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Fleck 3 février 2006 1

Le zeitgenössischen Begriff chez Ludwik Fleck


Je vous prie de m’excuser. Dans mon titre, il est question de Hilary Putnam et, pour les
spécialistes, il renvoie à sa théorie de la référence. Malheureusement, dans les 25 minutes
dont je dispose, je n’aurai pas le temps d’expliquer en quoi le texte de Ludwik Fleck porte en
germe les éléments de ce qui pourrait constituer une difficulté pour la théorie référentielle
d’Hilary Putnam.
Bon. Je n’aime pas la sémantique. Je commence par quelques observations sur un autre
sujet que je n’aime pas, les vieilles controverses dépassées au sujet du constructionnisme
dans les sciences. J’en parle parce que dans le chapitre 3 de mon livre, La construction
sociale de quoi ?, j’avais noté trois « points de blocage » qui séparent, au fond, l’esprit
scientifique constructionniste et l’esprit scientifique dit réaliste – il s’agit notamment (1) de la
thèse de la contingence, et (3) de l’explication de la stabilité d’une science1. Je regrette un
peu de ne pas avoir relu Ludwik Fleck à l’époque où j’écrivais ces pages : il fournit en effet
un exemple très lucide du côté constructionniste de ces blocages. Fleck, le précurseur, est sur
ce point plus clair, plus élégant et plus net que tous ses successeurs.
Voici le premier point de blocage. Ma démonstration reposait sur la physique, et j’ai
utilisé les thèses de Andy Pickering sur les quarks comme un modèle de position
contingentiste. En physique, la thèse de la contingence, contestée par les réalistes, peut être
décomposée en deux parties que je formulais de la manière suivante :
(a) la physique aurait pu se développer vers une théorie sans le concept de quark, et
à l’aune des critères de succès qui se seraient développés avec cette physique
alternative, le résultat aurait pu être aussi réussi que l’est notre physique à l’aune des
critères qui sont les nôtres. De plus, (b) en aucune manière la physique alternative
n’aurait été équivalente aux standards actuels. (p. 112, modifiée.)
On peut faire une paraphrase dans la médecine :
(a) La théorie des maladies et les pratiques thérapeutiques auraient pu se développer
sans le concept de microbe, et, selon les critères qui se seraient développés avec
cette médecine alternative, elle aurait pu réussir tout aussi bien que la médecine du
vingtième siècle selon nos critères de succès. De plus, (b) par aucun de ses aspects,
cette médecine alternative imaginée ne pourrait être équivalente à la médecine que
nous connaissons.
J’ai moi-même proposé un exemple d’une telle solution alternative pour un cas récent de
recherche médicale sur le système immunitaire2.
Pour le troisième point de blocage :
Le constructionniste soutient que les explications de la stabilité des croyances
scientifique dépendent essentiellement d’éléments externes au contenu de la science
tel qu’on le trouve dans les manuels, l’énoncé des faits scientifiques, etc. Ces
éléments incluent typiquement des facteurs sociaux, des intérêts, des réseaux, des
collectifs de pensée, et d’autres facteurs semblables. Leurs adversaires soutiennent
que, quel que soit le contexte de la découverte, l’explication de la stabilité est interne
à la science elle-même. (p. 129, modifiée.)

1
Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? Éditions la découverte, 2001, p. 112, p
129.
2
How inevitable are the results of successful science? Philosophy of Science 67 (2000): 58-
71.
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Dans cette version, j’ai un peu actualisé et aiguisé ma version initiale (qui se trouve p. 129 de
Entre science et réalité) et j’ai ajouté le collectif de pensée de Fleck dans ma liste de facteurs
dits « externes ». Je n’aime pas ce mot, mais j’en ai expliqué l’usage traditionnel dans le
cours du chapitre sur les sciences de la nature.
Venons-en à Ludwik Fleck. Parmi les plus belles pages de sa Genèse, mes préférées
(aujourd’hui) sont les pages ouvertes 74-75 de la traduction française. Elles se trouvent dans
la section 4 du chapitre 2, où Fleck introduit sa notion du collectif de pensée – notion capitale
qui figure d’ailleurs dans le titre de trois interventions de ce week-end.
On trouve dans ces pages un énoncé dont la vérité est assez évidente pour les adeptes
de la philosophie de Bruno Latour, mais que les disciples de Hilary Putnam doivent trouver
absurde. Pour commencer, plutôt que de commenter leurs opinions, je vais présenter celles
d’un lecteur moins partisan, un lecteur imaginaire, en fait, qui jouera le rôle de candide et que
j’appellerai Jonas. Jonas est un naïf, mais il n’est pas idiot. Il n’est ni constructionniste, ni
réaliste ; disons que c’est l’homme de la rue. Page 73 mon Jonas lit,
la « syphilis en elle-même », n'existe pas
et il trouve cet énoncé très paradoxal. Non pas parce que c’est une affirmation
constructionniste, mais parce qu’elle est fausse. Il continue à lire,
II n'y avait qu'un concept contemporain … [Es gab nur einen zeitgenössischen
Begriff ... ]
Juste quelques mots sur ce point. Jonas a noté que ces phrases se trouvent dans la section qui
introduit le collectif de pensée, et il réalise que le « concept contemporain » doit être identifié
par une époque – 1905, l’époque où Fritz Schaudinn menait ses travaux – mais aussi par la
communauté des chercheurs auquel il appartenait. Donc il appelle ce concept contemporain
un concept collectif : c’est donc le concept courant de la syphilis dans un collectif de pensée.
Un concept contemporain n’est explicitement relatif qu’à un temps donné, mais un concept
collectif est relatif à un groupe de penseurs en un temps donné.
« II n'y avait qu'un concept collectif ? » demande Jonas ? Non, ce n’est pas
vrai. Pourquoi ? Parce qu’en plus du concept contemporain, du concept collectif, il y a aussi
cette maladie, la syphilis ! Jonas possède toutes les connaissances habituelles : qu’il y a des
individus syphilitiques, qu’il est possible que cette maladie soit venue des Amériques, que la
folie de Nietzsche était sans doute d’origine syphilitique, qu’il souffrait de syphilis tertiaire.
Fleck est d’accord avec ces connaissances habituelles. Mais ici je dois être plus
scrupuleux ; c’est mon Fleck qui est d’accord – Fleck tel que moi je le comprends. Mon Fleck
est un Fleck conservateur, bien sûr. Mais il insiste sur ce point : la notion de la syphilis « en
elle-même » est trompeuse. Voici sa phrase, dans son intégralité :
II manque un complément a l’énoncé : « Schaudinn a reconnu en la
spiroch.pallida l’agent pathogène de la syphilis » pour qu'il ait un sens
univoque, car la « syphilis en elle-même », n'existe pas.
Jonas n’est pas encore satisfait. L’agent pathogène de la syphilis est bien ce spirochète, et
Schaudinn l’a reconnu ! Que demander de plus ?
Mon Fleck n’a pas nié que l’agent pathogène est ce spirochète. Ce qu’il dit, c’est qu’en
1905 le concept de la syphilis est plus flou qu’en 1935. Dans la langue de la sémantique –
une langue toujours superficielle – la référence du mot « syphilis » n’est pas encore fixée
comme étant la maladie dont la cause est la spiroch.pallida. Juste avant sa première
mention de Schaudinn, page 35, Fleck a brièvement présenté John Siegel, qui
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« décrivit en 1904 et 1905 pour diverses maladies contagieuses – variole, fièvre


aphteuse. Scarlatine et syphilis – des structures qu’il interpréta comme étant les
agents, alors inconnu, de ces maladies, et dont il pensait qu’elles étaient des
protozoaires. » Plus tard, dans le chapitre que j’ai cité, Fleck précise :
Siegel avait lui aussi – conformément à ses configurations – reconnu
l’agent de la syphilis. Si la connaissance à laquelle il avait abouti avait
bénéficié d'effets suggestifs adaptés et d’une diffusion dans un collectif de
pensée, alors nous posséderions aujourd'hui un autre concept de syphilis :
une partie des cas de syphilis (d'après la nomenclature actuelle) serait
regardée comme étant apparentée à la variole ou à d’autres maladies
éruptives. Une autre partie serait perçue comme des maladies
constitutionnelles stricto sensu. […] Si nous avions emprunté cette voie,
nous serions finalement aussi parvenus à un système de connaissances
harmonieux qui, cependant, serait très différent de celui que nous possédons
aujourd'hui.
Mais l’évolution n’est pas comme cela. L’histoire ne termine pas avec Schaudinn. Après lui,
il y a eu le test de Wassermann. Ou comme on dit en France, le test de Wasserman-Bordet,
pour y associer le nom de Jules Bordet. Wassermann a travaillé à partir des recherches des
pasteuriens à Paris : dans le livre de Fleck (p. 120), on trouve une illustration des fixations de
Bordet et Octave Gengou de 1901. Avant l’existence du test, on identifiait la syphilis – on
disait souvent la vérole – par les symptômes et l’histoire du cas. La maladie peut évoluer en
trois étapes ; le dernier est souvent la paralysie générale, suivie de la mort. Bref, la syphilis
était une maladie vénérienne connue comme syndrome. On pourrait imaginer – c’est ce que
suggère Fleck – une évolution différente des connaissances, une histoire où ne figurerait ni
Bordet, ni Gengou, ni Schaudinn, ni Wassermann, et qui verrait le triomphe de John Siegel.
Après l’acceptation du test de Wassermann, la maladie a cessé d’être une entité clinique
pour devenir une entité de laboratoire. On pense la maladie d’une manière différente. Oui, les
symptômes sont là, mais les critères sont donnés par les résultats du laboratoire. Le passage
au laboratoire a fait de cette maladie quelque chose de nouveau. Je voudrais parler de la
« laboratorification » même si le mot est affreux. Il y a des cas qu’on aurait diagnostiqués
comme des syphilis, et qu’on aurait traité comme tels, et qui n’en sont plus. Voilà un exemple
où la genèse et le développement d’un fait scientifique sont étroitement liés à la
détermination de l’identité d’un élément au laboratoire. C’est Fleck qui a réalisé bien avant
son temps l’importance cruciale de ce phénomène, la laboratorification, et le choix des essais
à faire au labo. Un thème qui a été réintroduit, pour nous ici, par le premier ouvrage de Bruno
Latour, La vie du laboratoire, qui est une contribution fondamentale à la sociologie et la
philosophie des sciences.
Sans le passage au laboratoire spécifique de Wassermann, l’histoire pourrait suivre un
autre cours. Rappelons que Fleck écrivait en 1935, avant l’ère de la pénicilline, nous y
reviendrons. On avait des traitements pour soigner la syphilis, mais on ne savait pas la guérir.
Mais quoi qu’il en soit, qu’ils soient vus par Schaudinn ou par Siegel, les faits doivent trouver
leur place dans « un système de connaissances harmonieux ». En 1935, la condition de
l’adéquation d’une approche alternative de la syphilis, c’est l’harmonie : si vous voulez, une
théorie de la vérité cohérente à la manière des pragmatistes américains.
En prenant cet exemple de John Siegel et Fritz Schaudinn comme deux voies
alternatives dans les évolutions possibles de la connaissance – et la reconnaissance de l’agent
de la syphilis – Fleck nous laisse une exposition parfaite de la thèse de la contingence
appliquée au cas de la syphilis.
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Il fait plus que cela. En effet, il poursuit son raisonnement avec une prudence qui fait
défaut dans les écrits des contingentistes plus récents comme Andy Pickering. Je viens de
parler des évolutions possibles, mais il faut être clair : de quel type de possibilité parle-t-on ?
Une telle manière de voir peut être pensée à titre de possibilité logique
et « objective », cependant jamais elle ne pourra être envisagée à titre de
possibilité historique.
Mon Fleck dit clairement qu’il parle d’une possibilité logique, non d’une possibilité
réelle. À la fin de mon chapitre sur ces points de blocages, je propose une liste de
contrôle qui mesure l’ampleur de votre inclination au constructionnisme sur une
échelle d’un à cinq. Mon propre score comme constructionniste, au premier point de
blocage, le contingentisme, était au plus de 2 sur 5. C’est parce que je doute de la
possibilité réelle d’une telle science alternative. Mais si on parle simplement d’une
possibilité logique, mon score est 5 sur 5. Mon Jonas, je crois, serait d’accord avec
un 5.
Vous allez dire que mon Fleck est devenu absolument anodin, que ce n’est pas
le vrai Fleck. Attendez. Je voudrais ajouter que le fardeau des désagréments ne
repose pas sur le premier point de blocage, la contingence, mais sur le troisième, la
stabilité. Jonas continue à lire :
À l'époque de Siegel, le concept de syphilis était déjà devenu trop peu
malléable pour une transformation aussi décisive ; cent ans plus tôt, époque
à laquelle il possédait encore cette malléabilité, il n’existait pas
suffisamment de moyens intellectuels et techniques pour produire une
connaissance telle que celle à laquelle Siegel avait abouti. Nous pouvons
tranquillement considérer la connaissance à laquelle a abouti Schaudinn
comme juste et celle obtenue par Siegel comme fausse puisque la première
possédait un lien unique (ou presque unique) avec un collectif de pensée,
lien qui manquait à la seconde. La première, contrairement à la seconde,
apparaissait comme le point de convergence de lignes de développement de
plusieurs représentations collectives. Le sens et le caractère véridique de la
connaissance produite par Schaudinn reposent donc sur la communauté de
personnes qui, en interagissant intellectuellement et en ayant un passé
intellectuel commun, ont rendu son acte possible, puis l'ont accepté.
Le point de blocage est déplacé du numéro (1) au numéro (3). Jonas s’est rangé aux côtés de
Fleck sur la contingence, si c’est simplement d’une possibilité logique que l’on parle, et non
d’une possibilité historique et réelle. Mais il n’est pas aussi satisfait de l’explication de la
stabilité. Oui, le concept de syphilis est devenu moins malléable, mais, se dit Jonas, la
stabilité de nos connaissances ne dépend pas uniquement de cette histoire, mais aussi de la
syphilis et de son agent pathogène, dont l’identité n’est pas déterminée seulement par
l’histoire d’un collectif de pensée. Son score, concernant la stabilité, reste encore ambivalent,
tout au plus 3 sur 5. Le mien aussi – comme je l’ai moi-même évalué dans mon livre il y a
sept ans. Rien de nouveau, simplement l’ancien point de blocage.
Il y a néanmoins un problème avec l’affirmation de la contingence. Jusqu'ici, Jonas et
moi nous rangeons aux thèses de Fleck de 1935, quand il pense du travail et du succès de
Schaudinn en 1905. En 1935 il n’y avait pas de pénicilline. Il y avait des remèdes palliatifs
contre la syphilis, mais pas de guérison. Au mieux, une fois la maladie contractée, le patient
pourra connaître des états de rémission.
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Dans l’énoncé que j’ai donné de la thèse de la contingence, j’ai souligné qu’un autre
système de connaissances et de pratiques aurait pu réussir tout aussi bien que la médecine du
vingt-et-unième siècle selon nos critères de détail et de succès. Le critère d’adéquation de
Fleck ne requiert qu’un « système de connaissances harmonieux ». Il n’exige pas un succès
comparable au nôtre, parce qu’en 1935, il n’y a pas de véritable succès, contre la syphilis.
Passons à 1965, ou à ce jour de 2006. Le test de Wassermann est devenu obsolète,
parce qu’il donne trop de faux positifs. En 1949, Nelson et Mayer3 ont inventé leur test qui
est aujourd'hui le test standard. La Sécurité sociale ne rembourse plus le test Bordet-
Wassermann depuis vingt ans. Le pathogène de la syphilis reste le même, la
spiroch.pallida, et le test de Wasserman a été amélioré.
Après Fleck, nous avons Fleming et la pénicilline, et aujourd'hui tout le vaste
arsenal des antibiotiques. Nous pouvons tuer la spiroch.pallida. La pénicilline n’est
pas spécifique à cet organisme, mais elle marche. Elle n’a pas été découverte par un
programme de recherche lié à la syphilis. On a simplement essayé ce médicament miracle sur
une vaste gamme de maladies. Il marche contre la syphilis, il ne marche pas contre la variole.
La mesure du succès, pour les médecins praticiens, c’est la guérison, et la guérison
directe de la syphilis c’est l’antibiotique.
Rappelons l’alternative Siegel envisagée par Fleck. « Une partie des cas de
syphilis serait regardée comme étant apparentée à la variole ou à d’autres maladies éruptives.
Une autre partie serait perçue comme des maladies constitutionnelles stricto sensu. » Je
considère qu’il n’existe pas de système de connaissances harmonieux qui inclurait à la fois le
concept de John Siegel et le miracle de la pénicilline. Tout le monde est d’accord sur un
point : un tel système n’est pas une possibilité historique. Mais ce n’est pas encore une
possibilité logique. Une conception dans laquelle la syphilis serait apparentée à la variole
n’est pas compatible avec la pénicilline, qui est parfaitement efficace contre la syphilis est n’a
aucun effet contre la variole.
Revenons au premier point de blocage : la thèse de la contingence. Elle contient
l’implication suivante : une médicine alternative à la nôtre « aurait pu réussir tout aussi bien –
selon les critères de détail qui se seraient développés avec cette médecine alternative – que la
médecine de notre temps, selon nos critères de succès. » Dans cet énoncé, extrait de Entre
science et réalité, j’étais assez généreux. J’envisageais des critères du succès différents des
nôtres. Mais la médecine pratique à un impératif catégorique. Le but est toujours d’obtenir la
guérison si c’est possible et si le patient le souhaite. Une syphilis siegelienne serait une
alternative possible à la nôtre seulement si les médecins avaient abandonné leur impératif de
guérison.
Peut-être la pénicilline était-elle la fin de l’histoire de la syphilis, mais pas parce que
nos connaissances sont complètes. Au contraire, elle est la fin de l’histoire parce qu’elle nous
laisse satisfaits dans notre état d’ignorance. Ilana Lowy m’a fait une remarque importante4. Il

3
R. A. Nelson et M. M. Mayer, Immobilization of Treponema pallidum in vitro by antibody produced in
syphilitic infection. The Journal of Experimental Medicine, 8 (1949): 369-393.

4
We may know about the spirochete, but we do not understand the causes of syphilis. We do not
understand why it remains merely latent and asymptomatic in many human hosts. We do not understand why a
tropical version of syphilis, associated with an identical bacterium, spiroch.pallida is non-venereal, and has a
different disease history. We do not understand why and when syphilis proceeds to the tertiary stage. In fact we
hardly ever see tertiary syphilis – it has been suggested that we all but eliminated it unwittingly in the 1950s
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se peut que nous connaissions le spirochète, mais nous ne comprenons pas pour autant les
causes de la syphilis. Nous ne comprenons pas pourquoi elle demeure le plus souvent latente
et asymptomatique chez beaucoup d’hôtes humains. Nous ne comprenons pas pourquoi une
version tropicale de la syphilis, associée à une bactérie identique, spiroch.pallida, n’est pas
vénérienne et relève d’une histoire pathologique différente. Nous ne comprenons pas
pourquoi et quand la syphilis passe au stade tertiaire. En fait, nous ne voyons pratiquement
jamais de syphilis tertiaire – on a suggéré qu’elle avait été pratiquement éliminée dans les
années 1950 sans qu’on s’en aperçoive, lorsque les médecins prescrivaient de la pénicilline à
tout va pour le moindre petit bobo. C’était totalement inefficace contre les rhumes, mais ça a
guéri beaucoup d’adultes d’une syphilis latente qui n’avait pas été détectée!
Dans cette conception, le spirochète est une cause intermédiaire de la syphilis. Nous ne
savons pas pourquoi la maladie évolue vers une forme virulente. Lowy suggère que nous
pourrions ne jamais le savoir, tout simplement parce que cela ne servirait à rien. On peut
soigner la syphilis sans cette connaissance. Aucun organisme ne financerait de telles
recherches. Les sociétés pharmaceutiques n’ont aucun intérêt à développer des connaissances
sur des maladies que l’on sait déjà guérir.
Permettez-moi de conclure sur une réflexion plus générale. Dans les années trente,
Wittgenstein a réalisé que les concepts sont en principe flous dans un sens très répandu. Ses
raisonnements relèvent du domaine de la possibilité logique et non de la possibilité
historique. À la même époque, Fleck à écrit ce livre qui montre que les concepts scientifiques
sont flous dans un sens vraiment historique et beaucoup plus restreint que le sens de
Wittgenstein. Je note que Barry Barnes, de l’école d’Édimbourg, n’a pas compris la
différence ici, sans doute parce qu’il n’a pas bien perçu la problématique de Wittgenstein, ni
peut-être de celle de Fleck.
Fleck nous a appris qu’il y a un temps où le concept de la vérole n’était pas déterminé
comme la maladie dont le pathogène est la spiroch.pallida. Ce n’est pas parce que, dans
le sens actuel de la syphilis, l’agent de la maladie n’est pas ce spirochète, mais parce
que l’extension logique du concept de syphilis n’était pas encore déterminée. (Voilà
où réside le germe d’une critique de la théorie de la référence de Putnam !) Après le
test de Wassermann, et la laboratorification (le passage) de la syphilis, la syphilis est
beaucoup moins floue qu’auparavant. Pour ne rien dire de la situation après l’arrivée
des antibiotiques. À mon avis, les observations d’Ilana Lowy impliquent que la
syphilis est encore un peu floue, mais par rapport à nos intérêts actuels, c’est
presque sans importance.
Passons à une autre pathologie, vraiment la maladie mentale d’aujourd'hui :
l’autisme. Ce qu’on appelle le spectre des troubles autistiques s’est élargi de manière
extraordinaire depuis vingt ans. Nous avons le syndrome d’Asperger, les autistes de
haut-niveau, l’entrée de l’autisme dans la connaissance générale, l’apparition, dans
les romans et les films, de héros ou de seconds rôles autistes. En ce moment
l’autisme est absolument flou. Personne ne sait ce que c’est que l’autisme, s’il s’agit
d’une pathologie ou de plusieurs. Les causes sont complètement inconnues. Je veux
dire que la situation est pire qu’avec la vérole au milieu du dix-neuvième siècle. Les

when doctors rashly prescribed penicillin for every little ailment. It was altogether ineffective against colds, but
it cured many adults of their unsuspected latent syphilis!
The spirochete, in this conception, is an intermediate cause of syphilis. We do not know why the disease goes
into a virulent form. Lowy suggests that we may never know, simply because the knowledge is worth nothing.
We can cure syphilis without that knowledge. No funding agency is going to pay for the necessary research.
Pharmaceutical companies have no interest in finding out about a disease that is already curable.
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collectif de chercheurs rivaux, avec des programmes de recherche concurrents, sont


tous persuadés que leur modèle de l’autisme est le bon. Personnellement, je préfère
les approches neurologiques Mais en réalité nous n’avons aucune idée de la
topographie du concept de l’autisme, de son extension au sens logique, qui sera la
réalité dans vingt ans. Quand je pense à l’autisme aujourd’hui, je le pense sur un
mode très fleckien. Ce que j’ai dis sur l’autisme et la référence dans le quatrième
chapitre de mon livre sur la construction sociale est très confus, parce que, en
l’écrivant, j’avais oublié mon Fleck.

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