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Objets et Mémoires

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Objets & Mémoires

Sous la direction
d’Octave Debary et de Laurier Turgeon

Éditions de la Maison des sciences de l’homme (Paris)


Les Presses de l’Université Laval (Québec)
Couverture
Liza Nguyen, Albums photos de famille de la série « des objets » extraits du
livre Mon Père/My Father, aux éditions Schaden.com, Cologne, 2006.

Conception et couverture, responsable de fabrication


Nathalie Fourrier

Relecture
Françoise Clausse
Catherine Briand

© Fondation Maison des sciences de l’homme, 2007


ISBN 978-2-7351-1129-9
Les Presses de l’Université Laval (Québec)
ISBN 978-2-7637-8521-9
Table des matières

Les auteurs VII


Remerciements
Octave Debary & Laurier Turgeon. IX
Introduction : entre objets et mémoires 1
Laurier Turgeon
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle
de la mémoire 13
Bruno Latour
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 37
Gérard Lenclud
Être un artefact 59
James Clifford
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 91
Jacques Hainard
Le trou : un concept utile pour penser les rapports
entre objet et mémoire 127
Janet Hoskins
La biographie visuelle des objets : photographies
et tombes en Indonésie orientale 139
Dominique Poulot
Une collection de « morts historiques » 153
Jean-Philippe Uzel
L’art contemporain, sans objet ni mémoire 183
Michèle de La Pradelle & Emmanuelle Lallement
Paris-Plage : célébrer un objet absent 197
Octave Debary
L’indignité de la marchandise 211
Thierry Paquot
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 229
Arnaud Tellier
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 239
Liste des photographies 251
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Les auteurs

James Clifford
Professeur, History of Consciousness Department, University of California,
Santa Cruz (États-Unis)
Michèle de La Pradelle (†)
Directrice d’études, École des hautes études en sciences sociales, Paris
Octave Debary
Maître de conférences, Université Paris V (IUT- René Descartes), Lahic
Jacques Hainard
Conservateur et directeur, Musée d’ethnographie de Genève (Suisse)
Janet Hoskins
Professeure d’anthropologie, University of Southern California (États-Unis)
Emmanuelle Lallement
Maître de conférences, Université Paris IV (Celsa)
Bruno Latour
Professeur des universités, Institut d’études politiques de Paris
Gérard Lenclud
Directeur de recherche, CNRS, Paris
Thierry Paquot
Professeur des universités, Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris XII
Dominique Poulot
Professeur des universités, Département d’histoire de l’art et archéologie,
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Arnaud Tellier
Psychologue clinicien, EPS Esquirol, Paris
Laurier Turgeon
Professeur d’ethnologie et d’histoire, titulaire de la chaire de recherche du
Canada en patrimoine ethnologique, Université Laval (Québec, Canada)
Jean-Philippe Uzel
Professeur d’histoire de l’art, Université du Québec à Montréal (Canada)
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Remerciements

Cet ouvrage est le résultat de travaux et de dialogues engagés autour des


notions d’objet et de mémoire par un ensemble de chercheurs dont nous
avons réuni ici les contributions. Il doit beaucoup à Michèle de La Pradelle
et à Jean Bazin qui, pendant de nombreuses années, dans le séminaire d’anthro­
pologie « La passion des objets » qu’ils animaient à l’École des hautes études
en Sciences Sociales de Paris, ont permis à des chercheurs de se rencontrer
autour de cette question. Dans le prolongement de ce travail, nous avons
organisé au CELAT (Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les
arts et les traditions) à Montréal (Québec, Canada) en novembre 2004 une
journée d’études intitulée « Objets et Mémoires ». Cette journée s’inscrivait
dans le cadre des activités de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine
ethnologique de l’Université Laval, dont est titulaire Laurier Turgeon. Dans
une perspective interdisciplinaire, réunissant anthropologues, sociologues,
philosophes, psychologues, historiens de l’art et muséologues, nous avons
voulu stimuler la réflexion autour de l’articulation de deux notions-clés des
sciences sociales trop souvent étudiées indépendamment l’une de l’autre.
Nos remerciements s’adressent chaleureusement aux auteurs ainsi qu’à Julien
Glauser, Roland Kaehr (Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Suisse), Vanessa
Merminod (Institut d’ethnologie de Neuchâtel), Liza Nguyen (artiste photo-
graphe, Düsseldorf), Dominique Poulot (Université Paris I), Michael Herzfeld
(Harvard University), Ivan Gaskell (Harvard University), Robert St. George
(University of Pennsylvania) et Bogumil Jewsiewicki (CELAT, Université Laval,
Québec) qui, par leur collaboration et leur amitié, ont participé à l’élaboration
de ce livre. Anne-Hélène Kerbiriou (traductrice, Québec) a assuré la traduc-
tion de l’anglais au français de l’article de James Clifford, Catherine Briand
(CELAT, Université Laval, Québec – Université Paris IV-Sorbonne) la révi-
sion linguistique de l’ensemble des textes, Nathalie Fourrier (MSH Paris)
et Chantal Santerre (Presses de l’Université Laval, Québec) le graphisme de
la page de couverture et la mise en page du manuscrit. Qu’elles trouvent ici
l’expression de notre profonde gratitude.
Octave Debary & Laurier Turgeon
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Introduction :
entre objets et mémoires

Octave Debary & Laurier Turgeon

Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions
à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est
caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel
(en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous
ne soupçonnons pas.
Marcel Proust, (1913), 2000 : 50.

Subrepticement, le passé se loge dans les objets de la vie quotidienne, dans


les sensations qu’ils éveillent et qui lui servent de supports mnémoniques.
Dans le sillage de la notion de « mémoire pure » d’Henri Bergson (1908),
Proust qualifie cette mémoire d’« involontaire ». Elle surgit spontanément
dans les contacts quotidiens qui nous lient aux objets. Une madeleine rap-
pelle une visite heureuse d’enfance chez une tante, un lieu évoque le sou-
venir douloureux d’une rupture. À cette forme de souvenir s’oppose « la
mémoire volontaire », celle que l’on nous demande d’apprendre, de retenir.
La recherche proustienne explore les processus d’une mémoire involon-
taire en décrivant la dialectique de la présence et de l’absence des objets
matériels. En nous rappelant sans cesse le passé, ces objets nous imposent
une mémoire. Ils sont animés de ce que Proust appelle les « morsures » de
la mémoire. Celles-ci hantent le présent et freinent le travail de deuil et
d’oubli. En miroir, l’absence de l’objet active une mémoire en quête de ce
qui s’est enfui et a disparu. La mémoire de l’objet perdu est plus forte que
celle suscitée par une présence. « La mémoire se cache au fond de l’oubli »
(Yourcenar 1989). Dans cette perspective, la notion de résurgence involon-
taire de l’objet disparu fournit un cadre heuristique pour penser les liens
entre objets et mémoires.
Peut-on faire un musée sans collections ? Une histoire de l’art sans œuvres
d’art ? Un échange marchand sans marchandises ? Ces petites rêveries d’un
monde débarrassé de toute espèce d’objets adressent une même question à
l’histoire : une histoire sans objets est-elle possible ? Notre première intention
a été de mettre entre parenthèses l’objet, de le placer sous le signe de la
 Objets et Mémoires

disparition pour interroger les processus de qualification dont il est l’opé-


rateur. À partir de ce décrochage, des chercheurs, spécialistes de ces ques-
tions, ont été invités à développer la relation qu’ils établissent entre objets
et mémoires. Plusieurs perspectives contemporaines en sciences sociales
proposent de dépasser une lecture symboliste des objets en défendant l’idée
selon laquelle ils sont au cœur des rapports sociaux. En s’attachant à décrire
les dispositifs auxquels ils prennent part, ces théories donnent aux objets une
position d’égalité avec les humains dans leur capacité à construire le monde.
Les relations entre les hommes et les objets sont analysées à travers différents
moments de vie au cours desquels les objets recouvrent un statut spécifique.
L’analyse de ces opérations met en évidence les procédures par lesquelles leur
est déléguée une part de l’histoire des hommes. C’est à ce seuil que s’inscrit
dans la relation aux objets ce qui n’a pu être investi dans la relation humaine
(Baudrillard (1968) 1993 : 126). Ce rôle leur confère une place privilégiée
dans la mise en mémoire de l’histoire. Objets refuges de l’identité, du patri-
moine, de la valeur marchande, des souvenirs familiaux…, tous concentrent
des formes d’investissements. De l’investissement compensatoire à la conso-
lation, à la délégation morale ou aux régimes de valeurs biographiques, ces
postures impliquent différents traitements : ­passion, haine, fétichisme ou
affranchissement de l’objet…
À l’inverse du développement important qu’ont connu les travaux consa-
crés à la culture matérielle en sciences humaines et sociales au cours des
trente dernières années, l’étude du rapport entre mémoires et objets maté-
riels a suscité peu d’intérêt, tant dans le monde anglophone que franco-
phone. Le champ de recherche consacré aux objets semble, quant à lui,
s’autonomiser. Il propose des questionnements nouveaux sur les théories
de l’échange (Godelier 1999, Myers 2001, Weiner 1992), la collection et
la conservation (Pearce 1995, 1998, Pomian 1987), la valeur de témoi-
gnage historique (St. George 1998, Thatcher Ulrich 2001), la négocia-
tion interculturelle de l’identité (Phillips 1998, Turgeon 2001/02, 2003)
et la médiation psychique de la personnalité (Tisseron 1999, Winnicott
1982). L’étude de la sémiologie des objets a éclairé leur rôle dans la mise
en œuvre des systèmes symboliques et leur fonction dans la construction
de l’identité et de l’altérité (Baudrillard 1968, Barthes 1970, Lévi-Strauss
1989). Plus récemment, des recherches ont porté sur les manières dont les
objets médiatisent diverses formes du lien social (Appadurai 1986, Bonnot
2002, Clifford 1997, Debary 2002, La Pradelle 1996, Miller 1987, 2001,
Segalen et Bromberger 1996). À ce courant, se juxtapose une tendance
plus phénoménologique qui met l’accent sur la matérialité de l’objet afin
de comprendre comment des notions abstraites investissent la matière,
comment la pensée s’objective dans les choses (Bazin et Bensa 1994, Graves-
Brown 2000, Miller 1998, Tilley 1994, 1999). Plusieurs études ont porté sur
Introduction 

la construction de la mémoire collective en partant des monuments, des


musées ou des sites patrimoniaux. Ces travaux prennent comme point de
départ ce que Pierre Nora a appelé « les lieux de mémoire » (1984) et David
Lowenthal, « heritage » (1985). Ces approches ont permis de construire un
contre-récit historique plus fragmenté, plus subjectif et populaire, s’inté-
ressant davantage au domaine public que privé, traitant du rapport de la
mémoire aux sites plutôt qu’aux objets. Qu’aucun chapitre du récent et très
exhaustif Handbook of Material Culture (Tilley et al. 2006) ne traite spéci-
fiquement de la relation entre objets et mémoires révèle la pénurie d’études
contemporaines sur cette question.
Pourtant les pratiques mémorielles actuelles sollicitent de plus en plus
les objets. Les institutions qui proposent de raconter l’histoire par la culture
matérielle ne cessent de croître. Le nombre de musées, comme l’affluence
de leurs visiteurs, a doublé dans le monde au cours des trente dernières
années. Axées essentiellement sur les objets ou les sites, les manifestations
patrimoniales connaissent aussi une croissance phénoménale. On assiste à
l’élaboration de politiques patrimoniales tant au niveau municipal, national,
qu’international. Elles sont destinées à protéger, à mettre en valeur et à faire
reconnaître les objets et les lieux patrimoniaux. Les enfants apprennent
l’histoire par la visite d’expositions muséales ou par la participation à des
commémorations. Au-delà des livres, la plupart des gens aujourd’hui
construisent leur rapport au passé par le biais de monuments, de musées,
de photographies, de meubles, de reconstitutions filmiques et d’objets de
la vie quotidienne. Des ready-made aux installations, les artistes recourent
aux objets matériels pour traiter de la mémoire. La littérature et le théâtre
contemporains les emploient également. Les objets deviennent des acteurs à
part entière, avec leur personnalité, leur histoire, leur mémoire. La consom-
mation « de masse » qui caractérise la modernité occidentale se manifeste
par son désir d’objets et de la mémoire qu’ils véhiculent.
Dans son texte, Laurier Turgeon propose un bilan critique des travaux
récents en culture matérielle tant en langue française qu’en langue anglaise.
Il semble particulièrement utile de cerner les directions de recherche dans
ce domaine qui est actuellement en pleine expansion afin de mieux situer
les travaux sur la mémoire dans l’ensemble du champ. De plus, un bilan
des travaux de langue française et anglaise permet de dépasser les frontières
linguistiques qui trop souvent constituent un obstacle à la transmission du
savoir – il suffit de se référer aux bibliographies pour en apercevoir l’évi-
dence. Laurier Turgeon a identifié quatre principales approches utilisées par
les chercheurs au cours du dernier siècle. La première, la plus ancienne, fait
appel à l’objet comme témoin historique. Cette approche a mis en valeur
l’objet matériel pour servir de source documentaire du passé humain, soit
pour pallier l’absence de documents écrits, soit pour les compléter. De
 Objets et Mémoires

simple témoin, l’objet matériel a été élevé au statut de porteur de sens par
le courant sémiotique qui représente la deuxième principale approche. En
effet, les sémioticiens ont envisagé l’objet comme signe à déchiffrer pour
mieux comprendre le fonctionnement de la perception et la cognition. Une
troisième approche, plus récente, s’est développée en réaction à l’analyse
sémiotique et porte sur les fonctions sociales de l’objet. Celle-ci postule que
les personnes construisent les objets tout autant que les objets les construi-
sent dans la mesure où ils possèdent un pouvoir d’action sur le monde
social. Enfin, il fait état des travaux qui étudient les rapports entre objet et
mémoire, en soulignant le rôle trop souvent négligé de l’oubli.
Bruno Latour, en 1994, dans un texte programmatique que nous repro-
duisons ici, appelle à repenser la sociologie à partir de la notion d’objet. Les
modèles d’analyse proposés par l’interactionnisme ou l’ethnométhodologie
se condamnent à comprendre le social en comblant la distance entre l’in-
dividu et la société, l’agent et la structure, cherchant à relier ce qui les a
séparés. Que l’individu ou la structure soit pris comme point de départ ou
d’arrivée de ces analyses, ou qu’elles proposent de les relier dialectiquement,
elles ont besoin de faire reposer le social sur « l’existence substantielle soit
de l’action individuelle, soit de la structure ». L’opérateur symbolique vient
raccommoder ces partages et rendre possible le passage entre deux niveaux
d’analyse. Il permet de désigner la présence d’un des deux absents dans le
cadrage de l’interaction sociale. En plaidant pour une réintroduction de
l’objet en sociologie, l’auteur ne s’en tient pas à promouvoir une sociologie
de l’objet. L’objet est un acteur et un médiateur de toute situation sociale :
« Les sociologues ne cherchaient-ils pas midi à quatorze heures en construi-
sant le social avec du social ou en maçonnant ses fissures avec du symbo-
lique, alors que les objets sont omniprésents dans toutes les situations dont
ils cherchent le sens ? En leurs mains, la sociologie ne reste-t-elle pas sans
objet ? » La position latourienne réserve à l’objet le statut d’acteur social à
part entière. Elle l’associe aux humains et lui attribue, comme à ces derniers,
le statut d’« actant ». En renversant le chosisme durkheimien (Durkheim
(1896) 1990 : 15), l’auteur convie la sociologie à « traiter les choses comme
des faits sociaux ». Le sociologisme inhérent au refus de penser les objets doit
être dépassé par une sociologie qui abandonne sa tentation d’une recherche
des conditions intersubjectives de la vie sociale pour s’attacher à l’étude de
ses conditions interobjectives.
Dans le dialogue engagé entre les hommes et les objets, la question
décisive posée par Gérard Lenclud porte sur la genèse et l’identité des
artefacts : qu’est-ce « qu’être un artefact » ? C’est reconnaître le travail d’ar-
ticulation entre une « ontologie fondamentale » (ce que sont les choses) et
une « ontologie appliquée » aux choses (l’identité qui leur est attribuée). Ce
travail permet aux humains de résoudre « l’énigme » des artefacts. Ces objets
Introduction 

existent à partir de la chose elle-même et de l’intentionnalité collective que


l’on place en eux, autrement dit du pouvoir d’action que l’on confère à leur
fonctionnalité. Cette double condition les fait dépendre de ce qu’ils sont
et des systèmes conventionnels qu’on leur attribue. Pour exister, il faut à
une voie navigable posséder les qualités objectives d’une rivière et, dans
le même temps, un accord des hommes entre eux pour décréter que cette
rivière est navigable. L’opération baptismale des choses leur accorde une
« seconde nature ». Mais les humains ne s’arrêtent pas à l’assignation de
cette « seconde » nature. Un objet peut recevoir de multiples fonctions.
L’énigme des artefacts reste entière quand se pose la question du devenir de
leur identité au regard de la requalification de leur valeur d’usage, de leur
traversée de l’histoire. Lorsqu’un artefact change de fonction, change-t-il
d’identité ? Quand cesse-t-il d’être ce qu’il était ? Si la fonction symbolique
résout l’énigme de l’identité des artefacts, elle la reconduit dans sa capacité à
définir différemment une même chose. L’histoire du bateau de Thésée livrée
par Plutarque et reprise par Hobbes relève de ce conflit des identités attribu-
tives. Entre le premier navire conservé de Thésée dont, au cours du temps,
on a remplacé les pièces qui pourrissaient et celui d’un Athénien, imaginé
par Hobbes, qui l’aurait reconstitué en récupérant ses pièces, lequel est le
vrai ? De la même manière, faut-il voir dans « la pelle à neige » de Duchamp
une supercherie, une pelle à neige ou une œuvre d’art ? Ces exemples para-
digmatiques repris par l’auteur interrogent notre capacité à faire exister une
chose en lui attribuant plusieurs identités. En transformant la fonction
d’un artefact (bateau, pelle à neige, couteau, masque…), en le requalifiant
comme objet d’art, de mémoire, de musée ou comme rebut…, commet-on
une transgression ontologique ? Lorsqu’un masque Dogon cesse de danser
dans un musée, perd-il son identité ? Si l’on s’abstient de prendre la première
identité attributive des artefacts pour leur identité fondamentale, on accorde
le droit aux objets d’avoir des vies multiples. On peut ainsi accueillir sans
contradiction le paradoxe formulé par Gérard Lenclud selon lequel : «Pour
rentrer dans la catégorie des objets de mémoire, un artefact doit-il devenir
quelque chose qu’il n’était pas initialement ? Ce serait paradoxal : comment
un objet de mémoire supposé, ainsi que son nom l’indique, remémorer le
passé, pourrait-il naître et dans certains cas renaître à l’existence, en deve-
nant quelque chose qu’il n’était pas ? » Ce paradoxe relève de notre faculté
à résoudre la question des identités multiples à partir de l’idée d’alté-
rité et d’altération. Si l’on quitte l’ontologie fondamentale pour une onto-
logie appliquée, l’identité attributive fait autorité et résout l’énigme de la
re­qualification des artefacts. Elle nous engage dans ce que Bruno Latour
a appelé une sociologie « des régimes d’énonciation » (2004 : 258). C’est
ici que la question de la mémoire et celle du souvenir ­réapparaissent :
un souvenir nous met en présence d’une chose en même temps que
 Objets et Mémoires

de sa disparition. La fonction et la valeur mémorielles sont soumises à


l’incertitude de l’identité des artefacts. La mémoire, comme art d’accom-
moder les restes, relève d’un travail de requalification attributive synonyme
d’invention. Dans cette perspective, la culture comme les traditions s’in-
ventent non pas au titre d’une authenticité, d’un continuum ontologique,
mais d’un dialogue entre des valeurs attributives que nous nommons le passé
et le présent.
L’analyse de James Clifford des politiques de la tradition et du patrimoine
s’inscrit dans cette perspective. À travers une exposition et un catalogue
(Looking Both Ways: Heritage and Identity of Alutiiq People, 2001) consacrés
au patrimoine des Alutiiq dans le sud-ouest de l’Alaska, l’auteur montre
comment ce travail fournit une porte d’entrée à la compréhension des
enjeux qui entourent la notion de patrimoine. Les politiques patrimoniales
visent des formes d’affirmation identitaire, voire d’autonomie autochtone,
en reconstruisant et en exposant un passé. Cette opération est constitutive
d’un regard sur soi autant que sur les autres. Les revendications identitaires
engendrent des particularismes qui intègrent une reconnaissance de la glo-
balisation des identités locales : « L’autodétermination, dans les conditions
de la mondialisation, est moins une question d’indépendance qu’un moyen
de gérer l’interdépendance. » Cette logique patrimoniale, présente dans l’ex-
position Looking Both Ways, échappe au piège d’un repli identitaire comme
à l’idée d’authenticité et d’unicité souvent attachée à la notion de patri-
moine. En rassemblant une pluralité de documents (images et objets anciens
et modernes, arts traditionnels et nouveaux…), l’exposition réunit ce qui
dans l’histoire est séparé. La discontinuité de ces « racines entremêlées »
(historiques, linguistiques, territoriales, nominatives…) dans l’exposition
ne relève ni d’une falsification de l’histoire ni d’une contradiction. Comme
l’explique James Clifford, « l’identité alutiiq est un réaménagement sélectif
de connexions diverses » qui intègre l’idée de changement et de diversité. La
juxtaposition de ces différences « exprime la continuité culturelle à travers
le changement ». De ce point de vue, la mémoire culturelle est « sélective
et créative », elle articule « la performance et la traduction » comme autant
de modalités de mise à l’épreuve du présent à travers la reconstruction du
passé, un passé toujours « authentiquement refait ».
La muséologie de la rupture promue par Jacques Hainard prend acte
de ce travail d’invention et de déplacement constitutif de la mémoire. Elle
s’oppose à une muséographie de la juxtaposition qui a condamné au silence
la plupart des objets collectés par l’ethnographie. Cette dernière, en fondant
ses présentations sur un fonctionnalisme lui-même avatar d’un « contre-
esthétisme théorique » (Jamin 1996), a réduit les objets à une valeur d’usage
prisonnière de la recherche d’un temps perdu. Cette ethnomuséographie
s’est vouée à l’échec en refusant de reconnaître la dimension théâtrale de
Introduction 

la scène muséale. Le tournant artistique des musées d’ethnographie peut


être regardé aujourd’hui comme l’ultime stade d’un processus de déshisto-
ricisation de ces objets. Ils relèvent désormais d’une temporalité esthétique
soumise au régime d’une universalité qui les coupe de leurs conditions his-
toriques de production et d’utilisation. Le fonctionnalisme et l’esthétisme
témoignent de l’incapacité de ces musées à penser le passé, en particulier le
passé colonial qui a permis l’acquisition de ces objets. Le refoulement du
passé ne peut tenir lieu de deuil de cette histoire. Jacques Hainard nous
permet ainsi de comprendre une des raisons de la sacralité commémorative
qui gagne notre contemporanéité. Cette sacralité s’attache à l’événement
et à la présence des objets, à leur collection, aux dépens d’un intérêt porté
aux raisons historiques de leur présence. Délivré de cette dette et de cette
mauvaise conscience, le musée doit se réconcilier avec l’histoire à partir
de l’idée selon laquelle tout objet comporte un manque, une absence, un
« trou » qui engage le muséographe à réinscrire l’objet dans le présent : « En
offrant un nouveau sens aux objets, on déverrouille le problème du détour-
nement du sens et de la fonction qu’avaient les objets avant leur entrée au
musée. » Le trou entre l’objet et la mémoire produit une discordance syno-
nyme d’affranchissement.
Janet Hoskins, en référence aux travaux d’Alfred Gell (1998), analyse le
lien entre le pouvoir d’action des objets et leur valeur biographique. L’auteur
montre comment le pouvoir visuel des objets leur permet d’agir et de devenir
de véritables acteurs. Dans cette perspective, l’usage des photographies en
Indonésie orientale est analysé comme un processus de réappropriation d’un
objet étranger et colonial. La culture indonésienne de Sumba convertit les
images photographiques en archives appelées à redéfinir la mémoire fami-
liale. Elles prennent ainsi place depuis quelques années à côté d’autres objets
qui ont valeur biographique. Le réenchantement de ces images renverse le
statut d’une pratique jusqu’alors réservée aux touristes et assimilée à une
captation et à un vol des êtres. Le travail de mémoire entrepris par Cornelius
Djakababa, qui aboutit à « dresser une nouvelle tombe en l’honneur de son
père (et à cette occasion faire un nouveau portrait de lui), est une façon
de forcer une image ancienne à raconter une nouvelle histoire ». La valeur
biographique des objets, liée à « leur force de captation » de vie, participe à
la construction d’une mémoire dans laquelle le passé se définit par la pro-
duction de nouvelles images.
La politique d’une mémoire des images des ancêtres est au cœur de
l’analyse proposée par Dominique Poulot. L’auteur montre comment le
musée des Monuments français pensé par Alexandre Lenoir à la suite de la
Révolution française tente de réconcilier l’histoire en rassemblant un passé
(une collection des morts de l’histoire de France) et un présent (leur expo-
sition). À travers sa collection de « morts historiques », Lenoir propose une
 Objets et Mémoires

« expérience idéale » où la nouvelle France donne une place à l’ancienne.


Elle lui permet, pour reprendre les mots de Michelet, de se voir « enfin
elle-même, dans son développement ; de siècle en siècle et d’homme en
homme, de tombeau en tombeau, elle pouvait faire en quelque sorte son
examen de conscience ». Le musée recompose une généalogie nationale qui
accueille ce qu’elle n’est plus. Les images des corps (mannequins, statues)
rendent présent ce qui s’est absenté. Ce travail de deuil et d’appropriation
des corps d’une histoire passée trouve son terme dans la fermeture du Musée
des Monuments français, laissant émerger durant la seconde moitié du
xixe siècle un nouveau rapport au passé. L’avènement du musée atelier, por-
teur d’une conception du « musée rétrospectif-critique », disjoint l’image et
son sens. Dans cet écart, une herméneutique du soupçon invite l’historien à
retrouver, par son enquête, l’histoire perdue derrière la présence des images.
C’est à ce moment que, selon Dominique Poulot, « le musée d’histoire de
l’art allait se séparer du musée d’histoire, comme la signification (cachée
derrière le signe) se séparait de la réalité des figures ».
Jean-Philippe Uzel aborde une des formes contemporaines de cette
séparation en questionnant la supposée disparition de l’objet en art
contemporain au profit d’un sens lié à la contextualisation de l’art. Selon
lui, cette interprétation relève de l’idée d’un art promouvant la « dissolu-
tion de l’objet dans ses causes extra-esthétiques ». Cette posture ne fait que
répéter l’aporie d’un dualisme qui invite à penser qu’il faut choisir entre
un art défini soit par l’objet lui-même soit par le collectif qui lui confère
son existence. Dépassant le fétichisme et l’anti-fétichisme, pour Jean-
Philippe Uzel la question n’est pas de choisir entre le pouvoir de signifi-
cation de l’objet d’art ou celui de l’institution artistique. Cette tentation
relève d’une sociologie de l’art oublieuse de l’objet et qui reste prisonnière
de son propre référent, un ­collectif transcendant. De ce point de vue, si la
plupart des créations contemporaines de Jochen Gerz proposent un procès
de disparition des objets, elles ne ­s’inscrivent pas sans objet (Gerz 1994).
Ces créations questionnent le travail de délégation de l’histoire confié aux
objets en déjouant leur fonction mémorielle. Si les objets tiennent « lieu »
de mémoire, la performance de leur disparition devient une des modalités
de leur présence.
Ce dispositif de disparition est au centre de l’analyse que Michèle de La
Pradelle et Emmanuelle Lallement font de « Paris-Plage ». Elles décrivent
la célébration de Paris par la mise en scène d’un objet absent : à « Paris-
Plage » chacun joue à la plage en l’absence de mer. L’objet absent est théâ-
tralisé au milieu du sable, des cabines de plage, des transats et des serviettes.
L’engouement pour « Paris-Plage » ne tient pas à une simple inversion de la
fonctionnalité d’un espace habituellement voué à la circulation automobile,
mais au caractère fabriqué de l’événement : « En absentant ainsi la mer, on
Introduction 

convoque la dimension performative de la pratique. » La modernité urbaine


se construit dans sa capacité à mettre en acte son « détournement festif ».
À l’opposé de ce jeu, Octave Debary explique comment la transforma-
tion d’objets et de vêtements usagés en de nouvelles marchandises dans les
magasins du Québec appelés « ressourceries » trouve son point de rupture
dans l’opération sociale qu’elle sous-tend. Ces magasins ont pour mission de
collecter des objets et des vêtements usagés, de les trier, de les réparer pour
ensuite les revendre. Visant à mettre en scène les conditions de l’échange
marchand, ces structures proposent à « des gens de peu » une réintégration
sociale en justifiant que leur rachat passe par la possibilité de travailler,
pour certains, ou d’acheter des marchandises, pour d’autres. Or, ces objets
d’occasion marqués d’histoire signent leur appartenance à une mémoire de
l’usage inscrite dans leurs usures, déchirures et altérations et non à la valeur
de marchandises qu’on leur assigne. Dans ces magasins, le vol des objets
renvoie à une situation particulière qui « vient manifester la limite de la
requalification de l’objet et la réappropriation d’une part de dignité attachée
à la valeur d’histoire des choses […] ».
Thierry Paquot raconte comment cette valeur d’histoire inscrite dans les
livres d’occasion porte la promesse d’une rencontre. Comblant une absence
« dans la bibliographie invisible et inachevée » qu’il tient « inlassablement à
jour » dans sa mémoire, la trouvaille de ces livres se construit sur le modèle
de la découverte d’histoires. Les livres anciens font ressurgir un auteur
oublié, retrouvé, ceux d’occasion sont remplis des histoires de leurs lecteurs.
Un point d’exclamation placé en marge, un surlignage, une dédicace, un
brin d’herbe, un ticket de bus,…  « à nouveau recommence l’enquête : qui
est qui ? Pourquoi ce pissenlit ? Qui habite à cette adresse hâtivement portée
sur un bout de papier ? Et qui répond à ce numéro de téléphone ? […], je
ne peux qu’imaginer une histoire ». Les livres anciens ou d’occasion portent
une histoire dont l’émotion peut provoquer des sentiments d’amitié, par-
fois d’amour. Leur acquisition se compare à une « seconde naissance », une
« relecture » du passé, toujours nouvelle.
Le texte d’Arnaud Tellier vient clore cet ouvrage par la question fon-
damentale qu’il adresse au trajet de Primo Levi. Victime de l’expérience
concentrationnaire nazie, Primo Levi ne cessera par la suite de recourir à
l’écriture et par là, tentera de témoigner et de penser ce traumatisme. Écrire
à l’épreuve d’une perte de soi relève d’une « traumatographie » qui selon
l’auteur procède d’une tentative de se défaire du poids de l’histoire en pre-
nant l’autre à témoin : « Dans l’après-coup de l’expérience, bordant le réel,
advient un récit qui vaut pour une reconstruction de l’histoire personnelle,
pour une ré-approriation de soi à travers l’autre pris à témoin. » L’écriture
tente d’inscrire ce qui résiste à la mise en mémoire et à l’oubli. Elle vise ainsi
à resubjectiver ce qui s’est perdu. Comment réussir à écrire cette histoire, à
10 Objets et Mémoires

l’absenter ? « Car après avoir été perdu, comment se retrouver ? ». À la limite


de cette tentative résonne la difficulté, voire l’impossibilité, de représenter
l’inacceptable, comme l’impensable : la peine des hommes.
S’interrogeant sur la possibilité pour l’historien de raconter et de montrer
la souffrance des hommes, Philippe Braunstein s’est demandé si « la peine des
hommes pouvait être un objet d’histoire » (2003 : 10).  Dans quelle mesure
les faits historiques peuvent-ils s’établir sur la base d’un objet ? L’opération
de mise en passé de l’histoire comme l’opération historiographique elle-
même cherchent à construire l’expérience humaine sur la base d’un objet.
Elles transforment l’absence en passé en séparant l’expérience de l’histoire.
Cette opération est constitutive d’une science humaine qui fait de l’his-
toire une écriture de la séparation, voire de la mort (Certeau (1975) 2002 :
138-142). L’irréductibilité de l’expérience humaine à un objet se redouble
d’une impossible réconciliation de la discordance des temps : comment dire
que le passé est passé sans avoir à en faire le deuil ? Comment regarder le
passé sans devenir spectateur de sa propre finitude ? C’est au seuil de cette
expérience qu’Hanna Arendt ((1972), 1993) et dernièrement François Hartog
(2003) ont situé l’acte de naissance de la catégorie d’histoire et marqué la
fable de l’historicité par sa dimension indicible. Tous deux ont vu dans un
passage de L’Odyssée d’Homère (Chant 8) le paradigme poétique du « pre-
mier récit historien ». Lorsqu’à la demande d’Ulysse, le poète Démodocos
chante l’histoire du héros de la guerre de Troie, Ulysse « se retrouve dans
l’éprouvante position d’avoir à écouter le récit de ses propres exploits, à la
troisième personne » (Hartog 2003 : 63). Comment réagit Ulysse en deve-
nant témoin de son histoire ? Il pleure. Ses larmes ne sont pas provoquées
par l’angoisse de la finitude humaine mais par l’expérience de cette distance
à soi que l’on peut appeler « rencontre avec l’historicité » : « L’histoire de sa
vie, devenue alors une chose extérieure à lui, un “objet” que tous devaient
entendre » (Arendt 1993 : 63). Comment appréhender le passé, le sien, dans
sa dimension de passé ? « La réponse d’Ulysse, sa façon de ne pas pouvoir
répondre », ce sont ses larmes (Hartog 2003 : 69). Les larmes d’Ulysse sont
« les larmes du souvenir ». La limite du pouvoir représentatif des mots et de
l’écriture, comme celle de l’objet, fait surgir positivement une immatérialité.
Une immatérialité que l’on peut définir par ce qui résiste à la disparition
et à l’oubli. Un reste dont le réveil à la conscience donne toute sa valeur au
travail de mémoire. Ce travail serait le lieu du témoignage. Témoignages
d’identités, d’humanités, à travers lesquels l’histoire vient rendre compte,
rendre un compte, en signant et signifiant sa fascination, comme sa peine,
devant la perte de son propre référent : le temps qui passe.
Introduction 11

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La mémoire de la culture matérielle
et la culture matérielle de la mémoire

Laurier Turgeon

Nous sommes uniquement


ce que font de nous les objets qui nous environnent.
Helvétius, De l’esprit, 1758.

Introduction

Les études en culture matérielle se développent à un rythme accéléré


dans pratiquement toutes les disciplines des sciences humaines et sociales.
Traditionnellement le domaine de prédilection des archéologues et des anthro-
pologues, la culture matérielle trouve aujourd’hui un nombre ­croissant
d’adeptes parmi les ethnologues, les historiens, les historiens de l’art, les
géographes, les sociologues, les muséologues, les littéraires, les architectes,
voire chez les philosophes et les psychanalystes. Ce champ de recherche
interdisciplinaire tend également à s’autonomiser et à devenir un domaine
de recherche à part entière, à l’instar des études féminines, des études cultu-
relles et des études postcoloniales.
Cet intérêt pour les objets matériels n’est que le reflet de leur place gran-
dissante dans nos pratiques sociales contemporaines. Depuis l’avènement
du colonialisme, du capitalisme et de l’industrialisation, nous produisons,
échangeons et consommons un nombre toujours plus important d’objets
matériels. D’ailleurs, plusieurs grands écrivains de la deuxième moitié du
xixe siècle et du début du xxe siècle, tels Balzac, Flaubert et Proust, ont bien
retracé dans leurs romans l’invasion massive et la place croissante que jouent
les objets matériels dans la vie sociale (Frolich 1997, Baldwin 2005). Comme
le dit si bien Balzac dans Une fille d’Ève, en faisant allusion à son époque :
« Ce n’est plus ni les idées, ni le langage, mais les choses qui parlent. » Cette
tendance s’est encore accentuée avec le phénomène de mondialisation des
circuits commerciaux et des marchés au cours des vingt dernières années
(Semprini 2001). La consommation dite « de masse » est l’expression la
plus achevée de cet intense désir d’objets qui caractérise le monde moderne
14 Objets et Mémoires

(Miller 1987). Il ne faudrait pas penser que l’envie d’objets se limite aux
seules pratiques de la consommation alimentaire, elle recouvre l’ensemble
de nos pratiques de consommation culturelle. Par exemple, l’expansion du
patrimoine renvoie à ce même désir d’objets dans la mesure où le patrimoine
privilégie la culture matérielle – les artefacts, les bâtiments et les sites – pour
présenter et représenter le passé. Le succès contemporain des musées s’ex-
plique largement par le fait qu’ils permettent d’accéder concrètement à l’his-
toire par le biais des objets matériels, plutôt que par la simple lecture des textes
(Bennett 1995, Poulot 2002, Poulot, Ballé et Mazoyer 2004). En littérature, le
nouveau roman consacre une place centrale aux choses, plus encore, celles-ci
se substituent aux personnages du roman et deviennent de véritables actrices
(Barthes 1964, Lepaludier 2004). Les objets matériels ­triomphent également
dans les pratiques artistiques contemporaines, que ce soit le ready-made où
l’objet lui-même devient l’œuvre d’art, ou dans l’installation qui représente,
dans la plupart des cas, une mise en scène d’objets de la vie quotidienne.
Il n’en demeure pas moins que l’étude de l’objet est assez récente et il
n’existe pas de vision d’ensemble de l’évolution de ce champ de recherche,
du moins pas en langue française. Un bilan transdisciplinaire semble d’autant
plus utile que les chercheurs proviennent d’horizons divers et ne connaissent
pas toujours les travaux menés par leurs collègues dans les disciplines voi-
sines. J’ai voulu étendre ce bilan critique aux travaux de langue anglaise, en
raison du développement phénoménal de ce domaine dans les pays anglo-
phones. Il est d’autant plus important de le faire que les auteurs français
ignorent souvent les travaux de langue anglaise et vice-versa. Une simple
lecture des bibliographies en rend rapidement compte ; les frontières lin-
guistiques constituent une barrière dans la transmission des connaissances.
Nous constatons également parfois le phénomène contraire, c’est-à-dire des
travaux de certains auteurs de langue française, peu cités par les spécialistes
francophones, mais très utilisés par les auteurs anglais ou américains. Le cas
de Pierre Bourdieu dont les œuvres traduites sont fréquemment citées en
référence dans le milieu anglophone alors que très peu par les spécialistes
francophones de la culture matérielle en est un exemple révélateur. Ce texte
ne prétend pas être exhaustif. Il serait impossible de recenser et d’intégrer
dans un seul article tous les travaux de langue française et anglaise, tant ils
sont nombreux. Je me contenterai ici de donner des repères qui visent à
identifier les principales approches de la culture matérielle.
J’en ai identifié quatre. La première porte sur l’usage de l’objet comme
témoin historique, c’est-à-dire comme un moyen de suppléer et de vérifier
les sources écrites dans la reconstitution historique du passé. De cette simple
fonction de témoin, le structuralisme et la sémiologie ont élevé l’usage de
l’objet à celui de signe et ont tenté de comprendre son sens et ses fonctions
cognitives. La troisième approche traite du pouvoir d’action sociale des
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 15

objets. Grâce à la phénoménologie, l’objet a été considéré dans sa spécificité


matérielle et produisant son propre régime de sens qui n’obéit pas forcé-
ment aux mêmes règles que le langage. Plus qu’un signe, l’objet est matière
et représente une force capable d’agir sur le monde social. La dernière est
celle qui prend l’objet comme une forme d’expression de la mémoire et, en
même temps, comme un moyen d’action sur la mémoire. Ce texte propose
donc une sorte de mémoire de la culture matérielle, c’est-à-dire une histoire
des principales étapes de l’évolution du domaine, mais aussi une culture
matérielle de la mémoire dans la mesure où il explore les manières dont les
objets investissent et concrétisent la mémoire.

L’objet témoin
L’usage premier de l’objet matériel fut celui de témoin dans les sociétés sans
écriture. On peut faire remonter cette pratique aux voyages d’exploration,
à la colonisation de l’Amérique et à la constitution de cabinets de curiosité
à l’époque moderne. Mais l’objet matériel a acquis son statut de témoin
surtout dans le contexte du discours scientifique occidental du xixe siècle qui
propose une vision binaire du monde : le monde civilisé, associé à l’écriture et à
l’histoire, et celui, non civilisé, sans écriture et sans histoire. L’anthropologie
et l’archéologie naissent dans ce contexte pour donner une histoire aux
­peuples sans écriture, en privilégiant l’étude d’objets matériels, jugée comme
seul moyen d’en obtenir des connaissances. Les archéologues cherchaient
dans le sol les preuves matérielles des sociétés disparues, alors que la ­mission
des anthropologues était de mener des enquêtes ethnographiques hors
sol et de faire la cueillette d’objets encore en usage auprès des peuples en
voie de disparition (Trigger 1989). Les bouleversements démographiques et
sociaux provoqués par l’expansion coloniale laissaient penser que la plupart
des ­peuples sans écriture étaient condamnés à disparaître, à plus ou moins
brève échéance, et que la conservation de leurs résidus matériels représentait
la seule façon de préserver des éléments de leurs systèmes de croyances, de
leurs rituels et de leurs modes de vie. En Amérique du Nord, l’approche
culturaliste, développée par Franz Boas et ses élèves, accorde une place cen-
trale à la culture matérielle et à l’observation participante pour connaître
l’usage des objets dans les cultures autochtones. En Angleterre, les travaux
de Malinowski (1922) et de Radcliffe-Brown (1952) vont dans le même
sens, quoique l’approche plus fonctionnaliste que culturaliste qu’ils préco-
nisent mette l’accent sur les aspects techniques des objets et leur rôle dans
l’adaptation à l’environnement et à la société. Œuvrant dans le cadre de
musées jusqu’au milieu du xxe siècle, archéologues et anthropologues versaient
­systématiquement leurs collections aux institutions muséales, érigées en
temples de la conservation et de l’exposition de ces peuples évanescents.
16 Objets et Mémoires

Ils ont ainsi mis au point les premiers outils conceptuels et métho­dologiques
pour interpréter les objets comme témoins du passé. Étudiant les sociétés
préhistoriques sans écriture, les archéologues ont dû se limiter à l’étude des
seuls objets, de leurs emplacements dans le sol et des comparaisons entre
les collections provenant de sites différents. Grâce à cette contrainte, ils ont
élaboré des modèles interprétatifs à partir de l’étude de l’objet lui-même
(forme, matière, fonctions primaires et symboliques), les traces qu’il porte
(usure qui évoque les usages que l’on en fait), sa localisation dans le sol (l’étude
de la stratigraphie pour connaître les séquences d’occupation des sites et
développer des chronologies), et la comparaison des objets entre eux (pour
développer des typologies). La multiplication des fouilles sur différents sites
leur ont permis de cerner, à partir de la seule culture matérielle, des choses
aussi complexes que les identités ethniques, les réseaux d’échanges, les mou-
vements migratoires, les systèmes technologiques et l’évolution des modes de
vie. Ces notions seront reprises et développées par les anthropologues pour
étudier les collections ethnographiques. Se penchant sur des peuples encore
vivants, ils bénéficieront des traditions orales de ces peuples ou encore de
l’observation directe de leurs pratiques, pour mieux saisir les fonctions des
objets et leurs contextes sociaux et culturels. L’enquête ethnographique a
permis d’analyser plus finement et sûrement les pratiques et significations
des objets, et de développer des modèles théoriques plus sophistiqués sur le
changement social, les processus d’adaptation et les transformations cultu-
relles dans les situations de contact. Cet empirisme a donné aux anthro-
pologues l’occasion de mieux instruire les archéologues sur les usages de
l’objet à des époques plus anciennes, par la méthode dite « rétrospective »
(upstreaming en anglais), qui consiste à comprendre les pratiques passées à
partir d’extrapolations faites sur les pratiques contemporaines. Inspirés par
les travaux des anthropologues, les archéologues ont exploité à leur tour,
plus ouvertement, les sources matérielles pour élargir leurs perspectives
et aborder les champs plus abstraits des systèmes adaptatifs, des pratiques
rituelles et des croyances.
La séparation entre peuples avec écriture et peuples sans écriture est restée
si forte que pendant longtemps les peuples civilisés ont été exclusivement
étudiés à partir de sources écrites, par le biais de l’histoire, et les peuples non
civilisés à partir d’objets matériels ou de récits oraux. L’archive est demeurée
dans une catégorie particulière, avec un statut et un pouvoir d’évocation du
passé jugés très supérieurs à toute autre source. Le principe d’écrire l’histoire
à partir d’archives était tellement ancré dans les mentalités qu’il ne venait
même pas à l’esprit de mêler les écrits avec d’autres types de sources, par
exemple matérielles ou orales, pour avoir une vision plus critique et com-
plète du passé du monde civilisé.
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 17

L’idée de croiser les sources matérielles et écrites de manière systématique


est venue des archéologues nord-américains qui travaillaient sur les sites
amérindiens ou européens de l’époque coloniale. L’exploitation des archives
coloniales leur permettait de mieux comprendre les objets et les usages que
l’on en faisait, à la fois chez les Européens et chez les Amérindiens, puis
d’étudier l’interaction entre ces deux groupes en contexte de contacts.
En plus d’offrir un appareil méthodologique plus élaboré et neuf, cette
approche permettait d’intégrer dans une même histoire le monde européen
et le monde amérindien, les peuples avec et sans écriture. Marquant une
rupture avec le passé, cette pratique a mené, à partir des années 1950, à la
création d’une nouvelle discipline, l’archéologie historique, dont la mission
était d’exploiter de manière systématique et critique ces deux catégories de
sources, matérielles et écrites. L’archéologie historique a connu un grand
succès aux États-Unis, au Canada, au Mexique, dans les pays antillais et
dans d’autres pays de colonisation récente comme l’Australie, l’Afrique du
Sud et le Pérou. L’apparition dans les années 1970 de la revue américaine
Historical Archaeology, revue trimestrielle tirée à plus de 3 000 exemplaires et
distribuée dans plus de 120 pays, montre bien que le rapprochement entre
l’écrit et l’objet, l’histoire et l’archéologie est chose faite, du moins chez les
archéologues. En Europe, l’archéologie médiévale et post-médiévale s’est
développée à peu près en même temps avec une mission assez semblable.
Dès les années 1960, les historiens aussi commencent à explorer le
domaine de la culture matérielle. Le développement de l’histoire sociale
en Europe, avec son intérêt marqué pour les classes populaires, conduit les
historiens à s’interroger sur les niveaux de fortune, les modes d’habitation,
les régimes vestimentaires et l’environnement matériel de la vie quotidienne
des différents groupes sociaux. La maison, le mobilier, le vêtement, le bijou
et l’alimentation représentaient autant de moyens pour appréhender concrè-
tement la vie matérielle des sociétés passées. L’ouvrage magistral de Fernand
Braudel (1979), qui développe la notion de « civilisation matérielle », devient
vite une référence et sert pendant longtemps de modèle aux historiens de
l’époque moderne en France et ailleurs dans le monde. On peut citer aussi les
travaux marquants de Daniel Roche sur la vie matérielle des couches popu-
laires de Paris (1981) et les modes vestimentaires en Europe au xviiie siècle
(1989), ainsi que ceux plus récents de Renata Ago sur les pratiques de
la culture matérielle à Rome au xvie siècle (Ago 2006). En Amérique du
Nord, ce sont les spécialistes de l’histoire amérindienne qui se penchent les
premiers sur les objets matériels afin de ne plus compter exclusivement sur
les sources écrites d’origine européenne pour faire l’histoire amérindienne.
L’intérêt pour la culture matérielle ne tarde pas à s’étendre aux historiens
du social et du culturel préoccupés, comme leurs collègues européens, par
la reconstitution du cadre de la vie matérielle des différentes couches de
18 Objets et Mémoires

la société. La première revue d’histoire, consacrée à l’étude de la culture


matérielle, La revue d’histoire de la culture matérielle, voit le jour au Canada
en 1978 et elle est publiée régulièrement depuis. Les historiens n’ont pas
manqué de mettre en œuvre de nouvelles sources écrites destinées à l’étude
de la vie matérielle, comme les inventaires après décès qui fournissent une
description des objets trouvés dans la maison du défunt, leur état de conser-
vation, leur localisation et leur valeur (Poulot 1997). Cependant, chez les
historiens, les études s’appuient peu sur l’étude des objets eux-mêmes, sans
doute en raison de la place dominante traditionnellement accordée à l’écrit
dans la pratique de l’histoire et aussi de l’absence d’objets pour les périodes
plus anciennes, faute de collections ethnographiques. Les écrits et les images
continuent à être les principales sources d’information des analyses de la vie
matérielle (Ago 2006).
Les ethnologues se sont appuyés davantage sur les objets matériels, tant
en Europe qu’en Amérique du Nord, pour documenter les traditions et cou-
tumes des cultures populaires, généralement dépourvues de sources écrites.
Il faut dire que, travaillant sur la période contemporaine, ils ont eu accès aux
objets encore en usage dans les milieux populaires. Les deux moyens privi-
légiés pour étudier la culture populaire étaient les traditions orales (contes,
légendes, chansons) et les objets matériels (maisons, vêtements, aliments,
mobilier, outils artisanaux). Le savoir oral était mis à contribution pour
mieux connaître les objets et, dans la mesure du possible, les sources écrites
d’origine populaire, comme les livres de comptes, les journaux intimes,
la correspondance privée, les photographies et les papiers de famille. En
France, les travaux de Georges-Henri Rivière (Ethnologie française 1987)
­mettent les objets matériels au centre de l’analyse ethnologique, notamment
pour mieux comprendre les techniques de production artisanale. De même,
aux États-Unis, des ethnologues, comme Thomas Schlereth (1981) et Henry
Glassie (1975, 1982, 1999), se consacrent à l’étude des objets populaires et
donnent la parole aux artisans pour mieux appréhender leurs savoir-faire.
Le domaine de la culture matérielle prendra une telle ampleur dans l’ethno-
logie américaine qu’on le désignera par un nom propre, folklife, juxtaposé au
folklore, étude des traditions orales. Désormais la discipline reposera sur deux
piliers, la culture matérielle et les traditions orales. Le gouvernement américain
ira jusqu’à créer un Folklife Center à la Smithsonian Institution et un autre à la
Library of Congress. L’intérêt pour la culture matérielle se développe aussi de
façon marquée au Canada français par le biais des travaux de Marius Barbeau
(1942, 1943), de Robert-Lionel Séguin (1959, 1973) et de Jean-Claude Dupont
(1979), puis au Canada anglais par ceux de Gerald Pocius (1991).
Dans ces études, l’accent est mis sur les techniques de production des
objets traditionnels et sur leurs maîtres à penser, les artisans. Les méthodes
privilégiées sont celles de l’observation directe et de l’enquête orale. L’étude
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 19

des modes de production et des savoir-faire populaires vise à atteindre les


idées, les valeurs et les mentalités profondes de ces producteurs artisanaux,
comme si la vie populaire renfermait des savoirs qui n’étaient pas consignés
par l’écrit. Les ethnologues partent à la recherche des mystères de ce monde
souterrain, voire occulte, largement ignoré par la culture savante. Marqués
aussi par la notion de « mentalité primitive » de Lucien Lévy-Bruhl (1922),
ils sont animés par l’idée qu’il existe dans les milieux populaires une sorte
de pensée archaïque régie par des schèmes mentaux différents de ceux des
lettrés. Ce savoir populaire méconnu et mystérieux est alors érigé en objet
de connaissance et les objets artisanaux qui le médiatisent en deviennent
les témoins privilégiés. Les ethnologues réussissent ainsi à renverser la pers-
pective qui avait prévalu jusqu’alors : les témoignages matériels acquièrent
une préséance sur les témoignages écrits, parce que capables de révéler des
secrets profonds de la société. Au même titre que le langage, l’objet permet
d’atteindre la pensée et les processus cognitifs. C’est déjà lui reconnaître un
statut comparable au mot écrit.

L’objet signe

La sémiotique a achevé cette mutation et donné à l’objet le statut de signe. Il


s’agit d’une rupture profonde dans les régimes du savoir sur l’objet. Celui-ci
est inscrit dans le présent et devient un agent actif de la vie contemporaine,
au lieu d’être une simple trace du passé. De plus, l’objet est interprété du
point de vue de la réception et de la perception, plutôt que dans la pers-
pective de la production et de son producteur jusqu’alors considéré comme
la seule personne capable de lui donner du sens. Désormais, l’objet revêt
le sens que lui donnent ses récepteurs autant que ses concepteurs. On lui
reconnaît aussi une fonction d’énonciation au même titre que le mot écrit
ou parlé. Dès lors, l’objet peut produire du sens, posséder un pouvoir de
représentation et agir sur les processus cognitifs. Plus que de répondre à
des besoins matériels et techniques, l’objet signifie des valeurs complexes,
marque les identités des individus et des groupes et évoque des idées abs-
traites destinées à nourrir la pensée. Considérés dans un ensemble, les objets
constituent un texte qui peut être lu, analysé et décodé. Plus encore, l’agen-
cement des objets de telle ou telle manière, par exemple le mobilier dans une
maison ou des plats sur une table, forme un langage, un système de com-
munication non discursive. Comme pour les mots, le système sémiotique
des objets est composé de deux structures parallèles : une série d’idées qui
séparent l’expérience en unités distinctes, et une série de signifiants matériels
qui représentent ces idées. L’interaction entre ces deux structures est ce qui
suscite la communication et la cognition.
20 Objets et Mémoires

Bien que l’on puisse faire remonter l’étude de la sémiologie des objets
aux travaux d’Émile Durkheim sur le système totémique (1912), le domaine
trouve véritablement ses assises dans les années 1960 avec les publications
de Claude Lévi-Strauss, de Roland Barthes et de Jean Baudrillard. On
peut regrouper les principaux travaux dans deux grands courants : l’analyse
contextuelle et l’analyse immanente. L’approche la plus ancienne et la plus
connue est celle qui porte sur les contextes, mise au point dans les travaux
pionniers de Roland Barthes (1967, 1970, 1985) et de Jean Baudrillard (1968,
1969). Comme son nom l’indique, l’analyse contextuelle repose sur l’idée
que l’environnement qui entoure l’objet joue un rôle primordial dans la
production de son sens. Le contexte forme un système de connotations
stéréotypées qui imposent une signification à l’objet. Tout objet hors de
son contexte de signification porte à confusion et brouille le système de
sens, comme, par exemple, le fait de servir une tranche de pizza lors d’une
réception à une ambassade ou de porter un complet à la plage. Roland
Barthes a bien montré, à travers l’étude de la mode vestimentaire, comment
le contexte est également constitué par l’ordonnancement des différents
éléments du costume autant que par la nature de l’activité sociale. Mettre un
béret avec un costume trois pièces serait l’équivalent d’une erreur grammati-
cale. Les analyses contextuelles plus récentes tendent à mettre l’accent sur la
relation interactive entre l’objet et son contexte (Latour 1993). Selon Andrea
Semprini (1995), ce n’est pas le contexte seul qui donne sens à l’objet ; le
sens émerge de la relation dynamique entre les deux. Autrement dit, l’objet
détermine le sens du contexte et le contexte détermine le sens de l’objet et ce
rapport dialogique construit la communication qui peut varier d’une situa-
tion à une autre. Dans cette perspective, contrairement aux modèles struc-
turalistes et sémiotiques classiques, le sens n’est pas figé, mais évolutif.
L’analyse immanente tend à ramener la production de sens à l’objet lui-
même. Elle considère que la signification est inscrite dans les propriétés
textuelles de l’objet. Le contexte est considéré comme inhérent à l’objet qui,
à la manière d’un texte, renferme tout le sens. L’analyse consiste à décrire le
processus qui permet à l’objet de manifester sa signification et de le rendre
explicite. Le modèle d’analyse sémio-narrative des textes d’Algirdas Julien
Greimas (1966, 1976) demeure la référence canonique pour ce type d’ana-
lyse. Dans ses adaptations plus récentes, on tâche d’étudier des ensembles
d’objets, plutôt qu’un objet isolé, et de tenir compte des modes de coha-
bitation entre les objets (Fontanille et Zinna 2005, Semprini 2001). Bien
que les contextes soient encore « immanentisés » par les objets, il y a un
effort qui est fait pour saisir de sens la circulation et la réception des objets
dans les discours sociaux, plutôt que de les considérer sous l’angle de leurs
simples contenus et de leurs valeurs conceptuelles, comme c’est le cas dans
les analyses sémio-narratives classiques.
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 21

En dépit des progrès considérables que la sémiotique a apportés aux


études en culture matérielle, elle possède ses limites. Elle tend à restreindre
l’interprétation de l’objet à ses seules fonctions langagières et à modéliser
trop étroitement son fonctionnement sur celui de la linguistique structu-
rale. Comme le soulignent Jean Bazin et Alban Bensa, « les objets […] se
réduisent à leur être fantomatique de purs signes » (Bazin et Bensa 1994 :
4). Marquée par le structuralisme, l’analyse sémiotique présente le monde
des objets comme un système nécessairement très codifié et stable. Toute
modification des codes conduit au dérèglement du système de sens et à une
rupture dans la communication, comme si le sens devait reposer sur des
structures cognitives figées et universelles. Autant l’approche historique était
obnubilée par l’inscription des objets dans le temps et dans la société, autant
la sémiotique néglige la dimension sociale. Or, nous savons que le sens des
choses change avec le temps et que les acteurs sociaux agissent sur cette
évolution. Par exemple, celui qui porte un complet à la plage peut le faire
volontairement dans le but de briser les conventions sociales et d’affirmer
son pouvoir individuel. De même, servir une tranche de pizza à une récep-
tion peut être un puissant moyen de montrer aux invités qu’ils ne sont pas
bien considérés. Le sens n’est pas toujours inhérent aux choses ; il demeure
souvent ambigu et peut être modifié par les acteurs sociaux. Il peut même
être totalement oublié ou encore reconstitué. Les objets s’inscrivent dans des
structures langagières, mais aussi dans des rapports sociaux.

L’objet social
L’intérêt pour les fonctions sociales de l’objet, sans doute le courant de
pensée le plus important des trente dernières années dans le domaine de
la culture matérielle, est né en grande partie d’une insatisfaction face aux
analyses sémiotiques et structuralistes : au-delà de ce que sont les objets,
les chercheurs ont voulu savoir ce qu’ils font. Cette critique est venue de la
sémiotique elle-même, formulée par des sémioticiens intrigués par la valeur
d’usage social des objets. Si les sémioticiens se sont attaqués farouchement
aux interprétations économiques et techniques des objets, jugées réductrices,
ils ont tout de même été sensibles à leur fonction instrumentale, soit à leur
capacité d’action sur le monde social. Roland Barthes, par exemple, dans
L’Aventure sémiologique, développe la notion de la « transitivité de l’objet »
dans laquelle il reconnaît que « l’objet sert à l’homme à agir sur le monde,
à modifier le monde, à être dans le monde de façon active ; l’objet, précise-
t-il, est une sorte de médiateur entre l’action et l’homme » (Barthes 1985 :
251). Même si l’objet est présenté ici comme un simple médiateur, c’est
déjà reconnaître qu’il ne fait pas juste signifier, mais qu’il peut transformer
22 Objets et Mémoires

le monde social. Les sociologues et les anthropologues, tels que Pierre


Bourdieu et Christopher Tilley, n’ont pas tardé à emprunter à la sémiotique
les concepts d’iconicité et de transitivité dans leurs premières explorations
des rapports entre les objets et les personnes. Ils pousseront beaucoup plus
loin l’analyse, en mettant l’accent sur les manières dont les objets socialisent
l’individu, construisent les rapports sociaux et structurent l’ensemble de la
vie sociale.
Les travaux de Pierre Bourdieu ont eu un impact majeur, surtout dans
le monde anglo-saxon, en montrant que les objets construisent les per-
sonnes autant que les personnes fabriquent des objets. En renouant avec
le marxisme, Bourdieu soutient que les objets servent à exprimer les diffé-
rences entre les classes sociales (1979), mais plus encore, à la construction
d’un « habitus », c’est-à-dire un nombre assez réduit de pratiques codifiées,
acquises inconsciemment par socialisation, et transmises de génération en
génération (Bourdieu 1972, 1979, 1980). Ce concept recteur de sa théorie
de l’action sociale trouve sa source dans son analyse de la maison kabyle.
D’après lui, cette forme matérielle rudimentaire structure l’ensemble du
mode de vie de ses occupants. Par la disposition et l’usage des pièces et des
objets, la maison détermine les hiérarchies sociales, la division sexuelle du
travail, les systèmes de transmission, les représentations du monde, bref,
tous les aspects de la vie sociale. La maison sert de lieu de procréation et
de création des enfants, elle est le siège de leurs apprentissages et de leurs
premières expériences sociales. Elle conditionne les rapports avec le monde
intérieur de la famille et le monde extérieur des relations économiques et
sociales ainsi que le mouvement des femmes et des hommes entre ces deux
espaces. Par exemple, pour la femme, la maison est une sorte de refuge, un
lieu dans lequel elle entre, alors que pour l’homme qui se définit plus par
rapport au monde extérieur, c’est un lieu qu’il quitte. La maison représente
le système de classification qui inculque et renforce les principes taxono­
miques de l’ensemble de la culture. Ces principes deviennent si ancrés dans
les pratiques de la vie quotidienne qu’ils finissent par incarner les personnes.
Selon Bourdieu, ce n’est pas seulement la pensée qui détermine les objets et
les objectifications des pratiques sociales, mais aussi le monde matériel qui
détermine la pensée. La relation entre la pensée et le monde matériel n’est
donc pas univoque, mais dialectique.
L’étude de la relation dialectique entre la pensée et la matière a servi
d’observatoire pour repenser le rapport de l’individu à l’objet, premier
stade vers le processus plus large de socialisation. Reprenant les travaux
de Bourdieu, les anthropologues anglais Daniel Miller (1987, 1999) et
Christopher Tilley (1994, 2004) ont étudié avec encore plus de détermi-
nation cette notion de l’objectification, c’est-à-dire le processus par lequel
l’idée d’un individu se concrétise dans une forme matérielle. Ils n’ont pas
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 23

hésité à remettre en question le principe hégélien par lequel l’esprit domine


toujours la matière, et qui se transpose dans le domaine matériel par la
croyance que la pensée précède l’objet, que la forme matérielle est prédéfinie
dans un schéma mental avant d’être réalisée concrètement. Or, les choses
sont plus complexes, rappelle Tilley (2004). Plutôt que de précéder la forme,
l’idée se construit en même temps qu’elle dans un va-et-vient perpétuel entre
l’abstraction de la pensée et la matérialité de l’objet. L’une nourrit l’autre
et se fait donc constitutive de l’autre. Dans son étude de la fabrication de
paniers, Tim Ingold (2000) observe que le vannier n’a pas une représenta-
tion mentale précise de l’objet qu’il veut fabriquer, mais plutôt des habilités
et savoir-faire manuels qui orientent son engagement avec la matière. La
taille, la nature et la qualité de l’osier participeront aussi à la détermination
de la forme. Le vannier compose avec la matière, travaille les matériaux
en fonction des contraintes rencontrées. Chaque étape de la fabrication
détermine les étapes successives. La forme émerge de cet engagement, du
processus même de fabrication plutôt que de la seule pensée de l’artisan. Il
travaille la matière de l’intérieur plutôt que d’agir sur elle de l’extérieur. S’il
a une vague idée de forme au départ, le résultat peut être fort différent. Ce
processus dialectique entre cognition et construction de l’objet n’est pas
limité uniquement au moment de création. D’après Miller (1987), l’objec-
tification est un phénomène répétitif qui se produit et se reproduit tout au
long de la vie de l’objet. L’échange, la consommation et l’appropriation de
l’objet sont autant de nouvelles expressions du rapport entre la pensée et
l’objet, entre ce qu’il représente et ce qu’il est. Lors de leur circulation entre
les personnes et les contextes, les objets produisent de nouveaux sujets, de
nouveaux objets et de nouvelles activités sociales.
L’efficacité de l’objet matériel dans la socialisation de l’individu tient à sa
matérialité. Plutôt que d’étudier l’objet comme un signe et de le soumettre
aux règles du langage, Daniel Miller (1999, 2001) propose de séparer la
culture matérielle du langage et de la considérer dans sa spécificité, partant
de l’hypothèse qu’elle possède un mode de fonctionnement très différent du
système langagier. Les objets se singularisent par leur matérialité, par leur
pouvoir de socialisation non verbale. Si les mots pouvaient se substituer
aux objets, s’ils étaient leurs équivalents, ils deviendraient alors inutiles. Les
marchands ne vendraient que des livres et les musées feraient des expositions
simplement à partir de textes (Tilley 2006 : 62). Les objets évoquent d’eux-
mêmes, ils n’ont pas besoin de mots et de textes pour se dire et pour agir
(Bazin et Bensa 1994 : 4-5). Plus que de donner sens, ils peuvent mobiliser
les sens et les acteurs sociaux. Par exemple, le goût ou l’odorat d’un aliment
familier peut avoir un pouvoir d’attraction extrêmement fort de la même
manière que la vue d’une couleur marquée négativement peut repousser.
Le même objet a la possibilité d’agir simultanément sur plusieurs sens à des
24 Objets et Mémoires

degrés divers. Les objets déclenchent des expériences sensorielles et affec-


tives fortes capables de mobiliser ou de démobiliser les personnes. Ils per-
mettent aussi à l’individu de dire ce qu’il est, d’affirmer sa personnalité et
d’assurer son intégration sociale. Terence Turner (1980, 1995) a bien montré
le rôle fondamental du corps – que l’on peut considérer comme un objet – et
l’ornementation corporelle dans les stratégies de socialisation. Selon lui,
la peau, interface entre le monde intérieur de la psyché et le monde exté-
rieur des relations sociales, est le lieu où se joue la socialisation individuelle.
L’exposition d’objets à la surface du corps – bijoux, vêtements, tatouages,
implants – demeure le moyen privilégié de marquer l’identité du soi, sa
place dans la hiérarchie sociale et les étapes de la socialisation des individus
depuis la naissance jusqu’à la mort.
Si les objets facilitent la socialisation de l’individu, ils sont tout aussi
essentiels au développement des relations entre les individus. L’échange
représente sans doute le moyen le plus puissant d’employer les objets dans la
construction des liens sociaux. Pendant longtemps on a distingué deux types
d’échange, le don et l’échange marchand, le pouvoir de rassemblement de
l’un étant d’ailleurs souvent opposé au caractère aliénant de l’autre. En effet,
depuis les travaux de Marcel Mauss au début du xxe siècle, le don a été consi-
déré comme le principal agent des relations sociales, notamment en raison
du mécanisme de la réciprocité qu’on lui pensait inhérent. L’acte de donner
sous-tendait l’obligation de rendre, et rendre l’obligation de donner de nou-
veau, entraînant une dynamique du don – contre don qui contribuait à
fortifier les liens sociaux et les alliances. Idéalisé, ce régime d’échange propre
aux sociétés primitives était opposé à l’échange capitaliste où le marché
est animé par le profit, les intérêts individuels et l’exploitation de l’autre.
Aujourd’hui, la tendance est plutôt de chercher les liens de parenté entre
ces deux formes d’échange et d’appréhender leurs effets souvent semblables
sur la vie sociale (Appadurai 1986, Miller 1987, Thomas 1991, Weiner 1992,
Godelier 1996, Myers 2001). Les travaux d’Annette Weiner ont montré,
entre autres choses, que le don n’implique pas toujours la réciprocité. Il
arrive souvent que l’on ne rende pas, soit pour rompre les relations ou
encore pour créer des liens de dépendance par le biais de l’endettement.
Arjun Appadurai a bien fait remarquer que l’opposition don-échange mar-
chand est factice dans la mesure où il y a toujours un désir sous-jacent de
tirer un profit quelconque dans la pratique du don, créant un échange asy-
métrique, et d’instaurer une réciprocité dans l’échange marchand. Comme
la valeur des objets reste subjective et variable, le sens de l’échange dépend
lui aussi des contextes et des dynamiques sociales sous-jacentes (Myers
2001). Un objet d’art peut être une marchandise tout autant qu’une boîte
de conserve de supermarché. De même, le marché n’est pas toujours un lieu
aliénant animé par des échanges inégaux. Étudiant un marché forain en
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 25

France, Michèle de La Pradelle (1997) a constaté que l’échange marchand


vise au contraire à construire un rapport social entre partenaires égaux. Le
marché met en scène une microsociété utopique qui donne à la popula-
tion l’occasion de fabriquer une représentation idéalisée d’elle-même et de
refaire la communauté. Tout est mis en œuvre pour aplanir les différences
et rappeler que les concitoyens sont tous semblables. Les emplacements des
marchands forains sont tirés au sort et ceux-ci tâchent de réduire les écarts
sociaux en ajustant leurs prix, voire en manifestant de l’affection pour les
plus démunis. Daniel Miller (1987, 1998, 2001) conteste même le caractère
aliénant du supermarché et de la consommation de masse. Il soutient que les
consommateurs s’approprient activement les biens produits en série, les per-
sonnalisent en les agençant de telle ou telle manière, ou les recontextualisent
en modifiant leurs usages. Ils font de ces objets anonymes des objets à soi.
Loin d’anéantir les relations interpersonnelles, la consommation est l’occa-
sion de construire des nouveaux liens sociaux et de nouvelles identités.
Comme les objets matériels survivent aux personnes, ils structurent les
relations sociales dans le temps. Les objets possèdent leurs propres vies,
leurs trajectoires, des biographies que l’on peut reconstituer. Cette approche,
développée par Igor Kopytoff (1986) et reprise par Nicholas Thomas (1991),
Laurier Turgeon (1997, 2004), Janet Hoskins (1998), Laurel Thatcher Ulrich
(2001), Thierry Bonnot (2002) et beaucoup d’autres chercheurs, permet de
savoir comment les objets travaillent les relations sociales sur la longue durée.
Les objets, transmis de génération en génération ou d’une culture à une
autre, transportent avec eux les intentions de leurs créateurs-­transmetteurs et
agissent sur leurs détenteurs. Les objets transmis subissent des recontextuali-
sations sociales et culturelles : ils prennent d’autres formes, ils acquièrent de
nouveaux usages et changent de sens. Les transformer est une manière de
marquer une appropriation et, en même temps, les objets transforment ceux
qui les manipulent. La prise de possession d’objets nouveaux entraîne non
seulement des reconfigurations culturelles mais aussi des reclassements et
des redéfinitions des individus et des groupes dans la société. Les personnes
peuvent investir les objets de leurs biographies à un point tel que ceux-ci
sont considérés inaliénables, c’est-à-dire qu’ils ­incarnent les personnes et ne
peuvent plus être séparés d’elles (Weiner 1992). L’incarnation des personnes
dans les objets se construit aussi collectivement par des activités rituelles et
des performances cérémoniales, mais elle peut également s’amenuiser et dis-
paraître, pour ensuite réapparaître (Arsenault 1998). La simple ancienneté
des objets suffit parfois pour leur donner le pouvoir d’unir et de diviser,
de rendre heureux ou malheureux, de plaire ou de déplaire, de prendre vie
ou de ressusciter les morts. Qu’ils soient esthétiques ou pratiques, nouveaux
ou anciens, les objets sont faits pour agir sur le monde et dans le monde
(Gell 1998).
26 Objets et Mémoires

L’objet mémoire

Si l’objet matériel construit les relations sociales, il agit aussi sur la mémoire.
Moins développées, les réflexions sur le rapport entre l’objet matériel et
la mémoire prennent place la plupart du temps dans des travaux géné-
raux sur la mémoire sociale. Elles gravitent autour de trois axes, dans les-
quels s’ins­crivent d’ailleurs les articles publiés dans ce recueil. Le premier
et le plus ancien porte sur le rôle de l’objet comme support mnémonique,
aide-mémoire servant à rappeler des lieux, des personnes et des événements
significatifs. Le livre Les lieux de mémoires de Pierre Nora (1984, 1987, 1992)
représente une illustration magistrale de la manière dont une mémoire
nationale – française en l’occurrence – s’incarne dans des monuments, mais
aussi dans des lieux populaires socialement partagés comme le café. Dans la
lignée des analyses de Maurice Halbwachs (1925), Nora propose un inven-
taire pour la France des principaux lieux d’expression de l’histoire de la
mémoire collective, conçue comme une histoire des usages matériels du
passé dans les présents successifs. Il part du principe que ce n’est que par
les personnes et les lieux présents que le passé peut être appréhendé. La
mémoire collective est investie dans des lieux concrets et ceux-ci évoquent
à leur tour la mémoire en lui servant de support. Il faut dire que le nombre
de sites et de monuments historiques classés n’a cessé d’augmenter dans la
plupart des pays occidentaux. En Angleterre, par exemple, ils sont passés
de 268 en 1882 à plus de 13 000 en 1990 (Connerton 2006 : 316). Ce besoin
que ressentent les sociétés contemporaines d’inscrire la mémoire dans des
lieux ou des objets matériels est-il une réaction contre un sentiment de perte
identitaire provoquée par la mondialisation ? Ou faut-il croire, à l’instar
de Maleuvre (1999 : 59), que l’irruption du nombre de lieux de mémoire
exprime un manque de milieux de mémoire, soit des environnements favo-
rables au développement des activités mémorielles ?
Quoi qu’il en soit, les travaux de Daniel Fabre (2000) en France et de
Tim Ingold (1996) en Angleterre nuancent et poussent encore plus loin
l’approche élaborée par Nora. Ils tracent le deuxième axe qui porte sur les
manières dont les objets construisent la mémoire. Au lieu de considérer la
mémoire comme un ensemble de faits du passé emmagasinés à tout jamais
dans un lieu, tel que la psychologie cognitive nous a habitués à la penser, ils
proposent d’étudier le rapport entre le lieu ou l’objet et la mémoire comme
une relation qui varie avec les personnes et qui se transforme avec le temps.
La mémoire des lieux ou des objets n’est pas figée, elle est appropriée et
domestiquée de toutes sortes de manières par les citoyens. Par exemple,
un souvenir d’un tableau de Rembrandt se transforme à chaque nouvelle
visualisation qui représente autant de nouvelles expériences mémorielles
(Gaskell 2002) ou un mémorial de la guerre d’Algérie en France évoque
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 27

des souvenirs très différents selon que l’on est un ancien combattant français
ou un résistant algérien immigré en France (Tisseron 1999). Pour signifier
des phénomènes de réappropriation ou de désappropriation, les monuments
peuvent même être modifiés ou déplacés. Exposées dans des lieux straté­
giques de Budapest, les statues des héros communistes de la Hongrie ont été
regroupées, après 1989, dans un parc en banlieue de la ville pour devenir de
simples témoins historiques du communisme (Losonczy 1999). La mémoire
d’un monument peut donc changer au cours de la vie des gens en fonction
de l’évolution des contextes ou des besoins des personnes elles-mêmes. Les
fêtes de commémoration expriment souvent cette volonté de renouvelle-
ment ou de redéfinition de la mémoire du lieu.
Les lieux et les objets matériels ne font pas juste nourrir la mémoire, ils
participent activement à sa structuration. Laurent Lepaludier rappelle que :
« L’objet est non seulement une référence cognitive qui cristallise autour de
lui la perception du monde, mais aussi un point d’accroche essentiel de la
mémoire qui structure le souvenir autour de lui » (Lepaludier 2004 : 118).
L’espace intime de la maison permet d’observer ce travail du monde maté-
riel sur la mémoire. En effet, les objets domestiques de la vie quotidienne
réactivent à chaque instant de la journée les souvenirs des personnes et des
événements, et les situent dans le registre mémoriel. Il s’agit d’une mémoire
non verbale qui fait appel aux sens, surtout à la vue, au toucher et à l’odorat.
L’ordonnancement des objets dans la maison hiérarchise les souvenirs, les
classe par catégories thématiques ou événementielles, et les fait cohabiter
de manière séquentielle pour construire un récit historique ou encore pour
les faire dialoguer entre eux. Se penchant sur les intérieurs domestiques des
Arméniens de Montréal, Marie-Blanche Fourcade remarque que l’organi-
sation du patrimoine domestique dans l’espace privé constitue un moyen
de mise en ordre de la mémoire (Fourcade 2006 : 315). Les objets les plus
valorisés sur le plan généalogique (photos des ancêtres, bijoux de famille,
etc.) sont exposés dans la chambre des parents alors que ceux qui renvoient
à l’ethnie (livres d’histoire, meubles, tapis, bibelots du pays d’origine) se
retrouvent souvent dans une pièce aménagée au sous-sol de la maison. Les
placer dans le sous-sol est sans doute une façon de les singulariser, en les
mettant à l’abri du regard des étrangers, en les gardant à la disposition des
seuls membres de la famille et en les enfouissant profondément dans le sol
du pays d’adoption et, par conséquence, dans la mémoire. Certains objets
très prisés et renfermant une forte charge mémorielle sont même cachés
dans des garde-robes ou dans des armoires. La distribution des objets dans
les pièces de la maison est une manière non seulement de classer, mais
aussi de compartimenter la mémoire. L’accumulation de bibelots familiaux
sur un buffet peut représenter un véritable autel consacré aux ancêtres, ces
objets se substituent souvent à des personnes disparues et donnent lieu à
28 Objets et Mémoires

des récits biographiques (Fourcade 2006 : 316). Le rôle joué par les objets
domestiques dans la gestion de la mémoire est encore plus évident lors des
déménagements. Dans son étude sur Montréal, Jean-Sébastien Marcoux
(2001) constate que le changement de résidence entraîne une réorganisation
de l’intérieur domestique et de la mémoire. Le déménagement fait rejaillir
le souvenir porté par les choses, réactive la mémoire, met la personne face à
son passé et provoque le tri, soit le choix d’abandonner définitivement tel ou
tel objet avec ses souvenirs ou de garder tel autre. La relocalisation de l’objet
conservé dans le nouveau lieu de résidence est un moyen de transporter avec
soi le souvenir de l’objet et de le recontextualiser. Le tri des objets signifie le
tri de la mémoire. Les objets sont requalifiés et la mémoire reconstruite. Ces
objets conservés acquièrent une plus-value mémorielle justement parce qu’ils
accumulent des histoires. Leurs riches biographies attestent de la survivance
aux drames répétés de la confrontation de l’objet avec ses souvenirs.
Un troisième axe regroupe les travaux sur les rapports entre les objets et
l’oubli. Beaucoup moins nombreux, comme le rappelle Joël Candau (2005 :
162), ceux-ci ont surtout porté sur les manières d’évacuer la mémoire des
objets et des lieux. Comment composer avec l’oubli ? Une partie de l’œuvre
de l’écrivain Marcel Proust est largement consacrée à l’étude de la tension
entre le soulagement de l’oubli et la douleur qu’il provoque. Il considère
que les objets construisent la mémoire au point qu’ils empêchent souvent
d’oublier. Le goût de la madeleine incarne le souvenir de tante Léonie et
de l’enfance à Combray, une bottine devient la représentation plus que
réelle de sa grand-mère, la sonate de Vinteuil matérialise l’amour de Swann
pour Odette, faisant revivre dans le présent le passé des jours heureux. Le
souvenir qui s’incruste dans les objets ou les lieux fait fi du temps et tyran-
nise la mémoire. Les objets de la vie quotidienne viennent constamment
défaire le travail de l’oubli et du deuil, ils envahissent sans cesse le présent
par ces « morsures » de la mémoire qu’ils véhiculent (Albertine disparue).
Pour Proust, ces objets provoquent des réminiscences qui participent de
la « mémoire involontaire », ressuscitant le passé (Tadié 1971, 1973, 1999 ;
Deleuze 1964 : 68). Cette sensation de retrouver involontairement le passé
dans des circonstances inattendues se situe entre la présence et l’absence,
entre la mémoire et l’oubli, et nous transporte hors du temps et de l’his-
toire : « Les souvenirs involontaires nous rapportent les choses dans un exact
dosage de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter une
même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute
contingence, ils nous en donnent l’essence extratemporelle » (Interview avec
Proust, Journal Le Temps, 1912).
Il y a plusieurs façons de faire le deuil de ces objets porteurs de mémoire :
les cacher pour les retirer hors de vue et de portée dans des lieux fermés et
de réclusion tels que la cave, le grenier ou l’armoire, les vendre, les donner,
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 29

ou de manière plus radicale les jeter. Ainsi leur éloignement géographique


active dans une sorte d’équivalence leur éloignement mental. Selon Serge
Tisseron (1999 : 152), le seul moyen pour oublier : fuir les lieux et les objets.
Le rejet d’objets est en effet la façon la plus répandue de se débarrasser de
souvenirs pénibles. Par exemple, à la suite d’une rupture douloureuse, il
arrive fréquemment de brûler des lettres d’amour ou de jeter des cadeaux
offerts pour évacuer le souvenir. Se débarrasser de ces objets facilite le deuil
et évite la tentation de jeter la personne voire de se jeter soi-même. Ces
scènes sont parfois volontairement dramatisées afin de mettre en scène le
corps : on précipite ces objets du haut d’un pont, par exemple, dans un
simulacre de suicide. Le corps représente évidemment le souvenir le plus
tangible de la personne. Étudiant les aborigènes de l’île Sabarl en Mélanésie,
David Battaglia (1990 : 189-190) souligne que les rites funéraires visent le
démembrement et la déconstruction des corps pour faire oublier l’individu
et le renvoyer à l’anonymat des origines. Michel Foucault (1975) a bien
montré que les formes de punition les plus sévères sous l’Ancien Régime
sont celles qui prônent l’anéantissement du corps de l’individu pour qu’il
soit oublié à tout jamais.
Mais ce n’est pas si facile d’oublier. L’élimination de l’objet n’entraîne
pas toujours l’éradication du souvenir. Bien au contraire, dans certains cas
la disparition de l’objet fait resurgir la mémoire du lieu, de l’événement ou
de la personne (Baudrillard 1968) ; l’absence de l’objet réactivant la mémoire
plus intensément devient obstacle à l’oubli. La perte de support matériel
rend l’absence encore plus présente. L’objectification matérielle permet alors
de rendre moins douloureuse la mémoire et facilite ainsi l’oubli ; l’objet
devient ainsi le support nécessaire de l’oubli. Parfois la conservation de
l’objet permet plus efficacement de se défaire progressivement de la mémoire
en réinvestissant l’objet par la substitution de nouvelles mémoires. Il s’agit
ainsi d’une redéfinition et d’une réappropriation de l’objet par le recyclage
de ses usages mémoriels.
Le propre des objets ne réside-t-il pas dans leur caractère réversible ? Par
un puissant phénomène d’association et la pluralité des relations entretenues
avec la mémoire, ne servent-ils pas tantôt à se souvenir tantôt à oublier ?
L’« objet transitionnel », tel que le nomme le psychanalyste britannique
Donald Winnicott (1989 : 170-175), permet d’illustrer l’ambivalence et la
dualité de l’objet dans son rapport à la mémoire. Cet objet choyé des enfants
dès leurs premières années – et dont ils sont souvent inséparables – rappelle
la mère en même temps qu’il s’y substitue. Instrument indispensable de
construction identitaire, il tente de combler le manque, la présence perdue
de la mère, le désir de proximité de la relation originelle et de garder le
souvenir de sa présence, par un lien intimement et corporellement attaché
à soi. Mais par le biais de cet objet, l’enfant cherche aussi à pallier l’absence
30 Objets et Mémoires

maternelle et la remplacer afin d’oublier ce lien et ainsi assurer plus aisément


une transition vers le monde social.
L’objet dans sa relation à l’oubli recèle une profonde ambiguïté, investi
tantôt d’un désir d’attachement ou de rejet. On le recherche, le chérit ou
le fuit. Il semble être à la fois un adjuvant, support nécessaire à l’oubli, ou
au contraire néfaste au processus du deuil. Ainsi l’oubli sillonne entre un
désir d’effacement et d’évacuation de toute trace matérielle et sa quête. Il
est oscillation entre la fuite et la quête du passé.

Conclusion

Au cours des quarante dernières années, l’objet matériel est passé du rôle
passif de témoin à celui d’agent de la vie sociale et de la mémoire. Cette
évolution ne suit pas une chronologie stricte et étanche, il existe des chevau-
chements entre les catégories et les périodes. L’objet continue à être utilisé
comme témoin de la même manière que l’approche sémiotique de l’objet
se poursuit encore aujourd’hui en se rapprochant des analyses sociales et
mémorielles. La littérature, tant de langue française qu’anglaise, a également
redécouvert récemment la place importante de l’objet, qui parfois remplace
les personnages, lui attribuant un rôle d’acteur de la vie sociale, esthétique
(Frolich 1997, Watson 1999, Brown 2003, Lepaludier 2004, Baldwin 2005,
Freedgood 2006, Otten 2006).
Il n’existe pas une mémoire, mais différents régimes de mémoire, ­variables
au sein d’une même culture selon les périodes ainsi que d’une culture à une
autre. François Hartog a bien montré qu’il y a des « régimes d’historicité »
(Hartog 2003). Ainsi d’un régime d’historicité essentiellement préoccupé
par le passé a-t-on évolué vers un régime davantage tourné vers le pré-
sent. Neil Whitehead a montré que les tribus de l’Amazonie qu’il a étudiées
ont des régimes d’historicité très différents de ceux du monde occidental
(Whitehead 2003). La distinction passé-présent y est moins prononcée, le
lien étant continuellement maintenu par le biais du mythe. De la même
manière qu’il y a des régimes d’historicité, il y a des régimes de mémoire,
qui entretiennent des rapports très variés avec les objets. Si dans la tradition
occidentale la mémoire se fixe à l’objet et si le recours à la destruction maté-
rielle permet d’oublier, les groupes iroquoiens du nord-est de l’Amérique
du Nord pendant l’époque coloniale ont tendance à conserver leurs objets
toute leur vie et même après la mort, formant un tout indissociable. Les
objets sont enterrés avec la personne au moment de son décès comme s’ils
étaient inaliénables (Turgeon 1997, 2005). Il y a ici le désir de maintenir une
permanence du lien entre les objets et la mémoire des personnes ; l’enseve-
lissement des objets dans la tombe, leur disparition donc, vise à en faire le
La mémoire de la culture matérielle et la culture matérielle de la mémoire 31

deuil et ainsi à renforcer la mémoire de la personne. L’objet a disparu. Hors


de la vue et du toucher, il n’existe plus que dans la mémoire.
La place prépondérante des objets dans la recherche en sciences humaines
et sociales et dans les pratiques culturelles contemporaines ne résulte-t-elle
pas d’une réaction contre l’oubli des objets, suscité par le développement de
la pratique de l’écriture dans le monde occidental depuis l’époque moderne ?
L’écriture s’est approprié la mémoire au point d’en revendiquer le mono-
pole. L’histoire a été jusqu’à récemment une histoire écrite, produite essen-
tiellement par d’autres écrits, les archives. L’écriture n’est-elle pas devenue le
temple de la mémoire ? N’a-t-elle pas rejeté la mémoire des objets, qualifiée
d’animisme et de fétichisme ? Dans toutes les civilisations sans écriture, dési-
gnées comme étant primitives, les objets étaient intégrés à la vie sociale et
spirituelle, et servaient d’instruments mnémoniques, plus encore ils étaient
dotés d’une âme. Comme les hommes, les objets apparemment inanimés
étaient munis d’un esprit, d’un pouvoir de communication avec les humains
et de la capacité même de posséder les hommes. L’écriture a délogé ces
pratiques en s’arrogeant toutes les mêmes fonctions – mémoire, communi-
cation et appropriation. La perte de confiance dans les grandes idéologies,
les grands récits fondateurs et dans l’histoire même est l’expression d’une
désillusion de l’écriture. La littérature a elle aussi délaissé la description du
sujet pour se concentrer sur l’action des objets. Le regain d’intérêt pour
la muséologie et surtout pour le patrimoine, considéré comme une voie
d’accès au passé par les traces matérielles, participe d’un désir de voir
concrètement le passé et de renouer avec le sens grec du mot « histoire »
qui signifie « savoir une chose comme l’ayant vue ». Les pratiques culturelles
contemporaines, y compris les sciences sociales, visent peut-être à rétablir le
lien entre mémoire et objet en redonnant à celui-ci le statut de témoignage,
en l’intégrant à la vie des humains, en lui attribuant une mémoire, en le
personnifiant même.

Remerciements

J’ai bénéficié des très riches collections des bibliothèques de l’Univer-


sité Harvard pour mener une partie de cette recherche lorsque que j’y étais
William Lyon Mackenzie King Visiting Professor au Weatherhead Center
for International Affairs et au Département d’histoire en 2006. Il m’a
été possible d’exposer et de développer plusieurs idées présentées dans ce
texte lors de mes enseignements et de mes discussions avec les collègues à
Harvard, notamment avec Joyce Chaplin, Laurel Thatcher Ulrich, Michael
Herzfeld, Lisa Brooks et Ivan Gaskell. Qu’ils soient ici chaleureusement
remerciés. Je tiens aussi à remercier du fond du coeur Catherine Briand pour
32 Objets et Mémoires

des discussions stimulantes portant sur les idées de cet article ainsi que pour
ses corrections très appréciées. Je tiens enfin à exprimer ma gratitude envers
le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien
financier à ce projet.

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Une sociologie sans objet ?
Remarques sur l’interobjectivité

Bruno Latour

Plusieurs développements récents ont profondément modifié nos concep-


tions sur la connaissance dans ses rapports avec l’action. La sociologie des
sciences, l’anthropologie cognitive et le mouvement des sciences cognitives
qui s’attache à mettre en situation la connaissance (situated cognition) ont
contribué à incarner l’activité de pensée, à la situer dans des pratiques, dans
des lieux, dans un monde d’objets. La scène ainsi produite, laboratoire,
atelier, cuisine, rue, villages, ne ressemble plus guère à l’ancienne épisté-
mologie ni à l’ancienne psychologie. La production d’informations devient
une tâche comme une autre que les sociologues du travail peuvent, en effet,
étudier avec leurs méthodes habituelles. Mais ces nouvelles conceptions du
travail intellectuel modifient également le rôle des objets dans l’interaction
sociale, et même la définition de l’interaction. Cette note théorique voudrait
expliciter le passage d’une intersubjectivité à une interobjectivité, mieux
adaptée, d’après nous, aux sociétés humaines.

Définir l’interaction
L’interaction sociale suppose la présence de plusieurs éléments constitutifs :
il doit y avoir au moins deux acteurs ; ces deux acteurs doivent être présents
physiquement face à face ; ils doivent se relier par un comportement qui
implique une communication ; enfin, le comportement de chacun doit évo-
luer en fonction des modifications apportées au comportement de l’autre,
d’une façon telle qu’il y ait émergence d’un comportement imprévu qui
ne soit pas simplement la somme des compétences engagées par les acteurs

. Ce texte a été initialement publié dans la revue Sociologie du travail, 4, 1994, p. 587-607.
. Voir par exemple les travaux de Edward Hutchins (1980), Jean Lave (1988), Bruno Latour
et Steve Woolgar (1988), Bruno Latour (1989). Sur les objets voir le numéro spécial de la
revue Raison pratique (1993).
38 Objets et Mémoires

avant cette interaction. Or, cette définition classique de l’interaction semble


mieux adaptée à la sociologie des primates qu’à celle des humains. En effet,
la sociologie des singes se présente comme l’exemple extrême de l’interac-
tionnisme, puisque tous les acteurs sont co-présents et s’engagent, face à
face, dans des actions dont la dynamique dépend, en continu, de la réaction
des autres. Paradis de l’interactionnisme, elle l’est en un autre sens, puisque
la question de l’ordre social ne semble pas pouvoir être posée, chez les singes,
autrement que comme la composition progressive des interactions dyadi-
ques, sans effet de totalisation, ni de structuration. Bien qu’il s’y déroule
des interactions complexes, il ne paraît pas que l’on puisse dire qu’ils vivent
« dans » une société, ou qu’ils élaborent une structure sociale. La question
du rôle exact de l’interaction et de son aptitude à composer toute la société
se pose déjà chez les primates – et ne se pose peut-être que là.
Même s’il paraît incongru, le détour par la primatologie peut être fort
utile. En nous permettant de trouver déjà dans la nature une socialité
complexe, des interactions, des individus, des constructions sociales,
la sociologie des singes nous délivre de la tâche de les faire porter par la
seule sociologie humaine. La vie sociale complexe devient le fond commun
des primates. Aussi bien que les babouins ou les chimpanzés, nous l’enga-
geons, sans même y penser, dans toutes nos actions, et pourtant nous ne
sommes ni des babouins ni des chimpanzés. Si la complexité de notre vie
sociale ne peut plus servir à expliquer cette différence, il faut que celle-ci
vienne d’ailleurs. Pour cela, nous devons comprendre à quel point la notion
­d’acteurs humains individuels engagés dans des interactions – telle que nous
la décrit l’interactionnisme –, ou construisant le social par des catégories
propres qu’il leur faut régulièrement éprouver – telle que décrite par l’ethno­
méthodologie –, bien qu’elle forme le fond commun de nos compétences,
prend mal en compte la plupart des situations humaines.
Alors que l’interaction, chez les singes, construit de proche en proche
toute la vie sociale, on ne peut jamais la considérer, chez les humains, que
comme une catégorie résiduelle. Non pas, comme l’affirment les tenants de
l’existence d’une structure sociale, parce que l’interaction « prendrait
place » dans une société qui la dépasserait, mais tout simplement parce qu’il
faut bien réduire auparavant la relation afin qu’elle ne mobilise pas, de
proche en proche, toute la vie sociale à laquelle elle finirait, sans cela, par

. Cette nécessité de l’émergence est clairement présentée dans Erving Goffman (1959).
. Voir, par exemple, Shirley Strum (1990), Franz De Waal (1992), Hans Kummer (1993).
. Sur cette question très controversée, voir Bruno Latour et Shirley Strum (1987).
. Sur la différence entre complexité et complication voir op.cit. note 4 et plus bas.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 39

devenir coextensive. C’est seulement en l’isolant par un cadre que l’agent


peut interagir avec un autre agent, face à face, en laissant au-dehors de ce
cadre le reste de leur histoire ainsi que leurs autres partenaires. L’existence
même d’une interaction suppose une réduction, une partition préalable.
Or ­comment expliquer l’existence de ces cadres, de ces partitions, de ces
réductions, de ces recoins, de ces portes coupe-feu qui évitent la contagion
du social ? Les interactionnistes sont muets sur ce point et se contentent
d’utiliser métaphoriquement le mot « cadre ». Les tenants d’une structure
sociale – opposants usuels des interactionnistes – ne peuvent nous l’expli-
quer davantage puisqu’ils reconnaissent en tous les points la présence totale
et complète de la structure. Or, c’est le suspens justement qu’il faut com-
prendre, l’interruption partielle, le réduit à l’intérieur duquel l’interaction
pourra se déployer sans être interférée par toutes les autres. Ses adversaires
reprochent souvent à l’interactionnisme de ne pouvoir composer tout le
social. Or, c’est la force justement de l’interaction que de suspendre locale-
ment et momentanément les interférences.

Ce petit « je ne sais quoi »


qui vient disloquer l’interaction
Quelque chose arrête de l’intérieur la prolifération des interactions et, de
l’extérieur, l’interférence par tous les partenaires. Cette membrane à double
paroi est-elle immatérielle comme un cadre – au sens métaphorique – ou
matérielle comme une partition, comme un mur, comme un cadre de
tableau ? Pour comprendre intuitivement la réponse à cette question, il faut
avoir vu quelque troupe de cent babouins vivre en pleine savane en se regar-
dant sans cesse les uns les autres afin de savoir où se dirige la troupe, qui
est avec qui, qui épouille qui, qui attaque ou défend qui. Il faut ensuite se
transporter, par imagination, dans ces scènes préférées des interactionnistes,
où quelques personnes, le plus souvent deux, interagissent dans des lieux
clos fermés aux regards des autres. Si « l’enfer, c’est les autres », alors l’enfer
des babouins diffère de celui des humains, car la présence continuelle de
tous crée une tout autre pression que celle du huis clos de l’interaction-
nisme. À tel point qu’il faut distinguer deux sens totalement différents du
mot interaction. Le premier, tel que défini plus haut, s’applique à tous les
primates, humains compris, mais le second ne s’applique qu’aux humains :
il faudrait parler, pour conserver le terme usuel, d’une interaction cadrée.

. Sur la notion de cadre voir évidemment Erving Goffman (1974), mais le mot est pris ici
littéralement.
40 Objets et Mémoires

La seule différence entre les deux vient de l’existence d’une paroi, d’une
partition, d’un opérateur de réduction, d’un « je ne sais quoi » dont l’origine
demeure pour l’instant obscure.
Il existe une autre différence entre l’interaction simiesque et celle que l’on
peut observer chez les humains. Il est très difficile d’obtenir, pour la seconde,
la simultanéité dans l’espace et le temps propre à la première. On dit, sans
y regarder de trop près, que nous interagissons face à face. Certes, mais
l’habit que nous portons vient d’ailleurs et fut fabriqué il y a longtemps ; les
mots que nous employons n’ont pas été formés pour la situation ; les murs
sur lesquels nous nous appuyons furent dessinés par un architecte pour un
client et construits par des ouvriers, toutes personnes aujourd’hui absentes
bien que leur action continue à se faire sentir. La personne même à laquelle
nous nous adressons provient d’une histoire qui déborde de beaucoup le
cadre de notre relation. De plus, elle n’est pas forcément présente dans l’in-
teraction, non seulement parce qu’elle peut avoir « l’air absent », mais parce
qu’il peut s’agir du masque d’une fonction définie ailleurs par d’autres. Si
l’on voulait dessiner la carte spatio-temporelle de ce qui se présente dans
une interaction, et si l’on voulait dresser la liste de tous ceux qui sous une
forme ou sous une autre y participent, on ne discernerait pas un cadre bien
délimité, mais un réseau très échevelé multipliant des personnes, des dates
et des lieux fort divers.
Les tenants de la structure sociale font souvent la même critique aux
interactionnistes mais ils en tirent une tout autre morale ; ils veulent que
rien ne se passe dans l’interaction, sinon l’activation, la matérialisation de
ce qui est déjà tout entier contenu ailleurs dans la structure, aux petits
ajustements près. Or l’interaction fait plus qu’ajuster, elle construit, nous
l’avons appris des singes comme des ethnométhodologues. Pourtant, elle
a la forme contradictoire d’un cadre (qui permet de circonscrire) et d’un
réseau (qui disloque la simultanéité, la proximité, la personnalité). D’où
peuvent lui venir, chez les humains, ces qualités contradictoires et pourquoi
diffèrent-elles autant de l’interaction telle que les primatologues peuvent la
comprendre chez les singes nus et co-présents ?
Il paraît impossible de répondre à cette question tant que l’on oppose
l’interaction à autre chose, par exemple à la structure sociale, en affirmant
que la première est locale et la seconde globale. Chez les singes, par exemple
chez les babouins, on peut se passer de l’opposition puisque, au-delà de
quelques interactions dyadiques, les babouins comme les primatologues
perdent la trace des interactions et commencent à composer le reste en
termes plus vagues comme ceux de « troupe », de « clan » ou de « groupe ».

. Sur la dislocation de l’interaction, dès que l’on se met à dresser précisément le réseau
qu’elle dessine, voir John Law (dir.) (1992) et surtout John Law (1993).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 41

On peut dire avec raison que chez les babouins la vie sociale se compose
entièrement d’interactions individuelles mises bout à bout comme les seg-
ments successifs de la solidarité mécanique. Lorsque les primatologues vont
plus loin et parlent de structure, de rang, d’ordre, de famille, de caste, ils le
font toujours après avoir instrumenté leurs observations, ce qui leur permet
justement d’échapper à l’interactionnisme extrême par la fabrication d’un
grand nombre de panoptiques et par l’élaboration, sur ordinateur, d’un
grand nombre de corrélations statistiques. Ce faisant, ils se rapprochent
davantage de la situation humaine, mais ils s’éloignent sans doute de la
façon dont les singes eux-mêmes doivent rassembler leurs interactions sans
le bénéfice de ces instruments, de ces panotiques, de ces marqueurs, de ces
calculateurs.
L’exemple des primatologues, même s’il ne saurait constituer une preuve,
fournit un précieux indice. Pour passer des interactions à leur somme, il faut
un instrument, un équipement capable de sommer. Les tenants de la struc-
ture sociale supposent toujours l’existence préalable de cet être sui generis,
la société, qui se manifesterait dans les interactions. Or, la seule preuve que
nous ayons de l’existence de cet être vient de l’impossibilité de tenir une
interaction face à face sans que vienne aussitôt avec elle un écheveau de rela-
tions établies avec d’autres êtres, ailleurs, en d’autres temps. Seule la faiblesse
de l’interaction face à face, force à inventer le cadre toujours déjà présent de
la structure. Or, qu’une interaction présente la forme contradictoire d’un
cadre local et d’un réseau échevelé, il ne s’ensuit pas toutefois que l’on doive
quitter le solide terrain des interactions pour passer « au niveau supérieur »,
celui de la société. Même si les deux niveaux existaient réellement, il man-
querait entre eux beaucoup trop d’échelons.
L’exemple des relations de dominance chez les mâles babouins éclaire
assez l’erreur de raisonnement. Il y a bien des épreuves agressives entre mâles
pour décider du plus fort. Si l’on voulait, toutefois, construire une rela-
tion d’ordre allant du plus fort au plus faible, on ne le pourrait pas, sauf à
­raccourcir le temps d’observation à quelques jours10! Mais qu’est-ce qu’une
hiérarchie qui fluctue de jour en jour ? Comment dire qu’un babouin entre
ou monte dans une échelle de dominance, s’il faut la recalculer tous les trois
jours ? Probablement que le sociologue passe trop vite de l’interaction à la

. La plupart des primatologues refuseraient cette façon de présenter leur travail car ils
utilisent pour eux-mêmes la même théorie sociologique que pour leurs animaux pré-
férés. Le travail de la construction scientifique en est absent. Pour voir celui-ci, il faut
évidemment accepter certains résultats de la sociologie des sciences. Pour une discussion
des avantages de la sociologie réflexive sur le cas des relations de dominance voir Shirley
Strum (1990).
10. Voir Shirley Strum (1982). Chez les babouins, on ne peut calculer de relations stables de
dominance que chez les femelles. Ces relations peuvent durer des dizaines d’années.
42 Objets et Mémoires

structure, chez les babouins, comme chez les hommes. Chaque singe cherche
à savoir qui est plus fort ou plus faible que lui, et développe les épreuves
qui permettent d’en décider mais en bon ethnométhodologue, aucun ne
passe pour autant par la notion de rang ou de hiérarchie. Le primatologue y
parvient, certes, mais à l’aide de nombreux calculs, instruments et graphes.
Faut-il oublier la présence de cet équipement chez les primatologues, et leur
absence chez les babouins ?
Dans toutes les théories sociologiques, il existe un gouffre qui sépare
l’interaction (cadrée) des corps nus individuels et les effets de structure qui
leur reviennent à la manière d’un destin transcendant que personne n’a
voulu. La question, pour chaque théoricien, est alors de décider avec quel
opérateur social ce gouffre pourrait mieux se combler. Est-ce avec les évé-
nements induits par l’interaction elle-même qui dépasserait ainsi la prévi-
sion des acteurs ? Peut-on combler l’espace par la dérive involontaire des
effets pervers de la volonté toujours bornée ? Ou par un phénomène d’auto-
­transcendance qui ferait émerger des phénomènes collectifs, comme l’ordre à
partir du désordre ? Ou faut-il imaginer un contrat qui fasse revenir l’action
dispersée de tous en la seule action totalitaire de personne ? Faut-il supposer,
au contraire, le comblement insoluble, et accepter l’existence préalable d’un
être sui generis toujours déjà présent qui contiendrait alors les interactions
comme autant de cellules spécialisées dans un organisme ? Faut-il prévoir,
au contraire, entre les deux extrêmes, un ensemble d’intermédiaires qui
permettent de transporter dans l’action, par le truchement de l’habitus, la
force du champ et de rendre à la structure, par le truchement de ­l’action
individuelle, ce qu’on lui avait pris11? Pour répondre à ces questions les
possibilités ne sont pas très nombreuses, même si l’on peut innover en
recombinant différemment le petit nombre des modèles disponibles12. Ces
théories, toutefois, supposent l’existence préalable de la question qu’elles
cherchent à résoudre : il existerait un gouffre béant qui séparerait l’agent
de la structure, l’individu de la société. Or s’il n’y avait pas de gouffre, la
théorie sociologique se verrait offrir des réponses de plus en plus raffinées à
un problème qui ne se poserait pas.
La sociologie des singes, en déployant sous nos yeux le paradis de l’inter­
actionnisme et de l’ethnométhodologie, nous montre une vie sociale dans
laquelle l’interaction et la structure sont coextensives. Or, on n’y trouve pas

11. On reconnaît successivement les positions de Goffman, de Boudon, celle moins connue
de Dupuy (1992), celles de Hobbes, Durkheim et enfin de Bourdieu (voir la définition
de l’habitus dans Pierre Bourdieu, 1980). La riche diversité de ces positions est omise ici
pour ne garder que la structure commune du raisonnement qui oblige à se poser « le
problème » de l’ordre social et des individus.
12. Voir Bruno Latour et Shirley Strum (1986) pour un principe de classement des modèles.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 43

d’interaction cadrée puisque aucune relation n’échappe à la contagion, par-


fois très rapide, de toutes les autres. Mais on ne peut y discerner non plus de
structure, puisque chaque interaction doit, localement et pour son compte,
tester à nouveau l’ensemble des relations sans pouvoir ni les sommer, ni
entrer dans un rôle ou une fonction déterminée qui tiendrait toute seule
hors du corps. Pourtant, les singes nous offrent bien la démonstration
de ce que serait une société sociale, c’est-à-dire conforme aux demandes
de la théorie sociologique qui exige de passer du « niveau » individuel au
« niveau » structurel par une série d’opérateurs eux-mêmes sociaux. Or, une
telle vie de groupe ne permettrait d’obtenir ni l’interaction, ni la société,
ni l’agent, ni la structure. Elle offrirait seulement l’impression d’un tissu
extrêmement dense et serré mais plastique et mou qui serait toujours plat.
Par conséquent, le gouffre qui séparerait, d’après les sociologues, l’individu
de la société n’est pas une donnée originaire. Si l’on prend les vies sociales
simiesques comme origine mythique, cet espace demeure invisible. Il faut
que quelque chose d’autre l’ait creusé, il faut que la vie sociale, humaine du
moins, tienne à autre chose qu’au monde social.

Interaction complexe
et interaction compliquée

Pour compiler les effets de structure, le primatologue doit instrumenter ses


observations par un équipement de plus en plus important. Pour cadrer une
interaction, nous devons bénéficier de partitions et de réduits. En consé-
quence, nous sommes obligés, pour suivre une interaction, de dessiner un
écheveau assez fantasque qui mêle des temps, des lieux et des acteurs hétéro-
gènes, ce qui nous force à barbouiller sans cesse le cadre fixé. Ainsi, chaque
fois que nous allons de la vie sociale complexe des singes à la nôtre, nous
sommes frappés par les multiples causes qui disloquent bientôt la coprésence
de la relation sociale. En passant de l’une à l’autre nous n’allons pas d’une
socialité simple à une socialité complexe, mais nous passons d’une socialité
complexe à une socialité compliquée. Les deux adjectifs, bien qu’ils aient
exactement la même étymologie, vont permettre de différencier deux formes
relativement différentes d’existence sociale : « complexe » signifiera la pré-
sence simultanée dans chaque interaction d’un grand nombre de variables
que l’on ne peut distinguer discrètement ; « compliquée » la présence succes-
sive de variables discrètes que l’on peut traiter une par une et plier dans une
autre sous forme de boîte noire. Compliqué s’oppose à complexe autant qu’à
simple. Les connotations des deux mots permettent de prendre à contre-
pied les préjugés évolutionnistes qui peignent toujours la lente progression
des singes aux hommes sur une échelle de plus grande complexité. Disons,
44 Objets et Mémoires

au contraire, que nous descendons des singes aux hommes en passant d’une
grande complexité à une grande complication. Notre vie sociale, en chaque
point, paraît toujours moins complexe que celle d’un babouin, mais elle est
presque toujours plus compliquée.
L’interaction cadrée n’est pas locale par elle-même, comme s’il existait,
de tout temps, cet ingrédient nécessaire à la vie sociale : l’acteur individuel
avec lequel il faudrait ensuite composer la totalité. Nous ne la retrouvons
pas chez les singes qui vivent pourtant au paradis, ou plutôt dans l’enfer, de
l’interactionnisme. Chez les humains, en revanche, on localise activement
une interaction par un ensemble de partitions, de cadres, de paravents, de
coupe-feu, qui permettent de passer d’une situation complexe à une situa-
tion seulement compliquée. Un exemple banal fera comprendre cette évi-
dence. Pendant que je suis au guichet pour acheter des timbres-poste et que
je parle dans l’hygiaphone, je n’ai sur le dos ni ma famille, ni mes collègues,
ni mes chefs ; la guichetière, Dieu merci, ne me fatigue pas non plus avec sa
belle-mère, ni avec les dents de ses poupons. Cette heureuse canalisation,
un babouin ne pourrait se la permettre puisque, dans chaque interaction,
tous les autres peuvent intervenir.
Inversement, la structure n’est pas globale par elle-même, comme s’il
existait, de tout temps, cet être sui generis sur le corps duquel se détacherait
peu à peu l’action individuelle d’un acteur. Chez les singes qui n’ont aucune
interaction cadrée, nous ne retrouvons jamais la structure sociale qui devrait
pourtant, d’après la théorie sociologique, faire pendant aux interactions.
Chez les humains, en revanche, on globalise activement des interactions suc-
cessives par un ensemble d’instruments, d’outillages, de comptes, de calculs,
de compilateurs qui permettent de passer d’une relation compliquée, enfin
isolable, à d’autres relations compliquées, enfin reliées13. Le soir venu, la
responsable du bureau de poste peut faire les comptes et compiler les bor-
dereaux qui lui permettront de sommer la part qui l’intéresse dans toutes
les interactions cadrées qui ont pris place à tous les guichets. Cette somme,
un babouin ne pourrait la calculer, faute justement de bordereaux et de
traceurs. Pour composer le social, il ne possède que son corps, sa vigilance et
l’engagement actif de sa mémoire afin de « tenir » l’ensemble des relations.
Chez les singes, comme il n’y a pas de différence de nature entre inter­
action et société, on ne trouve ni interaction (cadrée) ni structure. Chez
les hommes, un abîme semble séparer l’action individuelle du poids de la
société transcendante, mais il ne s’agit pas là d’une séparation originaire

13. Sur ce thème qui oblige à considérer la plupart des effets de structure comme le résultat
des pratiques d’écriture et d’instrumentation au sens large, voir bien sûr Jack Goody
(1979) et (1986), pour la science Bruno Latour (1985), sur la cartographie voir Jacques
Revel (1991) et sur le cas des statistiques d’État, Alain Desrosières (1993).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 45

qu’un opérateur social pourrait remplir et qui nous distinguerait, radicale-


ment, des autres primates. Il s’agit d’un artefact créé par l’oubli des actions
intermédiaires pour localiser et globaliser. Ni l’action individuelle, ni la
structure ne sont pensables sans un travail pour rendre local – par canali-
sation, partition, focalisation, réduction – et sans un travail pour rendre
global – par instrumentation, compilation, ponctualisation, amplification.
On ne peut faire avancer la théorie sociologique, si l’on doit choisir de
commencer par l’existence substantielle soit de l’action individuelle, soit
de la structure. Mais, plus curieusement, on ne peut la faire avancer non
plus si, en voulant être raisonnable, l’on choisit de partir à la fois des deux
pôles opposés de l’acteur et du système pour imaginer ensuite des formules
intermédiaires d’arrangement14. Combiner deux artefacts ne saurait qu’en
produire un troisième, encore plus gênant. Si l’on utilise la base comparative
que nous offrent les sociétés simiesques, il ne faut partir ni de l’interaction,
ni de la structure, ni de l’entre-deux, mais d’un travail de localisation et de
globalisation, étranger jusqu’ici à toute théorie sociologique, dont les singes
semblent incapables et qui force à recourir à des éléments qui ne paraissent
pas, de prime abord, appartenir au répertoire social.

La sociologie doit-elle demeurer sans objet ?

Par opposition à l’interaction sociale des singes, l’interaction sociale des


humains paraît toujours plus disloquée. On ne peut y retrouver ni simulta-
néité, ni continuité, ni homogénéité. Loin de se limiter aux corps présents
l’un à l’autre par leur attention et leur continuel effort de vigilance et de
construction, il faut toujours, chez les humains, faire appel à d’autres élé-
ments, à d’autres temps, à d’autres lieux, à d’autres acteurs, afin de saisir une
interaction. Certes, chez les babouins, certaines relations peuvent s’étendre sur
des dizaines d’années et demandent donc, pour être comprises, de faire allu-
sion à des événements passés. Mais ceux-ci mettaient aux prises d’autres corps
présents et ne sont transportés dans la situation que par la mémoire vive des
mêmes corps. Le social, chez les babouins, se tisse toujours avec du social, d’où
son manque de solidité et le travail considérable pour le rendre ferme malgré
tout. Par contraste, la vie sociale, chez les humains, apparaît comme déhan-
chée. Pour désigner ce déhanchement, cette dislocation, cet appel constant à
d’autres éléments, absents de la situation, on parle volontiers de symbole, de

14. C’est la limite des solutions dialectiques comme celles de Bourdieu (op.cit.) ou plus récem-
ment d’Erhard Friedberg (1993). La dialectique a toujours l’inconvénient d’entourer le
problème à résoudre et de le rendre plus difficile à traiter, surtout lorsqu’il s’agit, comme
ici, de résoudre une contradiction peut-être artificielle.
46 Objets et Mémoires

symbolique. Le symbole, en effet, tient lieu d’autre chose qui n’est pas là
mais auquel, par allusion, on peut se référer. La structure absente tiendrait
donc par des symboles. C’est par eux que les humains se distingueraient des
singes. Aux liens primates du social, il faudrait ajouter les liens humains du
symbole. Cette hypothèse pourtant, ne tient pas, au sens littéral du verbe,
car à quoi tiendrait le symbole ? Si le social n’est pas assez solide pour faire
durer les interactions, ainsi que le montrent les singes, comment les signes
y suffiraient-ils ? Ce que les corps ne parviennent pas à stabiliser, comment
le seul cerveau le pourrait-il ?
Pour passer d’une vie sociale complexe à une vie sociale compliquée, il
faut pouvoir décaler, disloquer, déhancher, déléguer l’interaction présente
afin de la faire reposer provisoirement dans autre chose, en attendant de
la reprendre. Dans quelle autre chose ? Dans le social lui-même ? Oui, en
partie, puisque les singes le font avec brio. L’entrecroisement des inter­
actions leur offre bien cette matière relativement durable sur laquelle ils
peuvent, en effet, se reposer. Peut-on la faire reposer dans les symboles ?
C’est peu probable, parce qu’il faut à leur tour qu’ils soient tenus par autre
chose que la mémoire, ou l’esprit, ou le cerveau nu des primates. Les sym-
boles ne sauraient être originaires. Lorsqu’ils seront assez tenus, lorsque
les capacités cognitives seront assez instrumentées, assez lourdes, il sera
possible de s’y rattacher provisoirement, mais pas avant 15. Pourquoi ne pas
faire appel à autre chose, à ces objets innombrables absents chez les singes,
omniprésents chez les humains, qu’il s’agisse de localiser une interaction
ou de les globaliser ? Comment concevoir un guichet sans l’hygiaphone, le
buffet, la porte, les murs, la chaise ? Ne façonnent-ils pas, au sens littéral,
le cadre de l’interaction ? Comment computer le bilan journalier d’un
bureau sans les formulaires, récépissés, comptes, grands livres, et comment
ne pas y voir la solidité du papier, la durabilité de l’encre, la gravure des
puces, l’astuce des agrafes, le choc des tampons ? Ne permettent-ils pas
la totalisation ? Les sociologues ne chercheraient-ils pas midi à quatorze
heures en construisant le social avec du social ou en maçonnant ses fissures
avec du symbolique, alors que les objets sont omniprésents dans toutes
les situations dont ils cherchent le sens ? En leurs mains, la sociologie ne
reste-t-elle pas sans objet ?
Il est toujours délicat de faire appel aux choses afin d’expliquer soit la
durabilité, l’extension, la solidité, des structures, soit la localisation, la

15. Pas plus que les sociétés humaines ne permettent d’étudier la vie sociale originaire, elles
ne permettent d’analyser des capacités cognitives « nues ». Impossible d’étudier l’intellect
sans les « technologies intellectuelles ». Voir les travaux de Don Norman (1988), Jean Lave
(1988) et ceux de la sociologie des sciences. Pour une présentation d’ensemble du rôle des
techniques, voir Bruno Latour et Pierre Lemonnier (dir.) (1994).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 47

réduction, le cadrage des interactions. En effet, pour les sciences humaines,


les choses sont devenues infréquentables depuis qu’avec les sciences exactes,
elles devinrent « objectives ». Après le partage, à l’époque moderne, du
monde objectif et du monde politique16, ils ne peuvent servir de compères,
de collègues, de partenaires, de complices, d’associés dans le tissage de la
vie sociale. Les objets n’apparaissent plus que sous trois modes : l’outillage
invisible et fidèle, la superstructure déterminante, l’écran de projection.
Comme outils, ils transmettent fidèlement l’intention sociale qui les traverse
sans rien recevoir d’eux et sans rien leur donner. Comme infrastructures,
ils sont reliés entre eux formant une base continue de matière, sur laquelle
se trouve ensuite coulé le monde social des représentations et des signes.
Comme écrans, ils ne peuvent que refléter le statut social et servir de support
aux jeux subtils de la distinction. Dans notre exemple de tout à l’heure, le
guichet prendra successivement ces trois rôles. Comme outil, l’hygiaphone
servira seulement à empêcher les postillons d’atteindre la guichetière, et sa
fonction s’épuisera d’elle-même sans porter sur l’interaction, sinon pour la
faciliter ou pour la gêner. Comme infrastructure, l’hygiaphone se reliera
directement aux murs, aux partitions, aux ordinateurs pour composer un
monde matériel qui moulera ensuite complètement le reste des relations
comme un gaufrier le ferait d’une gaufre. Enfin, considéré comme un simple
écran de projection, le même hygiaphone n’aura plus ni verre, ni bois, ni
orifice, ni matière, il deviendra signe, se distinguera des glaces, des por-
tillons, des baies vitrées, des bureaux paysagers, pour signaler la différence
de statut, ou pour signifier la modernisation du service public. Esclave,
maître, support de signe, dans les trois cas, les objets demeurent invisibles,
asociaux, marginaux, impossibles à engager finement dans la construction
de la société17.

Une certaine dose de fétichisme


Faut-il composer le monde social avec des acteurs individuels ou démarrer,
au contraire, avec la société toujours déjà présente ? Faut-il considérer les
objets comme déterminant le monde social ou faut-il partir, au contraire,
des seules interactions ? Ces deux questions n’en font qu’une et tracent
comme un signe de croix, Structure, Interaction (de haut en bas), Objectif,
Social (de gauche à droite). D’où provient en effet « le problème de l’acteur

16. Sur cette séparation qui oblige ensuite à construire le monde social sans pierre, sans sable,
sans ciment, avec le seul recours du lien social, voir Bruno Latour (1991).
17. C’est ce qui rend plus remarquable encore la sociologie de l’art développée dans Antoine
Hennion (1993).
48 Objets et Mémoires

et du système » ? De l’obligation de choisir un point de départ, soit dans


la structure, soit dans l’action individuelle, soit à partir des deux extrêmes.
Mais ces points de départ ne sont pas originaires, nous l’avons appris des
singes, puisque l’interaction doit être cadrée et que la structure doit être
structurée, globalisée. Le point de départ, s’il existe, doit plutôt se trouver
« au milieu », dans une action qui localise et globalise, qui disloque et dis-
perse, action dont les sociétés de singes semblent se passer.
Mais pour situer ce lieu, il faudrait pouvoir partager le social avec des
choses, ce qui semble également infaisable, non plus à cause de l’abîme qui
sépare l’acteur du système, mais à cause de la coupure, non moins grande,
qui partage le monde objectif du monde politique, les sciences exactes des
sciences humaines, la nature de la culture, Boyle de Hobbes18. À cause de
cette coupure, les objets ne peuvent faire irruption dans le monde social
sans le dénaturer. La société ne peut envahir les sciences sans les corrompre.
On comprend les dilemmes de la sociologie dès qu’on lui demande d’aller
chercher sa ressource essentielle au milieu de ce double abîme, de cette
double impossibilité. C’est parce qu’elle est tiraillée horizontalement entre
l’objectivité et la politique que la sociologie n’a pas de place pour les choses,
et qu’elle se trouve donc écartelée, verticalement, entre l’acteur et le système.
L’oubli des artefacts (au sens de choses) a créé cet autre artefact (au sens
d’illusion) : une société qu’il faudrait faire tenir avec du social. Pourtant,
c’est bien au milieu de ce signe de croix que réside l’opérateur, l’échangeur,
l’agitateur, l’animateur capable de localiser comme de globaliser, parce qu’il
peut croiser les propriétés de l’objet avec celles du social.
La sociologie reste trop souvent sans objet. Comme beaucoup de sciences
humaines elle s’est construite pour résister à l’attachement aux objets, qu’elle
appelle des fétiches. Contre les dieux, les marchandises, les biens de consom-
mation, les objets d’art, elle a repris l’ancienne admonestation des prophètes :
« Les idoles ont des yeux et ne voient pas, des bouches et ne parlent pas,
des oreilles et n’entendent pas. » Quelque chose d’autre, d’après elle, vient
animer ces corps sans vie, ces statues mortes : notre croyance, la vie sociale
que nous projetons en eux. Les fétiches ne comptent pas en eux-mêmes. Ils
ne sont rien que l’écran de nos projections. Pourtant, nous l’avons appris
de Durkheim, ils ajoutent bien quelque chose à la société qui les manipule :
l’objectivation. Comme autant de rétroprojecteurs, les idoles inversent le
sens de l’action, donnant aux pauvres humains qui leur ont tout donné
l’impression que leur force vient d’elles seules et que c’est elle qui les réduit
à l’impuissance, qui les fait agir, qui les aliène. Depuis toujours, les sciences
humaines prétendent faire le renversement de ce renversement. Par une

18. Voir sur l’histoire de cette série d’opposition Steven Shapin et Simon Schaffer (1993).
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 49

rétroprojection symétrique de la première, elles révèlent, sous le corps sans


vie du fétiche, les humains et leur animation multiple19. La déontologie des
sociologues exige d’eux cet anti-fétichisme. On comprend donc pourquoi
réintroduire les objets, reparler du poids des choses, doter les êtres inanimés
de vraies forces sociales, c’est fauter à leurs yeux, c’est revenir à l’objecti-
visme, au naturalisme, à la croyance. Pourtant, nous ne pouvons donner
place aux objets sans modifier la déontologie des sciences sociales et sans
accepter une certaine dose de fétichisme. Les objets font quelque chose, ils
ne sont pas seulement les écrans ou les rétroprojecteurs de notre vie sociale.
Leur seule fonction n’est pas de « blanchir » l’origine sociale des forces que
nous projetons sur eux.
Si l’on veut redonner un rôle aux objets dans le tissage du lien social,
il faut abandonner, bien sûr, les réflexes anti-fétichistes mais il faut aban-
donner également l’autre rôle donné par les sciences humaines aux objets :
l’objectivité des forces de la nature. Tout se passe comme si la sociologie
oscillait entre deux définitions de l’objet : le « mauvais objet », le fétiche, et
le « bon objet », la force. Le premier doit se combattre en montrant qu’il
n’est rien qu’un support, un inverseur et un dissimulateur de croyances. Le
second doit se découvrir, par l’enquête, sous les croyances, les opinions, les
passions et l’activité des humains. Avec ces deux rôles de l’objet, les sciences
humaines critiquent la croyance populaire et cherchent à imiter (ce qu’elles
imaginent être) les sciences naturelles20.
La sociologie a longtemps alterné entre ces deux rôles de l’objet qui ne
permettent, ni l’un ni l’autre, d’en faire des acteurs sociaux à part entière.
Ou bien ils ne font rien sinon tromper ; ou bien ils en font trop. Ou bien
ils sont totalement manipulés par les humains ; ou bien ce sont eux, au
contraire, qui manipulent, à leur insu, les humains. L’acteur « ordinaire »
est toujours pris à contre-pied, soit qu’il croie aux fétiches, soit qu’il se
pense libre. Dans les deux cas, la science sociologique révèle les errements
de ­l’acteur et le coince entre les « mauvais objets » auxquels il croit par

19. On reconnaît là le mécanisme étudié à la fois par Marx pour l’économie et par Durkheim
pour la religion, popularisé ensuite par Bourdieu pour tous les objets auquel le sens
commun pourrait s’attacher par erreur. Voir en particulier Pierre Bourdieu et Loïc
Wacquant (1992) pour la déontologie du « métier de sociologue ». Pour une critique, voir
Antoine Hennion et Bruno Latour (1993).
20. L’irruption de la sociologie des sciences modifie du tout au tout cette obligation d’imiter
les sciences exactes, puisque celles-ci ne ressemblent plus du tout aux mythes développés
par l’épistémologie. En revanche, comme productrices de nouveaux non-humains pour
construire le collectif, les sciences redeviennent imitables, mais elles se mêlent beaucoup
trop aux sciences sociales pour qu’on puisse les ordonner dans une hiérarchie. Elles
deviennent imitables dans leur matière, non dans leur forme – ni, bien sûr, dans leur
épistémologie.
50 Objets et Mémoires

erreur, et les « bons » qui le font agir en dépit qu’il en ait. Dénonciation du
fétichisme d’une part, scientisme d’autre part, tel est le fond commun de la
sociologie critique21.

Une autre théorie de l’action

Fabriquer de l’outillage, construire le social, agir, interagir, localiser, globa-


liser, déterminer, contraindre, tous ces verbes reposent non seulement sur
un certain modèle de l’acteur – individuel ou collectif, humain ou non-
humain – mais aussi sur une définition de l’action. S’il semble impossible de
donner leur place dans la société à des objets qui demeureraient simplement
« objectifs », il semble plus difficile encore de les intégrer comme la simple
fabrication d’un acteur tout-puissant. Pour les rendre fréquentables par la
théorie sociologique, il faut donc modifier d’une part la nature objective
des objets et, d’autre part, la notion d’action. Or, l’anthropologie commune
suppose dans l’action un « faire-être » dont elle induit, par extension, un
sujet doté des compétences idoines et un objet qui vient de passer, grâce au
sujet, de la simple puissance à l’être. Rien dans ce schéma ne semble réutili-
sable par la théorie sociologique. En effet, l’action ne saurait avoir de point
d’origine sous peine d’arrêter la circulation, la série des transformations,
dont le mouvement trace en continu le corps social22. Les compétences de
l’acteur vont être inférées après un processus d’attribution, d’arrêt, de butée,
de focalisation, qu’il ne faut pas confondre avec l’idée que l’acteur agirait,
comme s’il passait son énergie en puissance dans ce qu’il réalise en acte.
Mais ni la notion de transformation, ni celle de circulation ne peuvent,
sans s’altérer, remplacer l’idée d’une action avec point d’origine. Pour les
amender, il faut considérer tout point comme une médiation, c’est-à-dire
comme un événement qui ne saurait se définir ni par ses entrées, ni par ses
sorties, ni par ses causes, ni par ses conséquences. L’idée de médiation23 ou
d’événement permet de garder de l’action les deux seuls traits qui impor-
tent – l’émergence de la nouveauté comme l’impossibilité de la création ex
nihilo –, sans pour autant rien conserver du schéma anthropologique qui
forçait à toujours reconnaître un sujet et un objet, une compétence et une
performance, une puissance et un acte.

21. Sur l’opposition entre sociologie critique et sociologie de la critique voir Luc Boltanski
et Laurent Thévenot (1991).
22. Sur la définition de l’acteur et de l’action voir Michel Callon (1991).
23. Sur le thème de la médiation on se reportera à Antoine Hennion, op. cit. Il est capital de
ne pas considérer la médiation comme l’intermédiaire d’une force qui se déplace, encore
moins bien sûr comme un écran.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 51

La théorie commune de l’acteur ne vaut pas mieux que celle de l’action.


Dès que l’on affirme qu’un acteur – individuel ou collectif – ne saurait être
le point d’origine de l’action, on croit le dissoudre aussitôt dans un champ
de force. Or, agir c’est toujours être dépassé par ce qu’on fait. Faire, c’est
faire faire. Quand on agit, d’autres passent à l’action. Il s’ensuit qu’on ne
peut jamais réduire ou dissoudre un acteur dans un champ de force – ou
dans une structure24. On ne peut que partager l’action, la distribuer avec
d’autres actants25. Cela est vrai de la fabrication, comme de la manipula-
tion. On dit parfois, pour se moquer, que les acteurs des sociologues sont
comme des marionnettes entre les mains des « forces sociales ». L’exemple
est excellent et prouve l’exact contraire de ce qu’on lui fait dire. Il suffit de
parler avec un marionnettiste pour savoir qu’il est surpris à chaque instant
par sa marionnette. Elle lui fait faire des choses qui ne peuvent se réduire à
lui, dont il n’a pas la compétence même en puissance. Est-ce du fétichisme ?
Non, la simple reconnaissance que nous sommes dépassés par ce que nous
fabriquons. Agir, c’est faire agir. Mais ce qui vaut en aval pour la fabrication
vaut aussi en amont pour la manipulation. Supposons que quelque chose
d’autre tire, métaphoriquement, les ficelles de notre marionnettiste : un
acteur social, le « champ artistique », l’« esprit du temps », l’« époque », la
« société »… Ce nouvel acteur, dans son dos, ne pourra le maîtriser davan-
tage qu’il ne peut, quant à lui, maîtriser sa marionnette. S’il est dépassé par
la sienne, comment lui-même ne dépasserait-il pas ceux qui le manipulent ?
L’exemple prouve à merveille qu’il n’y a jamais, même dans ce cas extrême,
de transport de force, de manipulation, de maîtrise. On ne peut qu’associer
des médiateurs dont aucun, jamais, n’est exactement cause ni conséquence
de ses associés26. Il n’y a donc pas d’un côté des acteurs, et de l’autre des
champs de force. Il n’y a que des acteurs – des actants – qui ne peuvent
« passer à l’action » qu’en s’associant à d’autres qui vont le surprendre, le
dépasser.

24. La faiblesse du structuralisme n’est pas d’avoir cherché des règles au-delà des apparences,
mais de s’être imaginé qu’un être quelconque pouvait simplement « occuper une posi-
tion » alors qu’il la recrée toujours en partie autour de lui, qu’il la médie. D’où l’op-
position qui fut fatale à ce mouvement de pensée entre un sujet et un champ de force
(François Dosse, 1991). Mais s’il n’y a pas de sujets à dissoudre, il n’y a pas non plus de
champ de force où dissoudre un sujet, car il n’y a nulle part de transport de force. Il n’y
a que des traductions.
25. Le mot « actant », propre à la sémiotique, permet d’élargir la question sociale à tous les
êtres qui interagissent dans une association et qui s’échangent leurs propriétés.
26. On voit que ce qui oppose la théorie sociologique renouvelée par la sociologie des
sciences et des techniques à celle de Pierre Bourdieu ne porte pas tant sur les méthodes
ou les terrains, mais sur le mécanisme de transport des forces. En un sens, on passe de
l’une à l’autre en généralisant à tous les actants la médiation de l’habitus, lequel n’est ni
tout à fait une cause ni tout à fait une conséquence.
52 Objets et Mémoires

On comprend pourquoi il est si difficile d’avancer dans la théorie socio­


logique ! La complexité sociale, autrefois propre à l’homme, il faut doré-
navant la partager avec les autres primates et tracer son évolution sur des
millions d’années. L’interaction ne peut servir de point de départ puisque,
chez les humains, elle se situe toujours dans un cadre qu’elle déborde tou-
jours de tous côtés. Quant à l’autre pôle extrême, cette fameuse société qui
serait sui generis, elle ne tient au contraire que par hétérogenèse et paraît
plutôt le point d’arrivée, toujours provisoire, d’un travail de compilation, de
sommation qui requiert de nombreux équipements et de lourds outillages.
Les capacités cognitives nouvelles doivent moins leur extension aux pou-
voirs des symboles qu’à ceux des instruments qui les tiennent. Partir d’un
acteur – collectif ou individuel – est impossible puisque l’attribution d’une
compétence à un actant suit toujours la réalisation par cet acteur de ce qu’il
peut faire… lorsque d’autres que lui sont passés à l’action. Même la vision
commune de l’action ne peut servir puisqu’elle suppose un point d’origine
et un transport de force tous deux complètement improbables. Ni l’action,
ni l’acteur, ni l’interaction, ni l’individu, ni le symbole, ni le système, ni la
société, ni leurs nombreuses combinaisons, ne peuvent être réemployés.
Rien d’étonnant à cela ; pas plus que la physique ou la géologie, la théorie
sociologique ne saurait trouver tout faits, dans le sens commun, les concepts
dont elle a besoin, surtout si, cessant d’être moderniste, elle revient sur le
Grand Partage et reprend à son compte le travail social des objets. On dit
avec raison qu’il convient toujours de suivre les acteurs eux-mêmes ; certes,
mais pas sur la façon de les suivre.

De l’étude de l’âme sociale à celle de son corps

Dans leurs interactions, les singes n’engagent presque jamais d’objets. Chez
les humains, il est presque impossible de reconnaître une interaction qui
ne ferait pas appel à une technique27. Chez les singes, l’interaction peut
proliférer, appelant à la rescousse, de proche en proche, l’ensemble de la
troupe. Chez les humains, l’interaction est le plus souvent localisée, cadrée,
tenue. Par quoi ? Par le cadre justement, constitué d’acteurs qui ne sont pas
humains. Faut-il faire appel à la détermination par les forces matérielles ou
à la puissance de la structure pour aller de l’interaction à son cadre ? Non,
nous nous transportons simplement aux lieux et aux temps de la concep-
tion du cadre. L’exemple du guichet nous éclairera de nouveau. Si nous
glissons de l’interaction qui nous attache provisoirement, la guichetière et

27. Le mot réfère à un modus operandi alors qu’« artefact » ou « objet » désigne le résultat de
cette opération.
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 53

moi, vers les murs, hygiaphone, règlements et formulaires, nous devons


nous transporter ailleurs. Nous ne sautons pas brusquement à la « société »
ou à l’« administration ». Nous circulons sans secousse vers les bureaux de
l’architecte de La Poste où furent modélisés les flux d’usagers et dessiné le
modèle des guichets. Mon interaction avec la guichetière y fut anticipée, sta-
tistiquement, des années auparavant, et la façon de m’accouder au comptoir,
de postillonner, de remplir les récépissés, fut anticipée par les ergonomes et
inscrite dans l’agencement du bureau de poste. Bien sûr on ne m’y discer-
nera pas clairement, pas plus que la guichetière. Mais dire que je n’y suis
pas serait une grave erreur. J’y suis inscrit comme catégorie d’usager dont je
viens aujourd’hui remplir et actualiser la variable par mon corps propre. Je
suis donc bien relié du bureau de poste à celui de l’architecte par un fil ténu
mais solide qui me fait passer d’un corps personnel en interaction avec une
guichetière à un type d’usager sur le papier des plans. Inversement, le cadre
dessiné des années auparavant demeure, par le truchement des ouvriers
portugais, du béton, des charpentiers et du bois vitrifié, le cadre qui tient,
limite, canalise et autorise ma conversation avec la guichetière. Dès qu’on
rajoute les objets, on le voit, il faut nous habituer à circuler dans le temps,
dans l’espace, dans les niveaux de matérialisation, sans jamais reconnaître
les paysages familiers ni de l’interaction face à face, ni de la structure sociale
qui nous ferait agir – ni bien sûr le paysage, plus familier encore, et plus
brumeux, des compromis passés entre ces deux modèles d’action. On ne
doit jamais quitter l’interaction, les interactionnistes ont raison, mais si l’on
suit celle des humains on ne reste jamais en place, jamais en présence des
mêmes acteurs et jamais dans la même séquence de temps. C’est là tout le
mystère qui faisait dire à leurs adversaires qu’ils ne prenaient pas en compte
les « effets de structure », le « macro ».
En déhanchant l’interaction pour nous associer à des non-humains,
nous pouvons durer au-delà du temps présent, dans une autre matière que
celle de notre corps et interagir à distance, chose absolument impossible
à un babouin ou à un chimpanzé. Simple berger, il suffit que je délègue à
une barrière en bois la tâche de contenir mes moutons, pour que je puisse
dormir avec mon chien. Qui agit pendant que je dors ? Moi, les charpen-
tiers et la barrière. Me suis-je exprimé dans cette barrière comme si j’avais
actualisé hors de moi une compétence que je possédais en puissance ? Pas le
moins du monde. La barrière ne me ressemble aucunement. Elle n’est pas
l’extension de mes bras ou de mon chien. Elle me dépasse tout à fait. Elle est
un actant de plein droit. Surgit-elle de la matière objective, soudainement,
pour écraser par ses contraintes mon pauvre corps fragile et ensommeillé ?
Non, j’ai été la chercher parce qu’elle n’avait justement pas la même durabi-
lité, la même dureté, la même plasticité, la même temporalité, bref la même
ontologie que moi. En me plissant en elle, j’ai pu glisser d’une relation
54 Objets et Mémoires

complexe qui réclamait ma vigilance continuelle à une relation simplement


compliquée qui n’exige plus de moi que de verrouiller la porte. Les moutons
interagissent-ils avec moi lorsqu’ils cognent leur museau sur les rêches plan-
ches de sapin ? Oui, mais avec un moi débrayé, délégué, traduit, multiplié
par la barrière. Se heurtent-ils aux contraintes objectives de la matière ?
Pas vraiment, puisque la barrière ne ressemble pas plus au sapin qu’à moi.
Il s’agit bien d’un actant à part entière qui s’ajoute dorénavant au monde
social des moutons bien qu’il ait des caractéristiques totalement différentes
des corps. À chaque fois qu’une interaction dure dans le temps et s’allonge
dans l’espace, c’est qu’on l’a partagée avec des non-humains.
Pour analyser les sociétés humaines et non seulement babouines, il faut
entendre autrement le mot « inter »-action. Cette expression ne signifie pas
seulement qu’en tous points de la société l’action reste locale, et qu’elle
surprend toujours ceux qui s’y engagent. Elle signifie que l’action doit se
partager avec d’autres types d’actants dispersés dans d’autres cadres spatio-
temporels et qui appartiennent à d’autres types d’ontologie. Au temps t, je
me trouve en contact avec des êtres qui ont agi à t-1, et je plisse les situations
de sorte que j’agirai, moi, sous une autre forme à t+1. Dans la situation s,
je me trouve attaché aux situations s-1, et je fais en sorte que, en aval, des
situations s+1 se trouvent associées à la mienne. En plus de ce débrayage,
de cette dislocation dans le temps et dans l’espace, l’interaction opère un
débrayage actantiel28. Chaque ego choisi comme point de référence se trouve
préinscrit par l’ensemble des ego qui lui sont proposés sous la forme diver-
sifiée des choses durables. Aucun de ces décalages ne prouve l’existence
d’un autre « niveau », d’une structure sociale. On va toujours d’un point à
un autre. On ne quitte jamais l’interaction. Mais celle-ci force à suivre de
nombreux débrayages. Comment un acteur peut-il durer au milieu de cette
diversité ? Par un travail de mise en récit qui permet à un « moi » de tenir
dans le temps. Comment cette mise en récit est-elle tenue à son tour ? Par
le corps, par ce vieux fond de socialité primate qui rend nos corps habiles à
tenir des interactions.
Si les interactions se trouvent cadrées par d’autres actants dispersés dans
l’espace et dans le temps, les efforts de sommation ne sont pas moins équipés.
La vie des Parisiens, par exemple, n’est peut-être faite que d’interactions
successives, mais il ne faudrait pas oublier les multiples panoptiques qui
s’efforcent chaque jour de faire la somme des Parisiens. Salles de contrôle du
trafic et de gestion des feux de circulation ; panneaux de contrôle de toutes
les vannes assurant la distribution des eaux ; immenses tableaux synoptiques

28. En sémiotique, on reconnaît dans le récit trois débrayages : dans le temps, dans l’espace,
dans un nouvel actant, comme par exemple lorsqu’une histoire commence par « Il y a
très longtemps, au pays des fées, un nain se promenait calmement ».
Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité 55

permettant aux agents d’EDF de savoir, à la seconde près, la fin du film


sur TF1 ; ordinateurs calculant le passage et la charge des bennes à ordure ;
capteurs permettant de connaître le nombre des visiteurs de musée. Dans
la même journée sur la même personne sont prélevés des moi infimes, des
moi statistiques parce qu’elle a pris sa voiture, tiré sa chasse d’eau, fermé
son poste de télé, déposé sa poubelle, visité Orsay. Ceux qui l’ont prélevée,
compilée, « computée », forment-ils pour autant une structure sociale au-
dessus d’elle? Pas du tout. Ils travaillent dans des salles de contrôle aussi
localisées, aussi aveugles, aussi cadrées que cette personne, à tout moment
de sa journée. Comment peuvent-ils donc sommer ? Pour la même raison
que cette personne peut se limiter, à chaque instant, à une interaction.
Parce qu’il faut compter les capteurs, les compteurs, les signaux radio, les
ordinateurs, les listings, les formulaires, les balances, les disjoncteurs, les
servomoteurs, qui permettent à un lieu de se relier à un autre, distant, au
prix d’une importante perte d’information, au prix de la mise en place d’un
appareillage coûteux. Il n’y a pas dans ce travail de compilation de quoi faire
une structure sociale. Il y a pourtant de quoi expliquer les effets de struc-
turation. Des milliers de gens, à Paris, s’efforcent de structurer localement
les Parisiens, chacun avec son propre équipement et ses propres catégories.
C’est la vérité profonde de l’ethnométhodologie. Il ne reste qu’à lui restituer
ce qu’elle avait oublié : les moyens de construire le monde social.
Si l’on se met à suivre les pratiques, les objets et les instruments, on ne
rencontre plus jamais ce seuil abrupt qui devait faire passer, d’après l’ancienne
théorie, du niveau de l’interaction « face à face » à celui de la structure sociale,
du « micro » au « macro ». Le travail de localisation comme celui de globa-
lisation sont toujours portés par des corps, dans des lieux, qui sont toujours
à l’écart des autres. Il s’agit tantôt de construire, à grands frais, la continuité
dans le temps d’un acteur individuel, tantôt de sommer, à grands frais, les
interactions d’un nombre plus ou moins grand d’acteurs. À aucun moment,
on ne doit changer le niveau d’analyse, mais seulement la direction de l’effort
et l’ampleur de la dépense : ou bien, en intensité, tenir beaucoup sur peu, ou
bien, en extension, tenir peu sur beaucoup. Le monde social demeure plat
en tous points sans qu’on y observe ce pliage qui permettrait de passer du
« micro » au « macro »29. Par exemple, la salle de contrôle du trafic des autobus
parisiens domine bien la multiplicité des autobus, mais elle ne saurait consti-
tuer une structure « au-dessus » des interactions des conducteurs. Elle s’ajoute
aux interactions. L’ancienne différence de niveaux vient seulement de l’oubli
des connexions matérielles qui permettent à un lieu de se relier à d’autres et
de la croyance en des interactions qui seraient seulement face à face.

29. Sur la nécessité de ne pas choisir une échelle allant du micro au macro pour comprendre
la différence relative de taille, voir Michel Callon et Bruno Latour (1981).
56 Objets et Mémoires

En fondant la sociologie, les tenants de la structure sociale lui ont aus-


sitôt dénié les moyens pratiques de comprendre la localisation comme la
globalisation, le détachement d’un acteur individuel comme le rattachement
des interactions. Ou plutôt, ils ont tous vu que, pour nous distinguer des
singes, il fallait compter avec les moyens matériels, avec les choses. Mais ils
n’ont traité ces moyens que comme de simples intermédiaires, comme de
simples transferts d’une force qu’ils faisaient venir d’une autre source, d’une
société sui generis. Ce relatif mépris des moyens, ils l’ont pratiqué trois fois,
sur les machines d’abord, sur les techniques de contrôle ensuite, sur les
technologies intellectuelles enfin. Ils ont imaginé, au fond, que nous étions
des singes auxquels, par simple prothèse, on aurait ajouté des bâtiments,
des ordinateurs, des formulaires ou des machines à vapeur. Or, les objets ne
sont pas des moyens, mais des médiateurs, au même titre que tous les autres
actants. Ils ne transmettent pas fidèlement notre force – pas plus que nous
ne sommes les fidèles messagers de la leur. En imaginant une société sociale
qui avait par hasard un corps matériel, ils ont pratiqué à nouveau, malgré
leur volonté de matérialisme, une nouvelle forme de spiritualisme. En par-
lant du corps social, ils n’ont parlé en fait que de son âme. Ils ont pris les
humains pour des singes environnés de choses. Pour s’occuper enfin du corps
social en tant que corps, il faut traiter les choses comme des faits sociaux ;
remplacer les deux illusions symétriques de l’interaction et de la société par
l’échange de propriétés entre les acteurs humains et non-humains ; suivre le
travail, entièrement assignable, pour localiser et pour globaliser.

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Page laissée blanche intentionnellement
Être un artefact

Gérard Lenclud

D’où vient qu’un artefact soit celui qu’il est, couteau, pelle à neige, bateau
ou monument ? Pour trouver une réponse, encore faut-il savoir où la ­chercher.
Serait-ce du côté de l’artefact ? C’est peu probable puisque, par définition,
un artefact ne vient au monde et n’y demeure que par l’entremise des hommes
et que, de ce fait, il n’est pas celui qu’il est à lui tout seul. Il n’est pas dans
la nature d’un bateau d’être un bateau comme il est dans la nature d’un
volcan d’être un volcan, ou alors ce n’est pas de la même nature qu’il s’agit.
Il semble que les hommes doivent se pencher sur les volcans pour décou-
vrir ce qui fait d’un volcan un volcan tandis qu’il leur faut scruter leurs
concepts pour détecter ce qui fait qu’un bateau est un bateau. C’est à nous-
mêmes plus qu’à nos artefacts qu’il convient donc de poser la question de
leur genèse.
Pouvons-nous élucider l’identité de nos artefacts ? En principe oui, dans
la mesure où ils nous sont redevables d’être ceux qu’ils sont même si, une
fois nés, ils vivent leur vie en empiétant parfois sur la nôtre. Pourtant, si
tel était le cas, nous serions capables justement de dire si un artefact reste
lui-même tout au long de sa carrière temporelle. Or il se révèle, à travers
l’examen de situations, qualifiées à tort de paradoxales, que nous ignorons
le seuil de transformation, de forme ou de composition, à partir duquel un
artefact cesse d’être celui qu’il était. L’identité dans le temps d’un artefact
serait-elle indéterminable ou même indéterminée ? Il se trouve que nous
écrivons des biographies d’artefacts ; seraient-elles des romans et leurs héros
des personnages de fiction ?

. Ce texte reprend les grandes lignes d’un exposé présenté à la journée d’études « Objets et
mémoires », tenue le 14 novembre 2003 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM),
ainsi que d’une conférence prononcée le 6 mai 2004, sous le titre « Objets de mémoires »,
au musée d’Ethnographie de Neuchâtel dans le cadre de son centenaire. Je tiens à remer-
cier Sophie de Beaune pour sa lecture attentive de ce texte. Ses remarques d’archéo-
logue m’ont été particulièrement précieuses et je regrette de n’avoir pu introduire ici les
développements, bien nécessaires en vérité, qu’elle m’a suggérés. Ma reconnaissance va
également à Philippe Simay et à Bernard Victorri.
60 Objets et Mémoires

Et qu’en est-il maintenant d’un artefact, resté par hypothèse identique


à lui-même dans sa forme et dans sa composition, mais dont les hommes
n’useraient plus comme de l’artefact qu’il est ou qu’il était ? Un bateau
exposé dans un musée ou érigé en monument à des fins commémoratives
est-il le même artefact que celui qui fendait les eaux, ailleurs ou autrefois ?
En changeant de fonction, un artefact change-t-il de « nature » ? En théorie,
c’est à nous, et à nous seuls, d’en décider. Connaissons-nous bien nos
décisions ?
Il s’agit, en somme, d’aborder ici la question, ontologique avant même
que d’être sociologique, de la genèse et de l’identité des artefacts. Toutefois,
avant de nous aventurer dans ce domaine, austère seulement en apparence,
il est utile de préciser un peu, au préalable, ce dont nous parlons lorsque
nous parlons de ces objets que sont les artefacts.

Objets
Commençons par poser une question qui reviendra plus loin : que peuvent
bien avoir en commun un fragment de matière doté de contours spatiaux,
un outil manufacturé qui s’achète dans les bonnes maisons, une œuvre
d’art faisant la fierté d’un musée, une pièce de collection ethnographique
recueillie fort loin, un vestige matériel du passé commué en témoin d’un
âge révolu ? La première réponse, venant (peut-être) à l’esprit, est que ces
choses sont toutes des objets.
Le problème est qu’en disant cela l’on ne dit à peu près rien sinon qu’existe
un sujet qui se représente ces différentes choses. D’une part, un objet doit
sa condition d’objet à une conscience qui le vise ; et, dans le couple obligé
formé par le sujet et l’objet, c’est le sujet qui, d’une certaine façon, « porte
la culotte ». D’autre part, il est assez bien connu que la notion d’objet ne
peut recevoir aucune définition extensionnelle puisqu’elle peut tout inclure,
à la seule exception du sujet qui se représente un objet – sauf si c’est lui-
même qu’il se représente et qui se prend donc pour objet sans jamais bien
sûr coïncider avec sa représentation de lui-même. Or le fait d’exclure est,
en principe, le premier des services, et le plus élémentaire, que rend une
notion. Il en résulte que la catégorie des objets n’en est pas une. Comme l’a
remarqué un célèbre philosophe, aucun homme n’irait, face à ou à propos
de quoi que ce soit, s’exclamer : « Tiens, voilà un objet ! » ou « Bon sang,
c’est à un objet que je pense ! ». La clause d’admission de tout candidat au
statut d’objet n’est pas l’appartenance à ce monde, dans la mesure où rien

. Pour une impossible typologie des objets, voir Frédéric Nef (1998).
Être un artefact 61

n’empêche un sujet de constituer un trèfle à six feuilles ou une patinette à


réaction en objets, mais la place qu’il doit trouver dans l’esprit d’un être,
une place déterminée par l’usage d’un schème conceptuel. Autrement dit,
le candidat au statut d’objet attend, peut-être à jamais, une spécification
livrée sous les aspects d’une identité nominale. Est objet, pour nous, tout
ce qui est « quelque chose » au travers d’une opération mentale. Il n’est, en
somme, d’objet que ce qui peut recevoir une réponse à la question : « Qu’est-
ce que c’est ? »

Objets concrets

Parmi l’infinité des choses que nos esprits constituent en objets en leur
conférant une identité, il en est certaines que nous mettons à part. Nous
faisons, en effet, immédiatement la différence entre une table de cuisine et
la table des éléments chimiques, entre un taureau et un centaure, entre le
corps de mon voisin et celui de Lucien Leuwen. Nous distinguons objets
concrets, naturels comme un caillou ou artificiels comme un presse-papiers,
et objets abstraits (théoriques, fictifs, arbitraires, etc.). Dans le tableau que
nous nous dressons du monde, autrement dit dans notre ontologie de sens
commun sur laquelle se penche depuis Aristote la métaphysique descriptive,
les objets concrets occupent une place privilégiée. C’est parce qu’ils sont, ou
qu’ils possèdent, un corps matériel (Strawson 1973).
À ce titre et selon des modalités qui, pour certains, nous échapperaient
largement sans le secours (partiel) de la science, les objets concrets ­détiennent
des propriétés spatio-temporelles. Ils meublent une portion d’espace en sta-
tionnant dans le temps. Les objets concrets ont une forme caractéristique
qu’on peut observer et qui permet de les reconnaître ; ils manifestent une
consistance interne qui leur donne à nos yeux une allure unitaire. Nous esti-
mons, de ce fait, disposer de critères nous permettant de les individualiser ;
à la limite, et idéalement, nous pourrions les compter. Nous jugeons qu’à la
différence des objets abstraits les objets concrets ne dépendent pas, selon la

. Je parle de « notre » ontologie de sens commun sans préjuger ici de son universalité. La
métaphysique descriptive livre d’excellents arguments en faveur du caractère inné de
« notre » schème conceptuel d’objets, unitaires et durables. Il reste que cette universalité
mériterait d’être mieux vérifiée expérimentalement à l’aide des méthodes mises en œuvre
en psychologie du développement (voir Fei Xu et Susan Carey, 1996). On peut toutefois
se demander comment il nous serait possible d’interpréter les membres d’une commu-
nauté humaine qui, là où nous voyons un rocher, un arbre ou un oiseau, verraient des
tranches temporelles de matière, inanimée ou animée, provisoirement contiguës, qui
percevraient en un mot des événements là où nous percevons des objets. Serions-nous,
en effet, en mesure de jamais savoir de quoi ils parlent ? Voir Eli Hirsch (1982).
62 Objets et Mémoires

formule de Leibniz, de notre « bon plaisir ». Ils sont les occupants visibles
de notre monde. Par là même, ils jouent un rôle fondamental dans notre
apprentissage de ce monde et ils organisent nos façons de nous orienter dans
ce monde. Parce qu’on peut les trouver et les percevoir, les objets concrets
sont à la fois nos prototypes d’objets, donc d’objectivité, et nos prototypes
d’existants. Dans la mesure où ils nous servent de repères, en quadrillant
notre espace-temps, nous leur attribuons une prééminence ontologique qui
paraît ancrée dans nos dispositions cognitives. C’est ainsi que nous serions,
selon l’expression difficile à traduire de Quine, « body-minded » : notre esprit
serait naturellement, au sens le plus strict du terme, entraîné à penser
le monde selon un schème conceptuel dominé par le primat existentiel et
épistémique accordé aux corps matériels. Le plus inventif des auteurs de
science-fiction serait bien incapable de décrire un univers dépourvu de ces
choses que nous nommons des objets concrets.
Est-ce à dire que nous maîtrisons parfaitement l’opposition que nous fai-
sons entre objets concrets et abstraits ? Dans la vie, sans doute, que nous
soyons chasseurs-cueilleurs ou prix Nobel de physique ; assurément moins si
l’on nous somme, ou si nous avons le goût, d’y penser, comme en témoigne
l’interminable querelle des universaux. C’est ainsi qu’il nous semble aller de
soi qu’un universel est abstrait au contraire d’un particulier spatio-temporel.
Un couteau, par exemple, est un objet concret ; il existe donc « réellement ».
Être un couteau est une propriété, donc un objet abstrait qui ne saurait, de
ce fait, appartenir au monde à l’égal d’un spécimen du genre, rangé dans un
tiroir. Mais comment un couteau, que l’on identifie grâce à sa propriété qui est
d’être un couteau, pourrait-il exemplifier quelque chose d’inexistant qui est le
« fait » d’être un couteau ? Nous tolérons, par ailleurs, bien des zones d’ombre
dans nos attributions de concrétude. Un sourire n’est pas concret, pour nous,
comme l’est la bouche qui le délivre. Pourquoi ? La réponse selon laquelle le
sourire serait un événement et la bouche un objet n’est guère satisfaisante à la
réflexion. Un sourire est bien un particulier spatio-temporel puisqu’il a lieu
sur les lèvres de quelqu’un et pendant un temps déterminé. Tout ce qu’on peut
dire est que son existence, bien réelle, est plus brève que les lèvres, sauf dans
le cas de Mona Lisa. Justement un tableau est un objet, un objet d’art. Est-il
concret comme le clou auquel il est accroché ? Une symphonie est une œuvre
d’art. Est-elle concrète ? Pourquoi une bouteille est-elle à l’évidence un objet
concret mais pas, ou différemment, la quantité de liquide qu’elle contient et
qui est pourtant unifiée comme l’est la bouteille. Et que faisons-nous d’entités
aussi énigmatiques qu’un trou ou bien une ombre ?
Voilà qui rappelle qu’un objet concret est certes un objet qu’on peut
trouver mais qu’il n’est un objet, donc un objet, mieux encore cet objet,
qu’une fois constitué en objet, c’est-à-dire dûment représenté. Nos repré-
sentations sont la condition d’existence pour nous des objets, ce qui ne veut
Être un artefact 63

évidemment pas dire qu’elles fabriquent ces choses que nous constituons
en objets. Il en résulte – et ceci est important dès lors qu’on entend s’inter-
roger sur la genèse et l’identité de ces objets concrets que sont les artefacts
– que nos représentations d’un objet, fût-il aussi concret que le couteau avec
lequel je viens à me couper, sont en partie conventionnelles. Et il est attesté
que cette partie conventionnelle de nos représentations d’un objet n’est pas
délimitable de la partie non conventionnelle de ces représentations, laquelle
partie serait « imposée » à nos sens par l’objet. Supposons que l’on nous
demande d’énumérer les objets présents dans un endroit (Putnam 1990).
Notre recension sera fonction de ce qui compte à nos yeux pour un objet
et donc un objet. Or il est bien évident que ce qui compte pour un objet
n’est pas dicté par le monde, muet sur ce point. Le fait qu’un couteau soit
un objet, un couteau, deux objets, une lame et un manche, ou plusieurs
milliards d’objets, les particules élémentaires qui en constituent la matière,
dépend du schème conceptuel d’objets adopté mais qu’aucun homme n’est
véritablement libre d’adopter ou de rejeter. Il en est de même de la conti-
nuation des objets concrets dans le temps, conditionnant le fait qu’ils en
soient. Inutile de demander à mon couteau, acheté il y a vingt ans et dont
j’ai remplacé la lame, s’il est bien resté le même couteau ou s’il en est devenu
un autre !
Nos représentations des objets concrets, et par conséquent notre univers
d’objets, doivent être considérés à la lumière de deux données fondamen-
tales. Premièrement, c’est nous qui découpons le monde en objets même
s’il existe une relation nécessaire entre la manière dont nos représentations,
qui sont celles d’êtres naturels dans un monde naturel, découpent le monde
en objets et la manière dont le monde se prête à être découpé en objets. En
effet, tous les découpages du monde ne sont pas compatibles avec la survie.
Il est néanmoins inutile de rappeler que les objets du monde n’arborent
pas un label auto-identifiant, gravé sur leur surface. La seule étiquette qui
permet de les identifier est celle que les hommes leur apposent, « ceci est
une montagne » ou « ceci est une tasse », et sur laquelle ils peuvent n’être
pas d’accord, « montagne ou colline ? », « tasse ou bol ? ». Un objet concret
n’existe pour nous que toujours déjà représenté. Deuxièmement, nos repré-
sentations consignent inéluctablement à la fois moins et plus de propriétés
ou de qualités aux objets représentés qu’ils n’en possèdent. Moins parce
que nos représentations n’en sélectionnent, par force, qu’un lot restreint ;
c’est pourquoi il est notoirement impossible d’épuiser la description d’un
objet. Plus parce que toute représentation ajoute au spectacle de l’objet, ne
serait-ce qu’en l’intégrant dans une classe d’objets ou en l’insérant dans un
contexte. En particulier, les objets concrets, qu’ils soient naturels comme
une pépite d’or ou artefactuels comme un anneau du même métal, vien-
nent à « signifier » quelque chose qui les dépasse en ce sens que ce qu’ils
64 Objets et Mémoires

signifient, ou symbolisent, n’est pas inscrit dans ce qu’ils sont physique-


ment. Un assemblage de fils entrelacés n’a pas vocation à être un drapeau.
D’ailleurs là où, par exemple, des marins anglais voyaient les couleurs bri-
tanniques flotter au sommet d’un mât, les Maori ne voyaient qu’un poteau
de sanctuaire fiché sur un tertre (Sahlins 1989). Sans aller aussi loin qu’en
Nouvelle-Zélande, au milieu du xixe siècle, songeons à la différence de
« signification » que nos représentations accordent à une table en formica
selon qu’elle est dans la cuisine d’une HLM, dans le salon d’un banquier
déchu ou dans une salle d’un musée d’ethnographie. Elle reçoit à chaque
fois, à son corps (matériel) défendant, un excédent de qualités par rapport
à celles qu’elle détient effectivement. De là vient qu’un artefact puisse l’être
doublement ou même triplement, si je puis dire, dès lors qu’il « signifie »
autre chose que sa fonction, ce à quoi il sert en premier lieu, en investissant
une deuxième ou une troisième position signifiante dans un ordre culturel
donné. L’objet concret, bien que silencieux et impossible à orthographier,
fonctionne dans ces conditions comme un mot. On parle alors de fonction
symbolique.

Artefacts
Abordons maintenant la distinction que nous opérons communément, au
sein de la catégorie déjà incertaine des objets considérés comme concrets,
entre les objets dits naturels, parce qu’ils devraient leur nature à la seule
nature, et les objets nommés artefacts, parce qu’ils devraient leur nature à
notre art et que cette « nature » serait donc artificielle. Une histoire montrera
mieux que de longs développements que cette distinction est le fruit d’une
décision théorique, entraînant des conséquences pratiques. Cette histoire
vraie a tout d’une fable dont la moralité serait ontologique.
Elle est contée par un chercheur, Frédéric Joulian, qui est primatologue
puisqu’il travaille sur les primates non humains mais qui pourrait aussi bien
être considéré comme un paléo-anthropologue, voire comme un archéologue
puisque les singes laissent des traces de leur passage sur terre qui ­servent à
écrire notre histoire (Joulian 2000). Joulian estime, comme d’autres pri-
matologues, que certaines communautés, au sein de certaines espèces de
grands singes, ont des traditions techniques et donc une culture matérielle.
Ces primates non humains se transmettraient l’usage d’outils, c’est-à-dire
de choses auxquelles ils attribueraient une fonction qu’elles n’auraient pas
du seul fait de leur nature physique et qu’ils commueraient, par conséquent,
en artefacts.
Joulian souhaitait rapporter dans son laboratoire des outils de singe
recueillis par ses soins dans la forêt ivoirienne, exactement comme procède
Être un artefact 65

un archéologue à l’endroit d’objets archéologiques. Pour que ces objets


­puissent quitter le territoire ivoirien, il fallait l’autorisation des douanes de
ce pays et, pour avoir cette autorisation, il était impératif de conférer une
identité nominale à ces objets en répondant correctement à la question,
aristoté­licienne mais en l’occurrence douanière, « qu’est-ce que c’est ? ».
Or qu’étaient ces outils de singe, ces artefacts de facture simiesque ? Des
branchages et des pierres que rien, absolument rien, ne distinguait de bran-
chages et de pierres naturels si ce n’est – différence strictement invisible au
moins pour le profane – qu’ils avaient été la cible d’une intention, durable
et transmise, et les porteurs d’une fonction déterminant leur statut d’arte-
facts. N’allons pas croire qu’il s’agit là d’une situation se rencontrant chez les
seuls singes. Nous nous servons de branches de bois en guise de gaules et de
pierres en guise de presse-papiers ; un ready-made est un artefact esthétique
identique à l’artefact non esthétique qu’il est aussi et le corps de l’artiste qui
s’adonne à l’art corporel n’est rien d’autre que le corps de l’artiste sous sa
douche ou sur la plage, lequel n’est pas dans ce cas vu comme un artefact
(fût-il modelé par la pratique du body-building ou gonflé par les stéroïdes).
Répondre correctement à la question du douanier ivoirien, c’était pour
Joulian convaincre ce dernier que ces branchages et ces pierres n’étaient pas,
mais pas du tout, des objets « naturels ». En effet, en tant qu’objets soumis
au seul régime de la nature, ils tombaient sous le coup de la convention de
Washington qui vise à protéger du pillage occidental le patrimoine naturel
des pays signataires. La convention de Washington est catégorique : il est
interdit d’exporter hors de leurs lieux d’origine les produits naturels, plantes,
graines, ossements animaux, etc. Il convenait donc que Joulian fasse sortir
ces objets de la catégorie des objets naturels pour les faire entrer dans celle
des artefacts, c’est-à-dire des objets de « mains » d’êtres dotés d’un esprit
commandant à ces mains.
C’est évidemment cette frontière ontologique, indiscernable à l’œil nu,
qui nous intéresse ici ; mais il est impossible de résister au plaisir de raconter
la suite de l’histoire. Les douanes ivoiriennes, insuffisamment interdiscipli-
naires, ont trop bien assimilé l’opposition anthropologique consacrée entre
nature et culture ; elles ont négligé de se pencher sur ses soubassements
ontologiques.
Pour être autorisé à emporter dans ses bagages ces artefacts d’animaux
non humains, sans risquer d’être accusé d’exporter des biens naturels, il
fallut que Joulian persuade les douaniers qu’il s’agissait d’artefacts d’animaux
humains à l’image d’outils dénichés par des individus dans la nature et sus-
ceptibles de servir de percuteurs ou d’enclumes élémentaires. Toutefois, il lui
fallut aller plus loin car les douanes ivoiriennes n’isolent pas la catégorie des
artefacts techniques, hominoïdiens ou humains. Joulian se résigna donc à
les baptiser « objets culturels », ce qui n’était pas en soi frauduleux. Pourtant,
66 Objets et Mémoires

cela aboutit à ce fait quelque peu étrange : les pierres et les branchages,
strictement identiques à des spécimens minéraux et végétaux trouvables
dans la forêt, s’embarquèrent en avion, labellisés du même sceau que des
céramiques ou des masques. Ils avaient enjambé, pour d’excellentes raisons
scientifiques, le seuil ontologique entre objets naturels et artefacts mais ils
avaient franchi, avec un tampon administratif largement falsifié, la frontière
entre culture humaine et animale, même si les fondations lointaines de la
culture humaine sont incontestablement aussi naturelles que celles de la
culture animale puisque la première procède de la seconde, laquelle n’est
pas d’origine divine.

Ce qui fait qu’un artefact est un artefact

Cette histoire vraie nous apprend beaucoup, bien que (ou, plus exactement,
parce que) nous conviant à faire un détour par les chimpanzés, sur la distinc-
tion que nous, êtres humains, opérons entre objets naturels, dont la nature
est fixée par la nature, et artefacts, dont la nature est déterminée par l’usage
que nous en faisons.
Qu’est-ce qui différencie, en effet, les pierres et les branchages-objets
naturels et les pierres et les branchages-artefacts, produits du génie simiesque,
physiquement indiscernables les uns des autres ? Nous l’avons dit plus haut :
c’est le fait que les seconds, les outils de singe, sont intentionnels. Ils le sont
au double sens du terme. En premier lieu, l’utilisation de ces choses par
les chimpanzés est intentionnelle en ce qu’elle a un caractère volontaire.
C’est de manière délibérée que certains grands singes se serviraient d’objets
trouvés dans la nature en guise d’instruments mobilisés en vue de certaines
fins ; et cette manière délibérée d’user d’objets transformés en moyens tech-
niques pour atteindre des objectifs serait transmise et donc apprise, en un
mot établie. Un ustensile de fortune n’est pas encore un outil. En second
lieu, l’utilisation de ces choses par les chimpanzés est intentionnelle au sens
philosophique du terme : ces pierres et ces branchages auraient été repré-
sentés, visés par une conscience, en tant que pourvus d’une fonctionna-
lité. Ils seraient des contenus intentionnels, les cibles d’un esprit entraîné à
s’en emparer et à y penser pour en traiter selon des modalités elles-mêmes
représentées.
Observons ici un point important. Ce qui compte dans la différence
ontologique que nous faisons, sans y penser et en abandonnant le soin d’en
tirer les conclusions aux philosophes, entre objets naturels et artefacts n’est
pas le fait que certains objets existent à l’état naturel, comme des pierres,
et que d’autres, les artefacts, soient construits, comme le sont des murs de
pierres sèches. La différence n’est pas là puisque la nature propose à nos yeux,
Être un artefact 67

souvent émerveillés, un vaste répertoire d’objets construits : une toile d’arai-


gnée, de la cire d’abeille, une fourmilière, un nid d’hirondelles, un barrage
de castor, etc. Nous admettons qu’ils sont les produits d’une construction ou
d’une fabrication ; ils n’en restent pas moins pour nous des objets naturels.
Pourquoi ? C’est parce que nous pensons que l’araignée, l’abeille, la fourmi,
l’hirondelle ou le castor sont programmés pour accomplir ces œuvres et
créer ces choses. Nous applaudissons leur nature ou, plutôt, la nature mais
nous ne félicitons pas plus ces créatures que nous ne félicitons l’érosion
d’avoir construit ce canyon. En effet, ces constructions diverses ne résultent
pas, pour nous, d’intentions au sens ordinaire et au sens philosophique
du terme ; leurs auteurs ne développeraient en aucun cas un savoir-faire
identique à celui de l’artisan qui construit un outil ou de l’utilisateur qui
en maîtrise les conditions d’emploi. L’abeille ou la fourmi savent faire mais
nous ne croyons pas qu’elles savent ce qu’elles savent faire ni qu’elles savent
savoir faire ; c’est pourquoi nous disons qu’elles exécutent leur programme
en suivant leur nature. En revanche, certains primatologues arrivent à nous
convaincre, à tort ou à raison, que certains grands singes ont la capacité
de développer un savoir-faire. C’est parce que leurs arguments, tirés d’ob-
servations, sont suffisamment persuasifs, malgré les arguments contraires,
pour que nous créditions certains grands singes d’avoir un esprit apte et à
former des intentions et à se représenter tant les objets de ces intentions que
les intentions elles-mêmes. La « nature » des artefacts est intimement liée à
l’intentionnalité de leurs utilisateurs ; c’est elle qui les « construit », fussent-
ils construits par la nature.

Le mode d’être des artefacts

Les artefacts sont donc ces objets concrets qui n’existent, en tant qu’ils sont
ce qu’ils sont, c’est-à-dire en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? »,
que relativement à l’intentionnalité d’êtres humains, voire non humains,
qui en sont les créateurs, les fabricants, les utilisateurs ou, simplement, les
observateurs. Un artefact ne vient à faire partie du mobilier de notre monde,
pour nous cantonner à celui-ci, que pour autant que des hommes en font
usage ou considèrent qu’on peut en faire usage comme de l’artefact d’une
certaine sorte qu’il est. Un artefact est ce qu’il est en vertu de ce qu’il sert
à faire ; il est, par conséquent, autre chose que la chose physique qu’il est
naturellement.
Il en résulte que le mode d’être des artefacts, leur façon de venir au
monde et d’y perpétuer leur présence, n’est pas celui des choses naturelles
en général, y compris celui des choses physiques en lesquelles ces artefacts
consistent ultimement. On empruntera ici à John Searle le cadre conceptuel
68 Objets et Mémoires

pour cerner cette différence ontologique entre deux manières d’acquérir


une réalité (Searle 1998). Il y a, dans le monde, des choses ou des faits dont
l’existence n’est en rien redevable à ce que des hommes peuvent en penser.
Ils sont « là » indépendamment de ce que nous sommes susceptibles d’en
croire, d’en dire ou d’en faire par la suite ; la meilleure preuve en est que
beaucoup d’entre ces choses ou ces faits ont précédé l’humanité. Ainsi en
est-il d’un astre, d’un volcan, d’une rivière ou des éléments constituant la
matière physico-chimique d’un caillou, d’une algue, d’un organisme bio-
logique animal, non humain ou humain. Ils ont par nature des propriétés
intrinsèques qui ont déterminé leur venue au monde et, doit-on penser, leur
identité spécifique, c’est-à-dire la classe de choses ou de faits à laquelle ils
appartiennent et qu’il s’agit de découvrir. Il y a également, dans ce même
monde, des choses ou des faits dont l’existence est conditionnée par ce que
des hommes en pensent et, en tout premier lieu, par la pensée partagée que
ces choses et ces faits existent, et pas de n’importe quelle façon. Ainsi en
est-il des artefacts, techniques ou esthétiques, qui rentrent, pour cette raison,
dans la catégorie de ces choses et de ces faits que Searle nomme « institution-
nels » : ils dépendent d’institutions humaines, au sens large et au premier
rang desquelles se situe le langage, pour exister. C’est de ces institutions que
les artefacts tirent leur réalité et leur identité spécifique, moins découverte
– s’il reste toujours à en savoir – qu’attribuée. Un presse-papiers n’advient
pas au monde comme une pierre, un mouillage abrité comme une baie, un
bateau comme un bois flottant.
Explicitons un peu le raisonnement de Searle. Les particules élémentaires
d’une certaine quantité de matière physique constituant le corps matériel
d’un couteau, d’une pièce d’un euro ou d’une mitraillette existent indé-
pendamment de toute pensée humaine. Et le fait que la masse atomique
du fer soit 55,847 ne doit rien à l’esprit de qui que ce soit sinon sa décou-
verte et sa formulation. En revanche, un couteau, une pièce d’un euro ou
une mitraillette n’existent que pour autant que des hommes s’accordent
entre eux pour développer beaucoup de pensées à leur sujet et, d’abord, la
pensée « instituante » selon laquelle ces choses existent en tant qu’elles sont
ce qu’elles sont : un outil, de l’argent, une arme à feu. Et le fait, par exemple,
que cet objet composé de molécules de fer soit un couteau est relatif à ce
qu’en croient et à ce qu’en disent des hommes au travers de ce qu’ils en
font. Il est, d’ailleurs, bien inutile de rappeler que, pour les membres d’une
société qui ne connaîtraient pas la monnaie, une pièce d’un euro ne serait
rien d’autre que la matière physique de son corps matériel.
Les artefacts techniques sont en bonne compagnie puisqu’ils partagent
leur condition nécessaire et suffisante d’existence avec tous les objets sociaux.
Comme une herminette ou une clé à molette, un peuple au sens anthropo-
logique du terme – mais pas une population dans l’acception retenue par
Être un artefact 69

la génétique des populations –, un État, une science, un art ou le mariage


doivent être crédités d’exister pour exister. Il en est, par exemple, de l’en-
semble organisé de cellules formant l’organisme d’un agent de police comme
il en est du corps matériel d’une pièce d’un euro : cet organisme est un
fait « brut » et non « institutionnel » car il existe indépendamment de ce
que peuvent en penser cet agent, un anarchiste, un biologiste, moi-même
ou n’importe qui. Cependant ce n’est pas devant cet organisme que je file
doux mais devant l’occupant « institutionnel » de cet organisme, lequel occu-
pant tire sa réalité d’agent de police (mais aussi bien de personne au sens
maussien, de célibataire, de citoyen français, de fonctionnaire ou de timba-
lier dans une fanfare) de ce que nombreux hommes pensent des agents de
police, à savoir qu’ils existent, qu’ils existent d’une certaine manière, assuré-
ment réglementée, que cette existence s’accompagne de plusieurs attributs,
aucunement intrinsèques à son organisme.
Cette distinction ontologique entre choses et faits « bruts », ou naturels,
et choses et faits « institutionnels », ou artefactuels, dont l’application empi-
rique se révèle souvent malaisée, appelle deux précisions. C’est d’abord une
fois leur réalité acquise, par l’entremise créatrice de l’esprit humain qui n’en
est pas surnaturel pour autant, que les artefacts existent pour nous à égalité
avec, en vérité bien plus que, les objets ne devant pas leur naissance à l’inten-
tionnalité humaine. Notre expérience vécue est celle d’un monde foisonnant
d’artefacts en tous genres, depuis les clous jusqu’aux centrales nucléaires,
et non d’entités physiques constituées par des particules de matière. Il y
aurait du ridicule, et du danger, à dénier aux couteaux, aux pièces de mon-
naie, aux mitraillettes (et aux agents de police) le statut d’existants sous
prétexte qu’il s’agit de constructions ou d’inventions. Et pourtant ils ­existent
un cran en dessous des choses ou des faits « bruts ». On dira, à la suite
de Searle, qu’ontologiquement subjectifs, puisque tirant leur existence de
croyances intersubjectives en leur existence, ils n’accèdent à l’« objectivité »
qu’en devenant la référence d’énoncés parfaitement objectifs du type « ceci
est un couteau » ou « cet agent de police est armé d’une mitraillette ». Que
ceci soit vrai ou faux ne dépend plus de ce que j’en pense. Il s’agit là d’une
objectivité épistémique.
Pourquoi donc les artefacts existent-ils un rien – mais pas logique-
ment ! – moins que les choses ou les faits « bruts » ? C’est parce que leur
existence est doublement conditionnée. Elle l’est, comme nous l’avons
vu, dans la mesure où leur existence est dépendante du fait (objectif ) que

. C’est pourquoi, entre parenthèses, le débat n’est pas prêt de se clore sur les limites à
assigner à l’idée de construction sociale et, par conséquent, sur la frontière entre choses
« brutes » et « institutionnelles », sachant que certains vont jusqu’à nier que les premières
existent. Voir Ian Hacking (2001).
70 Objets et Mémoires

des hommes sont d’accord entre eux pour penser qu’ils existent. Il s’ensuit
que leurs propriétés sont relationnelles. Une rivière est ce qu’elle est physi-
quement en vertu de ce qu’elle est à elle toute seule ; ce qui fait d’elle ce
qu’elle est n’est pas séparé d’elle-même mais contenu en elle. Ses propriétés
sont intrinsèques ; elle les détient. Une voie navigable est ce qu’elle est, à
savoir une voie navigable, relativement à des utilisateurs ou à des observa-
teurs. Une voie navigable se définit, en effet, comme une voie navigable dans
et par sa relation avec des hommes qui en pensent et en usent comme d’une
voie navigable. Ses propriétés sont relationnelles ; elle les reçoit. Une rivière
a une nature consistant en ses propriétés intrinsèques. Une voie navigable
n’a qu’une seconde nature, liée à ses propriétés relationnelles. Elle n’existe
pas, en tant qu’elle est ce qu’elle est, en toute indépendance. À la différence
de la rivière, qui est donc ontologiquement objective, la voie navigable est
une chose ou un fait ontologiquement subjectif ; mais c’est un fait épisté-
miquement objectif que cette rivière est une voie navigable tandis que cette
autre ne l’est pas. Que le mode d’être d’un artefact ne soit pas inhérent à cet
artefact n’est pas sans conséquence, ainsi qu’on le verra, quant à son identité
spécifique et numérique.
Cette légère infériorité existentielle des artefacts par rapport aux choses et
aux faits « bruts » se manifeste au travers d’une seconde dépendance, souli-
gnée par Searle. Tout se passe comme si les artefacts avaient besoin de choses
ou de faits existant en toute indépendance, d’une réalité physique pourvue
de propriétés intrinsèques, pour trouver leur place dans le monde. Pas de
couteaux, de pièces d’un euro, de mitraillettes sans particules élémentaires
d’alliages métalliques ; pas de voies navigables sans rivières (ou sans éléments
de l’environnement permettant le creusement de canaux) ; pas d’agents
de police sans ensembles organisés de cellules biologiques ! Les propriétés
relationnelles d’un artefact se greffent sur les propriétés intrinsèques d’un
fragment de nature et la greffe prend, en général, si bien qu’on ne parvient
plus à en détecter la trace.
C’est justement ce point qui demande la seconde précision annoncée.
Elle prendra la forme d’un rappel d’une évidence adressé par Searle à certains
de ses critiques et qu’illustre à merveille l’histoire des outils de singe racontée
plus haut. Les artefacts ne sont pas une catégorie de choses qui viendrait
s’ajouter aux choses existant de manière « brute » ou per se. Les chimpanzés
de Joulian n’ont pas introduit dans le monde les pierres et les branchages
dont ils se servent. Ils les ont commués – on n’ose dire « métamorphosés »
– grâce à leur capacité à l’intentionnalité collective en ustensiles. Lorsque je
découpe une viande à l’aide de mon couteau, dûment fabriqué celui-ci, je ne
tiens pas deux choses dans ma main, une certaine quantité de matière métal-
lique et un couteau. Je ne tiens qu’une seule chose, relevant de descriptions
différentes, les unes concernées par les phénomènes physico-chimiques et les
Être un artefact 71

autres par les phénomènes socioculturels. C’est pourquoi, pour le dire vite,
la technologie culturelle, par exemple, ne se confond pas avec la physique
ou la chimie des matériaux, même s’il vaut mieux que leurs descriptions
s’ajustent, comme le savent bien les archéologues.

Le baptême des artefacts

Quelle est donc cette opération baptismale au travers de laquelle des êtres
humains, dotés par la nature de l’intentionnalité collective, font advenir à
l’existence les artefacts ? Elle consiste à assigner une fonction à des choses
physiques ou à fabriquer, à partir de choses physiques, des objets avec la repré-
sentation de cette fonction dans la tête. Dans le premier cas, les hommes
superposent des attributs fonctionnels aux attributs intrinsèques d’un mor-
ceau de nature existant à l’état « brut », à l’image de ce que font des chim-
panzés de pierres et de branchages. Dans le second cas, ils construisent des
objets en vue de leur faire remplir certaines fonctions. Dans les deux cas,
l’artefact est ce qu’il est, artefact d’une certaine sorte et non d’une autre, en
vertu de ce qu’il sert à faire. Son usage détermine son identité. Sa fonction
est, par conséquent, constitutive de sa (seconde) nature. Les propriétés rela-
tionnelles qui le définissent sont fondamentalement des propriétés fonction-
nelles ou, plus exactement peut-être si l’on songe à l’embarras des archéo­
logues face à certains artefacts, des propriétés de fonctionnement. Comme
me le fait remarquer Sophie de Beaune à propos d’un artefact venu du passé,
on peut être assuré qu’il servait à quelque chose, donc qu’il fonctionnait,
sans savoir au juste à quoi, donc quelle était sa fonction.
D’où vient que l’attribution d’une propriété fonctionnelle à une chose soit
ontologiquement déterminante au point de transformer cette chose en une
autre chose que celle qu’elle était, quand bien même cette transformation
serait invisible à l’œil nu ? C’est parce que le fait, par exemple, qu’une pierre
soit une pierre et le fait qu’une pierre soit un presse-papiers sont deux faits
n’ayant rien de commun entre eux. La nature ignore, en effet, les fonctions.
Un fait fonctionnel exige l’intervention d’un être intentionnel. Les choses qui
existent à l’état « brut » se contentent d’être ou même, si l’on préfère, de fonc-
tionner au sens où l’on dit familièrement que « cela marche ». C’est ce qui fait
la différence entre une rivière, fonctionnant en étant ce qu’elle est, et une voie
navigable, étant ce qu’elle est en remplissant sa fonction de voie navigable. La
rivière, ou quoi que ce soit existant dans un régime naturel, n’a pas été faite
par la nature en vue d’accomplir une fonction. Ce serait prendre la nature

. L’explication du fait que la plupart des animaux terrestres ont quatre membres n’est pas
que cela correspond à un dispositif fonctionnellement optimal – par rapport à quoi ? –
72 Objets et Mémoires

pour un agent d’optimisation, se fixant des objectifs et disposant de critères


pour évaluer ses réussites, ses échecs et ses progrès, à la façon d’un ingénieur
les yeux rivés sur un tableau de bord. On en viendrait alors à adopter le point
de vue du docteur Pangloss selon lequel tout va pour le mieux dans le meilleur
des mondes possibles comme en témoigneraient les tremblements de terre
et les maladies vénériennes, en l’occurrence les rivières à sec et les rivières en
crue. La nature fait avec ce qu’elle a ; les hommes aussi mais avec, en plus, des
valeurs et des normes. L’assignation d’une fonction implique ces valeurs et ces
normes. « En ce qui concerne la nature de manière intrinsèque, écrit Searle,
il n’y a pas de faits fonctionnels au-delà des faits causaux » (Searle 1998 : 31).
Nous détectons des relations causales dans la nature et nous en parlons ana-
logiquement comme de relations fonctionnelles.
Pour récapituler le raisonnement de Searle, on dira 1) que tout artefact
doit son existence, en tant qu’il est ce qu’il est, artefact d’une sorte déter-
minée, à la pensée d’êtres humains ; 2) que cette pensée, dûment « insti-
tuante », consiste à faire d’une chose donnée, existant à l’état « brut » et
dotée de seules propriétés intrinsèques, une autre chose que celle qu’elle
était ; 3) que le statut de cette nouvelle chose découle de la fonction qui lui
est impartie et qui constitue l’essentiel de ses propriétés relationnelles.
Cette fonction n’est pas, quant à elle, intrinsèque à la constitution natu-
relle ou « brute » de la chose, même si cette dernière doit bien s’y prêter. Il
vaut mieux commuer un morceau de granit en presse-papiers qu’une pierre
ponce mais la disposition d’un fragment de granit à servir durablement
de presse-papiers n’est pas inscrite dans ses propriétés intrinsèques. Toute
fonction attribuée est relative à des intérêts humains au sens le plus large du
terme, y compris donc à des intérêts désintéressés. En injectant une fonction
dans une chose qui en était naturellement dépourvue, l’esprit de l’homme
institue l’artefact que la chose est devenue. Cette institution, continuelle-
ment réitérée, va le plus souvent sans penser et sans dire car elle est cristallisée
dans l’usage de l’artefact. On serait tenté d’écrire que couper fait le couteau,
s’asseoir fait la chaise, payer fait l’argent, naviguer fait le bateau ! L’homme
ne pense pas à tout ce qu’il fait, dans ce cas précis perpétuer l’existence de
l’artefact, chaque fois qu’il coupe, qu’il s’assied, qu’il paye ou qu’il navigue
mais il est en mesure de le faire ; il y est d’ailleurs parfois contraint lorsque
l’artefact vient à lui manquer ou qu’il manque à sa fonction. Dans cette
aptitude à y penser, réside la différence, notée plus haut, entre les œuvres de
l’animal non humain et les artefacts de l’animal humain. Comme l’écrivait
déjà Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, « la nature seule

mais bien plutôt que leurs ancêtres, aquatiques, étaient eux aussi pourvus de quatre
membres. Voir Daniel Dennett (1990) qui, néanmoins, défend un usage raisonnable
d’une version modérée du panglossisme …
Être un artefact 73

fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux
siennes, en qualité d’agent libre ». En remplaçant la qualité d’« agent libre »
– un homme est-il libre de ne pas payer avec de l’argent ? – par la propriété
d’« agent intentionnel », on obtient ce qui distingue la cire d’abeille du miel,
la toile d’araignée de la toile de Jouy, un barrage de castor d’une digue, une
fourmilière d’une ville.

Changement de fonction

Si l’on admet que la fonction fait l’artefact, en lui procurant son statut et
son identité en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? », le problème se
pose alors de savoir si, en changeant de fonction, l’artefact change de sorte,
c’est-à-dire s’il devient un autre artefact que celui qu’il était déjà. Convenons
tout de suite qu’en parlant de changement de fonction nous ne songeons pas
à ces fonctions secondaires venant s’ajouter, et non se substituer, à la fonc-
tion agentive principale qui fait l’artefact. Lorsqu’un homme tue son voisin
à l’aide d’un couteau, servant normalement à couper, ou joue à pile ou face
avec une pièce d’un euro, dont l’usage habituel est celui de moyen de paie-
ment, il ne crée assurément pas un autre artefact. En évoquant ici les chan-
gements de fonction, nous nous référons à ce fait spécifiquement humain
que nos représentations des objets concrets, et singulièrement des artefacts,
leur confèrent une signification qui n’est inhérente ni à ce qu’ils sont physi-
quement ni à ce qu’ils servent à faire. Que se passe-t-il, en somme, au cas où
la fonction signifiante, ou symbolique, d’un artefact vient à prendre la place
de sa fonction d’usage, tombée par exemple en obsolescence ? Qu’advient-
il à un artefact dont le fonctionnement dominant, dûment représenté,
consiste à représenter ?
Pour mieux nous expliquer, retournons à la question posée au début de
ce texte : que peuvent bien avoir en commun un fragment de matière doté
de contours spatiaux, un outil manufacturé, une œuvre d’art faisant la fierté
d’un musée, une pièce de collection ethnographique, un vestige matériel du
passé conservé à des fins commémoratives ? Une réponse possible est celle-
ci : il s’agit de la même chose ou de la même entité. Est-ce toujours, pour
autant, le même artefact ?
Prenons l’exemple, à peine tiré par les cheveux, d’une pelle à neige. Inutile
de revenir sur le fait qu’une pelle à neige est bien une portion délimitée de
matière physique et de rappeler qu’une pelle à neige est un artefact né soit
de l’assignation répétée d’une fonction de pelletage à un morceau d’écorce
dure, par exemple, trouvé dans la forêt, soit et plus vraisemblablement de
sa construction, à partir d’une certaine quantité de matière boisée et métal-
lique, avec la représentation de cette fonction dans la tête de ses fabricants.
74 Objets et Mémoires

L’artefact « pelle à neige » est devenu autre chose, en vertu de ses propriétés
relationnelles, que ce dont cette chose est faite et qui n’est doté que de pro-
priétés intrinsèques.
Voici que Marcel Duchamp s’empare d’une pelle à neige, comme il s’est
emparé d’un urinoir. Elle rentre dans un musée. Le résultat est que cette
pelle à neige est maintenant œuvre d’art, c’est-à-dire artefact dont le fonc-
tionnement normal est esthétique. Si ce qu’est un artefact dépend de ce que
des hommes en font, un artefact servant exclusivement à signifier, ici dans
le registre esthétique, n’est plus l’artefact, utilisé à des fonctions techniques,
qu’il était. La pelle à neige, « traitée » par Duchamp, semble être sortie de
la sorte de choses à laquelle elle appartenait pour pénétrer dans une autre.
Elle paraît avoir perdu sa nature première, qui était déjà seconde, pour en
acquérir une nouvelle : est-ce une seconde seconde nature, autrement dit
une troisième ? La bizarrerie de cette situation saute à l’esprit, sinon aux
yeux. La pelle à neige, artefact technique, était « compositionnellement »
identique à la quantité de matière physique en laquelle elle consistait tout en
étant un autre existant qu’elle ; or la pelle à neige de Duchamp, restée iden-
tique à la matière physique de l’artefact saisi par Duchamp, est maintenant
identique à ce dernier. Ce n’est pas comme un carrosse métamorphosé en
citrouille. Serait-elle un troisième existant, en vertu d’une deuxième identité
spécifique bien qu’ayant préservé son identité numérique puisque, in fine et
à titre d’hypothèse de pensée, c’est de la même chose qu’il s’agit ?
Supposons maintenant que, lors d’une mission dans le grand Nord, un
ethnologue collecte un outil servant de pelle à neige aux Autochtones. On
le place dans la vitrine d’un musée d’ethnologie. Voici que la pelle à neige
devient un objet ethnographique, un artefact dont le fonctionnement est
désormais ethnographique. Pour le dire vite, il signifie l’altérité et sert à l’étu-
dier. A-t-il changé de seconde nature ? Pour satisfaire les vœux d’un homme
politique, épris des sociétés du grand Nord, on décide de transférer la pelle
à neige, dont la pureté de forme a frappé certains artistes plasticiens amis
de l’homme politique, du musée d’ethnologie, où elle servait de pièce de
laboratoire, à un musée d’art où il est proposé de l’admirer. Va-t-elle, de ce

. Il s’agit du ready-made intitulé par Duchamp « En prévision du bras cassé » (Yale
University Art Gallery). Je remercie Marie Mauzé de m’avoir poussé à constater que
l’acquisition de la pelle à neige par Duchamp remonterait à 1915, sa « conception » en
tant que ready-made à 1916 alors que sa « réalisation » porte la date de 1964. De la même
façon qu’il réalise dans le temps ce ready-made, il avertit sa sœur en 1916 qu’il va en faire
un « à distance » ; il s’agit alors de l’égouttoir, œuvre portant la double date de 1914 et
1964, mais devenu conceptuellement ready-made en 1916 en même temps que la pelle à
neige, et dont l’original a d’ailleurs disparu. Voir Janis Mink (2000).
. Sur la notion de fonctionnement esthétique, voir l’ouvrage particulièrement clair de
Roger Pouivet (1999).
Être un artefact 75

fait, quitter la catégorie, à dire vrai incertaine, des objets ­ethnographiques


pour s’introduire dans celle, intuitivement mieux délimitée, des objets esthé-
tiques ? Et si, d’aventure, pour des raisons corporatives ou syndicales, elle
venait à retourner dans le musée d’ethnologie, conviendrait-il d’affecter à
ce va-et-vient le statut de déterminant ontologique ? Suffit-il de décréter,
en vertu d’un pouvoir discrétionnaire ou au nom d’une expertise sociale-
ment reconnue, un fonctionnement d’un certain type pour que l’artefact au
second degré fonctionne ainsi qu’on a décidé qu’il devait fonctionner, esthé-
tiquement ou ethnographiquement ? Ce qu’est, dans sa première seconde
nature, l’artefact est-il à ce point secondaire eu égard à son devenir ?
Admettons enfin, par hypothèse, qu’un village de cette société du grand
Nord forme l’intention de célébrer les temps héroïques où les hommes
déblayaient à la main, tous ensemble et selon un protocole se perdant dans
la nuit des temps, le misérable chemin conduisant à la ville. Dans ce but
commémoratif, on installe sur un piédestal, à l’entrée du village, une pelle
à neige du passé. C’est un spécimen identique en tous points à celui que
l’on trimbale, dans une capitale lointaine, de musée en musée. Voilà main-
tenant la pelle à neige transformée en objet de mémoire ! Du mémoriel
est-il venu s’ajouter à l’artefact comme du Ripolin à une planche de bois,
comme quelque chose de Duchamp – mais quoi au juste ? – à sa pelle à
neige ou comme la qualité d’être ethnographique à un ustensile de prove-
nance étrangère ? Ou bien pourrait-on détecter cet attribut mémoriel dans
l’artefact comme on détecte de la rouille sur un objet ou de la patine sur
une vieillerie ? Pour rentrer dans la catégorie des objets de mémoire, un
artefact doit-il devenir quelque chose qu’il n’était pas initialement ? Ce serait
paradoxal : comment un objet de mémoire supposé, ainsi que son nom
l’indique, remémorer le passé, pourrait-il naître et dans certains cas renaître
à l’existence, en devenant quelque chose qu’il n’était pas ? Spectateur d’un
accident, j’en suis le témoin ? Le suis-je devenu ? Mais si je le suis devenu,
c’est parce que je l’étais bien ! Pourtant, tout spectateur n’est pas témoin.
Ou à l’inverse devrait-il perdre quelque chose qu’il était ? Par exemple, ses
propriétés fonctionnelles déterminant son identité. Autant de questions
susceptibles de déboucher sur des interrogations fort pratiques. Ainsi, par
exemple, convient-il de restaurer un objet de mémoire ? En vertu de notre
conception culturelle de la mémoire du passé, il nous semble vaguement que
non, alors que nous restaurons, sans hésiter, des tableaux anciens. Rénover
ou, pire, dupliquer, comme cela se fait ailleurs, l’artefact commué en objet

. Contre les vues communes, le philosophe Étienne Gilson soutenait, dans Peinture et
réalité, qu’une « peinture restaurée a cessé d’être puisqu’elle a cessé d’être celle qu’elle
était ». Pourtant, que restaure le restaurateur ? La composante « brute » du tableau, l’objet
physique qu’il est, sans attenter, s’il est un bon restaurateur, à l’intention signifiante de
76 Objets et Mémoires

de mémoire paraît altérer le lien établi entre cet objet et le passé dont il
est supposé activer la mémoire. Mais imaginons que l’objet dépositaire de
mémoire soit dégradé à la façon d’un manuscrit devenu illisible, pelle à
neige réduite par le temps qui passe et par l’appétit des insectes à un mor-
ceau de bois vermoulu. Serait-ce en trahir la fonction essentielle, à savoir
mémorielle, que de lui redonner forme ? Irait-on pourtant rénover un objet
dont la raison d’être est, justement, de marquer une victoire sur le temps ?
Quel iconoclaste irait proposer d’injecter du silicone dans le fragment de
cubitus du saint dont une paroisse héberge la relique ?
Revenons, un instant, à l’histoire des artefacts simiesques pour constater
que les interrogations suscitées par les artefacts changeant de fonction ne
se posent qu’à propos de ceux qui sont de facture humaine. Nous créditons
certains grands singes de la capacité à commuer des bouts de nature en arte-
facts du premier ordre mais nous leur dénions catégoriquement l’aptitude
à commuer tant des fragments de nature que des artefacts techniques en
artefacts esthétiques, ethnographiques ou mémoriels. Seuls, pensons-nous,
les êtres humains en arrivent à faire signifier le chant du rossignol ou un
coucher de soleil ou à conférer une fonction symbolique à une enclume ou
à une pelle à neige.
Dans les années 1920, des plaisantins désireux de se moquer de l’art
moderne disposèrent de la peinture à l’extrémité de la queue de l’âne
Aliboron ; ils s’appliquèrent à lui faire remuer cette queue sur une toile et
ils signèrent le tableau ainsi obtenu du nom de Boronali. La toile fut placée
dans un Salon et, dit-on, fort admirée. Elle cessa tout à fait de l’être quand
la supercherie fut dévoilée. Ce n’était plus, d’un coup, une œuvre d’art ; elle
fut brutalement dépossédée de tout fonctionnement esthétique.
Il est inconcevable, pour nous, que des singes, occupant la rive droite de
ce cours d’eau africain, puissent avoir l’idée de transformer en objets ethno-
graphiques les pierres et les branchages utilisés en guise d’ustensiles par les
singes campant sur la rive gauche de ce fleuve.
Il l’est tout autant que des chimpanzés songent à célébrer la première fois
où ils trempèrent des patates dans l’eau de mer, afin de leur donner meilleur
goût, en promouvant une patate en objet de mémoire ou une portion du
littoral en lieu du même nom.
Certains singes peuvent bien avoir le pouvoir d’artefactaliser des choses
physiques mais leur esprit est un fusil à un coup : il assigne une fonction
à un objet de nature et il s’arrête là. L’esprit humain est, quant à lui, une
arme à répétition ; non seulement il commue de la matière en artefact mais
il possède la disposition à commuer cet autre artefact en un autre artefact

son auteur qui en serait la propriété essentielle mais qui est à interpréter, au risque de
l’erreur (voir R. Pouivet, op.cit.)
Être un artefact 77

que celui qu’il était originellement en lui assignant toutes sortes de fonction-
nements qui ne sont inscrits ni dans sa nature physique ni dans sa seconde
nature fonctionnelle. L’esprit humain détient le monopole de la fonction
symbolique.

L’identité des artefacts dans le temps

Oublions définitivement, cette fois-ci, les outils de singe pour nous en tenir
aux artefacts humains et nous pencher sur leur identité. Ils sont de notre fait
puisque c’est nous qui les faisons exister, en tant qu’ils sont ce qu’ils sont,
par imposition d’une fonction qui en détermine le statut et, par conséquent,
l’identité spécifique. Est-ce à dire que nous sommes à même de résoudre
les problèmes théoriques d’identité, spécifique et numérique, que certains
hommes s’amusent à poser à leur sujet mais auxquels tous les hommes trou-
vent, dans la pratique, des solutions suffisant amplement à leur bonheur ?
Par exemple, et ainsi que nous l’avons vu, un artefact changeant de fonction
devient-il un autre artefact ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, nous en sommes incapables. Il suffit,
pour s’en apercevoir, de constater que les hommes, posant ce genre de
questions, sont déjà bien en peine de s’entendre entre eux pour trouver une
réponse assurée à cette interrogation : un artefact qui change de composition
de manière graduelle et qui cesse, par conséquent, de ressembler « qualitati-
vement » à lui-même, reste-t-il l’artefact qu’il était ? Évoquons ce cas avant
d’aborder celui du changement de fonction. Bien que ces deux cas de figure
soient en apparence fort différents, puisqu’une chose est de se demander
si une pelle à neige dont on remplace peu à peu les parties constituantes
est toujours la même pelle à neige et une autre de chercher à savoir si une
pelle à neige qui sert à pelleter de la neige et une pelle à neige qui sert à se
souvenir du temps où l’on pelletait la neige à la main sont bien, ou non, le
même artefact, on vérifiera qu’ils appellent exactement le même ordre de
questionnement.
Pourquoi est-il étrange que nous soyons dans l’incapacité de dire, sans
crainte d’être détrompés ou contredits, si un artefact dont on a remplacé
progressivement les pièces qui le composent est demeuré le même artefact,
en d’autres termes s’il a conservé son identité numérique ? Cette étrangeté
tient en partie à la raison suivante : une condition nécessaire, mais pas suffi-
sante, du maintien de son identité numérique est que l’artefact en question
continue d’appartenir à la même sorte d’artefacts, c’est-à-dire qu’il ait pré-
servé son identité spécifique, laquelle est sa seconde nature. Deux boules de
billard blanches, manufacturées à l’identique, présentent bien, selon nous,
quoique indiscernable à l’œil nu, une différence numérique. Chacune d’elles
78 Objets et Mémoires

est celle qu’elle est, une et la même et non l’autre. Si je peins en rouge l’une
de ces boules, elle reste pour moi la boule qu’elle était, une et la même
boule, en dépit du fait qu’elle n’est plus ressemblante à celle qu’elle fut. Voici
maintenant qu’à la suite d’une compression accidentelle, elle devient carrée
et, par conséquent, inutilisable pour le billard. Elle n’est plus cette boule de
billard faute d’être restée une boule de billard. En étant dépossédée de sa
seconde nature, qui fait dire de lui ce qu’il est, un artefact perd son identité
numérique. Mon bateau n’est plus ce bateau particulier qui fut mien si,
après que je l’ai vendu à mon voisin, il le munit de roues et en use comme
d’une roulotte avec laquelle il arpente les routes à la façon dont, hier, mon
bateau arpentait les mers.
Pour savoir si un artefact dont on change peu à peu les éléments consti-
tutifs est bien resté cet artefact qu’il était et non un autre, il nous faut donc,
avant toute investigation à la Sherlock Holmes, vérifier qu’il est resté l’arte-
fact d’une certaine sorte qu’il était. Pour reconnaître ce bateau, je suis dans
l’obligation préalable de savoir si c’est toujours un bateau. Or comment
pourrions-nous manquer de savoir ce qu’est un artefact, et donc si un arte-
fact continue d’appartenir à la même espèce d’artefacts, fût-ce au prix de
la consultation d’un spécialiste dans les cas épineux, puisque les artefacts
sont de notre fait ? C’est nous qui les faisons advenir à l’existence en tant
qu’ils sont ce qu’ils sont, des bateaux ou des roulottes, des voies navigables
et non des routes nationales, des pelles à neige et pas des fourches, en leur
consignant une fonction qui détermine leur statut et, par conséquent, leur
identité spécifique, la sorte de choses qu’ils sont. Il s’ensuit que nous devons
forcément – semble-t-il – en posséder le concept. Se pourrait-il vraiment
qu’un architecte maritime, un charpentier de marine, un armateur, un
marin professionnel ou, simplement, un passager embarqué ne maîtrisent
pas le concept de bateau ?
Posséder le concept de bateau, ou de quelque artefact que ce soit, c’est,
en théorie, connaître les conditions d’appartenance d’un objet à la classe des
bateaux. C’est donc être à même de tracer la frontière entre ce qui est un
bateau, une pirogue ou un paquebot de ligne, et ce qui n’en est pas encore
un, tronc flottant, ou ce qui n’en est plus un, épave gisant sur la grève.
Dans la mesure où l’on sait ce qu’est un bateau, il semble que l’on doive
nécessairement savoir distinguer non seulement un bateau de ce qui n’en
est pas un mais un bateau d’un autre bateau. C’est donc savoir quand il y

. J’emprunte cet exemple à Derek Parfit (1984) et la formule à Stéphane Ferret (1996).
Sur le fait que l’identité numérique d’une chose, ou d’un être, consiste dans sa coïnci-
dence avec lui-même sous un concept de sorte, ou « sortal », voir David Wiggins (1980).
L’application de ce critère d’identité « sortale » aux artefacts est examinée en détail par
Eli Hirsch (1982).
Être un artefact 79

en a un et quand il y en a deux, c’est-à-dire savoir les compter. Or savoir


compter des bateaux implique d’être apte à dire ce que c’est qu’être un spé-
cimen de bateau et, par conséquent, d’être capable d’énoncer ce en vertu
de quoi un bateau reste numériquement identique à lui-même. Comment
diable un amiral en chef pourrait-il compter, d’une année à l’autre, voire
d’une manœuvre maritime à l’autre, les bâtiments de sa flotte s’il igno-
rait les conditions d’existence continuée d’un croiseur ou d’un porte-avions
nucléaire ? Or, force est de constater que cette ignorance est réelle. Nos
artefacts nous échappent, y compris conceptuellement !
Une énigme célèbre en administre la preuve. Justement elle met en scène
un bateau mais rien n’empêche, en principe, de remplacer ce bateau, qui
a ses lettres de noblesse philosophique, par n’importe quel artefact ayant
encouru un changement progressif de composition. Le problème formulé
s’applique donc à une situation d’une consternante banalité ; il s’offre vir-
tuellement, chaque jour, à notre entendement. L’énigme en question est
celle, bien connue, du bateau de Thésée.
Plutarque en livra la première version10. Les Athéniens, écrit-il, ­conservèrent
longtemps, amarré à quai, le navire sur lequel Thésée avait parcouru la mer
Égée, en ôtant progressivement les vieilles pièces de bois, à mesure qu’elles
pourrissaient, et en les remplaçant par des charpentes neuves. À la fin, était-
ce encore le même bateau ? Certains soutenaient que oui, d’autres que non.
La question débattue par les Grecs fut reformulée en 1655, de manière singu-
lièrement frappante, par Thomas Hobbes dans son De Corpore. À supposer,
écrit Hobbes en substance11, qu’un ouvrier athénien ait conservé les vieilles
planches, celles continuellement remplacées par de nouvelles, pour les réas-
sembler ensuite exactement dans le même ordre, on se trouverait alors face à
deux bateaux. Il y aurait, ici, le bateau inlassablement rafistolé et, à la fin,
refait à neuf du point de vue des pièces qui le constituent. Il y aurait, là, le
bateau réassemblé avec les pièces d’origine. Lequel des deux est le « véritable »
bateau de Thésée ? Dans lequel ce dernier a-t-il continué son existence et,
par là, maintenu son identité numérique, sachant qu’avancer qu’il y aurait
deux bateaux, numériquement un et le même, reviendrait à commettre une
violation flagrante du principe logique d’identité, au cœur de notre schème
conceptuel d’objets, lequel interdit de voir double ?
À cette énigme, plusieurs solutions ont été proposées, aussi subtilement
argumentées les unes que les autres12. On se contentera ici de les évoquer

10. Plutarque (2001 : 76). Je ne cite pas exactement la traduction d’Anne-Marie Ozanam.
11. Je me réfère ici à la traduction qu’en livre Stéphane Ferret, op. cit. : 108.
12. Pour avoir une idée de la diversité des réponses possibles, on consultera l’ouvrage de
Ferret qui argumente en faveur d’une conception réaliste de l’identité : l’identité d’un
particulier est déterminée tout au long de sa carrière temporelle, quand bien même se
80 Objets et Mémoires

sommairement afin d’illustrer l’ampleur du désaccord régnant au sein de


la communauté des « experts », qui est celle des métaphysiciens. Il paraît
témoigner du fait que l’identité dans le temps d’un artefact est, au bout du
compte, hors d’atteinte de l’esprit humain, bien qu’il soit – plus vraisem-
blablement parce qu’il est – l’inventeur des artefacts.
On écartera, d’un revers de main, l’idée absurde selon laquelle, dès la
première planche remplacée, le bateau de Thésée ne serait plus ce bateau
qu’il a été pour cause de cessation d’existence en tant qu’un et le même. Un
crayon qui perd sa mine, une auto sa plaque d’immatriculation, un pigeon
une plume, un arbre ses feuilles en hiver, un homme ses dents cesseraient-
ils d’être ceux qu’ils étaient ? L’identité n’est pas affaire de ressemblance ; il
faut souvent, au contraire, qu’êtres et choses changent, en vieillissant par
exemple, pour qu’ils puissent être dits rester les mêmes.
Plus sérieusement, donc, on est enclin à soutenir que l’un des deux
bateaux est bien dépositaire de l’identité numérique du bateau de Thésée en
fonction du principe selon lequel il n’y aurait pas d’entité sans identité. Si
le bateau de Thésée a maintenu son existence, c’est forcément en tant que
lui-même et non en tant qu’un autre. Certains partisans de cette thèse, qui
fonctionne au couperet du tout ou rien puisqu’une chose existante ne sau-
rait être dite exister en étant plus ou moins (à 73 %, par exemple) identique
à elle-même, élisent le bateau inlassablement rénové au nom de l’argument
de la continuité spatio-temporelle. Son trajet dans l’espace-temps n’a pas
subi d’interruption au contraire du bateau reconstitué avec les pièces d’ori-
gine. En effet, entre le moment où le bateau de Thésée était sans conteste
lui-même et l’instant où il a été reconstitué avec les pièces d’origine, le
bateau de Thésée aurait vécu à la façon du couteau de Lichtenberg, sans
lame ni manche. D’autres, pourtant, optent en faveur du bateau reconstitué
avec les pièces d’origine, en faisant valoir l’argument de l’identité des subs-
tances matérielles qui le composent. Il nous semble, en effet, qu’est essen-
tielle la relation entre ce qu’est un artefact et ce dont il est constitué, entre sa
première nature, « physique », et sa seconde nature, fonctionnelle. J’achète
un couteau ; j’en change la lame quelque temps après puis le manche un
peu plus tard ; irais-je soutenir que c’est toujours le même couteau ? Mais
s’il était fait de mille éléments, remplacés un à un en soixante-sept ans, à la
façon des cellules d’un corps humain ? Comment trancher entre les deux
candidats à la succession du « véritable » bateau de Thésée dans la mesure où
les arguments en faveur de chacune des deux entités, fondés sur des critères
alternatifs, présentent une vulnérabilité évidente ?

révélerait-elle indéterminable ; pour être stipulée, et donc nominale ou conceptuelle à la


différence, selon Ferret, d’un particulier « biologique », l’identité d’un artefact ne relève
pas pour autant d’un jugement d’attribution arbitraire.
Être un artefact 81

On peut alors introduire la notion controversée d’identité relative et


proposer que le « véritable » bateau de Thésée soit le premier, eu égard à
ses propriétés spatio-temporelles et le second, eu égard à ses propriétés de
composition. Cette solution va à l’encontre de l’idée selon laquelle si deux
choses sont identiques entre elles, cela signifie qu’elles partagent l’intégralité
de leurs propriétés, y compris relationnelles. Elle implique, par ailleurs, de
substituer à notre concept unitaire de bateau deux concepts distincts, celui
de bateau-forme persistante et celui de bateau-totalité faite de parties. Un
amiral désireux de compter les bâtiments de sa flotte éprouverait, pour le
coup, de sérieux embarras : comment additionner ?
On peut, enfin, proposer la solution suivante à l’énigme, assez profondé-
ment contre-intuitive. Notre incapacité à dire lequel des deux bateaux est
le « véritable » bateau de Thésée ne tient pas à notre insuffisante maîtrise
du concept de bateau, liée à notre ignorance des conditions d’existence
continuée d’un même bateau, ou à son caractère excessivement tolérant13.
Elle tient à ce qui serait un fait, à savoir que l’identité d’un bateau plongé
dans cet état de choses est moins indéterminable, avec les moyens humains
du bord, que bel et bien indéterminée. Il n’y aurait pas de réponse à la
question faute, comme dit la langue anglaise, de « matter of fact ». Certains
objets seraient intrinsèquement vagues, d’où il résulterait que nos jugements
d’identité à leur égard ne seraient pas vrais ou faux mais ni vrais ni faux.

« Qu’est-ce que c’est ? »

On abandonnera au métaphysicien le soin d’évaluer les mérites respectifs


de la thèse selon laquelle l’identité des artefacts, et de bien d’autres choses
encore14, serait indéterminable et de celle professant qu’elle serait bien plutôt
indéterminée. Indéterminable ou indéterminée, l’identité des artefacts est,
en tout cas, nominale ou conceptuelle puisque dépendant de ce que nous
en disons et pensons. Elle est moins logée en eux, faute d’autres propriétés
intrinsèques à découvrir que celles de sa nature physique, que déposée dans
nos mots et nos concepts à leur sujet, dont la portée est souvent, elle, à

13. Le prédicat « être un bateau », ou être quelque artefact que ce soit, serait aussi consti-
tutivement dénué de précision que les prédicats « être grand », « être vieux » ou « être
beau ».
14. Ainsi en est-il, par exemple, de l’identité d’une montagne, qui n’est pourtant pas un
artefact et existe de manière « brute », puisque nous sommes bien incapables, malgré tout
notre savoir en géographie physique, de dire si un col traverse une montagne ou sépare
deux montagnes. Or, comme le rappelle Quine, cela fait justement toute la différence
entre une et deux montagnes. Le prédicat « être une montagne » serait-il aussi vague que
le prédicat « être un bateau » ? On n’ose poursuivre sur cette pente glissante !
82 Objets et Mémoires

« découvrir ». Un bateau n’est pas un bateau comme de l’eau est, ici ou là,
H2O ou comme un chat est un chat, au Siam ou en Abyssinie. L’attribution
d’une identité spécifique à un artefact est donc le produit d’une convention,
d’un accord entre pairs.
Cela ne veut pas dire que l’identité spécifique d’un artefact, c’est-à-dire
l’espèce « naturelle » dans laquelle nous trouvons naturel de le ranger, soit
purement conventionnelle ; elle n’est pas davantage arbitraire. Qu’elle ne
soit pas pur produit d’opinion est une évidence : songeons au triste destin
des membres d’une communauté humaine assignant la fonction de bateau
à des rochers ou celle de friandise à des poisons violents ! Qu’elle ne soit pas
arbitraire relève aussi d’une évidence. Admettons, un instant, qu’elle le soit.
Notre monde d’artefacts fluctuerait au gré de nos procédures conceptuelles ;
il serait un kaléidoscope. Comment, dans cette hypothèse, les hommes par-
viendraient-ils à s’entendre sur ce que sont leurs artefacts et à les reconnaître
aussi bien que l’on vise des cibles dans un stand de tir ? Or on constate,
premièrement, qu’à l’intérieur d’un même univers de culture les hommes
s’accordent sans peine sur l’identité de leurs artefacts, ne serait-ce que pour
mieux s’empoigner à leur sujet. Les écologistes et Électricité de France ne
divergent pas sur ce qui fait qu’une centrale nucléaire est et reste une centrale
nucléaire, si rafistolée soit-elle, ni donc sur leur nombre exact. Par ailleurs,
la circulation des artefacts, attestée dès les débuts de l’humanité, prouve, s’il
en était besoin, que l’identité des artefacts étrangers à une culture ne reste
pas longtemps un mystère pour les hommes d’une autre culture, quitte à
les ranger, comme le font les préhistoriens, dans la catégorie des curiosa. Et,
deuxièmement, ici comme ailleurs, les hommes pénètrent chaque matin
dans un monde d’artefacts quitté la veille sans éprouver le sentiment qu’ils
ont changé de monde. Aucun historien ni aucun anthropologue n’a jamais
décrit, à notre connaissance, une société ayant à l’égard de ses artefacts
des attitudes conformes aux vues d’Héraclite. Professer l’héraclitéisme est
une chose, se comporter en conséquence en est une autre. Nos artefacts ne
sont pas, pour nous, des mutants. Une bonne preuve en est l’existence de
l’archéologie, fort contagieuse au demeurant puisque chaque peuple entend
exhiber les traces matérielles de sa continuité sous la forme d’objets à l’exis-
tence continuée.
J’ai avancé plus haut l’idée qu’il existe une certaine proximité entre le
problème consistant à savoir si un artefact changeant graduellement de
composition reste cet artefact qu’il était et celui consistant à établir si un
artefact changeant de fonction devient, ou non, un autre artefact. Il faut,
pour s’en apercevoir, déserter le terrain de l’ontologie « fondamentale », où
ce qui compte est de cerner le fondement du fait qu’une chose est et reste la
même, pour occuper celui de l’ontologie « appliquée », où ce qui importe
est de comprendre comment des hommes décident qu’une chose est et reste
Être un artefact 83

la même. Il s’avère impossible de déterminer, en bonne raison métaphy-


sicienne, lequel des deux bateaux est le même que le bateau de Thésée.
Qu’en est-il si l’on demande à des hommes, nullement « experts » mais
dûment concernés, lequel est, selon eux, l’authentique bateau de Thésée ?
Ils ­trouvent des réponses et nous comprenons ces réponses au quart de tour.
C’est ici qu’intervient le problème du changement de fonction des artefacts
car c’est ici que pèse, de tout son poids, la capacité humaine à faire signifier
à un artefact autre chose que ce à quoi il sert, autre chose que ce pour quoi
il est advenu à l’existence.
La fonction symbolique est pratique, au moins dans un premier temps.
Elle est utilisée, en effet, pour « marquer » les artefacts qui, du coup, pour
appartenir à la même sorte d’artefacts, cessent d’être spécifiquement iden-
tiques les uns aux autres. Grâce à elle, un bateau n’en vaut pas un autre, y
compris dans un cas aussi précis que celui d’une galiote à dix-neuf rangs de
rameurs. Même ce bateau, dont l’identité dans le temps paraît impossible
à déterminer, trouve son « continuant » sans difficulté apparente. Dans le
cadre d’une ontologie « appliquée », il convient, en somme, de rechercher
dans les « sortes » d’hommes, non seulement l’origine du tri des artefacts
en sortes, mais également la solution du mystère en lequel peut consister
l’identité numérique des spécimens de chaque sorte.
Retournons au bateau de Thésée et livrons-nous à quelques expériences
imaginaires dont chacun peut trouver l’équivalent dans l’existence quoti-
dienne15. Supposons, en premier lieu, que se tienne une vente aux enchères
des deux bateaux, celui inlassablement rénové et celui reconstitué avec les
pièces d’origine. On s’y presse ; c’est un événement puisque, les deux candi-
dats étant exposés, le « véritable » bateau de Thésée est, sans doute possible,
proposé à acquisition. Lequel est-ce ? Aux enchérisseurs d’en juger ! Voici
que se présente un César Birotteau des temps modernes dont le rêve est de
se montrer sur le pont du véritable bateau de Thésée dans un port à la mode.
Il choisit, sans surprise, le bateau inlassablement rénové. Il y ajoutera un
peu d’or massif sans que cela altère à ses yeux, ni aux nôtres, l’identité de la

15. Les exemples proposés ici sont très librement adaptés d’expériences de pensée forgées par
David Wiggins (op.cit. : 93-94), Brian Smart (1972) et (1973), Francis W. Dauer (1972),
Theodore Scaltsas (1980). Il va de soi que l’examen des assignations « ordinaires » d’iden-
tité ne constitue en rien un chapitre de métaphysique, sinon peut-être descriptive au sens
où il s’agit de comprendre les intuitions humaines. En revanche, je ne crois pas qu’il existe
entre ontologie « fondamentale » et « appliquée » la distance dont parle Wiggins. L’idée,
en particulier, selon laquelle ces assignations d’identité, supposées être gouvernées par
l’intérêt, point de vue déjà anthropologiquement contestable, ne sont pas pertinentes eu
égard à la philosophie de l’identité me semble sujette à caution. La meilleure preuve en
est que les philosophes utilisent ces assignations d’identité pour critiquer des arguments
ontologiques.
84 Objets et Mémoires

galiote d’origine. Voici maintenant un autre acheteur, amateur d’authenti-


ques antiquités, qui s’est juré d’installer dans le parc de son château-musée
californien le véritable bateau de Thésée. Il sélectionne, sans qu’on s’en
étonne, le bateau reconstitué avec les pièces d’origine. On suggère à cet
homme d’effacer à la brosse métallique un minuscule défaut dû à l’âge. Il
refuse avec la dernière énergie. Qu’on ne touche surtout à rien ; et nous
l’applaudissons !
Chacun des acheteurs a résolu l’énigme à sa façon, contraire à celle
de l’autre. Possèdent-ils le même concept de bateau ? Assurément oui, et
aussi imparfaitement dans les deux cas ! Possèdent-ils le même concept de
véritable bateau de Thésée ? Incontestablement oui, car c’est la raison pour
laquelle chacun a élu un bateau… différent. Ce n’est pas seulement parce
qu’il serait en état de marche que notre César Birotteau a fait le choix du
premier ; s’il ne s’était agi que de cela, le Phocéa eût fait l’affaire ! Quant
au second acheteur, épris de reliques archéologiques, il n’est aucunement
indifférent au fait qu’il s’agisse d’un bateau puisque, si le véritable bateau de
Thésée n’était pas un bateau, il ne serait pas le bateau de Thésée !
On tirera de cette expérience imaginaire deux conclusions fort provi-
soires. La première est la suivante. Posée dans le cadre d’une ontologie « fon-
damentale », l’identité du véritable bateau de Thésée est une énigme parce
qu’elle est l’illustration d’un conflit de critères d’identité. Or des hommes,
mis en situation de passer sans le savoir une épreuve d’ontologie « appli-
quée », résolvent l’énigme. Ils y parviennent en injectant une nouvelle fonc-
tion dans l’artefact : une fonction symbolique ou signifiante. César Birotteau
impose à l’artefact « bateau » une fonction d’objet de prestige, pour dire
vite. Quant à l’amateur d’authentiques antiquités, il lui consigne la fonction
d’objet archéologique. Un bateau n’est pas, toujours, seulement, un bateau ;
cela permet, parfois, de sortir sans effort d’un puzzle ontologique.
La seconde conclusion est celle-ci : cette disposition des artefacts à « vou-
loir dire » autre chose que ce qu’ils servent à faire pose un nouveau problème
qui est celui, précisément, des artefacts changeant de fonction. Deviennent-
ils, pour nous, d’autres choses que celles qu’elles étaient ? Doit-on considérer
que la vente aux enchères met en scène un artefact, dont la référence serait
distribuée dans trois spécimens différents dont deux physiquement présents,
ou trois artefacts de trois sortes différentes en vertu de propriétés fonction-
nelles distinctes ?
Pour en décider, il semble, hélas, que l’unique solution soit d’examiner ce
que des hommes en disent ou en pensent. Se pourrait-il qu’ici des hommes,
en réponse à la question « qu’est-ce que c’est ? », confirment le choix opéré
par César Birotteau ou celui effectué par le collectionneur californien en
énonçant que « c’est un objet de prestige » ou que « c’est un objet archéo-
logique » avec le sentiment d’objectivité que nous éprouvons en répondant
Être un artefact 85

à quelqu’un qui, par miracle, n’aurait jamais vu un bateau et demanderait


« qu’est-ce ce que c’est ? » que « c’est un bateau » ? On en doute. Il y a, au
moins, deux raisons à cela, mises en évidence tant par la philosophie que
par la psychologie. D’abord, il semble que nos concepts de sorte, du type
« bateau », s’appliquent tout au long de l’existence des artefacts, assez bien
encadrée par notre entendement ordinaire, depuis leur naissance jusqu’à
leur décès par changement de sorte, transformation du bateau en roulotte
ou, plus vraisemblablement, en épave. Ce n’est pas le cas des concepts du
type « objet de prestige » ou « objet archéologique ». Au début de sa vie, par
exemple, une amphore n’est pas l’objet archéologique qu’elle est devenue ;
et quand l’est-elle devenue au juste ?
Ensuite les concepts d’artefacts du type « bateau » présentent la propriété,
nullement intrinsèque aux choses, de renvoyer à des collections d’objets
qu’il nous paraît naturel, intuitivement du moins, de regrouper ensemble.
Si différents soient une pirogue à balancier et un porte-avions, notre esprit
est disposé, ou entraîné, à détecter une certaine affinité entre eux, tenant à la
possession d’au moins un attribut partagé et saillant. Ce n’est pas le cas, par
exemple, de la classe des objets de prestige. Ici, comme ailleurs, elle consiste
en un fourre-tout, en un capharnaüm. Quelle affinité présentent, chez nous,
un bijou, une Mercedes et un hôtel particulier ? L’adversaire le plus résolu de
l’économie de marché ne mobilise pas le concept de marchandise en guise
de concept de sorte dans sa vie de tous les jours et je ne reviens pas d’une
promenade en ville en disant que j’ai trouvé trois occasions.
Toutefois, prenons-y garde : nos concepts de sorte, au moyen desquels
nous répondons à la question « qu’est-ce que c’est ? », sont historiques. Ils
naissent, comme les artefacts ; ils arrivent sur le marché, comme les artefacts.
Notre concept de voiture est postérieur à celui de chariot. Et force est de
constater qu’il existe, par exemple, des commerces d’antiquités dans lesquels
voisinent des objets de sortes parfaitement hétéroclites, des salières et des
fauteuils, des livres anciens et des archets de violon. Le concept d’antiquité
serait-il en voie de devenir un concept de sorte ? On hésite tout de même à
le pronostiquer.
Imaginons maintenant, pour continuer dans la même veine, qu’une muni-
cipalité, nommée Théséeville, décide de promouvoir le bateau primitif, celui
qui est donc inlassablement réparé, en objet patrimonial. Bien que partielle-
ment, voire même entièrement – qui sait ? – rénové, c’est celui qui date du
temps de Demetrios de Phalère. Il devient un monument ; on l’inscrit dans
les lieux de mémoire du pays dont Théséeville est la capitale. (Oublions,
pour les besoins de la cause, qu’il puisse s’agir de la Grèce et d’Athènes.)
Voici qu’un riche anglais, Lord Elfizz, nourrit le projet de s’offrir en catimini
le vénérable trésor. Il soudoie des ouvriers locaux qui procèdent, chaque nuit,
pendant des mois ou des années, au remplacement des planches d’origine
86 Objets et Mémoires

(ou non) et qui, tout aussi clandestinement, ainsi que Hobbes l’avait ima-
giné, reconstituent peu à peu, dans un hangar de banlieue, le bateau avec les
pièces d’origine (ou non). L’opération enfin terminée, Lord Elfizz organise
le transfert, par voie de contrebande, de la galiote réassemblée.
La situation est donc la suivante : le mausolée de Théséeville abrite le bateau
rénové – entièrement, pour le coup – tandis que, dans son manoir de Belgravia,
Lord Elfizz contemple sans s’en lasser le bateau de Thésée reconstitué avec
les pièces d’origine (ou non). Tout se passe, si j’ose dire, pour le mieux. Le
bateau rénové remplit, à plein, à Théséeville sa fonction d’objet de mémoire
ou de symbole national ; les assureurs ont d’ailleurs formellement interdit
qu’on le mette à l’eau. Le bateau réassemblé fonctionne esthétiquement au
seul bénéfice visuel de Lord Elfizz. Au moins Lord Elgin avait-il fini par
céder, quinze ans après, au British Museum les frises du Parthénon dont il
avait spolié la Grèce en les achetant.
Pourtant, un jour, cela s’ébruite. Théséeville apprend ce qui s’est passé.
Quel scandale ! On s’indigne, on manifeste. Des ethnologues en mission à
Théséeville évoquent une crispation identitaire. La population de la ville,
édiles en tête, exige le retour immédiat du véritable bateau de Thésée et la
police parvient de justesse à empêcher des étudiants de brûler les planches
de ce qui n’est plus, de l’avis unanime, qu’un faux grossier. Les archéo­
logues consultés sont bien d’avis que l’antiquité, au moins relative, se
trouve à Londres et non à Théséeville. Lord Elfizz est le seul à affirmer, à la
suggestion d’un philosophe de ses amis, que le véritable bateau de Thésée
est toujours à Théséeville, en vertu de l’argument fondé sur les propriétés
spatio-­temporelles des particuliers, et à soutenir, par conséquent, que les
éléments rentrant dans la composition de la galiote ne sauraient constituer
son principe d’individuation. À supposer, en effet, proclame-t-il avec un
cynisme jugé révoltant, que l’identité d’une chose ou d’un être réside dans les
parties qui le constituent, vous ne sauriez me poursuivre ! Entre le moment
où j’ai commis cette innocente substitution, et celui où elle a été constatée,
tient-il à préciser, j’ai cessé d’être le même homme, fait des mêmes cellules
et dans lequel coule le même sang. D’ailleurs, ajoute-t-il, j’ai subi entre-
temps une transplantation d’organe, mon bras droit est une prothèse et j’ai
effectué une psychanalyse…
On peut tirer de cette histoire qui, bien qu’imaginaire, n’est pas à dormir
debout, les mêmes conclusions provisoires que de la précédente et se poser,
à son propos, les mêmes questions d’ontologie « appliquée ». Théséeville a
résolu, sans le moindre état d’âme, l’énigme du véritable bateau de Thésée.
Sa population, unanime, a rejeté l’argument d’ontologie « fondamentale »
suggéré, pour sa défense, à Lord Elfizz. Ce dernier, pour sa part, avait éga-
lement tranché, dès le départ, sans avoir eu l’idée de renouer avec les études
philosophiques. Si les deux parties ont trouvé aussi aisément une solution
Être un artefact 87

au puzzle, la même ce coup-ci, c’est au prix d’un changement manifeste de


fonction consigné à l’artefact. À la propriété fondamentale et instituante
d’un bateau, qui est celle d’aller sur l’eau, Théséeville a superposé, ou subs-
titué, celle d’être un objet de mémoire, un symbole national. Dans le manoir
de Belgravia, et bientôt au British Museum, le bateau a acquis celle d’être
un objet d’art antique (ou moins antique qu’il n’en a l’air).
L’artefact est-il sorti, dans les deux cas, de la sorte de choses qu’il était
pour rentrer définitivement dans une autre sorte ? On remarquera, main-
tenant, que normalement un changement de sorte signe l’arrêt de mort de
l’artefact. Si un bateau est commué en roulotte, à la façon de la femme de
Loth transformée en statut de sel, l’hésitation n’est pas de mise. Il a changé
de sorte ; il n’est plus un bateau. Si un bateau cesse de voguer et pourrit à
quai en attendant de couler, il reste à nos yeux otage de sa sorte jusqu’au
jour où, démembré, il s’éparpille au fil de l’eau en pièces détachées. Il était
un bateau, sans plus pourtant servir de bateau ; il est devenu une épave. Une
masure à l’abandon reste une maison ; un fragment de ruine branlant est
une ruine. Si un bateau est promu, comme à Théséeville, objet de mémoire,
planté sur un socle au beau milieu d’un carrefour, ou bien œuvre d’art ins-
tallée au bas du grand escalier d’un musée, le doute est autorisé. D’un côté,
c’est parce qu’il est, ou était, bateau, qu’on se bat pour récupérer l’objet
patrimonial à Théséeville ou qu’on l’expose dans un musée londonien. De
l’autre, son fonctionnement n’est plus le fonctionnement de l’artefact d’ori-
gine. Un fonctionnement commémoratif ou esthétique n’est assurément pas
un fonctionnement de bateau.
Revenons pour terminer, et sur une note embarrassée, au test que nous
proposions en guise de conclusion provisoire à notre histoire de la vente
aux enchères des deux bateaux, à savoir imaginer les réponses possibles à
la question « qu’est-ce que c’est ? ». S’agissant maintenant du conflit entre
Théséeville et Lord Elfizz, conflit pratique et non théorique puisque les
adversaires s’entendent, cette fois-ci, sur l’identité du véritable bateau de
Thésée, une identité compositionnelle, je ne suis pas sûr que la réponse
d’hommes sollicités pour cette occasion serait la même dans le cas de
l’objet de mémoire et dans celui de l’objet d’art. Tout se passe comme si,
chez nous, les fonctionnements d’artefacts n’étaient pas placés à égalité du
point de vue de leur valeur en tant que symptômes ontologiques. Seule, en
effet, l’acquisition par un artefact d’un fonctionnement esthétique paraît
consacrer un « vrai » et définitif changement de sorte. L’entrée d’un artefact
dans la classe des objets d’art, fût-ce par un chemin détourné, semble sceller
sa sortie de sa classe initiale. Bref les musées d’art détiendraient, chez nous,
un pouvoir de métamorphose mieux établi que les commerces. Jugeons-en
intuitivement.
88 Objets et Mémoires

Pour dire vite, et simplifier beaucoup, les objets à fonctionnement com-


mémoratif s’apparentent, d’une certaine manière, aux souvenirs dont les
voyageurs font l’emplette afin de baliser leur mémoire autobiographique.
Ils sont aussi des nœuds dans un mouchoir. De même qu’il existe dans nos
villes des magasins d’antiquités, proposant des objets de sortes diverses et
variées, l’on trouve un peu partout, désormais, des boutiques de souvenirs
qui sont, chacune, un bric-à-brac de sortes. Irait-on dire que les souvenirs
constituent une sorte de choses, réduites à un commun dénominateur par
nos usages et dont l’appartenance initiale à des sortes distinctes serait comme
effacée ? Un commerçant, actionné par la fameuse main invisible, a-t-il la
capacité de commuer une pipe, par exemple, en souvenir ? Et moi, qui ne
fume pas la pipe, qu’est-ce que je lui achète, une pipe ou un souvenir ?
Passons maintenant aux objets d’art, ces objets dont le fonctionnement est,
ou doit être, esthétique. Les musées d’art abondent, sans que nous sachions
très bien où ils commencent ni à partir de quelle salle ils sont à coup sûr
musées d’art ; c’est souvent une question de date et de lieu d’origine des
objets exposés. Et les musées sont, eux-mêmes, des artefacts n’existant que
pour autant que des hommes croient collectivement qu’ils existent en vertu
de leur fonction instituante qui est d’exposer au regard des objets d’art. On
subodore dans cette relation entre musées d’art et objets d’art un rien de
circularité ! Ils exposent, en fait, des choses aussi hétérogènes entre elles que
le sont des antiquités commerciales ou des souvenirs, choses que les musées,
d’ailleurs, ne dédaignent pas de vendre à la sortie. Les objets d’art n’ont en
commun entre eux que de fonctionner, ou de devoir fonctionner, esthé-
tiquement. Or, dans leur cas, il semble qu’ils constituent, pour nous, une
sorte de choses assez bien unifiée. Derrière la multiplicité et l’hétérogénéité
de leurs sortes, nous tendons à discerner une propriété partagée qui recouvri-
rait leurs propriétés initiales, physiques bien sûr mais aussi fonctionnelles.
En raison de la détention de cette propriété, les objets d’art nous parais-
sent former une espèce d’objets dans laquelle, par exemple, nous trouvons
naturel de faire entrer, outre évidemment des tableaux ou des statues, des
choses aussi diverses, par ordre alphabétique, que des aiguières, des appli-
ques, des bijoux, des boîtes de conserve, des brûle-parfums, des casques,
des cloches, des crânes de cervidé gravés, des cuillers, des cuves, des dés,
des éventails, des flûtes, des gardes de sabre, des gourdes, des graffitis, des
inscriptions, des masques, des miroirs, des monnaies, des morceaux de por-
tique, des pierres à encre, des robes, une roue de bicyclette sur tabouret, des
sacs-poubelles bien remplis, des sarcophages, des sceaux, des strigiles, des
tapis, des théières ou des verseuses. Est-ce d’ailleurs un hasard si les artefacts
sont, ici, communément divisés en deux grandes classes seulement, les arte-
facts techniques et les artefacts esthétiques ?
Être un artefact 89

Le concept d’objet d’art semble avoir acquis, chez nous, le statut de concept
de sorte, ou de super-sorte, et le terme d’objet d’art celui de terme général,
quasiment concret même appliqué à une abstraction, bien que, à l’évidence,
la propriété d’être esthétique ne se distribue pas dans des objets comme celle
d’être un outil. On jurerait presque, à la suite des assureurs et des notaires,
qu’il est possible de compter les objets d’art !
De là vient peut-être qu’à nos yeux la pelle à neige de Duchamp soit moins
restée une pelle à neige que le souvenir, acheté dans un magasin de sou-
venirs, n’est demeuré la pipe qu’il était. Il subsiste, si je puis dire, davan-
tage de pipe dans le souvenir que de pelle à neige dans celle de Duchamp.
Comment expliquer ce singulier privilège attribué par nous à la fonction
esthétique par rapport à tant d’autres fonctions signifiantes ? Les « experts »
n’ont pas fini de s’affronter entre eux à ce sujet. Décidément les hommes ne
sont pas au clair avec leurs artefacts.

Bibliographie

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Expositions, patrimoine
et réappropriations mémorielles en Alaska

James Clifford

Ils sont loin les jours où les anthropologues culturels pouvaient, sans être
contredits, présenter « le point de vue autochtone » ; où les archéologues
et les anthropologues physiques pouvaient fouiller des vestiges tribaux sans
permis local ; où les linguistes collectaient des données sur les langues indigènes
sans éprouver le besoin d’en rendre les résultats accessibles aux Autochtones.
Aujourd’hui, les universitaires de l’extérieur se trouvent exclus de l’accès aux
sites de recherche, se heurtant depuis peu (ou sous une autre forme) à la sus-
picion publique. Effectivement, l’« anthropologue » – défini au sens large,
presque stéréotypé – est devenu l’alter ego en négatif du discours autochtone
contemporain, celui qui symbolise la quintessence de l’autorité coloniale,
intrusive et arrogante.
L’histoire des relations des anthropologues avec les communautés locales
comprend de nombreux exemples de manque de sensibilité dans la collecte des
données et des artefacts. Ces pratiques, s’ajoutant aux principes de l’auto-
rité scientifique, sont perçues comme un mode de domination coloniale
provenant d’un déséquilibre structurel du pouvoir. Tel que le ­documentent
amplement des ouvrages comme Skull Wars de David Hurst Thomas (2000),
ce ressentiment est souvent justifié. En même temps, les condamnations
définitives des anthropologues (ou les blagues à leurs dépens) par les ­peuples
autochtones se combinent souvent à des appréciations généreuses pour les

. Ce texte est une version abrégée et remaniée de l’article paru en anglais sous le titre : « Looking
Several Ways: Anthropology and Native Heritage in Alaska », Current Anthropology, 45,
1, 2004 : 5-30, traduit par Anne-Hélène Kerbiriou (Célat, Université Laval). Dans cette
version française, nous n’avons conservé que l’argumentaire concernant le projet Looking
Both Ways. Dans la deuxième partie de l’article paru dans Current Anthropology, nous
avons juxtaposé ce projet à d’autres expositions patrimoniales et d’autres publications
qui ont correspondu aux changements de situation des Autochtones en Alaska.
. Restriction faite, bien sûr, du chapitre 4 de l’ouvrage de Vine Deloria Jr., Custer Died for
Your Sins (1969) – ce titre étant emprunté à un album de Floyd Westerman où se trouve
ce mot sardonique : « Here come the Anthros. » Voir aussi Haunani-Kay Trask (1991),
Linda Tuhiwai Smith (1999) et, pour l’humour, Phil Hughte (1994).
92 Objets et Mémoires

individus dont le travail a été fondé sur la réciprocité, le respect et la coo-


pération (voir par exemple Deloria 1997 : 210, Hereniko 2000 : 90). Les
écrits anthropologiques se trouvent fréquemment réappropriés par le dis-
cours autochtone et invoqués dans le renouveau des traditions. En fait,
l’héritage de la recherche scientifique effectuée dans des situations colo-
niales est ambigu et ouvert. Aux Vanuatu (Nouvelles-Hébrides), à Malekula,
les recherches d’A. B. Deacon dans les années 1920 ont été recyclées dans
les discours contemporains des kastom (Larcom 1982, Curtis 2003). En
Californie, l’anthropologie et la linguistique « de sauvetage », dans la lignée
d’A. L. Kroeber et Mary Haas à Berkeley, constituent une ressource inesti-
mable pour les activités patrimoniales tribales. Si, aujourd’hui, on condamne
Kroeber pour avoir froidement expédié le cerveau d’Ishi dans les collections
du Smithsonian d’Aleš Hrdlicka ou pour avoir, dans son ouvrage d’autorité,
Handbook of the Indians of California (1925), annoncé l’extinction des tribus
qui luttent à présent pour la reconnaissance, les aînés Yurok se souviennent
cependant de lui avec gratitude, pour la loyauté de son amitié et parce
qu’il a recueilli un précieux savoir. Dans les années 1950, son plaidoyer en
cour, exhaustif et soigneusement documenté, à l’appui des revendications
­autochtones, préfigure les rôles d’avocats que peuvent avoir les anthropo­
logues d’aujourd’hui (voir Buckley 1996 : 294-295, Field 1999).
Cet héritage place les chercheurs contemporains – Autochtones, non-
Autochtones, « gens de l’intérieur », « gens de l’extérieur », « halfies », « gens
de la diaspora » – devant autant d’obstacles que d’opportunités. Les Field
(1999) y voit une histoire sans fin « de complicités et de collaborations ».
Puisqu’elle se trouve fondamentalement remaniée par la mobilisation poli-
tique des communautés autochtones, la recherche ne peut plus se justifier
par des postulats de libre accès scientifique et de rapports interpersonnels.
La norme tend de plus en plus à des accords contractuels explicites et à
des réciprocités négociées. Par exemple, dans les Vanuatu de l’après indé-
pendance, l’anthropologie et l’archéologie ont été formellement bannies
pendant une décennie. Aujourd’hui, la recherche n’est autorisée que si les
communautés hôtes le permettent et à la condition que le chercheur étranger
collabore avec le filwoka local qui réalise le travail patrimonial pour le compte
du Centre culturel des Vanuatu (Bolton 1999, Curtis 2003). Dans certains

. Vine Deloria Jr. (p. 218-219) soutient que, pour les Amérindiens, l’évaluation de l’éthique
et de l’intégrité personnelles prédominent de loin sur les qualifications professionnelles
lorsqu’il s’agit de déterminer l’hospitalité et la coopération à la recherche. Cependant,
insiste-t-il, l’existence d’amitiés individuelles et de réciprocités ne devrait pas être consi-
dérée comme la preuve que les relations de pouvoir structurel et le passif colonial ont été
transcendés.
. Les notes exhaustives de Kroeber pour ce témoignage se trouvent à la Bancroft Library.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 93

contextes, des anthropologues sont recrutés pour des litiges territoriaux, des
archéo­logues pour des projets patrimoniaux au niveau local, des linguistes
pour des réformes portant sur la langue. Ailleurs, le travail de terrain est
interdit ou soumis à des restrictions qui l’entravent. Devant ces relations d’une
nouvelle nature, politisées, certains universitaires regrettent parfois la perte de
la « liberté scientifique » – en oubliant que c’était le pouvoir structurel
qui garantissait libre accès et relative sécurité, en ignorant les nombreux
­compromis et les limites implicites qui ont toujours fait partie intégrante de
la recherche de terrain. (De nombreux scientifiques s’autorisaient à enlever
des restes humains des tombes des communautés autochtones, sans leur
consentement. Si cela dépasse aujourd’hui les bornes professionnelles, c’est
en raison de ces nouvelles contraintes éthiques et politiques sur la liberté
scientifique.) La situation se durcit lorsque les intellectuels et les activistes
autochtones se confrontent à l’autorité académique : l’actuel conflit portant
sur « l’Ancien », ou « Homme de Kennewick », litige pour la propriété d’un
très ancien squelette, constitue l’exemple célèbre d’un cas dans lequel des
positions autochtones et scientifiques, qui étaient sur le point de se détendre,
se sont affrontées en justice (Thomas 2000). Même lorsque les relations
sont moins polarisées, il est clair à présent que les communautés locales
doivent avoir le pouvoir de dire non, sans ambiguïté, en tant que pré-requis
à la négociation de collaborations plus équitables et respectueuses. En pra-
tique, la complexité coloniale des relations imbriquées et inachevées entre
l’anthropologie et les communautés autochtones se trouve dénouée puis
tissée à nouveau ; et même les critiques autochtones les plus sévères envers
l’anthropologie reconnaissent le potentiel des alliances lorsqu’elles se basent
sur les ressources partagées, le repositionnement des autorités autochtones
et académiques et les relations de respect sincère.
Ce texte se propose de sonder les possibilités et les limites du travail de
collaboration en se basant sur une exposition récente de patrimoine autoch-
tone dans le sud-ouest de l’Alaska : Looking Both Ways. J’analyse le projet
des organisateurs, les conditions de sa production et sa réception principale-
ment au moyen d’une lecture contextualisée de son remarquable catalogue,
Looking Both Ways: Heritage and Identity of the Alutiiq People, dirigé par

. Vine Deloria Jr. (2000 : XVI) écrit, dans le contexte de l’affaire de Kennewick : « Néanmoins,
dans la plupart des domaines, les universitaires et les Amérindiens ont travaillé pour décou-
vrir le plus de restes possibles récemment exhumés. Beaucoup de progrès ont été réa-
lisés lorsque les universitaires sont allés directement dans les tribus concernées ». Linda
Tuhiwai Smith (1995 : 15, 17) argumente en faveur « de la réciprocité et du retour d’in-
formation » dans la variété des pratiques de recherches actuelles, qu’elles soient « bicultu-
relles », « en partenariat », ou bien « multidisciplinaires ». Les Field (1999) discute des
possibilités et des contraintes actuelles dans les alliances de recherche, en présentant d’utiles
cas de figures complexes.
94 Objets et Mémoires

Aron Crowell, Amy Steffian et Gordon Pullar (2001). J’ai pu voir cette exposi-
tion, en liaison avec un festival culturel alutiiq [Tamanta Katurlluta, 31 août
2002] lors de l’une de ses présentations locales.
Le patrimoine est une tradition consciente d’elle-même, qualifié par Fienup-
Riordan de « culture consciente » (2000 : 167), que l’on montre dans des
contextes anciens ou nouveaux et que l’on revendique vis-à-vis d’expériences
historiques de dépossession. Il répond à des demandes provenant à la fois
de l’intérieur et de l’extérieur des communautés autochtones, mettant en
relation de nouveaux pouvoirs et de nouveaux liens : les relations à la terre,
entre les groupes locaux, avec l’État et avec les forces transnationales. Dans
l’Alaska contemporain, des identifications « autochtones » ont trouvé l’appui
des mouvements globaux et régionaux de résurgence culturelle et de contes-
tation politique. Ils ont également été canalisés et intensifiés par des poli-
tiques d’État, en particulier par l’ANCSA (Alaska Native Claim Settlement
Act) de 1971 et ses répercussions. Avec la promulgation de cette loi, pour la

. Ce festival était organisé par des membres des communautés alutiiq de Nanwalek, Port
Graham et Seldovia qui travaillaient étroitement avec le personnel du musée Pratt de
Homer, en Alaska, où était présentée l’exposition. J’ai aussi brièvement visité le village
de Nanwalek. Bien que mon point de vue sur le projet ait été grandement enrichi par ces
rencontres, mon analyse reste essentiellement celle d’un visiteur, un consommateur et un
critique de textes et de représentations publiques. Les nombreuses limites, et peut-être
aussi quelques points forts, de cette position extérieure seront sans doute évidents. Le fait
que je n’aie pu visiter le Musée et conservatoire archéologique alutiiq de Kodiak signifie
qu’une dimension importante du récit demeure partielle. La conférence d’Aron Crowell,
« Dynamics of Indigenous Collaboration in Alaska », prononcée à Berkeley au printemps
2002, avait piqué mon intérêt. Il m’a fait entrer plus tard dans les villages de Homer et
de Nanwalek, et je l’en remercie particulièrement, de même que mes aimables hôtes de
Nanwalek, James et Carol Kvasnikoff. Pour préparer cet essai, j’ai consulté Aron Crowell
et Amy Steffian, principalement pour vérifier certains faits. Mes premières rédactions
ont été soumises aux précieux commentaires de Gordon Pullar, Sven Haakanson Jr.,
Ann Fienup-Riordan, Nicholas Thomas et Anna Tsing. Le fait d’insister sur des points
spécifiques et leurs interprétations sont, bien sûr, de ma responsabilité.
. L’ANCSA constituait un compromis politique entre plusieurs programmes différents :
l’activisme des revendications territoriales amérindiennes et une nouvelle coalition poli-
tique (la Fédération des Autochtones de l’Alaska), la nécessité de regrouper des corpora-
tions au niveau transnational pour construire un pipeline à travers l’État pour le pétrole
récemment découvert à Prudhoe Bay, et le désir de l’État et du gouvernement fédéral
d’articuler une nouvelle politique autochtone au moment de l’échec de la « période
terminale » des années 1950 et 1960 – politique susceptible d’apaiser définitivement
les revendications aborigènes en fournissant aux groupes autochtones une base d’appui
dans le développement économique à l’intérieur d’un contexte capitaliste tout en évitant
le bien-être social et les responsabilités de curatelle. La loi accordait 44 millions d’acres
de terres et près d’un milliard de dollars à 13 regroupements autochtones régionaux et
205 regroupements de villages. Les sociétaires amérindiens éligibles devaient justifier de
25 % de sang autochtone (blood quantum) et la participation se limitait aux individus
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 95

première fois peut-être, il était payant d’être autochtone. Les mouvements


pour les revendications territoriales des années 1960 et la formation de la
Fédération des Autochtones de l’Alaska (Alaska Federation of Natives, AFN)
ont permis de mettre en œuvre une politique d’autodétermination basée
sur des alliances pan-alaskiennes. Alimentées par des connexions « circum­
polaires » et du « Quatrième monde » qui allaient se renforçant, des iden-
tifications « tribales » ou « nationales » à grande échelle ont émergé, nour-
rissant encore plus d’affiliations villageoises ou de parenté. La conservation
et la performance patrimoniales ont fait partie intégrante de ces change-
ments dans les articulations autochtones. Cela a fini par produire des notions
plus formellement articulées de la « culture » ou de la « tradition » sur une
conscience de soi autochtone en pleine évolution.
Par exemple, les gens qui maintenant se nomment « Alutiiq » (et parfois
aussi « Sugpiaq ») se dispersent entre les villages et hameaux de l’île Kodiak,
la côte méridionale de la péninsule de l’Alaska, la péninsule de Kenai, le
détroit du Prince William et la ville d’Anchorage. Leur statut quelque peu
incertain en tant qu’entité cohérente en 1971 se reflète dans leur division en
trois corporations régionales de l’ANCSA. En fait, de nombreux individus
ont redécouvert ou renouvelé leur conscience identitaire « autochtone » lors
du processus d’enrôlement de l’ANCSA. Leur histoire collective avait été
faite de violents bouleversements et de traumatismes : l’arrivée des Russes
à la fin du xviiie siècle, apportant exploitation de main-d’œuvre, massacres
et épidémies ; la colonisation américaine après 1867, avec des missionnaires,
des pensionnats et une présence militaire pesante au cours de la Seconde
Guerre mondiale ; les désastres et les déplacements de population provoqués
par une série de catastrophes sismiques et la marée noire de l’Exxon Valdez.
Mais, bien que bon nombre de traditions locales aient été perdues ou enter-
rées, des communautés de subsistance ont survécu, ainsi que des réseaux de
parenté, une religion autochtone fervente (orthodoxie russe syncrétique), et
un nombre significatif, bien que s’amenuisant, d’individus pouvant parler
le sug’stun, la langue esquimaude indigène de la région. Sous l’impulsion
des politiques identitaires balayant l’Alaska et des affiliations consolidées en
partie par l’ANCSA, les gens ont aspiré à rechercher, revendiquer et trans-
mettre leur héritage « alutiiq » (voir Pullar 1992 et Mason 2002).

nés avant la date de la promulgation de cette loi. Unique dans la politique amérindienne
des États-Unis, l’ANCSA reflète l’histoire spécifique des relations entre le gouvernement
et les Autochtones en Alaska, d’où étaient absents le système des réserves et la curatelle
gouvernementale sur les terres tribales, ainsi que cela se pratiquait dans les 48 autres États.
Il a servi de modèle à l’« autodétermination » des Inuit du Québec, qui a eu des consé-
quences aussi ambivalentes que celles de l’Alaska, parmi lesquelles l’émergence d’une élite
corporative autochtone (Mitchell 1996, Skinner 1997, Dombrovski 2002).
96 Objets et Mémoires

À travers tout l’Alaska autochtone, de nouvelles formes de production


culturelles et artistiques ont été inventées, allant de pair avec de nouvelles
alliances entre des intérêts autochtones et non-autochtones, ainsi que de
nouveaux sites de performance et de consommation. Cela va aujourd’hui
des conférences régionales des aînés et du renouveau syncrétique des danses
du ­solstice d’hiver aux cours de langue, ateliers de sculpture et de construc-
tion de bateaux, musées tribaux, « excursions autochtones » et maquettes
de villages pour les touristes des croisières. De nouvelles cohortes, ethnique-
ment définies, d’entrepreneurs, de chefs communautaires et de travailleurs
du secteur culturel sont apparues. D’anciennes formes d’autorité sociale,
politique et religieuse ont été simultanément reconnues, transformées et tra-
duites, de manière sélective, à des situations changeantes. La manière dont
ces pratiques ­s’emparent des contextes locaux varie considérablement, selon
la démographie et l’écologie, la durée et la force des bouleversements colo-
niaux et néo-coloniaux, les possibilités et les pressions sur l’extraction des
ressources et les luttes continues pour la subsistance. Des travaux tels que
Looking Both Ways et d’autres projets patrimoniaux que nous évoquerons
plus loin sont des coproductions spécifiques à l’intérieur d’une conjoncture
complexe, sociale, économique, culturelle, qui à la fois gouverne et confère
son autonomie à la vie autochtone.
Défini au sens large, le travail patrimonial inclut la recherche historique
orale, l’évocation de la culture et son explication (expositions, festivals, publi-
cations, films, sites touristiques), la description et l’enseignement de la langue,
l’archéologie communautaire, la production artistique, la mise en marché et
la critique. De tels projets ne constituent bien sûr qu’un aspect seulement
des politiques autochtones actuelles d’autodétermination. Le patrimoine
n’est pas un substitut aux revendications territoriales, aux luttes pour les
droits de subsistance, au développement, à l’éducation et aux projets de santé,
à la défense des sites sacrés et au rapatriement des ossements humains ou
des artefacts volés ; mais il est étroitement lié à toutes ces luttes. Ce que l’on
tient pour la « tradition » n’est jamais politiquement neutre (Jolly 1992, Briggs
1996, Clifford 2000, Phillips et Schochet 2004) et le fait de rechercher et
retrouver, présenter et mettre en scène la culture joue un rôle nécessaire
dans les mouvements actuels qui se produisent autour de l’identité et de
la culture. Cet article tente de garder à l’esprit les attentes des multiples
producteurs et consommateurs du patrimoine autochtone, en soulignant
les processus constitutifs que sont l’articulation politique, la performance
contingente et la traduction partielle.
Les projets patrimoniaux relèvent d’une variété de sphères publiques, agissant
à l’intérieur de et entre les communautés autochtones comme des « sites »
de mobilisation et de fierté, des sources d’inspiration intergénérationnelle et
d’éducation, des chemins pour retrouver le passé et pouvoir dire aux autres :
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 97

« Nous existons », « Nous avons des racines profondes ici », « Nous sommes
différents ». Ce type de politique culturelle n’est pas sans comporter des
ambiguïtés et des dangers (voir Hewison 1987, Harvey 1990, Walsh 1992).
Le patrimoine peut constituer une forme « d’auto-marketing », en réponse
aux exigences d’une économie politique multiculturelle qui contient et
gère les inégalités. Le fait d’alimenter les traditions locales ne garantit
aucunement la justice sociale et économique ; et le fait de revendiquer une
identité culturelle peut ne constituer qu’un palliatif ou une compensation
au lieu, pour les individus, de faire partie intégrante d’un glissement de
pouvoir plus significatif. Dans les contextes post-industriels, le patrimoine
a été critiqué comme n’étant qu’une forme de nostalgie marchandisée et
dépolitisée – un ersatz de tradition. Si de telles critiques tendent à simpli-
fier à outrance, comme l’a signalé Raphael Samuel (1994), les ­politiques
du localisme, il est vrai que des pressions pour l’objectification et la mar-
chandisation culturelles se trouvent souvent à l’œuvre dans les projets
patrimoniaux contemporains. Mais en conclure, avec une tentation poli-
tico-moralisatrice, que la nature profonde du phénomène ne tiendrait qu’à
cette objectification et marchandisation reviendrait à passer à côté d’une
bonne partie de la signification locale, régionale, nationale et internatio-
nale induite par le travail patrimonial.
Les politiques de l’identité et du patrimoine sont en effet contraintes et
renforcées aujourd’hui par les formes plus flexibles de marketing capitaliste,
de communication et de gouvernement. Tout en reconnaissant ces pres-
sions, il est crucial d’y distinguer différentes échelles et temporalités (Tsing
2000) d’articulation politique (locale, régionale, nationale, internationale),
de catégorie de performance (linguistique, familiale, religieuse, pédago-
gique, touristique) et de traduction (intergénérationnelle, interculturelle,
conservatrice, innovante). Les forces globales, culturelles et économiques
sont localisées et, jusqu’à un certain point, gravement infléchies à travers
ces processus. En effet, les connexions qui s’affirment dans les projets patri-
moniaux autochtones – avec la terre, avec les aînés, avec des affiliations
religieuses, avec d’anciennes pratiques, changeantes ou non – peuvent être
des réalités, pas seulement des « choses inventées » ou des simulacres. Et

. Cet article prolonge une discussion antérieure portant sur les « questions du patrimoine »
et leurs applications (dans les travaux de Kevin Walsh et David Harvey) à des contextes
transnationaux (Clifford 1997 : 213-219). Comment pouvons-nous comprendre les fonc-
tions, paradoxalement globalisantes et différenciatives, des revendications largement
répandues à la « culture » et à l’« identité » (Friedman 1994 ; Dominguez 1994 ; Wilk
1995) ? J’ai soutenu que ce paradoxe ne devrait pas être réduit à une conséquence de la
globalisation ou des structures de pouvoir postmodernes (Clifford 2000). Quelque chose
d’excessif est à l’œuvre dans la prolifération de ces divers mouvements. Hodder (1999 :
148-177) dresse clairement le portrait des enjeux complexes qui s’y trouvent.
98 Objets et Mémoires

pour les peuples autochtones, longtemps marginalisés ou destinés à dispa-


raître, physiquement et idéologiquement, dire « Nous existons », à travers
des actions et des publications, constitue un acte politique fort. Durant les
dernières décennies, à une échelle régionale et internationale, une présence
autochtone grandissante s’est fait sentir dans plusieurs contextes coloniaux
et nationaux. Cette présence indigène est une réminiscence du mouvement
de la Présence africaine du début des années 1950, une affirmation d’iden-
tité culturelle inséparable de l’autodétermination politique. Les mouvements
autochtones d’aujourd’hui, à l’instar des mobilisations anticoloniales précé-
dentes, viennent compliquer la conception dichotomique, que l’on pourrait
qualifier d’eurocentrique, de l’agir « culturel » opposé à l’agir « politique »
ou « économique».
Bien sûr, les conditions de « l’autodétermination » ou de la « souverai-
neté » sont différentes un demi-siècle après la grande vague des mouve-
ments de libération nationaux de l’après-guerre. L’autodétermination, dans
les conditions de la mondialisation, est moins une question d’indépendance
qu’un moyen de gérer l’interdépendance, d’infléchir des relations de pouvoir
inégales, de trouver un espace de manœuvre (Clifford 2001). Aujourd’hui,
les stratégies subalternes sont flexibles et s’adaptent à des contextes spé-
cifiques, post-coloniaux, ou néo-coloniaux, interconnectés sur le plan
global. Cela n’est pas tout à fait une nouvelle conjoncture : les mouvements
auto­chtones ont toujours eu à tirer le meilleur parti possible de situations
­politico-­économiques difficiles. Dans un milieu de colonisation relative-
ment libéral tel que l’Alaska d’aujourd’hui – où les groupes autochtones,
représentant une présence politique réelle, contrôlent une part significative
des terres et des ressources – des déséquilibres fondamentaux de pouvoir
persistent. Les espaces ouverts à l’expansion et à l’initiative des Autochtones
sont circonscrits, et les conditions qui se rattachent aux dispositions appa-
remment généreuses de l’ANCSA peuvent être considérées comme des
règlements servant des intérêts dominants (Dombrowski 2002). En même
temps, les mobilisations sociales et culturelles qui s’articulent partiellement à
présent avec l’État et le multiculturalisme corporatif en Alaska anticipent et
outrepassent, potentiellement, les structures gouvernementales prévalentes.
Le travail patrimonial, dans la mesure où il préserve sélectivement et actua-
lise des traditions culturelles et des relations à l’espace, peut faire partie

. Le leader indépendantiste Kanak, Jean-Marie Tjibaou (1996), avait fourni un argument


fort en ce sens, en insistant sur le fait qu’il existait une connexion organique entre les
affirmations patrimoniales des Mélanésiens et une large variété de combats pour l’auto-
détermination. En ce qui concerne les arguments pour que les mouvements « simplement
culturels » soient dissociés de la « politique réelle » de transformation structurelle, voir la
réplique de Judith Butler (1998).
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 99

d’un processus social qui renforce les racines profondes des revendications
autochtones – les amenant à acquérir un statut plus élevé que celui d’une
autre minorité ou d’un groupe d’intérêt local. �������������������
Mon commentaire de Looking
Both Ways émet quelques réserves quant à cette revendication affirmative.
Reste à savoir quels seront les effets à long terme de ces récentes mobilisa-
tions culturelles des Alutiiq, mais le résultat en sera nécessairement ambigu
et inégal.
Dans ce qui suit, je présente le projet Looking Both Ways, avant d’aborder
la question troublante de savoir comment la présence autochtone devrait
être historicisée durant la période post-ANCSA. La partie suivante portera
sur le projet des Alutiiq de dresser le portrait d’une histoire et d’une iden-
tité émergentes aux multiples facettes. En conclusion, je reviendrai sur les
possibilités et les limites du travail patrimonial en collaboration avec des
anthropologues, des archéologues et des linguistes, dans le but de forger de
nouvelles relations avec les communautés autochtones.

Contextes : Looking Both Ways

Looking Both Ways, signe du changement, est le point culminant de deux


décennies de réorganisation autochtone et de renégociation des relations avec
les chercheurs universitaires. Deux négociations « archéologiques » résument
les aspects cruciaux de ce processus. En 1984, l’Association des Autochtones
de la région de Kodiak (Kodiak Area Native Association, KANA), sous
la nouvelle présidence de Gordon Pullar, avait établi un partenariat avec
l’archéo­logue Richard Jordan pour impliquer les jeunes et les aînés auto­
chtones dans une fouille au village de Karluk. Les gens du lieu furent pro-
fondément émus de se trouver confrontés aux masques de bois sculpté,
aux outils de pierre et aux paniers, faits d’écorce d’épinette, de leur passé
ancestral. Le visage d’une femme « reflétait à la fois confusion et tristesse.
Prenant enfin la parole, elle dit : “Je suppose que nous sommes vraiment
autochtones après tout. On m’avait toujours dit que nous étions russes”.»
(Pullar 1992 : 183). Le projet Karluk, avec la participation des Autochtones
et la mise en valeur locale des résultats, allait devenir un modèle pour les
fouilles suivantes dans les communautés alutiiq (Knecht 1994). En 1987, la
communauté de l’île Kodiak dans la baie Larsen a émis une pétition pour le
retour des ossements des ancêtres et des artefacts recueillis dans les années
1930 par l’anthropologue Aleš Hrdlicka, et conservés dans les collections du
Smithsonian Institution. Au bout de quatre ans d’une lutte parfois amère,
ces objets leur furent rendus et les restes humains enterrés à nouveau (Bray et
Killian 1994). Ce rapatriement marqua un jalon dans le contexte plus large
des renégociations des relations entre les communautés amérindiennes des
100 Objets et Mémoires

États-Unis et les institutions scientifiques, dont résulta, en 1990, la promul-


gation de la Loi sur la protection des tombes autochtones et de rapatriement
(Native Graves Protection and Repatriation Act, NAGPRA) et il constitua
aussi un point de ralliement pour les peuples autochtones dispersés sur et
autour de l’île Kodiak, qui en vinrent à se considérer comme les gardiens
d’une histoire et d’une culture « alutiiq » distinctes.
Au cours des années 1990, la politique du Smithsonian, en particulier au
Centre d’études arctiques dirigé par William Fitzhugh, s’orienta de manière
décisive vers la collaboration avec les communautés autochtones. KANA,
constituée en 1966 durant la période d’activisme des revendications territo-
riales, s’était déjà adjoint un programme de patrimoine culturel, animé par
l’archéologue Richard Knecht. Cette initiative allait se concrétiser au cours
des années 1990, sous la forme du Musée et Conservatoire archéologique
alutiiq, dirigé d’abord par Knecht, puis par l’archéologue et activiste alutiiq
Sven Haakanson Jr., actuel directeur. Vers la fin de la décennie, le musée
avait déménagé dans un nouveau local à Kodiak, construit avec les indem-
nités compensatoires de la marée noire de l’Exxon Valdez. Il s’est rapidement
développé et comprend à présent un large registre de programmes éducatifs,
d’archéologie dans les communautés, d’art et de conservation10. Son bureau
de direction, qui se compose de représentants de KANA et de huit corpora-
tions villageoises alutiiq, sponsorise des projets à travers toute la région de
l’île Kodiak. Bien que le musée se consacre aux Autochtones, son personnel
est issu de divers horizons culturels et vise à rejoindre la population actuelle-
ment très hétérogène de l’île Kodiak : Alutiiq, Américains des États-Unis, de
l’Amérique centrale, Philippins, Îliens du Pacifique, Centre-Américains.
Le bureau de direction du Musée alutiiq a hésité avant de se décider à
cosponsoriser Looking Both Ways. Le souvenir du rapatriement de la baie
Larsen était encore vif et la suspicion envers le Smithsonian encore forte.
Aron Crowell, directeur du Bureau de l’Alaska pour le Centre d’études arc-
tiques, aidé du personnel du musée, finit par obtenir le soutien des membres
du bureau, qui reconnurent qu’une exposition itinérante bien financée sur
le patrimoine alutiiq représentait une chance « de placer les Alutiiq sur la
carte ». Pour le Smithsonian, la collaboration avec le musée était essentielle
au succès du projet. Elle permettait d’activer des réseaux locaux issus de plus
d’une décennie de travail patrimonial sponsorisé par KANA, d’organiser
deux sessions cruciales de planification avec les aînés, ainsi que de bénéficier
de la juridiction autochtone appropriée. Lors de l’inauguration, quatre géné-
rations d’une même famille alutiiq coupèrent le ruban, et les visiteurs, qui
avaient parcouru des distances considérables pour y assister, furent accueillis

10. Voir le site Internet du Musée alutiiq pour une description de ces divers projets : www.
alutiiqmuseum.com
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 101

par une équipe de jeunes stagiaires bien préparés, qui avaient assimilé une
connaissance spécialisée pour certaines sections de l’exposition. Des dis-
cours, une bénédiction russe-orthodoxe, des danses traditionnelles et un
banquet firent de cette ouverture à la fois une cérémonie et une célébration
(voir l’Alutiiq Museum Bulletin vol. 7, no 1).
L’exposition était construite autour d’artefacts prêtés par le Smithsonian,
dont la plupart avaient été recueillis, au cours des deux dernières décennies du
xixe siècle par William J. Fisher, naturaliste et trafiquant de fourrures d’ori-
gine allemande. Des masques, des vêtements, des objets de la vie quotidienne
et de la vie cérémonielle étaient exposés, avec des spécimens pré­historiques
et historiques provenant du conservatoire archéologique du Musée alutiiq.
Alors que la présentation avait un caractère fortement histo­rique, des agran-
dissements de photos couleur d’individus (en train de faire sécher le saumon
ou de cueillir des baies), des vidéos et des images de villages contemporains
rappelaient le moment présent aux visiteurs dont c’était le patrimoine. Les
thèmes de l’exposition – « Nos ancêtres », « Notre histoire », « Notre mode
de vie », « Nos croyances » et « Notre famille » – maintenaient l’attention sur
la communauté. Les objets anciens, de retour après un siècle et toujours liés à
des lieux et à des gens particuliers, provoquaient des réactions émotionnelles
– tristesse, reconnaissance, gratitude, parenté. Les textes accompagnant les
artefacts comprenaient à la fois des contextualisations universitaires et des
commentaires des aînés, enregistrés lors des réunions de planification.
Les objets d’art traditionnel, anciens et nouveaux, étaient juxtaposés.
Un chapeau spectaculaire en peau, autrefois porté par des chamans et des
baleiniers, recueilli sur la péninsule alaskienne en 1883, était « brodé de poil
de caribou, de passementerie, de fines bandes de peau peinte (provenant
probablement d’œsophages d’animaux) et de surcroît embelli de bouffants
d’hermine et de fourrure de loutre de mer » (Crowell et Laktonen 2001 :
169). L’idée centrale des relations humains-animaux se manifestait artisti-
quement, sensuellement, dans nombre d’objets. L’objet le plus spectacu-
laire de l’ensemble était peut-être un parka en fourrure d’écureuil confec-
tionné en 1999 par Susan Malutin et Grace Harrold de l’île Kodiak, après
qu’elles en aient étudié un modèle datant de 1883 dans la collection Fisher
à Washington. « Il est fait de peaux d’écureuil et souligné de bandes d’her-
mine blanche le long des coutures. De la fourrure de vison et de caribou
blanc est utilisée pour la poitrine et les manches. Les glands sont faits de
peau séchée, de fourrure de loutre de mer et de tissu rouge avec des bouf-
fants d’hermine » (Crowell et Lührmann 2001 : 47). L’exposition présentait
également un exemplaire d’une étoile de Noël russe-orthodoxe, du type
de celles que l’on faisait défiler en procession de maison en maison durant
les rituels de visites et d’échanges de cadeaux du solstice d’hiver ; celle-ci
avait été réalisée pour l’exposition par les élèves de St Innocent’s Academy
102 Objets et Mémoires

à Kodiak. (Une photographie couleur des adolescents, grimaçant et ayant


l’air très « russes », accompagnait cette étoile haute de près d’un mètre. Un
masque sculpté par Jerry Laktonen, aujourd’hui artiste autochtone à succès,
rappelait le désastre de l’Exxon Valdez qui l’a contraint d’abandonner son
métier de pêcheur professionnel pour entreprendre une carrière de sculpteur
(voir www.whaledreams.com/laktonen.htm).)
Ce mélange d’objets divers, de textes et d’images rassemblés pour l’ex-
position symbolisait la complexité du patrimoine et de l’identité alutiiq. Le
fait de juxtaposer des images et des objets anciens, historiques et contempo-
rains exprimait la continuité culturelle à travers le changement. Les ­messages
en étaient explicites et directs : historiquement descriptifs, évocateurs et
commémoratifs. Le catalogue de l’exposition offre une diversité bien plus
grande de perspectives à travers un récit des processus culturels et histo­riques.
Magnifiquement édité et exhaustif, il contient des centaines d’illustrations his-
toriques et contemporaines, et des chapitres détaillés sur la culture, la langue
et l’histoire, sur les résultats des recherches archéologiques et des collabora-
tions, sur l’identité contemporaine et les pratiques de subsistance, sur la vie
spirituelle et les traditions religieuses, sur les souvenirs et les espoirs des aînés.
L’avant-propos de l’ouvrage cite Mary Peterson, une aînée de l’île Kodiak : « À
toutes les nouvelles générations. Elles apprendront de ceci et continueront. »
Le catalogue – ce terme traduit difficilement la portée de l’ouvrage –
explore une grande étendue de lieux anciens et nouveaux, d’objets et de
pratiques sociales. Le patrimoine est un chemin vers le futur11. Feu Sven
Haakanson Sr, aîné de l’île Kodiak, a inspiré le titre du projet : « On doit
regarder en arrière et trouver le passé, et ensuite aller de l’avant. » Haakanson
s’exprimait lors d’une réunion-conférence préparatoire qui s’était tenue en
1997, lorsque des hommes et des femmes de la région culturelle alutiiq
s’étaient rassemblés pour parler des jours anciens et des voies d’avenir : leurs
expériences d’enfants dans les années 1920, leurs parents et grands-parents,
la pêche et la chasse de subsistance, la religion et les valeurs sociales, les
éléments d’un mode de vie transformé et en transformation. Le catalogue
renferme de nombreux extraits de cette réunion, aussi bien que des témoi-
gnages d’activistes alutiiq, de chefs communautaires et d’universitaires.
Divers témoignages autochtones se juxtaposent aux contributions d’uni-
versitaires non autochtones.

11. Dans les îles du Pacifique, la tradition (kastom) s’articule souvent avec la notion de
« développement ». Au sujet de cette temporalité complexe, traditionnelle « anticipation
du futur », voir Roy Wagner (1979) ; d’autres versions apparaissent dans Marshall Sahlins
(2000 : 419) et Lilikala Kame’eleihiwa (1992 : 22-23). Christopher Tilley (1997) présente
de manière provocante un cas mélanésien représentatif de ce que Barbara Kirshenblatt-
Gimblett (1998) appelle « la seconde vie » du patrimoine.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 103

Peut-être le trait le plus frappant de Looking Both Ways est-il cet aspect
polyphonique. Dès les toutes premières pages nous rencontrons les noms
de 51 aînés qui ont participé à l’exposition ou qui sont cités dans l’ouvrage
(le dernier chapitre se compose de neuf commentaires cités intégralement)
Les sections suivantes sont rédigées et rassemblées par des universitaires ayant
travaillé étroitement avec les communautés locales. L’un des directeurs
du volume, l’activiste et éducateur autochtone Gordon Pullar, apporte sa
contribution par un chapitre très éclairant intitulé « Contemporary Alutiiq
Identity » (2001). Chaque page juxtapose des citations, des images et de
courts essais. L’ensemble du texte donne de l’espace à quelque 40 auteurs
individuels – rédacteurs autochtones et non-autochtones d’essais libres ou
de transcriptions intégrales de témoignages. Les citations individuelles des
aînés apparaissent tout au long de l’ouvrage. Personne ne tient le devant de
la scène très longtemps ; la lecture s’exerce sur un mode d’attention constam-
ment fluctuant au fil des rhétoriques spécifiques, des voix, des images et
des histoires, obligeant à faire une navette constante entre le passé archéo­
logique, les souvenirs personnels et les projets actuels.
Au milieu d’un chapitre intitulé « Súgucihpet – Notre mode de vie »
(Crowell et Laktonen 2001), une page commence ainsi : « La pêche déter-
mine la subsistance de l’année. En été, cinq variétés de saumons se ras-
semblent dans les baies ou remontent les rivières pour frayer » ; et la page
suivante : « Je me souviens qu’en été notre père nous réveillait tôt, mes sœurs
et moi, pour aller pêcher. » La première page nous décrit les variétés de
poissons et la manière dont ils sont séchés, fumés et mis en conserve ; la
seconde remémore la corvée de nettoyer les prises tout en étant pénible-
ment harcelé par les mouches (pp. 176-178). Les illustrations qui émaillent
le texte montrent (1) les pêcheurs commerciaux d’aujourd’hui pêchant le
saumon au filet, (2) un hameçon « Iqsak-Halibut », datant de 1899 environ
et (3) un leurre d’ivoire en forme de poisson daté de 600 à 1000 ans apr.
J.-C., découvert sur un site archéologique de l’île Kodiak. Dans Looking
Both Ways, Aron Crowell écrit : « L’intention était de valoriser la diversité
des perspectives, la profondeur des recherches et la collaboration sincère
entre les universitaires, les aînés et les communautés » (2001 : 13). Les cinq
pages de remerciements, qui mentionnent de nombreuses institutions et un
nombre impressionnant d’individus, font partie intégrante du message de
l’ouvrage. Mais, bien que la stratégie générale soit inclusive, elle n’est pas
synthétique. On collationne les différences de perspectives en leur permet-
tant de coexister. Les trois rédacteurs de l’ouvrage représentent les différentes
parties prenantes du projet.
Crowell, directeur du bureau de l’Alaska du Centre d’études arctiques du
Smithsonian, a rejoint le projet Looking Both Ways après avoir travaillé sur
l’archéo­logie et l’histoire des contacts dans la région (voir Crowell 1992, 1997),
104 Objets et Mémoires

et il poursuit actuellement des recherches archéologiques en collaboration


avec les communautés alutiiq de la péninsule de Kenai. En tant que direc-
teur de projet, il a organisé le prêt d’artefacts et les demandes de subventions,
et a orchestré l’exposition et le texte. Il est l’auteur ou le coauteur de quatre
chapitres de l’ouvrage. L’aptitude de Crowell à travailler aussi bien en tant que
membre du Smithsonian et en tant que chercheur de terrain impliqué depuis
longtemps dans le système local de collaboration et de réciprocité a été instru-
mentalisée pour faciliter la coalition des divers intérêts dans le projet.
Gordon Pullar est, depuis le début des années 1980, un leader dans les
projets concernant le patrimoine alutiiq ; ce sont ses conversations avec
William Fitzhugh du Smithsonian, suivies de la présentation de photos
d’artefacts par Crowell lors d’une conférence à l’île Kodiak, qui ont mené
à la concrétisation du plan de présentation des objets alutiiq anciens en
Alaska. Pullar a présidé le comité-conseil de Looking Both Ways et a servi
de lien politique auprès des divers groupes et organisations. Lui-même,
ainsi que les autres activistes et aînés alutiiq dont les idées ont influencé
le projet, ont été bien plus que des « consultants autochtones » recrutés
après que l’idée de base ait été définie ; ils étaient actifs dès le début dans
une coalition en évolution.
L’archéologue Amy Steffian, actuellement conservatrice adjointe du Musée
alutiiq, travaille à des fouilles archéologiques en collaboration avec les
commu­nautés de l’île Kodiak. Au début de la lutte pour le rapatriement de
la baie Larsen, Steffian a demandé et obtenu l’autorisation tribale de ter-
miner l’étude des sites de la baie Larsen. Son aptitude à établir des relations
de confiance, dans des situations locales d’intense prévention vis-à-vis de
l’archéo­logie et de l’anthropologie, a permis d’établir des collaborations de
recherche. De plus, le fait que le Musée alutiiq soit un conservatoire archéo-
logique a institutionnalisé l’idée que le patrimoine exhumé puisse être mis
à la disposition de la recherche tout en restant sous contrôle local. Ayant
obtenu le soutien d’autres membres du personnel du musée ainsi que des
appuis communautaires, Steffian a contribué à l’assurance que Looking Both
Ways serait autant un large rassemblement de personnes qu’une impression-
nante collection d’artefacts.
Le succès du projet reposait sur l’assurance de réunir des autorités auto­
chtones, des professionnels compétents et des sponsors institutionnels. Parmi
les premiers donateurs figuraient le Smithsonian Institution, le National
Endowment for the Humanities, Koniag Inc., l’Alutiiq Heritage Foundation,
le Musée d’art et d’histoire d’Anchorage et Phillips Alaska. Un financement
supplémentaire fut fourni par un impressionnant regroupement d’institu-
tions de l’Alaska, publiques et privées, et par près de deux douzaines de
corporations autochtones villageoises et régionales. Comme je l’ai suggéré,
l’intention du projet d’exprimer collectivement « le patrimoine et l’identité
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 105

alutiiq » reflète un moment d’émergence culturelle, tissant ensemble les fils


des discussions, des luttes et des compromis qui se nourrissent depuis plus
de deux décennies dans un contexte de pouvoir instable.

Émergence et articulation

Looking Both Ways explicite le fait qu’une identité se réarticule dans de nou-
velles circonstances, dans un processus historique d’émergence. Le nom
« Alutiiq » n’apparaît pas dans Crossroads of Continents, où les peuples situés
au sud de l’aire Yup’ik sont décrits essentiellement comme des « Esquimauds
du Pacifique », et même dans son ouvrage le plus récent, Fienup-Riordan
(2000 : 9) décrit « une famille étendue de cultures Inuit, qui s’étend de
Prince William Sound sur la côte Pacifique de l’Alaska… jusqu’au Labrador
et au Groenland ». La linguistique recouvre ici des différences de modes
de subsistance, d’histoire et d’environnement. Mais les « Esquimauds du
Pacifique » d’autrefois rejettent aujourd’hui leur identification avec la
« famille » culturelle Inuit/Inupiaq/Yup’ik.
L’autre nom longtemps appliqué au peuple représenté dans Looking Both
Ways est « Aléoute » (« Aléoute » était en fait une adaptation de l’appellation
russe « Aleuty » dans le système phonétique du sug’stun). « Aléoutes » : cette
appellation russe erronée s’appliquant aux îliens de l’archipel (qui préfèrent
généralement aujourd’hui être appelés Unangan), dans le langage usuel, fait
référence à des expériences historiques communes (la colonisation russe,
l’exploitation, les massacres, les conversions religieuses, les mariages mixtes)
tout autant qu’à une économie partagée de chasse maritime et de subsis-
tance côtière. Cependant, sur le plan linguistique, les îliens de l’archipel et
les gens de Kodiak diffèrent grandement ; et tandis que les liens culturels et
de parenté restent significatifs, il se produit depuis peu une forte tendance
à distinguer les « Aléoutes » des « Alutiiq ». La tactique du changement
de nom – qui reflète de nouvelles articulations de résistance, de sépara-
tion, d’affiliations communautaires et de gouvernement tribal – est assez
habituelle et constitue en fait un volet nécessaire à la décolonisation des
­politiques autochtones.
Looking Both Ways, en évitant d’objectiver « l’identité alutiiq », tente
sérieusement de ne pas geler ce processus. En mettant fortement l’accent
sur l’archéologie et l’histoire, il maintient le regard sur de nombreuses
racines entremêlées. Par exemple, les premiers explorateurs décrivaient
les habitants de l’île Kodiak comme étant fort plausiblement apparentés
aux « Esquimauds » du Groenland, aux Sibériens, aux Aléoutes de l’ar-
chipel ou aux « Indiens » (Athabaskans et Tlingit). Dans leur description
archéologique, anthropologique et historique de la « culture alutiiq », Aron
106 Objets et Mémoires

Crowell et Sonja Lührmann (2001) apportent la preuve qu’à différentes


périodes, chacune de ces assimilations avait du sens. Plus tard, les influences
russes furent fortes, imprégnant profondément ces racines entremêlées des
Autochtones. À la fin du xixe siècle, des pêcheurs scandinaves immigrés
influencèrent les pratiques locales et furent absorbés dans les réseaux de
parenté. Les sections historiques du catalogue rapportent, de manière multi-
vocale et sans l’essentialiser, une tradition fondamentalement interactive. En
rassemblant cette masse de matériel historique et archéologique auparavant
largement dispersée sans que les communautés autochtones y aient jamais
accès, Crowell, Lührmann, Steffian et Leer ont entrepris pour la première
fois la difficile tâche de raconter une histoire alutiiq cohérente, en évitant
de faire fusionner le passé et le présent en une « culture » d’une seule pièce.
Puisque, dans les termes de Crowell et Lührmann, la preuve documentaire
est « au mieux partiale et imparfaite » (p. 30), ils complètent le document
écrit par des éléments recueillis oralement auprès des Aluttiq.
Patricia Partnow, ethnologue qui vient de publier Making History : Alutiiq/
Sugpiaq Life in the Alaska Peninsula (2003) est, dans l’ouvrage, la seule repré-
sentante contemporaine de l’anthropologie culturelle non-autochtone (Jeff
Leer, linguiste ayant rédigé des dictionnaires Kodiak-Alutiiq, des grammaires
pédagogiques et des recueils de toponymes, apporte lui aussi une contri-
bution importante). Partnow exprime sa reconnaissance à son « mentor »,
l’aîné Ignatius Kosbruk (décédé) et à ses nombreux « professeurs » alutiiq.
Elle était encore récemment vice-présidente de l’enseignement au Centre du
patrimoine autochtone de l’Alaska. Ces relations sont l’indice du type d’en-
gagement qui rend possible la recherche anthropologique dans une région
où, il n’y a pas dix ans, comme le rappelle Gordon Pullar, « les anthropo­
logues avaient épuisé leur capital de bienvenue » (2001 : 78). Partnow relate
la totale absence d’intérêt de ses hôtes alutiiq pour des origines bien défi-
nies et des frontières ethniques bien tracées. En se dénommant eux-mêmes
Alutiiq, écrit-elle, « ils privilégiaient une partie de leur fonds génétique et
culturel en minimisant les parties athabaskan, russes, scandinaves, irlandaises
et yup’ik » (2001 : 69). L’identité alutiiq est un réarrangement sélectif de
connexions diverses, un sens de la continuité à la fois « mythique » et « his-
torique » qui s’exprime dans les histoires traditionnelles des aînés. (Partnow
semble ici confirmer la pensée de Julie Cruiksank (1998)����������������������
qui, dans une vision
pénétrante, conçoit les récits des aînés athabaskan moins comme des nar-
rations du passé que comme des reconnexions de réalités fragmentées et
des recadrages des problèmes du présent.) Partnow identifie cinq éléments
au cœur de l’identité : (1) le lien à la terre, (2) une histoire partagée et une
continuité avec le passé, (3) la langue alutiiq ou sug’stun, (4) la subsistance
et (5) la parenté. Il ne s’agit pas ici d’éléments consacrés d’une essence
culturelle, d’une liste de vérification de l’authenticité. Dans les conditions
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 107

actuelles de mobilité sociale et spatiale, il est rarement possible « d’apporter


des ­exemples de façon égale pour les cinq éléments. Les gens mettent plutôt
l’accent sur différentes parties de leur identité alutiiq à différents moments
et en différents lieux » (p. 69). « Alutiiq » est un travail en cours, un moyen
de gérer la diversité et le changement. Chacun des cinq éléments de Partnow
a subi des transformations depuis que les Russes et, un siècle plus tard, les
Américains, ont établi leur domination coloniale. Les changements se sont
poursuivis à travers les mouvements autochtones qui se sont intensifiés au
cours des années 1960, les réaménagements territoriaux et les réorganisations
corporatives des années 1970-1980.

Courants et marées

Rien n’est définitif dans le chapitre consacré à l’identité alutiiq contempo-


raine, composé et rédigé par Gordon Pullar. Il commence par évoquer sa
mère, qui se définissait comme russe, même si ses ancêtres réellement russes
les plus proches remontaient à huit générations. Lui, au contraire, ayant
grandi au temps de la guerre froide, dans les années 1950, avait rejeté cette
identité historique, mais sans avoir d’autre alternative. Il cite d’autres per-
sonnes qui, à l’époque de l’enrôlement dans l’ANCSA au début des années
1970, résistaient aux pressions pour se considérer Alutiiq – certains parce
qu’ils pensaient qu’une identité autochtone dévaloriserait une « américa-
nité » chèrement gagnée et d’autres, comme sa grand-mère, qui disaient :
« Essaient-ils de te transformer en Aléoute ? » (2001 : 74).
Pullar et les aînés qu’il cite établissent clairement que l’identification « alu-
tiiq » est quelque chose de plus qu’un retour à une tradition autochtone
essentialisée et continue. Il y eut un grand nombre de déconnexions et de
reconnexions dans le processus au terme duquel « une nouvelle unité fut
créée ». Le fait de clarifier des frontières floues avec les proches voisins a
induit des réalignements particuliers et une bonne dose de confusion. Pullar
cite Margaret Knowles, participante à la réunion-conférence des aînés de
1997 qui a guidé le projet Looking Both Ways (2001 : 81) :

J’ai réalisé que nous n’étions pas de vrais Autochtones, et il restait le fait que nous ne
savions même pas qui nous étions. Et cela m’a réellement contrariée. Cela me ­mettait
en colère parce que… eh bien, qui sommes-nous ? Je me sentais ­embarrassée auprès
des autres groupes, les Yup’ik, qui savaient absolument qui ils étaient et d’où ils
venaient… et moi je ne le savais pas. Je ne savais pas. Et ils disaient, « Eh bien,
cela dépend de l’anthropologue à qui tu parles ». J’ai toujours cru que j’étais
aléoute, et soudain quelqu’un me disait, « Non, en réalité tu es Koniag ». Ou bien
« Non, en réalité tu es Esquimau du Pacifique », « Non, tu es Sugpiaq », « Non,
tu es en réalité davantage reliée aux Yup’ik ».
108 Objets et Mémoires

Pullar situe l’émergence du terme « Alutiiq » au cours des années 1970


comme le produit d’une série de réidentifications dans une conjoncture
historique particulière, celle, chaotique et créative, de l’après-ANCSA.
Looking Both Ways constitue un exemple exceptionnellement clair, peut-
être extrême, d’articulations faisant partie intégrante du fait politique et
qui agissent, à des degrés divers, à travers tout le spectre des identités et des
traditions autochtones de l’Alaska. L’aîné Roy Madsen, en invoquant les
noms russes et scandinaves d’une longue liste, compare la tradition alutiiq
à des « bribes et morceaux » d’algues et de brindilles pris dans un tourbillon,
comme en un endroit où la marée rencontre un courant. La culture, écrit-
il, « a été poussée, bousculée, tassée et propulsée depuis le temps de nos
plus lointains ancêtres jusqu’à nos jours ». Madsen se souvient qu’enfant
il entendait parler plusieurs langues autour de lui (y compris le slavon à
l’église) et que son père connaissait l’anglais, le danois, l’allemand et sept
dialectes esquimauds. Dans les « marées et courants » du changement histo­
rique, « la culture homogène de nos ancêtres s’est transformée en cette
culture hétéro­gène que nous expérimentons aujourd’hui, mélangée, compo-
site, amalgamée, et combinée à ces nombreuses autres cultures, retenant un
peu de chacune mais conservant toujours certains aspects reconnaissables et
identifiables de la culture de nos ancêtres Alutiiq » (2001 : 75).
Madsen, avec cette image limpide d’une culture emportée dans le cou-
rant et se recomposant, n’imagine pas un « cœur » traditionnel résistant
au changement, mais plutôt une série de combinaisons d’influences ances-
trales et étrangères contribuant à la survie et à l’adaptation d’un peuple
­autochtone (l’adoption de l’orthodoxie russe en est sans doute l’exemple
le plus ­frappant). Dans une expression restée célèbre, Robert Lowie avait
un jour défini la culture comme « une chose faite de chiffons et de tissus
rapiécés ». Roy Madsen et un grand nombre de contributeurs de Looking
Both Ways ­apportent à cette conception une spécificité historique indigène.
Si les gens sont devenus des dévots orthodoxes, c’est parce que, durant les
premières années d’une brutale exploitation coloniale, on pouvait trouver
un certain degré de sécurité dans la conversion religieuse, qui conférait
en même temps la citoyenneté russe. Si la langue alutiiq (ou sug’stun) est
très fragilisée, c’est en raison des ruptures brutales qu’ont provoquées les
prohibitions édictées par les pensionnats (qui ne sont que trop familières).
Si certains ont été réticents à embrasser l’identité autochtone, c’est à cause
du souvenir amer de certains événements (tel que celui du massacre, par
Grigorii Shelikhov, d’îliens de Kodiak à Refuge Rock, trauma originel
souligné par Pullar), événements qui ont conduit à une intense répression
psychique et à « un sentiment de désespoir consécutif à des décennies de
dépendance envers les gens de l’extérieur » (Pullar 2001 : 76). Mais, si la
mémoire autochtone, se colletant à une histoire triste, raconte et répète
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 109

des histoires d’horreur, elle le fait, dans Looking Both Ways, pour éclaircir
la voie d’un futur rempli d’espoir. Pullar et beaucoup d’autres racontent
une histoire de luttes et de renouveau.
Les aînés se souviennent de leur étonnement et de leur colère lorsque Aleš
Hrdlicka, en 1931, arriva sur l’île Kodiak afin d’exhumer des restes humains
pour ses collections de recherche au Smithsonian. Looking Both Ways
renferme une photographie de centaines de boîtes remplies d’ossements
attendant d’être réenterrés lors de la cérémonie de 1991 présidée par les
aînés alutiiq et les prêtres orthodoxes. Pullar mentionne que le mouve-
ment de rapatriement de la baie Larsen « se produisit au moment où la
recherche de l’identité et de la fierté culturelle était déjà en cours à l’île
Kodiak. Il devint un symbole de l’autodétermination tribale » (2001 : 95).
Ici, comme ailleurs dans les communautés autochtones, le rapatriement
a constitué un instant crucial du processus de guérison et de renouveau.
John F.C. Johnson, président de la Chugach Heritage Foundation, apporte
sa contribution à l’ouvrage par un essai sur le retour des masques et des
artefacts enlevés comme du butin des grottes de Prince William Sound.
Il écrit : « Une renaissance culturelle souffle à travers l’Alaska comme une
tempête d’hiver. Des centres culturels autochtones et des camps spirituels
pour les jeunes se construisent à travers tout ce grand pays en nombre
record » (2001 : 93). Le rapatriement est un aspect délicat de ces mou-
vements patrimoniaux. Il permet d’établir le contrôle autochtone sur les
artefacts culturels, et donc d’offrir la possibilité de s’engager aux côtés de
la recherche scientifique, sur un pied d’égalité en quelque sorte. Le rapa-
triement n’est pas, souligne Johnson, « un point final à la soif de connais-
sance, mais constitue un nouveau point de départ dans la construction de
la confiance et de la coopération… La coopération et le partenariat avec la
science sont importants si nous voulons comprendre dans son intégralité
l’image de l’histoire humaine » (p. 92).
Dawson évoque l’établissement du Musée et Conservatoire archéologique
Alutiiq, et décrit les programmes archéologiques actuels qui comprennent le
recrutement des jeunes, la participation des aînés et la restitution de toutes
les découvertes à la communauté. « Aujourd’hui, les enfants des écoles de
Kodiak viennent au musée pour toucher notre passé et apprendre ce qui
concerne notre peuple. Le musée a contribué à contourner les préjugés
locaux sur le fait d’être autochtone. Et à présent les chercheurs doivent
venir à Kodiak pour étudier les collections, au lieu de nous obliger à les
leur demander » (p. 90). Comme le fait remarquer Steffian, le rôle impor-
tant dévolu à l’archéologie doit sans doute tenir en partie au fait que les
Alutiiq – brutalement conquis par les Russes au xviiie siècle, décimés par
les maladies et, pendant des siècles, parties prenantes du système capita-
liste mondial – ont moins bien conservé leur culture « traditionnelle » que
110 Objets et Mémoires

d’autres groupes de l’Alaska (2001 : 130). Les gens préoccupés par leur héri-
tage ­alutiiq ont dû, aux sens littéral et figuré, creuser dans leur propre passé
pour se retrouver12.
Cette histoire explique partiellement l’ouverture de la part de nombreux
Alutiiq face à la poursuite de recherches archéologiques, mais il faut ajouter
à cela qu’il s’est aussi produit un glissement essentiel dans les relations
d’autorité et de pouvoir. Steffian le suggère dans son exposé des « partena-
riats en archéologie » (2001 : 129-134). L’autodétermination qui a pris corps
à travers le rapatriement de la baie Larsen a permis d’établir de nouvelles
relations avec des institutions telles que le Smithsonian et l’Université de
l’Alaska. Au même moment, la croissance des corporations, musées et pro-
jets patrimoniaux dirigés par des Autochtones a fourni de nouveaux sites
à l’organisation de la recherche et à la diffusion des résultats. Enfin, et de
manière cruciale, quelques universitaires, travaillant sur de longues périodes
dans un esprit d’échange réciproque avec les communautés, ont contribué
à nourrir, durant deux décennies, des relations de confiance et de respect.
Knecht, livrant sa pensée sur les fouilles liminaires de Karluk, conclut :
« En tant qu’archéologues, nous étions venus à Kodiak pour étudier la
culture alutiiq mais, ce faisant, nous sommes inconsciemment devenus une
part inextricable de cette même histoire culturelle que nous cherchions à
­comprendre » (2001 : 134).

Relations au patrimoine, changement de climat

Ces relations ne se déroulent pas sans tensions. Lorsque Dawson prend


fait et cause pour l’archéologie, elle reconnaît également que « beaucoup
­s’opposent à la recherche archéologique en pensant qu’il serait bien mieux
de la laisser à part. Pour quelques-uns cela peut sembler approprié. Mais
en ce qui me concerne, l’archéologie a ouvert un nouveau monde. La clé
est que les Autochtones doivent contrôler l’effort de recherche. Sinon ce
ne sera qu’une dépossession de plus, avec des scientifiques qui viendront et
qui prendront, au lieu de partager » (2001 : 89-90). Le pouvoir est un enjeu

12. Les usages potentiels de l’archéologie par les peuples subordonnés « afin de les aider à
maintenir leur passé face aux processus d’universalisation et de domination de l’occiden-
talisation et de la science occidentale… [et] afin de maintenir, de réformer, voire de créer
une nouvelle identité ou une nouvelle culture face aux empiètements multinationaux,
aux pouvoirs extérieurs ou aux gouvernements centralisés » est mis en valeur par Ian
Hodder à l’appui d’un important argument en faveur de « l’archéologie interprétative »
(1991 : 14). Ian Hodder reconnaît également qu’il n’y a pas à cela de garanties politiques
– que l’archéologie du patrimoine peut se voir appropriée par des projets de développe-
ment et de « gestion gouvernementale des ressources ».
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 111

explicite dans les nouveaux partenariats de recherche. Pullar (2001 : 78) se


distancie quelque peu de la version de l’anthropologie, de l’archéologie et
de l’histoire alutiiq que présentent Crowell et Lührmann :

Les résultats de la recherche académique sont importants, bien sûr, pour décrire
la manière dont les Alutiiq en sont venus à se considérer eux-mêmes aujourd’hui.
Mais, en même temps, c’est au lecteur de décider comment ces différentes visions
de la culture et de l’identité alutiiq s’accordent entre elles. Il est tout aussi impor-
tant d’écouter ce que les Alutiiq eux-mêmes ont à dire de leur propre histoire. Il
arrive quelquefois que le point de vue autochtone s’oppose radicalement au point
de vue universitaire occidental. L’éternelle question « qu’est-ce qui est vrai ? » est
appropriée en la circonstance. Le fait qu’il puisse y avoir plus d’une vérité est
souvent négligé.

Pullar ne s’oppose à rien en particulier dans la discussion de Crowell et


Lührmann (qui tisse ensemble les résultats de la recherche académique et
des souvenirs des aînés) mais émet l’idée, sur un plan général, que les posi-
tions d’autorité universitaire et autochtone devront être distinguées dans le
cas où de nouvelles relations se mettraient en place. À l’instar de nombreux
intellectuels autochtones aujourd’hui, Pullar insiste sur le fait que les mythes
originels traditionnels doivent se voir accorder le même statut que les décou-
vertes archéologiques. Cette insistance porte moins sur l’idée d’accord que
sur celle de respect. Il décrit l’émergence, sur l’île de Kodiak, de « codes
éthiques » gouvernant la recherche scientifique (autorisation préalable de la
communauté, participation directe, partage des résultats). Bien entendu,
plus d’un universitaire répugnera à accepter de telles limitations, se can-
tonnant à des contextes de recherche moins lourds de conséquences, tout
en protestant en privé – et quelquefois en public – contre l’obscurantisme
religieux et la censure politique. Ce sentiment de suspicion existe symétri-
quement du côté des activistes autochtones, alimenté par de douloureuses
histoires de collecte scientifique « arrogante », « intrusive », ou « d’exploi-
tation ». En réalité, l’appel de Pullar à l’égalité du « mythe » indigène et de
la « science » occidentale peut, pour le moment, relever d’une vision uto-
pique, compte tenu des histoires de suspicion mutuelle et de déséquilibre
des pouvoirs (par exemple, le combat inégal de la tradition orale et de la
preuve documentaire dans les litiges territoriaux). Face à ces héritages anta-
gonistes, Looking Both Ways propose un espace dans lequel, ainsi que le for-
mule Pullar, « c’est au lecteur de décider comment ces différentes visions de
la culture et de l’identité alutiiq s’accordent entre elles ». Crowell, dans son
chapitre d’introduction, décrit les changements qui sont intervenus dans les
pratiques universitaires et argumente la spécificité, et donc la partialité, de
« toutes les manières de considérer la culture – autant de l’intérieur que de
112 Objets et Mémoires

l’extérieur » (2001 : 8). Pour partie coalition sincère, pour partie trêve res-
pectueuse, Looking Both Ways présente des perspectives variées qui doivent
être ajustées, pesées et assemblées. Ce que proposent tous les contributeurs
du volume n’est pas une vision à prendre ou à laisser opposant la vérité
scientifique à la vérité autochtone, mais une relation pragmatique : vivre
et laisser vivre l’opposition et la collaboration, dans les nombreux lieux de
chevauchement d’intérêts.
Les lignes sont esquissées, mais non appuyées, autour du patrimoine
et de l’identité. Sven Haakanson Jr., qui a récemment obtenu un doctorat
en anthropologie à Harvard et qui est actuellement directeur du Musée
alutiiq, réfléchit avec acuité à la situation inconfortable de « l’anthropologue
­auto­chtone ». Il n’attribue aucune supériorité à la connaissance « de l’in-
térieur » (son propre travail de terrain a porté sur les éleveurs de rennes
sibériens) et se demande pourquoi, effectivement, l’on requiert toujours
de l’anthropo­logue autochtone qu’il s’exprime à partir d’une position
« émique » plutôt qu’« éthique ». « Le but ultime de la recherche n’est-il pas
“d’apprendre”, ce qui inclut l’exploration des différentes approches de la
connaissance (l’herméneutique) ? Si les Autochtones ne peuvent pas écrire à
la fois dans une perspective autochtone et scientifique, en quoi résiderait pour
eux l’intérêt de faire de l’anthropologie ? » (2001 : 79). Évoquant les ­exemples
de Knud Rasmussen (Inuit groenlandais-danois), d’Oscar Kawagley (Yup’ik)
et ­d’Alfonso Ortiz (Tewa), il soutient que « les approches du champ d’études
par les Autochtones », sans être nécessairement meilleures, « sont tout aussi
valides que les autres ». Ainsi que d’autres auteurs dans Looking Both Ways,
il reconnaît qu’il existe des autorités différentielles, mais qu’il faut soutenir,
autant que possible, les contextes d’échanges et de traduction.
Le patrimoine alutiiq donné à voir ici n’est pas une chose unique et
singulière ayant un « intérieur » et un « extérieur » clairement définis. Dans
les termes de Pullar, il se définit comme « une mosaïque d’événements histo­
riques et de critères imbriqués » (2001 : 95). Les mesures d’appartenance
inflexibles telles que celles qui sont requises pour l’enrôlement dans l’ANCSA
excluent, en pratique, de nombreuses personnes qui ne sont pas sûres de leur
généalogie exacte. Looking Both Ways met l’accent sur la « parenté », incluant
les alliances autant que la filiation (le pourcentage de sang ­auto­chtone)
(p. 95-96). Cette manière relationnelle d’être alutiiq dépend de l’implica-
tion dans la vie autochtone : la résidence dans un village, la pratique reli-
gieuse orthodoxe, la langue d’usage, les activités de subsistance, le renouveau
patrimonial et la transmission. Ainsi l’identité alutiiq est-elle une chose
constamment réarticulée au fil des changements de circonstances et des rela-
tions de pouvoir avec les pairs et avec les gens de l’extérieur. En effet, nous
avons l’impression que le label politique « alutiiq », bien qu’il soit en cours
d’institutionnalisation (au moyen de projets comme Looking Both Ways),
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 113

ne peut pas être un nom « tribal » ou « national » définitif. Dans certaines


communautés, le terme « Aléoute » est encore en faveur, et même si le nom
« Alutiiq » évoque fortement la mosaïque historique suggérée par Pullar,
un ethnonyme alternatif, « Sugpiaq » évoque les liens avec les traditions
anciennes, pré-russes. Les gens utilisent plus d’un terme, en fonction des
interlocuteurs et de la circonstance.
Dans Looking Both Ways, les descriptions de forme de vie tradition-
nelle (artefacts archéologiques et ethnographiques s’intercalant aux dires
des aînés) évoquent les facettes d’un style distinctif : « notre mode de vie ».
Le fait de dénommer ce mode de vie « alutiiq » consolide et jalonne une
identité discontinue. Certains universitaires ont envisagé des processus de
différenciation sociale similaires à celui-ci comme une manière de tracer des
frontières « ethniques » (Barth 1969) ; comme une « création en marche » de
la culture (Wagner 1981), ou comme une « ethnogenèse » (Roosens 1989 ;
Hill 1996). Chacune de ces approches capture un aspect de ce qui est en
train de se passer13. Elles présument toutes que la mémoire culturelle sélec-
tive et créative, la définition des frontières et la transgression sont des aspects
fondamentaux de la performance collective. La culture est articulée, mise en
scène et traduite, à des degrés variables de pouvoir, dans des situations rela-
tionnelles spécifiques. Les pressions économiques et les changements dans
les politiques gouvernementales font bien sûr partie de ce processus, tout
comme les changements dans les contextes idéologiques (tels que les mou-
vements culturels postérieurs aux années 1960 et le développement des politi-
ques autochtones « globales », par exemple). Les matériaux de la « tradition »
– sources orales, textes écrits et artefacts – sont redécouverts et retissés.
Certains éléments s’y affirment davantage : l’attachement au lieu, aux chan-
gements dans les pratiques de subsistance, aux circuits de migration et aux
visites familiales. Rien de tout ceci ne suggère une toute nouvelle genèse,
une identité fabriquée de toutes pièces, un « simulacre » post­moderne ou
l’intention politique plutôt étroite « d’invention de la tradition » analysée
par Hobsbawm et Ranger (1983), qui font contraster la coutume vécue avec
une tradition artificielle. Si le terme « authentique » signifie quelque chose
ici, c’est bien le sens d’« authentiquement refait ».

13. L’approche de l’ethnogenèse est particulièrement appropriée au cas alutiiq. Dans la défi-
nition de Hill, « l’ethnogenèse ne constitue pas seulement une appellation pour l’émer-
gence historique de peuples culturellement distincts, mais un concept qui recouvre les
combats à la fois culturels et politiques des peuples qui cherchent à créer des identités
durables dans des contextes généraux de changements radicaux et de ruptures » (1996 :
1). Cette perspective a été élaborée à partir du travail de pionnier d’Edward Spicer (1980,
1982) sur la « persistance » des sociétés indigènes à travers des siècles de domination
coloniale.
114 Objets et Mémoires

J’ai proposé l’articulation, la performance et la traduction comme compo­


santes d’un outil analytique pour la compréhension des formations indigènes
nouvelles par rapport aux anciennes. Puisque aucun vocabulaire ne peut
rendre tous les attachements, les déplacements et les changements, il nous faut
employer ces termes tactiquement et en combinaison. Mais il reste une autre
dimension, suggérée par ce qu’expriment les déconnexions « diasporiques ».
Dans Looking Both Ways, Mary Jane Nielsen (2001) et Marlane Shanigan
(2001) écrivent sur les villages abandonnés (à cause de nécessités économiques
ou de séismes catastrophiques) en exprimant le désir renouvelé d’y retourner.
Les identifications diasporiques sont caracté­ristiques des populations urbaines
dispersées qui vivent dans le « worldwide web tribal » de Fienup-Riordan.
Par exemple, le site Internet de Looking Both Ways (www.mnh.si.edu/looking­
bothways) a reçu un nombre extraordinaire de visites. Qui sont ces visiteurs ?
Où se trouvent-ils ? Quel est leur lien avec les villages alutiiq traditionnels pré-
sentés sur le site web ? Malheureusement, il n’existe aucun feedback ni espace
de chat qui pourrait nous suggérer une réponse14.
Les multiples connexions à l’œuvre dans Looking Both Ways nous offrent
un contexte provocateur pour penser le patrimoine sans absolutisme.
L’histoire alutiiq fut une histoire de ruptures brutales, de survie interactive
et de stratégies flexibles orientées vers l’autodétermination. Le caractère de
ces réponses pragmatiques, de ces luttes à l’intérieur et à l’encontre d’hégé-
monies changeantes, peut être voilé par le langage abstrait et catégorique
de la « souveraineté ». Le patrimoine et l’identité alutiiq se comprennent
plus concrètement non en tant que « traditions » passées ou revivifiées,
mais en tant que « pratiques historiques » continues (Laforet 2004). Bien
entendu, « historique » est un terme qui demande à être explicité, et dans
ce contexte je me trouve encore moi-même à buter dessus (voir Clifford
1997 : 343) à cause d’une opinion émise par l’aînée alutiiq Barbara Shagnin :
« Notre peuple a traversé beaucoup d’orages et de désastres depuis des
milliers d’années. Tous les problèmes depuis les Russes sont comme une
longue période de mauvais temps. Comme toute autre chose, cet orage se
terminera bien un jour » (citée dans Chaussonnet 1995 : 15).
On pourrait comprendre cette comparaison de Shagnin comme l’énoncé
d’une tradition ou d’une identité culturelle ancienne qui serait imperméable

14. Les sites Internet autochtones ont proliféré au cours de la dernière décennie et il serait
plus que temps d’en produire une étude comparative, si ce n’est déjà fait. Le degré de
sophistication de ces sites varie grandement, et ils vont des autoreprésentations destinées
à l’extérieur (s’adressant souvent de manière spécifique aux touristes et aux publics plus
larges de la sphère nationale et internationale) à des sites destinés à archiver la connais-
sance tribale et qui sont essentiellement destinés à l’enseignement local. La plupart font
un compromis entre ces deux pôles.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 115

aux orages destructeurs de l’histoire. De fait, ce sentiment de profonde


continuité depuis un passé « préhistorique » fait toujours partie de la concep-
tion autochtone de la longue durée. Mais cette métaphore sous-entend cer-
tainement bien plus. Craig Mishler, dans sa contribution à Looking Both
Ways, « Kodiak Alutiiq Weather Lore » (2001 : 150-151), exprime clairement
l’idée que le temps, en un lieu comme l’île Kodiak, n’est jamais quelque
chose qui vous arrive ; les orages se produisent, et vous faites partie de ce qui
arrive. Des gens qui vivent constamment exposés aux vents et aux marées,
desquels dépend la vie quotidienne, ont une connaissance détaillée et précise
des changements de temps. Ils savent ce qui arrive ou ce qui va arriver : ils
agissent ou n’agissent pas en fonction de cela. Aussi, lorsque Shagnin dit que
l’arrivée des Russes au xviiie siècle a été le début d’une longue tourmente,
elle n’évoque pas quelque chose d’extérieur à la vie des Alutiiq. Le « temps »
de l’histoire, ses désastres et ses éclaircies, font partie d’un ordre qui n’est ni
« naturel » ni « culturel », mais qui est simplement celui de l’existence. Dans
la longue durée, des événements se produisent, selon des schémas cycliques
qui sont à la fois familiers et incontrôlables. Dans cette perspective, « le
mauvais temps russe » (qui a amené les épidémies, le travail forcé, la créoli-
sation de la parenté, la religion orthodoxe) et « le mauvais temps américain »
(avec les missionnaires, les pensionnats, la Seconde Guerre mondiale, les
revendications territoriales, l’ANCSA, les revendications identitaires) font
partie d’une histoire autochtone qui n’est pas terminée.

Horizons de collaboration

Lorsque l’exposition Looking Both Ways a été ouverte au public à Kodiak, elle
se basait sur le travail patrimonial communautaire du Musée et Conservatoire
archéologique alutiiq. Le retour des artefacts traditionnels du Smithsonian,
bien que seulement prêtés (ce que Fienup-Riordan appelle le « rapatriement
visuel »), a permis une puissante reconnexion symbolique avec le passé.
Lorsque l’exposition fut présentée à Homer, sur la péninsule de Kenai, cela se
fit en coordination avec le Festival culturel bisannuel, Tamamta Katurlluta,
célébré par les villages alutiiq de Nanwalek, Port Graham et Seldovia. À
Homer, des kayaks (qui provenaient de Nanwalek où ils venaient d’être
construits) furent accueillis sur la plage par les danseurs de l’île Kodiak et
une prière orthodoxe. Puis un grand potluck [������������������������������
�������������������������������
potlatch����������������������
]���������������������
se déroula au Pratt
Museum, avec dégustation de saumon et de phoque, avant le déroulement
de tout un circuit allant des « Jeux Olympiques Esquimaux » (jeux d’équi-
libre, lutte à la corde, lutte de jambes), à l’échantillonnage des phoques
(dissection scientifique de phoques et enregistrement de données pour le
contrôle de la subsistance). La foule – aînés autochtones, activistes, jeunes,
116 Objets et Mémoires

habitants d’Homer, donateurs et personnel du musée, visiteurs, et un prêtre


en soutane de Nanwalek – circulait dans l’exposition. Bien que le « rassem­
blement de tradition » du festival ait été riche, il ne fut pas totalement
inclusif. Beaucoup de gens de Nanwalek n’y assistèrent pas. Quelques-uns
ne pouvaient pas se permettre la traversée aérienne de la baie. D’autres
étaient occupés à la montaison du saumon – pêcher, fumer et sécher le
poisson. La montaison avait récemment été restaurée dans la rivière locale
et ses lacs en amont, grâce à un projet pour le frai du saumon organisé au
niveau tribal – une autre forme de travail « patrimonial ».
Il y eut plusieurs formes de performances de la tradition aluttiq ce soir-là
à l’auditorium du lycée d’Homer. Nick Tanape Sr – l’un des ­principaux
organisateurs du festival – offrit un présent à Gale Parsons, du Pratt Museum,
en reconnaissance de son travail avec les communautés locales. Deux
groupes de danseurs, ayant des styles distincts, représentèrent le thème
de Looking Both Ways. Un groupe d’enfants d’âge scolaire, les « Kodiak
Alutiiq Dancers », habillé de parkas de neige de modèle ancien et de coif-
fures de perles, offrit le spectacle bien préparé de danses traditionnelles
au rythme du tambour. L’ambiance était à la fois vive et respectueuse. La
soirée se termina avec un groupe de danseurs adolescents exubérants, les
« Nanwalek Sugpiaq Dancers ». Leurs danses, des improvisations nouvelles
sur de vieux modèles, s’inspiraient des maskalataq, danses de masques
syncrétiques qui se déroulaient lors du Nouvel An orthodoxe en laissant
une bonne place au jeu et à l’invention individuelle. Selon Jeff Leer, « Les
danseurs de Nanwalek ­utilisent à dessein… leur connaissance ������� [������
de la mas-
pour créer de nouvelles danses, se demandant ce que tel ou tel
kalata]����������������������������������������������������������������
mouvement pouvait représenter à l’origine, peut-être la respiration d’un
phoque à la surface, ou le vol d’un volatile. Ainsi, même si les danses sont
nouvelles, elles sont créées à partir des bribes et morceaux de la culture
alutiiq traditionnelle que les jeunes ont pu aller rechercher auprès des
détenteurs de la tradition de leur village » (2001 : 219). Au son d’une gui-
tare électrique, les danseurs – parmi lesquels certains portaient les hautes
coiffures de plumes dena’ina �������������
[������������
athabaskan��]� – mélangeaient les gestes et les
rythmes de la tradition avec ceux, contemporains, de la pop ou du hip-
hop. L’effet était joyeux, sérieux, comique, et, vers la fin de la soirée, de
nombreux membres du public tournoyaient sur la scène. L’étape suivante
de Looking Both Ways fut Anchorage, et à la cérémonie d’inauguration, les
danseurs de Nanwalek firent encore crouler la maison.
Des événements et des livres comme Looking Both Ways sont en eux-
mêmes des célébrations. Les bonnes nouvelles de la survivance et de la
reconnaissance publique finissent par prévaloir sur les mauvaises nouvelles
du colonialisme, de la décimation historique, de la marginalité économique
persistante et des pertes culturelles. La variole, le travail forcé, l’alcoolisme
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 117

d’aujourd’hui, la pauvreté et les hauts taux de suicide font rarement partie


de cette vision rédemptrice. Ce choix de la purification est évident dans les
entraînantes présentations pédagogiques au Centre culturel autochtone de
l’Alaska. Looking Both Ways présente en réalité une narration historique
plus ambivalente, assombrie par les massacres des Russes et le régime du
travail forcé. Les aînés regrettent la disparition des savoirs traditionnels
et se souviennent de la prohibition de leur langue dans les pensionnats
américains. Mais le message d’ensemble est, justement, un message d’es-
poir : « Nous sommes toujours là, regardant en arrière pour pouvoir aller
de l’avant. » Les bonnes nouvelles sont soulignées de nombreux portraits
souriants et de superbes photographies couleur d’objets et de lieux ; même
le lieu du massacre de Refuge Rock se présente comme une vue extraor-
dinaire d’un site de l’Alaska.
Comme nous l’avons vu, le récit optimiste livré dans Looking Both Ways
intègre également une conception de la réciprocité dans la recherche uni-
versitaire (en ce qui concerne l’archéologie en premier lieu, mais également
l’histoire, l’anthropologie culturelle et la linguistique). La nature du projet
(ainsi que, sans doute, son financement considérable) dépendait d’un travail
de collaboration bien établi. Quel modèle offre-t-il à l’étude des pratiques
de recherches post-coloniales ? On peut clarifier cette question en se réfé-
rant à un important essai rédigé par Ruth Phillips (2003). Se basant sur son
expérience de directrice du musée d’Anthropologie de l’Université de British
Columbia, elle y expose plusieurs questions critiques en ce qui concerne les
collaborations entre musées et communautés.
Phillips distingue deux modèles de base. Dans le modèle des expositions
« communautaires », les autorités autochtones sélectionnent et interprètent
les objets. Les conservateurs des musées n’y ont qu’un rôle de service, le but
final étant de produire une perspective autochtone unifiée. Il s’agit essen-
tiellement d’expositions réalisées par et pour des communautés spécifiques,
dont les présentations sont quelquefois insuffisamment contextualisées pour
les autres publics. Le second modèle, « multivocal », juxtapose les perspec-
tives autochtones et non-autochtones. Le but est de présenter différentes
interprétations d’un même événement ou texte à partir d’une négociation
entre les participants qui se partagent l’autorité. Lorsque les différences de
perspectives sont trop marquées, cela peut perturber un public qui s’attend
à une explication cohérente. Phillips conçoit ces deux modèles comme des
types idéaux qui, en pratique, sont souvent mitigés. Mais, selon elle, cela
vaut la peine de les distinguer, en raison des incompréhensions et des ten-
sions qui peuvent apparaître lorsque les participants à un projet travaillent
avec des modèles incompatibles.
Looking Both Ways reflète la négociation spécifique de ces questions à l’ordre
du jour. L’ouvrage, comme nous l’avons vu, tend au multivocal, juxtaposant
118 Objets et Mémoires

des voix différentes sans prétendre exprimer une perspective « alutiiq » ou


« scientifique » unique et cohérente. L’exposition, en revanche, tend vers
l’autre modèle. Dans l’ensemble, elle présente une autoreprésentation
communautaire, alignant, sans les lier, la connaissance académique (histo-
rique et archéologique) et les souvenirs et conceptions des aînés. (On peut
dire la même chose du site Internet, www.mnh.si.edu/lookingbothways, qui
adopte une rhétorique interne – « notre histoire », « nos familles », « nos
croyances », etc. – présentant des photographies de familles et de villages
aux côtés des artefacts archéologiques). L’exposition avait probablement un
caractère des plus « communautaires » au moment où elle a rejoint les mani-
festations et les institutions patrimoniales dirigées par des Autochtones – le
vernissage de Kodiak et le Festival Tamanta Katurlluta d’Homer. Si on l’envi-
sage comme un éventail de « mises en scène », le projet Looking Both Ways se
présente comme une combinaison des deux modèles définis par Phillips.
L’ouvrage, conçu pour devenir une référence historique et une ins-
piration culturelle à la fois pour les gens de l’intérieur et pour ceux de
l’extérieur, pourrait bien parvenir à atteindre un statut canonique – pour
le meilleur et pour le pire. En tant que collaboration, il a réussi à conci-
lier deux modèles potentiellement incompatibles, reflétant, comme nous
l’avons vu, l’histoire spécifique de la (ré)émergence des Alutiiq et les
travaux individuels d’universitaires, d’activistes et de professionnels du
secteur culturel dans un esprit constant de réciprocité. Dans l’ensemble,
le projet présente les traditions orales avec les découvertes scientifiques,
en minimisant les antinomies. Là où cela se révèle impossible, on laisse
coexister les « différentes vérités » de Pullar.
Des alliances telles que celles conclues pour Looking Both Ways nécessitent
des compromis de part et d’autre, une écoute patiente, une consultation
attentive et – les mots-clés – égalité et respect. Il est clair que dans des
situations d’oppression persistante et d’antagonismes politiques aigus, leur
réalisation peut paraître utopique, et de fait, elle est utopique, ou du moins
stratégique, dans le contexte alutiiq actuel. On pourrait se demander qui
n’est pas inclus dans cette polyphonie. N’y a-t-il pas une tendance à privi-
légier certains activistes, certaines personnes d’autorité, quelques aînés ou
porteurs de tradition en particulier ? On peut parfois entrevoir les limites de
la multivocalité : par exemple, on répond aux Autochtones qui s’opposent
à l’archéologie, mais on ne les cite pas. (L’opposition se trouve plutôt du
côté des gens très âgés, qui ont la conviction que les vestiges doivent être
laissés en paix et que les objets enterrés pourraient avoir été « contaminés »
par des chamans.) Les réactions des nombreux Autochtones qui ont assisté
à l’exposition ont été enthousiastes, mais nous n’en connaissons que des
commentaires anecdotiques. D’autre part, puisque les déplacements pour
se rendre aux différentes étapes de l’exposition pouvaient s’avérer onéreux, il
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 119

est clair que de nombreux Alutiiq, économiquement marginalisés et vivant


dans des villages éloignés, n’ont pas pu y participer, et qu’ils pourraient bien
aussi n’éprouver que peu d’intérêt pour le patrimoine ou la tradition mise en
scène publiquement. Ainsi, tout en reconnaissant le caractère remarquable-
ment inclusif de ce projet et l’étendue de sa perspective, il est important de
ne pas perdre de vue l’aspect partial et contingent de son accomplissement.
À travers cette polyphonie se font entendre de nouvelles positions d’autorité
tribale et académique ; la tradition est mise en forme pour la consommation
publique, tandis que l’on masque quelque peu, inévitablement, les conflits
locaux et les sujets sensibles15.
Si l’on place Looking Both Ways dans un contexte politique élargi, il paraît
utile de mentionner les avertissements des conservateurs de musée Aldona
Jonaitis et Richard Inglis (1994), et Ruth Phillips. Jonaitis et Inglis réfléchis-
sent aux limites du travail muséal en collaboration (p. 159) :

Il est de rigueur aujourd’hui, pour les conservateurs, d’impliquer [les Autochtones]


– en tant que conseillers, consultants ou codirecteurs – dans les représentations mu-
séales de leur culture. Il s’agit certainement d’un progrès par rapport au passé où un
conservateur blanc, généralement un homme, décidait seul du thème et du contenu
de l’exposition. Cela ne résout cependant pas les problèmes des Autochtones dans le
monde contemporain. Les musées font plus de sens pour les gens détenteurs d’un
certain pouvoir – ceux qui peuvent acquérir et conserver des objets et des œuvres d’art
– que pour ceux qui en sont dépourvus. De plus, il n’existe aucune entité que l’on
pourrait dénommer « voix autochtone », une voix qui parlerait d’autorité au nom de
la communauté dans son ensemble. Il existe de nombreuses voix, quelques-unes par-
lant au nom des tenants de la tradition culturelle, d’autres parlant au nom des conseils
de bande et des politiques tribales, et d’autres encore qui expriment des questions
sociales… La confluence de ces différentes valeurs, de ces différentes priorités, crée
souvent des problèmes que l’on ne peut résoudre qu’en de rares occasions.

15. Arthur Mason (2002) propose une analyse des classes sociales dans le cas des alliances
patrimoniales conclues entre les leaders communautaires alutiiq et les universitaires
durant les années 1980. Sa description historique d’une « cohorte Alutiiq » retournant
à la tradition et à l’identité autochtones est éclairante, mais schématique jusqu’ici dans
sa forme publiée. Il souligne avec justesse le rôle des universitaires dans le travail patri-
monial alutiiq. Les cartes linguistiques, les fouilles et les objets muséaux ont été utilisés,
dit-il, pour le développement de l’identité et la légitimisation culturelle – une création
de « communauté imaginaire » du type de celle décrite par Benedict Anderson (1991).
Cependant, la participation des archéologues, des linguistes et des anthropologues ne
peut pas être expliquée adéquatement dans la perspective de « classe nouvelle » de Mason.
En regardant au-delà des intentions individuelles – plus ou moins idéalistes – des par-
tenaires universitaires travaillant sur le patrimoine, une analyse des intérêts concrets
permettrait de mieux comprendre les pratiques de collaboration comme un moyen de
conserver un statut professionnel ; soit, sur un plan pratique, de poursuivre des recher-
ches de terrain dans des situations politisées tout en prônant une nouvelle éthique de la
connaissance scientifique.
120 Objets et Mémoires

Même si la prolifération d’institutions tribales telles que le Musée alutiiq


viennent compliquer l’assimilation que font Jonaitis et Inglis des musées au
pouvoir dominant, ces derniers maintiennent cependant notre attention
sur la persistance des inégalités et sur les conflits d’intérêt qui ne peuvent
être tempérés que partiellement par le travail en collaboration. Dans une
veine similaire, Ruth Phillips (2003) s’interroge sur « le rôle que jouent les
musées dans les processus de changements sociaux » : « En termes simples,
la popularité grandissante des expositions en collaboration augure-t-elle une
nouvelle ère d’agir social pour les musées, ou bien contribue-t-elle à faire du
musée l’espace d’une restitution symbolique en compensation des injustices
de l’époque coloniale, en lieu et place d’autres formes concrètes, sociales,
politiques et économiques, de dédommagement ? »
Ces remarques ne sont pas destinées à discréditer le travail patrimonial
en collaboration ou l’activisme communautaire des musées tribaux. Mais
ces auteurs, cependant, insistent sur la nécessité d’avoir des attentes réa-
listes et sur le fait qu’il n’y a pour cela aucune garantie. De ce point de vue,
ils viennent conforter l’opinion d’universitaires autochtones tels que Vine
Deloria Jr. (1997) qui, tout en percevant les nouvelles possibilités des projets
en colla­boration, ne perd jamais de vue la persistance des inégalités structu-
relles. Des travaux comme Looking Both Ways, sincèrement impressionnants,
­doivent être appréciés en tant que coalitions contingentes qui ont porté leurs
fruits, plutôt que comme des mises en scène de vertus post-coloniales.
La question de Phillips, de savoir à quel degré les célébrations culturelles
peuvent tenir lieu, en pratique, de substituts à d’autres formes de poli­tiques,
ne peut se satisfaire d’une réponse simple. Comme je l’ai ­suggéré, beaucoup de
choses dépendent de la spécificité des contextes politiques et des possi­bilités.
Un examen symptomatique du travail patrimonial pourrait percevoir celui-
ci comme occupant une niche confortable dans les hégé­monies « multi­
culturelles » postmodernes : chaque identité se voit attribuer son exposition,
son site Internet, son grand livre d’images ou son film. J’ai déjà mentionné
que ce point de vue, bien que partiellement juste, occulte une bonne part des
processus culturels et des politiques autochtones. Les articulations anciennes/
nouvelles, les performances et les traductions de l’identité ne sont pas suffi­
santes pour apporter des changements dans les structures socio-­économiques.
Mais elles reflètent et créent réellement de nouvelles conditions de solidarité
indigène, d’activisme et de participation à diverses sphères publiques. Lorsqu’on
les comprend comme faisant partie d’un ensemble politique plus large d’auto-
détermination, la signification des projets patrimoniaux s’élargit. Le Musée
alutiiq, bien qu’il soit ouvert aux touristes, est d’abord un centre culturel local
dont les projets d’histoire orale, d’archéologie communautaire, de travaux
sur la langue et les programmes éducatifs rassemblent et trans­mettent une
identité alutiiq (sugpiaq) qui a acquis une dynamique nouvelle.
Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska 121

J’ai argumenté en faveur d’une approche complexe des politiques de la


tradition. Les projets patrimoniaux autochtones sélectionnent des éléments
du passé et ouvrent la voie à un avenir indéterminé. Ils agissent à l’inté-
rieur et à l’encontre de nouvelles structures nationales et transnationales
de prise de pouvoir et de contrôle. Bien qu’il soit encore trop tôt pour dire
ce que sera la signification ultime de ces transactions, il est clair que le
climat historio­graphique a changé au cours des dernières décennies et que
les mouvements culturels autochtones sont en grande partie constitu-
tifs de la nouvelle conjoncture. J’ai aussi affirmé le rôle joué par les
universitaires autochtones et non-autochtones appuyant ces mouve-
ments patrimoniaux. Les projets tels que celui décrit ici représentent
des alliances importantes et porteuses d’espoir. Bien qu’ils ne puissent
ni transcender les inégalités de longue date, ni résoudre les luttes pour
l’autorité culturelle, ils démontrent au moins que les Autochtones et
les anthropo­logues, reconnaissant ouvertement leur histoire commune
chargée, n’ont plus besoin de se tourner le dos.

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Page laissée blanche intentionnellement
Le trou : un concept utile pour penser
les rapports entre objet et mémoire

Jacques HAINARD

À l’heure où les musées d’ethnographie d’Europe tentent de se redéfinir,


mais aussi au moment où je quitte le musée d’Ethnographie de Neuchâtel
(MEN), après avoir passé vingt-cinq années à sa tête, pour me lancer dans
l’aventure du musée d’Ethnographie de Genève, je relève que, sous ce label,
sont regroupés principalement deux types de musées. Les premiers, que
je nommerai « classiques », sont dédiés à l’ethnographie extra-européenne.
Devenus élitaires, ils sont comparables à ce que sont les musées d’art contem-
porain. Les seconds s’occupent d’ethnographie européenne. Ils sont souvent
considérés comme des institutions de deuxième rang, présentant des relents
de la Volkskunde, des arts et traditions populaires. Ils peinent à dépasser le
paradigme du folklore, de la brouette, des sabots ou de l’armoire normande.
Dernièrement à Nancy, pour un colloque consacré aux musées d’ethno-
graphie, j’étais le seul représentant des musées tournés vers le domaine
extra-européen. Une lecture de ce phénomène révèle que l’ethnographie
bascule aujourd’hui dans le domaine des beaux-arts. Ce qui n’est pas encore
le cas des charrues ou des outils du forgeron. Nos stéréotypes du « beau » ou
de l’« esthétique » s’appliquent plus rapidement aux objets de l’ethnographie
extra-européenne qu’à la culture matérielle occidentale rurale ou même
urbaine. Le partage entre les savoirs et les cultures perdure. Dans notre
système de représentation, l’« art » africain est considéré comme l’équivalent
de l’art de nos artistes. C’est dans cette perspective que s’inscrit la construction
du musée du Quai-Branly, dont est exclue l’Europe dévolue au musée national
des Arts et Traditions populaires destiné à devenir le musée de ­l’Europe et des
civilisations méditerranéennes. Ainsi, nous avons des grilles de lecture de l’art
et de l’ethnographie marquées par notre histoire et notre idéologie. De plus, le
terme d’« ethnographie » est devenu péjoratif. La plupart des musées d’ethno-
graphie souhaitent changer de nom. Le musée de Bâle a renié la Völkerkunde
pour devenir un musée des Cultures (Museum der Kulturen). Genève a mis
en avant l’idée de forum des cultures, d’Esplanade des mondes. Sans oublier
Lyon et son concept de Confluences. Ces variations sémantiques gomment
le relent colonial. Les musées d’ethnographie extra-européenne ne peuvent
128 Objets et Mémoires

échapper à l’explication des rapports de force entre le Nord et le Sud ni au


rappel des conditions d’acquisition de leurs collections : il y a bien eu pillage.
Raconter tout cela est ennuyeux. Il est plus facile de proposer de regarder ces
objets en affirmant qu’ils sont beaux et esthétiquement équivalents à ceux de
nos artistes. On peut ainsi oublier une histoire embarrassante. À ce sujet, le
musée de l’Homme n’a jamais pu achever son travail de deuil. Par un effet
de redoublement, la crise des musées est concomitante de celle de la disci-
pline. L’ethnologie manque d’écoles et de théories fortes à partir desquelles
elle puisse se positionner. Nous souffrons d’un déficit de réflexion théorique
et philosophique qui nous empêche de définir notre spécificité. Autrefois,
l’ethnologue était catalogué comme spécialiste des Papous, des Zoulous ou
des Touaregs… Aujourd’hui, une fuite en avant consiste à faire de l’ethno-
logie de tout, des hôpitaux, des prisons, des kiosques, etc. Cette tentation
se répercute sur les musées qui prétendent pouvoir exposer et expliquer
toutes les formes de conditions sociétales, n’importe quels rapports sociaux.
Il revient à l’ethnologie de reformuler sa légitimité.
Il est certain que les objets ethnographiques lèguent à la discipline, à
« cette héritière tourmentée du colonialisme », pour reprendre une expres-
sion de Lévi-Strauss (1960 : 44), un passé incontournable. Mais la présence
d’objets extra-européens dans les collections du MEN n’a jamais été embar-
rassante. Nous avons su nous libérer de ce poids. Le fait de ne pas avoir été
concernés par un empire colonial nous a certainement permis de prendre une
distance. Dans les années 1910, Charles Knapp regrettait que la Suisse n’eût
pas de colonies. L’ouvrage dirigé par Nicolas Bancel, Les zoos humains (2004),
montre bien comment la Suisse a été marquée par l’idéologie de l’époque.
Nos archives publiques ont révélé des liens entre les Neuchâtelois et l’escla-
vage. Dans le passé, on armait les bateaux négriers comme aujourd’hui on
prend des actions en Bourse. Si cette histoire est gênante au niveau poli-
tique, elle ne doit pas l’être d’un point de vue scientifique.
Or, les musées sont au service du pouvoir politique, ce qui appert dans
la question de la restitution des biens culturels. L’Afrique n’est pas encore
vraiment concernée parce que son histoire est fortement ancrée dans une
tradition orale. En revanche, en Amérique du Nord, les musées hésitent à
poursuivre leurs collectes d’objets car ils se trouvent souvent contraints de
restituer ceux-ci aux autochtones, parfois même lors de cérémonies à l’in-
térieur des musées. À Hull, des Amérindiens ont désacralisé des objets afin
qu’ils puissent devenir « publics » et entrer dans le musée. Les objets sont au
milieu de stratégies politiques souvent confuses. Cet héritage accompagne
des revendications identitaires ou des processus de notoriété politique, par-
fois de simples calculs économiques.
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire 129

La place de l’objet dans le musée

En tant qu’anthropologue et muséographe, mon héritage professionnel s’ins-


crit à la fois dans une continuité et dans une rupture. Je me suis très vite posi-
tionné en tant que conservateur à deux casquettes. J’ai la casquette classique
avec une filiation qui est celle de l’histoire du MEN. Le musée a été créé en
1904 autour de collections africaines, asiatiques, américaines et océaniennes
que nous sommes tenus d’inventorier, de conserver et de gérer. Nos fonctions
nous obligent également à les faire connaître en publiant des catalogues et
à les compléter par des études de terrain et des achats. Cette filiation n’a
été que partiellement entretenue puisque nous n’avons pas développé de
terrains systématiques. De plus, nous avons limité la politique d’acquisition
d’objets étrangers. Il n’est pas dans ma sensibilité de collecter, ou plutôt de
piller, la culture matérielle des autres. Cette fascination pour la collection et
la culture matérielle comme garanties d’une compréhension de la société ne
fait plus sens. Quand je suis arrivé au MEN en 1980, j’ai senti la nécessité
d’une rupture. Je ne pouvais pas raconter l’histoire de ces objets comme on
l’avait fait auparavant, ni montrer des expositions qui se seraient intitulées
« les Esquimaux » ou « les Touaregs », je n’ai jamais su ce que cela voulait dire.
Cette visée totalisante est le reflet d’un regard passéiste. En 2003, nous avons
prêté un choix de notre collection Touareg à la Caixa de Barcelone pour
une de leurs expositions itinérantes. Dans le cadre du Centenaire du MEN,
nous avons proposé aux organisateurs de présenter leur vision des Touaregs
à Neuchâtel. Nous nous sommes retrouvés en face de l’évocation roman-
tique d’un paradis perdu. L’exposition montrait le noble Touareg nomade
avec ses troupeaux, en parfaite harmonie avec le désert. À la sortie, un pan-
neau mettait en garde le visiteur, attirant son attention sur la complexité
contemporaine du monde des Touaregs, sur les problèmes politiques liés à la
sédentarisation et aux conflits interethniques. Cette ethnologie-là, je ne peux
pas la faire parce que je ne sais pas de quoi elle parle. On peut évoquer le
regard que nos sociétés ont porté sur les autres mais je refuse de parler à leur
place. Le discours que nous élaborons au MEN est construit au numéro 4
de la rue Saint-Nicolas. Nous ne pouvons être en aucun cas l’interprète des
autres. Cette confusion est à l’origine du malaise des musées d’ethnographie
et de celui qui entoure leurs collections. Il est encore préférable de montrer
les autres sous un angle purement esthétique car la distorsion entre le savoir
local et celui de l’interprète s’en trouve relativisée. Mais, encore une fois, on
doit se demander si l’esthétique que nous revendiquons à propos des objets
ethnographiques est celle de ceux qui les ont fabriqués et utilisés.

. Tuareg, Nòmades del desierto, exposition d’une durée de 26 mois.


Exposition présentée au MEN du 28 février au 18 avril 2004.
. �������������������������������
130 Objets et Mémoires

En ce qui concerne son passé, le MEN n’est pas oublieux de ses ancêtres.
Nous avons une galerie qui présente les portraits de ses directeurs et nous
venons dernièrement d’éditer un livre qui célèbre le Centenaire de l’insti-
tution (Gonseth, Hainard, Kaehr 2005). Cette mémoire des lieux et de la
discipline est cultivée comme un hommage mais aussi comme un appel au
renouvellement. L’époque était passée et avait droit à des obsèques. Le jour
de la Saint-Nicolas, nous avons offert à notre ouvrage des secondes funé-
railles en l’enterrant au pied d’une sculpture située dans le parc du musée.
Une époque se termine, une histoire attestée par un écrit. Maintenant, il
faut penser autrement, il faut faire une autre rupture et repartir dans d’autres
directions. Dans notre dernière exposition Remise en boîtes (2005), tous les
objets exposés montrent que la mémoire n’échappe pas à la marchandisa-
tion. Nous les avons presque tous achetés par Internet. La plupart d’entre
eux sont d’une banalité effroyable, mais ils produisent du sens en étant
regroupés autour d’une réflexion thématique. Je me demande si une nou-
velle ethnographie ne pourrait pas s’élaborer de cette manière : en prenant
des objets du quotidien, d’ici et d’ailleurs, en s’appuyant sur les pratiques
sociales qu’ils induisent. Ces objets sont souvent industriels, parfois artisa-
naux, et ne se prêtent pas facilement à l’esthétisation.
Mon plaidoyer pour une muséographie de la rupture (Hainard 1987)
renvoie à l’idée qu’en entrant au musée un objet est soumis à un rite de
passage. Il est mis en quarantaine avant de rejoindre le saint des saints. Il
faut l’observer, le purifier, faire en sorte qu’il ne contamine pas le patrimoine
déjà stocké. Il est suspect par sa matérialité, par sa structure physique, indé-
pendamment de son sens et de sa forme. Une fois soumis aux traitements de
conservation, coté, photographié, étudié, il peut rejoindre ses collègues dans
les rayons. À partir de ce moment, il va mener une vie discrète parce qu’il
attend. La vie d’un objet de musée est rythmée par l’attente d’un regard,
l’attente de pouvoir apparaître au grand public dans une vitrine, quitte à
être condamné à une forme d’éternité muséale. Ma critique de la muséo-
graphie de la juxtaposition s’adresse à la muséographie traditionnelle qui
ne reconnaît pas ce rite de passage. Au motif de respecter la mémoire des
objets, elle rend silencieuse leur histoire. Cette tendance à faire de la pièce
de collection un objet témoin a été celle de mon prédécesseur, Jean Gabus.
Elle incite à interroger l’objet comme un commissaire de police, l’exhortant à
avouer son identité culturelle. Cette démarche n’est pas possible, ne serait-ce
que parce que les exigences de récolte d’une grande partie de ces objets ont
été mal remplies. On a oublié de noter des choses essentielles parce qu’on
s’est empressé de les prendre, pensant qu’il fallait les sauver d’une disparition

Jean Gabus fut directeur et conservateur du MEN de 1945 à 1978.


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Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire 131

pressentie par une ethnologie d’urgence, si bien que certains conservateurs se


sentent obligés de jouer les Sherlock Holmes en se soumettant à la recherche
d’un temps irrémédiablement perdu. Partant de là, j’ai découvert que ces
savants étaient souvent les esclaves de leurs objets. Alors, j’ai simplement
renversé la donne. Nous allons esclavager les objets ! Le conservateur prend
le pouvoir et utilise les objets pour les faire parler de la manière qu’il veut.
Je considère le musée comme un dictionnaire, les objets comme des mots.
Le travail du muséographe est de construire une syntaxe, d’écrire un dis-
cours avec les objets. Dans cette perspective, un objet peut se retrouver
plusieurs fois dans un propos et dire des choses différentes selon la place
qu’il occupe dans la structure de l’exposition. L’objet est polysémique. Ce
parti pris est souvent à l’origine d’un conflit entre les conservateurs. D’un
côté, il y a ceux qui pensent que l’objet est sacré et par conséquent que nous
devons nous plier à sa sacralité, de l’autre, il y a ceux qui revendiquent que
l’objet est le support matériel d’un regard participant à la construction d’un
propos. Cette dernière perspective dynamise la lecture de notre patrimoine
et fait sens. Si les objets ne sont que des objets témoins, la partie est perdue.
C’est contre une muséographie sans écriture, contre l’objet témoin privé de
parole, que je plaide pour un droit à la manipulation muséale, comme dans
l’exposition Objets prétextes, objets manipulés (1984).
Cette position me conduit à penser qu’il est pertinent de scinder l’espace
muséal en deux parties : l’une que l’on peut appeler « exposition de réfé-
rence » et l’autre, « exposition de synthèse ». La première est consacrée à des
moments, à des pans de l’institution et utilise les objets ethnographiques
pour montrer pourquoi ils ont été des objets témoins, sacralisés. Cette partie
référentielle est indispensable au discours et à la mémoire de l’institution.
Elle permet de libérer une autre partie du musée pour l’exposition de syn-
thèse qui doit proposer des regards neufs sur les collections. Ainsi peut se
poursuivre le dialogue avec les collectionneurs et avec les esthètes, peuvent
s’ouvrir de nouveaux espaces de réflexion et se voir assignées d’autres fins à
ce patrimoine. Un musée ne peut se passer de ce double jeu. On ne saurait
balayer ni l’histoire ni ces regards, si périmés soient-ils. Il faut les expliciter.
C’est ce qui fait l’intérêt de la relecture des fonds patrimoniaux que nous
sommes chargés de conserver. Ce parti pris est une des conditions de la
muséographie de la rupture.

Mémoire et histoire

Je pense que l’écriture muséale a toujours lieu à l’intérieur d’un double jeu.
Dans un entre-deux, dans un dialogue entre la mémoire des objets et le trai-
tement que lui réserve le muséographe. On a trop souvent pensé les espaces
132 Objets et Mémoires

muséaux séparément (une partie permanente et une autre temporaire). On


pourrait faire l’exercice d’un système de représentation des objets en mélan-
geant cette mémoire. Cette dernière est souvent faite de bribes, de restes, de
déchets mémoriaux qui, selon les circonstances, sont conservés ou retrouvés.
Il faudrait pouvoir les regarder à nouveau. C’est ici que peut se déverrouiller
l’impensé de la discipline et du musée d’ethnographie.
Je refuse l’amnésie face à la mémoire de ces objets, mais je refuse tout
autant un conservatisme qui se plie au passé. Je propose dès lors une muséo-
logie de la rencontre, une muséologie de l’entre-deux ! La muséographie
est un art du questionnement, un art de raconter des histoires avec des
objets. En ce sens et pour reprendre l’expression de Clifford Geertz (1996),
elle relève (comme l’anthropologie) d’un travail d’auteur. On reproche à
l’ethno­muséographie de succomber aux charmes de l’art contemporain et
de confondre ses expositions avec des performances. Cette critique est un
mauvais procès. D’ailleurs ce sont les artistes qui singent le plus souvent
l’anthropo­logie en aspirant à devenir des analystes du réel. Au-delà de ces
conflits disciplinaires ou professionnels, la seule chose qui compte est la
possibilité de créer, de proposer une nouvelle lecture du monde. On ren-
contre ici le problème de l’identification professionnelle, du corps de métier.
La transversalité, comme l’interdisciplinarité, est encore utopique. Nous
l’avons ressenti à deux reprises. Dans l’exposition Natures en tête (1997),
nous avons essayé de montrer que la nature était un construit culturel.
En retour, nous avons récolté mépris et attaques de tous ceux qui rele-
vaient des sciences naturelles, nous accusant de transgresser les frontières de
notre discipline. De même, pour l’exposition L’art c’est l’art (2000), j’avais
engagé une historienne de l’art pour pouvoir emprunter des œuvres d’art car
lorsqu’un ethnologue s’immisce dans ce milieu, il est facilement éconduit.
Notre collaboratrice a eu des ennuis, elle s’est fait accuser de se « vendre »
à l’anthropologie. Les partages du savoir nous enferment et je constate une
régression dans ce domaine, un durcissement des frontières.
Une des conséquences de l’affranchissement à l’égard de l’objet est l’affran­
chissement du traitement de leur mémoire. Le double jeu entre mémoire
et histoire, que recouvre celui entre le métier de conservateur et le métier
d’auteur, permet de décréter un droit à l’écriture, synonyme de réécriture
de l’histoire. En offrant un nouveau sens aux objets, on déverrouille le pro-
blème du détournement du sens et de la fonction qu’avaient les objets avant
leur entrée au musée. Cette posture m’a permis très rapidement de régler la
question du détournement de la nature ethnographique ou artistique des
objets dans les musées d’ethnographie. J’ai répondu de manière radicale que
le muséographe, le conservateur, est celui qui a le droit de raconter autre
chose, même si les objets sont considérés comme de l’art dans les sociétés
dont ils sont originaires. Je me donne ce droit, cette autorité, d’en dire et
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire 133

d’en faire autre chose. Sans aucun complexe, ni mauvaise conscience. Le


reste peut se raconter, si c’est nécessaire, dans les expositions de référence.
On pourrait faire une exposition sur la problématique de la place de la
mauvaise conscience dans les musées car cette tendance fait partie du dis-
cours muséal. En nous donnant le droit de mettre les objets à notre service,
nous sommes considérés par bien des gens de la profession comme des
icono­clastes. À ce sujet, l’exposition Objets prétextes, objets manipulés (1984)
renversait les choses. C’est un moment clé de l’histoire du MEN où nous
nous sommes posé la question de savoir quel est le statut d’un objet de
musée. À cette occasion, j’ai développé la notion centrale de pouvoir de légi-
timation du conservateur, qu’il ne doit ni oublier ni sous-estimer. En ce qui
me concerne, je l’utilise à des fins de relecture critique ou pour faire des pro-
positions nouvelles. Cette liberté fait le plaisir et la force de l’institution. Si
toute une équipe s’engage dans ce genre de réflexion, c’est incontestablement
une ligne directrice qui est donnée à l’institution. Comme dans la mode, il
existe dans la muséographie des effets stylistiques. Peut-être manque-t-elle
encore d’image de marque en ce qui concerne les musées d’ethnographie ?
On retrouve ici une des idées que j’évoquais précédemment. Une partie des
musées d’ethnographie se trouve toujours asservie au poids d’une mauvaise
conscience. Ils refusent de se donner le droit de raconter d’autres histoires
que celle que traîne la dette coloniale, fantôme de trop de musées. Ce
­facteur est important, particulièrement en France.
Ce pouvoir de légitimation s’accompagne d’un autre parti pris qui renvoie
à ce que Denis Hollier a appelé un principe de « charité épistémo­logique »
(1991 : XVII). Le traitement des objets en muséographie n’a pas à hiérar-
chiser les objets, à échelonner ce qu’il serait digne, moins digne ou indigne
d’étudier ou de présenter. Ce pouvoir de déhiérarchiser la valeur sociale
des objets reste un préalable muséographique. Nous n’avons pas à nous sou-
mettre à la hiérarchie des valeurs sociales propres à un groupe ou à une
société, précisément parce que notre travail consiste à interroger les valeurs
sociales. La définition de l’objet ethnographique est celle qu’en donne un
ethnographe. Si Joseph Beuys disait que l’art c’est ce que font les artistes,
les objets ethnographiques sont ceux qui sont décrétés tels par les ethnogra-
phes. Dès qu’on pose ce principe, on peut avancer. Sans avoir besoin d’être
iconoclaste, il s’agit d’avoir une position claire et finalement modeste. On
aligne tout au même niveau, seule la position de l’objet est déterminante
dans la construction du discours. Au regard de la relation entre histoire et
mémoire, cette posture me conduit à privilégier la notion d’histoire. Ce n’est
pas tant le passé des objets qui intéresse le muséographe que l’utilisation
présente qu’il peut en faire. Il ne s’agit pas de nier la mémoire, mais de se
donner le droit de l’utiliser, d’utiliser ses bribes, ses restes. Cette façon de
procéder se rapproche de ce que François Hartog a analysé comme une des
134 Objets et Mémoires

caractéristiques de notre contemporanéité et qu’il appelle le « présentisme »


(2003). La spécificité du régime d’historicité contemporain est de construire
un présent qui engendre et légitime sa propre catégorie d’histoire. Si la
mémoire des objets m’intéresse, c’est au sens où ses restes nous permettent
d’écrire une nouvelle histoire. Retrouver cette mémoire perdue n’est en rien
la finalité du musée d’ethnographie, c’est son projet fantasmatique, pour le
coup toujours raté. Il faut se servir du passé des objets pour raconter une
nouvelle histoire, décrire le présent. Seule la constante réécriture de l’histoire
au présent m’intéresse.
Le fait que la plupart des musées sont prisonniers du passé imaginaire
ou réel de leur collection les conduit à s’enfermer dans une célébration
mémorielle qui les déconnecte du présent. L’enjeu devient vite politique,
puisque cette attitude les exonère d’avoir à penser leur présent. Nombre
d’institutions, sous prétexte d’entretenir l’histoire et la mémoire, se coupent
des enjeux sociaux contemporains. On préfère se prosterner devant ce qui
reste de cette mémoire, de cette sacralité et de cet esthétisme sans fin. Je
voudrais bien voir exposer au musée Guimet l’histoire d’André Malraux et
ses stratégies de collectionneur. Qu’on mette la voie royale en exergue ! De la
même manière, j’imagine mal la France raconter l’histoire de l’Algérie avec
les collections du musée de l’Europe et des Civilisations méditerranéennes. Il
y a une impossibilité politique. Les Allemands sont dans les mêmes contra-
dictions, alors que les Anglais en sont plus dégagés. Comme leurs musées
existent souvent sous la forme de fondations, lorsqu’on leur demande de
rendre les frises du Parthénon, ils invoquent la jurisprudence du droit privé
pour se protéger. C’est donc un grand paradoxe fondateur de la logique ins-
titutionnelle des musées qui veut que l’accueil de la mémoire des collections
rende leur histoire silencieuse. Le musée participe à une fonction de calmant
pour la société en neutralisant l’histoire qu’ils sont censés raconter et qu’ils
préfèrent conserver silencieusement.

Objets et mémoires dans l’exposition Le trou (1990)

Si les musées veulent actualiser leur discours, ils se doivent d’accueillir ce


va-et-vient entre la mémoire et l’histoire. Et par là, placer la rencontre avec
l’objet sous le signe de la discordance. Cette notion renvoie au dialogue
nécessaire entre une histoire présente (une écriture au présent dans l’expo-
sition) et l’historicité ou la mémoire des objets exposés. Cette histoire au
présent n’a pas à se plier au passé, mais doit pouvoir le réinterroger. Cette
discordance des temps, ou pour le dire différemment, ce trou de mémoire,
est au centre du rapport entre objet et musée. Je fais du trou un concept clé
pour penser les rapports entre objet et mémoire. L’objet a le pouvoir de me
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire 135

donner du passé et de la mémoire mais ne peut pas tout me rendre. La ren-


contre entre objet et mémoire est à penser aussi à partir de ce qui échappe
à l’objet. L’idée de l’exposition intitulée Le trou était d’inviter le visiteur à
penser son autobiographie à partir de l’idée de trou, de trou de mémoire.
Nous lui proposions de revisiter les différentes étapes de sa vie dans une
sorte de remise en jeu de son existence. Quatre moments étaient évoqués :
la maison, la ville, la carlingue accidentée d’un avion et, à la fin, un hôtel
« Le Minotaure ». Nous avions essayé de mettre en avant l’idée qu’il y avait
une construction individuelle du rapport au temps. Cette idée s’est traduite
par la mise en scène d’un cerveau humain au départ de l’exposition. Nous
sommes allés à l’Institut d’anatomie de l’Université de Lausanne, le directeur
est allé en chercher un, a pris des couteaux bien aiguisés et nous a découpé
des tranches de cerveau. Nous les avons rapportées dans un bain de formol
pour les donner à notre photographe.
Le trou est une exposition dont le point de départ est individualiste.
Il interpelle le visiteur avec l’image de son cerveau. Nous avons suivi le
modèle proposé par Butor : « Toi visiteur, tu te balades dans un dédale. Tu
as ton cerveau et, à l’intérieur, tout ce qui en fait la mécanique : ton acquis
culturel, ton savoir, tes croyances… Et tu as tes objets, tu es libre de jouer
avec. À toi de te repositionner en fonction de ce que tu vois. » Le visiteur
passe d’un espace intérieur (cuisine, salle de bain et cave) à une sphère
extérieure (des objets urbains). Il prend ensuite un avion qui finalement
s’écrase. Il suit la trajectoire d’une conscience apaisée qui, de chez elle à
l’extérieur, passe de trou en trou jusqu’à l’accident, jusqu’à la chute dans le
temps. Reprenant l’assertion selon laquelle à l’instant où l’on frôle la mort,
la vie défile devant soi, le visiteur termine son voyage dans un hôtel. Dans
ce dernier, il essaie de reconstruire le déroulement des moments forts de
son existence, allant de la naissance à la mort. Au « Minotaure », dans le
temple de la mémoire, le passé du visiteur peut être regardé comme une
suite de collisions. Autant de chocs (de trous de mémoire) que de portes
ouvrant sur des chambres énigmatiques. Il s’agissait de parler de la vie autant
à partir de l’oubli que du souvenir, la vie devenant une sorte de rêverie
éveillée. Scénographiquement, nous avions décidé de seulement entrouvrir
ces chambres, interdisant ainsi leur accès. Cette idée renvoyait au manque,
à ce qui résiste et reste insaisissable du passé. Il fallait se l’approprier selon
d’autres modalités que celle proposée par les objets. Cette exposition dit
beaucoup de ma conception de la muséographie. Car cet espace que nous
rendions hors de portée, cet espace manquant, est une des conditions de la
démarche imaginative. C’est toujours à partir de l’absence, d’un trou qu’il
faut bien remplir, que la muséographie se fait. De la même manière, le tra-
vail de mémoire se déclenche à partir de ce que nous nous sommes refusés
à donner comme une plénitude de l’objet. C’est une exposition que l’on
136 Objets et Mémoires

aurait pu intituler « absence de mémoire ». Nous ne l’avions pas construite


délibérément selon un scénario, mais nous l’avons sentie ainsi au moment
d’en installer les éléments. La trame narrative se compose aussi à partir
du vécu du concepteur qui, tout à coup, trouve des solutions physiques,
techniques pour faire sens. Le principe de l’écriture muséale se produit par
une mise en abîme, une fermeture partielle à l’objet. D’ailleurs, cette expo-
sition est la seule dans laquelle on ne trouve ni panneau d’écriture, ni cartel
expliquant les objets. La syntaxe expographique fait sens à partir du pouvoir
d’écriture des objets. Leur capacité sémantique est liée à leur pouvoir de
faire « trou », de signifier un manque qui engage l’imaginaire du visiteur.
Ce pouvoir de « déréalisation » des objets devient la condition même du
travail de la mémoire. En supprimant notamment les cartels, on déclenche
une mécanique qui ajoute quelque chose d’autre. Je suis allé tellement loin
dans ce principe d’affranchissement de l’objet témoin pour assumer le rôle
d’auteur qu’une partie de mes collègues de l’équipe de conception a quitté
l’exposition en cours de montage ! Revenant par la suite, ils avouèrent leur
incompréhension de ces principes. Cette histoire démontre à quel point la
muséographie de la rupture ne se fait pas seulement au corps défendant des
objets mais aussi à celui des concepteurs.
Il y a une force paradigmatique dans cette exposition comme dans le
fait de vouloir s’affranchir des objets. D’une certaine manière, le principe
d’écriture muséale développé au MEN repose sur le concept de trou. Au
sens où le trou, l’absence signifiée de l’objet expographié, permet aux failles
de la mémoire de revisiter l’histoire. Le trou engage le travail du souvenir.
Cette idée est une définition possible du travail muséal comme fabrication
de fables ou d’histoires. Nous sommes dans une perspective de rencontres
et de dialogues entre l’objet et le scénographe et entre l’exposition et le
visiteur. Pour qu’il y ait rencontre, il faut laisser une place à l’interprétation.
Le trou est une invitation. Une des conséquences du principe d’écriture
muséale est de reconnaître la dimension essentiellement théâtrale des musées
d’ethnographie. Cette dimension rejoint la fonction de jeu de masque qui
a si souvent fasciné l’ethnographie. Et j’ai toujours assumé cette part jouée,
voire fictive de l’écriture. Tout est mis en scène dans notre vie quotidienne,
pourquoi le musée y échapperait-il ? On en revient à la question des pra-
tiques quotidiennes, car si je mets une cravate, je fais du théâtre. Nous
sommes tous pris par cette théâtralité de la vie sociale. Cet aspect n’exclut
pas l’esthétisme. J’ai toujours plaidé pour une esthétique sans fautes. Un
espace expographique n’a pas droit à l’erreur technique. La faute détourne
l’attention du visiteur du message qu’on veut lui faire passer.
Le Trou : un concept utile pour penser les rapports entre objet et mémoire 137

Collections et histoires

Je collectionne plus les souvenirs que les objets. Je ne dirai pas, pour reprendre
le mot de Lévi-Strauss au sujet des voyages, que « je hais les objets », mais
je ne les aime pas forcément en eux-mêmes. Je les aime pour ce qu’ils per-
mettent de projeter ou de mettre en jeu. Les conserver ne m’intéresse pas
vraiment, je préfère jouer avec. Pour produire du discours, ils m’amusent.
Ensuite, je peux les abandonner au bord de la route ou les offrir lâchement
à d’autres pour qu’ils me débarrassent de leurs problèmes ! Les objets ont un
véritable pouvoir d’action. Je me rappelle un jour m’être arrêté devant un
homme qui lavait son bateau au port de plaisance de Neuchâtel. Je suis resté
fasciné par la scène, ne comprenant pas pourquoi cet homme pouvait laver
son bateau ! Cette fascination pour les objets m’a toujours travaillé parce
que je pense qu’ils constituent un des rares lieux où l’on peut encore voir les
individus engager une sacralité dans leur quotidien. Ce bateau devait être un
objet essentiel pour lui. L’objet est un élément qui permet d’aller ailleurs, de
vivre ailleurs, parfois de vivre par procuration. Le posséder en tant que tel ne
m’intéresse pas. C’est pour cela que j’ai vendu tous mes biens immobiliers et
que je suis redevenu locataire. Il y a quand même une certaine logique dans
mon comportement. Je suis allé jusqu’au bout, je suis un conservateur sans
objets, mais avec des histoires.

Bibliographie

Bancel, Nicolas (dir.), Les zoos humains : au temps des exhibitions humaines, Paris, La
Découverte, 2004.
Geertz, Clifford, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, (1988),
1996.
Gonseth, Marc-Olivier, Jacques Hainard, Roland Kaehr (dir.), Cent ans d’ethno­
graphie, Neuchâtel, musée d’Ethnographie de Neuchâtel, Neuchâtel, 2005.
Hainard, Jacques, « Pour une muséographie de la rupture », Musées, Montréal, 10/2-
3-4, 1987, p. 44-46.
Hartog, François, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris,
Seuil, 2003.
Hollier, Denis, « La valeur d’usage de l’impossible », préface à la réimpression de
Documents, Paris, J.-M. Place, 1991, p. VII-XXIV.
Lévi-Strauss, Claude, « Les trois sources de la réflexion ethnologique », Revue de
l’Enseignement supérieur, Paris, 1960, p. 43-50.
138 Objets et Mémoires

Expositions

Objets prétextes, objets manipulés, exposition du MEN, présentée du 2 juin au


30 décembre 1984.
Le trou, exposition du MEN, présentée du 2 juin 1990 au 10 février 1991.
Natures en tête, exposition du MEN, présentée du 1er juin 1996 au 12 janvier 1997.
L’art c’est l’art, exposition du MEN, présentée du 12 juin 1999 au 27 février 2000.
Remise en boîte, exposition du MEN, présentée du 25 juin 2005 au 26 mars 2006.
La biographie visuelle des objets :
photographies et tombes en Indonésie orientale

Janet Hoskins

L’idée de ce texte est née au Getty Center, l’année où j’ai été invitée à
partager la vie d’un groupe de chercheurs composé essentiellement d’histo-
riens de l’art. En tant qu’anthropologue, je me suis sentie voyager en terre
étrangère au pays de l’histoire de l’art. Comme beaucoup de touristes, j’ai
été intriguée par le spectacle de nouveaux paysages et de nombreux horizons
de recherches se sont offerts à moi. Cela dit je suis heureuse aujourd’hui
de revenir dans le monde plus familier de l’anthropologie. Le projet de
recherche que j’ai développé au Getty portait sur la place des récits de vie
en anthropologie et leur lien avec les objets. Un de mes livres, Biographical
Objects (1998), traitait spécifiquement de cette question. Ce terrain m’avait
conduite chez les Kodi, un peuple de l’Indonésie orientale pour lequel le lien
entre l’histoire et les objets est fondamental. Dans cet ouvrage, je montre
comment la mémoire sociale de ce peuple s’appuie davantage sur les objets
que sur les mots et les lettres ou toute autre forme d’archives écrites. Je mets
en miroir la vie de trois femmes et de trois hommes au regard des trajectoires
biographiques d’une série d’objets : un sac à bétel utilisé comme linceul
pour un enterrement, un tambour de chaman, un fuseau à coton et une
bouteille verte. Chacun de ces objets constitue un chapitre prétexte à un
récit biographique. Dans cette perspective, l’objet n’est pas traité comme
une simple trace ou métaphore de l’histoire. Il est au cœur d’un véritable
travail d’introspection et devient un outil autobiographique permettant une
connaissance des gens à travers les choses.
Pierre Bourdieu a souvent condamné la prétention des sciences sociales
à mener des histoires de vie. Selon lui, cette tentation procède d’une « illu-
sion biographique » en se concentrant sur un individu illusoire. Comme il
l’affirme, « l’histoire de vie est une de ces notions du sens commun qui sont
entrées en contrebande dans l’univers savant ; d’abord, sans tambour ni trom-
pette, chez les ethnologues, puis plus récemment, et non sans fracas, chez les

. Je souhaite remercier Jérémy Jammes pour la relecture attentive qu’il a bien voulu faire
de ce texte.
140 Objets et Mémoires

sociologues. Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins […] que la vie
est une histoire et qu’une vie est inséparablement l’ensemble des événements
d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette
histoire » (Bourdieu 1986 : 69). Par un détour dans le monde des objets, il ne
s’agit pas de critiquer directement cette idée mais d’en montrer les limites.
Grâce à mes données anthropologiques, je souhaite expliquer comment, dans
certaines sociétés, les récits de vie d’objets tiennent lieu d’histoires individuelles
et peuvent être traités comme de véritables lieux de mémoire.
Je réfléchirai à deux modes de construction essentiels de la relation entre la
personne et l’objet : l’inscription biographique et la réflexivité biographique.
Par le premier terme, j’entends la relation renvoyant à l’idée qu’une œuvre d’art
ou un objet puissent être liés à la vie d’une personne, allant même parfois,
jusqu’à s’inscrire sur la peau comme dans le cas des tatouages. La seconde rela-
tion dont je traiterai est celle de la réflexivité biographique présente à travers la
dimension formelle de l’objet. Ce type de rapport est à la source du pouvoir
magique des objets et de ce que je désigne comme leur complexité visuelle.
L’exemple des tombes et des objets qui les constituent illustrera mon analyse.
Ma réflexion s’inscrit dans un cadre théorique inspiré des travaux ­d’Alfred
Gell. Ce cadre m’est très utile dans l’analyse des objets « traditionnels » (comme
les tombes et les textiles) autant que dans celle des objets « modernes »
(comme la photographie). L’anthropologue A. Gell avance une réflexion sur
ce qu’il appelle la « technologie de l’enchantement » et l’« enchantement
de la technologie ». En référence à la notion benjaminienne d’« aura », il
définit le concept de difficulté technique par la production d’un « effet de
résistance en auréole ». Cet effet d’enchantement se fonde sur l’idée que
toute œuvre d’art possède un pouvoir de résistance qui la rend difficile à
saisir, aussi bien intellectuellement que matériellement. En défendant cette
thèse dans Art and Agency (1998), Gell invite l’anthropologie de l’art à se
concentrer sur les relations sociales inscrites dans une perspective temporelle
fondée sur la notion de biographie. Il propose de dépasser les théories lin-
guistiques et sémiotiques en insistant sur le fait que l’analyse de l’art relève
de la catégorie d’action. Autrement dit, l’art peut être appréhendé comme
un système ­d’action sur le monde. C’est dans cette perspective que je me
propose d’analyser et d’étendre ce processus à tous les objets.
Les choses possèdent un pouvoir d’action, au sens où elles produisent des
effets. Un objet peut susciter de la joie, de la peur ou de la colère, provoquer
un sentiment de volupté… Inversement, le pouvoir d’action de chacun
peut prendre la forme d’une chose. Les objets d’art utilisent une complexité
formelle et une virtuosité technique qui créent « une certaine indéchiffrabi-
lité » (Gell 1998 : 95). Ils peuvent à la fois fasciner et frustrer un spectateur
soucieux de discerner les parties du tout, la continuité de la discontinuité,
la synchronie de la diachronie.
La biographie visuelle des objets 141

Gell illustre sa thèse à partir du pouvoir de plusieurs objets : les tatouages


et les boucliers de Polynésie dont les dessins sont censés capturer et éloigner
les mauvais esprits, les idoles animées qui sont capables de procurer la ferti-
lité, la santé ou la maladie, le malheur ou la chance. Il pense qu’un objet a
le pouvoir d’agir, à l’instar d’un acteur, lorsque l’habileté de l’artiste est telle
que celui qui regarde cet objet n’arrive pas à le comprendre. Il se retrouve
ainsi captivé par l’image de l’objet. Dans ce cas, la notion de captation
atteste de la valeur artistique de l’objet. Et ce, non pas au regard de ce qu’il
est mais de ce qu’il fait.
La force de captation des objets est à entendre comme « la démoralisation
engendrée par le spectacle d’une virtuosité qui dépasse l’imagination » (ibid. :
71). Cet effet repose sur notre incapacité à comprendre comment un objet a été
produit. La technologie de l’objet demeure un mystère qui relève autant de la
virtuosité de l’artiste que du processus de fabrication de l’objet.
Cette perspective permet de dépasser le débat qui entoure la distinction
entre l’art occidental et l’art non-occidental. Plus qu’une théorie de l’art,
Gell propose une véritable théorie du pouvoir visuel de l’objet. Les objets
parfois exclus des mondes de l’art et classés comme relevant de l’artisanat
(le tissage ou la vannerie par exemple) méritent ainsi le même traitement
que la sculpture ou la peinture. Leur valeur commune repose sur leur pou-
voir d’action sur le monde, « un des aspects les plus remarquables de la façon
dont ils agissent » (ibid. : 68).
Sur les îles insolites d’Indonésie orientale, de nombreux objets importés
semblent posséder ce pouvoir de captation : la surface lisse et brillante de
la porcelaine chinoise des urnes rituelles utilisées comme formes d’ancrage
du régime politique (Hoskins 1993), ou bien les détonations d’explosifs et
les balles de fusil investies dans les rites des ancêtres (Hoskins 1989). De
même que ces images mystérieusement ressemblantes produites par des
appareils photographiques qui font apparaître les ombres et les lumières
en deux dimensions.
Dans les années 1990, lorsque les touristes, armés de leurs appareils,
­commencent à affluer sur ces îles, ils provoquent une véritable peur et le fan-
tasme d’un voyeurisme de prédation. On pense que les dawa mbella, « les
étrangers avec des boîtes de métal », utilisent leurs zooms (assimilés à des
tuyaux) pour sucer le sang des enfants. On imagine qu’une fois de retour en
Occident, ils utilisent ce sang comme combustible pour leurs machines indus-
trielles. L’appareil photographique des touristes – comme leur caméra – sert à
« capturer » les images de chasseurs de têtes. Par un effet de renversement, la
prétendue violence des primitifs devient l’emblème d’une violence exotique
(Hoskins 2002, 2004).
Refusant de faire de ces interprétations le prétexte à une énième version
coloniale de l’indigène crédule, voire arriéré, la théorie de Gell permet de
142 Objets et Mémoires

comprendre en quoi elles ne sont ni irrationnelles, ni primitives. Dans cette


perspective, il s’agit de considérer l’appareil photographique comme une
technologie de l’enchantement. Il ne faut pas oublier que la plupart des
photos prises par ce tourisme tribal sont rarement montrées aux personnes
photographiées. Les villageois photographiés sont les témoins passifs d’un
véritable défilé de gadgets électroniques dont l’usage mystérieux leur vole
une partie de leur vie. Le fait de considérer l’appareil photo comme un ins-
trument qui « suce le sang du sujet photographié » s’apparente à une forme
de rationalisation critique au regard des inégalités mondiales dans l’accès et
l’usage de la technologie (Hoskins 2002, 2004). Les rares Sumbanais qui,
une fois leur île quittée, deviennent suffisamment riches pour s’acheter des
appareils photographiques, les utilisent avec enthousiasme pour enregistrer
leurs rituels de famille (cf. photos). La notion de captation développée par
Gell permet d’isoler la spécificité du pouvoir du champ visuel. Si ce champ
repose sur une logique d’économie politique d’accès inégalitaire à la techno­
logie, il devient également l’objet d’une réappropriation. Il se trouve, en
quelque sorte, recapturé et réenchanté.
Jusqu’à la fin du xxe siècle, le monde de Sumba se caractérise par un faible
niveau d’alphabétisation et par le peu de place qu’il accorde à la visualité de
type mécanique. C’est un modèle que j’appréhende en termes de « capacité
visuelle mécanique restreinte » (restricted mechanical visuality), en compa-
raison avec ce que dans d’autres études on désigne par « un alphabétisme
restreint » (restricted literacy). Quand les livres sont rares, le pouvoir magique
de la parole et de l’écrit est important. Une véritable mythologie du livre
s’est développée et a fait de l’écrit le lieu d’un pouvoir mystérieux. Certains
Sumbanais pensent d’ailleurs que leur culte des ancêtres aurait pu être
reconnu par le gouvernement s’ils avaient su le retranscrire par écrit. Cette
idée est probablement juste si l’on considère que la religion des Hindous de
Bali, comme d’autres religions des ancêtres en Indonésie, n’a été reconnue
qu’après que ses croyances aient été codifiées (notamment en expliquant
leurs liens avec l’hindouisme de l’Inde). Mais les Sumbanais ne disposent
pas d’une technologie qui leur permette d’imprimer leur système de pensée
traditionnelle. Un processus similaire s’est produit avec la photographie.
Ne disposant pas de moyens technologiques pour le développement photo­
graphique, ils ont entamé un processus de mystification de cet appareil.
Si pour les Occidentaux contemporains, la photographie est un outil qui
documente nos vies et sert de mémoire visuelle, comment cette technologie
sera-t-elle utilisée sur cette île au xxie siècle ?
Une réponse à cette question peut être envisagée grâce à l’histoire du
premier ouvrage illustré de photographies et publié en anglais par un
Sumbanais, Djakababa Cornelius Malo (2002). Je développe des rela-
tions avec cet homme depuis 1986, date à laquelle je l’ai rencontré à
La biographie visuelle des objets 143

Jakarta dans l’objectif premier de mener un entretien sur l’histoire de


son père, Joseph Malo. La vie de ce dernier est étonnante et fait partie
intégrante de mon analyse.
Joseph Malo est né à la fin du xixe siècle, à une période où la région
était encore dominée par les guerres entre les royaumes et par les pratiques
de chasseurs de têtes. Pris dans une embuscade, Malo fut enlevé à l’âge de
dix ans par des ennemis. La tête de son père fut coupée ; quant aux autres
femmes et enfants captifs, ils furent vendus comme esclaves à des royaumes
voisins. Cette mésaventure coïncide avec l’arrivée des Européens et Malo fut
ainsi acheté par une mission jésuite établie sur l’île depuis 1894. Il devint le
premier Sumbanais converti au catholicisme. Son nom de baptême, Joseph,
lui a été donné à cette occasion, marquant à la fois son passé d’esclave
et son lien avec l’Église. Même si par la suite il eut peu de contact avec
l’Église (après l’expulsion de Sumba des pères jésuites à la fin du xixe siècle),
il conserva ce nom de baptême toute sa vie. Retrouvé par sa famille à la
Mission à l’âge de vingt ans, il fut racheté ou libéré, selon que l’on prend en
compte le point de vue de sa famille ou celui des missionnaires. Il retourna
depuis sur sa terre natale, à Rara. Encore jeune homme, il vengea son père
en coupant une tête au début du siècle. Quand le gouvernement colonial
des Indes néerlandaises entra sur l’île pour en prendre la possession politique
en 1911, l’administration s’employa à retrouver les premiers chrétiens, seuls
capables par leur peu d’alphabétisation de parler et de lire la langue coloniale
(le bahasa melayu). C’est ainsi que Joseph Malo fut nommé Raja de Rara,
entre 1930 et 1955, et devint l’un des personnages les plus importants de cette
époque coloniale (Hoskins 1989).
Joseph Malo est mort en 1963. Je ne l’ai jamais rencontré directement.
L’histoire de cet homme, avec lequel je n’ai jamais pu m’entretenir, est
appréhendée ici selon le modèle de la « longue conversation de terrain »,
pour reprendre l’expression léguée par Malinowski. J’ai entendu parler de
son histoire dans la famille du Raja de Kodi (les raja étaient les chefs de
royaume pour l’administration coloniale des Indes néerlandaises), Jospeh
Malo ayant épousé deux femmes kodinaises. Les « preuves » et les « témoi-
gnages » de sa vie m’ont été présentés sous la forme d’objets : un grand
tombeau à côté de la route, dans lequel son père est enterré, des pièces d’or
échangées pour ses achats de femmes… Quand j’ai commencé l’écriture
de son récit biographique, je n’avais pas encore retrouvé son fils unique,
Cornelius Djakababa. Il vivait à Jakarta loin de l’île de Sumba. Par la suite,
en 1986, je lui adressai quelques notes relatives à son père.
Il me répondit en m’envoyant les souvenirs que son père lui avait
racontés lors d’une veillée nocturne, pendant son enfance. Ces souvenirs
furent chantés par son père, le récit étant accompagné d’un luth à un
fil. Ils racontent la tristesse de l’esclavage et le triomphe de son projet de
144 Objets et Mémoires

reprendre la tête de son père en échange de son mariage avec une femme
de la famille de ses meurtriers. Comme le père de Joseph Malo avait été
tué par des gens du Kodi, dans la région où j’avais mené mes premières
recherches, je connaissais déjà les maîtres du village où la tête de son père
reposait. J’avais pu enregistrer le souvenir des négociations qui s’étaient
déroulées lorsque Joseph Malo était venu se proposer en mariage à une
fille de Ratenggaro dans l’espoir de recevoir le crâne de son père comme
contre-prestation matrimoniale.
Rara est un petit royaume de près de 25 000 habitants, situé au centre
de la partie ouest de l’île. Le port où les esclaves étaient vendus et expé-
diés à Bali et à Java se situe sur la côte nord. Le peuple du Kodi, dont fait
partie le village preneur de tête du père de Joseph, compte aujourd’hui
75 000 ­personnes. C’est dans ce royaume que j’ai mené la plupart de mes
recherches entre 1979 et 2000. J’avais entendu parler de la vie de Joseph
Malo par les descendants de ses meurtriers, autrement dit, par les mêmes
personnes qui avaient servi de « donneurs de femme » à Joseph Malo lorsque
celui-ci était venu négocier le retour du crâne de son père. À l’occasion
d’une première union avec une femme Kodi du village de Ratenggaro, il
fut en mesure de récupérer le crâne de son père, en contrepartie de son
engagement, ajouté au prix de quarante chevaux et de quarante ­buffles.
Une fois les ossements et le crâne de son père identifiés et réunis,
Joseph Malo procéda à l’enterrement complet du corps. Mais l’histoire
raconte qu’il a été trompé puisque la femme proposée pour cet échange
était épileptique. Elle devint folle au fil des années, ils se séparèrent et elle
fut finalement renvoyée dans son village natal. C’est après cet incident
que Joseph Malo prit une seconde femme du même village. C’était une
femme en bonne santé et qui lui a même survécu ! Une peinture a été faite
de leur mariage. On y voit Joseph Malo alors âgé de 70 ans et son épouse
de 45 ans. Elle fut sa huitième femme. Il vivait déjà depuis plus de vingt
années en polygamie. Elle fut la seule épouse avec laquelle il organisa un
mariage catholique. Elle lui donna un fils, Cornelius Djakababa, permet-
tant ainsi à Joseph Malo d’assurer sa descendance. Cornelius Djakababa
écrira, plus tard, le récit de la vie de son père.
Joseph Malo ne fut photographié qu’une seule fois dans sa vie, en 1956.
Ces photos furent prises avec l’appareil d’un prêtre d’origine allemande à
l’occasion de la messe qui célébra le premier diplômé du lycée catholique
de Rara : Cornelius Djakababa lui-même. Sur l’une des deux photos, on
aperçoit Cornelius, alors âgé de 18 ans. Il se tient debout, porte une cravate.
Il est entouré de missionnaires catholiques.
Devant lui, son père et sa mère posent, accompagnés de deux autres
femmes ainsi que de quelques camarades de classe. Une autre photogra-
phie montre le vieux Raja de plus près. Il a l’œil droit presque fermé à la
La biographie visuelle des objets 145

suite d’une attaque cérébrale, mais son regard reste vif. Maria, sa plus jeune
femme, est assise à sa gauche, tandis que sa troisième femme se trouve à sa
droite. En 1956, ses deux premières épouses étaient déjà décédées.
Une peinture qui représente Joseph Malo et sa femme a été faite à partir
de cette même photographie. Elle a été réalisée pour leur mariage en 1960.
La peinture déplace le cadre qui entoure les deux époux et transforme la
scène d’un village et d’une maison avec un toit de chaume (cf. photo) en un
divan javanais de style colonial. Toutefois, le couple conserve ses costumes
traditionnels. Lorsque Cornelius Djakababa s’est lancé dans la recherche
d’une image de son père pour illustrer sa biographie, il a souhaité le repré-
senter sous des traits rajeunis et vivants. Il a alors demandé à un peintre
local de reprendre le portrait de son père en émettant le souhait que l’œil
de ce dernier soit de nouveau ouvert et que son père soit séparé de sa mère,
initialement présente. Le portrait propose l’image d’un jeune homme indé-
pendant qui fixe du regard le spectateur. Il orne désormais la sépulture de
Joseph Malo dans son village natal.
En 2000, j’ai de nouveau rencontré Cornelius Djakababa, alors de pas-
sage dans sa famille. Nous nous sommes retrouvés devant la tombe de Pati
Leko, le beau-père de Joseph Malo. Son nom et son titre honorifique d’an-
cêtre (Rato) figurent sur sa tombe. On y trouve également des images de
chevaux et de chiens car tout personnage célèbre à Sumba choisit un « nom
de cheval » et un « nom de chien » (souvent aussi un « nom de coq ») que ses
animaux et ses petits-enfants porteront après sa mort. De nombreux objets
en or témoignent de sa richesse et de son influence. Le fait de construire ces
« biographies visuelles » sur les sépultures ou de les exposer aux participants
des cérémonies mortuaires est une pratique courante à Sumba, comme dans
la majorité des sociétés traditionnelles de l’Asie du Sud-Est.
Avant d’ériger une tombe pour son père, Cornelius Djakababa a dû le
prévenir par le rite de Saiso. Au cours de cette cérémonie, des orateurs invi-
tent le fantôme du mort à dîner avec eux pour le reconnaître comme un
ancêtre important. Le récit de la vie du défunt est chanté jusqu’à l’aube. Les
chants sont rythmés par des tambours et des gongs, accompagnés de danses
des jeunes filles de la famille. La vie de l’ancêtre est alors décrite à travers
l’évocation d’une liste d’objets qu’il possédait, mais aussi par le rappel des
endroits importants de sa vie. Déjà en 1980, lorsque j’avais souhaité enre-
gistrer son histoire à Kodi, je dus faire appel à son fantôme en sacrifiant
une poule pour avoir le droit de rapporter son histoire aux États-Unis. Au
moment de déplacer ses ossements dans sa nouvelle tombe, des sacrifices
beaucoup plus importants ont été accomplis. Il a fallu sacrifier le cheval qui
portait son nom (en fait, un descendant du cheval qu’il montait dans les
années 1930). Ce sacrifice devait permettre le transport de l’âme du défunt
au royaume des ancêtres. La consommation de la viande de ce cheval est
146 Objets et Mémoires

interdite aux descendants du défunt car elle est considérée comme une
partie du mort. En revanche, cette même chair est réservée aux invités
musulmans souvent présents en de telles occasions. Le lendemain, des
buffles sont également offerts en sacrifice. La suite du rituel veut que l’on
procède à une lecture des augures dans le foie des animaux sacrifiés afin de
s’assurer que l’esprit du mort est consentant au déplacement de ses osse-
ments. Si les augures s’avèrent négatifs, d’autres rites sont engagés afin de
comprendre les raisons de ce refus.
Au moment de déterrer les ossements, une pièce d’or en forme d’amu-
lette les accompagne. Ce pendentif représente les organes reproductifs de
la femme, son utérus et ses trompes de Fallope. Cette pièce est ornée de
petits dragons et de serpents qui symbolisent le pouvoir reproductif de la
mariée. Ce signe de fécondité est échangé lors des alliances. Il sert à l’achat
de femmes d’une maison noble. On attribue un nom à chaque pendentif.
Celui de Joseph Malo s’appelle « regardant les ondes », en référence à l’em-
placement de sa maison sur le haut d’une colline qui surplombe la mer.
En mémoire de son passé d’esclave, Joseph Malo avait choisi comme nom
à son cheval, Ndara Danggadora, « le cheval qui ne peut être taquiné ». Son
fils Cornelius a, quant à lui, appelé son cheval Ndara Djakababa, « le cheval
qui refuse de se mettre à genoux ». C’est le nom qu’il choisira plus tard de
prendre comme nom de famille. Chacun de ces noms évoque l’importance
de l’honneur, de la même manière que l’épée, objet qui fait partie des élé-
ments essentiels des tenues quotidiennes des hommes.
D’autres tombes présentent des variantes de ces biographies visuelles en
exposant quelques biens ayant appartenu au mort. En revanche, l’image de la
personne elle-même n’est jamais représentée. Les emblèmes qui témoignent
du rang du défunt sont déposés aux pieds d’une colonne funéraire (penji). La
présence d’un coq au sommet du penji signifie que le défunt était un orateur
réputé. À l’est de Sumba, les représentations d’animaux marins (la tortue
ou le crocodile par exemple) sont synonymes de noblesse et de courage. Les
seules figures humaines acceptées sont celles des serviteurs du mort. Elles
sont entourées d’une amulette d’or à côté de laquelle on trouve des images
­d’arbres. Aujourd’hui, la plupart des tombes sont moins ornées que celle
que je viens de décrire. Elles comportent simplement une petite chambre en
béton pour le mort et ses femmes, et sont surplombées d’une pierre.
En 1983, lorsque Cornelius entreprend la construction de la tombe de
son père, toute sa famille se réunit à Sumba pour défiler devant son por-
trait. Ce portrait le représente habillé de son turban, arborant son épée
et une médaille de raja datant de l’époque coloniale néerlandaise. Cette
photographie est la plus importante de l’album familial car elle consigne
tous les aspects de la vie de Joseph Malo. Des tissus sumbanais de grande
qualité sont installés devant le portrait, tandis que des cornes de buffles
La biographie visuelle des objets 147

sont déposées en dessous, témoignant des grands sacrifices consacrés au


défunt. Ses descendants se tiennent debout. Ses petits-enfants sont ornés
d’or. Il est fait également référence au catholicisme de Joseph Malo (même
s’il a passé plus de soixante ans de sa vie sans fréquenter d’église). À tra-
vers ce dispositif, la vie de Joseph Malo est autant présentée à ses ancêtres
qu’à ses descendants. L’ensemble des objets a une fonction d’évocation de
l’histoire du défunt.
Une jeune fille, avec un coussin rouge, porte une médaille. Elle a grandi
à Jakarta et a mené ses études à l’Université de Colorado. En 1999, elle a
épousé un Américain du New Jersey, Clifford Broder. Cornelius Djakbaba
ayant refusé de donner la main de sa fille par téléphone, il a invité une partie
de la famille Broder (dix de ses membres) à participer à une cérémonie
catholique à Jakarta. La réception a eu lieu dans un hôtel de luxe, au milieu
duquel a été bâtie, pour l’occasion, une petite maison à toit de chaume de
style sumbanais. Une grande fête s’est déroulée, chacun étant vêtu de tissus
sumbanais. Il y a eu un échange de discours entre les deux familles, suivi de
danses et d’un banquet. On a ensuite réuni les Sumbanais et les Américains
pour un portrait de famille. Une semaine plus tard, les Américains ont pris
l’avion pour assister à une cérémonie traditionnelle organisée à Sumba, où
ils ont été présentés à la famille de Joseph Malo. Ils ont ensuite payé des
buffles en échange de la mariée.
Au regard de cet album de famille, l’idée d’une lecture biographique
des objets semble pertinente, mais elle renvoie aussi à d’autres questions
comme celle de la relation entre les techniques de documentation d’évé-
nements familiaux (comme le culte des ancêtres) et les objets sacrés, les
heirlooms ou pustaka pour reprendre la terminologie indonésienne. Les
Sumbanais appellent ces objets biographiques des oro limya oro vitti,
littéralement des « traces de mains, traces de pieds ». Ce terme désigne
l’ensemble des empreintes que laisse un homme après sa mort. Cette
expression soulève une question qui rappelle celles souvent posées par les
historiens de l’art au sujet de la photographie : est-ce vraiment un art ?
Peut-on pour cet exemple parler d’auteurs, de collections, d’« une créa-
tion qui relève en fait de l’histoire de la peinture » (Svetlana Alpers, citée
dans Krauss 1985) ? N’est-ce pas plutôt une technologie qui permet de
conserver les traces de la vie, comme l’affirme Rosalind Krauss au sujet de
la photographie, la définissant comme « un calque du réel ; une trace du
processus photochimique liée de façon informelle à l’objet dans le monde
auquel il fait référence, pareille aux empreintes des doigts ou des pieds, ou
à celles laissées par un verre d’eau sur une table. La photographie est donc,
par son origine, distincte d’un tableau, d’une sculpture ou d’un dessin…
D’un point de vue technique ou sémiotique, le dessin et la peinture sont
des icônes, les photographies des index » (ibid. : 31).
148 Objets et Mémoires

Les Sumbanais, même s’ils sont des pratiquants récents de la photo­


graphie, ne se sont pas immiscés dans ce débat esthétique. Mais leur concep-
tion des objets n’en demeure pas moins intéressante. Ils considèrent une
tombe, une épée, un petit sac de bétel, comme des traces de vie. Il en est
de même pour les tissus, alors qu’ils sont produits par un processus photo­
chimique dont les teintes sont exposées à la lumière du soleil. Les tissus
prennent pour eux l’aspect de celui qui les a portés. Ils portent son odeur,
sa sueur, l’empreinte de ses expériences. C’est pour cette raison que l’en-
semble des tissus importants d’un individu accompagne le défunt dans sa
tombe. La plupart des objets créés par les Sumbanais ressemblent à ce que les
Occidentaux considèrent comme des œuvres d’art, alors qu’ils sont pensés
et traités localement comme des objets d’histoire (Hoskins 1993). Comme
Rosalind Krauss l’explique : « Nous devons laisser de côté, ou au moins cri-
tiquer, les catégories qui relèvent de l’esthétique comme la paternité d’une
œuvre, d’un genre, pour maintenir que la photographie ancienne est une
archive qui nécessite un examen archéologique tel que Foucault l’a théorisé
et pour lequel il a établi un modèle » (Krauss 1985 : 150).
Plutôt que d’opter pour un paradigme narratif qui inclurait le discours
esthétique, le paradigme de l’archive se propose de prendre le classement
comme modèle explicatif. Dans le cas de la tombe, nous avons affaire à une
forme d’« archive visuelle ». La tombe renseigne sur les catégories sociales, les
rapports de hiérarchie, le système de classe. Mais cette archive visuelle histo-
rique est toujours accompagnée d’une narration verbale, d’un récit raconté
aux descendants, en particulier aux enfants. Cette histoire orale évoque la
liste des objets que possédait le défunt et des endroits où il a vécu.
Si les photos que je présente peuvent sembler exotiques, voire participer
d’un regard colonial ou folkorique, ce ne sont en revanche ni des photos de
touristes, ni des cartes postales. Elles ont été prises par les Sumbanais afin
de raconter leur histoire. Leur visée n’est ni esthétique, ni exotique, mais
historique et narrative. On retrouve le problème que j’ai posé au début de
mon propos, celui de la relation entre la notion de biographie et l’enchan-
tement des objets, entre la matérialité et la magie. Gell a montré qu’il n’est
nul besoin de recourir à la sorcellerie pour voir dans l’artiste ou l’artisan un
technicien de l’occulte. La magie repose dans l’effet qu’un objet finement
fabriqué produit sur nos perceptions. De ce point de vue, les tatouages des
femmes sumbanaises sont à la fois un objet de spéculation érotique et un
message signifiant « l’interdiction d’entrer » aux hommes (à l’exception de
leur mari). Les tatouages protègent les femmes comme un talisman défensif.
Ils peuvent fasciner leur spectateur, l’éblouir ou le distraire. Son efficacité
magique est fonction de sa lecture sociale. Certains tatouages protègent des
conquérants en signifiant l’appartenance de femmes à une noblesse et à une
parenté forte prêtes à les défendre.
La biographie visuelle des objets 149

La notion de biographie visuelle repose sur l’idée qu’il est possible de


déléguer une humanité aux objets. C’est ici que refait surface le problème de
la relation entre objet et personne mais aussi celui des différences culturelles
propres à cette relation. D’un point de vue technique, un portrait photo-
graphique n’est que l’image aplatie d’une personne dont les caractéristiques
morphologiques sont réduites à deux dimensions. Walter Benjamin a sou-
ligné l’importance de l’émergence du portrait photographique en expliquant
qu’il permettait une captation de l’image de l’ancêtre : « Le culte du souvenir
des bien-aimés, absents ou morts, offre un dernier refuge à la valeur culte
de l’image. Pour la dernière fois, l’aura émane de ces anciennes photos à
travers l’expression passagère d’un visage humain. C’est en cela que réside
leur beauté incomparable et mélancolique » (Benjamin 1969 : 228).
Si l’on considère les photographies, mais également les peintures, dans
la perspective du culte des ancêtres, cette interprétation diffère de celle de
Benjamin. Car plutôt que de considérer l’image sur la pellicule comme
« une valeur culte de l’image », il s’agit de la penser comme une ouver-
ture vers une nouvelle modernité. Cette conception n’est pas suggérée par
les théoriciens du post-colonialisme ou du postmodernisme mais par les
­peuples « primitifs » eux-mêmes ! En effet, ces derniers considèrent la photo­
graphie comme une technologie qui permet la fabrication d’objets histo­
riques, la traitant comme une forme singulière de fabrication de traces des
ancêtres. De plus, il n’est pas interdit de la manipuler, comme dans le cas
du rajeunissement de l’image de Joseph Malo reprise par un peintre de la
métropole. Cette photographie n’est pas utilisée pour commémorer la pré-
sence d’un ancêtre mais pour recréer un nouveau monde d’images. Avant de
peindre le portrait, l’artiste de Jakarta l’avait scanné, le transformant par le
biais d’une technologie digitale. Le livre de Djakababa constitue aujourd’hui
un archivage de son père créé à partir d’une technologie du xxie siècle.
Lorsque Gell évoque le pouvoir de résistance des objets d’art, il parle de
leur capacité de défier le spectateur et de le captiver par l’image. Il suggère
ainsi que la magie de la reproduction mécanique n’affecte en rien l’aura des
objets d’art. Elle les fait même grandir. John Berger défend la même idée
lorsqu’il affirme que « la fausse religiosité qui entoure de nos jours les œuvres
d’art originelles, et qui en somme dépend de leur valeur sur le marché, est
devenue le substitut de ce qu’ont perdu les tableaux lorsque l’appareil photo
les a rendus reproductibles » (Berger 1972 : 230). Cette idée repose sur la réa-
lité d’une économie globale dans laquelle l’accès à la visualité mécanique est
inégalement partagé entre les peuples (en particulier pour le tiers-monde),
les cultures et les institutions.
La photo de Joseph Malo, que sa famille ne pouvait prendre ni reproduire
mécaniquement, a été reproduite dans deux peintures, chacune pensée et
réalisée à des occasions précises. Ces biens de valeurs ont été réunis pour
150 Objets et Mémoires

ses funérailles. Un tissu a été spécialement commandé pour accompagner


l’image de la Vierge Marie, symbole catholique par excellence, représentée
ici sous les traits d’une muse protectrice des descendants du défunt. Elle
aurait aidé la famille dans l’obtention des bourses d’études des enfants et
aurait permis d’accumuler des richesses encore plus importantes que celles
rapportées par l’esprit traditionnel de Joseph Malo. Ce que ce dernier a pu
faire pour son fils et ses descendants a été raconté à travers des objets. Son
fils, devenu lettré et sachant écrire en anglais, a décidé un jour de travailler
avec moi à la rédaction du récit de la vie de son père. Ces objets témoignent
de toutes les vicissitudes de sa vie, comme de ses accomplissements.
John Berger a décrit la manière dont des objets, appartenant à des archives
coloniales ou à un album exotique, peuvent retrouver une nouvelle vie : « Si
le passé devient une partie intégrale du processus d’un peuple qui écrit sa
propre histoire, alors toutes les photos vont retrouver un contexte vivant au
lieu d’être des instantanés arrêtés » (Berger et Mohr 1982 : 57). À l’instar de
ce que pouvait représenter à l’époque pour Joseph Malo la découverte de la
tête de son père, la décision de Djakababa de dresser une nouvelle tombe
en l’honneur de son père (et à cette occasion faire un nouveau portrait de
lui) est une façon de forcer une image ancienne à raconter une nouvelle
histoire. Le récit du passé, réinvesti par une « trace de doigts et de pieds »,
devient un acte fondateur du futur.
De nos jours, l’image digitale de Joseph Malo reproduite sur la couver-
ture du livre réalisé par son fils a le pouvoir de regarder toute sa famille
où qu’elle soit. Joseph Malo peut regarder son arrière-petit-fils, William
Broder, né dans le New Jersey, son petit-fils Joseph Djakababa qui mène
des études doctorales à l’Université de Wisconsin, sa petite-fille, Nelden
Djakababa, qui vient de terminer sa maîtrise d’anthropologie et de psycho-
logie en Belgique… Les fragments de l’identité de Joseph Malo, éparpillés
sur plusieurs îles et plusieurs continents, se concentrent en un unique objet,
un livre, qui, par son pouvoir visuel et verbal, contient son histoire. Son
identité peut ainsi se propager et se partager. À l’âge de l’enchantement de
la technologie, sa famille a su utiliser le pouvoir de la technologie de l’en-
chantement pour maintenir son héritage ancestral.

Bibliographie

Benjamin, Walter, “The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction”, in


Hannah Arendt (dir.), Illuminations, New York, Schocken, 1969, p. 217-252.
Berger, John, Ways of Seeing, London, BBC Television Books, 1972.
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Page laissée blanche intentionnellement
Une collection de « morts historiques »

Dominique Poulot

Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière, qui


tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour le petit
nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’y trouver après
tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la
fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; – et cette exha-
laison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de
momie, se fait sentir même aux têtes naïves.
Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, 1869.

Si une généalogie – fréquemment exposée – des musées d’histoire en France


cherche leurs origines dans les compilations d’antiquaires, ou les fonds
­d’illustra­tions documentaires – et les intègre ainsi dans une histoire plus large
de l’usage érudit des images –, pareille perspective risque de faire oublier leur
spécificité de lieux d’exposition. Pourtant, ceux-ci constituent parfois des lieux
éminemment révélateurs pour une anthropologie historique des images.
La Révolution française, écrit Michelet, a ouvert « deux musées immenses »,
à la suite de la fête du 10 août 1793, qui ont légué « une impression ineffa­
çable » à leurs visiteurs (Michelet (1847-1853) 1979 : 548-549). L’un est
le Louvre, « musée des nations », qui réunit toutes les écoles artistiques
nationales, et qui, à l’issue de démêlés complexes avec le programme de
musée de l’école française à Versailles, doit aussi exposer le meilleur de
l’école française. On y voit, dans une perspective universelle, chaque peuple
« représenté par son art, par d’immortelles peintures » (ibid. : 549). Mais il
demeure comme privé d’un caractère intimement national et identitaire
qui marque au contraire, dès l’origine, celui des Petits-Augustins, musée de
monuments – c’est-à-dire de tombeaux, et même, plus précisément, comme
on le verra, de corps historiques, même s’il est desservi par son humble ins-
tallation. Le témoin bienveillant qu’est Michelet décrit en effet, « rue des
Petits-Augustins, une vilaine porte basse, une petite cour pleine d’herbe et
de débris, petite église, petit cloître et petit jardin » (Michelet 1995 : 521).
154 Objets et Mémoires

La Révolution française a été régulièrement interprétée, selon les camps


politiques, comme une période inouïe de vandalisme, ou comme la nais-
sance de la sensibilité au patrimoine – à tout le moins une felix culpa qui
débouche sur un vaste inventaire du monde ancien. Il est clair en tout cas
qu’en brisant l’ancienne France, la Révolution rend possible une saisie iné-
dite du passé national. Cela ne s’est pourtant pas réalisé de manière évidente
ou immédiate. Comme l’a démontré Lionel Gossmann, c’est seulement avec
le romantisme politique et religieux de la décennie 1830-1840 que le labeur
des antiquaires, tel que celui d’un La Curne de Sainte-Palaye, débouche sur
le récit national qu’il paraissait – rétrospectivement du moins – logiquement
appeler de ses vœux. « Ce qui a toujours manqué à la France », lit-on dans le
rapport de l’Académie des inscriptions rédigé en 1818 à l’initiative du comte
Alexandre de Laborde, « c’est d’attacher à cette sorte de richesses l’impor-
tance qu’elle mérite, de veiller à sa conservation, et de chercher, sous le rapport
de l’instruction et de l’histoire nationale, à en tirer parti ». L’étonnement que
ressent la génération du premier xixe siècle devant l’indifférence précédente
à l’égard des ancêtres est donc inédit. Mais c’est qu’entre-temps il a fallu
s’approprier, en quelque sorte, les corps disparus : passer des monuments
inachevés du xviiie siècle, des ruines fictives, aux véritables tombeaux « rem-
plis » de corps, densifiés, pour ainsi dire, de présences diverses, tels que le
xixe siècle les connaîtra dans divers modes de représentation de la « couleur
locale » et de la « vérité historique ».

La mort éclairée

Sous l’Ancien Régime, la mémoire des défunts relève d’un ensemble de repré-
sentations tout à la fois religieuses et sociales. Reinhart Koselleck (1979) a
proposé d’identifier le système traditionnel de la mort et des monuments
à deux caractéristiques principales : « D’une part, l’au-delà de la mort est
plastiquement représenté. D’autre part, la mort est, dans son rapport avec
le monde, différenciée selon chaque ordre et état. [...] La transcendance chré-
tienne de la mort et la différenciation par ordre de la mort empirique ren-
voient l’une à l’autre. » L’émergence de l’image du Panthéon dans ­l’Ancienne
France relève encore très largement de cette conception, notamment en ce
qu’elle reconduit l’idée de morts différenciées. Mais elle s’inscrit, au plus pro-
fond, dans une ambition de classer et de catégoriser à neuf des identités.
Le Grand Homme, et spécifiquement le grand homme national, est un
élément banal de l’iconographie officielle française – depuis la Galerie des

. Sur le phénomène général voir Geoffrey C. Bowker et Susan Leigh Star (1999).
Une collection de « morts historiques » 155

hommes célèbres du Palais Cardinal, en 1630, jusqu’à la Galerie des Batailles


à Versailles (1833). Mais l’émergence neuve d’un culte des grands hommes
est à l’évidence un élément essentiel de la représentation de la société des
Lumières qui, à travers ce culte, « n’en finit pas de se raconter à elle-même
son propre avènement » (Bonnet 1998).  En particulier, « vers 1760 et jus-
qu’à la Révolution, l’apologie de l’homme de lettres devient une véritable
glorification, que l’on associe sur un ton grandiose à une doctrine générale
d’émancipation et de progrès. On remonte, pour fonder ses titres, bien plus
haut que les humanistes du xvie siècle, jusqu’à l’origine des sociétés, jus-
qu’aux sages législateurs de la Grèce, de l’Égypte et de l’Orient » (Bénichou
1973 : 75). L’histoire de l’esprit humain sacrifie avec prédilection aux pères
fondateurs – comme à des « événements que l’on surcharge de significa-
tion » (Dagen 1977 : 86). L’évhémérisme, la croyance au grand homme divi-
nisé, est une foi dans les génies qui font progresser l’histoire, par inventions
successives, et en apportant des bienfaits supérieurs.
L’essentiel tient en effet à la valeur des génies pour leur temps et leur
nation. Diderot affirme au neveu de Rameau qu’« on méprisera les siècles
qui n’en auront pas produit. Ils feront l’honneur des peuples chez lesquels ils
auront existé ; tôt ou tard, on leur élève des statues ». Cette sensibilité s’ins-
crit dans une crise de l’idée de gloire, qui « cesse d’être une fin pour devenir
un moyen » : « sa source n’est plus dans le moi mais dans les autres » (Mauzi
1960, Chagniot 2001). Voltaire en a donné dans une lettre de 1735 à propos
du Siècle de Louis XIV la meilleure définition : « J’appelle grands hommes
tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de
provinces ne sont que des héros. »
C’est sans doute la littérature utopique, gouvernée entièrement par
l’idéal de la raison et de la moralité, et soucieuse de mettre fin au désordre
d’institutions funestes, qui fournit les images les plus saisissantes du
Panthéon. La société qu’elle décrit n’a d’autres origines que celles que
lui donne son législateur et celles-ci jouent un rôle non moins essentiel

. Ces deux réalisations constituent à peu près les bornes chronologiques du livre de
François Pupil (1985).
. On lira aussi les contributions réunies dans le catalogue d’exposition dirigé par Barry Bergdoll
(1989), notamment Mark K. Deming, « Le Panthéon révolutionnaire», p. 97-150.
. Sur cette interprétation voir les études réunies par Tzvetan Todorov et Marc Fumaroli
(1995).
. Cette représentation est évidemment l’héritière d’une longue tradition, dont l’une des
étapes notoires est la publication de Titon du Tillet (1760). Sur ce projet de 1708 voir
Judith Colton (1979) et Edouard Pommier (1998).
. Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Paris, Gallimard, (1762-1777), 2006.
. Voir Paul Hazard, La pensée européenne au xviiie siècle, Paris, Fayard, (1946), 1979,
­chapitre iv, La morale.
156 Objets et Mémoires

à son fonctionnement que la tradition pour le régime absolu. Toute utopie


inaugure en effet une spectaculaire politique de la mémoire. Chez Morelly,
par exemple, les citoyens de la Cité Idéale ne connaissent qu’une seule his-
toire, celle que le Sénat suprême composera en réunissant les récits des
« actions de chefs et de citoyens dignes de mémoire » (« Modèle de législa-
tion conforme aux intentions de la Nature »). Ces annales morales et patrio-
tiques constituent « le corps d’histoire de toute la nation » et font tomber
dans l’oubli le passé qui a démérité. En Utopie, commente B. Baczko, le
discours historique se confond avec un discours moralisant et didactique
– « un discours que l’on pourrait qualifier de « monumental » en ce sens
qu’il est parfaitement traduisible en une série de monuments qui seraient
autant d’images distribuant au peuple des exemples édifiants et des leçons
de morale » (Baczko 1978 : 322-323).
La plus célèbre de ces élaborations demeure le Paris en l’an 2440 de Louis-
Sébastien Mercier où le testament est devenu l’organe exclusif de la mémoire
collective. Seuls les citoyens méritants y sont célébrés, au nom d’une « men-
talité historique discriminatoire » (Baczko 1978 : 43). « Cet espace, note
B. Baczko, déborde de monuments et de temples, il est meublé de toute
une architecture fictionnelle. Là c’est une galerie des statues des grands
hommes d’État où à côté de Sully, Jeannin, Colbert se trouve toute une
file de héros dont le front muet mais imposant, crie à tous qu’il est utile
et grand d’obtenir l’estime publique ». Une autre place est entourée des
statues de Voltaire, de Rousseau, de Buffon, etc. Ainsi ces statues, temples,
palais, etc., réunis, forment « un livre de morale » et tous ensemble délivrent
« une leçon publique aussi forte qu’éloquente » (ibid.). Dans l’utopie de
Selenopolis de Villeneuve de Listonai, la place royale reçoit la statue équestre
du roi régnant.
L’amour des peuples voulait que la représentation du Prince régnant fût tou-
jours sous ses yeux dans le lieu le plus éminent de la ville. À chaque nouveau ­règne
l’ancienne statue était transférée dans un cirque destiné à cet effet, où étaient
rassemblés les simulacres de tous les Souverains qui avaient travaillé au bonheur
de leurs sujets. On évitait ainsi, à chaque avènement à la couronne, des dépenses
énormes pour former de nouvelles places et de nouveaux édifices.

La forme de la ville devient elle-même un Panthéon, à la fois unifié et


multiple, car en utopie le paradoxe du singulier et du pluriel peut se
résoudre dans la reproduction indéfinie du même à travers l’histoire. En
revanche, dans le monde réel, il faut choisir entre honorer les grands hommes
dans leur diversité et les réunir au sein d’une représentation commune.

. Daniel Jost de Villeneuve (Listonai), Le voyageur philosophe dans un pais inconnu aux
habitans de la terre, Amsterdam, aux dépens de l’éditeur, 1761, p. 85-86.
Une collection de « morts historiques » 157

Le grand homme in situ ou au Panthéon

Concrètement, le culte des grands hommes, des grands écrivains, des grands
artistes, dans la France du xviiie siècle, engage surtout un pèlerinage laïque
sur leurs tombes ou sur leurs lieux de vie, réactivant des rituels réservés
jusque-là à la sphère religieuse. On y trouve au premier chef la visite
au grand écrivain, qui connaît bien des avatars : Hérault de Séchelles
invente même, avec son voyage à Montbard de 1785, un genre d’anti-
voyage propre à dévoiler fatuité et ridicules des grands hommes – en
­l’occurrence le ­glorieux Buffon (Nora 1986). Cette satire témoigne de la
multiplication des pèlerinages in situ au nom d’un véritable culte de l’in-
telligence. Accomplie post mortem, à la demeure de l’écrivain, cette visite
engage une sorte de corps à corps.
Le respect du génie conduit ainsi à honorer les lieux de son exercice.
C’est dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, remarque Jean-Claude
Bonnet, qu’on trouve la meilleure description de cette mode nouvelle :
« Une sorte de reconnaissance délicate, y affirme Diderot, s’unit à une curio-
sité digne d’éloge pour nous intéresser à l’histoire privée de ceux dont nous
admirons les ouvrages. [...] Nous aimons à visiter leurs demeures » (Bonnet
1998 : 28). Le créole Francisco de Miranda (1750-1816), un officier espagnol
qui a fui aux États-Unis, accomplit un véritable pèlerinage sur les hauts lieux
du combat philosophique : il visite Raynal à Marseille, s’arrête à Toulouse
« pour réfléchir quelques instants sur le lieu même où Calas fut condamné
iniquement » avant de se rendre à « la maison où [il] habitait » ; il arpente
le château de Montesquieu à La Brède, où l’on voit « la marque qu’a laissée
son pied sur la pierre à force de l’appuyer alors qu’il écrivait des notes » (de
Alonso 1974 : 34). Au sein de la République des Lettres le « roi Voltaire »
triomphe et son château, devenu après sa mort propriété du marquis de
Villette, est réaménagé à partir de 1779 en lieu de mémoire, tandis que
sa maquette voyage en Russie : l’héritier organise la chambre « du cœur »
autour d’un reliquaire de Houdon, et dispose estampes et portraits des
grands personnages avec lesquels le patriarche de Ferney a correspondu.
C’est dans la tension entre la révérence due à des personnages spécifiques
et l’hommage général rendu au génie humain que se dessine la figure du

. De ce point de vue, Marc Augé (1992 : 24) décrit la visite aux châteaux en des termes
révélateurs : « La perception de la maison comme corps s’effectue à deux niveaux. La
maison est un corps en soi, elle a sa propre personnalité, son apparence, ses ouvertures,
son intimité et c’est parce qu’elle est un corps qu’elle peut être assimilée au corps de celui
ou de celle qui l’occupe soit du point de vue de l’occupant lui-même, soit du point de vue
d’un témoin extérieur que le ressort romanesque de la haine, de l’amour ou du souvenir
poussera à confondre avec la personne d’un vivant ou d’un mort l’enveloppe de pierre
où se dissimule son corps ou son ombre. »
158 Objets et Mémoires

Panthéon. La Nouvelle Description de Paris de Dulaure (1787) rend compte


des jardins du comte d’Albon près de Paris, qui constituent une sorte de
Panthéon, dont on peut se demander, avec John McManners (1981), s’il
est consacré à la Liberté ou à la Science. Outre un obélisque à sa femme,
un temple au Christ mourant, il renferme des statues de Haller, Mirabeau
l’aîné, Court de Gébelin, Franklin, Guillaume Tell. On raille ici ou là les
faiseurs de jardins en quête de corps illustres, et l’accueil fait à de valeu-
reux vieillards susceptibles de se laisser enterrer au sein du parc à fabriques.
À Ermenonville, le Temple de la Philosophie moderne, fabrique dessinée
vers 1780, se compose de six colonnes debout dédiées à Newton, Descartes,
Voltaire, Penn, Montesquieu et Rousseau, et de trois autres encore au sol,
consacrées par avance aux philosophes des siècles à venir. Avec la représen-
tation du génie c’est en dernier ressort la valeur de l’humanité en général
qu’il s’agit de mettre en évidence. Tel est le cas de Newton dont le céno-
taphe par Gay, premier prix du concours d’émulation du 21 novembre 1800,
comprend la reproduction des œuvres complètes du grand homme sur des
plaques de marbre ; au vrai, « il s’agit à la fois d’un cénotaphe à Newton
et d’un Temple de la Nature, d’un mémorial personnel et d’un muséum
d’astronomie10 ». Le projet du musée-mémorial consacré à Poussin obéit
aux mêmes principes11.
Au début du règne de Louis XVI, la France connaît, avec le comte
d’Angiviller (1730-1809), nommé à la Direction des Bâtiments, une
nouvelle politique de la postérité : l’un des symboles en est la nomina-
tion de Thomas, l’écrivain des Éloges, à la charge d’historiographe des
Bâtiments12. Le Directeur annonce, en décembre 1774 et janvier 1775,
la commande chaque année de tableaux d’histoire et de statues dont le
sujet sera les grands hommes français. La série, d’intention patriotique,
obéit à la rhétorique du « moment significatif » : chaque sculpture illustre
une attitude moralement et historiquement significative du personnage,
longuement explicitée dans le livret du Salon. Le programme témoigne
de cette esthétique du nouveau classicisme français où les œuvres ont
l’insigne responsabilité d’illustrer la morale publique. Poursuivi réguliè-
rement de 1776 à 1787 il donne lieu à vingt-sept statues : « Les grands
capitaines sont très nettement en minorité au profit des représentants
des lettres et des sciences (“les sages de la Nation”), et même d’un

10. Mémoire sur le remplacement de la Bastille et divers projets pour l’Arsenal joint aux plans et
élévations d’une place nationale à la gloire de la liberté présentés à l’Assemblée nationale.
11. Nicolas-Philippe Harou, dit Harou-Romain, « Projet par l’architecte Harou d’un Sacellum
près d’Andelys », Journal des bâtiments civils, n° 188, 29 prairial an X, p. 466-467.
12. Sur le contexte du succès considérable des Éloges de Thomas au sein de l’espace acadé-
mique et du champ littéraire voir Georges Armstrong Kelly (1980).
Une collection de « morts historiques » 159

contemporain, Montesquieu » (Souchal 1979 :11). Cet accent mis sur


l’imagerie nationale s’inscrit dans un « patriotisme artistique » (Pupil
1985 :57) plus général13.
Pareille commande doit alimenter le « musée » au Louvre déjà évoqué
favorablement par l’Encyclopédie, et que les Bâtiments veulent mener à bien,
en le dédiant « à la gloire des Rois de France et à celle des Hommes Illustres
de la Nation ». Lubersac de Livron imagine en 1783 une place Louis XVI
reliant les Tuileries au nouvel Opéra et destinée aux fêtes publiques, sur
le modèle du cirque antique. L’enceinte du Carrousel ainsi dessinée serait
dédiée « à la gloire des Rois de France et à celle des Hommes Illustres de
la Nation » autant qu’à celle de Louis le Bienfaisant. De part et d’autre
de l’obélisque central se feraient face une « Sainte Chapelle royale » et le
« Musée français » ouvrant sur la grande galerie par un dôme où la statue
royale est entourée des grands hommes14. Plus généralement, toute une série
de projets académiques caresse l’idée d’un campo santo mêlant le culte des
grands hommes à la religion dynastique15.
Jean-Louis Desprez remporte à la mi-décembre 1766 le prix d’émula-
tion de l’Académie royale d’architecture pour un cimetière qui évoque, en
dépassant largement le programme fixé, la sépulture des grands hommes16.
La gravure du projet est significativement dédiée à Voltaire17. Un projet
de concours prévoit en 1778 un cénotaphe d’Henri IV accompagné des
« tombeaux de ces hommes que l’on nomme les premiers dans la guerre,
dans la marine, dans les finances, dans la philosophie, dans les lettres et
dans les Arts18». Le programme du Grand Prix de 1785 porte enfin sur « un
monument sépulcral pour les souverains d’un grand empire, placé dans
une enceinte dans laquelle on disposera des sépultures particulières pour les
grands hommes de la nation » (ibid. : 193-194)19.
Deux ans plus tard, Labrière, architecte du comte d’Artois, envisage un
nouveau lieu de sépulture pour les rois de France à partir des monuments
tirés de l’abbaye de Saint-Denis. Il dessine à côté des tombes royales une
galerie pour les « grands seigneurs » ainsi qu’une place d’honneur pour

13. Sur l’ensemble du phénomène, la référence demeure Lionel Gossman (1968).


14. Voir l’étude de Mark K. Deming (1989). On pourra lire aussi Patrimoine parisien (1989).
15. Voir les perspectives de Daniel Rabreau (1997) et de Cecilia Hurley (1999).
16. Voir Les « Prix de Rome » (1984 : 84).
17. Projet d’un temple funéraire destiné à honorer les cendres des Rois et des Grands Hommes,
dédié à Monsieur de Voltaire.
18. Les « Prix de Rome » (1984 : 158).
19. De manière beaucoup plus traditionnelle, Fontaine, dans son Journal (1987 : I, 56), sou-
ligne qu’il avait « indiqué, par des étages de portiques différents au-dessus les uns des
autres, les rangs qui distinguaient les sépultures des souverains, celles des princes et celles
des grands ».
160 Objets et Mémoires

les grands hommes, ornée de leurs statues, « ainsi que cela se pratique en
Angleterre dans l’église de Westminster » (McManners 1981 : 47). Le plan
imagine encore deux mille chapelles, achetées à perpétuité par des familles.
Le tout serait installé dans un vaste parc, planté de cyprès et de peupliers,
où ceux qui le souhaiteraient pourraient faire édifier « un tombeau pitto-
resque » (ibid.), moyennant un droit substantiel. John McManners évoque
à ce propos une « idylle commerciale de tombes pittoresques au milieu des
arbres et des parterres de fleurs, ornée de temples, colonnades et statues »,
mais aussi « une sorte de Panthéon national », construit à la faveur d’un
« vandalisme patriotique » (ibid.) avant la lettre. Preuve évidente, s’il en est,
que ce type de « vandalisme », réutilisant des matériaux historiques, n’est
pas proprement révolutionnaire, mais appartient à une culture d’Ancien
Régime. Dans ce Panthéon les tombes sont rangées selon les races et les
familles autant que d’après le mérite : les deux systèmes cohabitent au sein
d’une perspective qui réunit le patriotisme monarchique et l’affirmation de
valeurs éclairées20.

La fonctionnalisation des morts21

Avec le début du xixe siècle, apparaît ce que Reinhart Koselleck nomme


« la fonctionnalisation de la représentation de la mort au profit des sur-
vivants » (1979 : 116). La vente des biens du premier ordre dès les premiers
mois de la Révolution semble procurer l’occasion d’une politique de la
mémoire enfin morale et rationnelle. Les interventions sur les restes des
grands hommes, afin de leur rendre un hommage solennel (tandis que,
symétriquement, les exhumations des rois à Saint-Denis visent l’annihila-
tion des puissances du souvenir), manifestent clairement que la Révolution
entend fonder à nouveau le passé en ses monuments mêmes. Certains mau-
solées disparaissent avec les cendres qu’ils renfermaient, d’autres subsistent
au titre de monuments historiques, d’autres enfin sont érigés à neuf, à la
place des trop modestes tombeaux jadis consacrés au génie, parfois loin du
lieu de sépulture originel.

20. Les Nouvelles de la République des Lettres et des Arts du 3 janvier 1787 remarquent que
ce cimetière réunit « autour de nos souverains, même après leur mort, ceux que leurs
bienfaits ou le devoir leur ont attachés par les liens du sang, de la reconnaissance, de
l’amour, du patriotisme, des vertus, des sciences et des talents, afin que les sujets dont
les services ou les lumières ont fondé la gloire de nos rois servent encore à leur immor-
talité par l’hommage continuel que la postérité leur rendrait en commun dans ces vastes
monuments » (cité par Richard Etlin, op. cit.).
21. Je suis ici le remarquable article de Mark K. Deming, op. cit. : 187-201.
Une collection de « morts historiques » 161

Le principe de création du Panthéon peut se résumer au discours du


marquis de Villette, au club des Jacobins, le 10 novembre 1790 : « D’après les
décrets de l’Assemblée Nationale, l’abbaye de Sellières est vendue. Le corps
de Voltaire y repose ; il appartient à la Nation. Souffrirez-vous que cette pré-
cieuse relique devienne la propriété d’un particulier ? Souffrirez-vous qu’elle
soit vendue comme bien national ou ecclésiastique ? Si les Anglais ont réuni
leurs grands hommes dans Westminster, pourquoi hésiterions-nous à placer
le cercueil de Voltaire dans le plus beau de nos temples, dans la nouvelle
Sainte-Geneviève, en face du mausolée de Descartes [...]. C’est là que j’offre
de lui élever un monument à mes frais22. » Le dessein de forger un corpus de
références inédites s’accompagne d’un transfert de sacralité explicitement des-
tiné à mobiliser des pratiques bien ancrées et efficaces au service des nouveaux
enjeux politiques. Dans cette perspective, le Panthéon tourne à l’« école nor-
male des morts » comme le montre Mona Ozouf (1984 : 139), à rebours de
l’idolâtre qui « perpétue l’erreur » et du vandale qui détruit la civilisation.
Plus largement, la mort devient patriotique quand Arsenne Thiébaut
dans ses Réflexions sur les pompes funèbres de frimaire an VI (1797) en appelle
aux « effets merveilleux que le buste des grands hommes, les honneurs qui
leur sont décernés feront sur les mœurs, les sciences et les arts. [...] C’est à
cette école que l’instituteur formera son élève ; c’est là où l’artiste puisera
ses sujets ; c’est là où la mère conduira son fils pour corriger ses vices ; c’est
là où l’aspect de leurs bustes servira de véhicule à l’émulation et à l’amour
de la Patrie ; c’est là enfin où le voyageur viendra calculer la gloire de la
République et le bonheur du peuple » (cité par Etlin 1984 : 327).
Il n’en demeure pas moins une contradiction fondamentale entre deux
morts, objet de l’attention du concours de l’Institut de 1800 sur les funé-
railles : entre « la mort menaçante, dégoûtante, dangereuse, dont ils orga­
nisent la gestion, et l’autre mort, abstraite, utile, récupérable au service de la
vie » (Hintermeyer 1979 : 73). Les transferts successifs des restes de Turenne
dessinent en ce sens un parcours exemplaire23. La « momie » desséchée, tirée
du cercueil de Saint-Denis, est d’abord montrée aux amateurs (environ huit
mois durant), moyennant quelque argent au gardien. Elle est ensuite trans-
portée au Muséum d’histoire naturelle et « placée entre le squelette d’un
rhinocéros et celui d’un éléphant ». Le 15 thermidor an IV (2 août 1796) les
Cinq-Cents observent que le corps de Turenne est déplacé dans ce lieu et le
Directoire en ordonne le dépôt au musée des Monuments français. Après

22. Voir Marie-Louise Biver (1982, 1981 : 37-38), qui fournit un recueil de textes sur les panthéo-
nisations successives. La question de la légitimité d’un Panthéon pour garantir l’immorta-
lité littéraire sera ensuite soulevée par Louis-Sébastien Mercier notamment à propos de
Descartes. Ce n’est pas ici notre préoccupation.
23. Voir aussi Suzanne Clover Lindsay (2000).
162 Objets et Mémoires

avoir été conservé comme curiosité de physique – pour son matériau – le


corps de Turenne réintègre alors son tombeau, qui devient du même coup
monument historique. Par la suite, Napoléon, instruit d’une destination
jugée à son tour inconvenante, décide d’installer solennellement le mau-
solée aux Invalides, contre l’avis de Lenoir qui voulait dissocier les restes
du monument : ce dernier souhaitait conserver le second pour l’histoire,
dans son établissement, et faire exécuter à neuf un tombeau adapté à sa
nouvelle situation et au goût présent. Turenne a parcouru en quelque sorte
l’arc complet des types et des valeurs de conservation24. Ce passage de l’in
situ au musée puis à un espace de célébration inédit répond aux normes
communément reconnues pour les monuments.
Près d’une décennie plus tard, l’architecte Goulet, à propos du concours
ouvert par le préfet du Rhône d’un monument à Bonaparte sur la place
Bellecour, oppose l’espace public de l’utilité à l’espace clos qui permet seul
d’honorer convenablement les héros de la gloire nationale : « Un monu-
ment public doit être érigé dans une place très fréquentée, et dont le grand
nombre d’issues rend l’accès prompt et facile. Au lieu qu’un monument à
la gloire d’un héros doit être érigé dans une place plus renfermée, dans une
espèce d’enceinte25. » Le Panthéon selon Quatremère de Quincy aurait dû
ainsi être entouré d’une enceinte boisée, à l’image des temples antiques26.
C’est le musée en voie d’élaboration qui permettra finalement une telle
clôture dévolue à l’admiration – sinon au recueillement.

Du mannequin au personnage historique

Mais partout le réaménagement révolutionnaire veut dépasser ce que Mark


K. Deming appelle joliment « les ensembles confus et labyrinthiques de
Saint-Denis ou Westminster » au nom d’une obligation impérieuse de clas-
sement. La pédagogie se substitue au statut traditionnellement différencié
des morts : le dessein didactique est désormais exclusif de toute autre pré-
occupation, et requiert un effort de clarté et d’efficacité jusque-là inutile,
sinon déplacé.
Alexandre Lenoir, jeune gardien d’un dépôt de monuments, alimenté par
les églises parisiennes, a fondé de sa propre initiative un musée, après avoir
présenté au Comité d’Instruction publique et à la Commission temporaire

24. Je me permets de renvoyer à mon livre (1996).


25. « Réflexions sur un monument à élever à Bonaparte par le citoyen Goulet, architecte membre
de plusieurs sociétés des arts, et adjoint-maire du VIe arrondissement de Paris », Journal des
bâtiments, 137, 6 nivôse an X : 20-22.
26. Mark K. Deming, in Barry Bergdoll, op. cit.: 136-138.
Une collection de « morts historiques » 163

des Arts un catalogue des œuvres d’art conservées. Il y expliquait avoir « eu
soin, chaque fois que possible, de réunir tout ce qui peut donner des idées
des anciens costumes, soit civils, d’hommes et de femmes, soit militaires,
selon les grades. J’espère, ajoutait-il, que cette réunion sera intéressante par
la suite, pour les artistes qui voudraient rendre des vêtements qu’ils auraient
peine à trouver si la surveillance et les attentions de la Convention natio-
nale n’eussent point autorisé ces conservations ». Bref, concluait-il, « ces
monuments, réunis ainsi, ne doivent être regardés que comme un rassem-
blement de mannequins, vêtus selon les époques auxquelles ils appartiennent,
et suivant les places qu’occupaient ceux qu’ils représentent27 ». Cet intérêt
va demeurer : le Musée de l’an IX comprend « une dissertation sur les cos-
tumes », et celui de la sixième édition, en l’an X, y joint « une dissertation
sur la barbe » (Lenoir 1802). Mais la première formule renvoie de manière
exemplaire à la fois à une tradition des études antiquaires marquée par le
genre du recueil de modes (Beaumont-Maillet 1993), et à une « attribution »
de la statue proprement révolutionnaire, qui y reconnaît un mannequin,
générique d’un rang et d’une époque, en lieu et place de la figure individua-
lisée d’une personne défunte.
Cependant, Lenoir imagine bientôt, tout au contraire, des ensembles
associant les membres d’une même famille, ou d’un même contexte histo-
rique. En mars 1803, il réclame le tombeau du connétable Olivier de Clisson
« pour le réunir, dans le Musée, à celui de Duguesclin, son émule ; c’est là
que ces deux monuments, placés auprès de celui de Charles V recevront
mutuellement un nouvel intérêt28 ». Comme le résume le baron de Norvins
à propos d’un projet concurrent d’Élysée, il s’agit de grouper « des tombeaux
selon la vie ou le caractère de leurs anciens habitants ». L’antithèse, qui
juxtapose des inimitiés célèbres ou des valeurs contraires (le vice et la vertu,
le courage et la mollesse, la bonté et la méchanceté…) en est un ressort
privilégié. Le 13 prairial an VIII, Lenoir, pour demander le versement à son
musée du tombeau du chancelier de l’Hôpital érigé dans un village près
d’Étampes, s’écrie ainsi : « Qui pourra voir froidement la statue de l’Hôpital
auprès des tombeaux des princes lorrains, des Médicis et des Valois, que ce
grand homme a tant de fois combattus avec courage pour défendre les inté-
rêts du peuple dont il s’était déclaré le père29 ? » Michelet se fera l’interprète
fidèle de ces dialogues mortuaires, écrivant dans sa leçon du 5 janvier 1843
au Collège de France que les monuments « avaient eu là ce bonheur qu’ils

27. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, II, n° CXLII.
28. Ibid., pièce CCXCV.
29. Lettre à Lucien Bonaparte, Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire
général des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, p. 174.
164 Objets et Mémoires

n’eurent jamais avant ni après, isolés dans les églises, le bonheur de se voir
les uns les autres, de converser entre eux » (Michelet 1995 : 524). Il développe
a posteriori une nostalgie de la conversation piece qu’aurait incarné l’établisse-
ment : « Toutes ces figures isolées dans les églises ou réunies dans les musées
ne parlent plus guère. Mais là, au Musée des monuments français, se trou-
vant entre elles, dans une société de leur temps et selon leur cœur, ayant un
jour doux de vitraux, elles parlaient… » (Ibid. : 521).
Le prix à payer pour cette nouvelle vie est à la charge du conservateur.
Michelet accompagne le légendaire élaboré par Lenoir dès Thermidor,
en faisant des monuments autant de blessés ressuscités par le sacrifice de
leur rassembleur. Le corps du conservateur devient un corps sacrificiel,
qui permet seul la construction d’une histoire : Lenoir « avait guéri leurs
blessures, remis ensemble leurs pauvres membres épars… Ces monuments
avaient reçu de lui une consécration nouvelle, et parce qu’ils avaient été
couverts de son noble cœur et teints de son sang…» (ibid.). Le martyrologe
se poursuit tout au long de la leçon du 29 décembre 1842 : « M. Lenoir
avait sauvé tous les tombeaux de la France, sauvé en faisant proposer à
l’Assemblée de les conserver, sauvé en les couvrant de son corps. Il en garda
la blessure. » C’est là reprendre le propos de Lenoir lui-même, qui dans
différentes éditions de son catalogue affirme avoir été blessé à la main pour
avoir écarté les baïonnettes qui menaçaient de détruire le tombeau du car-
dinal de Richelieu, chef-d’œuvre de Girardon. Le sauvetage a ainsi infligé
un stigmate au patrimonialisateur, devenu un homme blessé.
Par la suite, les activités multipliées de Lenoir pour constituer sa collection
passent par le recours à divers expédients, dont la commande auprès d’ar-
tistes contemporains de figures manquantes. Sa première initiative date du
11 août 1796 et porte sur des bustes de Sarrazin, Poussin et Le Sueur30. Viennent
ensuite, pour le xvie siècle, Montaigne, Fabri de Peiresc et Goujon ; pour le
xviiie siècle, Rousseau, Helvétius, Raynal, Chamfort et Winckelmann : un
choix très significatif d’une option « démocratique ». Raynal, dont la mort
est récente (1796), faisait figure, avant la Révolution, d’archétype du philo-
sophe victime du despotisme en raison de sa prise de corps en 1781. Même
s’il n’appartient plus tout à fait au Panthéon républicain depuis mai 1791, il
demeure une illustration de l’anticléricalisme – et bien sûr le défenseur des
« Colonies »31. Quant à Chamfort, auteur d’actualité avec ses Caractères, pos-
thumes, parus en 1795, il peut symboliser le talent victime de la Terreur.

30. Voir Jules Guiffrey (1880-1881 : 383). Louis-Pierre Deseine est un sculpteur qui expose
régulièrement aux Salons les bustes d’artistes ou de personnalités du temps.
31. Girodet expose au Salon de 1798 (n° 194) le « portrait du C. Belley, ex-représentant des
Colonies », devant un buste de Raynal à l’antique (Versailles, Musée national du château).
Voir Hans-Jürgen Lüsebrink et Manfred Tietz (dir.) (1991) et Muriel Brot (1995).
Une collection de « morts historiques » 165

Une autre source d’enrichissement des collections est l’achat de monu-


ments (Musée impérial, éd. 1810, n° 444 : 197). Lenoir écume les marchands
et les ventes publiques « en conservant l’incognito » pour négocier « à un
prix modéré » (ibid., n° 446 : 200). Le 14 novembre 1796, il obtient l’auto-
risation d’acquérir le tombeau de Diane de Poitiers à Anet, « vendu à un
citoyen des environs, qui s’en sert comme une auge pour abreuver ses porcs
et ses volailles » (ibid., n° 91 : 191 et n° 443 : 195). Dans ces conditions,
la transaction s’opère par simple dédommagement. Il arrive même que le
propriétaire n’exige qu’une satisfaction morale : ainsi le docteur Boysset,
détenteur du tombeau d’Abailard à Chalon-sur-Saône, « ne demande point
le prix que ce bloc antique [lui] a coûté », mais « réclame [...] que l’inscrip-
tion historique (destinée) à ce tombeau fasse mention et désigne le nom de
celui qui l’a conservé et sans lequel il n’existerait plus ». Les dons familiaux
participent du même dessein (ibid., 1810 : 196). En février 1802, le citoyen
Dulongbois donne au musée « un bas-relief représentant de grandeur natu-
relle madame Élisa Joly, [...] actrice célèbre, son épouse, qu’il a fait inhumer
dans sa terre ». Ce dernier paraît à Lenoir « digne de figurer dans le musée »
(ibid. : 19832). Ici, comme avec le fameux acteur Brizard, lui-même peintre
raté et ancien élève de Van Loo, le musée entend honorer des personnages
d’actualité, et bénéficier de leur renommée. L’hommage à Drouais ressortit,
en revanche, au culte quasi familial rendu par la génération du premier
atelier de David au plus prometteur des siens.
Le collectionnisme de Lenoir participe en cela, classiquement, d’une
économie du flair et du hasard, celle du connaisseurship et de la serendipity33
qui est à l’origine de coups de chance bien préparés. Pour composer une
collection, chacun des « objets qui comptent » est identifié à travers guides,
récits de voyage, correspondances, journaux, catalogues, en fonction des
reproductions qui circulent, de l’importance des évocations ou des citations
dont il peut être le prétexte ou le principe (Miller 1998, Appadurai 1986 : 15).
Les pièces doivent en effet répondre aux trois principes de perceptibilité, de
spécificité et de singularité propres à la sociologie de la réception telle que
Jean-Claude Passeron l’a explicitée (199234). Celle-ci renvoie à des réseaux
de socialisation des objets, en fonction du champ érudit et artistique, des
modèles de culture de soi et d’apostolat patrimonial35. En effet, des morales

32. Le tombeau évoque « par sa structure de rochers, de monuments sculptés et de végéta-


tion, l’art du jardin funèbre ».
33. Voir sur ce terme inventé par Horace Walpole en 1754 et ses ressources pour une socio-
logie et une anthropologie historiques du travail savant Robert K. Merton et Elinor
G. Barber (1992).
34. Notamment dans les chapitres IX et XII.
35. Il conviendrait de comparer avec l’éthique de la république des lettres envisagée par Ann
Goldgar (1995) et critiquée par Christian Jouhaud.
166 Objets et Mémoires

individuelles et des éthiques collectives s’élaborent ou se reconfigurent


à l’endroit de legs plus ou moins revendiqués et de « trouvailles » plus ou
moins poursuivies.
Lenoir entretient ainsi des liens complexes avec les monuments, aux
franges du souvenir individuel, de la mémoire collective et du sens du pitto­
resque (Hill 1997). L’institutionnalisation de son établissement ne mettra
jamais un terme à une curieuse porosité en son sein, illustrant par là, au
plus profond, combien en l’occurrence le patrimoine engage la revendi-
cation d’une généalogie en termes de filiation inversée par laquelle les fils
­engendrent leurs pères.

Le monde des morts

La première salle du musée offre une vue panoramique de tous les siècles.
« L’artiste et l’amateur », prévient Lenoir, « verront d’un coup d’œil l’enfance
de l’art chez les Goths, ses progrès sous Louis XII, et sa perfection sous
François Ier, l’origine de sa décadence sous Louis XIV, et sa restauration
vers la fin de notre siècle. » Abrégé de tout l’établissement, la salle préfi-
gure les « collages » architecturaux du xixe siècle, et spécifiquement ceux de
Duban, le successeur de Lenoir dans les lieux. La distribution des œuvres
obéit dans les salles suivantes à un classement « par âge et par ordre de
date, c’est-à-dire en autant de pièces séparées que l’art nous offre d’époques
remarquables ». Une salle « primitive », envisagée en 1806 comme « salle du
xie siècle, époque qui nous présente peu de monuments des arts, [et qui]
serait unique en Europe36», est demeurée à l’état de projet. Pour la fin du
parcours, Lenoir imagine une salle d’actualité, pour ainsi dire, dont la défi-
nition hésite, de manière caractéristique, entre un Panthéon napoléonien et
un musée d’art contemporain37. En 1809 apparaît l’idée d’une Salle des faits

36. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, I, pièce CCXL.
37. « Une grande et superbe entrée par le quai laisserait voir une grande cour que l’on décore-
rait de statues régulièrement élevées. Les salles du rez-de-chaussée seraient employées :
1°) à une collection de portraits des hommes célèbres de la France ;
2°) à une suite chronologique d’armures de tous les âges ;
3°) à une collection complète de médailles françaises ;
4°) à une bibliothèque formée uniquement de livres nécessaires à la connaissance des
monuments contenus dans le musée.
Enfin, tous les objets relatifs à l’instruction, soit de l’art ou de l’histoire relativement
à la France. [...] Ce monument, que sa classification a rendu unique, deviendrait
extraordinaire » (Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général
des richesses d’art de la France, 1883-1897, I, pièce CLXXXII).
Une collection de « morts historiques » 167

héroïques de Napoléon le Grand, Empereur des Français, composée « des


modèles des statues et des bas-reliefs qu’il ordonne actuellement », et qui
« formerait naturellement le xixe siècle38 ». Mais sous le titre Dix-neuvième
Siècle, Voyage en Égypte de l’Empereur et Roi Napoléon Ier, Lenoir projette
aussi une salle égyptienne. Enfin, en 1811, un autre plan esquisse une salle de
vitraux, où ceux-ci « feraient le principal ornement et serviraient en même
temps à faire connaître les premiers pas de la peinture et des arts du dessin,
dont on verrait bientôt les progrès39 ».
L’édition de l’an IX du catalogue conduit ainsi le visiteur :
Partons du tombeau de Clovis. Dans un vaste caveau, dont les voûtes en arêtes
sont parsemées d’étoiles, faiblement éclairé par des croisées gothiques, sont cou-
chés ces princes fainéants qui séparent Clovis de Charles Martel. Ce conquérant
les laisse à sa droite, et voit à sa gauche ses descendants arrivés jusqu’à Hugues
Capet. Depuis Robert, les tombeaux descendent jusqu’à Philippe III, qui ferme
la porte du caveau, comme Clovis semble l’ouvrir. [...] Les âges ont usé presque
toutes ces figures, [...] sans pouvoir effacer l’ignorance qui les a sculptées ; et l’on
est forcé de se dire, voilà les hommes qui n’ont eu que la puissance du glaive.
En sortant de ce caveau, on entre dans le cloître, où l’on retrouve encore les
siècles promenant le mépris des arts sur les tombeaux des grands hommes et
des femmes célèbres de ces temps reculés. En arrivant à la salle d’introduction,
on aperçoit les Valois se cacher dans les chapelles obscures jusqu’à ce que Léon X
fasse sortir François Ier de la poussière, et avec lui les marbres, les colonnes, les
arts et la gloire. Alors la scène change ; le deuil se revêt de sa lugubre majesté.
[...] Mais quelle est cette salle spacieuse, éclairée, soigneusement décorée, où je
pénètre en sortant de ce temple ? Qu’a donc écrit le conservateur sur les attiques de
ses portes ? “État des arts dans le xviie siècle”. Peut-être eût-il mieux fait d’écrire
État des vertus car je vois là Turenne, Montausier, Colbert, Molière, Corneille et
Racine40.

Au sein de cette communauté de personnages illustres on trouve au pre-


mier rang Henri IV, sujet favori, pour au moins deux générations, de la
peinture, comme de la littérature, « troubadour »41. Suivent les maîtresses
des rois (Agnès Sorel, Anne, duchesse d’Étampes, Diane de Poitiers, la
Belle Ferronnière), et les grands serviteurs, guerriers ou ministres (Bayard,
Anne de Montmorency, Michel de l’Hôpital, Budé, Charles de Bourbon).
Bref, ces héros – auxquels il faut ajouter bien sûr Héloïse et Abélard –
­annoncent peu ou prou ceux de la scène parisienne de 1815 à 1848. Dans
le rappel d’incidents fameux, la mention d’anecdotes significatives, Lenoir
entend concilier l’agrément du pittoresque et la leçon philosophique. Cette

38. Ibidem, pièce CCCC.


39. Archives Louvre, Z 62-23.
40. Avant-propos, p. 9-12.
41. Voir Marcel Reinhard (1935) et Jacques Hennequin (1977) sur les origines.
168 Objets et Mémoires

prédilection renvoie à la vogue, depuis les années 1770 environ, de recueils d’anec-
dotes bienfaisantes, d’actions louables et de modèles éthiques liés notamment à
la diffusion des thèmes philanthropiques (Duprat 1993 : 52-53 et 203)42.
Dans ce cadre, l’épitaphe demeure d’abord, bien évidemment, une source
indispensable à l’intelligence du monument. Avec la devise, elle permet
le raccourci expressif et définit le personnage entier, fournissant le point
d’orgue commode d’un portrait43. Telle est celle de Valentine de Milan,
« cette femme inconsolable de la perte de son mari » : « Rien ne m’est plus,
Plus rien ne m’est. » Celle de François Chevert à Saint-Eustache, qui date
de la décennie 1770, et dont la célébrité est grande, illustre le parcours
exceptionnel d’un patriote de mérite, à l’exemplarité toujours actuelle. Celle
de Dominique Sanède de Vic d’Ermenonville, ami d’Henri IV, mort de
douleur deux jours après son roi, revêt un caractère émouvant qui légitime
son rappel. Comme au jardin à fabriques, l’épitaphe joue alors le rôle d’une
leçon de morale autant que celui d’un appel à la mémoire. Pareils usages
s’inscrivent dans un rapport aux « écritures ultimes », pour citer Armando
Petrucci, qui s’inspire des succès poétiques de Young et Hervey, comme le
signalent du reste les contemporains (Petrucci 1995 : 141-142).
Quant au jardin intérieur, qualifié d’Élysée, il entend « faire passer dans
l’âme des visiteurs le saint respect pour les lumières, les talents et la vertu ».
Cette « auguste enceinte » est le lieu de l’immortalité poétique : « On ­suppose
ces restes inanimés recevant une nouvelle vie pour se voir, s’entendre et jouir
d’une félicité commune et inaltérable44. » Ce jardin à la mode45 comprend
en 1810 « plus de quarante statues ». « Des tombeaux, posés çà et là sur
une pelouse verte, s’élèvent avec dignité au milieu du silence et de la
tranquillité. Des pins, des cyprès et des peupliers les accompagnent ; des
larves et des urnes funéraires, posées sur les murs, concourent à donner
à ce lieu de bonheur la douce mélancolie qui parle à l’âme sensible46 ».

42. Sur les catéchismes révolutionnaires et autres supports propagandistes voir Lise Andries
(dir.) (1989).
43. Voir John McManners (op. cit.: 328-330).
44. Sur les sept éditions de la Description historique et chronologique des monuments de sculp-
ture réunies au musée des monuments français par Alexandre Lenoir qui se sont suc-
cédées entre 1793 et 1806 voir la notice de Joseph-Marie Quérard, La France littéraire
ou Dictionnaire bibliographique, Paris, Didot, 1827-1839, 10 vol, V, p. 168. Pour une
vue d’ensemble du musée, voir Dominique Poulot (1981, 1986, 1994a). Sur l’abondante
bibliographie du musée, voir Dominique Poulot (1994b).
45. Alexandre Lenoir a pu éventuellement s’inspirer de Jean-Marie Morel, l’auteur de la
Théorie des jardins, Paris, Pissot, 1776, qu’il a retrouvé pour le jardin de la Malmaison.
Percier (1764-1838) et Fontaine (1762-1853) s’irritaient alors des interventions du vieillard.
Voir Marie-Louise Biver (1964) et Fontaine (1987).
46. Description historique et chronologique des monuments de sculpture réunis au musée des
monuments français par Alexandre Lenoir, p. 19.
Une collection de « morts historiques » 169

Les deux monuments les plus célèbres sont d’une part celui d’Héloïse47 et
Abélard, « chapelle antique (aux) voûtes en ogives allongées », et de l’autre
le monument « de nos plus célèbres poètes » (Musée 1800 : 19), Molière, Jean
de La Fontaine, Boileau et Racine.
En 1806, au cinquième volume de son grand catalogue du Musée, Lenoir
cite le fameux passage de Condorcet dans l’Esquisse comme l’inspirateur
de son « image d’un véritable Élysée » :

Le tableau de l’espèce humaine affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l’em-


pire du hasard comme à celui de l’ennemi de ses progrès, et marchant d’un pas
ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au
philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont
la terre est encore souillée et dont il est souvent la victime. [....] c’est là qu’il existe
véritablement avec ses semblables, dans un Élysée que sa raison a su se créer,
et que son amour pour l’humanité embellit des plus pures jouissances (Musée
1810 : 192-193).

Par contraste, chez Michelet le musée renvoie à la tradition biblique, qui


évoque la vallée de Josaphat, près de Jérusalem, le lieu du Jugement der-
nier, où riches et pauvres attendent leur juge48 : «Tout un monde de morts
historiques, sortis de ses chapelles à la puissante voix de la Révolution, était
venu se rendre à cette vallée de Josaphat. [...] La France se voyait enfin elle-
même, dans son développement ; de siècle en siècle et d’homme en homme,
de tombeau en tombeau, elle voulait faire en quelque sorte son examen de
conscience » (Michelet (1847-1853) 1979 : 549). Cette représentation historique

47. Sur ce tombeau voir l’étude détaillée de Charlotte Charrier (1933 : 329-360).
48. Livre de Joël, 4,2, Bible de Jérusalem, Paris, Cerf/Fleurus, 2001, p. 1883 : « Car en ces
jours-là, en ce temps-là, quand je rétablirai Juda et Jérusalem, 2 je rassemblerai toutes les
nations, je les ferai descendre à la Vallée de Josaphat ; là j’entrerai en jugement avec elles
au sujet d’Israël, mon peuple et mon héritage. [...] vengeance, bien vite je ferais retomber
la vengeance sur vos têtes ! 5 Vous qui avez pris mon argent et mon or, qui avez emporté
dans vos temples mes trésors précieux, 6 vous qui avez vendu aux fils de Yavân les fils de
Juda et de Jérusalem, pour les éloigner de leur territoire ! 7 Eh bien ! Je vais les appeler
du lieu où vous les avez vendus, et je ferai retomber vos actes sur vos têtes ! 8 Je vendrai
vos fils et vos filles, je les livrerai aux fils de Juda ; ils les vendront aux Sabéens, à une
nation éloignée, car Yahvé a parlé ! » 9 Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre !
Appelez les braves ! Qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! 10 De
vos socs, forgez des épées, de vos serpes, des lances, que l’infirme dise: «Je suis un brave !
11 Hâtez-vous et venez, toutes les nations d’alentour, et rassemblez-vous là ! Yahvé, fais
descendre tes braves. » 12 « Que les nations s’ébranlent et qu’elles montent à la Vallée de
Josaphat ! Car là je siégerai pour juger toutes les nations à la ronde. 13 Lancez la faucille:
la moisson est mûre ; venez, foulez : le pressoir est comble ; les cuves débordent, tant leur
méchanceté est grande ! » 14 Foules sur foules dans la Vallée de la Décision ! Car il est
proche le jour de Yahvé dans la Vallée de la Décision !
170 Objets et Mémoires

d’une nation surplombée par la résurrection des morts, et surtout par l’his-
torien placé en souverain juge, sera largement illustrée par la génération de
183049. Mais elle relève expressément de l’expérience idéale du Musée des
monuments français, telle que son conservateur l’avait imaginée à l’horizon
d’une quasi-disparition du temps derrière une lecture ésotérique (Poulot
2005 : 102-122). Michelet en demeure, encore une fois, le meilleur inter-
prète, rappelant dans un cours au Collège de France « ces morts dans leurs
tombeaux qui rendaient tous les temps contemporains ».

Les corps et leurs images

Les dessins des exhumations de Saint-Denis, que Lenoir montre à ses visi-
teurs, manifestent son insatiable curiosité pour les aspects physiques. Rien
d’étonnant à ce qu’Alexandre Dumas s’en inspire dans un conte de 1849 où
il fait parler le conservateur en ces termes :

Le corps de Henri IV était merveilleusement conservé ; les traits du visage, parfai-


tement reconnaissables, étaient bien ceux que l’amour du peuple et le pinceau de
Rubens ont consacrés. Quand on le vit sortir le premier de la tombe et paraître
au jour dans son suaire, bien conservé comme lui, l’émotion fut grande […]. Il
était vêtu, comme de son vivant, de son pourpoint de velours noir, sur lequel
se détachaient ses fraises et ses manchettes blanches ; de sa trousse de velours
pareil au pourpoint, de bas de soie de même couleur, de souliers de velours. Ses
beaux cheveux grisonnants faisaient toujours une auréole autour de sa tête, sa
belle barbe blanche tombait toujours sur sa poitrine50.

Cette préoccupation pour la culture des apparences renvoie plus géné-


ralement à une anthropologie physique des cadavres, dont les statues du
musée semblent donner une image fidèle. « Les Monuments français, dont
Lenoir a publié un catalogue très détaillé, ont au moins l’avantage, écrit
Schlegel, de montrer avec toute la clarté possible ce que l’art, et en parti-
culier la sculpture, ne doit être en aucun cas ; et l’on aurait bien du mal à
imaginer, si on n’en avait la preuve sous les yeux, jusqu’où l’imagination
humaine peut aller – qu’elle ait même été capable d’aller si loin dans l’erreur

49. Voir aussi Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du Christianisme, texte établi,
présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1978, p. 936 et 1195.
50. Alexandre Dumas, Les Mille et un fantômes, Paris, Calmann-Lévy, 1876. Remarquons que
Ledru, l’hôte, dit être le fils du fameux Comus, physicien du roi Louis XVI et de la reine,
« un savant distingué de l’école de Volta, de Galvani et de Messmer » qui initia son fils,
Ledru, aux sciences occultes – et qui paraît avoir été de fait l’ami de Lenoir. Sur le roman
voir Jiri Sramek (2000).
Une collection de « morts historiques » 171

– qui conduisit nombre d’artistes français à sculpter des cadavres scrupu-


leusement imités, habillés ou même nus, étendus sur leurs cercueils, ou ces
dames et ces hommes que nous pouvons voir dans ce musée, en costume
moderne, agenouillés ici ou là » (Schlegel 2001 : 182). On sait combien ce
constat est partagé par Michelet dans son fameux récit d’enfance : « Je rem-
plissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les
marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes
basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde » (Michelet 1995 :
67-68). L’extraordinaire mention du « remplissage » des tombeaux, comme
le détournement d’une rhétorique (winckelmannienne) qui s’attachait à la
surface des marbres, pour faire affleurer la sensualité des corps, alimente
cette représentation d’une collection de cadavres.
En témoignent les descriptions par Lenoir des personnages d’après leurs
statues, ainsi celle de Du Guesclin, « d’une petite taille, mais forte ; les
épaules larges, les bras nerveux ; les yeux petits mais vifs et pleins de feu ;
le nez court et gros, et les lèvres épaisses »51. Les portraits, surtout, en four-
nissent le prétexte, car ils conservent les traits de « ceux qui ont vécu, et
avec lesquels on aime à revivre encore52 ». Anthropologiquement, comme
le rappelle Susan Stewart, le lien entre la collection et le portrait est un des
dispositifs les plus sûrs de la mémoration53. Le portrait atteste de l’humanité,
signe une identité, qui tire son origine, féminine, soutiennent les contem-
porains en évoquant Dibutade, du désir de compenser l’absence de l’être
aimé. Certaines remarques incidentes du catalogue esquissent de manière
spectaculaire cette présence supposée. « La tombe de Clovis [...] nous fait
voir ce roi couché : on lit encore sur son front l’audace et l’intrigue. [...] Sur
la tombe de Frédégonde, la liste de ses crimes apparaît burinée en caractères
ineffaçables ; le temps ne les a point usés. [...] Le sourire de la séduction
qui colore les lèvres de Catherine de Médicis déguise les traits criminels
de son âme. » Ou à propos d’Abélard : « On remarque encore dans la tête
penchée de ce savant docteur cette douceur aimable qui avait subjugué l’âme
d’Héloïse54. »
Toute image semble ici une image de mort, en sa vérité anthropologique.
Le musée met l’accent sur le rapport de la statue au manque de son objet,
qui apparaît grâce à elle, tout en échappant à la réalité. De ce fait, l’approche

51. Le personnage de Du Guesclin est très populaire : Du Salon de 1777 (Brenet, Durameau)
à celui de 1806 (Vafflard) le héros fait l’objet de toiles importantes, de gravures, etc. Voir
Marc Sandoz (1979).
52. Musée Impérial, 1810, p. 79.
53. “The link between the collection and the portrait as devices for recollection – gestures of
countenance designed to stay oblivion” (Susan Stewart in Lynne Cooke et Peter Wollen
1995 : 32).
54. Description, édition de l’an X, p. 9-10.
172 Objets et Mémoires

de l’établissement est centrée sur la ressemblance. Ce qu’il expose est iden-


tifié à des images de corps, ou à des simulacres qui tiennent lieu de corps,
dans tous les cas à des substituts du corps des défunts (Belting 2004). Le
masque mortuaire, ou prétendu tel, reproduit sur la statue, entre absence et
présence, en fournit une illustration, dans sa capacité à transformer un corps
en image ou exister séparé du corps. Avec le triangle homme-corps-image,
spécialement reconnaissable dans le blason, la devise et le portrait, le musée
construit une signification autour du corps absent.
Cette question de l’image comme présence d’une absence renvoie à
la distinction de l’image et du médium, pour reprendre le vocabulaire
de l’anthropologie de l’art conçue par Hans Belting. Généralement, les
iconoclastes révolutionnaires ignorent le médium lorsqu’ils regardent une
image, la prenant pour vraie et efficace à la manière dont, sur la scène des
théâtres, le personnage joué est régulièrement pris pour réel. Au contraire,
une attention professionnelle, celle de l’artiste, ou du conservateur peut
conduire à ne voir que le médium – le mannequin, sur lequel est posé un
costume, une barbe, etc. Mais le jeu entre image et présence médiale peut
se décliner en rapports complexes, en fonction des différents regards, des
formes diverses de l’attention.
Chez Lenoir, le geste et le style du conservateur, le travail du savant, le
plaisir de l’amateur organisent la perception et la représentation des objets
à travers la lecture et l’écriture de guides et de manuels, de traités savants,
mais aussi d’un « journal » de musée, qui sera édité par Louis Courajod, de
notes diverses, de communications aux sociétés savantes dûment enregis-
trées dans les procès-verbaux de séances, enfin d’élaborations complexes à
partir de véritables objets-programmes. Les détails à saisir, ou au contraire
les parties à négliger, répondent à divers genres d’inscription du notoire, du
pertinent ou de l’insignifiant à partir desquels s’élabore la muséographie de
certaines salles, comme la lecture des récits mythologiques. Car « en matière
d’antiquité », résume le conservateur, « ce sont les parties qui constituent
essentiellement l’art, qui servent ordinairement à reconnaître à quel peuple
peut appartenir l’objet dont on veut faire l’explication, ou que l’on veut
décrire » (Musée 1810 : 6). Quelques monuments « matriciels » ordonnent
ainsi, plus ou moins fidèlement, l’ensemble du cadre d’exposition. Tel est
le principe avoué de la salle du xve siècle où il a « composé [son] plafond,
[ses] croisées et en général toute la décoration sur le type du tombeau de
Louis XII qui en fait le milieu ». Ainsi, les stratégies de l’inventaire et de la
mise en série nourrissent les interrogations sur les stades de l’histoire et les
spéculations sur le répertoire des religions, mais aussi les affirmations mora-
lisatrices et déclinaisons de programmes philosophico-politiques.
Son apostrophe aux lecteurs, dans le catalogue de l’an X, résume commo-
dément le fonds moral et politique de ses convictions : « Peuples, redoutez
Une collection de « morts historiques » 173

les religions intolérantes, et craignez surtout les prêtres qui tuent au nom de
la Divinité ; suivez la morale qui fait aimer l’humanité, elle est la base essen-
tielle sur laquelle doit reposer le contrat social ; elle seule perfectionne les
gouvernements, elle seule rend l’homme heureux. » Cet appel est celui d’un
maçon qui voit dans sa doctrine celle qui « rapproche les hommes, les lie
entre eux par tous les nœuds qui constituent véritablement le contrat social ;
c’est-à-dire des principes d’union et de force, par des formes douces, par des
actes de bienfaisance, et enfin par tout ce qui persuade… » (page 26). De
fait, la conviction maçonnique donne sens et enjeu à la présence du passé
que sa démarche d’archéologue et d’ethnographe ne cesse de mettre au jour
à travers fouilles et lectures des « monuments », observations et compila-
tions de « survivances ». À ses yeux, en effet, la franc-maçonnerie, « dans
ses grades et dans ses symboles, est un tableau parfait des causes agissantes
dans l’Univers et un livre dans lequel on aurait inscrit la morale de tous les
peuples ».
Au contraire, les historiens de la génération suivante préviennent que
les images peuvent induire en erreur celui qui s’y fie trop absolument : la
statue ne représente pas fidèlement le cadavre, objecte Michelet, car elle est
elle-même une figure de rhétorique, qu’il faut entendre conformément à
une grammaire des représentations. Évoquant la légende de Saint-Denis, il
conclut que « Hilduin donne peut-être ici une histoire populaire suggérée
sans doute par la vue des statues qui représentaient le martyre de saint
Denis. Dans toutes ces statues, saint Denis porte sa tête entre ses mains,
mais cette représentation indiquait simplement la décollation. Il est pro-
bable que la vue d’une pareille statue aura fourni à Hilduin le fond de sa
légende, et que sans rechercher sous le signe la chose signifiée, il aura donné
comme un fait authentique ce que montrait à ses yeux cette représentation
figurée » (ibid.).

Le Panthéon fonctionnel de l’Empire

L’Empire, qui marque la restauration de l’État dans ses prérogatives de


mémoire, condamne les Petits-Augustins comme l’excentricité d’un homme
perdu d’ambitions. Le dessein officiel est désormais de fonder une nouvelle
mémoire dynastique et nationale, et de réaliser l’amalgame des illustrations
de l’ancienne France et des grands hommes de la nouvelle. Un décret de
1806 attribue à Sainte-Geneviève les tombeaux déposés au Musée, consa-
crant cette église à « la sépulture des Sénateurs, des Grands Officiers de la
Légion d’Honneur et des Généraux et autres fonctionnaires publics ayant
bien servi l’État ». On prévoit parallèlement d’installer à Saint-Denis la
sépulture des empereurs.
174 Objets et Mémoires

Champagny justifie, au Moniteur du 22 février, la dissolution prévue du


Musée des monuments français par le souci de « rendre à la religion les mau-
solées que la religion fonda, [de] rendre à eux-mêmes leur caractère primitif,
[de] les rétablir dans leur harmonie naturelle avec tous les souvenirs qu’ils
doivent consacrer, et sans les dérober à l’admiration publique, [d’] associer
leur présence aux cérémonies funèbres et au spectacle du culte divin ». Car
on « gémit », poursuit-il, « de les voir disposer dans une enceinte où tout
leur est étranger, où semble éteinte la pensée qui les élève, où rien ne les
explique, où devenus stériles et muets, ils ne transmettent qu’une impression
incertaine à l’âme du spectateur55 ». Cette décision est immédiatement saluée
par Denon, qui condamne « le sol salé et destructeur des Petits-Augustins »
(cité par Biver 1967 : 260). Si ce projet de démantèlement du musée
est finalement ajourné, il témoigne d’une transformation des attentes et
des représentations quant à la mémoire nationale. « Les monuments aux
morts, commente Reinhart Koselleck, renvoient à une ligne de fuite tem-
porelle tendant vers l’avenir dans lequel devait être fondée l’identité de la
commu–nauté d’action ayant le pouvoir de mener à bien la commémora-
tion monumentale de la mort » (1979 : 119)56.
Après les Cent Jours la dissolution du musée est résolue. Une ordon-
nance royale, prise le 24 avril, rend « les monuments de toute espèce qui
ornaient l’église de Saint-Denis [...] à l’église royale pour y être replacés57 ».
Cependant, à la fin de l’année 1816, Lenoir adresse une ultime supplique
au roi, qui recommande de former « à Paris, un Musée de l’art français, en
conservant aux Petits-Augustins les monuments qui n’ont plus d’asile, et en
faisant contre-épreuver ou mouler toutes les statues des rois qui retourne-
raient à Saint-Denis, et les autres pièces destinées à être restituées, essen-
tielles cependant à la chronologie de l’histoire de France ou à celle de nos
arts ». Mais ce recours à la copie n’est au vrai qu’un pis-aller. Le véritable
dessein est de maintenir la collection en l’état, tout en l’adaptant aux nou-
velles circonstances. D’où la suggestion de « sanctifier » l’ex-musée révolu-
tionnaire « en établissant dans son intérieur une chapelle, et en y attachant
un chapelain, qui, tous les jours, dirait une messe en mémoire des personnes
dont les mausolées existent aux Petits-Augustins. Le public serait admis à
prendre part à cet acte religieux. Tous les bustes, statues ou monuments qui
rappellent des idées autres que celles des vertus morales seraient retirés et

55. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, I, pièce CCCCXXV.
56. Sur ces panthéons nationaux on pourra consulter le catalogue de la 21e exposition d’art
du Conseil de l’Europe 1991, Dario Gamboni et Georg Germann (dir.), Emblèmes de la
liberté. L’image de la république dans l’art du xvie au xxe siècle, Berne, Staempfli, 1991.
57. Archives du Musée des monuments français, I, pièce CCCCLIV ; Poulot, 1996 : 458.
Une collection de « morts historiques » 175

placés dans une salle particulière ». « Cette institution sainte et religieuse »,


conclut Lenoir, « calmerait les âmes inquiètes qui, admirant notre Musée,
éprouvent cependant une espèce de gêne ou de mécontentement de ce qu’il
est composé de monuments dus à la piété de nos pères. Par cette proposition
que je hasarde, la morale, l’utilité et l’économie, tout serait satisfait, et Paris
posséderait réellement un Westminster plus riche, plus beau et plus complet
que celui de Londres. [...] Au nom de Musée Royal des monuments français
on substituerait celui de Chapelle royale de la Reine Marguerite58. » C’était
tenter de réunir le musée des illustres et la chapelle dynastique à la faveur
du goût gothique et du culte du bon roi Henri (dont la reine Marguerite
était la « première femme »). Mais le caractère révolutionnaire de l’établisse-
ment était trop présent dans les esprits pour permettre le succès d’une telle
stratégie59. Il n’en reste pas moins que les cénotaphes semblaient de la sorte
recouvrer leurs cadavres, niant le travail précédent d’occultation et restau-
rant spectaculairement – trop spectaculairement, sans doute – la présence
des (corps) défunts.
Sur le long terme, c’est dans un cadre de plus en plus laïcisé, comme on
sait, que le grand homme s’incarne ensuite dans la statue en place publique,
qui s’oppose à celle du saint à l’église : comme l’a montré Maurice Agulhon
(1988) il s’agit là d’un sûr partage entre progressistes et tenants de la tradi-
tion. La seconde moitié du xixe siècle connaît un « atelier européen » de
fabrication des héros, au service « des valeurs qui fondent l’idée même de
nation et en constituent [...] le patrimoine idéologique » (Centlivres et al.
1999). À l’encontre des premiers musées, issus de la Révolution et héritiers
d’une mentalité discriminatoire propre aux utopies éclairées, qui manifes-
taient, voire revendiquaient, une toute-puissance de l’institution devant le
passé défunt, la monarchie de Juillet consacre le musée à renouer les fils
de l’ancienne et de la nouvelle France. Versailles est arraché aux menaces
vandales – comme à sa tradition absolutiste – et converti en musée à
marche forcée. Après l’échec de 1848 d’incarner un temps refait à neuf,
un dessein de musée atelier apparaît, lié à un idéal laborieux et archivis-
tique du rapport au passé, et appelant une sociabilité érudite que laisse
espérer la multiplication des sociétés savantes. Avec lui s’inaugure le musée
rétrospectif-critique, qui répond à une expérience anthropologique de non-
superposition, comme l’écrit Reinhart Koselleck, du discours et de l’action,
du langage et de l’histoire.

58. Archives du Musée des monuments français, Paris, Inventaire général des richesses d’art de
la France, 1883-1897, I, pièce CCCCLXIII.
59. Avec l’ordonnance du 18 décembre 1816, le lieu, consacré désormais à l’École des beaux-
arts, commence à recevoir une nouvelle collection, de moulages d’antiques cette fois. Voir
Pinatel (1992).
176 Objets et Mémoires

La métaphore archéologique pèse sur l’imaginaire de Michelet, notam-


ment dans ce célèbre passage du Peuple où la quête de « l’instinct du peuple »
s’incarne dans le face-à-face avec un « gigantesque monument » – extraor-
dinaire moment onirique qui n’est pas sans évoquer l’image du « gigan-
tesque heaume », de la « montagne de plumes » dans la cour du Château
d’Otrante60. Mais c’est surtout l’occasion d’opposer terme à terme l’approche
esthétique de l’artiste et celle, archéologique, de l’historien – d’opposer, en
termes tirés de Riegl, le culte du monument ancien et celui du monument
historique.

Ah ! qu’il est aujourd’hui défiguré, chargé d’agrégations étrangères, de mousses et


de moisissures, sali des pluies, de la terre, de l’injure des passants !… Le peintre,
l’homme de l’art pour l’art, vient, regarde, et ce qui lui plaît, ce sont justement ces
mousses… Moi, je voudrais les arracher. Ceci, peintre qui passez, ce n’est pas un
jouet d’art, voyez-vous, c’est un autel ! Il faut que je perce la terre, que je ­découvre
les bases profondes de ce monument ; l’inscription, je le vois, est maintenant tout
enfouie, cachée bien loin là-dessous… Je n’ai pour creuser là ni pioche, ni fer,
ni pic ; mes ongles y suffiront. [...] Aujourd’hui encore je creuse… Je voudrais
­atteindre au fond de la terre. Mais ce n’est pas un monument de haine et de ­guerre
civile que je voudrais exhumer… Ce que je veux, c’est au contraire de trouver,
en descendant sous cette terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la
chaleur sociale, où se garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour
tous les sources taries de l’amour » (Michelet (1846)1974 : 154-155)61.

À côté de la posture de l’artiste, de l’esthète, ou de l’homme de lettres,


Michelet revendique celle de l’historien-archéologue, de l’homme qui s’enterre
aux archives et dans les souterrains des cryptes, en quête de la ruine du temps.
Par là même, il définit, à côté du porte-parole du patrimoine français qu’incarne
Hugo, une autre figure de patrimonialisateur, d’ami des objets patrimoniaux,
celle du conservateur. Guizot avait trouvé chez Walter Scott un personnage de
nature à évoquer l’enjeu du poste d’inspecteur des monuments historiques qu’il
voulait créer : c’est la figure d’Old Mortality, dévoué à l’entretien des tombes
oubliées, serviteur de mémoires privées d’entretien. Michelet trouve pour sa part
avec Alexandre Lenoir le héros par excellence du patrimoine au temps de « la
criminalité historique », selon l’expression de Francesco Orlando (1993 : 306),
à l’égard des monuments. Ce faisant, l’historien définit, dans un dialogue serré
avec son modèle, via le travail de la mémoire visuelle, mais aussi dans le souvenir
de lecture des catalogues, un idéal de collectionneur de morts historiques.

60. Horace Walpole, Le château d’Otrante (trad. par Dominique Corticchiato), Paris, Corti, 1989.
61. Pastichant Michelet à propos des diamants de l’affaire Lemoine, Proust insiste sur la
représentation biologique et cyclique du développement du temps. Il lui fait écrire : « Aie
confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire » (1919). Voir, sur les
enjeux du Peuple, Arthur Mitzman (1996).
Une collection de « morts historiques » 177

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Page laissée blanche intentionnellement
L’art contemporain, sans objet ni mémoire…

Jean-Philippe Uzel

Poser la question de la mémoire dans l’art contemporain semble presque


saugrenu. On a tellement entendu ces derniers temps que l’art contempo-
rain constituait une catégorie artistique à part (Heinich 1999), totalement
différente de celles de l’« art moderne » et de l’« art classique », qu’on a
quelque difficulté à lui trouver une place dans l’histoire de l’art. La célèbre
prédiction de Walter Benjamin selon laquelle nous assisterions à la naissance
d’un art dont la fonction artistique serait secondaire par rapport à sa fonc-
tion sociale et politique semble se réaliser (Benjamin (1935-1939) 2000 : 282).
L’art contemporain se situerait à la limite de l’artistique, ses objets n’auraient
pas pour finalité de s’inscrire dans la mémoire de l’humanité, comme les
chefs-d’œuvre de l’art classique ou moderne, mais plutôt de faire réagir le
spectateur par son contenu subversif sans chercher d’aucune façon à passer
à la postérité. Mais d’ailleurs s’agit-il vraiment d’objets ? Est-ce que cet art
« pauvre » que les musées ont tout le mal du monde à conserver après seule-
ment quelques décennies ne se réduirait pas à des idées ou à des concepts, à
des attitudes et à des ambiances ? Finalement l’art contemporain, ne serait-il
pas essentiellement un art immatériel et sans mémoire ?
Loin d’être l’apanage du premier béotien venu, ou de quelques contemp-
teurs aigris qui expriment leur ressentiment à l’égard d’un art qu’ils ne
­comprennent pas, ce discours sur la fin de l’art est également tenu par les
approches que l’on qualifiera ici de « contextualistes », que l’on retrouve
aussi bien du côté des sciences sociales (sociologie de l’art, anthropo-
logie visuelle) que des sciences humaines (esthétique, histoire de l’art). Ces
­a pproches affirment toutes, peu ou prou, que la signification de l’art
contemporain est à chercher non pas du côté des objets et de leur maté-
rialité, mais de leurs multiples conditions d’existence (cognitives, sociales,
culturelles…). Ce discours savant se distingue de la simple réaction d’opi-
nion ou de rejet, car pour lui l’art contemporain n’est plus une aberration de
l’histoire de l’art mais bien son idéal-type. Les artistes qui à la suite de Dada
réduisent l’objet à trois fois rien au point de l’amener aujourd’hui « à l’état
gazeux » (Michaud 2003) mettraient en évidence le fait que l’art est toujours
184 Objets et Mémoires

déjà un construit collectif. En montrant par conséquent que les critères


de l’art sont relatifs, ces artistes offriraient la critique la plus aboutie des
croyances idéalistes sur la beauté et le pouvoir transcendants des œuvres.
Esthétisme versus contextualisme, fétichisme versus anti-fétichisme… le
débat n’est pas tout à fait nouveau. D’un côté l’éloge du pouvoir quasi
sacré que l’artiste confère aux objets d’art, de l’autre la démonstration
que ce pouvoir, loin d’être propre au créateur et à ses objets, est tout entier
construit par le collectif. D’un côté les objets occuperaient toute la place,
de l’autre ils se dissoudraient dans l’univers social. Mais à bien y regarder,
les objets sont-ils vraiment plus présents dans les théories idéalistes du
beau absolu que dans les théories contextualistes qui les dénoncent ? Ne se
­pourrait-il pas, contrairement à une idée largement répandue, que celles-ci
soient débordées pas celles-là en matière d’iconoclasme ? Ne se pourrait-il pas
en effet que l’histoire de l’art et l’esthétique soient elles aussi traversées par
ce que Georges Didi-Huberman a appelé « un obscur refus de regarder »,
c’est-à-dire « un refus d’entrer dans la complexité visuelle et processuelle de
l’objet lui-même » (1997 : 106) ? À iconoclaste, iconoclaste et demi ?

Histoire de l’art et esthétique :


la disparition de l’objet
L’histoire de l’art, dont il est d’usage de faire remonter la naissance à la
publication des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio
Vasari en 1550 (1981), est en effet traversée par un paradoxe troublant : les
objets sous la forme de tableaux, de fresques, de retables, de sculptures,
de monuments… y sont centraux et pourtant ils ne sont jamais traités,
analysés, interprétés en tant qu’objets. En fait, l’œuvre d’art, selon les pre-
miers historiens de l’art, n’est pas, ou plus exactement, n’est plus un objet.
Cette transmutation de l’objet, qui apparaît avec les premières académies
renaissantes, n’est nullement le fruit du hasard. Elle a pu s’opérer grâce à
la jonction de deux phénomènes : la distinction entre l’artiste et l’artisan et
l’imposition de la philosophie néoplatonicienne dans toutes les réflexions
touchant le domaine des arts visuels.
C’est en effet au cours du Quattrocento que l’artiste commence à se dis-
tinguer de cet homo faber qu’est l’artisan (Blunt 1956 : 89-105). Les artistes
de la Renaissance parviennent à se libérer peu à peu de la tare du faire qui
pèse sur eux depuis l’Antiquité et que Plutarque a rendue dans une célèbre
formule : « Il ne s’ensuit pas nécessairement, si l’ouvrage délecte, que tou-
jours l’ouvrier en soit loué » (1951 : 334). À partir de la Renaissance, les arts
visuels ne sont plus automatiquement associés aux arts mécaniques mais
commencent de plus en plus souvent à être considérés comme des arts
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 185

libéraux, c’est-à-dire des arts pratiqués par des hommes libres pour lesquels
la réflexion théorique prime sur le travail manuel. Il est intéressant de noter
dans ce contexte que Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes
de Giorgio Vasari a durablement éclipsé les Commentari (1445) de Lorenzo
Ghiberti, plus précis historiquement mais dont la facture rappelait encore
trop celle des traités techniques de l’Antiquité destinés aux gens de métier
(Schlosser 1997 : 145-150). Cette recherche de légitimation de l’artiste plas-
ticien va se nourrir de la redécouverte de l’esthétique néoplatonicienne de
Plotin grâce aux traductions et aux commentaires qu’en fera Marcile Ficin.
De cette tentative de synthèse des écrits de Platon et d’Aristote, les artistes-
théoriciens de la Renaissance retiendront avant tout que la matière est le
« mal absolu » et que « les pensées d’un “Raphaël privé de mains” ont en fin
de compte plus de valeur que les peintures de Raphaël » (Panofsky 1983 : 42
et 46). C’est en effet la beauté contenue dans l’agent créateur qui désormais
prime sur la beauté de l’œuvre finale, cette dernière ne pouvant être, selon
Plotin, qu’une beauté dégradée. L’histoire de l’art naissante s’élabore sur
cette conception idéaliste de la beauté, selon laquelle la partie la plus inté-
ressante de l’œuvre est sa partie immatérielle, sa partie non visible.
On a trop tendance à cantonner cet idéalisme esthétique, qui exècre la
matérialité de l’objet d’art, à la seule histoire de l’art humaniste telle qu’elle
apparaît à la Renaissance sous la plume de Vasari et dont l’influence se
fera ressentir jusqu’au xxe siècle, entre autres dans les travaux de Panofsky.
Pourtant, force est d’admettre que cet idéalisme va connaître un nouveau
souffle avec la modernité esthétique. L’historien de l’art allemand Hans
Belting rappelle que le concept moderne de « chef-d’œuvre » apparaît pour
la première fois chez les romantiques (Wackenroder, Schelling, Hegel…)
qui vont lui faire jouer un rôle moteur dans leur nouvelle « religion de
l’art ». Or ce dernier reconduit sous un nouveau jour le paradoxe du néo-
platonisme : l’impossible adéquation entre l’idée de l’art comme absolu et
sa réalisation dans un objet forcément imparfait (Belting 2003). Si dans un
premier temps le mouvement préromantique avait pris soin d’analyser les
œuvres en critiquant l’idéalisme de l’esthétique classique, dès le début du
xixe siècle le romantisme retombera dans la transcendance, non pas au nom
des Idées platoniciennes, mais au nom d’un retour vers l’Origine : origine de
la nature, du monde, de l’existence… Dans une critique plus radicale que
celle de Belting, les tenants de l’esthétique analytique déplorent aujourd’hui
que le romantisme et sa « théorie spéculative de l’art » (Schaeffer 1992), en
demandant aux œuvres de jouer un rôle métaphysique exorbitant, aurait

. On se souvient des critiques que le Lessing du Laocoon (1766) adressait à Winckelmann :


rechercher dans la sculpture grecque la grandeur de l’âme antique en négligeant la spé-
cificité du matériau artistique au moyen duquel s’exprimait l’artiste.
186 Objets et Mémoires

finalement relégué l’objet d’art, et le plaisir qu’il procure, dans une posi-
tion ancillaire. Si cette critique est peu nuancée et oublie trop vite que les
préromantiques et les romantiques ont aussi été de grands critiques d’art, il
est vrai que leur sacralisation de la création artistique a fait en sorte que la
matérialité de l’objet a souvent été rabattue sur le contenu métaphysique de
l’œuvre. Notons que l’idéalisme romantique, sous l’impulsion postmoderne,
a connu un nouveau souffle depuis la fin des années 1970, tout particulière-
ment sous l’influence des écrits de Martin Heidegger. Pour ne mentionner
qu’un seul exemple, on peut citer l’essai de Gérard Wajcman L’objet du siècle
où les trois œuvres retenues comme emblèmes de l’art du xxe siècle – le
Carré noir de Malevitch, le ready-made Roue de bicyclette de Duchamp et
le film de Claude Lanzmann Shoah – sont précisément des non-objets, des
objets inséparables de leur absence en tant qu’objets.

Artes memoriæ

Les deux grands courants esthétiques qui structurent notre pensée sur l’art,
le classicisme et le romantisme, se seront donc détournés de la « complexité
visuelle et processuelle de l’objet lui-même », en amont pour le premier, en
déclarant infamante la matière, en aval pour le second, en réintroduisant
au sein de l’œuvre une transcendance exorbitante. D’un idéalisme à l’autre,
force est de constater que la mémoire joue un rôle central dans la déma-
térialisation de l’œuvre. Il suffit de se replonger dans l’introduction des
Vies… de Vasari pour s’en persuader. Le Florentin déclare qu’il a entrepris
son ouvrage dans le but d’« arracher à la gueule vorace du temps les noms
des sculpteurs, peintres et architectes qui, de Cimabue à nos jours, se sont
signalés en Italie par quelque mérite » (Vasari (1550-1568) 1981 : 63) et de faire
l’éloge de l’histoire comme « guide et maîtresse véritables de nos actions »
(ibid.: 64). Vasari replonge ici aux sources de la pensée humaniste puis-
qu’il reprend presque mot à mot Cicéron pour qui, rappelons-le, la cultura
animi consistait à cultiver le « champ » de son esprit grâce à la mémoire.
Cette mémoire, outil premier de l’art oratoire, se déclinait chez l’auteur des
Tusculanes à la fois sous une forme littéraire mais également visuelle, comme
le prouvent les nombreux procédés mnémotechniques (artes memoriæ) qui
font intervenir des images (Yates 1975). Mais il faut bien comprendre que
la mémoire visuelle de l’orateur classique convoque précisément des images
mentales (imagines) qui n’ont pas de réalité matérielle et dont la finalité

Cicéron dans son ouvrage De l’orateur (livre II, § 9) écrit : « L’histoire […] témoin des
. �������������������������
siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé […] »
(Cicéron 1922-1930).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 187

première est de porter le raisonnement et le discours le plus loin possible.


La mémoire contribue donc très largement au processus d’idéalisation des
objets d’art. Vasari conçoit d’ailleurs son ouvrage comme un musée idéal
que l’homme cultivé, après l’avoir lu, pourra visiter à chaque instant par un
effort de remémoration.
Il est intéressant de souligner que le romantisme, tout en étant très cri-
tique à l’égard des soubassements humanistes du classicisme, va faire jouer à
la mémoire un rôle similaire de « témoin », non plus témoin des différentes
étapes d’un discours (celui de l’orateur) ou d’un récit (celui de l’historien ou
de l’amateur d’art), mais témoin absolu d’une époque ou d’un événement,
jugés eux-mêmes absolus. Là encore, l’œuvre en tant qu’objet laisse place à
l’œuvre comme pure trace mémorielle, comme présentation de l’« irrepré-
sentable ». L’incroyable engouement pour les questions de mémoire, d’ar-
chive, de monument qui depuis une vingtaine d’années traverse l’histoire
et la philosophie s’inscrit précisément dans la lignée post-romantique des
écrits de Martin Heidegger. Au « chef-d’œuvre invisible » des romantiques
correspond très exactement le « monument invisible » des esthéticiens post-
heideggériens. C’est ainsi que Gérard Wajcman affirme que le Monument
contre le fascisme (1986) de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz à Harburg,
une colonne de 12 mètres prévue pour s’enfoncer dans le sol et disparaître
totalement après quelques années, en s’adressant à la mémoire du sujet-
spectateur, permet l’émergence de la vérité absolue : « […] la disparition de
la colonne fait surgir en retour un sens que je qualifierais de pur, en un sens
mallarméen, un trait matériel qui serait en lui-même la vérité, en deçà de
toute métaphore, un signe insubstituable […] » (Wacjman 2000 : 175).
Mais ce rôle central accordé à la mémoire dans les théories essentialistes
de l’œuvre n’a pas attendu l’engouement postmoderne et traverse toute la
modernité en faisant fi des cloisonnements intellectuels et artistiques.
Ce n’est en effet pas un hasard si deux des plus célèbres textes écrits au
xxe siècle sur les rapports entre la mémoire et l’œuvre d’art se situent jus-
tement à l’intersection du classicisme et du romantisme. Dans son célèbre
essai « L’histoire de l’art est une discipline humaniste », qui contrairement
à ce que son titre laisse entendre emprunte autant à l’humanisme qu’au
romantisme , Erwin Panofsky (1969) soutient que l’œuvre se présente
comme « souvenir témoin » qui doit être sans cesse réactualisé par les nou-
velles générations à la fois comme document historique et comme artefact
esthétique capable d’émouvoir. L’œuvre d’art a donc pour objectif essentiel
de « rappeler », à la fois parce que son pouvoir esthétique la fait revivre de

. L’ancrage romantique d’Erwin Panofsky a été mis en évidence par Ernst Gombrich :
« Le grand Erwin Panofsky […] ne renonça jamais à l’ambition de démontrer l’unité
organique de tous les aspects d’une époque » (Gombrich 1992 : 47).
188 Objets et Mémoires

siècle en siècle, mais surtout parce qu’elle permet aux nouvelles généra-
tions de s’approprier l’époque révolue dont elle est le symbole. Mais pour
Panofsky, tout comme pour Cicéron ou Vasari avant lui, le travail mental
de l’humaniste concerne les idées et non pas les objets dans lesquelles elles
s’incarnent : « car il est évident, écrit-il, qu’un historien de la philosophie
ou de la sculpture ne s’occupe pas des livres ou des statues en tant qu’ils
sont dotés d’une existence matérielle, mais en tant qu’ils sont porteurs de
significations » (ibid. : 41-42). À la suite de Panofsky, Hannah Arendt, dans
le chapitre « Œuvre » de son ouvrage Condition de l’homme moderne, texte
qui emprunte à la fois à la pensée humaniste et à l’« Origine de l’œuvre
d’art » de Martin Heidegger, soutient que l’œuvre est le seul objet produit
par l’homo faber qui n’a pas de valeur d’usage, qui littéralement n’est pas
fait pour s’user, et dont le but est de perdurer à travers les siècles pour
précisément témoigner de l’existence de son créateur et de l’époque qui l’a
fait naître. L’œuvre, écrit-elle, est « la partie non mortelle d’êtres mortels »
(Arendt 1983 : 223). Ici le lien entre mémoire et œuvre d’art est consubstan-
tiel, l’artefact usuel est un objet « sans mémoire » au sens où il ne laissera
pas de souvenir derrière lui puisqu’il a été fait pour être utilisé et donc dis-
paraître, exactement comme disparaît son créateur, l’artisan, qui ne signe
pas ses ouvrages et dont l’histoire ne retiendra pas le nom. Cette perma-
nence, cette durabilité de l’œuvre d’art fait en sorte que celle-ci se distingue
immédiatement de tous les autres objets : « Pour trouver sa place convenable
dans le monde, l’œuvre doit être soigneusement écartée du contexte des
objets d’usage ordinaire. Elle doit être de même écartée des besoins et des
exigences de la vie quotidienne, avec laquelle elle a aussi peu de contacts
que possible » (ibid. : 222). Donc, si l’œuvre a bien été produite, comme le
sont tous les objets, sa finalité fait en sorte qu’elle n’est plus un objet. Il y
a transsubstantiation dès que l’objet est digne d’entrer dans la mémoire de
l’humanité et d’être conservé. Il est donc tout à fait logique que l’idéologie
du chef-d’œuvre soit exactement contemporaine de l’apparition des musées
conçus dès la fin du xviiie siècle comme des écrins destinés à accueillir les
nouveaux chefs-d’œuvre.

. « Ce n’est qu’une fois confiné à l’intérieur des murs du musée que l’art allait pouvoir
divorcer de toutes ses autres fonctions et être contemplé d’une manière pure et absolue »
(Belting 2003 : 60).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 189

Les théories contextualistes


et le paradigme du ready-made

Force est donc d’admettre que la mémoire a joué et continue à jouer un


rôle de premier plan dans les théories essentialistes de l’œuvre (classicisme
et romantisme). Aussi n’est-il pas très étonnant de noter que les théories
contemporaines contextualistes – qu’il s’agisse de l’esthétique analytique
ou de la sociologie de l’art –, qui font de l’anti-essentialisme une volonté
affichée, évacuent toute question liée à la mémoire des objets. Ces théories
qui ont pour point commun de déporter les causes artistiques de l’objet vers
leur contexte optent soit pour une approche anhistorique qui se concentre
sur les usages de l’art hic et nunc (comme c’est le cas pour l’esthétique
analytique), soit pour une approche qui défend un relativisme historique
apte à faire ressortir les enjeux de pouvoir qui structurent le champ artis-
tique (comme c’est le cas chez Bourdieu). Ce refus de prendre en compte
l’effet que l’histoire singulière de chaque œuvre produit sur le spectateur
est à mettre en parallèle avec le refus plus général de prendre en compte
les effets esthétiques produits par les objets d’art. La théorie des « jeux de
langage » de Wittgenstein a joué ici un rôle essentiel non seulement chez
les philosophes analytiques mais également chez les sociologues de l’art.
En affirmant que l’appréciation esthétique est impossible à décrire (« Ce
n’est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste l’appréciation, c’est
impossible ») parce qu’elle renvoie à la fois à une expérience idiosyncrasique
(« Vous parleriez des heures et des heures des verbes “voir”, “sentir”, etc., qui
décrivent une expérience personnelle ») et en même temps à l’ensemble de la
culture d’une époque (« […] pour décrire ce que vous entendez par le goût,
vous avez à décrire une culture » [Wittgenstein 1992 : 26, 15 et 28]), les écrits
de Wittgenstein ont eu pour résultat immédiat de dissocier la dimension
artistique de l’œuvre, capable d’être soumise à une description objective,
de sa dimension esthétique, toujours évaluative et subjective. Finalement
le résultat a été de vider l’objet d’art de tout contenu esthétique, soit parce
que celui-ci était jugé totalement superflu par rapport au concept qui avait
présidé à la création de l’œuvre, soit parce qu’il se réduisait entièrement
aux forces sociales qui lui avait permis d’exister. Dans ce jeu de disso-
lution de l’objet dans ses causes extra-esthétiques, les théories contextua-
listes n’ont cessé de rendre hommage à l’art contemporain qui, selon elles,
aurait démontré en acte la pertinence de leur approche. C’est ainsi que

. Sur la proximité entre la sociologie de l’art et l’esthétique analytique on pourra se référer


à Nathalie Heinich et Jean-Marie Schaeffer 2004.
. C’est ainsi que Pierre Bourdieu affirme que seul parmi tous les philosophes, Wittgenstein
n’a pas essayé de définir l’œuvre d’art en termes essentialistes (Bourdieu 1989 : 95).
190 Objets et Mémoires

d’un côté l’esthéticien analytique Timothy Binkley affirme sérieusement au


sujet de Erased de Kooning Drawing (1953) de l’artiste néo-dadaïste Robert
Rauschenberg que « l’aspect visuel de la “pièce” de Rauschenberg ne nous
apprend rien d’important à son sujet, si ce n’est peut-être ceci : le fait de
la contempler est sans importance pour sa pertinence artistique » (Binkley
1992 : 34) ; de l’autre, un sociologue comme Pierre Bourdieu peut écrire tout
aussi sérieusement que « […] les boîtes de Brillo de Warhol et les mono-
chromes de Klein ne doivent leur propriété formelle et leur valeur qu’à la
structure du champ […] » (Bourdieu 1989 : 104).
Mais l’œuvre paradigmatique de l’art contemporain, et finalement de
l’art en général, reste sans conteste possible le célèbre urinoir Fountain que
Marcel Duchamp envoya au Salon des Indépendants de New York en 1917.
Cette œuvre, loin d’être le chant du cygne de l’histoire de l’art comme le
veulent les animateurs de la crise de l’art contemporain, est vue par les
théoriciens contextualistes comme une « œuvre paradigmatique », c’est-à-
dire une œuvre qui met au jour les conditions d’énonciation a priori qui
font en sorte que l’énoncé « Ceci est de l’art » ait lieu. Ces conditions sont,
selon l’esthéticien Thierry de Duve, au nombre de quatre : « […] 1º un objet,
2º un auteur, 3º un public, 4º un lieu institutionnel prêt à enregistrer cet
objet, à l’attribuer à un auteur et à le communiquer à un public […] » (de
Duve 1989 : 18). Le ready-made serait donc avant tout une œuvre réflexive
qui démontrerait ce que l’art est, et comment il advient. Dans ce processus,
il est clair que plus l’objet est insignifiant, c’est-à-dire libre de toutes qua-
lités esthétiques, et plus la démonstration se renforce. Et Thierry de Duve
de convoquer Duchamp lui-même qui dans ses notes de travail précise que
« le côté exemplaire du readymade » ne tient absolument pas aux caractéris-
tiques de l’objet choisi, mais au rituel qui préside à la rencontre purement
fortuite avec cet objet (« Préciser les “Readymades” en projetant un moment
à venir (tel jour, telle date, telle minute) […]. L’important est donc cet horlo­
gisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’im-
porte quoi mais à telle heure »), et de rappeler que dans ses entretiens avec
Pierre Cabanne, Marcel Duchamp avait lourdement insisté sur l’importance
d’évacuer toute dimension esthétique dans le choix du ready-made (« Il faut
parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émo-
tion esthétique. Le choix des readymades est toujours basé sur l’indifférence
visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou de mauvais goût »
cité par de Duve, ibid. : 20-21 et 23). Toutes ces déclarations confortent bien
entendu les théoriciens contextualistes quant au bien-fondé de la dissocia-
tion épistémologique entre l’artistique et l’esthétique. Mais les esthéticiens
analytiques ne sont pas les seuls à affirmer que Duchamp aurait anticipé, et
en même temps justifié, leurs propres analyses. Les sociologues voient éga-
lement chez le dadaïste une sorte de sociologue en acte, mais contrairement
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 191

à l’angélisme de leurs collègues esthéticiens, ils démasquent dans le coup


de force de 1917 des motivations essentiellement carriéristes. En effet, sous
leur plume Duchamp ne serait plus cet épistémologue désintéressé dont le
seul objectif serait d’éclairer les conditions de l’énonciation artistique, mais
un artiste ambitieux qui par un acte de transgression cherchait à assurer
sa place dans le champ de l’avant-garde new-yorkaise. Tout en dévoilant
les conditions sociales de possibilité de l’art, il se serait immédiatement
employé à reconvertir ce dévoilement en action artistique en usant de sa
signature d’artiste reconnu, et légitimant ainsi son statut d’artiste thauma-
turge (Bourdieu 1977 : 8). Au-delà des différences d’interprétation sur les
motivations réelles ou supposées de Marcel Duchamp, ce qui est commun à
toutes les approches contextualistes c’est le fait que le ready-made n’est pas,
n’est plus un objet, mais bien un signe du fonctionnement de l’institution
artistique, signe d’autant plus efficace que l’objet dans lequel il s’incarne est
totalement insignifiant.
C’est bien en cela finalement que le ready-made aurait valeur de para-
digme : il montrerait que l’objet dans l’art contemporain est tout entier
réductible à son contexte d’énonciation. Et si quelques doutes persistaient,
Duchamp a rappelé sur tous les tons que « le choix des ready-mades est
toujours basé sur l’indifférence visuelle ». Ces déclarations qui sont censées
avoir valeur de preuve laissent au contraire rêveur sur la capacité de nos
théoriciens de l’art à prendre au pied de la lettre les propos d’un artiste qui
a placé au cœur de son œuvre le double sens, l’ironie et le canular. Même
si à la fin de son exposé Thierry de Duve laisse échapper quelques doutes
sur la valeur de sa démonstration (« Il est possible que je n’aie retrouvé au
terme de ma démonstration que ce que j’y avais mis au départ », de Duve
1989 : 55), il est quand même stupéfiant de voir l’utilisation littérale qu’il
fait des écrits de Duchamp, essayant de justifier la moindre contradiction
dans les propos d’un artiste (par exemple la rencontre fortuite avec les ready-
made et le choix de l’indifférence visuelle) qui avait placé toute son œuvre
sous le principe de « co-intelligence des contraires » (Duchamp 1999 : 112).
Mais plus stupéfiante encore est la volonté de ces théoriciens de l’art de ne
pas regarder les objets dont ils parlent. Georges Didi-Huberman a montré
de façon magistrale comment les analyses contextualistes des ready-made
– le « n’importe quoi » de Thierry de Duve, les ready-made imaginaires
­d’Arthur Danto, le « signe vide » de Rosalind Krauss, le « coup de force sym-
bolique » de Pierre Bourdieu – se faisaient toutes sur un refus de prendre en
compte l’objet dans sa singularité. Pourtant une interprétation attentive de

. Et les sociologues de l’art ne sont pas ici en reste. Voir par exemple l’analyse par Dario
Gamboni de la dimension iconoclaste du ready-made entièrement construite sur une
lecture littérale des propos de Duchamp (Gamboni 1993).
192 Objets et Mémoires

l’ensemble de l’œuvre, et non seulement des ready-made, montre un souci


constant chez l’artiste pour la technique et le savoir-faire artistique, une
conscience « artisanale » pour l’objet fabriqué qui vient considérablement
nuancer ses propos provocateurs sur l’« indifférence visuelle ». À trop vou-
loir échapper aux pièges des théories essentialistes et à ses confusions entre
la valeur esthétique et le statut artistique des œuvres, les théories contex-
tualistes ont complètement vidé le monde de l’art de ses objets, oubliant,
comme le soulignent Antoine Hennion et Bruno Latour dans un article qui
dénonce les excès anti-fétichistes de la sociologie de l’art, que « les objets
font quelque chose, et d’abord ils nous font » (1993 : 21). Il faut toutefois
constater que cette position anti-fétichiste est encore largement partagée par
les sociologues de l’art, même s’il est aujourd’hui convenu de se démarquer
de la sociologie de Pierre Bourdieu. Nous en voulons pour preuve les doutes
et les lazzi qu’essuie la nouvelle « sociologie des œuvres » qui est vue par
plusieurs sociologues de l’art comme une forme de renoncement à la raison
d’être de leur discipline. Le seul fait d’interroger les œuvres serait, paraît-il,
le symptôme d’une croyance persistante en la beauté universelle, la trans-
cendance de l’œuvre, le génie thaumaturge…, tous ces mythes véhiculés par
l’esthétisme depuis la Renaissance.

« Certains objets dans certains contextes »

En évacuant la dimension esthétique des œuvres d’art contemporain, et en


faisant des objets des signes vides pris dans les jeux de langage des acteurs du
monde de l’art, les théories contextualistes ont bien entendu évacué toute
réflexion sur la mémoire. Car il existe un lien intrinsèque entre la ­fonction
esthétique et la fonction mémorielle de l’œuvre. C’est d’ailleurs un des mérites
de l’article de Panofsky d’avoir insisté sur le fait que chez l­’historien de l’art
« la re-création esthétique intuitive et l’enquête archéologique sont inter-
dépendantes » (1969 : 43). Pour justifier ce refus de prendre en compte
cette double dimension de l’œuvre, l’art contemporain est défini comme
un art subversif qui rompt radicalement avec l’art du passé. La subversion
(ou la transgression) n’étant pas vue ici comme une simple caractéristique,
mais bien comme la raison d’être de l’art contemporain. C’est ainsi que
Nathalie Heinich fait de l’« art contemporain » un « genre » artistique qui
se distinguerait de ses concurrents, l’« art classique » et l’« art moderne »,

. Voir à ce sujet le troisième chapitre intitulé « L’empreinte comme procédure : sur l’ana-
chronisme duchampien » dans Georges Didi-Huberman 1997 : 106-179.
. C’est ainsi que Nathalie Heinich déclare que « la sociologie des œuvres constitue la
dimension […] la plus décevante de la sociologie de l’art » (Heinich 2001 : 87).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 193

non pas parce qu’il leur succéderait dans le temps – si les trois paradigmes
sont apparus à des époques différentes, ils cohabitent dans la contempora-
néité –, mais par sa volonté précisément de rompre avec eux. Alors que l’art
classique a pour principe « les règles académiques de rendu du réel » et l’art
moderne « l’expression de l’intériorité de l’artiste », « l’art contemporain,
écrit la sociologue, repose essentiellement sur l’expérimentation de toutes les
formes de rupture qui précède […] » (Heinich 2001 : 108-110). Cette explica-
tion quelque peu tautologique – qui affirme en substance que l’art contem-
porain se distingue des autres catégories artistiques parce qu’il cherche à s’en
distinguer – vise en fait à sortir l’art contemporain de l’histoire de l’art et
à le vider de tout lien au passé. L’adéquation entre le caractère immatériel
et immémoriel de l’art contemporain est ici nettement marquée : puisque
l’œuvre se situerait aujourd’hui non pas dans « la matérialité de l’objet
fabriqué par l’artiste » mais bien dans « l’immatérialité de son geste », alors
tout deviendrait possible et notre époque serait confrontée à « une radicale
relativisation des critères de l’art » (Heinich 1998 : 26-27), tous les para-
mètres fondamentaux de l’art moderne et classique étant désormais trans-
gressés. Ce relativisme artistique (« fais n’importe quoi ! ») et esthétique
(« tout se vaut ») fait bien entendu les choux gras des contempteurs de l’art
contemporain qui trouvent ici une caution scientifique à leur « jugement
de dégoût10 ».
La neutralité axiologique que les sociologues de l’art et les esthéticiens
analytiques brandissent haut et fort�����������������������������������������
, et qui leur offre le confort de ne pas
se soucier de la « �����������������������������������������������������������
complexité visuelle et processuelle de l’objet lui-même »,�
les empêche de voir que l’art contemporain, loin de rejeter la matérialité
de l’objet d’art, a cherché tout au long du xxe siècle à la réhabiliter. Si l’art
contemporain depuis Duchamp critique quelque chose, c’est bien l’idéa-
lisme des théories du génie thaumaturge et du chef-d’œuvre absolu. L’envoi
de Fountain en 1917, loin d’annoncer la dissolution de l’objet d’art dans un
énoncé linguistique, est avant tout un pied de nez fait aux organisateurs
du Salon des Indépendants et à leur velléité d’« artistes maudits » prêts à
accepter les œuvres les plus audacieuses mais reculant devant un simple
urinoir – qui, rappelons-le, ne fut jamais exposé. Ce sont ces relents d’idéa-
lisme que les artistes contemporains n’ont cessé de traquer : Duchamp et
la notion de chef-d’���������������������������������������������������������
œ��������������������������������������������������������
uvre, les constructivistes et la singularité du travail
de l’artiste, l’art minimal et l’idéologie du musée-écrin… Mais plusieurs
signes indiquent, contrairement à la thèse que soutient Nathalie Heinich,
que ce travail « subversif » est aujourd’hui achevé et que l’art contempo-
rain, sans abandonner la fonction critique et ironique des avant-gardes du

10. L’expression est de Georges Didi-Huberman (1994 : 80).


194 Objets et Mémoires

début xxe siècle, ne se situe plus dans un rapport de dénonciation auto-


matique du monde de l’art11. Un signe parmi d’autres de cette évolution :
plusieurs artistes qui
�������������������������������������������������������
s’inscrivent dans l’héritage du ready-made ��������
dévelop-
pent aujourd’hui un travail autour de la mémoire. ����������������������
Pour ne prendre qu’un
exemple, nous pouvons mentionner les artistes de l’exposition d’art contem-
porain Double Jeu. Identité et culture présentée en 2004 au musée national
des Beaux-Arts du Québec (Lupien et Uzel 2004). Les ����������������������������
trois artistes de cette
exposition, consacrée à l’identité et au métissage culturels en Amérique du
Nord, travaillent avec des matériaux « triviaux » et participent de ce qu’on
appelle « l’art du recyclage » : l’Américain Willie Cole utilise des fers et des
planches à repasser, des séchoirs à cheveux, des escarpins ; l’Amérindien Ron
Noganosh des enjoliveurs de voitures, des cannettes de bière ; le Canadien
Richard Purdy des petits colifichets achetés dans des boutiques « un dollar ».
Impossible d’affirmer ici, comme le fait Binkley, que « l’aspect visuel de la
“pièce”ne nous apprend rien d’important à son sujet » puisque chacune des
œuvres joue à piéger notre regard en se donnant pour ce qu’elle n’est pas :
un objet bouddhique, un bouclier amérindien, un fétiche africain. Ce n’est
qu’une attention perceptuelle soutenue qui permet de passer d’un registre
visuel à l’autre (objet trivial – objet anthropologique) et d’entrer dans le
double jeu complexe de ces objets. Mais surtout ces œuvres instaurent un
nouveau rapport à la mémoire qui échappe à la fois à l’esthétique de l’« irre­
présentable » et à celle du « souvenir témoin ». Tout se passe comme si ces
trois artistes chargeaient les objets d’une mémoire historique et culturelle
tout en restant éloignés, grâce à l’humour et à l’ironie, de la métaphysique
de « l’indicible ». Il ne s’agit pas pour eux de créer comme Jochen Gerz
des monuments qui fonctionnent comme des anti-monuments ou comme
Christian Boltanski des reliques qui fonctionnent comme des anti-reliques
(Garb 1997 : 19), mais de créer des objets dont la complexité visuelle par-
vient à la fois à faire sourire le spectateur devant l’ingéniosité technique
du « bricoleur » et à évoquer le génocide amérindien (Ron Noganosh), la
traite des esclaves africains (Willie Cole), le génocide cambodgien (Richard
Purdy). Il ne s’agit pas non plus pour ces trois artistes de faire de l’œuvre
un « témoin » du passé, selon la conception humaniste, puisque tous leurs
objets sont absolument contemporains. Ce n’est pas la durabilité qui assure
ici à l’objet son statut d’œuvre, c’est au contraire l’usure de ces appareils
électroménagers, de ces rebuts, de ces colifichets qui, une fois assemblés,
transformés, retravaillés, parvient à les doter d’une mémoire culturelle. C’est
dans cette dialectique entre objets recyclés et objets de culture, entre humour

11. C’est ce que veut dire Jacques Rancière lorsqu’il écrit que : « [La] valeur de révélation
polémique est devenue indécidable. Et c’est la production de cette indécidabilité qui est
au cœur du travail de bien des artistes et expositions » (2004 : 75).
L’art contemporain, sans objet ni mémoire… 195

et tragédie que l’œuvre a lieu, loin de toute définition transcendante de la


mémoire. Mais pour reconnaître cela, il faut accepter de regarder l’objet
d’art, aussi banal qu’il paraisse, dans sa singularité et se donner le temps et la
peine d’entrer dans sa « complexité visuelle et processuelle ». Car, comme a
très justement répondu Claude Lévi-Strauss à Georges Charbonnier qui lui
demandait si n’importe quel objet pouvait être considéré comme un ready-
made : « Disons que ce n’est pas n’importe quel objet, n’importe comment ;
les objets ne sont pas nécessairement tous aussi riches de ces possibilités
latentes ; ce seront certains objets dans certains contextes » (cité par Didi-
Huberman, 1994 : 110).

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Paris-Plage : célébrer un objet absent

Michèle de la Pradelle (†)


& Emmanuelle Lallement

À observer certaines opérations qui visent aujourd’hui à produire de la


ville, du Paris par exemple, se laissent percevoir deux logiques qui, a priori,
­semblent opposées mais dont on peut faire l’hypothèse qu’elles sont à penser
ensemble. L’une d’elles, la patrimonialisation, est engagée depuis longtemps
et a été finement analysée (Jeudy 1990). L’autre, que l’on pourrait appeler
le détournement festif, semble plus récente mais suscite des interrogations
(Urbanisme 2003). D’un côté en effet Paris, comme beaucoup d’autres villes,
n’échappe pas à la « passion patrimoniale ». Restauration de monuments,
mise en lumière de coins et recoins, reproduction de boulevards « dix-neu-
viémistes », visite guidée des hauts lieux de la ville pour les touristes, voire
des petits lieux de son propre quartier pour l’habitant. Si bien qu’on peut
constater d’abord, à la suite des réflexions de Gérard Wacjman, qu’« à l’aube
des temps futurs, c’est la passion patrimoniale qui saisit. […] Rien donc
de plus actuel et d’avenir que les monuments au passé. […] À l’évidence,
notre époque tend à s’ériger en Temps de la mémoire » (Wacjman 1998 : 16).
Ensuite peut-on se demander, avec Henri-Pierre Jeudy, si « conserver n’est
pas déjà une manière d’achever ce qui est encore vivant » (2001 : 115).
D’un autre côté, Paris est une ville qui, depuis quelques années, orga-
nise des opérations festives dites « populaires et conviviales » jouant souvent
sur le principe de rendre accessible des lieux fermés et/ou interdits et de
détourner des espaces de leur vocation première. Comme si un nouveau
régime de mise en présence de la ville, par ce qu’elle ne peut pas être, de
manière éphémère, était en train d’émerger, en quelque sorte une autre
façon de jouer sur l’absence. Les opérations de détournement semblent ainsi
aujourd’hui être le ressort de certains événements urbains. À Paris, Fête de la
musique, Nuits blanches, Paris-Plage proposent de détourner certains lieux
ou certaines fonctionnalités de la ville pour en faire, le temps d’une soirée,
d’une nuit, d’un été, autre chose que ce qu’ils sont, quelquefois même pré-
cisément ce qu’ils ne peuvent pas être ordinairement. Ainsi, la rue devient
lieu de concert amateur, les Pompes funèbres deviennent lieu d’exposition
d’art contemporain, les quais de la Seine se transforment en plage…
198 Objets et Mémoires

Toutes ces opérations, largement relayées médiatiquement, en France et


à l’étranger, participent de l’image que veut se donner la ville aujourd’hui,
non seulement une capitale de rang mondial qui, comme New York ou
Londres, a ses grands événements festifs et culturels, mais aussi une ville
« conviviale » qui n’hésite pas à jouer la carte de l’identité de quartier et de
l’« esprit village ».
Mais si l’opération Paris-Plage est un bon exemple pour réfléchir à ces
processus de production de la ville, elle constitue également un objet de
recherche qui permet de rendre compte d’une nouvelle manière, pour
l’anthropologue, d’aborder la ville. Il s’agit d’une perspective, initiée par
Michèle de La Pradelle, qui se propose de montrer comment se construit
la ville aujourd’hui, d’expliciter les processus sociaux de sa fabrication, à
travers le jeu des interrelations des multiples acteurs, aussi bien ceux qui la
conçoivent ou la gèrent que ceux qui y vivent. Une perspective qui est donc
en rupture avec l’anthropologie urbaine telle qu’elle est pratiquée en France
aujourd’hui (de La Pradelle 2000). En effet, l’ethnologie, quand elle est
confrontée au monde urbain, semble obéir à un double impératif : le choix
d’unités sociales nettement délimitées, supposées stables et homogènes et
la volonté de reconstituer la totalité d’un univers social, d’en reconstruire
ce qu’on appelle sa culture (de La Pradelle 1997). C’est au contraire à une
anthropologie descriptive qu’invite Paris-Plage.
Comment se présente Paris-Plage ? On est au cœur de Paris sur un site
classé patrimoine mondial par l’Unesco : les quais de la Seine. En contrebas
des quais, entre le pont des Arts et l’île Saint-Louis, la voie Georges-Pompidou
– le principal axe de circulation entre l’ouest et l’est de Paris depuis 1967 – est
ordinairement envahie par un trafic automobile intense. Entre le 20 juillet
et le 17 août 2003, pour la deuxième année consécutive, elle a été fermée à la
circulation et sur l’espace ainsi libéré (une chaussée de 9 mètres de large) on
a installé, camouflant le béton et les barrières de sécurité, de la végétation, en
particulier des palmiers, des parasols, des hamacs et des transats, deux zones
de sable et deux de gazon, des cabines de plages bleu et blanc, trois buvettes,
un restaurant et plusieurs pôles d’activités : pétanque, mur d’escalade, piste de
rollers, trampoline. Des passants déambulent ainsi sur le bitume de l’espace
central. Tout au bord de l’eau, sur les pavés du quai, des personnes s’installent,
plus ou moins dévêtues, sur des chaises longues. D’autres, pour la plupart
en maillot de bain, s’allongent sur leur serviette éponge posée sur la bande
de sable qui occupe l’espace entre la chaussée et le mur du quai. Sur tous les
ponts, depuis le pont des Arts au Louvre jusqu’au pont de Sully vers Bastille,
des gens accoudés observent la scène.
En fait, ce qui pourrait apparaître comme une promenade ou une sorte
de front de mer en bord de plage, comme on peut en trouver dans les villes
balnéaires françaises, à Deauville ou à Nice, est une opération montée de
Paris-plage : célébrer un objet absent 199

toutes pièces. Elle est l’effet d’un ensemble d’actions mises en œuvre par
de multiples acteurs qui, à des titres fort différents et en fonction d’intérêts
divers, ont affaire à Paris-Plage.
Paris-Plage est d’abord un geste politique. C’est le maire de Paris Bertrand
Delanoë qui l’a initié et qui l’a construit, avec son service de la communica-
tion, et non celui de la culture, comme une opération emblématique de sa
politique. D’ailleurs, Paris-Plage a fait l’objet d’une présentation en grande
pompe à la presse. Dans les salons d’honneur de l’Hôtel de Ville, velours
rouge, chaises dorées, et lustres de baccarat, Delanoë, entouré de l’équipe
municipale au grand complet, donne le ton : « Mon objectif est de rendre
aux Parisiens les berges de leur fleuve. C’est un rêve accessible. Paris-Plage
sera un rassemblement sympa qui nous mêle dans nos différences. C’est une
philosophie de la ville, un moment de poésie, de partage, de fraternité. » Et
son adjoint à la culture de renchérir : « À Paris-Plage, la drague est obliga-
toire. » Par cette opération, il s’agit de vider les voies sur berge de la circulation
automobile pour leur donner des airs de bord de mer et « les rendre ainsi aux
promeneurs, aux cyclistes, aux rollers ». Cette manifestation est destinée à tous
les Parisiens, et plus largement aux Franciliens, les habitants de la banlieue, « à
ceux qui ne partent pas en vacances », ainsi qu’aux touristes, « dans un esprit
populaire, festif, civique et convivial ». La mairie annonce dans son dossier
de presse que les voies sur berge offriront alors gratuitement les plaisirs des
vacances et permettront à chacun de « s’approprier l’espace public et de vivre
la ville autrement ». Elle met également en avant l’implication de tous dans le
projet, service public et entreprises privées dont la participation est présentée
moins comme un sponsoring que comme un soutien à la mise en œuvre d’une
nouvelle politique urbaine qui doit être l’affaire de tous.
Paris-Plage est aussi le fruit d’un travail accompli par une agence de
scénographes. En effet, comment fabriquer un Paris-Plage ? C’est à une
équipe composée de jeunes scénographes et de deux sociologues, qui avait
fait ses preuves avec la réalisation du pavillon du xxie siècle à l’Exposition
universelle de Hanovre en 2000, que Delanoë décide de confier le projet.
Jean Christophe Choblet, responsable de l’agence Haut Nez, explique ainsi
sa mission : « L’enjeu est de redonner vie aux espaces publics. Il s’agit ici de
faire un espace public à partir des berges de la Seine. »

. Il faut savoir que le maire socialiste, Bertrand Delanoë, a été élu en 2001 à l’issue d’une
campagne électorale florentine que d’aucuns ont appelée « la bataille de Paris ». Le maître
mot de son programme était de « rendre Paris aux Parisiens », reprenant volontiers la
célèbre phrase de Victor Hugo : « Le genre humain a des droits sur Paris. » Le message
qu’il a voulu faire passer est l’idée d’un Paris qui ne serait plus « confisqué » par des
privilégiés mais qui « appartiendrait à tous », à l’image de l’Hôtel de Ville où, dans les
appartements de l’ancien maire, on a installé une crèche municipale.
200 Objets et Mémoires

Roger Perrinjacquet et Ursula Paravicini, des sociologues très engagés


dans ce qu’on appelle le renouvellement urbain, sont devenus, après avoir
réalisé une évaluation de la première édition de Paris-Plage en 2002, les
théoriciens de l’opération. Partant de l’idée qu’il y a, dans les villes euro-
péennes modernes, un affaiblissement de la densité sociale, commerciale
et événementielle, ils prônent la requalification urbaine autour de l’idée
de mixité sociale, d’appropriation de l’espace collectif par les habitants et
d’accessibilité des femmes à l’espace public. Paris-Plage trouverait là son
cadre conceptuel.
Le scénographe Choblet donne alors forme à ce projet qui doit répondre à
un « usage alternatif de la ville ». Il se met, dit-il, « au service d’une idée » et il
la prend « au pied de la lettre ». « Après s’être enfermé une semaine dans le sud
de la France, on a monté un projet très simple. Nous avons regardé ce qu’est
une plage, quels en sont les symboles, les éléments bêtes : soleil, sable, vent, les
gens en maillot, le temps des vacances », explique t-il. L’idée est de « raconter
une histoire », en l’occurrence celle de la plage, pour ne pas faire un simple
aménagement des quais. Dès lors il élabore un « story-board », comme pour
un film. Il est question de « dramaturgie », de « mises en intrigues », d’« effets
d’ambiance » : trois mille tonnes de sable, des bandes de gazon prédécoupé,
des dizaines de plantes méditerranéennes en pots, des cabines de plage rayées
bleu et blanc, du mobilier en teck et de larges parasols, « pour provoquer
des attitudes ».
Dans l’équipe de Jean-Christophe Choblet, chacun a sa tâche : graphistes
et scénographes dessinent une série de séquences qui sont autant de pro-
positions d’activités sportives, ludiques, festives, de détente, etc. Chaque
élément, nous dit-on, est conçu de manière autonome (« tous les éléments
de mobilier sont dessinés pour la circonstance »). Mais l’idée est bien de
construire une unité d’ensemble, de faire des trois kilomètres de Paris-Plage
un espace cohérent et unifié. La juxtaposition des installations les unes
après les autres est pensée sur le principe du déroulement d’une journée de
vacances au bord de la mer. Le public est ainsi censé évoluer tout au long
du parcours selon la trajectoire et l’intensité du soleil : taï chi au petit matin
vers le pont des Arts, jeux de plages à l’heure du bronzage au pont Notre-
Dame, buvette et pique-nique à midi près de l’Hôtel de Ville, sieste en face
de l’île Saint-Louis et guinguette le soir à Sully-Morland. Il trouvera, pour
se guider dans sa déambulation, de grands panneaux situés aux différents
points d’accès, reproduisant le parcours.
Un logo a été créé pour l’occasion ainsi qu’une charte graphique qui,
de la signalétique aux tee-shirts, casquettes et autres produits dérivés,
­assure la promotion, et donne à l’opération sa dimension d’événement.
Mais c’est aussi avec la couleur, le bleu (des filtres bleus sur les lampadaires
illuminent la Seine le soir, les cabines de plage, les chaises longues sont
Paris-plage : célébrer un objet absent 201

é­ galement bleues), la présence continue d’éléments de végétation et le vent


qui souffle sur la Seine et fait battre les oriflammes balisant le parcours, que
nos concepteurs pensent faire des divers éléments et installations un tout.
Et d’ailleurs, à les entendre, ce qu’ils ont créé relève bien d’une œuvre : il est
clair qu’ils ne se sont pas contentés d’organiser un espace fonctionnel, qui
offrirait à des usagers un lieu et des activités de détente et de loisirs, mais
qu’ils ont accompli un travail de conception et de composition qui en fait
une création originale. À cet égard, leur souci de faire reconnaître, sur un
plan juridique, Paris-Plage comme une œuvre collective est significatif.
Mais Paris-Plage, c’est aussi l’effet des actions de ceux qui le fréquentent.
Sans eux, Paris-Plage aurait le statut de simple décor. En fait les gens sont
bel et bien venus et ont fait exister Paris-Plage du matin au soir, malgré la
canicule, pendant toute la période d’ouverture. Les berges de la Seine ont
accueilli des visiteurs de tous âges et de tous horizons, Parisiens, banlieu-
sards, provinciaux ou étrangers en vacances. Même si les Parisiens se sont
réunis plutôt le soir autour d’un pique-nique, les jeunes plutôt autour de
l’activité roller, les femmes avec enfants autour du bac à sable et les employés
de bureau à midi attablés avec un sandwich, on observe un véritable brassage
social. Se retrouvent autour d’une table de la buvette Monoprix un couple
de jeunes comédiens, une employée municipale de Montigny-les-Cormeilles
accompagnée de son fils curieux d’essayer le mur d’escalade, des touristes
new-yorkais qui ont eu vent de l’affaire par le New York Times, et des ven-
deuses de la Samaritaine venues en voisines. Ainsi, le spectacle qu’offre cet
espace en plein Paris est celui d’une diversité tout à fait inhabituelle. Les
hommes d’affaires en costume trois pièces, passant rapidement entre deux
rendez-vous, croisent les quelques jeunes arrivés de banlieue, marchant plus
lentement et en petits groupes « pour regarder les filles en maillot », des
retraités s’installent sur les côtés, comme dans un parc pour commenter
tout ce qu’ils voient, et des familles entières prennent place sur le sable avec
panier à pique-nique, serviettes, jouets de plage.
Chacun pratique le lieu à sa guise, profitant de la multiplicité des acti-
vités proposées et des modes de circulation autorisées. Joggers, rollers
et cyclistes slaloment entre les flâneurs. On déambule le nez au vent. On
s’attarde devant l’espace massage et on repart chercher un coin d’ombre, vers
Sully où les saules tombent dans la Seine ou sous le tunnel du pont d’Arcole
et on ralentit l’allure quelques instants à la hauteur du pont Marie où une
chanteuse lyrique est venue tester l’acoustique de la voûte, avant de laisser
la place à un groupe de rappeurs. Une mère de famille confie son petit à
un moniteur du club jeunesse et va s’installer sur un transat. Des enfants
bâtissent des châteaux de sable sous la houlette d’un animateur. Des jeunes
attendent patiemment leur tour devant le mur d’escalade, une fausse roche
installée contre le parapet. La sieste est ici une activité au même titre que
202 Objets et Mémoires

l’atelier d’écriture, et on choisit entre le beach volley et la lecture de livres de


poche à la petite bibliothèque de prêt. En fait, si le public est censé passer
d’un workshop à l’autre, la plupart des gens se contentent de passer en jetant
un coup d’œil plus ou moins attentif à ce qui les entoure.
Il est clair qu’à Paris-Plage on peut se promener, boire un verre et lancer
le cochonnet sur l’aire de pétanque, mais nombreux sont ceux qui viennent
avant tout « pour voir ». Pour voir d’abord si tout est bien comme on l’a
annoncé dans la presse, si c’est bien comme sur les photos, si le spectacle
est bien semblable à celui annoncé. Ce genre de réalisation est en effet
connu avant d’être reconnu. Le plaisir est alors celui de la vérification et de
la reconnaissance (Augé 1997 : 24), un plaisir analogue à celui du voyage et
des événements surmédiatisés.
Être là, c’est être au spectacle mais aussi faire le spectacle. Le grand plaisir
des pique-niques du soir, une des activités majeures de Paris-Plage, est d’ob-
server ce qui se passe autour de son petit territoire, aussi bien les voisins de
nappe au bord de l’eau que les passants qui déambulent sur la chaussée.
Chacun se prête bien volontiers au jeu. On sourit à l’objectif des photo­
graphes amateurs en présentant ostensiblement la bouteille de bordeaux ou
le gâteau d’anniversaire. On offre aux touristes des bateaux-mouches qui
défilent sur la Seine une attraction plus inattendue que les façades des hôtels
particuliers de l’île Saint-Louis qui s’illuminent à leur passage.
On est aussi à Paris-Plage pour prendre part à ce qui constitue un événe-
ment. Ce qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est joué autour du Pont-Neuf
empaqueté par Christo en 1985. Ceux qui l’ont traversé n’ignorent pas qu’ils
n’avaient pas eu dans l’affaire plus de responsabilités que Fabrice à Waterloo
mais ils peuvent se dire, sachant la place accordée à ces œuvres dans les
annales de l’art, qu’ils ont été les témoins directs d’un moment « historique »
(Millet 1997). On sait bien qu’en étant, pendant ce mois-là, sur les berges de
la Seine, ne serait-ce qu’en y jetant simplement un coup d’œil, on fabrique
Paris-Plage et qu’avec quelques malheureux piétons égarés, la manifestation
serait un échec. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on se plaît à évoquer « la
marée humaine » ou que l’on répète à l’envi que trouver un hamac relève de
l’exploit, ce qui est une manière de signifier la réussite de l’opération.
Une des manières de participer à l’événement, c’est aussi de le commenter
et de le constituer ainsi dans sa dimension d’événement : discours officiels et
médiatiques, discours des réfractaires autant que des adeptes, des présents
comme des absents. Quels que soient les visiteurs, qu’ils viennent pour
la pétanque ou juste pour humer l’air du temps, ils se livrent tous à un
moment ou à un autre à la même activité : le commentaire est l’affaire de
tous et de toutes les activités, c’est sans doute la plus largement partagée.
Si tous ne se mettent pas en maillot de bain pour bronzer, ils donnent tous
leur avis. On juge de la qualité des prestations (« Ils ont pensé à tout, même
Paris-plage : célébrer un objet absent 203

à la fontaine pour boire », « ils ont tout prévu, c’est très bien organisé »), on
se pose en expert du lieu en le comparant à l’édition précédente (« Ils ont
fait venir plus de sable que l’année dernière », « ils ont rajouté des chaises
longues »), on fait jouer le parallèle avec d’autres espaces de loisirs (les parcs
des Buttes-Chaumont, de la Villette, les lieux de vacances) et on évalue les
qualités esthétiques (« La scéno est vraiment pauvre, il y a des trous, du
vide sur le parcours. Quant à la pseudo-allée romaine avec ses lauriers roses
et les phœnix en pot, on se croirait chez Truffaut » estime Sophie, comé-
dienne). Certains, à l’instar de Delphine, étudiante en école de commerce
et de l’ami stagiaire dans une boîte de production qui l’accompagne, qui
se ­préparent à avaler ensemble, pour elle sa salade et sa pomme verte, pour
lui son ­sandwich au jambon et son éclair au chocolat, disent apprécier cette
foule et « le côté populaire » qui fait selon eux le succès de l’opération.
Lucie, retraitée, avoue quant à elle « avoir du mal avec tout cet étalage de
chair : des vieux, des pas beaux, de tout quoi », tout en s’intéressant de près
à la carte du restaurant qui offre un menu « Elle » avec poisson et un menu
« Lui » avec viande, ce qu’elle trouve « vraiment sympa ».

À ce stade de la description, on est en droit de se demander si fina-


lement, derrière la diversité des pratiques et l’impression de liberté qu’elle
suscite, les gens ne font pas qu’accomplir le programme qui leur est proposé.
Sur ­l’asphalte, on déambule, sur le sable, on s’allonge. On ne fait pas de
pétanque ailleurs que dans l’espace réservé, on ne déplace pas les chaises hors
du périmètre qui leur est dévolu. Les gens ne viennent pas avec leur propre
siège et rendent les livres le soir en partant. Non seulement on se comporte
selon les règles du lieu mais encore on se comporte bien. Les scénographes
eux-mêmes s’étonnent devant nous du peu de dégradations des installations,
de la quasi-absence de vols et de comportements agressifs. D’ailleurs, ils
rappellent comme un leitmotiv que les femmes se sentent en sécurité et
n’hésitent pas à venir seules et à rester en maillot sur le sable. Bref, comme le
dit la designer Matali Crasset dans le magazine culturel Zurban : « Les visi-
teurs comprennent le message et du coup, ils passent à l’action : bronzette,
lecture. C’est incroyable ! Trois grains de sable, deux planches de bois et les
gens jouent aux boules. » Impression d’autant plus forte d’appropriation
sage et civique que la présence policière est très discrète et que le contrôle
n’apparaît pas en tant que tel. Il prend ici la forme de leçons dispensées par
des moniteurs heureux de partager leur savoir ou d’un encadrement par de
jeunes animateurs qui se fondent dans le flux des passants.
Lorsqu’on prend au sérieux ce que les gens font à Paris-Plage, y compris
ce qu’ils en disent, il semble clair qu’ils font ce qu’on attend d’eux, ce qui a
été programmé. Ils traitent l’événement comme une attraction organisée et
un lieu proposant de multiples activités. De surcroît, ils reconnaissent qu’il
204 Objets et Mémoires

s’agit bien là d’un dispositif de mise en scène (et le constituent en tant que
tel). On n’est pas là dans un simulacre mais dans un jeu identifié comme tel
et parfaitement assumé. Et tout le monde reconnaît là un geste politique,
allant même jusqu’à en faire une action emblématique du maire, ce qui
finalement correspond bien au but recherché. C’est ce qu’exprime avec un
enthousiasme sans retenue la petite bande d’employées municipales en
contemplant les lieux pendant leur temps de pause : « Ah, il est bien notre
maire. » Jusqu’aux détracteurs de Paris-Plage, qui y voient, eux aussi, à leur
manière, une stratégie politique : on dit à droite que « c’est Delanoë qui
amuse le bon peuple », mais certains proclament aussi à gauche « politique-
ment, ce genre de démagogie, c’est l’horreur ».
Ainsi, à observer les pratiques, on voit que Paris-Plage fonctionne sur un
triple registre : on en fait un usage, y compris un usage esthétique, on le consi-
dère comme l’œuvre de créateurs, et on lui confère le statut d’opération poli-
tique. À se demander si en définitive, on n’est pas là dans un monde où tout
se déroule comme prévu. Si bien que Paris-Plage devient cet espace public
(de La Pradelle 1997) qui est le but de l’opération. Les différents acteurs font
des quais non seulement un lieu ouvert et commun, accueillant des activités
collectives, mais un espace public au sens où ils ne se contentent pas de s’y
croiser, d’y coexister et de s’y livrer parallèlement à une même activité mais
où ils se conduisent de quelque manière « publiquement», en s’y traitant
réciproquement en tant que coparticipants à une scène publique.
La première condition à l’émergence d’un tel espace social est le détour-
nement du lieu. En fait, si s’instaure une sorte de vie publique, c’est parce
que tout le monde s’accorde sur une même opération : détourner pour un
temps donné un espace qui, en raison de sa situation géographique et de sa
vocation initiale, n’appartient habituellement en propre à personne et n’est
pas qualifié socialement, et qu’on y accède gratuitement sans mettre les
gens dans une posture de consommateur. Il s’agit bien de détourner pour
un temps bien précis la fonctionnalité première des quais de la Seine en
déambulant et en s’installant là où, d’habitude, il y a un flux ininterrompu
de voitures. Tous les acteurs, ceux qui ont en charge l’opération comme ceux
à qui elle est destinée, participent à la transfiguration ludique et frondeuse
de l’espace. Le plaisir est ici celui de la transgression et l’efficacité du dis-
positif repose sur l’accord implicite de tous pour opérer ce détournement
et fabriquer ainsi un moment éphémère d’enchantement social. Se met en
place, un peu comme au théâtre, une scène. Et sur cette scène, on va jouer
à « être à la plage ». C’est ce qui autorise des rapports sociaux différents de
ceux qui régissent la vie ordinaire.

. Au sujet de la production, par de multiples acteurs, d’un espace public, voir Michèle de
La Pradelle (2001).
Paris-plage : célébrer un objet absent 205

Une autre condition est le caractère événementiel de Paris-Plage. La tem-


poralité de l’opération, d’abord, fait que Paris-Plage est l’événement estival
de Paris. La dimension éphémère garantissant en quelque sorte la rupture
temporelle qu’il est censé provoquer. Ensuite le détournement des lieux
qui assure le caractère incongru, donc événementiel, de l’entreprise. Enfin
le rassemblement social apparaît, aux yeux de tous, comme non-ordinaire
pour une ville comme Paris souvent considérée comme plus encline à la
ségrégation sociale. Un tel rassemblement, un peu à la manière des Nuits
blanches ou de la Fête de la musique, fait événement.
Mais la singularité de cet événement repose sur un ressort symbolique
fort. Ce qui produit cet aménagement éphémère comme un événement
singulier, à nul autre pareil, ne repose-t-il pas sur une absence fondatrice,
celle de la mer ? La scène qui se joue n’a-t-elle pas pour intrigue implicite
l’absence de l’objet central de la plage, à savoir la mer ? Notre hypothèse est
que la réussite de Paris-Plage tient à l’absence assumée de l’élément fonda-
teur, la mer.
L’événement réside en effet dans cette pirouette qui consiste à faire se
rassembler des gens autour de quelque chose d’absent. À Paris-Plage, l’évé-
nement prend sens dans le décalage par rapport à ce qui justifie d’ordinaire
le rassemblement d’individus sur une plage, à savoir la présence de la mer.
Sur les quais de Seine, même en plein été, les gens ne vont pas à la mer.
D’ailleurs, personne n’est dupe. Personne ne croit qu’il se trouve au bord de
la mer et nul n’aurait l’idée de se baigner, de reprendre le métro en maillot
de bain ou de rentrer chez soi en se nouant juste un paréo autour de la taille,
comme à Saint-Tropez (Urbain 1995). Car à Paris, il y a la Seine, c’est-à-dire
précisément pas la mer. Il est clair que s’il y avait la mer, « tout tomberait à
l’eau », ne serait-ce que parce que l’opération d’inversion deviendrait impos-
sible. Paris-Plage serait alors une plage, à ce titre comparable à d’autres et
dont on ne ferait alors qu’un usage. C’est parce que la mer n’est pas là que
le projet des élus n’est pas de l’ordre d’un simple aménagement urbain, que
le travail des scénographes est une intervention artistique et pas une pro-
menade plus ou moins paysagée. D’ailleurs il n’est pas question de faire un
« copier-coller », une représentation de la plage. Il ne s’agit pas de copie car
l’objectif n’est pas de faire de la plage mais de « créer une atmosphère bal-
néaire ». La plage qui nous est présentée ici est plus que parfaite. On trouve
tout, non seulement des hamacs mais aussi des transats, des oriflammes
parfaitement bleus et alignés, jusqu’au sable si propre et fin qu’il ne peut
venir que d’une entreprise de travaux publics et non pas d’une vraie plage
des côtes françaises, souvent souillées de mazout comme on le sait. Et si
l’on en rajoute dans la mise en scène balnéaire, si le maître mot des concep-
teurs est « l’immersion sensorielle », c’est précisément parce que la mer n’est
pas là. Et la redondance des éléments censés évoquer l’eau (brumisateurs,
206 Objets et Mémoires

parcours aquatique, douche comme pour se rincer après un bain de mer,


même la piscine) sont certes destinés à créer des ambiances et à procurer des
sensations mais ils signifient bien cette absence fondatrice. Plus on met en
scène la plage jusqu’au seuil de supprimer la possibilité même de se baigner
pour la remplacer par des clins d’œil aquatiques, plus l’opération acquiert
sa dimension événementielle et plus « ça marche ».
C’est enfin parce que la mer n’est pas là que les gens ne sont pas unique-
ment des usagers ou des spectateurs mais des pièces maîtresses du dispositif,
en quelque sorte les acteurs-auteurs de Paris-Plage. Tous participent à une
opération dont le concept est précisément la mise en présence de l’absence
de la mer. En absentant ainsi la mer, on convoque la dimension performa-
tive de la pratique. Les gens sont invités à jouer la fiction de la plage, ils
jouent alors le jeu de la performation de la plage. On y apporte son pique-
nique, on n’hésite pas à s’enduire de crème, on trimballe son radio cassette,
on s’équipe de seaux et de pelles. Une telle pratique rappelle ce que l’art
contemporain nomme performance (Goldberg 1999). Il s’agit bien de faire
une plage dans un lieu dont ce n’est pas la vocation. Un peu à la manière
de l’artiste Van Lieshout lorsqu’il installe une salle de sport dans une galerie
d’art, ou encore de Guillaume Bijl quand, avec ses Compositions trouvées,
il recrée un espace de vente de caravanes dans un centre d’art contemporain,
faisant ainsi des spectateurs des performers, auteurs d’une translation.
Participer à Paris-Plage, ce n’est donc pas aller à la plage, pratique qui ne
constitue pas en soi un événement, c’est participer à cette translation collec-
tive qui consiste à jouer à la plage en plein Paris. Ceci n’est pas sans effet sur le
statut des « participants ». C’est en fait en analysant les modalités mêmes du
travail de terrain que peut se comprendre la logique en jeu. Car, ici comme
ailleurs, les conditions d’accès au savoir sont révélatrices des processus
sociaux à l’œuvre. À Paris-Plage, nombre d’individus prennent des photos,
si bien que la prise de photos semble être l’une des activités prévues. Tout
le monde se prête volontiers à l’exercice et se laisse photographier en famille,
en couple, même de près, et en tenue légère. Une chose inimaginable sur
une vraie plage ou dans des parcs parisiens. Sur la plage de Deauville ou au
jardin des Tuileries, Monsieur et Madame Dupont ou Durant, c’est-à-dire
des personnes, n’accepteraient pas une telle intrusion dans leur l’intimité. À
Paris-Plage, c’est semble-t-il à des acteurs de Paris-Plage, un statut qui met
de fait entre parenthèses les appartenances de chacun, que les photographes,
amateurs ou non, ont affaire. Ainsi on n’est pas tant photographiés en tant
qu’individus qu’en tant que « Paris-plagistes ».
Reste qu’on joue à la plage et cela dans un endroit qui ne peut précisé-
ment pas être la mer : on est à Paris. Aller à Paris-Plage, c’est aller dans un
lieu qui n’est ni vraiment la plage, ni vraiment la ville. En convoquant ce
qui ne peut pas être Paris, une plage, ne fait-on pas en réalité advenir une
Paris-plage : célébrer un objet absent 207

image de la ville sublimée ? On rend présente une certaine ville en rendant


présent ce qu’elle ne peut, par définition, pas être. Elle est instituée par la
convocation de ce qu’elle ne peut pas être. Paris-Plage fonctionne ainsi sur
le mode de certaines œuvres d’art qui, « sorte de machines à faire voir le
monde », ne s’en abstraient pas mais « nous réexpédient dare-dare dans le
réel » comme le dit le psychanalyste Gérard Wacjman, « mais pour voir,
rendre présent. Même et surtout ce qu’on ne voit pas dans le présent, mais
qui y est. Et jeter ça dans le monde, dans les objets. Nous les jeter aux yeux.
Parfois au visage » (Wacjman 1998 : 24).
L’opération Paris-Plage serait elle aussi de l’ordre de la présentification,
de l’actualisation, en l’occurrence de la ville : jouer à la plage à Paris est une
façon d’instaurer une ville particulière, un nouveau Paris qui ne serait pas
seulement une juxtaposition de quartiers et d’espaces ségrégués mais un
Paris « bon enfant et convivial » selon l’expression consacrée, une ville où
« partout serait à tous ». Ce que certains, journalistes, politiques ou habi-
tants désignent quelquefois sous le terme de « populaire ». À cet égard il est
important que Paris-Plage se tienne au cœur de la ville mais dans un espace
neutre et que l’opération ait une temporalité précise.
Sur le mode de « la ville est à nous », on investirait de manière éphé-
mère tous les lieux, même et surtout les plus insolites et inattendus. Se
profile ainsi un Paris dont on ne serait pas seulement des habitants passifs
et des spectateurs, une ville musée ou une ville décor, mais une ville dont
on serait en quelque sorte les re-découvreurs, une ville qui serait un terri­
toire à reconquérir, un espace dont on aurait à reprendre possession par
le biais d’opérations de détournement et d’occupation ponctuelle. Ces
actions et discours de « réappropriation » feraient de chacun de nous un
spécialiste de la ville. À Paris-Plage où tout le monde photographie tout
le monde et commente les pratiques des uns et des autres, venant « voir
le phénomène », s’inaugure une ville faite d’experts en citadinité. Ainsi,
par l’effet de cette double mise en absence qu’opère Paris-Plage on ne joue
pas seulement la rengaine de 1968 « sous les pavés la plage » mais celle de
2003 « sous le sable la ville ».
Reste que la mise en absence de cet élément doublement symbolique
qu’est la mer (symbole de la mer mais ici symbole aussi de ce que Paris ne
peut pas être autrement que de manière événementielle) existe maintenant
dans la reproduction, et cela à double titre. À Paris l’événement se répète
chaque année, ailleurs il est copié.
À Paris d’abord, Paris-Plage tend à devenir un rendez-vous annuel, faisant
de l’événement singulier un aménagement estival, certes chaque année plus
élaboré, mais attendu. On peut faire l’hypothèse que plus l’événement se
répète, plus il perd son caractère événementiel pour devenir un aménage-
ment urbain éphémère mais régulier. Un peu à la manière de la fermeture
208 Objets et Mémoires

dominicale des quais en faveur des rollers, cyclistes et promeneurs qui,


ayant provoqué les premiers temps l’étonnement voire quelquefois l’ire de
certains automobilistes, devient une habitude. Le détournement des quais
s’est comme institué. D’événement, cet aménagement ponctuel est passé
au statut de promenade du dimanche. En sera-t-il de même pour Paris-
Plage ? La mise en absence de l’objet central de la plage, la mer, peut-elle
conserver sa dynamique événementielle dans la répétition ? On peut en effet
se demander si le jeu autour de l’absence peut être répété, si la répétition de
l’absence n’entraîne pas la destruction du ressort de la mise en absence.
Ailleurs ensuite, Paris-Plage est reproduit. À Budapest c’est à un Buda-
Plage (sic) que les Hongrois ont été conviés. Sur les bords du Danube, du
sable et du gazon, des transats et des serviettes, des enfants en maillot et des
joueurs de ballon. À Toulouse, les bords de la Garonne ont pris aussi leur
air de plage. Entre les villes qui ont pratiqué une vague copie de Paris-Plage
pour se « balnéariser » – comme d’autres tentent de se « végétaliser » – et les
villes qui ont « acheté » le concept pour le faire venir, presque tel quel, sur
leur territoire, Paris-Plage a, pourrait-on penser, perdu son caractère unique.
Depuis que chaque ville peut avoir sa plage, Paris-Plage n’est plus si excep-
tionnel, il ne fait littéralement plus exception. Mais c’est alors occulter le
fait que si Toulouse ou Budapest montent des événements similaires à Paris-
Plage, c’est bien en référence à cette opération singulière qu’est Paris-Plage,
c’est-à-dire cette plage-là dans cette ville-là. Budapest a fait un Buda-Plage
et non un « Budapest-tengerpart ». Si bien qu’on peut faire l’hypothèse que
Paris-Plage reste un événement typiquement parisien, comme la Fête de
la musique s’est exportée en tant que fête parisienne, et à ce titre-là fête
populaire, multiculturelle et conviviale, enfin comme les Nuits blanches
demeureront probablement une fête nocturne dont la singularité est de
mêler art contemporain et espaces parisiens méconnus, interdits ou non
consacrés à l’art. Autant de dispositifs festifs éphémères qui jouent sur des
opérations de détournement de Paris, voire de mise en présence d’un certain
Paris, par des dynamiques de mise en absence de ce qu’est ordinairement
Paris, de suspension esthétique de la ville. Une logique implicite dont on
peut se demander si actuellement, elle ne tendrait pas à devenir une marque
de fabrique de la ville qui garantirait, par sa récurrence événementielle, sa
patrimonialisation à venir. La réussite de Paris-Plage comme celle des Nuits
blanches tiendrait ainsi peut-être au fait que ces manifestations donnent à
voir de manière volontairement éphémère une cité qui créerait les moyens
de sa propre transformation, le temps d’une nuit, d’un été… mais pour
longtemps.
Paris-plage : célébrer un objet absent 209

Bibliographie

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société multiculturelle. Ethnologie d’un espace marchand parisien, Thèse de doctorat
en anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS, sous la direction de Jean
Bazin, 1999.
– « Tati et Barbès : égalité et différence à tous les étages », Ethnologie française, 1, 2005,
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La Pradelle, Michèle de, Les vendredis de Carpentras. Faire son marché en Provence ou
ailleurs, Paris, Fayard, 1996.
– « Quelques remarques à propos de l’anthropologie urbaine », in Anne-Marie
Desdouits et Laurier Turgeon (dir.), Ethnologies francophones de l’Amérique et
d’ailleurs, Québec, Presses de l’Université Laval, 1997, p. 150-159.
– « La ville des anthropologues », in Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body-
Gendrot (dir.), La ville et l’urbanisme. L’état des savoirs, Paris, La Découverte,
2000, p. 45-52
– « Espaces publics, espaces marchands, du marché forain au centre commercial »,
in Cynthia Ghorra-Gobin (dir.), Réinventer le sens de la ville. Les espaces publics à
l’heure globale, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 181-190.
Millet, Catherine, L’art contemporain, Paris, Flammarion, 1997.
Urbain, Jean-Didier, Sur la plage, Paris, Payot, 1995.
Urbanisme, « La ville en fête », 331, juillet-août 2003.
Wacjman, Gérard, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998.
Page laissée blanche intentionnellement
L’indignité de la marchandise

Octave Debary

We excavate a strange jacket from the anonymity of mass memory


and slip our arms into the future .
Lisa Robertson

Mercredi 27 octobre, 10 h 45. Au moment où il s’apprête à sortir du magasin,


un homme est interpellé après son passage à la caisse. Une vendeuse l’exhorte
à rendre la veste qu’il vient de voler. Le ton monte. Elle sollicite une cliente
qui lui confirme être témoin du délit. L’homme sourit et refuse de la rendre :
« C’est la mienne », dit-il calmement. « Appelez la police », murmure une
autre cliente. « C’est impossible », répond la responsable des ventes avant de
lancer d’une voix cassante : « Monsieur, que l’on ne vous revoie plus ici ! »
L’homme repart avec ses quelques achats et une veste.
Étrange situation où la transgression des lois de la société marchande
n’est pas condamnable. Scène de cauchemar pour une vendeuse, témoin
impuissant d’un vol dans son magasin. Nous sommes pourtant en plein
jour, dans un lieu où tout le monde semble respecter les règles d’une société
dans laquelle les marchandises s’échangent contre de l’argent. En tout cas,
tout le monde y joue. Reconstitution de la scène. Cet homme se gare sur
le parking d’un centre d’achat en banlieue de la ville de Québec. Il sort
de sa voiture, se dirige vers le magasin La Commode. Longeant les vitrines
­remplies d’habits et d’objets, il pénètre en passant une double porte mar-
quée des logos des cartes de crédits « Visa Card – Master Card ». Il saisit un
panier, commence à faire ses achats en choisissant des vêtements, en essaie
certains. Arrivé au rayon des vestes, il en saisit une et se dirige directement
vers la caisse. Il paie l’ensemble des marchandises, sauf la veste. La vendeuse
l’interpelle puis le laisse partir… Si la situation semble irrationnelle au regard
de la logique marchande, cet homme n’est pas fou. Il sait qu’il a volé une
veste, que même si on le prenait sur le fait, il pourrait repartir avec. S’agit-il

. « Nous dénichons une curieuse veste qui était enfouie dans l’anonymat de la mémoire
collective et enfilons l’avenir » (Robertson 2003 : 213).
212 Objets et Mémoires

d’une veste magique ? À regarder de près, elle n’est pas comme les autres. Elle
est froissée, elle a déjà été portée, c’est une veste d’occasion marquée d’une
légère usure. C’est le cas de la plupart des objets et vêtements vendus dans
ce magasin. Quel pouvoir contiennent ces objets d’occasion ? Quelle force
protège ceux qui les prennent ?
Venu de France pour mener une enquête ethnographique au Canada à
l’automne 2004, mon projet de recherche portait sur le sens des échanges à
l’intérieur de structures d’aide caritative comme Emmaüs. En référence au
nom de la ville où Jésus est apparu pour la première fois après sa résurrec-
tion, ce mouvement entend redonner une seconde vie à des gens exclus de
la société marchande en leur proposant un travail collectif : récupérer des
objets, meubles et vêtements que des particuliers ne désirent plus conserver
chez eux. Emmaüs appelle aux dons en invoquant un devoir de charité et
d’entraide défini en termes de solidarité sociale. Cette institution se propose
de racheter la dignité des gens à travers le don d’objets et, par ce geste, fonder
une communauté. Ne cherchant pas à produire de bénéfices monétaires,
elle redistribue les gains des ventes à l’intérieur de sa communauté, aidant
matériellement ses membres, offrant à d’autres des objets ou des vêtements.
Fondée par l’abbé Pierre en 1954 (initiée dès 1949) en France, Emmaüs s’est
développée à travers le monde dans 41 pays. D’un point de vue anthropo­
logique, il s’agissait de comprendre comment ce travail de récupération
repose sur une symétrie dans le traitement qu’il réserve aux objets récu-
pérés et aux personnes auxquelles ils sont destinés (vendeurs comme ache-
teurs). Et par là, analyser l’analogie entre des « restes d’objets » et des « restes
­d’humains ». Comme le note Gérard Bertolini, « le mouvement Emmaüs
vise une double récupération : celle de dons, d’objets de brocante et de maté-
riaux recyclables, et celle d’hommes en marge de la société, sinon considérés
par d’autres comme irrécupérables » (1999 : 44). Si cette enquête s’intéresse
à la relation entre la transmission d’objets et la transmission d’histoires, elle
porte également sur des personnes dont on ne raconte pas souvent l’histoire.
Reléguée ou oubliée, leur histoire engage des formes différenciées de travail
de mémoire qui échappent aux hauts lieux d’une mémoire officielle (Nora
1984). La perspective d’une déhiérarchisation de l’histoire me conduit à
travailler sur des objets abîmés ou cassés. C’est dans l’écart entre la notion
d’objet plein et ses failles, ses cassures, que se situe la problématique de
la mémoire. M’intéressant à des formes de mémoires délocalisées, parfois
sans lieu (Debary 2002) ou condamnées au nomadisme (Debary et Tellier
2004), j’accueille la discordance de l’objet comme une des raisons du travail
de mémoire. Pour reprendre l’idée de Paul Ricœur, la mémoire n’est pas
synonyme d’une histoire vérifiée (2000 : 306), retrouvée, qui se laisserait
contempler dans des objets devenus les symboles d’une réconciliation avec
l’histoire. Le travail de mémoire a lieu dans un entre-deux de l’histoire,
L’indignité de la marchandise 213

dans ce qui reste et ce qui résiste à la disparition. J’interroge la valeur et le


devenir du reste en partant de l’hypothèse qu’il peut être considéré comme
le lieu du témoignage (Agamben 1999). Dans l’usage qu’une société fait
de ses restes, des plus glorieux aux plus pauvres, elle définit sa manière
de traiter son passé. La question de la réutilisation des restes de l’histoire
rejoint celle du devoir de mémoire : quel destin donner aux objets en fin
de vie ? L’art d’accommoder les restes, comme promesse d’un devenir autre
de l’objet, est un moment biographique où se signe une nouvelle valeur.
Pour reprendre la question de Kopytoff : « Comment une chose utilisée
change avec son âge et que lui arrive-t-il quand elle atteint le seuil de la
fin de sa valeur d’usage ? » (1986 : 67).
Les objets en fin de vie peuvent connaître plusieurs destins comme celui
d’être transformés en patrimoine, d’entrer au musée, au garage ou au grenier,
voire d’être mis au rebut. Aux différentes formes de relégation comme la des-
truction, le recyclage, l’héritage ou la vente, le don d’objets usagés à des maga-
sins constitue une forme spécifique de débarras. À travers ce terrain, il s’agit de
comprendre comment l’histoire de « gens de peu » (Hyvernaud 2002 : 206)
s’inscrit, en miroir, dans l’usage qu’ils font d’objets usés par la vie.

Recyclages

À la différence d’Emmaüs, La Commode fait partie de magasins qui se sont


créés à partir de 1996 au Québec sous la dénomination de « ressourceries».
Cette marque de commerce appartient au « réseau des ressourceries du
Québec » et compte aujourd’hui vingt-huit enseignes dans la Province.
Elle s’est également développée en France, Belgique, Amérique Latine et
en Afrique. Ces magasins ont pour mission de collecter des objets et des
vêtements usagés, de les trier, de les réparer pour ensuite les revendre. Ces
structures proposent à des gens une réintégration sociale en justifiant que
leur rachat passe par la possibilité offerte à certains de travailler et à d’autres
d’acheter des marchandises. La dignité retrouvée des individus est placée dans
la valeur marchande. La Commode vend des objets usagés et, à la différence
d’une structure comme Emmaüs, se refuse à les donner. La charte qui définit
les fonctions des ressourceries signale qu’elles participent aux développements
de l’environnement, de l’activité sociale et de l’économie. Il s’agit de refaire de
la valeur à partir de ce qui reste. L’alchimie écologique est justifiée par le sen-
timent d’un gâchis des biens, souvent jetés alors qu’ils peuvent encore servir.
Contre l’encombrement et la suraccumulation, l’engagement écologique se

. Pour une présentation d’Emmaüs on pourra se référer à Fabrice Liégard (2004).


214 Objets et Mémoires

redouble d’une mission sociale visant à redonner une valeur à des gens qui
l’ont perdue ou que la société de consommation ne désire pas employer. Ces
magasins combattent l’ensemble des stigmates de la société marchande en
luttant contre le gaspillage (mission environnementale), les inégalités face
au pouvoir d’achat (mission sociale) et contre les exclusions du marché du
travail (mission économique). Pour ce faire, ils « collectent », « mettent en
valeur », « en marché » et « sensibilisent à l’environnement ». En appelant à
la discipline et à la conscience civique des consommateurs (des donneurs),
ces structures cherchent à compenser les dysfonctionnements d’un système
productif. Savoir lier ces trois missions reste un des enjeux identitaires des
ressourceries. Elles condamnent les autres structures sans mission écologique
ou sociale. La multinationale américaine Value Village (appelée également
Savers aux États-Unis et dont l’un des deux cents magasins est installé à
quelques centaines de mètres de La Commode) constitue leur cible privi-
légiée. Ce magasin de vêtements et d’objets d’occasion n’aspirerait qu’à un
seul but, récupérer des biens pour ensuite les revendre et « seulement faire de
l’argent ». « Entre nous », précise un responsable du réseau des ressourceries
du Québec, « on les appelle le village des voleurs ». Si le but des ressourceries
est également de devenir à terme une entreprise capable d’autofinancement
(après une aide gouvernementale, de cinq années en ce qui concerne La
Commode dont le chiffre d’affaires dépasse le million de dollars), leur poli-
tique de recyclage vise autant les biens que les gens. Par la requalification des
premiers, on entend requalifier les seconds. C’est à La Commode que revient
de réemployer des objets et des personnes pour leur redonner une valeur, les
« ressourcer ». Ce travail de requalification des objets permet à des exclus de
la consommation de devenir des consommateurs et à des personnes exclues
du marché du travail de devenir des employés par l’embauche de gens sans
emploi ou abîmés – déficients intellectuels – (chacun est payé et respecte
les règles du travail et ses horaires, l’entreprise compte 35 employés). Quoi
de plus normal pour un magasin ? L’enjeu est précisément là, retrouver une
normalité et, à cette fin, parvenir à accomplir la mise en scène d’un véritable
travail de transformation des objets usagés en objets marchands, autrement
dit, réinventer une scène marchande à partir du commerce de ses restes.
L’emplacement du magasin est lui-même marqué par le recyclage de la
société marchande. Il s’est ouvert en octobre 2000 à l’entrée de Beauport, à
l’est de la ville de Québec, dans l’aile gauche d’un centre d’achat (Wal-Mart)
qui a fait faillite. L’ancienne zone commerçante des Galeries Sainte-Anne
était la première grande galerie marchande de la ville. Une affiche installée
sur la devanture du magasin signale : « La Commode 20 000 pieds carrés.
Vêtements-jouets-meubles ». La spécificité de l’occasion et la politique des
bas prix ne sont pas annoncées. Ce silence permet de présenter La Commode
comme un magasin parmi d’autres. De plus, précise son directeur, « comme
L’indignité de la marchandise 215

ça, les gens peuvent voir que ce n’est pas fermé ». Il faut signifier une pré-
sence, afficher l’existence d’un commerce dans une zone marquée par la
faillite et l’absence. En me rendant une fois en taxi sur les lieux et après avoir
demandé « La Commode, à l’entrée de Beauport… », le chauffeur ne connais-
sant pas, j’ai précisé « les Galeries Sainte-Anne ». Il m’a répondu : « C’est pas
possible, c’est fermé. Si vous voulez magasiner, il faut aller place Laurier… »
L’absence de lisibilité de la destination conduit à choisir l’adresse ou le nom
d’un magasin à proximité. Des anciennes Galeries, demeure un parking de
plus de 1 000 places sur lequel dix à quinze voitures sont garées durant la
semaine. Les voûtes de l’ancien centre d’achat sont jonchées de déjections
de pigeons, le plafond s’écroule lentement. Le vide du parking permet aux
ambulanciers de la ville de faire des exercices de sauvetage. D’autres per-
sonnes viennent apprendre à conduire. Le vide est lui aussi recyclé. À côté
de La Commode se sont installés deux autres commerces, « Le vélo vert »
(magasin de vélos d’occasion) et « Le grand bazar », un marché aux puces
ouvert le samedi et le dimanche. Le week-end, près de 300 personnes s’y
rendent, flânent et achètent dans ce centre d’achat recyclé qui ambitionne
un jour de devenir le plus grand centre commercial « entièrement vert », ne
proposant que des biens d’occasion.
Recommandé par une connaissance locale, je me suis présenté un matin
au directeur de La Commode pour m’y faire engager. Sa conviction dans
l’éthique des ressourceries, comme la perspective du travail que je pouvais
fournir (à titre bénévole) ont suffi à me donner une place durant le mois
de septembre 2004, après que je lui ai expliqué mon projet de recherche.
Occupant une posture participative de choix, nous nous mîmes d’accord
sur le fait que je pouvais changer de poste de travail tous les trois jours,
me permettant ainsi d’étudier le fonctionnement de la ressourcerie dans sa
globalité. À l’exception des bureaux et de la comptabilité, j’ai pu occuper
l’ensemble des postes de travail, du ramassage au tri, jusqu’à la vente en
magasin. Mon texte se propose de décrire les différents stades de ce pro-
cessus : le ramassage, le déchargement, le tri, la réparation, la fixation du
prix, la mise en magasin et enfin la vente.

. Cette aide reste relative comme ne manqua pas de le prévoir le directeur, m’informant
au passage « qu’ici ce n’est pas comme à l’université, on travaille vraiment ! ». Je profite
de ce mot pour le remercier, ainsi que toutes les autres personnes de La Commode qui
m’ont accueilli et avec lesquelles j’ai pu « vraiment travailler ».
216 Objets et Mémoires

La requalification marchande des restes

Le premier poste de travail par lequel s’accomplit l’opération de transfor-


mation des objets et vêtements usagés en de nouvelles marchandises est
le ramassage. Il s’effectue dans l’ensemble de la ville de Québec où sont
disposés une vingtaine de bacs de dépôt. Ces bacs métalliques estampillés
La Commode sont majoritairement installés à proximité de centres d’achats,
invitant les particuliers aux dons. Le taux de remplissage s’est révélé meilleur
en mobilisant les donneurs dans leur identité de consommateurs. Avant de
faire leurs courses, la justification par une redistribution et un partage aussi
bien économique, social, qu’écologique, s’avère efficace. De ce point de vue,
les dons peuvent être considérés autant comme des contre-dons que comme
des formes de débarras. Les bacs ne sont pas installés aux entrées des centres
d’achats mais sur leur parking, à côté d’autres bacs servant de poubelles
(réservées au recyclage du verre, du carton et du papier). Leur isolement
permet un dépôt rapide et anonyme. Lorsqu’on tire sur leur poignée, une
palette s’ouvre puis se referme pour laisser tomber les objets. Personne ne
vient estimer ce que vous y déposez et ainsi vous ne vous sentez pas jugé. Il
arrive parfois qu’on y retrouve des objets à l’état de déchets. Hésitant sur la
possibilité qu’ils soient récupérables, certains préfèrent les laisser à côté du
bac, ne souhaitant pas les mélanger aux autres dons. Comme l’explique un
des membres du ramassage, « des gens s’en servent comme de poubelles, ils
n’osent pas mettre leurs déchets dedans alors ils les laissent à côté ». Cette
utilisation, comme la possibilité d’un remplissage du bac, conduit à la néces-
sité de venir régulièrement les vider afin que l’emplacement ne soit pas assi-
milé à une déchetterie. Le service de débarras a ainsi été étendu, la direction
de La Commode s’engageant auprès des centres d’achats à prendre en charge
le service de nettoyage autour des bacs. Le soin apporté aux bacs invite à des
dépôts de meilleure qualité. Si les bacs étaient négligés, laissés aux surplus,
voire aux déchets, la qualité des objets laissés serait moindre. La propreté
des bacs et leur nettoyage rappellent aux donneurs que La Commode trie et
prend soin de choses qui ne peuvent se confondre avec des déchets.
Selon les quantités collectées, chaque matinée permet de vider une dizaine
de bacs et de remplir la camionnette de ramassage. De bac en bac, l’opération
se répète. La camionnette blanche se gare au plus près du bac. La distance
qui les sépare se réduit à l’ouverture des portes et diminue ainsi les gestes à
faire. Avant d’ouvrir le cadenas du conteneur, on lui donne parfois un coup
de pied pour estimer à sa résonance l’importance de son remplissage. Son
ouverture est comparable à la promesse d’une récolte. D’ailleurs, faire le
ramassage se dit « partir à la cueillette ». La plupart du temps, on découvre
à l’intérieur des entassements de sacs plastique, parfois peu (deux ou trois),
parfois nombreux (jusqu’à vingt ou trente). Les objets et les vêtements sont
L’indignité de la marchandise 217

recouverts, ce qui rend difficile de deviner au premier coup d’œil leur qua-
lité. N’ouvrant jamais les sacs sur place, on ne sait pas ce que l’on récupère.
Cette invisibilité provoque un questionnement : sommes-nous en train de
ramasser des déchets ou de collecter des choses de valeur ? Les objets sont-
ils déjà morts ? Ces dépôts sont des restes, souvent proches d’être assimilés
à des poubelles. Ils se présentent recouverts d’un sac. Comme tout corps
défunt, ils sont cachés. On attrape les sacs, fermant ceux qui ne l’étaient pas
pour éviter que leur contenu ne se déverse. Se les passant de main en main,
on les transfère dans la camionnette pour les conduire à grande vitesse vers
La Commode. Là-bas, portés par une promesse de résurrection, ils seront pris
en charge par une équipe qui jugera leur état.
La camionnette s’engage dans l’entrée du hall arrière du magasin puis se
gare. Le déchargement s’effectue aussitôt. La sortie des sacs s’accompagne
d’un premier tri. En attrapant les sacs fermés, il faut deviner la nature de
leur contenu et les trier en fonction des trois grandes catégories de choses
vendues dans le magasin : objets divers (appelés « gugusses »), chaussures
et vêtements (ces derniers représentent près de 85 % des dons). Les sacs
de vêtements sont lancés sur une pile qui atteint plus d’une centaine de
sacs. L’opération demande une certaine adresse puisqu’il arrive qu’une fois
en haut de la pile d’environ 4 à 5 mètres, le sac retombe et se retrouve aux
pieds de celui qui l’a lancé. Ce geste, dont la raison technique correspond à
une répartition du stockage, est comparable à un premier réveil de l’objet.
D’une manière générale, tout le processus de travail dans la ressourcerie vise
à la remise en état des objets en tant que marchandise. L’objet que l’on a
récupéré va être jugé : possède-t-il encore une valeur marchande ? Celle-ci
est indexée sur sa valeur d’usage. Dans la ressourcerie, la valeur d’usage se
fonde sur la fonctionnalité. Elle fournit par la suite la valeur d’échange,
autrement dit, le prix de l’objet. Toute marchandise hors d’usage est écartée
du magasin.
Chaque grande section de tri organise sa propre évaluation. Dans le
prolongement du hall de déchargement, l’espace de tri des sacs est divisé
entre la partie consacrée aux vêtements, celle dévolue aux chaussures et
une dernière consacrée aux objets. Le tri des vêtements est pris en charge
par quatre femmes qui récupèrent les sacs dans de grands chariots. Elles
les saisissent et les ouvrent sur une table. Chaque jour, elles récupèrent
des centaines de pantalons, chemises, tee-shirts, des dizaines de robes,
jupes, blousons, manteaux, vestes, quelques pyjamas et sous-vêtements…
Aucune catégorie de vêtement n’est absente. Leur affluence et leur genre

. Si la rapidité d’exécution du travail ne facilite pas non plus cette expertise, l’état des sacs
et la régularité de leur forme (indiquant le pli et le soin portés aux vêtements) laissent
deviner à celui qui sait les lire la qualité de leur contenu.
218 Objets et Mémoires

dépendent essentiellement des saisons (en particulier de l’hiver et de l’été).


La plupart arrivent usés, abîmés, déformés, en fin de valeur d’usage, par-
ticulièrement les vêtements d’hommes et, dans une moindre mesure, ceux
des femmes. Les changements réguliers de tailles expliquent que les habits
d’enfants (pantalons, tee-shirts et pulls, blousons, gants…) sont les moins
usés. Il arrive de récupérer des vêtements à peine portés que des particuliers
ne souhaitaient ni garder, ni jeter. D’autres fois, on trouve des pièces neuves
provenant d’une fin de série invendue d’un magasin. La présence de l’en-
semble de ces vêtements est justifiée par un débarras de ce que la société de
consommation ne désire plus utiliser ni conserver.
À l’ouverture des sacs, les éventuels objets présents au milieu des vête-
ments se voient réorientés dans un bac qui est conduit à la salle de tri des
objets. L’évaluation de la valeur d’usage des vêtements est exécutée avec
rapidité. Elle consiste à le déplier dans toute sa hauteur, jugeant le maintien
de sa forme et de ses éventuels défauts (taches, trous, déchirures). On vérifie
ensuite les coutures, sous les bras pour les pulls et tee-shirts, au niveau des
fermetures et des boutons pour les pantalons, robes, jupes, manteaux et
blousons. Lorsque des habits sont jugés hors d’usage et donc invendables, ils
sont envoyés à la poubelle. Si leur valeur d’usage est incertaine, ne relevant
ni de la vente ni du déchet, ils se voient orientés vers un autre avenir, un
autre hall, appelé « Exportation ». Là, des milliers de vêtements sont entassés
et mélangés, attendant d’être mis en « ballots » par une machine qui per-
mettra leur stockage et leur transport. Ils seront vendus au poids avant d’être
envoyés en Afrique où ils seront revendus (à la pièce) sur des marchés.
Le nombre de dons comme celui des ventes est assez important pour
qu’un vêtement en bon état mais nécessitant une retouche (un bouton man-
quant à une veste, une légère déchirure à un ourlet…) soit écarté des ventes.
La réparation des vêtements n’est plus assez rentable. La dernière couturière
venait d’être licenciée au moment où je commençais à travailler. La seule
remise en forme accordée à certains vêtements est le repassage pour les che-
mises, les robes et certains pantalons. Même si une salle de lavage équipée
d’une dizaine de machines existe, aucun vêtement n’est lavé. Comme l’ex-
plique un membre de l’équipe, « on a arrêté de les laver parce que même si
c’est propre, les gens relavent automatiquement chez eux, donc ça ne sert à
rien ». Dans le prolongement de la salle de tri des habits, les chaussures sont
stockées, triées, nettoyées puis cirées.
La valeur d’usage des vêtements comme celle des objets (qui détermi-
nera leur mise en vente dans le magasin) repose moins sur un dispositif
de réparation que d’évaluation. Pour ce faire, la compétence de l’ensemble
des trieurs passe par des stratégies d’incorporation de la valeur d’usage des
choses. Il faut littéralement se mettre à la place de l’objet pour évaluer son
état. Certains vêtements sont essayés dans la salle de tri, on juge de leur
L’indignité de la marchandise 219

tenue en les portant. Ailleurs, on engage un véritable dialogue avec eux,


cherchant à savoir s’ils sont toujours capables de « parler », si telle était leur
fonction. C’est le cas des objets électroniques ou électriques comme les
radios, téléviseurs, tourne-disques… Seuls ces objets sont susceptibles d’être
réparés après vérification de leur fonctionnement (branchement, change-
ment de piles), car leur plus-value est plus importante que celle des vête-
ments. Dans la salle qui leur est consacrée, les objets électroniques en tous
genres se mélangent aux jouets d’enfants. S’il arrive aux trieurs d’échanger
quelques souvenirs d’enfance à la vue d’un vieux jouet, l’une des trieuses,
avec humour, questionne régulièrement les poupées auxquelles elle est censée
redonner la parole après avoir changé leurs piles : « Bon, dis-moi ce que tu
faisais avant dans la vie ? » Lorsque la poupée répond, elle gagne le bac des
ventes pour poursuivre sa carrière.
À quelques pas, sous la direction d’une aide, des déficients intellectuels
s’installent l’après-midi pour vérifier l’état de certains objets. Ils les ins-
pectent, en nettoient certains, vérifient si des puzzles sont complets… J’ai
travaillé un jour avec l’un d’entre eux. Nous nous sommes occupés des
skis. Refaisant des familles défaites de bâtons, nous avons vérifié l’usure des
carres, passé un coup de chiffon sur les skis, revissé leurs fixations, pour
enfin les installer dans un chariot prêt à les mettre en magasin.
À côté d’eux, deux personnes s’occupent des objets d’intérieur. Certains
sont en grand nombre (vaisselle, verres, couteaux, fourchettes, saladiers,
panières). Ne représentant qu’une faible partie des ventes, ils peuvent être
triés en fonction de leur état d’usage mais aussi de leur rareté. Si la fonction
de certains objets est difficilement reconnaissable, on les envoie au rayon
des décorations. La fonction esthétique est un recours possible à l’absence
de discernement de leur usage.
Dans les salles de tri, l’ultime stade d’évaluation des choses est la fixation
de leur prix. Une fois choisies pour la vente et nettoyées pour certaines, elles
reçoivent un prix affiché et écrit à la main sur une étiquette nouée autour
d’elles. C’est aux personnes qui trient que revient ce travail. En plus de leur
participation à la requalification des choses, les employés, en attribuant un
prix, affirment leur autorité et leur connaissance de la valeur des choses. La
valeur est déterminée par une mise à l’épreuve qui consiste, pour une chose,
à être vendue au prix le plus élevé. Par la circulation de l’information et des
personnes entre les salles de tri et la salle des ventes, chacun apprend au fur
et à mesure à quel prix les choses sont ou non vendues, « partent ou non ».
Les prix sont fixes. Comme pour les prix des marchandises neuves, on refuse
aux clients le droit de les négocier. La décision du magasin et à travers elle,
celle du marché, fait autorité (même s’il arrive à des clients de négocier,
expliquant qu’un objet usagé ne peut être vendu de la même manière qu’un
objet neuf ). Si les prix pratiqués à La Commode sont inférieurs à ceux des
220 Objets et Mémoires

magasins de neuf (une chemise s’y vend en moyenne entre 3 et 5 dollars,


2 à 3 euros), plus un objet est vendu à un prix élevé, plus celui qui s’en est
occupé (en le triant et en fixant son prix) s’en trouve valorisé. J’ai pu en
faire l’expérience en travaillant dans la salle de tri des objets. Après les avoirs
triés (les orientant vers la vente, l’exportation ou la poubelle), il faut les
préparer (nettoyage sommaire et classement par genre) avant de leur donner
un prix. Après plusieurs jours, autant par jeu que mise à l’épreuve de ma
connaissance des choses (de leur valeur), on m’a invité à fixer les prix. Ma
première attitude a été de ne pas dévaloriser des objets auxquels je venais
de reconnaître une valeur d’usage. J’ai ainsi commencé par donner des prix
trop élevés, m’a-t-on expliqué. Après quelque temps, mes prix se sont ajustés
et ont été validés. En fin de journée, au moment de quitter son poste, on
peut aller vérifier si « ses » objets ont été vendus. Leur absence dans les
rayons témoigne de la justesse de l’évaluation.
S’il arrive aux trieurs de désirer acquérir un objet ou un vêtement, il
est rare de pouvoir le faire directement (hormis quelques petits objets à
certaines périodes de l’année, comme lors des fêtes de Noël). Le respect des
fonctions et le professionnalisme sont de mise. Sans l’interdire, la direction
a limité cette pratique. Lorsqu’elle est autorisée, elle assure une vente et
donne le sentiment au personnel qu’on lui accorde un traitement privilégié.
En restant exceptionnelle, elle permet d’éviter un commerce parallèle en
faisant des employés les premiers acheteurs (réellement ou dans l’esprit des
clients de La Commode). La règle est de mettre tous les objets en vente. Si
en fin de journée, l’objet est toujours en rayon, on demande au directeur la
permission de l’acheter. Ainsi, pour reprendre les mots du directeur : « On
laisse d’abord sa chance au client. »

De la vente au rachat

Une fois les prix affichés, on dispose les vêtements sur des cintres suspendus
à des portants et les objets sur des chariots. Ils sont prêts à être mis en vente
dans le magasin. Leur sortie correspond soit à un besoin de réapprovisionne-
ment du stock, soit au renouvellement d’invendus. La mise en rayon répond
à deux critères. Elle consiste à les installer sans laisser de vide, sans non
plus encombrer ou surcharger les rayons. Dans le miroir dressé entre des
marchandises et des acheteurs peu fortunés ou pauvres, la ressourcerie s’em-
ploie à ne pas signifier le manque. Les rayons doivent être remplis afin de
mettre en scène la possibilité du choix, voire l’opulence. S’il arrive que des
rayons ne puissent pas être réapprovisionnés dans la journée, on s’arrange
pour espacer suffisamment les articles entre eux afin que le manque ne soit
pas visible. Pour autant, les mises en rayon sont limitées à une présentation
L’indignité de la marchandise 221

qui congédie toute impression de surplus. Il s’agit d’une vente et non d’un
débarras. Certains portants prêts à la vente peuvent rester plusieurs jours
dans l’arrière-boutique si le rayon est déjà plein. On accorde à tout objet une
chance de vente limitée à quatre semaines. Le contrôle du temps s’effectue
par la date que l’on a inscrite à côté du prix lors de la mise en magasin. En
renouvelant ainsi les produits, on invite les clients à revenir régulièrement
au magasin. Si au bout de cette première période de vente un vêtement
n’est pas acheté, on le solde dans un espace réservé aux « promotions ».
Comme l’explique une vendeuse : « ici on les passe dans ce que l’on appelle
la seconde vie ». Cette seconde chance se traduit par l’assignation d’un prix
inférieur au premier. S’il n’est toujours pas repris après deux semaines, il
rejoint alors le hall de « l’exportation ». À ce stade de déqualification, c’est
le poids du vêtement qui lui donne son prix.
Le classement des vêtements se fait par genre et fonction en suivant le
modèle des magasins de neuf. Le magasin propose plusieurs sections : « Pour
lui », « Pour elle », « Juniors », « Enfants », « Pour s’accommoder » (vaisselle
et jouets), « Sport », « Chaussures à son pied », « Literie », « Meubles » et
« Peinture ». Un rayon est réservé à des produits sélectionnés : « On se dis-
tingue ». Le dispositif de confort des grands magasins est présent. Les clients
disposent de cabines d’essayage, de toilettes, d’un salon de repos et un espace
de jeux est réservé aux enfants.
La présence de vêtements neufs (liée au dépôt d’invendus dans les bacs ou
au rachat d’une fin de série par La Commode) se traduit par la mise en vente
régulière de petites séries (allant jusqu’à 30 ou 50 pièces). Leur importance
ne se mesure pas à leur quantité mais au rapport qualitatif qu’ils ­induisent.
Ils permettent l’identification du magasin à un lieu où l’on peut égale-
ment acheter des produits neufs. Selon le directeur, « beaucoup de gens
se ­donnent le droit de venir ici parce qu’ils savent que l’on peut trouver
des choses neuves, sans ça, certains seraient gênés, pas pour eux mais dans
le regard des autres ». Les vendeurs disposent quelques vêtements neufs
au milieu des occasions, permettant ainsi, sinon de faire oublier l’usagé,
au moins de le mélanger. Si un stock de vêtements neufs est disponible
(comme une série de tee-shirts ou des manteaux, souvent identiques en
tailles et en couleurs), on organise un rayon spécifique, visible à l’entrée
du magasin. Si le nombre de pièces est trop important, on ne les sort pas
toutes, organisant une rareté qui doit faire penser aux clients que même
le neuf est à saisir, à acheter rapidement.
Cette logique du mélange (l’absence de tri signifié entre le neuf et l’usagé)
se retrouve au niveau de la quantité des marchandises. La Commode applique
un principe de mise en rayon proche de celui des magasins de déstockage. Il
repose sur la mise en scène d’une absence partielle de tri. Ce désordre relatif
des marchandises permet de présenter la transaction marchande sous le jour
222 Objets et Mémoires

d’une égalité généralisée entre les partenaires de l’échange. On retrouve cou-


ramment cette logique dans les magasins de surplus, les marchés forains,
les vide-greniers ou les ventes de garage. Elle permet au client de penser
qu’il peut faire des affaires ou des trouvailles. Il fouille pour chercher la
qualité de certaines pièces que lui seul peut retrouver en continuant le
tri. La pratique du tri fait office de choix. Lorsque les vêtements sont
trop triés, les clients pensent qu’ils pourront trouver des pièces rares. Le
plaisir de la trouvaille implique le sentiment de découvrir quelque chose
dont la valeur aurait échappé au vendeur. À La Commode, ce principe est
mis en équilibre par l’exigence que la vente ne puisse être identifiée à un
débarras. On signifie à la fois la qualité (un tri préalable) en même temps
que l’absence de tri (une accumulation partielle), justifiant le besoin et la
possibilité de chercher.
Les classements des habits se font par genres (homme, femme), par âges
(adulte, junior et enfant) et, à l’intérieur de chaque grande section, par
sortes (chemise, tee-shirt, pull, pantalon, jupe, manteau, vêtement de
nuit…). À défaut de séries (le magasin comptant essentiellement des pièces
uniques), la présentation des vêtements pallie ce manque en les rassemblant
également par tailles et par couleurs. Chaque vendeur doit constituer des
« familles ». Il se crée ainsi une parenté entre des choses uniques. Cherchant
à reproduire le modèle des magasins de neuf, ce classement permet de dési-
gner un mode de sélection qui vise à passer sous silence le premier critère à
partir duquel ces vêtements et ces objets ont été triés, leur valeur d’usage.
Toute chose présente dans le magasin est censée être en état de fonctionner,
avoir le statut de marchandise. Le classement par fonction et par taille invite
les clients à penser que ce qui fait autorité dans leur choix dépend seulement
de ces deux critères et non de l’état d’usure des choses. Dans le rayon des
chaussures, il suffit de trouver une « chaussure à son pied ».
Pour accentuer cette ressemblance avec les magasins de neuf, La Commode
s’est dotée de quatre vitrines dans lesquelles des objets sont mis en situa-
tion. Elles affichent les mêmes opérations que celles jouées à l’intérieur
du magasin. L’usagé se mélange au neuf et garantit qu’il est en état d’être
utilisé : des patins à roulettes sont posés dans un cageot en bois avec de la
paille, des pinceaux neufs s’exposent dans leur emballage d’origine. Un
petit salon est reconstitué avec un fauteuil, une lampe, un coussin et des
fleurs. Les horaires du magasin sont les mêmes que pour des boutiques
de neuf. Sur la porte d’entrée, au-dessus de l’autocollant indiquant que

. Si sur les marchés forains se développe « une interconnaissance généralisée, aussi joyeuse
que feinte » (de La Pradelle 1996 : 19), « l’ethos des ventes de garage, comme l’affirme
Herrman, inclut une amitié généralisée et surtout un égalitarisme, amenant des acheteurs
et des vendeurs de différentes origines à des contacts informels » (2003 : 240).
L’indignité de la marchandise 223

les cartes de crédit sont acceptées, on signale que l’établissement est pro-
tégé par une alarme. Ce dispositif témoigne de la valeur des biens présents
dans le magasin.
À l’entrée du magasin, des paniers et des chariots sont à disposition. Une
musique d’ambiance est diffusée en permanence. Le choix de la station
s’est fait sur le modèle des autres centres d’achats. La musique est régu-
lièrement entrecoupée d’appels au micro demandant « la responsable des
ventes à la caisse ». On avertit également les consommateurs des dernières
promotions : « Spécial veste homme-femme : deux pour le prix d’une. Merci
et bon magasinage », « rabais, portant à 50 % ou 25 % »... Les annonces pré-
viennent d’une vente exceptionnelle limitée dans le temps. Cette pratique
permet de présenter l’acte d’achat promotionnel de l’usagé sur le modèle du
neuf. Il faut saisir les promotions de l’usagé aussi rapidement que n’importe
quelle promotion de marchandises neuves. Le comportement des clients
se construit symétriquement au processus de requalification des marchan-
dises. Le magasin traitant l’usagé sur le modèle du neuf, les acheteurs se
comportent comme des consommateurs à l’intérieur d’un magasin de neuf.
Ils exigent des biens de consommation, pas des restes. Ils n’hésitent pas à
demander des conseils aux vendeurs (souvent sur les tailles). La caractéris-
tique de ce type de magasin étant de proposer des exemplaires uniques, la
présence de cabines d’essayage (avec des miroirs à l’intérieur) est de ce point
de vue importante. Elle permet aux clients de pouvoir essayer, sans être vus,
des vêtements que l’usure a souvent déformés. On ne peut se fier simple-
ment à la taille annoncée. Le vêtement se trouve souvent agrandi.
La majorité des gens qui se rendent à La Commode le font pour des rai-
sons financières. Mais leur exclusion d’autres lieux d’approvisionnement,
liée à un faible capital économique, ne fait pas d’eux les seuls clients. Une
autre clientèle s’y rend pour pouvoir acheter quelques pièces de marques,
« des griffes », inaccessibles pour eux à l’état neuf. Sur plus de trois cents
chemises en moyenne en rayon, on en trouve (en cherchant) une petite
dizaine signées des marques Cardin, Cerruti ou Boss. La consommation de
luxe devient accessible à prix d’occasion. Le magasin a créé un rayon par-
ticulier réservé à certains de ces produits, appelé « On se distingue ». Ici, le
niveau des prix est plus élevé. Il arrive également à cette même clientèle de
lier cette pratique à celle d’un détournement esthétique. Certains vêtements
passés de mode (vieilles parkas), usés (jeans) ou destinés à des fonctions
publicitaires (tee-shirt « Shell ») ou au travail (bleu de travail) sont prisés
et achetés comme des vêtements « à la mode ». Le refus du neuf comme
l’amour de l’usagé se justifient par des signes (détournements fonctionnels)
ou des défauts (usures), considérés comme des qualités. Cette clientèle pré-
fère acheter moins cher mais aussi des vêtements qui capitalisent une his-
toire, acquise en « seconde main ». La limite de ce transfert se pose souvent
224 Objets et Mémoires

en termes d’hygiène. Jusqu’à quel point peut-on porter des vêtements autres
(altérés) et se mettre à la place des autres (du premier propriétaire) ? Si les
sous-vêtements sont d’emblée écartés de la vente, des clients considèrent
qu’il est impensable d’utiliser d’autres catégories de vêtements usagés. Dans
ce cas, les limites de l’hygiène reposent sur une géographie subjective de
l’intime. Comme l’explique un client, « je peux tout acheter d’occasion sauf
les chaussures, même de qualité. J’imagine mal mettre mes pieds dans les
chaussures d’un autre ». Pour une cliente, c’est le partage des draps qu’elle
refuse, « bon ici il faut trier, mais je ne vais jamais chercher le linge de
maison, les draps. On ne sait jamais ce qu’ont fait les gens avec ».
Le fait de construire un mode d’échange fondé sur la requalification
marchande des choses, conduit les clients à exiger des biens dont les qua-
lités relèvent du fonctionnel mais aussi de l’esthétique. Un couple discute
d’un canapé. Le litige porte sur le critère déterminant dans l’achat. Pour la
femme, il s’agit d’acquérir un canapé dont elle évalue la fonctionnalité. De
ce point de vue, l’objet est en bon état. Mais au-delà de cette valeur d’usage,
l’homme remet en cause son esthétique. Sa couleur est passée à cause de son
ancienneté : « Je ne vois pas l’intérêt, il est aussi vieux que le nôtre. En plus,
il est blanc, bleu, tacheté, on ne sait même plus de quelle couleur il est ! » La
femme réplique aussitôt : « Il est blanc cassé, c’est ça sa couleur. »
Cette tension dans la lecture de la valeur des choses est au cœur du pro-
cessus de requalification en jeu dans la ressourcerie. Il faut réussir la transfor-
mation d’objets d’occasion en de nouvelles marchandises. Cette opération
conduit à exclure du lieu de vente le dépôt d’objets ou de vêtements usagés.
Régulièrement, certaines personnes qui ne connaissent pas les règles du
magasin s’y rendent pour y faire des achats et profitent de leur venue pour
apporter des objets et des habits afin de les donner. Sacs à la main, à leur
entrée dans le magasin, on vient leur expliquer qu’il faut déposer ailleurs
leurs dons : « C’est un espace réservé aux ventes ici. Nous ne mélangeons
pas les choses. » Il faut séparer les dons des objets réinvestis, car le travail de
transformation de la ressourcerie consiste en une différenciation des deux.
Dans cette perspective, on a installé à l’extérieur du magasin un bac de
récupération qui permet moins de récupérer les dons que de les séparer des
marchandises à vendre.
Quelle que soit la motivation première de l’achat, le plaisir de « maga-
siner » à La Commode repose sur la possibilité de multiplier les acquisitions.
Ce qui n’est pas permis à l’ensemble des clients dans des magasins de neuf
peut ici se faire. Cette compensation vient dire ce dont ces acheteurs souf-
frent : se sentir exclus de la consommation, exclus par les objets. Alors, on
les accumule, on les collectionne. Comme le confie une cliente dont le
chariot est plein, « on ne vient pas à La Commode juste pour s’acheter un
tee-shirt. Il faut faire la route et en plus vous ne savez jamais ce que vous
L’indignité de la marchandise 225

allez trouver. Il faut prendre une chance. » Pour la plupart des gens, ces
prix leur permettent d’acheter ce qu’ils ne pourraient pas acquérir ailleurs,
« c’est quand même plus sympathique d’acheter sept chemises pour le prix
d’une chez Simons». On prend un chariot, dans lequel on peut installer
son enfant, pour faire ses achats. Ensuite, on passe à la caisse qui délivre
des bons de réductions aux clients les plus fidèles. On repart enfin avec ses
objets, mis dans des paquets.
Sur un des murs à l’intérieur du magasin, on peut lire la devise des res-
sourceries : « Conscient de la souffrance humaine, Centraide Québec et La
Commode s’associent afin de contribuer à soulager celle-ci. Votre don ou
achat de vêtements contribue aux œuvres et redonne ainsi espoir et dignité
à plusieurs de vos amis, parents, voisins et connaissances ». Le détour par
l’objet, réinvesti d’une valeur marchande, permet à des gens de se racheter
une dignité.

Le vol ou la mémoire des choses

M’ayant confié le rayon des chaussures, une responsable m’explique un


matin en quoi consiste mon travail. Une demi-heure avant l’ouverture, je
suis chargé de vérifier que la plupart des trois cents paires de chaussures
(réparties entre les sections « Homme », « Femme » et « Enfant ») sont
toujours par deux et classées par tailles. Il faut refaire des séries, remettre
ensemble ce qui la veille a été essayé et souvent mélangé par les clients. La règle
semble simple jusqu’à ce que la dernière indication me soit précisée : « Il faut
aussi que tu récupères les chaussures que les gens ont laissées, ce sont les
plus usées et les plus sales. » Après un temps de doute, je ­comprends que
pendant la journée certaines personnes font leurs choix parmi les ­chaussures,
en essaient certaines et les gardent aux pieds. Elles installent ensuite leur
ancienne paire dans les rayons et quittent le magasin – sans payer. Les enjeux
qui ­entourent ces « vols » indiquent le point de rupture du contrat social de
la ressourcerie. C’est ici que la problématique de l’histoire et de la mémoire
revient sur scène. Le travail de transformation de l’objet abandonné passe par
différentes opérations : vérification de la valeur d’usage, réparation ­sommaire,
repassage dans certains cas, retrait de noms cousus sur les vêtements d’en-
fants… D’une manière générale, on efface les signes d’usage et d’appar­
tenance. Il faut donner le plus possible à l’objet l’allure du neuf, du non
usagé. Cette opération de requalification marchande repose sur une logique
d’effacement des signes d’histoire. Le neuf a cette qualité d’être sans histoire,

. Enseigne de mode réputée qui compte trois magasins à Québec.


226 Objets et Mémoires

de rester anonyme et de signifier une promesse d’usage. On efface ainsi tout


signe d’individuation. Le stade ultime de ce travail passe par l’assignation
d’une identité apposée à l’objet, qui est l’étiquetage de son prix. On signe
l’objet du prix qu’on lui attache.
Que font les « voleurs » dans ce magasin ? Ils cachent rarement les vête-
ments qu’ils volent. Ils ôtent leur prix et s’habillent du vêtement. Les gens
sortent sans payer avec une paire de chaussures aux pieds, une chemise ou
une veste qu’ils portent sur eux. En s’habillant de l’objet, ils l’incorporent.
Juridiquement, ils n’encourent aucun risque car il est impossible de prouver
qu’un vêtement usagé mis sur soi a été volé. Le rangement à l’intérieur du
magasin par « familles » qui consiste à rassembler les exemplaires par séries
homogènes (genres, fonctions, couleurs et prix) vise à effacer les histoires
individuelles portées par chaque vêtement. Mais chaque exemplaire reste
unique et garde suffisamment de signes d’usure pour qu’une fois mis sur soi
personne ne puisse prouver qu’il n’est pas à celui qui le porte. La responsable
des ventes se retrouve dans l’impossibilité d’appeler la police, « C’est comme
ça, on ne peut jamais prouver que c’est volé. La dernière fois, une femme est
venue me proposer sa vieille veste en cuir en échange d’une qu’elle voulait
dans le magasin. Je lui ai expliqué qu’on n’acceptait pas le troc, eh bien en
fin de journée, la veste avait disparu, à la place, elle avait mis la sienne ».
La transformation du reste en marchandise implique de déhistoriciser les
objets, mais cette opération échoue dans le cas des vols qui, bien plus que
des vols, sont des preuves de l’impossible dépossession de l’histoire. Des
gens, en volant des objets marqués d’histoire, signifient leur ressemblance
avec des objets usés. Le vol a cette étrange qualité de réfléchir l’identité entre
des gens et des objets et leur appartenance réciproque.
Cette situation renvoie à la question que posait Roland Barthes au sujet
de l’appétit de notre société à consommer les signes de la charité, les subs-
tituant « à la réalité de la justice » (1968 : 56). En soumettant le rachat des
gens à celui de marchandises, ce processus signifie sa soumission au pouvoir
de la marchandise. Les travailleurs employés à La Commode, après avoir
été l’objet d’un tri social et exclus du travail, font, à leur tour, un travail de
tri des objets que la société marchande ne veut plus, qu’elle a délaissés. Les
gens incorporent la posture des objets abandonnés pour les requalifier en
tant que marchandise et par là se voient requalifiés en tant que travailleurs.
La requalification de l’objet permet celle des humains, travailleurs comme
consommateurs. Trier les objets permet ainsi de trier les hommes. C’est à ce
seuil que dans la relation avec l’objet, selon Baudrillard, « s’investit ce qui
n’a pu l’être dans la relation humaine » ([1968] 1993 : 126). « Cette délégation
de notre morale aux objets », pour reprendre l’expression de Bruno Latour
(1993 : 32), trouve un point de rupture dans le cas des vols. Le vol vient mani-
fester la limite de la requalification de l’objet et la réappropriation, légalement
L’indignité de la marchandise 227

inattaquable, d’une part de dignité attachée à la valeur d’histoire des choses


en réaction à l’indignité de leur valeur marchande. Ce que la ressourcerie
et, avec elle, les lois de la société marchande n’arrivent pas à réguler dans le
cas des « vols » relève de la mémoire des gens inscrite dans les choses. Cette
« valeur biographique » des vêtements leur donne une force, une valeur
d’« enchantement » liée à leur pouvoir de captation d’histoire comme l’a
montré Alfred Gell (1998, voir également Hoskins 1990). Il ne s’agit pas de
la considérer dans son analogie avec l’art mais dans son pouvoir d’action.
Elle signifie la force de l’histoire par l’irréductibilité de ses signatures (usures,
défauts, déchirures, déformations, couleurs perdues, délavées, passées…).
Cette communauté d’histoire entre des gens et des choses échappe à la raison
marchande. La création de La Commode en lieu et place d’un ancien centre
d’achats est d’ailleurs marquée par cet impensé. Le récit fondateur de La
Commode raconte que les Galeries Sainte-Anne ont fait faillite à cause de
l’hôpital psychiatrique qui se trouve à quelques centaines de mètres en face :
« Un jour, ils ont changé les règles de l’hôpital. Ils ont décidé que c’était
mieux pour les fous de sortir. Alors, ils venaient dans le Centre d’achats et
gênaient les clients. À la fin c’était impossible de faire ses courses, c’est pour
ça qu’il a fermé. » Cette fable de la faillite de la société marchande vient dire
son incapacité et sa peur de penser son identité au regard de son altérité, ne
laissant comme seule compensation à ceux qu’elle dépossède de déjouer leur
misère en leur donnant la possibilité de jouer à ses propres règles.

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2003, p. 207-219.
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux

Thierry Paquot

Il semble bien au chaud, là derrière la vitre, à l’abri des vents qui balaient
la rue, pourtant je n’hésite pas une seconde, sachant que je vais perturber
sa relative quiétude. Je pénètre dans le magasin, demande à la vendeuse la
permission de le sortir de la vitrine, puis je l’examine sous toutes les cou-
tures, le feuillette, le renifle, le soupèse, puis avec délicatesse l’entrouvre. Je
me rends lentement à la table des matières, je la lis, puis constatant que son
objet d’étude m’importe, je vais à la page de garde où je sais que générale-
ment le libraire note, dans le haut à droite, le prix. Effectivement un chiffre
est marqué au crayon à mine de plomb. Ce n’est pas exagéré, un peu plus
cher que le même exemplaire vu l’autre jour au square Georges-Brassens
(le rendez-vous dominical des amateurs de livres, sous les anciennes halles
de Vaugirard, le marché aux bestiaux) mais moins cher que celui que j’ai
pointé sur Internet. « Je le prends », dis-je à la vendeuse, en m’avançant vers
la caisse. Le livre que je tiens bien en main n’a pas réagi, il m’accepte, c’est
du moins l’impression que j’ai. Je le range dans mon cartable, droit, entre
un autre livre et le journal, comme cela il aura de la lecture, pensé-je. « Idiot,
un livre ne sait pas lire ! » Son boulot consiste à faire lire celle ou celui à qui
il confie son intimité. À peine installé dans le métropolitain, je le sors pour
faire mieux connaissance. Il n’est pas farouche, me laisse agir. J’observe sa
reliure et constate avec satisfaction que ses cahiers sont cousus, mais ouvrant
l’ouvrage je remarque qu’un cahier de seize pages n’est pas coupé. Avec le
coupon de ma carte orange, je sépare méticuleusement les pages repliées,
un léger copeau de papier lèche le coupon rigide comme une lame, et vient
se coller à lui. L’opération s’est bien déroulée, aucun dérapage malheureux
n’a esquinté la page. Je regarde attentivement le contenu de ce cahier que
personne n’a lu. C’est assez bizarre, sa lecture me paraît indispensable pour
suivre la démonstration que l’auteur élabore méthodiquement dans les pages
précédentes et suivantes. Question : pourquoi son premier lecteur – et peut-
être son unique lecteur ? – a ni plus ni moins sauté cette partie d’un chapitre
central ? Réponse : à cause d’un moment d’inattention, d’une courte absence
mentale, d’un dérangement imprévu ? Alors, pourquoi ne pas l’avoir quand
230 Objets et Mémoires

même découpé, ce fichu cahier ? Après tout, cela arrive à tout un chacun de
passer un paragraphe ou même une page, occupé qu’il est, quelques courts
instants, à observer le visage d’un autre voyageur, sa tenue vestimentaire, la
beauté ou le mystère de ses traits – ou plus simplement encore, être inter-
rompu par une brève rêverie. Dans ce cas par conscience professionnelle,
le lecteur aurait dû couper toutes les pages du livre. Il existe de nom-
breuses manières de faire. Certains lecteurs, après avoir tourné et retourné
le livre dans tous les sens, s’installent avec une réelle impatience, à leur
bureau et avec un canif à la lame très fine, procèdent au découpage, puis
époussettent le plan de travail. C’est seulement à ce moment que le livre
est prêt à être lu. D’autres lecteurs, j’en connais, découpent les cahiers
au fur et à mesure de leur lecture, comme un éclaireur dégage avec son
sabre son chemin dans la jungle. Ainsi, ai-je acquis plus d’un livre à peine
découpé, sachant alors où le lecteur s’est rendu. « Se rendre », veut bien
dire à la fois, « aller » et « capituler » !
Compère-Morel, le biographe de Jules Guesde, raconte que le « Livre I »
du Capital de Marx que l’on a retrouvé dans la bibliothèque du fondateur
du Parti ouvrier français, mouvement collectiviste, n’avait été découpé
que sur une cinquantaine de pages ! Cela ne l’a pas empêché d’enseigner le
marxisme à ses auditeurs, de les enflammer avec le « b-a-ba » du matéria-
lisme historique, de manier dans ses discours à la Chambre des notions
comme « plus-value », « forces productives », « moyens de production »,
« matérialisme historique » et de dénoncer, avec force et détermination, que
le « travail » était devenu avec l’industrialisation une banale « marchan-
dise » C’est souvent par la bibliothèque et l’examen des ouvrages, parfois
annotés en marge, honorés d’une dédicace, qu’un historien élabore des filia-
tions, des influences, des connivences, ou des oppositions, entre tel auteur
et le propriétaire des lieux. Reconstituant la bibliothèque du jeune Charles-
Édouard Jeanneret, Paul V. Turner (La formation de Le Corbusier, Macula,
1987) repère dans l’exemplaire de L’Art de demain (1904) d’Henry Provensal
quelques passages cochés, dont cette phrase : « Les oppositions d’ombre et
de lumière, de plein et de vide, les conclusions cubiques de ses trois dimen-
sions, constituent un des beaux drames plastiques du monde. » Or, devenu
Le Corbusier, notre autodidacte ne s’embarrasse guère de fastidieuses notes
de bas de page et propose de définir l’architecture comme : « le jeu savant,
correct et magnifique des volumes sous la lumière » et d’utiliser moult fois
la notion de « cubique » sans indiquer le moins du monde la source de son
inspiration. À la suite du décès de Marcel Cornu (1909-2001) qui a été un
excellent critique d’architecture aux Lettres françaises, hebdomadaire dirigé
par Louis Aragon, et d’urbanisme à la revue du même nom, j’ai reçu de son
fils une partie de sa bibliothèque pour la déposer à l’Institut d’urbanisme
de Paris. Quel plaisir pour moi que d’attraper les ouvrages des rayonnages
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 231

et de les déposer dans des cartons ! Je les regardais un par un. Le titre m’évo-
quait une précédente lecture ou bien venait combler une lacune dans la
bibliographie invisible et inachevée que je tiens inlassablement à jour dans
ma mémoire. Le nom de l’auteur provoquait toute une agitation, je me sur-
prenais à murmurer des formules insensées, comme « tiens, il a également
écrit sur ce sujet », « je croyais cet essai plus volumineux », « quelle couver-
ture hideuse », « il y a donc plusieurs éditions de ce livre, je ne connaissais
pas celle-ci ». Rédigeant un article sur la vie et l’œuvre de Marcel Cornu
(c’était la moindre des choses après un tel legs), j’ai lu plusieurs livres de sa
bibliothèque et constaté que cet agrégé corrigeait les coquilles, rectifiait les
prénoms des auteurs malmenés, soulignait les passages appréciés et mar-
quait d’un trait vigoureux les idées contestées. Le point d’exclamation placé
en marge laissait entendre un rire sarcastique, une moquerie. J’ai pu ima-
giner que ce lecteur précis et passionné lisait joyeusement, sans obligation,
sans contrainte. Les coups de crayon, souvent rageurs ou impertinents,
évoquaient le duel symbolique qu’il pratiquait contre l’auteur. Une lecture
gaie, pour un gai savoir ! Une telle sensation est communicative, je souriais
d’aise en maniant ces livres heureux. Heureux ? Oui, heureux, car aimés.
Généralement, je perçois immédiatement si un livre a été ou non cajolé par
son propriétaire ou bien irréversiblement méprisé, abandonné en cours de
route. Traumatisé, il ne revient à la vie qu’après un indispensable repos. J’ai
récemment acheté un bouquin bien mal en point, qui avait dû en connaître
des « vertes et des pas mûres ». Je l’ai posé, avec mille précautions, sur ma
table de travail, parmi d’autres ouvrages afin qu’il ne soit pas isolé, sachant
que je ne viendrais pas l’emprunter avant plusieurs mois. Il était là, parmi
les siens, dans une solitude partielle, indispensable à un réel repos. J’ai senti
qu’il souhaitait un tel traitement. En effet, un livre vibre autant des pulsa-
tions de son auteur que de celles qui émanent de ses lecteurs. Il emmagasine
tant d’espérances, de rêves, de savoir ! Un livre est une sorte d’éponge qui
garderait toujours la même forme, malgré le trop-plein d’informations qu’il
ingurgite de force, le presser ne sert à rien, le secouer non plus.
Si, par exemple, vous agitez un livre en le tenant par sa couverture
et en laissant ses pages s’ouvrir en éventail, il ne laissera s’échapper de lui,
dans le meilleur des cas, qu’une feuille jaunie, un brin d’herbe, une fleur
séchée ou un ancien ticket de bus, une carte postale, un morceau de papier
griffonné, une carte de visite, un encart publicitaire, un marque-page,
que sais-je encore ? Et à nouveau recommence l’enquête : qui est qui ?
Pourquoi ce pissenlit ? Qui habite à cette adresse hâtivement portée sur
un bout de papier ? Et qui répond à ce numéro de téléphone ? En compa-
gnie de qui le lecteur se trouvait-il lorsqu’il y a glissé cet indice muet ? Le
faire parler est délicat, je ne peux qu’imaginer une histoire. La publicité
vante les mérites d’un cours de dessin sis boulevard du Montparnasse.
232 Objets et Mémoires

Le marque-page porte les couleurs d’une compagnie maritime. Les quatre


minuscules tickets d’autobus assuraient le trajet intégral de la ligne, mais ils
sont hors d’usage depuis des lustres, de même que le contrôleur a lui aussi
disparu avec sa petite machine à oblitérer les tickets… Une image pieuse
est encartée dans Connaissance de l’être. Traité d’ontologie du père Joseph de
Finance (Desclée de Brouwer, 1966) que je viens d’acheter chez un bouqui-
niste de Lyon, elle est signée par un premier communiant qui remercie le
père pour ses conseils. Nous n’en saurons pas plus. Ni si un lien de parenté
relie l’enfant et le prêtre, ni la nature des conseils. Juste une date, celle d’un
dimanche de juin de l’an 1969, jour certainement magnifié par le soleil,
le cortège des officiants en aube blanche, sans oublier l’harmonium. J’ai
beau porter la petite image à mon oreille, nul chant ne vient se manifester.
Dans Paris démoli. Mosaïque de ruines d’Édouard Fournier (seconde édition,
­celle de 1855), qui contient une préface de Théophile Gautier, un petit ruban
vert sert de marque-page, j’ouvre le livre à cette page III et y trouve une
phrase soulignée au crayon à mine de plomb : « Tout homme qui fait un pas
foule la cendre de ses pères ; tout édifice qui s’élève a dans ses substructions
les pierres d’un édifice démoli, et le présent, quoi qu’il en ait, marche sur
le passé. » Cet ouvrage ne possède aucun autre surlignage. Je prends dans
ma bibliothèque Les ruines, de Volney, édition de 1820, magnifique petit
livre relié ; sur la page de garde, écrit à l’encre et à la plume sergent-major :
« donné par papa ». Le destinataire est-il un garçon ou une fille ? Ce cadeau
récompense-t-il un examen passé avec succès ? Le papa en question lit-il et
discute-t-il ? A-t-il offert cet ouvrage en souvenir de sa propre lecture de
ce livre, plus de vingt ans auparavant ? Je n’en saurais rien. Tant pis. Je me
plonge dans ce livre comme si j’étais son premier lecteur, puisqu’il s’agit de
ma première lecture. Ce représentant des « Idéologues » écrit un français
élégant et ses propos sont encore dignes d’intérêt, ne serait-ce que pour
comprendre la genèse de la théorie des besoins. Mais le choix qu’effectue
Constantin-François Chassebœuf pour fabriquer son pseudonyme est ori-
ginal, en bon admirateur de Voltaire, il opte pour la première syllabe du
nom de son maître à penser, « Vol » qu’il associe à la dernière syllabe du lieu
d’habitation de ce dernier, « ney » de Ferney, d’où Volney. Dans l’Histoire
de Toulouse, de Philippe Wolf (Privat, 1961), épais volume solidement relié,
que je viens d’acquérir rue de l’Odéon, je lis sur une carte postale, écrit au
stylo à bille à encre bleue : « De passage à Paris nous aurions bien voulu
vous dire bonjour mais c’est une chose normale qu’on ne trouve personne
le 14 juillet ! À la prochaine ! Bien amicalement vôtre… », deux prénoms
danois peu lisibles suivent ce petit mot. S’agit-il de la fête nationale de
l’année de l’édition ? Dans ce cas, l’« habitude » de quitter la capitale serait
déjà dans les mœurs. Peut-être le 14 juillet tombe-t-il un jour de semaine qui
prolonge le week-end ou bien le « pont » est-il déjà une pratique banale ?
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 233

Il faudrait retrouver un calendrier de cette époque et enquêter à la manière


d’un Georges Perec. J’y renonce. Le livre d’occasion ne serait qu’une réserve
à souvenirs, un fantôme du passé ? Pas seulement. Nombreux sont aussi les
ouvrages d’occasion qui sont enrichis de coupures de presse, parfois c’est
une recension, pas toujours munie du titre du journal et de la date, parfois
c’est une notice nécrologique qui concerne l’auteur. C’est le cas pour Le
grand ensemble, roman de Gérard Boutelleau (Gallimard, 1962) que je
me suis procuré chez un libraire de livres anciens de Nice, via Internet,
qui est orné sur sa page de garde d’une courte nécrologie, collée et sans
référence. J’y apprends que l’auteur est mort à l’âge de cinquante et un ans
et que son père, Jacques Boutelleau, écrivain connu, a pris le pseudonyme
de Jacques Chardonne. J’ai acquis, pour 12 euros, chez un bouquiniste de
Figeac la biographie de Goethe rédigée par Marcel Brion. Le volume, en
bon état, est recouvert de papier cristal. Il s’agit de la première édition,
chez Albin Michel, de 1949. Sur la page de titre, un acheteur – est-ce le
premier ? – a écrit avec un stylo-bille à encre bleue, « décembre 1963 ». La
même écriture, mais cette fois-ci, à l’encre rouge, a recopié des poèmes
de Goethe en allemand sur une page blanche à petits carreaux, scotchée
en haut de la page où Marcel Brion commente le poème en question.
Ainsi le lecteur peut lire « Mailied » (1771) à la page 120, « Prométhée » à
la page 135 et « Selige Sehnsucht », à la page 384. Incontestablement, pour
un germaniste, de tels ajouts seront précieux, pour le lecteur lambda, ils
ne consisteront qu’en des fantaisies.
Après l’avoir vainement cherché pendant des années, y compris en consul-
tant régulièrement mon ordinateur, j’ai enfin trouvé L’esthétique de la rue
de Gustave Kahn. Ce dernier est plus connu comme poète et théoricien
du vers-librisme que comme piéton curieux et sensible aux « choses de la
ville ». Le rendez-vous est pris avec le libraire, rue des Boulangers à Paris, et
d’humeur joyeuse, je pénètre dans la boutique. Le libraire dispose de deux
exemplaires, un « grand papier » au tirage limité, à 280 euros et un exem-
plaire normal, mais correctement relié, à 90 euros. Je choisis celui-ci, n’étant
pas un bibliophile ou un collectionneur, mais un simple lecteur. La page
de garde et la page de titre sont passablement jaunies alors que l’ensemble
est d’un blanc légèrement crémeux. Le libraire m’en explique la raison. Le
livre a été publié en 1900 par la Société d’Édition artistique, maison qu’il ne
connaît pas plus que cela, et vraisemblablement le stock d’invendus – ou
bien à la suite d’une faillite – a été racheté par Eugène Fasquelle, en accord
avec l’auteur, qui a substitué aux deux pages du tirage, les siennes. Aussi,
puis-je lire après le nom de l’auteur et le titre, « Bibliothèque – Charpentier »
en gros caractères et en plus petits, « Eugène Fasquelle, éditeur, 11, rue de
Grenelle, 11 – 1901 ». Lorsque j’ai repéré cet ouvrage, dans une note de bas
de page de L’esthétique des villes, d’Émile Magne, paru en 1908 au Mercure
234 Objets et Mémoires

de France, puis dans le catalogue de plusieurs bibliothèques françaises et


nord-américaines, il n’était fait mention que de cette seule édition, de 1901.
Or elle résulte d’un tirage antérieur, ce qui dans la chronologie du débat sur
l’art urbain, par exemple, est d’importance. Je pourrais ouvrir bien d’autres
livres de ma bibliothèque, comme des huîtres, et en extraire une perle, mais
la valeur d’un ouvrage ignore la monnaie. Certes, cette unité de mesure et
d’échange participe à l’achat et à la vente du livre d’occasion, mais la valeur
ne dépend pas d’un marché – excepté peut-être pour des éditions rares,
numérotées et recherchées, des premiers tirages, des « grands papiers » ou
pour des reliures signées –, mais avant tout de l’attente de l’acheteur. Ce n’est
pas l’ancienneté qui accroît le prix d’un livre, pas plus que son aspect. Je ne
peux qu’être irrité par le vendeur amateur, lors d’un vide-grenier, qui brade
une édition originale du Voyage au bout de la nuit (1 euro !), mais qui ­s’obstine
à vouloir me vendre trente euros un livre assez courant, mais paré d’une
reliure en carton toilé. Finalement, je prends les deux pour 5 euros après
avoir expliqué au « vendeur » que Céline appréciait beaucoup la collection
« Géographie humaine » dirigée par Pierre Deffontaines, chez Gallimard,
à laquelle appartient La géographie psychologique (1939) de Georges Hardy
dont il se débarrasse… Ce n’était pas une explication, mais une historiette
sur le hasard des rencontres, l’association de ces deux titres, bref, nous avons
parlé quelques minutes et il a accepté mon offre. En rentrant, j’ai remplacé,
dans ma bibliothèque, le Voyage en poche par ce premier tirage et lu, dans
la foulée, ce curieux ouvrage de géographie d’un auteur attachant dont je
connaissais d’autres textes parus dans la Revue de psychologie des peuples. Le
bon vendeur est celui qui sait justifier l’écart de prix entre deux livres de son
magasin. Soit il est spécialisé et par conséquent rémunère ses compétences
en s’adressant à une clientèle choisie qui accepte sans rechigner le prix indiqué.
Soit il vend un peu de tout à des prix abordables et parfois même, à vos yeux
de bibliomane, ridicules. Le bouquineur apprécie les tarifs, qu’il connaît en
gros et du coup sait que tel livre affiche un prix « normal » ou « correct ».
Il reçoit des catalogues, consulte Internet, visite régulièrement des librairies
diffé­rentes et par conséquent peut aisément comparer. À force de pratiquer les
bouquineries, il a appris une règle simple, ne jamais remettre au lendemain un
achat. En effet, l’ouvrage convoité vous fait signe, il vous dit « prends-moi ! »,
vous hésitez, vous pensez le trouver ailleurs un peu moins cher et lorsque vous
revenez, il a disparu ! Certes, cela arrive d’acheter un livre dans une boutique
et de le trouver, le même jour, dans une boîte d’un bouquiniste installé sur les
quais, beaucoup moins cher, il faut alors établir une moyenne, non pas pour
vous consoler, mais pour tenir votre budget « livres ».
Là encore, le plaisir dépend de votre attente ou de votre surprise. Ce
livre était désiré, vous en aviez besoin pour terminer un article, renforcer sa
conclusion, ajouter une touche d’érudition, compléter votre bibliographie
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 235

en la matière ou tout simplement pour le plaisir de le posséder, dans ce cas


c’est le fait de l’avoir qui l’emporte sur la déception de se le procurer de
manière onéreuse. L’essentiel est l’équilibre : « l’un dans l’autre, c’est bon »,
vous dites-vous en récapitulant vos derniers achats. Bien sûr l’idéal serait
non seulement de dénicher le titre attendu mais à un prix bradé ! Cela arrive
parfois et vous met en joie. Je me suis aperçu, lorsque je découvre dans
un amas de bouquins un ouvrage que je désespérais de déterrer un jour,
de modérer mon bonheur, de faire comme si de rien n’était et de paraître
détaché afin de ne pas attirer l’attention d’un autre client – qui est toujours
un concurrent potentiel ! – ou pire encore celle du libraire, qui par je ne sais
quelle opération pourrait augmenter le prix ou dire d’une voix terrible « il
est réservé ». Je saisis alors le livre et le paie sans aucune précipitation, alors
que mon rythme cardiaque s’accélère… Une fois sur le trottoir, je le sors du
sac plastique, vérifie que c’est bien celui-ci que je voulais et souris à la terre
entière. Si c’est en début de matinée, je prends cette découverte pour un
signe de félicité qui durera toute la journée. Il en va de même lorsque le fac-
teur dépose un catalogue. Je me précipite pour le parcourir fébrilement, un
crayon à la main afin de cocher le numéro retenu, puis je rassemble tous les
numéros sur la couverture du catalogue et j’appelle le libraire, quelque peu
inquiet. J’énonce les numéros et j’entends « oui, il est disponible », « non, il
est parti », enfin je raccroche. La tristesse me submerge si la pêche n’est pas
fameuse et, au contraire je deviens bienheureux si elle s’est révélée fructueuse
et quasi miraculeuse. Je considère l’accumulation de plusieurs trouvailles
comme un porte-bonheur pour la journée ou pour d’autres futurs achats
inespérés. Les termes « disponible » et « parti » sont étonnants car ils person-
nalisent le livre, ils nous disent que ce dernier est encore là, à votre disposi-
tion, à votre service ou bien qu’il est déjà parti, infidèle avant même toute
relation. La surprise aussi joue un grand rôle dans le plaisir de dénicher un
ouvrage. Cette surprise s’apparente davantage à l’étonnement et au mystère
qu’à la stupéfaction. Vous êtes hanté par un thème sur lequel vous préparez
une communication, par exemple, pour un colloque. Vous avez rassemblé
divers documents (articles photocopiés il y a quelques années, ouvrages lus
ou relus à cette occasion, liste des travaux à vous procurer etc.). Dans cette
liste, un ou deux titres qui semblent essentiels. Vous ne les possédez pas,
alors vous les cherchez, aussi bien sur Internet, à la librairie Gibert (celle
de l’Odéon), au square Georges-Brassens et puis au hasard de vos déambu-
lations de la rue de l’Odéon au passage Verdeau. Et c’est là que découvrez
un ouvrage que vous ne connaissiez pas et qui entre entièrement dans vos
préoccupations. Vous êtes interloqué. Vous tenez l’ouvrage, dévorez la table
des matières, vous êtes à deux doigts de vous pincer. Non, vous ne rêvez pas !
À titre d’exemple, je peux citer Humanité de l’homme. Étude de philosophie
concrète, d’Edmond Barbotin (collection « Théologie », n° 77, Aubier, 1970),
236 Objets et Mémoires

que je paie 7 euros et qui aborde la plupart des sujets de mon séminaire de
« Philosophie de l’urbain », c’est-à-dire l’espace des hommes, le temps de
chacun, les relations interpersonnelles (il y a des chapitres intitulés : « La
parole », « La main », « Le visage et le regard »), tout cela résonne en moi et
m’évoque Heidegger, Levinas, Ricœur. Préparant un article sur la notion de
« milieu », pas seulement chez Taine, mais de manière plus générale, quasi-
épistémologique, je tombe sur Montesquieu et la tradition politique anglais en
France. Les sources anglaises de L’ Esprit des Lois, par Joseph Dedieu (Librairie
Victor Lecoffre, J. Gabalda & Cie, 1909), avec un long chapitre bien docu-
menté sur le climat et les civilisations. Ce volume non coupé vaut 8 euros,
une trouvaille comme un cadeau ! Cette découverte accélère la rédaction de
cet article, qui traînait quelque peu… À Bordeaux, dans une toute petite
librairie qui a fermé récemment, j’ai eu le même jour le plaisir et de l’attente
et de la surprise. Je cherchais sans chercher tout en cherchant le célèbre et
introuvable travail de Pierre Citron, La poésie de Paris dans la littérature
française de Rousseau à Baudelaire (deux tomes, les Éditions de Minuit, 1961)
à 25 euros. Exemplaire en très bon état, j’étais ravi. Un peu plus loin sur
une autre étagère, je vois un gros volume solidement relié, L’Émigration des
campagnes vers les villes et ses conséquences économiques & sociales, par Jean
Guillou (Arthur Rousseau éditeur, 1905) à 40 euros (certainement à cause
de la reliure !). J’ai pourtant beaucoup lu sur l’histoire des villes et jamais je
n’ai vu ce texte cité. Il est comparativement coûteux. Je n’ai pas le temps de
tergiverser, car le train m’attend. Je le prends aussi. Il se révéla passionnant
à la lecture et me permit, là encore, de rectifier mon point de vue sur cette
période cruciale de l’avènement de la « grande ville » – et des réseaux – et
de rédiger un article sur « l’exode urbain », dont il parle aussi.
Le langage codé des catalogues possède un charme désuet qui me comble
d’aise : « Les deux ouvrages en un vol. in-12, rel. demi-bas, cachet, étiq. au
dos, texte grec seul. », « cart. pl. toile éd., ss.jaq. », « fort vol. in-8, br. », « in-
8, rel. demi-chagr., dos à nerfs frotté. », « dos fendu », « qq. mouillures »,
« in-12, br., couv. défr., cachets, étiq. au dos. », « pet. In-12, br. rouss. 63 p.,
couv. factice. » Parfois même, le rédacteur du catalogue ajoute une infor-
mation, par exemple : « Canudo (Ricciotto). L’usine aux images. Préface de
Fernand Divoire, Paris, Chiron, 1927, gr. In-8, broché, 172 pp. Première édi-
tion collective réunissant les articles sur le cinéma de ce critique et théoricien
italien, inventeur de l’expression Septième Art et créateur du premier ciné-
club. Bel envoi de Fernand Divoire à Jean Longuet. 60 euros. » Ce que ne
nous dit pas l’auteur de ces lignes, c’est que Louis Delluc a créé le ciné-club
et Canudo le Club des Amis du septième Art… Cette écriture télégraphique
à base de contractions s’adresse aux seuls initiés, les distingue et les regroupe
en une sorte de club ou de secte. Appartenir à de telles microsociétés
confirme et conforte votre sentiment d’exception, ou plus simplement votre
Livres d’occasion : du neuf avec du vieux 237

singularité. « Reçois-tu le catalogue de X, non ? », ainsi apprenez-vous que


votre interlocuteur n’est pas vraiment mordu de tel sujet ou de telle période
puisqu’il ne figure pas parmi les destinataires de X. Le bouquinomane ne
dédaigne aucune piste, il a ses itinéraires fléchés (les « pages jaunes » de l’an-
nuaire téléphonique), ses réseaux, ses salons, mais aussi les dépôts-ventes, les
brocantes et les communautés Emmaüs. À côté du Havre, je fréquente les
compagnons de l’abbé Pierre. Dans le vaste hangar, à côté des meubles, après
le stand de la vaisselle, se trouve le coin librairie. Des rayonnages accueillent
plusieurs centaines de livres : des dictionnaires, des livres de clubs à la reliure
rutilante, des polars fatigués, des poches, des ouvrages religieux, des manuels
scolaires, des romans de gare, etc. Parmi les best-sellers, il est possible de
repérer un livre de théologie, de philosophie ou de sciences humaines qui
complétera utilement votre bibliothèque. Le compagnon observe votre pile,
vous examine de haut en bas furtivement et note sur un carnet à souches le
prix du lot, cinq ou six euros pour une douzaine de bouquins, dont deux
ou trois « raretés ». Je remarque au sein de la clientèle deux libraires de
la région qui viennent s’approvisionner. Ils revendront ces livres avec une
marge conséquente… Ils bouquinent (« bouquiner » signifie « chercher des
vieux livres », « chiner » des bouquins, en quelque sorte) pour alimenter
leur bouquinerie et satisfaire les bouquineurs et bouquineuses, toujours
en manque ! Le terme « bouquin » viendrait du flamand boec, « livre » et
boeckin, « petit livre », mais Pierre Larousse remonte une autre piste étymo-
logique, plus amusante et certainement fantaisiste. Il cite François Génin,
qui dans ses Récréations philologiques (1856) signale que « bouquin » veut
dire « puant », en référence au « vieux bouc » dénommé un bouquin. Un
vieux livre abandonné à la moisissure, à l’humidité s’imprègne d’une odeur
de bouquin, d’où son nom. Plus sérieusement, le bouquiniste, pour Pierre
Larousse, est celui qui « fait le commerce des bouquins », rarement dans une
boutique (à la différence du libraire) et plus fréquemment sur un étalage
dressé sur le trottoir, dans le recoin d’une porte cochère ou dans des boîtes le
long des quais de la Seine. Le Dictionnaire du commerce de Savary (1723) les
nomme « estaleurs », car ils étalent leur marchandise sur les quais, en dehors
des limites de l’Université, près du Pont-Neuf. Un arrêt du 27 juin 1577 les
assimile « aux receleurs et aux larrons », car les libraires payant patente les
soupçonnent de vendre des livres volés. Longtemps ils n’auront pas bonne
presse et devront déménager. Enfin, l’ordonnance du 31 octobre 1822 léga-
lise ce type d’établissement – chaque bouquiniste a droit à dix mètres de
parapets – et le décret du 10 octobre 1859 les protège des travaux haussman-
niens. En 1904, les bouquinistes constituent une chambre syndicale, le père
d’Anatole France (de son vrai nom, François Anatole Thibault) tenait une
boîte, quai Malaquais – qui a oublié l’irrévérencieux « cadavre exquis » des
surréalistes ? – et le romancier et critique d’art, Michel Ragon a été un temps
238 Objets et Mémoires

bouquiniste. Dorénavant le bouquiniste est un libraire de livres d’occasion,


mêlant les ouvrages de choix au tout-venant qu’il soit le long du fleuve ou
dans une boutique, à Paris ou ailleurs. Les libraires de livres anciens possè-
dent leur label et cherchent à doter leur commerce d’une réglementation
spécifique. Le Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM)
a été fondé en 1914, il regroupe à présent environ 220 libraires et appartient à
la Ligue internationale de la librairie ancienne (LILA) qui agit dans 28 pays.
Sa clientèle comprend davantage de bibliophiles et de collectionneurs que
de bouquineurs, de mon genre, pour qui le contenu l’emporte sur le tirage,
la qualité du papier, l’état de la reliure ou bien le fait que l’ouvrage soit ou
non coupé… Le livre d’occasion, par définition, résulte d’un accident, il
« tombe » au bon moment (« occasion » vient du supin occidere, « tomber »),
il peut être de seconde main, cela est secondaire, l’essentiel est d’arriver sans
prévenir, à la différence du livre de bibliophile, catalogué, ciré, entretenu,
restauré, qui attend sagement son acquéreur. L’occase n’a pas d’âge, il est
indifféremment plusieurs fois centenaire ou tout juste sauvé du pilon…
À dire vrai, le livre ancien, qu’on se procure sur le marché des occasions
ou bien qu’on hérite est tout neuf pour nous. Certes, il est objectivement
vieux, du reste la date de son impression ne fait aucunement mystère de
son âge, mais il est tout nouveau pour celui qui le reçoit. Son transfert pro-
voque une seconde naissance. Le livre tant convoité se donne des airs, il se
présente sous son meilleur jour, en un mot, adopte la séduction. Le lecteur
hypocritement adhère à cette attitude, mais dès qu’il possède l’ouvrage en
question, il compte les rides sur la reliure, les taches de vieillesse parsemées
sur les pages, les petits points de rouille et autres minuscules meurtrissures.
Tout livre a l’âge du plaisir qu’il procure à son dernier lecteur. Combien de
fois, me suis-je étonné d’une pensée novatrice bien que très ancienne ? En
cela un livre est sans âge, ou plus précisément, il traverse les âges. Dois-je
l’avouer, c’est par les livres que je me suis fait des amis d’un autre âge que
le mien. Leurs auteurs sont devenus mes contemporains, à qui je rends
fréquemment visite. Nous conversons, nous nous entretenons du cours du
monde, des évolutions, des résistances, des décalages, des stagnations et des
malheurs. Notre contemporanéité décalée en quelque sorte est active, stimu-
lante même car elle favorise la comparaison. Un bon livre est un ami rare,
fidèle, toujours disponible, prêt à vous suivre au bout du monde. Parfois il
vous déçoit, tient des propos sans intérêt, se saoule avec des « coquetèles » de
mots incohérents entre eux, raconte des bobards, se pare d’une insuppor­table
prétention, alors vous devez impérativement vous en séparer. Un mauvais
livre d’un mauvais auteur dépareille votre bibliothèque, choque vos proches
qui ne ­comprennent pas qu’il soit encore là. L’irrationalité intervient aussi
dans la gestion de votre fonds, tout comme l’affectif.
Traumatisme, écriture et mémoire
– au sujet de Primo Levi –

Arnaud Tellier

[…] il n’y a pas eu de notes, car je savais que je n’aurais pu les


­conserver. C’était matériellement impossible. Où les garder, dans quelle
cachette ? Dans une poche ? … Nous n’avions rien, on changeait nos
lits, nos paillasses sans cesse, on changeait aussi nos vêtements. Il
n’y avait aucun moyen de rien garder sur soi. Je ne disposais que de
ma mémoire.
Primo Levi ((1989) 1995 : 27).

À l’origine, l’écriture était le langage de l’absent


Sigmund Freud ((1930) 1983 : 39).

À suivre Freud, le rapport originel de l’écriture à ce qui est absent la relie à


l’activité de pensée, activité psychique qui s’articule, par l’épreuve de réalité,
à l’objet perdu à retrouver. Il définit la pensée comme ayant « la capacité
de rendre à nouveau présent ce qui a été perçu, par reproduction dans la
représentation, sans que l’objet ait besoin d’être perçu encore présent au-
dehors. La fin première et immédiate de l’épreuve de réalité n’est donc pas
de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté
mais de le retrouver, de se convaincre qu’il est encore présent » (Freud (1925)
1998 : 137-138). L’écriture se déploie dans une dialectique de la présence-
absence. Elle procède de l’objet absent, manquant, oublié, elle apparaît sous
les traits de l’inscription symbolique manifeste de l’objet retrouvé, hors de
la sphère psychique, de ses marques et de ses traces mnésiques sujettes au
refoulement. Dans cette perspective, l’écriture se pose comme supplétive et
vicariante : c’est ce qui vient en lieu et place du manque, de l’objet perdu.
Cette conception dynamique et économique de l’écriture issue de la psy-
chanalyse s’inscrit dans le fil de son élément structural princeps et du méca-
nisme afférent, à savoir le manque et le refoulement. Ce schéma se trouve
toutefois bousculé par ce que nous observons dans l’approche clinique des
traumatismes. Dans le cas du traumatisme, il ne s’agit plus d’un manque de
l’objet, de son absence, mais de son insupportable omniprésence, ­consécutive
240 Objets et Mémoires

à l’effraction du réel, au surgissement d’une telle charge énergétique dans


la sphère psychique que celle-ci s’avère incapable de la maîtriser. À la
suite de l’expérience traumatique, le sujet se trouve aux prises avec le
souvenir impérieux d’un réel insupportable, qui le subjugue et le hante.
À ce titre, le traumatisme présente l’écueil de ne pas être oubliable. Loin
de témoigner d’une mémoire qui trouve sa condition dans l’oubliable, la
répétition de l’événement traumatique, par exemple dans les cauchemars,
signe une rage d’impossible oubli. Qu’en est-il de la mémoire lorsque
l’oubli est impossible ? Quelle part y prend l’écriture ? Nous tenterons
d’illustrer ce questionnement en revenant sur le recours à l’écriture chez
Primo Levi et les liens entre expérience concentrationnaire, passage à
l’écriture et mémoire.
Primo Levi est né en 1919 à Turin au sein d’une famille juive. En dépit
des lois raciales pesant sur l’Italie dès la fin des années 1930, il obtient un
doctorat de chimie. Le 13 décembre 1943, il est arrêté par la Milice fasciste
italienne alors qu’il vient d’entrer dans la clandestinité afin de rejoindre
une organisation antifasciste. Pensant courir un danger de mort en avouant
son activité politique et son projet d’entrer dans la résistance, il « préfère
déclarer [sa] condition de “citoyen italien de race juive” » afin d’expliquer aux
fascistes sa présence dans le maquis (Levi (1947) 1987 : 12). Fin janvier 1944, il
est envoyé dans un camp d’internement, près de Modène, en compagnie de
près d’un millier de Juifs italiens, hommes, femmes et enfants. Les fascistes
italiens livrent par la suite toute la population du camp aux SS.
Le 22 février 1944 débute ce que Primo Levi appelle « le voyage » (ibid. :
11-23). Un voyage qui mène au bout d’une nuit à laquelle l’aube ne succède
pas. Pour désigner la destination de ce voyage, il emploie le mot « fond » :
aller au fond, toucher le fond et le plus souvent y rester. Le « fond » – les
déportés disaient aussi « le trou du cul du monde » (anus mundi) – porte un
nom : Auschwitz. Il va rester à Auschwitz, précisément au Lager de Buna-
Monowitz, de mars 1944 jusqu’à la libération du camp en janvier 1945 par
les troupes soviétiques. Après la libération d’Auschwitz, au gré des mouve-
ments des troupes soviétiques et alliées, il entame un périple de plusieurs
mois à travers l’Europe qui finit par le ramener en Italie.
Dès son arrivée, en décembre 1945, Primo Levi s’engage dans la rédac-
tion d’un ouvrage qui retrace l’univers concentrationnaire à travers son
expérience d’Auschwitz. Terminé en janvier 1947, publié pour la première
fois cette même année sous le titre : Si c’est un homme (Levi (1947) 1987), ce
texte est l’un des tout premiers témoignages écrits et publiés sur les camps

. En septembre 1938, les Juifs sont exclus des Universités, des Académies et des Associations
des Sciences à Rome. Dès cette même année est effectué un recensement des Juifs dans
toute l’Italie. L’administration française n’agira pas autrement dès l’année suivante.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 241

de concentration, avec l’ouvrage de Robert Antelme, paru lui aussi en


1947 et au titre voisin : L’espèce humaine ; ceux de David Rousset : L’univers
concentrationnaire (Prix Renaudot 1946) et Les jours de notre mort (1947) ;
et de Charlotte Delbo, rédigé en 1946 mais publié une vingtaine d’années
plus tard : Aucun de nous ne reviendra (1965).

Une écriture de témoignage

Quelque trente années se sont écoulées depuis la rédaction de Si c’est un


homme lorsque Primo Levi formule explicitement, dans l’appendice des-
tiné à une réédition scolaire en 1976, l’existence d’un lien causal entre son
expérience concentrationnaire et son entrée en écriture : « […] si je n’avais
pas vécu l’épisode d’Auschwitz, je n’aurais probablement jamais écrit. Je
n’aurais pas eu de motivation, de stimulation à écrire. […] Ce fut l’expé-
rience du Lager qui m’obligea à écrire : je n’ai pas eu à combattre la paresse,
les problèmes de style me semblaient ridicules, j’ai trouvé miraculeusement
le temps d’écrire sans avoir à empiéter ne fût-ce que d’une heure sur mon
travail quotidien : ce livre – c’était l’impression que j’avais – était déjà tout
prêt dans ma tête et ne demandait qu’à sortir et à prendre place sur le
papier » (Levi (1947) 1987 : 264).
Dès son retour du camp, l’acte d’écrire s’inscrit dans un mouvement,
possède un caractère dynamique. Dictée par la nécessité, sa pratique d’écri-
ture est dominée par l’urgence, dénuée des soucis littéraires esthétisants
au profit du témoignage, dans l’observance de ce qui s’établit déjà comme
« devoir de mémoire » : « Il me semblait que le thème de l’indignation devait
prévaloir, c’était un témoignage, presque de nature juridique, et j’entendais
en faire un acte d’accusation, non dans un but de représailles, de vengeance,
de punition, mais en tant que témoignage […] » (Levi (1987) 1995 : 23). Si
c’est un homme va témoigner des limites du langage, sensibles dès le premier
jour de camp où « […] nous nous apercevons que notre langue manque
de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme » (p. 30).
En d’autres termes, le témoignage vise à cerner une expérience du réel,
entendu comme « ce qui résiste absolument à la symbolisation » (Lacan
1975 : 80). Cette expérience, avec sa succession d’événements qui battent
en brèche la perception habituelle de soi et du monde, vaut de se trouver
éjecté de ce qui fait repère dans le monde et contribue à le rendre humain,
familier. Il y a la perte de l’identité qui commence par le démantèlement de
l’image corporelle et le dépouillement des objets personnels : « Plus rien ne
nous appartient ; ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même
nos cheveux » (p. 30). Le corps est réduit à la faim, à la soif, au froid, à la
maladie, aux blessures et aux coups. Soumis au besoin et à la douleur, le
242 Objets et Mémoires

corps cède le pas à l’organique, il est altéré au point de devenir étranger à


soi-même, notamment dans la substitution des noms par les matricules
tatoués sur les poignets : « Mon nom est 174 517 » (p. 31) ; « Mon corps n’est
plus mon corps » (p. 45). L’intériorisation involue, l’espace intérieur se
rétracte. Il n’est plus possible de « rentrer en soi-même » (p. 50). Si c’est un
homme dit la négation de soi avec ce que celle-ci implique comme menace
d’oubli de soi, de perte de soi.

La pente de l’oubli

L’entreprise de démolition nazie se traduit, dans le prolongement du corps, par


des effets délétères sur l’activité psychique, spécialement lorsqu’elle est tournée
vers le souvenir et le rêve. Ainsi Levi souligne que « […] se retrouver [entre
Italiens], c’était se rappeler et penser, et ce n’était pas sage » (p. 45). Et prévient,
« Malheur à celui qui rêve : le réveil est la pire des souffrances » (p. 55). Il y
a en effet dans Si c’est un homme une hantise du réveil de la mémoire, de la
remémoration. Dans cet univers concentrationnaire, le réveil de la mémoire
promeut une augmentation de la sensibilité, une diminution du seuil de tolé-
rance à la souffrance et in fine une recrudescence de celle-ci. Dans la situation
concentrationnaire où l’expérience traumatique s’étale dans la durée – c’est
une mauvaise rencontre qui s’éternise – Levi laisse entendre qu’une des condi-
tions de survie est la répression du souvenir et du rêve, dans leurs liaisons à des
satisfactions passées, de manière à s’épargner un réveil douloureux, à s’éviter
un coûteux repositionnement face au réel concentrationnaire. Si, dans une
perspective psychanalytique, l’expérience de la réalité se soutient du rêve, de
l’activité fantasmatique ou de l’activité artistique (c’est-à-dire de son articula-
tion à l’imaginaire), en revanche il convient de prendre acte, à lire Primo Levi,
que l’expérience du réel est incompatible avec un investissement des fonctions
imaginaires. Ce n’est qu’ultérieurement, une fois que le sujet ne sera plus sous
la coupe de la situation traumatogène, sous le coup du réel, une fois relâchée
la fixation psychique à l’expérience traumatique, qu’une remémoration et une
élaboration de l’événement deviendront possibles, notamment par le truche-
ment de l’écriture.
On voit donc se dessiner au cours de l’expérience concentrationnaire un
rapport clivé au temps : le maintien salutaire d’une conscience du présent
a pour prix de pousser le passé dans la pente de l’oubli. Il faut se fixer à
toute force au présent, à ce qu’il présente de plus cru, ne pas s’en éloigner,
en particulier par le rêve ou les souvenirs, par crainte qu’il ne revienne,

. Sur la notion de traumatographie voir notre ouvrage (1998).


Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 243

sous les occurrences du réel, d’autant plus cruellement. Le répit offert par
le K.B. (Krankenbau ; infirmerie du Lager) à la suite d’une blessure en est
une illustration. Le K.B. est le lieu où une prise de distance par rapport au
camp est possible. Cette prise de distance ménage un espace suffisant pour
penser, pour « réaliser », de l’extérieur, la machine infernale dont Levi est
à la fois un rouage et une victime : « […] il fallait échapper au maléfice,
il fallait entendre la musique de l’extérieur, comme nous l’entendions au
K.B., comme nous l’entendons aujourd’hui dans le souvenir, maintenant
que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie ; il fallait l’entendre
sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ce qu’elle représentait […] »
(pp. 64-65). Sortir du K.B. – il le fallait sous peine d’être éliminé – annulait
le répit et imposait le réveil, cette « pire des souffrances ». Paradoxalement,
cette prise de distance vis-à-vis du présent ne va pas sans mal, comme le
confirme la période où Levi travailla au laboratoire de chimie. La prise de
conscience du temps présent au regard de la mémoire intervient quelques
mois plus tard, lorsqu’il est attaché au laboratoire de chimie en qualité de
« Häftling, spécialiste ». Cette affectation lui assure une légère amélioration
des conditions de (sur)vie, au moins pendant la journée. Cette améliora-
tion, si mince soit-elle, favorise à son tour le dégagement d’un temps et
d’un espace pour la pensée, jusqu’alors obnubilée par la torture quotidienne
des coups, du froid, de la faim. L’activité de pensée consiste alors en remé-
moration, en souvenirs, en la renaissance du sentiment d’appartenance à
l’humain. Le répit est cependant de courte durée car l’activité de pensée, la
lucidité désormais plus aiguë et le réveil de la sensibilité deviennent à leur
tour douloureux : « […] tous les matins, je n’ai pas plus tôt laissé derrière
moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes
côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B., et des dimanches
de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir
homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience émerge
de l’obscurité » (p. 186). Si l’absence et la perte manifestent une conscience
douloureuse, le K.B. et le laboratoire de chimie offrent aussi un temps où
l’énergie psychique se trouve dégagée des contraintes quotidiennes du camp
et disponible pour un retour sur soi, pour un réinvestissement de type nar-
cissique. Ultérieurement, le passage à l’écriture puisera à ces deux sources
du deuil et du réaménagement narcissique.

Le secours de l’écriture

Primo Levi livre une notation qui indique l’ébranlement du sentiment de


réalité dès la descente du train à la gare d’Auschwitz : « Tout baignait dans
un silence d’aquarium, de scène vue en rêve » (p. 20). Ensuite, à l’arrivée au
244 Objets et Mémoires

camp, la dépossession, la nudité, la tonte, les mauvais traitements plongent


les arrivants dans un état de stupeur, un état second qui va perdurer jusqu’à
« [se] sent[ir] hors du monde » et se maintenir en cauchemar éveillé, qui
évoque la place classique du cauchemar répétitif dans la clinique du trau-
matisme. Le déclassement du sentiment de réalité en sentiment exacerbé de
réel s’impose dans l’expérience concentrationnaire, en vertu de son affinité
avec la menace de mort. L’omniprésence de la menace de mort ainsi que
la sommation des événements qui expriment cette menace ou la réalisent
autorisent à rapporter l’expérience concentrationnaire au réel traumatique.
De ce point de vue, l’écriture de Primo Levi prend valeur d’éthique dès
lors que celle-ci « s’articule d’une orientation du repérage de l’homme par
rapport au réel » (Lacan 1986 : 21).
Son ouvrage participe de ce repérage par rapport au réel en réaffirmant
l’irréductibilité du genre humain. En mettant des mots sur l’expérience
traumatique, en témoignant des horreurs concentrationnaires nazies, en les
publiant, c’est-à-dire en les adressant à l’autre, au public, Levi reconquiert
un statut de sujet, d’être de parole, nié par la logique et les exactions nazies.
De fait, dans les motifs du passage à l’écriture, la part éthique côtoie la part
de détermination psychique (Chiantaretto 2005). Le passage à l’écriture,
dans son adresse à l’autre, met en relief la vertu curative de l’écriture en
rapport à l’obéissance à une nécessité interne subjective (élaborer, mettre
à distance et ouvrir une brèche dans l’impossible oubli) et à un impératif
externe, c’est-à-dire social (témoigner et faire œuvre de mémoire). Dans
l’après-coup de l’expérience, bordant le réel, advient alors un récit qui vaut
pour une reconstruction de l’histoire personnelle, pour une réappropriation
de soi à travers l’autre pris à témoin : « Le besoin de raconter aux “autres”, de
faire participer les “autres”, avait acquis chez nous, avant comme après notre
libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les
autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit
mon livre ; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure » (Levi (1947)
1987 : 8). En revenant sur le passage à l’écriture effectué par Primo Levi, se
dessine la figure du salut par l’écriture dans la conjonction de l’individuel
et du collectif. Comme l’indique Jacques Hassoun, il s’est agi, à la suite de
la Shoah et par l’écriture, de « sauver la mémoire/écrire l’Histoire pour sub-
jectiver ce qui relève de l’effroyable » (Hassoun et al. 1990 : 15).

. « […] maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie » (Levi (1947)
1987 : 64), nous soulignons.
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 245

Chimie et écriture

Après la tentative avortée de tenir un journal à l’intérieur même du camp (à


l’occasion de son affectation au laboratoire de chimie), Primo Levi rédige Si
c’est un homme dès son retour à Turin, après une période de « trêve » relatée
ultérieurement dans un deuxième récit de témoignage (Levi (1963) 1986).
C’est après ces témoignages et la prise de distance qu’ils promeuvent vis-à-vis
de l’événement traumatique qu’il poursuit dans la voie de l’écriture par des
récits fictionnés. Ce cheminement l’éloigne du point de fixation traumatique.
Parfois l’écriture recroise le point de douleur, auquel finalement il retourne,
si l’on considère que dans son dernier texte, Primo Levi se confrontait de
nouveau, sous la forme cette fois de l’essai, aux questions que pose Auschwitz
(Levi (1986) 1989). C’est cette démarche faite de détours, de chemins de tra-
verse, de diversions, tendue entre travail de mémoire et angoisse du souvenir,
qui se donne à lire dans Le système périodique ((1975) 1987).
Le système périodique est composé d’une suite de vingt et un brefs récits
ayant pour titre le nom d’un élément de la matière. On ne peut parler
de chapitre. Chacun des récits peut être lu indépendamment des autres,
dans un ordre différent de celui dans lequel ils sont disposés. Toutefois
le premier et le dernier récit sont déterminés par la nature des éléments
auxquels ils se rapportent. Le premier élément retenu est « Argon », qui
renvoie aux gaz « rares », « inertes », « nobles », aux qualités parfois contra-
dictoires : « Le peu que je sais de mes ancêtres me les fait rapprocher de
ces gaz » (Levi (1975) 1987 : 9). L’ouvrage s’ouvre ainsi sur le gaz recélant
les qualités de l’« ancestral » et de l’originaire, s’inscrivant d’emblée dans
un héritage symbolique. Héritage symbolique ravagé par l’Histoire : la
Shoah a entraîné la disparition des personnes, des noms, elle a troué le
symbolique (Hassoun et al. 1990). Aussi cette série d’éléments, et le livre
par la même occasion, se clôt sur le sombre et allusif « Carbone ». Si elle
apparaît comme une réplique de l’organisation structurale qui préside
à la matière et fait système (isolable et unique, chaque élément est en
interrelation avec les vingt autres), la composition de l’ouvrage est donc
assignée à une origine, perpétuée par l’héritage symbolique, ainsi qu’à une
rupture historique et réelle. Contrairement à ce qu’affirment les mises en
équations physico-chimiques du réel et leur conclusion séculaire – « Rien
ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » –, l’histoire ne peut être
mise sur le même plan que la nature, sauf à la nier. Et l’homme avec elle.
Comme l’a rappelé Primo Levi, un des points pour lesquels on ne peut
faire l’amalgame entre les camps d’extermination nazis et d’autres dispositifs
concentrationnaires concerne le rôle joué par l’industrie allemande dans le
recyclage des cheveux ou par les banques dans la récupération de l’or prélevé
sur les cadavres. Il est à noter que la mort de Primo Levi intervient peu de
246 Objets et Mémoires

temps après les polémiques sur le révisionnisme en Allemagne ou le néga-


tionnisme en France qui, au mépris de l’histoire, font injure à ce qui, par
les quelques survivants de cette époque, peut encore être remémoré.
Dans Le système périodique, chaque élément de la matière donne à son
tour matière à raconter une histoire sous la forme d’une petite nouvelle :
« […] ce livre n’est pas un manuel de chimie […]. Ce n’est même pas une
autobiographie, sinon dans les limites partielles et symboliques où tout écrit,
plus, toute œuvre humaine, est autobiographique, mais, d’une certaine
façon, c’est bien une histoire » (Levi (1975) 1987 : 267). Chaque élément de
la matière est le germe à partir duquel renaissent des souvenirs d’événements
petits et grands, heureux et malheureux, tragiques même, lorsque reviennent
à la surface des morceaux relatifs à la déportation. Les souvenirs personnels
sont réinsérés dans une mythologie de l’origine et dans une mémoire de
la communauté juive dont est issu Primo Levi. Sous le dehors modeste de
raconter des histoires, il se ressaisit de son histoire propre et se réapproprie
l’histoire collective dans laquelle il s’inscrit. La mémoire consiste alors à se
souvenir, à se rappeler à un temps présent qui, désormais épargné, atteste que
les ennuis passés ont été surpassés. Comme l’atteste le proverbe yiddish placé
en exergue du Système périodique, «raconter les ennuis passés », c’est ne pas
oublier, observer avec légèreté le « devoir de mémoire » (Levi (1989) 1995).
Rappelons la « dette » de Primo Levi à l’égard de son métier de chimiste : celle
de lui avoir sauvé la vie pendant sa déportation à Auschwitz. Il a dit dans Si
c’est un homme toute l’importance qu’avait recouverte pour sa survie la période
passée au laboratoire de chimie. On trouve là une manière d’entendre sa phrase :
« C’est précisément parce que je suis chimiste que j’écris » (Levi (1985) 1992 : 28). Il
considérait la chimie noblement, c’est-à-dire comme un « métier », contrairement
à l’écriture qu’il tenait pour une « activité créatrice ». Quand il revient sur son
métier de chimiste et tente d’en démêler les liens avec son activité créatrice d’écri-
vain, la chimie lui apparaît alors comme une école de vie et, par suite, comme une
fabrique d’écriture. Pour lui la chimie consiste en opérations, pratiques et expé-
riences concrètes, vécues (il y insiste), à haute teneur symbolique, dont l’écrivain
n’a plus qu’à tirer les dividendes. « À force de pénétrer la matière, de chercher à en
connaître la composition et la structure, d’en prévoir les propriétés et les réactions,
le chimiste finit par acquérir un insight, une tournure d’esprit concrète et concise,
le désir constant de ne pas s’arrêter à la surface des choses. La chimie est l’art de
séparer, de peser et de distinguer, trois exercices également utiles à qui se propose
de décrire des faits réels ou imaginaires » (ibid. : 27).

. « C’est un plaisir de raconter les ennuis passés ».


. « […] l’écriture n’est pas (ou ne devrait pas être, à mon sens) un métier ; c’est une activité
créatrice qui, en tant que telle, supporte mal les horaires, les échéances, les obligations
envers clients et supérieurs » (« Ex-chimiste », Levi (1985) 1992 : 25-26).
Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 247

Intuition, empirisme, analyse, telles sont les trois vertus de la chimie


transposables à la pratique de l’écriture. Dans Le système périodique, la chimie
participe au travail d’écriture par le biais de la métaphorisation. Animé du
« désir constant de ne pas s’arrêter à la surface des choses », la réalité de
l’expérience pousse Primo Levi dans les voies de l’association jusque dans
la métaphore. La métaphorisation part d’un point d’origine situé dans le
concret, dans le réel. Le travail d’écriture donne ainsi un cadre au rêve
éveillé grâce auquel Primo Levi peut rapprocher sur le mode métaphorico-
­métonymique des éléments dispersés, sans rapport manifeste les uns avec les
autres, établir entre eux des points de contact en fonction de leur contiguïté
symbolique, comme par exemple entre ses « ancêtres » et les « gaz rares ».
Primo Levi parvient ainsi à réinsérer les corps étrangers traumatiques à l’in-
térieur d’une trame textuelle parcourue de sens et d’histoire, participant de
cette façon à leur traumatolyse. Par l’écriture, le traumatique est reversé au
crédit du symbolique – et non plus à son débit, comme y pousse la sidéra-
tion traumatique.

On connaît la formule selon laquelle « les gens heureux n’ont pas d’his-
toire », qui souligne l’absence d’ancrage événementiel du bonheur, son
statut anhistorique. Il ne peut y avoir de mémoire en dehors de l’expé-
rience de la perte de l’objet qui aurait assuré le bonheur – tout au moins
une expérience de satisfaction et sa prime de plaisir. La littérature comme
la psychanalyse ont montré combien les expériences du manque et de la
perte incitent à rechercher par des substituts, c’est-à-dire par d’autres objets
pulsionnels, la satisfaction passée. Le plaisir se trouve ainsi doublement lié
(tant structuralement que phénoménologiquement) aux objets substitutifs :
soit que ceux-ci concordent métonymiquement ou métaphoriquement aux
traces de la satisfaction (une saveur, une odeur ou un son) ; soit que, par le
truchement des mots et de la nomination (une madeleine, un parfum, le
ronronnement d’un avion…), ils s’articulent dans l’ordre du langage et de
la narration (Freud (1911) 1984). Consignant les objets, le récit se range ainsi
sous le principe de plaisir, en assurant le sujet de sa pérennité narcissique.
C’est à l’enseigne de ce narcissisme de vie qu’est placé le Système périodique.
Primo Levi n’écrivait pas avant sa déportation. Tout juste avait-il caressé
le projet, comme nombre d’adolescents lettrés, de faire œuvre poétique. Il
s’engagea finalement dans la voie de la chimie, métier qu’il n’a jamais cessé
d’exercer après son retour du camp, parallèlement à son activité d’écrivain.
À la suite de Si c’est un homme paru en 1947, Primo Levi publie La trêve
en 1963 où il rapporte les lendemains de la libération des camps et le retour
à la vie. Après ces deux récits de témoignage, il aborde le récit fictionnel
avec Le système périodique en 1975 et les fictions romanesques notamment
La clé à molette en 1978 et Lilith en 1981. À la fin de sa vie, il aborde un autre
248 Objets et Mémoires

genre avec l’essai, à l’occasion d’un retour commémoratif sur la question des
camps et d’Auschwitz en particulier (Les naufragés et les rescapés, 1989). Il
s’agit de l’ultime tentative pour rendre compte de l’indicible et le soumettre,
au moyen de l’écriture, à une maîtrise intellectuelle. Parmi ces textes et leurs
différents régimes d’inscription du réel traumatique, Le système périodique
constitue un texte charnière. Les souvenirs traumatiques s’y trouvent insérés
dans une trame fictionnelle issue du tressage entre le métier de chimiste,
l’activité littéraire et les « ennuis passés ». En passant du récit de témoignage
aux récits fictionnels et aux petites histoires, Primo Levi s’affranchit partiel-
lement du poids de l’Histoire. Sa pratique de l’écriture apparaît alors comme
la tentative d’instaurer une arche entre l’Histoire et la mémoire. Car après
avoir été perdu, comment se retrouver ?

Bibliographie

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Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, (1932), 1988.
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Traumatisme, écriture et mémoire – au sujet de Primo Levi – 249

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– Le devoir de mémoire. Entretien avec Anna Bravo et Frederico Cereja (trad. par
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Rousset, David, L’univers concentrationnaire, Paris, Poche, (1946), 1998.
– Les jours de notre mort, Paris, Poche, (1947), 1984.
Tellier, Arnaud, Expériences traumatiques et écriture, Paris, Anthropos, 1998.
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Liste des photographies

« Au Minotaure, Hôtel****, Chambre 108 », exposition Le Trou, 1991, MEN. 


© MEN (Musée d’ethnographie, Neuchâtel), photographie Alain Germond,
Neuchâtel, Suisse.

Photographie de Joseph Malo et de sa femme prise en 1956, célébrant le jour


où Cornelius Djakababa termina ses études de lycée. (Reproduite avec la
permission de Nelden Djakababa.)

Peinture de 1960, à l’occasion du mariage de Joseph Malo et de Maria


Dita Horo à l’église catholique (d’après une photographie de 1956).
(Reproduite avec la permission de Nelden Djakababa.)

La couverture du livre de Cornelius Djakababa publié en 2002, Abadi Printing,


Jakarta. (Reproduite avec la permission de Nelden Djakababa.)

Photographie prise en 1983 à l’occasion de la reconstruction de la tombe de


Joseph Malo, avec sa famille réunie à Sumba devant son portrait.(Reproduite
avec la permission de Nelden Djakababa.)

Willie Cole, Unmasked Journey, 1999. Cire, métal et papier sur toile légè-
rement brûlée, 177 x 217 x 10 cm, collection privée, New York. Avec
l’aimable autorisation de la galerie Alexander and Bonin, New York.
Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition Double Jeu. Identité et
Culture (MNBAQ, 2004.)

Scène de plage à Paris, Photographie de Mattea Manicacci.


Photographies
« Au Minotaure, Hôtel****, Chambre 108 », exposition Le Trou, 1991, MEN.
Photo de Joseph Malo et de sa femme prise en 1956, célébrant le jour
où Cornelius Djakababa termina ses études de lycée.
Peinture de 1960, à l’occasion du mariage de Joseph Malo
et de Maria Dita Horo à l’église catholique
(d’après une photographie de 1956).
La couverture du livre de Cornelius Djakababa publié en 2002.
Photo prise en 1983 à l’occasion de la reconstruction
de la tombe de Joseph Malo,
avec sa famille réunie à Sumba devant son portrait.
Willie Cole, Unmasked Journey, 1999.
Scène de plage à Paris, Photographie de Mattea Manicacci.

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