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Le rire de Bergson et ses limites

Daniel Grojnowski
Dans Études 2014/11 (novembre), pages 57 à 67
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.4210.0057
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essa i

Le Rire de Bergson
et ses limites
Daniel Grojnowski

Le Rire de Bergson analyse à merveille la variété des procé-


dures du comique mais passe à côté de l’humour « moderne »
qui s’invente sous ses yeux. Réfléchir sur cet impensé permet
de s’interroger sur la fonction du rire et sur ses limites. Est-ce
qu’on peut rire de tout ?

R ire, c’est rire avec quelqu’un, fût-ce avec soi-même, quand on se dé-
double pour devenir son propre interlocuteur. La formule maintes
fois ressassée de Pierre Desproges : « On peut rire de tout mais pas avec
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n’importe qui », a au moins deux mérites. En premier lieu elle met au
jour la contradiction à laquelle se heurte tout humoriste de vocation.
Elle rappelle en effet qu’on ne peut (justement) rire de tout, puisque des
interlocuteurs marquent aux incartades une limite à ne pas franchir.
Toute société, qu’elle soit totalitaire ou démocratique, détermine ainsi
les frontières d’un interdit. Les controverses naguère soulevées par l’hu-
moriste politique Dieudonné M’bala M’bala montrent que la drôlerie
doit savoir elle aussi ne pas aller trop loin : « Moi, tu vois, quand je l’en-
tends parler, Patrick Cohen, tu vois, les chambres à gaz… dommage. »
En second lieu, elle rappelle l’importance que les sociétés contem-
poraines accordent, du moins en Occident, à la satisfaction de pou-
voir rire de tout. Cette latitude
Écrivain et historien de la littérature ne date pas d’hier. Sous l’ap-
française, professeur émérite pellation de rire «  moderne  »,
de l’université Paris VII.
elle s’est imposée avec une fré-

études • Novembre 2014 • n°4210 • 57

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quence notable en France, au lendemain de la défaite devant la Prusse,
de l’écroulement du Second Empire, des affrontements sanglants de
la Commune de Paris. Inscrite dans la longue durée, elle demeure
actuelle. Aujourd’hui encore un rire transgressif qui s’affiche « bête et
méchant », s’oppose à un comique de tradition qu’on juge recevable.
L’humour «  moderne  » ne révèle pas seulement les joies et les
risques de la profanation. Il complique à plaisir des catégories qu’on
avait longtemps crues établies une fois pour toutes, emblématisées par
les deux masques de la « comédie » et de la « tragédie » antiques. Le co-
mique déploie alors une palette de valeurs remarquablement variées –
l’arc-en-ciel des humours – dont les dénominations s’accumulent tout
en se renouvelant : blague, loufoquerie, humour noir, mystification,
non-sens et ainsi de suite. Il existe donc toutes sortes d’« humours »
ou de « comiques » mais également bien des manières de les apprécier
– ou non. Comme chacun de nous se trouve chaque fois juge et parti,
il n’est pas facile de se situer en « extraterritorialité ». Si la presse sati-
rique a pu représenter sans ménagement le crucifié Fils de Dieu, faut-il
considérer blasphématoires les caricatures de Mahomet ?
Publié en 1900, Le Rire de Bergson est toujours lu et enseigné.
Tombé dans le domaine public, il intéresse de nouvelles couches et
générations de lecteurs. Désormais il aménage une distance qui per-
met d’en interroger les présupposés, de considérer les références par
lesquelles se distingue une culture classique, d’en percevoir l’« impen-
sé ». Cette dernière notion, à vrai dire décisive, cerne la tache aveugle
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qui parfois empêche de voir, en l’occurrence de goûter, ce qui est drôle,
bloquant le rire d’un individu, là où un autre, voire bien d’autres,
s’esclaffent. C’est ainsi que Bergson rend compte à merveille des pro-
cédures comiques les plus diverses (caricature, satire, parodie, calem-
bour), lorsqu’il observe «  l’interférence de deux séries  ». Mais qu’il
semble frappé de cécité à l’égard de la belle abondance et de l’extra-
ordinaire bariolage des productions qui furent ses contemporaines.
Comme si lui non plus ne voulait pas rire avec n’importe qui.

Fonctions régulatrices et libératrices du rire

Dans son essai, Bergson utilise plusieurs formules pour caracté-


riser ce qui provoque le rire. La plus frappante apparaît dès les pre-
mières pages : après la « raideur de mécanique » (chapitre premier, II,

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p. 66)1, il pointe le « mécanique plaqué sur du vivant » (Ibid., V, p. 83).


L’expression implique une superposition (« plaqué sur »), c’est-à-dire la
collision de deux séries hétérogènes. Elle conçoit une « matrice » (de
type qu’on dirait aujourd’hui « structuraliste ») dont procèdent tous
les phénomènes comiques, quels qu’ils soient. Mais plus que le pro-
cédé, lui importe sa fonction sociale. Celle-ci pose le comique et le rire
en « corrections » qui amendent les mœurs afin de rendre risibles les
comportements aberrants. Cette conception s’inscrit dans la longue
durée : c’est ainsi qu’Aristote considérait risible toute « dégradation », à
savoir la transformation d’un type ordinaire en un autre, notoirement
disqualifié. En introduisant la notion de « mécanique », Bergson actua-
lise une théorie « classique », longtemps considérée comme universelle.
Dans Éléments de littérature (1787), Marmontel réunit ses articles
destinés à l’Encyclopédie de Diderot. Ils assurent une remarquable
continuité entre la poétique des Anciens, puis du Grand siècle, et celle
qui sera enseignée en France dans les classes du secondaire, jusqu’aux
premières décennies du XXe siècle. Les entrées Comique et Comédie de
son ouvrage montrent que, de toute évidence, Bergson y a puisé une
part importante de son savoir : le fait qu’à la différence de la tragédie,
la comédie trace le portrait non d’un individu mais d’une « espèce »
d’hommes dont les traits « sont réunis dans une même figure » ; la dis-
tinction entre « haut » et « bas » comique, entre comique de caractère,
de situation et de mots (reprise dans les chapitres II et III du Rire)2, et
la hiérarchie qui place le premier de ces types au-dessus des autres ; la
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question : « d’où vient qu’on rit de la chute imprévue d’un passant » ;
la « relation » à laquelle invite le comique en incitant à comparer nos
propres mœurs avec ceux «  qu’on voit tourner en ridicule  » ; la part
royale accordée au théâtre de Molière dans le choix des exemples ; enfin
et surtout la fonction régulatrice de la comédie qui « est pour le vice et le
ridicule ce que sont pour le crime les tribunaux où il est jugé et les écha-
fauds où il est puni ». Comme Marmontel, Bergson associe étroitement
le genre de la comédie et le rire à une fonction correctrice d’édification.
La sanction dénonce les agissements déviants. Tout à la fois so-
ciale et morale, elle place les rieurs du bon côté, celui de la norme et
des juges qui en contrôlent l’usage. Comme l’illustrent les comédies

1. Notre pagination renvoie à l’édition du Rire de Bergson, qu’Henri Scepi et moi-même avons
publiée dans la collection GF (Flammarion, 2013)
2. Outre le comique de « caractère » et de « situation », Marmontel distingue le « comique
attendrissant ». Mais en plus de ces « trois genres » : le comique « de mots », le comique « obscène »
et la « parodie » (Éléments de littérature, 1846, t. 1, article « Comédie », 1846, p. 316-317)

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de « caractères » (Le Misanthrope) ou les « satires » (La Bruyère), le
comique met en scène des défauts : l’atrabilaire, l’avare, le distrait, etc.
Le rire qu’ils provoquent incite à la désapprobation.
D’une efficacité pédagogique incontestable, cette conception peine
à rendre compte de la double nature du rieur. Car celui-ci, d’une part
se moque d’Alceste qui refuse d’apprécier courtoisement le sonnet
d’Oronte, rimailleur de salon ; d’autre part, il exulte au spectacle d’une
réaction franche et hostile qu’il est d’usage de réprimer. Les jeux de
rôles du rieur sont ceux d’un Janus qui se moque d’un poète infatué, de
son interlocuteur dans l’embarras, et qui en même temps libère ses pul-
sions réprimées, jouissant par procuration de sa muflerie : tout à la fois
normatif et transgressif, il joue
sur tous les tableaux. Il éprouve
De cette composante subversive,
de même un plaisir ambivalent
Bergson échoue à rendre compte à voir le valet Sganarelle se faire
passer pour un médecin mais
aussi – simultanément – à voir que sa robe et son chapeau pointu suf-
fisent à le poser en sommité médicale (Molière, Le Médecin malgré lui).
Cette fonction libératrice du rire par le jeu, la subversion des normes
et des interdits, est source de plaisir, parce qu’elle défie les règles et les
usages de la vie sociale. De la jouissance qu’on tire de cette composante
subversive, Le Rire de Bergson échoue à rendre compte.
Bergson mentionne Freud dans sa bibliographie de la deuxième
édition du Rire, sans en tirer parti. Freud, pour sa part, mentionne
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l’observation de Bergson au sujet du rire enfantin, mais il le fait en pas-
sant3. Son analyse se démarque autant de la tradition « classique » que
de la morale. Le rire est pour lui exultation d’un sujet libéré des car-
cans que lui impose la vie sociale. Transgressive et narcissique, cette
exultation marque la toute-puissance du Moi qui libère ses pulsions
aux dépens d’un surmoi tyrannique (Le Mot d’esprit et ses rapports
avec l’inconscient), à moins qu’il ne joue le rôle de surmoi consolateur
(« L’humour »). Dans le premier cas, il agit en esprit malveillant : « Cette
jeune fille me rappelle Dreyfus : l’armée ne croit pas à son innocence » ;
dans le second, il place le sujet au-dessus de la loi sociale : le malfaiteur
conduit à la potence s’exclame : « la semaine commence bien ! »
Non seulement le rieur n’exprime pas une «  sanction  » mais il
s’exalte de ses profanations. Au regard de son désir, il n’existe plus de
3. S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (traduction de Denis Messier), Folio essais,
2005, p. 390 et 395 (voir aussi p. 367 sur l’« automatisme »).

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règles à respecter, tout au contraire, il lui revient de les établir. Alors


que Bergson le place du côté de la norme, Freud l’invite à une compli-
cité frondeuse. D’une théorie à l’autre, on passe de la satire des ridi-
cules à la célébration d’énergumènes et de leurs activités déviantes.
Les malotrus, inadaptés, marginaux, toutes les espèces d’asociaux ont
été incarnés par le « Charlot » de Charlie Chaplin, clochard, vagabond,
éternel inadapté, errant d’une infortune à l’autre. Cette promotion du
héros asocial se situe aux antipodes de la norme à laquelle Bergson se
réfère car on ne rit pas de Charlot, contre lui, – ou d’Alceste, de Sga-
narelle – mais bel et bien en sympathie avec lui, avec eux.

L’humour moderne :
Mark Twain, Alphonse Allais, Alfred Jarry
Les auteurs illustrent leurs théories d’exemples qui varient en
fonction de leurs intérêts et de leurs intentions. Pour Baudelaire, la
caricature, la pantomime, la comédie-ballet ou encore le conte fantai-
siste ; pour Freud, les blagues juives qui circulent à Vienne ; pour Berg-
son le théâtre qu’apprécie le public bourgeois, tout particulièrement
les pièces de Molière et de Labiche. Non moins symptomatique, étant
donnée la diversité de ses références, apparaît son manque d’intérêt
à l’égard de ses contemporains. Suivant une carrière prestigieuse qui
le mène de l’École Normale Supérieure au Collège de France, en pas-
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sant par l’agrégation de philosophie, Bergson ignore à peu près tout
des groupes qui ont porté les noms d’Hydropathes, Zutistes ou Inco-
hérents. Or ce sont ces bohèmes qui, sous la bannière du Fumisme,
animent un humour dit « moderne ». À ce bouillon de culture non-
conformiste, souvent anarchisant, Bergson préfère les auteurs dont
une longue tradition assure la valeur. On peut aisément marquer les
limites du consensus auquel il se réfère, au moment du Rire. Pour cela,
on choisira, parmi bien d’autres exemples, deux contes, l’un de Mark
Twain, l’autre d’Alphonse Allais, et une chronique d’Alfred Jarry. Ils
montrent combien les notions de mécanique et de sanction peinent à
rendre compte d’une drôlerie qui se plaît à déconcerter.
Empruntant la forme d’un « Courrier du Cœur » journalistique,
Mark Twain répond à une jeune inconnue qu’afflige une succession de
malheurs (« Aurelia’s infortunate young man »). Fiancée à seize ans à
un jeune homme du New Jersey, elle le voit bientôt affecté d’une petite

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vérole qui lui grêle le visage « comme un moule à gaufres ». Par compas-
sion, elle confirme son engagement mais assiste bientôt à toutes sortes
d’accidents dont le malheureux Breckinridge (Casse-cou) est victime :
il est privé tour à tour d’une jambe puis de l’autre, d’un bras, de l’usage
d’un de ses yeux pour cause d’érysipèle, enfin de sa chevelure, ayant
été scalpé par des Indiens du voisinage. Résolue à tenir parole, Aurélia
s’afflige de voir son amoureux « la quitter ainsi morceau par morceau ».
« Que dois-je faire ? », demande-t-elle à son lointain conseiller.
On pourra dire que les malheurs du fiancé d’Aurélia suivent
un ordre « mécanique ». Toute répétition n’est cependant pas drôle,
tant s’en faut, pas plus que ne l’est chacun des accidents dont le jeune
homme est victime. Quant aux réactions d’Aurélia, parfaitement
conformes aux impératifs de la morale, chrétienne ou laïque (fidélité,
compassion, respect de la parole donnée), elle est tournée en dérision
et provoque le rire, de manière inappropriée, du moins en apparence.
Car il faut considérer le non-dit du récit pour en apprécier les vertus
décapantes, à savoir qu’on ne doit jamais oublier, contrairement aux
choix d’Aurélia, ses intérêts propres. Il faut aussi penser à son fiancé
dont le comportement suggère qu’il semble faire tout son possible
pour éviter d’épouser la jeune femme. Outre l’irrespect du conte de
Mark Twain à l’égard des usages et de la morale courante (puisqu’il
conseille implicitement de ne pas tenir ses promesses et de penser
d’abord à soi), il satisfait la part inavouée de tous ceux qui redoutent
les engagements sans retour.
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Le sérieux qu’affecte Mark Twain pour conter cette histoire im-
probable en pimente les implications frondeuses. Pour sa part, Al-
phonse Allais relate sur un tout autre mode, parfaitement cynique,
le «  Simple malentendu  »4 qui n’a pu gâter sa relation avec la bien
nommée Angéline. Passionnément épris de cette récente conquête,
il la présente à l’un de ses amis, un Hollandais fortuné. Celui-ci lui
parie cinquante louis (une fort jolie somme, disons mille euros)
qu’elle deviendra sous peu sa maîtresse. Lorsqu’Angéline avoue à
son compagnon qu’elle a succombé, ils s’accordent pour trouver un
subterfuge salvateur : elle demandera au Hollandais de dissimuler
leur liaison, et le pari sera gagné ! C’est ainsi que l’heureux couple
peut continuer de couler des jours heureux en recevant des sommes
qui lui apportent régulièrement une aisance appréciable. Et le nar-

4. Le Chat noir, 29 mars 1890 ; repris dans À se tordre (1891).

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rateur de se justifier : « ces faits se passaient dans le courant d’une


année où, à la suite d’une chute de cheval, j’avais perdu tout sens
moral. » L’usage d’une relation adultère dont chaque comparse tire
profit, fait oublier qu’elle s’aggrave de proxénétisme. Le tour de force
d’Alphonse Allais consiste à rapporter avec une feinte innocence des
comportements parfaitement répréhensibles.
Empruntons un dernier exemple à l’une des «  Spéculations  »
qu’Alfred Jarry publiait dans des périodiques destinés à des lecteurs
choisis, comme ceux de La Revue blanche. « Le Drapaud » y paraît en
avril 1902, alors que le procès du capitaine Dreyfus, gracié par le Pré-
sident de la République mais toujours pas réhabilité, continue d’exa-
cerber les passions (cette année-là Jean Jaurès relance les procédures
de révision contre la justice militaire). Hantée par la reconquête de
l’Alsace et de la Lorraine, l’armée demeure intouchable, le drapeau tri-
colore appelle la nation à une union sacrée. Comme nombre de chro-
niques, celle de Jarry s’inscrit dans cette actualité conflictuelle. Mais
à son habitude, il la traite « par la bande » en prenant le parti de jouer
sur les mots. Il lui suffit de métamorphoser l’étendard national – le
drapeau tricolore – en une sorte de batracien – le peu ragoûtant dra-
paud – pour déplacer l’enjeu des polémiques. Substituant Déroulède à
Buffon, il passe du plan nationaliste, militaire et politique, à celui des
sciences naturelles et du pittoresque animalier.
Du coup, l’appel qui assemble les soldats de la troupe pour le « lever
des couleurs », est assimilé à une série d’exclamations semblables. Au
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drapaud ! relève de la même déclinaison que Au voleur ! À l’assassin !
Au loup ! Au feu ! Au viol ! Mais à leur différence, le référent du mot-
valise se pare d’attributs qui élaborent une représentation fabuleuse. La
nomenclature, transposée en morphologie, recence tour à tour l’attribut
du hérisson dont le piquant est unique, du serpent au corps cylindrique,
puis de la chauve-souris dont l’aile est « trilobée quant à sa couleur »,
ce qui l’assimile au bariolage de la bave d’escargot. Après avoir mis en
regard deux objets qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, si ce n’est une
homophonie partielle [drapọ/krapọ], le chroniqueur s’acharne à légiti-
mer le fruit de leur union, à savoir : drapeau + crapaud = drapaud.

Le drapaud éveillé, à l’état sauvage et bien portant, se dresse habi-


tuellement sur son extrémité caudale, sa corne pointant, son aile
déployée dans le sens du vent, laissant flotter à son bord extrême
des villosités ou des cils vibratiles jaunes.

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Mais le transfert de l’étendard emblématique sur l’animal ima-
ginaire n’est pas seulement rhétorique. Le chroniqueur ne s’en tient
pas à un exercice de virtuosité qui amuse. Au terme de ses considé-
rations (qui sont autant d’élucubrations par jeu de métaphores), tout
en brouillant les pistes, il parvient à ses fins : désacraliser un symbole
aussi chauvin que belliqueux, et révéler sa singulière étrangeté.

Un livre aux vertus lénifiantes

Dans Le Rire, Bergson fait œuvre de vulgarisateur. En premier


lieu, il reconduit une morale qui relève de la longue durée, celle de la
fonction « correctrice » : comme la satire, la comédie utilise le « fléau
du ridicule » pour combattre les vices (Marmontel). En second lieu, il
postule l’existence sui generis du « vivant ». Enfin, il applique à l’esthé-
tique le cadre conceptuel d’une discipline toute nouvelle, fondée par
Émile Durkheim. C’est ainsi qu’il considère la continuité indéfini-
ment poursuivie par l’« élan vital » au cours de l’évolution, et qu’il se
rallie aux considérations de L’Art au point de vue sociologique (1889)5.
Leur auteur, M.  Guyau, montre que l’œuvre «  véritable  » assure un
lien nécessaire entre l’individu et la communauté.
Dans la première partie du Rire, Bergson rappelle la fonction
du comique ; puis, de manière quelque peu incantatoire, il observe
une constante opposition entre le “vivant” et le non‑vivant : la sou-
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plesse s’opposant à la raideur, la norme à l’excentricité, l’adaptation
à l’automatisme : « cet infléchissement de la vie dans la direction de
la mécanique est […] la vraie cause du rire » (p. 81). Il n’en constate
pas moins que, suivant la logique d’une « loi inéluctable », la société,
lorsqu’elle réprime les écarts, s’en prend à « l’énergie » de la « fantaisie
comique » (p. 99). C’est donc en raison d’une vitalité menaçant l’ordre
des choses que les faits comiques provoquent la réaction régulatrice du
rire, comme s’il lui revenait de corriger ses exubérances.
La difficulté de l’ajustement qu’opère Bergson se situe à plusieurs
niveaux, puisqu’il se rapporte successivement à une morale tradi-
tionnelle, à une philosophie «  vitaliste  » et à l’objectivité de la so-
ciologie. Il les articule avec aisance, bien qu’il doive admettre, dans
les toutes dernières lignes de son essai, qu’à la « gaieté » du rire se

5. Cet ouvrage a connu un écho favorable dont témoigne sa 4e édition, en 1897.

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mêle, pour qui l’étudie, « une petite dose d’amertume » (p. 182). En


revanche il bute sur une difficulté apparemment insurmontable, qui
est d’ordre culturel.
Le décalage entre la bohème et une élite férue de belles-lettres ainsi
que de théories savantes, apparaît aujourd’hui manifeste. Il n’est cepen-
dant guère perçu par les contemporains, tant l’enseignement, secon-
daire comme universitaire, reste réservé à une minorité dont la part la
plus éduquée se tient en retrait des créations contemporaines, prolifé-
rantes et bigarrées. Elles s’adressent selon les cas à un public populaire,
lecteur de l’almanach Vermot, d’hebdomadaires satiriques comme Le
Rire, ou à un public plus cultivé, fidèle à des magazines comme Le Chat
noir. Toutefois les doctes ne se mêlent pas volontiers aux marginaux. S’il
est arrivé à Bergson de mentionner telle œuvre drôle « grand public »,
comme Le Colonel Ramollot de Charles Leroy, un passage de Mark
Twain ou de Jerome K. Jerome, il ne le fait qu’incidemment.
En réalité, sa méconnaissance du rire ou de l’humour «  mo-
dernes  » est radicale. En témoigne son absence d’intérêt à l’égard
d’une pièce d’Alfred Jarry, l’un de ses anciens élèves du lycée Henry IV,
alors qu’Ubu roi a provoqué au Théâtre de l’Œuvre un scandale dont
la presse parisienne s’est fait écho (décembre 1896). Par la suite, durant
des décennies, Bergson défend ses thèses bec et ongles, sans les modi-
fier d’un iota ni jamais mention-
ner les films burlesques (Max
Sa méconnaissance du rire ou
Linder, Buster Keaton, Charlie
de l’humour « modernes » est radicale
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Chaplin) que tous apprécient :
«  le rire a une signification so-
ciale », réaffirme-t-il une fois encore, en août 19306, tant il est vrai que
les notables ne fréquentent guère les lieux publics du Quartier latin ou
de la Butte Montmartre, et qu’ils tirent leurs réflexions davantage de la
Revue des Deux Mondes que de L’Assiette au beurre.
Le répertoire des exemples auquel recourt Bergson est varié, il
compte une trentaine d’auteurs. Leur diversité ne doit pas cependant
faire oublier des lacunes remarquables comme celles de Jonathan
Swift ou de Voltaire pour les auteurs du passé, de Feydeau ou de Cour-
teline, pour les contemporains. L’immense fortune du Rire s’explique
sans aucun doute parce qu’il expose une théorie apaisante («  léni-
fante », dit-on quand on parle d’une médecine qui calme la douleur),
6. Cet entretien de Bergson avec un jeune journaliste a paru dans Marseille matin (21 août 1930). Il
est reproduit dans le dossier de l’édition GF « Bergson et le rire », op. cit., p. 236-239.

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illustrée de références qui se refusent à perturber les honnêtes gens.
On compte plus de 350 rééditions et une quarantaine de traductions
du Rire : triomphe qu’a consacré en 1927 le prix Nobel de littérature.
Bien que la notion d’humour «  moderne  » soit des plus impré-
cises, elle n’en recouvre pas moins un corpus caractérisé dont nous
avons présenté des échantillons. Comme on l’a vu avec Mark Twain,
Alphonse Allais ou Alfred Jarry, ce rire prend le parti de l’amoralité,
voire de l’immoralité, il s’abandonne au plaisir d’enfreindre des règles
communément admises, à l’avènement de la toute-puissance, au plai-
sir de mettre en scène nos turpitudes, les mille et un avatars de la
folie humaine. Il se manifeste en toute liberté, dans l’exercice d’une
jubilation sans contrainte. Il s’oppose, il s’expose, il prend le risque de
déplaire. Il ne peut se réduire aux semonces du conformisme. Qu’il
soit de défoulement, de transgression, de résistance ou d’exaltation,
il échappe aux mailles du filet dans lequel Bergson voulait en capter
les espèces. « Plaire et instruire », a-t-on dit, pour se protéger des cen-
seurs. Plaire ? Assurément, en donnant à rire. Instruire ? Sans aucun
doute, en initiant aux désordres du monde.

Les références culturelles de Bergson et leurs limites incitent cha-


cun de nous à observer les siennes propres. Elles aident à comprendre
pourquoi nous rions, là où d’autres ne perçoivent rien de drôle, et inver-
sement. Je me souviens qu’adolescent, un dessin de Siné publié pour
Noël dans L’Express, montrait un brave homme au brassard nazi, qui
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s’apprêtait à placer son poulet de réveillon dans un four crématoire.
Mes références n’étaient pas celles de mes parents qui avaient perdu un
grand nombre de leurs proches dans les camps et les ghettos. Le sacri-
lège de Siné ne jouait pas pareillement pour eux et pour moi.
D’un ordre très particulier, apparaissent des implications dont le
langage n’ignore pas qu’elles ont de quoi inquiéter : qui n’a pas été un
jour pris de fou-rire ? Et ne dit-on pas : éclater, crever ou mourir de rire ?
De fait, on ne considère qu’une des facettes du comique, lorsqu’on s’en
tient à la simple « gaieté ». Flaubert a justement évoqué le monde des
humains du point de vue de Dieu, comme une « blague supérieure7 ».
De Friedrich Nietzsche à Georges Bataille, on multiplierait les exemples
qui rappellent combien les implications existentielles de la jubilation,
à l’image de la jouissance sexuelle, outrepassent les épisodes de la vie

7. Lettre à Louise Colet, 8 octobre 1861.

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l e r i r e   d e b e r g s o n e t s e s l i m i t e s

ordinaire. Car elle relève parfois de l’extase, du sublime ou de l’horreur


sacrée. En témoignent des expériences ultimes qui, recueillies à l’état
brut, ignorent les préoccupations théoriques. Celle qu’a rapportée
David Rousset engage l’être tout entier, loin des considérations tech-
niques, morales ou sociales qui furent chères à l’auteur du Rire. Dans
les dernières pages de L’Univers concentrationnaire, il raconte l’éton-
nante confusion qu’il a perçue entre une réalité terrifiante et sa tonalité
comique, une fois constaté qu’Ubu et Kafka lui apparaissaient comme
« des composants matériels du monde ». Ce fut pour lui « la découverte
passionnante de l’humour », non en tant que projection individuelle
ou sociale, mais comme « structure objective de l’univers8 ».

Daniel Grojnowski

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Retrouvez le dossier « Essais »


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8. David Rousset, L’univers concentrationnaire, éditions du Pavois, 1946, p. 185.

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