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Revue internationale d’éducation de Sèvres 

56 | avril 2011
Le curriculum dans les politiques éducatives

Curriculum, entre modèle rationnel et irrationalité


des sociétés
Curricula: between rational model and irrational societies
Currículum, entre modelo racional e irracionalidad de las sociedades

Philippe Jonnaert

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ries/1073
DOI : 10.4000/ries.1073
ISSN : 2261-4265

Éditeur
France Education international

Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2011
Pagination : 135-145
ISBN : 978-2854205916
ISSN : 1254-4590
 

Référence électronique
Philippe Jonnaert, « Curriculum, entre modèle rationnel et irrationalité des sociétés », Revue
internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 56 | avril 2011, mis en ligne le 01 avril 2014, consulté le
04 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/ries/1073  ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.1073

© Tous droits réservés


dossier

Curriculum,
entre modèle rationnel
et irrationalité
des sociétés
Philippe Jonnaert

En 2001, Braslavsky, établissant un état des lieux du mouvement de


réformes curriculaires que vivent les systèmes éducatifs à travers le monde,
met en évidence l’évolution du concept même de curriculum. Le présent article
s’inscrit dans ce bouillonnement contemporain des réflexions curriculaires.

Pluralité d’entendements
autour de la notion
de curriculum
Alors que le concept de curriculum est central dans les départements
de sociologie du curriculum au sein des universités anglo-saxonnes et nord
américaines, il reste un objet mal défini dans le champ franco-européen de
l’éducation. 135
Le courant curriculaire anglo-saxon et nord américain offre à la notion
de curriculum d’un système éducatif une vision qui dépasse largement celle
de programme d’études. Dans la lignée des perspectives de Tyler (1950) et de
Bobbitt (1918, 1924), un curriculum y est considéré comme un plan d’action
pédagogique, plus large qu’un programme d’études, se situant en amont de ces
programmes, en précisant les finalités, mais sans s’y limiter, spécifiant les orien-
tations à donner aux activités d’enseignement et d’apprentissage, fournissant
des indications relatives à l’évaluation, au matériel didactique, aux manuels
scolaires, régissant le régime pédagogique et le régime linguistique, organisant
la formation des enseignants, etc. Dans une telle vision, le curriculum dépasse
largement les questions technicistes de codification de savoirs, d’écriture
d’objectifs ou de formalisation de compétences dans des programmes d’études.
Ce courant curriculaire anglo-saxon et nord américain a le souci de la
fonctionnalité des apprentissages et place les élèves au centre de ses préoccupa-
tions. Le rapport aux expériences de vie des apprenants y est très présent,
l’influence du pragmatisme de Dewey y étant toujours perceptible. Inscrit dans
une société à un moment donné de son histoire, le curriculum, tel que perçu
dans cette perspective, est imprégné de dimensions culturelles, sociales et histo-
riques : produit local, il est peu exportable. Il reste cependant ouvert au monde
à travers les standards internationaux auxquels il conforme ses programmes
d’études. Dans cette perspective, le curriculum devient un des moyens essentiels

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pour permettre à un système éducatif de s’adapter aux besoins en matière
d’éducation et de formation d’une société à un moment donné de son histoire.
Plutôt que de parler de réformes, les spécialistes des questions curriculaires,
dans cette perspective, traitent plutôt d’un curriculum en développement.
Le courant curriculaire franco-européen contemporain propose une
vision différente du concept de curriculum : « […] le curriculum désigne la
programmation des contenus d’enseignement tout au long de la scolarité »
(Reuter, Cohen-Azria, Daunay, Delcambre, Lahanier-Reuter, 2007). Cette cita-
tion reflète bien la logique franco-européenne qui considère, aujourd’hui encore,
un curriculum comme un ensemble de programmes d’études construits sur des
bases disciplinaires. Le curriculum désigne alors « des contenus d’enseignement
finalisés, subordonnés à des objectifs transmis méthodiquement » (Danvers, 1992).
Dans la littérature franco-européenne contemporaine, curriculum et programmes
d’études se superposent et traitent prioritairement de savoirs, de matières et
de disciplines scolaires, de contenus d’apprentissage, de leur programmation,
de leur structuration et de leur organisation. Même lorsque des auteurs s’en
défendent, les savoirs scolaires restent centraux dans leur réflexion curriculaire :
« Nous avons retenu le terme curriculum de préférence à ceux de programme ou
de plan d’études, afin de situer la réflexion dans une perspective large sur les
savoirs scolaires1, allant de leur définition à leur mise en œuvre et leur évaluation,
ne réduisant pas nos interrogations aux seuls textes officiels strictement liés à telle
136
ou telle discipline ou matière scolaire » (Audigier, Tutiaux-Guillon et Haeberli, 2008).
Dans cette perspective franco-européenne, le concept même de curriculum est
pratiquement superposé à celui de programme d’études. Il propose une organi-
sation et une programmation des contenus d’apprentissage. Ce type de curri-
culum est centré sur la transmission de contenus, qu’ils soient définis en termes
de savoirs, de compétences ou d’objectifs dans les programmes d’études.
Ces deux approches ne traitent pas du tout de la notion de curriculum
dans une même logique. Le courant anglo-saxon et nord-américain place le
curriculum en amont des programmes d’études qu’il oriente. Le courant franco-
européen superpose les deux notions, utilisant souvent l’une pour l’autre.
Cependant, plutôt que d’opposer ces deux perspectives, il apparaît plutôt utile
de les mettre en relation et d’en rechercher les complémentarités. L’une des deux
perspectives n’exclut certainement pas l’autre. La dimension programmatique
des contenus d’apprentissage des curriculums francophones européens complète
certainement la vision humaniste et pragmatique du curriculum anglo-saxon.
Encore faut-il préciser à quel niveau d’un curriculum cet aspect
programmatique des contenus d’apprentissage peut être traité : tandis que le
curriculum oriente l’action éducative dans un système éducatif, les programmes
d’études définissent les contenus des apprentissages et des formations pour que

1. Non mis en évidence dans le texte original.

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les enseignants puissent mettre en application les orientations du curriculum


dans leur salle de classe. Dans ce cas, le curriculum inclut nécessairement les
programmes d’études, et non l’inverse, dans une relation hiérarchique. C’est à
l’intérieur de ce rapport d’inclusion hiérarchique qu’un lien peut être établi
entre curriculum et programmes d’études et qu’une analyse de ce rapport peut
être réalisée.

Trois mouvements
curriculaires ou
la rationalité d’un système
Keeves décrit trois niveaux de curriculum : le curriculum prescrit
(intended curriculum), le curriculum enseigné dans les salles de classe (imple-
mented curriculum) et le curriculum assimilé par les élèves (achieved curriculum).
La réalité des systèmes éducatifs et de leur curriculum est souvent très éloignée
des propos, des théories et des recherches actuels sur les curriculums2. Entre les
trois niveaux de curriculum décrits par Keeves, il existe bon nombre de cassures,
de transformations, de médiations et de reconstructions, car la transposition
des contenus du curriculum officiel jusqu’aux processus d’apprentissage par les
élèves dans les salles de classe est très complexe, et certainement pas linéaire.
Le cheminement d’un niveau de curriculum à l’autre n’est pas automatique, ces
trois niveaux impliquant des acteurs et des lieux différents qui ne sont connectés 137
entre eux qu’épisodiquement.
Les trois niveaux curriculaires sont présentés dans le tableau qui suit.
Ils illustrent la rationalité d’un système fondé sur des niveaux enchâssés de
façon logique.
Le tableau décrit globalement le travail réalisé à chacun des niveaux
curriculaires 3 . La plupart des recherches, travaux, documents ou réflexions
curriculaires pourraient être positionnés dans un certain nombre de ces cases,
mais ils n’en préciseraient guère les liens qui devraient se tisser entre chacune
d’elles. Par exemple, les programmes d’études d’un système éducatif peuvent
être situés dans la cellule 1.23 du tableau. Si horizontalement le cheminement
d’une cellule à l’autre semble évident, verticalement le passage d’un niveau à
l’autre s’avère beaucoup plus complexe. Dans ce modèle logique et hiérarchique,
tout se passe comme si chacune des cellules représentait une entité homogène
ouverte sur la cellule subséquente et ainsi de suite, allant sans problème du
cabinet du ministre de l’éducation jusqu’à la salle de classe. Présenté ainsi, ce
modèle, quoiqu’utopique, est indispensable pour comprendre le fonctionnement
d’un curriculum.

2. Un important corpus théorique et empirique abonde dans la littérature sur le développement curriculaire : se
référer aux revues European Educational Research Journal ; Learning and Instruction ; Journal of Curriculum Studies ;
International Review of Educational Reform ; Prospects, Quartely Review of Comparative Education ; etc.
3. Adapté de Jonnaert, Charland, Cyr, Defise, Ettayebi, Furtuna, Sambote, Simbagoye et Tahirou (à paraître).

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Tableau 1. Depuis le curriculum officiel jusqu’à la salle de classe
À quel niveau
Où ? Qui ? Quoi ? Quels résultats ?
du curriculum ?
1. Niveau du 1.1 Cabinet 1.11 Conseillers 1.12 Définissent les grandes orientations 1.13 Des finalités précisées
curriculum prescrit du ministre techniques du cabinet curriculaires. dans un document cadre :
(Intended curriculum) de l’éducation. du ministre le cadre d’orientation du curriculum.
de l’éducation.
1.2 Ministères. 1.21 Fonctionnaires, 1.22 Analysent les finalités 1.23 Contenus des apprentissages codifiés
techniciens spécialisés et les grandes orientations du curriculum. dans des programmes officiels et prescriptifs,
dans la rédaction de Recherchent leurs modalités de mise diffusés dans le système éducatif.
programmes d’études, en œuvre dans le système éducatif. Textes définissant les politiques
inspecteurs, conseillers Conçoivent les programmes officiels et les modalités de l’évaluation
pédagogiques, en fonction des prescrits curriculaires. des apprentissages.
spécialistes des domaines Définissent les modalités administratives de Circulaires opérationnalisant la mise
d’apprentissage, mise en œuvre de nouveaux programmes. en œuvre des nouveaux programmes.
enseignants.
2. Niveau du 2.1 Établissements 2.11 Enseignants. 2.12 Analysent, interprètent et enseignent 2.13 Des contenus de programmes
curriculum scolaires, bureaux en fonction de leur degré d’adhésion interprétés et transposés par les enseignants
et des programmes des enseignants aux orientations du curriculum et dans les salles de classe.
enseignés et salles de classe. de leur compréhension de ces orientations
(Achieved curriculum) et du contenu des programmes.
2.2 Maisons d’édition 2.21 Éditeurs et auteurs 2.22 Analysent, interprètent et traduisent 2.23 Des manuels scolaires,

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et de conception des manuels scolaires, dans des manuels scolaires, des guides des guides pédagogiques,
de matériel didactique. concepteurs pédagogiques et du matériel didactique, des référentiels divers,
du matériel didactique. les orientations curriculaires et les contenus du matériel didactique, etc.
des programmes.
3. Niveau des 3.10 Salles de classe, 3.11 Apprenants. 3.12 Construisent des connaissances 3.13 Des connaissances et des compétences
apprentissages espaces d’activités et développent des compétences en fonction construites par les élèves à partir d’éléments
scolaires et de leurs pour les apprenants. de certaines orientations du curriculum des programmes interprétés et sélectionnés
résultats (Implemented et de certains éléments des programmes par l’enseignant et les auteurs des manuels
curriculum) interprétés par les enseignants. scolaires et du matériel didactique.
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Mais est-il possible de comprendre ces mouvements et ces passages d’un


niveau curriculaire à un autre ?

Hypothétique transposition
curriculaire
Un curriculum, dans son ensemble, articule théoriquement ces trois
niveaux entre eux. Il ne s’agit pas de trois curriculums différents mais bien du
cheminement d’un même curriculum, depuis sa définition officielle jusqu’aux
apprentissages scolaires. L’ensemble des modifications que subit le curriculum
jusqu’à son adaptation aux démarches d’enseignement et d’apprentissage dans
les salles de classe constitue en fait une transposition proche de celle définie
pour les didactiques des disciplines par Chevallard (1985). Cette transposition
est l’illustration du dynamisme, voire de la mouvance d’un curriculum qui se
déplace en se transformant et s’adaptant d’un niveau à un autre. Chacun de ces
niveaux curriculaires correspond donc nécessairement à des résultats de trans-
positions qui ont permis leur positionnement à un moment donné du chemine-
ment du curriculum. Mais s’agit-il encore de transposition didactique ?
Chevallard cadre la transposition à l’intérieur de perspectives didac-
tiques et disciplinaires. Il retrace certains déplacements qu’ont vécus des savoirs
scolaires en mathématiques. Martinand (2001) accepte une pluralité de réfé-
rences pour un objet d’apprentissage. Cette transposition dite didactique est 139
devenue un outil d’analyse intéressant pour comprendre les cheminements
multiples d’un savoir à travers ses codifications dans les programmes d’études
d’un curriculum donné. Codifié, le savoir écrit dans des programmes d’études
ne constitue cependant qu’un texte officiel, sans plus. Son chemin est encore
long avant d’aboutir à la construction de connaissances par des élèves qui, de
toute façon le déforment pour l’adapter et ensuite le construire sous une forme
qui leur est propre. Martinand et Chevallard conçoivent la transposition didac-
tique comme un outil d’analyse du cheminement curriculaire de savoirs codifiés
dans des programmes d’études.
Cette transposition, fût-elle didactique, en fait la transformation d’un
objet de savoir dans son cheminement curriculaire. Le passage du concept de
transposition didactique à celui de transposition curriculaire semble intéressant.
Il est évident que la transposition didactique, pour décrypter ce voyage parti-
culier d’un savoir jusqu’à sa codification dans des programmes d’études, voire
jusqu’à son appropriation par les élèves (Jonnaert et Vanderborght, 2009),
circule en des va-et-vient incessants entre les trois niveaux d’un curriculum.
Auquel cas, même didactique, cette transposition est-elle autre chose qu’un
outil curriculaire ? Peut-on pour autant parler de transposition curriculaire ?
Un éventuel processus de transposition curriculaire permettrait-il cependant
d’analyser autre chose que le cheminement curriculaire de savoirs codifiés dans
des programmes d’études ? Par exemple cet outil curriculaire facilitera-t-il l’étude

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du cheminement d’un curriculum et de ses multiples transformations à travers
les différents niveaux curriculaires ?
Une telle perspective est beaucoup plus large que la simple étude du
cheminement curriculaire d’un savoir codifié dans des programmes d’études.
C’est la complexité d’un curriculum qui deviendrait l’objet de telles analyses
à travers les mouvements d’un curriculum, ses adaptations, ses ruptures et ses
incohérences. En effet, un curriculum, dans sa dimension officielle, n’est jamais
injecté tel quel dans les salles de classe. Plus personne n’en disconvient. Il passe
nécessairement par la médiation de l’enseignant. Cette dernière devient alors
une des facettes importantes à analyser par la transposition curriculaire à travers
les interprétations, les initiatives et la créativité des enseignants. Une trans-
position curriculaire aurait, à chacun des niveaux du curriculum, à définir des
méthodologies et une véritable batterie d’outils, du focus groupe au question-
naire, de l’analyse textuelle des documents officiels à la compréhension des
acquis des élèves. Se limitant au niveau de l’intended curriculum, Jonnaert,
Ettayebi et Defise (2009) en suggèrent une analyse au départ de six caractéris-
tiques et de leurs critères : (1) l’unicité du curriculum ; (2) le degré de partici-
pation des acteurs de l’éducation à son élaboration ; (3) le degré d’adaptabilité
du curriculum ; (4) l’univocité du curriculum ; (5) sa cohérence interne ; (6) sa
cohérence externe. S’arrêtant à un seul des trois niveaux curriculaires, cette
démarche est certes fort incomplète, car elle ne permet pas d’appréhender un
140
curriculum dans son ensemble à travers ses différents niveaux. Une approche
semblable à celle que ces auteurs ont définie pour le premier niveau d’un curri-
culum est nécessaire pour chacun des deux autres niveaux. Ce n’est qu’alors
qu’une véritable transposition curriculaire opérationnelle pour l’analyse critique
d’un curriculum peut devenir opérationnelle. Mais peut-on envisager un tel
degré de rationalisation pour un curriculum ?

Irrationalité
d’un curriculum
Suffit-il de préciser des orientations curriculaires et de les traduire dans
des programmes d’études pour que tout puisse cheminer automatiquement d’un
niveau de curriculum à un autre ? Suffit-il de construire des outils d’analyse
pour comprendre la complexité de tout un curriculum ? Les lignes qui précèdent
génèrent un ensemble de questions, chacune plus délicate que les autres, mais
toutes remettent en cause le caractère automatique et linéaire du passage du
curriculum officiel jusqu’aux acquis des élèves. Comment le curriculum dans sa
dimension officielle franchit-il les différentes strates d’un système éducatif pour
pénétrer dans les salles de classe et faire en sorte que les élèves construisent
réellement des connaissances et développent effectivement des compétences
relatives aux prescrits du curriculum et aux savoirs codifiés dans des programmes
d’études ? Comment ces savoirs codifiés peuvent-ils réellement devenir des

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objets d’apprentissage pour les élèves ? Existe-t-il une réelle rétroaction depuis
le curriculum implanté jusqu’au curriculum officiel ? Ce questionnement fragi-
lise le curriculum présenté comme une structure rigide, figée, rationnelle et sans
vie aucune. Un curriculum ressemble plutôt à une entité dynamique évoluant et
se transformant sans cesse d’un niveau à un autre.
Pour comprendre un curriculum, le chercheur le positionne dans son
environnement social et culturel avec les implications qui résultent de cette
inscription dans une société donnée : « Mon métier d’ethnologue, l’étude directe
ou indirecte de sociétés très différentes de la nôtre et différentes entre elles,
m’a fait comprendre qu’aucune société réelle ou même possible ne peut jamais
accéder à la transparence rationnelle. On ne fait pas une société à partir d’un
système. Une société quelconque est d’abord faite de son passé, de ses mœurs,
de ses usages : ensemble de facteurs irrationnels contre quoi les idées théoriques,
qu’on prétend rationnelles, s’acharnent (…) », C. Lévi-Strauss 4. Un curriculum,
par son appartenance à une société donnée, est nécessairement confronté à cette
irrationalité. Les systèmes rationnels comme ceux évoqués plus haut sont néces-
saires, tout en n’étant pas suffisants pour analyser un curriculum. Tout curri-
culum se situe dans un tel paradoxe : défini par des systèmes rationnels, il évolue
dans l’irrationalité d’une société donnée. Une part plus ou moins importante
des curriculums analysés affiche toujours des zones d’ombre qui restent peu
accessibles aux chercheurs.
141
Plutôt que de se présenter selon une modélisation hiérarchique et linéaire,
les trois niveaux d’un curriculum devraient plutôt être en interaction constante.
Des intersections devraient exister entre ces trois niveaux. Elles devraient être
plus ou moins importantes en fonction des systèmes éducatifs et du type de
curriculum qui s’y développe (Schiro, 2008)5. Mais ces interactions et ces inter-
sections sont le plus souvent parasitées par des interférences multiples, rendant
ce système présenté dans le tableau peu rationnel, et finalement si peu systé-
mique lui-même. Par exemple, le retour d’informations depuis le niveau achieved
curriculum vers le niveau intended curriculum est souvent réalisé par des
voies parallèles, tels des syndicats d’enseignants ou d’autres groupes de pression
voulant imposer telle ou telle modification au système éducatif. Le niveau
implemented curriculum ne rétroagit que très rarement par les voix des élèves.
Ce sont plutôt les parents qui prennent leur relais, par exemple pour contester
la forme d’un bulletin scolaire ou la disparition de la dictée hebdomadaire de la
grille horaire de leurs enfants. Les grandes enquêtes internationales se servent

4. Enthoven, J.-P., Burguière, A. (2009). « Un artisan, pas un maître penseur. Ce que je suis », par Claude Lévi-
Strauss, interview au Nouvel Observateur en 1980. Nouvel Observateur Hors Série, novembre-décembre 2009,
p. 30-36.
5. Schiro (2008) classe les curriculums en fonction de quatre idéologies : The scholar academic ideology ; The
learner centered ideology ; The social efficiency ideology ; The social reconstruction ideology. Les travaux des
chercheurs de la CUDC démontrent qu’un curriculum est rarement univoque et qu’il se situe en général sur plusieurs
de ces idéologies avec une dominante qui est l’idéologie officielle du système éducatif concerné.

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de leurs observations sur les acquis des élèves pour transmettre des informations
au niveau intended curriculum, sans même que les élèves eux-mêmes en soient
conscients. La rationalité d’un curriculum est sans cesse perturbée par des voix
diverses, celles des partenaires de l’école et de la société civile. Ces derniers
n’hésitent jamais à questionner et à remettre en cause un curriculum et ses
évolutions dont ils ne perçoivent plus les fondements. La rationalité de ce
modèle reste relative et les rétroactions d’un niveau à un autre sont rares et
difficiles.

Des niveaux
apparemment étanches
Pour comprendre le caractère souvent cloisonné des réflexions curri-
culaires, plusieurs travaux actuels sont décrits dans les lignes qui suivent, qui
semblent souvent focaliser leurs efforts sur une seule des cellules du tableau :
pour intéressants qu’ils soient, ces travaux n’abordent jamais la question curri-
culaire que par le petit bout de la lorgnette.
Wesselink, Dekker-Groen, Biemans, et Mulder (2010) vérifient comment
douze équipes d’enseignants, impliquées dans un processus de réécriture de
leurs programmes, s’approprient les orientations de leur curriculum. L’article
montre comment ces enseignants, rédacteurs de programmes d’études, deviennent
142 eux-mêmes capables de transposer de plus en plus efficacement des orien-
tations curriculaires vers des programmes d’études. Ce travail, certes important,
ne chemine pas vers les salles de classe, restant au niveau du curriculum officiel
(case 1.22 du tableau). En quoi ce prescrit curriculaire est-il pertinent pour le
public ciblé par ces programmes ?
Une équipe de chercheurs de la CUDC 6 a formé des concepteurs
nigériens7 de programmes d’études à l’intégration des orientations curriculaires
prescrites dans un cadre d’orientation vers des programmes d’études. Ce travail
s’achève au moment de déposer ce texte : là non plus, le cheminement jusqu’à
la salle de classe n’est pas encore balisé, bien que, dans ce cas, le travail de
rédaction des programmes ait été précédé par différentes activités dont une vaste
enquête nationale sur les attentes des Nigériens quant au contenu de la formation
de leurs enfants au cycle de base 1.
Renaud, Chevalier, et al. (1997) évaluent l’implantation d’un programme
de formation, montrant qu’un certain nombre de professeurs ont implanté ce
nouveau curriculum dans leur salle de classe. Le critère retenu pour poser cette
affirmation est le pourcentage de leçons extraites du guide pédagogique que ces
enseignants ont appliqué dans leur cours : ce travail, qui se situe au niveau du

6. CUDC : chaire UNESCO de développement curriculaire, Université du Québec à Montréal.


7. Projet d’appui à la mise en œuvre de la réforme du curriculum de l’éducation de base 1 et du non formel au Niger,
2009/2011 ; partenariat entre la CUDC/UQAM et le ministère nigérien de l’Éducation.

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curriculum enseigné ne se rend pas jusqu’aux apprentissages des élèves, confon-


dant ce travail sur des programmes d’études et des guides pédagogiques avec
l’ensemble d’un curriculum.
Dolz, Jacquin et Schneuwly (2006) analysent comment un programme
passe dans une salle de classe à travers l’analyse de l’objet enseigné : ils analysent
le rapport de l’enseignant à l’objet d’enseignement. Mais là encore de l’objet
enseigné aux résultats des apprentissages, un pas n’est pas franchi.
Tehio (2010) rassemble dans un ouvrage collectif une série d’études
relatives à l’implantation de programmes d’études dans les systèmes éducatifs de
cinq pays d’Afrique subsaharienne. Là encore, l’analyse curriculaire ne dépasse
pas le niveau du curriculum enseigné (case 2.13 du tableau).
Tout se passe, dans bon nombre de ces travaux, comme si les élèves et
leurs acquis ne relevaient pas d’une dimension curriculaire et que, par consé-
quent, les travaux et les recherches curriculaires pouvaient ne pas les prendre en
considération. Les résultats des apprentissages scolaires n’apparaissent à travers
les acquis des élèves que par les grandes évaluations nationales ou internationales.
Comme cela se fait au départ de toutes les grandes enquêtes internationales,
Makuwa (2010) part des données recueillies au départ des épreuves du SACMEQ8
pour évaluer les résultats des élèves dans différentes disciplines scolaires :
« Le projet SACMEQ offre cette caractéristique exceptionnelle de permettre aux
systèmes éducatifs participant d’évaluer scientifiquement l’évolution des résultats
143
des élèves de 6e année du primaire en lecture et en mathématiques ». C’est au
départ de ce type d’informations que des rétroactions relatives aux acquis des
élèves passent du niveau de l’implemented curriculum au niveau de l’intended
curriculum. Cette recherche se situe au niveau de la case 3.13 du tableau, mais
finalement n’apporte rien à l’élève qui construit réellement ses connaissances
dans les salles de classes. Quels que soient les résultats de ces enquêtes, il
continue plus ou moins bien son cheminement d’élève. Les données recueillies
au niveau micro de la salle de classe sont traitées ailleurs et n’y reviennent que
filtrées à travers de multiples opérations, pour autant que l’enseignant lise les
documents publiés par le SACMEQ et l’IIPE9.
Il est très difficile pour les chercheurs dont l’objet d’études est le curri-
culum, de trouver une cohérence entre ces travaux tant ils sont éloignés les uns
des autres. Et pourtant ils peuvent chacun être positionnés dans une des cellules
du tableau 1. Mais ces travaux, bien que se situant tous dans une problématique
curriculaire, se cantonnent à une seule des cases du tableau 1. Ils rendent ainsi
ces dernières des plus étanches, reposant la question centrale : le dynamisme
d’un curriculum n’est-il qu’une utopie ?

8. SACMEQ : Consortium de l’Afrique australe et orientale pour le pilotage de la qualité de l’éducation.


9. IIPE : Institut international de planification de l’éducation de l’UNESCO. L’IIPE prend une part très importante dans
la réalisation des études du SACMEQ.

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L’approche du curriculum en construction par les chercheurs de la
CUDC est proche de celle de Nieto, Bode, Kang et Raible (2008). Elle s’écarte
d’une vision techniciste, inscrite dans un système rationnel du curriculum et
centré exclusivement sur la diffusion de savoirs. Elle s’ouvre fondamentalement
sur l’apprenant, son intégration dans sa communauté et son ouverture sur le
monde. Cet apprenant étrangement oublié par tant de travaux curriculaires est
au centre des travaux des chercheurs de la CUDC. L’approche de ces derniers
intègre, dans un processus de transposition curriculaire, une ouverture aux
dimensions peu rationnelles des curriculums en développement dans des sociétés
aux dimensions multiples. La problématique de cette transposition des prescrits
officiels d’un curriculum jusqu’aux apprentissages scolaires est au cœur des
stratégies de mise à l’essai et d’implantation des curriculums dans les salles
de classe. Et c’est probablement ce processus de transposition curriculaire qui
se trouve au cœur du débat sur le curriculum. Les travaux et les réflexions de
ces chercheurs permettent progressivement d’ouvrir la réflexion curriculaire
à l’ensemble des dimensions sociétales qui sollicitent le curriculum pour la
formation des personnes.
Par là, le curriculum permettra enfin aux personnes de s’adapter à la
société, qui attend leur propre développement pour s’épanouir elle-même avec
eux dans une société ouverte aux différences et à sa propre irrationnalité.
144
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N° 56 - avril 2011

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