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PSYCHOLOGIE PHYSIOLOGIQUE1

W. WUNDT
(1874)

Avant-propos2

Cet ouvrage, que je livre à la publicité, essaie de délimiter un nouveau domaine de la


science. Je suis bien convaincu, que cette tentative peut surtout faire douter, si son heure est
actuellement venue. Certes, les bases fondamentales anatomo-physiologiques de la branche de
la science, que j'étudie ici, ne sont pas toutes complètement assurées, et même le traitement
expérimental des questions psychologiques est absolument à ses débuts. Mais, pour s'orienter
sur la situation ou position exacte d'une science naissante, le meilleurs moyen, c'est - personne
ne l'ignore - de découvrir les lacunes encore existantes. Plus imparfait à cet égard sera le
premier essai, comme celui-ci, plus il exigera des améliorations. D'ailleurs, précisément en ce
domaine, la solution de nombreux problèmes a une étroite connexité avec d'autres faits, qui
souvent sont en apparence éloignés, de sorte qu'un coup d'œil jeté sur l'ensemble amène à
découvrir la véritable voie.
Pour un grand nombre de parties de ce livre, l'auteur a utilisé ses propres recherches;
pour les autres, il a tâché du moins de recourir au jugement de personnes compétentes. Ainsi,
l'abrégé d'anatomie cérébrale, esquissé dans la première section, s'appuie sur une conception
des rapports de forme, conception obtenue par la dissection multiple de cerveaux humains et
animaux. Au sujet d'une partie des matériaux employés à cet effet, comme pour la plupart des
renseignements dans ce domaine difficile, j'accomplis un devoir, en remerciant l'ancien
directeur du Musée anatomique d'Heidelberg, le professeur Fr. Arnold. [IV] L'examen
microscopique de la structure cérébrale réclame assurément un homme spécial : il fallait donc
me borner à comparer entre elles les données des divers auteurs et avec les résultats de
l'anatomie grossière du cerveau. Je laisse aux connaisseurs à décider, si le tableau des voies
centrales conductrices, dressé sur cette base fondamentale dans le quatrième chapitre, est

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Wundt, W. (1874). Grundzüge der Physiologischen Psychologie. (pp. III-VI). Leipzig : Engelmann.

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exact, du moins dans ses traits principaux. Que, dans quelques-unes de ses parties, des
compléments et des corrections soient encore nécessaires, je ne l'ignore point. On y trouvera
cependant une certaine garantie, c'est que les troubles fonctionnels, engendrés par
l'expérimentation physiologique, en opérant des coupes transversales ou l'ablation des
différentes parties centrales, concordent aisément avec ce tableau anatomique, ainsi que j'ai
tenté de le montrer dans le cinquième chapitre. Des recherches personnelles m'avaient souvent
fourni l'occasion d'observer la plupart des phénomènes, que je décris ici. Le sixième chapitre
résume les résultats de mes "Untersuchungen zur Mechanik der Nerven und Nervencentren",
en tant qu'ils se rapportent à l'important problème psychologique de la nature des forces, qui
déploient leur activité dans les éléments nerveux.
La deuxième et la troisième section ont trait absolument à des questions, qui, il y a
bien longtemps, avaient conduit l'auteur à s'occuper tout d'abord d'études psychologiques. En
1858, lors de la composition de ses "Beiträge zur Theorie der Sinneswahrnehmung", les idées
nativistes avaient encore, parmi les physiologistes allemands, une valeur presque incontestée.
Le but essentiel de cet écrit était de prouver l'inadmissibilité des hypothèses actuelles sur
l'origine des représentations tactiles et visuelles dans l'espace et de découvrir les fondements
physiologiques d'une théorie psychologique. Les opinions, que j'y soutenais, ont eu, depuis
cette époque, un large accès parmi les physiologistes, la plupart du temps sans doute sous une
forme, qui ne résisterait pas à une critique sévère. L'auteur espère que son nouveau livre
réussira à démontrer l'insuffisance de l'empirisme physiologique moderne, comme la
justification relative du nativisme, et la nécessité, pour ces deux conceptions philosophiques,
de recourir à une théorie psychologique mieux assise. L'hypothèse [V] des énergies
sensorielles spécifiques qui représente précisément un reste du vieux nativisme, ne peut plus,
à mon avis, être maintenue, malgré l'explication commode de nombreux faits, qu'elle admet. Il
est facile de le prévoir, ma critique rencontrera encore mainte contradiction. Mais celui, qui
embrassera d'un coup d'oeil l'enchaînement total, se soustraira difficilement à la solidité, à
l'importance des objections.
Les recherches de la quatrième section, principalement les expériences sur le début et
le parcours des représentations sensorielles éveillées par des impressions extérieures, ont
occupé l'auteur depuis quatorze ans, mais non sans avoir été interrompues par d'autres travaux
et par la création des appareils nécessaires. Les premiers résultats ont été communiqués, en
1861, au Congrès des naturalistes, à Spire. Depuis lors, plusieurs auteurs ont publié, sur ce

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Heidelberg, mars 1874.

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même sujet, des Mémoires qui sont dignes d'attention. Mais, personne [VI] n'avait encore
songé à appliquer les faits obtenus à la théorie de la conscience et de l'attention. J'aurai réussi
à donner au moins une conclusion provisoire à cette branche considérable de la psychologie
physiologique.
Finalement, comme je critique Herbart dans plusieurs endroits de ce livre, je ne puis
m'empêcher d'adresser une prière au lecteur: que par cette polémique il juge de l'importance
attribuée par moi aux travaux psychologiques de ce philosophe; c'est à Kant et ensuite à
Herbart, que je dois le plus, en ce qui concerne la formation et le développement de mes
opinions philosophiques. De même, au sujet de la lutte engagée dans l'un des derniers
chapitres contre la théorie des mouvements d'expression de Darwin, j'ai à peine besoin de
faire ressortir, combien mon ouvrage est imprégné des idées générales, qui, grâce à Darwin,
constituent désormais une acquisition impérissable pour les sciences naturelles.

INTRODUCTION3

1. Objet de la psychologie physiologique. Le titre de ce livre indique déjà que


j'entreprends de combiner deux sciences, qui, bien qu'elles s'occupent l'une et l'autre presque
d'un seul et même sujet, de l'étude particulière de la vie humaine, ont néanmoins parcouru
pendant longtemps des routes différentes. La physiologie répand sa lumière sur ces
phénomènes biologiques que perçoivent nos sens externes. Dans la psychologie, l'homme se
voit, pour ainsi dire, du dedans et cherche à s'expliquer l'enchaînement des faits que lui offre
cette observation intérieure. Malgré l'aspect si divers que semblent présenter généralement
dans leur contenu notre vie interne et notre vie externe, toutes deux ont cependant de
nombreux points de contact; car l'expérience interne est continuellement influencée par les
agents extérieurs, et nos états internes exercent souvent une action décisive sur l'évolution du
fait externe. C'est ainsi que se forme un cercle de phénomènes biologiques simultanément
accessible à l'observation externe et interne; un domaine limitrophe qui, aussi longtemps que
la physiologie et la psychologie en général séparées l'une de l'autre, sera convenablement
assigné à une science particulière qui leur est intermédiaire. Mais, de ce domaine limitrophe,
s'ouvrent spontanément des horizons qui s'étendent dans les directions les plus variées. Une
science, qui a pour objectif les points de contact de la vie interne et externe, sera obligée de

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Wundt, W. (1874). Grundzüge der Physiologischen Psychologie. (pp. 1-8). Leipzig : Engelmann.

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comparer, autant que possible, avec les notions qu'elle aura acquises à ce sujet, l'ensemble des
données fournies par les deux autres sciences, dont elle est l'intermédiaire, et toutes ses
explorations convergeront finalement vers cette question ; quelle est la connexion mutuelle de
l'existence interne et externe, dans leur principe dernier et fondamental ? La physiologie et la
psychologie peuvent, chacune en soi, [2] éviter facilement cette question. Il est impossible à la
psychologie physiologique de l'esquiver.
Par conséquent, nous imposons à notre science une double tâche. Elle doit,
premièrement, scruter ces phénomènes biologiques qui, tenant le milieu entre l'expérience
interne et externe, nécessitent l'application simultanée des deux méthodes d'observation
externe et interne; deuxièmement, utiliser les vues auxquelles l'a conduite l'investigation de ce
domaine, à éclairer l'ensemble des phénomènes biologiques, afin de mieux dévoiler et de
comprendre l'être humain tout entier.
Sous un certain rapport, cette étude exige une délimitation encore plus rigoureuse. En
parcourant les routes situées entre la vie interne et externe, la psychologie physiologique suit,
d'abord, celles qui conduisent du dehors au dedans. Elle commence par les phénomènes
physiologiques et essaie de démontrer leur mode d'influence sur le domaine de l'observation
interne; ensuite, son examen s'étend aux réactions que l'être interne exerce contre l'être
externe. Aussi, les regards qu'elle jette vers les deux sciences fondamentales, où elle s'est
intercalée, sont-ils spécialement dirigés du côté psychologique. C'est ce qu'exprime ce terme
de psychologie physiologique. Il désigne l'étude psychologique comme l'objet particulier de
notre science et n'ajoute le point de vue physiologique, que comme une détermination plus
précise. La raison du rapport, que nous établissons entre ces deux sciences, c'est que tous ces
problèmes, qui ont trait aux corrélations de la vie interne et externe, ont été jusqu'à ce jour un
élément constituant de la psychologie; tandis que la physiologie avait résolument exclu du
cercle de ses études les questions qui réclamaient l'intervention particulière de la spéculation.
Cependant, les psychologues contemporains ont simultanément commencé par se rendre plus
familiers avec l'expérience physiologique, et les physiologistes ont senti la nécessité de
consulter la psychologie, relativement à certaines questions limitrophes, auxquelles ils se
heurtaient. Résultant de semblables besoins, ce rapprochement a donné naissance à la
psychologie physiologique. Les problèmes de cette science, si voisins qu'ils soient de la
physiologie, et bien qu'ils empiètent souvent sur le terrain propre de celle-ci, ont, jusqu'à
présent, appartenu en grande partie au domaine de la psychologie, et l'instrument, dont elle se
sert pour triompher de ces problèmes, est également emprunté aux deux sciences mères.
L'observation psychologique de soi-même est aidée, pas à pas, par l'emploi des méthodes de

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la physiologie expérimentale et l'application des procédés de celle-ci à l'observation interne a
donné naissance à une branche spéciale [3] de l'investigation expérimentale, aux méthodes
psychophysiques. Si l'on veut attacher la principale importance à la spécificité de la méthode,
notre science ou la psychologie expérimentale se distinguera donc de la psychologie ordinaire,
qui est purement basée sur l'observation de soi-même.
Deux phénomènes principaux marquent nettement ces limites, ou l'observation externe
est insuffisante sans l'interne, et ou celle-ci est obligée de recourir à la première: ce sont la
sensation, fait psychologique, qui dépend directement de certaines conditions fondamentales
extérieures, et le mouvement d'impulsion interne, phénomène physiologique, dont les causes
ne sont généralement révélées, que par l'observation de soi-même. Dans la sensation, nous
voyons le mur de séparation des deux domaines, pour ainsi dire, du dedans, du côté
psychologique; dans le mouvement, nous le voyons du dehors, du côté physiologique.
La sensation est d'abord déterminée, en intensité et en qualité, par ses causes externes,
en d'autres termes, par les excitants physiologiques des sens. Mais, sous l'influence des
conditions préliminaires, données dans l'observation interne, elle subit d'autres
transformations plus considérables. Grâce à ces conditions, les sensations engendrent les
représentations (Vorstellungen) des choses extérieures; les représentations s'ordonnent en
séries et en groupes, afin de rester plus ou moins longtemps à la disposition de la conscience;
et les mouvements de l'âme, les plus divers, se combinent avec les représentations et le cours
qu'elles suivent. Cependant, même dans ces circonstances, les influences extérieures
manifestent continuellement leur action: la succession et la combinaison des représentations
sont, en partie, déterminées par la succession et la combinaison des impressions; la
construction qu'opèrent les représentations simples pour produire les représentations
composées, est liée aux propriétés physiologiques de nos organes sensoriels et moteurs; enfin,
même le cours interne des pensées est accompagné d'états et de phénomènes déterminés, dans
les organes centraux du système nerveux. C'est ainsi, que des conducteurs (nerveux)
s'étendent de la périphérie psychophysique, jusqu'au milieu des profondeurs de la vie de
l'âme.
D'autre part, les phénomènes internes se réfléchissent en mouvements externes. Ceux-
ci ramènent à son point de départ le cercle des processus qui se déroulent de tous côtés entre
l'être externe et interne. Le lien psychologique intermédiaire est absent dans les plus simples
de ces mouvements, ou échappe du moins à l'observation de soi-même : dans ce cas, le
mouvement apparaît comme un réflexe [4] direct de l'excitant. Mais, à mesure que ces
phénomènes psychologiques se manifestent entre l'impression et le mouvement qu'elle met en

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jeu, ce dernier, après s'être déroulé dans l'espace et réalisé dans la temps, s'affranchit
davantage de sa dépendance vis-à-vis de l'impression; et, pour expliquer le mouvement, il faut
recourir de plus en plus aux conditions que présente l'observation interne, jusqu'à ce que
finalement cette observation, toute seule, nous rende directement compte du commencement
du phénomène. Ici, nous arrivons à l'anneau terminal de la série: si, pour le mouvement
réflexe, le milieu psychologique nous échappe, de même, dans le second cas, le
commencement physiologique se dérobe; le phénomène interne et la réaction externe, exercée
contre lui, nous sont seulement accessibles.
D'après son objet, la psychologie occupe une place intermédiaire entre les sciences
naturelles et les sciences morales. Elle a de l'affinité avec les premières, parce que les faits
internes et externes comportent l'application de principes d'examen et d'explication, qui sont
identiques, en tant que le concept de fait l'exige ordinairement. Elle constitue la théorie
fondamentale des sciences morales; car, toute manifestation de l'esprit humain a sa cause
dernière dans les phénomènes élémentaires de l'expérience interne. L'histoire, la
jurisprudence, la politique, la philosophie de l'art et de la religion se ramènent par conséquent
aux principes d'explication psychologique. Mais la psychologie physiologique, qui s'occupe
spécialement de vérifier les relations du fait externe et interne, a encore place, par une moitié
d'elle-même, dans les sciences naturelles ; et, par suite, elle est l'intermédiaire le plus intime
entre celles-ci et les sciences morales.
Parmi les sciences naturelles, on distingue communément les descriptives et les
explicatives ou les diverses branches de l'histoire et de la science de la nature. Toutes deux
dépendent l'une de l'autre; car, la description n'acquiert de valeur scientifique, qu'autant
qu'elle repose sur des principes explicatifs; tandis que, d'autre part, la description et la
classification des phénomènes qui est basée sur la description, préparent la voie à
l'explication. Moins une science est avancée, plus la description et l'explication y sont
confondues. Les essais de classification sont, ordinairement, regardés comme des
explications. C'est ainsi que la plupart des opérations de la psychologie empirique
appartiennent spécialement, et même parfois à son insu, au domaine de l'histoire naturelle de
l'âme. L'analyse psychologique des problèmes historiques et ethnographiques, qui s'est élevée
dernièrement au rang d'une véritable science, se rattache, dans une plus large étendue encore,
à l'histoire naturelle de l'âme. [5] Car, la socio-psychologie [Völkerpsychologie] étudie
ordinairement des phénomènes complexes qui doivent recevoir les lumières de la conscience
individuelle, puisqu'il faut les subordonner aux lois psychologiques, découvertes par celle-ci.
Au contraire, les recherches de la psychologie physiologique ressortissent généralement à la

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science de l'âme. Tous ses efforts ont pour but d'expliquer les phénomènes psychiques
élémentaires, qu'elle s'applique à découvrir, en partant d'abord des phénomènes
physiologiques, qui sont connexes aux premiers. Ainsi, notre science ne prend pas
immédiatement son point de vue au milieu du théâtre de l'observation interne, mais elle tâche
d'y pénétrer du dehors. C'est pourquoi elle peut justement recourir au moyen le plus efficace
de l'explication de la nature, à la méthode expérimentale. Or, l'essence de l'expérimentation
consiste à modifier à volonté les conditions du fait et à imprimer à ces conditions une
altération, quantitativement déterminable, s'il s'agit d'obtenir la connaissance des relations
constantes qui existent entre les causes et les effets. Seules, les conditions physiques externes
des phénomènes internes peuvent, du moins avec quelque certitude, être modifiées à volonté;
et, avant tout, seules elles sont accessibles à une détermination directe de mensuration. Donc,
il ne peut être évidemment question que d'une application de la méthode expérimentale au
domaine limitrophe, celui de la psychophysique. On aurait tort cependant de vouloir contester,
pour ce motif, la possibilité d'une psychologie expérimentale. Sans doute, il est certain, qu'il
n'existe que des expérimentations simplement psychophysiques, et qu'aucune n'est purement
psychologique, si toutefois on donne cette dernière appellation aux expérimentations, qui
négligent entièrement les conditions externes du fait interne. Or, la modification qui est
engendrée par la variation d'une condition, ne dépend pas simplement de la nature de la
condition, mais bien aussi de la nature du conditionné. Par conséquent, les modifications qui
ont lieu dans le fait interne, lorsqu'on change les influences externes, dont il dépend, serviront
justement à éclairer la nature de ce fait interne. En ce sens, toute expérimentation
psychophysique doit être, en même temps, appelée psychologique.

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