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ENS

Éditions
L’empire des gènes | Jacques G. Ruelland

11. L’idéologie de la
sociobiologie
p. 231-257

Texte intégral
À force de vouloir rechercher les origines, on
devient écrevisse. L’historien voit en arrière ; il
finit par croire en arrière.
Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles
1 Certains modèles ont un effet important, mais indirect,
sur la formulation des théories sociobiologiques : ce
sont les idéologies, qui sont des « modèles
inconscients », des schèmes de valeurs, des ensembles
d’idées qui guident le savant – ou quiconque – à son
insu, dans le choix qu’il croit exercer librement en
agissant de telle ou telle manière, en formulant telle ou
telle théorie, en développant telle ou telle hypothèse.
2 Wilson affirme que « le marxisme est en grande partie
une sociobiologie sans biologie »1 ; ailleurs, il se réclame
de la pensée freudienne ; ailleurs encore, il cite Camus ;
cela ne fait pas de lui un marxiste, un psychanalyste ou
un existentialiste, mais constitue seulement un indice
sur les sources idéologiques possibles de la
sociobiologie. L’idéologie travaille toujours à deux
niveaux : au niveau de la pensée, c’est-à-dire de la
conscience (au sens moral), et au niveau de l’action,
justifiant la nécessité dont elle investit celle-ci par la
transformation qu’elle fait subir à celle-là.
3 Les sociobiologistes américains comme Wilson
n’échappent pas à la règle générale : pour eux aussi,
l’idéologie est l’ensemble des idées de la classe
dominante à une époque déterminée2 – la classe
dominante étant, dans leur cas, non seulement celle des
scientifiques, mais aussi celle d’une certaine élite
intellectuelle américaine, une élite scientiste, qui croit
que la science est à même de résoudre tous les
problèmes de l’humanité et, bien sûr, la science du plus
puissant pays au monde : les États-Unis d’Amérique.
Quant aux sociobiologistes non américains – fort rares, -
au demeurant –, ils épousent les mêmes vues et se
trahissent pas leur scientisme et leur
« américanophilie » : une confiance aveugle en la
science, une absence d’esprit critique à l’endroit des
théories les plus récentes et les plus prometteuses
quoique souvent aussi les plus étonnantes (des théories
« à la fine pointe du progrès », comme l’on dit), une
absence de conscience sociale, c’est-à-dire de conscience
des dangers que peuvent représenter certaines théories
pour la société, ou une pleine conscience de ces dangers
doublée de la conviction que ces derniers constituent en
fait un « progrès », regrettable mais nécessaire, pour
l’humanité.
4 L’idéologie des scientifiques allemands sous le iiie Reich
prétendit que la race aryenne était supérieure aux
autres ; cela mit en péril les autres « races », jugées
inférieures, et s’est traduit par le massacre de millions
de victimes innocentes, des êtres décrétés « inférieurs ».
L’effet de cette action sur la conscience (au sens moral)
de la plupart des savants qui avaient mis au point les
diverses théories que commandait leur idéologie fut nul.
Ils croyaient ainsi assurer l’avenir de « leur » race.
L’idéologie avait fait son travail : elle avait transformé
les « dangers » en « progrès » pour la « race » aryenne,
et elle avait justifié la nécessité absolue et
incontournable de cette action. Sans insinuer que la
sociobiologie humaine puisse avoir des conséquences
aussi désastreuses que l’idéologie nazie, elle suit les
mêmes schèmes conceptuels. Elle occulte les dangers
potentiels qu’elle fait courir à l’humanité et justifie
certaines actions éventuelles ou réelles dans divers
domaines, principalement dans le domaine
sociopolitique. Pour agir ainsi, il faut que la
sociobiologie humaine soit déjà elle-même une
idéologie ; mais pour devenir telle, elle doit avoir des
racines idéologiques, elle doit elle-même être bâtie sur
des fondements idéologiques.
5 Il existe au moins trois preuves du caractère idéologique
de la sociobiologie humaine :

1. La définition des comportements expliqués par la


sociobiologie a varié au moins quatre fois dans les
écrits de Wilson, dans un court laps de temps, signe
évident qu’elle ne repose pas sur des bases
scientifiques sûres.
2. La nature de l’entreprise sociobiologique dépasse
largement l’objectif normal d’une théorie
scientifique en menaçant de « cannibaliser » les
disciplines dans lesquelles elle puise ses propres
fondements.
3. L’examen de la sociobiologie permet d’établir une
filiation entre plusieurs idéologies bien connues et
les idées qui la sous-tendent.
6 Habituellement, les théories scientifiques
contemporaines laissent entendre que l’acception d’un
concept est déterminée dans le temps ; chaque concept
subit des transformations de sens qui lui donnent à
chaque fois et, selon chaque théorie, une définition
différente. Une théorie scientifique cohérente n’adopte
qu’une seule acception des concepts qu’elle formule,
mais elle tient compte également des diverses mutations
historiques que chacun d’eux a subies, afin de les définir
à la fois en fonction de ses exigences légitimes de
cohérence interne et de la rigueur, de l’absence
d’ambiguïté que requiert une telle théorie. Les
sociobiologistes changent également le sens des
principaux concepts qu’ils utilisent ; toutefois, ce n’est
pas dans le but de faire évoluer leur théorie, mais au
contraire de la sauvegarder dans son état initial le plus
longtemps possible.
7 La sociobiologie s’abstient de définir avec précision et
de manière univoque les concepts qu’elle mobilise et ne
tient nul compte de leur histoire respective, donnant
ainsi à entendre que la définition qu’elle donne de ces
concepts est toujours identique à elle-même et qu’aucun
d’eux n’évolue. Cette économie de définition critique des
concepts de la théorie a pour effet de faire croire que
leur définition sociobiologique est acceptée comme
scientifique par la communauté des savants ; elle a aussi
pour effet secondaire de faire en sorte que la cohérence
interne de la théorie sociobiologique soit ainsi assurée,
quoiqu’elle ne repose alors que sur un artifice, une
illusion consistant à faire croire qu’il y a cohérence
réelle là où il n’y a qu’apparence de cohérence : si les
concepts de la théorie sociobiologique semblent former
un ensemble logiquement cohérent, ce n’est là que
l’effet de leur définition univoque, non critique et
anhistorique.
8 George W. Barlow présente trois sources de la
sociobiologie : la génétique évolutionniste, l’écologie et
l’éthologie3. Au sujet de l’écologie, il reconnaît qu’elle n’a
servi que d’arrière-fond à la sociobiologie et que son
rôle a été beaucoup moins important que celui des deux
autres disciplines dans l’élaboration de la théorie. En
effet, la sociobiologie humaine ne présente pas de thèses
proprement « écologistes ». Mais Barlow reconnaît aussi
que la sociobiologie humaine a fait l’objet d’âpres
critiques de la part d’anthropologues et de savants
œuvrant en sciences sociales. Il admet que certains
aspects de la théorie sociobiologique peuvent soutenir
des idées sexistes ou racistes. Mais il ne va pas plus loin
que ce simple constat.

Le scientisme de la sociobiologie
9 En présentant la sociobiologie humaine comme la
nouvelle synthèse qui donnera aux sciences sociales les
assises scientifiques qui lui manquent, Wilson évite de
la fonder sur une position philosophique clairement
exposée. Mais cela ne l’empêche pas d’être lui-même
influencé par des idéologies et de les exprimer peut-être
à son insu. La sociobiologie s’abreuve de formules
idéologiques visant à reculer les bornes de
l’individualisme au profit d’une sorte de prise en charge
de l’individu par l’État et surtout par les scientifiques.
Son recours constant à des lois de développement
téléologique et son dessein eschatologique la
métamorphosent en historicisme pronaturaliste. La
seule chose qui soit quelque peu rassurante dans ce
tableau, est le fait que la science n’a pas encore pu
répondre à toutes les questions que la philosophie lui
pose4.
10 En se développant autour de thèses scientifiques, la
sociobiologie humaine présente un danger : celui de ne
plus être qu’une idéologie scientiste. Nombre
d’idéologies scientistes ont généré des catastrophes
sociales et n’ont servi ni la science ni l’humanité. Parmi
les idées scientistes véhiculées par la sociobiologie
humaine, il y a le sexisme, l’eugénisme et le racisme, qui
ont en commun le fait de constituer un raisonnement où
l’on infère l’inégalité de la diversité5, ce qui constitue un
sophisme, et de générer des règles de vie sociale (c’est-à-
dire des énoncés normatifs) à partir de constats factuels
(c’est-à-dire des énoncés de faits), ce qui est logiquement
inacceptable. Ce procédé, connu depuis Henry Sidgwick
et George E. Moore sous le nom de naturalistic fallacy,
avait déjà été décrit par David Hume en 1739 dans son
Traité de la nature humaine6. Les caractéristiques
sexistes, eugénistes et racistes de la sociobiologie la
mettent dans une position où, non seulement l’on ne
pourrait la prendre au sérieux d’un point de vue
scientifique, mais où encore elle se révèle comme le pur
produit de ce que Louis Althusser appelait « la
philosophie spontanée des savants ».
11 Au sujet du raisonnement qui infère l’inégalité des
hommes à partir de leur diversité, Albert Jacquard fait
remarquer que la notion d’inégalité ne peut s’employer
que pour des quantités et non pour des qualités7. Si l’on
admet la singularité génétique de chaque individu, on
ne peut soutenir qu’un individu soit supérieur à un
autre, à moins que l’on ne parle que de la quantité de
gènes qu’il véhicule. On ne peut parler d’inégalité que si
l’on peut comparer deux éléments à un même étalon-
mesure8. En outre, on ne peut juger de la qualité d’un
patrimoine génétique que par rapport à un milieu
biologique et social qui fixe des critères de normalité
toujours variables – puisque toujours en évolution. Il ne
peut y avoir d’étalon-mesure dans ces conditions. Un
même amalgame de gènes peut être bénéfique ou
néfaste selon les circonstances9. Ces problèmes relèvent
de la logique, des choix méthodologiques et des abus de
langage, et débouchent tous sur des questions d’éthique.

Le sexisme
12 Nul ne songe à contester les différences biologiques qui
existent entre hommes et femmes, ou entre mâles et
femelles d’une espèce animale. Non seulement les êtres
sexués sont différents de par leur sexe, mais ils le sont
également entre eux de par leur bagage génétique
individuel. Aucun homme n’est la copie conforme d’un
autre et, à plus forte raison, ne peut être la copie d’une
femme ! Le problème du sexisme apparaît lorsque, sur
ce rapport de différence dans la diversité, on fonde un
rapport de supériorité d’un sexe sur un autre. À maintes
reprises, le discours sociobiologique consacre la
« naturalité » de la différence entre hommes et femmes
pour démontrer l’infériorité de celles-ci. Dans la
perspective sociobiologique, le fait de définir le rapport
homme / femme comme une lutte amène à penser que,
l’homme étant « plus fort » que la femme (sous la
plupart des aspects : économique, social, physique), la
lutte entre les sexes aboutit nécessairement à la victoire
de l’un sur l’autre, le vainqueur étant alors considéré
comme supérieur au vaincu.
13 La sociobiologie étaye ses thèses sexistes sur des
données biologiques mal utilisées. C’est l’usage abusif de
ces arguments qui permet de taxer ces thèses de
sexisme scientiste. Wilson s’est vigoureusement défendu
contre les accusations de sexisme portées à l’endroit de
ses théories. Michael Ruse s’insurge contre cette
interprétation : il n’y a rien de sexiste dans la
description d’une réalité10, dit-il : les hommes et les
femmes sont en perpétuelle lutte pour conserver leurs
avantages au sein de l’espèce, et dans cette lutte, les
victimes sont les femmes. Cependant, il ne s’agit pas ici
de discuter ce que chacun peut constater, mais plutôt de
critiquer le choix méthodologique consistant à utiliser
dans la compréhension de rapports humains le concept
purement biologique de lutte pour l’existence. C’est de
ce choix méthodologique que découle le caractère
sexiste du constat empirique des sociobiologistes, et non
des faits eux-mêmes, car ceux-ci ne peuvent générer des
normes – et encore moins des normes méthodologiques.
14 Ruse relève un « cas » de sexisme dans les dessins
illustrant Sociobiology : ces illustrations furent réalisées
par une dame, Sarah Landry, qui esquissa, d’après les
directives d’une équipe de biologistes11, des scènes de la
vie aux temps préhistoriques (notamment l’illustration
27-512, montrant des hommes primitifs chassant
l’éléphant, l’hyène et le léopard ; les femmes sont
absentes de cette image). Sur la base de cette illustration
et d’autres, des critiques accusèrent Wilson de
sexisme13. Ruse trouve cette accusation un peu faible14 –
ce dont nous convenons. On peut supposer que Sarah
Landry, en tant que graphiste, n’avait pas les
connaissances nécessaires pour discuter du sexisme des
thèses sociobiologiques ; en outre, elle ne faisait
qu’exécuter une commande, en suivant strictement les
directives données par une équipe de biologistes qui
n’étaient pas tous des hommes15. Toutefois, ce ne sont
pas les illustrations de Sociobiology, ni même les
métaphores utilisées par l’auteur qui prouvent le
sexisme de sa théorie, mais plutôt les présuppositions
méthodologiques et les concepts de base que l’on trouve
aux sources de la théorie – non seulement chez Wilson
d’ailleurs, mais aussi chez les autres sociobiologistes.
15 Un des choix méthodologiques douteux des
sociobiologistes se trouve dans leurs théories
anthropologiques et paléontologiques. Partant de l’idée
formulée par Darwin selon laquelle la sélection
naturelle opère aussi dans le domaine de la sexualité,
les anthropologues actuels expliquent celle-ci en termes
de « combat pour la vie » et de « victoire du mieux
armé ». Quelle victoire ? Celle de se reproduire en
donnant naissance à des rejetons « viables », en bonne
santé. C’est ainsi qu’Helen E. Fisher expose cette thèse
en traçant en huit étapes l’historique de l’infériorisation
des femmes16. Certains généticiens vont même lier
l’évolution du bagage génétique humain à l’adoption de
la bipédie17. Cette hypothèse anthropologique, devenue
classique puisqu’elle est reprise dans plusieurs ouvrages
de sexologie18, d’ethnologie, de génétique, etc., n’est
fondée que sur des observations très discutables du
monde animal et de quelques squelettes d’humanoïdes
préhistoriques. On la retrouve dans l’œuvre de Wilson ;
mais cette idée s’est généralisée parmi les scientifiques
de tous domaines ayant épousé les thèses de la
sociobiologie.
16 Tout en appuyant les thèses sociobiologiques, Fisher
n’étaye pas sa théorie avec des arguments d’ordre
génétique. Mais il ne faudrait pas en conclure que les
généticiens sociobiologistes tiennent un autre discours :
en termes de génétique, la sexualité est le théâtre d’une
lutte serrée de certains gènes, à travers la sélection
sexuelle, pour faire valoir leurs droits ! Dawkins déclare
à ce propos que « Vous ne pouvez parler de sélection de
parentèle ou de n’importe quelle autre forme de
sélection darwinienne sans tenir compte explicitement
ou autrement des gènes qu’elle implique »19. Dawkins
expliquait ailleurs la « guerre des sexes » (the battle of
sexes)20 par la nécessité de survie de la « machine
génique » (the gene machine)21. Il en résulte que la
sexualité est envisagée sous l’angle de la compétition :
« Si une femelle accroît son aptitude en choisissant ses
partenaires sexuels mâles, elle supplantera les femelles
qui ne font pas de tels choix »22. Il faut alors s’attendre à
ce que les « moyens » utilisés par les humains ou les
animaux pour faire valoir leurs « charmes » et attirer le
ou la partenaire (la taille, la force musculaire, le
plumage, les cris, etc.) soient eux aussi génétiquement
déterminés, puisque profitables au vainqueur23. Ce
point de vue permet d’expliquer la « distribution » ou la
« démographie sexuelle » d’une espèce (sex-ratio)24, mais
aussi certains comportements comme l’infanticide chez
les Yanomamis25. Dans tous les cas, il s’agit d’un enjeu :
la survie de l’individu dans sa progéniture ou la
reproduction du patrimoine génétique. C’est pourquoi
« Les sociobiologistes considèrent l’attraction sexuelle
humaine très proche de la survie génétique »26.
17 Il est curieux de constater que l’hypothèse de la lutte
sexuelle comme moyen de sélection naturelle ait tant
séduit les sociobiologistes, puisqu’il a été démontré
qu’elle conduit à un paradoxe : selon George C.
Williams, la survie des êtres vivants est bien plus
fonction de leur coopération que de leurs luttes ; en
conséquence, la « lutte pour l’existence » devrait être
fatale aux espèces, plutôt que bénéfique27.

Le darwinisme comme source du sexisme de la


sociobiologie humaine
18 Quoique certains des auteurs avouent ne rien savoir des
mécanismes de sélection sexuelle et de régulation
démographique des sexes28, tous se fondent sur The
Descent of Man and Selection in Relation to Sex de
Darwin (1871) pour affirmer l’existence d’une sélection
sexuelle. Certains philosophes favorables à la
sociobiologie, comme Ruse, ne voient aucune malice à
décrire ce qui leur paraît être la réalité29. Quelques-uns
ne songent même pas à étayer leur point de vue : le fait
qu’ils soient évolutionnistes justifie par lui-même le
recours à Darwin. Mais aucun ne se pose la question des
motivations profondes de Darwin dans l’élaboration de
sa théorie de la sélection sexuelle. Selon Yvette Conry,
La Descendance de l’homme est bien plus le produit
d’une idéologie que le résultat d’une investigation
scientifique :
Ce dont hérite La Descendance et ce sur quoi elle
fonctionne, c’est d’une part un savoir à titre de matériau
informatif et d’instrument de travail (l’anthropologie
humboldtienne, les recherches sur l’anatomie et
l’embryologie comparées du cerveau, les premiers
dépouillements d’archéologie préhistorique parmi
d’autres), d’autre part une modélisation axiologique, en
l’occurrence des normes d’estimation non critiquées,
aussi bien véhiculées par les lectures darwiniennes – il
n’est que de citer Spencer, Greg, Bagehot, Galton, etc. –
que diffuses mais dominantes dans l’ordre bourgeois
européen du xixe siècle : l’apologie du mariage contre
l’abomination morale et dysreproductive du célibat, la
légitimation de la propriété, les mythes colonisateurs, la
souveraineté du technologique pour l’évaluation de
degré de civilisation : tous ces stéréotypes sont colportés
communément et pris en compte dans La Descendance à
travers une ethnologie naissante qui y sacrifie, voire s’y
fonde.30
19 Si la sociobiologie est sexiste, c’est parce qu’elle s’inspire
du darwinisme, et que celui-ci l’est aussi ; si le
darwinisme est sexiste, c’est parce qu’il est le reflet, ou
plutôt une partie constitutive du discours de l’idéologie
dominante dans laquelle baignait Darwin au moment
de la rédaction de La Descendance de l’homme, cette
idéologie étant notamment, d’un point de vue actuel,
sexiste, mais aussi eugéniste et raciste.
20 Les valeurs conservatrices soulignées par Conry sont
bien celles que l’on retrouve dans la théorie
sociobiologique : le mariage y est vu comme un acte de
reproduction qui permet (selon les points de vue) la
survie du patrimoine génétique ou la survie de la mère
et de l’enfant chez les « primitifs » ; la femme et les
enfants y sont considérés comme les « propriétés » du
mâle ; l’homosexualité masculine est un mystère : les
homosexuels auraient en fait un comportement
altruiste consistant à se sacrifier pour que d’autres, plus
« aptes », se reproduisent ; quant à l’homosexualité
féminine, il n’en est jamais question ; le déterminisme
biologique explique le territorialisme, l’appétit du gain –
donc le colonialisme ; enfin, les « primitifs » sont traités
comme s’ils étaient arriérés, inférieurs et surtout moins
intelligents que les Occidentaux d’aujourd’hui.
21 En choisissant délibérément de se fonder sur une
théorie datant de 1871 pour élaborer la sienne en 1975,
Wilson n’a pas seulement adopté la méthodologie
darwinienne, c’est-à-dire le recours à des hypothèses
encore controversées sur l’origine de l’homme, le
fonctionnement du cerveau, les spéculations autour des
découvertes de la paléontologie, etc., il a également
épousé les valeurs idéologiques qui ont guidé Darwin –
consciemment ou inconsciemment : cela est un autre
débat – dans la rédaction de sa théorie, ces valeurs
constituant l’idéologie dominante de son temps.
La théorie freudienne comme source du sexisme de la
sociobiologie humaine
22 Une autre preuve de la « proximité parentale » entre
l’idéologie sexiste et la théorie sociobiologique se
retrouve dans l’insistance de Wilson à se réclamer de
Freud. Or, il a été amplement démontré par des travaux
récents que la psychanalyse freudienne est largement
fondée sur des vues sexistes du xixe siècle (c’est-à-dire
des vues que l’on qualifie actuellement de sexistes, à la
lumière des valeurs sociales d’aujourd’hui), mais aussi
qu’elle est le produit exemplaire de l’idéologie de son
époque, comme l’a d’ailleurs soutenu Bronislaw
Malinowski à propos, précisément, de la sexualité dans
les sociétés « primitives » et de la prétention non fondée
du complexe d’Œdipe à l’universalité31. Ruse souligne le
fait que si, réellement, à la fin du xixe siècle, les femmes
se considéraient elles-mêmes comme inférieures aux
hommes et que la société en général favorisait ceux-ci
au détriment de celles-là, alors la théorie freudienne
n’est pas sexiste eu égard à son contexte historique,
quoiqu’elle puisse apparaître maintenant comme telle.
Il soutient en outre que Freud ne « ménage » pas plus
l’homme que la femme, car si celle-ci souffre de ne pas
avoir de pénis, celui-là craint que son père ne le castre
s’il copule avec son véritable amour – sa mère32. Mais
une réhabilitation aussi partiale de la théorie
freudienne ne suffit pas à l’exonérer de l’accusation de
sexisme, car ce n’est pas seulement sur la théorie de la
sexualité infantile que Freud fonde la psychanalyse,
mais aussi sur la sexualité telle qu’elle se manifeste à
tous les âges et à tous les niveaux, notamment dans
l’explication de l’origine des névroses, dans la
formulation de l’idéal du moi, etc. En fait, toute la
théorie freudienne baigne dans ce que l’on juge
actuellement être du sexisme mais qui n’était en fait, à
son époque, que des études sur la sexualité.
23 La pudeur qui a longtemps régné sur la sexualité –
jusqu’à ce que se manifeste ce que Wilhelm Reich
qualifie de « révolution sexuelle » des années 1960 – est
encore responsable, dans l’esprit de beaucoup de gens
et notamment chez Wilson, d’une confusion des
rapports de l’inconscient avec la sexualité. Sans être
réellement sexiste à l’époque de Freud, la psychanalyse
freudienne doit maintenant paraître telle à ceux qui
estiment pouvoir s’en réclamer pour établir une théorie
qui veut fonder l’une de ses thèses sur la prétendue
infériorité de la femme par rapport à l’homme. Dans ce
cas, le recours à la psychanalyse freudienne porte à
faux et la thèse en question est sans fondement. C’est
bien le problème que rencontre la sociobiologie
humaine, dont le caractère sexiste ne fait pas de doute :
« Le sexisme est une excroissance de la théorie elle-
même »33. La sociobiologie humaine a ainsi voulu
trouver son fondement dans une théorie du xixe siècle
qui fait encore autorité dans plusieurs milieux à l’heure
actuelle, mais elle n’a pas eu soin de critiquer ce
fondement à la lumière des valeurs que véhiculait la
psychanalyse lors de sa création et de celles qu’elle
véhicule actuellement ; la sociobiologie humaine a en
outre omis de se demander si, dans le contexte même de
son élaboration en 1975, elle pouvait décemment
chercher son fondement dans une théorie actuellement
jugée comme sexiste alors que le sexisme est, depuis la
« révolution sexuelle », au nombre des attitudes bannies
par la nouvelle philosophie de vie des Occidentaux.
L’erreur de Wilson n’est pas seulement d’avoir omis
d’évaluer le « sexisme » actuel de la psychanalyse – ce
qui constitue une faute épistémologique – mais aussi d’y
avoir eu recours pour fonder sa théorie – ce qui
constitue une position éthique pour le moins
surprenante.
24 Le problème du sexisme de la théorie sociobiologique
n’est pas en fait celui de l’occurrence effective d’énoncés
sexistes dans le texte des sociobiologistes – voire dans
les illustrations de leurs œuvres ; c’est plutôt celui du
choix méthodologique consistant à se référer
explicitement, à l’heure actuelle, à des théories qui ont
été élaborées à la fin du xixe siècle dans un cadre
idéologique nettement différent du nôtre. En recopiant
mal les schèmes conceptuels de ces théories-mères, en
fondant ses propres recherches sur une estimation
erronée de leurs méthodes, de leurs concepts et de leurs
hypothèses, la sociobiologie fait en même temps
apparaître les schèmes idéologiques qui ont présidé à
l’élaboration de ses propres thèses : un ensemble de
valeurs fondées sur la loi du plus fort.
25 La théorie darwinienne apparaît actuellement, aux yeux
de certains philosophes, comme l’apologie d’une
négation des droits à l’égalité ; sur la même base, la
théorie freudienne est aujourd’hui taxée de sexisme par
tous ceux que révolte l’infériorisation de la femme dans
nos sociétés ; la psychanalyse et les autres théories
datant de la fin du siècle dernier sont maintenant vues
d’un œil plus sévère, à la lumière d’une rationalité où
l’égalité des hommes et des femmes, des riches et des
pauvres, des Blancs et des Noirs, prend le pas sur la
plupart des autres valeurs En conséquence, le recours
non critique à ces théories ne peut que miner la
crédibilité de la sociobiologie humaine34.
26 D’un autre côté, le recours des sociobiologistes aux
théories de Darwin et de Freud repose sur une
conception erronée de l’histoire de ces théories. Darwin
avait d’abord fait des observations lors de sa
circumnavigation (1831-1835), et avait ensuite induit sa
théorie en la construisant progressivement, d’abord
dans une Esquisse de 35 pages (1842), puis dans un Essai
de 230 pages (1844) et enfin dans un livre, L’Origine des
espèces (1859) ; il a débuté sa théorie par l’étude de cas
particuliers et a ensuite généralisé ses observations en
les formulant comme des lois. Ce n’est qu’à la fin du
dernier chapitre de L’Origine des espèces – chapitre qui
ne se trouve pas dans sa forme définitive lors de la
première édition de l’ouvrage en 1859, mais qui a été
amplifié dans les cinq éditions suivantes35 – que Darwin
évoque pour la première fois les possibilités
d’application de sa théorie à d’autres champs de
recherche36. Freud a suivi un cheminement semblable.
Il a commencé par fonder sa théorie dès 1893 (dans ses
Études sur l’hystérie, écrites avec Breuer) sur
l’observation de cas individuels37 (et cela se constate en
regardant les titres de ses œuvres les plus anciennes :
Gradiva, 1907 ; Un souvenir d’enfance de Léonard de
Vinci, 1910, etc.), puis il a tenté d’élargir ses conceptions
aux sociétés (Totem et tabou, 1913) et a ensuite exploré
les possibilités d’appliquer sa théorie à d’autres
domaines dans ses œuvres plus tardives (Malaise dans
la civilisation, 1927 ; L’Avenir d’une illusion, 1929). Mais
Wilson n’a pas procédé de la même manière ; alors que,
de 1971 à 1981, la théorie elle-même tend à s’appliquer
de plus en plus aux individus et de moins en moins aux
espèces, on voit que le concept de comportement social
restreint de plus en plus son champ d’investigation à
l’individu puis à son seul cerveau, en même temps qu’il
permet d’inclure des comportements qui ne sont plus
seulement des comportements « sociaux » animaux,
mais aussi des comportements individuels humains ; en
outre, la sociobiologie humaine s’est annoncée elle-
même, dès 1975, comme une théorie dont l’objectif est
de remplacer presque tous les domaines du savoir et en
particulier les sciences sociales : c’est bien là le
contraire de la démarche de Darwin et de Freud.
27 Wilson a suivi un cheminement intellectuel historique
inverse de celui de Freud, élargissant de plus en plus
l’application de la sociobiologie en commençant par les
insectes « sociaux » (1971), suivis des mammifères
(1975), des humains (1978) et finalement de tout être
vivant possédant une « culture » (1981). Dans un même
temps, le champ d’investigation du concept de
comportement social s’est de plus en plus restreint à
l’individu, alors qu’il était parti d’une notion très large
de l’espèce (tous les comportements des insectes
« sociaux », 1971), était ensuite défini en fonction de
quelques comportements sociaux (1975), puis de
quelques comportements individuels et à l’action du
cerveau (1978), pour finalement être restreint à
l’investigation de l’action des gènes sur le cerveau de
l’individu (1981). Par contre, le concept de
comportement social s’est de plus en plus élargi pour
finalement éclater et inclure tous les types de
comportements, en passant d’abord par les
comportements « sociaux » des insectes « sociaux »
(1975), les comportements plus complexes des
mammifères (1978), les comportements sociaux encore
plus complexes des humains, puis tous les
comportements culturels quels qu’ils soient. Mais la
démarche freudienne diffère essentiellement de celle de
Wilson : la notion d’inconscient, par exemple, est
d’abord individuelle (dans L’Interprétation des rêves, en
1900) avant de devenir collective (dans les œuvres
tardives). Le recours de Wilson à Freud procède non
seulement d’une méconnaissance de l’histoire de la
psychanalyse et d’une incompréhension profonde de ses
concepts, mais aussi d’une attitude non critique à
l’endroit de l’histoire de la sociobiologie elle-même.
Cette attitude non critique n’est pas inconsciente chez
Wilson et les sociobiologistes, mais correspond au
contraire à un dessein d’institutionnalisation de leur
théorie dans un monde gouverné par des valeurs
conservatrices dont ils déplorent la mise en sommeil. Le
recours à Darwin et à Freud paraît nécessaire à Wilson
dans la mesure où il croit que ces auteurs défendent à
leur époque des valeurs qu’il entend prôner à la nôtre.

La philosophie spontanée des


sociobiologistes
28 La sociobiologie se présente comme ce que Louis
Althusser appelait la « philosophie spontanée des
savants » : une philosophie nouvelle créée par des
savants saisis de la crise de la science38. Les
sociobiologistes voient les sciences sociales actuelles
dans un état de crise : le fossé les séparant de la biologie
ne cesse de s’agrandir au fur et à mesure que naissent
en leur esprit des hypothèses nouvelles sur l’existence
d’un déterminisme génétique suggérées par les récentes
observations des comportements sociaux humains que
ne peuvent expliquer avec satisfaction les sciences
sociales actuelles. Le capitalisme et le libéralisme
économique ont donné lieu à la formation de classes
sociales pauvres dont le contrôle échappe parfois au
pouvoir politique ; la recherche de moyens
d’intervention sociale en vue de la régulation des
conduites justifie ainsi la modélisation des
comportements souhaités et, corollairement,
l’identification des causes des comportements déviants
et leur répression. Dans cette quête du contrôle de tous
les intervenants sociaux par le pouvoir politique, les
scientifiques jouent un rôle primordial en fournissant
les analyses nécessaires à l’instauration de l’ordre
social. Quoique ce rôle politique de la science éloigne
singulièrement les savants de leur mission première, à
savoir la maîtrise du monde physique par l’espèce
humaine, plusieurs scientifiques pensent que leur
entreprise, si même elle s’inscrit dans un ensemble de
mesures politiques de contrôle social, se justifie par la
recherche du bien de l’humanité. Ne se référant qu’à
leur seule compréhension subjective du monde dans
lequel ils œuvrent, les savants se créent alors
spontanément leur propre philosophie, afin de
répondre aux objections d’ordre moral auxquelles
devaient les conduire leurs propres hypothèses. En
agissant ainsi, ils participent inconsciemment à « une
tradition où les sciences sont exploitées à des fins
apologétiques ». C’est ce que fait Jacques Monod dans Le
Hasard et la nécessité et que dénonce Althusser dans
Philosophie et philosophie spontanée des savants.
Althusser montre bien comment Monod élabore une
philosophie baroque, où le matérialisme
intrascientifique se heurte à un idéalisme
extrascientifique sous-jacent. Mal définis, souvent
contradictoires, les concepts et les syllogismes de ces
philosophies spontanées ne résistent pas aux exigences
de clarté et de logique des analyses auxquelles ils sont
soumis par les critiques. Mais ils continuent néanmoins
de satisfaire les scientifiques jusqu’au moment où, mis
face à leurs propres contradictions, ils condescendent
parfois à apporter de substantielles modifications à
leurs théories.
29 La philosophie spontanée des savants est présente dans
la sociobiologie, aussi bien au niveau de l’exposition de
ses résultats que dans sa formulation ou dans ses effets
rétrospectifs. Sur le plan des idées, la sociobiologie
humaine n’apporte rien de nouveau qui n’ait été
développé au xixe siècle39. Elle répète non seulement les
idées du spencérisme, mais aussi ses erreurs, et elle
aboutit aux mêmes contradictions et aux mêmes
conséquences : la dépendance du social par rapport au
biologique ; Patrick Tort montre bien l’origine purement
idéologique du spencérisme et de la sociobiologie
humaine40. Si la sociobiologie peut être vue comme le
produit d’une évolution « dégénérescente » de la pensée
occidentale, sa justification philosophique est, elle, le
produit d’une « génération spontanée » : elle est la
philosophie spontanée des sociobiologistes. Le manque
de rigueur et de cohérence philosophique de la théorie
sociobiologique trahit ses origines idéologiques ; le
manque d’esprit critique des sociobiologistes à l’endroit
de leur propre théorie, de ses origines et de ses
conséquences, trahit son caractère scientiste.

Les pseudo-lois scientifiques de la


sociobiologie humaine
30 Il n’existe que trois « lois » spécifiquement
sociobiologiques, toutes les autres étant empruntées à la
biologie et à la génétique : 1) celle que nous appelons ici
la « loi de transmission des comportements sociaux
humains » ; 2) la « loi d’isomorphie du règne animal et
du genre humain en ce qui concerne leurs
comportements sociaux respectifs » ; 3) la « loi de
similitude entre l’évolution des espèces animales et
végétales et l’évolution des sciences sociales actuelles ».
Les deux premières lois ne sont pas scientifiques : elles
ne reposent pas sur des preuves génétiques
satisfaisantes. Leur formulation se fonde exclusivement
sur le constat empirique d’un certain nombre de
comportements ; elles sont donc formulées comme
généralisations à partir d’une induction. Par ailleurs,
elles peuvent être appuyées par des données
statistiques. Ces deux lois ne permettent aucune
prédiction car, d’une part, on ne peut dire que l’humain
réagira comme l’animal réagit en certaines
circonstances (loi d’isomorphie), ni qu’un enfant réagira
comme ses parents dans d’autres conditions précisées et
contrôlées (loi de transmission).
31 Le caractère essentialiste de la sociobiologie humaine
tend à prouver que ces lois sont historiques et non
scientifiques. L’expression « caractère essentialiste »
désigne la tendance des sociobiologistes à insister
davantage sur les réactions d’un groupe d’individus que
sur les réactions individuelles (du moins dans les deux
premières phases de la sociobiologie wilsonienne ; ce
caractère se perd dans la troisième sociobiologie
wilsonienne, puisque l’on se trouve alors sur le plan de
l’individu). La troisième sociobiologie wilsonienne
montre bien le caractère holiste de l’entreprise qui vise
à connaître l’individu dans les moindres recoins de sa
personnalité.
32 Le caractère historique de la troisième loi est évident. À
l’instar de Popper qui établissait un parallèle entre
l’évolution biologique et celle de la science, Wilson
imagine une isomorphie « darwinienne » entre les
sciences sociales et la sociobiologie : les sciences sociales
actuelles étant insatisfaisantes, elles ne peuvent
s’adapter aux besoins nouveaux de la civilisation ; elles
périront et seront remplacées par la sociobiologie. Dans
ces conditions, les lois de l’évolution des espèces sont
homologiquement transposées sur le plan de l’évolution
de la science ; mais ce transfert leur ôte toute leur
scientificité car, évidemment, les sciences sociales n’ont
rien de commun avec des espèces animales ou végétales
et elles ne portent pas sur celles-ci. Comme toutes les
sciences sociales actuelles, la sociologie ne semble pas
convenir aux sociobiologistes. Leur dessein est
précisément de réécrire cette science en l’épurant de ses
présupposés philosophiques et en lui donnant des
assises biologiques. Dans ce schéma, la sociologie est
reléguée au second plan derrière la biologie, qui devient
la « reine des sciences ». Par cette loi, la sociobiologie
humaine montre son caractère essentiellement holiste,
dans le sens où elle veut réformer l’ensemble des
connaissances humaines et non seulement un fragment
de celles-ci.
33 Quant à la place de l’histoire dans la théorie
sociobiologique, il ne s’agit pas de l’histoire politique ou
culturelle des sociétés comme l’envisageaient les
historicistes, mais de l’histoire naturelle de l’espèce
humaine envisagée sous l’angle de l’évolutionnisme. Par
conséquent, les lois du développement historique
seront, dans la sociobiologie, les mêmes que les lois de
l’évolution biologique de l’espèce humaine ; dans ce cas
précis, les objections apportées par Popper s’adressent
aussi bien à l’évolutionnisme darwinien41 qu’ la
sociobiologie. La sociobiologie est historiciste dans la
mesure o l’on accepte que les lois historiques du
pronaturalisme historiciste s’appliquent l’espèce
humaine.
34 La sociobiologie se garde bien de préciser des périodes
autres que celles que peut lui suggérer la paléontologie.
Néanmoins, la stratification de l’évolution humaine en
différentes catégories d’hominidés incite à penser que
les lois de l’évolution des espèces, et en particulier les
lois qui stigmatisent l’impact de l’environnement (social
ou naturel) sur les espèces, ne sont valables qu’en
fonction d’une strate particulière. Les principales étapes
de cette stratification sont les suivantes : 1) les insectes
« sociaux » ; 2) les vertébrés ; 3) les primates ; 4) les
« primitifs » des temps préhistoriques ; 5) les
« primitifs » actuellement vivants ; 6) les Occidentaux de
la fin du xxe siècle. À chacune de ces six strates, les
sociobiologistes font appel à des disciplines différentes
pour établir leurs conclusions : la première est fondée
sur l’entomologie et la génétique ; la deuxième et la
troisième, sur l’éthologie et un peu sur la génétique ; la
quatrième, sur la paléontologie ; la cinquième, sur
l’anthropologie et l’ethnologie ; la sixième, sur la
sociologie. En conséquence, les lois découvertes par ces
disciplines ne sont valables qu’à l’intérieur des strates
dans lesquelles elles s’inscrivent. Si l’on considère que
ces strates sont aussi les étapes de l’évolution générale
de la vie animale, on n’a pas de périodes « historiques »
au sens (a) comme l’entend l’historien ou l’historiciste,
c’est-à-dire débutant avec les premières civilisations et
l’invention de l’écriture (Sumer, 5 000 ans avant J.-C.),
mais « historiques » au sens (b) : des périodes de
l’histoire naturelle, depuis que la vie existe sur la
planète. Mais cette périodisation n’implique pas que l’on
ne puisse appliquer à la sociobiologie humaine des
périodes au sens (a). En effet, Wilson affirme que 50
générations, c’est-à-dire 1 000 ans, suffisent pour étayer
génétiquement des modèles culturels42 ; cette
surprenante « règle des 1 000 ans » (thousand-year rule)
a pour effet de ramener l’histoire biologique humaine à
des dimensions fort proches de celles de l’histoire de la
culture humaine. Se fondant sur les spéculations des
anthropologues, Wilson fait remonter les débuts de
l’agriculture à quelque 10 000 ans, ce qui lui permet de
considérer ce laps de temps plus que suffisant pour que
se forme une coévolution substantielle et
l’établissement de règles épigénétiques dans
virtuellement chaque catégorie de comportement
culturel. Comme le fait remarquer Roger Lewin, la « loi
des mille ans » place […] fermement des aspects
importants de l’évolution humaine dans un cadre
temporel historique plutôt que géologique43.
35 Dans ces conditions, il est possible d’établir une double
échelle de périodisation de l’histoire biologique
humaine ; les périodes historiques peuvent aussi bien
être celles du type (a) que celles du type (b). Dans le cas
de la sociobiologie, les périodes historiques du type (b)
ont une longueur de 1 000 ans, alors que les périodes du
type (a) varient selon la durée de vie des civilisations. Il
n’est pas exclu que la vitesse foudroyante de cette
évolution biologique s’accélère et que les périodes du
type (b) deviennent de plus en plus courtes, se fondant
ainsi complètement avec les périodes historiques au
sens (a). La variation des périodes du type (b) pourrait
même expliquer la chute de certaines civilisations et
l’émergence de celles qui les remplacent… L’histoire
biologique se confond alors avec l’histoire culturelle ;
l’histoire telle que nous la connaissons n’existe plus :
elle vient d’être remplacée par l’histoire biologique de la
culture humaine telle que la conçoivent les
sociobiologistes. La périodisation historique des
historicistes s’applique donc à la sociobiologie. Les
règles épigénétiques qui régissent une certaine période
de l’histoire biologique humaine ne peuvent être
valables durant la période suivante – sans quoi il n’y
aurait aucune évolution. En conséquence, on a bien là,
en sociobiologie, des périodes historiques telles que les
entendent les historicistes.
36 Le caractère totalitaire de la sociobiologie humaine
transparaît dans son entreprise de réforme holiste des
sciences sociales et dans son dessein de connaître
l’individu humain dans ses moindres détails biologiques
– deux missions sacrées de la sociobiologie qui justifient
le destin politico-social que lui assignent les idéologues
de droite.
37 Il existe une différence ontologique entre la prophétie
sociobiologique visant le devenir des sciences sociales
(et leur remplacement par la sociobiologie) et la
prédiction de tel comportement animal dans des
circonstances contrôlées. Il est vrai que l’éthologie
animale peut se permettre, sur la base de statistiques, de
miser sur la conduite éventuelle d’un animal en milieu
contrôlé. Mais l’éthologie humaine doit, elle, tenir
compte de variables beaucoup plus importantes et plus
complexes. Dans la mesure où la sociobiologie se base
sur les données de l’éthologie animale, de la biologie, de
la génétique, elle peut émettre des prédictions…
éthologiques, biologiques ou génétiques ; mais
lorsqu’elle touche au domaine humain, ses prédictions
deviennent des prophéties ou des gageures. Quant aux
prédictions sur le comportement futur d’une espèce
entière, elles relèvent encore de la simple conjecture.
On peut expliquer mathématiquement certains
comportements animaux : certaines équations rendent
compte de la reproduction différentielle. Mais ces
formules s’adressent à des comportements passés. On
peut seulement présumer que dans des circonstances
semblables, des causes semblables engendreront des
effets semblables… avec une probabilité statistique.
Mais les statistiques et les formules mathématiques ne
peuvent s’appliquer à des comportements dont les
variables sont innombrables et fort complexes, comme
les comportements humains. En se servant des
mathématiques, des théories génétiques, des
observations éthologiques, etc., la sociobiologie
humaine se sert des sciences comme d’un masque ; elle
se travestit en science exacte alors qu’elle n’est qu’une
idéologie holiste : c’est cela, son caractère scientiste.
38 La sociobiologie a connu un grand succès entre les
années 1975 et 1985 parce qu’elle avait été formulée
dans un contexte où la société occidentale traversait une
crise de valeurs qui avait atteint un point culminant au
lendemain de la Guerre du Vietnam. Cette crise
profonde, qui avait débuté avec la Deuxième Guerre
mondiale, avait généré de sérieuses remises en question
de la place de l’homme dans la société – l’existentialisme
athée en est un exemple –, mais aussi des espoirs de
réorienter la science vers des découvertes et des usages
qui fassent oublier les guerres, les atrocités nazies,
Hiroshima, le napalm en Asie du Sud-Est et les
génocides de toutes sortes dont l’efficacité a été
décuplée par la science et la technologie. La
sociobiologie ne se présente toutefois pas comme une
œuvre de paix. Au contraire, ce qu’elle propose, c’est de
faire la guerre aux sciences qui ont permis l’avènement
de cet état de fait… la guerre aux sciences sociales qui
n’ont pas su assagir l’homme et le mettre face à sa
réalité biologique ; c’est pourquoi elle ne propose pas
une réforme, mais une révolution, elle veut faire table
rase de tout ce qu’elle juge désormais caduc et
recommencer sur de nouvelles bases, des bases
sociobiologiques. Nouvelle métaphysique, elle entend
remplacer à elle seule la philosophie, la morale, la
sociologie, la criminologie, l’économie, la science
politique et toutes les autres sciences humaines ou
sociales – sans compter la biologie, l’éthologie, etc. Cette
métaphysique se métamorphose en panacée sous la
plume des idéologues et des savants scientistes. Son
projet est tellement vaste qu’il en perd toute crédibilité !
[Wilson] reconnaît [dans On Human Nature] qu’il peut
bien se tromper lorsqu’il met tous ses espoirs dans le
« matérialisme scientifique », mais en même temps, il
pose en principe d’explication nécessaire et non
révisable l’application de la théorie de l’évolution à tous
les aspects de l’évolution humaine. Il n’existe pas
d’exigence scientifique en dehors du déterminisme
génétique. Ce que cette exclusive peut avoir de
mythique est revendiqué par Wilson. Le paradoxe de la
science versant dans la profession de foi au nom de la
science devient l’assise reconnue du système. Le
matérialisme scientifique – que l’auteur prend soin
d’opposer radicalement au marxisme44 – devient
délibérément une « mythologie de rechange ».
L’humanité a besoin d’épopée, le récit de l’évolution en
est la plus haute.45
39 La « règle de 1 000 ans » fait de Wilson comme un
« millénariste ». Le « millénarisme » consiste à penser
qu’au passage d’un millénaire à l’autre peuvent se
produire des événements qui bouleversent
complètement la civilisation46 – ce qui est farfelu,
comme nous venons de le voir en passant de l’an 1999 à
l’an 2000. Cette singulière croyance repose sur un
passage du chapitre 20 de l’Apocalypse :
Puis je vis descendre du ciel un ange qui tenait la clef de
l’abîme et une grande chaîne à la main. Il saisit le
dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan et il
le lia pour mille ans. Il le jeta dans l’abîme, qu’il ferma
et scella au-dessus de lui, afin qu’il ne séduise plus les
nations, jusqu’à ce que les mille ans soient accomplis ;
après cela, il faut qu’il soit délié pour un peu de temps.
[…] Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera
relâché de sa prison. Et il sortira pour séduire les
nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et
Magog, afin de les rassembler pour la guerre. Leur
nombre est comme le sable de la mer.47

40 La sociobiologie récupère trois éléments de cette


prophétie : le nombre 1 000, le serpent et la guerre entre
nations. Le choix par Wilson du nombre 1 000 pour
établir sa « règle de 1 000 ans » n’est pas fortuit : si
l’espèce humaine a disposé de 10 000 ans pour
accomplir son évolution et qu’elle a pu changer une
dizaine de fois de règles épigénétiques durant cette
période, alors il est concevable qu’un autre changement
soit imminent, puisque nous nous trouvons à la fin d’un
millénaire… ou au seuil d’un nouveau. Les deux
derniers points de la prophétie, le serpent et le combat,
s’expliquent d’une autre manière : d’après la prophétie
biblique, Satan doit être délivré et revenir pour
organiser la guerre entre nations. Or, Wilson associe ce
qu’il appelle la biophilia à un serpent48 :
La science et les humanités, la biologie et la culture, sont
dramatiquement liées par le phénomène du Serpent.
[…] Le serpent et le Serpent, le reptile de chair et de
sang et l’image onirique du démon, révèlent la
complexité de notre relation à la nature et la fascination
et la beauté de toutes les formes d’organismes. […] Peut-
être le plus bizarre des traits biophiliques est-il la
crainte et la vénération du Serpent.49
41 Faut-il rappeler que l’image « démoniaque » du serpent
est caractéristique de la civilisation occidentale50 ?
L’analogie de Wilson dépend elle-même d’un ensemble
de valeurs qu’elle véhicule sans les critiquer. Le serpent,
par le fait de ses mues successives, symbolise aussi le
changement et la régénérescence, ou encore
l’immortalité. Wilson se sert de cette image pour faire
comprendre que la biophilia51 arrivera lorsque les
hommes seront prêts à « muer », c’est-à-dire à rendre
positive la vision de leur propre biologie, à se regarder
par le biais de la biologie et non des sciences humaines
ou sociales. Dans l’esprit de Wilson, la sociobiologie
favorise la « mue » intellectuelle de l’humanité en
« cannibalisant » les sciences sociales ; elle les dresse les
unes contre les autres en démasquant leurs
contradictions et leurs insuffisances, comme Satan
organise la guerre entre nations. Au terme de ce
combat, privés des sciences sociales, les hommes
considéreront alors la sociobiologie comme la seule
vraie science. Celle-ci deviendra, pour une période
historique de 1 000 ans au moins, l’ensemble des règles
épigénétiques qui guident les hommes dans leur
conduite. Le combat de la sociobiologie contre les
sciences sociales vise donc au bonheur de l’humanité.
Derrière cette image « biophilique » du serpent se cache
une prophétie millénariste – qui n’est pas sans rappeler
un autre millénarisme encore bien vivace chez
quelques nostalgiques : celui du iiie Reich.
42 C’est ici qu’il faut repenser au mythe de Prométhée,
auquel Wilson associe la sociobiologie. Ce mythe est le
pendant positif de la légende biblique du Serpent. Dans
l’Apocalypse, le Serpent organise la guerre et détruit les
nations, comme il avait détruit le couple originel dans la
Genèse. Mais la sociobiologie est toujours présentée
sous l’aspect d’une entreprise positive : comme
Prométhée, elle apporte la lumière, la science et de
grands bienfaits aux hommes. Tel le Serpent de
l’Apocalypse, Prométhée est enchaîné, mais il est délivré
par ses enfants (le demi-dieu Héraclès52 ou les humains
Deucalion et Pyrrha53, selon diverses traditions
grecques) : c’est alors que les hommes peuvent
bénéficier de tous ses présents. Le mythe de Prométhée
récupère ainsi la légende apocalyptique du serpent,
mais en lui donnant une tournure positive. Enfermés
dans leur ignorance des règles épigénétiques qui les
dirigent, les hommes ne peuvent bénéficier de la science
(c’est-à-dire la sociobiologie) s’ils ne changent pas leur
attitude envers eux-mêmes, s’ils ne deviennent pas
« biophiliques ». Ce point peut être prouvé par un autre
élément : la Genèse est le premier livre de la Bible et
l’Apocalypse en est le dernier ; du début à la fin, la
Connaissance (dont le symbole ésotérique, dans
plusieurs mythologies orientales, est un serpent) est
présentée dans la tradition judéo-chrétienne comme
une source de problèmes et une occasion de fauter.
Entre ces deux livres règnent donc deux dieux, qui sont,
d’une part, l’Alpha (Α) et l’Oméga (Ω) et, d’autre part,
son contraire, l’Antéchrist, vu sous les traits d’un dieu
tout-puissant par les sectes adoratrices du diable. La
victoire du Serpent, dont la beauté sauvage est
soulignée dans la Genèse et dans Biophilia tout comme
celle de Satan dans les sectes qui lui rendent un culte,
signifierait non la victoire du Mal, mais celle de la
Connaissance vraie des choses, la sociobiologie, qui
serait ainsi libre de construire une humanité nouvelle
après avoir fait table rase de toutes les anciennes
croyances. Les « pulsions de vie » révolutionnaires,
expressions vraies de la nature humaine profonde dans
la psychanalyse freudienne, archétypes de la
« biophilie », renverseraient ainsi les « pulsions de
mort » conservatrices et garantes de l’ordre établi,
retrouvant ainsi la prime nature de l’enfant, celle qu’il
vit au stade oral, avant l’atteinte du stade sadique-anal
dans le schéma freudien. Un quadruple parallèle peut
ainsi être établi, qui prend probablement sa source dans
la référence constante de Wilson à la psychanalyse
freudienne : d’une part, les pulsions de mort de la
psychanalyse freudienne renvoient au stade sadique-
anal, alors que les pulsions de vie renvoient au stade
oral ; d’un autre côté, les pulsions de mort renvoient
dans la tradition judéo-chrétienne à Satan ou au
Serpent, et les pulsions de vie au Christ ou à Iahvé ; le
satanisme associe les pulsions de mort au Christ et,
inversement, les pulsions de vie à Satan, au Serpent ou à
l’Antéchrist ; finalement, la sociobiologie humaine
associe les pulsions de mort à l’ignorance des règles
épigénétiques et les pulsions de vie à la « biophilie ».
43 On nous objectera peut-être que nous introduisons dans
la sociobiologie des éléments métaphysiques ou
religieux qu’elle n’a pas. L’aspect métaphysique de la
sociobiologie humaine est pourtant apparent, ainsi que
ses références religieuses, comme le prouve la citation
en exergue à la première partie de La Sociobiologie :
Arjuna à Arjuna à Krishna : « Bien qu’eux, aveuglés par
la convoitise, ne voient nul péché à détruire la famille,
nul crime à combattre des amis, pourquoi nous,
n’aurions-nous pas la sagesse de reculer devant un tel
péché, ô Jan_rdana, nous qui voyons en la destruction
de la famille, le mal ? » – Krishna à Arjuna : « Celui qui
regarde ceci (l’âme) comme ce qui tue, et celui qui pense
que ceci est tué, ni l’un ni l’autre ne perçoivent la vérité.
Ceci ne tue pas, n’est ni tué. »54

44 Cette citation, dont Wilson ne donne pas la référence,


est un passage de la Bhagavad-gītā55. On est surpris par
cette citation et par la place qu’elle occupe dans l’œuvre
majeure de Wilson. Quel message ces versets cachent-
ils ? Risquons une interprétation en paraphrasant :
« Est-il bon de souhaiter que la sociobiologie détruise les
sciences humaines et sociales ? Elles sont ennemies des
hommes, mais ne serait-ce pas une faute que de les
détruire entièrement ? Les hommes ne se
retrouveraient-ils pas sans âme ? – Non, car ils vivront
tant que leur âme, qui est éternelle, vivra ; l’âme
humaine ou plutôt la nature humaine ne tue pas et ne
peut être tuée. Il restera toujours quelque chose à
étudier : la nature humaine ; ce sera alors la tâche de la
sociobiologie humaine. » Cette citation est une prophétie
portant à la fois sur l’avenir de l’humanité, sur la
destruction des sciences sociales et sur la victoire de la
sociobiologie. Notre interprétation est peut-être un peu
déroutante, mais nous ne voyons pas d’autre raison de
mettre en exergue une telle citation dans un tel ouvrage.
Elle démontre l’existence de liens entre la théorie
sociobiologique, la métaphysique et la religion –
formant ensemble une sorte de « religion scientifique »
comme Comte en souhaitait. Ainsi se démontre le
caractère à la fois finaliste et prophétique de la
sociobiologie humaine – prophétique parce qu’elle
prévoit remplacer les sciences humaines et ainsi
délivrer les hommes de leur ignorance ; finaliste dans le
sens où l’évolution de l’espèce humaine mène
inéluctablement celle-ci à un cul-de-sac où elle devra
choisir entre une nouvelle synthèse et des sciences
sociales périmées par les découvertes de la génétique.
45 Enfin, la sociobiologie considère la violence et le
territorialisme comme des comportements « sociaux »
génétiquement déterminés. En manifestant sa violence
et son désir d’élargir son « territoire intellectuel » aux
dépens des sciences sociales actuelles, la sociobiologie
humaine ne fait qu’accomplir au niveau de la science ce
que les hommes font dans la nature. L’analogie entre
l’entreprise sociobiologique et l’évolution biologique de
l’espèce humaine s’en trouve renforcée – et notre
raisonnement se justifie encore par l’examen de la
citation tirée de la Bhagavad- gītā.
46 Si l’on en croit Wilson, les formules mathématiques
contenues dans Genes, Mind and Culture permettent de
prévoir avec certitude certains comportements, rendant
ainsi la théorie sociobiologique testable. Mais le
problème demeure de qualifier ces formules
mathématiques, souligne Ronald Pulliam56.
Actuellement, la théorie sociobiologique est incapable
de mettre au point des tests satisfaisants. Son caractère
empirique ne peut la rendre potentiellement testable, le
continuum sociobiologique entre le monde animal et le
genre humain ne reposant que sur des homologies non
scientifiques. La sociobiologie humaine n’est empirique
que dans la mesure où l’on prend ces homologies pour
la réalité. Elle ne deviendra testable que lorsque les
généticiens isoleront les gènes responsables des
comportements sociaux humains ; or, cette fonction du
gène est essentialiste : elle confère au gène un caractère
ontologique que ne lui reconnaissent pas à l’heure
actuelle les généticiens non sociobiologistes. Les trois
lois de la sociobiologie ne permettent pas d’émettre plus
que des prophéties.

Notes
1. E. O. Wilson (1977a), p. 135.
2. « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les
époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la
puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance
dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la
production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la
production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées
de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle
sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées
dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des
rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels
dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports
qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les
idées de sa domination » (F. Engels et K. Marx, 1970, p. 74, nous
soulignons).
3. G. W. Barlow (1980), p. 4.
4. Alan P. Lightman exprimait cette idée à sa façon en 1984 : « Au
cours des dernières décennies, la science a plongé tête première
dans plusieurs problèmes philosophiques très anciens. Un vieux
débat est la question de la liberté versus le déterminisme des
actions humaines. Le principe d’incertitude de Heisenberg en
physique, stipulant que les trajectoires de particules élémentaires
ne peuvent être prédites avec précision, a donné des munitions aux
partisans du libre arbitre, alors que les études portant sur les
gènes, l’ADN et le champ nouveau-né de la sociobiologie
appliquaient un baume sur le cœur des déterministes. Et alors
arriva l’ancienne controverse au sujet de l’origine matérielle de la
pensée. J’imagine que le problème corps / esprit doit avoir des
choses à prendre dans les récents développements de la
neurobiologie, particulièrement les résultats indiquant que des
activités mentales telles le langage et les émotions pourraient être
localisées sur des parties spécifiques du cerveau. La science n’a
réellement répondu à aucune de ces questions, mais elle continue
d’aiguiser sa vue » (A. P. Light-man, 1984, p. 49).
5. J.-F. Skrzypczak (1989), p. 38.
6. .« Dans tous les systèmes de morale que j’ai rencontrés jusqu’ici,
j’ai toujours remarqué que l’auteur procède quelque temps selon la
manière ordinaire de raisonner, qu’il établit l’existence de Dieu ou
qu’il fait des remarques sur la condition humaine ; puis tout à coup
j’ai la surprise de trouver qu’au lieu des copules est ou n’est pas
habituelles dans les propositions, je ne rencontre que des
propositions où la liaison est établie par doit ou ne doit pas. Ce
changement est imperceptible ; mais il est pourtant de la plus haute
importance. En effet, comme ce doit ou ce ne doit pas expriment
une nouvelle relation et une nouvelle affirmation, il est nécessaire
que celles-ci soient expliquées, et qu’en même temps on rende
raison de ce qui paraît tout à fait inconcevable, comment cette
nouvelle relation peut se déduire d’autres relations qui en sont
entièrement différentes » (D. Hume, 1962, p. 585 ; cité dans M. J.
Osler, 1980, p. 282) ; voir aussi A. Flew, 1978b, p. 148-150.
7. A. Jacquard (1978), p. 188.
8. « Nous avons constaté qu’il y avait une singularité de chaque
patrimoine génétique. Déduire une inégalité de cette différence
signifierait que l’on puisse affirmer que tel individu a plus de gènes
qu’un autre. Or, à l’heure actuelle, on ne sait combien l’homme
possède de gènes ! On avance des chiffres allant de quelques
milliers à quelques millions. Une évaluation récente montre que
chez les végétaux supérieurs, il y aurait 15 000 gènes et chez les
mammifères 25 000 à 30 000. On avait localisé 1 200 gènes
seulement sur les chromosomes en 1977. Une telle comparaison ne
peut donc avoir de signification scientifique » (J. F. Skrzypczak,
1989, p. 39).
9. Une anomalie de l’hémoglobine constitue un handicap dans
certains milieux de vie, mais en Afrique, elle protège du paludisme
ceux qui la portent.
10. M. Ruse (1979), p. 95.
11. E. O. Wilson (1975a), p. v-vi. Sarah Landry a également illustré
l’ouvrage de Wilson, The Diversity of Life (1992). Une autre dame,
Laura Simonds Southworth, a illustré Naturalist (1995) et In Search
of Nature (1996). Dans la « Préface à la version abrégée » (datée de
septembre 1979) de La Sociobiologie, Wilson précise que « Sarah
Landry a réalisé les dessins des sociétés animales présentés aux
chapitres 19 à 26. En ce qui concerne les espèces vertébrées, ses
compositions comptent parmi les premières à illustrer des sociétés
complètes, en respectant les proportions démographiques réelles et
en présentant autant d’interactions sociales que possible en un seul
tableau » (E. O. Wilson, 1987, p. 10).
12. E. O. Wilson (1987), p. 10.
13. M. Ruse (1979), p. 93.
14. Ibid., p. 94.
15. Robert T. Bakker, Brian Bertram, Iain Douglas-Hamilton,
Richard D. Estes, F. Clark Howell, Allison Jolly, John H. Kaufmann,
Hans Kummer, George B. Schaller et Glen E. Woolfenden (E. O.
Wilson, 1987, p. 10-11).
16. 1) À la suite de changements climatiques et écologiques
importants, certains hominidés ont dû s’habituer à la station
verticale et devenir bipèdes. 2) La bipédie a engendré un
rétrécissement du bassin du squelette humain, rendant les
accouchements plus difficiles et plus risqués. 3) La sélection
naturelle a favorisé des mères qui mettaient prématurément leur
enfant au monde. 4) Mais ces enfants prématurés nécessitaient des
soins supplémentaires. 5) La mère ne pouvait donc plus être
autonome et devait obtenir la collaboration de mâles pour
rapporter de la nourriture. 6) Afin d’obtenir cette nourriture, les
mères ont le plus souvent possible offert leurs « charmes » aux
mâles. 7) Par la suite, la sélection naturelle a favorisé les femmes
aptes à offrir leurs « charmes » en permanence, ce qui explique
que, maintenant, elles peuvent connaître l’orgasme sexuel en tout
temps. 8) Le comportement sexuel trouve donc son origine dans
une lutte des femmes pour la survie de leur progéniture (H. E.
Fisher, 1983).
17. J. N. Spuhler (1979), p. 455.
18. Notamment J. H. Barkow (1982).
19. R. Dawkins (1990a), p. 27.
20. R. Dawkins (1990b), p. 140.
21. Ibid., p. 46.
22. C. R. Cox et B.J. Le Bœuf (1980), p. 320.
23. B. S. Low (1979), p. 462.
24. R. D. Alexander, J. L. Hoogland, R. D. Howard, K. M. Nooman, et
P. W. Sherman (1979), p. 402.
25. N. A. Chagnon, M. V. Flinn, et T. F. Melançon (1979), p. 291. Les
Yanomamis pratiquent l’infanticide sélectif des filles afin de
maintenir la prépondérance numérique des hommes dans leur
tribu.
26. H. V. C. Harris (1984), p. 319.
27. G. C. Williams (1980).
28. Notamment H. B. Robinson, A. E. Williams, et S. C. Woods (1980),
p. 94 ; T. H. Clutton-Brock (1983), p. 476 ; J. H. Barkow (1982), p. 108 ;
H. V. C. Harris (1984), p. 318.
29. M. Ruse (1981), p. 228.
30. Y. Conry (1983), p. 166, 168.
31. B. Malinowski (1932).
32. M. Ruse (1981), p. 224.
33. J. Alper, J. Beckwith, et L. G. Miller (1978), p.482.
34. Dans un contexte différent, Althusser qualifiait de
« réactionnaire » l’attitude des communistes qui récusaient la
psychanalyse freudienne en la taxant de « science bourgeoise » :
« Disons-le sans détour : qui veut aujourd’hui tout simplement
comprendre la découverte révolutionnaire de Freud, non
seulement reconnaître son existence, mais aussi connaître son sens,
doit traverser, au prix de grands efforts critiques et théoriques,
l’immense espace de préjugés idéologiques qui nous sépare de
Freud » (L. Althusser, 1965, p. 88). Les motivations des
sociobiologistes sont évidemment très différentes de celles des
communistes dont parlait Althusser et elles s’insèrent dans un
contexte qui n’a rien de commun avec celui dans lequel il
s’exprimait. Mais, dans les deux cas, c’est la même attitude non
critique qui est à l’œuvre : dans le premier cas, elle aboutit au rejet
indiscuté de la psychanalyse freudienne et, dans l’autre, à son
« adoption » tout aussi indiscutée. C’est cette attitude non critique
des sociobiologistes que nous qualifions ici de « conservatrice ».
35. La sixième édition de L’Origine des espèces, qui est aussi la
dernière du vivant de l’auteur, date de 1872.
36. « Lorsque les idées que j’ai avancées dans cet ouvrage […]
seront généralement admises par les naturalistes, nous pouvons
prévoir qu’il s’accomplira dans l’histoire naturelle une révolution
importante. […] Un champ immense et encore presque vierge de
recherches sera ouvert sur les causes et les lois des variations. » Et
Darwin continue en parlant de l’application de sa théorie à la
géologie, à la paléontologie et à la psychologie (C. Darwin, 1973,
« Récapitulation et conclusions », p. 486-489).
37. « Son œuvre, Sigmund Freud l’a construite non en mesurant les
astres, les crânes ou les grands flux économiques, mais en écoutant
l’inaudible, le honteux et l’incohérent des êtres humains. Et d’abord
de lui-même. Il a inventé une œuvre théorique à partir de sa
propre intimité » (L. Flem, 1986, p. 13).
38. L. Althusser (1974), p. 98, 124.
39. P. Tort (1983), p. 525.
40. P. Tort (1989), p. 344-345.
41. J.-G. Ruelland (1991).
42. C. J. Lumsden et E. O. Wilson (1981), p. 295.
43. R. Lewin (1982), p. 220.
44. E. O. Wilson (1979a), p. 273-274.
45. P. Ladrière (1980), p. 82.
46. G. Duby (1980), p. 38.
47. Jean, Apocalypse, traduction de L. Segond (1977), p. 1053-1054.
48. Le terme anglais snake désigne le reptile ; le terme serpent est
utilisé en anglais pour désigner le serpent de la mythologie,
l’incarnation de Satan ou le serpent que l’on voit en rêve – et qui est
souvent de mauvais augure selon les traditions ésotériques ou
religieuses occidentales.
49. E. O. Wilson (1948), p. 83-85. Afin de distinguer les termes
anglais snake (serpent) et serpent (Satan), nous avons orthographié
ce dernier terme avec une majuscule.
50. J. Chevalier et A. Gheerbrant (1974), vol. 4, p. 198.
51. Littéralement : « l’amour de la vie » – ou, dans l’optique
sociobiologique : le changement d’attitude à l’endroit des sciences
biologiques.
52. P. Lavedan (1931), p. 803.
53. D. Kravitz (1975), p. 79.
54. E. O. Wilson (1987), p. 13. La version anglaise de la même
citation tirée de la même upanisad est un peu différente (E. O.
Wilson [1975a], p. 1).
55. La lecture de A. C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada [1975]
nous apprend qu’il s’agit de deux passages de la Bhagavad- gītā,
1 :37-39 et 2 : 19-20, p. 12 et 13. Le texte que nous avons consulté est
légèrement différent de celui que donne Wilson.
56. R. Lewin (1982), p. 225.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes
importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention
contraire.

Référence électronique du chapitre


RUELLAND, Jacques G. 11. L’idéologie de la sociobiologie In :
L’empire des gènes : Histoire de la sociobiologie [en ligne]. Lyon :
ENS Éditions, 2004 (généré le 16 décembre 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/1131>. ISBN :
9782847884371. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.enseditions.1131.

Référence électronique du livre


RUELLAND, Jacques G. L’empire des gènes : Histoire de la
sociobiologie. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2004
(généré le 16 décembre 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/enseditions/1110>. ISBN :
9782847884371. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.enseditions.1110.
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L’empire des gènes

Histoire de la sociobiologie
Jacques G. Ruelland

Ce livre est cité par

Garcia, Renaud. (2015) La nature de l’entraide. DOI:


10.4000/books.enseditions.5215
(2017) Sociobiology vs Socioecology. DOI:
10.1002/9781119427377.biblio

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