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Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 1

in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

Les conditions d’une pensée de la relation


La version finale de cet article a été publiée dans:
P. Chabot (ed.), Simondon
Paris, Vrin

Didier Debaise

Introduction

Comment les relations portent-elles sur des termes ? Sont-elles internes ou


externes? Peut-on parler de multiplicités des modes d’existence des relations ? Quelle
est l’origine, quelles sont les conditions de possibilité des relations ? Ces questions
sont au fondement de ce qu’il convient d’appeler le problème des relations ; elles se
sont répétées sous des formes variées, produisant une véritable histoire, complexe,
mobilisant des questions hétérogènes, celles de la connaissance, de l’existence des
objets et de leur constitution, de l’ontologie qui les rendait possibles.
Nous voudrions montrer que Simondon redéfinit le problème des relations
en le posant à partir d’un geste, inédit, qu’il place au fondement de sa philosophie. Il
met en rapport deux grands problèmes que l’histoire de la philosophie avait maintenu
séparés, pensés comme distincts et autonomes. Il pose un lien essentiel entre d’une
part la question des relations et d’autre part la question de l’individuation. Ce qui est
inédit n’est pas la question de l’individuation en tant que telle ni la question des
relations, ni d’ailleurs les problèmes du rapport entre l’individuation et la relation qui
furent l’objet de véritables histoires, complexes, dans des variations continues, mais
bien de placer au centre de l’individuation le concept de relation, allant jusqu’à
identifier l’être à la relation.
Dès lors, nous pouvons dire de la proposition de Simondon qu’individuation
et relation doivent être pensées ensemble, proposition radicale, qu’elle est à la fois en
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continuité par rapport à une histoire des concepts, dont elle porte l’ensemble des
positions qui ont pu être opérés dans cette histoire, et en rupture. On aurait pourtant
tort de croire qu’il s’agit là d’un problème d’histoire de la philosophie ; celle ci
n’intéresse pas beaucoup Simondon, même si on retrouve chez lui des histoires de
concepts, l’instauration de gestes et de leur parcours, l’invention de formes de
pensées, leur reprise et les liens implicites qui s’opèrent dans différents domaines. Ce
qui l’intéresse particulièrement, c’est la mise en place de schèmes de pensée qui ne
sont pas qu’historiques, bien qu’ils puissent parfois être datés, liés à une époque qui
leur a donné leur condition d’existence et d’expression. Qu’il s’agisse de
l’hylémorphisme, de l’atomisme ou encore de l’empirisme, c’est à l’invention de
schèmes de pensée qui peuvent très bien ne pas correspondre à une situation actuelle
précise, n’être que virtuels, mais qui appartiennent à des formes toujours actualisables
de la pensée. C’est à travers cette manière d’envisager l’histoire des concepts, comme
un ensemble d’inventions qui forme une véritable constellation du problème, que
nous avons cherché à poser la question chez Simondon.
Il nous semble que l’essentiel se joue dans le passage de ce que nous
appellerions les relations comme simple modalité d’existence vers la relation comme
un véritable principe transcendantal1, génétique et constitutif. C’est ce passage que

1
Le concept de transcendantal est bien entendu ambigu puisqu’il renvoie à des formes disparates,
des conceptions parfois tout à fait hétérogènes. Rien n’est plus étranger à la pensée de Simondon que
la définition kantienne de transcendantal comme « toute connaissance qui s’occupe en général non pas
tant d’objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible à
priori » Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard/ Pleiade, Tome 1, 1980, p. 777. Il peut donc
paraître étonnant d’utiliser le concept de transcendantal alors que Simondon cherche justement à
défaire la question des relations d’une forme à priori, générale et abstraite qui relèverait des conditions
de connaissance. Pourtant, il y a une histoire du concept de transcendantal qui dépasse le problème de
la connaissance et qui cherche à s’établir sur un espace préalable à la constitution de l’objet et du sujet
qu’on retrouve dans sa forme la plus radicale chez Schelling comme nature ou encore dans la forme de
ce qui apparaît chez lui comme un « empirisme transcendantal », comme espace de genèse, de
transformation, plan d’existence antérieur que viennent occuper, comme une phase, une étape, le sujet
et l’objet. En ce sens, comme le remarque J. Wahl, il y a une sorte de proximité entre Schelling et
l’empirisme : « Le philosophe qui a été le plus profondément vers l’essence de l’empirisme, c’est cet
idéaliste que fut Schelling, en nous montrant le fait du monde comme quelque chose d’irréductible,
qui s’impose à nous, et en inventant une sorte d’empirisme transcendantal qui peut être aussi légitime,
et plus légitime, que l’idéalisme transcendantal » (Jean Wahl, L’expérience métaphysique, Paris,
Flammarion, 1965, p.164). Voir aussi X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, 2 tomes, Paris, Vrin,
1969, pp. 128-133.
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nous avons essayé de décrire. Nous nous sommes limités, dans cette optique, à
l’exposition des conditions qui permettent, à partir de Simondon, de penser les
relations.

Le geste de la coupure

Bien qu’il soit difficile de retrouver le moment d’émergence de la coupure, on


peut supposer, et, Simondon ne cesse d’y revenir au sujet de l’individuation,
qu’Aristote a produit une image, établit un geste qui a traversé l’histoire du problème
des relations. Certainement, on pourrait retrouver l’établissement d’une coupure
entre le problème de l’individu, pensé comme substance individuelle, et la relation,
avant Aristote, mais c’est lui qui formule le plus explicitement le problème des
relations comme un problème à part entière, différent de celui de la substance. Ce
n’est donc pas simplement dans la formulation explicite qu’Aristote se distingue sur
la question des relations, mais c’est lui qui a inventé les conditions de ce que nous
appelons la coupure et qui a produit ce qu’il faudrait appeler l’ontologie implicite du
problème des relations.
C’est dans la métaphysique N,1 qu’Aristote décrit le rapport entre la catégorie
de relation et la substance :

« La relation est de toutes les catégories, celle qui est le moins réalité déterminée ou
substance. La relation est, comme nous l’avons dit, un mode de la quantité et elle ne
peut être matière de la substance. ”2

Il établit, dans ce passage, deux choses qui se répèteront continuellement


dans l’histoire du problème des relations : tout d’abord que la relation est une
catégorie inférieure d’existence et, deuxièmement, qu’elle n’entre pas à titre
constitutif dans la substance. La coupure est asymétrique : la question du terme,
pensé comme substance individuelle, se trouve dans un statut supérieur d’existence

C’est dans la définition d’un transcendantal qui ne renverrait pas à des conditions de connaissance
mais à des formes d’existence et de genèse que le concept nous semble pertinent pour la philosophie
de Simondon.
2
Aristote, Métaphysique, N, 1, 1088a, 23.
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par rapport à la relation qui devient un accident de la substance, ce qu’il confirme en


disant que “ la relation ne peut être conçue sans quelque autre chose qui lui serve de
sujet ”3, ce qui peut aussi se comprendre comme le fait que la relation porte sur
quelque chose qui en est le sujet, ou qu’elle manifeste un aspect du sujet. A cela
s’ajoute, comme une confirmation générale de la réduction de la catégorie de relation
à la substance qu’il « est absurde ou, plutôt, impossible de faire de ce qui n’est pas
une substance un élément de choses qui sont des substances, et d’en faire une chose
antérieure à la substance ».4
Plusieurs conséquences s’ensuivent : 1) la relation n’est qu’une modalité
d’existence des termes ; elle n’entre pas à titre constitutif dans leur genèse; 2) la
relation n’a pas vraiment d’existence propre, ou plus exactement elle se voit attribué
un mode inférieur d’existence ; 3) la relation présuppose une ontologie implicite
produisant un privilège de l’individu constitué, actualisé5. La bifurcation qu’invente
Aristote ne cessera de se répéter sous des modalités différentes et consiste à poser
séparément le mode de constitution des termes, l’individuation au sens classique, et la
question des relations comme ce qui porte sur des termes, c’est-à-dire se posant après
la constitution des termes ou de leur genèse. Par conséquent, tout le problème des
relations se cristallisera sur la formule générale « les relations portent sur des
termes ». Toute l’histoire des relations tient dans cette idée qui paraît évidente mais
qui a été produite, inventée et qui, pour être possible, a nécessité tout un travail de
différenciation, de coupure afin que le terme puisse être donné indépendamment de
la relation, comme une substance individuelle. Les différentes positions n’ont pas
profondément remis en question la rupture qu’a inventée Aristote.
Simondon part donc d’un constat : bien que la philosophie ait
continuellement posé la question des relations dans toute sa diversité est restée mal

3
Ibid., 1088a, 25.
4
Ibid., 1088b.
5
Pour une analyse des fondements ontologiques du problème des relations chez Aristote, voir J.R.
Weinberg, Abstraction, Relation and Induction, The University of Wisconsin Press, Wisconsin, 1965,
pp.68-78. Mais aussi A. Krempel, La doctrine de la relation chez St Thomas, Paris, 1952.
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posée, à la surface d’un autre problème où tout s’est joué antérieurement, une
ontologie implicite à la question des relations.

Le privilège ontologique de l’individué

La coupure a donc entraîné deux mouvements, deux problèmes spécifiques :


celui de la constitution du terme - l’individuation au sens classique - et d’autre part la
question des différents types de relations, leurs conditions d’existence, leur place.
Double trajectoire, sans communication. Elle est à la base d’un ensemble d’autres
bifurcations, qui en sont comme des conséquences, et qui rendent impossible la
description des opérations concrètes de relations, de communications qui
s’établissent en permanence.
C’est une double réduction qui la fonde : la réduction de l’individuation à
l’individué - le processus d’individuation est pensé comme un simple processus de
réalisation, d’une forme, d’un principe, d’une existence virtuelle, vers un individu
actualisé - et la réduction de la relation au terme. En un mot, l’ontologie implicite
dont nous parlions est celle qui attribue un « privilège ontologique » à l’individué,
pensé aussi comme entéléchie, qui devient la réalité profonde de l’individuation et le
fondement des relations : « Une telle perspective de recherche accorde un privilège
ontologique à l’individu constitué »6.
Il devient le paradigme de la pensée, organisant et structurant le réel à partir
des conditions qui permettent de le penser. L’individu n’est donc pas simplement un
élément parmi d’autres, ni le mode d’existence de certains domaines de réalités, mais
le critère d’évaluation, la perspective d’appréhension du réel dans la multiplicité des
types d’existence. Tout est pensé selon la ressemblance à l’être individué. Dès lors,
toutes les formes hybrides, les êtres plus ou moins existants, potentiels ou virtuels,
sont renvoyés à des degrés inférieurs d’existence. L’individué n’est pas susceptible de
plus ou de moins, d’augmentation ou de diminution7, dans sa forme paradigmatique,

6
IPC, p.10.
7
R. Ruyer dans un article intitulé « L’individualité », Revue de Métaphysique et morale,
développe une intuition similaire. Il pose la question : l’indiviudalité est elle susceptible de degré ? Par
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 6
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il est une totalité homogène, pleinement actualisée, identique à lui-même et surtout


stabilisé.
Contre ce paradigme, Simondon remarque deux choses :
1) « L’unité et l’identité ne s’appliquent qu’à une des phases de l’être,
postérieure à l’opération d’individuation »8. Les caractéristiques de l’être individué ne
sont donc pas fausses, elles sont même tout à fait légitimes, mais elles doivent être
replacées dans une économie plus générale, dans un processus plus global auquel
elles participent mais qu’elles ne fondent pas, processus qui ne se limite pas à leur
établissement ; juste une phase, dit Simondon. Il fait donc des concepts d’identité,
d’homogénéité et de stabilité, des effets, des productions, des genèses et non pas des
états préalables, indifférents au processus. Ce qui est illégitime n’est pas de couper le
réel, de chercher des formes d’identité dans la mobilité, mais de faire de ce mode
d’existence, propre à la représentation, le tout de la réalité, de transposer ce qui
convient à un domaine à l’ensemble des domaines de l’existence.
2) « En tous domaines, l’état le plus stable est un état de mort ; c’est un état
dégradé à partir duquel aucune transformation n’est plus possible sans intervention
d’une énergie extérieure au système dégradé »9. On a cherché à faire de la stabilité,
d’états d’immobilité - si on entend par là l’impossibilité de mouvements ou de
transformations immanents - la forme même de l’existence. Ce qu’il y a d’étonnant
dans le paradigme de la stabilité, sur lequel repose la question de l’individu, c’est
qu’on érige en forme universelle, en condition d’existence, ce qui est un effet limité

cette question Ruyer rejoint celle de la quiddité chez Simondon. Selon la conception de Ruyer
l’individualité est susceptible de plus et de moins, susceptible de variations ; elle est une grandeur
intensive. Simondon s’oppose à l’idée selon laquelle l’individualité serait donnée comme identité à soi,
homogène, sorte d’atome. Pour que cette variation de l’individualité soit possible, il critique la position
empiriste des relations externes, tout en marquant les limites des relations internes, qu’il rejoint malgré
tout. Ruyer, comme Simondon plus tard, refuse surtout la distinction terme – relation, au profit de ce
qu’il appelle une “ transfiguration du terme ”, celui ci ne peut donc être pensé indépendamment des
relations qui se tissent.
8
IPC, p. 14.
9
,IPC, p. 49.
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 7
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de l’expérience : l’état stable est un état pauvre qui survient lorsque tous les potentiels
d’un existant se sont actualisés. On fait comme si cet état qui est un effet, une
possibilité, était le fondement même de la réalité. L’atomisme est la radicalisation de
cette orientation. Les seules relations qui peuvent s’établir dans une vision atomiste
sont des relations externes entre les atomes, et les seuls changements ne peuvent être
qu’extérieurs, l’impulsion ne peut venir que du dehors. L’atomisme est une tendance
naturelle de la raison qui fait d’une réalité appauvrie l’image même du réel.
Dès lors, toute une série de difficultés émergent, qui n’ont cessé de se répéter,
pour exprimer le mouvement, l’excès par rapport aux formes stables, ce que Bergson
appelait « la surabondance du réel ». A chaque fois, au lieu de s’installer dans la
mobilité et le processus, il s’agit de reproduire la genèse, le devenir, à partir de ces
états, entrainant un ensemble de situations complexes sur la recomposition du
processus à partir des états. Il y a, bien entendu, une réelle proximité sur ces points
avec Bergson, lorsqu’il fait de l’immobilité le fondement du mode d’existence de la
représentation, lorsqu’il remarque que « c’est toujours à des immobilités, réelles ou
possibles qu’elle veut avoir affaire »10. L’immobilité qu’on veut penser comme le
fondement de la réalité est un effet des possibilités de représentation lié à la
détermination d’un champ d’action possible. Il faut qu’il y ait une sorte de
correspondance entre l’individuation de la connaissance et l’individuation de l’objet,
un même rythme d’individuation et une même orientation. Or, comme le remarque
Simondon, on fait de cette rencontre entre deux individuations, le paradigme même
de toute existence ; on fait de l’illusion d’une stabilité ou immobilité, l’essence même
de l’existence des choses : « C’est l’individu en tant qu’individu constitué qui est la
réalité intéressante, la réalité à expliquer. »11
Il y a un geste qui ne cessera d’étonner Simondon et qui consiste à extraire
l’individué du processus auquel il participe, de couper les liens qui le reliaient à son
environnement, à se donner donc, ou plus exactement à construire une réalité coupée
de toutes ses conditions et de ses modes d’existence, une réalité abstraite, pour

10
H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Quadrige/PUF, 1985, p. 6.
11
IPC, p. 9.
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 8
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

ensuite, une fois ce travail d’épuration opéré, se demander comment des relations
sont possibles. La pensée abstraite prend les effets pour les causes ; elle prend
l’individu constitué, homogène, cette réalité qui n’est plus capable d’individuation
puisqu’elle a perdu toutes ses puissances de transformation et épuisé ses potentiels,
pour la réalité elle-même. C’est à l’individuation qu’il faut remonter, à ce plan
préalable à l’individu, car “ L’individuation est un événement et une opération au sein
d’une réalité plus riche que l’individu qui en résulte.”12
La question des relations pour être correctement posée implique un nouveau
renversement : au lieu de penser l’individué, sur lequel reposait la question du terme,
et l’ensemble des procédures qui le rendent possible et le définissent – la stabilité,
l’identité et l’homogénéité -, il faut revenir au processus. Dans la mesure où
individuation et relation sont profondément liés, il faut les opposer à toute pensée
qui privilégierait le terme, la substance dans la relation, l’individué comme finalité de
l’individuation.

Relation et Individuation

Cette ontologie, déterminante dans la question des relations, est devenue le


modèle implicite de structuration de différents registres que Simondon traite à la fois
selon des analogies et des spécificités de domaine : le physique, le vivant, la
conscience, le collectif ou encore la technique. A chaque fois, il décèle une même
opération de différenciation et d’abstraction des éléments, individus posés comme
fondement ultime de la réalité, la relation n’étant que le rapport postérieur, extérieur
et accidentel des individus.
Il faut, pour pouvoir penser les relations comme « ayant rang d’être »13 les
replacer dans une économie plus générale. La réduction s’opérait par une
transposition des conditions de la connaissance à l’entièreté de l’expérience et de la
réalité. La critique de l’être individué implique donc une critique sous-jacente de la

12
IGPB (edition de 1964), p. 72. Nous nous référons à l’édition de 1964 sauf lorsque nous
précisons l’édition de 1995, notamment pour les compléments qui y ont été fait.
13
IGPB, p. 30
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 9
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

connaissance, étant entendu que celle ci s’organise à partir de l’individué ou plus


exactement à partir des catégories qui le rendent possible : « Nous ne pouvons au
sens habituel du terme, connaître l’individuation ; nous pouvons seulement
individuer, nous individuer, et individuer en nous »14.
Le renversement que cherche à produire Simondon consiste à soustraire la
question de l’être de la question de l’être individué. Il faut en un mot penser l’être
comme un problème bien plus général, nécessitant une approche particulière qui ne
peut être le simple décalque, la simple généralisation ou transposition de l’être
individué, qui ferait passer une existence factuelle à un véritable principe.

“L’individu n’est pas considéré comme identique à l’être ; l’être est plus riche, plus
durable, plus large que l’individu : l’individu est individu de l’être, individu pris sur
l’être, non constituant premier et élément de l’être. ”15

C’est là que s’exprime tout le programme d’une philosophie de la nature qui


se déploie dans un plan préalable à la constitution de l’individu et des catégories qui
permettent de le penser. Un plan préindividuel, une nature qu’il faut envisager à
partir de

« la signification que les philosophes présocratiques y mettaient; les philosophes ioniens


y trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individuation: la
nature est réalité du possible, sous les espèces de cet apeiron dont anaximandre fait
sortir toute forme individuée: la nature n’est pas le contraire de l’homme, mais la
première phase de l’être, la seconde étant l’opposition de l’individu et du milieu,
complément de l’individu par rapport au tout. »16

La question de l’être qu’une longue histoire avait renvoyée aux conditions


d’existence de l’être individué est donc pensée, par Simondon, comme une nature,

14
IPC, p. 30
15
IPC, p. 220.
16
IPC, p. 196
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 10
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

indéterminée mais réalité du possible. Ce serait bien entendu une erreur de


l’appréhender comme un individu supérieur, plus général, comme une totalité – ce
qui serait une autre forme de substantialisme. Plus justement :

« La nature dans son ensemble n’est pas faite d’individus et n’est pas non plus elle-
même un individu: elle est faite de domaines d’être qui peuvent comporter ou ne pas
comporter d’individuation. »17

C’est la première forme de la relation, immanente à cette nature


préindividuelle : l’individuation nécessite un système en équilibre métastable. Il n’y a
pas individuation d’une substance, d’un principe ou d’une forme mais d’un système18.
On confond trop souvent la notion de système avec une forme
d’organisation à priori, survolant les spécificités, les types d’existence, en un mot une
forme d’organisation générale qu’on oppose à l’irréductibilité des singularités de
l’expérience. D’une telle forme d’organisaiton, il ne peut en effet y avoir
individuation et changement. Au contraire, la notion de système que met en place
Simondon suppose une relation entre éléments hétérogènes, produisant une
organisation immanente, par la tension des éléments, un lien, et créant par cette
hétérogénéité même une énergie potentielle, ou encore : « la capacité pour une
énergie d’être potentielle est étroitement liée à la présence d’une relation
d’hétérogénéité ».
On voit donc que la notion de système s’oppose à l’homogénéité et à la
stabilité, car il n’y a de système susceptible d’individuation qu’hétérogène. La stabilité,
comme nous l’avons dit, est une forme appauvrie, qui n’est plus susceptible de
changement, de transformation, qui ne recèle plus d’énergie potentielle. Il faut donc
lui opposer le concept d’équilibre métastable qui devient une des caractéristiques
essentielles de l’être : « L’être originel n’est pas stable, il est métastable ; il n’est pas

17
IGPB, p. 73.
18
IGPB, p.123
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 11
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

un, il est capable d’expansion à partir de lui-même ; l’être ne subsiste pas par rapport
à lui-même ; il est contenu, tendu, superposé à lui-même, et non pas un »19.
La première condition pour qu’une individuation puisse se produire est donc
l’émergence d’un espace relationnel entre éléments hétérogènes produisant donc
l’accumulation d’une énergie potentielle qui place le système dans un équilibre
métastable, une logique de l’hétérogène. C’est la rencontre entre un système
surtendu, métastable, et une singularité20 – souvent externe au système remarque
Simondon – qui brise l’équilibre et permet l’actualisation de l’énergie potentielle.
Cette rencontre libérant une énergie potentielle se déploie dans l’environnement du
système selon un modèle que Simondon appelle l’opération transductive :
« L’opération transductive serait la propagation d’une structure gagnant de proche en
proche un champ à partir d’un germe structural »21. Le germe structural est la
singularité, et la structure, le système en équilibre métastable. Le modèle même de la
propagation est la structuration de proche en proche.
Enfin, deuxième condition de la relation : ce qui émerge de l’individuation,
ce n’est pas l’individu mais le couple individu-milieu, c’est à dire une dimension
supérieure et plus étendue que l’individu. Le milieu associé est ce qui produit
l’inadéquation de l’individu à lui-même dans la mesure où l’individu est pris sur l’être,
sur une nature préindividuelle, qu’il porte avec lui, comme un milieu, chargé de
potentialités, de singularités qui sont des amorces de nouvelles individuations et
d’indétermination. C’est le mode le plus fondamental de la relation qu’on voulait
réduire au simple principe d’identité : il y a d’abord une tension relationnelle de

19
IGPB, p. 284.
20
Les singularités sont des amorces d’individuation. Il ne faut tout d’abord pas confondre
singularités et termes (quelque soit le statut ontologique qu’on accorde au terme). Car les singularités
chez Simondon sont préindividuelles alors que les termes sont individués, selon une forme d’identité.
Deuxièmement, et ce point est lié à la confusion entre termes et singularités, il faut éviter toute
approche abstraite des singularités. Si les singularités se déploient dans une nature préindividuelle, elles
ne prennent sens et ne sont amorce d’individuation que par une rencontre avec un système en
équilibre métastable. « Elle peut être la pierre qui amorce la dune, le gravier qui est le germe d’une île
dans un fleuve charriant des alluvions : elle est le niveau intermédiaire entre la dimension
interélémentaire et la dimension intra-élémentaire », IGPB, p. 36
21
IPC, p. 32.
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 12
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

l’individu et d’un milieu associé, qui le prolonge, formant une véritable structure
réticulaire. Le milieu associé ne doit pas être pensé comme extérieur ou intérieur à
l’individu, ce serait à nouveau produire une logique substantialiste où l’individu serait
donné indépendamment de ce milieu, et reproduire une pensée abstraite de la
relation. Mais plus justement, l’individu est toujours en deçà de l’identité, par une
inadéquation à lui-même, et en même temps l’individu est toujours au-delà de
l’identité par l’ensemble des relations qui se tissent avec ce milieu associé, avec cette
nature indéterminée qu’il porte avec lui toujours plus étendu, plus large, que l’identité
qu’on voudrait lui attribuer. En deçà et au delà de l’unité, l’individu est avant tout
hétérogène, et c’est cette inadéquation qui explique que l’individuation est
permanente et non produite une fois pour toutes. La pensée de l’individu et d’un
milieu associé, participant de son identité ou plus exactement au fondement de son
identité, produit une immanence du devenir à l’individu. L’inadéquation n’est pas
accidentelle ou secondaire, elle est au fondement de l’individu et de ses capacités de
transformation par les tensions internes qui s’y cristallisent.
Le renversement qui s’opère dans “ l’être comme relation ” est de substituer
la relation à la substance, à ne plus faire de la substance qu’une sorte de
ralentissement des relations, un ralentissement dans le rythme de l’individuation.
Avant ces bifurcations, ces coupures dont on cherche à rétablir, postérieurement, les
liens, il y a “ l’être comme relation ”, c’est à dire non pas l’être dans une relation, ou
l’être préalable à la relation, mais être et relation comme une seule réalité d’où émerge
l’ensemble des processus d’individuation. La proposition que “ l’être est relation ” est
un véritable renversement qui produit le passage de la relation comme simple
modalité d’existence, réalité inférieure et réduite à la question de la substance, à un
véritable principe transcendantal, élément constitutif de la genèse et de la production
de l’individué ou encore “ quand on dit que la relation est de l’être, on ne veut pas
dire que la relation exprime l’être, mais qu’elle le constitue ”22.
Le renversement dont nous parlions consiste à produire une nouvelle
économie de la relation, à établir un nouveau lieu, plan, pour penser les relations ;

22
IGPB (édition de 1995), p. 126.
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 13
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

celles-ci ne s’organisent plus – comme intérieures ou extérieures, immanentes ou


transcendantes – à partir de l’individué mais se déploient au sein même de l’être, au
niveau de l’individuation comme individuation, comme un processus dont les
conditions d’existence ne sont plus référées à quelque chose, mais lui sont
immanentes.

Les relations sont préindividuelles

Comme le remarque M. Combes :

« Que les êtres consistent en relations, que la relation, par là, ait rang d’être et
constitue l’être, voilà sans doute le postulat ontologique ou plutôt ontogénétique, central
pour une philosophie de l’individuation. »23

Il ne peut donc y avoir de relation en général comme il n’y a pas


d’individuation en général24, ce qui supposerait qu’il n’y a qu’une forme de genèse,
une seule modalité d’existence. Au contraire les individuations sont multiples,
singulières, toujours différentes, dépendantes de conditions locales, qui ne sont
jamais véritablement transposables, bien qu’il puisse y avoir des analogies. La pensée
de l’individuation cherche des conditions d’individuation qui peuvent rendre compte
de la multiplicité des individuations possibles, de la singularité de chaque type, de
chaque mode, et c’est tout le sens de « l’axiomatique » que met en place Simondon :
établir les conditions et les formes de l’individuation tout en maintenant le caractère
hétérogène et événementiel de chaque individuation. Le problème des relations se
pose de la même manière, à chaque fois singulière; il n’y a pas une typologie des
relations, qui permettrait de les penser indépendamment des conditions effectives,
concrètes de l’individuation, c’est toute l’erreur de la forme logique des relations.

23
M. Combes, Simondon. Individu et collectivité, Puf, 1999, p. 40.
24
« On n’étudie pas l’individuation en général, mais l’individuation d’un être physique ou d’un être
vivant, d’un cristal ou d’un électron, d’un végétal ou d’un animal, les caractères de l’individuation du
vivant ne pouvant apparaître qu’à l’occasion de l’étude spécifique de tel ou tel groupe de vivants… »
M. Combes, op. cit., P. 36
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 14
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

« On dira que la relation constitue l’être de l’individu physique, de l’être vivant, du


sujet psychique, etc., d’une manière chaque fois singulière »25
Nous pouvons dès lors dégager quelques implications qui ne peuvent être
exhaustives, de ce rapport entre individuation et relation :
1°) Les relations ne peuvent être pensées à partir d’un objet ou d’un sujet :
elles ne sont ni l’émanation d’une qualité intrinsèque de l’objet, ni production d’un
sujet déployant un espace relationnel. Simondon renvoit ces deux manières
d’envisager les relations à un même problème : on pose la relation après la
constitution des individus – sujets ou objets – que l’on place au fondement, comme
support et origine des relations. L’objet et le sujet sont des phases de l’individuation ;
ils sont liés au processus et aux relations qui se tissent préalablement à la constitution
de ces deux pôles. Ni relatif à un sujet ni à un objet, les relations sont impersonnelles,
s’établissant sur un plan de genèse préalable à la bifurcation objet/sujet, ne
dépendant de rien d’autre que des régimes d’individuation en cours, dans leur propre
immanence.
2°) Ni antérieures ni postérieures à l’émergence d’un système en
individuation, les relations s’établissent simultanément à sa constitution. Cette
simultanéité des relations et de l’individuation, c’est à dire préalablement à l’existence
du terme, de l’individu, mais non pas préexistantes, préconstituées, données avant
l’émergence d’un système en individuation, Simondon l’exprime par un concept dont
les résonances sont hétérogènes : l’a praesenti. Ce concept incarne l’idée d’une
émergence, d’une génétique inhérente aux relations. En ce sens, pour Simondon, on
peut dire que les questions d’à priori et d’a posteriori présupposent un autre mode de
constitution dont ils sont issus, un plan dont ils sont les limites, et qui est celui des
opérations concrètes de mise en relation.
3°) Comme une implication générale, sur laquelle nous sommes revenus à
plusieurs reprises, et qui est au fondement de la pensée des relations, il faut dire des
relations qu’elles ne sont pas simplement des modalités d’existence, mais qu’elles sont
constitutives de l’existence. C’est une véritable ontologie de la relation, si du moins

25
M. Combes, Op. Cit, p.36
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 15
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

nous entendons par ontologie ce qui est producteur de l’individué, ontogénèse, qui
est impliqué par l’identification de l’individuation et de la relation : les êtres, avant
d’exprimer une quelconque identité ou essence, reposent sur des relations qui les
fondent, et ce sont celles ci qui déterminent les formes et les modalités qui rendent
possibles l’identité et la singularité d’un système. L’identité est produite par le type de
relation qu’un système en individuation mobilise. L’individu lui-même, comme phase
du processus, repose sur des relations et les prolonge tout au long des individuations
successives dont il est l’agent, ou encore « L'individu est théâtre et agent de
relation »26. Il n’y a pas de coupure entre l’identité d’un système – l’individu est pensé
comme système - et ses opérations relationnelles ; c’est une même chose que de
demander ce qui fait l’identité d’un système et quelles sont ses activités de relation.
Son identité et sa singularité reposent sur le type et la forme des relations : « La
relation est une condition constitutive, énergétique et structurale qui se prolonge
dans l’existence » 27.
Il faut entendre dans ces trois termes les caractéristiques d’une ontologie de la
relation : elle est constitutive, c’est à dire qu’elle est une condition de genèse - c’est
d’un espace relationnel, pensé comme système, qu’il y a individuation - ; elle est une
condition énergétique – c’est par une relation de métastabilité qu’un système produit
une énergie potentielle, c’est à dire d’évolution et de transformations des systèmes -
enfin elle est une condition structurale, condition de quiddité qui détermine l’identité
d’un système. Ces trois rôles de la relation comme condition d’individuation, de
transformation et de structure élargissent le problème des relations qui ne se pose
plus à un moment déterminé de l’existence mais concerne autant les formes
d’organisation, d’identité que les possibilités de transformation et d’évolution des
systèmes.
Elle ne peut donc plus être pensée comme une réalité abstraite, hors de
conditions locales et singulières d’existence, encore moins comme quelque chose
d’accidentel par rapport à l’être individué, au contraire elle devient principe

26
IGPB, p. 69
27
IGPB, p. 81 (édition de 1995)
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 16
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

constitutif, dynamique en ce qu’elle est au fondement du devenir d’un système, et


événementielle puisque rien ne prédétermine de manière univoque les formes de
relation que peut prendre un système.

Limites et reprise de la pensée transductive

En faisant de la relation une condition constitutive (principe d’individuation),


énergétique (énergie potentielle d’un système) et structurale (quiddité), essentielle à
tous les aspects de l’existant, Simondon lui donne donc une place centrale liant la
philosophie de l’individuation à une philosophie relationnelle. En ce sens, il rejoint
des formes d’empirisme, lorsque celui ci se présente comme une pensée de la
relation, de Hume à James. L’empirisme et la philosophie de Simondon partagent
cette même ambition de faire de la relation un véritable principe constitutif de
l’existant sous ses différentes formes. Pourtant, la philosophie de Simondon n’est pas
un empirisme, et le contraste entre ces deux formes d’instauration peut permettre à la
fois de rendre compte de l’originalité de la question chez Simondon, et des limites de
la place centrale qu’il accorde à une pensée transductive.
Malgré la multiplicité des philosophies que le concept recoupe et des
redéfinitions parfois radicales dont il a été l’objet, l’empirisme peut se définir comme
une pensée des relations externes, comme une volonté de placer au centre de la
philosophie les conditions et les implications de relations hétérogènes par rapport à
leurs termes, différentes en nature. Comme le remarque G. Deleuze:

« Les relations sont extérieures à leurs termes : quand James se dit pluraliste, il ne dit
pas autre chose en principe ; de même, quand Russel se dit réaliste. Nous devons voir
dans cette proposition le point commun de tous les empirismes. »28

Whitehead le dit en toute simplicité : «cette nature comprend des termes


multiples […] et elle comprend des relations»29. La différenciation du terme et de la
relation est essentielle pour toute philosophie empiriste, et elle apparaît comme la

28
Deleuze, Empirisme et Subjectivité, Paris, Puf/Epiméthée, 1953, p. 109
29
A. N. Whitehead, The Concept of Nature, England, Cambridge University Press, 1964, p. 9.
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 17
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

condition nécessaire à une pensée de la relation. Bien que l’opposition et le


renversement que produit l’empirisme du rationalisme soient radicales dans ses
conséquences, la question des relations externes répète la même coupure initiale : les
relations sont pensées postérieurement à la constitution des termes. La rupture que
pensait produire l’empirisme ne serait dès lors qu’une rupture de surface, notamment
avec les relations internes propres au rationalisme, en ce qu’elle partage l’essentiel :
« Ces deux théories se rejoignent dans leur opposition mutuelle en ce sens qu’elle
suppose que l’individu pourrait en droit être seul. »30
La critique est importante puisqu’elle permet d’éviter la grande opposition qui
a traversé la modernité entre les relations internes et externes et à la renvoyer à un
faux problème. Pourtant l’empirisme s’est dégagé très tôt de l’ontologie implicite des
relations externes, de l’atomisme qu’elles présupposaient (principe de différence chez
Hume), et des philosophies comme James et Whitehead ont pu à la fois affirmer
l’importance des relations externes et refuser radicalement toute forme de pensée
orientée par l’individu abstrait, toute forme d’atomisation, de ce qu’il faudrait appeler
la constitution d’un champ empirique d’éléments distincts, isolés, au profit d’une
philosophie de l’événement.
Il n’en reste pas moins que la critique de Simondon ne laisse pas intact le
problème des relations externes ; elle montre exactement les limites que la
différenciation entre le terme et la relation soulève, ce qu’elle présuppose : une
coupure entre la constitution du terme et les modes relationnels. Nous avons analysé
les fondements de cette rupture, ses implicites et l’organisation de l’expérience qu’elle
présuppose.
Mais si la critique de Simondon montre bien la nécessité d’une reprise de la
question des relations à partir d’une toute autre mise en problème, d’une critique de
l’ontologie classique qui l’oriente et la surdétermine, et cela jusqu’aux formes
modernes de l’empirisme, il nous semble qu’il y a au moins deux limites, qui sont
plutôt des tendances, dans la question des relations chez Simondon ; deux limites qui
se manifestent particulièrement par contraste avec l’empirisme : 1) le modèle que

30
IGPB , p. 141 (édition de 1995)
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 18
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

représente la pensée transductive pour toute forme d’individuation ; 2) une attention


particulière et presque exclusive pour une immanence des relations.
1) Les concepts de métastabilité et de transduction, la métaphore des
processus de cristallisation, forment une véritable image de la pensée. Ces concepts
devraient être les schèmes d’une pensée de l’individuation et de toute forme
d’individuation. Certes, Simondon affirme qu’ils sont des conditions d’individuation
mais que celle-ci est toujours singulière, non réductible à une forme de pensée
systématique et générale, à priori. Il n’en reste pas moins que Simondon produit le
même geste que celui qu’il critique dans le « privilège ontologique de l’individué »,
c’est à dire à prendre des schèmes pertinents pour un domaine de réalité, à faire
d’une expérience locale et justifiée pour un type d’existence, le modèle même de
toute pensée, le fondement du réel dans toutes ses manifestations. En un mot à
généraliser, à ériger en principe universel ce qui est une expérience appartenant à un
domaine singulier. Isabelle Stengers le montre au sujet du cristal que Simondon érige
en forme paradigmatique des systèmes d’individuation : « L’ensemble des concepts
articulés au processus de cristallisation se réfèrent à une situation vraiment très
particulière du point de vue d’une philosophie de la nature »31. Expérience singulière
que Simondon cherche à généraliser, à élever au statut de modèle de la pensée.
L’opération transductive rejoint cette même ambition :
« Nous entendons par transduction une opération, physique, biologique,
mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur
d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée
de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de
principe et de modèle, d’amorce de constitution, si bien qu’une modification s’étend
ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante »32
Qu’il s’agisse de la constitution des collectifs, des différenciations perceptives,
des objets techniques, de la physique ou de la biologie, l’axiomatique que vise
Simondon, et dont le programme est donné dans l’introduction de « l’individuation

31
texte de Stengers P9
32
IPC, p. 25
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 19
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

psychique et collective » comme une théorie unitaire des différents aspects du réel,
est une axiomatique capable de rendre compte des conditions de toutes les formes
d’individuation. La métaphore du cristal y occupe une place centrale. Ce n’est plus
l’individu et ses conditions qui forment un paradigme pour la pensée et le réel mais
les processus de cristallisation.
M. Combes fait remarquer l’importance du paradigme de cristallisation pour
toutes les formes d’existence : « L’analogie originelle de l’individuation physique du
cristal jusque dans la description de l’individuation collective, où Simondon définit le
groupe comme une syncristallisation de plusieurs êtres individuels »33. La
constitution de cette image de pensée est d’autant plus étonnante que Simondon n’a
cessé de revenir sur les singularités des individuations et des domaines, mais plus
encore sur la multiplicité des modes d’existences et des logiques singulières qui les
animent. En fait, la multiplicité des modes d’existence, le religieux, la technique, les
collectifs, etc., se rejoignent dans les conditions de pensée de l’individuation. C’est en
ce sens qu’il nous est difficile de suivre les implications de la pensée transductive,
notamment quant au concept de relation.
Les modes d’existence sont hétérogènes et déploient des univers qualitatifs
différents ; certes des analogies dans des processus peuvent être établies, mais
postérieurement ; les analogies sont émergentes, elles sont liées à une aventure et à
un risque de la pensée. La philosophie de Simondon reste inscrite dans un projet
d’ontologie, qu’on peut bien appeler ontogénèse mais qui n’en reste pas moins lié à
l’ambition de déterminer ce qu’est le réel et donc d’y faire correspondre l’ensemble
des manifestations multiples et des formations hétérogènes.
2°) La question de la relation chez Simondon cherche une véritable
immanence de la relation au processus d’individuation. Cette immanence est
essentielle mais sa radicalisation entraîne d’autres problèmes. Ainsi les concepts de
métastabilité, de transduction, la métaphore de la cristallisation et ce qu’elle implique,
renvoient au fait que l’individu porte avec lui ses modes relationnels, dans un
prolongement, une individuation plus large, que l’essentiel est dans le centre actif,

33
M. Combes, op. Cit., p. 28.
Didier Debaise, Les conditions d’une pensée de la relation, 20
in: P. Chabot (ed.), Simondon, Paris, Vrin

dans le germe qui se déploie et les logiques qui permettent ce déploiement.


L’environnement est simplement un espace de propagation, susceptible d’accroître
l’individuation ou de l’empêcher, en aucun cas il n’est un lieu de rencontre qui peut
profondément redéfinir l’individuation en cours. I. Stengers le remarque très
justement « le monde est incapable de poser problème, seulement de nourrir ou non
la propagation du mode transductif de solution ». Les modes relationnels sont pensés
comme des prolongements d’une identité de structure et non pas comme quelque
chose qui entraîne, de l’extérieur, de nouvelles modalités d’existence. La pensée de
l’individuation telle que la formule Simondon continue à privilégier une forme de
relation interne, même si la question se voit transformée. Cette immanence, dont on
peut comprendre la nécessité pour une pensée de l’individuation tend à réduire les
effets de rencontre, la portée d’un dehors dans la création et la transformation des
individuations. Les systèmes d’individuation sont plus exactement à la fois agent
d’individuation, par la propagation d’une forme de structuration, et pris dans des
processus, des rencontres que rien ne prédétermine mais qui oriente leur devenir.
La pensée de Simondon se présente donc comme une philosophie de la
relation et de l’individuation. Elle produit un renversement majeur du problème de la
relation en le posant à partir d’un tout autre plan, plan préindividuel, d’individuation
et de genèse, qui ne laisse aucune place à la bifurcation du terme et de la relation.
C’est de cette nouvelle instauration qu’il faut partir pour penser les relations comme
constitutives, inhérentes à la constitution des existants, sans qu’il soit nécessaire pour
autant de suivre Simondon dans ces tendances que nous avons cherché à mettre en
évidence et qui forment une sorte d’image de la pensée qui est en contradiction avec
les exigences d’une pensée plurielle et hétérogène des relations, de la multiplicité et
des possibilités de création des modes d’existence.

Didier Debaise

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