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En tout état de cause, je serai triste demain

Salah Eddine Laalaoui


26/09/2017

Entre 2 pics fébriles, en rapport avec une virose, j’ai une pensée pour le Dr Ouali. Mon
« douaa » est sincère, mais Dieu en disposera bien sûr.
Mais j’ai aussi une pensée pour les juges. Et je vais me permettre de leur tracer notre
vécu professionnel. Le Dr Ouali, comme beaucoup de médecins, surtout à l’intérieur du
pays, service civil ou pas, a fait des gardes à ne pas en finir. On le sait. Le Directeur de l’hôpi-
tal le sait aussi. Cela ne fait pas d’elle une criminelle ! Tout au contraire !
Savez-vous, messieurs les juges, ce qu’est une garde pour un médecin. Voici l’histoire
d’une garde banale.
Cela commence la veille. Eh, oui. On met de côté certains équipements et certains
matériels pour ne pas avoir l’air fin devant la souffrance de nos malades. Parce-que à 3 –
4 heures du matin, tout le monde dort. Il n’y a que vous, le malade et Dieu. L’administra-
tion et près de 40 millions d’algériens ronflent. On prépare une véritable pharmacie pour
ne pas être à court. La veille, on prépare aussi ce que l’on va manger le lendemain.
Quelque chose de propre, propre mais pas copieux, en espérant qu’on trouvera un frigo
qui fonctionne ! Mais surtout, on dort très mal, très très mal. Même si vous êtes à votre
1000 ème garde. Eh oui. On a peur. Peur de louper des diagnostics, peur de vivre des
drames dont on n’est pas responsables. Peur de faire une intoxication en pleine garde, et
que sais-je encore !!!
Le lendemain, pour la majorité qui n’ont pas de voiture, il faut faire attention au circuit
et aux horaires. Ceux qui en ont, elle est souvent vieille. Alors on a peur qu’elle tombe en
panne. Quand on arrive à l’hôpital, il faut trouver une place où stationner !
Enfin, je mets ma blouse. Parfois, on se rend compte que depuis la dernière garde, on a
oublié de la nettoyer ! C’est chez nous que notre blouse, chargée et parfois bien chargée,
est lavée, même si on est professeur.
Les soucis commencent : beaucoup de monde, plus de parents que de malades, plus de
malades que de lits, etc, etc…..
On est insulté, on reçoit les crachats et on est molesté. Souvent, cela finit par la formule
magique : « nous sommes tous des enfants de 9 mois, pour qui vous prenez-vous ? ». Et
maintenant, c’est : « demain, vous allez voir les journaux ».
La garde suit son cours avec tous ces évènements, et puis un détail qui semble risible,
mais physiologique : que faire d’une vessie pleine, et le reste. On a beau essayer de boire
le moins possible , MAIS…….
Le lendemain, il faut rendre compte à nos chefs, et à tout le monde.
On rentre chez soi dans un état spécial. Le lendemain de la garde, vous avez des
nausées, des yeux fatigués, mais qui n’arrivent pas à se fermer. Ce n’est que le surlende-
main que l’on peut espérer dormir.
C’est dans cet état que le Dr Ouali était, mais multiplié par 10 ou 20, ou plus. Le lit est
perçu comme le cadeau le plus cher au monde. Parfois, c’est impossible. Mais cela est son
problème, bien sûr.
J’ai honte de cette situation. J’ai honte de cette injustice.
Savez-vous, messieurs les juges, combien d’années de notre vie sont volées dans les
gardes. Je vais vous donner le calcul, pour moi, bien sûr.
J’ai commencé à faire des gardes en 3ème année de médecine, en 71-72. Depuis, je n’ai
pas cessé d’en faire, jusqu’en 2003, soit durant plus de 30 ans. A raison de 5 gardes/mois,
et parce-que le lendemain est un jour perdu aussi, cela fait donc 10 jours par mois. Si on
exclut le mois de congé (que l’on prend rarement en entier !), cela nous ramène à 110
jours. Multipliez les 110 par les 30 années, on est à 3300 jours. Donc 9 années de ma vie
sont partis, et de mes plus belles années. Qui me les rendra ? Qui expliquera à mes enfants
que 9 années leur ont été volées ? Je ne demande ni de l’aumône, ni de la compassion…
C’est une vocation… Nos martyrs méritaient bien plus… Mais un peu de respect, juste
un peu ne ferait de mal à personne, non ?
Dr Ouali, même si vous sortez demain, qu’allez vous devenir ? Que vont retenir les
jeunes de vos péripéties… Messieurs les juges, je n’aimerai pas être à votre place.
‫ و اﻟﻘﺎﺑﻼت‬..‫و ﻓﻚ اﻟﻠﻪ أﴎ اﻟﻄﺒﻴﺒﺔ‬
‫اﻟﻈﻠﻢ ﻇﻠامت ﻳﻮم اﻟﻘﻴﺎﻣﺔ‬

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