Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1
Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? Éditions la découverte, 2001, p. 112, p
129.
2
How inevitable are the results of successful science? Philosophy of Science 67 (2000): 58-
71.
Fleck 3 février 2006 2
Dans cette version, j’ai un peu actualisé et aiguisé ma version initiale (qui se trouve p. 129 de
Entre science et réalité) et j’ai ajouté le collectif de pensée de Fleck dans ma liste de facteurs
dits « externes ». Je n’aime pas ce mot, mais j’en ai expliqué l’usage traditionnel dans le
cours du chapitre sur les sciences de la nature.
Venons-en à Ludwik Fleck. Parmi les plus belles pages de sa Genèse, mes préférées
(aujourd’hui) sont les pages ouvertes 74-75 de la traduction française. Elles se trouvent dans
la section 4 du chapitre 2, où Fleck introduit sa notion du collectif de pensée – notion capitale
qui figure d’ailleurs dans le titre de trois interventions de ce week-end.
On trouve dans ces pages un énoncé dont la vérité est assez évidente pour les adeptes
de la philosophie de Bruno Latour, mais que les disciples de Hilary Putnam doivent trouver
absurde. Pour commencer, plutôt que de commenter leurs opinions, je vais présenter celles
d’un lecteur moins partisan, un lecteur imaginaire, en fait, qui jouera le rôle de candide et que
j’appellerai Jonas. Jonas est un naïf, mais il n’est pas idiot. Il n’est ni constructionniste, ni
réaliste ; disons que c’est l’homme de la rue. Page 73 mon Jonas lit,
la « syphilis en elle-même », n'existe pas
et il trouve cet énoncé très paradoxal. Non pas parce que c’est une affirmation
constructionniste, mais parce qu’elle est fausse. Il continue à lire,
II n'y avait qu'un concept contemporain … [Es gab nur einen zeitgenössischen
Begriff ... ]
Juste quelques mots sur ce point. Jonas a noté que ces phrases se trouvent dans la section qui
introduit le collectif de pensée, et il réalise que le « concept contemporain » doit être identifié
par une époque – 1905, l’époque où Fritz Schaudinn menait ses travaux – mais aussi par la
communauté des chercheurs auquel il appartenait. Donc il appelle ce concept contemporain
un concept collectif : c’est donc le concept courant de la syphilis dans un collectif de pensée.
Un concept contemporain n’est explicitement relatif qu’à un temps donné, mais un concept
collectif est relatif à un groupe de penseurs en un temps donné.
« II n'y avait qu'un concept collectif ? » demande Jonas ? Non, ce n’est pas
vrai. Pourquoi ? Parce qu’en plus du concept contemporain, du concept collectif, il y a aussi
cette maladie, la syphilis ! Jonas possède toutes les connaissances habituelles : qu’il y a des
individus syphilitiques, qu’il est possible que cette maladie soit venue des Amériques, que la
folie de Nietzsche était sans doute d’origine syphilitique, qu’il souffrait de syphilis tertiaire.
Fleck est d’accord avec ces connaissances habituelles. Mais ici je dois être plus
scrupuleux ; c’est mon Fleck qui est d’accord – Fleck tel que moi je le comprends. Mon Fleck
est un Fleck conservateur, bien sûr. Mais il insiste sur ce point : la notion de la syphilis « en
elle-même » est trompeuse. Voici sa phrase, dans son intégralité :
II manque un complément a l’énoncé : « Schaudinn a reconnu en la
spiroch.pallida l’agent pathogène de la syphilis » pour qu'il ait un sens
univoque, car la « syphilis en elle-même », n'existe pas.
Jonas n’est pas encore satisfait. L’agent pathogène de la syphilis est bien ce spirochète, et
Schaudinn l’a reconnu ! Que demander de plus ?
Mon Fleck n’a pas nié que l’agent pathogène est ce spirochète. Ce qu’il dit, c’est qu’en
1905 le concept de la syphilis est plus flou qu’en 1935. Dans la langue de la sémantique –
une langue toujours superficielle – la référence du mot « syphilis » n’est pas encore fixée
comme étant la maladie dont la cause est la spiroch.pallida. Juste avant sa première
mention de Schaudinn, page 35, Fleck a brièvement présenté John Siegel, qui
Fleck 3 février 2006 3
Il fait plus que cela. En effet, il poursuit son raisonnement avec une prudence qui fait
défaut dans les écrits des contingentistes plus récents comme Andy Pickering. Je viens de
parler des évolutions possibles, mais il faut être clair : de quel type de possibilité parle-t-on ?
Une telle manière de voir peut être pensée à titre de possibilité logique
et « objective », cependant jamais elle ne pourra être envisagée à titre de
possibilité historique.
Mon Fleck dit clairement qu’il parle d’une possibilité logique, non d’une possibilité
réelle. À la fin de mon chapitre sur ces points de blocages, je propose une liste de
contrôle qui mesure l’ampleur de votre inclination au constructionnisme sur une
échelle d’un à cinq. Mon propre score comme constructionniste, au premier point de
blocage, le contingentisme, était au plus de 2 sur 5. C’est parce que je doute de la
possibilité réelle d’une telle science alternative. Mais si on parle simplement d’une
possibilité logique, mon score est 5 sur 5. Mon Jonas, je crois, serait d’accord avec
un 5.
Vous allez dire que mon Fleck est devenu absolument anodin, que ce n’est pas
le vrai Fleck. Attendez. Je voudrais ajouter que le fardeau des désagréments ne
repose pas sur le premier point de blocage, la contingence, mais sur le troisième, la
stabilité. Jonas continue à lire :
À l'époque de Siegel, le concept de syphilis était déjà devenu trop peu
malléable pour une transformation aussi décisive ; cent ans plus tôt, époque
à laquelle il possédait encore cette malléabilité, il n’existait pas
suffisamment de moyens intellectuels et techniques pour produire une
connaissance telle que celle à laquelle Siegel avait abouti. Nous pouvons
tranquillement considérer la connaissance à laquelle a abouti Schaudinn
comme juste et celle obtenue par Siegel comme fausse puisque la première
possédait un lien unique (ou presque unique) avec un collectif de pensée,
lien qui manquait à la seconde. La première, contrairement à la seconde,
apparaissait comme le point de convergence de lignes de développement de
plusieurs représentations collectives. Le sens et le caractère véridique de la
connaissance produite par Schaudinn reposent donc sur la communauté de
personnes qui, en interagissant intellectuellement et en ayant un passé
intellectuel commun, ont rendu son acte possible, puis l'ont accepté.
Le point de blocage est déplacé du numéro (1) au numéro (3). Jonas s’est rangé aux côtés de
Fleck sur la contingence, si c’est simplement d’une possibilité logique que l’on parle, et non
d’une possibilité historique et réelle. Mais il n’est pas aussi satisfait de l’explication de la
stabilité. Oui, le concept de syphilis est devenu moins malléable, mais, se dit Jonas, la
stabilité de nos connaissances ne dépend pas uniquement de cette histoire, mais aussi de la
syphilis et de son agent pathogène, dont l’identité n’est pas déterminée seulement par
l’histoire d’un collectif de pensée. Son score, concernant la stabilité, reste encore ambivalent,
tout au plus 3 sur 5. Le mien aussi – comme je l’ai moi-même évalué dans mon livre il y a
sept ans. Rien de nouveau, simplement l’ancien point de blocage.
Il y a néanmoins un problème avec l’affirmation de la contingence. Jusqu'ici, Jonas et
moi nous rangeons aux thèses de Fleck de 1935, quand il pense du travail et du succès de
Schaudinn en 1905. En 1935 il n’y avait pas de pénicilline. Il y avait des remèdes palliatifs
contre la syphilis, mais pas de guérison. Au mieux, une fois la maladie contractée, le patient
pourra connaître des états de rémission.
Fleck 3 février 2006 5
Dans l’énoncé que j’ai donné de la thèse de la contingence, j’ai souligné qu’un autre
système de connaissances et de pratiques aurait pu réussir tout aussi bien que la médecine du
vingt-et-unième siècle selon nos critères de détail et de succès. Le critère d’adéquation de
Fleck ne requiert qu’un « système de connaissances harmonieux ». Il n’exige pas un succès
comparable au nôtre, parce qu’en 1935, il n’y a pas de véritable succès, contre la syphilis.
Passons à 1965, ou à ce jour de 2006. Le test de Wassermann est devenu obsolète,
parce qu’il donne trop de faux positifs. En 1949, Nelson et Mayer3 ont inventé leur test qui
est aujourd'hui le test standard. La Sécurité sociale ne rembourse plus le test Bordet-
Wassermann depuis vingt ans. Le pathogène de la syphilis reste le même, la
spiroch.pallida, et le test de Wasserman a été amélioré.
Après Fleck, nous avons Fleming et la pénicilline, et aujourd'hui tout le vaste
arsenal des antibiotiques. Nous pouvons tuer la spiroch.pallida. La pénicilline n’est
pas spécifique à cet organisme, mais elle marche. Elle n’a pas été découverte par un
programme de recherche lié à la syphilis. On a simplement essayé ce médicament miracle sur
une vaste gamme de maladies. Il marche contre la syphilis, il ne marche pas contre la variole.
La mesure du succès, pour les médecins praticiens, c’est la guérison, et la guérison
directe de la syphilis c’est l’antibiotique.
Rappelons l’alternative Siegel envisagée par Fleck. « Une partie des cas de
syphilis serait regardée comme étant apparentée à la variole ou à d’autres maladies éruptives.
Une autre partie serait perçue comme des maladies constitutionnelles stricto sensu. » Je
considère qu’il n’existe pas de système de connaissances harmonieux qui inclurait à la fois le
concept de John Siegel et le miracle de la pénicilline. Tout le monde est d’accord sur un
point : un tel système n’est pas une possibilité historique. Mais ce n’est pas encore une
possibilité logique. Une conception dans laquelle la syphilis serait apparentée à la variole
n’est pas compatible avec la pénicilline, qui est parfaitement efficace contre la syphilis est n’a
aucun effet contre la variole.
Revenons au premier point de blocage : la thèse de la contingence. Elle contient
l’implication suivante : une médicine alternative à la nôtre « aurait pu réussir tout aussi bien –
selon les critères de détail qui se seraient développés avec cette médecine alternative – que la
médecine de notre temps, selon nos critères de succès. » Dans cet énoncé, extrait de Entre
science et réalité, j’étais assez généreux. J’envisageais des critères du succès différents des
nôtres. Mais la médecine pratique à un impératif catégorique. Le but est toujours d’obtenir la
guérison si c’est possible et si le patient le souhaite. Une syphilis siegelienne serait une
alternative possible à la nôtre seulement si les médecins avaient abandonné leur impératif de
guérison.
Peut-être la pénicilline était-elle la fin de l’histoire de la syphilis, mais pas parce que
nos connaissances sont complètes. Au contraire, elle est la fin de l’histoire parce qu’elle nous
laisse satisfaits dans notre état d’ignorance. Ilana Lowy m’a fait une remarque importante4. Il
3
R. A. Nelson et M. M. Mayer, Immobilization of Treponema pallidum in vitro by antibody produced in
syphilitic infection. The Journal of Experimental Medicine, 8 (1949): 369-393.
4
We may know about the spirochete, but we do not understand the causes of syphilis. We do not
understand why it remains merely latent and asymptomatic in many human hosts. We do not understand why a
tropical version of syphilis, associated with an identical bacterium, spiroch.pallida is non-venereal, and has a
different disease history. We do not understand why and when syphilis proceeds to the tertiary stage. In fact we
hardly ever see tertiary syphilis – it has been suggested that we all but eliminated it unwittingly in the 1950s
Fleck 3 février 2006 6
se peut que nous connaissions le spirochète, mais nous ne comprenons pas pour autant les
causes de la syphilis. Nous ne comprenons pas pourquoi elle demeure le plus souvent latente
et asymptomatique chez beaucoup d’hôtes humains. Nous ne comprenons pas pourquoi une
version tropicale de la syphilis, associée à une bactérie identique, spiroch.pallida, n’est pas
vénérienne et relève d’une histoire pathologique différente. Nous ne comprenons pas
pourquoi et quand la syphilis passe au stade tertiaire. En fait, nous ne voyons pratiquement
jamais de syphilis tertiaire – on a suggéré qu’elle avait été pratiquement éliminée dans les
années 1950 sans qu’on s’en aperçoive, lorsque les médecins prescrivaient de la pénicilline à
tout va pour le moindre petit bobo. C’était totalement inefficace contre les rhumes, mais ça a
guéri beaucoup d’adultes d’une syphilis latente qui n’avait pas été détectée!
Dans cette conception, le spirochète est une cause intermédiaire de la syphilis. Nous ne
savons pas pourquoi la maladie évolue vers une forme virulente. Lowy suggère que nous
pourrions ne jamais le savoir, tout simplement parce que cela ne servirait à rien. On peut
soigner la syphilis sans cette connaissance. Aucun organisme ne financerait de telles
recherches. Les sociétés pharmaceutiques n’ont aucun intérêt à développer des connaissances
sur des maladies que l’on sait déjà guérir.
Permettez-moi de conclure sur une réflexion plus générale. Dans les années trente,
Wittgenstein a réalisé que les concepts sont en principe flous dans un sens très répandu. Ses
raisonnements relèvent du domaine de la possibilité logique et non de la possibilité
historique. À la même époque, Fleck à écrit ce livre qui montre que les concepts scientifiques
sont flous dans un sens vraiment historique et beaucoup plus restreint que le sens de
Wittgenstein. Je note que Barry Barnes, de l’école d’Édimbourg, n’a pas compris la
différence ici, sans doute parce qu’il n’a pas bien perçu la problématique de Wittgenstein, ni
peut-être de celle de Fleck.
Fleck nous a appris qu’il y a un temps où le concept de la vérole n’était pas déterminé
comme la maladie dont le pathogène est la spiroch.pallida. Ce n’est pas parce que, dans
le sens actuel de la syphilis, l’agent de la maladie n’est pas ce spirochète, mais parce
que l’extension logique du concept de syphilis n’était pas encore déterminée. (Voilà
où réside le germe d’une critique de la théorie de la référence de Putnam !) Après le
test de Wassermann, et la laboratorification (le passage) de la syphilis, la syphilis est
beaucoup moins floue qu’auparavant. Pour ne rien dire de la situation après l’arrivée
des antibiotiques. À mon avis, les observations d’Ilana Lowy impliquent que la
syphilis est encore un peu floue, mais par rapport à nos intérêts actuels, c’est
presque sans importance.
Passons à une autre pathologie, vraiment la maladie mentale d’aujourd'hui :
l’autisme. Ce qu’on appelle le spectre des troubles autistiques s’est élargi de manière
extraordinaire depuis vingt ans. Nous avons le syndrome d’Asperger, les autistes de
haut-niveau, l’entrée de l’autisme dans la connaissance générale, l’apparition, dans
les romans et les films, de héros ou de seconds rôles autistes. En ce moment
l’autisme est absolument flou. Personne ne sait ce que c’est que l’autisme, s’il s’agit
d’une pathologie ou de plusieurs. Les causes sont complètement inconnues. Je veux
dire que la situation est pire qu’avec la vérole au milieu du dix-neuvième siècle. Les
when doctors rashly prescribed penicillin for every little ailment. It was altogether ineffective against colds, but
it cured many adults of their unsuspected latent syphilis!
The spirochete, in this conception, is an intermediate cause of syphilis. We do not know why the disease goes
into a virulent form. Lowy suggests that we may never know, simply because the knowledge is worth nothing.
We can cure syphilis without that knowledge. No funding agency is going to pay for the necessary research.
Pharmaceutical companies have no interest in finding out about a disease that is already curable.
Fleck 3 février 2006 7