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Gabriel

Matzneff
Les Émiles de Gab la Rafale

roman électronique

Ce furent des camarades de régiment qui me donnèrent ce surnom de Gab la
Rafale ; quant aux émiles, c’est ainsi qu’un de mes personnages, Alphonse
Dulaurier, baptise le courriel des souverainistes, l’e-mail anglo-saxon.
Ce livre est le premier pour lequel je n’aurai noirci ni carnet, ni cahier, ni feuilles
volantes ; utilisé ni crayon, ni porte-plume, ni stylo ; dont il n’existe aucun
manuscrit. C’est mon premier bébé de l’ère virtuelle, mon premier bébé
électronique. Les Émiles de Gab la Rafale sont aussi le premier livre où les mots
jaillis de mon cœur et de mon cerveau, les soubresauts de mon humeur volage,
sont datés à l’heure, à la minute près : ce n’est pas un livre, c’est un
électrocardiogramme, un sismographe. Je l’ai baptisé roman, en songeant à mon
infortuné ami Hervé Guibert qui avait ainsi appelé ses Mémoires, et surtout
parce que cette vie bariolée, contrastée, me semble aussi romanesque que la plus
ingénieuse des fictions.

G. M.

EAN numérique : 978-2-7561-0662-5

EAN livre papier : 9782756103693

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DU MÊME AUTEUR

Romans
L’ARCHIMANDRITE, La Table Ronde et La Petite Vermillon
NOUS N’IRONS PLUS AU LUXEMBOURG, La Table Ronde et La Petite Vermillon
ISAÏE RÉJOUIS-TOI, La Table Ronde et La Petite Vermillon
IVRE DU VIN PERDU, La Table Ronde et Folio
HARRISON PLAZA, La Table Ronde
LES LÈVRES MENTEUSES, La Table Ronde et Folio
MAMMA, LI TURCHI !, La Table Ronde et La Petite Vermillon
VOICI VENIR LE FIANCÉ, La Table Ronde

Poèmes
DOUZE POÈMES POUR FRANCESCA, Alfred Eibel Éditeur et La Table Ronde
SUPER FLUMINA BABYLONIS, La Table Ronde

Récits
COMME LE FEU MÊLÉ D’AROMATES, La Table Ronde et La Petite Vermillon
LE CARNET ARABE, La Table Ronde et La Petite Vermillon
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Le Rocher et La Petite Vermillon

Essais
LE DÉFI, La Table Ronde et La Petite Vermillon
LES MOINS DE SEIZE ANS, Léo Scheer
LES PASSIONS SCHISMATIQUES, Léo Scheer1
LA DIÉTÉTIQUE DE LORD BYRON, La Table Ronde et Folio
LE SABRE DE DIDI (édition revue et augmentée de LA CARACOLE), La Table
Ronde
LE TAUREAU DE PHALARIS, La Table Ronde et La Petite Vermillon
MAÎTRES ET COMPLICES, Lattès et La Petite Vermillon
LE DÎNER DES MOUSQUETAIRES, La Table Ronde
DE LA RUPTURE, Payot et Rivages poche
C’EST LA GLOIRE, PIERRE-FRANÇOIS !, La Table Ronde
YOGOURT ET YOGA, La Table Ronde
VOUS AVEZ DIT MÉTÈQUE ?, La Table Ronde

Journaux intimes
CETTE CAMISOLE DE FLAMMES (1953-1962), La Table Ronde et Folio
L’ARCHANGE AUX PIEDS FOURCHUS (1963-1964), La Table Ronde
VÉNUS ET JUNON (1965-1969), La Table Ronde
ÉLIE ET PHAÉTON (1970-1973), La Table Ronde
LA PASSION FRANCESCA (1974-1976), Gallimard
UN GALOP D’ENFER (1977-1978), La Table Ronde
LES SOLEILS RÉVOLUS (1979-1982), Gallimard
MES AMOURS DÉCOMPOSÉS (1983-1984), Gallimard et Folio
CALAMITY GAB (janvier 1985-avril 1986), Gallimard
LA PRUNELLE DE MES YEUX (mai 1986-décembre 1987), Gallimard et Folio
LES DEMOISELLES DU TARANNE (1988), Gallimard
CARNETS NOIRS 2007-2008, Léo Scheer

À paraître

Journal intime 1989-20062

© Éditions Léo Scheer, 2010


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www.matzneff.com

1 En 2005, Les Moins de seize ans et Les Passions schismatiques ont été réunis
en un seul volume, augmentés d’une préface inédite.
2 Lorsqu’il sera publié dans sa totalité, mon journal intime 1953-2008 portera ce
titre général : Carnets noirs.

GABRIEL MATZNEFF


LES ÉMILES DE GAB LA RAFALE


roman électronique


Éditions Léo Scheer

PRÉFACE

Ce furent des camarades de régiment qui, durant le service militaire, me
donnèrent ce surnom de Gab la Rafale, car j’étais le meilleur tireur au fusil-
mitrailleur de ma section : à deux cents mètres, je mettais une balle dans le cul
d’une mouche.
Quant aux émiles, c’est l’un de mes personnages, Alphonse Dulaurier, que
n’enthousiasme ni le « courriel » des souverainistes, ni l’« e-mail » anglo-saxon,
qui, dans mon dernier roman, Voici venir le Fiancé, publié en 2006, baptise les
lettres électroniques de ce sobriquet à la fois bien français et proche
euphoniquement de l’américain1.
Cet émile n’est toutefois pas farina del mio sacco. Ce fut dans la bouche d’une
jolie blonde dont je partageais alors la vie, Sophie P., que je l’entendis pour la
première fois. La même Sophie qui, au chapitre 44 de Boulevard Saint-Germain,
me souffle qu’on ne dit plus « les jeunes », ni « les jeûnes », mais « les
djeun’s ». Mes vieux maîtres, d’Héraclite à Hergé, m’instruisent, mais les trucs
rigolos, ce sont mes jeunes maîtresses qui me les enseignent. Et pas seulement
les « trucs rigolos » : c’est avec elles que j’ai connu, que je connais, mes
expériences cardinales. Ma vie durant, j’aurai beaucoup plus appris au lit qu’à la
bibliothèque.
Ces genres littéraires nouveaux que sont le sms et l’émile m’ont tout de suite
intrigué, diverti.
Je fais un large usage du premier dans Voici venir le Fiancé dont l’un des
personnages, une jeune fille, Delphine, bombarde de messaggini (ah ! les
diminutifs italiens, messaggino, telefonino, c’est autre chose que les horribles
« texto » et « téléphone portable » franchouillards !) Raoul, son amant.
Et voici mes débuts dans l’émile – je me suis abonné à Internet le
20 avril 2005 – où, je m’en suis rendu compte illico, j’adopte un style qui n’est
celui ni de mes romans, ni de mon journal intime, ni de mes récits ou essais, ni
de mes poèmes ; un style singulier, qui s’accorde à l’immédiateté de l’émile, non
seulement par la spontanéité de l’écriture (ce qui l’accommunerait au journal
intime), mais aussi par la diligence de l’envoi et de la lecture qu’en fait le
destinataire. Oui, un genre nouveau, vierge et, last but not least, stimulant, car
favorable à ces brusques variations de thème, de ton, de registre que, depuis mes
premiers balbutiements de plume, j’ai toujours affectionnées. Un genre qui
s’accorde à ma physis d’impatient, de vif-argent. Un genre où se manifestent en
pleine (et, aux yeux des quakers du nouvel ordre moral, scandaleuse) lumière
mes idées fixes, mes bizarres contradictions. Si j’étais un écrivain du dix-
septième siècle – mon adoré dix-septième siècle, celui des mousquetaires et des
Messieurs de Port-Royal, d’Anne-Geneviève de Longueville et de La
Rochefoucauld –, j’écrirais : mes bizarres contrariétés.
Ce livre est le premier pour lequel je n’aurai noirci ni carnet, ni cahier, ni feuilles
volantes ; utilisé ni crayon, ni porte-plume, ni stylo ; dont il n’existe aucun
manuscrit. C’est mon premier bébé de l’ère virtuelle, mon premier bébé
électronique. Les Émiles de Gab la Rafale sont aussi le premier livre où les mots
jaillis de mon cœur et de mon cerveau, les soubresauts de mon humeur volage,
sont datés à l’heure, à la minute près : ce n’est pas un livre, c’est un
électrocardiogramme, un sismographe. Je l’ai baptisé roman, en songeant à mon
infortuné ami Hervé Guibert qui avait ainsi appelé ses Mémoires, et surtout
parce que cette vie bariolée, contrastée, me semble aussi romanesque que la plus
ingénieuse des fictions.

G.M.

P. S. « Ce qui l’accommunerait au journal intime », encore un italianisme de
l’auteur de Mamma, li Turchi !, et un italianisme délibéré2. Lorsque je suis entré
dans la vie littéraire, je me sentais français, je croyais être un écrivain français et
considéré comme tel ; mais plus le temps passe, plus je me sens rejeté par le
sérail littéraire français, plus je me sens étranger, métèque, et fier de l’être.
Vivent donc les italianismes !

1 Un sobriquet qui a en outre le mérite d’être le prénom de deux complices bien-


aimés, Littré et Cioran.
2 Accomunare : rapprocher, unir ; avoir en commun. Niente ci accomuna : nous
n’avons rien en commun. Il dolore accomuna gli uomini : la souffrance
rapproche les hommes.

À la mémoire de Christian Cambuzat, qui pendant trente-cinq ans fut mon
professeur d’opiniâtreté, de sveltesse, de tempestiva abstinentia, un ami très cher
dont la vie et la mort furent celles d’un homme libre.

« Mais toi, tant qu’il fait jour, ne néglige pas les fruits de la vie ! Si nombreux
soient les baisers que nous donnons, ils sont peu de chose. Quand nos couronnes
se fanent, tu vois leurs pétales flotter pêle-mêle à la surface de nos coupes ; ainsi
de nous, amants aux grandes espérances : demain peut-être clora notre destin. »

Properce, Élégies, II, 151

« Je suis fier parce que je ne suis rien. »

Giacomo Casanova, au prince Charles-Joseph de Ligne

« La petite fille et son vilain monsieur
Se moquent des jaloux, des envieux,
Ils font l’amour et du latin
Tout en buvant du chambertin. »

Gabriel Matzneff, Poème à Véronique B., inédit

1 Tu modo, dum lucet, fructum ne desere vitae ! / Omnia si dederis oscula,


pauca dabis. / Ac veluti folia arentis liquere corollas, / Quae passim calathis
strata natare vides, / Sic nobis, qui nunc magnum spiramus amantes, / Forsitan
includet crastina fata dies.

CHAPITRE 1

Mercredi 20 avril.
14 h 14, à René S.
As-tu reçu ma réponse ? Internet est pour moi du chinois et quand je n’ai pas
quelqu’un qui m’aide, je ne fais que de fausses manœuvres ! Je te disais qu’au
Grand Palais je ne suis arrivé qu’à 12 h 45 et en suis sorti vers 14 h 30. Nous
avons dû nous succéder devant les toiles sans jamais nous croiser. J’ai
particulièrement aimé le Baccho e Venere de Nattier.

Vendredi 22 avril.
17 h 13, à René S.
Si je t’ai écrit trois fois le même émile, c’est parce que je n’étais guère sûr de la
justesse de mes manœuvres.
Ce matin, sur le parvis de Notre-Dame, j’ai visité les deux tentes dressées par les
Arméniens où divers documents rappellent le génocide de 1915. Et demain j’irai
peut-être à 16 h 30 sur les Champs-Élysées où des organisations arméniennes
vont ranimer la flamme sous l’Arc de Triomphe. Vive l’Arménie !
Cela dit, j’ai dans les années 80 aimé une jeune Turquesse, lycéenne à Molière,
dont je garde un tendre souvenir : l’amour est international, grâce aux dieux !

Lundi 25 avril.
09 h 07, à Géraldine de L.
Mon bel ange, comme convenu, je vérifie si je puis envoyer des émiles ; si aucun
ennui technique ne s’y oppose. Baci. Tutto tuo.
20 h 38, à Véronique B.
Contessina mia ! Appena tornato dalla chiesa (le funzioni della settimana santa
sono delle vere gare di resistenza), trovo il tuo messaggino. Grazie per l’émile
dei nostri amici golosi. Evviva Don Alfonso1 !
20 h 43, à Bernard D. et Michel F.
J’ai résisté aussi longtemps que j’ai pu, telle la chèvre de M. Seguin, mais j’ai
fini par être avalé par le loup Internet. Ainsi vous serez sans excuse de ne pas me
donner de vos nouvelles !

Mercredi 27 avril.
08 h 20, à Véronique B.
Depuis mon arrivée à Marrakech le 9 mars dernier jusqu’à ce matin, j’ai
perdu 8,200 kilos. Encore 2,800 kilos à perdre et je serai à mon poids idéal, celui
de ma plus grande forme. Sono felice come una Pasqua (c’est d’actualité !).
17 h 45, à Véronique B.
Ho avuto nel pomeriggio una terza lezione d’informatica. Il professore, fratello
della mia manicure (e amica) Emmanuelle, dice che me la cavo bene2.

Jeudi 28 avril.
08 h 01, à Marie-Agnès B.
Quel merveilleux jeudi saint (qui commence, je te le rappelle, le mercredi en fin
de journée) ! Faire mon salut dans tes bras, c’est être de mon vivant au paradis.
22 h 06, à Marie R.
Je rentre d’un très bel (et épuisant, car il dure plus de trois heures et on reste sans
cesse debout) office des Douze Évangiles, célébré le soir du jeudi saint, et je
trouve votre message !
Un voyage en Suisse ? Je ne garde pas un souvenir heureux du précédent, car ce
fut lors de ce séjour helvétique que vous prîtes la décision de rompre avec moi,
mais je vous souhaite néanmoins de boire du bon lait, du fendant aussi, et de
manger de l’excellent chocolat.
Je ne comprends pas bien la fin de votre émile : vous allez donc quitter
Bordeaux ? Et pour aller où ? Pas au Canada, j’espère, il y fait trop froid.

Vendredi 29 avril.
12 h 48, à Véronique B.
Carissima contessina, je sors à peine d’un admirable office de la Plachtchanitza,
ou Mise au Tombeau du Christ. J’ai bien pensé à toi et demandé à la Vierge de te
protéger, de t’aider dans toutes tes entreprises. Baci dal tuo Mistigri.
P. S. Aujourd’hui, jeûne absolu, mais je bois d’abondance, à cause des reins.

Dimanche 1er mai.
20 h 43, à Julie d’H.
La nuit dernière, très beaux, priants et longs offices de la Résurrection (les
matines, puis la liturgie), et ensuite les agapes où, après un carême strict, je me
suis tapé la cloche – agapes qui se sont déroulées jusqu’à trois heures du matin
dans une salle mise à notre disposition par nos amis catholiques de… Saint-
Étienne-du-Mont, ta paroisse. Tu le vois, le monde est petit. Voyons-nous vite
avec René et son amie. Christ est ressuscité !

Lundi 2 mai.
11 h 33, à Réjane C.
Merci de ta leçon matinale et printanière. Quand j’aurai écrit la préface pour
L’Archimandrite en poche, je te l’enverrai par cette voie électronique, mais venir
à pied rue Séguier3, en voisin, est beaucoup plus agréable.
16 h 05, à Marie R.
Voyageuse Marie, je n’avais pas compris qu’à la Suisse succédait
immédiatement Barcelone ; je pensais qu’entre les deux vous vous poseriez un
petit temps à Bordeaux. Je repars pour l’Italie ; cependant, je rentrerai dans
l’après-midi du 29 pour voter non au projet de Constitution pondu par les
marchands de bretelles, sans illusions d’ailleurs.

Mercredi 4 mai.
10 h 41, à Marie R.
Adorable Marie, bon séjour au pays des banquiers, du cuckoo clock et du
chocolat. Baiser de votre admirateur number one (la liste est longue, je ne le sais
que trop, mais depuis l’été 2004 je tiens à ce titre de number one, même s’il n’est
plus qu’honorifique, hélas !). 16 h 19, à Véronique B.
Contessina, ti penso. Non vedo l’ora di bighellonare con la mia Mistigretta fra
le calli, le piazzette, i campi, i sotoporteghi di Venezia. Cristo è risorto ! Tre
baci pasquali. La Lotteria4 !
21 h 04, à Olivier C. et Albert D.
Vous aurez noté que je me modernise : je me suis abonné à Internet et dispose
donc d’une adresse électronique !

Jeudi 5 mai.
07 h 29, à Julie d’H.
Merci de ton message matutinal. À la chaleur et au soleil du dimanche de Pâques
orthodoxe (j’ai passé la journée à la piscine de Saint-Germain-en-Laye)
succèdent le froid et le ciel maussade de l’Ascension romaine : le Christ risque
de s’enrhumer s’il monte aujourd’hui au Ciel, et je pense qu’il attendra
l’Ascension orthodoxe pour faire ce voyage en ballon. Cet été (juillet et août) je
serai surtout parisien et c’est bien volontiers que je viendrai passer quelques
jours dans ta campagne pour te voir, me baigner et écrire mon roman.
18 h 31, à Anthony S.
Mon cher Anthony, peut-être aurez-vous le temps avant notre prochaine leçon de
m’aider à maîtriser mon imprimante qui a mangé de la vache folle, s’allume
toute seule, refuse de s’éteindre et imprime, imprime sans s’arrêter, on se croirait
dans un film de Charlot.

Vendredi 6 mai.
09 h 29, à Madeleine G.-N.
Cara Madeleine, eccomi ! Je suis enchanté d’avoir suivi (finalmente !) votre
exemple, et aussi les conseils de notre bon maître du Mont-Pèlerin, féru
d’informatique.
15 h 58, à Christian C.
Mon cher Cristobald, voici un premier message électronique, placé sous la
protection de mon saint archange qui dans l’armée française est, comme vous le
savez, le patron des télécommunications. Peut-être aussi dans l’armée suisse ?

Samedi 7 mai.
06 h 49, à Julie d’H.
Jeudi, jour de l’Ascension catholique, à cause de la couleur du ciel et du chiffre
indiqué par le thermomètre, on se serait cru à la Toussaint. Quand je pense que
dimanche dernier, 1er mai, je me dorais au soleil sur les pelouses de la piscine de
Saint-Germain-en-Laye !
Quand faisons-nous ce dîner avec René et son amie Malika ? Je pars pour l’Italie
vers le 19 ou le 20.
13 h 54, à Marie R.
Marie, ma belle ex, n’inversons pas les rôles : c’est vous qui m’avez fait un
cadeau en écrivant ce texte sensible, intelligent, drôle, qui m’honore et me
comble. Buvez-vous de la dôle ou du fendant ? Mangez-vous des perches du
lac ? Grignotez-vous du chocolat de chez… J’ai oublié le nom de ce chocolatier
de Montreux dont les truffes sont à damner un saint. À Paris, il n’aura fait chaud
qu’un seul jour, le 1er mai, dimanche de Pâques orthodoxe. À nouveau, on se les
gèle, c’est à désespérer du printemps. Je pense très fort à toi. Tu me manques.
13 h 58, à Sophie P.
Merci du message, mais je préfère vos baisers vrais aux électroniques… Cela dit,
seul votre nom s’est affiché, non votre adresse électrique, et je n’en sais pas plus,
touchant celle-là, que ce matin. Baisers frigorifiés (à Paris, on se les gèle, et il y
a un vent qui bouscule mes bouclettes blondes).
14 h 41, à Séraphin R.
Khristos Voskressié5 ! Mon cher Séraphin, je suis toujours un peu réticent aux
merveilles de la modernité (tu te souviens que je n’ai pas de voiture), et voilà
seulement quelques jours que je me suis décidé à m’abonner à Internet. C’est
pourquoi je ne prends qu’aujourd’hui connaissance de ton échange de lettres
avec Élisabeth Behr-Sigel. Peut-être celles-ci avaient-elles été publiées dans le
***, je l’ignore, car je me suis désabonné du *** lorsque, durant la guerre
abjecte de l’OTAN et des États-Unis contre la Serbie, celui-ci s’était lâchement
aligné sur le « politiquement correct » uniment favorable aux Bosniaques, aux
Croates et aux prétendus Kosovars, se refusait à publier toute information
favorable à la Serbie.
Bref, je viens de lire ces lettres avec beaucoup d’intérêt. Je pense comme toi
qu’il y a de la mauvaise foi dans les jugements portés sur le Patriarcat de
Moscou, que certains regrettent, sans oser le formuler, que les persécutions aient
cessé, que l’Église soit redevenue libre et, après soixante-dix ans d’un
épouvantable martyre, ressuscite. Par ailleurs, tu aurais pu rappeler à notre chère
Liselotte que dans les années 60 tu fus un des fondateurs du Comité de
coordination de la jeunesse orthodoxe en France, que tu es un de ceux qui ont le
plus travaillé, milité, pour qu’une action pastorale, surmontant les tensions
juridictionnelles, s’établisse et se développe en France, prémice d’une future
Église locale ; que sur ce point tu n’as de leçon à recevoir de personne.
Cela dit, j’observe avec amusement que plus ça change plus c’est la même
chose : les disputes qui agitent en 2005 nos milieux me rappellent curieusement
celles qui nourrissent les pages de mon roman L’Archimandrite, paru
en 1966 (qui sera cet automne réédité en poche, je suis en train d’écrire une
préface). Comme dit un personnage de Marcel Carné dans Les Enfants du
paradis : « La nouveauté ! La nouveauté ! Mais c’est vieux comme le monde, la
nouveauté ! »
20 h 54, à Sophie P.
C’est exact, mon bel ange, votre adresse stratosphérique, martienne, a sauté
directement dans mon carnet d’adresses, c’est miraculeux, j’en suis tout ébaubi,
et ce M. Bill Gates devrait recevoir le prix Nobel des communications (dont
l’archange Gabriel est, soit dit par parenthèse, le saint patron).
21 h 03, à Julie d’H.
Le jeudi 12 me convient. Au calendrier romain, c’est la Saint-Achille, et au
calendrier orthodoxe, tu as le choix : soit la Saint-Jason, si tu suis le calendrier
julien, soit la Saint-Épiphane selon le calendrier grégorien. C’est donc sous la
triple protection des saints Achille, Jason et Épiphane que nous savourerons le
repas délicieux et diététique que tu nous auras préparé. Alléluia !

Dimanche 8 mai.
09 h 41, à La Table Ronde.
Cher José, chère Réjane, fort inexpert dans le maniement de cet étrange
« Outlook Express », je viens de vous envoyer un truc sans y joindre le moindre
mot ! Il s’agit de documents pour l’édition La Petite Vermillon de
L’Archimandrite.
1. La préface inédite.
2. Le quatrième de couverture.
3. La page « Du même auteur » où cette fois n’apparaissent que mes romans.
Par ailleurs, je vous précise qu’il faut garder la citation d’Aragon en épigraphe,
mais supprimer la dédicace à mon ex-femme.
Merci, et veuillez excuser ce désordre, c’est la première fois que je joue avec ce
joujou !
09 h 55, à La Table Ronde.
Ah oui ! J’oubliais. C’est le texte de la deuxième édition, celle de 1981, qu’il
faut réimprimer. Nous y avions corrigé les coquilles de la première.

Lundi 9 mai.
11 h 30, à Géraldine de L.
Merci, mon bel ange, de ces heures divines vécues dans tes bras sous le regard
des héros bondissants de Tchaïkovski.
14 h 18, à Marie R.
Marie, mon ange, je suis encore à Paris pour quelques jours : je dois enregistrer
une émission avec Thierry Ardisson, voir un vieil ami qui vit en Thaïlande et
sera à Paris pendant quarante-huit heures, achever d’écrire une préface pour la
réédition de mon premier roman en poche et autres petites obligations. Puis je
partirai pour l’Italie où j’achèterai un cahier d’écolier et tâcherai de me remettre
à mon roman (je dis : tâcherai, car je n’ai guère l’esprit au travail). 18 h 12, à
René S.
Cette nuit j’ai rêvé de notre ami Bertrand Boulin. Nous étions, toi, lui et moi, sur
une plage. Il y avait aussi le sénateur Brongersma6. Celui-ci nous proposait une
minuscule tartine de pain beurré. Nous parlions beaucoup, échafaudions des
projets… Ce rêve sans doute se passait dans des temps très anciens, car
aujourd’hui, les projets…

Mardi 10 mai.
09 h 37, à Séraphin R.
À Daru, ils sont un peu comme Bush : ils ont besoin d’un ennemi. Les
« rouges » vendus au pouvoir soviétique, cela arrangeait tout le monde. À
présent qu’il n’y a plus de rouges, que l’Église a en Russie recouvré sa liberté, ça
complique l’idée simpliste qu’ils avaient des choses. De ce point de vue, les
synodaux7 sont plus lucides. Et puis, du temps où l’Église de Russie était
persécutée, bâillonnée, ici en Occident les cercles œcuméniques catholiques et
protestants nous cajolaient, nous aimaient. Nous étions les gentils petits
orthodoxes d’une émigration pauvre qui ne gênait personne. Avec une Église
orthodoxe redevenue libre, la musique change. Les synodaux s’en fichent, car
l’œcuménisme n’a jamais été leur tasse de thé ; mais à Daru, où ils sont tous très
soucieux de plaire aux « frères séparés », il n’en va pas de même.
20 h 48, à Eugène J.
Quelle joie de te revoir, de revoir Francesca, ses parents, son petit frère ! Quelle
bonne journée ! Je suis enchanté de ces heures d’amitié, de complicité, je suis
heureux de t’avoir retrouvé toujours aussi pétulant, amoureux de la vie.
À très bientôt, si les dieux veulent.

Mercredi 11 mai.
08 h 24, à Michel M.
Quand tu auras une minute, ça n’a rien d’urgent, tu me diras qui dirige ***, un
hebdo dont on me fait le service depuis que j’y ai répondu voilà un an à une
enquête sur le voile islamique, attention amicale, certes, mais qui me vaut de
m’énerver chaque fois que je le lis tant ils sont cons. Ce matin encore, un article
non signé, d’une débilité au-delà de l’imaginable, contre le droit à l’euthanasie,
contre le droit à la mort volontaire. Et avoir le culot d’envoyer cette prose de
déficients mentaux à l’auteur du Suicide chez les Romains, au disciple d’Épicure
et de Sénèque que je suis ! Cela m’exaspère à un point indicible. Je voulais voter
non au projet de Constitution, en partie à cause du mépris que m’inspire Giscard,
qui est un sale type, mais si c’est pour me retrouver dans le clan de pareils
beaufs, je préfère m’abstenir !

Jeudi 12 mai.
11 h 33, à Michel M.
Si c’est l’abbé ***, il serait dans son rôle de curé, mais ce n’est qu’une médiocre
consolation. Dans la préface de l’édition de poche du Défi, parue récemment,
j’engueule un cardinal romain à propos précisément du suicide philosophique,
du droit à l’euthanasie, comme j’engueule tous ceux qui se réfèrent sans cesse
aux racines chrétiennes de l’Europe et feignent d’oublier ses racines païennes, en
particulier l’épicurienne et la stoïcienne (qui s’accordent sur le point qui nous
occupe). L’Europe a (au moins) deux jambes, pourquoi ces messieurs veulent-ils
en faire une unijambiste ?
Quelle époque, Seigneur, quelle époque !
14 h 35, à D. et G.
J’ai été très ému, en jetant un œil à votre site, d’apprendre que vous avez
photographié et filmé celle qui fut, et demeure, une des grandes passions de ma
vie : Vanessa, qui m’a inspiré l’héroïne de Harrison Plaza, une bonne partie des
poèmes de Super flumina Babylonis ; qui est présente à chaque page de La
Prunelle de mes yeux. La revoir grâce à vous est pour moi une joie et une
émotion fortes. Merci.
17 h 15, à Marie-Agnès B.
Marie-Agnès, bellezza mia, non vedo l’ora di rivederti ! Mi manchi ! Baci
amorosi. Tutto tuo8.

Vendredi 13 mai.
08 h 19, à Michel M.
Bref post-scriptum à mon mot d’hier. Qu’un gauchiste qui ne lit que Marx soit
indifférent à l’héritage gréco-romain, je ne lui en tiens pas rigueur9. Ce qui
m’exaspère chez tant de gens de droite, c’est qu’ils ne cessent de se gargariser
avec la défense de l’Occident, l’exaltation de la civilisation européenne, l’éloge
des « valeurs » (comme ils disent) traditionnelles, mais sont aussi ignorants,
disent autant de conneries, que le gauchiste évoqué ci-dessus, et même
davantage.
22 h 50, à Alain de B.
Ces jours où le Saint-Esprit descend sur les catholiques romains (il ne descendra
sur les orthodoxes que dans cinq semaines, c’est le côté Roux-Combaluzier ou,
si tu préfères, Otis-Pifre des schismes, qui donnent à la Trinité un surcroît de
travail) m’ont paru propices à me lancer dans les messages électroniques : je me
suis abonné à Internet, suivant ton exemple, celui de Michel M., autre homme
d’avant-garde, et je voulais que tu fusses parmi les premiers à en être informés.

Samedi 14 mai.
06 h 39, à François d’O.
J’ai lu avec intérêt l’article de Sophie Humann sur le départ des collections de
M. Pinault pour le palais Grassi, mais vu le brigandage de Venise par Bonaparte,
les innombrables œuvres d’art volées aux Vénitiens par les sans-culottes, cela
me semble un juste retour des choses. Je te vole un Véronèse, tu me rends un
Mondrian, les musées français gagnent encore au change. Ne pleurnichons donc
pas.
08 h 18, à Michele C.
Carissimo, grazie mille per l’intervista di Gilles Martinet sul Corriere. Mi piace
molto quello che ha detto sul nazionalismo del partito comunista francese, del
suo gaullisme. Pure io (benché io non sia marxista), per quanto riguarda la
politica estera, confesso un pizzico di gaullisme, e preferirei che il governo
italiano fosse meno agli ordini della Casa Bianca, se non addirittura agli ordini
di Bruxelles10.

Lundi 16 mai.
14 h 30, à Marie-Agnès B.
Moi aussi, je pense à toi tout le temps. Je t’aime de plus en plus, c’est une flèche
ascendante, hier, j’étais au paradis. J’adore tout de toi.

Mardi 17 mai.
08 h 51, au Corriere della Sera.
Ho letto con piacere l’articolo di Mario Papagallo in cui ha elencato gli amanti
del tè verde, da Mao a Baudo ; mi stupisco però che si sia dimenticato il più
famoso di tutti, lord Byron, ghiotto di tè verde per le sue virtù dimagranti11.
13 h 18, à Marie R.
Je ne pars que le samedi 21, j’espère qu’il fera en Italie moins froid qu’à Paris où
la Pentecôte (catholique) a eu des airs de Toussaint. Voici à tout hasard la
maison d’édition qui en 1990 a publié une traduction catalane de Ivre du vin
perdu : edicions de La Magrana. Le titre est Ebri del vi perdut, et la traduction,
excellente m’a-t-on dit, est signée : Ramon Lladó et Janine Lafont. L’adresse de
ces Éditions de la Magrana était à l’époque : Apartat de Correus, 9487-
08080 Barcelona.
Bon séjour en Espagne.
17 h 12, à D. et G.
En ce qui regarde Vanessa, peut-être vous l’aura-t-elle dit, quand vous m’avez
tiré le portrait dans le grenier de la rue des Ursulines, c’était à l’époque de nos
passionnées amours (1986-1987) et vous auriez pu la rencontrer chez moi. Vous
ne pouvez pas imaginer le choc qu’a été pour moi la revoir sur votre site. J’ai cru
que mon cœur allait exploser dans ma poitrine…

Dimanche 29 mai.
15 h 19, à Jacques C.
Je rentre de Venise, je lis votre lettre, dont je vous remercie. À Zagarolo je ne
compte pas être un bourreau de travail. Certes, j’écrirai mon roman, mais cela ne
m’empêchera pas de profiter de votre compagnie, de la piscine et des
promenades. Par ailleurs, je serai de retour en France le 18 juin. Nous pouvons
dîner ensemble soit le dimanche 19 soit le lundi 20. Peut-être le lundi serait
mieux, le dimanche étant le jour des bobos et des trottoirs de notre boulevard
Saint-Germain noirs de monde.

Lundi 30 mai.
07 h 44, à Gilbert M.
Je suis rentré hier soir, pour voter. Relisez dans Le Défi le chapitre intitulé
« Nous autres, bons Européens… » et vous verrez pourquoi j’ai voté non. Je suis
triste pour l’Europe de l’Est, mais depuis la chute du communisme cette Europe
orientale se montre si peu européenne, si lécheuse du cul des Américains, quelle
déception ! 11 h 59, à Emmanuel P.
En Italie, trente-cinq degrés, tout le monde se dore sur les plages, rentré hier à
Paris je me les gèle, quel pays ! Je repars pour Venise le 8. Mardi 31 mai.
07 h 24, à Julie d’H.
Tant que je n’aurai pas achevé d’écrire mon roman, je ne lirai rien, surtout pas
un livre sur une ville qui m’est chère. Quand j’écris, je suis plongé dans mon
propre univers et je n’en sors pas.

Mercredi 1er juin.
23 h 05, à Jacques C.
J’admire votre façon juvénile et ascétique de voyager. Moi, je suis un sybarite, et
c’est pourquoi je préfère le confort d’un wagon-lit single à un avion qu’il faut
aller prendre à 5 heures du matin à Beauvais ! Je pars le dimanche 10 juillet de
Paris et serai à Rome le lundi 11 au matin, si les dieux veulent.

Lundi 20 juin.
09 h 13, à Alain de B.
Merci de ton mot. Pour la lire, je suis d’accord avec toi. Les types de la Lega
Nord déconnent à plein tube, mais parfois ils me font rire et je n’oublie pas que
durant la guerre de Serbie leur journal La Padania fut le seul en Italie à échapper
au discours politically correct.
Cet été, je serai à cheval entre l’Italie et la France. J’aimerais achever d’écrire ce
roman commencé à Naples en mai-juin 2004, mon dernier roman sans doute12.
J’ai le sentiment d’avoir déjà trop écrit, trop publié.

Mardi 21 juin.
05 h 26, à Madeleine G.-N.
Je rentre de Venise où j’ai mené une vie de bénédictin et très bien travaillé à
mon roman. Et vous, avez-vous pris vos quartiers d’été en Toscane ? Donnez-
moi de vos nouvelles.

Mercredi 22 juin.
08 h 47, à Marie R.
Belle Marie, je rentre de Venise et lis votre dernier message. En effet, n’ayant
pas le réflexe Internet, je n’ai pas songé, à Venise, à aller lire mon courrier
éventuel dans un cybercafé. Oui, Venise a été très fructueux, je n’ai vu personne,
une tranquillité absolue, et j’ai très bien travaillé à mon roman, qui avance.
J’espère qu’entre Barcelone et le Liban nous pourrons nous revoir. En juillet je
serai une dizaine de jours à Zagarolo, près de Rome, chez un ami, et en août je
ferai un saut de puce en Suisse, mais sinon, comme l’été dernier, je serai souvent
parisien. Ah ! L’été dernier ! Marie… Je t’embrasse.

Jeudi 23 juin.
09 h 03, à René S.
Je rentre de Venise où j’ai beaucoup travaillé : mon roman avance bien et si les
dieux veulent je l’aurai terminé à l’automne. Je pars trois jours en Normandie
participer à une lecture de la Correspondance de Flaubert, qui m’a beaucoup
marqué dans mon adolescence (ou, pour être précis, ma post-adolescence,
puisque je venais d’avoir dix-huit ans lorsque je l’ai découverte), mais le
mardi 28 je serai de retour à Paris et c’est avec un immense plaisir que je
viendrai dîner dans ton donjon.
09 h 55, à Christian C.
Cher Cristobald, serez-vous à Saint-Graal la semaine du 16 août ? Nous
pensions, Marie-Agnès et moi, venir quelques jours en Suisse à cette date et
nous aurions beaucoup aimé passer une soirée avec vous, par exemple le
mercredi 17 août. Puis avec mon ami Alphonse Dulaurier nous ferons un saut à
Berne.

Vendredi 24 juin.
08 h 45, à la Byron Society.
Votre proposition de prendre la parole à la Sorbonne en juin 2006 lors de la
Byron Conference me fait honneur et plaisir. Je l’accepte donc avec joie.

Mardi 28 juin.
09 h 39, à Véronique B.
Contessina mia, peux-tu me dire si l’hôtel de Russie, où nous avions été
ensemble, se trouve bien rue del Babuino ? Et selon toi est-ce encore un des
meilleurs hôtels de Rome ?
22 h 32, à Christopher G.
Je connais bien le Minerva, où j’ai vécu, mais, descendant de mon wagon-lit, je
monterai directement dans la voiture que m’envoie Jacques Cloarec et je filerai à
Zagarolo. À Venise, où je suis resté près d’un mois et où il faisait fort beau, je ne
suis allé qu’une seule fois à la plage, je n’ai vu personne, je n’ai même pas
assisté à l’inauguration de la Biennale, et cela pour une seule raison : je suis
plongé dans l’écriture de mon roman et tant que je n’aurai pas écrit le mot fin je
mènerai une vie d’ours.

Mercredi 29 juin.
14 h 17, à Christopher G.
Merci de votre mot. Je n’apporterai aucun livre, car en cas d’envie de lire il y a
la bibliothèque d’Alain Daniélou, et en outre mes vertèbres d’ancien cavalier
sont en si piteux état que j’ai la terreur des bagages lourds. Hélas, mon cher ami,
nous sommes des d’Artagnan, mais des d’Artagnan sans Planchet : il n’y a plus
personne pour porter nos valises. Triste époque !

1 À peine rentré de l’église (ces offices de la semaine sainte sont de véritables


épreuves d’endurance), je lis ton sms. Merci pour l’émile de nos gourmands
amis. Vive Don Alfonso !
2 J’ai eu cet après-midi une troisième leçon d’informatique. Le professeur, frère
de ma manucure (et amie) Emmanuelle, dit que je ne me débrouille pas mal.
3 C’était alors l’adresse des Éditions de La Table Ronde.
4 Je pense à toi. Je suis impatient de badauder à Venise avec ma Mistigrette.
Christ est ressuscité ! Trois baisers de Pâques.
5 Christ est ressuscité !
6 Bertrand Boulin et Edward Brongersma, deux proches amis défunts.
7 L’Église russe hors frontières.
8 Je suis impatient de te revoir ! Tu me manques ! Baisers d’amour. Tout à toi.
9 Et j’ai tort, car le jeune Karl Marx était un fan de l’antiquité gréco-romaine ; il
a même écrit une dissertation sur Démocrite et Épicure.
10 Merci pour l’interview de Gilles Martinet au Corriere della Sera. J’aime
beaucoup ce qu’il a dit du nationalisme du Parti communiste français, de son
gaullisme. Moi aussi (bien que je ne sois pas marxiste), j’avoue, touchant la
politique étrangère, une pincée de gaullisme, et je souhaiterais que le
gouvernement italien fût moins assujetti à la Maison Blanche, voire aux ordres
de Bruxelles.
11 J’ai eu plaisir à lire l’article où Marc Papagallo dresse la liste des amants du
thé vert, de Mao Tsé-Toung à Pipo Baudo ; je m’étonne néanmoins qu’il ait
oublié le plus célèbre de tous, lord Byron, friand de thé vert pour ses vertus
amaigrissantes.
12 Voici venir le Fiancé.

CHAPITRE 2

Vendredi 1er juillet.
13 h 44, à Mélina R.
Auriez-vous la gentillesse de m’envoyer le texte que j’ai écrit sur le carton
« Simulacres anodins » ? J’en ai besoin pour mon roman.
J’ai été content de vous rencontrer. Pour veiller sur mon passé, je ne pouvais
rêver plus charmante sentinelle !

Samedi 2 juillet.
07 h 44, à Marie R.
Le ton allègre sur lequel vous me racontez cette agression me rassure un peu,
mais j’en ai rétrospectivement froid dans le dos. Ne vous promenez pas seule
dans la nuit, je vous en prie ! L’an dernier, du temps de nos amours, je vous
raccompagnais jusqu’à votre porte, et c’est ce que doivent faire vos proches, à
Barcelone et ailleurs. Soyez prudente, nom d’une pipe !

Jeudi 7 juillet.
23 h 06, à Emmanuel P.
J’ai été très heureux de notre dîner. Quand les bombes explosent n’importe où, il
faut savourer chaque instant de bonheur, dans l’incertitude où nous sommes du
lendemain. Tu connais ma philosophie sur ce point : demain n’existe pas. Cela
dit, si M. Bush ou M. Ben Laden ne nous ont pas transformés en poudre d’étoiles
d’ici là, j’ai un petit cadeau pour toi que je te donnerai le 23 août. Je repars
dimanche pour Rome, je rentrerai d’Italie vers le 20 juillet et, fors un saut de
puce à Bruxelles et une semaine en Suisse, je passerai le mois d’août à Paris.
Vers le 15 septembre, quand le jour décline à Paris et l’humidité s’installe, je
repartirai pour Marrakech. Lundi soir, deux jours donc avant le verdict de
Singapour, j’ai vu Christophe Girard : il était fort pessimiste, quasi certain que
Londres allait battre Paris. Nostradamus Girard !

Mercredi 20 juillet.
06 h 50, à Christian C.
Je n’ai plus guère de contacts avec les milieux « russes » de Paris où les Russes
blancs de mon enfance sont au cimetière et ont cédé la place aux nouveaux
Russes, ex-soviétiques, vulgaires, grossiers, infréquentables.

Vendredi 22 juillet.
16 h 19, à Madeleine G.-N.
Que pensez-vous des attentats de Londres ? Demain, ce sera le tour de Rome, de
Paris. C’est ennuyeux parce qu’il y a des manières de mourir plus agréables que
d’être déchiqueté par une bombe.

Lundi 25 juillet.
17 h 34, à Sophie D.
C’est Véronique qui m’a donné ton adresse électronique et m’apprend tes soucis
de santé. Courage ! Je suis convaincu que les médecins vont bien te soigner et
très vite te guérir. Je pense souvent à toi, à votre adolescence strasbourgeoise, au
lycée Fustel de Coulanges… Le temps passe.

Mardi 26 juillet.
08 h 07, à Madeleine G.-N.
Le 24 août, je serai de retour de mon séjour en Suisse. Profitons-en pour dîner
ensemble ou au moins boire une tasse de thé. Avant Zagarolo, j’étais à Venise.
La Biennale ? Elle est nulle. En revanche, j’ai aimé l’exposition Lucian Freud.
C’est un vrai peintre, pas un jean-foutre. Pour la guerre d’Irak et le terrorisme,
cela me semble sans issue. Certains de mes amis italiens tremblent pour Florence
et Sienne, où M. Blair, paraît-il, se rend souvent, mais n’importe quelle ville peut
être touchée. Imaginez un sac à dos bourré de bombes qui, à Venise, explose sur
un vaporetto bourré de voyageurs… On a des sueurs froides rien qu’en y
pensant. La planète devient chaque jour plus bête, et aussi plus desséchée : avez-
vous su les terribles incendies de forêts au Portugal et en Espagne ? Que ces
considérations ne nous empêchent pas de vivre un bel été.

Mercredi 27 juillet.
08 h 12, à Madeleine G.-N.
Quel plaisir, dès le matin, de recevoir de vos nouvelles ! Cette poste électronique
est une belle invention et je me félicite d’avoir suivi vos conseils, de m’y être
abonné.
À mon retour de Zagarolo, déjeunant dans un restaurant de la rue Mabillon avec
un ami théologien, j’ai été reconnu et salué par votre amie Danièle Sallenave,
très sympathique. Nous avons parlé de ses malheurs et cela m’a amusé de lui
présenter mon ami professeur de théologie à l’institut Saint-Serge, elle qui
bouffe du curé soir et matin ! Je travaille à mon roman, mais beaucoup moins
bien qu’à Naples, Marrakech, Venise et Zagarolo. Paris est une ville où je ne
travaille pas, la dispersion y est trop grande. Si je veux le finir, il faudra que je
reparte.
08 h 15, à Véronique B.
Mistigretta, avant de me réserver une chambre d’hôtel à Marrakech,
téléphonons-nous pour réfléchir à la date ! En effet, Christian Giudicelli avec qui
j’ai dîné hier soir me dit que la générale de sa comédie musicale est fixée
au 20 septembre, et cela m’ennuierait vivement de ne pas y assister. Parlons-en
de vive voix.

Jeudi 28 juillet.
12 h 56, à Marie-Agnès B.
Bellezza mia, ti penso, ti aspetto e ti amo.

Mercredi 3 août.
18 h 07, à Christopher G.
Il n’y a aucune précaution à prendre. Betty et Véra veulent m’impliquer dans
leurs brouilles personnelles et moi je ne me laisse pas faire. J’ai déjà horreur de
mes propres querelles, alors celles des autres ! Voilà quelques mois Betty et
Véra m’ont rapporté des propos fort désagréables que le prince aurait tenus sur
ma pomme. J’ai alors écrit à celui-ci la lettre sévère que vous savez. Depuis lors,
je l’ai revu, son amie la baronne et lui-même m’ont juré qu’il n’avait jamais rien
dit de tel, au demeurant l’aurait-il dit, ce n’était pas bien grave, j’en ai vu
d’autres. Surtout, je ne suis pas un homme rancunier : je pratique le pardon des
offenses par hygiène, car la rancœur fait mal au foie et abîme le teint. Bref, j’ai
pardonné et nous nous sommes réconciliés.

Vendredi 5 août.
17 h 06, à Marie R.
Entendre votre voix m’émeut toujours, et ce matin elle m’a touché
particulièrement, peut-être à cause de ce voyage au Proche-Orient que vous vous
préparez à accomplir, de ces mers qui vont nous séparer. « Dans un mois, dans
un an… » Je songe à l’été 2004, à notre été, je suis plein de nostalgie et de
tendresse, je vous aimerai toujours.

Mardi 9 août.
08 h 01, à Christophe G.
Merci, carissimo, de ta lettre de Bayreuth. À dix-sept ans, par le truchement de
Schopenhauer et de Nietzsche, j’étais très wagnérien. Peut-être le suis-je moins
aujourd’hui, en ce sens que j’éprouve moins le besoin d’en écouter, mais
l’admiration reste intacte.
Je rentre de longues semaines de travail en Italie, d’abord à Venise, puis à
Zagarolo, où j’ai très bien avancé mon roman.

Vendredi 12 août.
21 h 04, à Marie R.
Lisez Massignon et, lorsque vous serez au Caire, allez dès votre arrivée à Sainte-
Marie-de-la-Paix, la paroisse grecque-catholique où Massignon a secrètement
été ordonné prêtre et dont le recteur a longtemps été un homme remarquable que
j’aimais beaucoup, le père Xavier Eid. Cette paroisse était le lieu de rencontre
des artistes, des poètes, chrétiens et aussi non chrétiens. J’en parle dans Élie et
Phaéton. Vous me direz ce que tout cela est devenu.

Dimanche 14 août.
16 h 30, à Marie R.
Cet après-midi, veille de la Dormition de la Vierge et de votre fête, belle Marie,
je songeais que si un jour vous écriviez vos Mémoires, le chapitre consacré à nos
amours pourrait s’intituler, après « Une aventure de Marie Michon », « Une
aventure de Marie R. », deux Marie(s) aussi enchanteresses l’une que l’autre…
et deux Athos.

Jeudi 1er septembre.
18 h 38, à Marie R.
Avant votre départ j’aurais dû vous donner à lire mes pages sur l’Égypte dans
Élie et Phaéton… Vous me parlez de Gauloises et ce matin j’ai lu dans le
Corriere della Sera que la fabrique qui les fabrique [sic], ainsi que les Gitanes,
va fermer ses portes. L’article, nostalgique, est illustré de photos de Sartre, de
Montand, de Brando, d’Humphrey Bogart, tous, paraît-il, grands amateurs du
tabac brun de la Seita…
Sainte-Marie-de-la-Paix est une paroisse catholique où, naguère, se retrouvait
l’élite francophone du Caire, aussi bien catholique qu’orthodoxe. La dernière
fois que j’y suis allé, en 1991, le père Xavier Eid vivait encore, et le souvenir de
Louis Massignon toujours très présent.
Mon roman est quasi terminé, et je vous ferai une confidence (je ne l’ai dit à
personne) : avant-hier, en l’écrivant, j’ai pleuré, et pour les mêmes raisons
qu’Alexandre Dumas pleura en une certaine occasion. C’est une devinette que je
livre à votre sagacité.

Lundi 5 septembre.
03 h 42, à Marie R.
Je dois être guetté par le gâtisme, car bien que vous m’ayez expliqué cent fois ce
que vous allez faire au Caire, puis au Liban, je ne suis pas certain d’avoir très
bien compris ; je ne suis pas davantage sûr d’avoir en tête les dates de votre
séjour égyptien et celle de votre départ pour Beyrouth.
Vous me manquez terriblement. Nous ne sommes plus amants, je le sais, je
l’accepte (que puis-je faire d’autre qu’accepter ?), mais quand je pense à vous
mon cœur se met à battre très vite dans ma poitrine et voir votre jolie frimousse,
entendre votre voix mélodieuse, est pour moi une joie sans cesse renouvelée.

Jeudi 15 septembre.
16 h 35, à Marie R.
Je pensais qu’au Liban vous seriez attendue et accueillie avec tous les honneurs
dus à votre rang. Si vous ne savez même pas où vous allez habiter, cela
m’inquiète ! L’ennuyeux est que depuis Isaïe réjouis-toi et Les Moins de seize
ans j’ai perdu tout contact avec mes amis de la communauté grecque-orthodoxe
de Beyrouth. Cependant le métropolite Georges Khodre, métropolite de Byblos
et du mont Liban, à qui j’ai dédié Le Carnet arabe, vit toujours et ne m’a pas
oublié. Je vais me renseigner.

Samedi 17 septembre.
13 h 22, à René S.
J’ai achevé d’écrire mon roman, l’ai remis à l’éditeur et me sens léger telle une
jeune accouchée !

Dimanche 18 septembre.
17 h 38, à Marie R.
J’ai terminé mon roman, je l’ai remis à l’éditeur et je me sens aussi léger qu’une
jeune accouchée. À Paris, le ciel est bleu, mais l’air est frais et les jours
raccourcissent : déjà, cela sent l’automne. Non, aucune mondanité, sauf mardi
soir, le 20, la générale d’une comédie musicale écrite par mon ami Eight one
one1. Je pars pour Marrakech le vendredi 23.
Je suis heureux d’apprendre que vous aurez où vous loger à Beyrouth et curieux
de savoir à quoi ressemble cette ville après les destructions de la guerre civile et
le boum immobilier de ces dernières années.

Mardi 20 septembre.
11 h 16, à René S.
Carissimo, Gilda est une conquête récente, un farfadet, une hurluberlue. Elle m’a
inspiré dans le roman à paraître en mars prochain un personnage qui te divertira.
Le célèbre tableau de Nesterov auquel tu fais allusion n’a jamais représenté une
fille. C’est un jeune garçon. La connerie des experts du musée d’*** est sans
limites.
Je t’appelle dès mon retour de Marrakech.
11 h 23, à Véronique B.
Mistigretta, j’ai tout, les rênes (pas vraiment tressées, mais en tissu et avec des
repères), le gogue, le mors Pessoa. J’espère que ce genre d’objets passe sans
difficulté à la douane.

Mercredi 21 septembre.
08 h 14, à Christophe G.
Un ami, jeune cinéaste plein de talent, Jean-Charles Fitoussi (il a déjà eu des
films sélectionnés à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes et Léo Scheer en a
édité deux dans sa collection de DVD), me fait remarquer que Robert Bresson,
qui a vécu une grande partie de sa vie quai de Bourbon, n’a ni plaque
commémorative ni rue à son nom. Au bout de l’île Saint-Louis, le quai de
Bourbon forme un coude, et ce coude forme une sorte de petite place. Pourrais-
tu faire donner le nom de Robert Bresson à ce charmant endroit, ce qui ne
poserait aucune difficulté pour la numérotation des immeubles du quai de
Bourbon, puisque sur cette place, ce coude, il n’y a aucune entrée ? Tu devrais y
réfléchir.
Je pars pour Marrakech. J’espère qu’à mon retour nous pourrons casser la graine
ensemble, au Bouledogue.

Vendredi 23 septembre.
08 h 31, à Marianne P.-B.
Je pars pour Marrakech où je vais commencer à dactylographier mon
journal 1988 sur un ordinateur portable ultra-léger. J’emporte avec moi les
carnets numérotés 65 et 66. S’il m’arrivait malheur, et si ces carnets
disparaissaient avec moi, il faudrait enchaîner les quinze pages déjà
dactylographiées (qui sont sur mon bureau) avec le carnet 67. Je vous rappelle
qu’Emmanuel a les clefs de ma garçonnière et que s’il m’arrivait malheur il
faudrait vous y précipiter afin d’y être avant ma famille (avec laquelle je n’ai
aucun lien mais qui, ce nonobstant, serait la première prévenue par les autorités,
c’est la loi). Il y a quelques carnets noirs dans les tiroirs du bureau, même si le
plus grand nombre est dans mon coffre, à la banque. Je vous écris cela pour ma
tranquillité d’esprit, mais je suis bien sûr que l’avion ne s’écrasera pas.
1 Christian Giudicelli.

CHAPITRE 3

Vendredi 7 octobre.
18 h 34, à Jacques C.
Quant au livre sur le suicide, la seule chose qui m’intéressait, c’étaient les
recettes pharmaceutiques, car dans mon roman il y a un personnage qui se donne
la mort. Finalement, je l’ai tué sans donner de recette et c’est aussi bien.
18 h 41, à Marianne P.-B.
Ce jumelage Paris-Birobidjan est du dernier chic. Vous à Birobidjan et le général
Denikine enterré avec tous les honneurs en Russie, il n’y a pas à dire, c’est
classe !

Lundi 10 octobre.
21 h 35, à Michel de C.
Qu’est-il arrivé à notre ami D. ? Eh bien, pour utiliser le langage de Dumas dans
Les Trois Mousquetaires, disons qu’il est logé gratuitement dans un des palais de
Sa Majesté le roi Mohammed VI, Commandeur des croyants. Voilà plusieurs
mois qu’il est au trou, et c’est dur, très dur. J’ai intéressé à son cas une amie qui
travaille dans les services de l’ambassade de France et j’aurai davantage de
détails dans quelques jours. Je te tiendrai au courant. En ce qui me regarde, je
vais bien. J’ai depuis l’an dernier beaucoup travaillé à un roman que je viens
d’achever et qui sortira en librairie début mars 2006. Son titre est Voici venir le
Fiancé, ce sont les premiers mots d’un chant de la semaine sainte dans l’Église
orthodoxe, et le Fiancé, tu l’auras deviné, c’est le Christ.

Lundi 17 octobre.
06 h 44, à Véronique B.
Ieri, l’argomento di padre Simeone è stato : amate i vostri nemici, fate del bene
a coloro che vi odiano, pregate per coloro che vi maltrattano o almeno fate lo
sforzo di sopportarli ! Secondo lui è molto difficile, ma possibile con un aiutino
di Dio. Speriamo bene1 !

Mardi 18 octobre.
06 h 38, à Dominique d’O.
À l’Institut français de Marrakech (et à notre ambassade de Rabat), on espère
que la grâce royale répandra ses bienfaits non seulement sur les petits oiseaux
mais aussi sur notre compatriote actuellement « hospitalisé ». Ce serait pour le
mois prochain, à l’occasion des Trois Glorieuses, fête nationale. Inch’Allah !

Vendredi 21 octobre.
08 h 54, à Véronique B.
Sta per uscire in Italia il diario di Tobia, il gatto del Duce. Te lo comprerò in
dicembre. Sarà un bel regalo di Natale per Chkoun2 !

Lundi 24 octobre.
16 h 31, à Édouard D.
J’ai eu une longue conversation avec *** ; je l’ai dûment sermonnée, chapitrée
et j’espère que désormais elle ne vous relancera plus. Il y a les femmes adorables
et les femmes exaspérantes. L’ennui, c’est que ce sont les mêmes. Courage, et
pour accepter la situation avec philosophie relisez quelque bon auteur à la
misogynie d’acier, Juvénal, ou Schopenhauer, ou Byron, ou… Matzneff.
17 h 51, à Dominique d’O.
J’ai eu ce matin une bonne conversation avec Jean-Philippe Pintrand3. Nous
avons fait le point touchant la situation de notre ami actuellement hospitalisé à
Marrakech. Quelle que soit la date de son entrée en convalescence, novembre ou
mai prochain, il est essentiel pour son moral que Dominique se sente entouré
d’attention et d’amitié.
T’ai-je dit que Christian4 a eu un triomphe au Portugal ? Sa pièce a un grand
succès et toute la presse lui tresse des couronnes. Cela aussi, c’est bon pour le
moral.
Quant à moi, depuis que j’ai achevé d’écrire mon roman je suis comme sur un
petit nuage, je me sens léger, léger.

Jeudi 27 octobre.
13 h 06, à Véronique B.
Pure io sono felicissimo di tornare a Roma e sopratutto di tornarci con te, con la
Mistigretta ! Secondo te, cosa faremo dopo le suore ? Una capatina a Napoli ?
Rimarremo qualche giorno a Roma in un albergo di lusso (pago io) ? Decidi tu5.
17 h 25, à Giuliano F.
Ieri, al Moulin à Vent6, assaporando uno squisito perniciotto con toast au foie
gras, una prelibatezza, ho pensato a te ! Del resto, ti penso ogni mattino
leggendo Il Foglio. Spero di rivederti presto a Roma oppure a Parigi. Un
abbraccio7.

Lundi 31 octobre.
09 h 50, à ***.
Bien qu’étant un des plus fameux écrivains français de ma génération, je n’ai
jamais reçu le moindre prix littéraire, ni grand ni petit : rien, ce qui s’appelle
rien, alors que tant de mes confrères sont perpétuellement bombardés d’honneurs
et de récompenses. Dans ces conditions, je trouve saumâtre et d’un goût douteux
que l’on s’obstine à m’inviter à des remises de prix littéraires. Il y a là un vrai
manque de tact, une sorte de goujaterie chic (qui va d’ailleurs très bien avec le
Fouquet’s). Dites-le, je vous prie, de ma part aux responsables du prix ***.

Jeudi 3 novembre.
13 h 49, à Sophie P.
Auriez-vous l’édition anglaise de Harry Potter ? Et si oui, pourriez-vous me dire
si ce qui dans la traduction italienne s’appelle Diagon Alley, qui est le lieu de
Londres où se rendent les jeunes sorciers pour acheter leurs bouquins de classe,
se nomme ainsi dans le texte original ? « Diagon Alley » est le titre du
chapitre 5 du premier volume, Harry Potter and the Philosopher’s Stone.
23 h 46, à Giuliano F.
Quello che mi colpisce di più nel discorso del presidente dell’Iran Ahmadinejad
pubblicato sul Foglio il 29 ottobre scorso è la definizione della Terra Santa :
« Paese islamico ». Ho sempre creduto che la Terra Santa fosse il paese dei
giudei, dei cristiani e dei musulmani ; che la futura Palestina sarebbe uno stato
laico nel quale tutti cittadini, ebrei, cristiani, musulmani, atei, avrebbero il loro
posto. Ho molti amici palestinesi : tutti sono cristiani, sia ortodossi sia cattolici.
Forse dovrei presentarli al signor Ahmadinejad8.

Lundi 7 novembre.
14 h 19, à Marie R.
Vous me dites que vous serez à Paris vers le 14 décembre, je tâcherai d’y être,
moi aussi, bien que je me sente avec vous mal à l’aise dans le rôle du vieil ami.
Je me préférais dans celui du vieil amant.
14 h 24, à Anne L.B.
Anne, mon bel ange, je suis impatient d’être au 14 et de te revoir (ce sera la
Sainte-Odile au calendrier de l’Église romaine et la Sainte-Théodora au
calendrier de l’Église orthodoxe). En ce moment, je pense sans cesse à toi, car je
suis en train de dactylographier mon journal intime 1988.

Vendredi 18 novembre.
09 h 44, à René S.
Qu’as-tu pensé de ce Cid ? J’ai aimé l’actrice qui joue l’Infante, elle a une belle
voix, dit bien les vers et a un jeu très dépouillé. Rodrigue et Chimène, en
revanche, ne m’ont pas convaincu : ils ont des voix souvent criardes, et elle,
Chimène, toujours penchée, courbée, en avant, n’a pas un beau maintien. Cela
dit, ce sont des rôles écrasants pour de jeunes acteurs. La scène « Va, je ne te
hais point » m’a véritablement ému.

Samedi 19 novembre.
13 h 13, à Marie-Hélène B.
Merci de m’avoir invité à voir Occupe-toi d’Amélie. Depuis longtemps je n’avais
autant ri au théâtre, passé au théâtre une si excellente soirée. Tout était épatant,
la mise en scène, les acteurs, les décors, les costumes, la musique, vous avez
merveilleusement servi l’époustouflant texte de Feydeau qui, s’il a vu la pièce du
paradis, a fait assurément des bonds d’enthousiasme sur son nuage. Merci et
bravi, bravissimi !

Mardi 29 novembre.
08 h 05, à Sergio A.
Innanzitutto, grazie per le sue belle trasmissioni del martedì e del mercoledì.
Ecco una lista delle canzoni che mi piacerebbe sentire su « Italia in diretta »9 :
Roberto Murolo, Dove sta Zazà ? ; Giorgio Gaber, Barbera e champagne ;
Gabriella Ferri, M’hai messo le catene ; Silvana Foresi et le Trio Lescano, Il
pinguino innamorato ; Adriano Celentano, Azzurro ; Massimo Ranieri, ‘O
Surdato ‘Nnammurato ; Renato Carosone, Tu vuò fà l’americano ; Fabrizio De
André, Via del Campo ; Domenico Modugno, Vecchio frack ; Leo Silva,
Lucciole vagabonde ; Totò, La malafemmena.
Et puis, Il tango delle capiniere, Porta Romana, Addio a Lugano, Ma le gambe,
La Pansè…

Mercredi 30 novembre.
14 h 01 à www.matzneff.com.
Profitant d’un amical et gastronomique week-end chez le webmaster de ce site,
je prends connaissance des derniers messages sur le forum. J’avoue être surpris
des considérations sur l’intelligence ou l’imbécillité des personnages féminins de
mes romans. Ce qui importe, c’est que les personnages que je désirais créer
correspondent à ce désir, que le miracle de l’incarnation s’opère, que le lecteur
voie vivre ces personnages, qu’il croie en leur existence. Véronique d’Isaïe
réjouis-toi, c’est la femme qui après avoir aimé un homme à la folie cesse de
l’aimer, baisse le rideau de fer ; Angiolina de Ivre du vin perdu, c’est la passion
dévorante et destructrice ; Anne-Geneviève de Ivre du vin perdu, c’est la
génialité, l’humour, la souffrance d’une adolescente qui aime un diable ;
Élisabeth des Lèvres menteuses, c’est la menteuse, et peut-être la mythomane ;
Allegra de Harrison Plaza, c’est l’amour fou interdit, la transgression vécue à
fond la caisse ; Mathilde de Mamma, li Turchi !, c’est la jeune fille de milieu
modeste qui, grâce à la durable histoire d’amour qu’elle vit avec un artiste,
échappe à la médiocrité ; Nathalie de Mamma, li Turchi !, c’est la rebelle, la
femme libre. Quand paraîtra Voici venir le Fiancé, mes lecteurs retrouveront
certaines de ces figures et en découvriront d’autres, Constance, Lioubov,
Delphine, elles aussi originales, singulières.
Tous ces personnages sont-ils intelligents ? C’est une question qu’en les créant
je ne me suis jamais posée. Je ne me la suis pas posée davantage en ce qui
concerne les personnages masculins, Cyrille, Dulaurier, Béchu, Nil, Cahuzac,
Rodin, Raoul, l’archimandrite Spiridon, l’évêque Théophane, le père Carderie, le
hiéromoine Guérassime, etc. Je me fiche de savoir s’ils sont intelligents ou cons
comme la lune. L’important est qu’ils soient vivants, qu’ils existent, qu’ils
incarnent, chacun à sa manière, des archétypes dans lesquels se reconnaissent, se
reconnaîtront, mes lecteurs d’aujourd’hui et de demain ; qu’ils incarnent des
vérités psychologiques universelles.
Ce que je dis là de mes personnages de fiction vaut aussi pour les jeunes filles
qui peuplent mon journal intime : sont-elles intelligentes, sont-elles sottes, c’est
là un jugement subjectif. Récemment, une ex-maîtresse a écrit de moi sur son
blog que je n’étais pas intelligent. C’est fort possible. En ce qui regarde les
jeunes amantes de mes carnets noirs, ce qui compte, c’est que le lecteur les voie
vivre, aimer, cesser d’aimer, jouir, souffrir, être heureuses, être malheureuses ;
c’est que le lecteur voie la vie s’incarner dans des mots.

Lundi 5 décembre.
19 h 43, à Michel M.
Cet après-midi, j’ai vu le quatrième Harry Potter. C’est un film épatant qui m’a
enchanté. Il y a un acteur10 qui s’est fait la tête de Fred. Un Alfred Eibel avec un
œil de verre gros comme un œuf de caille. Cela vaut le déplacement. Et puis
Emma Watson (qui interprète le rôle d’Hermione Granger), dont je suis tombé
amoureux en voyant le premier Harry Potter à Naples en 2000, est de plus en
plus adorable. Autre raison d’aller voir ce film, mon cher Michel.

Mardi 13 décembre.
18 h 54, à René S.
Le pire est à venir, et je plains les garçons qui ont aujourd’hui seize, dix-huit,
vingt-cinq ans ; qui entrent dans le tourbillon de la vie sociale : ou ils seront
contraints de renoncer à leurs passions, ou ils seront broyés.

Jeudi 22 décembre.
14 h 31, à Laura C.
Belle Laura, je te réponds à la hâte avant de partir pour Rome (ces dernières
années, je vis beaucoup en Italie). Oui, recevoir tes dessins me ferait une grande
joie. Les très nombreuses et magnifiques lettres que tu m’as écrites lorsque nous
étions amants sont un de mes trésors les plus précieux, et les dessins qui les
ornent en font, outre la beauté des mots d’amour que tu m’écrivais, de vraies
œuvres d’art. Oui, j’ai su qui m’avait remplacé dans ta vie et c’est par discrétion
que, dès que je l’ai su (fortuitement), j’ai renoncé à tenter de te revoir. Mais ne
pas te revoir ne m’a jamais empêché de beaucoup penser à toi, avec tendresse,
nostalgie et admiration.
1 Hier, le thème du sermon de l’archimandrite Syméon a été : aimez vos
ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous
maltraitent ou, du moins, faites l’effort de les supporter ! Selon lui, c’est très
difficile mais possible si Dieu nous donne un coup de pouce. Éspérons-le !
2 Le journal intime du chat de Mussolini va bientôt être publié en Italie. Je te
l’achèterai en décembre, ce sera un joli cadeau de Noël pour Chkoun ! [Chkoun
est le chat de Véronique.]
3 Avocat de notre ami Dominique B. emprisonné à Marrakech.
4 Christian Giudicelli.
5 Moi aussi, je suis très heureux de retourner à Rome, et surtout d’y retourner
avec toi, avec la Mistigrette ! Selon toi, que ferons-nous après notre séjour chez
les religieuses ? Un saut à Naples ou resterons-nous encore quelques jours à
Rome dans un hôtel de luxe (c’est moi qui t’invite) ? À toi de décider.
6 Un restaurant situé rue des Fossés-Saint-Bernard, Paris, Ve.
7 Hier, au Moulin à Vent, j’ai pensé à toi en dégustant un exquis perdreau
accompagné d’un toast au foie gras, un plaisir des dieux ! Au demeurant je pense
à toi chaque matin lorsque je lis Il Foglio. J’espère te revoir bientôt, à Rome ou à
Paris.
8 Ce qui me frappe le plus dans le discours du président iranien Ahmadinejad
publié au Foglio le 29 octobre dernier, est la définition de la Terre Sainte :
« Pays islamique ». J’ai toujours cru que la Terre Sainte était le pays des juifs,
des chrétiens et des musulmans ; que la future Palestine serait un État laïc dans
lequel tous les citoyens – juifs, chrétiens, musulmans, athées – se sentiraient
chez eux. J’ai de nombreux amis palestiniens : ils sont tous chrétiens, soit
orthodoxes, soit catholiques. Peut-être devrais-je les présenter à M.
Ahmadinejad.
9 Tout d’abord, bravo pour vos belles émissions du mardi et du mercredi. Voici
une liste de chansons que j’aimerais entendre à « Italia in diretta ».
10 Brendan Gleeson.

CHAPITRE 4

Mardi 3 janvier.
19 h 12, à Anne L. B.
J’ai l’impression que tout ce qui vient de moi t’indispose, et je commence à
croire que Marianne a eu tort de te donner de mon vivant1 les objets qui devaient
te revenir après ma mort. Moi mort, tu les aurais reçus avec plus de plaisir et de
considération. Et peut-être, même, avec une pointe de cette nostalgie que tu
railles aujourd’hui.

Lundi 9 janvier.
14 h 42, à Paolo G.
Pure in Francia abbiamo la nostra sinistra moralista, farisaica, la sciocca
Ségolène Royal in testa della classifica2.

Mardi 10 janvier.
11 h 51, à Marianne P.-B.
Voilà le sixième jour que je garde la chambre : je n’ai pu, à mon vif regret,
assister ni à la veillée de Noël le 6, ni au concert de bienfaisance organisé
le 8 par les Monpezat (le prince Henri de Danemark, son frère mon vieil ami
Étienne et leur sœur religieuse en Afrique), ni au dîner donné hier soir par
France 2 au Petit Palais pour fêter la nouvelle émission de Guillaume Durand. Le
médecin m’a conseillé de rester chez moi, bien au chaud, et, comme je suis un
malade modèle, je lui obéis. L’hiver n’est décidément pas ma saison, et en hiver
Paris n’est décidément pas ma ville. Notez, chère Marianne, qu’à Rome et à
Venise aussi le froid piquait, mais j’y étais en bonne forme, je m’y portais
comme un charme. À peine de retour à Paris, patatras ! les microbes m’ont sauté
à la gorge.
11 h 54, à Marie-Agnès B.
Mon ange, te l’ai-je dit ce matin quand tu m’as téléphoné ? La balance
marque 69 kilos 500. Je suis loin de mes idéaux 62 kilos, très loin, mais enfin
j’ai déjà cessé d’être le patafouf que j’étais en décembre. Comme je suis
impatient d’être guéri et de pouvoir t’aimer à la folie ! Mille baisers. Ton
Gabriel.

Mercredi 11 janvier.
13 h 38, à Patrick P.
Ayez l’obligeance de transmettre à Paul-Marie Coûteaux ce renseignement dont
il a besoin de manière urgente. La phrase de moi qu’il me fait l’amitié de vouloir
mettre en épigraphe à son prochain livre est celle-ci : « Au bord de l’abîme, je
me raccroche au point-virgule. » Et la référence : Les Soleils révolus, Gallimard,
2001, page 332.
14 h 28, à Frank L.
Je voulais vous demander une chose. Dans un de vos récents émiles vous avez
fait allusion à l’âge que j’aurai en août prochain. Je vous en prie, ne me parlez
jamais de ce funeste anniversaire, de ce terrible chiffre, et surtout pas devant
Marie-Agnès. C’est tant incroyable, effrayant, que je vais tout faire pour oublier
que ce vieillard, c’est moi. Je mène, en gros, la même vie que je menais lorsque
j’avais trente ou quarante ans, et l’idée que le 12 août prochain j’en aurai
soixante-dix me stupéfie. Comment est-ce possible ?

Jeudi 12 janvier.
14 h 56, à Christian G.
My dearest Eight one one, bienvenue dans le monde électronique ! Voici mon e-
mail (« mon émile », dit Alphonse Dulaurier dans mon prochain roman) : ***. Je
t’appelle demain matin. Salut et fraternité. Eight o four.
15 h 05, à Royaliste.
Je lis votre dernier émile en rigolant, et vous, relisez les pages que Guy
Hocquenghem consacre à ce lamentable représentant de la gauche arriviste et
caviar3 dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary,
pamphlet paru en 1986 et qui, vingt ans après, n’a rien perdu de sa force
véridique. Commencer l’année avec ce ringard ! Je ne vous félicite pas.

Vendredi 13 janvier.
14 h 09, à Céline G.
Il y a dans votre texte deux erreurs. La première est qu’à la place de Claudii il
faut lire Catilina. Ce texte est en effet le début du premier discours de Cicéron
contre Catilina (il y en aura quatre). La seconde erreur est que vous avez inversé
la deuxième et la troisième phrase : « Quamdiu etiam… » vient après « Quem ad
finem… ». Et voici la traduction du début de cette première Catilinaire :
« Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina ? Combien de temps
encore serons-nous le jouet de ta fureur ? Jusqu’où s’emportera ton audace
effrénée ? »
14 h 30, à Marie-Agnès B.
En ce jour du Nouvel An selon le calendrier julien, comment va mon bel ange,
mon adorable maîtresse, mon bonbon érotique, ma lascive Marie-Agnès ?

Samedi 14 janvier.
14 h 07, à Michel M.
Je te remercie de la belle mise en page de mon texte et de la jolie photo qui me
vaudra assurément de nouvelles jeunes lectrices ! Je te signale le lapsus calami
[d’un de tes collaborateurs], page 23. Ce n’est pas des Français, mais des anciens
Grecs, que Nietzsche écrit qu’ils sont « superficiels par profondeur » (dans la
préface de 1886 pour la deuxième édition du Gai Savoir). Quant à la réponse de
Fabrice à Venner, remarquable, d’une justesse féroce et d’une brillantissime
lucidité. Voyons-nous vite.
14 h 17, à Joseph V.
J’ai déjà beaucoup écrit sur Dostoïevski, un des principaux éveilleurs de mon
adolescence (dans Les Passions schismatiques, Maîtres et complices, mon
journal intime), mais si vous lui consacriez un prochain dossier je serais heureux
d’y participer. Je pourrais, par exemple, vous donner un texte sur la genèse des
Frères Karamazov4. 14 h 19, à Marie-Agnès B.
Mon amour, je pense sans cesse à toi, j’ai besoin de tes bras autour de mon cou,
de tes lèvres sur les miennes, de ton corps près du mien, de ton sourire, de ton
regard, de ta voix.

Mardi 17 janvier.
10 h 22, à Marie R.
Le goût de la mitraille, comme vous dites, belle Marie, est commun à bon
nombre de nos contemporains, mais votre écriture, elle, est unique, je l’ai su dès
que j’ai eu lu trois pages de votre essai sur ***, vous avez un ton, un style, un
rythme, une musique qui n’appartiennent qu’à vous, écrivez, écrivez, lancez-
vous dans un roman, je vous prédis un brillant avenir.

Mercredi 18 janvier.
12 h 15, à l’Office du tourisme suisse.
Je vous remercie de m’avoir adressé votre brochure « Bien-être », mais je suis
surpris de ne pas voir, dans la page consacrée à Mont-Pèlerin, mentionnée la
présence de Christian Cambuzat, le plus fameux diététicien vivant depuis la mort
de Gayelord Hauser, dont la présence est pour beaucoup dans la célébrité dont
jouit ce modeste village.

Jeudi 19 janvier.
10 h 02, à René S.
Le brouet spartiate me convient, car depuis le début de l’année (selon le
calendrier grégorien) je me suis mis à la diète, et j’ai renouvelé ces bonnes
intentions hygiénistes treize jours plus tard, au jour de l’an (selon le calendrier
julien). C’est grâce à la diète que toi et moi nous restons sveltes et en forme.
Quant au jeune Jérôme, qu’il en prenne de la graine, et aux Indes il devra
s’acheter une balance, je le lui dirai ce soir, car la cuisine là-bas est une tentatrice
et une traîtresse.
10 h 38, à Christian C.
Eh oui, vous êtes mon cadet, et c’est avant vous qu’après l’épreuve de l’âge
cochon je subirai celle du chiffre 7 suivi d’un zéro, chiffre si élevé qu’il me
semble incroyable, car je mène peu ou prou la vie que je menais à trente,
quarante ou cinquante ans, la seule différence que j’observe étant une
crétinisation générale de la planète, un répugnant abêtissement de la société. Ma
propre vie, elle, ne change guère : plus ça change, plus c’est la même chose. Par
exemple, mon désir de venir vivre quelques jours à Saint-Graal sous votre
bénéfique houlette.

Vendredi 20 janvier.
07 h 45, à Frank L.
En ce qui regarde Lucrèce, relisez le chapitre 2 de Maîtres et complices. En ce
qui touche Amsterdam, tâchez de faire un saut au musée Royal pour y voir les
Rembrandt. Je ne vous conseille pas les sex-shops du quartier chaud, qui étaient
passionnants dans les années 70, mais qui avec le « politiquement correct » et
l’ordre moral qui subjuguent la planète, en particulier l’Europe, n’offrent hélas
plus rien d’autre que ce qu’offrent leurs homologues français, c’est-à-dire rien
d’intéressant.
Bon voyage au pays des cigognes et dans celui des tulipes !
10 h 40, à Emmanuel P.
Je viens d’avoir Philippe Sollers au téléphone. Antoine Gallimard est enchanté
de publier un nouveau tome de mon journal intime et de savoir qu’il recevra un
manuscrit revêtu de ton imprimatur. Tout est donc parfait, et je déposerai bientôt
sur ton bureau cet ouvrage dont je puis d’ores et déjà te donner le titre (qui pour
l’instant reste secret, par superstition, per scaramanzia, comme disent les
Napolitains). Ce titre est : Les Demoiselles du Taranne. Joli, n’est-ce pas ?
10 h 55, à Maïa G.
Innanzitutto, tanti auguri di Buon Anno ! Ti ringrazio della tua lettera, ma per
gentilezza, non scrivermi in inglese. Sono stufo di questo maledetto inglese, non
condivido affatto il parere di Berlusconi su Inglese, Impresa, Internet. Viva
l’italiano5 !
14 h 58, à Marie-Agnès B.
Ce n’est pas pour demain, rassure-toi ! Je pense à toi tout le temps, à nos heures
de bonheur d’hier, je suis impatient d’être à nouveau près de toi. Sono pazzo di
te6.

Lundi 23 janvier.
16 h 09, à Christopher G.
Le vendredi 3 février à 11 heures est parfait. Je demanderai à La Table Ronde si
à cette heure-là et ce jour-là nous pouvons disposer d’un bureau ; sinon, je
demanderai chez Gallimard. Nous pourrons déjeuner ensemble, mais pour moi
ce sera très légèrement, car j’ai un dîner le soir et le M. Dulaurier qui en moi ne
sommeille jamais que d’un œil évite de faire deux vrais repas par jour, because
la balance.
Oui, faites-moi savoir quand grâce aux efforts conjugués des facteurs français et
belges vous aurez reçu les épreuves [de Voici venir le Fiancé].
18 h 46, à Christopher G.
Il [Alphonse Dulaurier] y joue un certain rôle… Ainsi d’ailleurs que son ami
Béchu ; mais vous verrez, il y a de nouveaux personnages, en particulier trois
jeunes personnes du sexe, Lioubov, Constance et Delphine : ça bouge !
18 h 52, à Marianne P.-B.
Le froid me paralyse et, telles les marmottes, j’hiberne. Si je n’étais pas coincé
par des trucs à Paris, je sauterais dans le premier avion direction Colombo ou
Manille. L’ami Frank part aujourd’hui ou demain pour l’Alsace : il va se les
geler !

Mercredi 25 janvier.
11 h 45, à Jean-Pierre P.-H.
Si je vous ai conseillé d’adresser votre livre à Véronique B., et je vous le
conseille derechef, c’est parce que cette jeune femme est quelqu’un de très
remarquable, qui n’a rien à voir avec les nouveaux riches que vous décrivez dans
votre lettre. Lorsqu’elle avait seize, dix-sept, dix-huit ans, nous avons vécu une
très grande passion, elle en a aujourd’hui trente-cinq et nous sommes restés de
proches amis, c’est une helléniste et une latiniste, une spécialiste de la
Renaissance italienne, elle travaille à Marrakech depuis septembre 2004, elle
aime le Maroc, apprend l’arabe, et je ne connais personne qui soit plus apte
qu’elle à apprécier votre livre.
Quant à moi, mon premier séjour au Maroc date de 1968 (je vous renvoie sur ce
point à deux de mes livres, Comme le feu mêlé d’aromates et Vénus et Junon),
Marrakech était bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui, cela ne m’empêche
pas de continuer à l’aimer (comme je continue à aimer Venise nonobstant les
monstres de vulgarité touristique qu’on y croise dans les rues). Je ne suis pas un
mondain à Paris et je ne le suis pas davantage à l’étranger : ni ici ni ailleurs je ne
fréquente les ringards de la prétendue jet-set sur lesquels votre opinion est aussi
la mienne.

Vendredi 27 janvier.
10 h 50, à Jacques C.
Merci, carissimo Giacomo, de ces renseignements que je transmettrai au jeune
Jérôme qui est parti hier pour le pays où l’on chasse le tigre à dos d’éléphant.
Beato lui !

Samedi 28 janvier.
17 h 14, à Morgane B.
Il fait froid, très froid, belle Morgane. Si vous étiez là, je vous demanderais de
me réchauffer. Je rêve de chaleur, et savoir que toute l’Europe est gelée (en
Italie, les avions et les trains sont bloqués par la neige, la glace !) est une
médiocre consolation. Cela dit, se plaindre du temps est absurde, c’est le genre
de plainte qui ne sert à rien. Se plaindre du froid, c’est comme se plaindre d’un
tremblement de terre : nous devons accepter la nature telle qu’elle est, avec
toutes ses bizarreries.
Je suis heureux que vous ayez aimé le quatrième film inspiré par Harry Potter,
car c’est mon cas. Pensez-vous qu’Emma Watson fera, adulte, une grande
carrière d’actrice ou, au contraire, qu’elle demeurera prisonnière du personnage
d’Hermione Granger ?

Dimanche 29 janvier.
11 h 47, à Morgane B.
« La marmotte a très froid et se goinfre de gaufres » est un bel alexandrin et
ferait un titre génial. Ce pourrait être celui de votre premier roman ! Moi aussi,
j’aime beaucoup la neige comme spectacle, mais à Paris, pour l’apprécier, il faut
se lever à l’aube, avant que les roues des automobiles et les bottes des piétons ne
l’aient transformée en boue infecte. Lorsque j’étais enfant, sur les trottoirs, on
faisait des bonshommes de neige et des batailles de boules de neige, mais
aujourd’hui ce n’est plus qu’un rêve évanoui.
Vous me dites ne pas être calée en religion, mais vu que celle-ci joue un rôle
d’importance dans mes livres (aussi bien la païenne que la chrétienne) et que
vous êtes une lectrice attentive, vous en savez au moins ce que vous en avez lu
sous ma plume, et cela fait de vous une excellente théologienne, croyez-moi !

Samedi 4 février.
13 h 06, à Marie R.
Bad news, bellezza mia, bad news ! Et moi qui me faisais une joie de vous voir
au moment du salon. C’était même la seule perspective qui me réjouissait dans
ce truc de la porte de Versailles. Je pars bientôt pour Marrakech y chercher un
peu de chaleur, car ici mes petites cellules grises sont paralysées, congelées par
le froid, et serai de retour à Paris le 7 mars pour des corvées liées à la sortie de
Voici venir le Fiancé.
Cela dit, que les devoirs de votre charge ne vous empêchent jamais de travailler
à votre œuvre personnelle, qui est le plus important, l’unum necessarium. Ne
vous dispersez pas. Sur ce point, lisez et relisez la Correspondance de Flaubert
qui y distille aux jeunes futurs écrivains des conseils précieux et essentiels.

Lundi 6 février.
13 h 43, à Véronique B.
Gentilissima Dottoressa Mistigretta, l’aspetto più originale del contributo di
Alexandre Dumas all’unità italiana è lo stesso che nel caso del suo maestro
Byron in Grecia : la fama di uno scrittore celeberrimo che ha messo il suo
prestigio internazionale al servizio di una causa generosa, di un popolo
disgraziato ; al servizio della libertà. E poi, L’Indipendente : assumere la
direzione di un quotidiano napoletano non è per uno scrittore straniero una
impresa da poco !
Tradimento è una parola troppo grossa. Diciamo una certa disillusione, una
certa stanchezza. Il sogno è una cosa e la « real politik » un’altra7.

Mercredi 8 février.
09 h 25, à Christopher G.
Hier soir, c’était la panne générale et ce matin, sans que je fasse rien, le courant
semble rétabli entre mon ordinateur et le vôtre. Allez savoir pourquoi ! Cela dit,
relisant l’entretien, je me rends compte qu’en haut de la deuxième page je fais de
la baronne Cramouillard une comtesse. Pouvez-vous rétablir son titre de
baronne ?
12 h 19, à Marie R.
Soyez prudente, ma chérie, ne vous promenez pas dans des coins dangereux. Je
pense très fort à vous. J’espère que l’émotion populaire et planétaire va bientôt
se calmer. Je préférerais que vous fussiez ici. Baisers de votre vieil archange.
12 h 46, à Étienne de M.
Ces derniers jours, avec cette émotion hystérique qui enflamme la planète8, j’ai
bien pensé à toi et à tes proches, qui êtes si étroitement liés au Danemark. Nous
en parlerons de vive voix.

Jeudi 9 février.
11 h 24, à Anne C.
Merci de votre bel article. Je suppose qu’il est trop tard pour que vous corrigiez
une erreur (à la quatrième ligne). En effet, [quand je publie mes carnets noirs, ]
je ne change quasi jamais les prénoms de mes amantes. Dans Calamity Gab j’en
ai changé deux, je le dis en note, mais c’est exceptionnel.
17 h 48, à Anne C.
Merci de votre réponse, elle aussi ultra-rapide ! Certes, vous pouvez donner mon
adresse parisienne au professeur Philippe Lejeune dont on me dit qu’il est un
spécialiste du journal intime, mais qui, curieusement, n’est jamais entré en
contact avec moi. Sans doute parce qu’en véritable universitaire il ne s’intéresse
qu’aux morts.

Vendredi 10 février.
17 h 22, à Marie R.
Votre texte sur les fachos des Phalanges est magnifique. Votre style vif, votre
humour décapant, votre sens de la formule, votre sens de l’observation (c’est
tout cela qui fait le véritable écrivain) et, last but not least, la lucidité politique.
Vous savez ce que je pense de la grande (et moyenne) bourgeoisie libanaise, des
maronites, des « Phéniciens », responsables number one de la guerre civile qui
pendant quinze années a déchiré le pays. Je suis heureux de constater que vos
observations corroborent les miennes. Bref, plus ça change et plus c’est la même
chose. Pauvre Liban !

Dimanche 12 février.
14 h 06, à Véronique L.
Je vous aime et vous admire, je ne voudrais pas vous désobliger, mais je dois à la
vérité de vous dire que le questionnaire que vous m’avez adressé m’a vivement
déçu, et surtout choqué. C’est une FICHE DE POLICE. Ce n’est sans doute pas le cas
de la plupart des paroissiens de Saint-Victor, paisibles citoyens respectueux des
lois, mais, ayant une existence mouvementée, j’ai été de nombreuses fois mis en
garde à vue, perquisitionné, amené dans des locaux policiers (quai des Orfèvres,
Brigade judiciaire, quai de Gesvres), et les questions auxquelles, interrogé par
ces messieurs-dames les flics, j’ai dû répondre sont exactement celles que
prétendent me poser les responsables du dictionnaire auquel vous collaborez.
Des questions du style : comment s’appelait le colonel de votre régiment et votre
grand-mère faisait-elle du vélo ? Au quai des Orfèvres je suis bien obligé de
répondre (au besoin en inventant des réponses fantaisistes), sachant d’ailleurs
que la police a la discrétion de ne jamais rendre public ce type de fichier, de le
garder dans ses tiroirs. Il est hors de question que je réponde de mon plein gré à
des questions aussi indiscrètes, et je m’oppose à ce que de tels renseignements
soient donnés sur moi au public dans un dictionnaire, que ce soit en français, en
russe ou en moldovalaque. J’ai à ce jour publié trente-trois livres, le trente-
quatrième paraîtra en mars prochain, et mes lecteurs peuvent y trouver un certain
nombre de renseignements sur ma personne. Cela est bien suffisant. Oui, je suis
déçu. Lorsque vous m’aviez parlé de ce dictionnaire, je pensais qu’il s’agissait
d’une encyclopédie où j’aurais à exprimer des commentaires sur mon travail
d’écrivain, sur l’influence qu’a eue sur mon œuvre d’écrivain français le fait
d’avoir grandi dans un milieu russe blanc, d’être un fidèle de l’Église orthodoxe,
etc. Bref, un dictionnaire esthétique, intellectuel, spirituel. Mais cette kyrielle de
questions indiscrètes soit de basse police (des noms, des dates), soit de vanité
mondaine grotesque (les titres, les diplômes, les décorations), je trouve ça nul, je
n’y répondrai pas, et je m’oppose à ce que mon nom figure dans un ouvrage
aussi tristement flicard. Ne m’en veuillez pas.
18 h 11, à Maria S.
Quelle émotion en te voyant arriver, si sage, dans ta longue robe violette, tes
beaux cheveux noirs, ton timide et malicieux sourire, parmi tes camarades, en
rang par deux, telles les jeunes vierges du Temple du Soleil de mon ami Hergé !
Et quelle joie de t’entendre chanter ! J’étais très bien placé, assis juste en face du
chœur, et je n’ai rien perdu ni de vos visages ni de vos voix. J’ai préféré la
première partie à la seconde. La tradition de l’Église d’Orient, qu’elle soit slave,
grecque ou arabe, est celle de la voix humaine seule, sans aucun
accompagnement instrumental, c’est cela que j’aime, et j’avoue que vos
castagnettes et vos tambourins m’ont parfois indisposé ; quant à l’Alleluia
Jubilate de ***, il ressemble moins à un chant catholique romain ou orthodoxe
qu’aux negro spirituals des sectes protestantes amerloques ou encore à ces Haré
Khrishna que, dans Nous n’irons plus au Luxembourg, entend M. Dulaurier.
Ces quelques réserves faites, c’était très bien, et j’ai été heureux de te revoir dans
une pareille circonstance.

Dimanche 19 février.
05 h 57, à Olivier G.-T.
Ci-joint la nouvelle version, dûment corrigée, de mon texte où, le relisant, j’ai
découvert deux erreurs de construction : dans la phrase sur les boulevards Saint-
Germain et Saint-Michel, ainsi que dans le paragraphe sur la mise en terre de
Claude et Roger9. Ce qui prouve qu’on ne se relit jamais assez. Dans le roman
que tu vas recevoir10, à peine l’ai-je ouvert, j’ai relevé cinq coquilles ou erreurs
d’étourderie, et pourtant j’avais relu les épreuves avec le plus grand soin. Ah !
mon cher, l’écriture est un art difficile.
06 h 08, à Isabelle C.
Je vous retourne ci-joint mon texte avec les corrections. J’ai notamment
remplacé des mots que vous me mettiez dans la bouche et qui n’appartiennent
pas à mon vocabulaire, que je n’utilise jamais (« convivial », par exemple), je
l’ai rendu plus clair, plus lisible. Et c’est M. Jean que j’ai vu avec sa petite
radio11 !

Mardi 21 février.
08 h 03, à Céline O.
Voici les coordonnées de sœurs romaines chez qui, sur l’initiative d’amis
napolitains, j’ai habité durant les fêtes de fin d’année. Le couvent est situé en
plein centre de Rome, à quelques mètres de la place Navone (et de la place S.
Eustachio où, au café homonyme, on boit le meilleur café de la ville), ces bonnes
sœurs sont extrêmement aimables, la maison est très propre, bien tenue, et ce
n’est pas cher. Avec les sœurs nous parlions en italien, mais elles parlent, me
semble-t-il, toutes les langues (au moins le français et l’anglais).

Mardi 7 mars.
13 h 40, à Véronique B.
Bellezza mia, grazie per la foto, ma credo che alla mia età sia meglio che non mi
si faccia più ritratti. Tutte queste macchie di sole sul viso, queste efelidi, una
catastrofe12 !

Mercredi 8 mars.
10 h 13, à Sophie D.
De retour de Marrakech où j’avais fui le froid et la grisaille de Paris, je lis ton
émile. Le « vous » sous ta plume m’amuse, car j’avais l’impression qu’on se
disait « tu », mais peut-être fais-je une confusion : c’est avec Sandra que nous
nous sommes très vite tutoyés, et il est possible que toi tu m’aies toujours
voussoyé. Au demeurant, peu importe. Non, je n’ai pas de « travaux
rédactionnels » (pour reprendre ta curieuse expression), mais je suis rentré à
Paris pour la sortie de mon nouveau roman. Transmets, je te prie, mes amitiés à
Sandra (qui ces derniers temps est fort silencieuse, je ne sais même plus où la
joindre). Je pense très souvent à elle et à toi, à l’époque où j’étais avec
Véronique, à « nos » années strasbourgeoises. Seigneur ! comme le temps passe
(c’est précisément un des thèmes de Voici venir le Fiancé).
13 h 07, à Emmanuel P.
Je suis heureux de te voir ce soir (mais nous n’avons pas rapporté à Paris le
soleil des Caraïbes et de Marrakech…). Oui, voyons-nous, j’aimerais pouvoir
remettre le manuscrit des Demoiselles du Taranne en juin. Chez Gallimard, tout
est lent et prévu longtemps à l’avance, comme tu sais, et leur
programme 2007 est déjà en train.

Vendredi 10 mars.
10 h 45, à Frank L.
De retour à Paris dans la nuit de lundi à mardi j’y ai retrouvé la grisaille et le
froid, et j’ai déjà la nostalgie du chaud soleil marocain. Quelle barbe, cette
France où on se les gèle neuf mois sur douze ! Je reçois à l’instant votre lettre
sur Voici venir le Fiancé. Je suis heureux que ce roman vous plaise. En ce qui
concerne le personnage de Delphine, je crois que j’ai créé là un archétype et que
des milliers de jeunes filles (sans doute aussi de garçons) se reconnaîtront dans
cette infatigable accro aux sms et à Internet. Oui, il y a là un type psychologique,
un mode d’être, qui sont neufs, et de ce point de vue Delphine est une belle
réussite. C’est cela qui importe et non de savoir qui m’a servi de modèle. D’une
manière générale, je suis content de mes personnages féminins, Lioubov,
Constance, Delphine, Nathalie, et aussi de mes vieux messieurs, Béchu et
Dulaurier ; ainsi que du père Guérassime (souvent, dans les romans, les
ecclésiastiques sont ratés, ils sonnent faux). Ce qui me fait plaisir, c’est que des
gens – bien que ce roman soit volontiers grave, voire mélancolique – me disent
qu’ils rient beaucoup en le lisant. Cela est dû, je crois, à l’allégresse de l’écriture,
au tempo. Bref, je suis fier de mon nouveau-né et très content que vous jugiez,
vous aussi, que c’est un beau bébé.

Lundi 13 mars.
07 h 37, à Sophie P.
Comment dit-on en anglais une plaque commémorative ? Et peut-on utiliser
simplement le mot français « plaque » ? (Il s’agit de la plaque qui fait mémoire
de la présence de Byron sur le mur du palais Mocenigo, à Venise13.)
08 h 36, à la Byron Society.
Je vous adresse ci-joint ma courte biographie et le résumé de mon intervention
au colloque Byron14. Ayez la gentillesse de corriger les erreurs de syntaxe et les
maladresses. Si j’ai utilisé le mot français « plaque », c’est parce qu’Elma
Dangerfield elle-même l’avait utilisé dans son compte-rendu de la journée
du 20 septembre 1974 (The Byron Journal, no3, 1975). Par ailleurs, j’ai écrit les
noms russes à la française, ainsi que celui de Zarathoustra, ignorant la façon dont
les Anglais les transcrivent, et n’ayant pas de livre sous la main pour vérifier.
Ayez l’obligeance de rétablir la bonne orthographe.

Mardi 14 mars.
17 h 54, à René S.
C’est captivant, ta voix est très radiophonique, son ton est vif, ça change du ton
docte, prétentieux et somnifère de la plupart des intellos qui parlent à France
Culture ! J’ai appris un verbe, « tapiriser », mais je connaissais déjà les tapirs
(dont parle Sartre, en effet, mais dont parle aussi, d’abondance, Jankélévitch).
J’espère que lorsque les cinq émissions auront été diffusées, on en fera un cd.

Vendredi 17 mars.
12 h 39, à Frank L.
Je suis paralysé par le froid, depuis mon retour de Marrakech je ne réussis pas à
me réchauffer, je suis fatigué de la froide France, un pays pour les ours blancs et
les pingouins.

Samedi 18 mars.
09 h 01, à Olga L.
Je n’ai pas, jeudi, assisté à la soirée « mondaine » du salon du livre, j’ai horreur
de ça, mais j’ai promis à La Table Ronde de faire un saut lors de la nocturne de
mardi prochain et je serai content de vous voir, même si ce n’est pas le lieu le
plus favorable à une vraie conversation. J’espère qu’il fera plus chaud. Depuis
mon retour du Maroc je suis pétrifié par le froid, j’en ai marre de Paris, cette
ville où on se gèle les fesses neuf mois sur douze. La planète se réchauffe, dit-
on. C’est peut-être vrai chez les pingouins, mais pas chez nous.
10 h 58, à Maria S.
Tu es un ange, mais mes lectrices et mes lecteurs seront occupés à défiler dans
les rues et au salon du livre la clientèle sera octogénaire. Au demeurant, peu
importe, les corvées « médiatiques » liées à la publication d’un livre ne m’ont
jamais amusé, mais ces dernières années elles me sont devenues réellement
pénibles, et je les réduis au maximum.
11 h 25, à Christian C.
Vous avez lu mon roman avec de singulières lunettes. Qu’est-ce que la décision
stoïcienne prise par Dulaurier a, de près ou de loin, à voir avec le
« progressisme » ? Elle s’inscrit au contraire dans la plus aristocratique tradition
(épicurienne et stoïcienne) de la civilisation européenne. Et qu’est-ce qui vous
permet de dire que le docteur Desiderius Zwoll est un « médicastre
progressiste » ? Dans sa lettre d’adieu, Dulaurier utilise des mots qui sont les
miens dans… mon tout premier livre, Le Défi, au chapitre sur le suicide chez les
anciens Romains. Et dans Nous n’irons plus au Luxembourg, où il apparaît pour
la première fois, Dulaurier envisage déjà cette sortie raisonnable et fière qu’est la
mort volontaire. Franchement, si cette remarque erronée et agressive est tout ce
que vous inspire ce gros roman auquel j’ai travaillé pendant deux ans et que je
tiens pour un de mes meilleurs livres, je suis bien déçu. Au demeurant, peu
importe.
12 h 52, à René S.
Merci de ce festin, de cette si agréable soirée. Nos militantes arméniennes étaient
en forme, ainsi que Roland qui m’a paru reposé et avait bonne mine ; quant au
jeune Viking, il est charmant. Ce pot-au-feu amical a été un bien bon moment.

Lundi 20 mars.
05 h 51, à la Byron Society.
Touchant byronian, mon erreur vient de ce qu’en français, dans La Diététique,
j’opère une distinction entre les « byroniens » et les « byronistes », les amateurs
complices et les doctes érudits. Je pensais qu’elle pouvait être faite en anglais. Il
va de soi que je fais miennes vos suggestions et corrections. Je suis nul en
anglais, et c’est pour vous faire gagner du temps qu’au lieu de vous poster mon
texte français je vous ai envoyé cette maladroite version anglaise. Corrigez,
corrigez ! Je vous en remercie par avance.
12 h 39, à Frank L.
Samedi, malgré la manif étudiante contre le gouvernement, j’ai eu beaucoup de
lecteurs et de jolies lectrices au salon, et j’ai beaucoup signé, aussi bien Voici
venir le Fiancé que des poches. J’y retourne demain soir pour la nocturne.

Mardi 21 mars.
15 h 07, à Véronique B.
Grazie per il sogno. Spero che non sia stato un incubo ! Stasera torno al salon
du livre, che palle ! E martedì prossimo, giorno della mia conferenza al Centro
italiano, sciopero generale ! Sono sfigato. Pazienza15 !

Jeudi 23 mars.
10 h 06, à Marie-Agnès B.
Quelle joie, ma belle amante, de recevoir un émile de ta blanche main. Hier,
donc, dîner tranquille au Bouledogue. J’ai bavardé avec Jean-Pierre et Didier, et
aussi avec Colette Kerber, assise à la table voisine, mais j’ai surtout mangé et bu
de bonnes choses (salade de lentilles, mignon de porc aux choux braisés, un
flacon d’excellent bordeaux). C’était paisible. Je me sens souvent très seul, je
suis un homme très seul, mais, cette solitude, j’ai appris à l’aimer, et que le
téléphone ne sonne quasi jamais ne me gêne plus, ni ne m’étonne. C’est comme
ça, inutile de pleurnicher sur soi. Je pense à toi, à ton sourire, à ton beau regard,
à ton corps chaud et doux contre le mien, à ta voix rieuse, à la tendre lumière qui
émane de toi, je t’aime.
16 h 51, à Christian C.
Mon cher Cristobald, l’autre jour, au salon du livre, un de mes lecteurs est venu
me dire qu’il avait découvert Saint-Graal grâce à moi, qu’il en revenait et qu’il
avait perdu neuf kilos.
En ce qui regarde le suicide de Dulaurier, qui vous navre, je vous fais remarquer
que dans le roman on ne le voit pas mourir et on ne l’enterre pas. Béchu reçoit en
Thaïlande un émile où Dulaurier, de sa suite d’un palace d’Amsterdam, lui
annonce qu’il attend le médecin qui lui fera la piqûre libératrice. Aussitôt Béchu
téléphone cette terrible nouvelle à leurs amis communs, qui se trouvent à Venise.
C’est tout. Qui sait ? Peut-être le directeur de l’hôtel Krasnapolsky, apprenant la
visite du docteur, et la raison de cette visite, se sera opposé à ce que cette
cérémonie s’accomplisse dans son établissement ; peut-être notre cher Dulaurier,
ayant dragué la jolie soubrette en mini-jupe venue lui apporter la bouteille de
champagne qu’il a commandée au bar, aura-t-il à la dernière minute changé
d’avis. Le lecteur a le droit de rêver, et l’auteur plus encore.

Dimanche 26 mars.
18 h 16, à François D.
Pour vous dire la vérité, la dernière mouture de votre projet me semblait un peu
fumeuse : je ne me voyais pas lisant des pages de mon journal intime sur les pas
de Casanova. Si je devais lire mon journal devant les caméras, il faudrait que ce
fût dans mes propres lieux, non dans ceux d’un autre (encore que parfois, à
Venise, à Paris ou ailleurs, nos lieux soient les mêmes). J’espère vous voir le
27 avril au Chapitre XII16 (il y a dans Voici venir le Fiancé des pages sur la
mémoire amoureuse, sur la sauvegarde des amours en apparence mortes, qui me
semblent essentielles et qui, je pense, vous captiveront).
18 h 45, à Betty L.
De retour à Paris, j’ai lu avec attention la liste que Véra m’a remise. En ce qui
concerne les membres belges, je suis extrêmement surpris de voir que le nom du
prince a été rayé de la liste. Ta brouille avec lui est une chose, mais la Société
(une Société qui porte mon nom) en est une autre, et il convient de ne pas les
mélanger. Je te prie donc de faire le nécessaire pour que les trois derniers
bulletins soient envoyés au prince et je te rappelle que mon souhait le plus vif est
que vous vous réconciliez. Il a des torts, et tu te souviens de la lettre que je lui
avais écrite à ce sujet, mais qui n’a pas des torts dans la vie, et notre Société est
un groupe trop resserré pour se permettre en son sein des brouilles durables. Sois
magnanime et réconcilie-toi avec un homme qui a pour toi une réelle affection,
qui regrette les mots blessants qu’il a pu prononcer, n’éternisons pas cette
querelle « pour des queues de cerises », comme dit Tintin à Dupont et Dupond
dans Le Trésor de Rackham le Rouge. Et que Véra remette le nom de notre
principe sur la liste, un peu d’humour, que diable !

Lundi 27 mars.
09 h 08, à Jacques C.
Caro Giacomo, la présidente et le prince (il ne manque que la reine de Naples
pour que le tableau soit tout à fait proustien) ont été enchantés de vous avoir
rencontré ; ils me bombardent d’émiles enthousiastes sur votre charme et le
plaisir qu’ils ont eu à votre compagnie. Ce ne sont pas encore des demandes en
mariage, mais méfiez-vous : la présidente est veuve et le prince, lui, est comme
la petite femme de Paris qu’un rien habille et qu’un rien déshabille ou, si vous
préférez, comme les scouts : toujours prêt.
11 h 19, à Anne R.
Merci de votre appui ! Hier, de retour à Paris, j’ai écrit mon émile à Betty, très
vite, un peu trop vite même (il y a une énorme faute d’étourderie et des
coquilles), mais j’y exprime bien mon sentiment, c’est clair, et Betty, si elle est
la femme sensible et intelligente que je crois qu’elle est, comprendra qu’il est
temps d’enterrer la hache de guerre, de fumer le calumet de la paix.
10 h 43, à François D.
En ce qui regarde mon journal intime, le cyclone moralisateur est, je le crains,
toujours aussi bête et aussi vigilant, mais à l’automne 2005 j’étais si heureux
d’avoir achevé d’écrire Voici venir le Fiancé, d’avoir mené à bien l’opération
« Sauvegarde de la mémoire », qui est un des thèmes de ce roman, d’avoir mis
mes archives amoureuses en sécurité, que – au diable la prudence ! – j’ai décidé
de reprendre la publication de mes Carnets noirs. À la grâce de Dieu ! 19 h 13, à
Christopher G.
J’espère qu’en ce qui concerne le prince nous aurons bientôt gain de cause : 1.
Faire comprendre à notre présidente que ses brouilles personnelles et la Société
sont deux trucs distincts. 2. La convaincre de mettre fin à cette querelle et de se
réconcilier avec l’héritier de Louis XIV. Celui-ci est (parfois) une mauvaise
langue qui médit de ses amis ? C’est un travers regrettable, mais très parisien,
très homo, très courant, ce n’est pas bien méchant. On ne va pas traîner ça
interminablement.

Mardi 28 mars.
13 h 37, à ***.
Belle ***, notre rencontre d’hier a été pour moi un moment précieux. Notre
conversation, votre présence, votre sourire ensorcelant. Un point cependant me
tourmente et je voudrais vous donner (j’espère que vous ne le prendrez pas en
mauvaise part) un conseil. Non, pas même un conseil, mais mon avis, mon
sentiment : la façon dont vous dites qu’un de vos amis, directeur littéraire dans
une maison d’édition, vous « aide » à écrire votre nouveau roman est ambiguë et
pourrait un jour être utilisée contre vous par des malintentionnés (n’oubliez pas
que les neuf dixièmes de la canaille qui constitue le milieu littéraire parisien sont
des jaloux, des « hommes du ressentiment », dirait Nietzsche). Qu’un directeur
littéraire donne des conseils à un auteur débutant, c’est normal, c’est son boulot ;
mais ne laissez jamais entendre que votre roman, vous l’avez écrit à deux. Je
dirais même plus (comme Dupont et Dupond), acceptez les conseils, mais ne les
acceptez pas trop, ne vous laissez pas trop diriger, influencer. Ce que je veux
lire, moi, c’est du ***, non du *** + monsieur Truchmol. Je préfère une ***
maladroite, pleine de défauts et d’imperfections, à un livre écrit à deux (ou que
ceux qui vous veulent du mal prétendraient écrit à deux) impeccable. Les
défauts, les maladresses participent au charme de nos livres de jeunesse. On
vient de rééditer L’Archimandrite en poche. Le relisant à cette occasion, j’ai été
frappé par mes erreurs, mes balourdises, qui sont de tous ordres (la composition,
l’abus du style direct, la psychologie sommaire de certains personnages, etc.),
mais j’ai désiré qu’il fût réédité tel quel, sans y changer une virgule, ne serait-ce
qu’afin que le public pût mesurer les progrès que j’ai accomplis entre ce premier
roman et le dernier, Voici venir le Fiancé.
15 h 34, à Marie R.
J’étais vraiment inquiet de vous voir repartir ainsi, épuisée par le travail dingue
que vous avez dû accomplir dans ce maudit salon du livre d’où, après deux
heures à signer des livres et à bavarder avec mes lecteurs, je sortais aussi fatigué
et abruti que si j’avais passé dix heures de suite à danser dans une boîte de nuit
avec la sono mise au maximum. C’est pourquoi votre dernier message me
rassure un peu, et j’espère qu’à Beyrouth vous vous reposez. Bruxelles s’est très
bien passé : heure d’été, douceur printanière et balthazars dans plusieurs
excellents restaurants ! En ce qui regarde juillet, je serai soit à Paris soit en Italie
(où vous pourriez me rejoindre, le cas échéant).

Jeudi 30 mars.
10 h 32, à Christian C.
Je n’avais aucune estime pour Guy Mollet et à Combat je l’ai cruellement mis en
boîte, mais ces derniers jours je pense souvent à sa phrase sur « la droite
française qui est la plus bête du monde », phrase d’une extrême justesse et d’une
singulière actualité. Quelle bande de cons irrémédiables ! Nous en parlerons de
vive voix.
21 h 25, à Olga L.
Ces lignes récentes (1964 !), si vous les publiez, vont faire jaser, et les intégristes
de toutes les juridictions (il y en a autant à Daru qu’à Pétel ou à Claude-
Lorrain17), ceux qui n’ont jamais cessé de mettre en doute l’orthodoxie de Paul
Evdokimov et d’Olivier Clément, vont pousser des cris d’indignation. On va
citer Solovieff (vous savez, les éternelles polémiques entre ceux qui voient en lui
un philosophe orthodoxe exemplaire et ceux qui le soupçonnent de s’être plus ou
moins converti au papisme), se déchirer, bref, comme le dit un de mes
personnages, dans notre Sainte Église bénie de Dieu on ne s’ennuie jamais. Ce
qui me frappe dans ces lignes du père Lev, c’est le ton agressif, quasi
provocateur, où il laisse entendre que somme toute, lui, le père spirituel
orthodoxe, le célèbre « Moine de l’Église d’Orient », il est resté catho. Sans
aucun doute, cela ne va pas plaire à tout le monde (et pour être franc, à moi non
plus, cela ne plaît pas beaucoup).
21 h 30, à Céline O.
Belle Céline, Bruxelles s’est déroulé parfaitement : j’ai mangé comme un ogre,
vidé un nombre respectable de bonnes bouteilles, me suis promené au Vieux
Marché (où, aux premières pages du Secret de la Licorne, Dupont et Dupond
traquent le voleur de portefeuilles) et ai accueilli avec joie, dimanche matin,
l’arrivée de l’heure d’été.

Vendredi 31 mars.
07 h 30, à Paul-Marie C.
Parce que c’est vous, parce que vous vous êtes cassé le bras, parce que nous
sommes en temps de carême, j’exauce votre désir : j’ai ajouté au troisième
paragraphe quelques lignes qui mettent en lumière la dimension européenne du
phénomène et dans le reste du texte j’ai « européanisé » ce qui pouvait sembler
trop franco-français. Vous trouverez ma nouvelle version en pièce jointe. Sachez
cependant que c’est la première et la dernière fois que je me livre à ce genre
d’exercice. Une chronique de Matzneff, c’est comme une sonate de Mozart : on
n’ajoute rien, on n’ôte rien, on ne modifie pas la moindre note, le moindre point-
virgule. Un texte a son unité, son harmonie, sa logique intérieure, sa musique :
on change quelque chose et tout est déséquilibré. Bref, voici mon article18, qui
est très bon, très brillant, et si vous en doutez, c’est que vous n’avez pas idée de
ce qu’est une chronique polémique. Bon carême, donc, et vivement la
Résurrection19 !
15 h 20, à Morgane B.
Morgane révolutionnaire, Morgane le bonnet rouge sur la tête, Morgane chantant
L’Internationale, quel joli spectacle printanier ! Moi, de retour à Paris, je suis
aux premières loges : la rue que j’habite se trouve en plein quartier Latin, à deux
pas de la Sorbonne, et il y a plus de CRS au mètre carré que de cheveux sur la
tête de M. de Villepin. Il n’y a pas à dire, c’est folklo.
23 h 23, à Véra S.
Si la présidente ne se réconcilie pas avec le prince, je serai obligé de renoncer à
venir en Belgique, parce que ne pas pouvoir rencontrer ensemble les membres
d’une Société qui porte mon nom, devoir réfléchir quinze jours à l’avance à une
stratégie de dîners séparés, le jeudi avec X, le vendredi avec Y, cela me barbe. Il
est hors de question que j’entre dans vos histoires de brouilles, d’ex-amis qui
soudain ne se parlent plus, ne se saluent plus lorsqu’ils se rencontrent dans une
librairie dont je suis l’invité. Je vous le répète pour la dixième fois : le prince
avait tenu sur moi, sur la présence de ma jeune amante Maud, sur la Société, des
propos qui m’avaient surpris et blessé. Je lui avais alors écrit une lettre très
ferme. Le prince m’a exprimé ses regrets, je me suis réconcilié avec lui, j’ai
oublié cette histoire, je ne m’imagine pas un instant continuer à faire la gueule à
un vieil ami pour quelques phrases méchantes ou dénigrantes telles qu’il s’en
prononce des centaines chaque soir que fait le bon Dieu dans les dîners en ville.
Ces mots, ces boutades, peuvent blesser sur le moment, mais cela n’a aucune
importance, c’est de la paille jetée au vent. Je ne peux certes obliger la
présidente à être magnanime, à pardonner un prince qu’elle adorait, qui était tout
le temps fourré chez elle (et c’est chez elle que je l’ai connu), mais si elle
s’opiniâtre dans sa fâcherie j’en tirerai les conséquences.

1 Ce « Marianne a eu tort » est impropre, l’idée était de moi. J’ai récupéré les
dits objets, et la décevante Anne L. B. peut se brosser, à ma mort elle n’aura rien
de moi, rien de rien. J’ai horreur des renégates.
2 En France aussi nous avons notre gauche moralisatrice, pharisienne, la sotte
Ségolène Royal en tête de liste.
3 Par charité chrétienne, je ne donnerai pas ici le nom du lamentable zozo que
mes naïfs amis de Royaliste s’imaginaient considérable et digne d’estime.
4 Proposition de paresseux : ce texte se trouve dans mes tiroirs depuis plus de
quarante ans !
5 Tous mes vœux de Bonne Année ! Je te remercie de ta lettre, mais, de grâce,
ne m’écris pas en anglais. J’en ai par-dessus la tête de cet anglais maudit et ne
fais pas du tout mienne la devise de Berlusconi : « Anglais, entreprise,
Internet. » Vive l’italien !
6 Je suis fou de toi.
7 L’aspect le plus singulier de l’engagement d’Alexandre Dumas en faveur de
l’unité italienne fut le même que celui de son maître Byron en Grèce : la
célébrité d’un écrivain mettant son prestige international au service d’une juste
cause, d’un peuple infortuné ; au service de la liberté. En outre, L’Indépendant.
Diriger un quotidien napolitain n’est pas une mince entreprise pour un écrivain
étranger ! Trahison est un mot trop lourd. Parlons plutôt de désillusion, de
lassitude. Le rêve est une chose et la « real politik » une autre.
8 J’allude ici à la querelle des caricatures du prophète Mahomet.
9 Ce texte, « Dans le mystère », a été en 2008 recueilli dans Vous avez dit
métèque ?.
10 Voici venir le Fiancé.
11 Une interview sur la brasserie Lipp (Claude Guittard et Isabelle Courty-Siré,
Lipp, la brasserie, Éditions Ramsay, 2006).
12 Merci pour la photo, mais je pense qu’à mon âge mieux vaut ne plus se faire
tirer le portrait. Toutes ces taches de soleil sur le visage, ces éphélides, quelle
catastrophe !
13 Cf. La Passion Francesca.
14 Mon amie Géraldine m’avait aidé à traduire cette page en anglais.
15 Merci pour le rêve. J’espère que ce n’était pas un cauchemar ! Ce soir, je
retourne au salon du livre, quelle barbe ! Et mardi prochain, jour de ma
conférence au Centre culturel italien, grève générale ! Je n’ai pas de chance. Tant
pis.
16 Une des plus belles librairies de Bruxelles.
17 Trois paroisses parisiennes, du patriarcat de Constantinople, du patriarcat de
Moscou et de l’Église russe hors frontières.
18 Ce texte, « Pour me succéder à la tête de l’État… », a été recueilli
en 2008 dans Vous avez dit métèque ?.
19 Mes jeunes lectrices le savent : j’ai été soigné pour tendances schizoïdes et
paranoïaques. Un excellent certificat médical en fait foi.

CHAPITRE 5

Samedi 1er avril.
13 h 45, à Betty L.
J’ai l’impression d’un dialogue de sourds. Si quelqu’un devait être fâché avec le
prince pour ce qu’il a dit de la Société, de la présence de Maud à mes côtés, de
moi-même, c’est moi. De fait, je me suis fâché, je lui ai écrit une lettre bien
salée, et puis, après une fâcherie de quelques semaines, je lui ai pardonné ses
médisances et nous nous sommes réconciliés. Par tempérament (je ne suis pas
rancunier), par hygiène de vie (les brouilles nuisent à la bonne humeur et font
mal au foie), mais aussi pour préserver l’unité de la Société. Ainsi que je l’ai
écrit à Véra, ni toi ni moi ni personne nous ne devons attacher de l’importance à
ces potins brillants et méchants, à ces railleries, à ces flèches dont certes le
prince a tendance à abuser, mais qui sont monnaie courante dans les dîners en
ville, qui en sont même le sel, je connais des gens qui tueraient père et mère
plutôt que de renoncer à un bon mot, même si celui-ci est aux dépens d’un ami
proche, la vie mondaine est quasi faite de cela (et c’est pourquoi, soit dit par
parenthèse, je ne suis pas un mondain, ce n’est pas mon genre), mais cela n’a
aucune importance. Si nous devions rompre une amitié pour de telles broutilles,
nous serions fâchés avec la terre entière. Réconcilie-toi avec le prince lorsque je
viendrai à Bruxelles, faisons tous ensemble un bon dîner au cours duquel nous
porterons un toast à votre réconciliation, à la Société, à son unité, à cette
atmosphère amicale qui en fait le charme. Sois magnanime, que diable ! Prends
le parti d’en rire ! Le prince t’adorait, tu l’adorais, il était sans cesse fourré chez
toi ! Soit, c’est un drôle de zèbre, mais c’est pour cela qu’il nous amuse et que
nous l’aimons ! Sursum corda !

Lundi 3 avril.
07 h 51, à Morgane B.
Votre enthousiasme est sympathique, et je comprends votre plaisir à manifester,
à défiler, à protester, à vous opposer au pouvoir en place ; je partage votre goût
de la rébellion et, puisque vous me lisez, vous savez que dès mon premier livre
je n’ai jamais dissimulé mon tempérament de frondeur. Ce qui me distingue des
actuels manifestants, c’est que j’ai toujours vécu dans l’insécurité. De toute ma
vie, je n’ai jamais eu un jour de salaire, un jour de congés payés, un jour d’arrêt
maladie, un jour de chômage, et aussi longtemps que je vivrai je ne les aurai pas.
L’incertitude du lendemain, la bohème sont mon destin, et je vous avoue être
agacé par le côté frileux, petit-bourgeois, des revendications qui animent les
opposants au « Contrat Premier Emploi ». Vous me répondrez que je suis un
artiste, que la bohème est mon lot, mais que je ne puis exiger de l’ensemble de la
population qu’elle adopte mon style de vie, et vous aurez raison : le besoin de
sécurité des gens est légitime, respectable. Il n’en demeure pas moins que ces
lycéens si raisonnables, déjà si adultes, si avides de s’embourgeoiser, qui défilent
en faveur de « la sécurité de l’emploi », je trouve ça fort triste. Et, croyez-moi,
s’ils vivaient encore, Baudelaire et Rimbaud seraient de mon avis.
12 h 43, à Véronique B.
Il Papa ha detto : « L’uomo non vive per il lavoro. » A Napoli spuntano gli
striscioni : « Santo subito ! »1

Mardi 4 avril.
10 h 26, à Antonio F.
Ahimé, sono dovuto sgattaiolare per evitare un battibecco. « Donne, non
scappate davanti a me », dice Totò in Totò d’Arabia, ma a volte occorre
scappare davanti alle donne… Grazie mille per quello che hai detto ieri su di me
e la mia ultima fatica. Mi hai fatto arrossire2 !
11 h 12, à Olivier C.
Merci de votre aimable lettre. C’est moi qui ai été heureux que Philippe Tesson
me fît l’amitié de me demander ce texte3, et plus encore heureux de l’écrire :
c’était un peu comme donner une bonne paire de claques à Mme Ségolène
Royal, aux pharisiennes surexcitées d’Elle et autres lieux.

Mercredi 5 avril.
14 h 23, à René S.
Si tu vas voir la pièce de cet Américain au théâtre Hébertot (mise en scène par
Roman Polanski), la revue est vendue avec le programme. Le comique est que
mon texte4, qui a subi deux coupures, est publié entre deux articles très
politiquement corrects et langue de bois sur la question, sans doute pour
désarmer la fureur des quakeresses hystériques quand elles liront le mien.
Comme disait saint Polycarpe, « Seigneur, en quel siècle m’as-tu fait naître ! ».
Jérôme n’a donc pas épousé la fille d’un maharadja, il a eu tort. J’espérais que
nous serions invités dans son palais du bord du Gange, transportés sur des
éléphants blancs et servis par des pages enturbannés tels des berlingots.

Vendredi 7 avril.
12 h 49, à Sophie P.
Ô Sophie ! Si toutes les mules étaient aussi jolies que vous, la vie de Cadichon
serait un paradis ! Vous me manquez. Si Mahomet ne vient pas à la montagne,
c’est la montagne qui ira à Mahomet et dès qu’il fera un peu durablement beau
vous me verrez débarquer dans vos provinces.

Samedi 8 avril.
23 h 29, à Anne R.
Je commence à en avoir par-dessus la tête. Je n’imaginais pas,
lorsqu’en 1995 j’ai accepté qu’en Belgique se créât une société littéraire portant
mon nom, et que dès la première réunion la présidente m’a présenté une altesse
royale auprès de laquelle tout le monde était aux petits soins, me trouver un jour
devoir, sinon arbitrer, du moins subir d’ahurissantes querelles internes qui n’ont
rien à voir avec mes livres. Dans un récent émile, j’écrivais à Véra S. : « Je suis
persuadé que le 7 avril, toutes les cartes étant mises sur la table, pro et contra,
vous saurez trouver une solution d’apaisement. » Si j’ai bien compris, aucune
carte n’a été mise sur la table, les « raisons gravissimes » pour lesquelles le
prince a été mis à l’écart n’ont pas été dévoilées, et aucune solution
d’apaisement n’a – à quatre voix contre une – été trouvée. Dans ces conditions,
je ne souhaite, le 27 avril, faire que le minimum syndical, c’est-à-dire ce à quoi
m’oblige mon contrat avec La Table Ronde : je présenterai mon roman au
Chapitre XII (j’irai directement de mon hôtel au Chapitre XII) et je le
dédicacerai à ceux de mes lecteurs qui le souhaiteront. Un point c’est tout.
Puisque je ne dînerai pas avec tel ami exclu (?) de la Société, je n’ai aucune
intention de dîner avec quinze personnes dont la moitié sont pour moi des
inconnus, qui ne lisent pas mes livres, qui ne m’écrivent pas, qui ne manifestent
pas le moindre intérêt pour mon travail d’écrivain, dont je ne sais même pas les
noms et qui ne sont là que par snobisme. Après la réunion au Chapitre XII, je
dînerai soit seul, soit avec quelques amis que je choisirai, et le lendemain je
repartirai pour Paris.

Dimanche 9 avril.
10 h 28, à Angie D.
J’ai été très heureux de dîner hier avec vous. Après le Bouledogue, de retour
chez moi, j’ai fait comme vous : j’ai allumé le téléviseur. Vous étiez très bien et
ni l’ami Thierry5 ni ses amuseurs n’ont cherché à vous mettre dans l’embarras, à
vous « piéger », comme on dit. Certes on peut regretter que leurs questions aient
uniquement touché à la vie sexuelle (celle de Dominique Aury, la vôtre), mais
c’est le signe particulier de cette émission (dans le privé, Ardisson, qui est un
homme cultivé et sensible, est capable de parler de tout autre chose, Dieu
merci !) et vous vous en êtes très bien sortie, avec un mixte d’humour et de
réserve, de gentillesse et de distance qui, soutenu par votre éclatante beauté, a,
j’en suis sûr, impressionné Thierry et ses collaborateurs, leur a interdit d’aller
trop loin dans les questions de mauvais goût.
19 h 04, à Frank L.
Ce texte sur le CPE de M. de Villepin, il faudra le dater du jour où je l’ai écrit,
un texte politique doit être daté avec précision : voilà plus de vingt jours que
Coûteaux a mon texte sur son bureau et sa revue ne paraît pas. C’est très gênant,
car si le CPE est retiré, la polémique à son sujet perd de son intérêt6.

Lundi 10 avril.
16 h 43, à ***.
Vous avez tort de mésestimer les « gueuletons napolitains ». Je vous donne tort
sur ce point, et le Platon du Banquet, le Christ de la Cène et de tant de
gueuletons avec les pécheresses et les publicains vous donneraient tort
également. Si vous n’aimez pas vous taper la cloche et vider une bonne bouteille
avec un être cher, nous ne pourrons être ni amants ni amis. Je fuis les buveurs
d’eau (même si, à certaines périodes, je suis très capable de ne boire que de l’eau
et de ne manger que des poireaux vinaigrette).

Mardi 11 avril.
11 h 27, à Maria S.
Oui, il paraît que c’est sur l’ordre de Jésus que Judas l’aurait trahi. C’est du
moins ce qu’affirme un Évangile apocryphe récemment publié. Ma foi, c’est
possible, mais Judas n’en devient pas plus sympathique pour autant. C’est lui
qui, lorsque la pécheresse parfume les pieds de Jésus, proteste et déclare que
l’argent du parfum aurait pu être dépensé en faveur des pauvres : le petit-
bourgeois socialiste dans toute son horreur.

Mercredi 12 avril.
13 h 30, à Sophie D.
Il faudra que tu m’expliques ce qu’est un « poète sonore ». Cette expression
ressemble à un pléonasme, une poésie étant faite pour être récitée, déclamée,
voire mise en musique. La poésie, comme d’ailleurs la prose, c’est le verbe qui
se fait chair, les sensations et les pensées métamorphosées en lettres, un univers
intime qui s’incarne dans des mots destinés à être prononcés, articulés, et donc à
devenir des sons. « Sonore » dans « poète sonore » est donc superfétatoire.
14 h 32, à Franck D.
C’est début novembre 1965 qu’Aragon a exprimé le désir de me connaître. Voici
ce que j’écris à cette date dans le tome de mon journal intime intitulé Vénus et
Junon, qui recouvre les années 1965 à 1969 : « … novembre. De retour du Pont-
Royal où j’ai pris un verre avec Laudenbach, je trouve sur la cheminée, près du
téléphone, ce mot de Tatiana : “M. Aragon demande que tu le rappelles.” Suit le
numéro d’Aragon. Aragon m’a téléphoné ! Qu’Aragon sache que j’existe, et
qu’il puisse désirer me parler, j’ai du mal à en croire mes yeux7. »
Avant-hier, je t’avais dit que c’était un des deux copains avec qui je partageais
l’appartement qui m’avait laissé ce mot. En réalité, c’était la jeune Tatiana, mon
amante depuis peu (elle était en classe de seconde), que j’allais en
janvier 1970 épouser en l’église russe de Londres. Tu vois comme la mémoire
est traîtresse ! Le journal intime, lui, restitue les détails vrais avec plus de
précision que nos trompeurs souvenirs.

Vendredi 14 avril.
15 h 53, à Marie-Agnès B.
Ma chérie, le photographe de Match est parti, j’allume l’ordinateur, je lis ton
émile. Eh oui, mon bel amour, par solidarité œcuménique avec toi, je mangerai
ce soir du poisson8. Je t’aime.

Samedi 15 avril.
09 h 08, à Emmanuel P.
Merci de ta vigilante amitié et de ta promptitude à la mettre en action.
09 h 36, à Astrid de S.
Mon cher Maître, ainsi que je vous l’avais annoncé, dînant hier soir avec mon
avocat et ami Emmanuel Pierrat, je lui ai fait lire votre lettre. Il a exprimé le
désir de vous répondre lui-même. Transmettez, je vous prie, mon affectueux
souvenir à Aouatife et veuillez me croire, mon cher Maître, bien cordialement
vôtre.
13 h 21, à Véra S.
Si je ne veux pas de grand dîner au Canterbury avec des « membres » dont
certains sont pour moi de parfaits inconnus, sont là par snobisme et sans doute
n’ont jamais lu une ligne de moi, c’est parce que ma tentative d’un dîner de
réconciliation avec la présidente et le prince – qui, lui, lit mes livres, les aime et
m’en parle – a échoué. J’en tire les conséquences.
21 h 54, à Julie d’H.
J’ai assisté ce soir aux vigiles des Rameaux et j’ai pris pour toi une belle palme
(en italien, le dimanche des Rameaux s’appelle la domenica delle Palme). Je te
l’apporterai, ainsi que les rameaux de l’an dernier qui ornent mes icônes et qu’il
est traditionnel de ne pas jeter, mais de brûler. Nous les incinérerons dans ton
jardin.

Dimanche 16 avril.
10 h 28, à Morgane B.
Oui, Voici venir le Fiancé est bien accueilli. Au demeurant, bien ou mal
accueilli, c’est secondaire : l’important est qu’il soit écrit et publié. Dès l’instant
qu’une œuvre d’art existe, elle existe pour l’éternité, indépendamment de
l’accueil que lui réservent ses contemporains.
21 h 12, à Huguette P.
J’avais laissé un message de « Joyeuses Pâques ! » sur le répondeur du
telefonino de l’abbé ***. Il m’a, en réponse, laissé sur le mien quelques phrases
lugubres. Il semble plus déprimé que jamais. C’est incroyable, sous cette
enveloppe de moine paillard qu’on croirait sorti d’une page des Lettres de mon
moulin (« L’élixir du père Gaucher ») se cache l’âme la plus abattue, insatisfaite,
mélancolique, qui se puisse imaginer. Je suis triste pour lui, car si un chrétien
n’est pas heureux à Pâques, quand le sera-t-il ?

Mercredi 19 avril.
12 heures, à Jacques C.
Ce sera avec joie que je retrouverai Zagarolo aux beaux jours (ici, le ciel est
obstinément gris, Paris est une ville où l’hiver dure neuf mois). Quant aux
humeurs de votre ami G., elles prouvent qu’il a mal lu Alain et mal compris son
enseignement, car une des premières choses qu’un lecteur d’Alain Daniélou
apprend est qu’il ne faut jamais se prendre au sérieux ; que l’esprit de lourdeur
est aux antipodes de la fantaisie légère, dansante, des dieux.
14 h 10, à Olivier C.
J’ai été enchanté de notre dîner tête à tête, mais nos divergences de vue touchant
l’importance (pour moi essentielle, fondamentale) de mon carteggio amoureux
m’ont empêché de dormir. Peut-être devrais-je laisser à l’IMEC ce qui
l’intéresse (les lettres d’amis écrivains, par exemple) et mettre ailleurs ce que tu
crois qui n’ajoute rien à l’œuvre proprement dite : ce journal intime-bis que
constituent les lettres, les photos des jeunes amantes qui peuplent mon journal
intime. Ce que tu m’as dit m’a stupéfié (et m’aurait mêmement surpris si tu
m’avais dit ça d’Histoire de ma vie de Casanova).
S’agissant d’un roman, d’un poème, je partage ton sentiment, et quand à la
Sorbonne mes profs, au lieu de plonger dans L’Éducation sentimentale et dans
Alcools, de plonger dans le corps du texte, dans les mots et la musique des mots,
passaient des heures à tenter d’identifier celui de ses amis qui avait inspiré à
Flaubert tel personnage, celle de ses amantes qu’Apollinaire évoquait dans tel
poème, cela m’agaçait. En revanche, je crois que le journal intime constitue un
genre très spécial où l’indifférence à la vérité biographique, historique, n’est pas
de mise9.
15 h 52, à Marie R.
Je note « du 12 au 18 juillet », mon bel ange, sans toutefois vous promettre
d’être alors à Paris : du temps de la piscine Deligny, on devait me traîner de
force pour me faire quitter Paris entre le 1er mai et le 15 septembre, mais depuis
qu’en juillet 1993 le Titanic du pont de la Concorde a sombré avec mes raquettes
de pingpong, mes serviettes, mes maillots de bain, mon huile solaire et mes
souvenirs de jeunesse, je n’ai plus rien à faire l’été à Paris. En 2004, c’était
exceptionnel, j’avais mon carteggio à classer pour l’IMEC (et je n’en
remercierai jamais assez le Ciel car ce fut grâce à cette contrainte de travail que
nous nous connûmes et devînmes amants). Cela dit, l’été prochain, j’y serai (à
Paris) par sauts, cela dépend de mes finances et aussi de mon incapacité à faire
des projets à longue échéance. Je sais que je serai après-demain à Strasbourg, la
semaine prochaine en Belgique et après le 20 mai en Italie, mais juillet me
semble si loin…

Jeudi 20 avril.
08 h 18, à Christine H.
Je suis triste car demain, grand vendredi10, au lieu d’être aux offices que j’aime
tant, je serai à Strasbourg pour présenter Voici venir le Fiancé. J’aime écrire,
mais le ramdam et les corvées qui accompagnent la sortie d’un livre me sortent
par les yeux.
08 h 46, à Albert D.
C’est le 9 septembre 1998 que, sur commission rogatoire d’un juge de Lille, trois
officiers de la Brigade judiciaire (dont un colonel !) se sont présentés à mon
domicile, m’ont signifié une mise en garde à vue, ont perquisitionné mon
domicile, ont saisi une trentaine (je n’ai pas noté le nombre exact, peut-être est-
ce une quarantaine) de photographies (de petites amies et de petits amis), puis
m’ont amené dans les locaux de la Brigade à Nanterre où, après que j’ai eu passé
quelques heures en cellule, ils m’ont relâché sans retenir aucune charge contre
moi, mais ils ont gardé les photos. Je pense qu’avec ces renseignements vos
avocats n’auront pas trop de mal à retrouver la trace de ces clichés auxquels je
suis affectionné et dont certains figureront dans l’album de la Pléiade qu’après
ma mort, j’en suis sûr, l’IMEC convaincra Antoine Gallimard (ou son
successeur) de me consacrer !

Samedi 29 avril.
13 h 06, à Olga L.
À la date de votre colloque sur saint Paul je serai en Italie, mais j’espère que je
pourrai prendre connaissance de ce que vous en aurez dit, parler de vive voix
avec vous de cet exaspérant et captivant apôtre qui, comme chacun de nous, a
écrit un certain nombre de conneries, mais qui pour moi demeure celui qui nous
enseigne que le Christ « nous a rachetés de la malédiction de la loi » (Galates, 3,
13) et qui, enfonçant le clou, précise dans son Épître aux Romains (7, 8) : « Sans
la loi, le péché est mort. » Oui, le péché est mort parce que le Christ est
ressuscité ! Je vous embrasse trois fois (au moins).

Lundi 1er mai.
19 h 41, à Franck D.
Ci-joint le texte de notre entretien. Veille à ce que la majuscule dans l’expression
« Idées hégéliennes » soit maintenue. Lorsqu’on parle des Idées, au sens
hégélien du terme, la majuscule est nécessaire11.

Mardi 2 mai.
13 h 03, à ***.
***, redoutable ***, je suis très impatient de revoir votre beau visage de vivante.
Nous parlerons, si vous le voulez, de notre corps de mort, mais si vous me
connaissiez mieux vous sauriez que je préfère décisivement la vie à la mort.
Samedi, donc, à l’heure que vous désirez. Si le soleil brille, nous ferons une
balade sur les quais ; s’il pleut, nous boirons un thé bien chaud dans mon
placard.
23 h 28, à ***.
Votre intelligence est extrême, mais un peu trop froide pour la mienne, qui est
faible, et vos expressions dédaigneuses qui se veulent ironiques ou blessantes, ou
les deux à la fois (« l’image fanfrelucheuse »), me donnent à croire que nous voir
samedi ne serait pas une bonne idée. Je le regrette, car je me faisais une joie de
cette rencontre, vous me manquiez, mais votre ton glacial me glace. Je suis
confus de vous avoir importunée avec mes rêveries et me retire sur la pointe des
pieds.

Mercredi 3 mai.
18 h 20, à Véronique B.
Ces Sermones sont appelés en français Satires. Au livre II des Satires, dans la
quatrième, Horace écrit : « … Ille salubris / Æstates peraget, qui nigris prandia
moris / Finiet, ante gravem quae legerit arbore solem. »
Ce sont les vers 22, 23 et 24 que le traducteur des Belles-Lettres, François
Villeneuve, traduit ainsi : « Cet homme passera ses étés sans maladie, qui
achèvera son déjeuner par des mûres noires, qu’il aura cueillies sur l’arbre avant
que le soleil soit trop ardent. »
Selon moi, ce « Cet homme » est maladroit. Mieux vaudrait : « Il passera ses
étés sans maladie, celui qui achèvera… »

Samedi 6 mai.
12 h 44, à Jacques C.
C’est vrai, la jeunesse est agitée, mais cette agitation, lorsqu’elle se manifeste
entre deux draps, est bien agréable. C’est même elle qui justifie la vie à mes
yeux. Sans elle, quel ennui !
J’ai eu ce matin au téléphone le webmaster de mon site, de retour des Canaries.
Il mettra en ligne ce week-end ma chronique intitulée « Les délateurs de
profession » où vous êtes présent12.
20 h 15, à l’Agessa.
À l’Agessa (à laquelle je suis affilié depuis qu’elle existe), les signatures
changent, mais c’est toujours le même style impayable, ce même étonnant mixte
de lourdeur bureaucratique et d’agressivité feutrée. Votre poulet du 2 mai dernier
est dans le genre un chef-d’œuvre. Je suis heureux d’apprendre que l’Agessa
serait prête, le cas échéant, à supprimer l’affiliation de Gabriel Matzneff au
régime de sécurité sociale des auteurs. Et j’ai bien ri en lisant la jolie phrase qui
commence par ces mots : « Les documents en notre possession ne nous
permettent pas d’instruire votre dossier en l’état… » Elle est en effet
spécialement gratinée, vu que les impôts ne m’ont pas encore fait parvenir la
déclaration fiscale de mes revenus et que, ne l’ayant pas encore reçue (cette
année elle arrivera plus tard, vous devriez être au courant), je ne vois pas
comment je pourrais vous en avoir déjà adressé la photocopie.

Vendredi 12 mai.
14 h 50, à Emmanuel P.
De retour de Nice, je lis un émile de Zahira O. me signalant que dans le blog de
Pierre Assouline je suis traité de nazi et d’antisémite. C’est tellement con que
c’en est presque drôle, cela ne mérite qu’un haussement d’épaules13.
17 heures, à Zahira O.
« Nazi et antisémite », ce n’était déjà pas mal, mais heureux possesseur d’un
« esclave sexuel », c’est encore plus drôle. Demandez ce qu’il en pense à
Emmanuel P., mais pour ma part je viens de publier un roman où l’un des
personnages explique que ces millions de blogs, ce perpétuel dégueulis de mots,
ces insultes et calomnies anonymes, n’ont pas la moindre importance. En 1994,
j’ai résilié mon abonnement à l’Argus de la presse pour ne plus savoir ce qui
s’écrit sur moi dans les journaux ; ce n’est pas pour m’intéresser à ce que des
connards écrivent sur moi dans leurs blogs d’Internet !

Lundi 15 mai.
22 h 24, à Morgane B.
« Little Gab », comme vous dites si bien, est en effet tout bronzé et, avouons-le
avec modestie, plutôt joli garçon. Vos baci amorosi via Internet lui font plaisir,
mais en chair et en os (si l’on peut s’exprimer ainsi s’agissant de baisers) ils
seront le paradis sur terre.

Mardi 16 mai.
22 h 07, au prince de B.
Vous l’aurez sans doute appris, la Société n’a pas survécu à votre brouille avec
la présidente. La situation devenait pour moi trop pénible et j’ai décidé de
demander la dissolution de cette Société qui porte mon nom. Une Société qui
n’avait de sens que lorsqu’y régnaient l’amitié et l’harmonie. La mort de
Richelieu14 a, hélas, laissé le champ libre au démon de la division (qui est quasi
un pléonasme, puisque les Pères de l’Église désignent souvent le diable par cette
épithète : le diviseur). J’avais espéré que le 8 avril dernier, à la réunion du
conseil d’administration, se manifesterait un réel désir de réconciliation. Ce fut
le contraire qui advint. Il ne me restait plus qu’à tirer les conséquences de cet
échec.

Mercredi 17 mai.
10 h 58, à François D.
Ce pourrait être à ma banque (où se trouvent, au coffre, mes carnets noirs
inédits) ou à l’IMEC où j’ai en 2004 déposé mon carteggio (en particulier les
lettres et les photos de mes amantes), une magnifique abbaye normande qui pour
le cinéaste que vous êtes serait un lieu plus excitant à filmer qu’un sous-sol de
banque au quartier Latin. Je repars pour Venise mais serai de retour à Paris le 1er
juin car ce jour-là je prends la parole au Centre culturel italien.

Jeudi 18 mai.
15 h 21, à Marianne P.-B.
Désolé, mais je n’ai pas acheté une seule fois ce journal infâme depuis
novembre 1982 et je n’ai pas l’intention de modifier ma ligne de conduite.

Jeudi 1er juin.
16 h 33, au Figaro.
Si, enfant, j’ai tant aimé Tintin et le prince Éric, c’est parce qu’ils étaient sans
famille, sans adultes sur le dos, libres de leurs mouvements, de leurs passions et
de leurs actes. Quant à la comtesse de Ségur, c’était le délicieux fruit défendu.
Le Général Dourakine, où les Russes sont soit des idiots, soit des salauds, et où,
si ma mémoire est bonne, les orthodoxes finissent par se convertir au
catholicisme, était un livre que mon père m’avait interdit de lire. Je le lisais donc
en cachette et avec jubilation. Ah ! la transgression, il n’y a que ça de vrai !

Vendredi 2 juin.
10 h 59, à Dominique N.
De retour de Venise j’ai dîné au Bouledogue et vu Colette qui m’a parlé de ta
signature. J’ai donc réservé ma soirée du 9, jour de la Sainte-Diane au calendrier
papiste et de la Saint-Cyrille-d’Alexandrie au calendrier orthodoxe : bien que je
ne sois pas catholique romain je préfère de beaucoup sainte Diane à ce Cyrille
d’Alexandrie qui était un sale con doublé d’un salaud15, et c’est sous la
protection de Diane qu’il convient de placer ta signature chez Colette.

Dimanche 4 juin.
08 h 56, à Christian C.
Mon cher Cristobald, M. Dulaurier, ressuscité des morts tel le petit Jésus et gras
comme un chanoine, a besoin d’une salutaire retraite à Saint-Graal. Quand puis-
je venir une dizaine de jours sur la sainte montagne (à partir du 25 juin et avant
le 25 juillet) ? Quelles dates me proposeriez-vous ?
16 h 06, à Alain de B.
Merci d’avoir pris la peine de m’envoyer cet article que j’avais oublié et qui fera
bonne figure dans un cinquième recueil. Je reviens de Venise qui a beaucoup
changé depuis cette année 1963 où j’y écrivais ces pages. Moi aussi, assurément,
j’ai beaucoup changé, et je suis le seul à ne pas m’en rendre compte, à
m’obstiner à vivre cette même vie absurde qui est la mienne, par manque
d’énergie pour me ressaisir, par désespoir et désabusement. Quand je songe que
je n’aurai sans doute pas le temps de dactylographier l’ensemble de mon journal
intime inédit avant de mourir, cela m’angoisse et simultanément je m’en fiche,
j’ai l’impression d’avoir déjà trop publié. Et puis cette grisaille de Paris, ce froid
de Paris, grisaille et froid tant moraux que physiques, me fichent le cafard,
décuplent mon humeur spleenétique. Hier, après l’amour, je suis allé avec une
petite amie (qui habite près de la place de l’Étoile) voir le film de Moretti, Il
Caimano (qui ne se donnait déjà plus à Venise), au Balzac. Cela faisait des
années que je n’avais pas été au cinéma un samedi soir et des années que je
n’avais pas un samedi soir mis les pieds aux Champs-Élysées. Tu ne peux pas
imaginer la dégueulasserie, la bêtise, la laideur, la vulgarité, du vomi humain que
nous avons dû fendre pour arriver jusqu’au Balzac, des connards en famille, de
la grand-mère au bébé en poussette, des connards en bande, des déchets
d’humanité sortis on ne sait d’où, et tout cela formant une foule compacte, un
flux ininterrompu d’abrutis bruyants, sans gêne, vilains comme des singes.
Heureusement, j’avais une jolie fille à mon bras, et non une mitraillette en
bandoulière : je n’aurais pas résisté à l’envie de tirer dans le tas.

Mardi 6 juin.
10 h 14, à Madeleine G.-N.
De retour de Nice, où j’étais seul, et de Venise où Véronique m’a rejoint et où
nous avons vécu des jours très heureux, je lis votre dernier émile. Je suis content
de vous savoir en Italie. Je mets au point le manuscrit de mon prochain volume
de journal intime que je voudrais remettre à Philippe Sollers avant la fin du mois
et, le 1er juillet, je partirai pour une retraite chez Cristobald Cahuzac sur la sainte
montagne. Il fera, je l’espère, beau, je pourrai profiter de la piscine et de la
terrasse : quand il fait chaud la diète monastique est beaucoup plus facile à
supporter que dans le froid de l’hiver. Il se peut qu’ensuite, s’il me reste
quelques sous (je serai au Mirador du 1er au 11 juillet), je rejoigne une jeune
amie à Milan.
10 h 18, à François D.
Je suis enchanté que vous ayez pu visiter la Bibliothèque de la Mémoire où
reposent mes amoureuses telles que des belles au bois dormant dans leur château
fort…

Vendredi 9 juin.
15 h 23, à Christine H.
Bientôt la Pentecôte. J’aime spécialement les offices du lundi, le jour de l’Esprit-
Saint, le seul de l’année liturgique où nous prions explicitement pour les
suicidés. C’est le lundi de Pentecôte orthodoxe qu’en 1979 mon ami Jean-Louis
Bory s’est tiré une balle dans le cœur. Pense à lui dans tes prières.

Lundi 12 juin.
15 h 43, à Emmanuel P.
J’ai promis à Sollers de lui remettre le manuscrit avant le 30 juin, mais
auparavant j’aimerais t’en parler de vive voix. Quand puis-je passer à ton bureau
(vers le 23 juin) ?
J’ai vu que tu ne serais pas à l’abbaye pour la lecture du Journal de Kafka. J’ai
jeté un coup d’œil à la liste des confrères qui m’y entoureront. Cela fait hyper-
intello, hyper-France Culture, hyperpolitiquement correct, la gauche pensante la
plus stricte, même pas caviar, la gauche œufs de lump. J’aime beaucoup nos
amis de l’abbaye, mais leurs goûts littéraires sont vraiment curieux. Bref, je ne
vais pas rigoler.

Mardi 13 juin.
15 h 21, à Véronique B.
Domani, il mio intervento al congresso Byron alla Sorbonne ! Mi fa
suggestione16 !

Jeudi 15 juin.
22 h 03, à Christophe G.
Carissimo, suite à notre conversation au Bouledogue, si tu connaissais un bon
cardiologue, ou un bon service de cardiologie, ou une bonne clinique où l’on
peut faire un sérieux bilan de santé, tu me rendrais service.

Vendredi 16 juin.
08 h 22, à Marie-Agnès B.
Mon amour, il y avait foule au laboratoire, tant pis, je ferai la prise de sang lundi
matin, cela n’a rien d’urgent. Ce qui m’ennuie davantage est que lorsque je
marche la tête me tourne et mes jambes flageolent.

Lundi 19 juin.
09 h 53, à Marie-Agnès B.
Cette photo met du soleil dans mon cœur, amore mio, comme m’en a mis hier
notre belle soirée tête à tête. Je sors du laboratoire où le médecin qui a effectué
la prise de sang a été plus explicite que le docteur J. Il m’a dit qu’il y a trois
explications possibles : soit le cœur, soit les artères, soit les reins.

Lundi 26 juin.
08 h 57, à Frank L.
Oui, en principe, je serai à Naples vers le 20 août. Si vous êtes dans le coin, nous
pourrions nous y voir, excellente idée.
Avec un peu de chance, les Espagnols vont foutre une pile à nos joueurs et nous
serons délivrés des cocoricos. Moi, de toute manière, je suis tifoso de l’équipe
d’Italie.

Mercredi 28 juin.
07 h 59, à René S.
Le doppler n’a donné aucun résultat probant, et ce ne sont pas mes artères les
responsables de mes vertiges et malaises. Le corps humain est en vérité un
animal bizarre, imprévisible. Quoi qu’il en soit, le 1er juillet je pars une dizaine
de jours pour la montagne suisse, puis j’irai à Milan. Dis-moi tes projets
estivaux. Seras-tu parisien fin juillet ou début août ?

Vendredi 30 juin.
06 h 40, à Christian C.
Oui, en fait de millésime, le cheval blanc 1947 est plus rapicolant (adjectif
qu’affectionnait notre cher Silvio Fanti) que le 12 août 2006 ! À demain, donc.

1 Le pape a dit : « L’homme n’est pas fait pour travailler. » À Naples surgissent
des banderoles : « Canonisons-le illico ! »
2 J’ai dû, hélas, me sauver à l’anglaise pour éviter une prise de bec. « Femmes,
ne me fuyez pas », dit Totò dans Totò d’Arabie, mais parfois c’est nous qui
devons fuir les femmes… Mille mercis pour ce qu’hier tu as dit de moi et de
mon dernier roman. Tu m’as fait rougir ! [Ayant vu deux miennes amantes,
Géraldine et Gilda, dans la salle du Centre culturel italien où je parlais de Voici
venir le Fiancé, à peine finie la séance, j’avais fui prudemment.]
3 « Le pédophile et la pharisienne », recueilli en 2008 (version intégrale non
censurée) dans Vous avez dit métèque ?.
4 Voir note précédente.
5 Thierry Ardisson.
6 Écrivant cela au webmaster de mon site, je me trompais : ce texte, « Éloge de
l’insécurité », recueilli en 2008 dans Vous avez dit métèque ?, est, relu
aujourd’hui, encore meilleur, plus vrai, plus actuel, qu’au printemps 2006 où je
l’ai écrit. Ce sont des pages que l’on devrait faire apprendre par cœur à chaque
adolescent bien doué, à chaque sensible adolescente.
7 Je venais de publier mon premier livre, Le Défi.
8 Vendredi saint catholique romain.
9 Je persiste et je signe : un journal intime mensonger, surtout si le diariste y
déroule sa vie amoureuse, un journal intime de frimeur et de faussaire, n’a
aucun, ce qui s’appelle aucun, intérêt, il est à foutre à la poubelle, et c’est pour
prouver la véracité de chaque page, de chaque ligne, de chaque mot du mien que
j’ai mis en sécurité les documents concernant les jeunes personnes qui ont
partagé, ou partagent, ma vie.
10 Tournure slavonne pour vendredi saint.
11 Clin d’œil à mon bon maître l’oncle Arthur qui ne perd jamais une occasion
de mettre en boîte Hegel et sa fumeuse philosophie. Cf. sur ce point l’avant-
dernière page du Carnet arabe.
12 Cette chronique sera recueillie en 2008 dans Vous avez dit métèque ?.
13 Il va sans dire que ce n’était pas mon ami Pierre Assouline qui avait écrit ça,
mais un des anonymes débiles mentaux qui s’expriment sur son blog.
14 Surnom de feu notre ami Jean-Pierre Grimar. Cf. Yogourt et yoga.
15 Sur ce « saint » Cyrille d’Alexandrie, meurtrier de la belle et géniale Hypatie,
cf. Vénus et Junon et Boulevard Saint-Germain.
16 Demain, ma causerie au colloque Byron, à la Sorbonne ! Ça
m’impressionne !

CHAPITRE 6

Vendredi 21 juillet.
16 h 52, à Gabriele F.
Je serai heureux de vous parler de Guy Hocquenghem, qui fut un de mes plus
chers amis, qui n’est nullement « oublié », qui est seulement négligé par son
éditeur, et aussi par le milieu intellectuel, mais cela n’a rien d’étonnant, car le
milieu intellectuel français, c’est de la merde en boîte.

Samedi 22 juillet.
08 h 47, à Frank L.
J’étais hier avec mon prof d’informatique, nous avons scanné (il avait apporté
son scanner), puis nous vous avons expédié ces photos à titre d’exercice ! Vous
le voyez, l’Alphonse Dulaurier qui chez moi ne sommeille jamais que d’un œil
est toujours prêt à apprendre des choses nouvelles !
Pour répondre à votre question, non, Marie-Agnès, que j’ai revue hier soir, ne
sait pas encore si elle viendra avec moi le week-end prochain à Lyon, de même
qu’elle est incapable de me dire si en août elle pourra partir quelques jours en
vacances avec moi. Cette incertitude, ces silences, je vous renvoie aux amours
de Constance et de Nil1. Cela me fait de la peine, me blesse, mais c’est ma
punition, je le sais. J’ai beaucoup écrit, vous le savez, sur la vertu stoïcienne
d’acceptation. J’accepte donc. Que pourrais-je faire d’autre ? Tempêter,
quereller, la faire pleurer ? Ce serait idiot, inutile et de mauvais goût.
À Lyon, je vais réserver une chambre avec un grand lit (une matrimoniale
diraient les Italiens) : si Marie-Agnès vient, ce sera parfait ; sinon, je l’occuperai
seul.

Dimanche 23 juillet.
11 h 28, à Madeleine G.-N.
J’ai eu droit en Suisse à un temps splendide et mes onze jours à Saint-Graal se
sont déroulés très agréablement. Cristobald Cahuzac a été égal à lui-même et le
professeur Dulaurier, ressuscité des morts, s’est montré comme toujours un
obéissant disciple. Après ce bol d’air pur et helvétique, j’ai passé avec ma jeune
amie Géraldine une semaine à Milan dans un charmant hôtel, à deux pas du
Duomo et, ce qui n’est pas courant en centre-ville, doté d’une petite piscine
découverte fort bienvenue en cette période de grosse chaleur. À présent, je suis
de retour à Paris. Je n’ai pas les résultats des divers examens cardiologiques que
j’ai subis, mais vu que le cardiologue et le généraliste (qui sont, soit dit par
parenthèse, deux dames) n’ont pas encore réagi à ces résultats, je suppose que
ceux-ci sont bons, rassurants. Je me sens d’ailleurs en pleine forme. Pour
l’instant, la seule décision que j’ai prise touchant mes déplacements de cet été,
c’est l’achat d’un billet d’avion Paris-Naples le 17 août, car j’aimerais passer
une dizaine de jours à Sorrente. Pour la première quinzaine d’août je n’ai encore
rien décidé. Peut-être un saut à Nice, une ville que j’aime beaucoup. L’ennui, en
août, c’est que les avions, les trains et les hôtels sont bourrés et que lorsqu’on s’y
prend à la dernière minute on se casse le nez. Si début septembre vous êtes
toujours en Italie, nous pourrions peut-être dîner ensemble à Viareggio.

Lundi 24 juillet.
10 h 15, à Alessandro A.
C’est lorsqu’en 1974 j’ai publié Les Moins de seize ans, qui fut une bombe et qui
enthousiasma Guy Hocquenghem, que, lui et moi, nous nous liâmes d’amitié.
Auparavant nous nous étions croisés, mais je le connaissais surtout par
l’intermédiaire d’un ami commun, Georges Lapassade, très engagé dans les
luttes du FHAR2, ce qui n’était pas du tout mon cas. Si je participais à votre film,
ce ne serait pas pour parler du FHAR, mais pour évoquer Guy Hocquenghem,
l’ami très cher, l’écrivain, l’intellectuel intrépide, l’auteur des Petits Garçons,
roman épatant inspiré par l’affaire du Coral, jamais réédité par Albin Michel.
10 h 50, à Frank L.
Hier soir, après un long week-end où elle a été, comme d’habitude, invisible et
injoignable, j’ai eu une très douloureuse conversation avec Marie-Agnès. Par
« très douloureuse », je veux dire que Marie-Agnès, de sa petite voix douce, m’a
dit des trucs qui m’ont fait une peine extrême, un vrai coup de poignard dans le
cœur. Je ne suis que le numéro deux, je le pressentais, je le savais, mais jamais
elle ne me l’avait fait comprendre si clairement. Je suis désespéré au sens
étymologique de cet adjectif, et en ces jours où je m’apprête à entrer dans la
vieillesse irrémédiable j’ai envie de cesser d’exister. Ma vie est le plus absurde,
le plus vain des naufrages, un échec absolu.

Mardi 25 juillet.
08 h 36, à René S.
Carissimo, les délices de Lucullus, jucunditas Luculli, ont été hier soir un
moment gastronomique, estival et amical que j’ai goûté tout particulièrement et
dont je te remercie. Je te remercie aussi de ton Posteriora Dei que j’ai lu avec
plaisir : tu y resserres avec une concision digne de Tacite et expliques avec une
clarté admirable à des lecteurs peu versés dans ces choses la théologie de
l’incarnation. Tu cites le De Trinitate de saint Augustin ; tu aurais pu aussi
t’appuyer sur les textes du septième concile œcuménique (qui après la terrible
crise iconoclaste a rétabli le culte des icônes) où les raisons pour lesquelles le
Christ, la Vierge, les apôtres, les saints peuvent être représentés, et celles pour
lesquelles Dieu, Lui, ne peut pas l’être, sont très bien formulées. Montrer les
fesses du Christ, c’est de la très bonne théologie de l’incarnation, de l’Esprit qui
se fait chair (et donc cul). En revanche, montrer les fesses de Dieu n’est pas
théologiquement justifié ; c’est une licence de poète, licentia poetarum.
10 h 14, à Frank L.
J’avais espéré que la description des amours de Constance et de Nil opérerait un
déclic dans l’esprit et le cœur de Marie-Agnès, lui ferait prendre conscience de
combien je l’aime. C’était accorder à la littérature un pouvoir qu’elle n’a pas.

Mercredi 26 juillet.
10 h 05, à Dominique N.
Personne ne m’a jamais appelé « Gaby ». Gab, ça va très bien, mais « Gaby »,
pitié !
10 h 49, à René S.
Le donjuanisme a son charme, ce n’est pas moi qui le nierai, mais les périodes
de fidélité, elles aussi, ont le leur. Certes, l’amour (« l’Hamour », ironisait
Flaubert) a ses pièges, la jalousie, la souffrance en cas de rupture, etc., mais
outre que ces pièges sont une des principales sources de l’inspiration littéraire et
artistique, ils sont de l’ordre de l’ubris, de l’excès, et j’ai toujours eu un faible
pour les situations excessives, passionnelles, même si elles me font perdre
beaucoup de temps – un temps que j’aurais pu consacrer à ma « carrière », à la
brigue des honneurs, à la réussite sociale. Certes, l’idéal est d’avoir dans sa vie
plusieurs jeunes personnes qui s’en accommodent bien, ne sont pas jalouses les
unes des autres, couchent ensemble à l’occasion. Dans ma vie j’ai vécu à
maintes reprises des situations de ce genre. Toutefois, cela n’a jamais duré
longtemps, très vite les tensions rivales ont pris le pas sur la paisible harmonie.
La théorie est une chose, la pratique en est une autre. Te souviens-tu d’une revue
intitulée Sexpol ? Cette sympathique revue (où j’ai donné une interview
en 76 ou 77) avait consacré un numéro spécial à Wilhelm Reich, ce défenseur
enthousiaste de l’amour libre, ce contempteur de la jalousie et de la possessivité
amoureuse. Eh bien, dans ce numéro, il y avait un long et fort amusant entretien
avec sa dernière épouse, aux États-Unis. Elle traçait un portrait chaleureux de
son célèbre mari, mais regrettait avec un sourire son inguérissable jalousie.
Qu’elle bavardât quelques instants sur le pas de la porte avec le jeune laitier
venu apporter le lait matutinal, Reich lui faisait une scène horrible ! Ton ami
Fourier, faisait-il, lui, des scènes de jalousie à Mme Fourier ?
12 h 47, à René S.
C’est bien ce que je dis, cher René : Fourier se rangeait parmi les cocus heureux
qui se réjouissent du nombre de zozos qui tournent autour de leur femme…
parce qu’il n’était pas marié ! Toujours la théorie. S’il était passé devant M. le
Maire et M. le Curé peut-être aurait-il viré au mari possessif et jaloux. Ce que
l’on peut dire de plus sévère contre la jalousie amoureuse (qui n’est justifiée que
lorsqu’elle nous est une source d’inspiration), c’est qu’elle est vaine, épuisante et
destructrice.
13 h 01, à Michel F. et Bernard D.
Carissimi, j’arriverai, si les dieux veulent, le 17 août à Sorrente. Je descendrai à
l’hôtel Parco Dei Principi. Véronique cherche un billet d’avion pour nous
rejoindre vers le 20 août et participer à notre balthazar chez Don Alfonso.
Appelez-moi dès votre retour de Bayreuth, ô heureux wagnériens !

Jeudi 27 juillet.
08 h 48, à Madeleine G.-N.
Le 17 août, je prends l’avion pour Naples. J’irai directement à Sorrente où je
séjournerai jusqu’au 28. Au cours de ce séjour est prévu un sublime repas chez
Don Alfonso, le restaurant où se déroulent les deux premiers chapitres de Voici
venir le Fiancé, avec deux amis de Naples (un couple de garçons) et, je l’espère,
Véronique (ce n’est pas encore sûr). De toute manière, même si elle me rejoint à
Sorrente, Véronique devra être de retour à Marrakech avant la fin du mois
d’août. Moi, qui n’ai aucune obligation et suis libre comme l’air, je ne sais pas
encore ce que je ferai, n’ayant pris qu’un billet d’avion Paris-Naples aller
simple. Peut-être, si vous êtes encore en Toscane, pourrions-nous nous retrouver
à Florence et y dîner ensemble ; peut-être ferai-je un saut jusqu’à Viareggio, si
les trains ne sont pas trop bourrés de monde et les hôtels complets. 08 h 57, à
Dominique N.
Mon intervention pourrait s’intituler « Éloge de la pratique religieuse » ou
« Remplissons les églises ! ». Ce que tu ne m’as pas dit, et que j’aimerais savoir
avant d’accepter, c’est ceci : serai-je ce soir-là seul orateur, ou serons-nous
nombreux à prendre la parole, et si oui, quels seront les autres ? Je ne suis
brouillé avec personne (à ma connaissance), mais il y a à Paris un certain
nombre de misérables ringards et de minables arrivistes avec lesquels je n’ai
aucune envie de passer une soirée. Éclaire ma lanterne.
09 h 52, à Véronique B.
Spero que tu possa trovare un aereo per il nostro balthazar da Da Alfonso.
Senza di te i festeggiamenti non sarebbero più quelli3 !
12 h 25, à René S.
Ô rat des champs, cette nuit aussi à Paris a éclaté un orage du tonnerre de Dieu,
au cours duquel Celui-ci non seulement a montré ses clunes (synonyme de
posteriora), mais nous a copieusement pissé dessus. Baci e abbracci. Ton rat des
villes.

Vendredi 28 juillet.
10 h 21, à Alain de B.
Que penses-tu de la situation mondiale ? On peut dire que les « grandes
puissances », en créant le Pakistan en 1947 et Israël en 1948, ont eu le nez
creux : « Boum, quand les bombes font boum ! », c’est une variante que n’avait
pas prévue Charles Trénet. Par ailleurs tu auras noté qu’il y a des pays
(curieusement, ce sont toujours des pays adorés des Français : la « chère
Pologne », le « cher Liban ») dont le destin est qu’on leur passe régulièrement
sur le ventre, détruisant tout, et que ces infortunes, au lieu d’aiguiser
l’intelligence politique de leurs ressortissants, en multiplient la bêtise : qu’y a-t-
il, politiquement parlant, de plus bête qu’un Polonais ou qu’un maronite ? Selon
moi, il n’y a personne. Ils sont irrémédiablement cons.
19 h 28, à Georges H.
Quatre-vingt émiles, peste ! Vous êtes un homme important. Moi, quand j’en
reçois plus de cinq par jour je me sens submergé. Il est vrai que je ne fais qu’un
usage homéopathique d’Internet. En ce qui regarde notre principe4, j’en étais
resté à la lettre très belle qu’il avait écrite voilà quelques mois à son récalcitrant
papa, et je croyais celui-ci durablement calmé. C’est pourquoi cette plainte
estivale me surprend fort. Peut-être est-ce l’avocat du papa récalcitrant qui,
faisant du zèle, aura convaincu son client de porter la question devant les
tribunaux. Espérons que cette querelle n’assombrira pas la bonne humeur de
notre ami et ne portera pas atteinte à son égalité d’âme.

Lundi 31 juillet.
07 h 42, à Alain de B.
Paris-plage ? Je n’y mets jamais les pieds : cette infection, ce chancre [au cœur
de Paris] n’enrichit que les dermatologues qui en septembre voient affluer dans
leurs cabinets mycoses et pustules. Quant à la nouvelle piscine sur la Seine
située au bas de la bibliothèque François-Mitterrand, je n’y suis pas encore allé
et je pense que je n’irai pas, tant je suis certain qu’elle est à Deligny ce que les
œufs de lump sont au caviar, le coca cola au clos vougeot ; en outre, j’imagine
les débiles mentaux et la racaille qui s’y pressent. Merci, très peu pour moi.

Mardi 1er août.
08 h 41, à Frank L.
Hier, j’ai revu Marie-Agnès : grande réconciliation au pieu (le meilleur endroit
pour se rabibocher avec une jeune personne). Elle est adorable et je suis
incapable de rester plus de trois jours « fâché » contre elle.

Mercredi 2 août.
08 h 52, à Gilda D.
J’espère, mon bel ange, que cet émile sera le premier que tu liras sur ton
ordinateur flambant neuf !

Vendredi 4 août.
04 h 02, à Gilda D.
Mon cher amour, je suis heureux que ce cadeau te fasse plaisir et te permette de
correspondre avec Alphonse Dulaurier qui, quoique laudator temporis acti,
goûte à leur juste valeur les inventions de la modernité. Un Alphonse Dulaurier
impatient de te serrer dans ses bras et de te manger de baisers.

Vendredi 4 août.
17 h 52, à Sophie P.
Belle Sophie, j’ai le sentiment que vous avez oublié votre vieux Gabriel : plus un
appel téléphonique, plus un émile, plus une lettre, plus un coup de sonnette ! Ce
n’est pas un reproche, mais cela m’attriste. Donnez-moi de vos nouvelles, dites-
moi que vous allez bien et que vous êtes heureuse.

Samedi 5 août.
11 h 32, à Gilda D.
Gilda, mon amour, je t’ai laissé un message téléphonique, je tâcherai d’être chez
toi à 15 h 30 pour avoir le temps de donner quelques baci à Rosa et à Cima avant
notre rendez-vous au Champ de Mars. 12 h 51, à Véronique B.
Contessina mia, per vendicare il cappello Hermès perso a Milano me ne sono
comprato un altro, sempre da Hermès, giallo pulcino, ancora più bello del
primo ! Per giunta, tre settimane dopo la mia partenza da Saint-Graal ho perso
un nuovo kilogrammo ! Sono una cannonata, vero ? Baci dal tuo Karamzin5.

Dimanche 6 août.
06 h 37, au prince de B.
Cessez de demander à vos amis de vous pardonner de les avoir ennuyés avec vos
états d’âme, car l’amitié c’est précisément ceci : pouvoir ennuyer ses amis avec
ses états d’âme. Relisez, je vous prie, le chapitre de Voici venir le Fiancé où
Dulaurier est étonné de la maîtrise avec laquelle Cahuzac ne parle jamais de ses
soucis, de ses chagrins, de ses échecs. Dulaurier, lui, considère l’amitié comme
une sorte de confessionnal permanent où l’on peut et où l’on doit tout confier à
ses amis : ses déboires, ses angoisses, ses révoltes, ses péchés, son désespoir. Eh
bien, sur ce point précis, comme sur beaucoup d’autres, c’est mon propre
sentiment qu’exprime Dulaurier.
06 h 43, à Marie D.
Mon bel ange, cette nouvelle adresse (il s’agit certainement de la Présentation de
la Vierge au Temple, mais le nom aura été raccourci par quelque municipalité
anticléricale) te convient mieux que la précédente, puisqu’elle te place
directement sous la protection de ton homonyme et sainte Patronne.

Lundi 7 août.
13 h 18, à Jean-Claude P.
De nombreuses personnes – en France, en Suisse et aussi en Belgique où vous
résidez – ont rencontré le Christ et l’Église par le truchement de mes livres, mais
je n’en suis pas moins aux yeux d’un bon nombre de mes coreligionnaires un
écrivain qui sent le soufre et dont il faut affecter d’ignorer l’existence. Je suis
d’ailleurs, de ce point de vue, en bonne compagnie : on ne peut pas dire que ces
grands témoins (dérangeants) de l’orthodoxie que sont Rozanov et Kazantzaki
soient souvent honorés, célébrés, cités, par nos pharisiens et nos bien-pensants.
Je ne me plains donc pas d’être logé à la même enseigne et pratique avec
constance le Sustine et abstine (on peut être chrétien et simultanément faire son
miel de l’enseignement des maîtres stoïques).
13 h 31, à Pierre C.
J’ai été enchanté de vous voir samedi, de ce moment d’amitié vécu dans votre
charmant et ensoleillé appartement. Gilda, elle aussi, semblait heureuse, mais sa
cyclothymie est telle que le verbe « sembler » s’impose : avec elle, je ne suis
jamais sûr de rien, et ses angoisses (touchant sa vie professionnelle, sa santé, sa
famille, son amant, la liste est longue et sans cesse renouvelée) viennent trop
souvent obscurcir la paisible jouissance des bonheurs que Dieu veut bien lui
accorder.

Mardi 8 août.
21 h 27, à Olga L.
J’ai l’habitude de fêter la Transfiguration à l’ancien style, le 19 août, mais
comme cette année je serai dans une ville, Sorrente, où il n’y a pas d’église
orthodoxe, j’ai assisté le 5 août aux vigiles de la fête (nouveau style) à la crypte
de la rue Daru. C’était sinistre. Il n’y avait pas un chat, sauf ceux qui
composaient le chœur et miaulaient incroyablement faux, c’était à se boucher les
oreilles, et le célébrant, un moine en klobouk, froufroutant, toutes voilettes
dehors, complétait le tableau de manière plutôt déprimante. Quand je suis sorti
de l’église après ce triste office, le quartier m’a paru spécialement sinistre : les
magasins fermés, les volets clos, je hais ces rues bourgeoises de la rive droite, je
les ai toujours haïes, et c’est avec un véritable soulagement qu’après un trajet en
autobus (le 84, puis le 63) j’ai retrouvé mon cher boulevard Saint-Germain, mon
quartier Latin agité, bariolé.

Mercredi 9 août.
08 h 49, à Gilda D.
À plusieurs reprises tu t’es plainte de ce que tel ou tel te faisait la cour, tu m’as
même écrit deux fois, à propos de deux types différents : « Cassez-lui la
gueule ! » Ton dernier sms me prouve que ces types ont des excuses, qu’ils sont
encouragés dans leurs espérances par un comportement né de ce que tu appelles
ton « besoin de séduire », ton « besoin d’être aimée ». Le genre Célimène m’a
toujours exaspéré chez les femmes et les maîtresses des autres ; je ne suis
nullement disposé à l’accepter chez ma propre amante. Et lorsque j’écris
« nullement disposé », c’est une litote. Il est hors de question qu’une coquette,
qu’une allumeuse, soit dans ma vie : c’est un genre qui me fait horreur. Cela dit,
j’ai écouté la météo et ils annoncent du « grand beau » (comme disent les
Suisses) pour demain jeudi. Si le soleil brille, nous pourrions passer la journée à
la piscine de Saint-Germain-en-Laye, qu’en penses-tu ?
10 h 53, à Dominique N.
Tu as vu juste, je n’ai aucun plaisir à « fêter » mon anniversaire et voilà très
longtemps que je me félicite d’être né un 12 août, époque où tout le monde est
occupé à se tuer sur les autoroutes, à s’entasser sur des plages surpeuplées, bref à
se divertir (non au sens créateur que Don Juan donne à ce mot chez Mozart, mais
dans sa péjorative nuance pascalienne) ; où quasi personne ne pense à moi ; où je
suis délivré de l’obligation d’avoir à me dérober à des invitations à dîner d’amis
bien intentionnés désireux de célébrer cet annuel événement.
Pour ce qui regarde le travail, j’ai déjà beaucoup écrit, trop peut-être, et je n’ai
jamais pensé qu’il fût nécessaire de multiplier les publications pour passer à la
postérité. Benjamin Constant n’aurait écrit qu’Adolphe, Catherine Pozzi que
Vale, leurs noms demeureraient dans la mémoire des hommes aussi longtemps
qu’existera une littérature française et des gens pour la lire.

Jeudi 10 août.
10 h 32, à Dominique N.
Dans le Corriere della Sera d’aujourd’hui, en pages lettres, je viens de lire un
grand article sur notre excellent confrère (et ton proche ami) Michel
Houellebecq. Je suppose que ce texte ne t’apprendra rien, mais moi qui ne lis
aucun journal français et qui n’ai pas revu le sympathique Michel depuis notre
dîner au Divellec je ne savais rien de ses démêlés avec Hachette.
19 h 19, à Gilda D.
Moi aussi, je t’aime, mais au lieu d’être heureuse de m’avoir inspiré un des
personnages de mon dernier roman, et peut-être le plus original, haut en
couleurs, singulier d’entre eux, au lieu de réfléchir à la justesse de la description
que je fais des amours de Raoul et de Delphine, tu montes sur tes grands
chevaux. Si tu relisais les lettres et les sms que je t’ai écrits en 2004 et 2005, tu
serais obligée d’admettre que Delphine n’est pas une « infâme caricature », mais
un ressemblant portrait (étant entendu qu’un roman, à l’encontre d’un journal
intime, n’est pas la vérité à l’état brut, mais la vérité choisie, stylisée).
Peut-être devrais-tu épouser un notaire. Tu serais plus tranquille.

Samedi 12 août.
16 h 39, à Christian C.
À Paris, temps maussade et froid, pluies qui semblent déjà automnales.
Toutefois, on se dit qu’on pourrait être à Beyrouth et que la grisaille d’un ciel
paisible est somme toute préférable au meurtrier feu de Jéhovah. À moins que
nous n’ayons un désir confus de l’Apocalypse – désir qui, par horreur de la
chiennerie moderne, peut, ne fût-ce que fugitivement, nous titiller. Ah, le grand
boum final ! J’ai toujours pensé que l’horreur de la mort était une pilule que
nous avalerions avec plus de sérénité (et moins de regret) si nous savions que
tout sauterait avec nous, que rien ni personne ne nous survivrait.

Mercredi 30 août.
07 h 47, à Frank L.
Après un excellent dîner avec des amis napolitains dans le meilleur restaurant du
quartier de la place Garibaldi, Mimi alla Ferrovia, et une nuit réparatrice, j’ai
quitté Naples pour retrouver un Paris froid et gris comme de coutume.
16 h 23, à Véronique B.
Contessina mia, Bu-ce-fa-lo (oppure, in francese, Bucéphale), tu trouves ça trop
compliqué à prononcer ? Les noms de chevaux sont souvent plus longs et plus
difficiles, pour t’en convaincre achète n’importe quel journal hippique. Si
vraiment tu juges ça trop trapu pour des cervelles marrakchi, appelle ton poulain
Bof, on ne peut pas faire plus court.

Dimanche 3 septembre.
08 h 48, à Sophie D.
Touchant la gauche, je n’ai de leçon à recevoir de personne : qu’il s’agisse du
soutien à François Mitterrand contre de Gaulle puis contre Giscard, de la
question palestinienne, de la question arménienne, des artistes condamnés au
goulag soviétique, des guerres de Serbie et d’Irak, de l’impérialisme américain,
du combat pour la libération sexuelle, de la défense du service public, mes
actions politiques ont été, sont, beaucoup plus révolutionnaires que celles des
petits-bourgeois estampillés de gauche, des intellectuels frileux qui mènent des
vies prudentes, ne prennent aucun risque, les pieds dans leurs pantoufles. Les
médiocres sycophantes qui se permettent de me juger, de me condamner (le plus
souvent sans m’avoir lu, sans avoir la moindre connaissance ni de l’homme ni de
l’œuvre), je les emmerde à pied, à cheval et en voiture.

Lundi 4 septembre.
19 h 29, à Marie-Agnès B.
Je ne vous reverrai plus de ma vie. J’aurais dû rompre le jour où vous m’avez
interdit d’assister à la messe d’enterrement de votre père, car ce fut ce jour-là
que je pris conscience de n’être que le numéro deux ; que l’homme de votre vie,
c’était l’autre. Jamais plus je n’accepterai de subir une humiliation comme celle
que vous avez tenté de m’imposer ces dernières semaines. Je suis vieux, pauvre,
et n’ai plus longtemps à vivre, mais il me reste ma fierté, c’est mon unique
trésor, et j’y tiens. Adieu.

Mercredi 6 septembre.
09 h 26, à René S.
Je suis dans une période d’enthousiasme diététique : j’apporterai comme de
coutume une bouteille de vin, mais je n’en boirai pas et ne mangerai que des
légumes cuits à la vapeur, un peu de poisson ou des trucs de ce genre, bref un
repas de carême au mont Athos ou à la Grande Chartreuse. J’ai un poids idéal,
62 kilos, qui pour ma taille, 1 m 82, est très bas, voilà de longs mois que je m’en
étais éloigné et, depuis ma retraite suisse en juillet, j’ai décidé de le reconquérir,
car ce n’est qu’extrêmement mince que je me sens bien dans ma peau et pétant le
feu.
16 h 10, à Marie D.
Marie, c’est une émotion vive que j’ai ressentie quand tu as pénétré, souriante et
jolie comme un cœur, dans cette chambre où nous avons vécu tant de moments
intenses, où j’ai grâce à toi tant de souvenirs inoubliables. Tu es plus que jamais
toi-même, drôle, spirituelle, lumineuse, adorablement belle. Moi, je suis devenu
un vieux monsieur, mais le cœur qui battait la chamade quand je t’ai vue est
celui d’un homme qui te saura à jamais gré de lui avoir fait l’honneur (et le
plaisir, n’oublions pas le plaisir !) de l’aimer.
19 h 19, à René S.
Des courgettes ? Bene, benissimo ! Vive Jérôme ! Mais s’il fait une pleine
casserole de riz je n’en mangerai qu’une cuillère : il y a certains repas
végétariens qui sont aussi bourratifs et grossissants que des repas de viande. Tu
te souviens du pauvre Gérard Bach ? Il était un végétarien de stricte observance,
il ne buvait pas de vin, et pourtant il était obèse, ce qui l’a tué.

Jeudi 7 septembre.
05 h 01, à Gilda D.
Jamais je ne vous6 inciterai à prendre un emploi ennuyeux, bourgeois, un travail
où vous auriez le sentiment de perdre votre temps et votre âme ; mais ce sont les
perpétuelles inquiétudes et angoisses que vous exprimez touchant votre avenir
financier, professionnel, vos continuelles plaintes concernant monsieur votre
père dont vous dépendez dans l’ordre matériel, qui me conduisent à évoquer
avec vous ces thèmes dont, si ce n’était que moi, je ne vous parlerais jamais, tant
je suis par tempérament et philosophie une insouciante cigale. Quand je vous
explique que je ne suis pas un exemple à suivre, ce n’est pas que je sois
mécontent de la vie que j’ai librement choisie, j’en suis ex-trê-me-ment-sa-tis-
fait, comme dirait mon Rodin, mais l’existence au jour le jour, la bohème,
l’ostracisme de la société qui a horreur des non-conformistes, sont un choix
périlleux qu’une personne honnête n’a pas le droit de conseiller à ses cadets ou à
ses cadettes. Je l’ai écrit dans Les Moins de seize ans, j’ai horreur du
prosélytisme. Cyrano de Bergerac (celui de Rostand) est heureux d’être seul,
pauvre, libre de ses propos et de ses actes, mais à aucun moment vous ne le
voyez conseiller à ses amis (Roxane, Christian et les autres) de suivre sa voie. La
voie que j’ai choisie est, je vous le répète, un choix périlleux et, pour être
couronné de succès, ce choix suppose une confiance absolue en son propre
destin, un courage sans faille, une énergie vitale de chat-tigre, une santé d’airain,
une indifférence royale à l’opinion publique et au qu’en dira-t-on, un très fort
amour de la solitude.
05 h 28, à Sophie D.
Lorsque j’ai écrit ce texte7, je puisais dans mes souvenirs de fils d’émigrés, de
petit garçon d’origine russe ; dans le souvenir de mes petits copains comme moi
d’origine russe, ou d’origine arménienne, ou italienne, tous avec des histoires
difficiles, des familles déchirées, une petite enfance traumatisée par la guerre ;
dans le souvenir de nos parents et grands-parents émigrés en France à une
époque où il n’y avait ni les allocations familiales, ni la Sécurité sociale, ni le
RMI, ni le SMIC, où la xénophobie était vivace, où l’existence était beaucoup
plus précaire qu’elle ne l’est aujourd’hui pour la plupart des jeunes Beurs et
Noirs qui brûlent des automobiles et saccagent des lycées parce que, expliquent-
ils, ils s’ennuient.
Ce que je reproche à ceux-ci, c’est de traîner leur vie, au lieu de la porter. Je ne
leur demande pas de lire Tite-Live, mais ils pourraient aller au Louvre, au palais
de la Découverte, faire des balades, visiter de vieilles églises, lire Alexandre
Dumas (plus facile, me semble-t-il, que Heidegger), entrer chez les scouts ou
dans tel mouvement de jeunesse analogue, travailler en classe pour, précisément,
« s’élever socialement », comme on disait naguère, et ainsi échapper à leur
actuel univers qui ne les satisfait pas ; ils pourraient s’intéresser au monde qui
les entoure. Non, ils ne veulent rien de tout ça. Rien ne les intéresse. Ils
s’ennuient, font de petits trafics, de petits larcins, de temps à autre violent une
fille dans une cave et, la nuit, des cagoules sur la tête, se livrent au plus minable
des vandalismes.
Pour de telles larves, je n’ai aucune compassion. Seulement du mépris. Et ceux
d’entre eux, plus originaux, plus courageux, qui, las de cette médiocrité où ils
pataugent, décident de se réformer, d’aller à la mosquée, d’écouter les prônes
des imams, de s’engager dans le combat politique et religieux, eh bien, quoique
n’ayant aucun goût pour le fanatisme, je les respecte. Ils se trompent, mais au
moins ils se secouent, ils pensent à leur âme, ils acquièrent le goût de leur destin.
12 h 40, à René S.
C’est vrai, tu as raison, le pauvre Gérard Bach se tapait allègrement d’énormes
boîtes de cassoulet ! Pour le reste, je persiste et je signe : l’alcool chez lui coulait
à flots, mais il ne buvait pas de vin. Il avait bien tort, car un verre de vin par
repas est le meilleur des remèdes. Ce qui est difficile, c’est de n’en boire qu’un.
Quand les bouteilles sont débouchées, la chère succulente et la conversation
animée, on boit (je bois) à grandes lampées, on s’ivrogne sans s’en rendre
compte. Le père Youakim Moubarac, disciple de Massignon et islamisant érudit,
avec lequel j’ai souvent participé à Beyrouth, au Caire, à Paris, à des réunions en
faveur des Palestiniens, m’a toujours affirmé que ce n’est pas l’usage modéré du
vin que condamne le Coran, mais l’ivresse.

Vendredi 8 septembre.
09 h 30, à Frank L.
Quand je parle de l’échec qu’est ma vie, je fais allusion aux incohérences, fautes,
« péchés » (pour utiliser le vocabulaire du hiéromoine Guérassime) qui ont fait
de ma vie amoureuse une aventure chaotique, avec de continuelles brisures et
déchirures ; je fais allusion à une inconscience qui, relevant à la fois de la cigale
de La Fontaine et du Cyrano de Rostand, fait de ma vie sociale (à un âge –
soixante-dix ans – qui devrait être celui de l’aisance, des honneurs, des
consécrations) un désert, un néant, une incertitude financière permanente.

Dimanche 10 septembre.
21 h 28, à Frank L.
Eh oui, cher Frank, ce dimanche a été un jour de retrouvailles amoureuses fort
passionnées qui nous ont rendus, Marie-Agnès et moi, très heureux. Pour fêter
cet après-midi vécu au plume nous avons ce soir dégusté un foie gras aux
morilles et débouché une sublime bouteille de gewurztraminer 1983, l’année où
nous nous connûmes, cuvée particulière d’Alexis de Rédé qui a légué une partie
de sa cave à Guy de Rothschild, une autre à Étienne de Monpezat, et c’est ce
vieil ami qui, voilà quelques mois, m’a fait cadeau de plusieurs grands flacons
dont un château-lafite 1989 et celui que nous avons bu ce soir.

Mardi 12 septembre.
08 h 59, à Christian C.
Quant à l’avenir électoral, j’ai dit au nouvel ambassadeur d’Italie que si la
méchante conne, la quakeresse imbécile, la vaniteuse salope triomphait, je
demanderais l’asile politique en Italie et la nationalité italienne. J’espère que les
dieux qui veillent sur nous me préserveront d’une pareille extrémité.
22 h 24, à Gert H.
Je ne suis déjà guère favorable au mariage hétérosexuel, encore que celui-ci
m’ait inspiré un roman, Isaïe réjouis-toi, aussi ne me parlez pas du mariage
homosexuel, par pitié ! L’unique supériorité de l’uranisme sur la Vénus vulgaire
est précisément que les chevaliers de la manchette ne peuvent ni se marier ni
faire des enfants. Quelle tranquillité ! Et c’est cette douce quiétude que les pédés
voudraient perdre en exigeant le droit petit-bourgeois de se marier et de fonder
une famille ! Mais ils sont fous, ces moustachus !

Mercredi 13 septembre.
07 h 33, à ***.
Soyez heureux, vous avez gagné mille euros, les mille euros que me doit votre
revue pour les quatre textes que j’y ai publiés et qui ne me seront jamais réglés.
Je renonce, vous êtes trop fourbes, trop malins pour moi. Mon amie *** qui a eu
une conversation téléphonique avec votre bonne femme de Bruxelles m’a lu la
liste interminable, ubuesque, des démarches administratives que je serais
contraint d’accomplir pour toucher mon dû : me rendre à mon Centre des impôts,
prendre un numéro SIRET, calculer moi-même la TVA, en rendre compte à
l’AGESSA et dix autres corvées bureaucratiques plus contraignantes et connes
les unes que les autres. Je n’ai jamais rien accepté de semblable lorsque j’étais
un jeune écrivain débutant, ce n’est pas aujourd’hui que je vais me soumettre à
d’aussi grotesques obligations. Votre fric, je vous en fais cadeau, vous pouvez
vous torcher avec, ou boire un magnum de champagne à la santé de votre Europe
de merde. Je ne veux plus entendre parler de vous. À l’évidence, vous saviez
qu’un homme tel que moi n’accepterait jamais de semblables règles, vous
m’avez tendu un piège et j’y suis tombé comme un naïf, grâce à quoi vous avez
eu pendant un an mon nom et ma prose gratis. Adieu.

Samedi 16 septembre.
13 h 33, à Don Carlo C.
Carissimo Don Carlo, ho appena ricevuto il suo messaggio. Sono molto felice
che la sua situazione canonica, ecclesiologica, stia per regolizzarsi. Spero che
Lei riceva presto una sistemazione piacevole (a Roma ?)8.
13 h 52, à Huguette P.
J’ai reçu ce matin une lettre de notre ami l’abbé C. qui, vous le savez sans doute,
fait partie avec les abbés L. et T. de ce petit nombre de prêtres qui sont en train
de retrouver une situation canonique, ecclésiologique, régulière. Je m’en réjouis
pour lui, et désormais nous ne verrons plus Don Carlo en France mais en Italie
où il va bientôt recevoir un poste fixe. Si c’était à Rome, ce serait épatant, pour
lui et pour nous. Speriamo bene ! Pour ce qui me regarde, je me porte bien : j’ai
perdu huit kilos cet été et en ai encore trois à perdre pour atteindre au poids que
je tiens pour idéal, celui où je me sens en pleine forme. Vous connaissez le mot
de la duchesse de Windsor : « On n’est jamais ni trop riche ni trop maigre. » À
défaut d’être trop riche, je tâche à me conformer à la deuxième proposition de ce
ducal axiome.

Mardi 19 septembre.
04 h 24, à François D.
Vous qui êtes en relation avec les plus éminents casanovistes, j’ai une question à
vous poser. Sait-on où est enterré notre cher Giacomo ? Peut-on aller se
recueillir sur sa tombe ? À sa mort, des amis tels que le prince de Ligne ont-ils
veillé à ce qu’il fût inhumé en terre chrétienne, dans un cimetière digne de lui ?
Et si oui, ce cimetière et cette tombe existent-ils toujours, n’ont-ils pas volé en
poussière lors des guerres du dix-neuvième et du vingtième siècles ?
08 h 56, à Olga L.
Belle Olga, voici un post-scriptum à notre conversation de l’autre jour sur votre
roman. Page 39, « gratifier de » est de l’excellent français. Le dictionnaire de
l’Académie donne cet exemple : « Vous me gratifiez là d’une qualité que je
n’eus jamais. »

Mercredi 20 septembre.
09 h 49, à Julie d’H.
Julie, mon ange, le temps se met au frais, le moment approche de faire un beau
feu de mes vieux papiers dans ta jeune cheminée !
16 h 24, à Céline O.
Merci de ton charmant émile, mais je puis encore inviter deux personnes à
dîner ! Surtout quand celles-ci sont mes cadets. Vous êtes mes invités, su questo
non ci piove, comme disent les Italiens. Rue Descartes, il y a un restaurant que je
ne connais pas, mais dont un caviste, qui vend du très bon vin, m’a récemment
fait un vif éloge. Nous pourrions le découvrir ensemble. Je retiendrai pour
20 heures. Si vous arrivez avant moi, demandez la table du professeur Alphonse
Dulaurier.

Jeudi 21 septembre.
10 h 04, à François W.
Quand un coup de sonnette intempestif me fait sursauter le matin, je crois
toujours que c’est la police. Mais non, ce matin, ce n’était que le facteur qui
m’apportait sous pli recommandé mes billets pour Strasbourg. Ouf ! Avant
Strasbourg (pure coïncidence) je ferai une retraite dans un petit monastère
orthodoxe proche du Mans : comme Casanova, dont nous parlerons, j’ai depuis
mon adolescence une vive attirance pour la vie monastique ; mais comme
Casanova, et pour des raisons analogues aux siennes, je n’y donne jamais
durablement suite, misérable pécheur.
12 h 56, à Marie-Agnès B.
Oui, la messe était priante, et j’ai été content, malgré la tristesse des
circonstances, de me retrouver dans cette belle église qui fut, a rappelé le jeune
dominicain qui a prononcé un bref prône (ce prêtre est un de mes lecteurs, il a
même naguère écrit un article sur moi), celle des mousquetaires, de Racine et de
Pascal (il aurait pu en citer bien d’autres, la duchesse de Longueville et le
professeur Dulaurier, par exemple).

Vendredi 22 septembre.
07 h 46, à Gilda D.
Je vous ai interdit de m’écrire, de continuer à me harceler. Si vous persistez, je
porterai plainte contre vous. Et ne vous avisez pas de me suivre dans les villes où
m’appelle mon travail : si vous ne voulez pas que je devienne votre irréductible
ennemi, cessez de vous comporter comme une hystérique mal élevée, indiscrète,
envahissante. Ayez le respect de vous-même et des autres. C’est la dernière fois
que je vous le dis (gentiment). La prochaine fois, ce sera mon avocat. 21 h 18, à
la librairie Kléber.
Chère Sophie, cher François, si quelqu’un (surtout si c’est une voix féminine)
téléphone à la librairie pour savoir l’heure de mon train, l’hôtel où je descends,
etc., surtout ne donnez aucune de ces informations. Je suis harcelé par une ex-
amante hystérique qui va certainement me poursuivre jusqu’à Strasbourg, et je
crains le pire.

Lundi 25 septembre.
16 h 50, à Véronique B.
Carissima contessina, sono appena tornato dal monastero, stanco come se
avessi corso un 5 000 metri, ma felice9.

Mardi 26 septembre.
10 h 21, à Marie R.
Je lis votre émile au retour d’une retraite dans un monastère orthodoxe situé dans
la Sarthe (mais je n’ai pas mangé de rillettes, les repas y sont légers et
résolument végétariens !) dont l’higoumène est un très cher ami (qui m’a inspiré
plusieurs traits du père Guérassime dans mes deux derniers romans).
Votre bouddha, placé sur mon bureau juste en dessous des icônes accrochées au
mur, veille sur moi et chaque fois que mes yeux se posent sur lui j’ai une pensée
tendre pour celle qui me l’a offert. Je suis heureux d’apprendre que ces quelques
jours à Beyrouth se sont déroulés dans le calme. Soyez bien prudente au Caire.
Que Dieu vous garde.
14 h 48, à Marie-Rose G.
Je vous aime déjà beaucoup, mais je vous aimerai encore davantage si vous me
faites l’amitié de ne plus jamais m’envoyer d’invitation pour une remise de prix
littéraire. Envoyer de telles invitations à un écrivain de mon âge qui n’a jamais
reçu le moindre prix littéraire, ni grand ni petit, ressemble à de la provocation.
C’est comme inviter un aveugle à une exposition de peinture, un sourd à un
concert. Je trouve cela indélicat et de mauvais goût. Que les jurys littéraires se
torchent le cul avec leurs prix, je n’en ai rien à foutre, je ne veux pas en entendre
parler. Pour me couronner ils attendent que je sois mort, mais moi j’adore vivre
et ne suis pas pressé de mourir.

Mercredi 27 septembre.
15 h 53, à Jacques C.
Caro Giacomo, l’arcivescovo nero Milingo, il suo vicino a Zagarolo, è stato
scomunicato ! Poverino ! Lei dovrebbe mandargli un messaggio di
solidarietà…10

1 Personnages de Voici venir le Fiancé.


2 Le Front homosexuel d’action révolutionnaire.
3 J’espère que tu pourras avoir un avion pour participer à notre balthazar de chez
Don Alfonso. Sans ta présence, les réjouissances manqueraient de sel.
4 Notre ami le prince de B., un bâtard auquel son père conteste le droit de porter
son nom et son titre.
5 Pour venger le chapeau Hermès perdu à Milan je m’en suis acheté un autre,
toujours chez Hermès, jaune poussin, encore plus beau que le précédent ! En
outre, trois semaines après avoir quitté Saint-Graal, j’ai perdu un nouveau kilo !
Je suis un type du tonnerre, n’est-ce pas ? Baisers de ton Karamzine.
6 Certaines de mes jeunes amantes m’ont tutoyé dès notre premier baiser.
D’autres – Francesca, Marie-Élisabeth, Hélène P., Marie-Agnès, Gilda – m’ont
toujours voussoyé. Ces dernières, tantôt je les tutoie et tantôt je les voussoie,
selon l’humeur.
7 Le chapitre de Vous avez dit métèque ? intitulé « À propos des émeutes ».
8 Très cher Don Carlo, je viens de recevoir votre lettre. Je suis très heureux de ce
que votre situation canonique, ecclésiologique, soit sur le point d’être
régularisée. J’espère que vous recevrez bientôt une affectation agréable (à
Rome ?).
9 Très chère petite comtesse, je viens de rentrer du monastère, fatigué comme si
j’avais couru un 5 000 mètres, mais heureux.
10 L’archevêque noir Milingo, votre voisin de Zagarolo, a été excommunié ! Le
pauvre petit ! Vous devriez lui écrire un mot de compassion.

CHAPITRE 7

Vendredi 6 octobre.
15 h 56, à Véronique B.
Mistigretta, bellezza mia ! Le nostre camere alla pensione Accademia sono
prenotate. Tutto è dunque a posto. Salutami la Giovanna e Adriano. Baci dal tuo
Gabibbo. A proposito di Gabibbo, Ballantini (l’ex-« Valentino ») fa a « Striscia
la notizia » un’imitazione del principe Vittorio-Emanuele di Savoia a morire
dalle risate1.

Mercredi 11 octobre.
19 h 46, à Astrid de S.
Aouatife a toujours su mon intention de publier de mon vivant la totalité de mon
journal intime. Vu que nous avons été amants durant onze ans, que nous nous
sommes aimés avec passion pendant onze ans, elle a toujours su qu’elle serait
présente, et même très présente, dans le dit journal. J’en ai à ce jour publié dix
tomes, et jamais mes éditeurs n’ont subi la moindre action judiciaire sur le
fondement de l’article 9 du Code civil, jamais ils n’ont reçu la moindre plainte
concernant une quelconque atteinte à la vie privée.

Mercredi 18 octobre.
14 h 03, à Amable de F.
Ce que nous écrivons, vous et moi, de Venise, nous pourrions l’écrire de
Florence, elle aussi peu à peu pourrie, assassinée, par le tourisme de masse ; et si
à Rome ou à Paris cette pourriture est moins sensible, c’est parce que ce sont des
capitales, de grandes villes, que les « centres historiques » (et touristiques) y sont
nombreux, que la vulgarité et la dégueulasserie des troupeaux en short y sont
comme diluées, et donc moins offensives. Quant à Naples, c’est sa mauvaise
réputation qui la protège, ce sont ses scippatori et ses mafieux qui la préservent
(pour combien d’années ?) des comitivi.
Pour mesurer la modification qui s’est opérée en quelques années (car tout est
allé très vite), il nous suffit de nous rendre dans un aéroport, de voir ces
interminables files d’abrutis qui font la queue aux guichets, quels que soient le
jour et le mois de l’année. Récemment encore voyager était un plaisir
aristocratique, et régnait dans les aéroports une atmosphère intime, feutrée.
Aujourd’hui, tout le monde voyage, tout le monde va à Bangkok, aux Bahamas
ou à Rio. Le grand chic désormais, c’est de rester chez soi. Je continue
cependant à voyager, mais un peu comme naguère Indro Montanelli disait qu’il
fallait voter pour la démocratie chrétienne : en me bouchant le nez (et les
oreilles, et les yeux).
14 h 58, à Alexandra R.
Merci de votre aimable invitation mais, outre que ce soir-là je dîne en ville, je
vous confesse que par les temps irakiens qui courent je ne meurs pas d’envie de
voir un film à la gloire de l’armée américaine. Écrivant cela, j’ai un peu
l’impression, moi qui fus un mac-mahonien dès l’âge des culottes courtes, de
trahir les enthousiasmes de mon enfance, mais les États-Unis de Clint Eastwood
ne sont plus ceux de Raoul Walsh, hélas…

Jeudi 19 octobre.
14 heures, à Marie-Agnès B.
Ti voglio bene assai, mahal kita, I love you, ia tibia lioubliou, je t’aime.

Vendredi 20 octobre.
09 h 04, à Colette F.
Comment vais-je ? Malgré la très belle lettre de l’abbé de Saint-Cyran à une
religieuse où il lui explique qu’il faut aimer toutes les saisons, le soleil et la
pluie, la chaleur et le froid, et qu’il n’y a rien de plus vain que de se plaindre du
temps2, j’avoue que l’automne n’est pas ma saison préférée, du moins à Paris :
cette humidité, ce ciel bas et gris, ces jours qui raccourcissent, l’heure d’hiver
qui approche, les gens qui vous éternuent à la figure dans l’autobus, tout cela
n’est pas ma tasse de thé.

26 octobre.
17 h 20, à ***3.
Les centres de thalasso sont excellents pour les rhumatismes, les vertèbres, la
rééducation après un accident mais, l’eau de mer salée retenant l’eau dans les
tissus, ils sont le dernier endroit où aller quand on a du poids à perdre. Les prix
au Mont-Pèlerin ? À l’époque du franc, le change suisse nous était défavorable,
mais la force de l’euro rend les prix helvétiques beaucoup plus abordables pour
un Français. Quant au peuple, il a besoin d’élus en bonne santé, et j’espère que
vous n’avez rien à foutre des oukazes de la Royal.
Dernier point : dans ce lieu que j’ai appelé « Saint-Graal » vous pouvez certes
croiser des hommes politiques dont vous ne partagez pas les idées, mais cela
peut vous arriver en n’importe quel point du globe ; et vous pouvez aussi y
croiser des politiques de votre bord, des chanteurs célèbres, de grands cuisiniers,
l’infante d’Espagne, de jolies cover-girls, des comédiens, et tant et tant de
gourmets qui, comme vous et moi, adorent bien manger et bien boire.
L’atmosphère y est paisible, monastique, et personne ne vous y obligerait à
parler à quelqu’un qui ne vous serait pas sympathique. Quand vous partez en
croisière, vous ne demandez pas au commandant de vous fournir la liste des
autres passagers. Dès l’instant que vous n’êtes pas obligé de dîner à leur table ou
de leur parler, les autres passagers, vous n’en avez rien à ficher. Moi, là-bas, je
ne parle à personne et personne ne me parle. C’est le plus strict incognito et j’y
suis tranquille comme un pape.

Lundi 6 novembre.
10 h 45, à Nargès T.
Je suis rentré de Rome un jour plus tôt que prévu à la demande de gens sérieux
qui pensent que j’ai une chance de recevoir aujourd’hui le prix Renaudot. Pour
ma part, j’en doute, je n’ai jamais reçu le moindre prix littéraire, ni petit ni
grand, les seules couronnes que je recevrai seront posthumes ; ce nonobstant, il
n’est pas interdit de rêver. De toute manière je passerai demain chez Gallimard.
Vous me direz où en sont les avocats de notre bonne Maison et nous parlerons
du quatrième de couverture4. Voici un autre extrait du livre, un peu différent.
Nous demanderons son avis à Philippe5.

Mardi 7 novembre.
10 h 43, à Christophe G.
J’ai eu soixante-dix ans en août, je suis un des plus grands écrivains français
vivants, mais ils attendent que je me sois brûlé la cervelle ou que j’aie sauté dans
la Seine du haut d’un pont pour le reconnaître. Quelle solitude est la mienne ! Je
suis au-delà de la tristesse et du dégoût, je n’ai plus de courage pour rien.
11 h 12, à Christian C.
Vous l’aurez su par les media : Voici venir le Fiancé n’a pas eu le Renaudot. J’ai
été battu par un inconnu, c’est pour moi une grosse déception tant financière que
morale, car cette fois-ci, à soixante-dix ans, n’ayant jamais reçu le moindre prix
littéraire, ni grand ni petit, j’avais fini par croire (et des gens sérieux fortifiaient
cette espérance) que pour ce beau roman je serais enfin reconnu, fêté, mais non,
ils veulent plus que jamais me réduire à la clochardisation et au désespoir. Avec
Marie-Agnès je viens de vivre huit jours enchanteurs à Rome, un éclair de
bonheur, mais au retour à Paris, quelle tristesse, quelle abjection triomphante !
17 h 31, à Christopher G.
Merci de votre mot qui me touche. Oui, j’aurais mieux fait de rester en Italie.
Triste retour dans un Paris glacial qui, une nouvelle fois, me fait comprendre
qu’il est bien décidé à me tenir dans l’illégitimité ; qui veut me faire crever dans
la pauvreté et la solitude. L’avenir est sombre, très sombre, et mon moral est au-
dessous du niveau de la mer. Je n’ai le cœur à rien, je n’ai d’énergie pour rien.

Mercredi 8 novembre.
10 h 03, au prince de B.
Oui, cruelle déception, car *** m’avait par deux fois téléphoné à Rome pour me
convaincre d’avancer d’un jour mon retour (prévu le 7 novembre) afin d’être
présent pour la proclamation du prix, le lundi 6. Si pessimiste que je sois tant par
tempérament que par philosophie, comment aurais-je pu, face à de si amicales
pressions, ne pas nourrir de trompeuses espérances ? La désillusion n’en a été
que plus brutale. Cela dit, rien de nouveau sous le soleil : je n’ai eu aucun prix
pour Nous n’irons plus au Luxembourg en 1972, ni pour Isaïe réjouis-toi
en 1974, ni pour Ivre du vin perdu en 1981, ni pour Harrison Plaza en 1988, ni
pour Les Lèvres menteuses en 1992, ni pour Mamma, li Turchi ! en 2000,
pourquoi en aurais-je eu un pour Voici venir le Fiancé en 2006 ? Parce que j’ai
eu soixante-dix ans cette année, que Voici venir le Fiancé est mon dernier
roman, que c’est un beau et important livre, qu’un jury s’honorerait en posant
sur ma tête une couronne de lauriers avant que je descende au tombeau ? Ce sont
des raisons qui ne tiennent pas la route, le but de notre misérable sérail littéraire
étant de dresser l’opinion publique contre moi, de me maintenir dans ma
condition de pestiféré, d’infréquentable. Ils veulent que je meure seul, pauvre,
ostracisé. Ils y réussiront sans doute, c’est la lutte du pot de fer contre le pot de
verre, c’est le combat de la chèvre de M. Seguin qui nonobstant son courage et
son opiniâtreté finit dévorée par le loup, mais en attendant, carissimo principe,
ce ne sont pas ces malencontres qui m’empêcheront de venir à Bruxelles passer
chez vous une bonne soirée en compagnie de nos amis communs.

Jeudi 9 novembre.
11 h 55, à Marie-Agnès B.
Amore mio, grazie per la tua bellissima lettera ! Pure io sono stato felicissimo a
Roma con te. Ti amo. Tutto tuo6.
11 h 51, à Dominique N.
De toutes nos honteuses faiblesses, l’espérance est la plus indéracinable. Si
pessimiste que je fusse par tempérament et par philosophie, si convaincu que je
fusse de la volonté du milieu littéraire de me tenir dans l’illégitimité, de me
traiter jusqu’à ma mort en pestiféré infréquentable, je m’étais ces dernières
semaines laissé bercer par l’illusion qu’aucun de mes romans n’ayant jamais
reçu le moindre prix, ni petit ni grand, le jury Renaudot aurait cette année à cœur
de couronner Voici venir le Fiancé, qui est un très beau livre et en outre le
dernier roman que j’écrirai, mon chant du cygne ; j’étais fortifié dans cette
espérance par l’optimisme des quelques amis qui se battaient pour cela. Cet
espoir absurde, certes, mais tenace, que je me maudis aujourd’hui d’avoir eu la
naïveté de nourrir, ne rend que plus amer mon échec. Le Renaudot aurait signifié
pour moi une importante rentrée d’argent, la vente de Voici venir le Fiancé
aurait sauté de 3 000 exemplaires à 50 000 ; cette couronne de lauriers aurait pris
la place de l’étoile jaune du pédophile maudit que l’opinion publique m’a depuis
tant d’années collée sur le front. Ces chimères évanouies me laissent sans force,
sans énergie, sans désir de rien. L’aveu d’une telle tristesse me fait honte, je
devrais, je le sais bien, être une nouvelle fois supérieur à l’adversité, hausser les
épaules, m’en ficher, mais est-ce l’âge, est-ce le froid, est-ce l’hiver qui
approche, je m’en sens incapable. Quelle solitude est la mienne ! Quel échec est
ma vie !
19 h 31, à Marie R.
Je suis rentré de Rome avec l’espoir (fortifié par l’optimisme des membres du
jury défenseurs enthousiastes de mon roman) de recevoir le Renaudot pour Voici
venir le Fiancé, un beau roman, le dernier que j’écrirai, mon chant du cygne, et
cette tardive couronne allait être pour moi l’opportunité d’une grosse rentrée
d’argent, la fin de l’ostracisme où me tiennent le milieu littéraire et la société
civile depuis qu’ils m’ont collé sur le front l’étoile jaune du débauché. J’eusse
mieux fait de rester en Italie. Je n’ai pas eu le prix et ma désillusion est à la
mesure de l’espérance. L’espérance : la plus ridicule, mais aussi la plus
indéracinable, de nos faiblesses. Et me voici, totalement désabusé, fatigué d’être
seul contre tous, sans le courage de rien, sans l’énergie de rien, sans l’envie de
rien. Quel échec, ma vie ! Ne m’envoyez plus vos petits récits amusants où vous
vous décrivez au Caire en compagnie de types qui ne sont pas moi. Je ne suis pas
d’humeur à les lire. J’ai placé votre bouddha à la place d’honneur, une veilleuse
brûle devant lui, mais je suis las, malheureux, j’ai besoin de dormir, de dormir,
de perdre la conscience de celui que je suis, je ne suis pas capable de supporter
d’autres raisons de souffrir. Que Dieu vous garde. Votre crépusculaire Gabriel.

Lundi 13 novembre.
11 h 33, aux Éditions Grasset.
Ayez l’obligeance de dire de ma part à André Glucksmann qu’un office funèbre
à la mémoire d’Anna Politkovskaïa (la panikhida célébrée quarante jours après
la mort) sera célébré en la cathédrale orthodoxe Saint-Alexandre, 12, rue Daru
(Paris, VIIIe), le mercredi 15 novembre à 19 heures.

Mardi 14 novembre.
18 h 02, à la librairie Picard.
Un lecteur qui a lu le nom de Georges Adamovitch dans mon journal intime,
ainsi que le chapitre que je lui consacre dans C’est la gloire, Pierre-François !,
m’affirme que vous possédez un exemplaire de L’Autre Patrie, un livre que ce
poète russe écrivit en français et publia en 1947. Est-ce exact ? Si oui, ayez
l’obligeance de me le faire savoir et mettez-le-moi de côté, je passerai le prendre
demain, car voilà des années que je cherche à relire cet ouvrage qu’Adamovitch
m’avait offert dans mon adolescence et sur lequel je ne parviens pas à remettre la
main.

Vendredi 24 novembre.
10 h 45, à Maurizio S.
Bizzeffe forse, caro Maurizio, ma la mia banca non condivide il tuo parere. Se io
fossi saltato dalle 3 000 copie vendute alle 50 000, avrei vissuto tranquillo per
due anni. Gli onori, i premi, me ne faccio un baffo, ma le palanche sono una
benedizione per l’artista squattrinato7.

Mardi 28 novembre.
14 h 12, au restaurant Al Fontego.
Mamma mia ! Mi fa venire l’acquolina in bocca ! Grazie e a presto8.

Mercredi 29 novembre.
13 h 41, à Véronique B.
Ecco, carissima contessina, il testo della mia intervista nel Foglio :
[…] Le due realtà attraverso le quali possiamo percepire, indovinare, il viso di
Dio, il viso del Cristo, sono l’amore e la bellezza. La funzione ortodossa è
esattamente questo : un memoriale fatto di amore e bellezza, con un richiamo
costante alla carnalità. Agli ortodossi non si confà la teologia astratta. C’è une
famosa battuta di Totò, che i peccati della carne si fanno con la carne e non con
le ossa. Io direi la stessa cosa della religione. Il Verbo, dice san Giovanni, si
fece carne e venne ad abitare in mezzo a noi. Da ortodosso, mi piace la carne
della Chiesa ; mi piace accendere una candela, baciare l’icona, tuffarmi nei
canti e nel profumo d’incenso. È un modo per percepire l’incarnazione di
Cristo9. […]

Jeudi 30 novembre.
12 h 51, à Alain de B.
Heureusement les Italiens, eux, se souviennent que j’existe ! Pas un media
français n’a songé à m’interroger sur cette visite du pape de Rome au patriarche
de Constantinople. Je t’envoie ci-joint une interview publiée hier par Il Foglio
dont je suis assez fier car je l’ai donnée au téléphone et en italien !
16 h 53, à Marie-Agnès B.
Bellezza mia, je lis à l’instant ton émile, de retour d’une église d’une extrême
laideur, Saint-François-de-Sales. Ce grand saint que j’admire méritait mieux.
J’espère que tu es chaudement couverte, car la température entre ce matin et cet
après-midi a baissé de plusieurs degrés. Je te dévore de baisers et t’aime.

Samedi 2 décembre.
15 h 03, à Maurizio S.
Grazie mille, carissimo, per questo Puttanismo10, raggio di sole romano che
squarcia le nubi parigine11 !
19 h 18, à Jean-Jacques L.
J’ai plusieurs éditions du De rerum natura qui est un de mes livres de chevet,
dont une du dix-huitième siècle, et une autre, moderne, du grand Alfred Ernout :
l’une et l’autre mettent une virgule après genetrix, et Ernout en met également
une dans la traduction française qu’il propose : « Mère des Énéades, plaisir des
hommes et des dieux, Vénus nourricière… »
22 h 21, à Olga L.
Oui, belle Olga, j’ai dîné avec le père Syméon, nous avons bien mangé, bien bu
(merci petit Jésus !) et beaucoup ri. Quant aux querelles juridictionnelles elles
sont à l’orthodoxie ce que le sel est aux radis : sans elles la vie serait fade. N’en
disons donc pas trop de mal. Je pense que le catholicisme et le protestantisme
ont eux aussi leurs querelles internes, même si elles n’ont pas le même visage
que les nôtres.

Dimanche 3 décembre.
10 h 39, au hiéromoine A.
Il fallait, mon cher Père, prendre cum grano salis ma remarque sur l’aptitude de
notre archevêque aux langues étrangères, c’était à l’évidence une plaisanterie, et
je ne suis moi-même guère doué. Lorsque le métropolite Antoine de Souroge
m’a marié à Londres, nous sommes, venant de Paris, arrivés par le train à la gare
Victoria, ma fiancée Tatiana Scherbatcheff, moi et nos deux témoins, Olivier
Clément et Tatiana Lodigensky, nous sommes montés dans un taxi, nous avons
répété sur tous les tons au chauffeur « Russian Orthodox Church », mais ce
chauffeur londonien a feint de ne pas nous comprendre et nous avons dû,
Waterloo linguistique, suprême humiliation (l’humiliation, un des chemins qui
nous mènent à l’humilité), lui inscrire l’adresse sur un bout de papier ! Mon
anglais est plutôt nul (celui d’Olivier Clément aussi). Quant au russe de mon
enfance, je l’ai quasi oublié et il faudrait que j’aille vivre plusieurs mois à Saint-
Pétersbourg ou à Moscou pour qu’il me revienne. Aujourd’hui, je ne me
débrouille bien qu’en italien. Fidèlement vôtre en Christ.

Lundi 4 décembre.
11 h 33, à Véronique B.
Dai un’occhiata al mio intervento venerdì scorso al Centro culturale canadese
di Parigi : Emplissons les églises !12 Ho parlato davanti a una platea di
mangiapreti inorriditi. Se tu avessi visto le loro faccie ! È stato molto
divertente13.
15 h 37, à Olga L.
L’esprit est le verbe et l’écriture est la chair.

Jeudi 7 décembre.
19 h 04, à Alain S.
Nous ne nous connaissons pas, mais des amis m’ont fait voir hier le film de votre
expulsion manu militari de Sciences Po. La désinvolture et la grossièreté du
comportement du directeur de cette école sont extrêmement choquantes, mais ce
qui m’indigne le plus est qu’aucun de nos « confrères » présents lors de cette
séance de signature ne vous ait témoigné sa solidarité. Les écrivains présents
auraient dû dire à la maréchaussée : « Vous expulsez S. ? Eh bien expulsez-nous
aussi ! » ; ils auraient dû quitter Sciences Po en même temps que vous, d’abord
en signe de confraternité, ensuite et surtout par amour de la liberté. Je ne vais
quasi jamais dans ce genre de signatures, j’ai horreur de ça, mais si j’avais été là
j’aurais fait un joli scandale et serais sorti avec vous. Ce milieu littéraire est
vraiment de la merde en boîte, je l’ai toujours su, et cet incident dont vous venez
d’être la victime en est une nouvelle preuve. Quel conformisme ! Quelle
lâcheté ! Et les étudiants de Sciences Po, ces bons jeunes gens bien sages, ces
prudents petits-bourgeois qui ont laissé les flics vous expulser sans piper mot, ne
valent pas mieux.

Vendredi 8 décembre.
16 h 06, à Hélène P.
Mon génial Riquet, quelle émotion d’entendre soudain votre voix si fraîche, si
vive, unique, inoubliable. Vous êtes l’être au monde qui m’a rendu le plus
heureux et le plus malheureux. Par delà la rupture, la séparation, le temps qui
passe, vous êtes toujours présente dans mon esprit et dans mon cœur, il ne se
passe pas de jour où je ne pense à vous, et si vous ne me visitez pas dans mes
veilles votre beau visage me visite dans mes nuits. Je vous espère heureuse et en
pleine forme. Quant à moi, je persiste dans mon être, exercice de plus en plus
difficile. Baisers tendres de votre Alligator.
21 h 24, à Hélène P.
Voyons-nous avant le 20 décembre (jour de mon départ pour l’Italie) ou après
le 4 janvier (date de mon retour). Votre brillantissime carrière m’impressionne
fort, je l’avoue, je n’avais jamais imaginé mon Riquet en haut fonctionnaire ! À
comparaison je ne suis qu’un clochard, mais j’espère que malgré ma déchéance
sociale vous n’aurez jamais honte de moi ni de ce qu’ensemble nous avons vécu.

Lundi 11 décembre.
16 h 26, à Élisabeth L.
Élisabeth, te revoir a été pour moi une joie extrême, une indicible émotion. Par
delà notre rupture, par delà le temps qui passe, tu demeures plus que jamais ma
géniale et captivante et unique Élisabeth, mon adorable beauté fatale.
Revoyons-nous avant mon départ pour l’Italie. Ton crépusculaire Gabriel.

Mercredi 13 décembre.
08 h 41, à Gilda D.
Vous êtes au chômage ? Faites donc la grasse matinée, c’est un privilège que les
chômeurs partagent avec les rentiers, profitez-en, dormez jusqu’à midi et surtout
ne me réveillez pas en me téléphonant à sept heures du matin. Joyeux Noël et
Bonne Année.
14 h 57, à Gilda D.
Vous êtes la plus détestable menteuse, truqueuse, fabulatrice, que je connaisse.
Je n’ai jamais mis en doute la possibilité que vous puissiez un jour devenir un
écrivain. Comment l’aurais-je pu, n’ayant rien lu de vous, sauf les ahurissants
sms dont vous me bombardez depuis plus de deux ans ? Je vous ai en revanche
conseillé de ne pas jouer à la femme de lettres, de ne pas trop parler du roman
génial que vous étiez en train d’écrire, mais de l’écrire sans en rien dire à
personne, de travailler dans le silence du cabinet, de ne pas écouter les avis de
ceux qui vous poussent à publier vite, n’importe quoi, même si c’est bâclé,
même si c’est mauvais, l’important selon eux étant d’avoir son nom dans les
journaux, d’être invitée à la télévision, d’acquérir une misérable mousse de
notoriété parisienne ; je vous ai renvoyée aux lettres que Flaubert écrivait sur ce
sujet à ses amis, aux gens qu’il estimait, aimait et voulait préserver de la
médiocrité, de l’arrivisme et de la dispersion. Au lieu d’écouter ce que je vous
dis, vous préférez travestir mes propos, feindre de ne pas les comprendre. Oui,
une truqueuse et une menteuse. C’est dommage.
16 h 55, à Gilda D.
Michel Houellebecq ? Vous pouvez lui dire nos liens, je crois qu’il m’apprécie et
je suis en outre un de ses rarissimes confrères qui tinrent, pour lui marquer leur
solidarité, à être présents lors du procès imbécile et dégueulasse que lui firent
cinq organisations islamistes.

Jeudi 14 décembre.
12 h 05, aux Ronchons.
Oui, très cher, « rapicolant » est du pur romand ; c’est un mot que j’ai appris
en 1980 ou 1981 lors d’un de mes séjours dans le canton de Vaud chez mon
maître en diététique, Christian Cambuzat, où depuis 1975 je vais régulièrement
perdre mes kilos surnuméraires afin de garder cette silhouette svelte qui plaît aux
jeunes filles…
19 h 02, à Philippe C.
Que le schisme [entre Rome et Constantinople] et l’occupation mongole aient
doublement isolé la Russie de l’Europe occidentale, c’est exact, et pour Molière
les Russes et les Turcs étaient peut-être une farine sortie du même sac, mais tout
le monde ne pensait pas comme lui dans la France du dix-septième siècle et je
vous rappelle que les Messieurs de Port-Royal, grands traducteurs des Pères
grecs et très attentifs aux trésors spirituels de l’Église d’Orient, se sont – lors de
leurs polémiques avec les protestants à propos de la Présence réelle – montrés
désireux d’avoir des précisions sur la théologie eucharistique enseignée à
Moscou afin d’y trouver des appuis contre l’hérésie parpaillote.

1 Nos chambres sont réservées à la pension Accademia. Tout est donc en ordre.
Transmets mes amitiés à Giovanna et à Adriano. Baisers de ton Gabibbo. À
propos de Gabibbo, Ballantini (l’ex- « Valentino ») fait à « Striscia la notizia »
une imitation du prince Victor-Emmanuel de Savoie qui est à mourir de rire.
2 Abbé de Saint-Cyran, Lettres chrétiennes et spirituelles, Paris, 1645,
pages 80 et 81. La lettre, adressée à la révérende mère Jeanne-Françoise de
Rabutin-Chantal, co-fondatrice avec le futur saint François de Sales de l’ordre de
la Visitation, fut écrite le 25 octobre 1641, au donjon de Vincennes où Richelieu
retenait Saint-Cyran prisonnier.
3 Un homme politique de gauche qui, quoique fort gros, hésitait à aller maigrir
chez Cambuzat, parce qu’il craignait que le Parti socialiste ne jugeât ce lieu trop
chic et en outre était terrorisé à l’idée d’y rencontrer Jean-Marie Le Pen. Que les
gens sont tourte, mous, pusillanimes !
4 Il s’agit du quatrième de couverture et du manuscrit des Demoiselles du
Taranne que, bien qu’Emmanuel Pierrat l’eût déjà lu, les avocats de Gallimard
tenaient depuis des mois sous le coude.
5 Philippe Sollers.
6 Merci pour ta très belle lettre, mon cher amour ! Moi aussi, avec toi, à Rome,
j’ai été très heureux !
7 Foutaises peut-être, mais ma banque n’est pas de ton avis. Si au lieu de
3 000 exemplaires de Voici venir le Fiancé j’en avais vendu 50 000, ma vie
matérielle était assurée pour les deux années à venir. Les honneurs, les prix, je
n’en ai rien à foutre, mais les pépètes sont une bénédiction pour l’artiste fauché
que je suis.
8 Seigneur ! Vous me faites venir l’eau à la bouche ! Merci et à très vite.
9 Voici, très chère contessina, le texte de mon interview du Foglio : Les deux
réalités à travers quoi nous pouvons pressentir, deviner, le visage de Dieu, le
visage du Christ, sont l’amour et la beauté. La liturgie orthodoxe est précisément
ceci : un mémorial d’amour et de beauté, avec un constant rappel à la sensualité.
Les orthodoxes n’ont pas de goût pour la théologie abstraite, conceptuelle. Il y a
une célèbre réplique de Totò : « Les péchés de la chair se font avec la chair, non
avec les os. » Je dirais la même chose de la religion. Le Verbe, écrit saint Jean,
se fit chair et vint habiter parmi nous. En tant qu’orthodoxe, j’aime la chair de
l’Église ; j’aime allumer un cierge, baiser l’icône, me plonger dans le fleuve des
chants liturgiques et du parfum de l’encens. Ce sont des instruments qui
m’aident à percevoir l’incarnation du Christ.
10 Gregorio Leti, Il puttanismo romano, Salerno Editrice, 2004.
11 Mille mercis, très cher, pour ce Puttanismo, rayon de soleil romain qui
déchire les nuages parisiens !
12 Cette conférence, qui sera recueillie en 2008 dans Vous avez dit métèque ?,
avait été, aussitôt après que je l’avais prononcée, mise en ligne sur mon site par
Frank Laganier. D’où sa lecture à quoi j’invite Véronique.
13 Jette un œil à la conférence que j’ai prononcée vendredi dernier au Centre
culturel canadien de Paris : Emplissons les églises ! J’ai parlé devant un parterre
d’anticléricaux horrifiés. Si tu avais vu leurs tronches ! Je me suis bien amusé.

CHAPITRE 8

Vendredi 5 janvier.
13 h 01, à Gilda D.
Très bien, ma chérie, je suis fier de toi. Désolé d’apprendre que tu as mal dormi.
Moi, après nos délices amoureuses, j’étais mort de fatigue et ai dormi comme un
plomb malgré l’humidité de mon logis. Je me suis réveillé tout courbatu –
agréables courbatures dues à Vénus, c’est-à-dire à toi, mon ensorcelante amante.
15 h 08, à Frank L.
De retour à Paris j’ai été aussitôt assailli par le « préparateur » de mon manuscrit
chez Gallimard – un préparateur qui ne l’a reçu qu’il y a deux jours, qui doit le
rendre ce soir, autant dire que ce qu’il a le temps de préparer et rien du tout, c’est
kif-kif bourricot ! Le manuscrit a traîné des mois sur le bureau des avocats1,
mais le préparateur, lui, a à peine le temps de le survoler, parce qu’avec le retard
qu’ils ont pris il s’agit à présent de l’envoyer dare-dare chez l’imprimeur. C’est
absurde, scandaleux, et traduit bien la place démesurée qu’ont désormais prise
les avocats dans les maisons d’édition, au détriment du travail d’ordre artistique.
Résultat des courses : les étourderies, les fautes de frappe, que le préparateur
aurait dû relever, me soumettre et corriger avec mon accord, vont se retrouver
telles quelles dans les épreuves, d’où surcroît de boulot pour ma pomme et le
correcteur.
18 h 09, à Marie-Agnès B.
Belle Constance, ce soir, au menu : Petit poulet de grain rôti ; beaux fromages ;
pain complet au levain naturel cuit au feu de bois ; beurre à la motte ; marrons
glacés ; un clavelin de château-chalon 1992 de chez Gaspard Feuillet.
Votre affectionné Alphonse Dulaurier.
19 h 17, à René S.
Mon XVIIe n’était pas une erreur topographique, mais une erreur typographique.
Ces émiles électroniques sont bien commodes mais, je ne sais pourquoi, ils
incitent à la faute d’orthographe, à la coquille : on les écrit trop vite et on les
poste sans prendre le temps de les relire. Certes, c’est le XVIIIe. Il y a un
autobus qui mène à la Fémis2, ou du moins qui en rapproche : le 95, qui roule le
dimanche, qui roule jusqu’après minuit, qui est donc fort commode : je le prends
devant l’église Saint-Germain-des-Prés, je le prenais naguère pour me rendre
chez Guy ou chez Copi : arrivé place Clichy, il remonte la rue Caulaincourt et
nous laisse près de la Fémis. Pour moi, donc, ça va, mais de ta rue *** tu ne
peux guère échapper au métro (qui d’ailleurs en hiver, parce qu’on y a chaud, est
parfois préférable à l’autobus qu’il faut attendre en se gelant les fesses et le
reste).

Jeudi 11 janvier.
15 h 45, à René S.
Dans un précédent émile je t’ai induit (ou enduit) en erreur à propos du 95. Ce
merveilleux autobus qui marche tard le soir et le dimanche ne remonte pas la rue
Caulaincourt. Il arrive bien jusqu’à la place Clichy et même au-delà du cimetière
où sont enterrés Stendhal et Scrope Davis (un ami de Byron), mais à l’angle des
rues Caulaincourt et Joseph-de-Maistre il prend celle-ci. Quand j’allais dîner
chez Guy ou Copi je m’arrêtais à cette station. Pour se rendre jusqu’à la Fémis il
faut descendre là et monter dans un autre bus, le 80 (je crois), qui, lui, remonte la
rue Caulaincourt (également jusque tard le soir). Cela dit, en métro, c’est direct
de Sèvres-Babylone à Lamarck-Caulaincourt, station qui n’est qu’à quelques
minutes à pied de la Fémis. Je me réjouis de te revoir ce soir, que tu sois venu à
pied, à cheval ou en voiture.

Vendredi 12 janvier.
17 h 27, à Véronique B.
Dans Les Métamorphoses, Narcisse est en effet décrit par Ovide comme le fils
de la nymphe Liriopé, mais niente Liriopé dans le Bailly, tout au plus un
adjectif, lirinos ou leirinos, qui signifie « de lis » (Bailly renvoie au latin lilium).

Dimanche 14 janvier.
19 h 10, à Maurizio S.
Proseguo nella lettura del Inquilino3, e questa lettura mi delizia. Ho imparato
nuove espressioni : « ho sobbalzato nel leggere » (p. 51), « inimicarsi
qualcuno » (p. 57), « reggere a » (p. 113), « marcare visita » (p. 136),
« imbeccato da » (p. 143).
Mi stupisce la tua pagina 15 : sono un patito di Louis Ménard, ho spesso scritto
su di lui, e pure Montherlant, prima di me4.
23 h 16, à Frank L.
Vous me parlez de karaoké. Savez-vous qu’à Manille j’ai assisté à sa naissance ?
Aux Philippines, j’ai été dans des karaokés plusieurs années avant que ce truc ne
pénétrât en Europe. Cela venait du Japon et il est naturel que les Philippins en
aient eu connaissance avant les Lyonnais.

Lundi 15 janvier.
15 h 29, à Laurence C.
Oui, chère Laurence, j’ai eu un écho de vos aventures mauritaniennes lorsque je
suis passé en coup de vent à The Round Table chercher José5 avec qui je
déjeunais. Pour ma part, je n’étais qu’à Venise, c’est nettement moins loin, mais
j’ai eu la joie d’assister au concert du 1er janvier à la Fenice ressuscitée et
bellissime. Je passe demain matin voir José, j’espère que vous serez là. J’ai
beaucoup aimé le récit de Marco Kostas que vous venez de publier, Avoue
d’abord. C’est un très beau livre, un livre d’écrivain.
21 h 58, à Laurence C.
Après l’échec au Renaudot, je n’ai aucune envie de faire la moindre apparition
au salon du livre, ni au stand de La Table Ronde, ni à celui de Gallimard. Je
tâcherai même de n’être pas en France à ce moment-là.

Jeudi 18 janvier.
13 h 28, à Nathalie L.
La raison principale, voire l’unique raison, pour laquelle j’ai confié mes archives
à l’IMEC était le désir de mettre en sécurité ce qui est à mes yeux essentiel : les
documents (lettres, photos, etc.) relatifs à ma vie amoureuse, car ceux-ci
prouvent l’absolue véracité de mon journal intime, en authentifient la moindre
ligne, sont la vraie image de ma vie. C’est pourquoi la ligne A2.2 me fait
sursauter : « Correspondance familiale et privée ». Nom d’une pipe, qu’est-ce
que ça veut dire ? Tout d’abord, je n’ai pas de correspondance familiale. Ma
famille, je n’en ai rien à foutre, et je n’en ai rien eu à foutre dès ma douzième
année ! Ensuite, « privée ». Est-ce que cela recouvre ma correspondance avec
des amis ET ce que je vous dis ci-devant être pour moi essentiel ? Non, ne
mélangeons pas tout. Les amis sont une chose, les amantes (et les quelques petits
amants) en sont une autre.

15 h 09, à Nargès T.
Peut-être le préparateur, M. Philippon, vous l’aura avoué, à vous et à Philippe
Sollers, comme il me l’a avoué à moi : il n’a eu que deux jours pour préparer
mon manuscrit, autant dire qu’il n’a rien préparé du tout, il n’en a pas eu le
temps. « Je ne peux pas lire votre manuscrit, je ne peux que le survoler » (sic), ce
sont ses propres paroles. Il m’a demandé deux ou trois trucs par téléphone, je lui
en ai indiqué deux ou trois autres, et c’est tout. Avez-vous une idée de la date où
je recevrai les épreuves pour les corriger ? J’espère que j’aurai un peu de temps
car avec les fautes d’orthographe et les étourderies que le préparateur n’a pas eu
le loisir de rectifier, nous allons, le correcteur et moi, avoir du pain sur la
planche.

Vendredi 19 janvier.
13 h 23, à Hélène P.
Mon cher Riquet, voyons-nous donc le jeudi 25 à l’heure du déjeuner. Si tu as du
temps, voyons-nous dans mon quartier, chez Lipp par exemple, comme à
l’époque du Taranne. Si tu n’en as pas beaucoup, je puis venir à Bercy, mais vu
que c’est un des coins les plus sinistres de Paris… Peut-être à la gare de Lyon où
naguère je suis si souvent venu t’attendre au bout d’un quai… Dis-moi ce que tu
préfères, et l’heure.

Lundi 22 janvier.
13 h 07, à Véronique B.
Mistigretta, ho appena ricevuto una chiamata di Michele Canonica. Ci ha
invitati a cena venerdì con un altro caro amico, Alessandro Levi Sandri, console
generale d’Italia in Francia e la sua fidanzata. Ho accettato e spero che questo
non ti dia fastidio6.

Mercredi 24 janvier.
11 heures, à Hélène P.
Ah oui ! un mot du Taranne. Le Taranne n’existe plus. Non seulement il a été à
l’intérieur complètement cassé, reconstruit différemment, mais il a été débaptisé,
les nouveaux propriétaires, ignorant sans doute que Taranne est un nom
historique (celui d’un ministre du roi Charles V, si ma mémoire ne me trahit
pas), que Diderot était surnommé « le philosophe de la rue Taranne », qu’Hélène
P. et Gabriel M. ont vécu à l’hôtel Taranne, l’ont renommé ***, nom grotesque,
et transformé ce charmant 2 étoiles pour gens de goût en un ridicule 4 étoiles
pour beaufs friqués. Les jolies femmes de chambre noires ont disparu, et les
draps roses, et le concierge polonais. Il ne reste plus rien, sauf les souvenirs que
nous gardons vivants dans notre cœur.

Samedi 27 janvier.
11 h 46, à Jacques C.
« Le déchaînement des articles politiques » est une pudique litote pour désigner
les articles abjects léchant le cul de l’armée d’occupation, dénonçant des gens à
la Gestapo, incitant de jeunes Français à revêtir l’uniforme allemand pour aller
mourir (et mourir déshonorés) sur le front russe. Quant aux « grands écrivains »
dont il est question dans ce texte que vous m’avez transmis, les articles qu’ils ont
donnés à Je suis partout ne consistaient pas tous malheureusement en
d’innocentes descriptions de couchers de soleil sur le Bosphore ; certains de ces
articles étaient eux aussi des articles de traîtres à la patrie, de délateurs. Il y a
notamment une lettre écrite par Céline pour dénoncer son confrère le poète
Desnos – lettre rééditée par la revue Change dans sa livraison de l’hiver 1972-
1973 – qui est le nec plus ultra de la bassesse et de l’infamie7.
12 h 13, à Hélène P.
Mon cher Riquet, l’immédiateté avec laquelle j’ai reçu ta belle réponse à mon
dernier émile est à porter au crédit de la poste électronique : vive le progrès !
Néanmoins, je ne confierai pas à Internet le soin de te poser les questions que
l’autre jour je n’ai pas eu le temps de te poser, je préfère le faire de vive voix
lors de notre prochaine rencontre. À propos de poste (non pas l’électronique,
mais notre bonne vieille poste traditionnelle avec papier, encre, stylo, enveloppe,
timbre et facteur), sais-tu que je songe souvent à une longue lettre que je t’ai
écrite à l’automne 1988 alors que je faisais une cure de thalasso à Casablanca8,
lettre que, ne me fiant pas au concierge de l’hôtel, j’avais été moi-même poster à
la Poste centrale de Casa et qui ne t’est jamais parvenue ! Je t’ai écrit des
dizaines, peut-être des centaines de lettres, mais Dieu sait pourquoi cette lettre
me semblait particulièrement amoureuse, expressive, et le fait que tu ne l’eusses
jamais reçue m’avait sur le moment vivement irrité (j’avais maudit le roi Hassan
II et son administration défaillante). Ce qui est étrange est qu’après tant d’années
je pense souvent à cette lettre perdue, et y pense avec une intacte irritation. Je
fais souvent un rêve, toujours le même (un rêve récurrent, dirait-on à la
Sorbonne), où tu me téléphones, rieuse, de Clermont-Ferrand pour m’annoncer
que cette fameuse lettre est enfin arrivée dans ta boîte ! Bref, voyons-nous en
février. Les jours rallongent et la vie est belle. Baisers tendres de ton Alligator.

Dimanche 28 janvier.
10 h 55, à Jacques C.
Ce *** dont vous me parlez – je crois qu’il est mort, paix à ses cendres – était un
chien de garde de la gauche caviar prêt à mordre tout ce qui n’était pas
politiquement correct ; un type très prudent, malin, un arriviste, et surtout un
écrivain de quinzième ordre. Qu’un si insignifiant zozo se soit permis d’attaquer
un homme de l’envergure d’Alain Daniélou en dit long sur l’époque.
11 h 48, à Frank L.
Le livre ne sera en librairie que le 15 mars, à cause du retard accumulé par ces
crétins d’avocats. Je tâche de ne pas en concevoir de l’agacement, mais chez
Gallimard tout est si formel, si glacial, si bureaucratique, y publier un nouveau
livre n’a rien d’un événement joyeux qui fasse plaisir ; cela devient, sinon une
épreuve, du moins une corvée. Je n’attends rien de bon de ces Demoiselles du
Taranne. À propos, jeudi dernier, le 25 janvier, j’ai revu l’une de ces
demoiselles, qui fut une de mes plus grandes passions, celle qui m’a inspiré le
personnage d’Élisabeth dans Les Lèvres menteuses. Je n’avais aucune nouvelle
d’elle depuis… 1995. Nous revoir a été pour l’un et l’autre une forte émotion.
Cela m’a rendu très heureux.

Mardi 30 janvier.
13 h 16, à Nathalie L.
La correspondance amicale (avec des amis, célèbres ou inconnus, des lecteurs,
des gens de ma famille) est une chose, et la correspondance amoureuse (ce que
j’ai appelé, à l’italienne, mon carteggio amoureux, comportant des lettres, des
photos, des documents divers) en est une autre. L’idée (mais peut-être ai-je mal
compris votre intention) de mêler la correspondance amicale avec la
correspondance amoureuse sous une même dénomination « Correspondance
privée » serait une absurdité. Personne n’y comprendrait rien, à commencer par
moi. Quant à l’adjectif « familial », il me fait rire. Parmi les milliers de lettres
que j’ai déposées à l’IMEC, il y a peut-être une dizaine de lettres et cartes
postales, absolument insignifiantes, écrites par des membres de ma (sainte et fort
respectable) famille, mais cela ne mérite aucune mention spéciale. Bref,
j’aimerais (et je verrai ça avec Mélina Reynaud quand je viendrai à l’abbaye)
que la correspondance amicale soit clairement distinguée de la correspondance
amoureuse et des documents liés à cette correspondance amoureuse dont le
mérite essentiel est de constituer une sorte de contre-journal, d’illustration9 de
mon journal, une preuve de la véracité de ce journal. Depuis que j’ai commencé
à publier celui-ci, je suis insulté, moqué, traité de fanfaron, de hâbleur, et tout
récemment encore, en 2004, lors de la publication de Calamity Gab. Être attaqué
de mon vivant, je m’en fous, mais je souhaite que la vérité puisse être établie
après ma mort. Les couronnes qui tiennent le mieux sur la tête sont les
couronnes posthumes.

Jeudi 1er février.
1 heure, à Domenico de F.
Sono un cinefilo francese da sempre patito di Totò e ghiotto del suo vocabolario
così ricercato, singolare, della sua travolgente genialità. I miei film prediletti
sono Signori si nasce, Un turco napoletano, Miseria e nobiltà, Totò sceicco,
L’Imperatore di Capri, Totò a Parigi, I Tartassati, Totò truffa 62, Totò le Moko,
Totò lascia e raddoppia, Totò, Pepino e la dolce vita, Letto a tre piazze, Totò e
Cleopatra e questa lista non è esaustiva, si capisce10.
11 h 50, à Pierre D.
Si vive soit l’admiration que je porte à Jean Tissier d’une manière générale et à
son interprétation de Lallah-Poor dans L’assassin habite au 21 en particulier, ce
n’est pas chez Clouzot que j’ai trouvé le nom de Béchu11 : je le dois à une
camionnette passée devant moi dans la rue sur la portière de laquelle étaient
inscrits ces mots : « Transports Béchu ». Ce nom m’a amusé et je l’ai noté,
pensant que ce serait un beau nom pour un personnage de roman. Comme disent
les Italiens, tutto fa brodo.

Lundi 5 février.
10 h 19, à Christine H.
La désillusion concernant le prix Renaudot a surtout été, tu le comprends, une
désillusion pour mon banquier : cette forte rentrée d’argent aurait mis du beurre
dans les épinards. Mais quoi ! tel n’est pas mon destin. J’ai vécu cigale et
mourrai cigale, je ne serai jamais une grasse fourmi. Au demeurant, les textes
liturgiques (je pense à l’hexapsalme sur quoi s’ouvrent les matines) nous
rappellent, au cas où nous l’aurions oubliée, la vanité de nos « succès »
terrestres. Il faut vivre les mains ouvertes et demeurer insouciant, s’en remettre à
la grâce de Dieu. Tu ne peux savoir avec quelle impatience j’attends le grand
carême, cet office du pardon du dimanche 18 février qui marquera le départ de la
course vers la Résurrection, le début de cette sainte quadragésime où nous allons
pouvoir nous alléger, ce sera comme une montée en ballon vers le ciel bleu et
pur, vers le soleil. 10 h 39, à Frank L.
J’essaye de vous imaginer sur des raquettes… J’espère qu’il y a des photos… Si
oui, nous pourrions en mettre une sur le site afin que les internautes se rendent
compte des qualités sportives de leur webmaster. 19 h 09, à Gilda D.
Jusqu’à ce que j’aie remis mes épreuves à Gallimard je ne fais que ça, et
mercredi je dois être à ma table de travail, frais et dispos, dès 8 heures du matin.
Donc je passerai demain chez toi à l’heure que tu me diras, câlins, puis, peut-
être, nous mangerons un morceau en bas de chez toi, mais rapidement car je
désire me coucher tôt, et chez moi. Quant à Carla Bruni, j’ai voilà quelques
années dîné avec elle chez Olga et Maxime Schmitt, c’est une jeune femme très
attachante.

Mercredi 7 février.
16 h 50, à Gérard L.
La phrase insultante sur Globe de ce *** que vous citez élogieusement est
odieuse. J’ai publié de nombreux textes dans Globe, comme l’ont fait d’autres
écrivains, de Jacques Laurent à Françoise Sagan, je suis très fier de ces textes qui
comptent parmi les meilleurs de ceux que j’ai donnés à la presse, vous pouvez
les lire dans Le Dîner des mousquetaires (1995) et C’est la gloire, Pierre-
François ! (2002) où je les ai recueillis. Je vous écris cela d’autant plus
volontiers que je ne partageais pas le pro-américanisme inconditionnel de la
rédaction de Globe, ni son excessive indulgence pour la politique étrangère de
l’État d’Israël, mais jamais Georges-Marc Benamou ne m’a censuré, j’ai
toujours écrit ce que je voulais. J’ajoute que Georges-Marc Benamou devait
quelques années plus tard écrire un très beau livre sur François Mitterrand. Dans
ce désert de la presse française d’aujourd’hui, je regrette Globe, excellent
mensuel, et dans cet assujettissement au politiquement correct qui surplombe
aujourd’hui la planète entière, je regrette, n’en déplaise à votre ***, les
années 80 : comme nous étions libres (de penser, de créer) alors ! 18 h 35, à
Véronique B.
Mistigretta, sono stanco, giù di morale. Odio il ceto letterario parigino, questi
pezzi di merda. Sarò a Marrakech da giovedì 22 marzo a giovedì 29 marzo, così
scamperò al salon du livre12.

Jeudi 8 février.
11 heures, à Alain M.
Un nom me vient spontanément à l’esprit : celui de Christian Giudicelli, un de
mes plus proches amis, avec qui j’ai beaucoup voyagé, notamment en Asie, et
auquel me lie une grande complicité. J’ajoute (je pense à votre débat) que c’est
un garçon très vif, très drôle. J’achève aujourd’hui de corriger les épreuves de
mon prochain tome de journal intime qui sort en mars chez Gallimard et vous y
verrez quasi à chaque page Christian Giudicelli soit sous son nom soit sous le
surnom de Eight one one. Que vous ayez pensé à moi me fait plaisir, mais
organisons ça lorsqu’il fera beau.

Dimanche 11 février.
12 h 53, à Frank L.
Le professeur Dulaurier vous conseille : miel de thym, infusions de thym,
vitamine C ; gargarismes et, dans la mesure où cela vous est possible, du repos
bien au chaud.

Lundi 12 février.
12 h 58, à Gilda D.
Donc, tout est bien qui finit bien (comme dit le capitaine Haddock dans Le
Trésor de Rackham le Rouge) : tu as retrouvé les manuscrits sur ton bureau, j’ai
retrouvé mon canif suisse dans ma poche, alors que nous étions convaincus de
les avoir oubliés au Flore ! Quels étourdis nous sommes ! Je suis impatient de
sentir la caresse de tes lèvres sur ma peau. À quelle heure puis-je sonner à ta
porte ce soir ?
16 h 45, à la galerie ***.
Je ferai un saut à la galerie dès mon retour de Marrakech, mais pourquoi diable
ce ridicule et ringard anglais-qui-veut-faire-jeune-et-branché ? Pourquoi « We
are the robots » ? J’en ai par-dessus la tête de cette infra-langue qui à Paris
envahit tout. Il n’y a pas un marchand de caleçons ou de yaourts qui désormais
ne se croit obligé d’américaniser son nom dans le genre « We are the robots ».
C’est exaspérant.

Mercredi 14 février.
16 h 06, à Gilda D.
Bellezza mia, je suis sorti faire des courses : boulevard Saint-Germain, il pleut
fort, un vent froid souffle plus fort encore, je n’ai pas très envie de piétiner
devant le Petit Palais à me geler et à me tremper. Ce que je te propose, c’est que
nous allions ensemble un autre jour voir cette exposition (qui est intéressante,
j’adore ce genre de peinture). Je payerai les places, mais ça n’a aucune
importance, je préfère payer, car un prétendu vernissage où il faut faire la queue
pendant trois quarts d’heure avant d’entrer, sous la pluie, ce n’est plus un
vernissage, c’est le métro à six heures du soir. Dis-moi ce que tu en penses, il
fait un temps de chien.

Jeudi 15 février.
09 h 02, à la Mairie de Venise.
A Venezia, l’Harry’s Bar è l’ultimo posto dov’è vietato l’ingresso ai torpedoni di
turisti con i pantaloncini. Se fossi il sindaco di Venezia, costringerei i maschi
oltre la ventina a portare dei calzoni lunghi nell’interra città. Sono uno scrittore
francese, e la volgarità dei turisti francesi a Venezia mi fa vergognare13.
14 h 14, à Daniel J.
Oui, j’accepte avec plaisir de poser pour vous, mais au printemps, après Pâques.
Je serai absent de France une partie du carême et en outre l’hiver n’est pas du
tout ma saison. Je ressuscite avec le soleil et la chaleur. Nous pourrions trouver
une date entre la fin avril et la fin juin qui nous convînt à tous deux. Quant au
lieu, nous en discuterons le moment venu.

Vendredi 16 février.
08 h 53, à Hélène P.
Tu pars pour Naples ! Beata te ! (Traduction de beata te ! : veinarde !) Naples
n’est pas une ville de tout repos, mais je l’adore telle qu’elle est, aristocratique et
populaire, religieuse et canaille, mouvementée, gourmande, toujours inattendue.
Oui, beata te ! Si le mercredi des Cendres tu vas prendre celles-ci, tu trouveras
une atmosphère de ferveur inouïe, je n’en ai connu de pareille qu’à Manille où,
un mercredi des Cendres, j’avais accompagné un ami catholique à l’église.
14 h 04, à Gilda D.
Bellezza mia, l’auteur (norvégien) se nomme Jon Fosse et la pièce s’intitule Rêve
d’automne. J’en ai lu le résumé dans Pariscope et je te préviens : ça n’a l’air
d’être ni du Feydeau ni du Labiche ! À tout à l’heure.
17 h 43, à Véronique L.
Oui, vos prières sont efficaces et je me porte plutôt bien. J’attends avec
impatience dimanche soir, le début du carême est toujours très stimulant pour la
santé tant physique que spirituelle. La difficulté, c’est comme au Tour de France
cycliste : il faut tenir le coup jusqu’aux Champs-Élysées, autrement dit jusqu’à
Pâques, et ma comparaison n’est pas idiote puisque chez Virgile les Champs-
Élysées sont le paradis (l’enfer aussi, d’ailleurs).

Samedi 17 février.
13 h 17, à Véronique L.
Tchto diélat ?14 est, si je ne m’abuse, le titre d’un livre de Tchernychevski, repris
par Lénine, ce qui prouve que l’épiscopat a de bonnes lectures15 ; mais le héros
de Tchernychevski, Rachmeteff, dort sur une planche à clous, tel le fakir indien
au début du Lotus bleu, ce qui n’est sans doute pas le cas de notre cher Mgr
Innocent, même durant le grand carême…
17 h 15, à Jean M.
François d’Orcival me faisant le service de Valeurs actuelles, j’ai eu le plaisir
d’y lire votre succulent texte sur la truffe du Périgord. Miam miam ! C’est de
loin ce qu’il y a de plus stimulant dans ce numéro où, le feuilletant, j’ai dû subir
six pages sur la nécessité du retour à l’ordre moral, pages dont la quakeresse
Royal ne désavouerait pas le ton et les trémolos. Quand la droite entonne son
couplet moralisateur, elle devient aussi bête que la gauche. Vivent les truffes !
18 h 03, à Mayssa B.
Si lundi vous ne pouvez pas, tant pis, l’ennui est que mardi matin, passant depuis
tant d’années trop de mon temps au soleil, je dois faire brûler par le
dermatologue deux taches sur le visage, et pendant quinze jours je vais
ressembler au monstre créé par le baron Frankenstein. J’aurais préféré me
montrer à vous aussi joli garçon que possible, mais c’est raté ! Cela dit, même
grillé telle une saucisse par un dermatologue sadique, je peux boire un verre avec
vous, faire connaissance. Je vous téléphonerai avant mardi matin, nous fixerons
rendez-vous.

Dimanche 18 février.
11 heures, à René S.
Ces derniers jours, j’ai eu beaucoup de soucis avec le service juridique de
Gallimard à propos de mon nouveau tome de journal : les épreuves étaient
corrigées (avec le plus grand soin), j’avais signé le bon à tirer, et soudain le dit
service juridique a tout bloqué, scribouillant des observations sur les épreuves,
exigeant de moi des suppressions de dernière minute, le résultat étant que les
épreuves qui vont repartir chez l’imprimeur, avec ces scribouillages et ces
modifications (que j’ai dû faire à la hâte sur un coin de bureau, rue Sébastien-
Bottin, j’avais mal à la tête, j’étais exaspéré, furieux, indigné d’être traité de la
sorte) griffonnés dans les marges, le pauvre imprimeur n’y pigera rien, ça part
dans tous les sens, et ce qui en résultera sera un livre plein d’erreurs, de trucs
absurdes. Je suis un artisan, je suis très méticuleux, j’aime le travail bien fait, et
ce manque de sérieux, cette grossière désinvolture, me mettent dans un état de
cafard et de rage. Ces connards, s’ils avaient des observations à me faire,
auraient pu les faire AVANT que les épreuves fussent corrigées, j’eusse eu le
temps d’y réfléchir, de les incorporer à la correction des coquilles. Mais non, ils
font ça au dernier moment, après que j’ai signé le bon à tirer, alors que les
épreuves sont sur le point d’être retournées à l’imprimeur. Déjà, le sérail
littéraire, la vie littéraire me sortent par les yeux, ce panier de crabes ratés,
arrivistes et jaloux est de la merde en boîte, mais au moins j’avais plaisir à polir,
peaufiner, un manuscrit (comme un cordonnier en a à achever de créer une belle
chaussure, ou un boulanger un bon pain croustillant, odorant) : si à présent
même cette petite joie m’est ôtée, je n’ai plus envie de travailler. Bref, soucis,
déception, cafard, découragement. Je vais toutefois t’appeler très vite et venir
boire chez toi une bonne tasse de thé. Te voir me fera du bien.
22 h 34, à Mayssa B.
Rencontrer une fille de dix-sept ans intelligente et sensible n’est jamais
décevant ; en revanche, un écrivain, mieux vaut le rencontrer dans ses livres que
dans la vie, car c’est dans son œuvre qu’un artiste met le meilleur de soi, et dans
la vie c’est un type comme les autres, il ne présente aucun intérêt particulier.

Lundi 19 février.
09 h 31, à Philippe S.
Je vous prie, cher Philippe, d’exiger que nous puissions avoir des secondes
épreuves, les lire à tête reposée, sinon ce livre sera bourré d’erreurs et
d’absurdités. Je suis prêt à venir chez Gallimard, à y passer une journée entière à
relire mes épreuves (pouvant ainsi, le cas échéant, demander conseil à M.
Hérisson ou à l’une de ses collaboratrices). Cette histoire m’attriste et me
bouleverse au-delà de ce que vous pouvez imaginer, le plus choquant étant que
la faute n’est pas mienne, c’est celle des avocats qui ayant, vous le savez, gardé
mon manuscrit durant des mois, le préparateur n’a pas eu le temps de préparer
quoi que ce soit, d’opérer sur le manuscrit les corrections dont (Nargès Termini
en est témoin) j’avais moi-même dressé la liste. « Je n’ai pas le temps de lire
votre manuscrit, je puis seulement le survoler », tels sont les propres mots du
préparateur, et ces voyous de juristes ont osé dire à Philippe Demanet que j’avais
été « déloyal ». Réagissez, mon cher Philippe. Vous êtes non seulement mon
ami, mais aussi, en cette occasion, mon directeur littéraire, défendez mon livre,
défendez-moi.
16 h 14, à Dominique L.
Votre aimable lettre, que je reçois à l’instant, m’amuse. En particulier la phrase :
« Je sais combien vous êtes occupé. » Non, je ne suis pas occupé. Certains de
mes confrères, qui sont directeurs littéraires, membres de comités de lecture,
membres de jurys, présidents de ceci, secrétaires généraux de cela, et tout le
saint-frusquin, sont des hommes occupés. Couverts d’argent, d’honneurs, et très
occupés. Moi, je ne suis rien de tout cela, je suis un homme de loisir, je n’ai ni
charge, ni fonction, j’écris mes livres et c’est tout.

Mardi 20 février.
06 h 55, à Mayssa B.
Vivifiante Mayssa, c’est peut-être moi l’archange, mais c’est vous qui êtes mon
bel ange. Je n’ai guère dormi, je ne parvenais pas à détacher ma pensée des
moments que nous avions vécus ensemble, de votre voix, de votre sourire, de
vos yeux, des framboises dans votre jolie bouche, de vous, allongée sur mon
lit…
21 h 51, à Mayssa B.
Belle Mayssa, cet après-midi dans vos bras j’étais au paradis et à l’église durant
cet austère et fort long (je rentre à peine de l’église et il est plus de 21 heures)
office de première semaine du carême j’avais du mal à me concentrer car sur
mes lèvres j’avais le goût de vos lèvres, sur ma peau le parfum de votre peau…
Je suis très touché que malgré votre fièvre vous ayez fait l’effort de venir chez
moi, de me faire vivre ces moments délicieux, inoubliables. J’espère que vous
allez passer une bonne nuit et que demain vous vous sentirez mieux. Ai-je
attrapé vos microbes ? Mystère et boule de gomme, nous le saurons demain ou
après-demain, mais je crois que vos baisers voluptueux sont un philtre d’amour,
non d’angine.

Mercredi 21 février.
07 h 46, à Mayssa B.
Où en sont votre fièvre, votre angine ? Moi, je me suis réveillé avec un léger mal
de tête (la chambre sent le tabac froid, je n’ai pas l’habitude, ça entête, nous
aurions dû ouvrir la fenêtre), mais je ne fais pas atchoum, et vos douces lèvres,
votre langue enchanteresse, ne m’ont, ainsi que je le prévoyais, infusé que du
plaisir, non des microbes.

Vendredi 23 février.
14 h 55, à Alain de B.
Le matin, au réveil, je n’ose même plus allumer la radio pour savoir le temps
qu’il fait par crainte de tomber sur l’insupportable duo Bécassine et Berlusconi
(un Berlusconi français beaucoup moins drôle que l’italien, et en outre beaucoup
moins élégant, car le vrai Berlusconi, lui, a un bon tailleur). Que la France est
triste ! Quel ennui ! Connaîtrais-tu une compagnie aérienne prête à nous
transporter sur la planète Mars ? On m’a murmuré le plus grand bien des jeunes
Martiennes… Tibi. Gab la Rafale.

Dimanche 25 février.
09 h 13, à Gilles B.
Si j’ai bien compris, notre dîner des mousquetaires aura lieu le lendemain du
jour où Philippe16 sera, ou ne sera pas, élu à l’Académie… Quel carême
mouvementé ! Mardi dernier, j’ai cru t’apercevoir à Saint-Thomas-d’Aquin lors
des obsèques de Brigitte Benderitter. Avant que nous entrions dans l’église, un
autre candidat au fauteuil du professeur Bernard, Dominique Fernandez, est venu
me serrer la main. Pour ce qui me regarde, j’appartiens à l’école de Flaubert et
de Cioran : ni charges, ni fonctions, ni honneurs.

Lundi 26 février.
12 h 49, à Olga L.
Merci, belle Olga, de cette icône du Christ qui désormais se trouve avec mes
autres icônes sur le mur face à ma table de travail et qui en ces premiers jours du
grand carême est le cadeau qui pouvait me faire le plus de plaisir, surtout venant
de vous. Merci aussi de m’avoir fait confiance et donné à lire votre manuscrit :
sa lecture et les heures que nous avons vécues samedi et dimanche à le revoir
ensemble ont été pour moi des moments de bonheur.

Mardi 27 février.
12 h 47, à Dominique N.
Je hais de toutes mes forces l’anonymat qui règne sur Internet ; je n’ai aucune
estime pour les polémistes qui ne signent pas leurs textes. Sous un régime
autoritaire, soit, mais dans la France de 2007 il n’y a aucune raison pour mettre
dans la tête des adolescents que la lettre anonyme (car ce débagoulage
permanent sur Internet, qu’est-ce d’autre qu’un interminable chapelet de lettres
anonymes ?) est un moyen naturel d’expression. Du temps de Combat, où le
jeune homme que j’étais donnait libre cours à son goût des duels, un texte non
signé, Philippe Tesson et Henry Chapier l’auraient directement mis à la
poubelle. Dès que l’on attaque, on signe, on montre son visage. C’est un point
d’élégance, de savoir-vivre.

Mercredi 28 février.
16 h 24, à Marie R.
Merci de ces bonnes nouvelles alexandrines. La biographie de Nietzsche dont je
vous ai parlé est le Nietzsche de Daniel Halévy, chez Grasset. Quant à
Jankélévitch, il m’a dédicacé un livre que j’aime particulièrement, L’Irréversible
et la Nostalgie (Flammarion, 1974). S’il se trouve dans les bibliothèques du
Caire ou d’Alexandrie, lisez-le. Pour ce qui me regarde, j’ai eu ces derniers jours
de sérieuses difficultés avec le service juridique de Gallimard. Publier un journal
intime devient chaque jour plus difficile, surtout un journal tel que le mien qui
est un vrai journal intime, la vérité à bout portant, et non un journal d’homme de
lettres. Les Demoiselles du Taranne sort en principe le 15 mars, mais les
inquiétudes de ce prudent, pusillanime, service juridique sont contagieuses, elles
m’ont infecté, à présent j’appréhende cette parution, je m’attends au pire.
L’avenir est sombre, décidément. Je pense à vous, belle Marie, vous me
manquez, ainsi que la lumière qui émane de vous.

Jeudi 1er mars.
09 h 28, à Marie-Agnès B.
Mon amour, ce matin la balance indique 66,500. Je suis ex-trê-me-ment-sa-tis-
fait, comme dirait Rodin. C’est à 11 heures que je petit-déjeune avec Jean-Noël
Mirande. Baisers.
12 h 45, à Stéphane G.
Votre phrase, à propos des carnets de Pierre Boutang, « la famille les conserve
avec discrétion », est succulente. C’est un parfait résumé du sort de tant
d’œuvres posthumes. On a déjà connu ça avec Antonin Artaud.
12 h 49, à Véronique B.
Oui, contessina, il est dans la Pléiade des romans grecs et latins traduits par
Pierre Grimal. C’est là que tout jeune homme je l’ai lu. Sinon, je ne connaîtrais
la Vie d’Apollonios de Thyane que par ce qu’en écrit Pierre de Labriolle dans La
Réaction païenne, un livre qui, adolescent, m’avait profondément marqué.
14 h 25, à Stéphane G.
Si j’étais certain que tel était le désir de Pierre17, je n’aurais pas écrit ce que j’ai
écrit18 ; mais je ne le suis pas. Un écrivain – sauf à mourir dans un accident et
n’avoir pas eu le temps de prendre des dispositions – qui ne désire pas que ses
carnets intimes soient publiés après sa mort les détruit. Montherlant a détruit son
journal intime. Vous ne réussirez pas à me convaincre que, si Pierre n’a pas
détruit ses carnets, c’était dans le seul but que Marie-Claire et leurs enfants
pussent les lire, y découvrir ses frasques, sa vie aventureuse. Sa femme, ses
enfants, mais personne d’autre, et surtout pas ses fidèles lecteurs, ses
admirateurs, la postérité. Franchement, c’est peu vraisemblable. Toutefois, si
telle est la version officielle, je m’incline. Cela ne me regarde d’ailleurs pas.
22 h 25, à Gilda D.
Quand tu m’as téléphoné, j’étais à la librairie italienne de la rue du Faubourg-
Poissonnière, j’assistais à la présentation d’un livre sur ton ami Sarkozy qui
vient de paraître chez Einaudi, à Turin. L’auteur est un copain19, correspondant à
Paris du Corriere della Sera.

Samedi 3 mars.
11 h 36, à Jacques C.
Cela tombe mal, caro Giacomo, car du 21 au 30 mars je serai à Marrakech,
fuyant le salon du livre. Le service juridique de Gallimard s’est si mal conduit
avec moi que la sortie des Demoiselles du Taranne ne me cause aucune joie,
c’est une épreuve dont je voudrais être délivré.

Dimanche 4 mars.
23 h 33, à Mayssa B.
Moi aussi, je brûle d’envie de vous revoir. Demain, lundi, j’ai une journée de
fou, mardi, avez-vous un moment à me consacrer ? Dites oui, j’en ai trop envie.
Je vous mange de baisers.

Lundi 5 mars.
08 h 46, à Mayssa B.
Oui, oui, voyons-nous mardi. Ne fût-ce qu’une seule heure dans vos bras serait
le paradis. Baisers d’amour.

Mardi 6 mars.
13 h 56, à Jacques C.
Il fut un temps où l’on pouvait sauter dans un train ou un avion à la dernière
minute. Aujourd’hui où tout le monde voyage, où tous les crétins de la planète se
croient obligés d’amener bobonne aux Maldives ou aux Bahamas, où les gares et
les aéroports sont du 1er janvier au 31 décembre envahis par d’infréquentables
débiles mentaux, ce temps n’est plus. Ce que je suis donc contraint de faire, c’est
réserver un wagon-lit single aller-retour Paris-Rome en choisissant, vu les doutes
que laisse planer votre dernier émile, des dates au petit bonheur la chance (le 7 et
le 17 mai, par exemple) : si par malheur ces dates ne vous convenaient pas, vous
me le feriez savoir dès que possible et alors nous aviserions.
20 h 39, à Mayssa B.
Tendre Mayssa, je vous remercie de ces moments de bonheur que vous m’avez
permis de vivre auprès de vous, avec vous, aujourd’hui. Que vous m’ayez
consacré tant de temps en ce jour de votre dix-huitième anniversaire me touche
spécialement. A joy for ever (Keats). Baisers amoureux de votre Gabriel.
20 h 51, à Gilda D.
Gilda, mon bel ange, malgré nos sublimes amours d’hier après-midi j’ai très mal
dormi la nuit dernière, mon cœur battait à tout rompre, j’ai cru qu’il allait éclater,
Dieu sait pourquoi, je n’avais même pas bu une tasse de café. Aujourd’hui, je
n’ai cessé de bouger et de prendre la pluie sur la tronche, j’ai annulé un dîner, je
suis mort de fatigue, je coupe le téléphone, je me couche.

Mercredi 7 mars.
09 h 09, à Yan C.
Pour échapper au salon du livre, je m’enfuis au Maroc. Ce matin, je vais à la
porte de Versailles, mais c’est pour voir les cochons, les vaches et les poulets,
boire un coup avec les viticulteurs, c’est autrement plus amusant, et les animaux,
qu’ils soient à plume ou à poil, sont d’un commerce plus agréable et roboratif
que les éditeurs et les écrivains.
17 h 18, à Maurizio S.
Spero che tu stia bene. Per quanto mi riguarda non c’è malaccio, tranne
all’ultimo momento le difficoltà create dai mascalzoni del service juridique di
Gallimard. Il mio caro amico Michele Canonica ha avuto un infarto nella notte
di giovedì scorso, ma per fortuna è stato ricoverato in un batter d’occhio
all’ospedale Georges-Pompidou – un ospedale nuovo di zecca con un ottimo
reparto cardiologico – e ormai è fuori pericolo20.

Vendredi 9 mars.
09 h 41, à Dominique N.
C’est de manière délibérée que les media font le silence sur ce point. Voilà
quelques semaines, Le Nouvel Observateur a demandé à de nombreuses femmes
leur avis sur Mme Royal. Dans sa réponse, Catherine Millet avait, entre autres,
évoqué cet aspect « ligueuse de la vertu obsédée par la pédophilie » de la
candidate socialiste. Eh bien, ces lignes ont été coupées, censurées. Le jour où
les media feront une large place aux inquiétudes formulées par Millet, Schérer et
Matzneff, cela signifiera que l’information est devenue libre en France. Nous en
sommes loin.

Samedi 10 mars.
14 h 11, à Jacques C.
Mes récentes remarques sur les crétins qui voyagent du 1er janvier
au 31 décembre sont encore plus vraies que je ne l’imaginais. J’ai voulu prendre
mes billets de train ce matin, soit deux mois à l’avance : ni dans le Paris-Rome
du lundi 7 mai ni dans celui de la veille il n’y a plus un seul wagon-lit single
libre ! Oui, vous avez bien lu, deux mois à l’avance ! Je ne quitterai donc Paris
que le mardi 8 au soir et arriverai à Rome le mercredi 9 au matin. Cette planète
est devenue irrespirable, nous sommes submergés par le tourisme de masse, et
pour sortir de chez soi, se rendre à l’étranger, il faut un courage et un
enthousiasme qui – moi qui, jusqu’à une date récente, aimais tant voyager
(« Partir, le plus beau mot de la langue française », ai-je écrit dans mon premier
livre), étais sans cesse à boucler ma valise – me font de plus en plus défaut. J’ai
la nostalgie de l’Asie, j’adore Manille et Bangkok, voilà trop longtemps que je
n’y suis pas retourné, mais l’idée de me retrouver dans un avion avec tous ces
abrutis des comités d’entreprise et des voyages organisés me donne la nausée.
Les seuls pays où l’on puisse se rendre tranquillement sont les pays en guerre.
Parfois, une escarmouche suffit : que trois bombinettes explosent en Corse, les
avions pour Ajaccio et les hôtels d’icelle se vident avec soudaineté. Enfin, on
respire.

Lundi 12 mars.
16 h 23, à Marie-Agnès B.
Oui, ce 11 mars loin de toi a été, ma belle amante, moins heureux que tant
d’autres 11 mars passés21 ; mais j’espère que nous en avons encore beaucoup
d’autres devant nous. Et pas seulement des 11 mars… Je vais tout à l’heure
visiter mon ami Michele Canonica de retour chez lui après des examens à
l’hôpital Georges-Pompidou puis à l’hôpital Américain. Demain et après-
demain, je signe le service de presse des Demoiselles du Taranne, une vraie
corvée.

Mardi 13 mars.
08 h 38, à Laura C.
Vous êtes, belle Laura, un amour de vous souvenir de Paris, de vos dix-huit ans
et de celui qu’alors vous aimiez. Moi, je pense très souvent à vous et à ce
qu’ensemble nous avons vécu. Je pars quelques jours pour le Maroc, mais à mon
retour je vous enverrai mon nouveau livre.

Mercredi 14 mars.
18 h 07, à Véronique B.
Bayang magiliw,
Perlas ng Silanganan,
Alab ng puso
Sa dibdib mo’y buhay.

Lupang hinirang,
Duyan ka ng magiting,
Sa manlulupig
Di ka pasisiil22.

Jeudi 15 mars.
13 h 37, à Véronique B.
Contessina, nelle mie carte ho sempre avuto un bel cartellone con l’inno
pilippino. L’avevamo comprato insieme a Manila. Per quanto riguarda l’écran
total Anthélios 5 crème fondante, i tuoi desideri sono per me degli ordini ! Baci.
Président Marcos23.

Vendredi 16 mars.
10 h 10, à Anne C.
Vive la poste ! Je fais tenir sur elle à deux personnages de Voici venir le Fiancé
des propos fort désabusés, pessimistes, mais malgré tout ça fonctionne…
Défendons le service public, défendons les facteurs, dans ce domaine je suis
d’accord avec les communistes.

Dimanche 18 mars.
19 h 29, à Mayssa B.
Jusqu’à présent vos émiles étaient en excellent français. Pourquoi vous mettez-
vous à écrire en charabia ? « Privilégier le côté relationnel de ma vie » !
Seigneur ! Laissez ce vocabulaire hideux et fautif aux animateurs de télé et aux
sociologues de France Culture.

Lundi 19 mars.
11 h 22, à ***.
Accepterais-tu, si je te le demandais, d’être une de mes exécutrices
testamentaires ? J’ai rédigé un testament en 2003, mais je désire y apporter
quelques modifications et j’ai dans ce but pris rendez-vous avec le notaire : je le
vois le 6 avril. Ne parle de cela à personne, je te prie, réfléchis et tu me donneras
ta réponse le dimanche des Rameaux, puisque nous nous verrons ce jour-là. Si tu
acceptais, ce qui me ferait extrêmement plaisir, il faudrait alors que tu me
donnes ta date et ton lieu de naissance, ainsi que ton adresse.

Mardi 20 mars.
09 h 20, à Frédéric F.
Je vous renouvelle mes remerciements pour votre accueil, pour cette
sympathique soirée au Candide. Je suis cependant effaré, ébaubi, par ce que vous
m’avez confié touchant les personnes qui vous ont écrit pour protester contre le
fait que vous m’ayez invité. Je n’en crois pas mes oreilles. Sommes-nous dans la
Russie stalinienne, l’Allemagne d’Hitler ou la France de Vichy ? Pourquoi
Fellouz, ou Giudicelli, ou Sollers, ou Robbe-Grillet, ou Modiano, ou Le Clézio,
ou Marie Nimier, ou X, ou Y, ou Z, c’est bien que vous les invitiez, et pas moi ?
Quelle est l’étoile jaune que ces dénonciateurs me collent au front ? Pourquoi
devriez-vous m’ostraciser ? En 36 ou en 42, dans certains pays, on était ainsi
dénoncé à la vindicte publique, traité en bouc émissaire, parce qu’on était
infidèle à la ligne du parti au pouvoir, ou parce qu’on écoutait Radio Londres, ou
parce qu’on avait une grand-mère juive, ou parce qu’on cachait un aviateur
américain dans son placard. Et moi, quel crime ai-je commis ? Qui sont ces
vertueux sycophantes pour se permettre de me juger ?

Mercredi 21 mars.
19 h 04, à Viviane H.
Vos propos me rappellent la génération de mes grands-parents, ces Russes
blancs débarqués en France après la révolution, la guerre civile, et devant se
faire établir des papiers d’identité à la préfecture, contraints de transcrire leurs
noms du cyrillique au latin. Aujourd’hui, je suppose qu’il existe une règle stricte,
mais à l’époque chacun faisait ce qu’il lui plaisait : je suis Matzneff, mais
j’aurais pu être Matsneff, ou Matznev, ou Matsnev, Constantin Andronikof
(l’interprète du général de Gaulle) orthographiait son nom avec un seul f, il ne
voulait ni du v ni des deux f, j’ai des amis Wirouboff dont les cousins s’appellent
Viroubow, je connais un Troubetzkoy et un Troubetskoï, bref l’anarchie règne,
et ça me plaît, car mon drapeau préféré est le drapeau noir.
23 h 05, à Mayssa B.
Des antidépresseurs, diable ! Votre médecin est un drôle de zozo. Si j’étais lui, je
vous ferais boire du jus de carottes, c’est beaucoup plus sain, et mieux accordé
avec votre âge tendre.

Vendredi 30 mars.
11 h 58, à Marie-Agnès B.
M.-A., amore mio, as-tu les clefs de mon appartement avec toi ? Ce soir, à Saint-
Victor, il y a un office auquel je dois assister. Je suis presque certain d’être de
retour chez moi avant ton arrivée, mais au cas où tu arriverais plus tôt, si tu as
les clefs, entre et prends ta douche tranquillement ; si tu ne les as pas, rejoins-
moi à l’église.

1 Philippe Sollers, mon directeur littéraire, le leur avait remis début juillet ! Et,
en juin, mon propre avocat, Emmanuel Pierrat, m’avait déjà fait faire les
quelques corrections souhaitables ! Du point de vue juridique, le manuscrit était
inattaquable ! Quelle bande de pignoufs !
2 École des métiers de l’image et du son.
3 Maurizio Serra, L’Inquilino del Quai d’Orsay, Sellerio Editore, Palermo, 2002.
4 Je poursuis ma lecture de L’Inquilino, et elle m’enchante. J’ai appris de
nouvelles expressions […]. Ta page 15 m’épate car je suis un admirateur de
Louis Ménard, j’ai souvent écrit sur lui, et Montherlant l’a fait avant moi.
5 José Benamou.
6 Michele Canonica vient de me téléphoner pour nous inviter à dîner vendredi,
avec un autre de mes proches amis, Alessandro Levi Sandri, consul général
d’Italie en France, et sa fiancée. J’espère que cela ne te déplaît pas.
7 Erratum. Cette lettre, Céline l’avait envoyée au journal Aujourd’hui.
8 Cf. Les Demoiselles du Taranne.
9 J’avais écrit « commentaire », mais c’est « illustration » le mot juste.
10 Je suis un cinéphile français admirateur depuis toujours de Totò, amoureux de
sa langue si raffinée, originale, de son bouleversant génie. Mes films préférés
sont […], et cette liste n’est pas exhaustive, cela va de soi.
11 Béchu apparaît pour la première fois dans Nous n’irons plus au Luxembourg
(1972).
12 Je suis fatigué, j’ai le moral à zéro. Je hais le sérail littéraire parisien, ce tas
de merde. Je serai à Marrakech du 22 au 29 mars, ainsi j’échapperai au salon du
livre.
13 À Venise, le Harry’s Bar est l’ultime endroit où les messieurs en short ne
peuvent entrer. Si j’étais le maire de Venise, j’interdirais dans toute la ville le
port des culottes courtes aux hommes âgés de plus de vingt ans. Je suis un
écrivain français et la vulgarité des touristes français à Venise me fait honte.
14 Que faire ?
15 Véronique L. m’avait écrit, à propos de l’évêque Innocent : « Toutes mes
conversations avec lui se terminent par un Que dois-je faire ? qu’il murmure, les
yeux allumés. »
16 Philippe de Saint Robert.
17 Pierre Boutang.
18 Cf. le chapitre intitulé « Héritiers de Boutang, réveillez-vous ! » dans Vous
avez dit métèque ?.
19 Massimo Nava, Il francese di ferro, Einaudi, 2007.
20 J’espère que tu te portes bien. Moi, ça roule, si ce n’est des ennuis de dernière
minute causés par les voyous du service juridique de Gallimard. Mon très cher
ami Michele Canonica a eu un infarctus dans la nuit de jeudi dernier, mais par
chance il a pu être rapidement hospitalisé à Georges-Pompidou, un hôpital
flambant neuf, doté d’un très bon service de cardiologie, et il est désormais hors
de danger.
21 Les lecteurs de mes carnets noirs le savent, ce fut un 11 mars que nous
devînmes amants, Marie-Agnès et moi.
22 Premières strophes de l’hymne national philippin que, lors de notre séjour à
Manille en 1993, Véronique avait apprises par cœur.
23 J’ai toujours conservé l’affiche avec l’hymne philippin que nous avons
achetée à Manille. Quant à l’écran total, tes désirs sont des ordres. Je signale aux
typographes que j’ai écrit exprès pilippino et non filippino. En effet, les
Philippins ne prononcent pas le f (« black copee » au lieu de « black coffee »), et
cela amusait beaucoup la jeune Véronique. Quant à « Président Marcos », c’est
un des innombrables surnoms dont elle me gratifiait.

CHAPITRE 9

Lundi 2 avril.
13 h 43, à Frank L.
Dans son numéro « Printemps 2007 », une revue chic et snob intitulée Blast a
publié une belle photo de ma pomme, mais l’interview qui l’accompagne est
pleine d’erreurs1. Il y a moi et aussi de ravissantes nymphettes, notamment deux
jeunes chanteuses, Abdou et Kenza, qui méritent le déplacement.

Mercredi 4 avril.
17 h 38, à Olga L.
Les obsèques de Jacques Minet ont eu lieu cet après-midi à Saint-Victor. Le
soleil brillait et c’est sous l’œil étonné des passants que les croque-morts, le
corbillard étant garé juste en face, ont porté le cercueil dans notre minuscule
chapelle. L’office a été célébré par votre grand-père (qui a prononcé un bref
mais excellent éloge funèbre) et par le père Gérard. Il y avait peu de monde (des
paroissiens, quelques amis de Daru et de Lecourbe, deux ou trois membres de sa
famille), l’atmosphère était chaleureuse et recueillie. Hier, après l’office du
Fiancé, nous avons reçu l’onction de la guérison, je me sentais en pleine forme,
la semaine sainte est vraiment un moment spécial, et les athées sont à plaindre
qui passent à côté d’une beauté spirituelle et charnelle si vivifiante.

Vendredi 6 avril.
13 h 18, à Céline O.
À midi, à l’office de la Plachtchanitza (l’Ensevelissement du Christ), très bel
office du vendredi saint, j’ai allumé un cierge pour [le repos de l’âme de] ton
père et pour toi. Je suis un peu cafardeux, angoissé, pour des raisons variées mal
définies, et afin de tromper mon ennui (au sens racinien du terme) je me suis
plongé dans la dactylographie de mes carnets noirs. Il faudrait en vérité que ce
plongeon ne s’arrêtât jamais et que chaque jour je fisse l’effort d’en taper
quelques pages. Tu viendras un prochain jour avec moi à la banque voir mes
carnets noirs non encore publiés qui sont en sécurité dans un coffre-fort : ça fait
un sacré paquet !
13 h 54, à Pascale R.
Je ne voudrais pas te désobliger, te compliquer la vie, mais je n’ai pas envie, pas
envie du tout, d’aller à l’émission de Guillaume Durand parler des Demoiselles
du Taranne. Être insulté sur un plateau de télévision ne me gêne pas, je l’ai
souvent été, j’ai l’habitude. Ce qui est nouveau, c’est l’actuel ordre moral, le
« sexuellement correct » pharisaïque qui désormais règne en France, et je sais
par expérience que si l’un des autres invités de Guillaume s’indigne de mes
mauvaises mœurs avec d’appropriés trémolos, dans les jours qui suivront je me
ferai agresser verbalement, voire physiquement, dans la rue, dans l’autobus, au
restaurant, n’importe où. Il m’est, depuis 1993, tu le sais, arrivé d’être querellé
en public ; j’ai même un jour été assommé à coups de poing par un beauf
herculéen et surexcité. J’ai déjà donné, merci, et quel que soit le respect que j’aie
pour la littérature, je désire pouvoir me promener tranquillement sans voiture
blindée et gardes du corps. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’Antoine Gallimard
serait disposé à me fournir cette auto blindée et ces gorilles. Merci encore de tes
efforts pour que mes livres se vendent et, je t’en prie, ne me tiens pas rigueur de
mes dérobades asociales.

Jeudi 12 avril.
12 h 26, à René S.
Le mardi 17 serait parfait pour moi. Doctus cum libro, je lis dans le Dictionnaire
universel de Bouillet que Fourier est né à Besançon le 7 avril 1772. Y vas-tu
inaugurer une statue, couronner de lauriers le front pur de jeunes Éliacins
disciples du maître ? Tu me diras ça mardi prochain, jour où l’Église romaine et
l’Église orthodoxe fêtent saint Anicet, évêque de Rome en l’an 160.

Vendredi 13 avril.
17 h 32, à Jean-Paul E.
Je ne sais si les Éditions *** feront signer un contrat à Gilda, je croise les doigts,
mais quelle que soit l’issue de cette rencontre je vous remercie beaucoup de
l’avoir organisée, d’avoir aidé Gilda de manière si efficace et attentive. Cela me
touche.
17 h 37, à Marie-Agnès B.
M.-A., mon cher amour, pour demain la météo annonce chaleur et soleil. Si nous
allions à la piscine de Saint-Germain-en-Laye ?
17 h 55, à Jean-Paul E.
Byron est, avec Lucrèce et La Rochefoucauld, une des divinités tutélaires dont
un esprit libre tel que vous et moi a toujours plaisir à fleurir les autels…
18 h 58, à Jean-Paul E.
Ma liste n’était pas exhaustive ! Je suis d’accordissime pour Spinoza et
Stendhal – sans oublier l’abbé Galiani et le prince de Ligne, autres maîtres et
complices des siècles passés qui nous aident à demeurer nous-mêmes en 2007 –
ce qui n’est pas une mince affaire.

Mercredi 18 avril.
09 h 59, à René S.
Merci de cette mémorable raie au beurre blanc agrémentée de la kacha du jeune
maharadja. Le film philippin dont je t’ai parlé et que, si tu en as le loisir, tu dois
absolument voir est intitulé L’Éveil de Maximo Oliveros. Le metteur en scène se
nomme Auraeus Solito. Nous l’avons, Christian Giudicelli et moi, vu au
MK2 Beaubourg, un cinéma situé au 50, rue Rambuteau, à côté de la librairie
allemande, juste derrière le Centre Pompidou.

Lundi 23 avril.
06 h 25, à Marie-Agnès.
Hier matin, j’étais si heureux à la perspective de passer la journée avec toi, une
journée de bonheur, de soleil, de plaisir, d’amour, d’harmonie… Tu as le chic
pour me poignarder dans le cœur au moment où je m’y attends le moins. « Nous
ferions mieux de rompre, la situation serait plus claire », m’écris-tu. Si c’est ce
que tu veux, je m’incline, que puis-je faire d’autre que m’incliner ? Publiant
Voici venir le Fiancé, j’avais imaginé que ce roman te ferait comprendre enfin la
beauté et la force de l’amour qui unit Constance et Nil, mais c’était prêter trop de
pouvoir à la littérature, rien n’a changé ni dans ton âme ni dans ton organisation
de vie, je ne suis pour toi qu’un bouche-trou, un jouet dérisoire, et l’important,
celui qui compte vraiment pour toi, c’est le gros bonhomme. « Nous ferions
mieux de rompre, la situation serait plus claire… » Si c’est tout ce que tu as à me
dire, si ce sont les seuls mots que nos amours t’inspirent, que puis-je te répondre,
moi, l’écrivain vieillissant, fauché, qui n’ai pas à t’offrir le tiers du quart de ce
que t’offre l’autre, le gros bourgeois respectable, installé, tout ce que je ne suis
pas et ne serai jamais.
10 h 53, à Caroline D.
Je reçois la lettre d’Olivier Corpet au sujet de votre projet d’une exposition de
dessins d’écrivains l’an prochain. Veuillez éclairer ma lanterne : s’agira-t-il
uniquement de dessins se trouvant dans les archives de l’IMEC ou figureront
aussi des dessins extérieurs ? Je vous pose la question, car j’ai offert des dessins
à des amis et, le cas échéant, nous pourrions leur demander de les prêter. Je
pense en particulier à un portrait de Francesca, qui fut une des grandes passions
de ma vie, que j’ai offert à Frédéric Beigbeder.

Mercredi 25 avril.
09 h 29, à Frank L.
Merci de votre mot. En fait, ce texte, je l’avais déjà écrit voilà quelques
semaines, j’avais oublié de vous l’envoyer. Il reste néanmoins d’actualité, vu les
propos fort déplaisants et plutôt ridicules de Le Pen contre les origines
hongroises de Sarkozy.
10 h 44, à Séraphin R.
Khristos Voskressié2 ! Je viens de lire ta réaction à l’interview d’Olivier3. Je
partage ton sentiment et en outre j’ai l’impression qu’on fait dire à notre cher
Olivier des trucs qu’il n’a pas pu dire de cette façon, que l’interview a été
remaniée dans un sens bien précis par la rédaction du ***. Les phrases très
plates et optimistes sur le Phanar (tout va bien dans le meilleur des mondes à
Istanbul, tout baigne, circulez, il n’y a rien à voir), j’ai beaucoup de mal à
imaginer Olivier les disant. Quoi qu’il en soit, la renaissance religieuse et
spirituelle en Russie qui devrait réjouir tous les orthodoxes coïncide par une
bizarrerie de l’Histoire avec l’implacable étranglement du patriarcat de
Constantinople par la montée de l’islamisme turc, et sur celui-ci, sur l’absence
totale de liberté d’expression du patriarche de Constantinople – au moins égale à
celle de l’Église russe sous la persécution communiste –, nos amis du *** sont
curieusement silencieux. C’est Poutine le « dictateur », mais le gouvernement
turc, lui, est un modèle de libéralisme, de tolérance, de respect des chrétiens. On
croit rêver. Je ne partage pas toujours, loin de là, les opinions de Mgr Innocent4,
mais lorsqu’il signale que le ***, au lieu d’être, ce qu’il devrait être, le bulletin
de tous les orthodoxes de France, n’est qu’une feuille partisane, il a cent fois
raison. Pour ma part, je me suis désabonné du *** lors de la guerre contre la
Serbie, indigné par la façon dont sa rédaction nous a servi les contre-vérités
« politiquement correctes » alors de rigueur dans la presse occidentale.

Jeudi 26 avril.
12 h 10, à Christian C.
Je regrette de n’être pas avec vous sur la sainte montagne, vous m’auriez dit
votre sentiment sur la campagne électorale française. Lorsque je suis entré dans
la vie littéraire (en 1965), nous avions à choisir entre le général de Gaulle et
François Mitterrand : quoi que l’on pense de ces deux personnages, cela avait
une autre allure que la déprimante cuvée 2007.

Samedi 28 avril.
09 h 33, à Hélène P.
Mon cher Riquet, tu es désormais mariée, c’est à toi de me faire signe. Moi, l’ex-
amant, je crains d’être importun, de ne pas tomber au bon moment, de te mettre
dans l’embarras. Par ailleurs, si tu voulais revoir Christian Giudicelli, je te
signale que le samedi 5 mai nous signerons tous deux nos nouveaux livres aux
Cahiers de Colette, rue Rambuteau. Tu te souviens de nos soirées à Nîmes, au
Pont du Gard, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, en tant d’autres lieux ! Depuis la
mort de Claude Verdier et de Roger Vrigny (morts à vingt jours d’intervalle en
ce dramatique été 1997 – il y aura dix ans dans quelques mois), Christian n’est
plus le même, et cependant il demeure le merveilleux ami que tu sais.
17 h 34, à Emmanuel P.
Police-Justice, quel programme ! Profite de l’occasion pour leur demander de
transmettre à l’IMEC les miens documents que la Maison Poulagat conserve
depuis l’automne 1998…
17 h 52, à Hélène P.
La dernière fois que tu es venue dans une librairie pour moi, c’était
le 18 novembre 1988 à L’Arbre à Lettres près de la rue Mouffetard, alors nous
étions « ensemble », le temps passe, certes, mais la place que tu occupes dans
mon esprit et mon cœur n’a jamais cessé, et ne cessera jamais, d’être essentielle.
J’ai tant de choses à me faire pardonner, je me suis très mal conduit avec toi tout
en t’aimant à la folie.

Lundi 30 avril.
12 h 22, à Marie-Agnès B.
Amore mio, avec les truffes, on pourrait peut-être accommoder mes bonnes pâtes
italiennes ? Cosa ne pensi ? Baci.
17 h 29, à Marie-Agnès B.
J’ai interrogé Jean Miot, savant gastronome, qui m’a expliqué la façon de
préparer de délicieuses pâtes aux truffes ! Il y a aussi du saucisson italien, de la
coppa, du parmigiano, du pain Kayser, des fraises gariguette et une bonne
bouteille !
18 h 21, à Franck D.
J’ai reçu un appel de l’ami Pierre (Bourgeade) qui souhaite nous faire signer un
texte préconisant le vote blanc. J’avais l’intention de voter blanc et je suis donc
d’accord, mais il faut que Pierre mette l’accent sur le côté quakeresse de la
Royal, sa haine des libertins et des amours en dehors des marges [sic]. Elle se dit
agnostique, laïcarde, mais au lieu de faire sien le cri de Karamazov, « Si Dieu
n’est pas, tout est permis », elle ne perd jamais une occasion de pourfendre
l’esprit de jouissance, l’hédonisme, la philopédie. Bref, la vertu « républicaine »
dans toute son horreur, au moins aussi détestable que le moralisme cul-béni.
Pierre doit également rappeler que nous avons voté non au référendum sur la
constitution européenne et qu’il n’est pas question que nous votions pour une
candidate qui avait fait campagne pour le oui.

Mardi 1er mai.
10 h 39, à Gilles B.
Merci, cher Gilles, mais je vais d’abord signer le texte que nous rédigerons
demain soir, Pierre Bourgeade, Jean Ristat, Franck Delorieux et moi. Ce qui me
gêne dans celui que tu m’as envoyé, c’est que les lepénistes pourraient y
souscrire, il semble même que dans le premier paragraphe on fasse allusion aux
gens qui ont voté Le Pen en 2002. Or moi, le fils de Russes blancs, je n’ai rien à
voir avec ceux qui tiennent un Français d’origine hongroise pour un Français de
deuxième ordre indigne de briguer la magistrature suprême, et je m’étonne que
personne parmi les souverainistes n’ait sur ce point mouché Le Pen comme il
aurait mérité de l’être5.

Mercredi 2 mai.
10 h 07, à Michel de C.
Je ne lis jamais aucun journal français, pas plus Le Figaro que les autres, et
j’ignorais que François Jarricot fût mort, c’est toi qui me l’apprends6. De tous
mes amis, c’est celui qui observait de la manière la plus rigoureuse ses principes
de bonne santé et je ne m’étonne pas qu’il ait vécu jusqu’à quatre-vingt-dix-sept
ans !

Vendredi 4 mai.
07 h 28, à Dominique N.
Si j’étais certain que la Royal serait, au pouvoir, plus gaulliste (en ce qui touche
la résistance à l’impérialisme américain, la politique méditerranéenne de la
France, l’hostilité à l’Europe marchande et bureaucratique de Bruxelles) que ne
le serait Sarkozy, je voterais comme toi ; mais je ne le suis pas, hélas, et ce n’est
pas la présence hier soir, à Lille, de l’épouvantail pro-américain et européiste
Delors aux côtés de la quakeresse qui est propre à me rassurer sur ce point. Une
quakeresse sectaire et méchante qui, au pouvoir, organiserait une chasse aux
sorcières contre les immoralistes, les libertins, les philopèdes, et en premier lieu
contre les artistes – écrivains, cinéastes, peintres, photographes – qui dans leurs
œuvres expriment ce courant de pensée et de vie, ces passions.

Mardi 8 mai.
10 h 03, à Gilda D.
Tant que vous me bombarderez de ces messages excessifs, nous ne pourrons pas
nous revoir. Nous avons vécu ensemble ce que nous avions à vivre, cela a été un
bel amour, tantôt heureux, tantôt tourmenté, ne gâchez pas mes souvenirs en
vous faisant si maladroitement envahissante. J’ai rompu et je ne reviendrai pas
sur ma décision. Je vous l’ai dit et redit : nos caractères ne s’accordent pas, vous
me saouliez avec votre sans-gêne, vos incessants bavardages sur le milieu
littéraire, votre manière de m’assommer d’informations, de ragots, sur des gens
qui ne m’intéressent pas, vos indécentes confidences sur les messieurs qui sont
tous amoureux de vous et vous font des avances, vos perpétuelles angoisses, vos
manières d’allumeuse et de coquette, votre côté obstinément Delphine – un
personnage de roman dans lequel vous refusez de vous reconnaître, mais c’est
souvent à vous que je pensais en le créant et je suis un bon portraitiste –, bref un
comportement qu’un placide bourgeois, ou un médecin, ou un prêtre, pourrait
supporter, mais certainement pas un artiste écorché vif tel que moi qui n’ai
aucune vocation pour jouer le terre-neuve ou le garde-malade. Il vous faut
rencontrer un type solide, placide et riche qui n’aura rien d’autre à faire dans la
vie que vous admirer, s’occuper de vous, vous choyer, vous dorloter, vous
supporter. Je suis prêt, lorsque vous vous serez calmée, à avoir avec vous des
relations d’amitié, mais je ne serai plus votre amant, c’est beaucoup trop fatigant
pour mes nerfs.

Lundi 28 mai.
11 h 58, à Olga L.
S Prazdnikom7, chère Olga ! Ce matin, pour la liturgie du jour de l’Esprit-Saint,
je suis allé à Saint-Séraphin-de-Sarov. Je pensais aller à Daru, en définitive je
suis allé chez le père Nicolas, et j’ai bien fait : nous n’étions pas nombreux, mais
belle liturgie, priante, recueillie.

Samedi 9 juin.
13 h 59, au Al Fontego.
Gentile Sig. Loris, io et la mia amica Veronique saremo di ritorno a Venezia la
settimana prossima e vorremmo prenotare da voi un tavolo per la cena il
martedì 12 e il venerdì 15. Speriamo che sia possibile, visto che non vediamo
l’ora di ritrovare Al Fontego e le sue squisitezze8 ! 14 h 14, au Vini da Gigio.
Caro Paolo, io e Veronique saremo a Venezia la settimana prossima. Possiamo
prenotare un tavolo a Vini da Gigio per la cena del giovedì 14 ?
Alle 19.30 oppure alle 21.30, decidi tu9.
15 h 26, à Frank L.
Morne week-end où Marie-Agnès, qui m’avait promis de me téléphoner ce
matin, de me voir, va encore disparaître dans le non-être. Je ne la reverrai donc
pas avant mon départ pour Venise, lundi. Tant pis, c’est la vie, et je suis fatigué
de me révolter contre ce qui est fatal, Sénèque et Spinoza nous enseignent que
nous devons accepter ce qui ne dépend pas de nous, qu’il n’y a pas de remède à
l’irrémédiable, et donc ne pas permettre à celui-ci de nous faire souffrir.

Mardi 19 juin.
12 h 46, à Sophie C.
Votre beau travail est une tache de lumière dans une Biennale qui donne une
désagréable impression de paresse, d’impuissance, de prétention, de ringardise
(et la pire des ringardises, celle qui se veut et se croit « branchée »). L’œuvre au
double visage que vous présentez dans deux pavillons, c’est le même et unique
triomphe de l’amour sur la rupture, sur l’oubli, ces deux synonymes de la mort ;
c’est le « Mort, où est ta victoire ? » de l’apôtre Paul. Les grandes œuvres sont
toujours, d’une manière ou d’une autre, porteuses de résurrection, et telle est la
vôtre.

Jeudi 21 juin.
09 h 34, à Jean-Jacques A.
Nous nous sommes croisés à Venise10, mais nous avons, Véronique B. et moi,
été reçus avec beaucoup de gentillesse et d’affabilité par Suzel Berneron et
Silvia Roman. Elles nous ont parlé de votre future grande exposition sur Rome et
les Barbares, exposition à propos de laquelle je venais de lire votre interview
dans Il Gazzettino di Venezia. C’est un projet enthousiasmant et Véronique B.,
passionnée d’antiquité grecque et romaine, qui lorsqu’elle avait seize ans
m’écrivait des lettres d’amour en latin et en grec, qui a consacré sa maîtrise à la
pédérastie dans le Satiricon de Pétrone et son DEA au Pogge, le grand
Renaissant qui découvrit tant de textes essentiels de la littérature latine,
Véronique serait donc folle de joie d’y être associée, même en n’étant engagée
que d’une manière temporaire, juste pour la mostra. Si vous pouviez, cher Jean-
Jacques, faire quelque chose dans ce sens je vous en serais éternellement
reconnaissant.
11 h 30, à Jean M.
Merci de votre texte si intéressant. Je le ferai lire à mon vieil ami Étienne de
Monpezat, viticulteur dans la région de Cahors, dont les vignes familiales (en
particulier le fameux vin de messe Cagorsogo Vino, réservé à la chapelle saint-
pétersbourgeoise de la famille impériale russe) furent après la guerre de 14-
18 détruites par le phylloxéra, vignes qui depuis quelques années renaissent de
leurs cendres en affrontant les difficultés que vous évoquez dans votre article.

Mercredi 27 juin.
10 h 08, à Dominique N.
En ce qui concerne Les Cahiers de Colette, c’est la première fois que j’y signais,
c’était même ma première signature dans une librairie parisienne depuis des
années : une sorte d’événement dans la vie d’un écrivain que l’hostilité des
media et de l’opinion publique réduit chaque jour davantage à la clandestinité.
D’où l’importance particulière que j’y attachais. « Importance » étant d’ailleurs
une façon de parler, car tout cela n’a, c’est évident, pas la moindre importance.

1 Par exemple, quand Blast me fait dire : « Chez moi, il y a une apologie de
l’esprit de lourdeur », alors que, mes lecteurs le savent, c’est évidemment le
contraire, l’esprit de lourdeur est mon pire ennemi, et le contexte de cette phrase
absurde l’indique d’ailleurs avec clarté.
2 Christ est ressuscité !
3 Olivier Clément.
4 Mgr Innocent, exarque du patriarche de Moscou en Europe occidentale.
5 J’ai des rapports personnels courtois avec Jean-Marie Le Pen qui, dans le
privé, est un homme urbain et de commerce agréable ; mais certaines de ses
déclarations politiques sont burlesques. D’origine étrangère, et alors ? Le Pen
n’a-t-il jamais entendu parler de Catherine de Médicis ?
6 Le fameux docteur François Jarricot fut mon médecin traitant de 1974 à 1984.
7 Joyeuse fête !
8 Cher Loris, nous serons, Véronique et moi, de retour à Venise la semaine
prochaine et nous souhaiterions réserver une table pour les dîners du mardi 12 et
du vendredi 15. Nous espérons que c’est possible, car nous sommes impatients
de retrouver votre délicieuse cuisine !
9 Mon cher Paolo, Véronique et moi nous serons à Venise la semaine prochaine.
Nous désirons réserver une table au Vini da Gigio pour le dîner du jeudi 14, à
19 h 30 ou à 21 h 30, comme ça t’arrange le mieux.
10 Nous avions rendez-vous un mardi matin, mais trois jours auparavant le
nouveau président de la République, Nicolas Sarkozy, appelait Jean-Jacques
Aillagon à Versailles, et celui-ci monta dans l’avion pour Paris la veille du jour
où je pris le train de nuit pour Venise. Pazienza !

CHAPITRE 10

Lundi 2 juillet.
09 h 30, à Gilda D.
La semaine commence bien, mon cher amour : je viens à l’instant de retrouver ta
pilule jaune poussin ! Elle s’était glissée malicieusement dans les pages d’un
livre de mon bon maître l’oncle Arthur1 (lui-même perdu dans le fouillis au pied
de mon lit !).

Mercredi 4 juillet.
07 h 45, à Pascal S.
Vous, si attentif au travail de Dominique2, savez-vous si le magnifique texte
qu’il m’a consacré dans Le Magazine littéraire en 1969 a déjà été recueilli soit
dans un livre soit dans une de vos brochures ? C’est un des plus beaux articles
critiques de Dominique, beau et prémonitoire, car en 1969 j’étais un débutant, je
n’avais écrit ni Isaïe réjouis-toi, ni Ivre du vin perdu.

Vendredi 6 juillet.
14 h 23, à Gilda D.
Gilda, ma belle amante, le rouge du vaisseau sanguin éclaté dans mon œil ne
m’embellit pas, mais vous en rose vous êtes ravissante, à croquer, telle une
confiserie de La Marquise de Sévigné.
14 h 48, à Aurélie A.
Le soleil ? Qu’est-ce ? À quoi ça ressemble ? À Paris, c’est un mot dont très vite
on oublie le sens. Nous devons déjà y subir les Parisiens, toujours pressés et
grognons, mais en outre ces temps derniers nous avons droit à un ciel gris et à un
froid dignes du mois de novembre. Quelle ville, Seigneur, et comme vous avez
eu raison de fuir là où il fait chaud ! Chaque matin je prie la Sainte Vierge pour
qu’elle nous envoie une bonne canicule bien gratinée, style l’été 2003. J’espère
être exaucé. Faites-moi signe lorsque vous serez de retour, nous irons, selon le
baromètre, boire un jus de fruit sur une terrasse ou un grog au coin du feu.

Jeudi 12 juillet.
14 h 10, à Maurizio S.
J’aime beaucoup l’œuvre poétique d’Aragon, je tiens Antimémoires et Les
Chênes qu’on abat… pour deux très beaux livres, et je suis ému par le destin
nihiliste de Drieu La Rochelle, mais ni Aragon, ni Malraux, ni Drieu ne figurent
parmi les maîtres de mon adolescence. Je ne les ai lus que plus tard, à l’époque
où mon goût et mon jugement étaient déjà formés. Ce que j’apprécie chez eux,
c’est qu’ils ne sont pas des hommes de lettres, des rats d’encrier, des aventuriers
de papier imprimé. Ce sont des hommes qui ont des passions, politiques,
amoureuses, qui les vivent à fond et qui de ces passions nourrissent leur travail
d’écrivain. Cette famille d’artistes est la mienne, la seule qui présente de l’intérêt
à mes yeux.

Lundi 16 juillet.
10 h 03, à Gilles B.
J’ai déjà tapé 89, j’en suis à mars 90. Ce sont des années (tu t’en es rendu
compte en lisant La Prunelle de mes yeux et Les Demoiselles du Taranne) où je
prenais beaucoup de notes, cela avance donc lentement, et 1989-2007 fera au
moins une dizaine de gros volumes !
10 h 08, à Céline G.
Céline, mon bel ange, je suis en train de dactylographier mon journal
intime 1990, c’est le mardi 20 mars de cette année-là que nous sommes devenus
amants ! Ce jour est présent dans mes yeux, dans mon cœur, sur ma peau,
comme si c’était hier.
10 h 11, à Laura C.
Laura, mon bel ange, je suis en train de dactylographier mon journal
intime 1990. C’est le jeudi 22 mars de cette année-là que nous sommes devenus
amants ! Tu avais seize ans et notre rencontre demeure gravée dans mon esprit,
mon cœur, ma peau, comme si c’était hier.

Mardi 17 juillet.
08 h 24, à Gilles B.
1990 peut nous sembler lointain, mais en réalité il ne l’est pas, c’était hier, une
année, c’est si court, dix-sept années ne sont qu’un instant, et celui qui comme
moi tient son journal intime ne perd jamais le fil du temps, le fil des rencontres,
des amours, des amitiés, des félicités et des malheurs, le fil qui relie les nuits et
les jours, il lui suffit d’ouvrir un carnet ancien et tout se reconstitue. Notre vie
est si brève, une allumette craquée dans la nuit de l’éternité.
08 h 28, à Laura C.
Géniale, et belle, et exquise Laura, tu es non seulement une grande artiste, mais
aussi une âme de lumière, un cœur noble et généreux, merci de ton poème
électronique, il ensoleille mon été, merci de tes mots si doux, si justes…
11 h 44, à Céline G.
Merci de ton adorable réponse à mon Remember, belle Céline ! Je ne connais pas
Madagascar, tu me raconteras. Ton voyage m’insuffle l’envie de recommencer à
voyager loin. Ces dernières années, j’ai beaucoup vécu en Italie, au Maroc, mais
j’ai la nostalgie de l’Asie, je voudrais retourner aux Philippines, en Thaïlande, à
Ceylan, où j’ai de si beaux souvenirs.

Mercredi 18 juillet.
06 h 19, à Marie-Agnès B.
Je t’aime
À c’t aprèm
Sono pazzo di te
M.-A. + G. = félicité
08 h 59, à Léo S.
Céline m’a donné le nouveau roman de Nathalie3, je suis en train de le lire, c’est
magnifique, poignant, je retrouve le bel écrivain de Lumière invisible à mes yeux
et du Rêve de Balthus avec en plus un je-ne-sais-quoi d’écorché vif, mais un
écorché vif maîtrisé par l’écriture, le style, oui, l’expression galvaudée « un
roman d’amour » prend ici tout son sens, sa plénitude douloureuse (car l’amour,
c’est la douleur) et vivifiante.

Jeudi 19 juillet.
16 h 57, à Véronique B.
Mistigretta, battendo a macchina il diario 1990, ho ritrovato una poesia che
avrei dovuto pubblicare in Super flumina Babylonis e poi me la sono
dimenticata. Tu avevi rubato una bottiglia di chambertin nella cantina di tuo
padre4 :
La petite fille et son vilain monsieur
Se moquent des jaloux, des envieux,
Ils font l’amour et du latin
Tout en buvant du chambertin.

Vendredi 20 juillet.
10 h 10, à Véronique B.
Poupsika, hai ricevuto la mia poesia ?
Gabibbo, alias O’Malley, alias Président Marcos, alias Mistigri, alias Karamzin,
alias Grognatout, alias La Lotteria, alias Marcel Kébir, alias Fripounet, alias
Poupsik, e chi più ne ha più ne metta.
16 h 08, à Véronique B.
Marcel Kébir ? Ho appena ritrovato una carta dove hai scritto : Poupsik !
Mistigri ! Gabibbo ! O’Malley ! Tormentone ! Al di sopra ! Marcel Kébir ! Te la
mostrerò ad agosto5.

Lundi 23 juillet.
11 h 48, à Jacques C.
Caro Giacomo, je sais que vous étiez amis, c’est pourquoi je devine que la mort
du roi d’Afghanistan vous attriste et j’ai une pensée affectueuse pour vous.

Jeudi 26 juillet.
09 h 51, à Gilles R.
C’est à moi de vous remercier de ce bon dîner Chez Françoise et du livre que
vous m’avez offert. J’ai lu avec amusement les pages que vous m’y consacrez,
mais j’espère que l’aspect « culottes Petit Bateau » n’est pas la seule chose que
vous reteniez de mon travail d’écrivain. Ce serait injustement réducteur.

Vendredi 27 juillet.
16 h 17, à l’archimandrite S.
Je viens de recevoir le livre de notre jeune et chère amie Olga6. C’est vraiment
un ouvrage important, j’en ai eu la certitude durant la semaine sainte que j’ai
passée (lorsque je n’étais pas à l’église) à en lire et corriger le manuscrit : c’est
plus que la biographie d’une théologienne, c’est le portrait d’une époque, c’est le
récit d’une aventure, celle de notre Église orthodoxe en France, oui, un beau
livre, et la liberté de ton et de plume avec quoi Olga raconte les amours du père
Lev et de Liselotte m’enchante. J’imagine la tête de nos culs-bénis quand ils
vont lire ça !
17 h 33, à Gilda D.
Merci de ces jolies images, mon cher amour. Je t’adore en bleu, en blanc, en
rose, et plus encore nue dans mes bras.

Samedi 28 juillet.
08 h 01, à Valérie S.
Je raconte des histoires, je crée des personnages, des jeunes filles et des vieux
messieurs, des croyants et des athées, des laïcs et des prêtres, des amants fidèles
et des libertins inconstants, des gourmets et des frugaux, etc. Je vis, je voyage, je
bouge, je fais des rencontres, j’aime, je suis heureux, je souffre, je suis malade,
je suis en bonne santé, il fait soleil, il pleut, je m’observe, j’observe les autres, je
prends des notes, tutto fa brodo, tout cela nourrit mon inspiration romanesque,
mon travail, mon art, le but étant de fixer l’instant fugace, de vaincre la mort en
créant de la beauté.

Lundi 30 juillet.
09 h 40, à Valérie S.
« Tous les goûts sont dans la nature, le meilleur est celui qu’on a », écrit Sade
avec raison. Chacun de nous a sa propre bibliothèque idéale, qui n’est pas celle
de notre voisin de palier. Cela vaut aussi pour les tableaux, les musiques, les
films – sans parler des êtres. Peu importe que votre voisin de palier n’aime ni
Tolstoï, ni Delacroix, ni Cimarosa, ni Fritz Lang. L’essentiel est que vous, vous
les aimiez, que leurs œuvres vous enrichissent et vous fortifient. Ce qui compte,
ce sont vos amours, vos passions, vos enthousiasmes, et l’avis de votre voisin de
palier sur vos enthousiasmes, vos passions et vos amours compte pour du beurre,
on s’en fout.
À propos de Fritz Lang, puisque vous partez pour l’Inde, attention aux tigres (du
Bengale, of course…).

Lundi 6 août.
05 h 41, à Madeleine G.-N.
Sur ce point de la famille, je suis, depuis l’âge de onze ans, inflexible. Dès mon
enfance, j’ai compris, j’ai su, que la famille, c’est l’ennemi. Sur moi, dans mon
portefeuille, j’ai un papier où j’ai inscrit en gros caractères, au cas où j’aurais un
accident ou un malaise dans la rue : NE PAS PRÉVENIR MA FAMILLE, et indiqué deux
ou trois noms d’amis à alerter.
06 h 13, au père René F.
J’apprends la mort du cardinal Lustiger. Je l’ai connu à la Sorbonne où j’étais
alors étudiant et lui aumônier. Il m’avait demandé de faire un exposé sur l’Église
orthodoxe à mes camarades catholiques du Centre Richelieu. C’était un homme
nerveux, vibrionnant ; il donnait l’impression d’avoir en permanence une
ampoule de 500 watts dans les fesses.
17 h 09, à Christopher G.
Quelques heures avant le vôtre, j’ai reçu un second émile du prince m’annonçant
que vous viendriez tous les quatre à Paris vers le 20 août. Dès que vous saurez la
date précise, dites-la-moi pour que je réserve ma soirée. Le prince m’a annoncé
qu’il était désormais un homme riche et un futur mécène. C’est précisément ce
dont nous avons besoin : un nouveau Laurent de Médicis.
22 h 44, à Gérard L.
Le cardinal Lustiger a su réorganiser son clergé, insuffler au catholicisme
parisien un élan nouveau, donner à son troupeau le goût de la réflexion
théologique. C’est pourquoi je suis surpris par les commentaires que sa mort
inspire aux journalistes, ces idiots incultes ne soulignant qu’un seul point : il
était un Français d’origine polonaise et un chrétien d’origine juive. Ce sont les
mêmes journalistes qui, lorsqu’ils parlent de Pouchkine ou d’Alexandre Dumas,
le seul point qui les intéresse, c’est que ces deux grands maîtres étaient d’origine
nègre. C’est d’autant plus bêtement raciste qu’en Christ, tout lecteur de
l’Évangile le sait, il n’y a plus ni Juifs ni Grecs ; d’autant plus
métaphysiquement débile que, si je ne m’abuse, la Sainte Vierge, Jésus-Christ,
saint Matthieu, saint Luc, saint Marc, saint Jean et les autres apôtres étaient, eux
aussi, juifs, ce qui ne les a pas empêchés de faire une brillante carrière dans
l’Église.

Vendredi 10 août.
12 h 13, à Alain de B.
Qui a écrit (est-ce Baudelaire ?)7 que ce qui caractérisait l’Académie française,
c’était que tout au long de son histoire elle n’avait jamais cessé d’être ridicule ?
Ce bon mot m’est venu à l’esprit tandis que, regardant d’un œil (de l’autre, je
tape mon journal intime 1990) les obsèques télévisées du cardinal Lustiger,
j’entendais le discours pompier, pompeux, ampoulé, irrémédiablement
grotesque, de Maurice Druon. La messe a été précédée d’une cérémonie rituelle
juive sur le parvis de Notre-Dame, symbolisant, je suppose, les racines
vétérotestamentaires du christianisme. Cela m’a remis en mémoire une formule
de ton ami Venner qui, lorsque je l’avais lue dans ton Liber amicorum, m’avait
fait sourire : « Depuis qu’au IVe siècle un culte exotique est devenu la religion
obligatoire d’un Empire cosmopolite…8 »
Cette singulière façon de résumer vingt siècles de vie chrétienne en Europe, cet
(involontaire ou délibéré ?) oubli du fait que Cybèle, Dionysos, Mithra, sont, eux
aussi, des divinités orientales, « exotiques », je m’étais alors dit que la passion
partisane rendait comique une pensée que ce brave Venner voulait, je suppose,
fort sérieuse. Pour ma part, tu le sais, je suis peu sensible à cette filiation
vétérotestamentaire, je suis sur ce point très marcionien, et la parenté de
l’enseignement du Christ avec ceux d’Épicure et du Bouddha me semble
beaucoup plus stimulante, émouvante, mais il y a tout de même des limites à
l’antijudaïsme. Exotiques ou bien de chez nous, je m’en fous, les Psaumes sont
un des plus sublimes poèmes qu’une main humaine ait jamais écrits, le Cantique
des cantiques et l’Ecclésiaste ne sont pas mal non plus, et je fais mon miel de
tout ce qui est beau sans trop me soucier de son origine géographique. Notre ami
Alain Daniélou, se convertissant à la foi de Shiva, faisait, lui aussi, preuve d’un
goût très vif de l’exotisme, et il a eu diablement raison de s’y abandonner.

Dimanche 12 août.
15 h 57, à Maud V.
J’ai été très heureux, contessina mia, de te retrouver plus jolie, plus vive, plus
jeune, plus spirituelle, plus ragazzina tutto pepe que jamais ! Et très heureux de
ce retour à « notre » château de Vincennes, de cette visite du donjon, de ces
heures complices vécues en ta compagnie le jour de mon anniversaire, pour moi
la plus stimulante façon de commencer cette nouvelle année, un vrai porte-
bonheur.

Samedi 18 août.
10 h 45, à Alain de B.
Tu te souviens de l’avant-dernier pape de Rome, le vieux narcisse blanc Jean-
Paul II, l’exhibitionniste de Cracovie, et de sa manie de demander pardon. Il
avait même présenté ses excuses aux Aborigènes d’Océanie, ce qui témoigne
d’une imagination masochiste sans cesse en éveil. Eh bien, ce digne prélat a un
imitateur. Lisant le Corriere della Sera de ce jour, j’apprends qu’en Nouvelle-
Guinée un ex-cannibale (sic) demande pardon pour avoir en 1878, il y a donc
cent-vingt-neuf ans, transformé des missionnaires en ragoût : « Abbiamo
mangiato i vostri antenati, vi domandiamo perdono9. » Cela ne s’invente pas, et
le plus croquignolet est la photo des anthropophages repentis qui illustre l’article
du Corriere et semble sortie tout droit d’un bon vieux King Kong de derrière les
fagots. Tu le vois, le rayonnement de l’Église catholique s’étend jusqu’aux
amateurs de chair fraîche. Je me garderai bien de te dire – c’est un sujet trop
délicat – si je m’en réjouis ou si je le déplore. Quoi qu’il en soit, sache que si tu
vas prochainement faire une tournée de conférences en Papouasie Nouvelle-
Guinée, si l’on te sert du gigot, tu pourras le manger en toute tranquillité : ce sera
du singe, du lynx, du serpent, mais ce ne sera pas du jésuite.
20 h 37, à Michel M.
J’ai beaucoup de souvenirs à Fontainebleau, où j’ai eu des chevaux en pension,
ai monté en concours hippique et chassé à courre. J’y ai aussi des souvenirs
amoureux : quand ma future femme, Tatiana, était lycéenne, nous y avions passé
une nuit clandestine dans un hôtel très chic qui s’appelait, si mes souvenirs ne
me trahissent pas, l’hôtel de l’Aigle noir ou quelque chose comme ça. C’était à
l’époque le meilleur hôtel de Fontainebleau. Il y avait alors, dans le coin,
quelques très bons restaurants. À Fontainebleau, et aussi à Barbizon : dans Ivre
du vin perdu, Nil Kolytcheff se rappelle avoir, à treize ans, mangé son premier
steak au poivre à l’auberge du Bas-Bréau, et ce détail est autobiographique. Tout
cela est bien loin, mais je m’en souviens comme si c’était hier.

Mardi 21 août.
15 h 45, à Dominique N.
Je viens de te poster les pages du Sabre de Didi sur le suicide de Jean-Louis
Bory. Ni dans ces pages ni dans mon journal intime (Les Soleils révolus), je n’ai
donné le nom du type qui avait écrit l’abject article paru au Figaro. Le plus drôle
est qu’à présent je l’ai oublié et serais incapable de te le dire. D’ailleurs, cette
canaille est morte, Dieu ait son âme. C’était un de ces journalistes aigris et
méchants qui trempent leur plume dans le fiel, la jalousie, le ressentiment, un de
ces ringards brillants (au sens où brillent les bijoux en toc) qu’adore notre petite
droite littéraire, désespérément superficielle, irrémédiablement impuissante, qui
ne sait que ricaner.

Dimanche 26 août.
10 h 51, à l’archimandrite S.
Merci de ton émile. Oui, je vais bien, mais l’incendie qui ravage la Grèce me
déchire le cœur. Le ministre de l’Intérieur grec est convaincu de la nature
délibérée, criminelle, de ces feux destructeurs. Et dire qu’il y a encore des gens
qui doutent de la présence active du diable en ce monde !
11 h 26, à Léo S.
Je suis impressionné par la magnifique photo de toi à vélo et partage ton
sentiment : si Paris-plage est une fausse bonne idée, une catastrophe hygiénique
qui enrichit les dermatologues (tous ceux que je connais rendent grâce à
Delanoë, on fait chaque mois de septembre la queue dans leurs cabinets !), les
vélos municipaux sont en revanche une trouvaille utile et fort sympathique.

Samedi 1er septembre.
07 h 21, à René S.
Merci de ce dîner qui marque d’un caillou blanc la rentrée liturgique et scolaire.
À propos, sais-tu si l’année scolaire débute en septembre parce qu’alors
commence l’année liturgique, ou est-ce une simple coïncidence ? Tu me diras ça
à l’occasion. Le goût exquis de la raie à la vapeur que nous avons mangée hier
soir m’a rappelé qu’enfant on me faisait manger de la raie, mais je ne sais
pourquoi, c’était une raie au beurre noir, une raie perdue, noyée (dans la mesure
où les poissons peuvent se noyer) dans une sauce noire, une sorte de crème au
beurre noir qui me restait sur l’estomac. La raie à la vapeur et au fenouil d’hier
soir était infiniment plus digeste et goûteuse.
Bon voyage en Auvergne. J’allais souvent à Clermont-Ferrand à l’époque où
Hélène10 y était étudiante, c’était une ville qui, elle aussi, semblait trempée dans
du beurre noir, même la cathédrale était noire, au début cela me semblait triste,
et puis je m’y suis habitué. On s’habitue à tout, sauf à la grandissante connerie
de nos contemporains qui, elle, continue à nous faire bondir d’exaspération ou de
rage, mais ça, c’est bon pour la santé, ça nous maintient en éveil.
Le jeune Jérôme devrait profiter de son séjour en Auvergne pour lire quelques
pages des Pensées de Pascal, un enfant du pays.
09 h 41, à Quitterie de C.
Internet, c’est souvent le pire, mais parfois le meilleur, comme en témoigne
votre émile que je reçois à l’instant et qui, en ce début de l’année liturgique, est
de bon augure, chère Quitterie ! Vous étiez hier très en beauté et moi sous votre
charme. À Londres, ne vous faites pas enlever par un Grenadier Guard, revenez-
nous !
09 h 54, à Caroline de C.
Hier, avec Quitterie, nous avons fait une promenade sur les quais, dans l’île
Saint-Louis, nous avons bu un thé indien et un jus d’orgeat à l’ombre de Saint-
Gervais, c’était bien agréable. Quitterie m’a paru en grande forme, elle n’a
jamais été aussi belle et semble enchantée de marcher prochainement sur les pas
de Byron dans les allées et les bibliothèques de Cambridge.
Votre lettre d’Italie m’a fait un vif plaisir. J’ai découvert Assise il y a juste
quarante ans (cela ne me rajeunit pas), à l’occasion d’un colloque sur l’avenir du
christianisme qui se tenait à Pérouse. Jeune écrivain débutant, j’y avais, fort
intimidé, pris la parole parmi un parterre d’éminents théologiens11.
La douceur christique, l’ineffable tendresse d’Assise : une impression suave,
inoubliable.

Lundi 3 septembre.
07 h 31, à Laura C.
J’ai beaucoup de plaisir à t’imaginer, telle une bonne fée, parmi les ibis et les
coyotes. Un saint russe du dix-neuvième siècle, Séraphin de Sarov, qui vivait
dans la forêt, avait, lui, fait amitié avec un ours et sur les icônes qui le
représentent les iconographes font volontiers figurer cet ours.
Merci beaucoup pour ton dessin. Je te l’ai peut-être dit, mais je te le répète :
toutes les lettres (jusqu’au moindre billet) que tu m’as écrites durant nos amours,
lettres presque toujours ornées, accompagnées, de dessins, sont désormais
(depuis 2004) en sécurité, confiées, avec l’ensemble de mes archives, de mon
carteggio (comme disent les Italiens), à une institution spécialisée dans la
littérature contemporaine, et si un musée voulait te consacrer une exposition je
serais heureux de les lui prêter.

Mercredi 5 septembre.
22 h 47, à Marie R.
De retour de l’abbaye où j’ai travaillé avec les cinéastes qui tournent un film sur
moi12, et avec Mélina Reynaud, l’archiviste qui m’aide à réunir les textes de
mon cinquième recueil, je lis votre émile, tendre Marie. Écrivant la chronique à
quoi vous faites allusion13, je n’ai à aucun moment pensé à vous. Il s’agit de
jeunes personnes embourgeoisées qui m’ont rayé de leur vie, et ce n’est, Dieu
merci, pas votre cas.

Samedi 8 septembre.
12 h 10, à Christian C.
Je ne sais si Nicolas Sarkozy assistera aux obsèques de Pavarotti. Je pense qu’il
sera trop occupé à consoler l’équipe de France de rugby qui, après les
rodomontades, les cocoricos, le patriotisme de bazar accoutumés, a pris une
raclée argentine. Ah le « sport », mon cher ! 13 h 50, à Maurizio S.
Hai per caso letto l’editoriale del Corriere della Sera di ieri firmato da un certo
Paolo Isotta ? Chi è costui ? Il suo articolo mi fa schifo. Un articolo fatto per
sminuire Pavarotti, svalutare il suo lavoro. Un articolo perfido, pieno di fiele.
Una vergogna14.

Mardi 11 septembre.
07 h 01, à Claire P.
Hier, badaudant à L’Écume des Pages, boulevard Saint-Germain, c’est avec une
vive émotion que j’ai découvert ce recueil de lettres de Rachel Bespaloff à Jean
Wahl que votre maison d’édition a publié. Quand j’étais enfant, il y avait un
docteur Bespaloff qui soignait une bonne partie de l’émigration russe à Paris.
J’ai aussitôt acheté le livre et ai passé la nuit à le lire. Oui, quelle émotion d’y
lire tant de noms chers : ceux de Berdiaeff et de Chestov qui furent deux des
principaux maîtres de mon adolescence, de Jean Wahl dont à la Sorbonne j’ai
suivi le cours sur Nietzsche, de Gabriel Marcel qui m’avait à la bonne et me
reçut souvent chez lui rue de Tournon, de Boris de Schlœzer dont je ne fis
connaissance que tardivement (à un colloque sur la philosophie religieuse russe),
en 1968, il était très vieux, aveugle, mais éblouissant d’intelligence, de bonté,
d’une exquise courtoisie, et que j’eus la joie de revoir chez la fille de Chestov.
Et aussi de Benjamin Fondane dont j’ai découvert les livres par le truchement de
notre commun maître Chestov. Un jour (il n’y avait encore nulle plaque
commémorative, celle-ci ne fut posée que récemment) où Cioran et moi nous
faisions une de nos interminables promenades dans les rues de Paris, en
particulier celles du quartier Latin, il m’amena devant la maison où habitait
Fondane lorsqu’il fut dénoncé et déporté. Cioran me raconta ces événements de
sa voix hachée, vibrante, et soudain il éclata en sanglots. Je n’ai vu que trois
hommes pleurer de cette façon, dans l’intimité d’un tête à tête : Cioran, Joseph
Czapski et Pierre Boutang. C’est très rare de voir ainsi pleurer un homme. Dans
les Évangiles le Christ pleure, chez Plutarque les rudes légionnaires romains
pleurent, mais nos contemporains, dressés à jouer la comédie, à juguler leurs
émotions, leurs passions, à vivre masqués (ou, plus précisément, à ne pas oser
vivre, et c’est pourquoi ceux qui osent avouer leurs contradictions et vivent à
fond la caisse font scandale), ne pleurent pas. « Un homme ne pleure pas »,
j’avais une nurse, une Suissesse, qui me répétait ça sur tous les tons. Notre
société est fondée sur le mensonge.

Mercredi 12 septembre.
10 h 22, à Catherine R.
Je suis heureux que Voici venir le Fiancé vous ait intéressée. Lors de l’émission,
j’aimerais que nous puissions parler de plusieurs choses : l’orthodoxie, certes,
mais aussi la diététique, l’Italie, l’écriture, les liens entre fiction et
autobiographie (je suis romancier, mais publie aussi des essais où je dis « Je »,
un journal intime), la politique (je puis à l’occasion être un redoutable
polémiste).
10 h 42, à Véronique B.
Pure a me l’idea di un Natale nel frigorifero torinese non mi piace più di tanto ;
ma forse possiamo farci soltanto una capatina, dal 23 al 26 ? Non lo so.
Preferirei un Natale a Manila…15

Jeudi 13 septembre.
14 h 29, à Maurizio S.
La merita, eccome se la merita ! Non dobbiamo mai perdere un’occasione
d’indignarci. Fa bene all’anima, al cuore, alla salute. L’indignazione è un
toccasana.
Flaubert firmava spesso le sue lettere così : « Votre indigné »16.

Samedi 22 septembre.
11 h 32, à Gilles R.
Ce que vous me dites de Vanessa et d’Hélène (après lecture des Demoiselles du
Taranne) est hélas vrai. Je crois (je l’ai d’ailleurs écrit, dans Ivre du vin perdu,
me semble-t-il) que nous touchons là du doigt la relation très spéciale que les
femmes ont avec la réalité, la vérité. Elles n’aiment ni la vérité ni la réalité, elles
n’aiment pas leur passé, aussi le réécrivent-elles, le réinventent-elles, le nient-
elles. Aristote écrit que les dieux peuvent tout faire sauf que Xerxès n’ait pas été
vaincu par Thémistocle à la bataille de Salamine. Eh bien, cette irréversibilité de
ce qui a été, voilà ce que récusent les femmes ou, soyons précis, ce que récuse
un certain type de femmes. Quand elle a lu La Prunelle de mes yeux, Vanessa a
piqué une crise de nerfs, puis a fait une dépression nerveuse, car cette
description au jour le jour de la belle passion qui nous avait si longtemps unis lui
a été insupportable, l’a contrainte à VOIR combien elle avait eu tort de rompre, l’a
obligée à OUVRIR LES YEUX, et cela elle ne l’a pas supporté. Ce rappel à la réalité
lui a été insupportable. Elle aurait préféré pouvoir continuer à avoir bonne
conscience, à se persuader que c’était Xerxès qui avait gagné la bataille de
Salamine, que le noir était blanc, que les torts étaient du côté de Gabriel, que
c’était Gabriel qui avait rompu, assassiné leurs belles amours… La mythomanie
d’Hélène relève, elle aussi, de ce refus de la réalité. Avoir une vie ne l’intéressait
pas. Ce qui comptait à ses yeux, c’était de s’en inventer une17.
21 h 45, à Gilles R.
Ce sont les hivers aux Philippines, les étés à la piscine Deligny ou en Corse, les
printemps en Tunisie ou au Maroc, les automnes en Égypte ou en Italie, que je
suis en train de payer. Le soleil est un dieu bienfaisant et aussi, à l’occasion, un
dieu meurtrier. J’ai cru pendant trois jours – trois jours d’angoisse analogues à
ceux que j’ai vécus en mars 1987 à l’Hôtel-Dieu quand les médecins qui me
soignaient étaient convaincus que j’avais le sida – que j’étais atteint d’un cancer
de la peau. Il semble en définitive que ce soit moins grave, mais j’ai des soins à
subir et le soleil de Marrakech m’est déconseillé.

Samedi 29 septembre.
11 h 35, à Clarisse C.-G.
L’archange Gabriel est célébré à plusieurs reprises lors de l’année liturgique, et
en outre le calendrier dont vous disposez est celui de l’Église catholique (revu et
corrigé par les Postes), c’est-à-dire souvent différent de celui de l’Église
orthodoxe. Il faut ajouter à cela les nombreux saints qui portent le prénom de
Gabriel et qui, eux aussi, ont leur jour de fête. Moi, mon jour onomastique, c’est
le 26 mars, lendemain de l’Annonciation.

1 Arthur Schopenhauer.
2 Dominique de Roux.
3 Cf. le chapitre intitulé « Nathalie Rheims » dans Vous avez dit métèque ?.
4 Mistigrette, dactylographiant mon journal intime 1990, j’ai retrouvé une poésie
que j’aurais dû mettre dans Super flumina Babylonis, puis ça m’est sorti de la
tête. Tu avais volé une bouteille de chambertin dans la cave de ton père.
5 Là, je ne traduis pas, faites fonctionner vos petites cellules grises, le vostre
piccole cellule grigie.
6 Olga Lossky, Vers le jour sans déclin, Éditions du Cerf, 2007.
7 Non, ce n’est pas Baudelaire, c’est un autre de mes poètes de prédilection,
Alfred de Vigny, dans son Journal d’un poète, à la date du 18 décembre 1836.
8 Liber amicorum Alain de Benoist, Paris, 2004, page 255.
9 Nous avons mangé vos ancêtres, nous vous demandons pardon.
10 Hélène P.
11 Le texte de ma conférence, « L’ortodossia di fronte al mondo moderno », a,
en 2008, été recueilli dans Vous avez dit métèque ?.
12 Nicolas Bailly et Pierre Nicolas. Film inachevé et cinéastes disparus dans la
nature…
13 Cette chronique, « Nathalie Rheims », a été, en 2008, recueillie dans Vous
avez dit métèque ?.
14 As-tu par hasard lu l’éditorial du Corriere della Sera d’hier signé par un
nommé Paolo Isotta ? Qui est ce zozo ? Son article me dégoûte. Un article fait
pour rabaisser Pavarotti, dénigrer son travail. Un article perfide, plein de fiel.
Une dégueulasserie.
15 Moi non plus, l’idée d’un Noël dans le réfrigérateur turinois ne m’emballe
pas ; mais peut-être pourrions-nous n’y faire qu’un saut, du 23 au 26 ? Je ne sais.
Je préférerais un Noël à Manille…
16 Il la mérite ! Et comment ! Nous ne devons jamais perdre une occasion de
nous indigner. Cela nous fait du bien à l’âme, au cœur, à la santé. L’indignation
est une panacée. Flaubert signait souvent ses lettres : « Votre indigné ».
17 Vanessa est l’adolescente qui m’a inspiré le personnage d’Allegra dans
Harrison Plaza ; Hélène, celui d’Élisabeth dans Les Lèvres menteuses.

CHAPITRE 11

Lundi 1er octobre.
10 h 06, à Clarisse C.-G.
Les thèmes que vous me dites vouloir aborder sont intéressants mais, dans la
réprobation morale et sociale qui frappe l’artiste accusé de mauvaises mœurs,
n’oubliez pas la jalousie sexuelle, aussi importante, aussi forte, et plus encore,
que la jalousie sociale. Dans les ONG et les ligues de vertu qui traquent les
libertins, il y a 90 % de refoulés, de malades, de timides qui, n’osant pas vivre
leurs passions, se vengent sur ceux qui l’osent. Les ONG spécialisées dans la
lutte contre la philopédie sont le plus grand vivier de philopèdes qui existe, et si
les flics étaient moins cons c’est dans ces milieux qu’ils enquêteraient.

Mercredi 3 octobre.
09 h 58, à Julie d’H.
Bien que La Croix ait hier publié mon sentiment sur cette visite1, je ne fais pas
partie des orthodoxes pieux et réputés pour leur vertu qui ont reçu un carton
d’invitation au raout patriarcal. Peut-être y ferai-je un saut vers 17 h 30, mais il
est hors de question que je fasse la queue pour entrer dans la cathédrale, tel un
touriste japonais. Si l’on y entre sans difficulté, j’y entre. Sinon, tchao poulette,
ou plutôt : tchao Votre Sainteté.
10 h 51, à Yvan A.
Cette nuit, tenu éveillé par une tenace insomnie, j’ai soudain été assailli par un
doute. La célèbre phrase de Dupont et Dupond est-elle : « Je dirai même
plus… » ou : « Je dirais même plus… » ? Futur ou conditionnel ? Comme ma
vie est un perpétuel campement, je vis parmi les valises et les malles, tel un
romanichel, je n’ai pas sous la main Les Aventures de Tintin et Milou, je ne puis
vérifier… Dans le texte que je vous ai envoyé2 je crois avoir utilisé le futur. Si
c’est une erreur, les tintinologues vont protester. J’espère que cela ne fera pas un
incident diplomatique avec la Syldavie.
11 h 08, à Sophie C.
Il n’y a dans la vie presque rien de plus agréable que d’admirer et de partager un
sentiment d’admiration. Un certain parisianisme qui ne sait que dénigrer et
ricaner (ah ! ce perpétuel ricanement des dîners en ville) ne sait pas ce qu’il perd
en ne cultivant pas davantage la vertu d’admiration, car c’est un vrai bonbon
pour le cœur et l’esprit.

Jeudi 4 octobre.
16 h 58, à Gilles B.
Touchant la morale sexuelle, les évêques, qu’ils soient orthodoxes ou
catholiques, peuvent difficilement enseigner autre chose que la doctrine de
l’Église. Or celle-ci est précise : seul le sacrement du mariage justifie, sanctifie,
les relations érotiques. En dehors du mariage, l’unique voie chrétienne est la
continence monastique. C’est comme ça, mon cher Gilles, et je n’imagine pas
qu’un prince de l’Église, qu’il parle en public et sous l’œil des caméras ou dans
le secret du confessionnal, puisse sur ce point précis dire autre chose. Cela posé,
au paradis, le Christ nous expliquera peut-être que l’Église l’a mal compris,
mésinterprété ; mais en attendant d’y être, lorsque nous vivons dans le péché,
nous devons avoir le courage de savoir que nous vivons dans le péché,
d’assumer cette vie pécheresse, et l’honnêteté de ne pas demander à l’Église de
nous féliciter et de nous bénir.

Vendredi 5 octobre.
17 h 07, à Jean-Michel D.
Je n’ai pas grand-chose à dire du viol, sinon qu’il me fait horreur, mais je
tâcherai néanmoins de dire quelques petits trucs qui entrent dans le cadre de
votre colloque, sur le pharisaïsme de nos contemporains, sur l’ordre moral et
sexuel qui s’impatronise sur la planète – visage érotique (ou plutôt anti-érotique)
du « nouvel ordre mondial » cher à la famille Bush, sur la condition difficile
d’un écrivain tel que moi, ostracisé par les media pour ses prétendues mauvaises
mœurs.

Samedi 6 octobre.
16 h 47, à Clarisse C.-G.
La ville de Bordeaux a-t-elle sa « nuit blanche », comme l’ont Paris et Rome ?
J’espère que vous y échappez. Jamais la société n’a été aussi inculte, les gens
aussi analphabètes, mais l’État veut du « culturel », il veut à tout prix convaincre
de pauvres types qui n’en ont strictement rien à cirer d’aller dans des musées,
des théâtres, des librairies, où ils s’ennuient à mourir, bâillent à se décrocher la
mâchoire. Cette nuit, à Paris, il sera prudent d’avoir sa boîte de boules Quies à
portée de la main, car les rues seront jusqu’à l’aurore envahies par une foule
d’abrutis puant la bière et gueulant comme des ânes : entre le rugby et le
« parcours culturel » (sic) proposé par la Mairie, ça va être gratiné.
Je vous écris cela mais je vais moi aussi participer à cette farce en lisant aux
Cahiers de Colette, une librairie du Marais, quelques pages de mon œuvre
immortelle ! J’ai envie de ça comme de me pendre, mais l’amitié, c’est sacré, et
je ne me sens pas le courage de faire faux bond à cette sympathique libraire.

Mardi 16 octobre.
08 h 28, à Frank L.
Je désire vous remercier de cet enchanteur séjour à Lyon, de votre accueil, de
votre gentillesse. Marie-Agnès et moi, nous sommes très heureux de vous avoir
revus tous les quatre, d’avoir partagé avec vous ces moments d’intimité
familiale. J’ai aussi été heureux d’être enfin tête à tête avec Marie-Agnès (que je
n’avais quasi pas vue depuis trois semaines). Ma vie amoureuse est ce qu’elle
est, c’est moi qui l’ai choisie et je n’ai pas le droit de m’en plaindre, mais quel
gâchis ! Cela dit, jouissons des instants de bonheur qu’il nous est donné de vivre
et pour le reste pratiquons cette vertu d’acceptation sur laquelle nos maîtres
stoïciens ont écrit de si excellentes choses !

Mercredi 17 octobre.
17 h 14, à Clarisse C.-G.
Montherlant paye aujourd’hui très cher d’avoir tenté de dissimuler la réalité de
sa vie amoureuse, érotique, et que le dévoilement ait eu lieu dix ans après sa
mort par le truchement d’un biographe n’a fait qu’empirer la situation, les gens
n’aiment pas ça, ils ont l’impression d’avoir été pris pour des cons, d’avoir été
dupés. Songez à François Mitterrand qui, bien que chef de l’État, a tenu à révéler
de son vivant ses liens avec le régime de Vichy, son amitié avec Bousquet, sa vie
privée de quasi-bigame, sa bâtarde, et il a eu mille fois raison, les Français lui en
ont su gré.

Samedi 20 octobre.
13 h 15, à Christine H.
Vendredi dernier, le 12 octobre, le père *** m’a téléphoné pour me dire que le
patriarche de Moscou l’avait finalement autorisé à passer sous la juridiction de
Constantinople. Je suis heureux que cette querelle soit close, car elle éprouvait
de manière fort douloureuse l’higoumène, les moines et les moniales du
monastère Saint-***, mais il demeure que ces tensions entre orthodoxes sont fort
tristes ; que dix-neuf ans après la fin du cauchemar marxiste-léniniste en Russie
elles ne devraient plus exister.
Que le Christ te garde dans Sa joie.
13 h 25, à Frank L.
Marie-Agnès vous racontera mes cris de douleur qui ameutaient les populations
alentour le boulevard Saint-Germain jeudi. Je souffrais depuis mardi d’un
torticolis, mais dans les deux jours qui ont suivi la douleur s’est étendue et je ne
pouvais faire le moindre mouvement sans hurler. D’où piqûres de morphine,
pilules anti-inflammatoires, et en outre une minerve qui me fait ressembler à
Erich von Stroheim dans La Grande Illusion. Il ne me manque que le monocle.
Vous a-t-on cassé les pieds (ou plutôt les oreilles) en Alsace avec le rugby ?

Dimanche 21 octobre.
10 h 35, à Frank L.
Les cocoricos de la presse française n’ont pas empêché notre vaillante équipe de
prendre deux déculottées successives. Pour de mauvais esprits tels que vous et
moi, quelle délice ! Quant au torticolis, mystère et boule de gomme : je me suis
réveillé avec lui mardi matin et, dans les deux jours qui ont suivi, ça a, Dieu sait
pourquoi, empiré à un point incroyable, d’où le Voltarène, la minerve, les
piqûres dans la fesse (droite). En cette occasion, Marie-Agnès a été
particulièrement présente, adorable. C’est en vérité mon ange gardien.

Lundi 22 octobre.
13 h 35, à José B.
Lors de notre dernière conversation, j’ai nommé Claude Lorrain mais, tu le sais,
j’ai de très mauvais goûts en peinture (et j’en suis fier) : j’adore les orientalistes,
les pompiers, et si tu trouvais un tableau sensuel et coloré qui exprimerait un
mode de vie raffiné style narghilé et jolies pépées, avec une nuance
méditerranéenne clairement exprimée, j’en serais enchanté. Ou encore un tableau
archéologique, dans mon livre je parle beaucoup de ruines grecques et romaines,
vois par exemple le début du chapitre 2 : « À Délos, l’île d’Apollon […], les
lions, les fameux lions, tendent leurs gueules pelées, arides, vers un ciel vide de
dieux. »3

Vendredi 26 octobre.
13 h 04, à Benoît G.
Vous me parlez de mon journal intime. Je vous raconterai de vive voix les
difficultés (le mot est faible) que les avocats et le service juridique de Gallimard
m’ont faites pour Les Demoiselles du Taranne. La situation devient irrespirable.
Je pensais qu’une fois mort on était tranquille, mais l’affaire Hergé4 prouve que
la censure flicarde s’exerce même post mortem, de façon rétroactive. C’est
absolument catastrophique.

Mardi 30 octobre.
08 h 22, à Clarisse C.-G.
Je suis fauché, mais j’ai toujours vécu comme si j’étais riche, quand j’ai envie de
manger du caviar je m’offre du caviar, et j’ai l’intention d’être fidèle à ce mode
de vie jusqu’à mon dernier soupir. Je ne suis pas doué pour gagner de l’argent,
mais j’excelle dans l’art de le dépenser.

Vendredi 2 novembre.
23 h 10, à Maria S.
Seigneur ! Comme j’aurais aimé être une petite souris pour pouvoir entendre la
conversation entre deux femmes exceptionnelles qui ont l’une et l’autre partagé
ma vie, qui m’ont l’une et l’autre inspiré un personnage d’Ivre du vin perdu5 !
En randonnée, vous n’avez pas parlé de moi, mais ce thème, vous l’aborderez
assurément un jour, sans doute après ma mort – peut-être à mon enterrement, si
enterrement il y a, et si vous me faites, l’une et l’autre, l’honneur d’y assister.

Samedi 3 novembre.
13 h 01, à Maria S.
Je suis prêt à te parier, si un jour vous aviez une conversation sur moi, Francesca
et toi, celle-ci affecterait de parler de nos amours avec désinvolture, ce serait
avec une affectation de détachement, d’indifférence, qu’elle te lancerait des trucs
du genre : « Oh ! à l’époque j’étais très jeune, je ne me rendais pas bien
compte… C’est très loin, tout ça… Gabriel, je n’y pense jamais, c’est un passé
mort… » Jamais, jamais, j’en mettrais ma main au feu, elle n’admettra que j’ai
été la grande passion de sa vie, que notre amour l’a marquée de manière
indélébile. Elle t’affirmera ne plus lire mes livres, m’avoir rayé de son existence.
Elle est beaucoup trop fière pour confesser la vérité, pour ne pas réécrire le
passé, le maquiller ; et aussi trop méchante, trop dure de cœur.
14 h 31, à Maria S.
C’est avec un sourire que je lis ton émile, car ton âme sensible, attentive à ne pas
blesser l’autre, y apparaît de manière attendrissante. Francesca, elle, est d’un cuir
infiniment plus dur. Oui, je l’ai beaucoup aimée, comme je t’ai beaucoup aimée,
et c’est vrai, les êtres que j’ai aimés d’amour, moi, le « spécialiste de la rupture »
(dixit Jacques Chancel), je ne sais pas rompre avec eux. Par delà la rupture, par
delà l’absence, ils continuent à m’accompagner silencieusement, à vivre dans ma
mémoire et mon cœur.
Quant à la prière… Depuis une quarantaine d’années, on parle beaucoup de la
crise vécue par l’Église (du moins en Europe occidentale). La seule vraie raison
de cette crise est que les chrétiens ne savent plus que la prière est la plus efficace
et féconde forme de l’action.

Dimanche 4 novembre.
11 h 29, à Simona S.
Il 15 novembre, all’ambasciata italiana, rue de Varenne, ci sarà una serata
garibaldina, all’incirca dalle 17.30 alle 20.30. Vuoi accompagnarmi ? Ne sarei
felice. Mi piacerebbe presentarti alcuni pezzi da novanta della comunità italiana
a Parigi. Non si sa mai, può rivelarsi utile6.

Mercredi 7 novembre.
11 h 53, à Mélina R.
Oui, vous avez raison, je préciserai « IMEC », car la seule « abbaye d’Ardenne »
risque de paraître un peu ésotérique aux lecteurs, de leur donner à croire que le
livre est dédié à une jeune religieuse que, tel mon maître et complice Casanova
qui avait un faible pour les jolies nonnes, j’aurais tenté de séduire7 !

Jeudi 8 novembre.
16 h 41, à Marie-Agnès B.
Non te l’ho detto, amore mio ? Ce matin, la balance indiquait 67,600. Du coup
(première sortie au restaurant depuis des semaines), j’ai, pour fêter l’événement,
déjeuné chez Lipp où tout le monde était heureux de me revoir. Salade de
haricots verts frais, steak tartare et salade verte, un verre d’eau, une tasse de café
sans sucre. Ce soir, je dînerai légèrement et nous verrons demain matin si ce
balthazar aura fait bondir la bilancia au-dessus du chiffre 68 ou si je continue ma
descente en pente douce. Mille baci.

Vendredi 9 novembre.
10 h 23, à Marie-Agnès B.
Ce matin, angelo mio, j’ai allumé mon telefonino deux minutes après que tu
m’as téléphoné ! La balance indique 67,500. Tel Rodin, je suis ex-trê-me-ment-
sa-tis-fait mais, comme scandaient les étudiants en 1968, « ce n’est qu’un début,
continuons le combat ! ».
Je suis très impatient de te revoir, mon cher amour, de te serrer dans mes bras.
Sono pazzo di te.

Samedi 10 novembre.
11 h 33, à Pierre D.
Le point touchant Marc-Aurèle et Euripide apparaît sous forme d’interrogation
dans la note où je vous cite et fais part de votre observation. C’est très bien
comme ça. Il ne faut pas mâcher la besogne aux lecteurs. Les questions sont dans
la vie plus importantes, ou du moins plus fructueuses, que les réponses. Se
demander si Dieu existe stimule plus nos petites cellules grises (comme dit
Poirot, à moins que ce ne soit Sophocle) que la certitude qu’Il existe ou la
certitude qu’Il n’existe pas.
20 h 16, à Maria S.
Je prends du cucurma, du gingembre, du harpagophytum et un mélange
glucosamine-chondroïtine, mais pour les algues je n’ai pas encore essayé. Le
pire, c’est que même si je mets la minerve durant la nuit je me réveille le matin
avec un mal de crâne. Aujourd’hui, migraine toute la journée, quasi impossible
de travailler.

Dimanche 11 novembre.
20 h 40, à Maria S.
Je ne suis pas O, mais A+. Cela dit, se nourrir selon son groupe sanguin, est-ce
sérieux ? Tu me diras ce que tu en penses. Quoi qu’il en soit, je me méfie des
féculents (vrai passeport pour la prise de poids), et je mange fort peu de pain, de
riz, de pâtes. Le blé, je l’aime en paillettes de germe de blé, selon l’enseignement
du grand Gayelord Hauser.
J’ai lu cet après-midi (dans le livre d’un nutritionniste) une page enthousiaste sur
les huiles de poisson, en particulier sur celle de foie de morue, et leur action anti-
inflammatoire. As-tu une idée là-dessus ? Quand j’étais petit, on nous donnait
force huile de foie de morue, mais à l’époque – la guerre, l’après-guerre –, avec
les restrictions, la difficulté pour se nourrir, les carences, cette benedetta huile de
foie de morue était considérée comme un « fortifiant ». Je ne sais ce qu’il en est
aujourd’hui…

Mercredi 14 novembre.
22 h 15, à Maria S.
Cette femme est une menteuse ou une folle. Je n’ai jamais eu une liaison
amoureuse avec une fille de cet âge. Cette femme ment comme elle respire, ou
c’est une mythomane qui relève du cabanon. Je prends ça très au sérieux et je
suis prêt à déposer une plainte pour diffamation. Je tiens mon journal intime
depuis l’âge de seize ans. Que cette bonne femme me donne les dates exactes de
nos prétendues amours. Je vais lui foutre mon avocat dans les pattes, ça ne va
pas traîner.

Jeudi 15 novembre.
11 h 08, à Maria S.
J’ai l’habitude de ce genre d’invention. Voilà quelques années, une lycéenne de
Versailles affirmait à ses camarades de classe qu’elle était ma maîtresse, ce qui
avait rendu fou de jalousie un garçon de son lycée, amoureux d’elle. J’avais eu
du mal à persuader ce brave type que non seulement je n’étais pas l’amant de
cette fille, mais que je ne l’avais jamais vue. Plus récemment, une lycéenne
d’Amiens, Sophie K., comme moi d’origine russe, qui, elle, était ma maîtresse,
ayant eu l’imprudence de parler de nos amours à sa mère (à moins que sa mère
ne les ait découvertes toute seule, je ne sais plus), celle-ci (la mère), pour la
pousser à rompre, lui avait déclaré froidement : « Ce n’est pas possible que tu
couches avec Gabriel car, lorsque j’avais moi-même dix-sept ans, il a été mon
amant. » Ce qui était un mensonge absolu : je n’avais jamais été l’amant de cette
dame, je ne l’avais même jamais rencontrée. En ce qui concerne ta copine
Marianne B., je te répète que ses affirmations sont une pure invention. Je n’ai
jamais eu une liaison avec une fille de douze ans, je n’ai jamais eu de maîtresse
portant ce nom de famille, je n’ai jamais rendu à aucune ex ses lettres d’amour,
et ce qu’elle sait de moi, tous les lecteurs attentifs de mon journal intime et des
deux livres qui m’ont été consacrés le savent. Comme je te l’ai déjà dit,
demande-lui donc la date précise de notre rencontre, celles de nos prétendues
amours. Comprends que je ne puisse pas prendre ce genre de fable à la légère :
ce sont des accusations très graves qui, si elles étaient crues, pourraient envoyer
quelqu’un en cour d’assises. Je veux qu’elle te confesse avoir tout inventé.
Sinon, je porterai plainte.

Samedi 17 novembre.
10 h 14, à René S.
J’espère que tu n’es pas obligé de te rendre à la fac de Saint-Denis par ces temps
de grève des transports et que tu peux travailler chez toi, bien au chaud. Si les
avions daignent s’envoler et atterrir ce jour-là (car entre les grèves françaises et
les grèves italiennes se déplacer est devenu un exploit), j’irai le
lundi 26 novembre à Florence pour y voir l’exposition consacrée à notre cher
baron von Gloeden que tu as incarné de manière inoubliable dans le film de
l’ami Soukaz.

Lundi 19 novembre.
09 h 58, à René S.
La grève perdure. La France est un pays corporatiste, et chacune des
corporations qui la composent est fiévreusement attachée à ses privilèges ; des
juges aux cheminots, c’est un cri unanime : « Conservons nos acquis ! »
Même les acteurs se mettent en grève. À ma connaissance, il n’y a que les
philosophes et les écrivains qui soient privés de ce délicat plaisir : certes, nous
pourrions cesser de philosopher et d’écrire, mais personne ne s’en apercevrait.
C’est d’ailleurs pourquoi, dans les périodes troublées, c’est nous qu’on fusille en
priorité : notre disparition ne gêne en rien la bonne marche de la société ; nous
sommes des ornements inutiles.

Mardi 20 novembre.
19 h 38, à Maria S.
Si ce n’est pas la folie, c’est une disposition mythomane qui pousse les gens à
s’inventer des vies ; ce sont des vocations romanesques rentrées. En ce qui
concerne ton amie, je n’aurais pas été autant irrité si, en inventant que nous nous
étions naguère connus et aimés (quand elle était âgée de douze ans !), elle t’avait
au moins dit que c’était un beau souvenir, que je l’avais rendue heureuse ; mais
qu’elle ait eu le culot, inventant cette liaison, d’ajouter en outre que je l’avais fait
souffrir, qu’elle en gardait un souvenir douloureux, ça a été la goutte d’eau qui a
fait déborder le vase. Quel toupet ! Quelle déplaisante petite punaise !
19 h 57, à Pierre D.
Vous qui avez la nouvelle édition du Bon Usage de Grevisse, dites-moi si elle
est vraiment différente des précédentes. Pour ma part, je possède la sixième
édition, parue en 1955, mais elle n’est pas très pratique car l’index ne renvoie
pas aux pages, il renvoie aux paragraphes, ce qui contraint le lecteur, au lieu
d’aller directement à la page, de feuilleter longuement le livre pour trouver le
paragraphe. Qu’en est-il de cette édition 2007, nuova di zecca ? Ce n’est pas
pour moi, mon vieux bouquin me suffit, mais je pensais l’offrir à Noël à Chloé,
la fille de Frank Laganier, qui a treize ans. Votre avis me sera précieux.
Je vous écris d’un Paris paralysé par la grève des transports. J’étais heureux de
m’échapper quelques jours à Florence la semaine prochaine, mais Air France
vient de déposer un avis de grève, précisément la semaine prochaine, et du coup
je ne sais plus si l’avion que je devais prendre s’envolera. Que faire, sinon se
redire le mot d’Horace dont Casanova avait fait sa devise : sequere deum ?

Mercredi 21 novembre.
09 h 16, à Véronique B.
Scusa il mio silenzio. Ieri ho finalmente consegnato il manoscritto (per
l’esatezza, la chiave USB) della mia prossima fatica (la quinta raccolta di testi)
alla Table Ronde e mi sento sollevato. Parigi è pietrificato dallo sciopero. Se no,
niente. Le mie vertebre si sono date una calmata, era ora8 !
09 h 58, à Pierre D.
Merci de cette note si précise et détaillée ! La jeune Chloé maîtrise l’ordinateur
comme Arthur Rubinstein maîtrisait le piano, et certes elle serait fort à l’aise
avec une grammaire électronique ; mais je suis écrivain et je désire l’encourager
à lire, non à s’abîmer les yeux devant un écran. Cela dit, si le livre et sa version
électronique s’achètent de conserve, je ferai l’acquisition des deux, c’est clair.
20 h 52, à Maud V.
Notre journée du 12 août au château de Vincennes a été pour moi la plus
marquante de tout l’été, une journée heureuse, car c’était la première fois que je
te revoyais après un long temps, et frustrante, car je n’ai pas cessé de mourir
d’envie de te prendre dans mes bras – sans en rien faire, pour ne pas te mettre
dans une situation embarrassante, ne pas risquer de gâcher ces moments de
tendre et muette complicité.
20 h 54, à Véronique B.
Peccato ! « Striscia la notizia » festeggia il suo ventesimo compleanno e
Greggio sul video fa un discorsetto molto simpatico e divertente che ti farebbe
venire nostalgia delle nostre serate italiane9.

Jeudi 22 novembre.
19 h 45, à Jacques C.
Encore un deuil pour les amoureux de la danse et spécialement pour vous qui
étiez non seulement un admirateur de Maurice Béjart mais aussi un de ses
proches amis. Je pense à vous en ces moments pénibles. Dans un Paris paralysé
par la grève depuis dix jours, je m’apprête à partir pour Florence, du moins si
l’avion s’envole car Air France a déposé un préavis de grève du 24 au 29. Quel
pays ! À la télévision, j’ai vu le porte-parole du syndicat *** : un connard buté
qui s’est fait la tête d’un militant bolchevique style 1917 (cheveux longs, barbe
hirsute, yeux de fou) et qui parle comme un léniniste pur et dur s’apprêtant à
prendre d’assaut le Palais d’Hiver. Plus con, tu meurs, mais avec de pareils
zozos c’est la société française dans son entier qui est mal partie.

Vendredi 23 novembre.
16 h 39, à Olga L.
Si les grévistes me le permettent, je pars le lundi 26 pour Florence, mais je n’y
resterai que quelques jours, juste le temps d’y voir deux expositions, de manger
una bistecca fiorentina, la meilleure viande du monde, d’acheter mon eau de
toilette et mon dentifrice accoutumés à Santa Maria Novella. Mes vertèbres
cervicales me fichent plus ou moins la paix. Il est vrai que je me soigne au
cucurma, au gingembre et à l’harpagophytum (vous le savez, chez moi
sommeille une comtesse Grancéola qui ne dort jamais que d’un œil)…
Mercredi soir, le père Syméon m’a téléphoné la mort de l’évêque ***, qui
m’avait inspiré de nombreux traits de l’archimandrite Spiridon Boulard dans
mon premier roman. Le père Jean Meyendorff m’a dit un jour en riant : « Quand
ton roman est paru, j’avais jugé ta veine satirique un peu trop cruelle, mais
lorsque *** a débarqué aux États-Unis et que nous l’avons eu sur le dos, j’ai
compris que tu étais resté encore au-dessous de la vérité ! » Cette mort me peine,
car *** était un brave type et, en confession, toujours de bon conseil. Prions
pour lui.
22 h 57, à Clarisse C.-G.
Belle Clarisse, mes vertèbres sont comme la SNCF et la RATP : après quelques
jours de grève elles fonctionnent à nouveau. Sauf accident imprévu (Air France,
à son tour, a déposé un préavis de grève pour les jours à venir), je pars pour
Florence lundi, car je désire y voir une exposition consacrée au baron von
Gloeden, ainsi qu’acheter à Santa Maria Novella mon eau de toilette et mon
dentifrice accoutumés.

Vendredi 30 novembre.
13 h 37, à Clarisse C.-G.
Le meilleur remède contre l’angine est un morceau de camembert au lait cru et
un verre de vieux bordeaux10. C’est spectaculaire.
23 h 28, aux Ronchons.
J’ai signé11. Je fume peu, je ne fume quasi pas, mais à partir du 1er janvier, par
esprit de contradiction, je vais m’y mettre sérieusement.

Samedi 1er décembre.
11 h 02, à Véronique B.
Sbagli, cara ! Si tratta appunto di un vero negozio, vicino al municipio della
piazza Voltaire-Léon Blum, con una commessa indiana molto simpatica e in
gamba. Ti ho comprato un cashemere nero con le maniche corte. Occorrerà
metterlo tre ore nel frigorifero acciocché les peluches (?) siano fissate (?). Ah
l’India e i suoi misteri… Baci dal tuo Karamzin12.

Dimanche 2 décembre.
12 h 50, à Michel F.
Nous arrivons, Véronique et moi, à Torino Porta Susa le 23 décembre à 21 h 16.
Nous serons dans le train 9249, voiture 2, qui quitte Paris Gare de Lyon
à 15 h 24.

Lundi 3 décembre.
11 h 50, à Marie-Agnès B.
Je t’ai écrit un sms et je t’aime à la folie. Hier, journée extraordinairement
cafardeuse, je suis resté allongé sur le lit sans bouger, dehors le ciel était gris,
pluvieux, sinistre, accordé à mon humeur. Le soir, j’ai bu deux verres de vin,
mangé normalement, j’ai été malade toute la nuit, j’ai l’impression que mon foie
et mon estomac ne supportent plus rien. Ce soir, le dîner des mousquetaires, je
ne sais si j’aurai l’énergie de m’y rendre, il est 11 h 45 du matin et je suis
fatigué, faible, comme après une journée d’efforts intenses. « Séraphin, c’est la
fin ! » (L’Aiglon.) Je t’aime à la folie, tu es ce que j’ai de plus beau, de plus
précieux, de plus important, de plus cher au monde.
16 h 14, à Véronique B.
Mistigretta, ti ricordi dei brividi che mi tormentavano a Monte di Dio
nell’inverno 1999-2000, quando stavo scrivendo Mamma, li Turchi !. Da
domenica ho una ricaduta ! Rimango sul letto, tremando dal freddo (benché non
faccia affatto freddo). Per fortuna, prima di partire a Firenze, avevo depositato
il mio manoscritto alla Table Ronde, non ho niente da fare13.

Mardi 4 décembre.
16 h 46, à Christopher G.
De retour de Florence, j’ai trouvé Julius Evola e il buddhismo de Sandro
Consolato, et je vous en remercie vivement. Quittant le ciel bleu et la tiédeur de
Florence, saisi par la pluie glaciale et le ciel gris de Paris, j’ai pris froid et suis au
fond de mon lit.

Jeudi 6 décembre.
08 h 40, à Vincent P.
D’ordinaire, les Français qui admirent Cioran (je parle ici des intellectuels) le
prennent pour une sorte de Voltaire à la sauce roumaine, n’apprécient chez lui
que ses piques anticléricales, son « athéisme » ; ils ne comprennent pas que sa
révolte contre Dieu est une révolte religieuse, christique, comme l’est celle de
Nietzsche. Ces intellos parisiens ont de la peau de saucisson sur les yeux, ils sont
irrémédiablement superficiels, bulles de savon, ils sont indécrottables.
12 h 05, à Clarisse C.-G.
En ce qui concerne la séance au Jean Vigo, j’espère qu’il ne s’agit pas d’un film
sur le viol. Je ne supporte pas la violence au cinéma, pas plus d’ailleurs que je
n’y supporte les coucheries : j’ai horreur du voyeurisme.
12 h 17, à Don Carlo C.
Per carità, caro Don Carlo, non lasci Roma ! Non lasci l’Italia ! Ghiacché Lei è
ormai tornato nel seno di Santa Romana Chiesa tutte le porte cardinalizie o
espiscopali italiane Le sono aperte. Nessuno bisogno di un esilio spagnolo ! Non
prenda una decisione affrettata, La scongiuro14 ! 14 h 04, à Clarisse C.-G.
Je n’ai pas lu le livre auquel vous faites allusion et je n’ai pas l’intention de le
lire. Autant m’enchantent les Mémoires polissons d’un Casanova, autant suis-je
allergique à l’érotisme cérébral des intellos pur sucre qui ont des existences de
pantouflards et tentent, sans succès, de singer les vrais libertins (qui ne sont, eux,
ni des sadiques, ni des violeurs, ni des brutaux ; qui sont des tendres, ce qui est
tout différent).
14 h 17, à Huguette P.
Je viens de recevoir un émile de Don Carlo. Ce bon ami est désespérant : jamais
il ne se plaît où il est, toujours il se plaint de son entourage, et à nouveau il songe
à partir « ailleurs ». Cette illusion qu’« ailleurs » on sera mieux, comme si, où
qu’on aille, on ne s’emportait pas avec soi, Sénèque en a fait une analyse et une
critique qui demeurent aujourd’hui aussi justes, véridiques, qu’il y a deux mille
ans ; mais à l’évidence Sénèque n’est pas la lecture de chevet de notre bon abbé.

Samedi 8 décembre.
10 h 49, à Christian C.
Voilà, cher Cristobald, trop longtemps que je suis sans nouvelles de vous.
J’espère que Dominique et vous, vous vous portez bien et que Saint-Graal est
bourré de grassouillettes nonnes et de rondouillards moines qui mincissent à vue
d’œil. J’avais pensé venir faire chez vous une retraite au moment des « fêtes » de
fin d’année, dans le but, précisément, d’échapper aux dites « fêtes » (je l’avais
fait une fois, lorsque Saint-Graal était à Montreux, et j’en garde un souvenir
excellent), mais le dépliant que m’a adressé Le Mirador pour m’inciter à venir y
faire la foire à Noël et au Nouvel An, à m’empiffrer, à boire du champagne, m’a
donné à croire que ce ne serait pas une bonne idée. Je n’ai rien contre les
atmosphères ripailleuses, mais je crains que la cohabitation avec des noceurs en
goguette, que le fumet délicieux qui s’élèvera des cuisines ne nuisent à la
nécessaire concentration que tout disciple conscient et organisé de Cristobald
Cahuzac se doit d’avoir au cours de la cure. J’ai donc décidé d’aller passer
quelques jours à Turin où j’ai l’intention de me recueillir devant la maison où
vécut Nietzsche ; d’où il sortait le jour fatal où il perdit la raison ; mais Saint-
Graal me verra sans nul doute dans le premier semestre de l’année nouvelle, j’en
ai trop envie. Dites-moi un peu comment vont les choses, vos projets pour 2008.
Je vous souhaite à tous deux un Joyeux Noël, en ce jour de l’Immacolata (férié
en Italie) et de l’anniversaire de Marie-Agnès qui se joint à moi pour vous
embrasser. Votre fidèle et affectionné Pomponius Atticus.

Lundi 10 décembre.
18 h 08, à Michel M.
Carissimo, si tu as Le Sabre de Didi dans ta bibliothèque bellifontaine, lis sans
faute le chapitre « Kadhafi le barrésien » que tous les crétins – la s… Ségolène
Royal en tête – devraient méditer. Quelle époque !

Mardi 11 décembre.
09 h 54, à Clarisse C.-G.
J’ai jeté un coup d’œil sur le scénario de L’Angelo della vendetta, qui est le film
que votre ami M. Devésa nous invite à voir jeudi soir. Voici comment débute le
résumé : Ragazza muta, vittime di un duplice stupro… qui signifie : « Une fille
muette, victime d’un double viol… » Ce metteur en scène, Abel Ferrara, ne fait
pas dans la dentelle ! C’est un colloque très vertueux, très politiquement correct,
qui s’annonce, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre15. Je crains que
ma communication ne fasse l’effet d’un coup de pistolet dans un récital de flûte.
Nous verrons bien.
16 h 53, à l’archimandrite G.
Assistant ce soir à un office célébré à l’occasion du vingtième anniversaire de la
mort de Léonide Ouspensky, j’y allumerai un cierge pour le complet
rétablissement de notre cher Père Benoît16. C’est vrai, en 1973, date de mon
divorce d’avec Tatiana, divorce qui fut pour moi, par delà l’échec sentimental,
un drame spirituel, ontologique, j’ai donné ma démission de producteur de
l’émission « Orthodoxie », j’ai abandonné mes activités au sein du Comité de
coordination de la jeunesse orthodoxe, j’ai même – et cela pour plusieurs
années – rompu avec la vie ecclésiale, sacramentelle. Avec le temps, les
blessures se sont cicatrisées, mais un roman tel qu’Isaïe réjouis-toi, qui m’avait
été inspiré par mon divorce, et d’autres livres qui suivirent, ont fait de moi le
personnage peu recommandable que nos milieux pieux (à Daru, à Pétel, à Saint-
Serge, nous avons nos pharisiens, ceux-ci ne sont pas une exclusivité catholique
et protestante) tolèrent de loin mais tiennent soigneusement à l’écart, tel un
pestiféré.

Samedi 15 décembre.
21 h 08, à Jean-Michel D.
Avant tout je désire vous remercier pour votre accueil si chaleureux, pour ces
journées si agréables et captivantes, pour ce magnifique colloque, pour le mal
que vous vous êtes donné. J’ai été véritablement heureux d’être des vôtres. Le
pestiféré que je suis a eu pendant quarante-huit heures le sentiment d’être à
nouveau, comme par miracle, réintégré dans la communauté littéraire,
intellectuelle, de son pays ; de nouveau reconnu, accepté. Impression fugitive,
certes, mais c’est cette fugacité même qui fait de mon séjour bordelais un
moment précieux, a joy for ever.

Lundi 17 décembre.
17 h 30, à René S.
J’apprends que nous dînons ensemble chez Bernadette après-demain et je m’en
réjouis. À Bordeaux, où il faisait aussi froid qu’à Paris, j’ai donc participé à un
colloque sur le viol parmi des universitaires, des médecins, des juristes, des
psychiatres et d’autres écrivains dont la souriante Mme Robbe-Grillet qui nous a
expliqué comment elle enchaîne et fouette les messieurs. Ce fut fort instructif. Je
t’adresse en pièce jointe ma propre communication. Rassure-toi, je n’y fouette
personne (sauf la salope S.R.).

Mardi 18 décembre.
16 h 44, à Frank L.
Je pars le dimanche 23 pour Turin, mais il fait si froid en Italie que je pense
abréger mon séjour et rentrer en France avant la Saint-Sylvestre. J’avais imaginé
faire un saut à Venise, mais durant cette période de « fêtes » les trains italiens
sont archibondés : poireauter aux guichets et sur les quais dans les courants d’air
glacés des gares n’a rien d’agréable, transforme en exploit sportif, en corvée, ce
qui devrait être un voyage de plaisir. Et puis, touchant les réjouissances de fin
d’année, je pense la même chose que vous, tout ça m’exaspère, me fiche le
cafard. Je suis allé cet après-midi chercher le cadeau de Chloé aux Cahiers de
Colette : ça pèse une tonne et je suis incapable de faire un si gros paquet. Je
l’apporterai à Lyon lors de ma prochaine visite.

Jeudi 20 décembre.
17 heures, à Christopher G.
Cuncta sed immodicum tempora frigus habent.
Traduction libre de ce vers d’Ovide par le professeur Dulaurier : « On se les
gèle ! »
20 h 52, à Bernadette P.
Je suis pétrifié par le froid (ce matin, deux heures et demie aux Invalides,
obsèques du père d’un ami, héros de la Deuxième Guerre mondiale, messe,
discours, défilé, Marseillaise, prise d’armes dans la cour glaciale), je ne parviens
pas à me réchauffer, je n’ai pas eu à 18 h 30 le courage d’aller écouter
l’infatigable et impétueux professeur Poilibus à la Maison de l’Amérique latine.

Jeudi 21 décembre.
21 h 57, à Maud V.
Contessina mia, ton sms m’a fait plaisir (j’étais chez Lipp, j’avalais une
douzaine d’huîtres et buvais un pichet de vin blanc quand je l’ai reçu).
Aujourd’hui encore je ne parviens pas à comprendre pourquoi tu m’as quitté,
pourquoi tu en as épousé un autre. Tu aurais pu attendre ma mort pour faire ce
genre de truc bourgeois, il n’y avait pas urgence.

1 La visite du patriarche Alexis II de Moscou à Notre-Dame de Paris.


2 « Le camembert, Tintin, même combat ? », paru à Royaliste le 15 octobre 2007
et recueilli un an plus tard dans Vous avez dit métèque ?.
3 Il s’agit de la couverture de l’édition de poche de Comme le feu mêlé
d’aromates. José Benamou et moi, nous choisirons un détail du Bain maure de
Jean-Léon Gérôme.
4 Cf. le chapitre de Vous avez dit métèque ? intitulé « Le camembert, Tintin,
même combat ? ».
5 Maria S. avait, de façon fortuite, rencontré Francesca G. lors d’une
« randonnée » (sic) à la campagne. Cf. Carnets noirs 2007-2008.
6 Le 15 novembre, à l’ambassade d’Italie, rue de Varenne, aura lieu une soirée
garibaldienne, de 17 h 30 à 20 h 30 environ. Veux-tu m’y accompagner ? Cela
me ferait plaisir. J’aimerais te présenter quelques grosses légumes de la
communauté italienne de Paris. On ne sait jamais, ça peut t’être utile.
7 Il s’agit de la dédicace qui orne Vous avez dit métèque ?.
8 Excuse mon silence. Hier, enfin, j’ai remis le manuscrit (ou, pour être précis,
la clef USB) de mon nouveau livre (le cinquième recueil de textes) à La Table
Ronde, et je me sens plus léger. Paris est paralysé par la grève. Sinon, rien. Mes
vertèbres ont cessé de jouer des castagnettes, il était temps !
9 Quel dommage ! « Striscia la notizia » fête son vingtième anniversaire et Enzo
Greggio fait sur la vidéo un petit discours très sympathique et amusant qui te
donnerait la nostalgie de nos soirées italiennes.
10 Cf. Michel Montignac, Comment maigrir en faisant des repas d’affaires.
11 Contre l’interdiction de fumer dans les cafés et les restaurants à partir du 1er
janvier 2008.
12 Tu te trompes, ma chère ! Il s’agit précisément d’un vrai magasin, proche de
la mairie de la place Voltaire-Léon Blum, avec une vendeuse indienne très
sympathique et débrouillarde. Je t’ai acheté un cashmere noir à manches courtes
que tu devras placer pendant trois heures dans le réfrigérateur pour fixer (?) les
peluches (?). Ah, l’Inde et ses mystères…
13 Tu te souviens des frissons qui me tourmentaient, à Naples, dans notre
appartement de la rue Monte di Dio, durant l’hiver 1999-2000, alors que
j’écrivais Mamma, li Turchi !. Depuis dimanche, c’est la rechute. Je reste allongé
sur le lit, tremblant de froid (bien qu’il ne fasse pas du tout froid). Dieu merci,
j’ai, avant mon départ pour Florence, remis mon manuscrit à La Table Ronde, et
ainsi je n’ai rien à faire.
14 Par pitié, mon cher père, ne quittez pas Rome ! Ne quittez pas l’Italie ! Vu
que vous êtes désormais retourné au sein de l’Église romaine, toutes les portes
cardinalices et épiscopales d’Italie vous sont ouvertes. Nul besoin d’un exil en
Espagne ! Ne prenez pas de décision hâtive, je vous en conjure !
15 Dieu merci, il n’en a rien été !
16 Sur Léonide Ouspensky, célèbre iconographe, et le père Benoît, fondateur du
monastère Saint-Nicolas, lire Cette camisole de flammes et les tomes suivants de
mon journal intime.

CHAPITRE 12

Mercredi 2 janvier.
14 h 45, à Marie-Agnès B.
À Manille ou à Bangkok, lorsque j’attrapais mal à la gorge (ce qui arrivait
souvent à cause de l’air conditionné dans les appartements), le docteur
Jungné1 me conseillait toujours de prendre illico des antibiotiques, de ne pas
perdre du temps à sucer d’inefficaces pastilles.

Jeudi 3 janvier.
13 h 12, à Anne L. B.
Je rentre de Turin où j’ai vécu les fêtes de Noël, mais les neiges que des fenêtres
de ma chambre d’hôtel je voyais briller au soleil sur la crête des Alpes n’étaient
assurément pas aussi glaciales que la lettre que tu viens de m’écrire. Ta
sécheresse de cœur, ta volonté attentive de choisir les mots faits pour me peiner,
tu en es à l’évidence très fière, et te répondre qu’ils ne te grandissent pas ne
servirait à rien, tant tu es enfermée dans ta bonne conscience et ton désir de me
noircir. Puisque tu ne souhaites pas garder les deux objets que je t’avais donnés,
le masque mortuaire de Pascal (que m’avait offert la Société de Port-Royal) et le
portrait d’enfant par Mariette Lydis (cadeau de Montherlant), je te demande de
les rendre à Marianne Paul-Boncour qui te les avait transmis : ils reprendront
leur place sur les murs de ma chambre, car j’y suis fort attaché. Tu te crois forte
parce que tu es implacable et tu te sens victorieuse parce que tu t’efforces de me
renier, de me piétiner ; mais la force et la victoire seraient ailleurs, crois-moi.

Samedi 5 janvier.
13 h 23, à Julie d’H.
Je suis déçu par l’ingratitude de cette nièce que tu as tant aidée. C’est une
méchante nature. J’ai connu des jeunes femmes de ce genre, il y en a même deux
qui se sont manifestées à moi tout récemment2. C’est très pénible et il n’y a rien
à faire, car c’est un mixte de mauvaise foi, de refus de voir la réalité, de volonté
obstinée de noircir l’autre qui anime ces décevantes personnes. Quoi que tu leur
dises, et même si tu leur mets le nez dans leurs contre-vérités, elles se montrent
sourdes, aveugles. Toi et moi, nous avons de nombreux défauts (moi surtout),
mais nous ne sommes pas des méchants ; et c’est pourquoi les êtres de
ressentiment, les personnes qui ont en elles un vrai fond de méchanceté, nous
déconcertent tant.
14 heures, à Jacques C.
Je me réjouis de vous voir demain à déjeuner, mais je ne pourrai manger que fort
légèrement : un peu de poisson, ou de viande, ou un légume, mais rien de plus,
car le soir c’est le réveillon du Noël orthodoxe (selon le calendrier de Jules
César, beaucoup plus chic que celui du pape Grégoire) et la jeune amie chez qui
aura lieu ce cenone3 m’a averti qu’elle mettrait les petits plats dans les grands,
que ce serait une vraie abbuffata4. Dans ces conditions, c’est le ventre vide que
je désire sonner à sa porte (après avoir allumé un cierge à l’église et demandé à
la Sainte Vierge une bénédiction spéciale pour mes amis du Labirinto de
Zagarolo et de la rue *** à Paris !).
14 h 39, à Frank L.
Le 17 janvier, je viendrais volontiers à Lyon vous apporter mon (pesant) cadeau
de Noël – destiné en priorité à Chloé mais qui rendra des services à toute la
famille. Cela me permettrait ainsi, dans l’après-midi, d’assister au vernissage de
l’expo de Jean-Paul Marcheschi, peintre corse de talent, grand ami de Madeleine
Gobeil-Noël et de Renaud Camus.

Dimanche 6 janvier.
11 h 02, à Jacques C.
Un cenone n’est pas nécessairement une torture, et en outre l’amusant est d’en
faire un en décalage, quand la planète entière, qui a mal au foie, s’est mise aux
tisanes. C’est comme les voyages : aujourd’hui, si l’on ne veut pas voyager avec
la multitude des abrutis des tour operator, il faut utiliser des ruses de Sioux,
voyager à contre-courant.

Jeudi 10 janvier.
09 h 37, à Marie D.
Si je ne suis pas resté pour t’embrasser, te féliciter, si je me suis sauvé (après
avoir salué Florence Dupont), ce fut parce que le monsieur qui actuellement
partage ta vie était assurément lui aussi dans la salle et que je n’avais guère envie
de le voir auprès de toi, cela m’aurait gâché la joie, l’émotion que tu m’as
données durant ce beau spectacle. Tu as été magnifique, une Antigone
bouleversante. Merci et bravo.

Vendredi 11 janvier.
13 h 47, à Olga L.
L’icône de la sœur Valérie fait 18 cm sur 24 cm. Cette Présentation de la Vierge
au Temple comporte de nombreux personnages, est d’une composition qui n’est
pas simple et a, sans nul doute, demandé beaucoup de travail à l’iconographe.
Lundi, voyons-nous à 18 heures, comme convenu, mais ce soir-là je dîne
à 20 h 30 avec le père Syméon, de passage à Paris. Je ne pourrai donc vous
inviter à manger une choucroute, mais nous aurons néanmoins le temps de boire
un verre et d’évoquer ces « questions éternelles » chères à Aliocha Karamazov, à
vous et à moi.
17 h 10, à Gilda D.
Je suis tel qu’une marmotte, je n’ai qu’une envie : faire la sieste, dormir,
hiberner, attendre les beaux jours ; je ne me sens de l’énergie pour rien. Peut-
être, si nous nous retrouvions chez toi, cela me contraindrait à me secouer, à
bouger (traverser la Seine, monter tes six étages) ; cela me ferait du bien. Et puis
ton lit est plus confortable que le mien pour l’amour. Qu’en penses-tu ? Et si oui,
à quelle heure puis-je venir ?
17 h 48, à Gilda D.
Je viendrai à 20 heures, amore mio, mais ne dormirai pas chez toi because
insomnies tenaces ces dernières nuits et demain matin la messe de requiem pour
Christian Bourgois.

Samedi 12 janvier.
15 h 21, à Pierre D.
Janus biceps, anni tacite labentis origo. (Ovide, Fastes, 1, 65.)

Dimanche 13 janvier.
10 h 28, à Dominique N.
Ubicumque es, adsint tibi, o Domenico, et alma Venus et sincera Minerva.

Lundi 14 janvier.
16 h 07, à Quitterie de C.
J’espère que votre séjour anglais se déroule de manière agréable.
22 janvier 1788-22 janvier 2008, l’Angleterre va bientôt célébrer le 220e
anniversaire de mon cher Byron. Prenez-y, d’une manière ou d’une autre, part,
cela me ferait plaisir.

Mercredi 16 janvier.
16 h 18, à Betty L.
As-tu su que la justice a débouté celui que j’appelle « le papa récalcitrant », a
déclaré non recevable la plainte que le prince de B. avait déposée pour
usurpation de titre, d’identité, etc. contre son bâtard, notre ami *** ? J’en suis
pour ma part enchanté. C’est Anne qui m’a avant-hier appris la bonne nouvelle.
Téléphone-lui, elle te donnera des détails. En septembre, il y a eu le grand dîner
de réconciliation (et de perdreaux) dont t’a parlé Véra et où tout le monde a
regretté ton absence. Il serait temps d’enterrer la hache de guerre.
16 h 55, à Véronique B.
Grazie mille per il tuo émile, amore ! Mi sembra che attempato sia più forte di
maturo. Cela signifie déjà un peu ramolli par les ans, pas encore rimbambito,
mais pas loin. La traduction exacte serait la formule d’Alphonse Dulaurier :
millésimé (avec sa nuance ironique, appliqué à une personne). Un buon
sinonimo è stagionato (« L’uomo vero è come il parmigiano : più è stagionato,
più è buono5 »).
Se la spupazza doit se dire aussi à Rome, car je l’ai entendu dans la bouche
d’Alberto Sordi, à propos d’une ennuyeuse belle-mère que le personnage du film
doit se taper toute la journée, accompagner dans les magasins, etc.
Non dimenticare il tuo numero (anello)6.

Vendredi 18 janvier.
18 h 55, à l’hôtel Danieli.
Invitato dal Palazzo Grassi all’inaugurazione della mostra « Roma e i
Barbari », ho prenotato via Internet una camera al Danieli dal giovedì 24 alla
domenica 27 gennaio. Arriverò a Venezia con il volo Air France AF17267.

Dimanche 20 janvier.
16 h 53, à la librairie Leggere per Due.
Per dire la verità discorrere in pubblico non mi piace più di tanto. Ci sono tanti
scrittori che nel parlare sguazzano ; non è affatto il mio caso8.

Mercredi 21 janvier.
15 h 58, à Marie R.
J’ai dormi comme un bébé, belle Marie, effet conjugué sans doute de la pintade à
l’embeurrée de choux et du vin de minervois, ravi de vous avoir revue. Merci de
Monologues et l’air de rien, je vous en parlerai dès mon retour de Venise.
21 h 21, à Anastasia S.
Oui, c’est très charmant, mais le rez-de-chaussée ne t’inquiète-t-il pas ? Ne
crains-tu pas les éventuels cambrioleurs ni que ton chat prenne la poudre
d’escampette ?
21 h 39, à Véronique B.
Mistigretta mia, dal 24 al 27 sarò al Danieli. Non è affatto ragionevole, ma non
sono mai stato ragionevole e alla mia età di cambiare vita non se ne parla
nemmeno. « Séraphin, c’est la fin ! » Baci dal tuo Karamzin9.

Lundi 28 janvier.
13 h 21, à Julie d’H.
L’unique danger, ce sont les maladies nosocomiales : entrer à l’hôpital pour une
colique néphrétique et en sortir avec un staphylocoque de derrière les fagots.

Mardi 29 janvier.
18 h 16, à Véronique B.
Cara contessina, Codognato era chiuso, Vini da Gigio era chiuso, Al Fontego
era chiuso. Il buon Dio avrà sentito il mio ultimo Padre Nostro : « … e non
c’indurre in tentazione… ».
Comunque ho fatto due ottimi pranzi al Harry’s Bar e mi sono comprato un
vestito e due cravatte molto eleganti da Pal Zileri. All’hôtel Danieli tutto era
incantevole, tranne una deludente colazione10.

Mercredi 30 janvier.
08 h 59, à Julie d’H.
Le fauteuil est arrivé ! Il a été livré dans un énorme camion par un sympathique
Beur et un sympathique Noir qui ont souhaité au sympathique Tartare (« Et tout
ça fait d’excellents Français ! », chantait Maurice Chevalier) une bonne année
« et surtout une bonne santé, c’est le plus important » ! La journée commence
donc très bien, je sors boire un café, je t’embrasse.
22 h 27, à Marianne P.-B.
Merci de m’avoir rapporté les deux objets11. Qu’Anne me les ait ainsi rendus,
sans une lettre d’excuse, sans un mot tendre, comme s’il s’agissait de deux kilos
de pommes de terre (et non de deux objets qu’elle avait vus chez moi, accrochés
au mur, durant toutes les longues années de nos passionnées amours et qu’elle
savait m’être très chers), quelle déception ! Une telle froideur, une telle
méchanceté, une telle vulgarité (car cracher sur son passé de cette façon, c’est la
vulgarité suprême à mes yeux, la vulgarité et la malhonnêteté), je n’aurais jamais
cru cela d’Anne. Elle se prépare une vieillesse bien triste. J’ai horreur des
renégates.

Vendredi 1er février.
10 h 01, à Madeleine G.-N.
Notre ami *** ne m’a pas convaincu. Être agressif, couper la parole à
l’adversaire, parler trop longtemps, empêcher l’autre de parler, se référer sans
cesse à Hegel et jouer au saputone12, c’est extrêmement maladroit, surtout à la
télévision. Du coup, Tarik Ramadan a paru le plus sympathique et en outre il a
sur bien des points (la politique étrangère des États-Unis, les régimes policiers
d’Arabie séoudite, d’Égypte, de Tunisie) tenu des propos qui sont la stricte
vérité. Oui, *** m’a déçu.
17 h 06, à José B.
Je tombe sur la phrase où j’écris qu’adolescent j’avais le sentiment que
« Schopenhauer et Montherlant noircissaient le tableau de façon excessive ». Ne
serait-ce pas une expression pléonastique ? L’idée d’excès n’est-elle pas déjà
contenue dans « noircissaient le tableau » ? Tu me donneras ton avis quand nous
nous verrons pour régler des points de détail comme celui-ci (mais dans la vie ce
sont les détails qui sont importants).

Dimanche 3 février.
09 h 58, à Julie d’H.
La perte de poids exige patience et opiniâtreté. La prise de poids, elle, a la
rapidité de la marée au mont Saint-Michel : il suffit de quelques semaines, voire
de quelques jours, pour effacer les bénéfices acquis précédemment. Chacun de
nous a son rythme, sa méthode, ses faiblesses, ses solutions. Pour moi, dès que je
cesse de boire du vin, j’ai moins d’appétit, je mange plus légèrement, mon
estomac se rétrécit et, après quelques jours difficiles, je poursuis ma diète
salutaire sans effort, sans aucune sensation de faim ou de manque ; mais cela
signifie renoncer à quasi tous les repas chez des amis, aux longs déjeuners, aux
longs dîners où, à rester à table, quelles que soient nos bonnes résolutions, nous
finissons toujours par trop boire et trop manger.

Mardi 5 février.
14 h 43, à Hélène D.
Il ne faut pas médire du salon de l’agriculture ! Les petits cochons, les poules,
les vaches, les « produits du terroir » sont infiniment plus sympathiques et
divertissants que les littérateurs. L’an dernier, j’étais parti pour le Maroc durant
toute la durée du salon du livre, mais je n’avais pas manqué le salon agricole où
je m’étais beaucoup amusé. S’il vivait encore, Virgile serait de mon avis, n’en
doutez pas. Les « confrères », moins je les vois et mieux je me porte.

Mercredi 6 février.
10 h 49, à Marie-Agnès B.
As-tu l’intention de prendre les Cendres aujourd’hui ? Et si oui, à quelle heure et
dans quelle église ? Tes mots si durs, inexplicablement durs, m’empêchent de
dormir, je ne crois pas les avoir mérités et je ne comprends rien à ta colère du
dernier week-end, ni à ton silence. J’ai besoin de notre amour et j’espère que tu
en as besoin, toi aussi. Tu es ce que j’ai de plus beau, de plus précieux dans ma
vie.

Jeudi 7 février.
10 h 12, à Véra S.
Bientôt le grand carême ! Hier, c’était pour les catholiques le mercredi des
Cendres, mais la France est un pays déchristianisé où une telle date passe
inaperçue. Les gens s’empiffrent de plus belle et le seul carême auquel les media
fassent écho est désormais celui des mahométans. Vous verrez dans Vous avez
dit métèque ? (qui sort, si Dieu veut, en octobre), ce que j’écris à ce sujet, c’en
est un des thèmes. Pour moi, le vélikii post13 est toujours une occasion de
ressourcement, d’énergie vitale retrouvée, et je souhaite qu’il le soit encore cette
année.
10 h 21, à Julie d’H.
Que le sept soit un bon chiffre, je n’en doute pas (chaque chiffre a d’ailleurs son
charme, y compris le zéro, à cause du sublime film de Vigo), mais ce qui est
encore meilleur, c’est que nous soyons entrés dans l’année du Rat, surtout si l’on
est, ce qui est mon cas, un Rat fier et heureux de l’être. Je n’oublierai jamais le
beau discours que fit à Manille lors d’une précédente année du Rat notre
regrettée First Lady, Imelda Marcos. Ce jour-là, je pris conscience du bonheur
d’être Rat.
11 h 21, à Céline G.
Céline, mon bel ange, je suis enchanté d’avoir de vos nouvelles, ravi de vous
savoir à Montpellier, ravi de cette location d’appartement à Palavas. « Le
bonheur à Palavas » est le titre d’un des poèmes composant Super flumina
Babylonis. De fait, j’y ai été très heureux (dans un petit appartement qui donnait
sur le port, à quelques dizaines de mètres de la plage, une vue et une situation
magnifiques), c’est une ville sereine. J’aime aussi beaucoup Montpellier, une des
rares villes de France où je pourrais habiter durablement.
11 h 31, à Véronique B.
Corteo di disoccupati a Napoli. Arriva un impreditore milanese e dice a uno :
« Ho un lavoro per te. » E quello : « Ma come, con tanta gente qui, proprio
io ? »
Mistigretta, questa barzelletta non è un granché, ma siamo in inverno, il freddo
pietrifica le mie piccole cellule grigie…14

Vendredi 8 février.
10 h 08, à Julie d’H.
Une chose m’a surpris hier : ton insistance à parler de ton âge, des « gens de (ta)
génération », des « jeunes » ; à établir des fossés auxquels personne ne pense et
qui n’ont aucune importance. Une fille de vingt ans qui est amoureuse de moi,
un lecteur du même âge qui aime mes livres, quand je suis avec eux, je ne pense
jamais aux années qui nous séparent, jamais, jamais, jamais.

Dimanche 10 février.
12 h 04, à Patrice L.
L’attention que vous portez à mon travail me touche. Je suis traité par les media
et le milieu littéraire comme un pestiféré, mais le cercle (fort réduit, une sorte de
Jockey-Club !) de mes lectrices et lecteurs forme comme une garde protectrice.
Cette garde rapprochée me donne la force de ne pas succomber au désespoir,
oui, désespoir, car être un écrivain à la fois célèbre et réprouvé, quasi clandestin,
est une condition paradoxale qu’il n’est pas toujours facile d’accepter, de vivre.
16 heures, à Gilbert M.
C’est une amusante idée que de consacrer un dossier à un psychanalyste dont je
n’ai jamais lu la moindre ligne mais que je croise parfois dans les escaliers de
Gallimard. Ce M. Pontalis est vieux comme le coucou, mais à l’évidence Freud
conserve : une sorte de formol pour intellos.

Lundi 11 février.
09 h 58, à Marie-Agnès B.
Mon cher amour, ce matin je me suis, moi aussi, levé tôt, mais en sortant j’ai
oublié de prendre le telefonino et quand tu as appelé j’étais boulevard Saint-
Germain à boire un café.
Je pense à toi. Hier, c’était génial, comme toujours lorsque je suis avec toi.
10 h 06, à Clarisse C.-G.
On peut avoir quelqu’un dans sa vie et être troublé(e) par quelqu’un d’autre.
Anna Karénine, quand elle tombe amoureuse de Vronski, est mariée et mère de
famille. Louis XIV était marié et père de famille lorsqu’il s’est épris de Mlle de
La Vallière. L’ignoriez-vous ? 16 heures, à Olga L.
J’espérais vous voir hier au baptême Lopoukhine. Comment allez-vous ?
Toujours immergée dans vos préparatifs nuptiaux ? À ce propos, vous me direz
où vous déposerez votre liste de mariage (quand je me suis marié, quasi
clandestinement, à Londres, il n’y avait aucune liste, mais d’ordinaire cela se
fait). Bientôt on chantera « Super flumina Babylonis » ; bientôt le grand carême ;
et ce ciel bleu, ce soleil éblouissant ! La vie est belle, n’est-ce pas ?
23 h 10, à Olga L.
Je crois qu’un artiste, qu’il soit compositeur, peintre, sculpteur ou écrivain, peut
(et doit, car c’est la raison même de son art, sa justification) exprimer
l’inexprimable, formuler le divin. Le dernier chant de La Divine Comédie de
Dante (Vergine Madre, figlia del tuo figlio…), qui est sans doute ce qu’une main
humaine a tracé de plus sublime, de plus proche de la céleste perfection, en
témoigne, et certaines pages de Racine, de Lermontov, de Baudelaire. Certes,
l’orthodoxie a toujours aimé mettre l’accent sur la nécessité d’une théologie
apophatique, par respect, par humilité, par conscience que les mystères de Dieu
ne sont pas humainement définissables, que « Dieu est au-delà de tous les noms
de Dieu » (saint Grégoire de Nysse) ; cependant, l’art est, lui aussi, à sa manière,
une théologie, une approche de l’ineffable.
Je rentre de Venise où j’ai vu des toiles peintes par le Titien dans les dernières
années de sa vie. L’ultimo Tiziano, tel est le titre de cette exposition, à
l’Accademia, que je vous recommande, car certains de ces tableaux viennent
pour la première fois en Europe, on ne les avait jusqu’alors jamais vus, en
particulier un Ecce Homo bouleversant (d’un musée de Saint-Louis, aux États-
Unis). Il y a là une fraîcheur, une liberté (qui préfigure la liberté dont trois
siècles plus tard useront, et même abuseront, les impressionnistes) aussi
fulgurantes et porteuses de l’Évangile que la plus accomplie – je songe écrivant
cela à un visage de la Vierge dans la chapelle du skite du Mesnil-Saint-Denis –
des icônes du père Grégoire Krug.

Samedi 16 février.
16 h 30, à Véronique B.
Stamane, con Paolo Modugno, ho visto in anteprima un bellissimo film di
Davide Ferrario, La strada di Levi. Davide Ferrario che nel 2004 ha girato un
film, Dopo mezzanotte, la cui azione si svolge nel nostro caro museo del cinema
a Torino15 !

Mercredi 20 février.
11 h 32, à Emmanuel P.
Tu comprends pourquoi je quitte Paris le plus souvent possible : pour me
reposer, car ma vie (sentimentale) est ici celle d’un fou, elle l’a toujours été, et
les archives amoureuses déposées à l’IMEC en témoigneront in sæcula
sæculorum. Dans Ivre du vin perdu, un personnage explique que les garçons sont
une drogue douce et les filles une drogue dure, et cela se vérifie chaque jour. Les
filles sont folles. Cela fait partie de leurs charmes, mais cela explique aussi
qu’elles soient parfois saoulantes. Tout cela, je le dis cum grano salis, cela va de
soi.
15 h 54, à Marie-Agnès B.
Ce soir, angelo mio, je dîne tôt avec René Schérer, de retour de sa campagne (où
il faisait moins dix degrés !), mais demain je dîne avec un éditeur au Bouledogue
à 21 h 15. Si tu pouvais venir chez moi à l’heure de Beautiful, nous aurions le
temps de faire des câlins puis je repartirai avec toi direction le Centre Pompidou.
Qu’en dis-tu ?

Vendredi 22 février.
10 h 09, à Madeleine G.-N.
Moi aussi, je suis épaté par les progrès techniques d’aujourd’hui, comme, au
début du siècle dernier, nos ancêtres étaient épatés par le gramophone et le
téléphone ; mais ces progrès sont le meilleur et le pire : lorsque je vois dans la
rue, au café, dans l’autobus, dans le train, des gens au regard vide, des trucs dans
les oreilles, écouter en permanence de la musique à partir d’un minuscule
appareil qu’ils portent serré sur le cœur tel un pieux curé son bréviaire, je songe
à la tirade de Jarry sur le décervelage dans Le Père Ubu. La technique progresse.
La crétinisation aussi.

Dimanche 24 février.
13 h 39, à Gilles R.
C’est aussi pour notre bien que l’État prend en charge notre santé physique et
morale, nous dicte ce que nous devons manger ou ne pas manger, fumer ou ne
pas fumer, penser ou ne pas penser, écrire ou ne pas écrire, etc. Nous sommes
bardés de lois directives comme un gigot de gousses d’ail. C’est ce que mon ami
Giuliano Ferrara nomme il fasciosalutismo, le fascisme hygiéniste, et cela ne fait
que commencer.
Cela dit, revenons à nos moutons. Avez-vous vu la nouvelle édition de poche de
Comme le feu mêlé d’aromates ? Ce bref ouvrage me semble encore plus
nécessaire aujourd’hui qu’en 1969, et la couverture fort belle.
15 h 15, à Clarisse C.-G.
Un colloque chez les kangourous ? Si l’on vous y invite, exigez de voyager en
classe Affaires, car France-Australie en classe Économique doit être une pénible
épreuve et je ne suis pas convaincu que les Australiens qui, si j’en juge par ceux
que je rencontre en Asie, sont des brutes, des ivrognes et n’ouvrent jamais un
livre, méritent que vous vous y soumettiez.

Mardi 26 février.
23 h 11, à Pia D.
Je t’imagine fort occupée, et même réquisitionnée, en ces temps pré-électoraux !
Oui, voyons-nous en avril, l’air sera doux, nous pourrons peut-être passer une
soirée dans le jardin du Palais-Royal. Je suis heureux que tu aies conservé cet
exemplaire de Combat où figure l’historique, et célèbre, « D’Artagnan au
Fanal »16. Baisers de ton Athos.

Vendredi 29 février.
15 h 39, à Julie d’H.
Dimanche, je ne peux pas, car chez nous c’est le début de la « Semaine des
laitages », qui précède l’entrée dans le carême pascal, où déjà l’on ne mange plus
de viande, mais où l’on mange les fameux blini (blini que dans les prétendus
restaurants russes de Paris on sert toute l’année, mais que les orthodoxes russes
ou de tradition russe ne mangent que durant cette semaine avant le grand
carême). Dimanche, donc, après la liturgie, la paroisse se réunit pour manger des
blini.
19 h 01, à Isabelle J.
Je ne suis pas hostile à l’introduction de mots étrangers dans notre vocabulaire,
et la langue française est un grand fleuve hospitalier, riche des apports de ses
affluents : de même que les Russes et les Italiens utilisent de très nombreux mots
français dans les domaines de la mode, de la politique et de la cuisine, il est
naturel que nous utilisions des expressions anglo-américaines dans celui de
l’informatique. Il ne faut pas toutefois que celles-ci nous submergent : se mettre
en quête d’équivalences est un devoir, et en outre un exercice très amusant,
stimulant.

Dimanche 9 mars.
08 h 52, à Christine H.
Nous sommes des lucioles. C’est un personnage d’Isaïe réjouis-toi qui le dit, et
j’en suis plus que jamais convaincu. De petites lumières qu’un simple souffle
éteint. C’est pourquoi lorsque je vois les arrivistes s’agiter, les gens mettre toute
leur énergie dans la conquête d’une position sociale flatteuse, je hausse les
épaules tant ça me semble vain, illusoire. La parabole des lis des champs, ça,
c’est la vérité, la ligne de conduite à suivre.
Il y a les morts soudaines, il y a la douleur de ceux qui, restant encore un
moment sur la terre, sont brutalement privés d’une présence aimée, le
nevermore…
Aujourd’hui, entrons avec allégresse dans le grand carême, buvons à la source
vivifiante et vivons chaque instant comme s’il devait être le dernier.

Lundi 10 mars.
17 h 55, à Véronique B.
Contessina mia, come stai ? Tutto bene ? Per quanto mi riguarda sono più che
mai immerso nelle mie sistemazioni. Lunedì prossimo, il 17, le ragazze
dell’IMEC vengono a prendere – finalmente ! – gli scatoloni. Non vedo l’ora…
Ieri, inizio della quaresima ortodossa, ma sono stanco, di pessimo umore, e non
ho affatto testa di digiunare, di bere acqua… Baci dal tuo Brontolone17.

Mercredi 12 mars.
10 h 26, à Frank L.
Que pensez-vous de ce M. Bayrou qui, dans la pire tradition du pire centre mou,
s’allie tantôt avec la droite, tantôt avec la gauche ? Cela me rappelle mon
enfance, les girouettes du centre droit et du centre gauche (démocrates-chrétiens,
radicaux et autres zozos de même farine) de la Quatrième République. Je pensais
que le général de Gaulle et la Constitution de la Cinquième République nous en
avaient délivrés, mais à l’évidence il n’en est rien. Quelle misérable farce ! C’est
à vous dégoûter de la démocratie.

Jeudi 13 mars.
10 h 26, à Marie-Agnès B.
Mon ange, ne mange pas un sandwich avant d’arriver : il y aura des avocats, du
saumon fumé, un pélardon, des fraises gariguette, un petit rustique de chez
Kayser et du bon beurre de la ferme.
10 h 39, à Jacques C.
Je me garderai bien de mettre les pieds à la soirée prétendue chic et en réalité
ringardissime du salon du livre ! Il me suffit déjà de devoir y faire acte de
présence samedi après-midi et (peut-être) à la nocturne de mardi. Il y a quinze
jours, j’avais pris beaucoup de plaisir, dans ces mêmes allées de la porte de
Versailles, à visiter le salon de l’agriculture parmi les petits cochons (à la queue
en tirebouchon), les vaches, les poulettes, les viticulteurs qui me priaient de
déguster leurs vins, les bergers leurs fromages, mais la perspective de me trouver
parmi les gens de lettres, ce ramassis d’arrivistes aigris et jaloux, ne me cause
que de l’ennui.

Vendredi 14 mars.
23 h 21, à Frank L.
Je pars pour Marrakech. Séjour studieux, car il n’y a rien à faire ou à voir à
Marrakech que depuis quarante ans (j’y ai séjourné pour la première fois en
novembre 1968) je n’aie fait et vu des centaines de fois, et en outre parce que
mes amis qui vivent à Marrakech y travaillent dur et sont pris toute la journée.
Ce sera donc pour moi aussi un séjour de travail (j’avancerai la dactylographie
de mon journal intime inédit), mais avec le plaisir d’une agréable chaleur… Ce
dont j’ai vraiment envie, c’est de partir au soleil (ou d’ailleurs n’importe où,
même à l’ombre !) avec Marie-Agnès dont je suis de plus en plus amoureux.
J’espère que cette année mon vœu sera exaucé.

Lundi 17 mars.
10 h 31, à Marie-Agnès B.
Angelo mio, ouf, ils sont partis, enfin, les six cartons bourrés de paperasses, et
mon placard semble soudain plus grand, plus spacieux ! Mille baci amorosi.

1 Pierre Jungné, très cher ami et complice, mort à Bangkok en 1993.


2 Anne L. B. et Éléonore B. Cf. Carnets noirs 2007-2008.
3 Dîner de réveillon.
4 Un repas de roi, une grande bouffe.
5 Un homme véritable est comme le parmesan : plus il est vieux, plus il est bon.
6 Depuis notre premier séjour vénitien, Véronique rêve d’une bague de chez
Codognato et je lui ai promis de lui en offrir une avant ma mort. D’où cette
demande touchant la taille de son annulaire.
7 Invité par le palais Grassi à l’inauguration de l’exposition « Rome et les
Barbares », j’ai réservé via Internet une chambre au Danieli du jeudi 24 au
dimanche 27 janvier. J’arriverai à Venise par le vol Air France 1726.
8 Pour être franc, je n’aime guère parler en public. Les écrivains qui adorent ça
sont légion, mais pas moi.
9 Du 24 au 27 je serai à l’hôtel Danieli. Ce n’est guère raisonnable, mais je n’ai
jamais été raisonnable et à mon âge changer de style de vie est hors de question.
10 Codognato était fermé, Vini da Gigio était fermé, Al Fontego était fermé. Le
Bon Dieu aura sans doute entendu mon dernier Pater Noster : « … ne nous laisse
pas succomber à la tentation… ». J’ai néanmoins eu deux très bons déjeuners au
Harry’s Bar et je me suis acheté chez Pal Zileri un costume et deux cravates. Le
Danieli a été un enchantement, sauf un décevant petit déjeuner.
11 Un tableau de Mariette Lydis et le masque mortuaire de Pascal.
12 Le type qui sait tout, le fort en thème.
13 Le carême pascal que, dans l’Église orthodoxe, nous appelons le grand
carême.
14 Cortège de chômeurs à Naples. Arrive un entrepreneur milanais. Joyeux, il dit
à un des manifestants : « J’ai du travail pour toi ! » Alors, celui-ci, d’un ton
désolé : « Quoi ? Parmi toute cette foule, ça tombe sur moi ? » Mistigrette, cette
blague n’est pas super, mais nous sommes en hiver et le froid pétrifie mes petites
cellules grises…
15 Ce matin, avec Paolo Modugno, j’ai vu en avant-première un très beau film
de David Ferrario, Le voyage de Primo Levi. En 2004, celui-ci avait tourné un
film, Dopo mezzanotte, dont l’action se déroule dans notre chère Mole
Antonelliana !
16 Ma chronique « D’Artagnan au Fanal » a été recueillie en 1995 dans Le Dîner
des mousquetaires.
17 Comment vas-tu ? Tout va bien ? Pour moi, je suis plus que jamais plongé
dans mes rangements. Lundi prochain, le 17 mars, les filles de l’IMEC viennent
– enfin ! – prendre les cartons. J’ai hâte d’y être. Hier, début du carême
orthodoxe, mais je suis fatigué, de mauvaise humeur, je n’ai pas la tête à jeûner,
à boire de l’eau. [Le gros de mes archives se trouvait à l’IMEC depuis
septembre 2004, il s’agissait là d’un complément.]

CHAPITRE 13

Jeudi 10 avril.
07 h 04, à Michel d’U.
Je ne voudrais pas vous désobliger, mais l’on vient de rééditer en poche Comme
le feu mêlé d’aromates, un itinéraire en Méditerranée, une réflexion sur la
Méditerranée païenne et chrétienne, une sorte de voyage initiatique sur les rives
du Mare Nostrum, et je n’ai pas envie de paraphraser en 2008 un livre paru pour
la première fois en 1969, une paraphrase qui ne pourrait qu’être inférieure à ce
récit auquel j’avais travaillé pendant trois ans et qui, littérairement, est une des
meilleures choses qui soient sorties de ma plume. Je n’aime pas, je n’ai jamais
aimé réchauffer les plats. Après que j’ai publié en 1971 Le Carnet arabe, j’ai été
très souvent sollicité pour écrire sur la question palestinienne, sur le Proche-
Orient, sur la Syrie païenne et chrétienne, sur Héliogabale, sur les chrétiens
arabes, etc., mais je m’y suis quasi toujours refusé, ayant exprimé ce que j’avais
à dire dans cet ouvrage et n’ayant envie ni de me paraphraser, ni de délayer la
sauce.

Dimanche 13 avril.
14 h 26, à Anastasia S.
Merci, amore mio, de ta visite. Tu trouveras ci-joint une reproduction du portrait
de bibi par le peintre Daniel Juré.

Mardi 15 avril.
10 h 56, à Suzi V.
C’est avec joie que je répondrai à votre questionnaire – par écrit plutôt que par
téléphone : le téléphone irait très bien si vous m’interrogiez sur le président
Sarkozy, mais Schopenhauer, c’est du sérieux.

Mercredi 16 avril.
13 h 04, à Léo S.
J’ai été heureux du bon moment que nous avons passé au bar du Bedford, de
notre amicale et enjouée conversation. Tant que je n’aurai pas écrit une lettre
diplomatique à *** (et je ne le ferai pas avant la rentrée d’octobre), je te
demande que la plus grande discrétion soit observée. Je ne veux surtout pas de
rumeurs sur Internet, cela me mettrait en délicate position rue *** et ma vie
amoureuse deviendrait un enfer1.

Vendredi 18 avril.
09 h 19, à Alain de B.
Mon cher camarade, je suis heureux d’avoir bu avec toi ce vin rouge dans ce
restaurant chinois ; fier de ce que nous ayons pu ainsi marquer notre solidarité
avec le vaillant peuple chinois, brandir au moins symboliquement le Petit Livre
rouge de notre vénéré Président Mao, manifester notre volonté de résistance aux
impérialistes tibétains, à ces bouddhistes décadents qui prétendent opposer à la
pensée lumineuse de notre Grand Timonier l’enseignement immoral des vipères
lubriques Schopenhauer et Hergé. Vive le Pays du Sourire !

Mardi 22 avril.
10 h 12, à Olga L.
Voilà bien des années, j’avais noté une réflexion que m’avait faite un prêtre
auquel je me confessais. Ce prêtre, à qui je disais avoir fait un « mauvais
carême », m’avait expliqué que l’expression « faire un bon carême » n’a pas de
sens, que penser qu’on a fait un « bon carême » témoigne au contraire que celui-
ci n’a pas été si bon que ça, que le contentement pharisaïque de soi et de ses
bonnes actions est une disposition spirituelle aux antipodes de celle qu’il faut
avoir dans la vie en général et pendant le grand carême en particulier ; qu’être
mécontent de soi est plus fécond que l’autosatisfaction, car cela nous incite à la
vigilance, à l’éveil, à l’accueil du Fiancé.
21 h 48, à Suzi V.
J’espère que votre dossier va réveiller les éditeurs français : aucun d’eux n’a à ce
jour traduit les écrits posthumes de Schopenhauer et, vu que je ne connais pas
l’allemand, c’est dans leur traduction italienne (deux gros passionnants volumes
déjà parus chez Adelphi et il y en aura d’autres) que je les lis. Schopenhauer est
beaucoup mieux traité en Italie qu’en France.
Je parle de mon cher oncle Arthur (c’est ainsi que je le nomme parfois,
affectueusement) dans quasi tous mes livres, même dans mes romans ! Cioran,
lui – Schopenhauer était un de nos principaux thèmes de conversation –, dans
une lettre qu’il m’a écrite en 1977, l’appelle « notre grand Patron ». Et c’est bien
ce qu’il était. Ce qu’il est.

Mercredi 23 avril.
12 h 36, à Julie d’H.
Hier soir, dans la nuit du mardi saint au mercredi saint, l’office des saintes huiles
pour la guérison des malades. Du coup, ce matin, je me porte beaucoup mieux,
les frissons glacés ont quasi disparu. Alléluia !

Jeudi 24 avril.
09 h 34, à Hélène P.
Mon très cher Riquet, voici une nouvelle qui va te faire plaisir : le 13 juin, à
Goudargues, sera posée une plaque à la mémoire de Claude Verdier sur la
maison où sa maman nous a, tu t’en souviens, si gentiment reçus, et son nom
sera donné à une place du village (la place de l’église, je crois) ! J’en suis très
heureux pour Claude, et aussi pour Christian2. J’y serai, sans faute. Baisers de
ton Alligator.

Jeudi 1er mai.
07 h 47, à Julie d’H.
Les Églises te gênent ? Cela, c’est nouveau. Relis les pages sur le Christ dans
Les Passions schismatiques, tu y verras l’utilité de l’Église. Ce sont les
protestants qui pensent pouvoir se passer de l’Église. Quelle erreur !

Vendredi 2 mai.
21 h 36, à Léo S.
Ce qui me gêne le plus dans ces blogs et forums d’Internet, c’est le côté « lettre
anonyme ». Hier, seuls les minables envoyaient des lettres anonymes aux
journaux et les rédacteurs en chef foutaient celles-ci directement au panier.
Jamais un journal sérieux n’aurait publié une lettre non signée, sans les
coordonnées précises du signataire. Aujourd’hui, sur Internet, toi et moi, nous
signons de notre nom, nous apparaissons à visage découvert, nous discutons
courtoisement avec des inconnus pas toujours courtois qui signent Jules, ou
Henri, ou Dahlia, ou Truc, ou Machin, dont nous ignorons l’identité, dont nous
ne savons pas si, derrière tel ridicule pseudo, se cache un vieillard à barbe
blanche ou une fille de quinze ans ; nous légitimons, par nos réponses, par notre
courtoisie, cet anonymat de nos correspondants que je persiste à juger malsain,
voire indécent. Nous pouvons remercier Dieu (s’Il existe, ce qui n’est pas
certain) qu’Internet n’ait pas fonctionné entre 1940 et 1944. Tu imagines les
lettres de dénonciation à la police de Vichy et à la Gestapo, qui furent déjà trop
nombreuses, si les anonymes sycophantes avaient eu à leur disposition cette toile
infinie !

Mercredi 7 mai.
10 h 13, à Hélène P.
Oui, ô belle Hélène, l’Asie, mais des villes que j’ai tant aimées (Manille,
Bangkok, Colombo) me semblent aujourd’hui beaucoup moins accueillantes,
moins agréables que naguère : le nouvel ordre moral, le tourisme de masse… Un
tourisme de masse qui, au demeurant, est en train d’assassiner des petites villes
plus proches telles que Florence, Venise, Marrakech, qui ne sont nullement
préparées à recevoir à longueur d’année des millions d’abrutis en short et
débardeur. J’ai très longtemps cru que je finirais ma vie en Asie, à présent je ne
sais plus.

Mardi 13 mai.
22 h 32, à Sandra B.
Je te téléphonerai bientôt et serai heureux de te revoir, à Paris, à Strasbourg ou
ailleurs. J’étais triste de ce silence entre nous. La mort de Sophie a été pour moi
aussi une épreuve très dure, bien que nous fussions, cela va sans dire, beaucoup
moins intimes que vous ne l’étiez, elle et toi. C’était quelqu’un pour qui
j’éprouvais une vive tendresse, et qu’une fille si jeune, si brillante, si créatrice et,
plus simplement, si charmante et attachante, cessât soudain d’exister m’a été, à
la lettre, insupportable.

Mercredi 14 mai.
10 h 07, à Léo S.
Je vous imagine, Nathalie et toi, partis pour Cannes ou sur le point d’y partir.
Hier matin, j’ai embrassé Nathalie sur le parvis de l’église Saint-Louis-en-l’Île,
mais ce n’était pas le moment de parler de nos futurs voyages. Je suis impatient
d’être au lundi 19, jour de mon départ pour Venise. Je suis impatient de travailler
à notre projet. Je n’ai jamais pu travailler à Paris, les garçonnières ou les
chambres d’hôtel que j’y habite sont trop exiguës et bordéliques. À Paris, je
baise mes petites amies et vide des bouteilles avec mes copains, c’est à peu près
tout. Bref, je sens que chez Nathalie je vais travailler comme un ange et j’en suis
très heureux.

Jeudi 15 mai.
09 h 24, à Léo S.
Je ne sais si Florent te l’a dit, voici le titre que je pense donner à mon bouquin.
Ce sera : Carnets noirs 2007-2008. C’est sobre et ça sonne bien. J’espère que ça
te plaît. Tu me diras ça en juin.

Samedi 17 mai.
11 h 40, à Mayssa B.
Belle Mayssa, oui, je vous appelle dès mon retour à Paris. Notez que « de retour
à Paris » est préférable à votre « de retour sur Paris ». Évitez cette dernière
tournure, qui n’est ni correcte ni jolie.
C’était la minute grammaticale du professeur Dulaurier.
21 h 55, à Daniel J.
Transmettez, je vous prie, mon amical souvenir à *** qui est venu me visiter une
fois chez moi. J’habitais alors quai des Grands-Augustins, j’étais très jeune et
n’avais encore publié aucun livre. Ayant su (par Montherlant, je suppose) que
j’étais un passionné de la res romana, il m’avait proposé de traduire un poète
latin – projet qui n’a pas abouti. Je n’avais pas la tripe universitaire et j’étais
impatient d’écrire MES livres, non de traduire ceux des autres.
Oui, je crois en effet que la femme de *** est d’origine russe. La mienne aussi
l’était ; mais moi, plus lucide que lui, je ne suis resté marié que deux ans.

Dimanche 18 mai.
08 h 50, à Eugène J.
Toutes mes félicitations, carissimo ! Un pacs, excellente idée ! J’ai deux amis
qui vivent à Naples depuis vingt ans et se sont, l’an dernier, pacsés au consulat
de France. Le consul faisait une tête pas possible, il semblait furibard ! J’espère
que le fonctionnaire qui vous a unis à Bangkok était plus gracieux !
Je vous embrasse, Thong et toi. À bientôt, j’espère, à Paris, à Bangkok ou… à
Brest !

Dimanche 8 juin.
18 h 17, à Tamara B.
La parola italiana lunga lunga di cui ti ho parlato è conciossiacosaché, prima
parola del famoso Galateo che senz’altro avrai letto3.

Mardi 10 juin.
10 h 50, à Alain de B.
Je rentre de Venise où j’ai travaillé très bien pendant une vingtaine de jours chez
Nathalie Rheims. C’est là que j’ai appris la mort de Dino Risi. À la télévision, ils
ont rediffusé une de ses dernières interviews, où il explique : « È il gusto della
vita che mi ha tenuto in piedi4. » Nous ne saurions mieux dire.
13 h 57, à Alain de B.
Quant aux maîtres du cinéma… Tu le sais, j’ai été un mac-mahonien en culottes
courtes, d’où le rôle d’un certain cinéma américain dans ma formation
intellectuelle et morale. La liste que j’ai donnée dans cette interview n’a, c’est
clair, rien d’exhaustif : j’ai oublié Billy Wilder, et Buster Keaton, et Tati, et
Carné, et les cinéastes italiens… Touchant Bergman (que je n’ai découvert que
plus tard, j’étais un adolescent), Le Septième Sceau, Sourires d’une nuit d’été et,
quelques années après, Les Fraises sauvages sont parmi les films qui m’ont le
plus marqué5.

Jeudi 19 juin.
18 h 11, à Bernadette P.
Seigneur Dieu ! Ce matin, après le balthazar d’hier soir, ma balance a fait un
saut d’1 kilo 400 ! Quant à Jérôme, que je viens d’avoir au téléphone, il pense
n’avoir pas grossi, mais je le soupçonne de ne pas savoir son poids. Si on ne
connaît pas son poids, on a beaucoup de mal à se rendre compte qu’on grossit.
Moi, je me pèse chaque matin et suis la situation au jour le jour, à cent grammes
près.

Lundi 23 juin.
03 h 08, à Olga L.
Les Français sont le peuple le moins musical de la terre, et les massacreurs de
sons qui, boulevard Saint-Germain et ses entours, tapent comme des sourds sur
leurs instruments à la puissance amplifiée électriquement font de la Nuit de la
Musique une épreuve douloureuse, surtout dans une rue étroite telle que la
mienne où tout résonne de façon diabolique. Déjà, en fin d’après-midi, ce bruit
effroyable m’avait chassé de l’église : je me suis enfui lâchement, sentant
monter la migraine à la vitesse d’un cheval au galop, plein d’admiration pour le
chœur qui, lui, s’opiniâtrait à chanter et à prier.

Vendredi 27 juin.
15 h 49, à Marie R.
J’ai relu récemment des émiles où vous m’appelez « mon petit chou à la
crème ».

1 Allusion à Gilda qui, si elle avait été informée de la publication de Carnets


noirs 2007-2008 en avril 2008, quasi un an avant que celle-ci ait lieu
(mars 2009), m’aurait durant ces longs mois d’attente rendu chèvre.
2 Christian Giudicelli.
3 Le mot italien très très long dont je t’ai parlé est conciossiacosaché. C’est le
premier mot du fameux Galateo que tu as certainement lu.
4 C’est l’amour de la vie qui m’a permis de rester debout.
5 Dans l’interview à laquelle j’allude, parue le 1er juin 2008 à la revue virtuelle
Biffures, parlant de mes « dieux », j’avais cité Erich von Stroheim, Michael
Curtis, Howard Hawks, Vincente Minelli, George Cukor et Ernst Lubitsch.

CHAPITRE 14

Dimanche 6 juillet.
10 h 35, à René S.
Jacobi, je le connais surtout à travers ce qu’en ont écrit des philosophes russes
qui ont marqué mon adolescence, en particulier Berdiaeff. Ces Russes parlaient
parfaitement le français et l’allemand, lisaient les auteurs allemands et français
dans le texte. C’était vrai des Russes du vingtième siècle exilés en France (un
Berdiaeff, un Chestov ont lu Husserl et Heidegger trente ans avant que ces noms
devinssent familiers à leurs confrères français), et cela ne l’était pas moins au
dix-neuvième : dès 1830, Hegel était célèbre en Russie, lu par toute la jeunesse
intellectuelle. Lis à ce sujet un très stimulant livre d’Alexandre Koyré, Études
sur l’histoire de la pensée philosophique en Russie, publié aux Éditions Vrin
en 1950. J’ajoute que c’est également par le truchement de Berdiaeff que,
lorsque j’avais dix-sept, dix-huit ans, j’ai découvert et lu avec passion des
auteurs tels que Jacob Boehme et Franz von Baader dont ni en terminale ni à la
Sorbonne personne ne me parlait jamais.
12 h 19, à Gilles B.
Ce que j’ai ? Cela n’a rien de secret. Je paye un demi-siècle d’excès de soleil :
l’hiver aux Philippines, l’été à Deligny, le printemps en Corse, l’automne en
Tunisie ou au Maroc, sans oublier l’Espagne, l’Italie, la Grèce, l’Égypte, la
Syrie, la Thaïlande, etc. Je suis soigné depuis septembre dernier pour des
kératoses actiniques qui devaient guérir en deux mois et ne guérissent pas.
Présentement, mon crâne, couvert de taches rouges, ressemble au champignon
géant de L’Étoile mystérieuse et, lorsque je sors dans la rue, je m’enfonce un
chapeau jusqu’aux oreilles. Tout cela n’est pas excellent pour la drague (et donc
pour le moral).

Mardi 8 juillet.
17 h 08, à Marie R.
Belle Marie, votre Gabrielito qui, malgré le poids des ans, demeurait plutôt joli
garçon, est devenu une espèce de monstre depuis qu’après avoir à nouveau brûlé
son illustre crâne erichvonstroheimien le dermatologue lui a prescrit une crème
qui a transformé celui-ci en un champignon semblable à celui de L’Étoile
mystérieuse. Mon crâne est moucheté de rouge tel celui d’un clown triste, je suis
devenu laid et je n’ai guère envie de me présenter à vous dans cet état. Ce matin,
filmé par la cinéaste Charlotte Silvera, je lui ai demandé la permission de l’être
avec mon chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles !

Jeudi 10 juillet.
10 h 35, à Gilles R.
J’enregistre votre « pièce jointe », je la lirai plus tard, merci. Quant à ce J, je
suppose qu’il signifie Jean, c’est-à-dire Ivan. Jean, Ioan, Ivan, Giovanni, c’est le
même prénom, c’est le même Jean, l’auteur de l’Évangile qui porte son nom et
de l’Apocalypse, Ivan étant la forme russe (et bretonne aussi, je crois), Jean la
française. Peut-être, lorsqu’il écrivait en français à ses amis français, mon aïeul
signait tantôt Ivan tantôt Jean. Au demeurant, je ne suis pas assez curieux de mes
ancêtres pour aller à la Nationale lire sa correspondance ! La mienne me suffit1.

Dimanche 27 juillet.
21 h 25, à Alain de B.
Te souviens-tu de la campagne en faveur du candidat républicain amerloque
Goldwater qu’avaient, en France, lancée Laudenbach, Blondin, les rédacteurs de
la revue L’Esprit public et quelques autres révolutionnaires (carburant au
whisky) du bar du Pont-Royal ? J’y ai pensé ces jours-ci en observant la
campagne en faveur du démocrate Obama lancée par des Laudenbach de gauche,
campagne au moins aussi bête que celle de 1964, sans même l’excuse du spectre
de la guerre froide et du Vietnam. J’ai un peu lu la presse italienne, regardé la
télévision (le discours de Berlin) et j’ai été frappé par la médiocrité de cet
Obama, la désolante langue de bois qui est la sienne, la fadeur, la banalité de ses
propos. Pour ne rien dire de ses imbéciles, hystériques, affirmations sur le statut
de Jérusalem. On dit, et avec raison, beaucoup de mal des Bush, père et fils ;
mais on ne doit jamais oublier que Clinton fut, lui aussi, une calamité pour
l’Europe ; que ce fut lui, et non Bush, qui fit la guerre de Serbie.

Lundi 28 juillet.
08 h 32, à Alain de B.
Tu as, comme à l’accoutumée, raison, caro Fabrizio, mais Clinton, lui aussi,
était plus sympathique que son adversaire républicain. Être sympathique ne
suffit pas, hélas ! Cela dit, que la droite américaine – y compris l’extrême droite
style Goldwater – soit spécialement bête, su questo non ci piove ! Au cinéma,
chez John Ford, cette bêtise brutale ne me gêne pas trop (elle ne me gênait en
tout cas pas lorsque j’avais dix ans, mais voilà bien longtemps que je n’ai pas
revu un de ces films « virils » avec méchants Indiens et bons colons) ; dans la
vie, c’est autre chose.
18 h 02, à Patrick P. d’A.
J’étais en Italie lorsque sont survenus les événements te concernant. J’ai
beaucoup pensé à toi et j’espère que tu sortiras victorieux, plus libre et plus fort,
de cette épreuve.

Mardi 29 juillet.
08 h 38, à Emmanuel P.
Depuis que je suis l’amant de la jeune Gilda, je ne me sépare jamais de mon tube
d’aspirine.
09 h 10, à l’archimandrite S.
J’ai été bien inspiré, dimanche, d’assister à la liturgie : on y a lu l’évangile du
paralytique chez saint Matthieu et fêté saint Pantéléimon, médecin anargyre et
mégalomartyr qui guérit les malades au nom du Christ, exactement ce qu’il me
fallait. Du coup, la cicatrisation de mon crâne va bon train.

Samedi 2 août.
09 h 15, à Frank L.
Soyez prudent, car il est possible qu’il s’agisse d’une provocation. Je suis un peu
parano, sans doute, mais l’expérience m’a appris que parfois on a raison de
l’être. Ce qui me semble suspect dans l’émile de ce prétendu professeur, c’est
que « Lycée Montaigne » est le titre d’un poème érotique que j’ai publié dans
une revue en 1979, mais qui, si je le rééditais aujourd’hui, me vaudrait des
ennuis, c’est pourquoi il ne figure ni dans Douze poèmes pour Francesca ni dans
Super flumina Babylonis. Ne dites pas tout ça à ce monsieur, à ce soi-disant
professeur à Montaigne (je suis presque sûr que c’est faux), dites-lui que vous
n’avez jamais lu ce texte et qu’à votre connaissance il est inédit.
Nous avons été, Marie-Agnès et moi, très heureux de notre soirée au Train bleu.
Merci de ce balthazar ! Ma belle amante est partie ce matin avec l’autre pour
l’Auvergne. Je demeure dans sa vie l’amant clandestin, celui qu’on voit en
cachette, à la sauvette. That’s my life, what can I do ?

Dimanche 3 août.
10 h 41, à Eugène J.
J’ai de très jolies cravates, mon cher Eugène, j’en ai même acheté deux à Venise
en janvier dernier, et je ne les mets pas dans ma poche mais autour de mon cou.
Oui, je sais, la cantine du Cercle militaire est avec le grill du Plaza Athénée un
des rares restaurants de Paris où, même à midi, il convient d’être cravaté.
Derniers bastions du savoir-vivre qui résistent au débraillé universel.

Mardi 5 août.
10 h 27, à Justine G.
Vous m’écrivez des choses qui me touchent, qui me font plaisir, sur le rôle que
j’eus dans votre vie lorsque vous aviez quinze ans et que nous étions amants,
mais vous me dites aussi que vous ne voulez pas redevenir ma maîtresse. Je n’ai
jamais obligé qui que ce fût à me choisir pour amant. En amour, seul m’intéresse
l’élan réciproque. Si telle est votre décision, « tout va très bien madame la
marquise », n’en parlons plus. Au demeurant, un écrivain, on le rencontre dans
ses livres aussi bien et même mieux qu’au lit. Lisez l’écrivain, oubliez l’homme,
vous aurez ainsi le meilleur de moi et échapperez au pire.
Au dos de vos enveloppes (et d’une manière générale) n’écrivez jamais : « Mlle
G. Justine », cela fait plouc. Oubliez le « Mlle » (cela vaut aussi pour le
téléphone, quand vous vous présentez à quelqu’un, ne dites pas que vous êtes
« Mlle G. », mais seulement « Justine G. »). Laissez le « G. Justine » aux
écoliers et aux soldats. Vous devez écrire : Justine G., et c’est tout.
12 h 02, à Justine G.
Mon bel amour, votre lettre est très belle et m’a mis les larmes aux yeux ; mais
je suis incapable de vous voir « en copains », ne m’en veuillez pas. L’autre jour,
résister à l’envie de vous dévorer de baisers, de caresser chaque parcelle de votre
peau, de vous aimer, a été difficile. Je n’ai pas envie de revivre ça. Quand vous
serez mère de famille, baptisez un de vos fils « Gabriel », cela me fera plaisir.
Baisers électroniques (et donc fort chastes, hélas).

Mercredi 6 août.
12 h 45, à Justine G.
Contrairement à ce que vous semblez croire, il y a certaines de mes ex avec qui,
la passion et le désir étant de part et d’autre disparus, j’ai établi des relations
amicales ; que je vois de temps en temps. Si vous voulez une description de cette
métamorphose de l’amour en amitié, lisez (ou relisez) le chapitre 11 de Voici
venir le Fiancé. Curieusement, dans ces pages, il s’agit de la façon dont les
relations de Nathalie et Stefanie ont évolué. Or, dans Mamma, li Turchi !, c’est
la manière dont je vous ai conquise qui, pour certains détails, m’a inspiré la
description de la conquête de Stefanie par Nathalie… Oui, curieuse
coïncidence… La différence avec la situation actuelle entre vous et moi est que,
dans Voici venir le Fiancé, l’amour de Nathalie pour Stefanie est mort, lui aussi,
qu’elles ne se désirent plus au réciproque.
Croyez-moi : sauf relations intimes, amoureuses, un écrivain dans la vie ne
présente aucun intérêt. Ce qu’il a de mieux à offrir aux autres, c’est dans ses
livres qu’on le trouve.
16 h 21, à Justine G.
Je lis à l’instant ton sms. Nous nous reverrons, cela va de soi, mais pas tout de
suite. Quand je serai bien détaché de toi, quand, te voyant, je n’aurai aucun désir
de te donner un baiser, de te prendre dans mes bras, bref quand je porterai sur toi
le regard détaché que tu portes aujourd’hui sur moi, alors oui, nous nous
reverrons, avec plaisir, nous irons au cinéma en copains, dans la salle obscure
nous n’aurons même pas envie de nous embrasser et, après la séance, je te dirai
tchao en te faisant une bise sur les joues. Ce temps viendra, sois-en sûre, mais ne
me bouscule pas. Quant à ta phrase « Je voudrais bien récupérer mes lettres », tu
rigoles ? C’est à moi, à MOI, que tu oses écrire cela ? Jamais je ne te rendrai tes
lettres, que cela soit bien compris une fois pour toutes.

Lundi 11 août.
13 h 56, à Pascale E.
J’ai tâché de te joindre par téléphone au 0148******, mais je suis tombé sur une
bizarre messagerie où je n’ai même pas pu, ce qui est le comble pour une
messagerie, te laisser un message : je désirais avoir ton avis sur la guerre russo-
géorgienne, la querelle ossète, car toi et moi nous sommes sans doute les
premiers Français a avoir connu l’existence de l’Ossétie, au début des années 80,
grâce à ta camarade de lycée, d’origine géorgienne, dont c’était le sujet de
conversation favori.
16 h 38, à Franck D.
Hélas, carissimo, tous mes documents iconographiques sont à l’IMEC, je n’ai
plus rien chez moi. Il y a de très belles photos où je figure avec René et Guy
(René en a une, il y en a une autre reproduite dans le cahier photos du livre que
Vincent Roy a écrit sur moi), il y a aussi une photo assez extraordinaire de Guy à
la fenêtre de La Gare (leur maison de campagne) où il a l’air de s’envoler, tel un
ange. René l’a, et lui, toutes ses archives sont chez lui. L’IMEC, c’est très bien,
tout y est en sécurité, classé, préservé, mais je suis dépossédé de tout, c’est
comme si j’étais déjà mort. Je mourrai les mains et les poches vides2.

Vendredi 15 août.
14 h 11, à Bernard F.
Merci de ce dîner d’esprits libres, de résistants à l’imbécillité ambiante.

Dimanche 17 août.
21 h 59, à Véra S.
Betty est une femme exquise, de grande valeur, que j’aime et respecte. Il ne
m’est jamais venu à l’idée de la « mettre sur le même pied » (pour reprendre
votre expression) que telle vieille conne snobissime qui s’occupe d’un Cercle
Louis XVI ! À un moment précis, ces deux femmes blessées se sont liguées
contre un charmant (et langue de vipère comme le sont tous les homosexuels
mondains) mythomane sans songer à l’usage qu’un vieux prince (authentique,
mais de piètre valeur morale), celui que j’appelle le papa récalcitrant, ferait de
leurs « renseignements ».
Je pense qu’aujourd’hui nous devons jeter sur cette querelle le voile de Noé. En
pardonnant, notre prince (vrai ou faux, je m’en fous) montre sa gentillesse, son
christianisme, et Betty, elle aussi, devrait de temps à autre songer à réagir en
chrétienne, à pardonner les offenses.

Lundi 18 août.
09 h 01, à Jacques M.
De retour à Paris, j’ai trouvé au courrier les affiches de l’exposition Claude
Verdier que vous avez eu l’amabilité de m’adresser et je vous en remercie.
Oui, ces journées à Goudargues autour de Claude ont été un important moment
d’amitié. Important pour les habitants de Goudargues, important pour l’œuvre de
Claude, important pour ses amis, important pour Christian Giudicelli qui depuis
la mort de Claude n’avait ni l’envie ni le courage de retourner à Goudargues et à
Nîmes, c’était trop douloureux, et qui, grâce à ce bel hommage, s’est enfin
réconcilié avec ces lieux.
09 h 56, à Christian C.
J’ai eu 72 ans voilà quelques jours, mais comme j’ai quasi le même style de vie
que lorsque ces chiffres s’inversaient et que j’en avais 27, je ne vois pas la
différence… Il y en a toutefois une : entre mes 27 et mes 72 ans, la planète s’est
crétinisée à une vertigineuse vitesse.
Dites-moi ce qui se passe à Saint-Graal. Jusqu’à quand Le Mirador sera-t-il
fermé ? Est-ce toujours là que vous avez l’intention de recevoir vos impatients
ou songez-vous à un autre lieu, à un nouveau Saint-Graal ?

Vendredi 22 août.
12 h 09, à Bernadette, Émélie et Marie P.
Je ne sais si vous avez Trois hommes dans un bateau de Jérôme K. Jérôme, un
des livres les plus drôles qui soient au monde, dans votre bibliothèque. Il y a là
un personnage, l’oncle Podger (orthographe non garantie, je n’ai pas le volume
sous la main), qui est incapable de planter un clou mais, grand organisateur des
travaux finis, lorsque les membres de sa famille bricolent (genre armoire IKEA à
monter), leur explique ce qu’ils doivent faire, se met dans leurs pattes, bref, au
lieu d’être une aide, est un poids encombrant. Si j’avais été auprès de vous hier
soir, j’aurais, je le crains, récité la part de l’oncle Podger, tant je suis peu
bricoleur !
15 h 51, à Marie-Agnès B.
M.-A., mon très cher amour, la nuit précédente a été entièrement blanche, pas le
moyen de fermer l’œil, et ce matin, de 10 h 30 à 12 h 10, une interview par un
jeune journaliste niçois, Marc Alpozzo. J’ai la tête telle une compote, et en outre
on se fait saucer, le bon Dieu secoue ses salades, ça pleut comme vache qui
pisse. Quel mois d’août ! J’ai essayé de te joindre par téléphone à 12 h 30, ça a
sonné dans le vide. Je pense à toi, à toi, à TOI.

Samedi 23 août.
09 h 13, à Pierre D.
Je souris en lisant votre émile, et la seule pensée d’un dîner tête à tête entre le
très sérieux, très hétéro, comte de *** et notre… disons proustien, prince de ***
me remplit de joie. Pour peu que l’altesse royale ait un verre dans le nez, on ne
sait pas comment cela finira.

Dimanche 24 août.
12 h 41, à Véra S.
À vous lire, on pourrait croire que vous n’avez jamais vu le sublime Casanova
de Fellini ! Quant au « bouffon en paillettes bleues », c’est un immense
comédien, Daniel Emilfork. Pour moi, c’est dans Un galop d’enfer que je dis
l’impression que m’a faite, que me fait ce film. Et dans Les Passions
schismatiques, si ma mémoire est bonne.

Lundi 25 août.
07 h 29, à Laurence V.
Il y a aussi l’infortuné Tony Duvert, qui eut dans les années 70 une brève
notoriété (prix Médicis 73) et qui est mort comme un chien (son cadavre
découvert un mois après son décès), dans l’indifférence générale.
08 h 01, à Anne R.
L’émile de notre altesse royale : « Chers amis, j’ai reçu hier chez moi le comte
de M*** d’A*** de T*** » m’a irrésistiblement fait penser à Porthos devenu
dans Vingt ans après le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. Cette
histoire d’amour naissante entre le rejeton du papa récalcitrant et le banquier
mécène est prometteuse : peut-être notre prince, subissant l’heureuse influence
du sympathique comte de ***, va-t-il oublier un peu ce vieux schnock haineux
de Maurras et se mettre à lire Montherlant. Pour ma part, je m’en réjouirais.
10 h 55, à Anne R.
Pour notre altesse royale, la fin des soucis serait de se pacser avec son nouvel
ami, le banquier ; mais outre que le pacs n’existe peut-être pas en Belgique, le
banquier me semble (du moins si j’en crois les propos vertueux qu’il a tenus lors
du colloque de l’an dernier) un hétéro pur et dur. Si le prince veut lui faire
découvrir les charmes de l’uranisme, il a du pain sur la planche.

Mardi 26 août.
08 h 16, à Clarisse C.-G.
La mort d’un être cher est toujours une mutilation, l’irrémédiable nevermore.
Lisez, ou relisez, le sermon de Bossuet sur la mort, prêché au Louvre
le 22 mars 1662, que j’évoque si souvent dans mes livres, peut-être les plus
belles, les plus fortes pages en prose française qui aient jamais été tracées par
une plume.
Votre thèse, votre roman, vous avez du pain sur la planche ! Tant mieux, le
travail, la création, c’est la meilleure façon de ne pas cafarder quand les jours
raccourcissent, quand le mélancolique automne nous enveloppe de ses brumes.

Lundi 1er septembre.
15 h 39, à Remi H.
Voici mon texte sur Georges3. Je l’ai relu avec soin, mais si vous relevez des
coquilles, ayez la gentillesse de me les indiquer. Je vous signale à la page 5 une
tournure qui vous paraîtra peut-être bizarre (« … qui vont le crucifier ») : elle est
délibérée. C’est un archaïsme, j’en conviens, mais Littré en fait l’éloge, et Littré,
pour moi, c’est la Loi et les Prophètes.
16 h 02, à Léo S.
Quand Gilda, me bombardant sans discontinuer de sms et de messages
téléphoniques, m’a annoncé, hier, se trouvant au raout de Gonzague, qu’elle
s’apprêtait à venir vous parler, à Nathalie et à toi, j’ai frémi à l’idée que, par
distraction, tu n’évoques en sa présence mon journal intime à paraître l’an
prochain. Dieu merci, tu sais garder un secret. Oh ! elle le saura tôt ou tard, mais
elle est déjà tellement saoulante en temps ordinaire que cette occasion
extraordinaire fera de ma vie une vraie maison de fous, je le vois comme si j’y
étais. Les femmes, quel sexe du diable, mon cher ! Mais sans elles nos vies
seraient fort ennuyeuses. Ne nous plaignons donc pas. 17 h 47, à Remi H.
Ce qui aurait été bien, c’est qu’un ex-amant (maghrébin ou breton, peu importe)
de Georges se manifestât, écrivît un texte sur ses amours avec notre cardinal
Labalue…
Ce n’est que grâce à vous, donc tout récemment, que j’ai su que Georges avait
une sœur. En plus de quarante ans d’amitié (nous nous sommes connus, si ma
mémoire est bonne, en 1962, juste après mon service militaire), il n’en a jamais
fait mention. Les mères abusives, les femmes abusives, les sœurs abusives,
quelle engeance du diable !

Vendredi 5 septembre.
10 h 26, à Marie-Agnès B.
Je t’aime. Hier, c’était le paradis. J’adore tout ce que je vis avec toi. 18 h 04, à
Marie-Agnès B.
Mon bel amour, je suis allé prendre le thé chez René Schérer et, de retour
boulevard Saint-Germain, j’ai fait un détour par la rue de Poissy pour admirer
dans son éclatante blancheur le couvent des Bernardins, mais je n’y suis pas
entré, c’était déjà fermé. De toute manière, j’y entrerai avec le pape de Rome le
vendredi 12, j’y serai en bonne compagnie.

Lundi 8 septembre.
12 h 20, à Tamara B.
Penso di arrivare (o d’arrivare ?) a Venezia mercoledì 24 settembre. Questa
volta non ho l’appartamento della mia amica, perciò scenderò in un albergo
vicino al campo S. Barnaba. Appena sistemato ti chiamo4.

Mardi 9 septembre.
13 h 56, à Véra S.
Renseignez-vous sur la date de l’ouverture de la chasse en Belgique. J’aimerais
attendre ce moment pour un séjour à Bruxelles qui me permettrait de revoir mes
amis. Je garde un souvenir enchanté des perdreaux de l’an dernier.

Vendredi 12 septembre.
08 h 30, à Pascale E.
La salle du couvent des Bernardins où Benoît XVI prononcera sa conférence, ce
n’est pas l’Olympia, et le nombre de ceux qui sont invités à y assister est donc
réduit. Pourquoi suis-je sur la liste des invités, mystère et boule de gomme.
C’est, m’a-t-on dit, le cardinal-archevêque de Paris qui a établi cette liste. De
toute manière, c’est flatteur et me fait plaisir, car autant je ne supportais pas
Jean-Paul II, autant l’actuel évêque de Rome me plaît bien.
22 h 23, à Véronique B.
Sono appena uscito dal couvent des Bernardins, restaurato, nuovo di zecca, rue
de Poissy, dove il Papa ha tenuto una bellissima conferenza. Mi piacerebbe che
tu ne legga il testo. Essere stato invitato a questo pince-fesse pontificale mi
lusinga in un modo estremo. Stamane ho ricevuto un altro biglietto d’invito :
all’inaugurazione della mostra « Arte in Italia fra tradizione e rivoluzione,
1968-2008 », il venerdì 26 settembre, palazzo Grassi. Bella casualità, arrivo a
Venezia il 245 !

Dimanche 14 septembre.
12 h 11, à Léo S.
Le génial cours de Jankélévitch sur la mort et l’immortalité est le terreau à partir
duquel il a rédigé son livre sur la mort, paru dans les années 60 ; mais
Jankélévitch était d’abord une présence, une voix ; c’était un acteur
extraordinaire, un captivant orateur, et si intelligent, si nourri de culture
classique et moderne, si subtil qu’il soit, le livre est beaucoup moins captivant
que le cours. Ce qui serait passionnant, ce serait de retrouver un enregistrement
de ce cours, et si tu en éditais un fragment sonore, ce serait épatant.

Lundi 15 septembre.
12 heures, à Olga L.
Merci pour le « Bonne après-fête cruciale », celle-là, je ne la connaissais pas.
C’est très chic et je la replacerai, chère consœur6.
12 h 22, à Marie-Agnès B.
Amore mio, la carte que Marianne nous a écrite de Sainte-Hélène (et qui
représente la tombe de l’Empereur) vient d’arriver dans la boîte aux lettres !

Mercredi 17 septembre.
11 h 33, à ***.
Avant ton départ pour l’Inde, tu m’avais dit que mon ex-fiancée Marie-Élisabeth
(tu le savais par une tierce personne) vivait désormais en Angleterre. En es-tu
certain ? Je suis tourmenté à la pensée que s’il m’arrivait un accident, ou si
j’étais frappé par une maladie très grave, je serais dans l’incapacité de l’avertir,
de la joindre. On ne se voyait plus ces dernières années, mais je savais son
adresse parisienne, je pouvais en cas d’urgence l’alerter. Ce n’est plus le cas et
l’idée que je puisse mourir sans l’avoir revue me fait, quand j’y pense (et j’y
pense souvent au cours de mes opiniâtres insomnies), froid dans le dos, ce serait
l’horreur absolue.
14 h 22, à Pascale E.
Les touristes tournent inlassablement autour de la planète. Quels que soient le
mois, la semaine, le jour et l’heure, quand tu te pointes à l’aéroport de Roissy, tu
dois te taper des files de connards qui font la queue devant les guichets ; et
Venise n’échappe pas à ces troupeaux de débiles mentaux, à cette destructive
monstruosité qu’on appelle le tourisme de masse. Venise n’est désormais elle-
même qu’entre sept heures et dix heures du matin, puis elle le redevient après
vingt heures. Entre les deux, il faut s’enfermer dans sa chambre et n’en point
sortir, ou aller, comme je le fais, travailler en bibliothèque.

Jeudi 18 septembre.
12 h 11, à Bernard F.
J’aurais dû hier soir sortir mon carnet, mon stylo, et noter le détail de ce
succulent dîner : la soupe, les pois, la tarte, tout était délicieux. Quant aux
poivrons, c’est la première fois de ma vie, je crois, que j’en mangeais
accommodés de cette manière et aussi bons.

Vendredi 19 septembre.
08 h 26, à François D.
Votre Casanova/Matzneff ressemble de plus en plus au serpent de mer dont tout
le monde parle et qu’on ne voit jamais. Je suis toutefois heureux d’apprendre que
ce projet n’est pas enterré. Casanova est mort. N’attendez pas que Matzneff soit,
à son tour, rappelé à Dieu pour tourner ce fameux film.

Mardi 23 septembre.
16 h 50, à Clarisse C.-G.
Au débotté, « quelque chose en particulier », je ne vois pas, mais votre sujet, « la
scénographie des sens », est lui-même déjà particulier. Vous pourriez, par
exemple, étudier quelques scènes de séduction d’adolescentes (dans Ivre du vin
perdu, celle d’Anne-Geneviève, de Sarah, d’Angiolina, dans Harrison Plaza,
celle d’Allegra, opérées par un homme, et aussi, dans Mamma, li Turchi !, celle
de Stefanie par Nathalie). Je vous écris ça très vite, je dois faire mon bagage.

1 Il s’agit du comte Ivan Matzneff, ami du prince Napoléon, du chevalier


d’Orsay, d’Alexandre Dumas et de Barbey d’Aurevilly, dont je parle, au mot
« Famille », dans Le Taureau de Phalaris.
2 Franck Delorieux cherchait des photos de Guy Hocquenghem pour le numéro
spécial que Les Lettres françaises s’apprêtait à lui consacrer.
3 Georges Lapassade.
4 Je pense arriver à Venise le mercredi 24 septembre. Cette fois, je ne dispose
pas de l’appartement de mon amie, c’est pourquoi je descendrai dans un hôtel
proche le campo S. Barnaba. À peine installé, je t’appelle.
5 Je viens de sortir du couvent des Bernardins, restauré, flambant neuf, rue de
Poissy, où le pape a prononcé une très belle conférence. J’aimerais que tu en
lises le texte. Avoir été invité à ce pince-fesses pontifical me flatte au suprême.
Ce matin, j’ai reçu un autre carton d’invitation : à l’inauguration de l’exposition
« L’art en Italie entre tradition et révolution, 1968-2008 », le
vendredi 26 septembre, au palais Grassi. Par une heureuse coïncidence j’arrive à
Venise le 24 !
6 La veille, 14 septembre, c’était la fête de l’Exaltation de la Croix.

CHAPITRE 15

Samedi 11 octobre.
09 h 06, à Stéphane N.
Ces messieurs-dames de la rue Huyghens m’ont précisé que la personne qui
s’occupe de l’œuvre de Guy1 se nomme Claire ***. A-t-elle annoncé sa présence
au colloque de Quimper ? Vous devriez la secouer (moralement, s’entend), lui
faire honte. Voilà un an que je dis et redis à René Schérer qu’Albin Michel doit
financer le colloque, ou du moins le financer en partie, contribuer à vos frais.
Rentrez-leur dans le chou, n’hésitez pas, les éditeurs sont une espèce qu’il faut
traiter à la cravache.
À jeudi donc. Dès que j’ai su les dates du colloque, j’ai acheté mes billets de
train et réservé une chambre d’hôtel. Vous n’avez donc pas à vous occuper de
moi, je me débrouille tout seul.

Lundi 13 octobre.
23 h 11, à Stéphane N.
Bref, les éditeurs sont des trous du cul (sans le charme de ce dernier). Nous le
savions depuis longtemps, mais il ne faut jamais perdre une occasion de le
redire.

Mardi 14 octobre.
09 h 40, à René S.
Je rentre à peine de Venise, je repartirai pour Quimper jeudi matin. Oui, ce
colloque va se dérouler dans des conditions difficiles. Sylvie Parquet et Stéphane
Nadaud, dans de récents émiles, m’ont confirmé que les Éditions Albin Michel
avaient refusé de leur apporter la moindre aide. C’est d’autant plus honteux que,
de leur côté, elles n’organisent rien, ne font rien : ni réédition des livres épuisés
de Guy, ni émission à France Culture, ni émission à la télévision, ni vitrines dans
les librairies. Rien de rien. Albin Michel n’a même pas informé de la tenue de ce
colloque le meilleur libraire de Quimper (je le sais parce que, pure coïncidence,
celui-ci est un de mes fans), c’est moi qui la lui ai apprise ! En définitive, pour
célébrer ce vingtième anniversaire de la mort de Guy, il n’y aura eu que ce
colloque de Quimper et notre dossier des Lettres françaises.

Lundi 20 octobre.
14 h 32, à Marie-Agnès B.
Oui, mon cher amour, le docteur *** a été content de mon crâne (il me redonne
la pommade maudite mais à n’appliquer qu’une fois par semaine) et il a
commencé à brûler les taches solaires de ma joue gauche. Encore quelques
efforts et tu auras un amant tout neuf ! Ce soir, je dîne aux Ronchons avec
Catherine Laudenbach, la veuve de mon premier éditeur et ami Roland
Laudenbach, mais je t’appellerai et te dirai ce qu’aura été ma conversation avec
***. Peut-être, et même sans doute, ce qu’elle a à me dire est un truc insignifiant
mais, je ne sais pourquoi, je gamberge, je me fais, comme on dit, des films noirs.
Il paraît qu’en vieillissant on devient émotif.
17 h 07, à Emmanuel P.
De retour de Quimper où j’ai participé à un très sympathique colloque consacré
à Guy Hocquenghem, j’ai vu cet après-midi ***, qui m’a annoncé tout à trac
qu’*** avait décidé de mettre fin à ma mensualité – une mensualité qui m’est
versée depuis 1984, dont en vingt-quatre ans le chiffre n’a pas augmenté d’un
centime, qui est donc devenue peu de chose, mais qui est l’unique versement
régulier que reçoit ma banque. Cette brutale suppression est pour moi
catastrophique. C’est comme si je venais de recevoir une bombe sur la tête.

Vendredi 24 octobre.
09 h 30, à Bernadette P.
La sortie de Vous avez dit métèque ? ne m’occupe guère, voilà déjà longtemps
que je ne suis plus un chéri des media et l’accueil sera, comme d’habitude, le
silence ou les insultes, ce dont d’ailleurs je me fous royalement.

Dimanche 26 octobre.
08 h 22, à Christine H.
Merci de ta bonne lettre et de tes prières. Hier soir, à Saint-Victor, belles vigiles
de la fête de l’icône de Notre-Dame-Joie-des-Affligés. 13 h 22, à Frank L.
J’ai vu vendredi une éminente gastro-entérologue : c’est elle qui a décidé mon
hospitalisation. J’aurais bien besoin de la présence de Marie-Agnès, mais c’est le
moment qu’elle a choisi pour partir en vacances avec l’autre. Je ne me fais plus
aucune illusion sur la place réelle que j’occupe dans sa vie.
13 h 55, à Anne L. B.
Après que tu m’as renvoyé, par le truchement de Marianne Paul-Boncour, les
objets que j’avais été si heureux de t’offrir, après ce geste méchant et mesquin,
nous n’avons, je crois, plus rien à nous dire. Annah est morte, hélas, il ne reste
qu’Anne2.

Lundi 27 octobre.
11 h 19, au père Gérard de L.
Je désire vous remercier d’avoir mis mon nom parmi ceux des malades de la
paroisse, hier, à la liturgie. Cela a été pour moi un réel réconfort. Je suis loin
d’être un paroissien modèle, mais Notre-Dame-Joie-des-Affligés est ma famille,
ma seule famille (car l’autre, ce qu’il est convenu d’appeler le « milieu
littéraire », n’est qu’un nid de glacials serpents).

Mardi 28 octobre.
18 h 16, à Marie R.
J’ai été très heureux de te revoir cet après-midi, ta présence m’a fortifié. Je suis
épaté par ces deux disques de girofle et de jasmin, un joli cadeau dont je te
remercie ; mais « ôte-moi une curiosité », comme disent les Italiens : à quoi ça
sert3 ?

Mercredi 29 octobre.
12 h 03, à Léo S.
Merci de ton amicale et roborative présence. Notre déjeuner au Bedford m’a
rendu ma belle humeur. Ce nom me fait toujours penser à Drôle de drame de
Carné où Louis Jouvet, évêque anglican puritain, tente, déguisé en Écossais, de
récupérer une photo que lui a dédicacée une poule de Pigalle : « À mon grand
bébé Bedford, en souvenir d’une nuit de folies. »
12 h 48, à François D.
Je suis un Casanova vieillissant qui n’a même pas un prince de Ligne ou un
comte de Waldstein pour lui venir en aide. Il est temps, je crois, que je tire ma
révérence.
20 h 15, à Bernadette, Émélie et Marie P.
Chères vous trois, en sortant de chez vous, ragaillardi par votre présence,
l’excellent thé, les délicieux gâteaux japonais, je suis passé devant le caviste qui
a une très belle cave de vins du Jura. La prochaine fois que je dînerai chez vous
j’y achèterai une bouteille, ces vins du Jura sont souvent très agréables.

Vendredi 31 octobre.
14 h 19, à Anastasia S.
Merci, ma chérie, de cette lettre électronique et indienne qui me fait un vif
plaisir. Ici, il fait froid, il pleut des cordes, et les marteaux-piqueurs qui,
de 8 heures à 18 heures, défoncent ma rue font un bruit assourdissant.
J’ai passé la soirée d’hier à chercher dans mon capharnaüm des papiers pouvant
aider mon avocat à constituer son dossier. Pour l’instant, de Gallimard, je n’ai
rien reçu, ni coup de téléphone, ni lettre. Je suppose qu’Antoine Gallimard n’est
pas très fier de son comportement envers moi… Par ailleurs, je dois voir un
cardiologue, un anesthésiste, bref, m’occuper de ma santé.

Samedi 1er novembre.
11 h 45, à Christian C.
Très Dulaurier, je suis en dessous du poids que je pesais en quittant Saint-Graal
l’été 2006, vous seriez content de moi, mais ce sont nos conversations qui me
manquent, votre amicale présence. Quand nous serons sortis des mains des
médecins, vous et moi, je ferai un saut en Suisse et nous passerons ensemble une
bonne soirée.
20 h 32, à Anastasia S.
Je suis heureux, mon amour, que ton séjour indien se déroule de manière
agréable. Cela va sans nul doute te faire du bien, tant moral que physique, et
t’aider à affronter l’hiver qui à Paris, dit-on, sera rude.
Je sors de Saint-Victor où j’ai assisté aux vigiles. Très fatigué, je ne vais pas
tarder à me mettre au lit.

Lundi 3 novembre.
18 h 34, à Anastasia S.
Bellezza mia, dans mon précédent émile j’ai oublié de te dire que j’ai découvert
un sublime pâtissier japonais qui a ouvert une pâtisserie dans ton
arrondissement !

Mardi 4 novembre.
14 h 35, à Anastasia S.
Mon bel ange, un pyjama en coton me plairait infiniment, mais je ne voudrais
pas alourdir tes bagages à l’excès ! Oui, nous irons dans cette pâtisserie
japonaise dont j’ai découvert les gâteaux chez des amies. Tu me parles des
élections américaines. Ici (je veux dire : en Europe) règne une omniprésente
obamamania. En est-il de même au pays des tigres et des maharadjas ?

Jeudi 6 novembre.
13 h 35, à Anastasia S.
Ma chérie, je puis te le dire à présent : la date de mon hospitalisation –
le 5 novembre – tombait en plein milieu de ton voyage aux Indes. Si je te l’avais
dit avant ton départ, cela aurait terni ton insouciance, tu te serais inquiétée. Je
préfère t’avertir à présent que j’ai quitté la clinique avec un diagnostic rassurant :
ce n’est pas le cancer, rien de grave. Le père Syméon, qui était, lui, au courant,
m’avait donné une liste de saints à prier car ils sont très efficaces contre la
maladie, et des amis napolitains m’avaient rappelé les noms de saints
parthénopéens prompts, eux aussi, à intervenir en de telles occasions. J’avais le
Ciel avec moi ! Je suis fatigué par l’anesthésie générale et l’intervention, mais en
excellente santé. Ouf !

Vendredi 7 novembre.
08 h 45, à Anastasia S.
Oui, mon ange, la taille est M. Ces tailles en lettres sont d’ailleurs moins
précises que naguère celles en chiffres. J’ai aussi des L. Néanmoins, le pyjama
acheté l’an dernier à Venise chez Intimissimi est un M (taille américaine) et il
me va très bien.
Je suis flagada, mais soulagé. Je te raconterai. Il était inutile de te prévenir, cela
n’aurait servi à rien sauf à troubler ta sérénité. Je suis très impatient de te revoir.
13 h 10, à Marie-Agnès B.
Bellezza mia, je n’ai pas acheté de saumon, mais il y aura : une soupe bio aux
châtaignes et aux champignons, un avocat, des œufs coque bio, un excellent
roquefort et un bon chèvre (achetés chez le fromager de la place Maubert), un
petit rustique de chez Kayser et, pour arroser le tout, un vin d’Arbois. Un dessert
te ferait-il envie ? Dis-le-moi.
14 heures, à Marie-Agnès B.
Ils [les œufs] ne s’appellent plus « la Poule heureuse », mais ils viennent d’une
autre basse-cour bio où, m’assure-t-on, les poules sont, elles aussi, très
heureuses.

Samedi 8 novembre.
13 h 27, au père Gérard de L.
Je sors de la clinique fatigué par les examens et l’anesthésie générale, mais
soulagé, car le diagnostic des médecins est rassurant : ce n’est pas le cancer, je
me porte comme un charme. Les prières de ma paroisse ont donc été efficaces et
j’en rends grâce au Christ.

Mardi 11 novembre.
12 h 17, au père Syméon.
Tu ne peux savoir combien, samedi dernier, entrant pour les vigiles à Saint-
Victor, j’ai été heureux de découvrir au milieu de l’église l’icône de saint
Nectaire que j’avais, sur tes conseils, tant prié les jours précédents ! C’était la
veille de la fête de saint Nectaire, et j’ai voulu voir un signe dans cette belle
coïncidence qui m’a permis de baiser et de vénérer son icône.
Une amie très chère, ***, vient de me téléphoner, en larmes. On lui a fait une
mammographie, le résultat est inquiétant et dès demain elle doit se soumettre à
divers examens (IRM, biopsie, etc.). Pourrais-tu ajouter son nom sur les
diptyques des malades (et ôter le mien puisque, si ce n’est la passagère fatigue
post-anesthésie générale, je me porte bien, grâce à Dieu) ? Je t’en remercie par
avance.

Jeudi 13 novembre.
16 h 10, à François D.
Je n’ai jamais ni de près ni de loin fait du « tourisme sexuel », ni en Asie ni
ailleurs. En Asie, j’ai surtout intensément travaillé, créé. J’y ai écrit la quasi-
totalité de trois romans, Ivre du vin perdu, Harrison Plaza et Les Lèvres
menteuses, une bonne partie d’essais tels que Le Taureau de Phalaris, Maîtres et
complices, de nombreux articles politiques, de nombreux poèmes, des pages de
mon journal intime. Je n’ai rien « avoué » car je n’ai rien à « avouer ». Je suis, je
l’avoue, effaré par ce vocabulaire ; effaré et scandalisé. Rappelez à mes zoïles4
que Casanova a eu dans sa vie autant de très jeunes filles que je puis en avoir, et
assurément plus de jeunes garçons. Et pour les en convaincre (puisqu’ils n’ont à
l’évidence pas lu Casanova), indiquez-leur les passages très précis d’Histoire de
ma vie qui illustrent mon propos. Que diable, ce n’est pas un film sur Bossuet
que vous désirez tourner, mais un film sur notre cher et endiablé Giacomo ! Ce
qui importe, et seul importe, c’est écrire de beaux livres. Qu’ils soient moraux ou
immoraux n’a pas la moindre importance.

Dimanche 16 novembre, à Julie d’H.
Mercredi soir, avec plaisir, mais depuis ma sortie de clinique je suis un strict
régime cambuzien et ce sera plus pour le plaisir de te voir, de te parler, que de
dîner. Je ne boirai pas de vin et je ne mangerai qu’un plat : du poisson grillé, ou
des légumes verts, par exemple. Il y a de beaux choux au marché en ce moment :
du chou me ferait plaisir ou, si tu préfères, une sole grillée, ou une tranche de
colin. Mais pas le chou et la sole : l’un ou l’autre.

Lundi 17 novembre.
10 h 18, à Olga L.
À Chypre, tâchez de savoir s’il est vrai que le maire de Nicosie, par désir de
s’aligner sur le « politiquement correct », a fait ôter la statue de Mgr Makarios
qui s’y dressait. Cela me paraît à peine croyable et j’espère que ce n’est qu’un
faux bruit, car l’archevêque Makarios fut un des dieux de mon adolescence.
« S’il est vrai que », vu son caractère dubitatif, appellerait en italien le
subjonctif. En français, j’hésite : « a fait » ou « ait fait » ? Le charme de la
langue française (un de ses charmes, car elle en a bien d’autres), c’est ce mixte
de précision de montre suisse et de liberté de choix. C’est un peu comme
l’Église : elle nous montre le chemin à suivre, mais elle nous laisse libres de le
choisir, ou d’en préférer un autre ; elle incline mais ne détermine pas. C’est ce
qui rend notre vie de baptisés périlleuse et captivante.
10 h 31, à Julie d’H.
Le chou est une des merveilles de la nature, avec l’huile d’olive, l’ail, le pain
complet, le jus de myrtilles et quelques autres bienfaits de Dieu…

Mardi 18 novembre.
17 h 55, à Véronique B.
Ho scovato il riferimento5 : Saint-Simon, Mémoires, année 1715. Mon édition
est la première parue dans la collection de la Pléiade entre 1953 et 1961. Elle
comprend sept volumes. Dans l’introduction du premier tome, je lis ceci : « Le
manuscrit ne comporte pas de division. Pour faciliter la lecture, nous adoptons
celle en chapitres de l’édition Chéruel et nous numérotons ces chapitres par
volumes. » Cela signifie que cette division est arbitraire, que chaque éditeur de
Saint-Simon peut inventer la sienne et je suppose que la nouvelle édition de la
Pléiade (qui, à cause des notes, comporte un bien plus grand nombre de tomes
que la mienne) a une numérotation différente. Dans mon édition, le passage que
tu cites se trouve au volume IV (qui couvre la fin de 1712, 1713, 1714 et le
début de 1715), chapitre LVII, pages 1046 et suivantes. C’est un chapitre
consacré principalement à Mme de Maintenon.

Mercredi 19 novembre.
16 h 56, à Véronique B.
Bellezza mia, il capitolo non ha – per l’esattezza – un « titolo ». Nella mia
edizione, le prime parole di questo capitolo LVII sono6 : « Ce grand pas fait de
l’expulsion sans retour de Mme de Montespan, Mme de Maintenon prit un
nouvel éclat. »
Ho le opere di Frontino (De acquæ ductu urbis Romæ, Strategemata), ma temo
di non avere quelle di Frontone (paragonato a Cicerone da Aulo Gellio !)7.

Jeudi 20 novembre.
19 h 16, à Véronique B.
Cara contessina, la differenza è, secondo me, doppia :
Proche-Orient est l’expression française ; Moyen-Orient sent son anglicisme,
c’est la traduction de Middle East.
On peut aussi soutenir que l’Orient méditerranéen proche est le Proche-Orient
jusqu’à la Palestine, voire la Jordanie, et que l’Arabie séoudite, les Émirats,
l’Irak, l’Iran seraient le Moyen-Orient. Mais cela n’est pas satisfaisant, car alors
où ranger l’Égypte et le Maghreb ? Proche-Orient et Moyen-Orient sont en fait
deux quasi-synonymes, par opposition à l’Extrême-Orient qui est l’Asie (à partir
de l’Inde, de Ceylan). Mieux vaut donc utiliser Proche-Orient qui est la formule
traditionnelle du Quai d’Orsay, plutôt que Moyen-Orient, qui est celle du
Foreign Office.

Vendredi 21 novembre.
12 h 16, à Véronique B.
Parmi les critiques littéraires et les biographes, il y a presque autant de types qui
écrivent pour démolir, pour noircir, pour déprimer un auteur, que de gens qui
écrivent sur des auteurs qu’ils aiment et admirent. Le plus connu de ces chacals
est celui que, dans Les Moins de seize ans, j’appelle « le nécrophage de la rue
Sébastien-Bottin », Henri Guillemin, qui a passé une partie de sa vie à
rassembler des documents destinés à rabaisser, dénigrer, Chateaubriand et Vigny
auxquels il a consacré deux livres ignobles.
17 h 54, à Véronique B.
Oui, plusieurs écrivains ont été Algérie française, et même très proches de
l’OAS, mais c’était plus par haine du général de Gaulle que par convictions
colonialistes, des intellectuels de la droite extrême qui, à vingt ans, avaient été
pétainistes. Lis à tes élèves le chapitre intitulé « Feu la jeune droite » dans Le
Dîner des mousquetaires.
18 h 43, à Gilda D.
Et toi, ragazza mia, toujours une beauté fatale, mais une beauté fatale au visage
pâlichon, crispé par le froid. Mets des vêtements chauds et enroule l’écharpe que
je t’ai offerte autour de ton joli cou, par pitié !

Samedi 22 novembre.
07 h 50, à Frank L.
Qu’il s’agisse de week-ends parisiens, de vacances en Auvergne ou Dieu sait où,
c’est avec son bonhomme que Marie-Agnès passe la quasi-totalité de son temps
libre. Elle me traite comme un pantin qu’elle sort furtivement du placard et l’y
remet après usage. Je ne vis plus rien avec elle, sauf au lit. Elle me traite comme
un gigolo. C’est fini, fini, fini, je ne veux plus la revoir.
08 h 44, à René S.
Pour moi, pas de gâteaux ! Je me contenterai d’une tasse de thé (et, au pire, d’un
minuscule biscuit). Je suis dans une période résolument diététique. Ces derniers
temps j’avais grossi et j’entends retrouver mon poids idéal, qui est extrêmement
bas. Je demeure persuadé que plus on avance en âge et plus il importe de rester
mince ; que la graisse surnuméraire est le terreau de toutes les maladies – les
physiques et les morales.
10 h 27, à René S.
Que le professeur Poilibus considère que je n’ai pas grossi, cela me flatte ; mais
lorsque certains pantalons et certaines chemises refusent, sous peine
d’étranglement, de se laisser boutonner, il y a quelque chose de pourri dans le
royaume de Danemark…

Mardi 25 novembre.
11 h 01, à ***.
Jamais je n’aurais imaginé qu’un de mes amis, qui est aussi un de mes lecteurs et
qui sait donc la place essentielle qu’occupait et, par delà la rupture, occupe
Marie-Élisabeth dans ma vie, dans mes livres, pût m’écrire une lettre aussi
indélicate, choisir des mots qui allaient me faire tant de peine. Ne te suffisait-il
pas de me dire que votre amie commune n’avait pas réussi à se procurer
l’adresse de Marie-Élisabeth ? Avais-tu besoin de me fournir sur la nouvelle vie
de celle-ci des détails qui ne pouvaient que retourner le couteau dans la plaie ?
Un tel manque de discernement m’a outré. Je ne t’aurais jamais cru capable
d’une pareille vilenie. Sans doute était-ce de ta part légèreté, inconscience, et
non désir réel de m’affliger, mais le résultat est le même et je préfère ne plus te
voir. Cela a cassé quelque chose entre nous de façon irrémédiable.

Jeudi 27 novembre.
11 h 40, à Mélina R.
L’hiver a certes ses charmes, mais il complique tout : nécessité de mettre des
petites laines, des écharpes, des manteaux, des chapeaux, bref d’être pesant et
moi je n’aime que la légèreté. En été, la vie est facile, mais c’est en hiver que, si
l’on est fauché, on ressent sa pauvreté : on rêve d’un appartement confortable,
bien chauffé, d’une existence bourgeoise…
18 h 04, à Yun Sun L.
J’imagine en riant les réflexions que de telles rues auraient inspirées à Cioran…
Savez-vous que dans mon dernier roman, Voici venir le Fiancé, je débaptise la
rue Lecourbe et la nomme : la rue Cioran ? Hélas, la rue Cioran, c’est la fiction.
La rude réalité, c’est la rue Dolto. Quelle époque !

Vendredi 28 novembre.
11 h 06, à Yun Sun L.
Si vous voulez voir la plus belle photo qui ait jamais été prise de Cioran – une
photo où notre bon maître sourit, a son regard lumineux et bienveillant que
connaissaient ses proches –, lui que les photographes représentent toujours avec
la mine tragique, sombre, d’un désespéré, allez la voir sur le site qu’un de mes
lecteurs a créé, www.matzneff.com, à la rubrique « Photos ». J’ai vu des dizaines
de photos de Cioran, mais celle-ci est celle qui exprime le mieux son cœur, son
âme (et ce n’est pas parce que j’y figure que j’écris cela). 13 h 36, à Nadine S.
Je serai demain dans le TGV 9211, voiture 2. En principe, le train entrera en gare
de Strasbourg à 10 h 13. Je dis « en principe », car si l’on n’est plus en sécurité
au Taj Mahal de Bombay8 on n’est plus en sécurité nulle part, et le train peut fort
bien être détourné par des pirates du rail ou des séparatistes alsaciens. Demandez
de ma part à notre chère Alice quel est, selon elle, le montant de la rançon
qu’Antoine Gallimard serait prêt à verser pour me récupérer sain et sauf.

Dimanche 30 novembre.
20 h 26, à Julie d’H.
Je suis rentré de Strasbourg où, à la librairie Kléber, j’ai eu un vif succès à la
présentation de Vous avez dit métèque ? et où, par une heureuse coïncidence,
s’ouvrait le Marché du Christ qui, à chaque période de l’Avent, attire des
milliers de visiteurs (hôtels et restaurants affichent complet !). En outre, alors
que la tempête souffle à Nice, il faisait à Strasbourg un temps superbe : ciel bleu,
soleil.

Samedi 6 décembre.
07 h 46, à Frank L.
Ce matin je ne serai guère chez moi, car à 10 heures j’assiste à un office funèbre
pour le patriarche Alexis de Moscou qui vient de mourir.

Lundi 8 décembre.
11 h 14, à Marie-Agnès B.
Bon anniversaire, mon bel amour à jamais perdu. « C’est mieux ainsi », m’écris-
tu. Moi, je suis comme si l’on m’avait coupé en deux, c’est affreux. Je croyais
que notre amour était pour toi ESSENTIEL, mais c’est moi que tu sacrifies, et pas
l’autre. Sois heureuse. Je m’avoue vaincu, je m’efface. Que Dieu te garde.

Mardi 9 décembre.
12 h 13, à Pierre D.
Physiquement, si j’en crois le diagnostic des médecins, je me porte comme un
charme ; mais j’ai le moral dans les chaussettes : une très pénible rupture
amoureuse et une situation sociale, matérielle, déplorable. Je continue
néanmoins de croire en ma bonne étoile, « en mon génie protecteur » diraient
nos chers Romains.

Samedi 13 décembre.
12 h 47, au père Gérard de L.
Je ferai mon possible pour être présent à cet office si précieux, mais je participe
à un colloque universitaire cet après-midi (pas à celui de Saint-Serge sur le père
Alexandre Schmemann, je ne suis jamais invité à ce genre de sauterie orthodoxe,
j’ai trop mauvaise réputation pour être le bienvenu parmi les pharisiens de la
sainte montagne), un colloque consacré au philosophe Georges Lapassade
(décédé cet été) qui a lieu au diable et je ne suis pas sûr de pouvoir m’en
échapper à temps. Quoi qu’il en soit, merci de votre pensée. Je me recommande
à vos prières.
17 h 28, à René S.
Tout à l’heure, la présence de la sœur de Georges et d’autres représentantes de
ce que Schopenhauer appelle le sexus sequior m’a gêné et du coup j’ai édulcoré
mes propos. Tu as été très brillant, et Edgar Morin, lui aussi, a bien parlé.

Jeudi 18 décembre.
18 h 51, à Catherine D.
Voici les titres que vous me demandez9 :
« Libiamo nei lieti calici », au premier acte de La Traviata de Verdi. Il y a un
très beau disque enregistré à Berlin par Lorin Maazel en 1968 avec Jaime
Aragall et Pilar Lorengar, mais n’importe quel autre enregistrement avec de bons
chanteurs conviendra.
Le morceau à la cithare d’Anton Karas, musique du film de Carol Reed, Le
Troisième Homme.

Vendredi 19 décembre.
07 h 50, à René S.
Samedi, le jour du colloque Lapassade où dans ces rues glaciales j’ai été trempé
comme un barbet, j’ai pris froid : une crève carabinée qui m’a contraint à garder
la chambre. J’en sors à peine, très fatigué. Je n’ai aucune envie de bouger, mais
rendez-vous est pris depuis longtemps avec mon ex-amante Véronique et deux
amis napolitains pour nous retrouver à Bologne où nous fêterons Noël ; puis je
m’enfermerai dans un monastère orthodoxe afin d’échapper au sinistre réveillon
de la Saint-Sylvestre.

1 Guy Hocquenghem.
2 Dans les premiers temps de nos amours, Anne signait ses lettres « Annah ».
3 Suis-je tourte ! C’étaient deux savons !
4 Ces zoïles étaient des zozos qui, à cause de mes prétendues mauvaises mœurs,
hésitaient à financer un film sur Casanova où j’aurais joué un rôle d’importance.
5 J’ai déniché la référence.
6 Le chapitre n’a pas à proprement parler de titre. Dans mon édition, les
premiers mots en sont…
7 J’ai les œuvres de Frontin, mais je crains de n’avoir pas celles de Fronton
(qu’Aulu-Gelle compare à Cicéron !).
8 Des combattants islamistes s’étaient, le 26 novembre, emparés du fameux
palace, pour y faire exploser des bombes et tuer de nombreuses personnes.
9 Pour illustrer une mienne interview par Olivier Germain-Thomas, à France
Culture.

CHAPITRE 16

Mardi 6 janvier.
16 h 40, à Sophie H.
La différence entre un journaliste et un écrivain qui donne des textes aux
journaux est celle-ci : les articles du journaliste ne sont intéressants que le jour
où ils paraissent, ne sont lus qu’en raison de leur actualité, au lieu que ceux de
l’écrivain demeurent passionnants à lire cinquante ans, cent ans, trois cents ans
après que leur auteur est mort, car ce sont la force de l’écriture et sa beauté qui
les parent d’une jeunesse sans cesse renouvelée. Les événements dont traite
Chateaubriand dans ses articles du Conservateur sont très loin de nous, mais les
dits articles sont aussi captivants à lire en 2009 qu’en 1822.

Jeudi 8 janvier.
12 h 48, à Florent G.
Terrassée par la grippe à Sartrouville aurait fait, en 1950, un excellent titre pour
un de ces romans marxisants se déroulant dans les milieux populaires (les
romans de Sartre, de Vailland) qui à cette époque faisaient florès. Cela dit,
plaignons la pauvre Julie. Le chèque, lui, peut attendre (il y a, si ma mémoire est
bonne, un film de Lubitsch intitulé Le Ciel peut attendre, c’est presque la même
chose).

Samedi 10 janvier.
13 h 41, à Florent G.
Cher Florian, voici de nouvelles corrections à apporter au manuscrit […].
14 h 01, à Florent G.
Ce « Florian » au lieu de « Florent » dans un émile sur les étourderies, cette
coquille en abyme, c’est d’un chic ! Me voici mûr pour le Collège de France.

Mardi 13 janvier.
17 h 30, à Colette K.
Je viendrai samedi vous embrasser, Philippe Besson et toi. Je suis très touché par
la mort du charmant Claude Berri, car j’admirais le cinéaste et avais une vive
sympathie pour l’homme. La pauvre Nathalie, que j’ai connue adolescente, avait
déjà eu une fin d’année difficile avec les inquiétudes regardant la santé de Léo,
et voici que l’an neuf débute avec la mort de Claude. C’est vraiment pour elle
une période difficile.

Vendredi 16 janvier.
10 h 12, à Frank L.
Je me suis dépouillé de tout, je n’ai plus rien ! Tout est désormais à l’IMEC,
depuis mes plus belles photos de Francesca ou de Vanessa jusqu’aux petites
photos d’identité de ma pomme ! Il faudrait en effet mettre de nouvelles photos
sur le site, mais cela nécessite que nous nous rendions un jour à l’IMEC et que
nous fassions notre choix. Ce serait pour vous une occasion de découvrir
l’abbaye d’Ardenne, qui est un magnifique lieu.

Samedi 17 janvier.
12 h 47, à Jacques C.
Sucez des pastilles au miel, c’est souverain pour la gorge (il y a dans la vie des
moments où l’on suce ce qu’on peut…).
15 h 16, à Justine G.
« Du passé faisons table rase », cette phrase de L’Internationale, tu devrais en
faire ta devise. Je te plains, je te plains beaucoup, car c’est la phrase la plus
conne, la disposition d’esprit la plus débile qui existent. Connes, débiles, et
d’une extraordinaire vulgarité morale, spirituelle. Rassure-toi, c’est ma dernière
lettre, je ne veux pas troubler ton bonheur conjugal. Je me contenterai, dans les
années à venir, de relire de temps à autre ton si brillant et intelligent Vodka
poivrée1, ainsi que tes lettres du temps de nos amours, lettres que, Dieu merci,
personne ne pourra jamais détruire.

Dimanche 18 janvier.
11 h 52, à Clarisse C.-G.
Je viens de perdre un de mes plus vieux et chers amis, le théologien orthodoxe
Olivier Clément dont les obsèques seront célébrées mardi. Et jeudi dernier, c’est
aux obsèques du cinéaste Claude Berri que j’ai assisté dans un cimetière
glacial… Dieu merci, les livres d’Olivier et les films de Claude demeurent, eux,
bien vivants, et sans doute est-ce l’essentiel.
12 h 03, à Julie d’H.
Ces dernières années, j’ai dû, pour survivre, vendre tout ce que je possédais qui
avait une certaine valeur marchande : livres rares, éditions originales, gravures
russes anciennes, argenterie de Fabergé, etc. À présent, chez moi, les
cambrioleurs peuvent venir : il n’y a plus un seul objet qui ait un prix autre que
sentimental.

Mardi 20 janvier.
15 h 30, à Véra U.
Je sors à peine des funérailles d’Olivier Clément à Saint-Serge, bouleversante
matinée, une église archipleine, une prière intense, lumineuse.

Vendredi 23 janvier.
22 h 14, à Véronique B.
Ciò detto, non mi sembra che questa traduzione di Port-Royal sia più garbata
dell’italiana. Per giunta, uno di loro avrà commesso un controsenso : tra
« aggiungere un’ora sola alla sua vita » e « ajouter à sa taille la hauteur d’une
coudée », qual’è la traduzione giusta ? Occorrerebbe dare un’occhiata al testo
greco…2

Mercredi 28 janvier.
01 h 03, à l’archimandrite S.
La plupart des prônes ne sont que du délayage, de répétitives broderies autour du
texte évangélique. Tu as cette qualité rarissime qui te permet d’éclairer de
manière singulière, inouïe (au sens étymologique du terme) un texte déjà
entendu, depuis l’enfance, des centaines, voire des milliers de fois. C’est vrai, le
Christ sur la croix est incapable de pardonner à ses bourreaux, il souffre trop :
aussi demande-t-il à Dieu de leur pardonner. C’est évident, mais je n’y avais
jamais pensé avant que tu ne me le fisses voir.
11 h 14, à Marianne P.-B.
La tumeur au sein de *** n’est pas cancéreuse, mais bénigne. Elle m’a téléphoné
la bonne nouvelle de la clinique, hier soir. Ouf !
Cela dit, depuis mon retour à Paris, je passe mon temps dans les églises et les
cimetières à enterrer des morts : il y a quinze jours, Claude Berri, la semaine
dernière, Olivier Clément, hier, Marcel Schneider et après-demain un vieil ami
serbe, Gilbert Jancovic.
20 h 04, à Anastasia S.
Oui, c’était à prévoir, Cyrille faisait figure de grand favori. Nous aurons sans
doute droit à une visite de Benoît XVI en Russie : le pape ne ferait que rendre la
visite que le nouveau patriarche Cyrille lui fit lorsqu’il était métropolite. Ma foi,
pourquoi pas ?

Vendredi 30 janvier.
10 h 44, à Julie d’H.
Merci de cette royale poule au pot, de cette bonne soirée. Rentrer à pied a
constitué une excellente promenade digestive, j’ai dormi comme un bébé et me
suis réveillé frais et dispos. Cet après-midi, mon quatrième enterrement en
quinze jours ! Ce n’était pas un homme célèbre, comme l’étaient les trois
précédents, un simple et obscur fidèle orthodoxe, Gilbert Jancovic, marguillier
de ma paroisse, mais sa mort me chagrine, elle aussi.
Heureusement, nous croyons en la Résurrection.

Dimanche 1er février.
01 h 30, à Florent G.
Je lis ton émile de retour d’un dîner de mariage : ce matin, la mairie ; cet après-
midi, galipettes avec Gilda ; ce soir, le dîner assis dans un restaurant chic, je suis
épuisé par ces mondanités, Dieu merci, je vais dormir seul, je plains le marié qui,
lui, a une nuit de noces à « assumer » (comme on dit aujourd’hui). Au dîner de
ce soir, était également invité ***. Il m’a serré la main parce qu’il ne pouvait pas
faire autrement, mais il a été glacial (comme si c’était moi qui m’étais mal
conduit avec lui, et non l’inverse) et m’a aussitôt tourné le dos.

Lundi 2 février.
10 h 31, à Christopher G.
***, qui a lu Vous avez dit métèque ? (ou plus précisément qui a lu en diagonale
la préface et les quelques notes où j’observe que, jeune homme, j’avais été
injuste envers le général de Gaulle), m’a écrit une lettre ahurissante où il se fait
le défenseur du droit du sang et le champion de la race blanche. Que l’on puisse
avoir été un partisan de l’Algérie française, de l’intégration du peuple algérien,
et regretter qu’il y ait trop de Français musulmans est une inconséquence qui fait
sourire ; mais me reprocher d’être inconscient de cette progression de l’Islam
prouve que *** n’a même pas lu la préface du livre qu’il critique si âprement et
moins encore les chapitres intitulés « À propos des émeutes », « Isis, Jésus,
Allah, même combat ? », « Sextus Empiricus contre les barbus », « Emplissons
les églises ! ». Vous pouvez également dire à *** que, selon moi, il se fiche le
doigt dans l’œil jusqu’au coude en voyant dans Obama un agent d’Israël. Nous
sommes quelques-uns à penser qu’Obama n’a rien à foutre d’Israël, comme il
n’a rien à foutre de l’Europe. Ce qui l’intéresse, c’est se réconcilier avec l’Iran ;
ce sont l’Inde et la Chine.
Les clichés éculés, toujours les mêmes, que l’extrême droite mâchouille depuis
un siècle commencent à me faire sérieusement chier. Ces messieurs-dames
devraient se renouveler.
15 h 48, à Pierre D.
La belle Clarisse semble en bonne forme, bien que sa gorge reste fragile. Quant à
moi, je persiste dans mon être : j’ai passé les fêtes de Noël à Bologne, celles du
Nouvel An dans un petit monastère dont l’higoumène est un de mes proches
amis, et ces deux villégiatures m’ont fait du bien. À présent, je délivre de leurs
coquilles les épreuves de mon nouveau livre qui paraîtra, si les dieux veulent, au
mois de mars.

Mardi 3 février.
16 h 21, à Véronique B.
Tutto è un po’ complicatuccio. Sono lo schiavo della casa editrice o, per
l’esattezza, del suo calendario. Se posso fare una capatina a Marrakech in
febbraio, la faccio senz’altro (« au diable les varices », come direbbe
Dulaurier). Se no, pazienza, aspetterò la primavera… Stamane ho recitato la
mia parte in un film canadese su Notre-Dame ! e domani, da Lipp, M 6 mi
filmerà mentre mangerò delle sardines millésimées3 !

Mercredi 4 février.
16 h 13, à Pascale E.
L’élection de Mgr Cyrille sur le trône patriarcal favorisera sans doute les
relations amicales entre nos deux Églises ; toutefois, en Russie, l’important est
moins le dialogue avec les « frères séparés » (si essentiel soit-il) que la poursuite
du travail de résurrection opéré depuis 1987, 1988 par l’Église orthodoxe après
soixante-dix ans d’un effroyable martyre, d’indicibles persécutions.
La mort d’Olivier Clément a été pour moi un coup très douloureux : c’est tout un
pan de ma vie qui descend avec lui dans le tombeau. Ses obsèques à l’église
Saint-Serge ont été un moment extraordinairement lumineux, fervent. J’ai
communié.
16 h 42, à ***.
Une jeune femme, qui est une très proche amie, va, sur mes conseils, t’adresser
le manuscrit de son premier roman. Elle se nomme Marie Rivière (pour
l’anecdote, elle est l’arrière-petite-nièce – arrière ou arrière-arrière – du célèbre
Rivière de la correspondance avec Fournier). Frappé par le ton, la patte de
quelques brefs textes d’adolescence, je lui avais conseillé d’écrire un roman. Ce
roman, le voici. Marie est un écrivain, un vrai : elle a un univers, une écriture,
une singularité, de l’humour, le don de l’observation, celui des métaphores, ainsi
qu’une maîtrise de la langue, une richesse de vocabulaire qui étonnent chez une
si jeune femme. Je ne pense pas que de si précieuses qualités puissent échapper
au lecteur attentif que tu es4.

Jeudi 5 février.
17 h 35, à Marie R.
« Un rangement en bataille » ! Cristo Santo, c’est Bonaparte sur le pont
d’Arcole !
Brava, bravissima, pour ce triomphe automobile ! À nous les autoroutes et les
petits chemins de campagne !

Vendredi 6 février.
11 h 48, à Marc A.
Depuis mon retour à Paris courant janvier j’ai perdu quatre amis et j’en ai marié
un cinquième : quatre enterrements et un mariage (en espérant que celui-ci ne
sera pas un synonyme de ceux-là).

Mardi 10 février.
13 h 08, à Sylvain T.
Rassurez-vous, il n’y a jamais eu de brouille entre votre père et moi, notre
unique accrochage fut bref et sans la moindre importance (une histoire de
pépètes, des indemnités auxquelles j’avais droit et que le service financier des
Nouvelles littéraires, que dirigeait alors votre père, me contestait). Votre père
que j’ai vu hier soir à la générale d’une pièce sur l’anthropophagie, à ne pas
conseiller à vos amis végétariens.

Mercredi 18 février.
12 h 48, à Floriane C.
Désormais, chaque fois que je mangerai des sardines, je penserai à vous, à votre
joli visage, à votre sourire.

Jeudi 19 février.
18 h 58, à Hélène P.
La croix en argent ornée de saphirs que j’avais achetée pour vous à Manille, que
je vous avais offerte au zénith de nos amours, que vous m’aviez rendue lors de
notre rupture et que je vous avais restituée (après l’avoir faite restaurer : l’argent
était fendillé et il manquait trois saphirs) un soir de l’été 91, l’avez-vous encore
ou, au hasard de vos déménagements, l’avez-vous égarée ? Oh ! simple curiosité.
Ne me répondez que si vous en avez le loisir5.
19 h 42, à Hélène P.
J’adore votre post-scriptum. Je vous ai aimée à la folie pour de multiples raisons
(dont certaines feraient rougir l’ordinateur si je les détaillais), et l’une d’elles,
avouable celle-là, était votre esprit, votre humour pince-sans-rire. Lorsque le
printemps sera de retour et que nous serons l’un et l’autre parisiens, voyons-
nous, faisons une promenade, buvons un verre.

Samedi 21 février.
15 h 13, à Gilles R.
Mon livre paraîtra comme prévu le 11 mars et je ne pense pas que l’avocat de ma
petite amie se manifeste à nouveau. Je ne m’inquiète pas pour moi, je m’inquiète
pour elle. C’est un être fragile, tourmenté, excessivement émotif, qui devrait être
soigné. Ce n’est pas d’un amant qu’elle a besoin, c’est d’un psychiatre. J’ai
toujours cherché à l’apaiser, à la pacifier, mais je ne suis pas médecin, je ne suis
qu’écrivain, et à l’évidence j’ai échoué.

Lundi 23 février.
16 h 42, à Olga L.
Une fièvre de cheval, una febbre da cavallo, et un mal de tête itou durant le
week-end. À présent, je vais un peu mieux, mais c’est un Gabriel flagada qui
débarquera demain sur la terre marocaine. Ce que vous m’écrivez de la lumière
du ciel comme « avant-goût » (j’adore votre expression) de la lumière divine me
semble très juste. Il y a « l’Autre Soleil » dont notre ami Olivier a si bien parlé
dans le récit qu’il a fait de sa conversion6, mais il y a aussi le soleil qui en est la
préfigure…

Mardi 24 février.
10 h 33, à Anastasia S.
Désormais je veux me consacrer à l’essentiel et, en amour, l’essentiel, c’est toi.
Lente évolution, constat récent, ce qui ne signifie pas que je ne t’aie pas toujours
aimée, mais parfois j’ai eu le sentiment d’un éloignement, il y avait trop de
bousculade autour de moi.

Vendredi 6 mars.
17 h 10, à Hélène P.
Je rentre de Marrakech, espérais avoir emporté avec moi un peu de chaleur
marocaine, mais non, Paris est, comme à l’accoutumée, glacial. Le 11 mars sort
en librairie un pavé de ma pomme, plus de 510 pages bien tassées, intitulé
Carnets noirs 2007-2008. Faites-le-vous offrir par une de vos amantes (ou par
votre mari, puisque vous en avez un) : cela fera un exemplaire vendu et des sous
dans ma tirelire.

Dimanche 8 mars.
14 h 47, à Nadine S.
Et puis, last but not least, j’ai une raison d’ordre privé de ne pas vouloir me
montrer au salon [du livre]. Apprenant que je publiais chez Léo Scheer des pages
récentes de mon journal intime, Gilda, à peine sortie de mon lit, a sans hésiter
pris un avocat pour empêcher le livre de paraître. Cette incroyable
dégueulasserie (et en outre grotesque vu que cette demoiselle n’a cessé de
tympaniser tout Paris qu’elle était ma maîtresse, s’il y a eu atteinte à la privacy,
c’est elle, et elle seule, qui en a été l’auteur, j’ai cent témoins qui en cas de
procès sont prêts à venir le dire au tribunal) fait que si je croisais Gilda dans les
allées du salon je ne résisterais pas à l’envie de lui foutre une paire de claques.
C’est un risque que je désire ne pas prendre.
15 h 31, à François D.
« Si vous restez disposé à participer à ce film… » Voilà une étrange formule.
Comment un film qui est en partie sur Gabriel Matzneff pourrait-il se faire sans
Gabriel Matzneff ? Pour les dates, il faudra les fixer de façon qu’elles nous
conviennent, à vous et à moi. Quant au lieu du tournage, j’avais suggéré la
Bibliothèque de la Mémoire de Voici venir le Fiancé, c’est-à-dire l’abbaye
d’Ardenne où se trouvent mes archives amoureuses. C’est un bel endroit et en
outre il correspond très précisément à ce que je désire dire dans votre film.
J’espère que d’ici le tournage vous aurez le loisir de lire Carnets noirs 2007-
2008, qui est un peu Casanova au château de Dux, un livre sur mes Henriette
disparues et celles qui me font encore, nonobstant mon âge, l’honneur d’être
présentes dans ma vie.

Vendredi 13 mars.
10 h 53, à Marie R.
Avez-vous noté, Marie carissima, combien votre bouddha fait un bel effet sur le
bureau ? Il éclaire la pièce de ses lueurs d’argent, douces et apaisantes… Je le
regarde très souvent lorsque je travaille, vu qu’il est assis juste en face de moi, et
aussitôt il me met d’humeur joyeuse, me stimule. Baci. Gabrielito.

Samedi 14 mars.
11 h 50, à Pierre D.
Je ne sais quel sera l’accueil du public et des media, mais dès à présent Carnets
noirs 2007-2008 fait exploser ma vie privée : ruptures en cascade. À force de
jouer avec le feu… Flaubert me dirait qu’il est bien de faire des sacrifices pour la
littérature. On se console comme on peut.
13 h 47, à Daniela C.
Ma non c’è niente da fare a Marrakech tranne prendere la tintarella alla piscina
del vostro albergo e cercare di evitare i torpedoni di turisti (ragazze seminude,
uomini con pantaloncini), i deficienti del maledetto turismo di massa che sta
ammazando Marrakech nello stesso modo in cui sta ammazzando Venezia,
Firenze e Bangkok7.
21 h 50, à Daniela C.
Véronique è senz’altro la persona ad hoc. Ha dei cavalli nei dintorni di
Marrakech, conosce tutto di Marrakech e dei « luoghi singolari ». Inoltre
abbiamo a Marrakech un caro amico italiano, Adriano Pirani, che è pure lui
una miniera inesauribile di dati « marrakchi », un ragazzo molto spiritoso,
arguto, scherzoso, che vi piacerà un sacco8.

Dimanche 15 mars.
19 h 26, à Frank L.
Que la publication de mon journal actuel risquait de faire voler ma vie
amoureuse en éclats, je n’y ai pas pensé tout de suite, j’ai commencé à y penser
lorsque le livre était déjà sur les rails, le contrat signé, mais quoi ! Je n’étais pas
prudent lorsque j’avais vingt-cinq ans, je n’allais pas le devenir à soixante-
douze. Cela dit, j’ai horreur de faire de la peine aux êtres que j’aime, c’est la
quadrature du cercle. En ce qui regarde Marie-Agnès, vous avez raison de croire
que la lecture de ce livre la fortifiera dans la conviction qu’elle a eu raison de
choisir l’autre, le gros bourgeois respectable. Tant mieux pour elle : les femmes
ont horreur des regrets, du remords, de la mauvaise conscience. Grâce aux
Carnets noirs elle échappera à ces tristes sentiments, alléluia ! Marie-Agnès me
déçoit tellement, je suis si las de souffrir inutilement à cause d’elle, je vais
m’employer, dans les semaines, les mois, à venir, à l’arracher de mon cœur et de
mon cerveau.

Lundi 16 mars.
11 h 31, à Irina R.
Je vous remercie de votre aimable invitation, mais je ne serai pas des vôtres
le 1er avril. Il existe des écrivains qui adorent participer à des conférences, à des
tables rondes, à des débats : c’est leur spécialité, ils en raffolent. Ce n’est pas
mon cas. J’écris mes livres, un point c’est tout, mais débattre sur des questions
littéraires, ça me barbe.

Mercredi 18 mars.
11 h 05, à Géraldine de L.
Ces jours-ci, je n’ai pas du tout pensé à mon livre, aux attaques, aux critiques,
etc., j’étais occupé à pleurer mon ami Pierre Bourgeade qui vient de mourir d’un
cancer et que nous avons enterré hier. Quant à mon livre, je craignais qu’il ne te
fît de la peine et que tu ne voulusses plus jamais me revoir. Ton mot doux me
rassure. Je t’appelle vite.
21 h 38, à René S.
Quand j’ai écrit la phrase que tu cites, j’ignorais qui était Binswanger. Lorsque
tu seras plus avant dans mon livre, tu verras que j’avoue découvrir, à l’occasion
d’une expo à Pompidou, la célèbre sculptrice Louise Bourgeois. Je sais, en
France, il ne faut jamais avoir l’air de ne pas savoir, il faut toujours dire qu’on
« relit » un livre (quand il s’agit d’un classique), jamais qu’on le lit pour la
première fois. Moi, je n’ai jamais honte de confesser mes ignorances.
Merci du dîner d’hier soir, de cette bonne soirée, mais le jeune Jérôme doit se
raser, il est, imberbe, beaucoup plus joli garçon.

Jeudi 19 mars.
11 h 02, à René S.
Tu as sans nul doute raison, c’est sa petite copine qui cherche à enlaidir Jérôme,
afin que les autres filles ne soient pas tentées de le draguer. Imberbe, Jérôme
ressemble à un ange de Lippi ; avec sa ridicule moustache et sa barbichette qui le
vieillissent de quinze ans on dirait un gommeux échappé d’une pièce de
Feydeau. J’ai souvent noté cela chez les femmes amoureuses. Ainsi, par
exemple, quand un homme marié qui prend du ventre veut se mettre au régime
pour perdre du poids, redevenir mince, celle qui fait tout pour l’empêcher d’y
réussir, qui le pousse insidieusement à se bourrer d’hydrates de carbone, c’est sa
bonne femme qui sait que son gros bonhomme moche personne ne voudra le lui
prendre, mais qu’il en irait autrement si celui-ci retrouvait la sveltesse et l’allant
de ses dix-huit ans. Quel sexe, Seigneur ! Si je n’étais pas protégé par cette
armure d’airain qu’est ma déterminée et vigilante misogynie, le sexus sequior
m’aurait depuis belle lurette bouffé, détruit. Jérôme passe ses vacances chez les
hindous. Nous devrions lui suggérer de faire un stage chez les talibans. Taceat
mulier in ecclesia !

Vendredi 20 mars.
10 h 58, à Aouatife B.
Ma chère renégate, fais-toi offrir par ton jules actuel (plus de cinq cents pages,
vingt euros, ce n’est pas un cadeau ruineux) mon nouveau bébé qui sort ces
jours-ci en librairie, Carnets noirs 2007-2008, dont tu es un des personnages. Tu
comprendras en le lisant combien ton attitude est idiote, minable. N’y avait-il
vraiment que le lit entre nous durant ces onze années que durèrent nos
passionnées amours ? En moi, tu aimais l’amant, certes, mais tu aimais aussi
l’écrivain, l’homme, l’ami, et durant ces onze années j’ai joué dans ta vie un rôle
qui ne se réduit pas à nos voluptueuses galipettes. L’amour est mort dans ton
cœur, soit, mais pourquoi ne pourraient y subsister l’amitié, la complicité ? Cette
volonté d’auto-lobotomisation qui t’anime est navrante et, chez une jeune femme
aussi sensible et intelligente que toi, incompréhensible. J’y songe souvent
lorsque je feuillette des livres que je t’avais prêtés, tel roman de Dostoïevski, tel
tome de la correspondance de Flaubert ; lorsque mes yeux se posent sur Cette
camisole de flammes, ce livre qui, quand tu avais quinze ans, t’insuffla le désir
de me rencontrer… Renier tout cela, affecter d’oublier tout cela, quel dommage !
Quelle tristesse ! Quel appauvrissement spirituel, affectif, moral ! Sincèrement,
la façon dont tu me traites depuis notre rupture, tu n’as pas de quoi en être fière.

Lundi 23 mars.
08 h 04, à Jean-Paul E.
Merci, cher Jean-Paul, de votre amical émile (« amical émile », ça sonne bien !).
Claude9 m’avait dit son désir de parler de mon bouquin. Cet article chaleureux
[au Point] annulera les effets de celui du Monde qui, m’a prévenu Anne
Procureur, s’apprête à m’assassiner – ce dont je me fous royalement car j’ai
cessé de lire cette gazette en novembre 1982, je me suis désabonné de l’Argus
pour ne plus savoir ce qui s’écrit contre moi et mes attachées de presse ont pour
consigne de ne pas me communiquer les articles désagréables. C’est ma façon
(qui, je le sais, n’est pas la vôtre, mais était celle de Byron) de me préserver, de
conserver mon insouciance. En revanche, je lirai avec plaisir celui de Claude.
L’autre jour, je vous ai trouvé en très bonne forme. Léonard de Vinci observe
que dans la jeunesse même les vilaines âmes peuvent avoir des enveloppes
agréables, séduisantes, mais qu’après quarante ans l’âme se lit sur le visage,
nous avons les visages que nous méritons. C’est pourquoi rester beau nonobstant
le sablier qui s’écoule est une preuve non seulement de vigilance esthétique, ce
qui déjà ne serait pas mal, mais aussi de progrès spirituel et moral, ce qui est
beaucoup mieux.

Mardi 24 mars.
11 h 22, à René S.
Parmi les points qui t’auront intéressé dans mon livre, je pense que figure cette
phrase essentielle de l’abbé Galiani, page 463 : « Les demoiselles bannies, on
attaquera les philosophes », et le bref commentaire que j’en fais. C’est
exactement ce que nous vivons depuis 1982 : l’ordre moral puritain des
quakeresses, prolégomènes à la mise au ban des esprits libres et à la crétinisation
de la planète.
15 h 06, à Huguette P.
Non, je n’ai pas participé au salon du livre. En revanche, j’ai fait un très bon
séjour chez Véronique à Marrakech. Je l’ai accompagnée à l’église des Saints-
Martyrs pour l’office du mercredi des Cendres, et j’y ai pris les Cendres, comme
m’y autorisent les accords entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe, vu que
je ne disposais pas d’une paroisse orthodoxe à plusieurs centaines de kilomètres
alentour.
La campagne contre le pape Benoît XVI, savamment orchestrée par les media,
est très curieuse. C’est un mixte de bêtise, de mauvaise foi et d’abyssale
ignorance de ce qu’est le rôle pastoral d’un évêque, surtout lorsque celui-ci est le
premier, primus inter pares, des évêques de la chrétienté. Notre planète est
crétinisée, « décervelée » dirait le Père Ubu de Jarry, à un point qui dépasse
l’entendement. Est-ce un point de non-retour ? Je le crains, hélas, encore que
nous devions toujours garder l’espoir en l’action vivifiante de l’Esprit-Saint. Le
pauvre, il a du pain sur la planche !

Mardi 24 mars.
23 h 56, à Juan A.
Je sors d’une projection privée, à l’Assemblée nationale, du film d’Yves Boisset
sur Roger Salengro. Cet infortuné Salengro s’est tué parce qu’il ne supportait
plus d’être calomnié, raillé, outragé par des journaux qui voulaient sa perte.
Peut-être moi aussi, un jour, me donnerai-je la mort, mais soyez sûr que ce ne
sera pas à cause de l’hostilité des journaux et de l’opinion publique, ce sera pour
des motifs plus sérieux.

Jeudi 26 mars.
14 h 52, à Nathanaël W.
L’exemple de René Schérer et le mien, le souvenir de Guy Hocquenghem qui,
comme René et moi, avait une bonne descente, vous ont-ils communiqué
l’amour du vin ou vous opiniâtrez-vous dans votre abstèmie10 ? Le choix de
Berlin pour votre colloque m’inquiète : ne seriez-vous pas en train de succomber
aux charmes de la bière ? Ce serait une catastrophe, c’est le gourmet qui vous le
dit, mais aussi le diététicien qui chez moi ne dort jamais que d’un œil. Autant le
vin est salutaire, autant la bière est néfaste. Berlin, donc, m’inquiète. Pourquoi
diable n’avez-vous pas choisi Beaune ou Bordeaux ? Vite, rassurez-moi.
15 h 13, à René S.
J’ai l’impression que dans un émile dont je t’ai adressé la copie, j’ai confondu
deux participants au colloque de Quimper qui portent tous deux des prénoms
mystiques, Raphaël et Nathanaël. Je te laisse expliquer à celui-ci l’origine de
cette confusion, car, le pauvre, il n’aura rien compris à mes conseils d’ivrogne.
Nous dînons ensemble chez Bernadette et les deux jolies jeunes personnes du
sexe le samedi 4 avril, veille des Rameaux catholiques romains.

Vendredi 27 mars.
05 h 45, à Anastasia S.
Merci, mon bel amour, de ce paisible dîner chinois, c’était bien agréable ; et je
suis enchanté que tu aies pu, finalmente !, acheter un appartement qui te plaise
dans une rue si agréable et un si plaisant quartier. C’est une nouvelle vie qui
commence, une excellente décision, je te félicite.
07 h 23, à Anne R.
Je suis enchanté de l’élection de Weyergans à l’Académie. Outre que c’est un
type épatant, et un très bon ami, enfin un écrivain, un vrai, au quai Conti ! Vive
la Belgique !
12 h 46, à ***.
Pour lui donner des regrets de s’être dérobé, fais-lui lire la première des élégies
de Tibulle au jeune Marathus : Vidi jam juvenem, premeret cum serior ætas,
/Mærentem stultos prateriisse dies (vers dont s’est sans doute souvenu Corneille
quand il écrivit son immortel Marquise à l’intention d’une cruelle jeune beauté).
Cela, peut-être, amènera le beau *** à résipiscence – mot qu’en ces temps de
carême il est bon d’utiliser.
19 h 21, à ***.
Moi, sous la main, je n’ai que l’édition bilingue des Belles-Lettres, dont mon
bon maître Pierre Grimal disait le plus grand mal. Nous avons étudié mot par
mot avec lui chacune des élégies, et quasi à chaque vers Grimal se moquait du
traducteur (un certain Max Ponchont), nous détaillait les faiblesses, les erreurs,
la ridicule pudeur, voire les contresens ( !) de ce médiocre collègue. Il s’agit
donc de la première des élégies à Marathus, le très jeune amant de Tibulle,
l’élégie 4 du livre 1, qui débute par une prière à Priape, fils de Bacchus et de
Vénus : « Ô Priape, enseigne-moi ton art de séduire les jolis garçons », Priape,
(…) quae tua formosos cepit sollertia ? et se poursuit par la réponse du dieu de
Lampsaque : « Ô garde-toi de faire confiance à la tendre troupe des jeunes
garçons », O fuge te teneræ puerorum credere turbæ. Suit dans la bouche du
dieu une longue énumération des charmes grâce auxquels nous captivent les
pueri, des conseils de drague (notamment, nous ne devons pas hésiter à leur faire
des serments d’amour, Nec jurare time, car la jeunesse s’écoule avec rapidité, les
jours passent et ne reviennent pas, transiet ætas quam cito, non segnis stat
remeatque dies). Et c’est là que se placent les deux vers que je te citais dans mon
précédent émile : « J’ai vu plus d’un jeune homme, déjà sur le déclin de l’âge,
s’affliger dès lors d’avoir laissé passer sottement ses jours », Vidi jam juvenem,
premeret cum serior ætas, /Mærentem stultos prateriisse dies. Il s’agit d’ailleurs
là, sous la plume de Tibulle, moins de réflexions destinées à convaincre le puer
de tomber dans nos bras (qui est le sens du poème de Corneille) que de conseils
donnés par Priape à l’aîné, à l’amoureux transi, pour le convaincre de ne pas
hésiter, de foncer, de ne pas perdre de temps.

Samedi 28 mars.
08 h 05, à Betty L.
Invité à l’inauguration de l’exposition Warhol au Grand Palais, j’ai eu plaisir à la
visiter, ce fut un moment très agréable (ce jour-là le soleil brillait, dans les salles
régnait une belle luminosité). J’ai regretté l’absence du portrait d’Hergé ; et ai
été un peu agacé par l’image de « peintre mondain », « peintre de cour », peintre
snob, que ce rassemblement d’œuvres représentant uniquement des femmes du
monde et des milliardaires donne, qu’on le veuille ou non, de Wahrol. Il y a des
artistes dont l’œuvre gagne à être réunie en une vaste exposition ; je ne suis pas
certain que ce soit son cas. 08 h 23, à Marc L.
Pierre Bourgeade était non seulement un bel écrivain, mais un type épatant, un
délicieux ami. Ses obsèques – à l’église Saint-Germain-des-Prés, puis au
cimetière Montparnasse – ont été un spectacle sinistre, désespérant. Je ne pensais
pas que l’Église catholique fût tombée si bas. Il n’y a plus rien, rien, et tous ceux
qui ont assisté à l’office religieux – qu’ils fussent chrétiens ou athées – ont
éprouvé le même malaise, la même tristesse. Quand je pense à la beauté du
Requiem de naguère, de la messe des morts de l’Église latine d’avant le concile
Vatican II, du terrible et magnifique Dies iræ qui glaçait le sang et élevait l’âme
des plus endurcis bouffeurs de curés, c’est à se taper de rage la tête contre les
murs. C’est ce que je ferais si j’étais un fidèle de l’Église romaine et je remercie
chaque jour le Seigneur de m’avoir fait naître au sein de l’Église orthodoxe qui,
nonobstant ses faiblesses, ses péchés, demeure sur cette terre un des lieux
privilégiés où s’incarne et resplendit la beauté, la tendre beauté qui nous console,
nous berce, nous pacifie, nous éclaire.

1 Un texte sur sa découverte de l’amour dans mes bras, lorsqu’elle avait quinze
ans.
2 Cela dit, la traduction de Port-Royal ne me semble pas plus élégante que
l’italienne. En outre, l’une d’elles contient un contresens : entre « ajouter une
seule heure à sa vie » et « ajouter à sa taille la hauteur d’une coudée », quelle est
la traduction juste ? Il faudrait que nous donnions un coup d’œil au texte grec.
3 C’est un tantinet compliqué. Je dépends de l’éditeur, ou plutôt de son
calendrier. Si en février je puis faire un saut à Marrakech, je viens sans faute
(« au diable les varices », dirait Dulaurier). Sinon, tant pis, j’attendrai le
printemps… Ce matin j’ai joué mon propre rôle dans un film canadien sur
Notre-Dame et demain, chez Lipp, [la chaîne de télévision] M 6 me filmera en
train de déguster des sardines millésimées !
4 Marie Rivière, Fond de carte, Éditions Léo Scheer, collection « Melville »,
2010.
5 Dans la préface de ce livre, je parle de « l’immédiateté » de l’émile. Si j’ai, le
jeudi 19 février 2009, écrit cet émile saugrenu à une ex avec qui j’avais rompu
depuis environ dix-huit ans, c’était parce que j’étais alors occupé à
dactylographier les carnets noirs du temps de nos amours. Je fus soudain
démangé par l’envie de lui écrire, aussitôt ce fut fait et dans la seconde qui suivit
Hélène me lisait – et me répondait.
6 Olivier Clément, L’Autre Soleil, Éditions Stock, 1975.
7 Mais il n’y a rien à faire à Marrakech, si ce n’est bronzer à la piscine de votre
hôtel et vous efforcer d’éviter les troupeaux de touristes (filles à moitié à poil,
bonshommes en short), les débiles mentaux de ce tourisme de masse maudit qui
est en train d’assassiner Marrakech de la même manière qu’il assassine Venise,
Florence et Bangkok.
8 Véronique est sans aucun doute la personne ad hoc. Elle a des chevaux près de
Marrakech, elle connaît tout de Marrakech et de ses coins secrets. En outre, nous
avons à Marrakech un ami très cher, un Italien, Adriano Pirani, qui est lui aussi
une source inépuisable de renseignements, un garçon spirituel, perspicace,
blagueur, qui vous plaira beaucoup.
9 Claude Imbert.
10 Voulant vérifier l’accent, je me suis rendu compte que l’oncle Littré ne
connaît pas ce mot. Assurément, c’est encore un de mes spontanés italianismes,
comme le sont les verbes « alluder » et « procrastiner » que j’affectionne et que,
traîtresse au latin, la langue française a reniés.

CHAPITRE 17

Jeudi 2 avril.
11 h 01, à Aouatife B.
Jette un œil à l’hebdomadaire Le Point qui sort ce matin (avec Obama en
jaquette), tu y verras une belle photo en couleurs de la couverture en laine que tu
m’as offerte, sous et sur laquelle nous avons vécu tant d’heures (et de jours, et de
mois, et d’années) de félicité. Tes quinze ans sont loin, mais la couverture
marocaine, elle, continue de me réchauffer.
16 h 16, à Olga L.
Si vous voulez voir une belle photo du placard de M. Dulaurier, achetez Le Point
paru ce matin. J’avais dit à la photographe qu’une photo devant le portrait de
Nicolas II était ce qui convenait à un hebdo de droite, mais ils ont, à la rédaction,
préféré celle où je suis étendu avec nonchalance sur mon vieux futon.
En ce qui concerne Berdiaeff, son Constantin Léontieff (Desclée de Brouwer,
1937) est peut-être l’essai qui, dans mon adolescence écorchée vive, révoltée,
byronienne, nietzschéenne, contribua le plus à me réconcilier avec le
christianisme.
Demain, j’assisterai à l’Acathiste, puis j’irai à la paroisse roumaine située dans la
cave de Saint-Sulpice pour écouter notre ami l’archimandrite Syméon.
16 h 33, à Véronique B.
Agostina, certo, mi piace assai, ma questo slancio non è mai stato corrisposto…
Pazienza1.

Samedi 4 avril.
12 h 49, à Léo S.
Lis L’Humanité de ce matin. François, notre nouvel immortel2, moi et d’autres,
nous y saluons l’ami Pierre Bourgeade.

Mercredi 8 avril.
16 h 39, à Blanche de R.
Votre nouveau livre m’a déçu. Dans le chapitre que vous y consacrez à ma
pomme, je ne retrouve pas la substance de notre conversation. Nous avions parlé
de l’éros divin, de l’amour qui est, selon moi, avec la beauté, l’un des deux noms
humains de Dieu… À aucun moment de notre entretien je n’ai imaginé que vos
pages sur moi se résumeraient à des considérations sur la philopédie et seraient
publiées dans une partie de votre livre intitulée « Sexe ». Je n’ai jamais écrit sur
le sexe, j’ai horreur de ce mot, mon principal sujet d’inspiration est l’amour, la
passion, et il faut vraiment m’avoir peu lu, n’avoir lu ni mes romans, ni mes
poèmes, ni mon journal intime, pour pouvoir en douter. Entre Gabrielle Russier
vivant une passion avec un adolescent et l’auteur d’Ivre du vin perdu, de Douze
poèmes pour Francesca, de La Passion Francesca vivant une passion avec une
adolescente, pourquoi cet arbitraire deux poids deux mesures ? Pourquoi
estampiller l’un « sexe » et l’autre « amour » ? Pourquoi m’avoir traité si
injustement, si en accord avec les pires caricatures que font de moi les gens qui
me haïssent ? Je vous remercie cependant d’avoir, dans le cahier central, choisi
une photo où je suis joli garçon. Peut-être me vaudra-t-elle quelque bonne
fortune parmi vos jeunes lectrices.

Mardi 14 avril.
11 h 43, à Laure M.
Vous êtes priée de vous présenter dans les meilleurs délais au commissariat de
police du huitième arrondissement. La nuit dernière, un vol a été commis chez
Hédiard, place de la Madeleine, les cambrioleurs ont emporté pour deux cent
mille euros de victuailles délicieuses (foie gras, caviar, langoustes) et de
précieuses bouteilles (château-lafite, haut-brion, chambolle-musigny, moret-
saint-denis, cheval blanc, vin jaune de château-chalon). Or, un inspecteur en
civil qui vous avait vue sortir de l’immeuble des Weight Watchers et qui, charmé
par votre beauté, vous avait suivie, a noté qu’après une brève halte au 22 rue de
l’Arcade d’où vous étiez ressortie accompagnée d’une jeune personne identifiée
comme étant Mlle Julia C. – porteuse d’un énorme sac vide – vous vous étiez
rendues l’une et l’autre place de la Madeleine et, à la nuit tombée, aviez pénétré
subrepticement dans l’immeuble du traiteur Hédiard. L’inspecteur, qui le soir
même fêtait Pâques en famille, n’a pu poursuivre sa surveillance et ne vous a
donc pas vues sortir de chez Hédiard le dos ployant sous le poids du gros sac
plein des délices dérobées, mais les présomptions qui pèsent contre vous deux
sont si fortes que nous devons vous faire subir un interrogatoire en règle. Si vous
êtes innocentes, vous ne craignez rien : la police de M. Sarkozy vous protège
comme elle protège tous les bons citoyens. Si vous êtes coupables, vous serez
condamnées à dix ans de Weight Watchers.

Mercredi 15 avril.
11 h 54, à Véra S.
En ce mercredi saint, je vous transmets mes amicales pensées. Depuis dimanche
soir, j’ai assisté aux trois offices dits « du Fiancé », et quand s’élève le « Cié
Jenikh3 » je ne sais plus très bien si je suis moi-même ou l’un de mes
personnages, je me vois comme je vois Nil Kolytcheff, c’est un curieux
dédoublement, c’est la nature qui imite l’art, la réalité qui rejoint la fiction, ça
fait très bizarre.
16 h 36, à Alain de B.
Étais-tu lié d’amitié avec Franco Volpi, qui s’occupait de l’édition italienne des
écrits posthumes de Schopenhauer chez Adelphi et avait traduit divers livres
d’Heidegger ? Il a été renversé par une voiture avant-hier, alors qu’il se
promenait en vélo, et il est mort à l’hôpital.

Samedi 18 avril.
20 h 10, à Olga L.
Très belle matinée à Saint-Victor : le baptême d’une catéchumène kabyle, les
vêpres (j’ai lu un passage d’Isaïe), la liturgie de saint Basile. Atmosphère
recueillie et déjà joyeuse. La chapelle était archibondée. Pour ce soir (les matines
commencent à 21 h 30), je vous avoue redouter un peu la bousculade, la presse,
la chaleur dégagée par les cierges qui, si elles sont excessives, empêchent de se
concentrer, de prier, de s’incorporer pleinement à la joie de la Résurrection.
21 h 44, au père ***.
La Madeleine ! Madonna Santa ! Che ciccheria ! Non siamo più nei Sans-
papiers de l’Église della nostra amica Huguette Pérol, siamo da Marcel Proust
con la duchessa di Guermantes ! Complimenti, carissimo, e tanti auguri !
Stasera, vigilia di Pasqua ortodossa. Sto per recarmi nella mia parrocchia.
Cristo è risorto4 !

Dimanche 19 avril.
11 h 11, à Huguette P.
Christ est ressuscité ! Merci de vos vœux de Pâques. Je serai en Bretagne
du 28 avril au 5 mai. À mon retour, nous pourrions convenir d’une date pour
dîner avec notre nouveau vicaire, chargé de veiller sur la santé spirituelle
d’Hédiard, de Fauchon et de la Maison de la Truffe. Espérons qu’il saura résister
à cette perpétuelle tentation gourmande !

Lundi 20 avril.
16 h 19, à Marion J.
J’ai toujours professé qu’un écrivain, c’est dans ses livres qu’il faut le
rencontrer. Cela vaut, c’est évident, pour les écrivains morts, mais aussi pour les
écrivains vivants. Seule exception, un écrivain avec lequel une jeune lectrice
désirerait avoir un lien intime. C’est je crois Napoléon 1er qui a dit (je cite de
mémoire) : « En amour comme à la guerre pour en finir il faut se voir de près. »
Mais quand ce désir n’existe pas, se voir de près est inutile, les livres suffisent
amplement. Votre émile a le mérite de la clarté. Je m’apprêtais à acheter un billet
de train pour Strasbourg, à réserver une chambre à l’hôtel de la Cathédrale. Vous
me faites faire des économies. Mon banquier vous en saura gré.

Jeudi 23 avril.
11 h 09, à Madeleine G.-N.
Le dimanche de Pâques était dimanche dernier, 19 avril, chère Madeleine. Vous
retardez d’une semaine. Et le mot « pope » a un je ne sais quoi de péjoratif (un
peu comme « cureton » chez les catholiques). Jamais un orthodoxe ne
l’utiliserait. Il faut dire « prêtre » et rien d’autre5. Ce matin, au Figaro, un
amusant article sur mes Carnets noirs 2007-2008 où Saint Robert fait de moi un
quasi-Père de l’Église !

Samedi 25 avril.
12 h 17, à Dominique N.
J’ai été heureux de te revoir l’autre soir, tu semblais en pleine forme, toujours
plein de projets et animé d’enthousiasme pour la « vie littéraire », enthousiasme
qui m’épate d’autant plus que j’en suis totalement dépourvu. Et quand tu m’as
confié lire *** le matin et *** le soir, moi qui n’ouvre jamais un journal
français, j’en suis resté ébaubi. Si j’avais été contraint de lire ces deux torchons
je me serais depuis longtemps fait sauter la cervelle.
Cet après-midi, je signe chez Colette6. L’endroit est sympa et Colette est une
amie mais, ce nonobstant, un pareil exercice est pour moi une véritable épreuve.
J’y suis toujours extrêmement mal à l’aise.

Dimanche 26 avril.
22 h 23, à Bertrand V.
Christ est ressuscité ! Merci pour la roborative beauté de cette soirée, notre bon
dîner chez Allard, notre succulente conversation… C’est, me semble-t-il, au
chapitre intitulé « La Fête » (3e partie, chapitre 1) des Démons que Dostoïevski
met dans la bouche du vieux Stepan Trofimovitch ses paroles les plus fortes sur
la beauté salvatrice : « Savez-vous bien, le savez-vous, que l’humanité (…) n’a
pas besoin pour vivre de science ni de pain, mais que seule la beauté lui est
indispensable, car sans la beauté il n’y aurait plus rien à faire en ce monde », etc.
Cela dit, comme tous les auteurs qui ont leur univers propre, leurs obsessions,
leurs idées fixes, Dostoïevski s’est beaucoup répété, et il y a des phrases que l’on
retrouve, quasi mot pour mot, dans plusieurs de ses livres, qu’il s’agisse de ses
romans, de son journal ou de sa correspondance. Dans L’Idiot, écrit et publié
avant Les Démons, le prince Mychkine dit à plusieurs reprises que la beauté
sauvera le monde (par exemple, au chapitre 5 de la 3e partie, Hippolyte demande
à Mychkine : « Est-il vrai, prince, que vous avez dit un jour que la beauté
sauverait le monde ? »), mais pour moi c’est dans Les Démons et par le
truchement de Stepan Trofimovitch que Dostoïevski donne à cette idée qui est
sienne son plus complet et magnifique développement.

Jeudi 14 mai.
11 h 59 à Olga L.
Le code est 5147. Oui, 17 heures, ce sera parfait, et ensuite je vous
accompagnerai à la Catho (vous me direz si vous y allez écouter une conférence
ou dispenser votre savoir !). Dans les années 80, j’ai eu une petite amie à la
Catho, j’allais l’attendre à la sortie, et en outre j’y suis allé deux ou trois fois
parler de mes livres. Les étudiants y appartenaient à deux catégories : des jeunes
filles de bonne famille et des Noirs d’Afrique destinés à être évêques. À mardi,
donc ! Ce sera au calendrier orthodoxe la Saint-Hilaire de Toulouse et au
calendrier papiste (et des postes) la Saint-Yves de je ne sais où.
15 h 55, à Céline O.
Serais-tu libre le soir du lundi 25 mai ? Ce sera la générale d’Ubu-Roi au Vieux-
Colombier. C’est une pièce que j’adore, je l’ai même jouée à la caserne avec des
copains de régiment ! J’interprétais deux rôles, celui du roi de Pologne qui, si
j’ai bonne mémoire, se faisait zigouiller illico, et celui de l’empereur de Russie :
j’entrais à cheval sur scène en brandissant un sabre et criant : « Choknossoff !
Mer d’Azoff ! Catastrophe7 ! » Un grand moment de théâtre. Nous pourrions
voir la pièce, puis souper chez Lipp.

Samedi 16 mai.
09 h 27, à Gilles R.
Je n’ai jamais demandé la charité à personne. L’idée qu’une sorte de « quête »
puisse être organisée en ma faveur me donne la chair de poule. J’aurais trop
honte, je préférerais me tuer illico. Un mécène, c’est différent. Si un Agnelli, ou
un Rockfeller, ou un François Pinault me versait une pension mensuelle, ou
annuelle, je l’accepterais volontiers, comme j’ai, en 1987, à ma sortie de l’Hôtel-
Dieu, accepté le soutien d’Yves Saint-Laurent. Mais, je vous le répète, c’est tout
différent.
21 h 23, à Marianne P.-B.
Je préfère, je vous l’avoue, Georges Habbache à Lénine, mais j’ai trois amis qui
ont chez eux le portrait de ce dernier : vous, Emmanuel8, Franck Delorieux – et,
à la réflexion, je me dis que peut-être Lénine (comme Hitler et Pol Pot) gagnait à
être connu : au fond, c’était une bonne pâte, une crème d’homme qui n’aurait pas
fait de mal à une mouche. Un tendre…
Oui, le dîner d’hier a été un moment très agréable. Tout le monde était en forme
et nous avons bien rigolé.
Marie-Agnès a disparu comme dans une trappe ; elle se passe de moi avec une
facilité qui me stupéfie et, j’en suis persuadé, ne me donnera plus signe de vie
jusqu’à ma mort. Quand elle a dû choisir, c’est sans hésiter une seconde, sans le
moindre déchirement, qu’elle a choisi l’autre, le bourgeois, le gros con. Croyez-
moi, cela me trouble et me peine infiniment plus que mes incertitudes
financières et l’attitude du milieu littéraire à mon égard.

Mardi 19 mai.
06 h 57, à Anne R.
Oui, chère Anne, Sophie Bassouls est la nièce d’Alain Daniélou, un des
rarissimes membres, peut-être le seul, de sa famille par le sang qu’il aimait
(Alain n’avait pas plus que moi le goût de la famille légale, de la famille selon
l’état civil) ; en outre, une très grande photographe et une femme exquise.
10 h 24, à Bernard F.
Quand j’annonce que De la rupture est mon dernier essai, Voici venir le Fiancé
mon dernier roman et que j’ai posé ma plume de diariste le 31 décembre 2008,
que Carnets noirs 2007-2008 sera l’ultime tome de mon journal intime, les gens
ont la même réaction incrédule qu’ils ont eue quand tu as annoncé que tu
considérais comme achevée ton œuvre de photographe, quand Rossini – qui
alors n’avait pas quarante ans – a cessé de composer. Les gens se figurent que
notre vocation est de pondre, pondre jusqu’à notre dernier souffle ; mais un
artiste n’est pas une poule, et les gens n’ont pas le moindre rudiment des
passions qui nous animent, ni de l’idée que nous nous faisons de notre destin.
11 h 29, à Marianne P.-B.
Ça c’est vrai, la vie est courte, et si mes livres peuvent avoir une heureuse
influence, c’est d’infuser à ceux qui les lisent le désir d’en savourer chaque
instant !
Du point de vue de la respectabilité sociale, Marie-Agnès a sans doute eu raison
de me préférer son gros bourgeois, mais du point de vue de la poésie et du
bonheur, elle a fait le mauvais choix. Tant pis. Elle me déçoit tellement que
j’essaye de ne plus penser à elle. La vie est, précisément, trop courte pour que je
perde mon temps à pleurer une traîtresse.
16 h 01, à Anne R.
Pour un commediante/tragediante tel que moi, l’hôtel Arlequin est en vérité
l’adresse idéale !

Samedi 23 mai.
10 h 20, à Julie d’H.
J’aime les prêtres qui ressemblent à des prêtres, le style polo-blue jean n’est pas
du tout mon genre, et l’autre jour, chez toi, j’avais du mal à donner du « mon
père » à ce gros bonhomme habillé comme l’as de pique.

Dimanche 24 mai.
10 h 48, à Marie-Élisabeth F.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Mardi 26 mai.
15 h 53, à Anastasia S.
Je suis allé ce matin au musée9, il n’y avait quasi personne, j’ai pu visiter
l’exposition tranquillement, c’est très beau, surtout un peintre du treizième
siècle, Guido da Siena (selon le catalogue, il est possible qu’au moins deux
artistes aient peint les toiles réunies sous ce nom unique), qui s’inscrit dans la
plus pure tradition iconographique orthodoxe. Deux siècles plus tard, on passe
de l’icône au tableau à sujet religieux, c’est moins intéressant, mais l’ensemble
est cependant remarquable, vas-y sans faute, cela te plaira beaucoup.
20 h 42, à Jacques C.
Moi, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Je commence à être sérieusement las
d’exister. Ma vie est comme une pelote qui se dévide à vide (se dévide à vide,
belle allitération !) et que je ne maîtrise plus. Tout se défait.

Mardi 2 juin.
06 h 34, à Camillo L.
Rimango a Roma dal 6 al 16, ma poi (purtroppo) niente Zagarolo, torno a
Parigi. A Roma scendo a un vecchio albergo al quale sono affezionato, l’hôtel
Minerva, piazza della Minerva. Ecco il numero del mio telefonino italiano :
3498******10.
07 h 14, à Aurélia de S.
Merci de votre lettre électronique. C’est vrai, la promptitude du courrier virtuel a
son charme, et surtout son utilité en un temps où le facteur à la Jacques Tati est
en voie de disparition. Voilà quelques années, au quartier Latin, il y avait trois
distributions de lettres par jour : à 8 heures, à 11 heures et à 17 heures. À
présent, il n’y en a plus qu’une, quelle misère !
07 h 53, à Emmanuel P.
Le dîner d’hier a été un moment très agréable, et pas seulement à cause de la
sublimité des plats et du vin. Pierre Leroy m’a beaucoup plu. Son affabilité, son
attention à l’autre, son amour des livres, sa liberté d’esprit sont des qualités que
l’on ne rencontre que rarement chez les puissants. Quant à notre Olivier11, il était
en bonne forme, souriant, disert, émerillonné, mangeant et buvant de bel appétit.

Vendredi 5 juin.
10 h 31, à Aurélia de S.
Je connais bien Bruxelles où, à des époques diverses, j’eus trois fiancées, d’où
de nombreuses heures passées en TEE, puis en Thalys ; où, indépendamment de
ma vie sentimentale, j’allais très souvent voir Hergé avec qui j’étais lié d’amitié ;
où, de 1995 à 2006, a existé une Société des amis de Gabriel Matzneff ! J’y vais
moins souvent à présent, mais je suis toujours heureux d’y être.
12 h 22, à Maurizio S.
Non ho nessuna voglia né di rubrica né di collaborazione ! Sono un vecchio
pensionato e non faccio alcunché fuorché battere a computer il diario inedito
(una quarantina di carnets noirs, almeno sette anni di lavoro). Per quanto
riguarda l’Italia, spetta alle case editrici italiane pubblicare i miei romanzi,
saggi, poesie. Il mio lavoro è dietro di me, non davanti. I miei libri sono scritti,
ho fatto fruttare il mio talento, basta così. Ormai, tranne il maledetto diario
inedito, voglio oziare, godermi la vita12.

Jeudi 18 juin.
09 h 38, à Alain de B.
Je rentre de Rome où j’ai vécu dix jours intéressants et agréables. Tout d’abord,
la chaleur : 32 degrés, une température digne de Manille, c’est exactement ce qui
stimule mes petites cellules grises. Puis je n’y ai vu que des Italiens, parlé
qu’italien, ce qui est souverain pour mon humeur et l’oubli des soucis parisiens.
J’ai eu un dîner et un déjeuner avec Giuliano Ferrara, toujours très chaleureux et
amical, des dîners avec des amis diplomates.
Je n’étais pas le seul noble étranger à Rome. Il y avait aussi le colonel Kadhafi,
habillé d’un étonnant uniforme, mixte de général Alcazar et de Michael Jackson.
Il a fait un étonnant numéro à la Père Ubu qui en a irrité certains, mais qui moi
(tu sais mon faible pour ce prince du désert des Syrtes) m’a beaucoup diverti.
10 h 05, à Giuliano F.
Evviva Internet ! A Parigi non potevo rintracciare la rete 713, ma stamane ti ho
sentito benissimo sul computer a Radio 24.
Stamane, sul Corriere della Sera, pagina 2, una deputata della Casa della
Libertà che non conosco, la signora Deborah Bergamini, ha scritto un’articolo
paragonando Catilina a Berlusconi che mi piace assai. Domani, a proposito
delle putains de la République, forse potresti accennare a questa stimolante
difesa del malconcio Catilina.
Un grazie di tutto cuore per la tua calorosa accoglienza, per i così simpatici
pasti da Checco er Carettiere14 !
15 h 55, à Frank L.
Félicitations pour la perte de poids ! La cuisine de Changhai est assurément plus
légère que celle de Rome, car j’ai au moins six ou sept kilos à perdre si je veux
boutonner les pantalons de ma garde-robe ! Je repars pour l’Italie le 11 juillet
(l’an dernier j’ai passé l’été à Paris, cela a été très mauvais pour le moral), mais
entre le 5 et le 10, si nous pouvions nous apercevoir à Lyon ou à Paris, j’en
serais très heureux, car vous me manquez.

Samedi 21 juin.
11 h 39, à la librairie Shapero.
Je profite de votre présence à Paris, à l’occasion du salon du Grand Palais, pour
vous soumettre une brève liste de livres russes anciens, de deux livres anciens
sur la Russie, que je désire vendre. J’aimerais savoir si ces ouvrages vous
intéressent. Vu que vous êtes une librairie londonienne, je me permets d’ajouter
à ma liste de livres russes ci-jointe un livre anglais : The Dramatic Works of
William Shakespeare with a life of the poet ; the preface by Dr Johnson and a
glossarial index, in seven volums, London, printed for Wittingham and Arlissn
Paternoster Row, 181515.

Dimanche 21 juin.
17 h 18, à Clémentine T.
Je vais très bien, bellezza mia ! Ce soir, je dîne avec mon père spirituel,
l’archimandrite Syméon, et demain matin je vois un libraire anglais à qui (par
besoin d’argent) je vendrai quelques beaux livres rares, les derniers que je
possède. J’aurai passé ma vie à me dépouiller, à m’alléger, je mourrai nu comme
un petit saint Jean (pour reprendre la formule de Chateaubriand), et c’est très
bien ainsi car, comme vous le savez, les cercueils n’ont pas de poches.

Lundi 29 juin.
06 h 58, à Alice D.
En ce qui concerne l’Académie, ceux qui ont tenté de m’obtenir le gros chèque
qu’avait eu l’an dernier mon ami Christian Giudicelli, c’est-à-dire Jean
d’Ormesson, Angelo Rinaldi, le professeur Yves Pouliquen (à qui je l’avais
demandé) et votre père (à qui vous l’aviez demandé) ont échoué et en sont, je
crois, fort déçus. Angelo l’a dit à Giudicelli et Jean m’a téléphoné pour me dire
sa déception, m’expliquant qu’ils n’avaient rien pu faire en raison de l’hostilité
suscitée par mon nom, en particulier chez *** qui, paraît-il, me déteste. « Nous
n’avons pu t’obtenir qu’un truc symbolique », m’a dit Jean et, de fait, ce prix,
s’il conviendrait très bien à un jeune homme ou à une jeune femme qui a publié
un bon premier roman et qu’on désire encourager, il est extravagant de
l’attribuer à un écrivain de mon âge et de ma notoriété. Je suppose qu’il y a chez
les académiciens qui ont refusé que l’on me donnât le chèque avec un zéro
supplémentaire le double désir de me faire savoir que l’Académie n’a aucune
intention de m’aider sérieusement et de m’humilier en me décernant un prix
ridicule. Mais je ne suis pas quelqu’un qu’on humilie facilement, j’ai le cuir plus
dur que ça. Sur le coup, j’ai eu envie d’écrire à Mme Carrère d’Encausse que je
refusais ce prix, cette insultante aumône, mais pour l’instant je ne l’ai pas fait, et
votre mot m’inciterait plutôt à ne pas le faire. Je ne voudrais pas désobliger ceux
qui m’ont soutenu, et puis, trois mille euros, c’est quatre mois de loyer ; c’est
aussi (et les dépenser ainsi serait la meilleure façon de faire un bras d’honneur à
M. *** et autres canailles de la même espèce) quelques centaines de grammes de
caviar chez Petrossian ou un séjour au Gritti de Venise16. Ce n’est pas
négligeable. Nous en parlerons de vive voix, en rigolant, car tout cela n’a guère
d’importance.

Mardi 30 juin.
15 h 42, à Thierry S.
Je m’étais abonné à Nutrition.fr parce que votre revue était intéressante et bien
écrite ; mais si vos collaborateurs se mettent à utiliser le pire charabia mode
(« Comment booster la libido féminine »), ce mixte de jargon pseudo-freudien et
d’hideux anglicismes qu’affectionnent les journalistes incultes qui sévissent sur
tant de chaînes radiophoniques et télévisées françaises, je me désabonne aussitôt.

1 Assurément, Agostina me plaît beaucoup, mais cet élan n’a jamais été
réciproque… Tant pis.
2 François Weyergans. Il s’agit des Lettres françaises, encarté dans L’Humanité.
3 Le chant « Voici venir le Fiancé… ».
4 La Madeleine ! Sainte Vierge ! Comme c’est chic ! Nous ne sommes plus dans
Les Sans-papiers de l’Église de notre amie Huguette Pérol, nous sommes dans
Proust avec la duchesse de Guermantes ! Compliments, très cher, et tous mes
vœux ! Ce soir, vigiles de la Pâque orthodoxe. Je m’apprête à me rendre dans ma
paroisse. Christ est ressuscité !
5 Cette amie aurait pu me rétorquer qu’un des chapitres de mon premier livre, Le
Défi, s’intitule « Pope-stop » !
6 Les Cahiers de Colette, rue Rambuteau.
7 Je ne garantis par l’ordre des mots, je cite de mémoire, dans l’urgence et la
précipitation émiliennes.
8 Emmanuel Pierrat.
9 Le musée Jacquemart-André.
10 Je reste à Rome du 6 au 16 mais ensuite, malheureusement, je n’irai pas à
Zagarolo, je retourne à Paris. À Rome, je descends dans un vieil hôtel auquel je
suis affectionné, le Minerva, place de la Minerve. Voici mon numéro de portable
italien.
11 Olivier Corpet.
12 Je ne désire ni chronique ni collaboration ! Je suis un vieux retraité et je ne
fais rien sauf dactylographier mon journal intime inédit (une quarantaine de
carnets noirs, au moins sept ans de travail). Quant à l’Italie, que les maisons
d’édition italiennes publient mes romans, mes essais, mes poèmes. Moi, mon
travail est derrière moi, non devant. Mes livres sont écrits, j’ai fait fructifier mon
talent, ça suffit. Désormais, excepté ce maudit journal intime inédit, je veux être
oisif, jouir de la vie.
13 Une chaîne de télévision italienne.
14 Vive Internet ! À Paris je ne pouvais regarder la 7, mais ce matin, sur mon
ordinateur, je t’ai bien entendu à Radio 24. Ce matin, au Corriere della Sera,
page 2, une députée de la Casa della Libertà que je ne connais pas, Mme
Deborah Bergamini, a écrit un article qui me plaît beaucoup où elle compare
Catilina à Berlusconi. Peut-être pourrais-tu demain, à propos des putains de la
République, faire allusion à cette stimulante défense de l’infortuné Catilina.
Merci pour ton accueil si chaleureux, pour nos sympathiques repas chez Checco
er Carettiere !
15 Vendre des livres auxquels il est affectionné est pour un écrivain toujours
douloureux ; mais mieux vaut vendre ses livres que se vendre soi-même.
16 On le verra plus loin, ce fut au Gritti que je choisis de claquer en deux jours
la poignée de biffetons du Quai Conti. Ce fut rigolo et voluptueux. Tels les
cadets de Rostand, je fais cocus tous les jaloux !

CHAPITRE 18

Mercredi 1er juillet.
08 h 48, à Maurizio S.
Qualche anno fa ho vissuto dei giorni di felicità a Viareggio con una ragazza
amatissima e ciò che è successo la notte scorsa mi addolora. « Animula, vagula,
blandula… »1
18 h 35, à Yvan A.
Le pauvre Emmanuel-Philibert2 ! Durant les semaines qui ont précédé les
élections, chaque samedi soir, sur Raiuno (la chaîne populaire, le TF1 d’Outre-
Alpes), il a participé à un concours de danse où il a montré des dons réels de
danseur, mais peut-être qu’en cette période son entourage aurait dû lui conseiller
de moins danser et de manifester davantage d’intérêt pour la politique,
l’économie, etc. Son principal argument de campagne a été : « Votez pour moi
parce que je connais la moitié des chefs d’État européens et j’ai des liens de
parenté avec l’autre moitié. » Les Italiens ont jugé ça un peu court…

Vendredi 3 juillet.
18 h 18, à Céline O.
Je suis tant obsédé par le désir d’avancer dans la dactylographie de mes carnets
noirs inédits, je déteste tant être distrait de ce travail par des occupations
annexes, ce matin j’avais presque mauvaise conscience à quitter mon
carnet 88 (j’en suis à octobre 1993) et à me rendre au Danton, près de chez moi,
voir à la séance de 10 h 25 Whatever Works, le nouveau film de Woody Allen,
mais, sortant du cinéma, je ne regrettais pas d’avoir succombé à cette tentation.
Le film m’a enchanté, c’est un film très matznévien, matznévissime, et si mes
livres étaient traduits en anglais, je pourrais même croire que Woody Allen m’a
emprunté certaines répliques, tant celles-ci sont farina del mio sacco. Oui, un
vrai moment de bonheur. Vois-le sans faute.

Samedi 4 juillet.
06 h 36, à Julie d’H.
Quant à tes responsabilités dans ton immeuble, débarrasse-t-en le plus vite
possible, je ne te le répéterai jamais assez. Vive la liberté d’esprit ! Vive
l’insouciance ! Ces copropriétaires, ces indécrottables bourgeois à l’esprit
mesquin, ne méritent pas que tu leur sacrifies ton temps et ta tranquillité d’âme.
Je te redis ce que je te disais lorsque tu hésitais à vendre ta maison de
campagne : allège-toi !
21 h 55, à Julie d’H.
Quelle charmante soirée ! Quel plaisir de complicité et d’harmonie ! Et quel
succulent dîner ! Je suis désormais fan de la soupe de fanes et tes fromages de
chèvre agrémentés de quelques radis étaient un délice.

Dimanche 5 juillet.
08 h 24, à Julie d’H.
Tu es toi-même, et c’est très bien ainsi. Nous ne devons jamais nous comparer à
personne, chaque être est unique, chacun de nous a son destin singulier, et c’est
ce qui rend la vie si intéressante, malgré tout ce qui pourrait nous en fatiguer.
12 h 14, au concierge de l’hôtel Gritti, à Venise.
Mi accingo a trascorrere une notte (dal 12 al 13 luglio) nel vostro albergo e me
ne rallegro. Per gentilezza, mi togliate una curiosità : quest’anno, in luglio e
agosto, la linea 3 dell’ACTV è di nuovo riservata ai possessori dell’Imob o
siamo costretti a patirvi i torpedoni di turisti. Grazie anticipatamente per la
risposta. Cordiali saluti.
PS. Gradirei, se possibile, prenotare un tavolo la domenica 12 luglio, sulla
terrazza del vostro ristorante, alle 20 della sera3.

Mardi 7 juillet.
10 h 41, à Arnaud J.
Ah ! Cher monsieur, votre (notre) service juridique ! En voilà qui sont gratinés !
Demandez à Antoine Gallimard et à Philippe Sollers ce que j’en pense ! M’ont-
ils emmerdé pour Les Demoiselles du Taranne en 2007 ! Je ne suis pas près de
l’oublier ! Drôles de zozos !
18 h 47, à Léo S.
Je n’ai jamais lu une ligne de ce cacographe, de cet arriviste aigri et jaloux (car
ce qui caractérise les arrivistes style ce monsieur ou feu Navet-Delprune, c’est
que même arrivés, couverts d’honneurs et pétants de respectabilité bourgeoise,
ils demeurent des aigris et des jaloux, ce que Nietzsche appelait si justement des
« hommes du ressentiment »).
Au demeurant, je m’en fous. Je vais prendre leurs trois mille euros, passer une
ou deux nuits au Gritti et m’offrir une grosse boîte de caviar.
18 h 59, à Henri F.-L.
Merci de ce déjeuner aux Ronchons où, en définitive, nous n’avons pas trop
ronchonné, juste ce qu’il faut.
19 h 02, à Sophie P.
Belle Sophie, comme j’ai été ému et heureux de vous revoir ! Mon cœur battait
la chamade. Vous m’êtes très chère, très précieuse, j’espère que vous le savez.

Mercredi 8 juillet.
12 h 52, à Christian G.
My dearest Eight one one, je t’envoie en pièce jointe le poulet que j’ai écrit
avant-hier au Secrétaire perpétuel. À ce soir, 20 heures, au restaurant de poisson.
Eight o four.
16 h 29, à Marianne P.-B.
Peut-être les académiciens attendent-ils que j’aie quatre-vingt-dix ans pour me
donner le prix Paul-Morand. Ils me jugent encore trop gamin. Parlons-en
demain. Moi, je veux rester insouciant. Gardons foi en notre bonne étoile.

Vendredi 10 juillet.
12 h 19, à Véronique B.
Perfetto ! Rimango una notte a Venezia, poi trasloco lunedì al Lido. Ti chiamo
martedì o mercoledì. Guillaume Zorgbibe, l’editore che prepara il libro su di
me, è incantato dalle prospettive del tuo diario di viaggio (Manila, Nizza,
Corsica, etc.)4.

Lundi 10 août.
18 h 18, à Giuliano F. et Marina V.
Ecco il mio « Che c’è dentro di me ». L’ho scritto solo soletto senza l’aiuto di
nessuno. Le mie piccole cellule grigie sono esaurite5.

Mercredi 12 août.
08 h 16, à Marie R.
Votre émile, belle Marie, est le plus joli cadeau d’anniversaire dont je pouvais
rêver ! Je suis de retour à Paris après plusieurs semaines vécues au Lido de
Venise et à Venise. Bon séjour à Jérusalem où, pour me faire plaisir (à Jérusalem
ou dans une autre ville de Palestine), allumez un cierge pour moi, pour vous,
pour nous. Comme les musulmans, les moines orthodoxes ont de petits chapelets
(pas en métal, tels ceux des catholiques, mais plutôt en une sorte de laine), je
pense que dans les églises orthodoxes ils en vendent (avec les cartes postales et
images pieuses). Si vous en trouvez un, cela me ferait plaisir, sinon une petite
image de la Vierge (qu’on peut glisser dans son portefeuille), votre sainte
patronne, serait, elle aussi, un joli cadeau. Soyez prudente et, quand vous serez
là-bas, n’écrivez ni émile ni sms où vous parleriez de politique, je suis persuadé
que les flics israéliens contrôlent tout ; et n’emportez rien dans votre valise qui
puisse, lorsque vous arriverez en Israël, vous valoir des soucis avec la douane. Il
paraît que ces douaniers sont redoutables.
08 h 52, à Marie R.
Dès que vous êtes de retour en France, géniale et ravissante créature de rêve,
faites-moi signe, qu’on se voie vite. J’aime assez le 15 août à Paris, mais quand
septembre, avec son ciel gris, ses jours qui raccourcissent, sa pâle fraîcheur
annonciatrice de l’automne et propice au rhume de cerveau, arrive, je n’ai plus
qu’une idée : repartir.
Je suis très fier : un quotidien italien, Il Foglio, publie aujourd’hui un long texte
de moi (près de 14 000 signes), « Che c’è dentro di me », que j’ai écrit
directement en italien, tout seul, sans l’aide de personne ! Les petites cellules
grises de votre Gabrielito fonctionnent donc encore plutôt bien, c’est rassurant.
12 h 15, à Alain P.
Buvez à ma santé, je vous en remercie à l’avance, mais ne buvez pas la bouteille
que nous devons boire ensemble et que vous avez mise de côté ! Je viendrai
certainement à Quimper soit en septembre soit en octobre.

Jeudi 13 août.
09 h 47, à Julie d’H.
Du veau aux carottes ? Alléchante perspective ! J’accepte avec joie.

Vendredi 14 août.
14 h 12, à Michel B.
La dialyse, dont Eugène m’a parlé, m’avait fait comprendre que ses reins sont
atteints, mais c’est vous qui m’apprenez cette histoire de moelle épinière… En
septembre 1976, la moelle épinière de mon vieil ami Hergé, le père de Tintin, a
soudainement cessé de fabriquer des globules rouges et celui-ci n’a donc dans
les années suivantes survécu que grâce à des transfusions, cela jusqu’en
mars 1983 : six ans de répit. La médecine du sang et de la moelle épinière a,
entre 1983 et 2009, fait des progrès si considérables, peut-être notre cher Eugène
pourra-t-il surmonter cette épreuve encore un certain temps. Dès qu’il m’en
donnera le feu vert, j’irai le visiter à Brest, même si, vu son état de faiblesse, je
ne suis autorisé à le voir que quelques minutes. C’est un homme si exceptionnel,
un ami que j’aime tendrement et avec qui j’ai vécu, en Asie et ailleurs, tant
d’instants précieux, inoubliables…

Dimanche 16 août.
11 h 06, à Eugène J.
J’avais bien compris ton état de faiblesse et notre ami de Lyon m’avait déjà
donné, il y a deux jours (d’Espagne où il est en vacances) des précisions sur le
mal dont tu souffres. J’ai donc pleinement conscience de la gravité de la
situation. Quand je dis mon espoir de te revoir à Brest, je ne pense pas à un
séjour comme ceux que j’y ai faits à l’époque où tu étais en pleine santé ; je
pense à ne passer avec toi que quelques minutes, échanger quelques paroles,
t’embrasser.

Lundi 17 août.
10 h 43, à Anastasia S.
Bellezza mia, nonobstant le déjeuner chez Lipp et le dîner chez toi, ce matin la
balance marque 600 grammes de moins qu’hier, nouvelle preuve que dès que je
cesse de boire du vin je dégonfle, je mincis. J’ai été très heureux de te revoir, et
content d’être rentré chez moi en un temps si court, ce qui est excellent pour la
digestion et témoigne de la proximité de nos logis !
Je viens de recevoir un appel de l’archimandrite Syméon : c’est bien avec lui que
je dîne ce soir.

Mardi 18 août.
14 h 46, à Diane K.
Diane, mon cher ange, quelle surprise ! Curieusement, ces derniers jours, j’ai
laissé plusieurs messages sur votre telefonino français, mais j’imagine qu’ils ne
vous sont pas parvenus au Chili ! Comme je suis heureux d’avoir enfin de vos
nouvelles ! Car vous demeurez la spécialiste des disparitions (heureusement
suivies, un jour ou l’autre, de réapparitions). Ma santé est bonne, grâce à Dieu, et
mon humeur itou. Mais vous me manquez, vous ne pouvez savoir à quel point
j’aime votre présence, la lumière et l’énergie roborative qui émanent de vous.
Bref, je vous aime.

Vendredi 21 août.
08 h 09, à Céline G.
Merci de votre réponse, mon bel ange. Le « vieux Gab » de mon précédent émile
était-il du fishing for compliments ? Consciemment, non, mais inconsciemment,
cela se peut. Il faudra que nous téléphonions au docteur Freud pour lui poser la
question.
Je suis – touchons du bois ! – en bonne santé et me sens plein d’énergie, mais le
bon Dieu, comme le fait remarquer un personnage d’un de mes romans, ne nous
a jusqu’à ce jour proposé que deux voies : soit mourir jeune, soit vieillir. S’il en
avait créé une troisième, nous en aurions entendu parler. Lorsqu’on est un
écrivain, il est certes plus romantique de mourir à vingt-sept ans comme
Lermontov ; mais un poète qui adore vivre, savourer les plaisirs de la vie, ce qui
est mon cas, préférera sans hésiter suivre l’exemple de Goethe qui, lui, n’a été
rappelé par le Seigneur qu’à l’âge de quatre-vingt-trois ans. En fait, ce n’est pas
la date de naissance inscrite sur ta carte d’identité qui importe, mais ton état de
santé. Je connais des hommes (et des femmes) qui, passée la soixantaine, sont
accablés de maux, et des vieillards de quatre-vingt-sept ans qui sont frais comme
des gardons. Je compte pour ma part rester gardon le plus longtemps possible.
Inch’Allah !

Samedi 22 août.
08 h 06, à Jean-Jacques C.
La dernière fois que je suis venu en Corse, ce fut, je crois, en mai 2003, lorsque
j’ai publié un texte dans le numéro spécial que U Rimbombu a consacré à Pierre
Rossi6. De fait, depuis 1996, je vis beaucoup en Italie, c’est une des raisons de
mes infidélités à Aiacciu ; mais cela ne signifie pas que nos amicales soirées, nos
conversations, les bonnes bouteilles que nous avons vidées ensemble ne me
manquent pas !

Dimanche 23 août.
13 h 41, à Christopher G.
Le 15 août, j’ai fêté la Sainte Vierge et l’empereur Auguste avec notre ami
Jacques C. (à vrai dire, vu les sentiments que notre Breton porte aux fêtes
chrétiennes, plus celui-ci que celle-là).
Hier, au courrier, une lettre de l’inspecteur des impôts m’annonçant qu’ayant
gagné fort peu d’argent en 2008 je ne suis pas imposable. Lettre à laquelle est
joint un chèque de 188 euros, « prime pour l’emploi » (sic) !!! Je vous cite le
début de la lettre qui vaut son pesant de caramels mous et qui montre mieux que
de longs discours ce qu’est la véritable place d’un écrivain dans la société
d’aujourd’hui : « La prime pour l’emploi a été créée pour aider au retour à
l’emploi et au maintien d’une activité professionnelle. Elle est attribuée aux
personnes qui ont des revenus modestes et qui travaillent. »
Cela se passe de commentaire et constitue, n’est-ce pas, une belle invitation à la
modestie. L’an prochain, ce sera un carnet de tickets pour la soupe populaire. Il
n’y a pas à dire, l’État prend soin de ses poètes. Cela dit, avec 188 euros, je peux
me payer au moins deux perdreaux et une bouteille d’un très bon vin. C’est la
gloire, Pierre-François !

Lundi 24 août.
09 h 56, au prince de B.
Nous ne sommes aujourd’hui que la Saint-Barthélemy, mais c’est à l’occasion de
la fête de demain, la Saint-Louis, que je veux vous transmettre mes félicitations
et mon amical souvenir. Votre été est-il bon ? Le mien est excellent : de longues
semaines en Italie, puis Paris où je suis arrivé peu avant le 15 août (j’aime Paris
à ce moment de l’année, vidé de ses grognons Parisiens et de ses automobiles
puantes) mais, que ce soit en Italie ou en France, été tranquille et studieux. Je
poursuis la dactylographie de mes carnets noirs inédits (1989-2006) et j’avance à
un rythme soutenu. Puis, voilà deux mois déjà qu’il fait beau et chaud. Enfin, un
véritable été !
J’espère vous revoir bientôt, au plus tard à l’ouverture de la chasse. La politique
étrangère du président Obama, je pense que vous en conviendrez, n’est pas aussi
catastrophique que ce que vous me disiez craindre. Qu’il s’agisse du Proche-
Orient, ou de l’Iran, ou de l’Inde, ou de la Chine, il y a une rupture très nette
entre lui et son prédécesseur. Mais nous parlerons de tout cela de vive voix…

Mardi 25 août.
13 h 22, à Anne T.
Je m’étais trompé dans mon précédent émile : quand je suis devenu ton amant, tu
avais bien seize ans, mais moi je n’en avais pas quarante-sept, je n’en avais que
quarante-six, une paille !

Mercredi 26 août.
10 h 10, à l’archimandrite S.
Je viens de passer un coup de fil aux Éditions des Syrtes, dont le patron est mon
ami Serge de Pahlen. Le Journal du père Alexandre Schmemann est chez
l’imprimeur et sera en librairie courant octobre. Voilà une bonne nouvelle !

Jeudi 27 août.
13 h 27, à Marianne P.-B.
J’ai tenté de réserver une chambre à l’hôtel où vous descendrez, mais c’est un
hôtel de la chaîne *** et, par Internet, je n’ai trouvé qu’un questionnaire en
anglais, ce qui m’a exaspéré : qu’ils mettent de l’anglais, soit, mais, s’agissant de
Bruxelles, il devrait y avoir aussi (et au moins) un questionnaire en français, un
autre en flamand. Je n’ai aucune envie de donner mon argent à des agents de
l’impérialisme linguistique amerloque. J’ai donc réservé une chambre à
l’Amigo, un vieil hôtel où j’ai mes habitudes depuis les années 70 (mes
personnages y descendent dans Ivre du vin perdu) et où, par Internet, les
réservations se font dans des langues civilisées : français, italien…

Vendredi 28 août.
09 h 33, à Marianne P.-B.
Lorsque vous serez au ***, dites-leur qu’avec leur anglais à la con ils ont perdu
un client illustre. Cet anglais imposé est insupportable, et en outre illégal, en
Belgique les deux langues officielles sont le français et le flamand.
16 h 34, à Il Foglio.
Mi stupisce la reazione d’Adriano Sofri al discorso di Benedetto XVI sul
nichilismo e il nazismo. Il Papa alludeva a due celeberrimi libri su Hitler e il
nazismo pubblicati da più di cinquant’anni : Hermann Rauschning, La
rivoluzione del nichilismo e Max Picard, L’uomo del nulla. Per giunta, pure i
pesci sanno che i nichilisti dell’Ottocento sono i padri dei bolscevichi del
Novecento, che tra i demoni dipinti da Dostoevskij e il gulag dipinto da
Solzenicyn c’è una diretta e naturale filiazione7.

Samedi 29 août.
12 h 10, à Julie d’H.
Je n’ai pas retrouvé l’émile d’Anthony8 où il nous donne ses coordonnées (dès
que je le retrouve je te le fais suivre illico). Je puis venir demain matin boire un
café et manger une tartine beurrée vers 9 h 30, 9 h 45 ; ensuite, t’accompagner
jusqu’à ta chapelle et peut-être y entrerai-je le temps d’un signe de croix.
21 h 13, à Gilda D.
Si je ne fais que « bafouiller », je crois qu’il est inutile de poursuivre cette
conversation. Dès l’aurore de nos amours tu m’as saoulé avec tes angoisses (ton
père, le sida, etc.), avec tes insultes style Avoriaz for ever, à peine étions-nous
amants tu as créé une incroyable tension entre nous, tu t’es rendue insupportable.
N’importe quel autre homme t’aurait larguée au bout de quinze jours. Si, moi, je
t’ai supportée de longues années, si mes ruptures ne furent jamais que de fausses
ruptures, c’est parce que je t’aimais et que je n’avais pas envie que nos amours
prissent fin. Si tu ne comprends pas cela, c’est parce que tu ne veux comprendre
que ce qu’il t’arrange de comprendre, voir ce qu’il t’arrange de voir. Ta
mauvaise foi interdit toute explication honnête. Quand, dans vingt ou trente ans,
tu reliras Voici venir le Fiancé, tu admettras que les traits les plus insupportables
et saoulants de Delphine ne sont pas le fruit de mon imagination malveillante,
mais le fruit d’une observation véridique, la vérité, l’âpre vérité, notée dans mon
carnet noir sur le vif, toute chaude. J’ai toujours écrit mes romans comme cela et
c’est pourquoi la Véronique d’Isaïe réjouis-toi, l’Angiolina d’Ivre du vin perdu,
l’Élisabeth des Lèvres menteuses sont des personnages si justes, si vivants, si
vrais. Il en va de même de la Delphine du Fiancé.
Quant à ton paragraphe sur ta famille, ta condition sociale, foutaises9. J’ai eu,
avant toi, des amantes issues de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie, j’en ai
eu aussi qui appartenaient à la toute petite bourgeoisie et à la classe ouvrière.
Ces considérations de classe n’ont jamais eu à mes yeux la moindre importance,
et il faut vraiment bien mal me connaître pour penser le contraire. Tu grandis,
mais ta mauvaise foi, qui est un trait que j’ai noté chez toi dès le début de nos
amours, demeure d’acier inoxydable.

Dimanche 30 août.
10 h 14, à René S.
Une tomate farcie ? J’adore ! À demain soir, donc, avec joie.
15 h 13, à Frank L.
Vous avez vu juste : je profite de ce que Paris est vide et que le téléphone ne
sonne quasi pas pour avancer dans la dactylographie des carnets noirs. Pour
l’instant, je garde à peu près le même rythme qu’en Italie, et j’en suis enchanté :
je m’apprête à taper le mercredi 30 août 1995 (je suis chez Cambuzat et maigris
à vue d’œil !).
Ah ! la rentrée des classes ! Transmettez mes encouragements à Chloé et à
Colin ! Je suis persuadé qu’ils seront bientôt les étoiles du lycée français de
Changhai ! Une curiosité : la fille de vos amis qui, à onze ans, a presque toujours
vécu en Chine est-elle parfaitement bilingue ?

Mardi 1er septembre.
08 h 12, à Frank L.
Merci, carissimo, mais je suis de plus en plus méfiant ! Derrière ces « jeunes
filles », thésardes ou pasticheuses, se cache peut-être un barbu. Je dîne demain
avec la jolie Céline.
P. S. Je vous dirai si ces deux « jeunes filles » m’ont répondu et sont de vraies
jeunes filles ou des rigolos.
13 h 51, à Christian C.
Je suis enchanté de ces bonnes nouvelles10. En ce qui concerne le soleil, je m’y
expose beaucoup moins que naguère, obéissant sur ce point aux conseils de mon
dermatologue (qui juge quasi miraculeux que j’aie, après tant d’abus, une peau si
peu ridée, en aussi bon état !), mais je persiste à aimer la chaleur qui dans tous
les ordres simplifie la vie, la rend plus agréable.
Hier, tapant à la machine (c’est-à-dire à l’ordinateur) mon carnet noir du
mercredi 6 septembre 1995, je riais tout seul en revivant cette scène : Jean-Marie
et votre serviteur barbotant dans la piscine de l’hôtel du Parc et chantant a
cappella « Étoile des neiges, mon cœur amoureux » à Dominique venue nous
faire un petit coucou. 15 h 15, à Frank L.
Comme je l’avais flairé, l’étudiante thésarde n’est ni étudiante ni thésarde. Elle
me l’avoue dans un émile plutôt obscur. Qu’elle veuille faire ma connaissance,
c’est clair, mais ce n’est pas pour écrire une thèse sur bibi, et ce qui n’est pas
clair, c’est qui se cache derrière cette prétendue thésarde. Peut-être une grosse
bonne femme imbaisable. Je lui ai néanmoins répondu, juste par courtoisie, mais
je crois que la correspondance s’arrêtera là. Quant à la personne qui signe ***,
non seulement il n’est pas certain que ce soit une jeune fille, mais il est probable
qu’il s’agisse d’une vieille folle au sexe indéterminé (le mot « folle » les
couvrant tous les deux).
23 h 17, à Frank L.
J’avais encore raison, cher Frank : de même que la jeune thésarde n’est pas une
thésarde, *** n’est pas une jeune fille. C’est, j’en mettrai ma main au feu (après
avoir lu sa longuissime réponse au bref mais fort aimable émile que je lui ai
écrit), un vieux (ou jeune ?) pédé qui se pique de littérature. Je connais bien ce
genre de zozos : c’est le type même d’« admirateur » qui peut en un instant se
métamorphoser en adversaire venimeux. S’en méfier comme de la peste.

Mercredi 2 septembre.
13 h 16, à Loan L.
Nous avions rendez-vous le jeudi 20 août à 11 heures. Tu n’es pas venue et tu
n’as pas téléphoné pour m’avertir que tu ne viendrais pas. C’est ce qui en bon
français s’appelle un lapin. Et en vietnamien ?

Jeudi 3 septembre.
07 h 58, à Adriano S.
La casa editrice La Baconnière ha pubblicato L’Homme du néant di Max
Picard, in francese, nel 1947. L’ho letto nel 1951. Avevo 15 anni e sono rimasto
molto suggestionato da quel libro. Da allora non l’ho mai riletto e ne ho un
ricordo alquanto incerto… Per quanto riguarda il nichilismo, non credo che ci
sia una differenza notevole tra ieri e oggi. Dentro di me c’è sempre stata una
forte spinta nichilista, una permanente tentazione di fare saltare tutto, un
impulso suicida. Sono nato nel 1936, ma se fossi nato nel 1836 sarei stato lo
stesso… purtroppo11.

Samedi 5 septembre.
10 h 55, à Anastasia S.
Anastasia, mon bel amour, c’était amusant et bien agréable de venir chez toi ce
matin prendre le petit déjeuner et faire ma toilette ! Tu étais toute mignonne,
mais en te quittant, tu étais sur le pas de la porte, tu m’as semblé extrêmement
mince. Ne maigris pas trop, laisse du jambon sur l’os !
11 h 33, à Catherine R.
Avant votre émission du 18 septembre, vous devez absolument lire la longue
interview que Mgr Bartolucci, le plus éminent connaisseur de la musique sacrée
et de la liturgie catholiques qui soit en Italie, a donnée sur le site Internet italien
Disputationes theologicæ. C’est un entretien passionnant. Il y a en particulier
une critique de la façon dont les moines de Solesmes chantent le grégorien (le
côté sucré, embaumé, reconstitution archéologique) sur laquelle il serait
intéressant de demander leur sentiment à vos invités.

Dimanche 6 septembre.
13 h 15, à Anastasia S.
Merci de ton mot, mon bel ange, mais ce que tu m’as dit de ta fatigue, après la
liturgie, ne me rassure pas. Peut-être devrais-tu faire un bilan de santé.

Lundi 7 septembre.
08 h 12, à Georges H.
Merci de ces rassurantes informations. Il principe m’a, de son côté, écrit un
émile optimiste. Il me semble toutefois que lors de ses virées noctambules notre
ami devrait désormais avoir un garde du corps auprès de lui12. Les grandes villes
sont devenues dangereuses, et le temps où, à Paris comme à Manille, à Bruxelles
comme à Milan, on pouvait se promener les mains dans les poches à 2 heures du
matin est révolu.
Sous le président Marcos, Manille était une ville paisible où personne ne se
serait permis d’agresser un voyageur étranger. Du jour où les Amerloques ont
littéralement enlevé Marcos du palais présidentiel et installé à sa place leur
fantoche Cory Aquino, la ville est vite devenue une des plus dangereuses du
monde…
16 h 44, à Céline O.
Céline, mon bel ange, l’hôtel turinois n’est pas un « petit hôtel », c’est un bel et
grand hôtel à l’ancienne, qui n’est pas cher et est très bien situé. C’est le Roma
Cavour où j’ai séjourné en décembre 2007 (cf. mon bouquin chez Léo) et où
Pavese s’est donné la mort.

Mardi 8 septembre.
09 h 39, à François D.
Franchement, mon cher, me filmer sortant de la gare n’a pas grand intérêt. Et il
n’y a aucun paysage à filmer, sauf l’abbaye qui est magnifique, et vous aurez le
temps de la filmer sous toutes les coutures (il y a même un potager et un
cimetière militaire !). J’apporterai un exemplaire de Voici venir le Fiancé et, sur
des images de l’abbaye, du bunker des archives, je lirai le passage où Nil
Kolytcheff voit partir pour la Bibliothèque de la Mémoire les cartons contenant
tout son passé, toute sa vie amoureuse. Passage essentiel.
13 h 22, à François D.
Je n’ai aucune envie d’être filmé dans la foule de la gare de Caen. Ce genre de
scène est possible quand il existe un service d’ordre qui protège l’acteur, qui
empêche les gens de se retourner sur lui, de l’approcher ; mais vous serez avec
votre cameraman, vous n’aurez même pas une assistante, franchement, cela ne
me dit rien. Enfin, nous en reparlerons de vive voix.
Moi aussi, je repars [de l’abbaye] le 26 : du 23 au 26 signifiait les trois nuits, de
mercredi à samedi.
Pour l’ordre des scènes, c’est au montage que cela se décide. Vous pouvez très
bien tourner à Paris après Caen et dans votre film placer la scène parisienne
avant la normande. Au demeurant, à Paris, ce sera vite réglé : vous me filmerez
occupé à dactylographier mes carnets inédits, je vous lirai éventuellement un
passage de 1995 que j’ai tapé ce matin et où l’on me voit ouvrant mes sacs de
lettres d’amour (lors d’un de mes nombreux déménagements). Le reste, c’est à
l’abbaye que cela se passera.
Je serai à Bruxelles du 18 au 20 septembre.
15 h 55, à Marie-Laure T.
Belle Marie-Laure, c’est incroyable et pourtant c’est la stricte vérité, je vous le
jure sur mon salut éternel : ce matin même13, je dactylographiais ce que j’ai écrit
dans mon carnet noir le mardi 28 novembre 1995 : notre rencontre sur le quai
Voltaire. Moi qui crois aux signes, en voilà un ! C’est en 2007 que je me suis
mis à dactylographier systématiquement mon journal inédit (1989-2006) : des
dizaines de carnets, des milliers de pages, « vaste programme, Pompidou »,
aurait dit le général de Gaulle. J’ai déjà tapé 1989 à 1994 et depuis un mois
environ j’avance dans la dactylographie de 1995. Et ce matin, le
fameux 28 novembre ! Demain ou après-demain peut-être relirai-je les pages de
nos premiers baisers…

Mercredi 9 septembre.
14 h 34, à Anastasia S.
Amore mio, j’envoie à Frank Laganier et à Léo Scheer mon texte paru au Foglio,
pour qu’ils le mettent sur leurs sites, et par la même occasion je te le poste.
Je suis très heureux de notre bonne soirée d’hier, et notre digne archimandrite
aussi. Tandis que nous rentrions à pied, il m’a fait mille compliments sur ta
jeunesse, ta beauté, tes dons d’iconographe, le charme de ton appartement et…
le rognon de veau du Virgule.

Jeudi 10 septembre.
21 h 37, à Bernadette P.
René, chez qui j’ai dîné voilà quelques jours avec les deux sœurs arméniennes
qui n’ont pas cessé un instant de se chamailler, nous a surtout parlé de sa cuve (à
mazout ou à fuel, je ne sais pas très bien la différence, je n’y pige que couic) de
la Gare qui a rendu l’âme. Il ne s’en serait jamais sorti sans la présence de
Roland14 qui, en cette occasion (transvaser le contenu de la cuve dans une autre
cuve, transporter d’énormes bidons), s’est montré « fort comme un Turc », nous
a-t-il répété à plusieurs reprises, et l’une des deux sœurs, qui revenait d’Ankara,
a, quoique arménienne, opiné… J’espère que le 26 René ne sera pas au chevet de
sa nouvelle cuve…

Vendredi 11 septembre.
08 h 31, à Diane K.
Diane, mon amour lointain,
« Pour vous j’avais alors le cœur plein de douceur » (je me suis permis de
remplacer votre « rempli » par « plein », car ainsi nous obtenons un parfait
alexandrin à la musique racinienne). Dans votre phrase un mot me peine,
« alors ». Et aujourd’hui ? Votre cœur s’est donc durci ? Voilà qui est triste.
Deux inexactitudes dans votre émile :
À Manille, notre appartement n’était pas envahi par des « milliers de cafards » :
s’il en avait été ainsi, nous aurions déménagé. Quand, la nuit, nous allumions
l’électricité nous en voyions trois ou quatre courir sur le plancher du salon-
cuisine-salle à manger, rien de plus.
Et je n’écrivais pas des cartes à « mille maîtresses », j’écrivais un roman, et en
outre je n’avais en dehors de vous qu’une autre maîtresse, Vanessa, dont j’étais
en train de m’éloigner à la vitesse grand V : je l’avais aimée, je lui avais été
fidèle, mais depuis quelques mois rien n’allait plus entre nous, notre histoire
s’achevait, et lorsque nous sommes, vous et moi, rentrés des Philippines, arrivant
à l’hôtel Taranne où j’habitais, m’y attendait sa lettre d’adieu.
Pour m’accompagner à l’autre bout du monde, c’est à vous que j’ai pensé, à vous
seule, et chaque instant de ce voyage fut pour moi un instant de bonheur.
J’adorais votre présence et tout ce que nous vivions ensemble. Aujourd’hui
encore j’adore être avec vous. C’est vous qui, soudain, sans prévenir,
disparaissez pour plusieurs années. Je crois que si un jour je n’étais pas tombé
sur vous par hasard (vous vous rendiez rue Gît-le-Cœur suivre un cours
d’escrime), nous ne nous serions jamais revus. C’est vous qui vous passez
extraordinairement bien de moi, n’inversez pas les rôles, mon ange.
Quant à « uncle », c’est un mot du vocabulaire des michetonneuses (ou escort
girls, si vous préférez) qui aux Philippines sortent avec des étrangers : « My
uncle » est l’expression classique pour désigner l’amant étranger, même si celui-
ci est âgé de vingt ans.
09 h 36, à Marianne P.-B.
Hier, Emmanuel m’a annoncé que Carnets noirs 2007-2008 était sur la liste de
rentrée du Renaudot-essai. Je n’aurai pas plus le Renaudot-essai en 2009 que je
n’ai eu le Renaudot-roman en 2006, je serai battu sur le poteau, comme à
l’accoutumée, cependant ça fait toujours plaisir d’être sur la liste, ça peut
stimuler les (bons) libraires. Avant-hier, entrevue pénible avec *** : froide
comme un glaçon, elle a rejeté ma demande d’avoir un nouveau titre en Petite
Vermillon. C’est clair, ils veulent m’enterrer vivant. Comme rue Sébastien-
Bottin, là aussi, ils me font la gueule, ce n’est pas demain la veille que j’aurai un
Folio. Bref, je paye le livre chez Léo, ce sont de petites vengeances feutrées. Au
reste, je m’en fous. Voilà des années que je suis devenu un auteur quasi
clandestin, j’ai l’habitude.

Dimanche 13 septembre.
08 h 49, à Gilda D.
Je suis bien heureux d’avoir retrouvé tes superbes gants Prada (je suis passé chez
moi pour les déposer, je ne voudrais pas les perdre à mon tour !) et à l’église
j’allumerai un cierge d’action de grâce pour cet heureux événement.
17 h 12, au père Gérard de L.
L’évêque Innocent a-t-il donné des instructions touchant les précautions à
prendre contre la grippe A ? Au cas où il vous demanderait de conseiller aux
fidèles de ne pas trop baiser les icônes, je vous signale que le cardinal-
archevêque de Naples, Mgr Crescenzio Sepe, vient de s’adresser à ses ouailles,
leur recommandant de ne pas craindre de baiser la relique où, en deux ampoules,
est conservé le sang du patron de la ville, saint Janvier :
— Non abbiate paura di baciare San Gennaro, il santo sconfiggerà anche il
virus A.
Si saint Janvier a le pouvoir de vaincre la grippe A, je pense que, ce pouvoir, les
autres saints le possèdent également. Saint Janvier, martyr en 305, est d’ailleurs
un saint orthodoxe et nous pourrions lui adresser une prière spéciale pour qu’il
tienne les microbes loin de notre paroisse le 19 septembre prochain, jour
anniversaire de sa décapitation.

Mardi 15 septembre.
09 h 58, au père Gérard de L.
C’est, si ma mémoire est bonne, saint Isaac le Syrien15 qui enseigne que nous
devons prier pour tous et même pour les démons. Je pense donc qu’il nous
encouragerait à prier pour les microbes de la grippe A. Cette phrase de saint
Isaac, je l’avais citée lors de la dernière conférence que j’aie faite dans un
congrès de la jeunesse orthodoxe, en faisant remarquer (c’était avant la chute du
communisme) à l’auditoire que les orthodoxes étaient toujours disposés à prier
pour les démons, mais beaucoup plus réticents lorsqu’il s’agissait de prier pour
un évêque d’une autre juridiction. C’était à Bruges, en octobre 1972, et j’avais
eu, je dois le dire, un franc succès.

Mercredi 16 septembre.
08 h 23, à Camillo L.
Non dimenticare la battuta del mio caro Totò : « La colpa di tutti i guai è di
Garibaldi, con il suo sghiribizzo di unificare l’Italia ! » (in Gambe d’oro, un film
di Turi Vasile, 1958)16.
15 h 17, à Véronique B.
Mistigretta, ho appena ricevuto un émile del principe : sta per fare una crociera
nudista (sic) sulle coste turche e le isole greche… Mamma, li Turchi ! il va se
faire empapaouter par un moustachu17 !
17 h 41, à Véronique B.
Je te l’assure, le prince va tout nu en Turquie parmi des Turcs nudistes ! Il va se
faire ramoner de première ! Altroché matrimonio18 !

Jeudi 17 septembre.
15 h 08, à Giuliano F.
Ton Il segreto del’immodestia est brillantissime, mais la modestie est une vertu
dont il ne faut user qu’à doses homéopathiques. « Les gens modestes ont
toujours une bonne raison de l’être », aimait à dire mon bon maître
Schopenhauer.
« Je suis la vérité, la voie et la vie », a déclaré Jésus de Nazareth, autre célèbre
immodeste.

Vendredi 18 septembre.
05 h 50, au prince de B.
J’espère que vous vous réjouissez comme moi de la décision d’Obama de ne pas
installer chez ces connards de Polonais et autres ex-satellites de l’ex-Union
soviétique le « bouclier anti-missiles » projeté par la précédente administration
américaine.

Dimanche 20 septembre.
16 h 31, à Marie D.
Marie, mon ange, je rentre de Bruxelles où j’ai mangé mon premier perdreau de
l’année (en Belgique la chasse ouvre une semaine avant la France), vu des amis
et le cinéaste qui tourne un film sur moi (nous serons de mercredi à samedi en
Normandie où se trouvent mes archives – dont un des joyaux sont tes lettres et
tes photos). As-tu accroché à ton mur l’icône de la Présentation de la Vierge au
Temple ?

Mardi 22 septembre.
09 h 24, à Florent G.
Ci-joint la liste des coquilles que j’ai relevées. Il y en a sans doute d’autres, mais
elles m’auront échappé… Au demeurant, ce ne sont jamais des coquilles graves,
juste des fautes d’orthographe. Je pars demain pour l’abbaye d’Ardenne me faire
filmer parmi mes amours mortes. Heureusement, il fera beau. Si en outre le
temps était à la pluie, ce serait vraiment trop cafardeux !
14 h 35, à Véronique B.
Bellezza mia, sto battendo a macchina i taccuini 1996 (Aiacciu, primavera 96,
lago di Como, estate 96, Firenze, autunno 96) : il tuoi appunti sono
brillantissimi19 !
Baci dal tuo Fripounet-ronron-goloubtchik-gros matou-président Marcos.

Mercredi 23 septembre.
10 h 47, à Véronique B.
Mistigretta, anima mia, je pars en fin de matinée pour l’abbaye d’Ardenne où un
cinéaste belge, François Ducat, va me filmer parmi mes archives. Je ne pourrai
pas venir à Marrakech dans la première quinzaine d’octobre : du 9 au 12 je dois
faire une visite d’adieu à la Reine Mère, à Brest, qui est mourant et que je veux
revoir avant qu’il ne meure. En revanche, si tu n’as pas alors un de tes fiancés
sur le dos, je pourrais peut-être venir huit ou dix jours entre le 15 octobre et la
fin du mois. Je dis bien « peut-être ». Le 2 novembre je dois impérativement être
à Paris (Christian20 dixit), car il y a une chance que Carnets noirs 2007-
2008 reçoive le prix Renaudot-essai qui sera décerné ce jour-là. Je ne l’aurai pas,
de même qu’en 2006 je n’ai pas eu le prix Renaudot-roman pour Voici venir le
Fiancé, je serai battu sur le poteau par un adversaire plus politicamente corretto,
mais par respect pour les efforts que fait l’ami Christian, je me dois d’être là.
Je boucle mon sac et je me sauve pour ne pas perdre le train.

Samedi 26 septembre.
15 h 51, à Jacques C.
Carissimo, je lis votre émile de retour de l’IMEC où j’ai été filmé parmi mon
carteggio amoureux tel Sardanapale au milieu de son harem.
15 h 58, à Bernadette P.
Je rentre de Normandie (temps splendide, aoûtien) et je me réjouis de vous
revoir ce soir toutes les trois, ainsi que notre magister maximus le professeur
Poilibus21. Baci. Gab la Rafale.

Lundi 28 septembre.
09 h 12, à Bernadette, Émélie et Marie P.
J’ai été très heureux de vous revoir, merci de ce dîner particulièrement délicieux.
Téléphonez-moi et fixons une date pour causer du suicide philosophique et de
« l’étranger au cinéma », vos thèmes, mesdemoiselles les lycéennes !
09 h 50, à François D.
Vous m’avez devancé, je m’apprêtais à vous écrire un mot pour vous dire le
plaisir que j’ai eu à travailler avec vous trois. Ces jours de tournage ont été un
moment très agréable et enrichissant. Quand je songe à nos premières
conversations à Bruxelles voilà déjà quelques années, je suis heureux qu’après
tant de difficultés vaincues votre projet commence à prendre forme. Cela dit,
notre cher Giacomo a eu beaucoup de chance de vivre au dix-huitième siècle : je
viens de passer une nuit blanche, bouleversé par ce qui arrive à Roman Polanski.
Notre époque est vraiment abjecte. Imbécile et abjecte. Ces pharisiens déchaînés
et triomphants, quelle horreur ! Dans un tel monde le pauvre Giacomo n’eût pas
fait de vieux os, il aurait été broyé illico. Ce nonobstant, au nez et à la barbe des
puritains du nouvel ordre moral, Léo Scheer vient de m’annoncer que,
l’édition 2005 des Moins de seize ans et des Passions schismatiques étant
épuisée, il va procéder à un nouveau tirage. Alléluia !

Mercredi 30 septembre.
18 h 10, à François D.
Franz-Olivier Giesbert m’invite avec Jean d’Ormesson et Raphaël Enthoven à
son émission de France 2, le vendredi 2 octobre. Nous y parlerons de l’affaire
Polanski et, je l’espère, de nos livres aussi, mais désormais dans les émissions
littéraires on parle de tout sauf des livres…

1 Il y a de ça quelques années j’ai vécu à Viareggio des jours de bonheur avec


une fille que j’adorais et je ressens douloureusement la catastrophe survenue
cette nuit. [Il s’agit de l’explosion d’un train en gare de Viareggio, explosion qui
fit éclater un incendie et tua un grand nombre de gens.]
2 Le prince Emmanuel-Philibert de Savoie avait brigué un siège de député
européen et pris une veste. Depuis lors, il a, avec raison, abandonné la politique
et s’est lancé dans une carrière d’artiste de music-hall où il montre de
sympathiques dispositions. Son rêve est de devenir un nouveau Fiorello. Auguri,
principe ! Avanti Savoia !
3 Je m’apprête à passer une nuit (du 12 au 13 juillet) à l’hôtel Gritti et je m’en
réjouis. Ayez l’amabilité de me dire si cet été la ligne 3 de l’ACTV sera à
nouveau réservée aux possesseurs de l’Imob ou si nous serons contraints de subir
les troupeaux de touristes ? Je vous remercie de votre réponse. Bien à vous. P. S.
Je souhaiterais réserver une table sur la terrasse de votre restaurant le
dimanche 12 juillet, à 20 heures.
4 Très bien ! Je passe une nuit à Venise, puis lundi je déménage au Lido. Je
t’appellerai mardi ou mercredi. Guillaume Zorgbibe, l’éditeur du livre sur moi,
est enchanté par la perspective de publier ton journal de voyage (Manille, Nice,
la Corse, etc.).
5 Voici mon « Qui suis-je ? ». Je l’ai écrit tout seul, sans l’aide de personne. Mes
petites cellules grises sont épuisées.
6 Ce texte, « Profession : conspirateur », a été recueilli en 2004 dans Yogourt et
yoga.
7 Je suis étonné de la réaction d’Adriano Sofri au discours de Benoît XVI sur le
nihilisme et le nazisme. Le pape faisait allusion à deux célèbres livres publiés
voilà plus de cinquante ans : La Révolution du nihilisme d’Hermann Rauschning
et L’Homme du néant de Max Picard. En outre, tout le monde sait que les
nihilistes du dix-neuvième siècle ont enfanté les bolcheviks du vingtième,
qu’entre les démons décrits par Dostoïevski et le goulag décrit par Soljenitsyne il
existe une directe et naturelle filiation.
8 Anthony S., notre commun professeur d’informatique. Il quittait Paris pour
s’installer en province avec sa petite famille, ce qui nous affligeait fort.
9 Elle y prétendait que je la méprisais pour sa condition de petite-bourgeoise de
province !
10 La veille, j’avais écrit à Christian Cambuzat un émile qui se terminait ainsi :
« Donnez-moi des nouvelles de votre convalescence, de Dominique [sa femme],
de vous. »
11 C’est en 1947, à La Baconnière, qu’a paru, en français, l’essai de Max Picard,
L’Homme du néant. Je l’ai lu en 1951. J’avais quinze ans et cette lecture me fit
une vive impression. Ne l’ayant jamais relu, je n’en ai qu’un vague souvenir. En
ce qui touche le nihilisme, je ne crois pas qu’hier soit différent d’aujourd’hui.
J’ai toujours été habité par une forte tentation nihiliste, une envie permanente de
tout faire sauter, l’obsession du suicide. Je suis né en 1936, mais fussé-je né en
1836, cela n’aurait rien changé. Malheureusement…
12 Le prince de B. avait été agressé et roué de coups.
13 Ma stupeur venait du fait que ce même matin j’avais reçu une lettre de cette
ex-amante dont je n’avais plus aucune nouvelle depuis de nombreuses années.
14 Roland Surzur.
15 Saint Isaac le Syrien ou saint Syméon le Nouveau Théologien ? Me relisant,
j’ai un doute, mais c’est trop tard, l’émile est parti tel l’éclair et pour l’arrêter
dans sa course, bernique !
16 N’oublie pas la réplique de mon cher Totò : « Le responsable de tous nos
ennuis, c’est Garibaldi, avec sa lubie d’unification de l’Italie ! »
17 Mistigrette, je viens de recevoir un émile du prince : il s’apprête à faire une
croisière nudiste sur les côtes turques et dans les îles grecques… Seigneur Dieu !
il va se faire empapaouter par un moustachu ! [Je précise que ce prince italien,
excellent ami, lui aussi, ne doit pas être confondu avec le prince de B., fils du
papa récalcitrant. Que de princes, vrais ou faux ! On se croirait dans Miseria e
nobiltà de Scarpetta.]
18 C’est bien autre chose que le mariage !
19 Je suis en train de dactylographier mes carnets 1996 (Ajaccio, printemps 96,
lac de Côme, été 96, Florence, automne 96) : tes notes sont brillantissimes ! [En
voyage, Véronique ne cessait d’écrire dans mon carnet.]
20 Christian Giudicelli.
21 Surnom de René Schérer.

CHAPITRE 19

Jeudi 1er octobre.
11 h 02, à François D.
Par pitié, ne m’envoyez pas de tels messages de mauvais augure ! Je suis un peu
napolitain, c’est-à-dire très superstitieux.
11 h 33, à François D.
Je fais les gestes de conjuration familiers aux Napolitains et je me recommande à
San Gennaro, patron de cette bonne ville. Nous verrons bien à quelle sauce je
serai mangé, inch’Allah !

Vendredi 2 octobre.
12 h 34, à Eugène J.
Sur cette terre, nous sommes des lucioles. Il y a les lucioles qui n’auront quasi
rien vécu, soit parce qu’elles sont mortes très jeunes, soit parce qu’elles auront
eu des vies petites-bourgeoises vides de passions. Et puis, carissimo Eugène, il y
a les lucioles (dont nous sommes, toi et moi) à qui Dieu (ou les dieux) a (ont)
accordé une longue vie et surtout une longue vie passionnante, riche en amours,
en aventures, en voyages, en découvertes, en intérêts et plaisirs de toute sorte.
Nous aurons été, toi et moi, ce que Gobineau appelle des « fils de Roi », des
bénis de la Fortune ; nous aurons su jouir de tous les dons que les fées
bienveillantes ont déposés dans notre berceau. C’est pourquoi, lorsque nous
quitterons cette terre, nous la quitterons avec tranquillité et conscience d’avoir
fait fructifier notre talent (comme dit l’Évangile), d’avoir vécu, et vécu à fond la
caisse, tout ce que nous étions destinés à vivre.
Je me réjouis de vous revoir tous à Brest, en espérant qu’un terroriste abruti ne
fera pas sauter le train qui m’y conduira la semaine prochaine. Oui, il suffit
d’ouvrir un journal pour comprendre que nous sommes des lucioles dont le
moindre souffle hostile peut éteindre la fragile lumière.

Lundi 12 octobre.
10 h 10, à Michel M.
Hier, ils chassaient du Gab la Rafale, aujourd’hui ils chassent du Polanski et du
Mitterrand. La proie varie, mais les chasseurs (psychiatres de gauche ou
quakeresses de droite) sont toujours les mêmes et rivalisent d’ignominie. As-tu
vu la « une » abjecte sur le saltimbanque et le violeur Polanski d’un
hebdomadaire de la « droite patriotique » dont on nous fait, à toi et à moi, le
service ? Quelle honte ! Quelle dégueulasserie ! Si c’est ça la droite, qu’ils
aillent se faire foutre.
14 h 27, à Marie-Agnès B.
Mon vieil ami Eugène J. (que Christian Giudicelli et moi nous appelons la Reine
Mère) se meurt, je viens de passer deux jours à son chevet ; les tenants de l’ordre
moral s’acharnent contre Roman Polanski et Frédéric Mitterrand comme ils
s’acharnaient il y a peu contre Gab la Rafale, c’est affreux de ne pouvoir parler
de tous ces sujets qui me brûlent le cœur avec toi, de ne plus te voir, de ne plus
rien partager avec toi, d’être à jamais loin de ta voix, de tes beaux yeux, de ton
doux sourire. Je poursuis la dactylographie de mes carnets noirs inédits. À la mi-
mai 1997, écrits de ta main, à l’encre bleue, ces mots : « Il n’y a rien,
absolument rien, de plus merveilleux que d’être dans les bras l’un de l’autre.
Oui, je veux être dans votre vie pour TOUJOURS. Marie-Agnès. »

Mardi 13 octobre.
09 h 28, à Eugène J.
C’est moi, cher Eugène, cher Thong, qui vous remercie de votre accueil. J’ai été
très heureux de vous revoir, de te revoir, de retrouver l’ami spirituel, attentif,
lucide, que tu as été dès notre première rencontre à Manille, il y a une bonne
trentaine d’années.

Jeudi 15 octobre.
09 h 46, à Olga L.
Je n’aurai pas plus le Renaudot-essai en 2009 que je n’ai eu le Renaudot-roman
en 2006. L’espoir étant une des trois vertus théologales, il m’est néanmoins
permis d’espérer. Cela mettrait du beurre dans les épinards ! Si vous connaissez
un saint ou une sainte spécialisé(e) dans la protection des écrivains, brûlez-lui un
cierge. Peut-être est-ce l’apôtre Jean dont vous avez vu chez moi l’icône où il est
représenté un carnet et un stylo à la main en train d’écrire son Apocalypse…
Faites-vous des progrès en arabe ? Macha Struve (la fille d’Otietz Piotr1, la sœur
d’Aliocha) nous avait tous épatés quand, après un séjour de quelques mois à
Tripoli chez les Nahas, elle était revenue capable de dire plein de trucs en arabe,
notamment « chou… » dont elle picotait sa conversation comme une cuisinière
pique d’ail son gigot.

Samedi 17 octobre.
09 h 49, à Catherine R.
J’espère ne pas vous avoir créé de difficultés en faisant cet éloge de mon vieil
ami Frédéric Mitterrand, mais quand – que ce soit à un dîner en ville ou lors
d’une émission – quelqu’un dénigre un mien ami, par principe je prends toujours
la défense de ce dernier. C’est chez moi une réaction spontanée.

Lundi 19 octobre.
09 h 28, à Christian C.
Le caractère « imprescriptible » du prétendu viol qu’aurait commis Roman
Polanski est à mes yeux une monstruosité juridique, la négation même du droit,
parce que l’objet du droit est précisément de mettre fin aux querelles, de régler
les différends, d’autoriser la réconciliation. C’est vrai des traités de paix entre
deux États qui se sont fait la guerre ; c’est vrai aussi des conflits entre
particuliers. L’antipode du droit, c’est la vendetta, la vengeance sans fin, et
l’imprescriptibilité officialise, légitime, bénit la vendetta ; elle en est le
synonyme. Aussi est-elle une absurdité, et une absurdité criminelle : en
l’appliquant, un État prend modèle sur la camorra napolitaine pour laquelle la
vendetta, l’imprescriptibilité de la faute sont des règles de fer.

Lundi 20 octobre.
10 h 22, à Christian C.
Je suis ce matin occupé à taper les pages de mon séjour à Saint-Graal de
l’été 1997, qui a coïncidé avec la mort de la princesse Diane d’Angleterre, et tout
ressurgit, comme si c’était hier… Fugit irreparabile tempus, écrit Virgile, et
certes il dit vrai, mais mon journal est une machine à remonter le temps, à rendre
aux joues des filles devenues des dames le rose de leur adolescence évanouie.

Vendredi 23 octobre.
04 h 24, à Giulia R.
Mi rallegro per la tua guarigione. Possiamo vederci oggi oppure lunedì. Decidi
tu. La mostra Fellini ? Non ci sono andato. Il freddo e l’umidità mi davano
fastidio.
14 h 27, à Giulia R.
Facciamo una cena lunedì. Visto che non mangio alcunché a pranzo, la sera ho
una fame della Madonna e mi piace cenare di buon’ora. Quale quartiere
preferisci ? Il boulevard Saint-Germain, da Lipp, alle 19.30 o il Marais, rue
Rambuteau, alle 202 ?

Samedi 24 octobre.
08 h 40, à Gilda D.
Bellezza mia, ma très chère amie Carole Roussopoulos est morte, cela me fait
beaucoup de peine. Tout un pan de ma jeunesse meurt avec elle, tant de
souvenirs à Sidi-Bou-Saïd, à Tozeur, à Paris. Si tu apprends que les cercles
féministes vont lui rendre hommage, organiser une cérémonie ou une soirée en
sa mémoire, fais-le-moi aussitôt savoir, s’il te plaît.
À cet après-midi, en haut de ton interminable escalier !
10 h 33, à Frank L.
Merci de m’avoir transmis le message des Roussopoulos. Je savais depuis hier la
mort de Carole et je venais de poster une lettre à ses enfants quand j’ai reçu votre
émile. Je viens de passer quelques jours à Brest où j’ai visité mon vieil ami
Eugène J., qui est mourant. Tout cela n’est pas très gai. C’est l’automne.
Je vous imagine très occupé et sans cesse à sauter dans un avion entre Changhai,
Pékin, Séoul, Singapour et Hong-Kong. Quand vous en aurez le loisir, dites-moi
comment les enfants vivent ce premier trimestre scolaire en Chine, et comment
leur jolie maman s’adapte à la vie des compatriotes de l’impératrice Tzeu-Hi.

Jeudi 29 octobre.
08 h 54, à Émélie et Marie P.
Hier, j’ai oublié de vous parler des scènes de lynchage, ou de tentative de
lynchage, dans un film tel que M le Maudit de Fritz Lang (1931), où le
personnage joué par Peter Lorre est l’archétype de l’homme haï, rejeté, parce
que différent, et, parce que différent, tenu pour monstrueux. Mais il n’y a pas
que des films tragiques, ou tristes, sur ce thème de l’étranger, de l’autre. Il y a
aussi des films comiques, et, écrivant cela, je songe à une des scènes les plus
célèbres du cinéma italien : celle de Totò, Peppino e la malafemmena de Camillo
Mastrocinque (1956) où ces deux merveilleux comédiens que sont Totò et
Peppino De Filippo jouent deux frères, les frères Caponi, deux paysans du Sud
de l’Italie (la région de Naples), qui, devant se rendre à Milan, donc dans le Nord
lointain où ils n’ont jamais mis les pieds, débarquent à la gare de Milan en
manteau de fourrure et chapka, parce qu’on leur a dit qu’à Milan il fait froid, et,
adressant la parole à un policier en uniforme devant le Dôme, lui parlent en un
macaronique mélange de français, d’anglais, d’allemand, s’émerveillent quand
l’agent leur répond en italien. Ce sont des scènes à mourir de rire, mais sous ce
rire se cache une question économique et politique très sérieuse, plus actuelle
que jamais : la cassure entre l’Italie du Nord et celle du Sud, l’absence de
cohésion nationale.

Vendredi 30 octobre.
18 h 45, à Jean-Marie D.
Merci de votre bonne pensée. Aux dernières nouvelles, je serai battu par un
certain Cordier, un milliardaire collectionneur de tableaux, un type très
respectable, je n’en doute pas, mais qui n’a rien à voir avec la littérature…
Cependant, un miracle est toujours possible… Je fais des prières à Apollon, dieu
des artistes, et à Vénus, protectrice des amants…

Samedi 31 octobre.
11 h 38, à Joseph V.
Merci de cette belle interview sur les quais de la Seine – interview où j’ai fait un
lapsus linguæ rigolo, le petit duc de Parme, âgé de huit ans, devenant le
professeur de Condillac, alors que c’est évidemment le contraire ! Ce sont les
charmes de l’improvisation.

Lundi 2 novembre.
15 h 49, à Nadine S.
Ils font tout pour que je crève, soit de faim, soit de désespoir, soit de l’un et
l’autre. Ils y réussiront, soyez-en sûre, c’est le pot de fer contre le pot de terre.
19 h 07, à Marianne P.-B.
Cette fois-ci, le magouillage a été encore plus abject qu’à l’accoutumée. Nombre
de jurés sont scandalisés par la manœuvre qui a imposé le nom du milliardaire
marchand de tableaux. Tout le monde, chez Léo Scheer, est très gentil avec moi,
mais ma déconvenue est immense. C’était ma dernière chance d’échapper à
l’ostracisme, à la mise en quarantaine, et de gagner enfin un peu d’argent. Cela
dit, je ne me ferai pas sauter la cervelle avant d’avoir achevé de dactylographier
mon journal intime inédit. Cette tâche que je suis le seul à pouvoir accomplir est
le seul fil qui me retienne à la vie. 19 h 27, à Jacques C.
Je suis écœuré, désespéré par une telle dégueulasserie. Je n’ai plus de goût à
rien, et la perspective d’une vieillesse de clochard des lettres à la Paul Léautaud
me fait horreur, jamais je ne l’accepterai, plutôt crever illico.

Mercredi 4 novembre.
12 h 54, à Pierre A.
Merci de ton mot amical. Sur Job, on n’a jamais rien écrit de plus beau, de plus
fort, que ce qu’en a écrit mon cher Léon Chestov. Si tu n’as pas déjà ce trésor
dans ta bibliothèque, je t’en donnerai la référence, et si le livre est épuisé, je te
prêterai mon exemplaire.

Jeudi 5 novembre.
18 h 09, à Florent G.
À présent, je suis retombé au fond du trou et j’y resterai jusqu’à ma mort, la
partie est jouée et les carottes sont cuites. C’est la fin, Séraphin, flambé,
Flambeau. D’un certain point de vue, je m’en fous, ayant eu dès mon
adolescence une impression catastrophique de ma destinée (l’impression terrible,
prémonitoire, que me fit en classe de troisième, j’avais treize ans, la lecture
d’Andromaque, le « Mon malheur passe mon espérance » d’Oreste), mais si tu
savais combien je suis fatigué, usé, à bout de force. En société, je rigole, je porte
beau, parce que je suis un homme bien élevé et sais comment un gentleman doit
se conduire dans le monde, mais à l’intérieur je suis vide, absolument vide, vidé.
Outre cela, je suis désolé, confus, pour Léo Scheer. Il avait misé sur moi, il a
perdu. Dis-lui bien de ma part combien j’en suis désolé, mortifié.

Vendredi 6 novembre.
06 h 57, à Grégoire T.
Ton idée3, je l’avais déjà eue, mais rétrospectivement : quand j’ai eu achevé
d’écrire Les Lèvres menteuses, j’ai pensé que j’aurais pu (en supprimant
quelques brèves références à l’orthodoxie, la courte apparition de Dulaurier et
des singularités d’ordre stylistique qui m’auraient aussitôt fait reconnaître)
publier le roman aux Éditions de Minuit ou chez Grasset sous un autre nom ;
mais j’aurais dû m’y prendre plus tôt, le contrat était signé à La Table Ronde, les
à-valoir encaissés, il aurait fallu mettre Tillinac (alors patron de La Table Ronde)
dans la confidence, établir un double contrat avec Minuit ou Grasset, trop de
personnes eussent été au courant, le secret vite percé et l’opération inutile.

Dimanche 8 novembre.
22 h 37, à ***.
Cet échec, véritable assassinat organisé par *** et quelques autres, met fin à ma
« carrière littéraire », les guillemets s’imposent vu ce qu’a été ma vie, c’est-à-
dire le contraire d’une carrière, l’exemple même d’une contre-carrière. Ma vie,
cet extraordinaire échec, cette faillite absolue.
Je n’ai pas été capable de vous captiver, je ne suis pas devenu votre amant, ce
que pourtant j’ai passionnément désiré, et cela aussi est un échec, bien plus
grave que le littéraire, car la littérature je m’en fous, à pied, à cheval et en
voiture.

Lundi 9 novembre.
05 h 52, à Clarisse C.-G.
Ne comparez pas votre carrière à celle de telle ou telle autre jeune femme. Il ne
faut jamais se comparer à personne. Chacun de nous a son rythme, son chemin,
ses dates. Radiguet a écrit Le Diable au corps à quatorze ans et Lampedusa Le
Guépard à quatre-vingts. Si Goethe et Stendhal étaient morts avant cinquante
ans, ils n’auraient pas écrit les livres qui font que leurs noms sont aujourd’hui
encore dans notre mémoire et notre cœur. Vous êtes intelligente, travailleuse,
brillante, tout viendra en son temps. N’oubliez jamais que vous êtes unique, que
votre destin (ou, si vous préférez, le dessein que Dieu a sur vous) est une étoile
qui ne ressemble à aucune autre, suivez-la, avec détermination, certes, mais aussi
en cultivant cette vertu d’insouciance que nous enseignent le Bouddha, Épicure
et le Christ dans cette sublime page de l’Évangile de saint Matthieu, la parabole
des oiseaux du ciel et des lis des champs (VI, 25-34), où Il s’adresse à chacun de
nous, à vous, à moi.

Mardi 10 novembre.
07 h 01, à Mélina R.
Je suis très heureux de vous revoir aujourd’hui. Je viens avec Jacques Cloarec,
que j’ai convaincu de confier une partie des archives d’Alain Daniélou, dont il
est l’héritier, à l’IMEC, et avec Florent Georgesco, maître d’œuvre d’un livre
collectif sur bibi. Nous aimerions voir, lui et moi, différents trucs écrits sur ma
pomme, en particulier une excellente maîtrise de linguistique, travail d’une jeune
personne nommée Christelle Célérier.
J’espère que vous vous portez bien. Avez-vous l’intention de faire vacciner la
jeune Cyrielle contre cette fameuse grippe pour laquelle le ministre de la Santé a,
paraît-il, acheté quatre-vingt-dix millions de doses ? Si personne ne les utilise, le
ministre pourrait peut-être les entreposer à l’IMEC…

Vendredi 13 novembre.
10 h 07, à Jacques C.
Ce sont des gens pour qui j’ai amitié et confiance. Depuis que je leur ai confié le
carteggio de mes amours je me sens extraordinairement léger, pacifié. J’espère
que vos propres projets prendront corps et vous donneront une insouciance
accrue.
Non, le 24 novembre, je serai encore chez Nathalie Rheims à Venise, puis je
rentrerai directement à Paris dans la nuit du 27 au 28. Il fut un temps où l’on
pouvait réserver un wagon-lit single à la dernière minute ; cette époque-là est
révolue, avec tant d’autres choses qui rendaient la vie facile et, quel que soit le
plaisir que j’aurais à vous rejoindre à Zagarolo durant le séjour qu’y fera la belle
Emmanuelle Lambert, c’est un peu compliqué. Ils nous cassent les oreilles avec
l’Europe, mais pour une question aussi simple (l’harmonie informatique entre la
SNCF et les trains italiens), ils ne sont pas foutus de s’accorder.

Samedi 14 novembre.
09 h 49, à Christian C.
Je pars mardi pour Venise où, comme elle le fait souvent, Nathalie Rheims me
passe les clefs de son appartement. J’y travaillerai mieux qu’à Paris où les
occasions de perdre son temps sont nombreuses. À propos de Nathalie, les amis
des chiens doivent voir Trésor que j’ai vu en projection privée lundi dernier et
qui sort ces jours-ci sur les écrans (français et, je suppose, suisses). On y pisse,
on y pète, on y chie, on y aboie, on y bouffe les pantoufles de son maître, on y
met des poils partout, bref c’est un film fort divertissant sur les charmes des
animaux domestiques.
11 h 55, à Tamara B.
Finalmente, tu ti sei fatta viva ! Temevo che tu fossi in viaggio. Sono un po’
stanco, pero tutto va bene. Arrivo col treno di notte mercoledì mattina e alloggio
nell’appartemento della mia amica del campo ***. Il mio telefonino italiano è
sempre lo stesso. Ti chiamo o ti mando un sms appena sistemato. Vediamoci
giovedì, ottima idea4 !

Lundi 16 novembre.
16 h 21, à Diane K.
Nathalie Rheims, voyant mon pitoyable état d’âme, me passe les clefs de son
appartement vénitien. Je pars demain.

Samedi 28 novembre.
09 h 40, à Nadine S.
Je serais enchanté de déjeuner avec vous et Françoise de Maulde le 3 décembre,
mais comme je n’ai aucune intention d’assister à la bouffonnerie académique
(j’ai écrit à Mme Carrère d’Encausse pour lui dire mon écœurement, mon
dégoût, et elle m’a répondu par une lettre très amicale où elle me donne raison),
je crois qu’il est préférable que nous déjeunions ensemble un autre jour.

Lundi 30 novembre.
09 h 05, à Emmanuel P.
Malgré la pharmacopée contre le spleen et l’envie du suicide que m’a prescrite le
médecin mon moral est plus que jamais à zéro, mais, en bon disciple de
Sénèque, je fais mine de rien en société. Je sais que nous nous voyons
le 13 décembre chez la belle Marianne et je m’en réjouis. Tu nous raconteras
Zagarolo, un lieu que j’aime beaucoup et que je suis heureux que tu aies
découvert.
09 h 37, à Véronique L.
Nous en parlerons jeudi, mais déjà je vous dis l’impression extrêmement forte
que m’a faite le roman d’Olga dont elle m’avait voilà quelques mois confié le
manuscrit et qui paraît en 2010 chez Gallimard5. La déchirante beauté de ce livre
m’a bouleversé, et sa profondeur est en vérité impressionnante, je dirais même
stupéfiante, chez une aussi jeune femme. J’ai toujours su qu’Olga était une âme
d’exception, mais ce roman m’a surpris par la singularité de son thème (pour
oser faire d’une icône le personnage central d’un roman il faut en vérité
beaucoup d’audace) et par la force créatrice qui rend le Christ présent à chaque
page, à chaque ligne, sans que jamais le récit tombe dans l’apologétique, la
didactique, et moins encore dans la bondieuserie. Cela n’a rien à voir avec le
genre « roman catholique » tant à la mode en France dans l’entredeux-guerres,
c’est beaucoup plus subtil et poignant. Je pense qu’un tel roman peut amener au
Christ et à l’Église plus de cœurs que bien des romans de Green ou de Mauriac.
Et cette approche, cette description de la révolution bolchevique à travers le
destin de gens simples, ordinaires, cette tragédie vécue de manière feutrée,
presque chuchotée, banale, quotidienne, à voix basse (si je puis m’exprimer
ainsi), c’est en vérité du grand art.
12 h 30, au professeur Yves P.
Merci de votre réponse, carissimo ! Entre vos conseils et ceux du père Syméon
je ne peux qu’aller mieux très rapidement. Et puis, il y a mon bon maître
Sénèque, toujours stimulant dans les périodes difficiles.

Samedi 5 décembre.
09 h 49, à Julie d’H.
À Venise, oui, j’ai travaillé dans la solitude et le confort de l’appartement de
Nathalie Rheims, mais le moral demeure au-dessous de zéro. Je suis rentré à
Paris pour apprendre la mort d’un vieil ami, officier de marine à la retraite,
souvent présent dans mes livres (nous nous étions liés d’amitié aux Philippines
dans les années 70), que, peut-être t’en souviens-tu, j’avais été récemment visiter
à Brest.

Mardi 8 décembre.
11 h 52, à Véra S.
Le moindre bobo au pied doit immédiatement être soigné. N’importe quelle
pédicure ou podologue vous expliquerait cela mieux que je ne puis le faire, mais
c’est un fait : la plus légère infection du pied peut avoir, si elle n’est pas soignée,
des conséquences gravissimes, y compris l’amputation. Cela a l’air fou, mais
c’est ainsi.

Mercredi 9 décembre.
11 h 11, à René S.
Après ce superbe repas, j’ai ouvert mon Pline l’Ancien pour voir ce qu’il dit de
la raie, quod pro spina cartilaginem habet, et j’ai appris que, comme cet autre
poisson à cartilage qu’est le requin, la raie est carnivore et, tels les dauphins,
mange en se renversant sur le dos. J’ai été content de connaître la jeune Farin.
Elle a des yeux vifs, intelligents, et de très belles dents.

Jeudi 10 décembre.
16 h 18, à Véronique B.
Non vedo l’ora di rivederti. Non brontolerò, parole de scout, sarò un angelo6 !

Dimanche 13 décembre.
17 h 26, à Clarisse C.-G.
En fin de semaine, je pars pour Gênes où je passerai les fêtes de Noël avec des
amis et serai de retour à Paris pour la Noël dite « russe », qui est la Noël selon le
calendrier julien7.

Lundi 14 décembre.
11 h 41, à Gilda D.
Bellezza mia, j’ai trop de travail pour passer une soirée au théâtre, et en outre je
n’ai pas la tête à voir une pièce sur Freud. Tout le monde peut voir cette pièce,
mais je suis le seul à pouvoir travailler à l’œuvre de Matzneff et, avec ta
permission, en cette période où je me porte très mal, c’est à mon travail
personnel que j’entends consacrer tout ce qu’il me reste d’énergie.
17 h 53, à Céline O.
Je suis en train de déguster les bonnes choses que grâce à toi le Père Noël a
mises dans mon petit soulier ! Avant le dîner chez Marianne, quand nous étions
chez moi, j’ai oublié de te dire que dans la grande boîte en carton où se trouve la
photocopie de mes émiles j’ai également déposé le gros paquet des La Séquence
de Gabriel Matzneff, chronique télévisée qu’à Combat m’avaient confiée
Philippe Tesson et Henry Chapier : cela ferait un livre fort amusant, à publier tel
quel (moins les inters que souhaitait Henry Chapier pour « aérer » le texte), par
ordre chronologique.
Tu étais très en beauté, Marianne aussi, l’ami Emmanuel semblait heureux,
détendu, et j’ai été enchanté de cette soirée qui m’a redonné du pep.

Mardi 15 décembre.
16 h 08, à Céline O.
Rassure-toi, c’est seulement per scaramanzia, par un geste d’exorcisme, de
superstition à la napolitaine, que j’ai l’air de préparer les choses comme si je
devais mourir le lendemain. En réalité, j’ai l’intention de vivre très vieux et
d’assister à l’enterrement de tous mes ennemis.

Vendredi 18 décembre.
11 h 29, à René S.
Merci, cher René, de cet Enfant Jésus sur la tête duquel plonge, bec en avant, le
Divin Pigeon avec une énergie et une détermination rappelant celles des
kamikazes de l’aviation impériale japonaise qui fonçaient sur les porte-avions
américains au cri de « Vive le Mikado ! ».

1 Le père Pierre Struve.


2 Je me réjouis de ta guérison. Nous pouvons nous voir aujourd’hui ou lundi,
c’est toi qui décides. L’exposition Fellini ? Je n’y suis pas allé, l’humidité et le
froid m’en ont ôté l’envie. Dînons ensemble lundi. Vu que je ne déjeune pas, le
soir j’ai une faim du tonnerre de Brest et j’aime dîner tôt. Que préfères-tu ? Lipp
ou Le Bouledogue ?
3 Eu égard à l’ostracisme dont je suis l’objet, publier mes livres sous un autre
nom, prendre un pseudonyme.
4 Enfin, tu donnes signe de vie ! Je craignais que tu ne fusses en voyage. Je suis
un peu fatigué, mais sinon tout va bien. J’arrive mercredi matin par le train de
nuit et habiterai l’appartement de mon amie, campo ***. Mon portable italien est
toujours le même. Sitôt installé je t’appelle ou t’envoie un sms. Nous voir jeudi
me semble une excellente idée !
5 Olga Lossky, La Révolution des cierges, Gallimard, 2010.
6 Je suis impatient de te revoir. Je ne ronchonnerai pas, parole de scout, je serai
un ange !
7 25 décembre/7 janvier.

CHAPITRE 20

Mardi 5 janvier.
17 h 49, à Jacques C.
J’ai passé les fêtes de Noël à Gênes, celles du Nouvel An à Nice, et ni à Genova
ni à Nizza je ne suis allé dans un cybercafé lire mon courrier électronique. C’est
donc à l’instant que, débarquant du train Nice-Paris et, de retour dans ma
glaciale garçonnière, allumant l’ordinateur, je lis votre émile écrit avant-hier.
Ricambio, carissimo, ricambio : Felice Anno Nuovo ! Tanti Auguri !
En janvier, sauf imprévu, je ne bougerai pas de Paris. Appelons-nous quelques
jours avant votre arrivée afin que nous fixions un moment pour nous voir, car à
Paris vous êtes toujours très demandé, très occupé, dévoré par votre vie
mondaine (pour ne rien dire de votre vie pécheresse…).

Mercredi 6 janvier.
17 h 04, à Véronique B.
Buon Natale (ortodosso). Faccio stasera una capatina alla chiesa della1 rue
Lecourbe, j’y allumerai un cierge pour toi, pour nous, pour nos amis. À propos
de Noël russe, on me dit que dans le dernier numéro de L’Express est publiée
une photo de moi : je pose entre mes icônes et la photo, à poil, de la jeune Eva
*** ! Madonna !

Jeudi 7 janvier.
10 h 10, à Jacques C.
Je suis malade comme un chien, je souffre, je reste caché sous ma couverture, de
détestable humeur, car je ne me supporte qu’en très bonne santé. Je n’ai pas peur
de la mort, mais l’idée d’être malade me terrifie, les hôpitaux me font horreur, je
leur préfère les cimetières. J’espère que d’ici le 24 je serai rétabli et que je
pourrai faire honneur à la cuisine de Maurizio et à votre cave.
10 h 23, à Véronique B.
Mistigretta, bellezza mia, cette nuit j’ai été malade comme un chien. J’ai dû hier
soir, durant les vigiles de Noël, quitter précipitamment l’église tant je souffrais
de partout. À 2 heures du matin, j’avais si mal, j’ai failli appeler le Samu, mais
j’ai une telle horreur des hôpitaux, j’y ai renoncé. À présent, les douleurs se sont
calmées, però sono molto debole2. Le docteur J. me fait faire des écographies
lombaires et abdominales lundi. Chissà cosa succederà3. Dehors, c’est glacial, je
reste terré sous ma couverture. Les ouvriers qui font des travaux dans
l’immeuble voisin ont, quand nous étions à Gênes, manié le marteau-piqueur
avec tant d’ardeur qu’ils ont percé un trou dans le mur de ma cuisine où je ne
peux plus pénétrer, il y fait moins cinq ! Je vais finir ma vie comme un clochard,
ça, c’est le prix à payer pour l’avoir menée avec tant de légèreté, d’inconscience,
de mépris des réalités économiques et sociales.
Salutami Adriano e Goffredo.
Un bacio dal tuo distrutto Gabibbo.
23 h 30, à Franck D.
J’ai passé les fêtes de Noël à Gênes, cela a été très agréable, mais depuis une
dizaine de jours mes vertèbres jouent à nouveau des castagnettes et les anti-
inflammatoires, censés calmer la douleur, assassinent mon estomac : c’est la
langue d’Ésope, le meilleur et le pire.
La nuit dernière, souffrant beaucoup, j’ai trouvé un réel réconfort dans la
relecture de ce bref et intense livre qu’est Aragon, l’homme au gant. C’est, en
prose, parmi les plus belles pages qu’ait écrites Jean4. Belles et roboratives,
beaucoup plus efficaces que le Spasfon et le Bi-Profénid.
23 h 38, à Gilda D.
Merci de ton émile sur la spécialiste du point G ! Ces heures dans tes bras auront
été, contre la douleur, beaucoup plus efficaces que le Spasfon et le Bi-Profénid.
J’adore nos voluptueuses amours, et tu étais aujourd’hui particulièrement
adorable et roborative. Ti voglio bene assai. Baci d’amore.

Vendredi 8 janvier.
13 h 36, à Gilda D.
Gilda, stella mia, ton chapeau neuf, ma couverture neuve, c’est vraiment la
Nouvelle Année ! J’espère qu’elle nous sera douce et que je saurai – maîtrisant
mon caractère susceptible, impatient, colérique et grognatout – te rendre
heureuse.
Ci-dessous, le programme de la soirée d’hommage à Carole Roussopoulos à
laquelle je serais heureux que tu vinsses avec moi. 14 h 12, à Marianne P.-B.
L’autre jour, lors du dîner dans votre tour augustine, j’ai oublié de vous dire que
la liste des objets que j’avais rédigée en 2003 est obsolète et qu’il faut qu’un jour
vous veniez chez moi pour que nous en établissions une autre5. Et ce soir-là il
m’est venu une heureuse idée ; ou, plus précisément, j’ai été éclairé par une
évidence : la personne à qui je dois léguer mon portrait de l’empereur Nicolas II,
auquel je suis spécialement affectionné, ne peut être que vous, belle Marianne !
Il trônera parmi vos autres portraits d’hommes illustres et comme, contrairement
à Lénine, il a été canonisé par l’Église orthodoxe, il dégagera de bénéfiques
effluves, une sorte de protection spirituelle sur P. et vous, les nouveaux Stanley
et Livingstone du vingt-et-unième siècle.
15 h 39, à Giuliano F.
Ieri, sono stato molto felice di sentire a Porta a Porta le profonde parole del
cardinale Carlo Caffarra, della principessa Alessandra Borghese e di Alain
Elkann sulla liturgia, sulla bellezza salvatrice. Lo splendore del rito, delle
funzioni della Chiesa, non è affatto una bellezza esterna, una pura estetica, ma
l’incarnazione della bellezza spirituale, della bellezza di Dio : la filokalia
direbbero i greci6.
15 h 59, à Tamara B.
Fa un freddo boia, cara Tamara : treni e ærei cancellati, neve e ghiaccio
dappertutto. Il riscaldamento del pianeta, un corno7 !
22 h 57, à Véra S.
Gilda est une très chic fille, sans l’ombre d’une méchanceté. Au début, elle
m’exaspérait, elle me saoulait, elle était sans cesse au bord de la crise d’hystérie,
et cet avocat qu’elle a envoyé dans les pattes de Léo Scheer pour empêcher la
publication de mes Carnets noirs 2007-2008 fut la goutte d’eau qui fit déborder
le vase ; mais, après quelques semaines de fâcherie, je lui ai pardonné.

Lundi 11 janvier.
10 h 59, à Véronique B.
Mistigretta, ho scoperto a Parigi un vero caffè torinese dove si beve… il
bicerin !
Nel pomeriggio, l’ecografia ; domattina, la radiografia. San Gennaro, proteggi
il Gabibbo8 !
16 h 19, à Gilda D.
Je m’apprête à me rendre à l’écographie. René Schérer vient de m’apprendre la
mort de son frère, le cinéaste Éric Rohmer, ce matin à 10 heures. Voilà quelques
jours, celui-ci avait reçu l’extrême-onction.

Mercredi 13 janvier.
11 heures, à Emmanuel P.
Si tu vas sur le site www.matzneff.com, à la rubrique « Chroniques », lis le texte
que je viens d’y publier sur Georges Lapassade et nos escapades amoureuses en
Tunisie. Du temps de Globe ou du Gai Pied, je le leur aurais donné, mais
aujourd’hui quel journal français publierait de telles lignes ?
11 h 32, à ***.
L’entreprise *** envoie demain après-midi un plombier réparer la fuite d’eau,
mais je n’ai reçu encore aucune nouvelle touchant le trou que les ouvriers
travaillant au numéro *** de la rue *** ont fait dans ma cuisine. Je vous
demande d’agir afin que cette réparation soit effectuée dans les meilleurs délais.
Je suis l’écrivain Gabriel Matzneff, je ne suis pas un personnage de mon
confrère Zola, et je n’ai pas l’habitude de vivre dans des appartements avec des
trous aux murs.
13 h 19, à l’archimandrite S.
Le mercredi 20 me convient à merveille. Je n’ai pas revu nos amis du
Bouledogue depuis mon retour à Paris et le mieux serait peut-être de dîner chez
eux, ce serait une occasion de leur présenter nos bons vœux. J’aimerais me
confesser à toi, si tu en es d’accord. Je pourrais venir à 19 heures. Nous irons
ensuite ensemble rue Rambuteau. Dis-moi si cela te convient. Dis-moi aussi s’il
est exact qu’en 2010 la Pâque orthodoxe coïncide avec la romaine.
Je sors de divers examens (écographie, radiographie) : mes reins sont en très bon
état, ce sont les vertèbres qui jouent des castagnettes, mais ça, j’ai l’habitude, je
paye mon passé de cavalier de compétition. Je vais devoir, à l’imitation du
métropolite Antoine de Souroge, porter une ceinture (je n’ai pas dit : une
ceinture de chasteté…). 20 h 10, à Alain de B.
Je ne sais, mon cher Fabrice, si ton philosophe de prédilection a raison d’écrire
que la technique risque d’échapper au contrôle de l’homme, mais pour moi, c’est
chose faite : ma banque exige tant de codes de sécurité si je prétends acheter
quoi que ce soit (sauf des billets d’avion) ou m’abonner à quoi que ce soit sur
Internet, j’y ai renoncé depuis belle lurette.
Je suis rentré de Gênes, pour l’instant je ne bouge pas de Paris. Et, en ce 1er
janvier selon le calendrier de Jules César (le seul vrai, on n’en a rien à foutre du
pape Grégoire), je te redis : Felice Anno Nuovo ! Tanti Auguri !

Dimanche 17 janvier.
11 h 29, à Pierre D.
Plusieurs catégories de mortels souffrent du mal dont je souffre : les prêtres
orthodoxes qui, chargés de vêtements liturgiques pesantissimes, célèbrent des
offices longuissimes, les coiffeurs et les garçons de café qui travaillent debout
durant des heures, les haltérophiles, les déménageurs, les cavaliers, skieurs et
motocyclistes de compétition, les amants qui baisent trop. Je suis en train de
réfléchir auxquelles de ces catégories je puis bien appartenir. J’en vois au moins
deux… 17 h 57, à Fred G.
Nicolas B. et Pierre N. sont bien gentils, mais leur film est en plan. Ils m’ont
filmé pendant des heures, je leur ai consacré du temps, des efforts, je leur ai
accordé ma confiance, mon amitié, et les voici l’un et l’autre disparus dans une
trappe, ne donnant plus de nouvelles, tels des banquiers qui se seraient enfuis
avec la caisse. Qu’est devenu ce film ? Quand sera-t-il achevé, monté ? Mystère
et confiture. Cela me déplaît, m’attriste, car la vie est brève, je vis la mienne à
fond la caisse et j’ai horreur que l’on me fasse perdre mon temps. J’ai aussi
horreur du manque de sérieux professionnel, de la désinvolture. Cela dit, je
garde confiance, j’espère qu’ils vont réapparaître un jour ou l’autre, que le film
existera.

Lundi 18 janvier.
10 h 07, à Maurizio S.
Pure i francesi hanno le loro doppie, però non sono le stesse : Victor-
Emmanuel, communiste, e via di seguito.
Ho trascorso le feste natalizie a Genova e il capodanno a Nizza, città
riconquistata dagli italiani : nell’albergo, al ristorante, sulla Promenade des
Anglais, dappertutto, la gente parlava in italiano e nelle edicole, niente Le
Figaro, niente Le Monde, niente Liberation, ma pile di Corriere della sera, La
Repubblica, Il Giornale, Libero, La Stampa, mentre, sia detto per inciso, a
Parigi puoi comprare soltanto Il Corriere e La Repubblica.
A Parigi, leggo Il Foglio sullo schermo del computer, ma è faticoso per gli occhi
e mi manca la fragranza della carta, il piacere di sfogliare il giornale bevando il
caffè mattutino9.
10 h 22, à Maria S.
Maria, angelo mio, même les musulmans respectent la Vierge Marie, et dans nos
pays chrétiens (et déchristianisés) la Mère de Dieu demeure malgré tout une
figure que personne n’ose railler. Mais toi, si j’ai bien compris, tu faisais allusion
dans ton précédent émile à la forme latine de ton prénom10. La forme russe du
mien, Gavriil, sonnerait plutôt exotique, plus que ton Maria, mais mes parents
ont choisi la forme française du prénom, Gabriel. Dans un film que j’ai vu
samedi, Tzar de Paul Louguine, il y a un petit garçon qui se nomme Gavriil et les
sous-titres français transcrivent son prénom tel quel. Pourtant, la tradition
française est de franciser les prénoms : Jules Verne a écrit Michel Strogoff, non
Mikhaïl Strogoff ; l’on dit Léon Tolstoï, et non Lev Tolstoï, le grand-duc Gabriel
de Russie, et non le grand-duc Gavriil de Russie.

Mardi 19 janvier.
12 h 33, à Clarisse C.-G.
Je vais réfléchir à vos questions, mais à première vue je ne sais pas quoi
répondre. Je suis mal à l’aise pour commenter mon propre travail. Je crois en
effet que dans mes romans, mes poèmes, mon journal intime sont présents le
désir, la sensualité, l’éros humain et divin, mais je suis incapable d’une réflexion
sur « l’écriture du désir et de la sensualité » (pour reprendre votre formule) dans
mes livres, cela m’embarrasserait, ce n’est pas mon boulot, cette tâche incombe
aux professeurs, aux critiques. On ne peut pas être juge et partie. 14 h 55, à
Bernadette P.
Ce matin, à Saint-Étienne-du-Mont, messe de requiem pour Éric Rohmer. Le
dernier enterrement catholique auquel j’avais assisté (celui de mon ami Pierre
Bourgeade, homme délicieux et très bel écrivain, un esprit libre), à Saint-
Germain-des-Prés, fut d’une laideur, d’une tristesse, d’un vide tant esthétique
que spirituel en vérité affligeants. Ce matin, ce n’était pas trop mal, mais cela a
été pour moi une nouvelle occasion d’observer combien le peuple français,
même dans sa bonne bourgeoisie, est déchristianisé : non seulement ces gens
(dont la plus grande partie était, sans aucun doute, d’origine catholique) ne sont
plus capables de réciter le Notre Père mais, lorsque le cercueil porté par les
croque-morts passe devant eux, ils n’ont même plus le réflexe (car il ne s’agit
pas là d’un geste réfléchi, mais d’un simple réflexe) de faire leur signe de croix !
En Grèce, même les communistes, les anticléricaux durs et purs, font le signe de
la croix lorsqu’ils entrent dans une église ou que passe un cercueil, et il en est
ainsi dans tous les pays de tradition orthodoxe. Ce matin, il y avait un type, la
soixantaine, assis dans les premiers rangs, genre grand bourgeois friqué, superbe
manteau, etc., qui a gardé sa chapka de fourrure enfoncée sur la tête, et il a fallu
qu’un bedeau allât lui demander de se découvrir pour qu’il se décidât à l’ôter. Il
y a encore dix ans, seuls les touristes japonais qui visitaient Notre-Dame
ignoraient que les messieurs se découvrent à l’église. Mais aujourd’hui… Le
pauvre Jésus-Christ ne méritait pas ça.
Notre René était touchant. Il semblait si frêle, tel un petit oiseau perdu, éperdu…

Mercredi 20 janvier.
10 h 34, à Véra S.
Oui, Boris Zaïtzeff, que j’ai rencontré une ou deux fois (il était déjà très vieux),
était le grand-père de Michel Sollogoub. Il est considéré comme un des bons
écrivains russes de sa génération. Je crois n’avoir jamais rien lu de lui, sauf peut-
être un livre sur le mont Athos, mais je n’en ai nul souvenir.
Samedi 23 janvier.
00 h 19, à Julie d’H.
Comment vais-je ? Les vertèbres lombaires, ce n’est pas la gloire Pierre-
François, mais le moral, lui, va très bien.

Lundi 25 janvier.
14 h 49, à Christopher G.
Le calendrier du pape Grégoire indique 25 janvier, mais comme nous ne sommes
pas, vous et moi, hommes à observer un autre calendrier que celui de Jules
César, aujourd’hui c’est le 12 et il est donc encore temps pour moi de vous
présenter mes vœux de bonheur en cette année nouvelle qu’Ovide, dans Les
Fastes, place sous la protection de Janus, le dieu au double visage. Pour ma part,
je souhaite que cette année soit placée sous le signe de la réconciliation. Si je
vous ai peiné, blessé, j’en suis désolé et vous prie de m’en excuser. Moi aussi,
peut-être, ai-je été (un bref instant) blessé, et peiné, songez-y. L’amitié, croyez-
moi, est infiniment plus importante, et précieuse, que de petites piques
d’humeur, des « queues de cerises » dirait Tintin aux Dupondt, et j’ai pour vous
beaucoup d’amitié, sachez-le.
Je croyais avoir définitivement mouché le doctorant dans Vous avez dit
métèque ?11. Je me trompais, et cette invraisemblable histoire du livre aux
éditions *** en est la preuve. Ce type est vraiment le portrait de « l’homme du
ressentiment » décrit par notre bon maître Nietzsche. Il s’est d’abord brouillé
avec vous, puis avec Jacques, et à présent c’est l’écrivain sur lequel il a écrit tant
de pages admiratives, ferventes, Alain Daniélou, qu’il affecte de rejeter, de
renier, qu’il n’hésite pas à calomnier. Oui, un sale type dans toute l’acception du
terme. Jacques a besoin que tous ses amis soient réunis autour de lui, fassent
front commun. Je vous serre la main.

Mardi 26 janvier.
14 h 26, à Marianne P.-B.
Merci, belle Marianne, de ce sympathique déjeuner servi par des dames qui me
rappellent celles qui nous servent lorsqu’on est demi-pensionnaire au collège ou
que l’on mange au restaurant universitaire ! Tacite, s’il déjeunait au Petit Saint-
Benoît, définirait leur manière d’être : imperiora brevitas.
23 h 36, à Pierre D.
Les vertèbres, c’est bizarre. Elles vous font souffrir atrocement et soudain elles
vous laissent en paix pour deux ou trois ans. Ce sont des compagnes
capricieuses, imprévisibles.

Mercredi 27 janvier.
11 h 49, à Giuliano F.
Nel 2007, ho votato Sarkozy. Avrei votato il diavolo per impedire alla sciocca e
cattiva quacchera Royal di conquistare l’Élysée. Però non mi piace affatto la
smania francese (e giacobina) della moltiplicazione delle leggi. Il divieto di
burqa non mi si confà. Ho avuto una fidanzatina maomettana, molto carina.
Tutto il fascino del velo stava nello svelare12.

Mardi 9 février.
14 h 46, à René S.
J’étais là, cher René, j’étais là avec une jeune amie italienne13. Nous sommes
arrivés en avance, nous étions assis au dixième rang et, à la fin de la soirée, je
t’ai vu entouré par plein de gens, tu bavardais avec Arielle Dombasle et Bernard-
Henri Lévy, je n’ai pas voulu te déranger, et puis mon amie était fatiguée. Je
n’avais pas prévu qu’ils passeraient un long métrage et que ça se terminerait si
tard.
17 heures, à René S.
Eh oui, il [Bernard-Henri Lévy] a édité, si je ne m’abuse, L’Après-Mai des
faunes14. Nous sommes en excellents termes, lui et moi : en politique, je pense
quasi sur tous les points exactement le contraire de ce qu’il pense mais,
curieusement, cela ne nous a jamais brouillés. Et sa femme, Arielle, est
spirituelle et charmante. C’était une belle, et émouvante, soirée mais, au lieu de
ce film, ils auraient dû passer deux ou trois courts métrages, de ces courts
métrages dont il nous a été dit que Rohmer en a tourné tant et tant, et dont un
bon nombre demeure inédit, inconnu du public cinéphile. C’eût été une occasion
de nous en montrer quelques-uns, au lieu de cette Collectionneuse que tous les
fans du cinéma de Rohmer connaissent par cœur, et même ceux qui, comme moi,
tu le sais, ne sont pas des fans, n’étant guère sensibles à ce cinéma trop écrit,
trop littéraire, trop bavard. Je n’aime au cinéma que ce qui est proprement
cinématographique, et donc aux antipodes de la littérature. En fait, ce que je
préfère, c’est le cinéma muet.

Vendredi 12 février.
08 h 12, à Igor G.
Tu as retrouvé ma trace par le truchement du webmaster de mon site Internet ; tu
aurais pu aussi bien me joindre en m’écrivant une lettre chez l’un de mes
éditeurs. Pour répondre à ta question, je te dirai ceci : un homme ne doit jamais
parangonner ses amours actuelles avec ses amours mortes. J’ai décrit dans De la
rupture le dégoût que m’inspirent le « Une de perdue, dix de retrouvées » et
toutes les formules de ce genre : outre à être d’une répugnante vulgarité, elles
sont une abyssale connerie. Chaque fille que j’ai aimée – en premier lieu, certes,
les amours durables, mais aussi, parfois, certaines aventures brèves et
inoubliables – est unique, nonpareille : personne ne peut la subroger. Avec
chacune de mes amantes j’ai vécu des moments qui n’appartiennent qu’à elle et
moi, que je ne revivrai jamais. Ton émile t’ayant été inspiré par le tome de mes
carnets noirs paru l’an dernier, tu sais mes amours récentes, voire présentes, et,
pour satisfaire ta curiosité, voici où j’en suis : la disparition de Marie-Agnès, la
désinvolture et la froideur avec quoi celle-ci a rompu provoquent dans mon
existence une blessure qui jusqu’à ma mort ne se cicatrisera pas. Nous nous
aimions depuis si longtemps ! Nous nous accordions si bien ! Je nous croyais
consubstantiels. J’étais un aveugle, un imbécile, c’était l’autre, le gros bourgeois
respectable et prospère, qu’elle aimait ; c’est lui qu’à l’heure du choix elle a
choisi. Présentement, j’ai trois femmes dans ma vie15 : une de nos
coreligionnaires, mon cher Igor, jolie blonde, jeune femme profonde, sensible,
qui m’a inspiré le personnage de Lioubov, que j’aime et avec qui je m’entends à
merveille, à l’église, à table et au lit ; une adorable et prosperosa16 brune,
voluptueuse, de très beaux seins, jeune femme d’action, d’humeur toujours gaie
(j’aime ça, les filles tutto pepe, les rieuses, les coquines cocasses, car elles sont
un baume pour mon cœur spleenétique) : je ne la vois que rarement, mais j’y suis
fort attaché ; et, enfin, une jeune femme du sérail littéraire à qui je témoigne une
tendre patience qui me vaudra des bons points lorsqu’au Jour du Jugement je me
présenterai devant Notre Seigneur mais que, nonobstant mes efforts, je n’ai
jamais réussi à rendre heureuse, qui d’ailleurs, je le crains, si intelligente qu’elle
soit, n’est pas, avec ou sans moi, douée pour le bonheur. Tu le vois, une vie très
paisible, rien de comparable au tourbillon de naguère. Mais toi ? Dans ton émile
tu ne me parles pas de toi. Toujours père de famille comblé ? Et de famille
nombreuse, si ma mémoire est bonne ! Une demi-douzaine de mioches ! Sacré
gaillard ! Quelle organisation ! Quel tempérament !

Lundi 15 février.
12 h 03, à Bernadette P.
Je suis heureux d’apprendre qu’Émélie va mieux, et elle ira mieux encore si elle
suit l’ordonnance du professeur Dulaurier : citronnades chaudes au miel,
infusions de thym et douze amandes par jour.
Quant aux leçons de russe, c’est un plaisir d’avoir pour élèves ces brillantes
lycéennes que sont Marie et Émélie ; l’occasion aussi pour moi de me rendre
compte que je n’ai pas tout oublié, que si je vivais six mois à Saint-Pétersbourg
ou à Moscou et m’immergeais dans la langue russe, ça reviendrait vite. Pour
l’instant, quand je veux dire une phrase en russe, ou en anglais, ce sont des mots
italiens qui me viennent spontanément aux lèvres !
14 h 22, à Marie R.
Voyons-nous quand vous le pouvez. Je suis depuis hier à la diète, j’ai l’intention
de perdre six ou sept kilos surnuméraires d’ici la fin du carême, je vois peu de
monde et suis donc extrêmement libre. 14 h 27, aux Ronchons.
Les mousquetaires, c’est nous, et la soif de reconquête qui anime votre ami M.
Bernard *** ne l’autorise pas, ventrebleu ! à nous piquer le nom de notre dîner –
dîner qui, comme chaque année depuis quarante ans, aura lieu le 9 mars, jour
anniversaire de la mort du cardinal Mazarin.
23 h 06, à Christine H.
Hier, l’office du Pardon, ce soir les grandes complies, la première lecture du
Canon de saint André de Crète. Quelle rapicolante aventure, cette entrée dans le
carême pascal ! Ivre de bonnes résolutions, je me sens léger comme une plume,
gai comme un pinson ! « Ô mon âme, ô mon âme, tu sommeilles ! Réveille-
toi ! » Oui, nous n’avons pas de temps à perdre, car, ainsi que l’écrit l’apôtre
Paul, « le Jour du Seigneur vient tel un voleur dans la nuit ». Nous ne serons
certes jamais prêts, mais nous devons au moins nous préparer, c’est le sens de la
quadragésime, de la semaine sainte, de la montée vers Pâques. Ce matin, au
Corriere della Sera, j’ai lu qu’en Inde, une jeune Italienne, Nadia, native
d’Arezzo, vient d’être tuée par une bombe lors d’un attentat islamiste. Après
le 11 septembre 2001, cette infortunée Nadia avait décidé de quitter New York
où elle vivait, pour se rendre en Inde, terre de la méditation et de la paix
intérieure…
Bon carême ! Que le Christ te garde dans Sa tendresse et Sa joie.

Mardi 16 février.
04 h 42, à Anastasia S.
Je te devine déçue, mais ne me tiens pas rigueur de ne pas t’avoir invitée à dîner
dimanche. Je n’aime pas la Saint-Valentin, c’est une fête idiote, importée des
États-Unis, une fête aussi bête que la fête des mères, inventée, elle, par le
maréchal Pétain. Je n’aime la Saint-Valentin qu’aux Philippines où j’ai
découvert son existence, mais à Paris elle est niaise, irrémédiablement. Outre
cela, dimanche, c’était l’entrée dans le grand carême, jour où l’amour humain
doit céder sa place à l’amour divin, l’amante la sienne à la Sainte Vierge, et
Valentin sa couronne au Roi des rois.
04 h 49, à Géraldine de L.
Je te devine déçue, mais ne me tiens pas rigueur de ne pas t’avoir invitée à dîner
dimanche. Je n’aime pas la Saint-Valentin, c’est une fête idiote, importée des
États-Unis, une fête aussi bête que la fête des mères, inventée, elle, par le
maréchal Pétain. Je n’aime la Saint-Valentin qu’aux Philippines où j’ai
découvert son existence, mais à Paris elle est niaise, irrémédiablement. Outre
cela, dimanche, c’était l’entrée dans le grand carême, jour où l’amour humain
cède sa place à l’amour divin, l’amante la sienne à la Sainte Vierge, et Valentin
sa couronne au Roi des rois.
04 h 54, à Gilda D.
Je te devine déçue, mais ne me tiens pas rigueur de ne pas t’avoir invitée à dîner
dimanche. Je n’aime pas la Saint-Valentin, c’est une fête idiote, importée des
États-Unis, une fête aussi bête que la fête des mères, inventée, elle, par le
maréchal Pétain. Je n’aime la Saint-Valentin qu’aux Philippines où j’ai
découvert son existence, mais à Paris elle est niaise, irrémédiablement. Outre
cela, dimanche, c’était l’entrée dans le grand carême, jour où l’amour humain
cède sa place à l’amour divin, l’amante la sienne à la Sainte Vierge, et Valentin
sa couronne au Roi des rois.

Jeudi 18 février.
18 h 31, à Véra S.
Vous, ce sont les cigarettes, et moi c’est le vin ! Ce n’est pas facile, pas facile du
tout. Je serais chez Cambuzat, ou en Asie avec 30 degrés à l’ombre, ce serait
plus aisé ; mais à Paris, dans cette humidité, ce froid…

Vendredi 19 février.
11 h 26, à Philippe S.
Notre projet de livre n’enthousiasme pas Antoine : il n’a pas répondu aux deux
lettres que je lui ai écrites à ce sujet, ou plutôt si, il m’a répondu à sa façon : il
met fin à la mensualité que je touchais depuis vingt-six ans, il m’offre une corde
pour me pendre (après le Cordier du Renaudot, la corde, c’est logique). Votre
voisin de bureau, M. Amor, le grand argentier, est chargé de calculer le montant
de l’indemnité à quoi j’ai droit. Faites-moi l’amitié de le prier d’être généreux,
car après cela je n’aurai plus pour vivre (ou pour survivre) que la retraite de la
sécurité sociale, 785 euros, et ce dont j’aurais le plus horreur serait d’être
contraint de traîner Antoine devant les prud’hommes, car j’ai de l’amitié pour
lui, il est l’éditeur de 90 % de mon travail, je n’ai aucune envie d’une fâcherie
durable entre nous, ce serait absurde. Je suis confus, cher Philippe, de vous
ennuyer avec ces questions d’intendance.
Ah oui ! autre chose : un point de ma seconde lettre qui a énervé Antoine regarde
Mes amours décomposés, premier des six tomes de mes carnets noirs publiés à
L’Infini. J’ai appris par de vigilants internautes et de bons libraires que ce livre
est épuisé depuis un an, tant l’édition originale sur grand papier que l’édition
courante et l’édition de poche Folio. Voilà donc déjà un an que Gallimard aurait
dû me faire savoir soit s’il rééditait Mes amours décomposés, soit s’il m’en
rendait les droits. Ce rappel à ses devoirs, pourtant formulé sur un ton fort
courtois, beaucoup plus aimable que celui dont usait Céline lorsqu’il écrivait au
grand-père Gaston, a, semble-t-il, irrité le jeune Antoine. Je souhaite néanmoins
avoir une réponse, car un livre introuvable pendant un an, c’est un préjudice à
l’auteur, et le premier souci d’un éditeur, s’agissant d’un livre dont il possède les
droits, est de veiller à ce que celui-ci soit toujours disponible et, quand le livre
est épuisé, d’en avertir illico l’auteur et lui dire soit qu’il réédite, soit qu’il ne
désire pas le rééditer et qu’il lui en rend les droits. Mes amours décomposés
ayant paru dans votre collection, je vais vous ennuyer encore et, outre à être mon
avocat auprès de M. Amor (quel joli nom, Amor, Roma, il est de bon augure
pour l’amoureux de l’amour et le passionné de la res romana que je suis), vous
prier de bien vouloir éclairer ma lanterne sur ce qu’a décidé Gallimard touchant
ce volume épuisé de mes carnets noirs, réédition immédiate ou restitution des
droits.
Ayant confiance en ma bonne étoile (en cette première semaine du carême
pascal je devrais plutôt écrire : ayant confiance en mon ange gardien), je suis
persuadé que ces nuages vont promptement se dissiper et, superstitieux tel un
Napolitain, je vois un autre signe de bon augure dans l’achat par la France du
manuscrit d’Histoire de ma vie de notre cher Giacomo Casanova qui, pour vous
et moi, est un modèle de vie et, dans les mauvais jours, un soutien.
Venus victrix !

Dimanche 21 février.
19 h 47, à Jacques C.
Je suis détruit par la tristesse. Mon ami Christian Cambuzat s’est donné la mort
ce matin. Sa femme, Dominique, m’a, en larmes, aussitôt téléphoné :
— Je me suis absentée à peine vingt minutes pour acheter le journal et sortir le
chien. De retour à la maison, je viens de trouver Christian affalé dans la cuisine,
mort. Il s’est tiré une balle dans le cœur.
Curieusement, lorsqu’en mars 2006 il avait lu Voici venir le Fiancé, Cambuzat
n’avait pas supporté que j’y fisse mourir Dulaurier de mort volontaire. Il m’avait
écrit un émile de reproche, affectueux, certes, mais véhément17. Il refusait le
suicide et semblait ressentir la décision de mourir de mon personnage et (après
un séjour à Saint-Graal !) son départ pour la Hollande, pays civilisé où la loi
autorise un médecin à vous faire la piqûre libératrice, comme une insulte
personnelle. Et voici qu’aujourd’hui…
Vous souvenez-vous de cette belle matinée que nous avions vécue, Alain18, vous
et moi, sur la terrasse ensoleillée du Mirador19, au Mont-Pèlerin ? Nous étions
heureux, insouciants… Ah ! carissimo, nous sommes des lucioles, et le bonheur
un dieu fugace.

Le format ePub a été préparé par Isako


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à partir de l'édition papier du même ouvrage.

1 Bon Noël (orthodoxe). Je ferai ce soir un saut à l’église de la…


2 … mais je suis très faible.
3 Dieu sait ce qu’il en résultera !
4 Jean Ristat, Aragon, l’homme au gant, Paris, 2003.
5 La liste des personnes à qui je désire que soit remis tel ou tel objet après ma
mort.
6 J’ai été, hier, très heureux d’entendre les pénétrants propos du cardinal Carlo
Caffarra, de la princesse Alessandra Borghese et d’Alain Elkann sur la liturgie,
le pouvoir salvateur de la beauté. La splendeur des rites, des offices de l’Église,
n’est en aucune façon une beauté extérieure, une pure esthétique, mais en elle
s’incarne la beauté spirituelle, la beauté de Dieu : c’est ce que les Grecs
appellent la philocalie.
7 Il fait un froid du diable, chère Tamara : trains et avions immobilisés, partout
la neige et la glace. Le réchauffement de la planète, mon cul !
8 J’ai découvert à Paris un vrai café turinois où l’on boit du… bicerin ! Cet
après-midi, l’écographie, demain matin, la radiographie. Saint Janvier, protège le
Gabibbo ! [Gabibbo, un des surnoms que me donne Véronique.]
9 En français aussi nous avons nos doubles consonnes, mais ce ne sont pas les
mêmes [qu’en italien] : Victor-Emmanuel, communiste, etc. J’ai vécu les fêtes
de Noël à Gênes et celles de fin d’année à Nice, ville reconquise par les Italiens :
à l’hôtel, au restaurant, sur la Promenade des Anglais, partout, on entendait
parler italien, et chez les marchands de journaux, je n’ai vu ni Le Figaro, ni Le
Monde, ni Libération, mais en revanche y trônaient des piles de Corriere della
Sera, de La Repubblica, d’Il Giornale, de Libero, de La Stampa, alors que, soit
dit par parenthèse, à Paris ne sont en vente que les deux premiers, Paris où je lis
Il Foglio sur l’écran de mon ordinateur, mais, outre que ça me fatigue les yeux,
je suis privé du plaisir d’humer le papier, de feuilleter mon canard en sirotant
mon café matinal.
10 Dans cet émile Maria alludait aux railleries que, adolescente, lui valait au
lycée son prénom portugais.
11 Allusion au chapitre intitulé « Les délateurs de profession ».
12 En 2007, j’ai voté Sarkozy. J’aurais voté le diable pour empêcher la sotte et
méchante quakeresse Royal de conquérir l’Élysée. Cependant je n’aime pas du
tout la manie française et jacobine de la multiplication des lois. L’interdiction de
la burka ne me convient pas. J’ai eu une jeune amante mahométane, très
mignonne. Tout le charme du voile résidait dans le dévoilement.
13 À la soirée d’hommage à Éric Rohmer organisée par la Cinémathèque.
14 Guy Hocquenghem, L’Après-Mai des faunes, Grasset, 1974.
15 C’était vrai en février. Cela ne l’est plus : j’ai rompu avec Gilda en mai. Il
n’en reste que deux.
16 Gironde, bien en chair, avec du jambon sur l’os.
17 Je répondis à ses injustes griefs par mon émile du samedi 18 mars 2006, à
11 h 25 (p. 63).
18 Alain Daniélou.
19 Hôtel dont l’Institut Cambuzat occupait alors une aile.

Table des matières


Couverture

Présentation

DU MÊME AUTEUR

Titre

PRÉFACE

CHAPITRE 1

CHAPITRE 2

CHAPITRE 3

CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

CHAPITRE 6
CHAPITRE 7

CHAPITRE 8

CHAPITRE 9

CHAPITRE 10

CHAPITRE 11

CHAPITRE 12

CHAPITRE 13

CHAPITRE 14

CHAPITRE 15

CHAPITRE 16

CHAPITRE 17

CHAPITRE 18

CHAPITRE 19

CHAPITRE 20

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