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15 juin 1918

Monsieur le Docteur,

Vous ne vous souvenez peut-être plus de votre ex-cliente et voisine, Mlle Claudel, qui fut
enlevée de chez elle le 3 mars 1913 et transportée dans les asiles d'aliénés d'où elle ne
sortira peut-être jamais. Cela fait cinq ans, bientôt six, que je subis cet affreux martyre. Je
fus d'abord transportée dans l'asile d'aliénés de Ville-Evrard puis, de là, dans celui de
Montdevergues près Montfavet (Vaucluse). Inutile de vous dépeindre quelles furent mes
souffrances. J'ai écrit dernièrement à monsieur Adam, avocat, à qui vous aviez bien voulu
me recommander, et qui a plaidé autrefois pour moi avant tant de succès ; je le prie de
vouloir bien s'occuper de moi. Mais dans cette circonstance, vos bons conseils me seraient
nécessaires car vous êtes un homme de grande expérience et, comme docteur en médecine,
très au courant de la question. Je vous prie donc de vouloir bien causer de moi avec
monsieur Adam et de réfléchir à ce que vous pourriez faire pour moi. Du côté de ma famille
il n'y a rien à faire ; sous l'influence de mauvaises personnes, ma mère, mon frère et ma
sœur n'écoutent que les calomnies dont on m'a couverte.

On me reproche (ô crime épouvantable) d'avoir vécu toute seule, de passer ma vie avec des
chats, d'avoir la manie de la persécution ! C'est sur la foi de ces accusations que je suis
incarcérée depuis 5 ans et demi comme une criminelle, privée de liberté, privée de
nourriture, de feu et des plus élémentaires commodités. J'ai expliqué à monsieur Adam,
dans une longue lettre, les autres motifs qui ont contribué à mon incarcération ; je vous prie
de la lire attentivement pour vous rendre compte des tenants et aboutissants de cette affaire.

Peut-être pourriez-vous comme docteur en médecine user de votre influence en ma faveur.


Dans tous les cas, si on ne veut pas me rendre ma liberté de suite, je préfèrerais être
transférée à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne ou dans un hôpital ordinaire, où vous puissiez
venir me voir et vous rendre compte de ma santé. On donne ici pour moi 150 francs par
mois et il faut voir comme je suis traitée : mes parents ne s'occupent pas de moi et ne
répondent à mes plaintes que par le mutisme le plus complet, ainsi on fait de moi ce qu'on
veut. C'est affreux d'être abandonnée de cette façon, je ne puis résister au chagrin qui
m'accable. Enfin j'espère que vous pourrez faire quelque chose pour moi et il est bien
entendu que si vous avez quelques frais à faire, vous voudrez bien en faire la note et je vous
rembourserai intégralement.

J'espère que vous n'avez pas eu de malheur à déplorer par suite de cette maudite guerre, que
M. votre fils n'a pas eu à souffrir dans les tranchées et que madame Michaux et vos deux
jeunes filles sont en bonne santé. Il y a une chose que je vous demande aussi : c'est, quand
vous irez dans la famille Merklen, de dire à tout le monde ce que je suis devenue.

Maman et ma sœur ont donné l'ordre de me séquestrer de la façon la plus complète, aucune
de mes lettres ne part, aucune visite ne pénètre.

A la faveur de tout cela, ma sœur ne s'est emparée de mon héritage et tient beaucoup à ce
que je ne sorte jamais de prison. Aussi je vous prie de ne pas m'écrire ici et de ne pas dire
que je vous ai écrit, car je vous écris en secret contre les règlements de l'établissement et si
on le savait, on me ferait bien des ennuis !

Si quelquefois, vous croyez possible de venir me voir, comme mon docteur, cela me ferait
bien plaisir de causer avec vous ; en vous adressant au docteur Clément, il vous donnerait
l'autorisation. Enfin je m'en remets à votre sagesse et à votre inspiration ; mais je n'y
compte pas beaucoup car ici c'est bien loin et vous êtes toujours si occupé que je doute que
vous puissiez entreprendre un pareil voyage.

Je vous en prie : faites tout ce que vous pourrez pour moi car vous m'avez montré plusieurs
fois que vous aviez beaucoup de prudence et j'ai bien confiance en vous.

Recevez, monsieur le Docteur, mes meilleurs souvenirs

C. Claudel

Je dois vous mettre en garde contre les balivernes dont on se sert pour prolonger ma
séquestration. On prétend que l'on va me laisser enfermée jusqu'à la fin de la guerre ; c'est
une blague et un moyen de m'abuser par de fausses promesses car cette guerre-là n'est pas
pour finir et d'ici-là je serai finie moi-même. Ah! si vous saviez ce qu'il faut endurer ! C'est
à faire frémir ! Si quelquefois je ne pouvais plus vous écrire, veuillez tout de même ne pas
m'abandonner et agir si vous pouvez le plus tôt possible.

Ce qui gêne dans cette circonstance, c'est l'influence secrète des étrangers qui se sont
emparés de mon atelier et qui tiennent maman dans leurs griffes pour l'empêcher de venir
me voir.

( Camille Claudel, Correspondance, Ed. Gallimard, 2008. Image : Camille Claudel, 1915.
Film de Bruno Drumont avec Juliette Binoche, 2013. )

Tags : Folie, Maladie, solitude

C'est arrivé aujourd'hui

Lewino et Dos Santos

10 mars 1913. Camille Claudel est jetée à


l'asile à la demande de sa mère et de son
frère Paul
Le Point - Publié le 10/03/2012 à 00:01 - Modifié le 10/03/2015 à 00:01
Victime d'un complot familial, Camille passe les 30
dernières années de sa vie enfermée, sacrifiée par son
frère Paul.

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Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

Le 10 mars 1913, un fourgon hippomobile s'engage sur le quai Bourbon de l'île Saint-
Louis, à Paris. Les fers des chevaux résonnent violemment sur le pavé. Le véhicule s'arrête
devant le numéro 19 du quai. Effarés, les rares passants assistent à un enlèvement : deux
infirmiers musclés forcent les portes d'un atelier. C'est celui de Camille Claudel. Camille a
pris soin de se barricader. Les infirmiers sont obligés de passer par la fenêtre. Une fois à
l'intérieur, ils sont stupéfaits en découvrant un amoncellement incroyable d'immondices
émettant une odeur pestilentielle. Ils ont peine à croire qu'on puisse vivre dans un tel
capharnaüm, plongé dans l'obscurité et l'humidité. Des chats circulent autour de plusieurs
sculptures brisées.

La sculptrice est bien dans sa tanière, crasseuse au possible, vociférante. À 48 ans, elle en
paraît dix de plus. C'est une bête meurtrie au fond de son antre, isolée du monde, emportée
par la folie, comme possédée. Les infirmiers la balancent dans le fourgon, direction l'asile
de Ville-Évrard à Neuilly-sur-Marne. Elle ne reverra jamais son atelier. Sa famille la
prétend incapable de s'occuper d'elle-même, affirmant qu'il lui faut des soins. Mais est-ce si
vrai que cela ? Ne chercherait-elle pas plutôt à s'en débarrasser. Il est quand même curieux
que cette demande d'internement intervienne seulement une semaine après la mort de son
père.
On sait que la mère de Camille la considère comme un boulet, une erreur de la nature. Elle
n'en veut pas. Qu'on la balance dans un asile pour ne plus en entendre parler. Sitôt son
époux décédé, cette charmante mère demande un certificat d'internement au docteur
Michaux, qui loge au-dessus de l'atelier de Camille. Elle fait également pression sur son fils
Paul, le célèbre écrivain, pour faire enfermer sa soeur dans un asile. En bon petit garçon,
Paul a obéi à sa mère. Sans doute en a-t-il, lui aussi, marre des fabulations de sa soeur, de
ses crises d'hystérie, de ses délires de persécution. Elle va jusqu'à accuser publiquement le
grand Rodin de vouloir lui voler ses oeuvres. La famille Claudel a une réputation à
protéger. Qu'elle disparaisse !

Tension entre amants


Pourtant, la rencontre entre Camille et Rodin avait été si belle. La jeune femme a 20 ans
quand elle devient l'élève du sculpteur de 24 ans son aîné. Non seulement elle est jeune,
belle, mais, pour ne rien gâcher, elle est dotée d'un talent rare pour la sculpture. Il fait d'elle
son inspiratrice, sa collaboratrice et bien sûr sa maîtresse. Il aurait tort de s'en priver.
Camille ne demande pas mieux, quitte à se tuer à la tâche pour l'aider. Son succès à lui va
grandissant, tandis que le sien se fait toujours attendre. Camille est confinée dans l'ombre
de son amant. Cela ne la satisfait pas. Elle aussi veut exister. Pour cela, elle travaille
comme une dingue, ose des sculptures qui lui amènent les éloges de la presse. Enfin, son
talent est reconnu. Mais l'entente entre les artistes s'effiloche, car Rodin a une maîtresse
"officielle", ce que Camille ne supporte pas. En 1898, après presque 15 ans d'attente et
plusieurs séparations, elle comprend qu'il ne l'épousera jamais. C'est la rupture définitive.

Pour Camille, la blessure de la séparation reste vive, même si, au fil des années, elle
parvient à s'affranchir de l'influence artistique de Rodin. Elle mange de la vache enragée :
peu de soutiens financiers, peu de commandes, les factures s'accumulent, elle ne s'en sort
pas. Elle commence à penser que Rodin est derrière tout ça. Elle se replie sur elle-même, ne
fait plus confiance à personne, refuse les soirées mondaines, les déjeuners avec des
personnes influentes. Elle se sent persécutée. C'est obligé, Rodin monte tout le monde
contre elle, pour lui nuire. Camille bascule dans un délire de persécution.

Relation incestueuse
Impossible de trouver du réconfort auprès de son frère, "mon petit Paul", comme elle dit.
Lui aussi lui fausse compagnie. Pourtant, ils ont toujours eu des relations gémellaires,
fusionnelles, incestueuses, diront certains. Tous les deux étaient animés de la même soif
créatrice et fascinés l'un par l'autre, jusqu'à ce que Paul transforme cette fascination en une
forme de répulsion. A-t-il eu peur que le génie de sa soeur ne surpasse le sien ? En se
mariant, il a comme rompu avec elle. Depuis lors, il se voue à la religion, à l'écriture et,
d'abord, à sa réussite sociale. Et voilà ce qu'elle est devenue, sa soeur chérie, pendant qu'il
jouait les égoïstes : une folle. Une folie dans laquelle il aurait pu lui-même basculer. Il
l'avoue : "J'ai tout à fait le tempérament de ma soeur, quoiqu'un peu plus mou et rêvasseur,
et sans la grâce de Dieu, mon histoire aurait sans doute été la sienne ou pire encore", écrit-il
dans une lettre-confession datée du 26 février 1913, avant "l'incarcération" de Camille.
Une fois à Ville-Évrard, on limite à Camille les visites, les courriers, on l'isole. La guerre
éclate, les hôpitaux sont réquisitionnés et les internés de Ville-Évrard transférés à
Montdevergues, dans le Vaucluse. La famille Claudel s'en réjouit certainement : plus la
folle est loin, mieux elle s'en trouve. À la Libération, tous les malades transférés regagnent
Paris ; bizarrement, pas Camille. On la tient à l'écart, on ne veut plus que ses scandales
salissent la prestigieuse famille Claudel.

Indifférence générale
En 1919, l'état de santé de Camille s'est amélioré, elle pourrait sortir. Pas question ! Non,
non, non ! Sa mère refuse violemment dans les courriers adressés au directeur de
Montdevergues. Elle hait sa fille au plus haut point. Bel instinct maternel ! Jusqu'à la mort
de sa mère, en 1929, Camille l'implore de la sortir de là, lui exposant sa sordide condition,
criant à l'injustice, jurant de se tenir tranquille. En vain. La bougresse ne répond pas et n'ira
même jamais la voir à l'asile. Après 1929, c'est à Paul qu'elle adresse ses lettres
désespérées. Lui non plus n'y répond pas, se contentant de lui rendre de rares visites. Une
quinzaine en trente ans ! Qu'elle reste à Montdevergues jusqu'à sa mort !

C'est ainsi qu'après trente ans d'incarcération Camille Claudel s'éteint le 19 octobre 1943
dans l'indifférence générale. Sans doute meurt-elle de faim, comme 800 autres
pensionnaires sur les 2 000 que contient l'asile. La nourriture étant réquisitionnée par les
Allemands, la direction n'a plus les moyens de nourrir ses aliénés. Pendant que l'estomac de
sa soeur crie famine, Paul s'offre un domaine somptueux. Il ne se déplace même pas pour
les obsèques, ni personne d'autre de la famille. Pas de temps à perdre, un chèque suffira. La
dépouille de Camille est jetée dans la fosse commune. Paul dira : "J'ai abouti à un résultat,
elle n'a abouti à rien..." Rien, sinon Les causeuses, L'abandon, La valse et tant d'autres
oeuvres majeures de Camille Claudel. Et si le véritable génie de la famille, c'était elle, et
pas son frère ? Certains la surnommeront le "Rimbaud de la sculpture". Artiste maudite.
"Avons-nous fait, les parents et moi, tout ce que nous pouvions ?" écrit Paul un mois avant
le décès de Camille. Il ne manque vraiment pas de toupet.

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