrichi par ces
rencontres, mon analyse reste essentiellement celle d’un visiteur, un consommateur et un
critique de textes et de représentations publiques. Les nombreuses limites, et peut-être
aussi quelques points forts, de cette position extérieure seront sans doute évidents. Le fait
que je n’aie pu visiter le Musée et conservatoire archéologique alutiiq de Kodiak signifie
qu’une dimension importante du récit demeure partielle. La conférence d’Aron Crowell,
« Dynamics of Indigenous Collaboration in Alaska », prononcée à Berkeley au printemps
2002, avait piqué mon intérêt. Il m’a fait entrer plus tard dans les villages de Homer et
de Nanwalek, et je l’en remercie particulièrement, de même que mes aimables hôtes de
Nanwalek, James et Carol Kvasnikoff. Pour préparer cet essai, j’ai consulté Aron Crowell
et Amy Steffian, principalement pour vérifier certains faits. Mes premières rédactions
ont été soumises aux précieux commentaires de Gordon Pullar, Sven Haakanson Jr.,
Ann Fienup-Riordan, Nicholas Thomas et Anna Tsing. Le fait d’insister sur des points
spécifiques et leurs interprétations sont, bien sûr, de ma responsabilité.
. L’ANCSA constituait un compromis politique entre plusieurs programmes différents :
l’activisme des revendications territoriales amérindiennes et une nouvelle coalition poli-
tique (la Fédération des Autochtones de l’Alaska), la nécessité de regrouper des corpora-
tions au niveau transnational pour construire un pipeline à travers l’État pour le pétrole
récemment découvert à Prudhoe Bay, et le désir de l’État et du gouvernement fédéral
d’articuler une nouvelle politique autochtone au moment de l’échec de la « période
terminale » des années 1950 et 1960 – politique susceptible d’apaiser définitivement
les revendications aborigènes en fournissant aux groupes autochtones une base d’appui
dans le développement économique à l’intérieur d’un contexte capitaliste tout en évitant
le bien-être social et les responsabilités de curatelle. La loi accordait 44 millions d’acres
de terres et près d’un milliard de dollars à 13 regroupements autochtones régionaux et
205 regroupements de villages. Les sociétaires amérindiens éligibles devaient justifier de
25 % de sang autochtone (blood quantum) et la participation se limitait aux individus
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 95
nés avant la date de la promulgation de cette loi. Unique dans la politique amérindienne
des États-Unis, l’ANCSA reflète l’histoire spécifique des relations entre le gouvernement
et les Autochtones en Alaska, d’où étaient absents le système des réserves et la curatelle
gouvernementale sur les terres tribales, ainsi que cela se pratiquait dans les 48 autres États.
Il a servi de modèle à l’« autodétermination » des Inuit du Québec, qui a eu des consé-
quences aussi ambivalentes que celles de l’Alaska, parmi lesquelles l’émergence d’une élite
corporative autochtone (Mitchell 1996, Skinner 1997, Dombrovski 2002).
96 Objets et Mémoires
« Nous existons », « Nous avons des racines profondes ici », « Nous sommes
différents ». Ce type de politique culturelle n’est pas sans comporter des
ambiguïtés et des dangers (voir Hewison 1987, Harvey 1990, Walsh 1992).
Le patrimoine peut constituer une forme « d’auto-marketing », en réponse
aux exigences d’une économie politique multiculturelle qui contient et
gère les inégalités. Le fait d’alimenter les traditions locales ne garantit
aucunement la justice sociale et économique ; et le fait de revendiquer une
identité culturelle peut ne constituer qu’un palliatif ou une compensation
au lieu, pour les individus, de faire partie intégrante d’un glissement de
pouvoir plus significatif. Dans les contextes post-industriels, le patrimoine
a été critiqué comme n’étant qu’une forme de nostalgie marchandisée et
dépolitisée – un ersatz de tradition. Si de telles critiques tendent à simpli-
fier à outrance, comme l’a signalé Raphael Samuel (1994), les politiques
du localisme, il est vrai que des pressions pour l’objectification et la mar-
chandisation culturelles se trouvent souvent à l’œuvre dans les projets
patrimoniaux contemporains. Mais en conclure, avec une tentation poli-
tico-moralisatrice, que la nature profonde du phénomène ne tiendrait qu’à
cette objectification et marchandisation reviendrait à passer à côté d’une
bonne partie de la signification locale, régionale, nationale et internatio-
nale induite par le travail patrimonial.
Les politiques de l’identité et du patrimoine sont en effet contraintes et
renforcées aujourd’hui par les formes plus flexibles de marketing capitaliste,
de communication et de gouvernement. Tout en reconnaissant ces pres-
sions, il est crucial d’y distinguer différentes échelles et temporalités (Tsing
2000) d’articulation politique (locale, régionale, nationale, internationale),
de catégorie de performance (linguistique, familiale, religieuse, pédago-
gique, touristique) et de traduction (intergénérationnelle, interculturelle,
conservatrice, innovante). Les forces globales, culturelles et économiques
sont localisées et, jusqu’à un certain point, gravement infléchies à travers
ces processus. En effet, les connexions qui s’affirment dans les projets patri-
moniaux autochtones – avec la terre, avec les aînés, avec des affiliations
religieuses, avec d’anciennes pratiques, changeantes ou non – peuvent être
des réalités, pas seulement des « choses inventées » ou des simulacres. Et
. Cet article prolonge une discussion antérieure portant sur les « questions du patrimoine »
et leurs applications (dans les travaux de Kevin Walsh et David Harvey) à des contextes
transnationaux (Clifford 1997 : 213-219). Comment pouvons-nous comprendre les fonc-
tions, paradoxalement globalisantes et différenciatives, des revendications largement
répandues à la « culture » et à l’« identité » (Friedman 1994 ; Dominguez 1994 ; Wilk
1995) ? J’ai soutenu que ce paradoxe ne devrait pas être réduit à une conséquence de la
globalisation ou des structures de pouvoir postmodernes (Clifford 2000). Quelque chose
d’excessif est à l’œuvre dans la prolifération de ces divers mouvements. Hodder (1999 :
148-177) dresse clairement le portrait des enjeux complexes qui s’y trouvent.
98 Objets et Mémoires
d’un processus social qui renforce les racines profondes des revendications
autochtones – les amenant à acquérir un statut plus élevé que celui d’une
autre minorité ou d’un groupe d’intérêt local. �������������������
Mon commentaire de Looking
Both Ways émet quelques réserves quant à cette revendication affirmative.
Reste à savoir quels seront les effets à long terme de ces récentes mobilisa-
tions culturelles des Alutiiq, mais le résultat en sera nécessairement ambigu
et inégal.
Dans ce qui suit, je présente le projet Looking Both Ways, avant d’aborder
la question troublante de savoir comment la présence autochtone devrait
être historicisée durant la période post-ANCSA. La partie suivante portera
sur le projet des Alutiiq de dresser le portrait d’une histoire et d’une iden-
tité émergentes aux multiples facettes. En conclusion, je reviendrai sur les
possibilités et les limites du travail patrimonial en collaboration avec des
anthropologues, des archéologues et des linguistes, dans le but de forger de
nouvelles relations avec les communautés autochtones.
10. Voir le site Internet du Musée alutiiq pour une description de ces divers projets : www.
alutiiqmuseum.com
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 101
par une équipe de jeunes stagiaires bien préparés, qui avaient assimilé une
connaissance spécialisée pour certaines sections de l’exposition. Des dis-
cours, une bénédiction russe-orthodoxe, des danses traditionnelles et un
banquet firent de cette ouverture à la fois une cérémonie et une célébration
(voir l’Alutiiq Museum Bulletin vol. 7, no 1).
L’exposition était construite autour d’artefacts prêtés par le Smithsonian,
dont la plupart avaient été recueillis, au cours des deux dernières décennies du
xixe siècle par William J. Fisher, naturaliste et trafiquant de fourrures d’ori-
gine allemande. Des masques, des vêtements, des objets de la vie quotidienne
et de la vie cérémonielle étaient exposés, avec des spécimens préhistoriques
et historiques provenant du conservatoire archéologique du Musée alutiiq.
Alors que la présentation avait un caractère fortement historique, des agran-
dissements de photos couleur d’individus (en train de faire sécher le saumon
ou de cueillir des baies), des vidéos et des images de villages contemporains
rappelaient le moment présent aux visiteurs dont c’était le patrimoine. Les
thèmes de l’exposition – « Nos ancêtres », « Notre histoire », « Notre mode
de vie », « Nos croyances » et « Notre famille » – maintenaient l’attention sur
la communauté. Les objets anciens, de retour après un siècle et toujours liés à
des lieux et à des gens particuliers, provoquaient des réactions émotionnelles
– tristesse, reconnaissance, gratitude, parenté. Les textes accompagnant les
artefacts comprenaient à la fois des contextualisations universitaires et des
commentaires des aînés, enregistrés lors des réunions de planification.
Les objets d’art traditionnel, anciens et nouveaux, étaient juxtaposés.
Un chapeau spectaculaire en peau, autrefois porté par des chamans et des
baleiniers, recueilli sur la péninsule alaskienne en 1883, était « brodé de poil
de caribou, de passementerie, de fines bandes de peau peinte (provenant
probablement d’œsophages d’animaux) et de surcroît embelli de bouffants
d’hermine et de fourrure de loutre de mer » (Crowell et Laktonen 2001 :
169). L’idée centrale des relations humains-animaux se manifestait artisti-
quement, sensuellement, dans nombre d’objets. L’objet le plus spectacu-
laire de l’ensemble était peut-être un parka en fourrure d’écureuil confec-
tionné en 1999 par Susan Malutin et Grace Harrold de l’île Kodiak, après
qu’elles en aient étudié un modèle datant de 1883 dans la collection Fisher
à Washington. « Il est fait de peaux d’écureuil et souligné de bandes d’her-
mine blanche le long des coutures. De la fourrure de vison et de caribou
blanc est utilisée pour la poitrine et les manches. Les glands sont faits de
peau séchée, de fourrure de loutre de mer et de tissu rouge avec des bouf-
fants d’hermine » (Crowell et Lührmann 2001 : 47). L’exposition présentait
également un exemplaire d’une étoile de Noël russe-orthodoxe, du type
de celles que l’on faisait défiler en procession de maison en maison durant
les rituels de visites et d’échanges de cadeaux du solstice d’hiver ; celle-ci
avait été réalisée pour l’exposition par les élèves de St Innocent’s Academy
102 Objets et Mémoires
11. Dans les îles du Pacifique, la tradition (kastom) s’articule souvent avec la notion de
« développement ». Au sujet de cette temporalité complexe, traditionnelle « anticipation
du futur », voir Roy Wagner (1979) ; d’autres versions apparaissent dans Marshall Sahlins
(2000 : 419) et Lilikala Kame’eleihiwa (1992 : 22-23). Christopher Tilley (1997) présente
de manière provocante un cas mélanésien représentatif de ce que Barbara Kirshenblatt-
Gimblett (1998) appelle « la seconde vie » du patrimoine.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 103
Peut-être le trait le plus frappant de Looking Both Ways est-il cet aspect
polyphonique. Dès les toutes premières pages nous rencontrons les noms
de 51 aînés qui ont participé à l’exposition ou qui sont cités dans l’ouvrage
(le dernier chapitre se compose de neuf commentaires cités intégralement)
Les sections suivantes sont rédigées et rassemblées par des universitaires ayant
travaillé étroitement avec les communautés locales. L’un des directeurs
du volume, l’activiste et éducateur autochtone Gordon Pullar, apporte sa
contribution par un chapitre très éclairant intitulé « Contemporary Alutiiq
Identity » (2001). Chaque page juxtapose des citations, des images et de
courts essais. L’ensemble du texte donne de l’espace à quelque 40 auteurs
individuels – rédacteurs autochtones et non-autochtones d’essais libres ou
de transcriptions intégrales de témoignages. Les citations individuelles des
aînés apparaissent tout au long de l’ouvrage. Personne ne tient le devant de
la scène très longtemps ; la lecture s’exerce sur un mode d’attention constam-
ment fluctuant au fil des rhétoriques spécifiques, des voix, des images et
des histoires, obligeant à faire une navette constante entre le passé archéo
logique, les souvenirs personnels et les projets actuels.
Au milieu d’un chapitre intitulé « Súgucihpet – Notre mode de vie »
(Crowell et Laktonen 2001), une page commence ainsi : « La pêche déter-
mine la subsistance de l’année. En été, cinq variétés de saumons se ras-
semblent dans les baies ou remontent les rivières pour frayer » ; et la page
suivante : « Je me souviens qu’en été notre père nous réveillait tôt, mes sœurs
et moi, pour aller pêcher. » La première page nous décrit les variétés de
poissons et la manière dont ils sont séchés, fumés et mis en conserve ; la
seconde remémore la corvée de nettoyer les prises tout en étant pénible-
ment harcelé par les mouches (pp. 176-178). Les illustrations qui émaillent
le texte montrent (1) les pêcheurs commerciaux d’aujourd’hui pêchant le
saumon au filet, (2) un hameçon « Iqsak-Halibut », datant de 1899 environ
et (3) un leurre d’ivoire en forme de poisson daté de 600 à 1000 ans apr.
J.-C., découvert sur un site archéologique de l’île Kodiak. Dans Looking
Both Ways, Aron Crowell écrit : « L’intention était de valoriser la diversité
des perspectives, la profondeur des recherches et la collaboration sincère
entre les universitaires, les aînés et les communautés » (2001 : 13). Les cinq
pages de remerciements, qui mentionnent de nombreuses institutions et un
nombre impressionnant d’individus, font partie intégrante du message de
l’ouvrage. Mais, bien que la stratégie générale soit inclusive, elle n’est pas
synthétique. On collationne les différences de perspectives en leur permet-
tant de coexister. Les trois rédacteurs de l’ouvrage représentent les différentes
parties prenantes du projet.
Crowell, directeur du bureau de l’Alaska du Centre d’études arctiques du
Smithsonian, a rejoint le projet Looking Both Ways après avoir travaillé sur
l’archéologie et l’histoire des contacts dans la région (voir Crowell 1992, 1997),
104 Objets et Mémoires
Émergence et articulation
Looking Both Ways explicite le fait qu’une identité se réarticule dans de nou-
velles circonstances, dans un processus historique d’émergence. Le nom
« Alutiiq » n’apparaît pas dans Crossroads of Continents, où les peuples situés
au sud de l’aire Yup’ik sont décrits essentiellement comme des « Esquimauds
du Pacifique », et même dans son ouvrage le plus récent, Fienup-Riordan
(2000 : 9) décrit « une famille étendue de cultures Inuit, qui s’étend de
Prince William Sound sur la côte Pacifique de l’Alaska… jusqu’au Labrador
et au Groenland ». La linguistique recouvre ici des différences de modes
de subsistance, d’histoire et d’environnement. Mais les « Esquimauds du
Pacifique » d’autrefois rejettent aujourd’hui leur identification avec la
« famille » culturelle Inuit/Inupiaq/Yup’ik.
L’autre nom longtemps appliqué au peuple représenté dans Looking Both
Ways est « Aléoute » (« Aléoute » était en fait une adaptation de l’appellation
russe « Aleuty » dans le système phonétique du sug’stun). « Aléoutes » : cette
appellation russe erronée s’appliquant aux îliens de l’archipel (qui préfèrent
généralement aujourd’hui être appelés Unangan), dans le langage usuel, fait
référence à des expériences historiques communes (la colonisation russe,
l’exploitation, les massacres, les conversions religieuses, les mariages mixtes)
tout autant qu’à une économie partagée de chasse maritime et de subsis-
tance côtière. Cependant, sur le plan linguistique, les îliens de l’archipel et
les gens de Kodiak diffèrent grandement ; et tandis que les liens culturels et
de parenté restent significatifs, il se produit depuis peu une forte tendance
à distinguer les « Aléoutes » des « Alutiiq ». La tactique du changement
de nom – qui reflète de nouvelles articulations de résistance, de sépara-
tion, d’affiliations communautaires et de gouvernement tribal – est assez
habituelle et constitue en fait un volet nécessaire à la décolonisation des
politiques autochtones.
Looking Both Ways, en évitant d’objectiver « l’identité alutiiq », tente
sérieusement de ne pas geler ce processus. En mettant fortement l’accent
sur l’archéologie et l’histoire, il maintient le regard sur de nombreuses
racines entremêlées. Par exemple, les premiers explorateurs décrivaient
les habitants de l’île Kodiak comme étant fort plausiblement apparentés
aux « Esquimauds » du Groenland, aux Sibériens, aux Aléoutes de l’ar-
chipel ou aux « Indiens » (Athabaskans et Tlingit). Dans leur description
archéologique, anthropologique et historique de la « culture alutiiq », Aron
106 Objets et Mémoires
Courants et marées
J’ai réalisé que nous n’étions pas de vrais Autochtones, et il restait le fait que nous ne
savions même pas qui nous étions. Et cela m’a réellement contrariée. Cela me mettait
en colère parce que… eh bien, qui sommes-nous ? Je me sentais embarrassée auprès
des autres groupes, les Yup’ik, qui savaient absolument qui ils étaient et d’où ils
venaient… et moi je ne le savais pas. Je ne savais pas. Et ils disaient, « Eh bien,
cela dépend de l’anthropologue à qui tu parles ». J’ai toujours cru que j’étais
aléoute, et soudain quelqu’un me disait, « Non, en réalité tu es Koniag ». Ou bien
« Non, en réalité tu es Esquimau du Pacifique », « Non, tu es Sugpiaq », « Non,
tu es en réalité davantage reliée aux Yup’ik ».
108 Objets et Mémoires
des histoires d’horreur, elle le fait, dans Looking Both Ways, pour éclaircir
la voie d’un futur rempli d’espoir. Pullar et beaucoup d’autres racontent
une histoire de luttes et de renouveau.
Les aînés se souviennent de leur étonnement et de leur colère lorsque Aleš
Hrdlicka, en 1931, arriva sur l’île Kodiak afin d’exhumer des restes humains
pour ses collections de recherche au Smithsonian. Looking Both Ways
renferme une photographie de centaines de boîtes remplies d’ossements
attendant d’être réenterrés lors de la cérémonie de 1991 présidée par les
aînés alutiiq et les prêtres orthodoxes. Pullar mentionne que le mouve-
ment de rapatriement de la baie Larsen « se produisit au moment où la
recherche de l’identité et de la fierté culturelle était déjà en cours à l’île
Kodiak. Il devint un symbole de l’autodétermination tribale » (2001 : 95).
Ici, comme ailleurs dans les communautés autochtones, le rapatriement
a constitué un instant crucial du processus de guérison et de renouveau.
John F.C. Johnson, président de la Chugach Heritage Foundation, apporte
sa contribution à l’ouvrage par un essai sur le retour des masques et des
artefacts enlevés comme du butin des grottes de Prince William Sound.
Il écrit : « Une renaissance culturelle souffle à travers l’Alaska comme une
tempête d’hiver. Des centres culturels autochtones et des camps spirituels
pour les jeunes se construisent à travers tout ce grand pays en nombre
record » (2001 : 93). Le rapatriement est un aspect délicat de ces mou-
vements patrimoniaux. Il permet d’établir le contrôle autochtone sur les
artefacts culturels, et donc d’offrir la possibilité de s’engager aux côtés de
la recherche scientifique, sur un pied d’égalité en quelque sorte. Le rapa-
triement n’est pas, souligne Johnson, « un point final à la soif de connais-
sance, mais constitue un nouveau point de départ dans la construction de
la confiance et de la coopération… La coopération et le partenariat avec la
science sont importants si nous voulons comprendre dans son intégralité
l’image de l’histoire humaine » (p. 92).
Dawson évoque l’établissement du Musée et Conservatoire archéologique
Alutiiq, et décrit les programmes archéologiques actuels qui comprennent le
recrutement des jeunes, la participation des aînés et la restitution de toutes
les découvertes à la communauté. « Aujourd’hui, les enfants des écoles de
Kodiak viennent au musée pour toucher notre passé et apprendre ce qui
concerne notre peuple. Le musée a contribué à contourner les préjugés
locaux sur le fait d’être autochtone. Et à présent les chercheurs doivent
venir à Kodiak pour étudier les collections, au lieu de nous obliger à les
leur demander » (p. 90). Comme le fait remarquer Steffian, le rôle impor-
tant dévolu à l’archéologie doit sans doute tenir en partie au fait que les
Alutiiq – brutalement conquis par les Russes au xviiie siècle, décimés par
les maladies et, pendant des siècles, parties prenantes du système capita-
liste mondial – ont moins bien conservé leur culture « traditionnelle » que
110 Objets et Mémoires
d’autres groupes de l’Alaska (2001 : 130). Les gens préoccupés par leur héri-
tage alutiiq ont dû, aux sens littéral et figuré, creuser dans leur propre passé
pour se retrouver12.
Cette histoire explique partiellement l’ouverture de la part de nombreux
Alutiiq face à la poursuite de recherches archéologiques, mais il faut ajouter
à cela qu’il s’est aussi produit un glissement essentiel dans les relations
d’autorité et de pouvoir. Steffian le suggère dans son exposé des « partena-
riats en archéologie » (2001 : 129-134). L’autodétermination qui a pris corps
à travers le rapatriement de la baie Larsen a permis d’établir de nouvelles
relations avec des institutions telles que le Smithsonian et l’Université de
l’Alaska. Au même moment, la croissance des corporations, musées et pro-
jets patrimoniaux dirigés par des Autochtones a fourni de nouveaux sites
à l’organisation de la recherche et à la diffusion des résultats. Enfin, et de
manière cruciale, quelques universitaires, travaillant sur de longues périodes
dans un esprit d’échange réciproque avec les communautés, ont contribué
à nourrir, durant deux décennies, des relations de confiance et de respect.
Knecht, livrant sa pensée sur les fouilles liminaires de Karluk, conclut :
« En tant qu’archéologues, nous étions venus à Kodiak pour étudier la
culture alutiiq mais, ce faisant, nous sommes inconsciemment devenus une
part inextricable de cette même histoire culturelle que nous cherchions à
comprendre » (2001 : 134).
12. Les usages potentiels de l’archéologie par les peuples subordonnés « afin de les aider à
maintenir leur passé face aux processus d’universalisation et de domination de l’occiden-
talisation et de la science occidentale… [et] afin de maintenir, de réformer, voire de créer
une nouvelle identité ou une nouvelle culture face aux empiètements multinationaux,
aux pouvoirs extérieurs ou aux gouvernements centralisés » est mis en valeur par Ian
Hodder à l’appui d’un important argument en faveur de « l’archéologie interprétative »
(1991 : 14). Ian Hodder reconnaît également qu’il n’y a pas à cela de garanties politiques
– que l’archéologie du patrimoine peut se voir appropriée par des projets de développe-
ment et de « gestion gouvernementale des ressources ».
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 111
Les résultats de la recherche académique sont importants, bien sûr, pour décrire
la manière dont les Alutiiq en sont venus à se considérer eux-mêmes aujourd’hui.
Mais, en même temps, c’est au lecteur de décider comment ces différentes visions
de la culture et de l’identité alutiiq s’accordent entre elles. Il est tout aussi impor-
tant d’écouter ce que les Alutiiq eux-mêmes ont à dire de leur propre histoire. Il
arrive quelquefois que le point de vue autochtone s’oppose radicalement au point
de vue universitaire occidental. L’éternelle question « qu’est-ce qui est vrai ? » est
appropriée en la circonstance. Le fait qu’il puisse y avoir plus d’une vérité est
souvent négligé.
l’extérieur » (2001 : 8). Pour partie coalition sincère, pour partie trêve res-
pectueuse, Looking Both Ways présente des perspectives variées qui doivent
être ajustées, pesées et assemblées. Ce que proposent tous les contributeurs
du volume n’est pas une vision à prendre ou à laisser opposant la vérité
scientifique à la vérité autochtone, mais une relation pragmatique : vivre
et laisser vivre l’opposition et la collaboration, dans les nombreux lieux de
chevauchement d’intérêts.
Les lignes sont esquissées, mais non appuyées, autour du patrimoine
et de l’identité. Sven Haakanson Jr., qui a récemment obtenu un doctorat
en anthropologie à Harvard et qui est actuellement directeur du Musée
alutiiq, réfléchit avec acuité à la situation inconfortable de « l’anthropologue
autochtone ». Il n’attribue aucune supériorité à la connaissance « de l’in-
térieur » (son propre travail de terrain a porté sur les éleveurs de rennes
sibériens) et se demande pourquoi, effectivement, l’on requiert toujours
de l’anthropologue autochtone qu’il s’exprime à partir d’une position
« émique » plutôt qu’« éthique ». « Le but ultime de la recherche n’est-il pas
“d’apprendre”, ce qui inclut l’exploration des différentes approches de la
connaissance (l’herméneutique) ? Si les Autochtones ne peuvent pas écrire à
la fois dans une perspective autochtone et scientifique, en quoi résiderait pour
eux l’intérêt de faire de l’anthropologie ? » (2001 : 79). Évoquant les exemples
de Knud Rasmussen (Inuit groenlandais-danois), d’Oscar Kawagley (Yup’ik)
et d’Alfonso Ortiz (Tewa), il soutient que « les approches du champ d’études
par les Autochtones », sans être nécessairement meilleures, « sont tout aussi
valides que les autres ». Ainsi que d’autres auteurs dans Looking Both Ways,
il reconnaît qu’il existe des autorités différentielles, mais qu’il faut soutenir,
autant que possible, les contextes d’échanges et de traduction.
Le patrimoine alutiiq donné à voir ici n’est pas une chose unique et
singulière ayant un « intérieur » et un « extérieur » clairement définis. Dans
les termes de Pullar, il se définit comme « une mosaïque d’événements histo
riques et de critères imbriqués » (2001 : 95). Les mesures d’appartenance
inflexibles telles que celles qui sont requises pour l’enrôlement dans l’ANCSA
excluent, en pratique, de nombreuses personnes qui ne sont pas sûres de leur
généalogie exacte. Looking Both Ways met l’accent sur la « parenté », incluant
les alliances autant que la filiation (le pourcentage de sang autochtone)
(p. 95-96). Cette manière relationnelle d’être alutiiq dépend de l’implica-
tion dans la vie autochtone : la résidence dans un village, la pratique reli-
gieuse orthodoxe, la langue d’usage, les activités de subsistance, le renouveau
patrimonial et la transmission. Ainsi l’identité alutiiq est-elle une chose
constamment réarticulée au fil des changements de circonstances et des rela-
tions de pouvoir avec les pairs et avec les gens de l’extérieur. En effet, nous
avons l’impression que le label politique « alutiiq », bien qu’il soit en cours
d’institutionnalisation (au moyen de projets comme Looking Both Ways),
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 113
13. L’approche de l’ethnogenèse est particulièrement appropriée au cas alutiiq. Dans la défi-
nition de Hill, « l’ethnogenèse ne constitue pas seulement une appellation pour l’émer-
gence historique de peuples culturellement distincts, mais un concept qui recouvre les
combats à la fois culturels et politiques des peuples qui cherchent à créer des identités
durables dans des contextes généraux de changements radicaux et de ruptures » (1996 :
1). Cette perspective a été élaborée à partir du travail de pionnier d’Edward Spicer (1980,
1982) sur la « persistance » des sociétés indigènes à travers des siècles de domination
coloniale.
114 Objets et Mémoires
14. Les sites Internet autochtones ont proliféré au cours de la dernière décennie et il serait
plus que temps d’en produire une étude comparative, si ce n’est déjà fait. Le degré de
sophistication de ces sites varie grandement, et ils vont des autoreprésentations destinées
à l’extérieur (s’adressant souvent de manière spécifique aux touristes et aux publics plus
larges de la sphère nationale et internationale) à des sites destinés à archiver la connais-
sance tribale et qui sont essentiellement destinés à l’enseignement local. La plupart font
un compromis entre ces deux pôles.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 115
Horizons de collaboration
Lorsque l’exposition Looking Both Ways a été ouverte au public à Kodiak, elle
se basait sur le travail patrimonial communautaire du Musée et Conservatoire
archéologique alutiiq. Le retour des artefacts traditionnels du Smithsonian,
bien que seulement prêtés (ce que Fienup-Riordan appelle le « rapatriement
visuel »), a permis une puissante reconnexion symbolique avec le passé.
Lorsque l’exposition fut présentée à Homer, sur la péninsule de Kenai, cela se
fit en coordination avec le Festival culturel bisannuel, Tamamta Katurlluta,
célébré par les villages alutiiq de Nanwalek, Port Graham et Seldovia. À
Homer, des kayaks (qui provenaient de Nanwalek où ils venaient d’être
construits) furent accueillis sur la plage par les danseurs de l’île Kodiak et
une prière orthodoxe. Puis un grand potluck [������������������������������
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se déroula au Pratt
Museum, avec dégustation de saumon et de phoque, avant le déroulement
de tout un circuit allant des « Jeux Olympiques Esquimaux » (jeux d’équi-
libre, lutte à la corde, lutte de jambes), à l’échantillonnage des phoques
(dissection scientifique de phoques et enregistrement de données pour le
contrôle de la subsistance). La foule – aînés autochtones, activistes, jeunes,
116 Objets et Mémoires
15. Arthur Mason (2002) propose une analyse des classes sociales dans le cas des alliances
patrimoniales conclues entre les leaders communautaires alutiiq et les universitaires
durant les années 1980. Sa description historique d’une « cohorte Alutiiq » retournant
à la tradition et à l’identité autochtones est éclairante, mais schématique jusqu’ici dans
sa forme publiée. Il souligne avec justesse le rôle des universitaires dans le travail patri-
monial alutiiq. Les cartes linguistiques, les fouilles et les objets muséaux ont été utilisés,
dit-il, pour le développement de l’identité et la légitimisation culturelle – une création
de « communauté imaginaire » du type de celle décrite par Benedict Anderson (1991).
Cependant, la participation des archéologues, des linguistes et des anthropologues ne
peut pas être expliquée adéquatement dans la perspective de « classe nouvelle » de Mason.
En regardant au-delà des intentions individuelles – plus ou moins idéalistes – des par-
tenaires universitaires travaillant sur le patrimoine, une analyse des intérêts concrets
permettrait de mieux comprendre les pratiques de collaboration comme un moyen de
conserver un statut professionnel ; soit, sur un plan pratique, de poursuivre des recher-
ches de terrain dans des situations politisées tout en prônant une nouvelle éthique de la
connaissance scientifique.
120 Objets et Mémoires
Bibliographie
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Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 125
Jacques HAINARD
En ce qui concerne son passé, le MEN n’est pas oublieux de ses ancêtres.
Nous avons une galerie qui présente les portraits de ses directeurs et nous
venons dernièrement d’éditer un livre qui célèbre le Centenaire de l’insti-
tution (Gonseth, Hainard, Kaehr 2005). Cette mémoire des lieux et de la
discipline est cultivée comme un hommage mais aussi comme un appel au
renouvellement. L’époque était passée et avait droit à des obsèques. Le jour
de la Saint-Nicolas, nous avons offert à notre ouvrage des secondes funé-
railles en l’enterrant au pied d’une sculpture située dans le parc du musée.
Une époque se termine, une histoire attestée par un écrit. Maintenant, il
faut penser autrement, il faut faire une autre rupture et repartir dans d’autres
directions. Dans notre dernière exposition Remise en boîtes (2005), tous les
objets exposés montrent que la mémoire n’échappe pas à la marchandisa-
tion. Nous les avons presque tous achetés par Internet. La plupart d’entre
eux sont d’une banalité effroyable, mais ils produisent du sens en étant
regroupés autour d’une réflexion thématique. Je me demande si une nou-
velle ethnographie ne pourrait pas s’élaborer de cette manière : en prenant
des objets du quotidien, d’ici et d’ailleurs, en s’appuyant sur les pratiques
sociales qu’ils induisent. Ces objets sont souvent industriels, parfois artisa-
naux, et ne se prêtent pas facilement à l’esthétisation.
Mon plaidoyer pour une muséographie de la rupture (Hainard 1987)
renvoie à l’idée qu’en entrant au musée un objet est soumis à un rite de
passage. Il est mis en quarantaine avant de rejoindre le saint des saints. Il
faut l’observer, le purifier, faire en sorte qu’il ne contamine pas le patrimoine
déjà stocké. Il est suspect par sa matérialité, par sa structure physique, indé-
pendamment de son sens et de sa forme. Une fois soumis aux traitements de
conservation, coté, photographié, étudié, il peut rejoindre ses collègues dans
les rayons. À partir de ce moment, il va mener une vie discrète parce qu’il
attend. La vie d’un objet de musée est rythmée par l’attente d’un regard,
l’attente de pouvoir apparaître au grand public dans une vitrine, quitte à
être condamné à une forme d’éternité muséale. Ma critique de la muséo-
graphie de la juxtaposition s’adresse à la muséographie traditionnelle qui
ne reconnaît pas ce rite de passage. Au motif de respecter la mémoire des
objets, elle rend silencieuse leur histoire. Cette tendance à faire de la pièce
de collection un objet témoin a été celle de mon prédécesseur, Jean Gabus.
Elle incite à interroger l’objet comme un commissaire de police, l’exhortant à
avouer son identité culturelle. Cette démarche n’est pas possible, ne serait-ce
que parce que les exigences de récolte d’une grande partie de ces objets ont
été mal remplies. On a oublié de noter des choses essentielles parce qu’on
s’est empressé de les prendre, pensant qu’il fallait les sauver d’une disparition
Mémoire et histoire
Je pense que l’écriture muséale a toujours lieu à l’intérieur d’un double jeu.
Dans un entre-deux, dans un dialogue entre la mémoire des objets et le trai-
tement que lui réserve le muséographe. On a trop souvent pensé les espaces
132 Objets et Mémoires
Collections et histoires
Je collectionne plus les souvenirs que les objets. Je ne dirai pas, pour reprendre
le mot de Lévi-Strauss au sujet des voyages, que « je hais les objets », mais
je ne les aime pas forcément en eux-mêmes. Je les aime pour ce qu’ils per-
mettent de projeter ou de mettre en jeu. Les conserver ne m’intéresse pas
vraiment, je préfère jouer avec. Pour produire du discours, ils m’amusent.
Ensuite, je peux les abandonner au bord de la route ou les offrir lâchement
à d’autres pour qu’ils me débarrassent de leurs problèmes ! Les objets ont un
véritable pouvoir d’action. Je me rappelle un jour m’être arrêté devant un
homme qui lavait son bateau au port de plaisance de Neuchâtel. Je suis resté
fasciné par la scène, ne comprenant pas pourquoi cet homme pouvait laver
son bateau ! Cette fascination pour les objets m’a toujours travaillé parce
que je pense qu’ils constituent un des rares lieux où l’on peut encore voir les
individus engager une sacralité dans leur quotidien. Ce bateau devait être un
objet essentiel pour lui. L’objet est un élément qui permet d’aller ailleurs, de
vivre ailleurs, parfois de vivre par procuration. Le posséder en tant que tel ne
m’intéresse pas. C’est pour cela que j’ai vendu tous mes biens immobiliers et
que je suis redevenu locataire. Il y a quand même une certaine logique dans
mon comportement. Je suis allé jusqu’au bout, je suis un conservateur sans
objets, mais avec des histoires.
Bibliographie
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l’Enseignement supérieur, Paris, 1960, p. 43-50.
138 Objets et Mémoires
Expositions
Janet Hoskins
L’idée de ce texte est née au Getty Center, l’année où j’ai été invitée à
partager la vie d’un groupe de chercheurs composé essentiellement d’histo-
riens de l’art. En tant qu’anthropologue, je me suis sentie voyager en terre
étrangère au pays de l’histoire de l’art. Comme beaucoup de touristes, j’ai
été intriguée par le spectacle de nouveaux paysages et de nombreux horizons
de recherches se sont offerts à moi. Cela dit je suis heureuse aujourd’hui
de revenir dans le monde plus familier de l’anthropologie. Le projet de
recherche que j’ai développé au Getty portait sur la place des récits de vie
en anthropologie et leur lien avec les objets. Un de mes livres, Biographical
Objects (1998), traitait spécifiquement de cette question. Ce terrain m’avait
conduite chez les Kodi, un peuple de l’Indonésie orientale pour lequel le lien
entre l’histoire et les objets est fondamental. Dans cet ouvrage, je montre
comment la mémoire sociale de ce peuple s’appuie davantage sur les objets
que sur les mots et les lettres ou toute autre forme d’archives écrites. Je mets
en miroir la vie de trois femmes et de trois hommes au regard des trajectoires
biographiques d’une série d’objets : un sac à bétel utilisé comme linceul
pour un enterrement, un tambour de chaman, un fuseau à coton et une
bouteille verte. Chacun de ces objets constitue un chapitre prétexte à un
récit biographique. Dans cette perspective, l’objet n’est pas traité comme
une simple trace ou métaphore de l’histoire. Il est au cœur d’un véritable
travail d’introspection et devient un outil autobiographique permettant une
connaissance des gens à travers les choses.
Pierre Bourdieu a souvent condamné la prétention des sciences sociales
à mener des histoires de vie. Selon lui, cette tentation procède d’une « illu-
sion biographique » en se concentrant sur un individu illusoire. Comme il
l’affirme, « l’histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont
entrées en contrebande dans l’univers savant ; d’abord, sans tambour ni trom-
pette, chez les ethnologues, puis plus récemment, et non sans fracas, chez les
. Je souhaite remercier Jérémy Jammes pour la relecture attentive qu’il a bien voulu faire
de ce texte.
140 Objets et Mémoires
sociologues. Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins […] que la vie
est une histoire et qu’une vie est inséparablement l’ensemble des événements
d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette
histoire » (Bourdieu 1986 : 69). Par un détour dans le monde des objets, il ne
s’agit pas de critiquer directement cette idée mais d’en montrer les limites.
Grâce à mes données anthropologiques, je souhaite expliquer comment, dans
certaines sociétés, les récits de vie d’objets tiennent lieu d’histoires individuelles
et peuvent être traités comme de véritables lieux de mémoire.
Je réfléchirai à deux modes de construction essentiels de la relation entre la
personne et l’objet : l’inscription biographique et la réflexivité biographique.
Par le premier terme, j’entends la relation renvoyant à l’idée qu’une œuvre d’art
ou un objet puissent être liés à la vie d’une personne, allant même parfois,
jusqu’à s’inscrire sur la peau comme dans le cas des tatouages. La seconde rela-
tion dont je traiterai est celle de la réflexivité biographique présente à travers la
dimension formelle de l’objet. Ce type de rapport est à la source du pouvoir
magique des objets et de ce que je désigne comme leur complexité visuelle.
L’exemple des tombes et des objets qui les constituent illustrera mon analyse.
Ma réflexion s’inscrit dans un cadre théorique inspiré des travaux d’Alfred
Gell. Ce cadre m’est très utile dans l’analyse des objets « traditionnels » (comme
les tombes et les textiles) autant que dans celle des objets « modernes »
(comme la photographie). L’anthropologue A. Gell avance une réflexion sur
ce qu’il appelle la « technologie de l’enchantement » et l’« enchantement
de la technologie ». En référence à la notion benjaminienne d’« aura », il
définit le concept de difficulté technique par la production d’un « effet de
résistance en auréole ». Cet effet d’enchantement se fonde sur l’idée que
toute œuvre d’art possède un pouvoir de résistance qui la rend difficile à
saisir, aussi bien intellectuellement que matériellement. En défendant cette
thèse dans Art and Agency (1998), Gell invite l’anthropologie de l’art à se
concentrer sur les relations sociales inscrites dans une perspective temporelle
fondée sur la notion de biographie. Il propose de dépasser les théories lin-
guistiques et sémiotiques en insistant sur le fait que l’analyse de l’art relève
de la catégorie d’action. Autrement dit, l’art peut être appréhendé comme
un système d’action sur le monde. C’est dans cette perspective que je me
propose d’analyser et d’étendre ce processus à tous les objets.
Les choses possèdent un pouvoir d’action, au sens où elles produisent des
effets. Un objet peut susciter de la joie, de la peur ou de la colère, provoquer
un sentiment de volupté… Inversement, le pouvoir d’action de chacun
peut prendre la forme d’une chose. Les objets d’art utilisent une complexité
formelle et une virtuosité technique qui créent « une certaine indéchiffrabi-
lité » (Gell 1998 : 95). Ils peuvent à la fois fasciner et frustrer un spectateur
soucieux de discerner les parties du tout, la continuité de la discontinuité,
la synchronie de la diachronie.
La biographie visuelle des objets 141
reprendre la tête de son père en échange de son mariage avec une femme
de la famille de ses meurtriers. Comme le père de Joseph Malo avait été
tué par des gens du Kodi, dans la région où j’avais mené mes premières
recherches, je connaissais déjà les maîtres du village où la tête de son père
reposait. J’avais pu enregistrer le souvenir des négociations qui s’étaient
déroulées lorsque Joseph Malo était venu se proposer en mariage à une
fille de Ratenggaro dans l’espoir de recevoir le crâne de son père comme
contre-prestation matrimoniale.
Rara est un petit royaume de près de 25 000 habitants, situé au centre
de la partie ouest de l’île. Le port où les esclaves étaient vendus et expé-
diés à Bali et à Java se situe sur la côte nord. Le peuple du Kodi, dont fait
partie le village preneur de tête du père de Joseph, compte aujourd’hui
75 000 personnes. C’est dans ce royaume que j’ai mené la plupart de mes
recherches entre 1979 et 2000. J’avais entendu parler de la vie de Joseph
Malo par les descendants de ses meurtriers, autrement dit, par les mêmes
personnes qui avaient servi de « donneurs de femme » à Joseph Malo lorsque
celui-ci était venu négocier le retour du crâne de son père. À l’occasion
d’une première union avec une femme Kodi du village de Ratenggaro, il
fut en mesure de récupérer le crâne de son père, en contrepartie de son
engagement, ajouté au prix de quarante chevaux et de quarante buffles.
Une fois les ossements et le crâne de son père identifiés et réunis,
Joseph Malo procéda à l’enterrement complet du corps. Mais l’histoire
raconte qu’il a été trompé puisque la femme proposée pour cet échange
était épileptique. Elle devint folle au fil des années, ils se séparèrent et elle
fut finalement renvoyée dans son village natal. C’est après cet incident
que Joseph Malo prit une seconde femme du même village. C’était une
femme en bonne santé et qui lui a même survécu ! Une peinture a été faite
de leur mariage. On y voit Joseph Malo alors âgé de 70 ans et son épouse
de 45 ans. Elle fut sa huitième femme. Il vivait déjà depuis plus de vingt
années en polygamie. Elle fut la seule épouse avec laquelle il organisa un
mariage catholique. Elle lui donna un fils, Cornelius Djakababa, permet-
tant ainsi à Joseph Malo d’assurer sa descendance. Cornelius Djakababa
écrira, plus tard, le récit de la vie de son père.
Joseph Malo ne fut photographié qu’une seule fois dans sa vie, en 1956.
Ces photos furent prises avec l’appareil d’un prêtre d’origine allemande à
l’occasion de la messe qui célébra le premier diplômé du lycée catholique
de Rara : Cornelius Djakababa lui-même. Sur l’une des deux photos, on
aperçoit Cornelius, alors âgé de 18 ans. Il se tient debout, porte une cravate.
Il est entouré de missionnaires catholiques.
Devant lui, son père et sa mère posent, accompagnés de deux autres
femmes ainsi que de quelques camarades de classe. Une autre photogra-
phie montre le vieux Raja de plus près. Il a l’œil droit presque fermé à la
La biographie visuelle des objets 145
suite d’une attaque cérébrale, mais son regard reste vif. Maria, sa plus jeune
femme, est assise à sa gauche, tandis que sa troisième femme se trouve à sa
droite. En 1956, ses deux premières épouses étaient déjà décédées.
Une peinture qui représente Joseph Malo et sa femme a été faite à partir
de cette même photographie. Elle a été réalisée pour leur mariage en 1960.
La peinture déplace le cadre qui entoure les deux époux et transforme la
scène d’un village et d’une maison avec un toit de chaume (cf. photo) en un
divan javanais de style colonial. Toutefois, le couple conserve ses costumes
traditionnels. Lorsque Cornelius Djakababa s’est lancé dans la recherche
d’une image de son père pour illustrer sa biographie, il a souhaité le repré-
senter sous des traits rajeunis et vivants. Il a alors demandé à un peintre
local de reprendre le portrait de son père en émettant le souhait que l’œil
de ce dernier soit de nouveau ouvert et que son père soit séparé de sa mère,
initialement présente. Le portrait propose l’image d’un jeune homme indé-
pendant qui fixe du regard le spectateur. Il orne désormais la sépulture de
Joseph Malo dans son village natal.
En 2000, j’ai de nouveau rencontré Cornelius Djakababa, alors de pas-
sage dans sa famille. Nous nous sommes retrouvés devant la tombe de Pati
Leko, le beau-père de Joseph Malo. Son nom et son titre honorifique d’an-
cêtre (Rato) figurent sur sa tombe. On y trouve également des images de
chevaux et de chiens car tout personnage célèbre à Sumba choisit un « nom
de cheval » et un « nom de chien » (souvent aussi un « nom de coq ») que ses
animaux et ses petits-enfants porteront après sa mort. De nombreux objets
en or témoignent de sa richesse et de son influence. Le fait de construire ces
« biographies visuelles » sur les sépultures ou de les exposer aux participants
des cérémonies mortuaires est une pratique courante à Sumba, comme dans
la majorité des sociétés traditionnelles de l’Asie du Sud-Est.
Avant d’ériger une tombe pour son père, Cornelius Djakababa a dû le
prévenir par le rite de Saiso. Au cours de cette cérémonie, des orateurs invi-
tent le fantôme du mort à dîner avec eux pour le reconnaître comme un
ancêtre important. Le récit de la vie du défunt est chanté jusqu’à l’aube. Les
chants sont rythmés par des tambours et des gongs, accompagnés de danses
des jeunes filles de la famille. La vie de l’ancêtre est alors décrite à travers
l’évocation d’une liste d’objets qu’il possédait, mais aussi par le rappel des
endroits importants de sa vie. Déjà en 1980, lorsque j’avais souhaité enre-
gistrer son histoire à Kodi, je dus faire appel à son fantôme en sacrifiant
une poule pour avoir le droit de rapporter son histoire aux États-Unis. Au
moment de déplacer ses ossements dans sa nouvelle tombe, des sacrifices
beaucoup plus importants ont été accomplis. Il a fallu sacrifier le cheval qui
portait son nom (en fait, un descendant du cheval qu’il montait dans les
années 1930). Ce sacrifice devait permettre le transport de l’âme du défunt
au royaume des ancêtres. La consommation de la viande de ce cheval est
146 Objets et Mémoires
interdite aux descendants du défunt car elle est considérée comme une
partie du mort. En revanche, cette même chair est réservée aux invités
musulmans souvent présents en de telles occasions. Le lendemain, des
buffles sont également offerts en sacrifice. La suite du rituel veut que l’on
procède à une lecture des augures dans le foie des animaux sacrifiés afin de
s’assurer que l’esprit du mort est consentant au déplacement de ses osse-
ments. Si les augures s’avèrent négatifs, d’autres rites sont engagés afin de
comprendre les raisons de ce refus.
Au moment de déterrer les ossements, une pièce d’or en forme d’amu-
lette les accompagne. Ce pendentif représente les organes reproductifs de
la femme, son utérus et ses trompes de Fallope. Cette pièce est ornée de
petits dragons et de serpents qui symbolisent le pouvoir reproductif de la
mariée. Ce signe de fécondité est échangé lors des alliances. Il sert à l’achat
de femmes d’une maison noble. On attribue un nom à chaque pendentif.
Celui de Joseph Malo s’appelle « regardant les ondes », en référence à l’em-
placement de sa maison sur le haut d’une colline qui surplombe la mer.
En mémoire de son passé d’esclave, Joseph Malo avait choisi comme nom
à son cheval, Ndara Danggadora, « le cheval qui ne peut être taquiné ». Son
fils Cornelius a, quant à lui, appelé son cheval Ndara Djakababa, « le cheval
qui refuse de se mettre à genoux ». C’est le nom qu’il choisira plus tard de
prendre comme nom de famille. Chacun de ces noms évoque l’importance
de l’honneur, de la même manière que l’épée, objet qui fait partie des élé-
ments essentiels des tenues quotidiennes des hommes.
D’autres tombes présentent des variantes de ces biographies visuelles en
exposant quelques biens ayant appartenu au mort. En revanche, l’image de la
personne elle-même n’est jamais représentée. Les emblèmes qui témoignent
du rang du défunt sont déposés aux pieds d’une colonne funéraire (penji). La
présence d’un coq au sommet du penji signifie que le défunt était un orateur
réputé. À l’est de Sumba, les représentations d’animaux marins (la tortue
ou le crocodile par exemple) sont synonymes de noblesse et de courage. Les
seules figures humaines acceptées sont celles des serviteurs du mort. Elles
sont entourées d’une amulette d’or à côté de laquelle on trouve des images
d’arbres. Aujourd’hui, la plupart des tombes sont moins ornées que celle
que je viens de décrire. Elles comportent simplement une petite chambre en
béton pour le mort et ses femmes, et sont surplombées d’une pierre.
En 1983, lorsque Cornelius entreprend la construction de la tombe de
son père, toute sa famille se réunit à Sumba pour défiler devant son por-
trait. Ce portrait le représente habillé de son turban, arborant son épée
et une médaille de raja datant de l’époque coloniale néerlandaise. Cette
photographie est la plus importante de l’album familial car elle consigne
tous les aspects de la vie de Joseph Malo. Des tissus sumbanais de grande
qualité sont installés devant le portrait, tandis que des cornes de buffles
La biographie visuelle des objets 147
Bibliographie
Dominique Poulot
La mort éclairée
Sous l’Ancien Régime, la mémoire des défunts relève d’un ensemble de repré-
sentations tout à la fois religieuses et sociales. Reinhart Koselleck (1979) a
proposé d’identifier le système traditionnel de la mort et des monuments
à deux caractéristiques principales : « D’une part, l’au-delà de la mort est
plastiquement représenté. D’autre part, la mort est, dans son rapport avec
le monde, différenciée selon chaque ordre et état. [...] La transcendance chré-
tienne de la mort et la différenciation par ordre de la mort empirique ren-
voient l’une à l’autre. » L’émergence de l’image du Panthéon dans l’Ancienne
France relève encore très largement de cette conception, notamment en ce
qu’elle reconduit l’idée de morts différenciées. Mais elle s’inscrit, au plus pro-
fond, dans une ambition de classer et de catégoriser à neuf des identités.
Le Grand Homme, et spécifiquement le grand homme national, est un
élément banal de l’iconographie officielle française – depuis la Galerie des
. Sur le phénomène général voir Geoffrey C. Bowker et Susan Leigh Star (1999).
Une collection de « morts historiques » 155
. Ces deux réalisations constituent à peu près les bornes chronologiques du livre de
François Pupil (1985).
. On lira aussi les contributions réunies dans le catalogue d’exposition dirigé par Barry Bergdoll
(1989), notamment Mark K. Deming, « Le Panthéon révolutionnaire», p. 97-150.
. Sur cette interprétation voir les études réunies par Tzvetan Todorov et Marc Fumaroli
(1995).
. Cette représentation est évidemment l’héritière d’une longue tradition, dont l’une des
étapes notoires est la publication de Titon du Tillet (1760). Sur ce projet de 1708 voir
Judith Colton (1979) et Edouard Pommier (1998).
. Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Paris, Gallimard, (1762-1777), 2006.
. Voir Paul Hazard, La pensée européenne au xviiie siècle, Paris, Fayard, (1946), 1979,
chapitre iv, La morale.
156 Objets et Mémoires
. Daniel Jost de Villeneuve (Listonai), Le voyageur philosophe dans un pais inconnu aux
habitans de la terre, Amsterdam, aux dépens de l’éditeur, 1761, p. 85-86.
Une collection de « morts historiques » 157
Concrètement, le culte des grands hommes, des grands écrivains, des grands
artistes, dans la France du xviiie siècle, engage surtout un pèlerinage laïque
sur leurs tombes ou sur leurs lieux de vie, réactivant des rituels réservés
jusque-là à la sphère religieuse. On y trouve au premier chef la visite
au grand écrivain, qui connaît bien des avatars : Hérault de Séchelles
invente même, avec son voyage à Montbard de 1785, un genre d’anti-
voyage propre à dévoiler fatuité et ridicules des grands hommes – en
l’occurrence le glorieux Buffon (Nora 1986). Cette satire témoigne de la
multiplication des pèlerinages in situ au nom d’un véritable culte de l’in-
telligence. Accomplie post mortem, à la demeure de l’écrivain, cette visite
engage une sorte de corps à corps.
Le respect du génie conduit ainsi à honorer les lieux de son exercice.
C’est dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, remarque Jean-Claude
Bonnet, qu’on trouve la meilleure description de cette mode nouvelle :
« Une sorte de reconnaissance délicate, y affirme Diderot, s’unit à une curio-
sité digne d’éloge pour nous intéresser à l’histoire privée de ceux dont nous
admirons les ouvrages. [...] Nous aimons à visiter leurs demeures » (Bonnet
1998 : 28). Le créole Francisco de Miranda (1750-1816), un officier espagnol
qui a fui aux États-Unis, accomplit un véritable pèlerinage sur les hauts lieux
du combat philosophique : il visite Raynal à Marseille, s’arrête à Toulouse
« pour réfléchir quelques instants sur le lieu même où Calas fut condamné
iniquement » avant de se rendre à « la maison où [il] habitait » ; il arpente
le château de Montesquieu à La Brède, où l’on voit « la marque qu’a laissée
son pied sur la pierre à force de l’appuyer alors qu’il écrivait des notes » (de
Alonso 1974 : 34). Au sein de la République des Lettres le « roi Voltaire »
triomphe et son château, devenu après sa mort propriété du marquis de
Villette, est réaménagé à partir de 1779 en lieu de mémoire, tandis que
sa maquette voyage en Russie : l’héritier organise la chambre « du cœur »
autour d’un reliquaire de Houdon, et dispose estampes et portraits des
grands personnages avec lesquels le patriarche de Ferney a correspondu.
C’est dans la tension entre la révérence due à des personnages spécifiques
et l’hommage général rendu au génie humain que se dessine la figure du
. De ce point de vue, Marc Augé (1992 : 24) décrit la visite aux châteaux en des termes
révélateurs : « La perception de la maison comme corps s’effectue à deux niveaux. La
maison est un corps en soi, elle a sa propre personnalité, son apparence, ses ouvertures,
son intimité et c’est parce qu’elle est un corps qu’elle peut être assimilée au corps de celui
ou de celle qui l’occupe soit du point de vue de l’occupant lui-même, soit du point de vue
d’un témoin extérieur que le ressort romanesque de la haine, de l’amour ou du souvenir
poussera à confondre avec la personne d’un vivant ou d’un mort l’enveloppe de pierre
où se dissimule son corps ou son ombre. »
158 Objets et Mémoires
10. Mémoire sur le remplacement de la Bastille et divers projets pour l’Arsenal joint aux plans et
élévations d’une place nationale à la gloire de la liberté présentés à l’Assemblée nationale.
11. Nicolas-Philippe Harou, dit Harou-Romain, « Projet par l’architecte Harou d’un Sacellum
près d’Andelys », Journal des bâtiments civils, n° 188, 29 prairial an X, p. 466-467.
12. Sur le contexte du succès considérable des Éloges de Thomas au sein de l’espace acadé-
mique et du champ littéraire voir Georges Armstrong Kelly (1980).
Une collection de « morts historiques » 159
les grands hommes, ornée de leurs statues, « ainsi que cela se pratique en
Angleterre dans l’église de Westminster » (McManners 1981 : 47). Le plan
imagine encore deux mille chapelles, achetées à perpétuité par des familles.
Le tout serait installé dans un vaste parc, planté de cyprès et de peupliers,
où ceux qui le souhaiteraient pourraient faire édifier « un tombeau pitto-
resque » (ibid.), moyennant un droit substantiel. John McManners évoque
à ce propos une « idylle commerciale de tombes pittoresques au milieu des
arbres et des parterres de fleurs, ornée de temples, colonnades et statues »,
mais aussi « une sorte de Panthéon national », construit à la faveur d’un
« vandalisme patriotique » (ibid.) avant la lettre. Preuve évidente, s’il en est,
que ce type de « vandalisme », réutilisant des matériaux historiques, n’est
pas proprement révolutionnaire, mais appartient à une culture d’Ancien
Régime. Dans ce Panthéon les tombes sont rangées selon les races et les
familles autant que d’après le mérite : les deux systèmes cohabitent au sein
d’une perspective qui réunit le patriotisme monarchique et l’affirmation de
valeurs éclairées20.
20. Les Nouvelles de la République des Lettres et des Arts du 3 janvier 1787 remarquent que
ce cimetière réunit « autour de nos souverains, même après leur mort, ceux que leurs
bienfaits ou le devoir leur ont attachés par les liens du sang, de la reconnaissance, de
l’amour, du patriotisme, des vertus, des sciences et des talents, afin que les sujets dont
les services ou les lumières ont fondé la gloire de nos rois servent encore à leur immor-
talité par l’hommage continuel que la postérité leur rendrait en commun dans ces vastes
monuments » (cité par Richard Etlin, op. cit.).
21. Je suis ici le remarquable article de Mark K. Deming, op. cit. : 187-201.
Une collection de « morts historiques » 161
22. Voir Marie-Louise Biver (1982, 1981 : 37-38), qui fournit un recueil de textes sur les panthéo-
nisations successives. La question de la légitimité d’un Panthéon pour garantir l’immorta-
lité littéraire sera ensuite soulevée par Louis-Sébastien Mercier notamment à propos de
Descartes. Ce n’est pas ici notre préoccupation.
23. Voir aussi Suzanne Clover Lindsay (2000).
162 Objets et Mémoires
des Arts un catalogue des œuvres d’art conservées. Il y expliquait avoir « eu
soin, chaque fois que possible, de réunir tout ce qui peut donner des idées
des anciens costumes, soit civils, d’hommes et de femmes, soit militaires,
selon les grades. J’espère, ajoutait-il, que cette réunion sera intéressante par
la suite, pour les artistes qui voudraient rendre des vêtements qu’ils auraient
peine à trouver si la surveillance et les attentions de la Convention natio-
nale n’eussent point autorisé ces conservations ». Bref, concluait-il, « ces
monuments, réunis ainsi, ne doivent être regardés que comme un rassem-
blement de mannequins, vêtus selon les époques auxquelles ils appartiennent,
et suivant les places qu’occupaient ceux qu’ils représentent27 ». Cet intérêt
va demeurer : le Musée de l’an IX comprend « une dissertation sur les cos-
tumes », et celui de la sixième édition, en l’an X, y joint « une dissertation
sur la barbe » (Lenoir 1802). Mais la première formule renvoie de manière
exemplaire à la fois à une tradition des études antiquaires marquée par le
genre du recueil de modes (Beaumont-Maillet 1993), et à une « attribution »
de la statue proprement révolutionnaire, qui y reconnaît un mannequin,
générique d’un rang et d’une époque, en lieu et place de la figure individua-
lisée d’une personne défunte.
Cependant, Lenoir imagine bientôt, tout au contraire, des ensembles
associant les membres d’une même famille, ou d’un même contexte histo-
rique. En mars 1803, il réclame le tombeau du connétable Olivier de Clisson
« pour le réunir, dans le Musée, à celui de Duguesclin, son émule ; c’est là
que ces deux monuments, placés auprès de celui de Charles V recevront
mutuellement un nouvel intérêt28 ». Comme le résume le baron de Norvins
à propos d’un projet concurrent d’Élysée, il s’agit de grouper « des tombeaux
selon la vie ou le caractère de leurs anciens habitants ». L’antithèse, qui
juxtapose des inimitiés célèbres ou des valeurs contraires (le vice et la vertu,
le courage et la mollesse, la bonté et la méchanceté…) en est un ressort
privilégié. Le 13 prairial an VIII, Lenoir, pour demander le versement à son
musée du tombeau du chancelier de l’Hôpital érigé dans un village près
d’Étampes, s’écrie ainsi : « Qui pourra voir froidement la statue de l’Hôpital
auprès des tombeaux des princes lorrains, des Médicis et des Valois, que ce
grand homme a tant de fois combattus avec courage pour défendre les inté-
rêts du peuple dont il s’était déclaré le père29 ? » Michelet se fera l’interprète
fidèle de ces dialogues mortuaires, écrivant dans sa leçon du 5 janvier 1843
au Collège de France que les monuments « avaient eu là ce bonheur qu’ils
27. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, II, n° CXLII.
28. Ibid., pièce CCXCV.
29. Lettre à Lucien Bonaparte, Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire
général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, p. 174.
164 Objets et Mémoires
n’eurent jamais avant ni après, isolés dans les églises, le bonheur de se voir
les uns les autres, de converser entre eux » (Michelet 1995 : 524). Il développe
a posteriori une nostalgie de la conversation piece qu’aurait incarné l’établisse-
ment : « Toutes ces figures isolées dans les églises ou réunies dans les musées
ne parlent plus guère. Mais là, au Musée des monuments français, se trou-
vant entre elles, dans une société de leur temps et selon leur cœur, ayant un
jour doux de vitraux, elles parlaient… » (Ibid. : 521).
Le prix à payer pour cette nouvelle vie est à la charge du conservateur.
Michelet accompagne le légendaire élaboré par Lenoir dès Thermidor,
en faisant des monuments autant de blessés ressuscités par le sacrifice de
leur rassembleur. Le corps du conservateur devient un corps sacrificiel,
qui permet seul la construction d’une histoire : Lenoir « avait guéri leurs
blessures, remis ensemble leurs pauvres membres épars… Ces monuments
avaient reçu de lui une consécration nouvelle, et parce qu’ils avaient été
couverts de son noble cœur et teints de son sang…» (ibid.). Le martyrologe
se poursuit tout au long de la leçon du 29 décembre 1842 : « M. Lenoir
avait sauvé tous les tombeaux de la France, sauvé en faisant proposer à
l’Assemblée de les conserver, sauvé en les couvrant de son corps. Il en garda
la blessure. » C’est là reprendre le propos de Lenoir lui-même, qui dans
différentes éditions de son catalogue affirme avoir été blessé à la main pour
avoir écarté les baïonnettes qui menaçaient de détruire le tombeau du car-
dinal de Richelieu, chef-d’œuvre de Girardon. Le sauvetage a ainsi infligé
un stigmate au patrimonialisateur, devenu un homme blessé.
Par la suite, les activités multipliées de Lenoir pour constituer sa collection
passent par le recours à divers expédients, dont la commande auprès d’ar-
tistes contemporains de figures manquantes. Sa première initiative date du
11 août 1796 et porte sur des bustes de Sarrazin, Poussin et Le Sueur30. Viennent
ensuite, pour le xvie siècle, Montaigne, Fabri de Peiresc et Goujon ; pour le
xviiie siècle, Rousseau, Helvétius, Raynal, Chamfort et Winckelmann : un
choix très significatif d’une option « démocratique ». Raynal, dont la mort
est récente (1796), faisait figure, avant la Révolution, d’archétype du philo-
sophe victime du despotisme en raison de sa prise de corps en 1781. Même
s’il n’appartient plus tout à fait au Panthéon républicain depuis mai 1791, il
demeure une illustration de l’anticléricalisme – et bien sûr le défenseur des
« Colonies »31. Quant à Chamfort, auteur d’actualité avec ses Caractères, pos-
thumes, parus en 1795, il peut symboliser le talent victime de la Terreur.
30. Voir Jules Guiffrey (1880-1881 : 383). Louis-Pierre Deseine est un sculpteur qui expose
régulièrement aux Salons les bustes d’artistes ou de personnalités du temps.
31. Girodet expose au Salon de 1798 (n° 194) le « portrait du C. Belley, ex-représentant des
Colonies », devant un buste de Raynal à l’antique (Versailles, Musée national du château).
Voir Hans-Jürgen Lüsebrink et Manfred Tietz (dir.) (1991) et Muriel Brot (1995).
Une collection de « morts historiques » 165
La première salle du musée offre une vue panoramique de tous les siècles.
« L’artiste et l’amateur », prévient Lenoir, « verront d’un coup d’œil l’enfance
de l’art chez les Goths, ses progrès sous Louis XII, et sa perfection sous
François Ier, l’origine de sa décadence sous Louis XIV, et sa restauration
vers la fin de notre siècle. » Abrégé de tout l’établissement, la salle préfi-
gure les « collages » architecturaux du xixe siècle, et spécifiquement ceux de
Duban, le successeur de Lenoir dans les lieux. La distribution des œuvres
obéit dans les salles suivantes à un classement « par âge et par ordre de
date, c’est-à-dire en autant de pièces séparées que l’art nous offre d’époques
remarquables ». Une salle « primitive », envisagée en 1806 comme « salle du
xie siècle, époque qui nous présente peu de monuments des arts, [et qui]
serait unique en Europe36», est demeurée à l’état de projet. Pour la fin du
parcours, Lenoir imagine une salle d’actualité, pour ainsi dire, dont la défi-
nition hésite, de manière caractéristique, entre un Panthéon napoléonien et
un musée d’art contemporain37. En 1809 apparaît l’idée d’une Salle des faits
36. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, I, pièce CCXL.
37. « Une grande et superbe entrée par le quai laisserait voir une grande cour que l’on décore-
rait de statues régulièrement élevées. Les salles du rez-de-chaussée seraient employées :
1°) à une collection de portraits des hommes célèbres de la France ;
2°) à une suite chronologique d’armures de tous les âges ;
3°) à une collection complète de médailles françaises ;
4°) à une bibliothèque formée uniquement de livres nécessaires à la connaissance des
monuments contenus dans le musée.
Enfin, tous les objets relatifs à l’instruction, soit de l’art ou de l’histoire relativement
à la France. [...] Ce monument, que sa classification a rendu unique, deviendrait
extraordinaire » (Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général
des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, pièce CLXXXII).
Une collection de « morts historiques » 167
prédilection renvoie à la vogue, depuis les années 1770 environ, de recueils d’anec-
dotes bienfaisantes, d’actions louables et de modèles éthiques liés notamment à
la diffusion des thèmes philanthropiques (Duprat 1993 : 52-53 et 203)42.
Dans ce cadre, l’épitaphe demeure d’abord, bien évidemment, une source
indispensable à l’intelligence du monument. Avec la devise, elle permet
le raccourci expressif et définit le personnage entier, fournissant le point
d’orgue commode d’un portrait43. Telle est celle de Valentine de Milan,
« cette femme inconsolable de la perte de son mari » : « Rien ne m’est plus,
Plus rien ne m’est. » Celle de François Chevert à Saint-Eustache, qui date
de la décennie 1770, et dont la célébrité est grande, illustre le parcours
exceptionnel d’un patriote de mérite, à l’exemplarité toujours actuelle. Celle
de Dominique Sanède de Vic d’Ermenonville, ami d’Henri IV, mort de
douleur deux jours après son roi, revêt un caractère émouvant qui légitime
son rappel. Comme au jardin à fabriques, l’épitaphe joue alors le rôle d’une
leçon de morale autant que celui d’un appel à la mémoire. Pareils usages
s’inscrivent dans un rapport aux « écritures ultimes », pour citer Armando
Petrucci, qui s’inspire des succès poétiques de Young et Hervey, comme le
signalent du reste les contemporains (Petrucci 1995 : 141-142).
Quant au jardin intérieur, qualifié d’Élysée, il entend « faire passer dans
l’âme des visiteurs le saint respect pour les lumières, les talents et la vertu ».
Cette « auguste enceinte » est le lieu de l’immortalité poétique : « On suppose
ces restes inanimés recevant une nouvelle vie pour se voir, s’entendre et jouir
d’une félicité commune et inaltérable44. » Ce jardin à la mode45 comprend
en 1810 « plus de quarante statues ». « Des tombeaux, posés çà et là sur
une pelouse verte, s’élèvent avec dignité au milieu du silence et de la
tranquillité. Des pins, des cyprès et des peupliers les accompagnent ; des
larves et des urnes funéraires, posées sur les murs, concourent à donner
à ce lieu de bonheur la douce mélancolie qui parle à l’âme sensible46 ».
42. Sur les catéchismes révolutionnaires et autres supports propagandistes voir Lise Andries
(dir.) (1989).
43. Voir John McManners (op. cit.: 328-330).
44. Sur les sept éditions de la Description historique et chronologique des monuments de sculp-
ture réunies au musée des monuments français par Alexandre Lenoir qui se sont suc-
cédées entre 1793 et 1806 voir la notice de Joseph-Marie Quérard, La France littéraire
ou Dictionnaire bibliographique, Paris, Didot, 1827-1839, 10 vol, V, p. 168. Pour une
vue d’ensemble du musée, voir Dominique Poulot (1981, 1986, 1994a). Sur l’abondante
bibliographie du musée, voir Dominique Poulot (1994b).
45. Alexandre Lenoir a pu éventuellement s’inspirer de Jean-Marie Morel, l’auteur de la
Théorie des jardins, Paris, Pissot, 1776, qu’il a retrouvé pour le jardin de la Malmaison.
Percier (1764-1838) et Fontaine (1762-1853) s’irritaient alors des interventions du vieillard.
Voir Marie-Louise Biver (1964) et Fontaine (1987).
46. Description historique et chronologique des monuments de sculpture réunis au musée des
monuments français par Alexandre Lenoir, p. 19.
Une collection de « morts historiques » 169
Les deux monuments les plus célèbres sont d’une part celui d’Héloïse47 et
Abélard, « chapelle antique (aux) voûtes en ogives allongées », et de l’autre
le monument « de nos plus célèbres poètes » (Musée 1800 : 19), Molière, Jean
de La Fontaine, Boileau et Racine.
En 1806, au cinquième volume de son grand catalogue du Musée, Lenoir
cite le fameux passage de Condorcet dans l’Esquisse comme l’inspirateur
de son « image d’un véritable Élysée » :
47. Sur ce tombeau voir l’étude détaillée de Charlotte Charrier (1933 : 329-360).
48. Livre de Joël, 4,2, Bible de Jérusalem, Paris, Cerf/Fleurus, 2001, p. 1883 : « Car en ces
jours-là, en ce temps-là, quand je rétablirai Juda et Jérusalem, 2 je rassemblerai toutes les
nations, je les ferai descendre à la Vallée de Josaphat ; là j’entrerai en jugement avec elles
au sujet d’Israël, mon peuple et mon héritage. [...] vengeance, bien vite je ferais retomber
la vengeance sur vos têtes ! 5 Vous qui avez pris mon argent et mon or, qui avez emporté
dans vos temples mes trésors précieux, 6 vous qui avez vendu aux fils de Yavân les fils de
Juda et de Jérusalem, pour les éloigner de leur territoire ! 7 Eh bien ! Je vais les appeler
du lieu où vous les avez vendus, et je ferai retomber vos actes sur vos têtes ! 8 Je vendrai
vos fils et vos filles, je les livrerai aux fils de Juda ; ils les vendront aux Sabéens, à une
nation éloignée, car Yahvé a parlé ! » 9 Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre !
Appelez les braves ! Qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! 10 De
vos socs, forgez des épées, de vos serpes, des lances, que l’infirme dise: «Je suis un brave !
11 Hâtez-vous et venez, toutes les nations d’alentour, et rassemblez-vous là ! Yahvé, fais
descendre tes braves. » 12 « Que les nations s’ébranlent et qu’elles montent à la Vallée de
Josaphat ! Car là je siégerai pour juger toutes les nations à la ronde. 13 Lancez la faucille:
la moisson est mûre ; venez, foulez : le pressoir est comble ; les cuves débordent, tant leur
méchanceté est grande ! » 14 Foules sur foules dans la Vallée de la Décision ! Car il est
proche le jour de Yahvé dans la Vallée de la Décision !
170 Objets et Mémoires
d’une nation surplombée par la résurrection des morts, et surtout par l’his-
torien placé en souverain juge, sera largement illustrée par la génération de
183049. Mais elle relève expressément de l’expérience idéale du Musée des
monuments français, telle que son conservateur l’avait imaginée à l’horizon
d’une quasi-disparition du temps derrière une lecture ésotérique (Poulot
2005 : 102-122). Michelet en demeure, encore une fois, le meilleur inter-
prète, rappelant dans un cours au Collège de France « ces morts dans leurs
tombeaux qui rendaient tous les temps contemporains ».
Les dessins des exhumations de Saint-Denis, que Lenoir montre à ses visi-
teurs, manifestent son insatiable curiosité pour les aspects physiques. Rien
d’étonnant à ce qu’Alexandre Dumas s’en inspire dans un conte de 1849 où
il fait parler le conservateur en ces termes :
49. Voir aussi Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du Christianisme, texte établi,
présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1978, p. 936 et 1195.
50. Alexandre Dumas, Les Mille et un fantômes, Paris, Calmann-Lévy, 1876. Remarquons que
Ledru, l’hôte, dit être le fils du fameux Comus, physicien du roi Louis XVI et de la reine,
« un savant distingué de l’école de Volta, de Galvani et de Messmer » qui initia son fils,
Ledru, aux sciences occultes – et qui paraît avoir été de fait l’ami de Lenoir. Sur le roman
voir Jiri Sramek (2000).
Une collection de « morts historiques » 171
51. Le personnage de Du Guesclin est très populaire : Du Salon de 1777 (Brenet, Durameau)
à celui de 1806 (Vafflard) le héros fait l’objet de toiles importantes, de gravures, etc. Voir
Marc Sandoz (1979).
52. Musée Impérial, 1810, p. 79.
53. “The link between the collection and the portrait as devices for recollection – gestures of
countenance designed to stay oblivion” (Susan Stewart in Lynne Cooke et Peter Wollen
1995 : 32).
54. Description, édition de l’an X, p. 9-10.
172 Objets et Mémoires
les religions intolérantes, et craignez surtout les prêtres qui tuent au nom de
la Divinité ; suivez la morale qui fait aimer l’humanité, elle est la base essen-
tielle sur laquelle doit reposer le contrat social ; elle seule perfectionne les
gouvernements, elle seule rend l’homme heureux. » Cet appel est celui d’un
maçon qui voit dans sa doctrine celle qui « rapproche les hommes, les lie
entre eux par tous les nœuds qui constituent véritablement le contrat social ;
c’est-à-dire des principes d’union et de force, par des formes douces, par des
actes de bienfaisance, et enfin par tout ce qui persuade… » (page 26). De
fait, la conviction maçonnique donne sens et enjeu à la présence du passé
que sa démarche d’archéologue et d’ethnographe ne cesse de mettre au jour
à travers fouilles et lectures des « monuments », observations et compila-
tions de « survivances ». À ses yeux, en effet, la franc-maçonnerie, « dans
ses grades et dans ses symboles, est un tableau parfait des causes agissantes
dans l’Univers et un livre dans lequel on aurait inscrit la morale de tous les
peuples ».
Au contraire, les historiens de la génération suivante préviennent que
les images peuvent induire en erreur celui qui s’y fie trop absolument : la
statue ne représente pas fidèlement le cadavre, objecte Michelet, car elle est
elle-même une figure de rhétorique, qu’il faut entendre conformément à
une grammaire des représentations. Évoquant la légende de Saint-Denis, il
conclut que « Hilduin donne peut-être ici une histoire populaire suggérée
sans doute par la vue des statues qui représentaient le martyre de saint
Denis. Dans toutes ces statues, saint Denis porte sa tête entre ses mains,
mais cette représentation indiquait simplement la décollation. Il est pro-
bable que la vue d’une pareille statue aura fourni à Hilduin le fond de sa
légende, et que sans rechercher sous le signe la chose signifiée, il aura donné
comme un fait authentique ce que montrait à ses yeux cette représentation
figurée » (ibid.).
55. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, I, pièce CCCCXXV.
56. Sur ces panthéons nationaux on pourra consulter le catalogue de la 21e exposition d’art
du Conseil de l’Europe 1991, Dario Gamboni et Georg Germann (dir.), Emblèmes de la
liberté. L’image de la république dans l’art du xvie au xxe siècle, Berne, Staempfli, 1991.
57. Archives du Musée des monuments français, I, pièce CCCCLIV ; Poulot, 1996 : 458.
Une collection de « morts historiques » 175
58. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, I, pièce CCCCLXIII.
59. Avec l’ordonnance du 18 décembre 1816, le lieu, consacré désormais à l’École des beaux-
arts, commence à recevoir une nouvelle collection, de moulages d’antiques cette fois. Voir
Pinatel (1992).
176 Objets et Mémoires
60. Horace Walpole, Le château d’Otrante (trad. par Dominique Corticchiato), Paris, Corti, 1989.
61. Pastichant Michelet à propos des diamants de l’affaire Lemoine, Proust insiste sur la
représentation biologique et cyclique du développement du temps. Il lui fait écrire : « Aie
confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire » (1919). Voir, sur les
enjeux du Peuple, Arthur Mitzman (1996).
Une collection de « morts historiques » 177
Bibliographie
Cooke, Lynne et Peter Wollen (dir.), Visual Display. Culture Beyond Appearances,
New York, Dia Center for the Arts, 1995.
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Page laissée blanche intentionnellement
L’art contemporain, sans objet ni mémoire…
Jean-Philippe Uzel
libéraux, c’est-à-dire des arts pratiqués par des hommes libres pour lesquels
la réflexion théorique prime sur le travail manuel. Il est intéressant de noter
dans ce contexte que Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes
de Giorgio Vasari a durablement éclipsé les Commentari (1445) de Lorenzo
Ghiberti, plus précis historiquement mais dont la facture rappelait encore
trop celle des traités techniques de l’Antiquité destinés aux gens de métier
(Schlosser 1997 : 145-150). Cette recherche de légitimation de l’artiste plas-
ticien va se nourrir de la redécouverte de l’esthétique néoplatonicienne de
Plotin grâce aux traductions et aux commentaires qu’en fera Marcile Ficin.
De cette tentative de synthèse des écrits de Platon et d’Aristote, les artistes-
théoriciens de la Renaissance retiendront avant tout que la matière est le
« mal absolu » et que « les pensées d’un “Raphaël privé de mains” ont en fin
de compte plus de valeur que les peintures de Raphaël » (Panofsky 1983 : 42
et 46). C’est en effet la beauté contenue dans l’agent créateur qui désormais
prime sur la beauté de l’œuvre finale, cette dernière ne pouvant être, selon
Plotin, qu’une beauté dégradée. L’histoire de l’art naissante s’élabore sur
cette conception idéaliste de la beauté, selon laquelle la partie la plus inté-
ressante de l’œuvre est sa partie immatérielle, sa partie non visible.
On a trop tendance à cantonner cet idéalisme esthétique, qui exècre la
matérialité de l’objet d’art, à la seule histoire de l’art humaniste telle qu’elle
apparaît à la Renaissance sous la plume de Vasari et dont l’influence se
fera ressentir jusqu’au xxe siècle, entre autres dans les travaux de Panofsky.
Pourtant, force est d’admettre que cet idéalisme va connaître un nouveau
souffle avec la modernité esthétique. L’historien de l’art allemand Hans
Belting rappelle que le concept moderne de « chef-d’œuvre » apparaît pour
la première fois chez les romantiques (Wackenroder, Schelling, Hegel…)
qui vont lui faire jouer un rôle moteur dans leur nouvelle « religion de
l’art ». Or ce dernier reconduit sous un nouveau jour le paradoxe du néo-
platonisme : l’impossible adéquation entre l’idée de l’art comme absolu et
sa réalisation dans un objet forcément imparfait (Belting 2003). Si dans un
premier temps le mouvement préromantique avait pris soin d’analyser les
œuvres en critiquant l’idéalisme de l’esthétique classique, dès le début du
xixe siècle le romantisme retombera dans la transcendance, non pas au nom
des Idées platoniciennes, mais au nom d’un retour vers l’Origine : origine de
la nature, du monde, de l’existence… Dans une critique plus radicale que
celle de Belting, les tenants de l’esthétique analytique déplorent aujourd’hui
que le romantisme et sa « théorie spéculative de l’art » (Schaeffer 1992), en
demandant aux œuvres de jouer un rôle métaphysique exorbitant, aurait
finalement relégué l’objet d’art, et le plaisir qu’il procure, dans une posi-
tion ancillaire. Si cette critique est peu nuancée et oublie trop vite que les
préromantiques et les romantiques ont aussi été de grands critiques d’art, il
est vrai que leur sacralisation de la création artistique a fait en sorte que la
matérialité de l’objet a souvent été rabattue sur le contenu métaphysique de
l’œuvre. Notons que l’idéalisme romantique, sous l’impulsion postmoderne,
a connu un nouveau souffle depuis la fin des années 1970, tout particulière-
ment sous l’influence des écrits de Martin Heidegger. Pour ne mentionner
qu’un seul exemple, on peut citer l’essai de Gérard Wajcman L’objet du siècle
où les trois œuvres retenues comme emblèmes de l’art du xxe siècle – le
Carré noir de Malevitch, le ready-made Roue de bicyclette de Duchamp et
le film de Claude Lanzmann Shoah – sont précisément des non-objets, des
objets inséparables de leur absence en tant qu’objets.
Artes memoriæ
Les deux grands courants esthétiques qui structurent notre pensée sur l’art,
le classicisme et le romantisme, se seront donc détournés de la « complexité
visuelle et processuelle de l’objet lui-même », en amont pour le premier, en
déclarant infamante la matière, en aval pour le second, en réintroduisant
au sein de l’œuvre une transcendance exorbitante. D’un idéalisme à l’autre,
force est de constater que la mémoire joue un rôle central dans la déma-
térialisation de l’œuvre. Il suffit de se replonger dans l’introduction des
Vies… de Vasari pour s’en persuader. Le Florentin déclare qu’il a entrepris
son ouvrage dans le but d’« arracher à la gueule vorace du temps les noms
des sculpteurs, peintres et architectes qui, de Cimabue à nos jours, se sont
signalés en Italie par quelque mérite » (Vasari (1550-1568) 1981 : 63) et de faire
l’éloge de l’histoire comme « guide et maîtresse véritables de nos actions »
(ibid.: 64). Vasari replonge ici aux sources de la pensée humaniste puis-
qu’il reprend presque mot à mot Cicéron pour qui, rappelons-le, la cultura
animi consistait à cultiver le « champ » de son esprit grâce à la mémoire.
Cette mémoire, outil premier de l’art oratoire, se déclinait chez l’auteur des
Tusculanes à la fois sous une forme littéraire mais également visuelle, comme
le prouvent les nombreux procédés mnémotechniques (artes memoriæ) qui
font intervenir des images (Yates 1975). Mais il faut bien comprendre que
la mémoire visuelle de l’orateur classique convoque précisément des images
mentales (imagines) qui n’ont pas de réalité matérielle et dont la finalité
Cicéron dans son ouvrage De l’orateur (livre II, § 9) écrit : « L’histoire […] témoin des
. �������������������������
siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé […] »
(Cicéron 1922-1930).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 187
. L’ancrage romantique d’Erwin Panofsky a été mis en évidence par Ernst Gombrich :
« Le grand Erwin Panofsky […] ne renonça jamais à l’ambition de démontrer l’unité
organique de tous les aspects d’une époque » (Gombrich 1992 : 47).
188 Objets et Mémoires
siècle en siècle, mais surtout parce qu’elle permet aux nouvelles généra-
tions de s’approprier l’époque révolue dont elle est le symbole. Mais pour
Panofsky, tout comme pour Cicéron ou Vasari avant lui, le travail mental
de l’humaniste concerne les idées et non pas les objets dans lesquelles elles
s’incarnent : « car il est évident, écrit-il, qu’un historien de la philosophie
ou de la sculpture ne s’occupe pas des livres ou des statues en tant qu’ils
sont dotés d’une existence matérielle, mais en tant qu’ils sont porteurs de
significations » (ibid. : 41-42). À la suite de Panofsky, Hannah Arendt, dans
le chapitre « Œuvre » de son ouvrage Condition de l’homme moderne, texte
qui emprunte à la fois à la pensée humaniste et à l’« Origine de l’œuvre
d’art » de Martin Heidegger, soutient que l’œuvre est le seul objet produit
par l’homo faber qui n’a pas de valeur d’usage, qui littéralement n’est pas
fait pour s’user, et dont le but est de perdurer à travers les siècles pour
précisément témoigner de l’existence de son créateur et de l’époque qui l’a
fait naître. L’œuvre, écrit-elle, est « la partie non mortelle d’êtres mortels »
(Arendt 1983 : 223). Ici le lien entre mémoire et œuvre d’art est consubstan-
tiel, l’artefact usuel est un objet « sans mémoire » au sens où il ne laissera
pas de souvenir derrière lui puisqu’il a été fait pour être utilisé et donc dis-
paraître, exactement comme disparaît son créateur, l’artisan, qui ne signe
pas ses ouvrages et dont l’histoire ne retiendra pas le nom. Cette perma-
nence, cette durabilité de l’œuvre d’art fait en sorte que celle-ci se distingue
immédiatement de tous les autres objets : « Pour trouver sa place convenable
dans le monde, l’œuvre doit être soigneusement écartée du contexte des
objets d’usage ordinaire. Elle doit être de même écartée des besoins et des
exigences de la vie quotidienne, avec laquelle elle a aussi peu de contacts
que possible » (ibid. : 222). Donc, si l’œuvre a bien été produite, comme le
sont tous les objets, sa finalité fait en sorte qu’elle n’est plus un objet. Il y
a transsubstantiation dès que l’objet est digne d’entrer dans la mémoire de
l’humanité et d’être conservé. Il est donc tout à fait logique que l’idéologie
du chef-d’œuvre soit exactement contemporaine de l’apparition des musées
conçus dès la fin du xviiie siècle comme des écrins destinés à accueillir les
nouveaux chefs-d’œuvre.
. « Ce n’est qu’une fois confiné à l’intérieur des murs du musée que l’art allait pouvoir
divorcer de toutes ses autres fonctions et être contemplé d’une manière pure et absolue »
(Belting 2003 : 60).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 189
. Et les sociologues de l’art ne sont pas ici en reste. Voir par exemple l’analyse par Dario
Gamboni de la dimension iconoclaste du ready-made entièrement construite sur une
lecture littérale des propos de Duchamp (Gamboni 1993).
192 Objets et Mémoires
. Voir à ce sujet le troisième chapitre intitulé « L’empreinte comme procédure : sur l’ana-
chronisme duchampien » dans Georges Didi-Huberman 1997 : 106-179.
. C’est ainsi que Nathalie Heinich déclare que « la sociologie des œuvres constitue la
dimension […] la plus décevante de la sociologie de l’art » (Heinich 2001 : 87).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 193
non pas parce qu’il leur succéderait dans le temps – si les trois paradigmes
sont apparus à des époques différentes, ils cohabitent dans la contempora-
néité –, mais par sa volonté précisément de rompre avec eux. Alors que l’art
classique a pour principe « les règles académiques de rendu du réel » et l’art
moderne « l’expression de l’intériorité de l’artiste », « l’art contemporain,
écrit la sociologue, repose essentiellement sur l’expérimentation de toutes les
formes de rupture qui précède […] » (Heinich 2001 : 108-110). Cette explica-
tion quelque peu tautologique – qui affirme en substance que l’art contem-
porain se distingue des autres catégories artistiques parce qu’il cherche à s’en
distinguer – vise en fait à sortir l’art contemporain de l’histoire de l’art et
à le vider de tout lien au passé. L’adéquation entre le caractère immatériel
et immémoriel de l’art contemporain est ici nettement marquée : puisque
l’œuvre se situerait aujourd’hui non pas dans « la matérialité de l’objet
fabriqué par l’artiste » mais bien dans « l’immatérialité de son geste », alors
tout deviendrait possible et notre époque serait confrontée à « une radicale
relativisation des critères de l’art » (Heinich 1998 : 26-27), tous les para-
mètres fondamentaux de l’art moderne et classique étant désormais trans-
gressés. Ce relativisme artistique (« fais n’importe quoi ! ») et esthétique
(« tout se vaut ») fait bien entendu les choux gras des contempteurs de l’art
contemporain qui trouvent ici une caution scientifique à leur « jugement
de dégoût10 ».
La neutralité axiologique que les sociologues de l’art et les esthéticiens
analytiques brandissent haut et fort�����������������������������������������
, et qui leur offre le confort de ne pas
se soucier de la « �����������������������������������������������������������
complexité visuelle et processuelle de l’objet lui-même »,�
les empêche de voir que l’art contemporain, loin de rejeter la matérialité
de l’objet d’art, a cherché tout au long du xxe siècle à la réhabiliter. Si l’art
contemporain depuis Duchamp critique quelque chose, c’est bien l’idéa-
lisme des théories du génie thaumaturge et du chef-d’œuvre absolu. L’envoi
de Fountain en 1917, loin d’annoncer la dissolution de l’objet d’art dans un
énoncé linguistique, est avant tout un pied de nez fait aux organisateurs
du Salon des Indépendants et à leur velléité d’« artistes maudits » prêts à
accepter les œuvres les plus audacieuses mais reculant devant un simple
urinoir – qui, rappelons-le, ne fut jamais exposé. Ce sont ces relents d’idéa-
lisme que les artistes contemporains n’ont cessé de traquer : Duchamp et
la notion de chef-d’���������������������������������������������������������
œ��������������������������������������������������������
uvre, les constructivistes et la singularité du travail
de l’artiste, l’art minimal et l’idéologie du musée-écrin… Mais plusieurs
signes indiquent, contrairement à la thèse que soutient Nathalie Heinich,
que ce travail « subversif » est aujourd’hui achevé et que l’art contempo-
rain, sans abandonner la fonction critique et ironique des avant-gardes du
11. C’est ce que veut dire Jacques Rancière lorsqu’il écrit que : « [La] valeur de révélation
polémique est devenue indécidable. Et c’est la production de cette indécidabilité qui est
au cœur du travail de bien des artistes et expositions » (2004 : 75).
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196 Objets et Mémoires
toutes pièces. Elle est l’effet d’un ensemble d’actions mises en œuvre par
de multiples acteurs qui, à des titres fort différents et en fonction d’intérêts
divers, ont affaire à Paris-Plage.
Paris-Plage est d’abord un geste politique. C’est le maire de Paris Bertrand
Delanoë qui l’a initié et qui l’a construit, avec son service de la communica-
tion, et non celui de la culture, comme une opération emblématique de sa
politique. D’ailleurs, Paris-Plage a fait l’objet d’une présentation en grande
pompe à la presse. Dans les salons d’honneur de l’Hôtel de Ville, velours
rouge, chaises dorées, et lustres de baccarat, Delanoë, entouré de l’équipe
municipale au grand complet, donne le ton : « Mon objectif est de rendre
aux Parisiens les berges de leur fleuve. C’est un rêve accessible. Paris-Plage
sera un rassemblement sympa qui nous mêle dans nos différences. C’est une
philosophie de la ville, un moment de poésie, de partage, de fraternité. » Et
son adjoint à la culture de renchérir : « À Paris-Plage, la drague est obliga-
toire. » Par cette opération, il s’agit de vider les voies sur berge de la circulation
automobile pour leur donner des airs de bord de mer et « les rendre ainsi aux
promeneurs, aux cyclistes, aux rollers ». Cette manifestation est destinée à tous
les Parisiens, et plus largement aux Franciliens, les habitants de la banlieue, « à
ceux qui ne partent pas en vacances », ainsi qu’aux touristes, « dans un esprit
populaire, festif, civique et convivial ». La mairie annonce dans son dossier
de presse que les voies sur berge offriront alors gratuitement les plaisirs des
vacances et permettront à chacun de « s’approprier l’espace public et de vivre
la ville autrement ». Elle met également en avant l’implication de tous dans le
projet, service public et entreprises privées dont la participation est présentée
moins comme un sponsoring que comme un soutien à la mise en œuvre d’une
nouvelle politique urbaine qui doit être l’affaire de tous.
Paris-Plage est aussi le fruit d’un travail accompli par une agence de
scénographes. En effet, comment fabriquer un Paris-Plage ? C’est à une
équipe composée de jeunes scénographes et de deux sociologues, qui avait
fait ses preuves avec la réalisation du pavillon du xxie siècle à l’Exposition
universelle de Hanovre en 2000, que Delanoë décide de confier le projet.
Jean Christophe Choblet, responsable de l’agence Haut Nez, explique ainsi
sa mission : « L’enjeu est de redonner vie aux espaces publics. Il s’agit ici de
faire un espace public à partir des berges de la Seine. »
. Il faut savoir que le maire socialiste, Bertrand Delanoë, a été élu en 2001 à l’issue d’une
campagne électorale florentine que d’aucuns ont appelée « la bataille de Paris ». Le maître
mot de son programme était de « rendre Paris aux Parisiens », reprenant volontiers la
célèbre phrase de Victor Hugo : « Le genre humain a des droits sur Paris. » Le message
qu’il a voulu faire passer est l’idée d’un Paris qui ne serait plus « confisqué » par des
privilégiés mais qui « appartiendrait à tous », à l’image de l’Hôtel de Ville où, dans les
appartements de l’ancien maire, on a installé une crèche municipale.
200 Objets et Mémoires
à la fontaine pour boire », « ils ont tout prévu, c’est très bien organisé »), on
se pose en expert du lieu en le comparant à l’édition précédente (« Ils ont
fait venir plus de sable que l’année dernière », « ils ont rajouté des chaises
longues »), on fait jouer le parallèle avec d’autres espaces de loisirs (les parcs
des Buttes-Chaumont, de la Villette, les lieux de vacances) et on évalue les
qualités esthétiques (« La scéno est vraiment pauvre, il y a des trous, du
vide sur le parcours. Quant à la pseudo-allée romaine avec ses lauriers roses
et les phœnix en pot, on se croirait chez Truffaut » estime Sophie, comé-
dienne). Certains, à l’instar de Delphine, étudiante en école de commerce
et de l’ami stagiaire dans une boîte de production qui l’accompagne, qui
se préparent à avaler ensemble, pour elle sa salade et sa pomme verte, pour
lui son sandwich au jambon et son éclair au chocolat, disent apprécier cette
foule et « le côté populaire » qui fait selon eux le succès de l’opération.
Lucie, retraitée, avoue quant à elle « avoir du mal avec tout cet étalage de
chair : des vieux, des pas beaux, de tout quoi », tout en s’intéressant de près
à la carte du restaurant qui offre un menu « Elle » avec poisson et un menu
« Lui » avec viande, ce qu’elle trouve « vraiment sympa ».
s’agit bien là d’un dispositif de mise en scène (et le constituent en tant que
tel). On n’est pas là dans un simulacre mais dans un jeu identifié comme tel
et parfaitement assumé. Et tout le monde reconnaît là un geste politique,
allant même jusqu’à en faire une action emblématique du maire, ce qui
finalement correspond bien au but recherché. C’est ce qu’exprime avec un
enthousiasme sans retenue la petite bande d’employées municipales en
contemplant les lieux pendant leur temps de pause : « Ah, il est bien notre
maire. » Jusqu’aux détracteurs de Paris-Plage, qui y voient, eux aussi, à leur
manière, une stratégie politique : on dit à droite que « c’est Delanoë qui
amuse le bon peuple », mais certains proclament aussi à gauche « politique-
ment, ce genre de démagogie, c’est l’horreur ».
Ainsi, à observer les pratiques, on voit que Paris-Plage fonctionne sur un
triple registre : on en fait un usage, y compris un usage esthétique, on le consi-
dère comme l’œuvre de créateurs, et on lui confère le statut d’opération poli-
tique. À se demander si en définitive, on n’est pas là dans un monde où tout
se déroule comme prévu. Si bien que Paris-Plage devient cet espace public
(de La Pradelle 1997) qui est le but de l’opération. Les différents acteurs font
des quais non seulement un lieu ouvert et commun, accueillant des activités
collectives, mais un espace public au sens où ils ne se contentent pas de s’y
croiser, d’y coexister et de s’y livrer parallèlement à une même activité mais
où ils se conduisent de quelque manière « publiquement», en s’y traitant
réciproquement en tant que coparticipants à une scène publique.
La première condition à l’émergence d’un tel espace social est le détour-
nement du lieu. En fait, si s’instaure une sorte de vie publique, c’est parce
que tout le monde s’accorde sur une même opération : détourner pour un
temps donné un espace qui, en raison de sa situation géographique et de sa
vocation initiale, n’appartient habituellement en propre à personne et n’est
pas qualifié socialement, et qu’on y accède gratuitement sans mettre les
gens dans une posture de consommateur. Il s’agit bien de détourner pour
un temps bien précis la fonctionnalité première des quais de la Seine en
déambulant et en s’installant là où, d’habitude, il y a un flux ininterrompu
de voitures. Tous les acteurs, ceux qui ont en charge l’opération comme ceux
à qui elle est destinée, participent à la transfiguration ludique et frondeuse
de l’espace. Le plaisir est ici celui de la transgression et l’efficacité du dis-
positif repose sur l’accord implicite de tous pour opérer ce détournement
et fabriquer ainsi un moment éphémère d’enchantement social. Se met en
place, un peu comme au théâtre, une scène. Et sur cette scène, on va jouer
à « être à la plage ». C’est ce qui autorise des rapports sociaux différents de
ceux qui régissent la vie ordinaire.
. Au sujet de la production, par de multiples acteurs, d’un espace public, voir Michèle de
La Pradelle (2001).
Paris-plage : célébrer un objet absent 205
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Wacjman, Gérard, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998.
Page laissée blanche intentionnellement
L’indignité de la marchandise
Octave Debary
. « Nous dénichons une curieuse veste qui était enfouie dans l’anonymat de la mémoire
collective et enfilons l’avenir » (Robertson 2003 : 213).
212 Objets et Mémoires
d’une veste magique ? À regarder de près, elle n’est pas comme les autres. Elle
est froissée, elle a déjà été portée, c’est une veste d’occasion marquée d’une
légère usure. C’est le cas de la plupart des objets et vêtements vendus dans
ce magasin. Quel pouvoir contiennent ces objets d’occasion ? Quelle force
protège ceux qui les prennent ?
Venu de France pour mener une enquête ethnographique au Canada à
l’automne 2004, mon projet de recherche portait sur le sens des échanges à
l’intérieur de structures d’aide caritative comme Emmaüs. En référence au
nom de la ville où Jésus est apparu pour la première fois après sa résurrec-
tion, ce mouvement entend redonner une seconde vie à des gens exclus de
la société marchande en leur proposant un travail collectif : récupérer des
objets, meubles et vêtements que des particuliers ne désirent plus conserver
chez eux. Emmaüs appelle aux dons en invoquant un devoir de charité et
d’entraide défini en termes de solidarité sociale. Cette institution se propose
de racheter la dignité des gens à travers le don d’objets et, par ce geste, fonder
une communauté. Ne cherchant pas à produire de bénéfices monétaires,
elle redistribue les gains des ventes à l’intérieur de sa communauté, aidant
matériellement ses membres, offrant à d’autres des objets ou des vêtements.
Fondée par l’abbé Pierre en 1954 (initiée dès 1949) en France, Emmaüs s’est
développée à travers le monde dans 41 pays. D’un point de vue anthropo
logique, il s’agissait de comprendre comment ce travail de récupération
repose sur une symétrie dans le traitement qu’il réserve aux objets récu-
pérés et aux personnes auxquelles ils sont destinés (vendeurs comme ache-
teurs). Et par là, analyser l’analogie entre des « restes d’objets » et des « restes
d’humains ». Comme le note Gérard Bertolini, « le mouvement Emmaüs
vise une double récupération : celle de dons, d’objets de brocante et de maté-
riaux recyclables, et celle d’hommes en marge de la société, sinon considérés
par d’autres comme irrécupérables » (1999 : 44). Si cette enquête s’intéresse
à la relation entre la transmission d’objets et la transmission d’histoires, elle
porte également sur des personnes dont on ne raconte pas souvent l’histoire.
Reléguée ou oubliée, leur histoire engage des formes différenciées de travail
de mémoire qui échappent aux hauts lieux d’une mémoire officielle (Nora
1984). La perspective d’une déhiérarchisation de l’histoire me conduit à
travailler sur des objets abîmés ou cassés. C’est dans l’écart entre la notion
d’objet plein et ses failles, ses cassures, que se situe la problématique de
la mémoire. M’intéressant à des formes de mémoires délocalisées, parfois
sans lieu (Debary 2002) ou condamnées au nomadisme (Debary et Tellier
2004), j’accueille la discordance de l’objet comme une des raisons du travail
de mémoire. Pour reprendre l’idée de Paul Ricœur, la mémoire n’est pas
synonyme d’une histoire vérifiée (2000 : 306), retrouvée, qui se laisserait
contempler dans des objets devenus les symboles d’une réconciliation avec
l’histoire. Le travail de mémoire a lieu dans un entre-deux de l’histoire,
L’indignité de la marchandise 213
Recyclages
redouble d’une mission sociale visant à redonner une valeur à des gens qui
l’ont perdue ou que la société de consommation ne désire pas employer. Ces
magasins combattent l’ensemble des stigmates de la société marchande en
luttant contre le gaspillage (mission environnementale), les inégalités face
au pouvoir d’achat (mission sociale) et contre les exclusions du marché du
travail (mission économique). Pour ce faire, ils « collectent », « mettent en
valeur », « en marché » et « sensibilisent à l’environnement ». En appelant à
la discipline et à la conscience civique des consommateurs (des donneurs),
ces structures cherchent à compenser les dysfonctionnements d’un système
productif. Savoir lier ces trois missions reste un des enjeux identitaires des
ressourceries. Elles condamnent les autres structures sans mission écologique
ou sociale. La multinationale américaine Value Village (appelée également
Savers aux États-Unis et dont l’un des deux cents magasins est installé à
quelques centaines de mètres de La Commode) constitue leur cible privi-
légiée. Ce magasin de vêtements et d’objets d’occasion n’aspirerait qu’à un
seul but, récupérer des biens pour ensuite les revendre et « seulement faire de
l’argent ». « Entre nous », précise un responsable du réseau des ressourceries
du Québec, « on les appelle le village des voleurs ». Si le but des ressourceries
est également de devenir à terme une entreprise capable d’autofinancement
(après une aide gouvernementale, de cinq années en ce qui concerne La
Commode dont le chiffre d’affaires dépasse le million de dollars), leur poli-
tique de recyclage vise autant les biens que les gens. Par la requalification des
premiers, on entend requalifier les seconds. C’est à La Commode que revient
de réemployer des objets et des personnes pour leur redonner une valeur, les
« ressourcer ». Ce travail de requalification des objets permet à des exclus de
la consommation de devenir des consommateurs et à des personnes exclues
du marché du travail de devenir des employés par l’embauche de gens sans
emploi ou abîmés – déficients intellectuels – (chacun est payé et respecte
les règles du travail et ses horaires, l’entreprise compte 35 employés). Quoi
de plus normal pour un magasin ? L’enjeu est précisément là, retrouver une
normalité et, à cette fin, parvenir à accomplir la mise en scène d’un véritable
travail de transformation des objets usagés en objets marchands, autrement
dit, réinventer une scène marchande à partir du commerce de ses restes.
L’emplacement du magasin est lui-même marqué par le recyclage de la
société marchande. Il s’est ouvert en octobre 2000 à l’entrée de Beauport, à
l’est de la ville de Québec, dans l’aile gauche d’un centre d’achat (Wal-Mart)
qui a fait faillite. L’ancienne zone commerçante des Galeries Sainte-Anne
était la première grande galerie marchande de la ville. Une affiche installée
sur la devanture du magasin signale : « La Commode 20 000 pieds carrés.
Vêtements-jouets-meubles ». La spécificité de l’occasion et la politique des
bas prix ne sont pas annoncées. Ce silence permet de présenter La Commode
comme un magasin parmi d’autres. De plus, précise son directeur, « comme
L’indignité de la marchandise 215
ça, les gens peuvent voir que ce n’est pas fermé ». Il faut signifier une pré-
sence, afficher l’existence d’un commerce dans une zone marquée par la
faillite et l’absence. En me rendant une fois en taxi sur les lieux et après avoir
demandé « La Commode, à l’entrée de Beauport… », le chauffeur ne connais-
sant pas, j’ai précisé « les Galeries Sainte-Anne ». Il m’a répondu : « C’est pas
possible, c’est fermé. Si vous voulez magasiner, il faut aller place Laurier… »
L’absence de lisibilité de la destination conduit à choisir l’adresse ou le nom
d’un magasin à proximité. Des anciennes Galeries, demeure un parking de
plus de 1 000 places sur lequel dix à quinze voitures sont garées durant la
semaine. Les voûtes de l’ancien centre d’achat sont jonchées de déjections
de pigeons, le plafond s’écroule lentement. Le vide du parking permet aux
ambulanciers de la ville de faire des exercices de sauvetage. D’autres per-
sonnes viennent apprendre à conduire. Le vide est lui aussi recyclé. À côté
de La Commode se sont installés deux autres commerces, « Le vélo vert »
(magasin de vélos d’occasion) et « Le grand bazar », un marché aux puces
ouvert le samedi et le dimanche. Le week-end, près de 300 personnes s’y
rendent, flânent et achètent dans ce centre d’achat recyclé qui ambitionne
un jour de devenir le plus grand centre commercial « entièrement vert », ne
proposant que des biens d’occasion.
Recommandé par une connaissance locale, je me suis présenté un matin
au directeur de La Commode pour m’y faire engager. Sa conviction dans
l’éthique des ressourceries, comme la perspective du travail que je pouvais
fournir (à titre bénévole) ont suffi à me donner une place durant le mois
de septembre 2004, après que je lui ai expliqué mon projet de recherche.
Occupant une posture participative de choix, nous nous mîmes d’accord
sur le fait que je pouvais changer de poste de travail tous les trois jours,
me permettant ainsi d’étudier le fonctionnement de la ressourcerie dans sa
globalité. À l’exception des bureaux et de la comptabilité, j’ai pu occuper
l’ensemble des postes de travail, du ramassage au tri, jusqu’à la vente en
magasin. Mon texte se propose de décrire les différents stades de ce pro-
cessus : le ramassage, le déchargement, le tri, la réparation, la fixation du
prix, la mise en magasin et enfin la vente.
. Cette aide reste relative comme ne manqua pas de le prévoir le directeur, m’informant
au passage « qu’ici ce n’est pas comme à l’université, on travaille vraiment ! ». Je profite
de ce mot pour le remercier, ainsi que toutes les autres personnes de La Commode qui
m’ont accueilli et avec lesquelles j’ai pu « vraiment travailler ».
216 Objets et Mémoires
recouverts, ce qui rend difficile de deviner au premier coup d’œil leur qua-
lité. N’ouvrant jamais les sacs sur place, on ne sait pas ce que l’on récupère.
Cette invisibilité provoque un questionnement : sommes-nous en train de
ramasser des déchets ou de collecter des choses de valeur ? Les objets sont-
ils déjà morts ? Ces dépôts sont des restes, souvent proches d’être assimilés
à des poubelles. Ils se présentent recouverts d’un sac. Comme tout corps
défunt, ils sont cachés. On attrape les sacs, fermant ceux qui ne l’étaient pas
pour éviter que leur contenu ne se déverse. Se les passant de main en main,
on les transfère dans la camionnette pour les conduire à grande vitesse vers
La Commode. Là-bas, portés par une promesse de résurrection, ils seront pris
en charge par une équipe qui jugera leur état.
La camionnette s’engage dans l’entrée du hall arrière du magasin puis se
gare. Le déchargement s’effectue aussitôt. La sortie des sacs s’accompagne
d’un premier tri. En attrapant les sacs fermés, il faut deviner la nature de
leur contenu et les trier en fonction des trois grandes catégories de choses
vendues dans le magasin : objets divers (appelés « gugusses »), chaussures
et vêtements (ces derniers représentent près de 85 % des dons). Les sacs
de vêtements sont lancés sur une pile qui atteint plus d’une centaine de
sacs. L’opération demande une certaine adresse puisqu’il arrive qu’une fois
en haut de la pile d’environ 4 à 5 mètres, le sac retombe et se retrouve aux
pieds de celui qui l’a lancé. Ce geste, dont la raison technique correspond à
une répartition du stockage, est comparable à un premier réveil de l’objet.
D’une manière générale, tout le processus de travail dans la ressourcerie vise
à la remise en état des objets en tant que marchandise. L’objet que l’on a
récupéré va être jugé : possède-t-il encore une valeur marchande ? Celle-ci
est indexée sur sa valeur d’usage. Dans la ressourcerie, la valeur d’usage se
fonde sur la fonctionnalité. Elle fournit par la suite la valeur d’échange,
autrement dit, le prix de l’objet. Toute marchandise hors d’usage est écartée
du magasin.
Chaque grande section de tri organise sa propre évaluation. Dans le
prolongement du hall de déchargement, l’espace de tri des sacs est divisé
entre la partie consacrée aux vêtements, celle dévolue aux chaussures et
une dernière consacrée aux objets. Le tri des vêtements est pris en charge
par quatre femmes qui récupèrent les sacs dans de grands chariots. Elles
les saisissent et les ouvrent sur une table. Chaque jour, elles récupèrent
des centaines de pantalons, chemises, tee-shirts, des dizaines de robes,
jupes, blousons, manteaux, vestes, quelques pyjamas et sous-vêtements…
Aucune catégorie de vêtement n’est absente. Leur affluence et leur genre
. Si la rapidité d’exécution du travail ne facilite pas non plus cette expertise, l’état des sacs
et la régularité de leur forme (indiquant le pli et le soin portés aux vêtements) laissent
deviner à celui qui sait les lire la qualité de leur contenu.
218 Objets et Mémoires
De la vente au rachat
Une fois les prix affichés, on dispose les vêtements sur des cintres suspendus
à des portants et les objets sur des chariots. Ils sont prêts à être mis en vente
dans le magasin. Leur sortie correspond soit à un besoin de réapprovisionne-
ment du stock, soit au renouvellement d’invendus. La mise en rayon répond
à deux critères. Elle consiste à les installer sans laisser de vide, sans non
plus encombrer ou surcharger les rayons. Dans le miroir dressé entre des
marchandises et des acheteurs peu fortunés ou pauvres, la ressourcerie s’em-
ploie à ne pas signifier le manque. Les rayons doivent être remplis afin de
mettre en scène la possibilité du choix, voire l’opulence. S’il arrive que des
rayons ne puissent pas être réapprovisionnés dans la journée, on s’arrange
pour espacer suffisamment les articles entre eux afin que le manque ne soit
pas visible. Pour autant, les mises en rayon sont limitées à une présentation
L’indignité de la marchandise 221
qui congédie toute impression de surplus. Il s’agit d’une vente et non d’un
débarras. Certains portants prêts à la vente peuvent rester plusieurs jours
dans l’arrière-boutique si le rayon est déjà plein. On accorde à tout objet une
chance de vente limitée à quatre semaines. Le contrôle du temps s’effectue
par la date que l’on a inscrite à côté du prix lors de la mise en magasin. En
renouvelant ainsi les produits, on invite les clients à revenir régulièrement
au magasin. Si au bout de cette première période de vente un vêtement
n’est pas acheté, on le solde dans un espace réservé aux « promotions ».
Comme l’explique une vendeuse : « ici on les passe dans ce que l’on appelle
la seconde vie ». Cette seconde chance se traduit par l’assignation d’un prix
inférieur au premier. S’il n’est toujours pas repris après deux semaines, il
rejoint alors le hall de « l’exportation ». À ce stade de déqualification, c’est
le poids du vêtement qui lui donne son prix.
Le classement des vêtements se fait par genre et fonction en suivant le
modèle des magasins de neuf. Le magasin propose plusieurs sections : « Pour
lui », « Pour elle », « Juniors », « Enfants », « Pour s’accommoder » (vaisselle
et jouets), « Sport », « Chaussures à son pied », « Literie », « Meubles » et
« Peinture ». Un rayon est réservé à des produits sélectionnés : « On se dis-
tingue ». Le dispositif de confort des grands magasins est présent. Les clients
disposent de cabines d’essayage, de toilettes, d’un salon de repos et un espace
de jeux est réservé aux enfants.
La présence de vêtements neufs (liée au dépôt d’invendus dans les bacs ou
au rachat d’une fin de série par La Commode) se traduit par la mise en vente
régulière de petites séries (allant jusqu’à 30 ou 50 pièces). Leur importance
ne se mesure pas à leur quantité mais au rapport qualitatif qu’ils induisent.
Ils permettent l’identification du magasin à un lieu où l’on peut égale-
ment acheter des produits neufs. Selon le directeur, « beaucoup de gens
se donnent le droit de venir ici parce qu’ils savent que l’on peut trouver
des choses neuves, sans ça, certains seraient gênés, pas pour eux mais dans
le regard des autres ». Les vendeurs disposent quelques vêtements neufs
au milieu des occasions, permettant ainsi, sinon de faire oublier l’usagé,
au moins de le mélanger. Si un stock de vêtements neufs est disponible
(comme une série de tee-shirts ou des manteaux, souvent identiques en
tailles et en couleurs), on organise un rayon spécifique, visible à l’entrée
du magasin. Si le nombre de pièces est trop important, on ne les sort pas
toutes, organisant une rareté qui doit faire penser aux clients que même
le neuf est à saisir, à acheter rapidement.
Cette logique du mélange (l’absence de tri signifié entre le neuf et l’usagé)
se retrouve au niveau de la quantité des marchandises. La Commode applique
un principe de mise en rayon proche de celui des magasins de déstockage. Il
repose sur la mise en scène d’une absence partielle de tri. Ce désordre relatif
des marchandises permet de présenter la transaction marchande sous le jour
222 Objets et Mémoires
. Si sur les marchés forains se développe « une interconnaissance généralisée, aussi joyeuse
que feinte » (de La Pradelle 1996 : 19), « l’ethos des ventes de garage, comme l’affirme
Herrman, inclut une amitié généralisée et surtout un égalitarisme, amenant des acheteurs
et des vendeurs de différentes origines à des contacts informels » (2003 : 240).
L’indignité de la marchandise 223
les cartes de crédit sont acceptées, on signale que l’établissement est pro-
tégé par une alarme. Ce dispositif témoigne de la valeur des biens présents
dans le magasin.
À l’entrée du magasin, des paniers et des chariots sont à disposition. Une
musique d’ambiance est diffusée en permanence. Le choix de la station
s’est fait sur le modèle des autres centres d’achats. La musique est régu-
lièrement entrecoupée d’appels au micro demandant « la responsable des
ventes à la caisse ». On avertit également les consommateurs des dernières
promotions : « Spécial veste homme-femme : deux pour le prix d’une. Merci
et bon magasinage », « rabais, portant à 50 % ou 25 % »... Les annonces pré-
viennent d’une vente exceptionnelle limitée dans le temps. Cette pratique
permet de présenter l’acte d’achat promotionnel de l’usagé sur le modèle du
neuf. Il faut saisir les promotions de l’usagé aussi rapidement que n’importe
quelle promotion de marchandises neuves. Le comportement des clients
se construit symétriquement au processus de requalification des marchan-
dises. Le magasin traitant l’usagé sur le modèle du neuf, les acheteurs se
comportent comme des consommateurs à l’intérieur d’un magasin de neuf.
Ils exigent des biens de consommation, pas des restes. Ils n’hésitent pas à
demander des conseils aux vendeurs (souvent sur les tailles). La caractéris-
tique de ce type de magasin étant de proposer des exemplaires uniques, la
présence de cabines d’essayage (avec des miroirs à l’intérieur) est de ce point
de vue importante. Elle permet aux clients de pouvoir essayer, sans être vus,
des vêtements que l’usure a souvent déformés. On ne peut se fier simple-
ment à la taille annoncée. Le vêtement se trouve souvent agrandi.
La majorité des gens qui se rendent à La Commode le font pour des rai-
sons financières. Mais leur exclusion d’autres lieux d’approvisionnement,
liée à un faible capital économique, ne fait pas d’eux les seuls clients. Une
autre clientèle s’y rend pour pouvoir acheter quelques pièces de marques,
« des griffes », inaccessibles pour eux à l’état neuf. Sur plus de trois cents
chemises en moyenne en rayon, on en trouve (en cherchant) une petite
dizaine signées des marques Cardin, Cerruti ou Boss. La consommation de
luxe devient accessible à prix d’occasion. Le magasin a créé un rayon par-
ticulier réservé à certains de ces produits, appelé « On se distingue ». Ici, le
niveau des prix est plus élevé. Il arrive également à cette même clientèle de
lier cette pratique à celle d’un détournement esthétique. Certains vêtements
passés de mode (vieilles parkas), usés (jeans) ou destinés à des fonctions
publicitaires (tee-shirt « Shell ») ou au travail (bleu de travail) sont prisés
et achetés comme des vêtements « à la mode ». Le refus du neuf comme
l’amour de l’usagé se justifient par des signes (détournements fonctionnels)
ou des défauts (usures), considérés comme des qualités. Cette clientèle pré-
fère acheter moins cher mais aussi des vêtements qui capitalisent une his-
toire, acquise en « seconde main ». La limite de ce transfert se pose souvent
224 Objets et Mémoires
en termes d’hygiène. Jusqu’à quel point peut-on porter des vêtements autres
(altérés) et se mettre à la place des autres (du premier propriétaire) ? Si les
sous-vêtements sont d’emblée écartés de la vente, des clients considèrent
qu’il est impensable d’utiliser d’autres catégories de vêtements usagés. Dans
ce cas, les limites de l’hygiène reposent sur une géographie subjective de
l’intime. Comme l’explique un client, « je peux tout acheter d’occasion sauf
les chaussures, même de qualité. J’imagine mal mettre mes pieds dans les
chaussures d’un autre ». Pour une cliente, c’est le partage des draps qu’elle
refuse, « bon ici il faut trier, mais je ne vais jamais chercher le linge de
maison, les draps. On ne sait jamais ce qu’ont fait les gens avec ».
Le fait de construire un mode d’échange fondé sur la requalification
marchande des choses, conduit les clients à exiger des biens dont les qua-
lités relèvent du fonctionnel mais aussi de l’esthétique. Un couple discute
d’un canapé. Le litige porte sur le critère déterminant dans l’achat. Pour la
femme, il s’agit d’acquérir un canapé dont elle évalue la fonctionnalité. De
ce point de vue, l’objet est en bon état. Mais au-delà de cette valeur d’usage,
l’homme remet en cause son esthétique. Sa couleur est passée à cause de son
ancienneté : « Je ne vois pas l’intérêt, il est aussi vieux que le nôtre. En plus,
il est blanc, bleu, tacheté, on ne sait même plus de quelle couleur il est ! » La
femme réplique aussitôt : « Il est blanc cassé, c’est ça sa couleur. »
Cette tension dans la lecture de la valeur des choses est au cœur du pro-
cessus de requalification en jeu dans la ressourcerie. Il faut réussir la transfor-
mation d’objets d’occasion en de nouvelles marchandises. Cette opération
conduit à exclure du lieu de vente le dépôt d’objets ou de vêtements usagés.
Régulièrement, certaines personnes qui ne connaissent pas les règles du
magasin s’y rendent pour y faire des achats et profitent de leur venue pour
apporter des objets et des habits afin de les donner. Sacs à la main, à leur
entrée dans le magasin, on vient leur expliquer qu’il faut déposer ailleurs
leurs dons : « C’est un espace réservé aux ventes ici. Nous ne mélangeons
pas les choses. » Il faut séparer les dons des objets réinvestis, car le travail de
transformation de la ressourcerie consiste en une différenciation des deux.
Dans cette perspective, on a installé à l’extérieur du magasin un bac de
récupération qui permet moins de récupérer les dons que de les séparer des
marchandises à vendre.
Quelle que soit la motivation première de l’achat, le plaisir de « maga-
siner » à La Commode repose sur la possibilité de multiplier les acquisitions.
Ce qui n’est pas permis à l’ensemble des clients dans des magasins de neuf
peut ici se faire. Cette compensation vient dire ce dont ces acheteurs souf-
frent : se sentir exclus de la consommation, exclus par les objets. Alors, on
les accumule, on les collectionne. Comme le confie une cliente dont le
chariot est plein, « on ne vient pas à La Commode juste pour s’acheter un
tee-shirt. Il faut faire la route et en plus vous ne savez jamais ce que vous
L’indignité de la marchandise 225
allez trouver. Il faut prendre une chance. » Pour la plupart des gens, ces
prix leur permettent d’acheter ce qu’ils ne pourraient pas acquérir ailleurs,
« c’est quand même plus sympathique d’acheter sept chemises pour le prix
d’une chez Simons». On prend un chariot, dans lequel on peut installer
son enfant, pour faire ses achats. Ensuite, on passe à la caisse qui délivre
des bons de réductions aux clients les plus fidèles. On repart enfin avec ses
objets, mis dans des paquets.
Sur un des murs à l’intérieur du magasin, on peut lire la devise des res-
sourceries : « Conscient de la souffrance humaine, Centraide Québec et La
Commode s’associent afin de contribuer à soulager celle-ci. Votre don ou
achat de vêtements contribue aux œuvres et redonne ainsi espoir et dignité
à plusieurs de vos amis, parents, voisins et connaissances ». Le détour par
l’objet, réinvesti d’une valeur marchande, permet à des gens de se racheter
une dignité.
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Hyvernaud, Georges, Lettre anonyme, Paris, Le Dilettante, 2002.
228 Objets et Mémoires
Thierry Paquot
Il semble bien au chaud, là derrière la vitre, à l’abri des vents qui balaient
la rue, pourtant je n’hésite pas une seconde, sachant que je vais perturber
sa relative quiétude. Je pénètre dans le magasin, demande à la vendeuse la
permission de le sortir de la vitrine, puis je l’examine sous toutes les cou-
tures, le feuillette, le renifle, le soupèse, puis avec délicatesse l’entrouvre. Je
me rends lentement à la table des matières, je la lis, puis constatant que son
objet d’étude m’importe, je vais à la page de garde où je sais que générale-
ment le libraire note, dans le haut à droite, le prix. Effectivement un chiffre
est marqué au crayon à mine de plomb. Ce n’est pas exagéré, un peu plus
cher que le même exemplaire vu l’autre jour au square Georges-Brassens
(le rendez-vous dominical des amateurs de livres, sous les anciennes halles
de Vaugirard, le marché aux bestiaux) mais moins cher que celui que j’ai
pointé sur Internet. « Je le prends », dis-je à la vendeuse, en m’avançant vers
la caisse. Le livre que je tiens bien en main n’a pas réagi, il m’accepte, c’est
du moins l’impression que j’ai. Je le range dans mon cartable, droit, entre
un autre livre et le journal, comme cela il aura de la lecture, pensé-je. « Idiot,
un livre ne sait pas lire ! » Son boulot consiste à faire lire celle ou celui à qui
il confie son intimité. À peine installé dans le métropolitain, je le sors pour
faire mieux connaissance. Il n’est pas farouche, me laisse agir. J’observe sa
reliure et constate avec satisfaction que ses cahiers sont cousus, mais ouvrant
l’ouvrage je remarque qu’un cahier de seize pages n’est pas coupé. Avec le
coupon de ma carte orange, je sépare méticuleusement les pages repliées,
un léger copeau de papier lèche le coupon rigide comme une lame, et vient
se coller à lui. L’opération s’est bien déroulée, aucun dérapage malheureux
n’a esquinté la page. Je regarde attentivement le contenu de ce cahier que
personne n’a lu. C’est assez bizarre, sa lecture me paraît indispensable pour
suivre la démonstration que l’auteur élabore méthodiquement dans les pages
précédentes et suivantes. Question : pourquoi son premier lecteur – et peut-
être son unique lecteur ? – a ni plus ni moins sauté cette partie d’un chapitre
central ? Réponse : à cause d’un moment d’inattention, d’une courte absence
mentale, d’un dérangement imprévu ? Alors, pourquoi ne pas l’avoir quand
230 Objets et Mémoires
même découpé, ce fichu cahier ? Après tout, cela arrive à tout un chacun de
passer un paragraphe ou même une page, occupé qu’il est, quelques courts
instants, à observer le visage d’un autre voyageur, sa tenue vestimentaire, la
beauté ou le mystère de ses traits – ou plus simplement encore, être inter-
rompu par une brève rêverie. Dans ce cas par conscience professionnelle,
le lecteur aurait dû couper toutes les pages du livre. Il existe de nom-
breuses manières de faire. Certains lecteurs, après avoir tourné et retourné
le livre dans tous les sens, s’installent avec une réelle impatience, à leur
bureau et avec un canif à la lame très fine, procèdent au découpage, puis
époussettent le plan de travail. C’est seulement à ce moment que le livre
est prêt à être lu. D’autres lecteurs, j’en connais, découpent les cahiers
au fur et à mesure de leur lecture, comme un éclaireur dégage avec son
sabre son chemin dans la jungle. Ainsi, ai-je acquis plus d’un livre à peine
découpé, sachant alors où le lecteur s’est rendu. « Se rendre », veut bien
dire à la fois, « aller » et « capituler » !
Compère-Morel, le biographe de Jules Guesde, raconte que le « Livre I »
du Capital de Marx que l’on a retrouvé dans la bibliothèque du fondateur
du Parti ouvrier français, mouvement collectiviste, n’avait été découpé
que sur une cinquantaine de pages ! Cela ne l’a pas empêché d’enseigner le
marxisme à ses auditeurs, de les enflammer avec le « b-a-ba » du matéria-
lisme historique, de manier dans ses discours à la Chambre des notions
comme « plus-value », « forces productives », « moyens de production »,
« matérialisme historique » et de dénoncer, avec force et détermination, que
le « travail » était devenu avec l’industrialisation une banale « marchan-
dise » C’est souvent par la bibliothèque et l’examen des ouvrages, parfois
annotés en marge, honorés d’une dédicace, qu’un historien élabore des filia-
tions, des influences, des connivences, ou des oppositions, entre tel auteur
et le propriétaire des lieux. Reconstituant la bibliothèque du jeune Charles-
Édouard Jeanneret, Paul V. Turner (La formation de Le Corbusier, Macula,
1987) repère dans l’exemplaire de L’Art de demain (1904) d’Henry Provensal
quelques passages cochés, dont cette phrase : « Les oppositions d’ombre et
de lumière, de plein et de vide, les conclusions cubiques de ses trois dimen-
sions, constituent un des beaux drames plastiques du monde. » Or, devenu
Le Corbusier, notre autodidacte ne s’embarrasse guère de fastidieuses notes
de bas de page et propose de définir l’architecture comme : « le jeu savant,
correct et magnifique des volumes sous la lumière » et d’utiliser moult fois
la notion de « cubique » sans indiquer le moins du monde la source de son
inspiration. À la suite du décès de Marcel Cornu (1909-2001) qui a été un
excellent critique d’architecture aux Lettres françaises, hebdomadaire dirigé
par Louis Aragon, et d’urbanisme à la revue du même nom, j’ai reçu de son
fils une partie de sa bibliothèque pour la déposer à l’Institut d’urbanisme
de Paris. Quel plaisir pour moi que d’attraper les ouvrages des rayonnages
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 231
et de les déposer dans des cartons ! Je les regardais un par un. Le titre m’évo-
quait une précédente lecture ou bien venait combler une lacune dans la
bibliographie invisible et inachevée que je tiens inlassablement à jour dans
ma mémoire. Le nom de l’auteur provoquait toute une agitation, je me sur-
prenais à murmurer des formules insensées, comme « tiens, il a également
écrit sur ce sujet », « je croyais cet essai plus volumineux », « quelle couver-
ture hideuse », « il y a donc plusieurs éditions de ce livre, je ne connaissais
pas celle-ci ». Rédigeant un article sur la vie et l’œuvre de Marcel Cornu
(c’était la moindre des choses après un tel legs), j’ai lu plusieurs livres de sa
bibliothèque et constaté que cet agrégé corrigeait les coquilles, rectifiait les
prénoms des auteurs malmenés, soulignait les passages appréciés et mar-
quait d’un trait vigoureux les idées contestées. Le point d’exclamation placé
en marge laissait entendre un rire sarcastique, une moquerie. J’ai pu ima-
giner que ce lecteur précis et passionné lisait joyeusement, sans obligation,
sans contrainte. Les coups de crayon, souvent rageurs ou impertinents,
évoquaient le duel symbolique qu’il pratiquait contre l’auteur. Une lecture
gaie, pour un gai savoir ! Une telle sensation est communicative, je souriais
d’aise en maniant ces livres heureux. Heureux ? Oui, heureux, car aimés.
Généralement, je perçois immédiatement si un livre a été ou non cajolé par
son propriétaire ou bien irréversiblement méprisé, abandonné en cours de
route. Traumatisé, il ne revient à la vie qu’après un indispensable repos. J’ai
récemment acheté un bouquin bien mal en point, qui avait dû en connaître
des « vertes et des pas mûres ». Je l’ai posé, avec mille précautions, sur ma
table de travail, parmi d’autres ouvrages afin qu’il ne soit pas isolé, sachant
que je ne viendrais pas l’emprunter avant plusieurs mois. Il était là, parmi
les siens, dans une solitude partielle, indispensable à un réel repos. J’ai senti
qu’il souhaitait un tel traitement. En effet, un livre vibre autant des pulsa-
tions de son auteur que de celles qui émanent de ses lecteurs. Il emmagasine
tant d’espérances, de rêves, de savoir ! Un livre est une sorte d’éponge qui
garderait toujours la même forme, malgré le trop-plein d’informations qu’il
ingurgite de force, le presser ne sert à rien, le secouer non plus.
Si, par exemple, vous agitez un livre en le tenant par sa couverture
et en laissant ses pages s’ouvrir en éventail, il ne laissera s’échapper de lui,
dans le meilleur des cas, qu’une feuille jaunie, un brin d’herbe, une fleur
séchée ou un ancien ticket de bus, une carte postale, un morceau de papier
griffonné, une carte de visite, un encart publicitaire, un marque-page,
que sais-je encore ? Et à nouveau recommence l’enquête : qui est qui ?
Pourquoi ce pissenlit ? Qui habite à cette adresse hâtivement portée sur
un bout de papier ? Et qui répond à ce numéro de téléphone ? En compa-
gnie de qui le lecteur se trouvait-il lorsqu’il y a glissé cet indice muet ? Le
faire parler est délicat, je ne peux qu’imaginer une histoire. La publicité
vante les mérites d’un cours de dessin sis boulevard du Montparnasse.
232 Objets et Mémoires
que je paie 7 euros et qui aborde la plupart des sujets de mon séminaire de
« Philosophie de l’urbain », c’est-à-dire l’espace des hommes, le temps de
chacun, les relations interpersonnelles (il y a des chapitres intitulés : « La
parole », « La main », « Le visage et le regard »), tout cela résonne en moi et
m’évoque Heidegger, Levinas, Ricœur. Préparant un article sur la notion de
« milieu », pas seulement chez Taine, mais de manière plus générale, quasi-
épistémologique, je tombe sur Montesquieu et la tradition politique anglais en
France. Les sources anglaises de L’ Esprit des Lois, par Joseph Dedieu (Librairie
Victor Lecoffre, J. Gabalda & Cie, 1909), avec un long chapitre bien docu-
menté sur le climat et les civilisations. Ce volume non coupé vaut 8 euros,
une trouvaille comme un cadeau ! Cette découverte accélère la rédaction de
cet article, qui traînait quelque peu… À Bordeaux, dans une toute petite
librairie qui a fermé récemment, j’ai eu le même jour le plaisir et de l’attente
et de la surprise. Je cherchais sans chercher tout en cherchant le célèbre et
introuvable travail de Pierre Citron, La poésie de Paris dans la littérature
française de Rousseau à Baudelaire (deux tomes, les Éditions de Minuit, 1961)
à 25 euros. Exemplaire en très bon état, j’étais ravi. Un peu plus loin sur
une autre étagère, je vois un gros volume solidement relié, L’Émigration des
campagnes vers les villes et ses conséquences économiques & sociales, par Jean
Guillou (Arthur Rousseau éditeur, 1905) à 40 euros (certainement à cause
de la reliure !). J’ai pourtant beaucoup lu sur l’histoire des villes et jamais je
n’ai vu ce texte cité. Il est comparativement coûteux. Je n’ai pas le temps de
tergiverser, car le train m’attend. Je le prends aussi. Il se révéla passionnant
à la lecture et me permit, là encore, de rectifier mon point de vue sur cette
période cruciale de l’avènement de la « grande ville » – et des réseaux – et
de rédiger un article sur « l’exode urbain », dont il parle aussi.
Le langage codé des catalogues possède un charme désuet qui me comble
d’aise : « Les deux ouvrages en un vol. in-12, rel. demi-bas, cachet, étiq. au
dos, texte grec seul. », « cart. pl. toile éd., ss.jaq. », « fort vol. in-8, br. », « in-
8, rel. demi-chagr., dos à nerfs frotté. », « dos fendu », « qq. mouillures »,
« in-12, br., couv. défr., cachets, étiq. au dos. », « pet. In-12, br. rouss. 63 p.,
couv. factice. » Parfois même, le rédacteur du catalogue ajoute une infor-
mation, par exemple : « Canudo (Ricciotto). L’usine aux images. Préface de
Fernand Divoire, Paris, Chiron, 1927, gr. In-8, broché, 172 pp. Première édi-
tion collective réunissant les articles sur le cinéma de ce critique et théoricien
italien, inventeur de l’expression Septième Art et créateur du premier ciné-
club. Bel envoi de Fernand Divoire à Jean Longuet. 60 euros. » Ce que ne
nous dit pas l’auteur de ces lignes, c’est que Louis Delluc a créé le ciné-club
et Canudo le Club des Amis du septième Art… Cette écriture télégraphique
à base de contractions s’adresse aux seuls initiés, les distingue et les regroupe
en une sorte de club ou de secte. Appartenir à de telles microsociétés
confirme et conforte votre sentiment d’exception, ou plus simplement votre
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 237
Arnaud Tellier
. En septembre 1938, les Juifs sont exclus des Universités, des Académies et des Associations
des Sciences à Rome. Dès cette même année est effectué un recensement des Juifs dans
toute l’Italie. L’administration française n’agira pas autrement dès l’année suivante.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 241
La pente de l’oubli
sous les occurrences du réel, d’autant plus cruellement. Le répit offert par
le K.B. (Krankenbau ; infirmerie du Lager) à la suite d’une blessure en est
une illustration. Le K.B. est le lieu où une prise de distance par rapport au
camp est possible. Cette prise de distance ménage un espace suffisant pour
penser, pour « réaliser », de l’extérieur, la machine infernale dont Levi est
à la fois un rouage et une victime : « […] il fallait échapper au maléfice,
il fallait entendre la musique de l’extérieur, comme nous l’entendions au
K.B., comme nous l’entendons aujourd’hui dans le souvenir, maintenant
que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie ; il fallait l’entendre
sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ce qu’elle représentait […] »
(pp. 64-65). Sortir du K.B. – il le fallait sous peine d’être éliminé – annulait
le répit et imposait le réveil, cette « pire des souffrances ». Paradoxalement,
cette prise de distance vis-à-vis du présent ne va pas sans mal, comme le
confirme la période où Levi travailla au laboratoire de chimie. La prise de
conscience du temps présent au regard de la mémoire intervient quelques
mois plus tard, lorsqu’il est attaché au laboratoire de chimie en qualité de
« Häftling, spécialiste ». Cette affectation lui assure une légère amélioration
des conditions de (sur)vie, au moins pendant la journée. Cette améliora-
tion, si mince soit-elle, favorise à son tour le dégagement d’un temps et
d’un espace pour la pensée, jusqu’alors obnubilée par la torture quotidienne
des coups, du froid, de la faim. L’activité de pensée consiste alors en remé-
moration, en souvenirs, en la renaissance du sentiment d’appartenance à
l’humain. Le répit est cependant de courte durée car l’activité de pensée, la
lucidité désormais plus aiguë et le réveil de la sensibilité deviennent à leur
tour douloureux : « […] tous les matins, je n’ai pas plus tôt laissé derrière
moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes
côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B., et des dimanches
de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir
homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience émerge
de l’obscurité » (p. 186). Si l’absence et la perte manifestent une conscience
douloureuse, le K.B. et le laboratoire de chimie offrent aussi un temps où
l’énergie psychique se trouve dégagée des contraintes quotidiennes du camp
et disponible pour un retour sur soi, pour un réinvestissement de type nar-
cissique. Ultérieurement, le passage à l’écriture puisera à ces deux sources
du deuil et du réaménagement narcissique.
Le secours de l’écriture
. « […] maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie » (Levi (1947)
1987 : 64), nous soulignons.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 245
Chimie et écriture
On connaît la formule selon laquelle « les gens heureux n’ont pas d’his-
toire », qui souligne l’absence d’ancrage événementiel du bonheur, son
statut anhistorique. Il ne peut y avoir de mémoire en dehors de l’expé-
rience de la perte de l’objet qui aurait assuré le bonheur – tout au moins
une expérience de satisfaction et sa prime de plaisir. La littérature comme
la psychanalyse ont montré combien les expériences du manque et de la
perte incitent à rechercher par des substituts, c’est-à-dire par d’autres objets
pulsionnels, la satisfaction passée. Le plaisir se trouve ainsi doublement lié
(tant structuralement que phénoménologiquement) aux objets substitutifs :
soit que ceux-ci concordent métonymiquement ou métaphoriquement aux
traces de la satisfaction (une saveur, une odeur ou un son) ; soit que, par le
truchement des mots et de la nomination (une madeleine, un parfum, le
ronronnement d’un avion…), ils s’articulent dans l’ordre du langage et de
la narration (Freud (1911) 1984). Consignant les objets, le récit se range ainsi
sous le principe de plaisir, en assurant le sujet de sa pérennité narcissique.
C’est à l’enseigne de ce narcissisme de vie qu’est placé le Système périodique.
Primo Levi n’écrivait pas avant sa déportation. Tout juste avait-il caressé
le projet, comme nombre d’adolescents lettrés, de faire œuvre poétique. Il
s’engagea finalement dans la voie de la chimie, métier qu’il n’a jamais cessé
d’exercer après son retour du camp, parallèlement à son activité d’écrivain.
À la suite de Si c’est un homme paru en 1947, Primo Levi publie La trêve
en 1963 où il rapporte les lendemains de la libération des camps et le retour
à la vie. Après ces deux récits de témoignage, il aborde le récit fictionnel
avec Le système périodique en 1975 et les fictions romanesques notamment
La clé à molette en 1978 et Lilith en 1981. À la fin de sa vie, il aborde un autre
248 Objets et Mémoires
genre avec l’essai, à l’occasion d’un retour commémoratif sur la question des
camps et d’Auschwitz en particulier (Les naufragés et les rescapés, 1989). Il
s’agit de l’ultime tentative pour rendre compte de l’indicible et le soumettre,
au moyen de l’écriture, à une maîtrise intellectuelle. Parmi ces textes et leurs
différents régimes d’inscription du réel traumatique, Le système périodique
constitue un texte charnière. Les souvenirs traumatiques s’y trouvent insérés
dans une trame fictionnelle issue du tressage entre le métier de chimiste,
l’activité littéraire et les « ennuis passés ». En passant du récit de témoignage
aux récits fictionnels et aux petites histoires, Primo Levi s’affranchit partiel-
lement du poids de l’Histoire. Sa pratique de l’écriture apparaît alors comme
la tentative d’instaurer une arche entre l’Histoire et la mémoire. Car après
avoir été perdu, comment se retrouver ?
Bibliographie
Willie Cole, Unmasked Journey, 1999. Cire, métal et papier sur toile légè-
rement brûlée, 177 x 217 x 10 cm, collection privée, New York. Avec
l’aimable autorisation de la galerie Alexander and Bonin, New York.
Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition Double Jeu. Identité et
Culture (MNBAQ, 2004.)