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2. SIBYLLE, une mère en pleine errance. Une vérité qui se dévoile peu à peu, jusqu’aux
dernières pages du roman.
- Une femme qui se laisse aller : cigarette, robe de chambre, alcool, inaction : « dans
son peignoir gris miteux, à regarder sa putain de télé, fumant des clopes et buvant
des bières à longueur de journée » (26) ; « elle a toujours l’air d’avoir les cheveux
sales ou éteints » ; « elle sait très bien qu’en ce moment ça ne va pas trop, elle se
trouve une tête affreuse, c’est parce qu’elle fume trop. » (27)
- Une femme qui peine à retrouver ses marques dans sa nouvelle vie :
Le désordre qui règne dans la maison
Le robinet qui goutte et qu’elle ne répare pas, à l’image de son fils qu’elle ne peut
aider : « tout ce qu’elle ne fait pas dans cet appartement, tout ce qui attend, les
choses n’y sont pour rien, c’est elle seule qui est responsable. » (51)
- Une femme qui a perdu le contact avec son fils.
- Une femme qui a abdiqué :
Qui a renoncé à sa carrière de chirurgien
Qui a renoncé à sa carrière d’écrivaine (ses études de médecine l’ont fait renoncer à
l’écriture) : « elle a laissé de côté le manuscrit qu’elle écrivait, un roman. » (103)
Qui a renoncé à son énergie, sa vitalité du passé : voir l’analepse qui nous fait revenir
en 1993 : « elle possède une énergie incroyable, une conviction qui suscite
l’admiration autour d’elle. Elle aime les chevaux, la randonnée, la mer. Elle aime aussi
danser. » (101) ; les études de médecine sont pour elle comme une revanche
sociale par rapport à sa famille.
Qui a renoncé à ses engagements, à ses combats politiques à gauche, malgré sa
défiance à l’égard du communisme, héritée de ses grands-parents russes et sa
méfiace à l’égard Mitterand, premier président socialiste de la Vème République, elle
reste une femme libre : voir l’analepse : « Pour sa génération, le grand combat, c’est
la lutte contre Le Pen, le Front national, les idées de rejet qui montent dans ces
années-là. » (103)
- Une femme qui a une image très négative d’elle-même.
- Une image négative nourrie par les sarcasmes de son ex-mari Benoît
« depuis un an elle s’était plantée sur tout parce qu’elle n’avait pas su écouter son
fils, elle n’avait pas su voir comment il allait mal ni qu’il avait besoin d’aide. » (65)
« Tu n’as jamais eu le sens des réalités. Si tu veux mon avis, c’est pour ça que tu t’es
toujours plantée, que tu n’as jamais été foutue de rien finir de ce que tu avais
commencé. » (68) ; « tu n’es même pas foutue de changer un robinet. »
Non sans cruauté, Benoît apprend à son fils que sa mère a fait l’actualité autrefois,
lorsqu’elle s’est perdue en Corse. « Tu crois que je ne vais pas dire à ton fils qu’il est
en danger avec toi ? »
- Une femme qui a souffert.
Un mariage malheureux, un divorce, un déménagement à Bordeaux :
Le repas organisé à Bordeaux avec Benoît témoigne de l’éclatement de cette famille :
« Elle a toujours son regard haineux. Non, décidément, elle ne lui a rien pardonné. »
(56)
Un amant perdu
Une année fatale, 1995 : le moment où l’histoire de Sibylle rencontre l’Histoire, celle
des attentats de 95
Plus profondément, elle porte la souffrance et la culpabilité de ses parents immigrés
russes (son vrai nom est Sibylle Ossokine).
- Une femme qui se sent coupable : de l’errance de son fils, de son racisme…
« Maintenant, il faut qu’ils comprennent ensemble ce qui s’est passé. Comment
depuis des mois si s’est détruit, comment ils l’ont détruit à force d’indifférence, ou
d’aveuglement, car ils ont été aveugles à tout ce qui n’était pas leur guerre, à tout ce
qui n’était pas eux et chacun a été responsable de ce qui arrive ce matin. » (37)
UN ROMAN INITIATIQUE
2. Un voyage pour « se » sauver aussi : une femme qui tente de se reconstruire.
- Une femme qui à partir du moment où elle décide de partir se métamorphose : elle
n’est plus cette femme affaissée devant la télé, mais « chaque jour, il l’avait trouvée
plus forte, plus déterminée. » (85) ; après la vente de la maison de Bourgogne, elle
revient contre toute attente « heureuse et presque rayonnante ». Samuel reste
indifférent, mais tout de même « hypnotisé par l’énergie de sa mère » (86)
- Retrouver son fils, le « rencontrer ».
- Retrouver un sens à sa vie, une dignité, un but.
- Retrouver un idéal politique, celui de sa jeunesse de gauche.
- Retrouver son corps de femme, accepter de plaire à un homme, qu’un homme
puisse la séduire, comme ce sera le cas d’Arnaud.
Une femme qui renoue avec sa féminité, lors de sa rencontre avec Arnaud : « la
dernière fois qu’un homme lui a souri et pris la main avec autant d’attention et de
persévérance, c’était avant le vingt et unième siècle. » (162) ; ils partagent une nuit
d’amour (168) : « cette nuit elle va faire l’amour et elle ne pensera à rien. »
Mais ce sera un chemin difficile. La fuite de Samuel après sa nuit d’amour avec
Arnaud invalide immédiatement cette rencontre : « cette femme qui était tellement
morte en elle, depuis si longtemps… Elle a cru qu’elle pourrait la réveiller, l’aider à se
relever, et maintenant elle se dit que Samuel est blessé. » (184)
- Combattre des démons intérieurs, un passé très présent :
Voir le passage qui retrace son cauchemar : un cheval qui ne veut plus
avancer puis disparaît, des pierres et de la lave qui l’entravent dans une sorte
de paysage infernal, puis le paysage se précise : un motard accidenté au sol,
un cheval ailé qui semble l’engloutir. Un traumatisme ancien qui ressurgit et
vers lequel elle « chemine » intérieurement ? Une blessure ancienne qu’elle
va soigner, qu’elle tente de soigner ?
Peu à peu, les souvenirs remontent : Tours, une station-essence, la rencontre
avec Gaël, un motard… (108)
Nouvelle occurrence de cette relation, à la page 125 : une période heureuse.
Quand elle se croise dans un miroir, elle voit « une vraie beauté », « un air si
lumineux et décidé. » ; ses études sont prometteuses : « une habileté
manuelle sans pareille. » ; « dans quelques années elle sera chirurgien ». ;
« elle pense que la vie s’ouvre à elle. »
Un nouveau cauchemar à la page 172, alors qu’elle dort aux côtés d’Arnaud,
avec lequel elle vient de faire l’amour : une marche sans fin sur l’autoroute,
pieds nus, sur des pierres volcaniques qui peu à peu deviennent rouges et
brûlantes. Et peu à peu les mêmes images : « Et bientôt les débris de la moto,
la roue qui tourne dans le vide, les gants sur l’asphalte, le blouson noir
déchiré. » (174) … Puis c’est l’image de Gaël (mort) qui apparaît. Elle le
supplie de ne plus apparaître dans ses rêves, de la laisser vivre.
Autre démon, l’année 1998 où elle s’est perdue sur le GR en Corse, liée au
mépris et à la dérision de Benoît venu la chercher : « ajoutant en se voulant
drôle : il n’y a de la chance que pour la mauvaise herbe. » (121) ; « elle avait
complètement oublié comment elle s’était perdue. » ; « seule dans une gorge
et avec cette blessure à la tête. » ; « à l’époque elle était à bout de tout, et un
gouffre sans fond s’était ouvert sous ses pieds. » (122)
Le passé (1995) ressurgit après la chute de Sibylle, à la faveur d’une nouvelle
analepse (209) : « Sibylle court vite, elle est boulimique de travail, d’amour,
de tout. » Effet de contraste saisissant avec l’issue dramatique de la deuxième
partie du roman. Sibylle est alors interne dans les hôpitaux de Paris, l’avenir
lui sourit. C’est une femme amoureuse aussi, avec Gaël. Gaël est un motard
(ce qui suscite la crainte de Sibylle), il réalise des films documentaires, Sibylle
finit son roman, encouragée par son compagnon. Il poste d’ailleurs son
tapuscrit. Elle reçoit même une réponse positive de l’éditeur : « c’est
formidable votre livre. » (212)
Le puzzle se complète à la fin du roman, à la page 228 : on comprend que
Gaël, son amour fou, a été tué lors d’un attentat islamiste dans le RER,
durant l’été 95 (et non par un accident de moto !), ce qui explique pourquoi
elle n’a pu supporter d’échanger un regard avec un Arabe pendant des
années, ce qui explique aussi peut-être inconsciemment le racisme de son fils
(« Samuel est raciste à cause de moi, pas à cause de son père… j’en voulais à
la terre entière et je croyais que tous les Arabes marchaient dans la rue pour
me harceler et me rappeler sa mort »). S’écroulent alors ses idéaux de
gauche. Elle se réfugie dans le travail, mais lors d’une banale opération de
l’appendicite, une opération facile, elle se trouble à la vue de sang, et ne sera
jamais chirurgien. Un destin se brise. Les éditeurs oublient de la relancer, son
livre ne paraîtra jamais…
- Une femme que ce voyage aide à faire émerger SA vérité ; la narration fait peu à
peu remonter cette vérité, comme si l’écriture du roman lui-même était nécessaire à
cela. Voir toutes les pensées qui se bousculent dans sa tête au moment où elle
cherche son fils de façon éperdue : « Ce n’est pas lui qui est parti, ce n’est pas lui,
c’est moi, c’est moi qui l’ai foutu dehors ». Sibylle évoque ses nombreuses infidélités.
Pire encore, « le nombre de fois où il me réveillait pour me forcer à faire l’amour. »
(199)
- L’arrivée de Benoît complète le puzzle de cette vérité, que le roman reconstitue peu
à peu : l’amour pour Gaël dont elle ne s’est jamais remise, après son accident, « le
nombre de fois où il avait dû intervenir parce qu’il la retrouvait ivre morte dans des
bars – avant la naissance de Samuel-. Cela peut expliquer aussi le ressentiment nourri
par Benoît à l’égard de Sibylle : « peu importe que Sibylle crève dans un hôpital au
fond du Kirghizistan ou d’ailleurs. » (217) En réalité, Sibylle n’a jamais aimé Benoît.
3. Un échec ?
- Samuel n’a aucune confiance en sa mère : « Il savait que partir avec sa mère, c’était
prendre un risque, elle est fragile, imprévisible. » (71)
- L’attitude de Samuel est négative au départ, il est fermé aux autres, incapable de
rencontrer l’autre : voir après l’épisode des Kirghizes, au moment où Sibylle
sympathise avec Djamila : « Samuel, lui, ne rit pas. Il regarde sa mère avec une colère
froide, intransigeante. Il n’aime pas l’entendre parler russe, essayer de comprendre
ou de partager quelques mots avec les gens qu’on rencontre… » (16) « Samuel
n’aime pas voir sa mère dans le rôle de la voyageuse cool qui s’intéresse aux
autochtones, il trouve ça condescendant et bien-pensant. »
Défiance à l’égard des personnes qu’ils rencontrent, à commencer par le couple de
Français qui les accueille : « de pauvres babas cool mal sapés qui prêchaient un
monde de vie réconcilié avec la nature et le cosmos. » Jugement sans appel et sans
doute un peu vrai aussi, grande lucidité, maturité de cet adolescent, qui ne se laisse
pas avoir par les apparences et les postures.
« Il ne veut pas se fatiguer à faire semblant de faire le mec qui s’intéresse, il se fout
complètement de ce qu’ils font, de ce qu’ils sont, de leur vie. » (74) ; « il les regarde
de loin, avec mépris. » ; « Il mangera avec dégoût – il rêve d’un bon vieux burger avec
des frites baignant dans le ketchup, le tout arrosé d’une cannette de Coca. »
« Tout est dégueulasse ici. C’est des porcs. Leur bouffe, leurs fringues, leurs putains
de tapis de feutre. » (76)
Défiance aussi à l’égard de ce jeune homme sentant la vodka, rencontré dans un
village, alors que sa mère fait quelques courses. « Détourne le regard. Fait comme s’il
n’entendait pas le type qui l’interpelle. » (145) ; puis c’est « toute cette marmaille qui
s’agglutine », Samuel se sent comme menacé. « Quelque chose en lui se ferme, se
bloque. » (146) ; « quelque chose le dérange à l’idée de regarder dans les yeux des
gens qu’il ne comprend pas. » ; « Samuel n’ose pas avouer qu’il aimerait lui balancer
un coup de pied dans la gueule ; qu’il aimerait que l’autre disparaisse, qu’il dégage –
parce qu’il est musulman ? » (147). Samuel habité par la peur de l’autre, de
l’étranger, à l’image d’une société craignant parfois « le grand remplacement », et se
réfugiant à l’extrême droite. Au fond c’est « la pauvreté », son odeur, « ses
vêtements crasseux » qui lui font peur. D’où vient « sa haine des autres ? »
Sibylle est consciente que son fils « est un animal sauvage et toujours au bord de la
panique ».
- L’impossible communication entre une mère et son fils :
« Cette fois encore Samuel se referme en glissant, presque sans s’en rendre compte,
ses écouteurs dans ses oreilles, appuyant sur la touche Play, lançant la musique pour
s’éloigner de sa mère et des montagnes, de ces ciels, de ces heures de route à cheval
où il ne fait qu’attendre qu’on en finisse. »
Samuel ne supporte pas l’entrain et l’enthousiasme que déploie sa mère durant ce
voyage : « ce qui l’agace c’est cette joie qui la déborde ou c’est l’impression que cette
joie est une invention. » (75)
Sa mère reste même une étrangère pour lui : « Il regarde sa mère comme s’il ne la
connaissait pas, et c’est vrai que, d’une certaine manière, il ne la connaît pas. » (74)
Le silence règne durant les premiers temps du voyage : « ils se parlent peu, ils
économisent leurs forces et se concentrent sur ce qu’ils ont à faire, ce qu’ils voient,
ce qu’ils entendent, ce qu’ils ressentent. » ; « les mots sont ici comme tous ces poids
morts dont on se débarrasse parce qu’ils ne servent qu’à alourdir les bagages. »
- Un vrai moment de doute pour Sibylle, une impasse même, après l’épisode des
glaciers et de la boue : « Elle qui voulait sauver son fils de la délinquance ou d’on ne
sait quelle déchéance, qui s’était crue plus maligne que les autres avec sa belle idée
originale, eh bien, elle avait fait pire que tout, bien pire ; en voulant lui donner à
reprendre contact avec ce qu’elle pensait être sa vie, elle avait mis au moins deux fois
la vie de son fils en danger. » (123) ; elle ressent une « bouffée de honte » devant ce
qu’elle est devenue, si loin de ce qu’elle a été… « Il faut apprendre à s’en rendre
compte et de vivre à la hauteur de cette médiocrité, apprendre à s’amputer de nos
rêves de grandeur. »
Et pourtant, elle sent que ce voyage doit continuer, que « quelque chose en elle
n’avait pas à s’excuser. » (130)
- Même quand les choses commencent à aller mieux, la soirée avec Arnaud et
Stéphane dans la yourte fait ressurgir les rancoeurs, après la phrase raciste de
Samuel et le sentiment qu’il a que sa mère a voulu le faire taire, l’humilier,
l’ « enfermer encore dans son rôle de gamin » ; « parfois il voudrait qu’elle crève, (…)
et cette pensée qui vient ne lui plaît pas, (…) il en a honte, il en a peur. » (169)
- Scène traumatisante durant laquelle il entend sa mère faire l’amour avec Arnaud.
Promiscuité oblige, il est difficile d’avoir son intimité. Une scène choquante pour
l’adolescent, qui menace le rapprochement avec sa mère : « c’est comme une
déflagration dans sa tête. » (170) ; « l’idée ne lui vient pas qu’il n’a aucun droit sur ce
que fait sa mère. » ; « Samuel s’éloigne, fou de rage, il veut s’enfuir, il panique, il ne
sait pas. » (171). Quelques temps plus tard, sa mère prend conscience de son
absence : « Et puis soudain Sibylle a peur. L’idée lui traverse l’esprit. L’idée que
Samuel -, oui, elle s’aperçoit que ce soir, elle n’a pas pensé à lui, à son fils. Pour une
fois, Samuel n’a pas été son horizon. » (179) … « Elle se met à courir. Elle court vers la
tente de Samuel. » ; « elle avait toujours redouté qu’il fasse une fugue, comme les
adolescents en mal de vivre. » (180). Cette fuite hypothèque immédiatement la
relation naissante entre Sibylle et Arnaud : « Elle se dégage et éperonne son cheval,
et Sidious s’élance, laissant Arnaud immobile, sidéré, les bras ballants, complètement
pétrifié. » (182). La culpabilité est immédiate : « c’est soudain comme si le fait d’avoir
pensé à elle avait précipité Samuel. Elle qui l’avait oublié ce soir. » (184)
- À la page 213, après une ellipse, nous retrouvons Samuel, que Sibylle recherchait
désespérément quelques pages auparavant, avant sa propre chute. Samuel paniqué
a contacté son père Benoît sur Skype, ce qui consacre en apparence l’échec du
voyage. Le texte suggère le sentiment de triomphe de Benoît face à l’échec (un de
plus, doit-il penser) de Sibylle : « Il a fait attention à ne pas trahir une mauvaise
pensée, il ne voulait pas que son fils pense qu’il était cynique, triomphant (…) l’accuse
de savourer une victoire trop facile sur Sibylle. » ; « il ne voulait pas donner
l’impression d’avoir eu raison sur toute la ligne tant les faits parlaient d’eux-
mêmes. » (213) ; cruauté de Benoît envers Sibylle, comme toujours : « Il aurait
préféré qu’elle le surprenne (…) Puis non, on est qui on est. » (214)
5. La métamorphose de Samuel
- Elle intervient in extremis, à quelques pages de la fin du roman, même si ce
changement s’opère par petites touches tout au long du roman.
Alors que Benoît, quelque peu triomphant, débarque au Kirghizistan pour retrouver
et ramener son fils (il arrive en 4x4, en chemise blanche, en lunettes Ray-ban, tout le
contraire de la posture de Sibylle, voulant se fondre avec la population), il a l’énorme
surprise de retrouver son fils participant, tel un vrai Kirghize, à un concours de
cavaliers, très violent (il s’agit de déposer dans un cercle le corps décapité d’une
chèvre), à l’occasion du mariage de la fille de Toktogoul : « son teint presque noir…
trop maigre, trop fin… des habits comme ils les ont ici, de vieilles fripes occidentales
arrivées là on ne sait pas comment. » (220) ; « il voit que Samuel donne autant de
coups qu’il en reçoit. » ; « est-ce que c’est son fils, ce grand fils boudeur et réservé,
grande gueule et timide, peureux et vindicatif, solitaire et renfermé ? » (221)
L’accident de Sibylle semble avoir été une prise de conscience pour Samuel : « Benoît
n’en revient pas, il repense au visage qu’il a vu il y une semaine sur Skype, ce graçon
qui essayait de lui raconter que tout était de sa faute, qu’à cause de lui sa mère allait
mourir, qu’il avait tué sa mère. » (221)
C’est en réalité Samuel qui a secouru sa mère, l’a portée sur son dos. Puis elle a été
évacuée à Osh, « à deux doigts de la mort. »
Samuel est resté chez Toktogoul et se remet profondément en question : « il avait
été lâche et idiot. » (222)
Tout à coup, il se met à parler russe, à communiquer.
- Un adolescent qui trouve enfin un sens à sa vie : aller vers l’autre pour se sauver soi.
Chez Toktogoul, « il avait voulu aider, et il aidait. Il faisait le berger, il aidait les
femmes à préparer le koumis ou les repas. » (222)
Son père reste totalement interdit face à cette métamorphose, ne sait plus comment
s’adresser à son fils : « Non, il n’a plus un chaton devant lui. Et tout à coup Benoît a
l’impression qu’une page vient de se tourner. »
« Devant lui, il y a un garçon qui lui semble plus grand, plus affûté, qui le regarde
avec un regard plus lumineux et fixe que ce qu’il avait jamais vu chez lui. » (223)
Démystification de la figure du père : « pour la première fois de sa vie il voit que son
fils ne le regarde pas avec admiration. » (223)
Benoît croyait être le « sauveur » de son fils en venant le chercher, mais c’est bel et
bien Sibylle qui a sauvé son fils ! Son périple est finalement un succès. « Benoît
conduit et regarde fixement la route ; il aimerait comprendre ce qu’il fait là. » (223)
Samuel est tout à fait différent avec son père, il défend désormais sa mère, après
avoir lu son carnet de voyage. Il interroge son père sur le roman que sa mère a écrit,
il l’interroge aussi sur son prénom, dont Benoît n’aurait pas voulu parce qu’il faisait
trop juif (le racisme -passé- de Samuel viendrait-il de son père ?). Benoît craint
d’autres vérités, bien plus tragiques, figurent dans ce carnet : les relations sexuelles
forcées, la raison pour laquelle Sibylle s’était séparée de Benoît (le mari d’une de ses
maîtresses était venu révéler à Sibylle que sa femme s’était jetée sous les rames du
métro parce que Benoît l’avait trahie…). Ainsi, ce dialogue intérieur de Benoît les fait
surgir dans le roman.
À l’hôpital, Samuel va voir Sibylle seul, son père reste en retrait, muré dans sa
lâcheté… Puis la question apparaît : « T’es quand même pas devenu un Kirghize,
non ? »
Samuel répond qu’il a compris « un truc » : « Si on a peur des autres, on est foutu.
Aller vers les autres, si on ne le fait pas un peu (…), je crois qu’on peut en crever. »
(227) ; « Aller vers les autres, c’est pas renoncer à soi. » Une gifle au racisme et à
l’intolérance dont fait preuve Benoît, une belle leçon d’humanisme et de générosité.
Finalement, ce que Benoît voit apparaître chez son fils, c’est la force de Sibylle, « une
force qui le surprenait. »
Sibylle « triomphe » finalement en ce qu’elle a transmis à son fils « ses valeurs à elle,
le respect des autres, de soi, le rejet du superficiel, de la vanité, du mensonge. »
(228)
- Le dernier chapitre du roman, véritable point d’orgue du roman, fait se retrouver
mère et fils : « Samuel pense alors qu’elle est fragile comme un objet très précieux,
du cristal, une œuvre ciselée dans la chair humaine, un souffle. » (230) ; « il sera avec
elle, il ne l’abandonnera pas. »
- La nouvelle « vocation » de Samuel, s’occuper des autres, travailler dans un centre
équestre : « il ne retournera pas à l’école ; dès qu’il rentrera en France, il cherchera
du travail, une formation, (…) il veut travailler dans un centre équestre ; il veut la
compagnie des chevaux, il veut donner son temps aux chevaux, il le leur doit. »
(231) ; « Il pense à Starman ».
Le monde d’avant « s’efface au fur et à mesure que s’ouvre l’avenir, l’idée de
l’avenir pour Samuel. »
Il reste près de sa mère, n’osant la toucher, ce qui rappelle une scène identique dans
le roman, durant laquelle Sibylle regardait son fils dormir : « Il va se contenter de
passer ses doigts tout près de son visage. » (232) ; d’ailleurs, en découvrant son
carnet, Sibylle y parle précisément de « ce jour près d’un lac où il s’était endormi,
comment elle avait voulu toucher son visage. (…) comment elle avait été transpercée
d’amour pour lui. » (234) ; elle raconte aussi comment la musique de Bowie,
qu’écoutait son fils dans son baladeur était aussi celle qu’elle écoutait à moto avec
Gaël. La musique les relie. Des liens invisibles les relient.
C’est finalement la musique qui les relie, dans une fin solaire, quand Samuel pose
les écouteurs dans les oreilles de sa mère. « Elle, alors, laisse s’infiltrer la musique
dans son corps, la voix de Bowie dans son sang, une chanson qui parle de devenir roi
et de devenir reine… de se maintenir debout… d’être ensemble, des héros pour un
jour »
Les derniers mots murmurés à Samuel sont magnifiques : « on finira notre voyage,
on va continuer, on le fera, il faut qu’on continue… on le fera tous les deux, on
finira notre voyage. »
- Tous les personnages ressortent donc modifiés dans ce roman « initiatique » :
Samuel, Sibylle, Benoît.
UN “WESTERN” MODERNE
- La seule chose que Sibylle impose à Samuel avant leur départ est de se remettre à
l’équitation, une façon de « se remettre en mouvement » (85)
- Un rapprochement s’opère petit à petit en mère et fils grâce aux chevaux, véritables
liens entre eux: « Maintenant, une sorte de compréhension s’est imposée entre eux,
ils se retrouvent chaque matin avec plaisir. Les chevaux hennissent, manifestent
qu’ils sont heureux, chevaux et humains se comprennent et réagissent
pareillement. » (88)
- Lien fusionnel de Samuel avec Starman : « Il chevauche Starman, comme si ce
dernier était devenu plus qu’un cheval, ou qu’il était devenu enfin un cheval, c’est-à-
dire un être vivant avec lequel on peut échanger. » (…) « On a en commun le froid, la
faim, le calme, le temps. » ; « Samuel est fier de chevaucher un cheval aux yeux
bleus. » (89)
- Le rituel de la course à cheval à cru, chaque soir, rapproche mère et fils. « Tous les
soirs ou presque, ils s’autorisent cette course folle et ne disent rien de plus après.
Parfois ils rient sans trop savoir pourquoi, sans raison. » (91)
Les chevaux menacés par l’eau dans les glaciers : « non, il ne peut pas se retourner,
soulever un sabot, une jambe, l’autre, tout son corps… » (112) ; Les chevaux
« déploient toute leur puissance, leur énergie, les muscles saillants, les muscles
bandés, le corps tendu. » (112) ; « les chevaux aux yeux exorbités par la peur. » ; « les
chevaux hennissent et s’enfoncent jusqu’au ventre. » ; « les chevaux transpirent eux
aussi et les éclats de boue volent à chacun de leurs sauts, quand ils retombent,
effarés, stupéfaits. » (113)
- L’affaissement inexorable de Sidious, le cheval de Sibylle : « il glisse sans s’en rendre
compte vers l’arrière. » (115), mais le cheval est sauvé par Samuel.
- Des chevaux parfois rudoyés, comme lors de la fuite de Samuel et de la recherche
éperdue qu’entreprend Sibylle : « Elle frappe son cheval, elle gueule contre son
cheval. » (184) ; pourtant, c’est son cheval qui lui donne toute sa force : « Le cheval
hennit, s’arrête, s’impatiente. Il est nerveux, mais Sibylle le pousse à continuer. Il faut
continuer, continue, continue, lui murmure-t-il. » (185) ; « il sent la peur de sa
cavalière, son angoisse. » (186)
- Un sommet dramatique dans le roman, la chute et l’agonie de Starman : « Starman
est là, tremblant, le corps recouvert de sueur et de poussière » (187) ; « il pousse des
gémissements horribles. » ; « une odeur de sang ». Très beau passage de la
description de l’œil bleu du cheval, dans lequel Sibylle se reflète : « ce qu’elle voit
derrière son image à elle, c’est ce cheval qui lui demande pourquoi il va mourir ici,
pourquoi il souffre et ne sent plus ses membres. » (189)
- Starman sera finalement abandonné en proie aux loups, Sibylle ne pouvant pas
soulager ses douleurs, faute de pistolet. Cruauté de la nature. Cruauté de la vie.
- Puis c’est Sidious qui s’enfuit, que Sibylle perd. (201)
- La nouvelle « vocation » de Samuel, s’occuper des autres, travailler dans un centre
équestre : « il ne retournera pas à l’école ; dès qu’il rentrera en France, il cherchera
du travail, une formation, (…) il veut travailler dans un centre équestre ; il veut la
compagnie des chevaux, il veut donner son temps aux chevaux, il le leur doit. » (231)
- Dès l’incipit du roman (« in medias res », ce qui crée immédiatement une tension
dramatique), les huit Kirghizes qui surprennent les deux personnages à leur réveil et
les assaillent de questions constituent une menace : « une seconde pour constater
que les deux chevaux sont encore à quelques mètres » (p.9). Sont-ce des voleurs ?
(« Sibylle sait qu’au Kirghizistan, voleur de chevaux est un travail qui a une tradition
et une noblesse ») Des trafiquants ? « l’agressivité qu’il reconnaît dans la voix des
Kirghizes quand ils se mettent à parler… » ; « il voit que sa mère a peur, il se dit que la
journée commence mal. »
La tension monte peu à peu jusqu’à l’attaque des Kirghizes : « Sibylle s’est
retournée et tient fermement sa cravache, elle cingle le visage du chef de bande ;
Samuel frappe les deux types à coups de poings, les chevaux reculent, ils vont
s’enfuir, les autres essaient de les saisir, mais ils se cabrent et hennissent en
tambourinant sur le sol, les fers claquent sur la pierraille, la poussière monte, jaune,
fine… » (13)
- L’épreuve des glaciers : la fonte des glaces, la boue, la menace des éléments hostiles:
une caractéristique de l’épopée (voir la tempête affrontée en mer par Ulysse au
début de L’Odyssée. Registre épique : « Et puis lentement, doucement, l’eau s’infiltre,
s’imbibe, le sol devient mou – herbes, cailloux, terres, un limon spongieux qui enfle
et se transforme lentement » ; « pour eux, il est déjà trop tard » (111) ; « l’eau arrive
aux genoux des chevaux ».
Lors de cet épisode apparaît tout le courage de Sibylle : « Sibylle comprend que faire
du surplace c’est s’embourber, la boue est le danger, non, il faut continuer, il faut
aller plus vite, le plus vite possible. »
Registre épique : « Et tous les deux se mettent à crier et à claquer leurs talons dans
les flancs des chevaux, ils éperonnent de toutes leurs forces, ils crient, s’agitent ».
Nous sommes ici en plein cœur du « western » qu’est ce roman ! Les chevaux
« déploient toute leur puissance, leur énergie, les muscles saillants, les muscles
bandés, le corps tendu. » (112) ; « les chevaux aux yeux exorbités par la peur. » ; « les
chevaux hennissent et s’enfoncent jusqu’au ventre. »
« L’effort, l’effort encore, l’effort jusqu’au bout, quatre heures à alterner les
moments de combat et de relâchements. » (113)
Finalement, et à force d’efforts et de cris, un talus est atteint : victoire !... Avant
d’affronter d’autres obstacles venant de la montagne, d’ « autres paris ».
- Puis c’est l’affaissement de Sidious, le cheval de Sibylle, rattrapé par la boue : « il
glisse sans s’en rendre compte vers l’arrière. » (115) ; « elle ne peut rien faire ». Mais
le cheval est sauvé par Samuel. « Ils sont en train de s’en sortir et la peur et la joie se
libèrent dans une émotion qu’ils ne reconnaissent pas, l’envie de courir, de galoper. »
- L’épreuve la plus difficile pour Sibylle est sans doute celle de la fuite de Samuel. Un
moment haletant et dramatique : « La transpiration dans son cou, dans son dos, et
ses mains trop moites qui doivent s’accrocher aux rênes pour bien les tenir. » (184) ;
cette fuite éperdue n’est pas sans rappeler les cauchemars récurrents de Sibylle,
durant lesquels elle se voit errer sur l’autoroute… Registre épique : « Elle crève de
soif, sa bouche se déchire, sa gorge lui fait horriblement mal, chaque souffle est un
arrachement. » (185)
Le danger semble de plus en plus grand : « sous les sabots de Sidious, des pierriers
instables, tremblants, déclenchent de mini-avalanches qui pétaradent comme de la
mitraille. » (186).
Soudain, elle entend le gémissement d’un cheval : « Et puis soudain (…) un trou
énorme, une coulée de pierres, de la caillasse grise et au fond de la brèche, le corps
allongé du cheval. » (187)
- Un danger s’ajoute au danger, dans une sorte d’emballement dramatique de la
narration : des loups veulent attaquer Starman agonisant, Sidious s’emballe. (190)
- La recherche de son fils se poursuit, Sibylle affronte les éléments, les dangers
s’accumulent : « elle n’a pas remarqué que le ciel est noir ce matin. (…) Des nuages
s’amoncellent au-dessus des glaciers et des cimes. » (196) ; « Sibylle n’a pas encore
vu que le ciel se fendille d’immenses éclairs. » Un orage apocalyptique : « La seule
luminosité alors, c’est celle que les éclairs projettent sur les versants des montagnes.
(…) des lumières comme des explosions. » (202) ; « En quelques minutes seulement,
Sibylle ne voit plus rien. » ; « bientôt des grêlons mitraillent le sol. » ; « au fond d’elle-
même elle est prise d’une peur qui va jusqu’à la terreur » (203) ; « elle est prise de
spasmes » ; « elle risque l’hypothermie. » ; « elle pense qu’on va la retrouver morte
dans quelques jours. » (205).
- Puis c’est la chute : « le corps entraîne le corps, la chute entraîne la chute, et tout
mouvement qui voudrait la retenir la précipite dans le brouillard, sur les rochers à
pics, elle n’en finit pas de heurter des pierres, son sang se mêle aux rochers, à la
glace. » (…) « une chute de plus de huit mètres, dans un instant elle sera brisée,
presque morte, et dans un instant le monde autour d’elle aura complètement
disparu. » (206) Tout cet épisode est ainsi une véritable catabase, une descente aux
enfers. On apprend quelques pages plus loin que Sibylle est « dans les eaux du
coma », « que la mort rôdait peut-être encore autour d’elle. » (216)
LE SENS DU TITRE
Alberto Giacometti Homme traversant une place, 1949 Bronze 68 x 80 x 52 cm Alberto Giacometti-Stiftung,
Zurich © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) 2020
MAUVIGNIER parle de son roman : interviews de l’auteur.
- Jeunesse et marginalité
- Le thème du voyage, de l’initiation
- La métamorphose des personnages
- Les obstacles et la dureté de la vie, mais le triomphe de l’amour.
- Deux fins « sublimes »
- La bande-annonce
- L’affiche