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HOMMAGE AU LIBAN
KHATTAR ABOU DIAB | YVES D’AMÉCOURT | ÉRIC ANCEAU | JEAN-YVES ARCHER | XAVIER BARON
FRANÇOIS-XAVIER BELLAMY | ARNAUD BENEDETTI | ANTOINE COLONNA | FADI GEORGES COMAIR | FRANÇOIS COSTANTINI
FRANÇOIS FILLON | ANTOINE FLEYFEL | SAMIR GEAGEA | NADIM GÉMAYEL | PASCAL GOLLNISCH | NICOLAS GRIMAL
ANTOINE HABCHI | ANTOINE HOKAYEM | MIREILLE ISSA | MAYA KHADRA | VÉNUS KHOURY-GHATA | ANNIE LAURENT
MATTHEW LEVITT | ALEXANDRE NAJJAR | TONY E. NASRALLAH | BÉCHARA BOUTROS RAI | WISSAM RAJI
STÉPHANE ROZÈS | NICOLE SALIBA-CHALHOUB | ALAIN SUPIOT | CHRISTIAN TAOUTEL | MICHEL TOUMA
SOMMAIRE
DOSSIER
1
145 • Le Hezbollah au Liban : concilier 186 • La francophonie au Liban :
allégeance à l’Iran, militantisme « elle plie, et ne rompt pas »
pan-chiite et politique intérieure Alexandre Najjar
Matthew Levitt
194 • Poésie
165 • La neutralité, remède au mal Vénus Khoury-Ghata
libanais ?
Antoine Colonna 197 • Les valeurs de l’universalisme du
Liban à travers la France : « Charles
170 • La paix aujourd’hui au Liban ou Malik, co-auteur de la Déclaration
le chaos au Proche-Orient universelle des droits de l’homme »
François-Xavier Bellamy Tony E. Nasrallah
DÉBATS ET OPINIONS
215 • La « Constitution sociale » de la 242 • La dette publique implacable
Ve République Jean-Yves Archer
Alain Supiot
254 • Hydrodiplomatie pour une
234 • La pensée a-t-elle encore un paix durable au niveau des bassins
avenir ? transfrontaliers
Stéphane Rozès Fadi Georges Comair
LIVRES
2
HOMMAGE AU LIBAN
L
a tragédie du port de Beyrouth en Cette collision de l’histoire et de l’actuali-
août 2020 a opéré comme le « soleil té, correspondance soutenue dont le Liban
noir » d’une année de centenaire, celle respire par tous les pores de son existence,
de la proclamation du Grand-Liban, sous intervient alors que les Libanaises et les
l’égide du Général Gouraud en septembre Libanais se lèvent depuis 2019 pour ne
1920 et en présence du Patriarche Hoyek plus désespérer de leur avenir. Les visites
et du Mufti Naya. du Président Macron à Beyrouth ont tenté
de répondre à cette exigence en mettant en
Commençons, une fois n’est pas coutume tensions une gouvernance dont on mesure,
dans notre publication, par les mots d’une de près comme de loin, qu’elle ne parvient
poétesse, Vénus Khoury-Ghata qui de Pa- plus à contenir les larges aspirations d’un
ris assiste éplorée au drame qui endeuille à grand nombre de segments de la société
nouveau sa terre : civile. La longue liaison franco-libanaise
s’impose, certes, comme une « basse conti-
« La tristesse a rétréci Beyrouth sur les nue » dans la relation de ce coin du Levant
pages des journaux au monde. Alexandre Najjar trace, ainsi,
les linéaments profonds de la francopho-
La Lune qui éclaire les ruines est un visage nie dont le Pays du Cèdre constitue l’un
sans traits ». des promontoires les plus prodigues et les
plus avancés. Éric Anceau, de son côté,
Ce « visage sans traits », la Revue Politique revient sur cet acte presque fondateur que
et Parlementaire a voulu l’explorer pour, fut l’intervention française de 1860, sous
justement, en faire ressortir les lignes et les Napoléon III, pour protéger les chrétiens
couleurs. d’Orient confrontés à des massacres de
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masse. Cette opération sous mandat eu- de l’idée libanaise. Christian Taoutel sou-
ropéen préfigure en quelque sorte un ligne la place déterminante du Patriarche
« droit d’ingérence humanitaire ». Chris- Hoyek dans la dynamique de 1920. An-
tian Taoutel rappelle le rôle de la France toine Hokayem le rejoint lorsqu’il précise
mais encore plus de l’Église maronite, au le projet de ce dernier pour lequel l’éman-
sortir du premier conflit mondial, dans la cipation était indissociable d’une gestion
reconnaissance du fait national libanais de la multi-confessionnalité afin d’établir
qui n’allait pas de soi au sein même d’une les bases d’une souveraineté, notamment à
société dont toutes les communautés ne l’encontre des unionistes pro-syriens. L’his-
partageaient pas forcément la même vision torien et député Antoine Habchi scrute,
du futur. à partir des archives du quai d’Orsay, le
poids de la pluralité des opinions dans la
De prime abord, le Liban apparaît comme gestation du Grand-Liban, produit tout à
une mosaïque toujours en limite, à l’ex- la fois d’un dessein porté par des segments
ception de quelques intermèdes heureux, de la société libanaise, par les circonstances
de dispersion. Nicole Saliba-Chalhoub locales post-Première Guerre mondiale et
analyse les méandres d’une économie psy- par la volonté de la France. L’archipel li-
chique traumatique, oscillant entre deux banais peut se penser comme un modèle,
pôles dont la négativité et la positivé se font ce que corrobore la pensée profonde du
écho, entre Sisyphe et le phœnix, comme théologien Michel Hayek dont Antoine
si confronté à cent ans d’incertitudes le Fleyfel retrace le cheminement et observe
Liban n’en finissait pas de reproduire une qu’elle postule que le Liban est bien plus
même partition historique. François Cos- qu’une géographie mais d’abord une idée
tantini explicite la réalité profonde du fondée sur des bases universelles parlant
Grand-Liban mais aussi les convulsions tant à l’Orient mais quelque part aussi à
qui durant ce long siècle l’ont déchiré, à l’Occident.
partir de forces exogènes mais aussi endo-
gènes qui ont entravé l’exercice de sa pleine Le Pays du Cèdre porte en effet un mes-
souveraineté : « Le Liban a-t-il existé ? », sage. Dès l’accession pleine et entière du
s’interroge-t-il. Nombre de contributeurs Liban à l’indépendance, Pie XII reçut le
rappellent également que son existence est premier ambassadeur du Liban auprès du
redevable pour une part d’une singularité, Saint-Siège, Charles Hélou, et s’adressa à
celle d’une importante communauté chré- lui en ces termes :
tienne dans un environnement où l’islam
est démographiquement majoritaire. Par- « Votre patrie, comparable dans la variété
mi ces chrétiens, aux origines multiples, de ses éléments ethniques et linguistiques,
le maronitisme constitue l’avant-garde à l’aigle aux ailes chatoyantes de mille cou-
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leurs que le prophète Ezechiel vit planer Dans une contribution décisive, le rédac-
au-dessus du Liban, semble appelé, par teur en chef de L’Orient-Le Jour Michel
vocation singulière, à réaliser cette douce Touma en décrit la nécessité historique et
et fraternelle communauté de vie dont indique les limites des critiques des fon-
parle le psalmiste, même entre membres dements institutionnels du régime : « Et
différents par l’origine et la pensée ». Rap- vouloir abolir le communautarisme parce
portant cette déclaration, la politologue que certains hommes politiques en font un
Annie Laurent, convoquant l’histoire du mauvais usage reviendrait à abolir la dé-
dialogue du Vatican et du Liban, souligne mocratie en Occident parce que certains
que « la place de ce petit pays du Levant responsables politiques se sont laissé aller
dans le concert des Nations relève de l’es- à des débordements dans leur exercice du
prit et non de la matière ». Il est vrai que pouvoir ». Contre cette tentation ethno-
l’intérêt du Saint-Siège pour le Levant est centrique, Monseigneur Gollnisch met
non seulement lointain, originel même, et en garde également, rappelant notam-
trouve au XVIe siècle l’une de ses incarna- ment « qu’il n’y a de liberté religieuse au
tions fécondantes avec la création du Col- Moyen-Orient qu’au Liban », que celle-ci
lège Maronite de Rome dont Mireille Issa est constitutive de la citoyenneté intégrale
retrace la naissance et l’essor. Ce legs d’uni- accordée à chacun et qu’elle est rendue
versalité que le Liban prodigue au monde, possible par « l’équilibre confessionnel ».
Tony E. Nasrallah l’évoque en retraçant C’est bien le sort du pluralisme libanais qui
le parcours du philosophe et diplomate est en jeu et peut-être même au-delà. Avec
Charles Malik, figure par trop méconnue force, François Fillon, dont on connaît le
en France. C’est ce dernier qui co-rédigera, combat jamais démenti pour les chrétiens
avec René Cassin, la Déclaration univer- d’Orient, considère que c’est notre avenir
selle des droits de l’homme qu’il inscrira, qui se joue dans cette partie du monde. Il
loin du positivisme, dans une perspective faut y agir et vite, rappelle l’ancien Premier
où il n’y a de droit juste qu’inspiré du droit ministre, et sans se laisser embrumer par
naturel. Une leçon, hélas, souvent oubliée. des conditionnalités qui nuiront imman-
quablement à l’indispensable course de
L’Histoire gonfle les veines du présent. vitesse que nous devons mener contre le
C’est au regard de la première que plu- totalitarisme islamiste, pour la protection
sieurs de nos contributeurs scrutent, avec des communautés chrétiennes et pour
pertinence, la seconde. La promesse liba- promouvoir l’idée d’une société ouverte
naise doit être soutenue mais conformé- qui privilégie le dialogue à la « guerre des
ment à la chirurgie de précision dont elle civilisations ». Le constat est partagé aussi
est le fruit. Parfois décrié, le confessionna- par François-Xavier Bellamy pour lequel
lisme reste la pierre angulaire du Liban. les destins indissociables de la paix et de la
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souveraineté sont mis à l’épreuve. Pour ce toute forme d’allégeance, conformément
faire, le philosophe et parlementaire eu- au Pacte de 1943.
ropéen enjoint d’éviter deux écueils : les
ingérences qui ont tant miné le pays et Un État rétabli dans la plénitude de ses mis-
la connivence avec des acteurs politiques sions devra nécessairement s’attaquer aux
qui ont failli. Les ingérences, justement, maux qui rongent depuis trop longtemps
sont celles que fouillent méthodique- une société désormais en défiance par rap-
ment Matthew Levitt dans son analyse port à ses dirigeants. Xavier Baron recense
du Hezbollah dont il offre un précieux les plaies multiples qui hypothèquent
plan de coupe des diverses stratégies sur l’avenir du pays : inefficacité administra-
la scène libanaise. Le panorama qu’il pré- tive, corruption, émigration, crise des réfu-
sente délivre une étude serrée d’un mou- giés, finances exsangues, etc. Dans un texte
vement qui opère en tant que centrale à de combat, Nadim Gémayel, fils du Pré-
la fois internationale et nationale, dont sident martyr assassiné en 1982 lance un
l’objet consiste à couvrir tous les modes appel dans nos colonnes qui est tout au-
d’actions à la fois électoraux, sociaux et tant un cri de colère contre des décennies
subversifs. L’enjeu de la souveraineté de- de trahison politique que la proclamation
meure la question première dans un pays d’une espérance. La feuille de route qu’il
travaillé par des combinaisons d’influence propose a tout du projet de redressement
qui menacent sans cesse son intégrité. La dans un moment excessivement critique
voie sans doute la plus propice pour re- où, écrit-il : « le Liban vacille entre les
trouver une puissance souveraine est celle valeurs démocratiques qu’il a héritées des
de la neutralité. C’est le sens de la contri- pays occidentaux et le modèle totalitaire
bution d’Antoine Colonna qui y voit l’un de ses pays voisins ». Khattar Abou Diab,
des pré-requis de la restauration d’un État rappelant entre autres le rôle des mino-
fort libanais. Dans l’interview qu’il nous rités (chrétiens, druzes, chiites dans une
accorde, le Cardinal Béchara Boutros Rai, moindre mesure) qui fortifièrent dans le
Patriache d’Antioche et de tout l’Orient, contexte moyen-oriental l’édification du
plaide également pour cette solution, en Liban pointe la menace d’un « Munich
appelant à une « neutralité active », seul régional » sous le poids des intérêts croi-
moyen à ses yeux pour sortir d’une crise sés des interférences étrangères, d’autant
existentielle. Samir Geagea, figure charis- plus que la démographie du pays, grevée
matique des chrétiens libanais et chef du aussi par une émigration massive, laisse
parti des Forces Libanaises, tout en rap- entrevoir, comme le montre Wissam Raji,
pelant le rôle de ces derniers dans l’instau- une tectonique inquiétante. Pour Yves
ration d’une souveraineté libanaise condi- d’Amécourt, l’une des urgences consiste
tionne l’exercice de celle-ci dans le rejet de à refonder l’économie et à garroter la crise
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financière, l’une des pistes iconoclastes un voyage pluri-millénaire où le patri-
consistant peut-être à indexer la livre li- moine civilisationnel embrasse la réalité
banaise sur l’euro. Maya Khadra dans un d’une trajectoire phénicienne, tant ber-
texte, alternant méditation personnelle et ceau que réceptacle, de « ces Libans de
analyse politique, offre un regard panora- rêve » fantasmés en son temps par Rim-
mique sur les évolutions récentes de son baud mais dont nous n’imaginons pas un
pays, tout en regrettant le désintérêt dont seul instant qu’ils puissent être engloutis
celui-ci est parfois l’objet, alors que tant comme des Atlantides frappés par les
de nœuds de notre avenir s’y concentrent. dieux colériques de l’histoire. Car cette
Quant à Nicolas Grimal, il nous invite, dernière témoigne de la force d’âme du
sur les traces entre autres de Renan, dans peuple libanais n
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LE LIBAN,
Arnaud BENEDETTI
Rédacteur en chef
L
e Liban a sédimenté des siècles sa façon, projette toutes les crises qui par
d’histoire et de cultures. Il respire ondes successives gagnent grand nombre
la Méditerranée, plus peut-être que de nos sociétés. La singularité libanaise,
toutes les autres rives de cette mer ma- que la réalité de son histoire lointaine at-
trice de tant de civilisations. Il y a un teste, a ce quelque chose d’universel qui
parfum civilisationnel spécifique au Pays interroge notre présent et notre futur.
du Cèdre : une puissance venue de loin
et qui parle à notre mémoire comme ces Le fait national au Liban aura attendu
racines profondes qui disent la longévité 1920 pour être reconnu, 1943 pour s’ériger
d’un arbre multiséculaire ; mais aussi une en indépendance, sans que pour autant il
évanescence qui depuis des décennies dit n’échappe durant toutes ces années aux
le délitement d’un pays dont la résilience convulsions de géopolitiques aussi com-
culturelle ne saurait dissimuler les béances plexes qu’invasives. Les entrelacs com-
politiques. Tout concourt presque à faire munautaires ont rythmé sa vie profonde
du Liban une métaphore des inquiétudes et plus d’une fois ont-ils été l’objet d’in-
de notre temps : l’équilibre précaire entre gérences étrangères, mettant à mal une
communautés, l’aile du divin qui comme société dont la cohérence reposait sur la
un ressac ramène des soifs contrariées aux cohabitation de ses diversités. Dans cette
frontières de la conscience, la liquéfaction existence soutenue d’une petite nation,
du politique emporté par un mouvement petite par sa géographie, mais grande par
du monde qu’il ne parvient plus vraiment à l’idée comme le proclama Jean-Paul II
maîtriser, les cupidités qui s’entredévorent lorsqu’il la qualifia de « pays message »,
sur les dépouilles d’un peuple qui oscille s’impose, malgré les guerres, les appétits
entre résignation et réveil... Le Liban, à féroces extérieurs, les faiblesses de ses di-
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rigeants, la décomposition de sa structure gie pour résister au cours tragique des
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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PLAIDOYER POUR
Revue Politique et Parlementaire - Le elle nécessite d’une part que l’État libanais
Mémorandum de Bkerké n’est pas un assure sa souveraineté intérieure et crée un
texte théologique venant de la plus haute État de droit avec une unique armée, et
instance religieuse au Liban, mais bien d’autre part que les Libanais soient da-
une déclaration politique qui rappelle vantage sensibilisés à la loyauté envers la
l’appel des évêques en l’an 2000 pour le Nation et non une religion, une confes-
retrait des troupes syriennes. Pensez-vous sion, un parti politique ou au « zaïm ».
que cette initiative sera entendue par
l’Occident et par l’ONU ? A-t-elle déjà eu RPP - Certains Libanais ont critiqué ce
des répercussions positives à l’étranger ? document estimant que la neutralité à
l’égard d’Israël est une forme d’intelligence
Cardinal Béchara Boutros Rai - À l’issue avec l’ennemi. Que leur répondez-vous ?
de différentes rencontres avec des Am-
bassadeurs arabes et occidentaux, je pense Cardinal Béchara Boutros Rai - « Le
que la question d’un statut de neutralité Mémorandum sur la neutralité active »
pour le Liban est l’unique voie de sortie de que j’ai publié le 17 août 2020 indique
l’impasse politique dans laquelle se trouve clairement trois dimensions inter-liées,
le pays et qui est à l’origine des crises éco- complémentaires et indivisibles dont le
nomique, monétaire et sociale. renforcement de l’État pour qu’il soit fort
militairement par le biais de son armée et
La neutralité assure la stabilité interne et de ses institutions et par conséquent ca-
élimine toute ingérence extérieure. Mais pable de se défendre par ses propres forces
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contre toute agression territoriale, mari- armé peut cesser sans marginaliser la
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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Cardinal Béchara Boutros Rai - Eu et libéral et qui offre un lieu de dialo-
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NOTRE BESOIN
François FILLON
Ancien Premier ministre
Président d'Agir pour la Paix avec les Chrétiens d'Orient
É
crire sur le Liban ? En avons-nous Druzes accrochés aux pentes du mont Li-
encore le droit, nous Français qui ban comme à un refuge sans cesse menacé
avons rangé au grenier de nos souve- par le repli communautaire, sectaire, exclu-
nirs et de notre grandeur fanée la relation sif qui est désormais la règle au Moyen-
spéciale, unique qui nous liait au seul pays Orient.
au monde où « Islam et Chrétienté ont
réussi une convivialité que ses institutions Certes, ces institutions politiques idéali-
politiques favorisent » selon la formule du sées par de Gaulle ont souvent failli. Elles
général de Gaulle ? n’ont pu éviter la terrible guerre civile qui
ravagea le pays quinze ans durant et elles
Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque ont leur part de responsabilité dans la ca-
l’on célèbre le centenaire du Liban : du mi- tastrophe terrible qui vient de ravager Bey-
racle cabossé que représente la coexistence routh comme dans la crise économique et
des chrétiens, des sunnites, des chiites, des sociale profonde qui a conduit des dizaines
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de milliers de Libanais dans la rue en 2019 On me dira que le Liban est plus compli-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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Est aux banlieues européennes, les fonda- malgré les atrocités de la guerre civile,
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Je n’ignore pas l’extrême difficulté de cette lectuels qui n’oublient pas Averroès, pour
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
voie, mais il n’y en a pas d’autre. le respect des femmes qui rêvent d’égalité,
pour le respect des musulmans qui veulent
Cela passe par la prise en charge des réfu- s’affranchir des conflits religieux, pour le
giés qui ont fui la Syrie et l’Irak. Cela passe respect des juifs qui ne peuvent espérer la
par le sauvetage de la livre et la mise en paix et la sécurité pour leurs enfants dans
place d’une politique massive de soutien un Moyen-Orient radicalisé, pour le res-
pour relever l’économie du pays. J’entends pect aussi des hommes de foi qui croient à
qu’il faudrait conditionner cette aide à la la richesse du dialogue œcuménique.
mise en œuvre de réformes politiques pro-
fondes. C’est malheureusement une vue de Prendre le parti du Liban c’est prendre le
l’esprit. Avant que la première de ces ré- parti de la diversité, c’est prendre le parti
formes ne produise quelques effets, le Li- de toutes celles et tous ceux qui aspirent
ban aura implosé sous les coups de la crise à une société plus tolérante et plus ou-
économique et sociale et il sera submergé verte.
par la vague de sectarisme et d’intolérance
qui monte de partout autour de lui. Et le jour où cette société s’éveillera, alors
le spectre du choc des civilisations s’éloi-
Car derrière le combat pour le Liban se gnera. Un nouveau départ s’annoncera
profile le combat pour le respect des mino- entre l’Orient et l’Occident.
rités religieuses au premier rang desquelles
les chrétiens d’Orient dont l’élimination C’est un rêve diront les sceptiques ! Non,
est en marche, pour le respect des intel- c’est un projet, et le Liban en est la clé n
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POUR UN LIBAN NEUTRE
Samir GEAGEA
Chef du Parti des Forces Libanaises
(Propos recueillis par Maya Khadra)
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mal Adel Nasser qui a provoqué une ré- ce qui explique le chaos prévalent au vu de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
volution en 1958 et, ensuite, avec la signa- l’échange de services entre le système de la
ture de l’Accord du Caire en 1969. Elle corruption et le système des armes.
s’est complètement écroulée le 13 avril
1975 avec le début d’une guerre qui a duré Supposons que le plus moderne des ré-
quinze ans, et qui n’a pris fin qu’avec un gimes politiques est introduit au Liban, se-
nouveau règlement établi par la modifi- ra-t-il applicable tant qu’il y a un parti poli-
cation du régime politique. Ce règlement tique qui s’accroche à ses armes, son vecteur
aurait bel et bien pu constituer une chance directeur, et qui donne la priorité à l’État
de tourner la page de la guerre. Pourtant, iranien aux dépens de l’État libanais ?
le régime syrien a établi son emprise sur
le Liban, et s’est retourné contre le nouvel Les crises successives vécues par le Liban
accord. Le Liban est entré dans une phase ne sont pas principalement liées au sys-
de tutelle qui a duré à son tour quinze ans. tème confessionnel tel que prétendu ou
présenté par certains soit pour des anté-
La souveraineté et l’indépendance du cédents superficiels, soit pour donner un
pays n’ont été restituées qu’avec le départ coup aux équilibres internes et au Pacte de
de l’armée syrienne du Liban le 26 avril Coexistence afin de changer l’identité et le
2005. L’occupation syrienne avait parta- rôle du Liban. Preuve en est, lorsque le Li-
gé les rôles avec Téhéran, en tenant les ban a adopté la neutralité vis-à-vis des axes
rennes du pouvoir au Liban et en gardant conflictuels étrangers entre 1943 et 1969,
les armes du Hezbollah, prenant la résis- excepté les évènements de 1958, il a connu
tance pour prétexte. À partir de cette date, une époque de stabilité et de prospérité
le Hezbollah a hérité le rôle du régime sy- ayant fait de lui « la Suisse du Moyen-
rien, en exerçant sa mainmise sur la sou- Orient ». Pour cette région, il est devenu
veraineté et l’indépendance, et en mono- un centre hospitalier, universitaire, touris-
polisant la prise de décisions stratégiques tique et bancaire. La situation ne s’est dé-
étatiques de guerre et de paix. tériorée qu’avec l’interaction entre le fac-
teur palestinien – celui de la libération « de
Comment la situation de tout pays pour- Jérusalem en passant par Jounieh » – avec
rait s’améliorer alors que les armes sont le facteur interne.
dans les mains de deux entités différentes,
l’armée légitime et l’armée-milice ? La Cela ne veut aucunement dire que le ré-
monopolisation de la prise de décisions gime actuel est idéal, alors qu’il n’existe
étatiques se reflète sur la performance de aucun régime se dotant de cette caracté-
toutes les institutions de l’État, soient- ristique au monde. Les régimes doivent
elles politiques, juridiques ou sécuritaires, refléter la nature de la société et accom-
20
pagner son progrès. Le désaccord s’arti- RPP - Le Grand Liban a été déclaré
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çais sont unis par une relation particulière le résultat de l’interaction entre ces groupes
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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RPP - Vous avez cautionné l’appel à la axe ou l’autre. L’État s’écroulera comme
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à ce parti politique au-delà de la branche coalition du 8 mars continue à accroître
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
armée ? La fin de l’influence du Hezbol- son emprise sur les pouvoirs au Liban.
lah pourrait-elle passer exclusivement
par le Liban ou nécessite-t-elle un aligne- L’affrontement politique avec le Hezbol-
ment de planètes international ? lah n’aura pas de terme tant que ce dernier
n’a pas remis ses armes à l’État qui ne se
Samir Geagea - Le désaccord avec le redressera pas tant qu’il comprend une
Hezbollah n’est pas uniquement de nature entité-État ou État dans l’État. Il n’est pas
politique, mais aussi idéologique et cultu- lieu de complaisance face à cette question
relle. De ce fait, le fossé qui nous sépare est qui a fait échouer au Liban en suspendant
très large. Les FL n’ont que le Liban pour sa Constitution et ses lois, et qui a mené
cause alors que le Hezbollah défend celle à son isolement des mondes arabe et oc-
de la nation musulmane. Les FL œuvrent cidental.
pour la délimitation des frontières du Li-
ban pour renforcer sa finalité alors que le RPP - Vous avez été candidat à la Prési-
Hezbollah ne croit pas aux frontières géo- dence de la République libanaise. Quel
graphiques des États. Les FL soutiennent a été votre programme politique aussi
le projet de l’État alors que le Hezbollah bien qu’économique ? Vous représente-
défend le projet de son État. rez-vous de nouveau après la fin du man-
dat Aoun ?
Malgré ce grand désaccord, à partir de
2005, l’objectif ultime a été d’éviter l’écla- Samir Geagea - Le programme que j’ai
tement de la situation au Liban et le re- adopté pour ma candidature aux élections
tour de la guerre civile. La coexistence présidentielles avait pour slogan « La Ré-
s’est concrétisée, d’abord, sous l’égide des publique Forte » qui ne pourrait se réaliser
institutions constitutionnelles sans coor- qu’à travers trois entités.
dination politique, mais avec un simple
croisement technique. En fin de compte, D’abord, l’indépendance totale du Liban
les FL ont désormais la conviction qu’il dans un État libre et capable, imposant
faut mettre un terme à la coordination sa souveraineté avec ses institutions légi-
technique parce qu’il est impossible de times.
bâtir un État sans lever la mainmise du
Hezbollah et de son mandat actuel sur le Ensuite, le respect de l’esprit et de la lettre
pays. C’est pour cette raison qu’elles re- de la Constitution et son application sans
vendiquent un gouvernement technocrate discrétion, sans catégorisation et sans
indépendant pour éviter l’échec qui serait contourner les règles, quelle que soit la
destiné à tout gouvernement tant que la cause.
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Enfin, la neutralité du Liban comme ga- Sur le plan économique, j’ai déclaré lors
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bien son rôle qui lui a donné une dimen- de l’autre, tel qu’il est. Toutefois, afin de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
sion mondiale, malgré sa petite superficie. rétablir son rôle aux niveaux politique,
Le Liban est le seul pays au monde où les culturel, économique et touristique, et le
chrétiens et les musulmans, toutes confes- message qu’il porte au monde, il doit re-
sions confondues, se partagent le pouvoir couvrir sa souveraineté, son indépendance
dans un État civil fondé sur la liberté et et le monopole des décisions stratégiques.
la démocratie. Le Liban représente sur ce Tel est notre combat, et nous le poursui-
plan un exemple de l’interaction, non du vrons jusqu’à ce que le Liban redevienne
choc, entre les civilisations. C’est un es- un vrai État dont la priorité est l’Homme,
pace de dialogue créatif et d’acceptation la stabilité et la paix n
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« LE LIBAN EST
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témoignage de leur foi, de leurs actions, est très importante pour les évolutions
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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l’équipe de l’Ambassade de France pour bulations. Que peuvent-ils apprendre aux
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Même sous Staline les Russes avaient la tous, ce que l’on ne retrouve pas dans les
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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vée, la vie publique et la vie sociale dont contraire il les a permises. Ils devraient
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ne s’était rien passé. Je n’ai pas de conseils comme l’a fait la France, la prise de posi-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
à donner, mais en ami je dirais qu’il faut tion courageuse et l’action de sa Béatitude
examiner les choses en profondeur, il faut le Patriarche Raï. Maintenant essayons de
accentuer la responsabilité des laïcs dans creuser davantage les choses. On a sou-
les Églises, il faut peut-être se donner les vent appelé le Liban la Suisse de l’Orient.
moyens d’entendre davantage la voix des La neutralité suisse est une neutralité qui
fidèles, il faut plus de transparence et de n’hésite pas à se servir aussi des autres et
rigueur dans la gestion des biens pour ne elle est le coffre-fort du monde entier. Il
pas être accusés à tort. En France nous de- ne faut pas que le Liban devienne une
vons également examiner la place des laïcs sorte de forteresse où il s’isolerait de toute
dans l’Église et comment nous répondons relation internationale. Certes, le Liban a
aux besoins de l’ensemble de la popula- vocation à la neutralité mais celle-ci doit
tion. Comme nous nous sommes battus lui permettre d’être un pont entre d’autres
contre la décision de limiter le nombre de pays et cultures.
fidèles pendant les offices en raison de la
Covid-19, je souhaiterais que l’Église se Plusieurs points méritent d’être exami-
batte pour l’ensemble de la population, en nés. Il y a d’abord la question des réfugiés
particulier les plus pauvres, pas seulement palestiniens. Le Liban ne doit pas être
pour le culte. Le but d’un chrétien est contraint de s’occuper de ces centaines de
bien évidemment de célébrer le culte qui milliers de Palestiniens. C’est à ceux qui
est une louange à Dieu mais aussi de se ont créé cette situation de prendre les me-
mettre au service de la population qui est sures pour la résoudre. C’est une responsa-
une autre forme de louange à Dieu. Les bilité qui incombe à l’État d’Israël et à ses
deux sont indissociables. alliés, en particulier les États-Unis, pas au
Liban qui n’est pas à l’origine du problème.
RPP - Le Patriarche maronite, le Cardinal Il y a ensuite les réfugiés syriens, je vais
Raï, a annoncé le lancement d’un mémo- dans les camps et la situation est très diffi-
randum sur le Liban et la neutralité active. cile. Certains Libanais profitent parfois de
Pensez-vous que ce soit une solution pour la situation, mais ce n’est pas au Liban de
protéger le Liban des influences des pays gérer ces centaines de milliers de réfugiés.
qui l’entourent que ce soit la Syrie, l’Iran, Il faut donc envisager leur retour en Syrie
le conflit israélo-palestinien et mener les mais pour cela nous devons avoir l’assu-
Libanais vers des lendemains plus stables rance politique qu’ils ne seront pas mena-
et plus paisibles ? cés et l’assurance sociale qu’ils auront une
maison pour les accueillir car les quartiers
Mgr Gollnisch - Je crois que c’est une dans lesquels ils habitaient ont totalement
plateforme indispensable et je salue, été détruits, je l’ai vu quand je me suis ren-
32
du en Syrie. Par ailleurs, et je sais que je il a rencontré les chefs de partis pendant
33
mais ne nous y trompons pas le peuple ne qu’ils ont subies de Daech qui n’agissait
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
va pas rester passif indéfiniment et les fu- pas seulement contre les yézidis et les
tures manifestations risquent d’être beau- chrétiens mais également contre les mu-
coup plus violentes parce qu’on pousse le sulmans. Ils m’ont dit qu’ils souhaitaient
peuple au désespoir. que leur pays aille vers autre chose et que
pour cela ils avaient besoin des chrétiens
Nous devons comprendre que cette liber- à leurs côtés. Dans leur grande majorité,
té qui existe au Liban, dont je maintiens les populations musulmanes rejettent l’is-
qu’elle n’existe pas de la même manière lamisme. En Tunisie et en Égypte les mu-
ailleurs, c’est ce à quoi aspirent les peuples sulmans ont chassé les islamistes. Certes,
du Moyen-Orient. Je suis allé à Mossoul le Liban traverse une crise, mais il n’est
peu de temps après le départ de Daesh. J’ai pas en train de chanceler, il est le point
rencontré de jeunes adultes musulmans. de mire vers lequel les peuples du Moyen-
Ils m’ont raconté toutes les souffrances Orient tendent n
34
PETITE HISTOIRE
Nicolas GRIMAL
Historien, archéologue et égyptologue
Professeur du Collège de France
Membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
C
oincé entre la Turquie, la Syrie, la fois une zone à part : les cités de la façade
Jordanie et, depuis quelques dé- méditerranéenne, dont les noms sem-
cennies, Israël, le Liban en tant blaient directement issus de l’Histoire. By-
qu’État n’existe que depuis un siècle, de- blos, Beyrouth, Sidon et Tyr renvoyaient
puis la concession à la France par la Socié- au monde classique, dont on voyait en-
té des Nations du mandat sur la Syrie et core sur place des vestiges que la culture
le Liban en 1920, suite au démantèlement européenne rattachait sans difficultés aux
de l’Empire Ottoman. Jusqu’au milieu du textes des auteurs anciens, d’Homère aux
XIXe siècle, son histoire, comme celle de géographes grecs et romains, sans avoir la
pratiquement tout le Levant, se confon- moindre idée des racines plus profondes
35
des civilisations levantines. On pourrait fouilles, conduites par les consuls mis en
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
dire que seule la surface était alors en- place par les puissances européennes, dont
tr’aperçue. la France, dans le Proche et le Moyen-
Orient, puis à travers le dispositif des
Les affrontements des grandes puissances grandes écoles françaises, Athènes, Rome,
européennes au sortir de la Révolution puis le Caire, et des grandes expéditions
française, surtout leurs appétits de terri- scientifiques, comme la franco-toscane,
toires susceptibles de constituer des em- dirigée par Champollion et Ippolito Ro-
pires coloniaux les ont conduites à cher- sellini, ou celle qui conduit Richard Lep-
cher à mieux connaître les mondes de la sius jusqu’au Soudan.
Méditerranée et de l’Afrique. C’est ainsi
que sont lancées des expéditions autant Dans ce grand mouvement, le Liban,
militaires que scientifiques, dont l’objectif n’ayant pas d’existence politique propre,
est avant tout de s’attaquer à la Sublime noyé qu’il est dans l’Empire Ottoman,
Porte : l’expédition d’Égypte et de Syrie semble le parent pauvre, malgré des entre-
en 1798, puis, plus tard, l’expédition de prises comme l’Essai sur la topographie de
Morée, en 1826, d’Alger en 1830, pour ne Tyr, publié en 1843 par J. de Bertou ou les
prendre que ces exemples. fouilles commanditées par Aimé Peretié
pour le compte du consulat de France, qui
C’est ainsi que la fin du XVIIIe siècle, et, ont permis d’exhumer, en 1855, le sarco-
surtout, la première moitié du XIXe voient phage d’Eshmounazar, ou encore la col-
se développer les études orientales, avec lection amassée par la famille Durighello
la création, en 1795, de l’École pratique de 1850 à 1920, à laquelle le Louvre doit,
des hautes études. Dans le même temps, entre autres, le fonds Louis de Clercq. La
le Collège de France crée une chaire de côte levantine reste, globalement, le pays
persan, puis de sanscrit et d’arabe. L’Aca- des Phéniciens, dont l’identité, l’origine et
démie des Inscriptions et Belles-Lettres le floruit sont alors flous, tout autant que
compte alors parmi ses membres les prin- sa relation supposée avec Canaan et le
cipaux orientalistes français et contribue monde de la Bible.
pour beaucoup à ces créations ; la Société
asiatique voit le jour en 1822, année du C’est pour répondre à ces questions
déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens qu’Ernest Renan propose, dans un mé-
par Jean-François Champollion. moire qu’il présente à l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres le 9 octobre
Ces sciences nouvelles ont besoin de don- 1857, Mémoire sur l’origine et le caractère
nées issues du terrain ; la seconde moitié véritable de l’histoire phénicienne qui porte le
du XIXe siècle voit ainsi se développer des nom de Sanchoniathon, d’entreprendre des
36
fouilles sur place. Trois ans plus tard, Na- gnie d’Henriette en avril 1861, du Mont
37
chrétienne ». Il décide alors de publier sa créé par Ernest Renan, qui patronne éga-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Vie de Jésus, rapportée dans ses cartons du lement la création de la chaire d’épigraphie
Liban. Le succès est immense, à la hauteur et d’antiquités sémitiques du Collège de
de la polémique qu’il déclenche, opposant France. Georges Contenau poursuit, sur le
frontalement tenants d’une histoire bi- terrain, les travaux, essentiellement sur les
blique désincarnée à ceux qui, au contraire, nécropoles de Sidon. Interrompues par la
en cherchent les racines dans l’histoire et guerre en 1914, les fouilles seront poursui-
l’archéologie. L’archéologie du Liban en vies par Maurice Dunand après 1945.
restera fortement et durablement mar-
quée. À Baalbek, les fouilles de Theodor Wie-
gand débouchent sur une première syn-
La mise en lumière des antiquités du Li- thèse, publiée en 1905. Elles seront pour-
ban allume de nombreuses convoitises, à suivies plus tard, après la création, à la fin
commencer par les États sous l’autorité de 1929, du Service des Antiquités, par
de qui le pays est placé. Au premier rang, Henri Seyrig, directeur du nouveau Ser-
se situe l’Empire Ottoman, qui, comme vice, lui-même, tandis que l’émir Maurice
les autres puissances, alimente ses mu- Chéhab entreprenait la grande fouille de
sées nouvellement créés. C’est ainsi que Tyr, et Maurice Dunand le dégagement
Théodore Makridi Bey, le découvreur de l’acropole de Byblos, qui se poursuivra
d’Hattuša, entreprit la fouille de l’antique sous l’autorité de Pierre Montet, puis de
Sidon, « capitale », – en tout cas l’une des Jean Lauffray.
principales cités – phénicienne au milieu
du deuxième millénaire av. J.-C., rivale de
Tyr, Beyrouth et Byblos et, comme elles, NÉOLITHIQUE ET
grand port ouvert sur la Méditerranée
CHALCOLITHIQUE :
orientale. Comme elles et leur semblable
Ougarit, elle est florissante jusqu’au dé-
UNE HISTOIRE
ferlement des peuples de la Mer au ENCORE MÉCONNUE
XIIe siècle, puis, après une phase de dé-
clin, redeviendra florissante au milieu du
premier millénaire av. J.-C. Jusqu’à l’entre-deux guerres, l’archéologie
libanaise naissante est fortement mar-
Charles Clermont-Ganneau reprend le quée du double sceau de la Phénicie et de
flambeau phénicien, faisant progresser de l’Antiquité classique. Le peu que le terrain
manière spectaculaire le dossier des ins- laissait apparaître de l’époque du Bronze
criptions, apportant une très riche contri- ancien et du chalcolithique est considéré
bution au Corpus Insciptionum semiticarum comme de simples prolégomènes au floruit
38
phénicien, sans qu’un véritable parallèle le premier acheteur est l’Égypte, qui est
39
sis III – XVIe siècle avant notre ère –, dans du dattier, l’oiseau mythique symbole de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
40
influences extérieures, du moins jusqu’à ce jusqu’à être considérés par les Grecs,
41
LE RÔLE DU PATRIARCAT
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
MARONITE DANS
LA CRÉATION DE L’ÉTAT
DU GRAND LIBAN
Le Liban a célébré dans la tourmente le premier centenaire de sa
fondation. Il est actuellement secoué par une crise profonde, à
facettes multiples, qui remet en question son régime politique, le
confessionnalisme, et même son existence. Les promoteurs de cet État,
créé en 1920 sous le nom de Grand Liban, étaient, d’un côté, le Conseil
administratif de la moutaçarrifiyyat de 1861 et ses habitants, à leur tête le
patriarche maronite, et de l’autre, la France, puissance mandataire et amie
séculaire. C’est le concours de tous ces acteurs qui a permis au projet
d’aboutir. Mais le patriarche maronite, Elias Houayek, y a joué un rôle
décisif auquel nous consacrons cette étude.
Antoine HOKAYEM
Professeur d’histoire contemporaine, Université Libanaise
et Université Saint-Joseph, Beyrouth
L
a chute de l’Empire ottoman, en ses quatorze points, le droit des peuples
1918, ouvrit la voie aux puissances à l’autodétermination, et qu’il eut envoyé,
victorieuses pour redessiner la carte en 1919, la commission King-Crane, pour
du Proche-Orient, conformément à leurs enquêter sur les desiderata des populations,
intérêts et aux accords secrets qu’elles et que la Conférence de la Paix eut instau-
avaient conclus pendant la guerre, dont ré le régime des mandats internationaux.
l’accord Sykes-Picot. Mais elles étaient te- Ce régime devait s’appliquer aux ex-co-
nues à prendre en considération les vœux lonies allemandes et aux territoires libérés
des populations de cette région, après que du joug ottoman, dont le Petit Liban du
le président américain, Woodrow Wil- XIXe siècle, connu sous le nom de mouta-
son, eut proclamé, en janvier 1918, dans çarrifiyyat du Mont-Liban.
42
Ce Petit Liban devint, en septembre 1920, LES REVENDICATIONS
43
pacha, à la tête d’une forte armée, occu- sultan une supplique en quatorze points,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
per la Palestine, le Liban, la Syrie et une signée également par les évêques de sa
partie de l’Anatolie. Il avait, comme allié communauté. Le douzième de ces points
local, l’émir Béchir II Chéhab, gouverneur nous intéresse tout particulièrement, en
du Mont-Liban. Il entreprit, dans la ré- voici la traduction :
gion, une série de réformes favorables aux
non-musulmans et imposa l’égalité de tous « Le gouverneur des montagnes du
devant la loi. Il créa, en particulier, dans Liban et de l’Anti-Liban ne devra être
les principales villes, des Conseils com- que maronite, de la noble famille Ché-
munaux mixtes qui faisaient fonction de hab, et cela en conformité avec les an-
tribunaux où siégeaient, côte à côte, des ciennes traditions […]. Ce gouverneur
membres musulmans, chrétiens et juifs. maronite sera nommé directement par
Ces Conseils réglaient les différends entre la Sublime Porte, sans aucun autre in-
les gens et répartissaient l’impôt d’une termédiaire, et il faut doter le Liban
manière équitable. d’un Conseil communal qui gérera les
affaires de la Montagne et en défendra
Le problème de l’égalité entre les « vrais les intérêts… »1
croyants » et les « dhimmi-s », c’est-à-
dire les chrétiens et les juifs, s’est posé, Trois idées, dans ce douzième point, re-
à cette époque, au niveau de l’Empire tiennent l’attention parce qu’elles vont
ottoman dans son ensemble. Le sultan a orienter les choix que feront les Libanais
dû, sous la pression de l’Europe, octroyer, plus tard : la première constitue l’esquisse
en 1839, un programme de réformes, le de ce qui sera, en 1920, la carte du Grand
Hatti de Gul-Khané, dans lequel il re- Liban, formée des deux chaînes du Li-
connaissait cette égalité. Mais cela susci- ban et de l’Anti-Liban, avec la plaine de
ta, en 1840, après le retrait des Égyptiens la Bekaa logée entre les deux, et les villes
de la région, une réaction des commu- côtières. La deuxième idée c’est la nomi-
nautés musulmanes au Liban et en Sy- nation du gouverneur directement par le
rie contre les chrétiens. Ce fut l’un des pouvoir central, sans aucune intervention
facteurs qui déclencha un conflit confes- de la part des walis de Damas et d’Acre,
sionnel sanglant qui allait durer jusqu’en autrement dit, indépendance complète
1860. du Liban par rapport aux pays voisins.
Le retrait des Égyptiens entraîna la chute 1 - Assad Rustum, Al-Usul al-arabiyya li-tārikh
de leur allié, l’émir Béchir II Chéhab. C’est Suriyya fi ahd Muhammad Ali bacha (Les sources
à cette occasion que le patriarche maronite, arabes de l’histoire de la Syrie à l’époque de Mu-
hammad ali pacha), t, V, année 1265h., Jounieh,
Youssef Hobeiche intervint : il adressa au
Bibliothèque des Paulistes, 1988, p. 215.
44
La troisième idée est l’institution d’un la nouvelle entité en la privant des villes
45
sionnel pour assister le gouverneur. Mais LE PATRIARCHE HOUAYEK
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
46
ont été développées dans des dizaines de La commission King-Crane, envoyée en
47
minorités et la liberté religieuse » et de- les options défendues par les partisans du
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
48
mais « encore et surtout une indépendance tribut qu’un peuple ait jamais payé,
49
assez édifiés sur la valeur de tout système Montagne des territoires de plaines et
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
50
licie où elles affrontaient, dans une véri- cune influence étrangère ». Il proclama
51
mi lesquelles on trouve celle du Conseil contentement en Syrie. Le gouvernement
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
52
Faysal à quitter le pays. Une nouvelle pé- 3 août 1920, la création d’un État Grand
53
les tentatives faites par les unionistes sy- mois de septembre, Gouraud rendit vi-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
ro-libanais, soit pour entraîner le Grand site au patriarche dans sa résidence d’été à
Liban dans le sillage de la Syrie, soit pour Dimane. Mgr Houayek prononça à cette
en détacher telle partie ou telle ville pour la occasion un discours dans lequel il aborda
rattacher à ce dernier pays. Nous donnons cette question et il déclara :
deux exemples de cette ardente lutte sou-
tenue par Houayek : « Si, aujourd’hui, l’indépendance du Li-
ban court le moindre risque, malgré ma
En 1921, pour faciliter l’exercice de son vieillesse et toutes les fatigues de mon
mandat, la France voulut créer un organe dernier voyage, je prendrai immédia-
commun aux différents États dont elle tement la mer ; j’irai à Paris, et je n’en
avait la charge. Dans un rapport établi, à reviendrai que si j’ai la promesse que
Paris, à ce sujet, au mois de février de cette notre indépendance est définitive et ir-
année, nous lisons ceci : révocable… »18.
54
de leur constitution et que l’insurrection s’y intégrer, ce qui aboutit, en 1943, à la
« Mais je sais ce qui me resterait à faire : Le patriarche était soutenu dans son en-
malgré l’âge et la maladie, j’irai en Eu- treprise, sur le plan intérieur, par la majeure
rope, j’irai demander la garantie des partie des décideurs et des habitants des
puissances qui avaient signé le proto- territoires dont sera formé le Grand Li-
cole »20. ban ; et sur le plan extérieur, par la France,
puissance mandataire et amie séculaire du
Cette opiniâtreté porta ses fruits puisque Liban.
la constitution libanaise, votée à l’unani-
mité par le Conseil représentatif en mai Le projet de Houayek ne consistait nulle-
1926, consacra l’indépendance et les fron- ment à fonder un foyer national chrétien
tières du Liban, et que la France finit par au Proche-Orient ; comment aurait-il pu
abandonner tout projet d’amputation du œuvrer pour un tel but alors qu’il était
territoire libanais et que les sunnites fi- mandaté par la majorité des habitants,
nirent par accepter le nouvel État et par chrétiens et musulmans, pour travailler à la
création d’un Grand Liban multiconfes-
20 - D’après L’Orient du 21-22 février 1926. Par sionnel ? Rappelons ici que la première
« Protocole » le patriarche entendait le règlement et la troisième délégations libanaises à la
organique établi par la Commission internatio-
Conférence de la Paix renfermaient des
nale de Beyrouth en 1861.
55
représentants des communautés musul- Kurdes, des Chaldéens et des Nestoriens,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Houayek était hanté par les problèmes Houayek a-t-il réussi son pari ? Le bilan
économiques et par l’indépendance. Peu des cent années écoulées depuis la créa-
lui importait que le Liban soit un État tion du Grand Liban ne paraît pas très
multi-religieux, pourvu que les chrétiens exaltant. Une série de compromis ont ce-
puissent y vivre libres, affranchis du com- pendant permis au pays de surmonter ses
plexe de la dhimmitude, jouissant, à tous crises successives, de survivre et de main-
les niveaux, de l’égalité parfaite avec toutes tenir un certain équilibre entre ses com-
les autres communautés ; mais, pour lui, munautés. Et l’avenir ? Il sera défini par la
ce Liban, devrait rester une terre de re- manière dont sera dénouée la grave crise
fuge, comme il l’a toujours été au cours existentielle que connaît actuellement le
de son histoire, pour tous les persécutés Liban, sérieusement menacé par des forces
du Proche-Orient. C’est à ce titre qu’il a centrifuges que les forces centripètes ar-
accueilli, sur son sol, des Arméniens, des rivent à peine à contenir n
56
LE GRAND-LIBAN
Christian TAOUTEL
Historien, directeur du département d’Histoire
de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
C’
est en 1919 que le Président centre de rayonnement français. C’est
français Georges Clemenceau a
nommé le Général Henri Gou- 1 - Michel Hajji Georgiou, « Liban : un cente-
raud Haut-commissaire de la République naire sous les décombres », La rédaction de Mon-
dafrique, 20 août 2020.
57
une grande et belle tâche que je vous • Ce pays doit-il exister comme une
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
58
ter. Deux solutions étaient possibles : Le des druzes de nombreuses populations
59
la délimitation du Liban, de la nécessité seignements syriens et libanais pendant
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
60
pays indépendant mais plutôt une pro- Pour rappel, en mars 1920, le roi Fayçal
61
série de reportages, qui accompagne l’en- ti de Beyrouth, Cheikh Moustafa Naja,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
trée des soldats français à Damas décrit la lorsqu’il assiste aux côtés du Patriarche
scène de la défaite arabe : « partout nous maronite Elias Hoyek à la proclamation
voyons des chariots renversés, des caissons du Grand-Liban, en présence des deux
d’artillerie émiettés... des sacs et des équi- Généraux Gouraud et Goybet, fiers vic-
pements dispersés… Les caisses de muni- torieux de Maysaloun. Selon l’historien
tions portent toutes les inscriptions alle- libanais Hassan Hallak, le Général Gou-
mandes... munitions que les Turcs avaient raud avait voulu apaiser la tension avec
abandonnées à Rayyak et qui avaient été les musulmans sunnites très mécontents
pillées avant l’arrivée des Français ». de l’idée du Grand-Liban. Il rend alors
visite au Cheikh Mustafa Naja, mufti de
Quelques jours après la conquête de Da- Beyrouth, et lui propose le titre de muf-
mas, le Haut-commissaire de France ti de L’État du Grand-Liban, au lieu du
publie une décision le 3 août 1920 et an- titre de mufti de Beyrouth. Gouraud pen-
nonce la naissance prochaine d’un nouvel sait que ce titre élargi à l’image du Liban
État, le Grand-Liban. Si à Beyrouth cette ouvrirait l’appétit du mufti et des musul-
annonce est accueillie avec enthousiasme, mans sunnites à coopérer avec les autori-
en Syrie on considère aussitôt que la na- tés françaises. Cependant, l’optimisme du
tion syrienne est amputée du Liban pour Général Gouraud est resté sans réalisa-
ainsi mutiler la Syrie en la privant des tion, car le Cheikh Mustafa Naja refusa
ports de Beyrouth et de Tripoli, gênant ce titre offert par la France, une autorité
ainsi brutalement le commerce syrien. étrangère non islamique. Toujours se-
lon Hallak, le patriarche maronite et les
La défaite de Maysaloun est vécue et notables musulmans s’étaient pressés de
considérée comme la fin du rêve natio- convaincre le Mufti Naja d’assister à la
naliste arabe et comme symbole de la cérémonie, dans l’intérêt des musulmans
« trahison » selon l’historien irakien Ali et des Libanais. On rapporte que le mufti
al-Allawi. Ainsi dans le monde arabe cer- de Beyrouth fut contraint sous la menace
taines attitudes populaires existent jusqu’à d’une expulsion ou d’une arrestation d’as-
ce jour, et considèrent depuis, (et jusqu’à sister à la cérémonie de proclamation du
nos jours) que le monde occidental désho- Grand-Liban8. Ainsi le problème se pose
nore les engagements qu’il prend envers déjà à la création de l’État libanais car c’est
le peuple arabe et opprime ceux qui s’op- un État proclamé par un officier français
posent à ses desseins impériaux. et cette proclamation n’émane donc pas de
62
toutes les composantes de la société qui puisqu’il n’allait pas englober les chrétiens
63
à préférer plutôt célébrer la date de l’in- Le Moyen-Orient se déchire, les conflits
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
dépendance « Eid el Istiqlal », ainsi cet de la région sont désormais très nombreux
épisode de novembre 1943, rendait enfin et les espoirs très rares. Les printemps
hommage à la composante sunnite du Li- arabes promis et que nous espérions se
ban, par le biais de l’Héroïsme de Riad al transforment en rêves désagréables pour
Solh élevé au rang des « icônes de l’indé- ne pas dire en cauchemars, et cette fois-
pendance » proprement désignées au Li- ci Sykes et Picot ont été devancés sur le
ban par Rijalat al Istiqlal11 ! Pour leur part, terrain par d’autres acteurs.
les chiites libanais vont, tout en admettant
les deux événements fondateurs de la na- Le défi aujourd’hui en 2020, un siècle
tion, 1920 et 1943, attendre la troisième plus tard, est de reconquérir avec tous les
indépendance, celle de l’an 2000, pour la Libanais, la grandeur et la force de l’État
célébrer et en faire un jour national aussi, libanais, ce Liban du Nahr el-Kabîr, aux
le jour de la libération « Eid el Tahrir », portes de la Palestine comme disait Gou-
libération à laquelle la communauté chiite raud, ou encore le Liban des 10 452 km2
a activement pris part, grâce au sang versé tel que le décrivait le jeune et charisma-
par les résistants contre l’occupation israé- tique Président libanais assassiné Bachir
lienne du Liban. Gemayel. Pour réussir, il faut que les Li-
banais, tous les Libanais, œuvrent pour
l’excellence de la nation libanaise, et tel
LE GRAND-LIBAN ET est le slogan de l’Université Saint Joseph
qui œuvre depuis 145 ans à réaliser l’excel-
SES DÉFIS AUJOURD’HUI
lence du Liban.
64
L’ouverture et le dialogue ne sauraient lisme gagnant toutes les sphères de la vie
65
Centrale à Hamra, les partisans de Kas- est aujourd’hui scindée entre Shea14 et les
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
66
Syrie, trouver un accord avec le FMI pour l’assassinat de deux présidents de la Répu-
67
LE GRAND LIBAN DANS
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
L’OPINION PUBLIQUE
ÉCLAIRAGE SUR LES PÉTITIONS
DES ARCHIVES FRANÇAISES
Antoine HABCHI
Professeur associé
Université Saint-Esprit de Kaslik
Université Saint-Joseph de Beyrouth
Député au Parlement libanais
L’
analyse de l’opinion publique qui a Dans le présent article, nous étudirons
contribué à la naissance du Grand dans un premier temps le contexte local,
Liban trouve ses sources dans les régional et international qui a influencé
archives diplomatiques du Quai d’Orsay, la formation du Grand Liban. Dans un
spécifiquement les volumes 42, 43 et 44 second temps, nous décrirons les archives
de la série E-Levant. Ces volumes ras- analysées pour exposer, enfin, les ten-
semblent les pétitions et les rapports qui dances et les demandes de l’opinion pu-
reflètent les différentes opinions à l’égard blique ayant accompagné la naissance du
de la formation du Grand Liban. Grand Liban.
68
LE CONTEXTE d’un côté, par la peur de l’autre différent
69
pal théâtre des évènements qui menèrent À l’échelle régionale, la situation n’était
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
70
• Les accords Sykes-Picot10 divisèrent Tout ce cadre régional fut conditionné par
71
Tableau 1 - Répartition des pétitions selon les régions et les volumes
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Volume/Pétition selon
42 43 44 Total des fos
les régions
Fos. 1-36
Liban Fos. 1-32 Fos. 92-161 Fos. 47-79 177
Fos. 129-140
Palestine + Alep Fos. 33-166 - - 144
Alep Fos. 167-176 Fos. 1-56 - 52
Damas - Fos. 162-171 Fos. 37-45 20
Hama et Homs - - Fos. 80-128 49
Sélection des journaux - Fos. 57-91 - 35
Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.
composé de 176 folios (fos), englobe la du Grand Liban. Elles nous procurent des
période comprise entre décembre 1918 informations à différents niveaux. Nous
et juillet 1919. Le volume 43, formé de retenons essentiellement leur répartition
171 fos, couvre la période de juillet au géographique et communautaire, leurs
15 août 1919. Quant au volume 44, com- organisateurs ayant impacté l’opinion pu-
posé de 140 fos, il s’étale de 1920 à 1921. blique, le destinataire recherché pour in-
La répartition des pétitions par région et fluencer la décision politique relative à la
par volume figure dans le tableau 1. création du Grand Liban ainsi que la divi-
sion de l’opinion publique en fonction de
Toutes les pétitions du Liban ont été pré- l’objectif souhaité par les organisateurs des
sentées entre deux dates. La première est pétitions.
celle du village d’Argès, au Nord du Liban,
signée le 4 décembre 191812. La dernière
est celle du village Rachaya (Béqaa ouest), LA REPRÉSENTATION RÉGIONALE
signée le 29 juillet 191913. Ainsi, ces péti- ET COMMUNAUTAIRE
tions s’étendent sur neuf mois et couvrent DES PÉTITIONS
tout le territoire concerné par la formation
Toutes les régions du Liban actuel ont
12 - MAE Levant, Volume 42, Fo. 11. été concernées par la présentation des
pétitions portant sur une question qui
13 - MAE Levant, Volume 43, Fo. 72.
72
détermine leur sort au niveau politique. restitué au territoire du Mont-Liban pour
Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Districts
Sud 101 - - 101
Béqaa 7 - 18 25
Nord 13 - 7 20
Beyrouth - 15 2 17
Mont-Liban 2 - 1 3
Non précisé 3 - - 3
Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.
73
Tableau 3 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
les communautés
Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Communautés
Chiite 60 - - 60
Non précisé 26 - 3 29
Maronite 23 - - 23
Grecque orthodoxe 2 - 17 19
Sunnite 2 5 1 8
Grecque catholique 5 - 1 6
Syrienne catholique - - 1 1
Alaouite - - 1 1
Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.
74
Tableau 4 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et
Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Organisateurs
Autorité religieuse et représentants 112 - 16 128
Presse-Rapport 1 7 7 15
Société 4 5 6 15
À titre personnel 2 5 1 8
Administration officielle 7 - - 7
Anonyme 1 - 2 3
Total 127 17 32 176
Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Destinataires
Commission américaine-Picot-
75 - - 75
Congrès de Paix
Picot 30 - - 30
Commission américaine - 9 13 22
États alliés-Congrès de Paix 15 - 2 17
Public 5 4 6 15
Non précisé 2 1 1 4
Clemenceau - - 3 3
Administration de Beyrouth - 1 2 3
Conseil administratif du Mont-Liban - - 1 1
Gouraud - - 1 1
Gouvernement français - - 1 1
Crane - 2 2 4
Total 127 17 32 176
Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.
75
LES DESTINATAIRES Grand Liban, l’établissement d’un État
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
L’analyse des multiples pétitions met la 14 - MAE Levant, Volume 42, Fo. 2, voir An-
nexe A : Exemple de revendications élaborées par
lumière sur quatre objectifs saillants : le
les Maronites).
Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Objectifs
Grand Liban 118 5 12 135
Non précisé 2 7 2 11
Syrie Unie 4 3 3 10
Grand Liban gardant une liaison
- - 10 10
économique avec la Syrie
Autonomie libanaise au sein de
2 - - 2
l'Union syrienne
Rapport 1 2 5 8
Total 127 17 32 176
Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.
76
Tableau 7 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et le
Chiite 60 - - -
Sunnite 1 2 - -
Grecque orthodoxe 8 - - -
Grecque catholique 3 - 11 1
Syrienne catholique 1 - - -
Alaouite 1 - - -
Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.
Les Sunnites, avec une participation ré- 15 - MAE Levant, Volume 43, Fo. 52 (Exemple
duite partagée entre le Grand Liban (une des revendications faites par les Sunnites pour
une Syrie unifiée).
77
tières revendiquées pour être annexées création d’une identité nationale, tout en
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
78
la Paix17, dans un effort conjugué abou- officiellement la constitution du Grand
79
depuis la moitié du XIXe siècle les fron- de Maysaloun vient trancher ce tiraille-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
tières naturelles du Liban. Les pétitions ment, presque un mois avant la déclara-
concrétisent la question du Liban et trans- tion du Grand Liban le 1er septembre de
forment la lutte en réalité. Les revendica- la même année. Effectivement, l’intérêt
tions reflètent des demandes formulées par mutuel entre la France et les Maronites
les Maronites depuis le XIXe siècle : an- a donné naissance au Grand Liban. « Si
nexer les territoires détachés du Mont-Li- la France avait besoin d’un Liban ami-
ban. L’énergie sous-jacente dans la mobili- cal avec une majorité chrétienne comme
sation de l’opinion publique fut structurée base de sa politique syrienne, les Ma-
par l’Église maronite avec la participation ronites et les autres chrétiens libanais
des prélats de cette communauté. Le avaient besoin de la protection française
rêve du patriarche Doueihi qui date du pour leur pays contre les prétentions pa-
XVIIIe siècle se réalise par le patriarche narabes. La solidarité entre les deux par-
Hoyek au début du XXe siècle. ties était particulièrement urgente dans
la mesure où Fayçal et son gouverne-
Cette déclaration du Grand Liban n’au- ment arabe contrôlaient toujours la zone
rait pas été possible sans la conviction Est et réclamaient à cor et à cri une Syrie
française, une conviction qui n’était pas arabe unifiée »23.
présente mais s’est consolidée au cours
des évènements et sous l’insistance de la Pour les Maronites, la déclaration du
demande maronite. Robert de Caix consi- Grand Liban n’est qu’un retour à l’état
dérait la Syrie comme étant « une seule normal de ce pays duquel ils ont été pri-
région géographique : elle a besoin au vés sous l’occupation ottomane, puisqu’il
moins dès à présent, de l’unité douanière regagne ses « frontières naturelles »
et monétaire »21. Cette vision française s’est comme signalé dans les pétitions. C’est le
évaporée à cause du refus catégorique des Liban qu’ils ont souhaité, capable d’inté-
Syriens d’accepter le protectorat français grer la modernité par l’aide de la France
d’un côté, et d’un autre côté, l’insistance à travers sa tutelle et toujours ouvert aux
du patriarche maronite sur les liens his- autres à travers un État garant de la li-
toriques entre les Maronites et la France berté, assurant leur existence et leur rôle.
en plus de son attachement au protec- Effectivement, la formation du Grand
torat français, moyen pragmatique pour Liban est source du contrat socio-poli-
atteindre le Grand Liban22. La bataille tique libanais ou Pacte national dans le
but d’intégrer les groupes nouvellement
21 - Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77
et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 302. et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 248.
22 - Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77 23 - K. Salibi, op. cit. pp. 281-282.
80
annexés au Liban. Ce Grand Liban l’expose à des conflits internes alimen-
81
du djihadisme, identifié dans ses deux gences de la politique... »24. De nouveau
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
volets : chiite dirigé par l’Iran et sunnite la France est perplexe et indécise…
par l’État islamique en Iraq et en Sy-
rie ? De nos jours, la France se retrouve Seul le cours des évènements futurs et la
au cœur des évènements du Grand Li- volonté libanaise nous fourniront la bonne
ban… Une France souhaitée par les Li- réponse n
banais, comme un siècle auparavant, par
le Patriarche Hoyek « affranchie des exi- 24 - Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77
et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 248.
82
1920-2020 :
François COSTANTINI1
Enseignant à l'Université Saint Joseph de Beyrouth
E
n premier lieu, on ne saurait contes-
ter l’existence quasiment immémo- Ce ne fut pas sans conséquences sur
riale d’une entité libanaise. l’irruption d’une exception spirituelle
et culturelle, l’église maronite. Qui ne
Sa conscience, sa volonté1d’être, viennent, connut, contrairement à l’ensemble des
pour reprendre les propos du général de églises d’Orient, aucune scission en
Gaulle sur la France dans ses Mémoires son sein. À laquelle le Grand schisme
d’Espoir, « du fonds des âges »… d’Orient de 1054, catastrophique pour
l’avenir de la chrétienté, fut totalement
Dans l’Antiquité, la singularité phéni- étranger. Qui ne souffrit à aucun moment
cienne se détachait déjà de l’ensemble la moindre remise en cause de son allé-
syrien. À un univers désertique et bédoui- geance à Rome.
nisé répondait une civilisation ouverte, cu-
rieuse, innovante. Durant les Croisades, les Francs rencon-
trèrent sur la terre du Mont Liban une
Cette singularité est même allée, depuis nation qui, aux dires de Saint-Louis, était
l’époque hellénistique jusqu’aux termes de « une partie de la nation française ».
1 - François Costantini est l’auteur de Le Liban. Par la suite, Louis XIII assura les Maro-
Histoire et destin d’une exception, Perspectives nites du soutien appuyé de la France.
libres, 2017.
83
C’est d’ailleurs au XVIIe siècle que le décide la création du Grand Liban. Au
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Liban, plus précisément le Mont Liban, Mont-Liban sont adjoints Beyrouth, Tri-
acheva sa première unité politique au- poli, le Akkar au nord, la plaine de la Be-
tour de l’émir druze – vraisemblablement kaa, Saïda, Tyr et le Liban Sud.
converti au maronitisme – Fakhreddine.
Qui unit, face à la Porte, les minorités L’anticlérical Clemenceau avait finale-
menacées du Mont Liban, maronites, ment, durant la Conférence de Versailles,
druzes en chiites pour l’essentiel. répondu favorablement à l’appel et au
projet du Patriarche maronite d’alors,
Les systèmes politiques qui prennent la Mgr Hoayek.
suite – le Double caïmacamat en 1841
et la Moutassarifiyat en 1861 –, tout en Le Grand Liban, alors constitué sous la
découlant d’accords internationaux à la férule du Mandat de la SDN conféré à
suite de périls rencontrés par les popu- la France, s’établit, au plan politique et
lations chrétiennes –, répondirent néan- institutionnel, par la reconnaissance de
moins à la spécificité absolue du Liban : 18 communautés.
l’équilibre entre islam et chrétienté, fé-
condant, fait unique en Orient, un refus En 1926, une Constitution est rédigée.
de la dhimmitude de la part des chré- Elle affirme les principes démocratiques,
tiens, assurant à ceux-ci un espace excep- l’égalité de tous au plan des droits poli-
tionnel de liberté. tiques.
Coutumier des faits génocidaires, l’Em- Ce qui prémunit les chrétiens contre les
pire ottoman tenta d’exercer ses sinistres principes islamiques de la dhimmitude,
forfaits à l’encontre de la population du où ils doivent accepter une condition de
Mont Liban durant le Premier conflit sujets de seconde zone, privés du moindre
mondial. droit politique, face aux musulmans do-
minateurs.
Issus de toutes les confessions, mais en
grande partie des chrétiens, les martyrs Par une répartition constitutionnelle des
libanais furent honorés par une statue pouvoirs, avec, notamment, un président
mémorielle érigée en plein centre de Bey- maronite qui assurera au pays un visage
routh. libéral et démocratique, avec l’épanouis-
sement de la société à l’ombre du protec-
La France, alors moins soucieuse de par- teur français, le Liban connaîtra, durant
ticipations dans l’Irak Petroleum Com- le Mandat français, son véritable âge
pany que du sort des chrétientés d’Orient, d’or.
84
UNE SOCIÉTÉ MISE À MAL Dès 1945, le Liban est sommé par sa
Les chrétiens sont alors sommés, moyen- Le journaliste Georges Naccache, par sa
nant l’accès théorique à la souveraineté et formule « deux négations ne font pas une
à l’indépendance d’un Liban distinct de la nation » analysera avec justesse l’impos-
Syrie, de concéder au camp mahométan ture de ce Liban qui se déclare indépen-
le fait que le Liban a « un visage arabe ». dant en 1943. Ce qui lui vaudra plusieurs
mois de prison : la fin du Mandat français
Ce qui constitue une véritable ineptie au a également signifié une réduction sen-
plan historique, ethnique et culturel. sible des libertés publiques.
85
En 1958, le camp musulman tentera fense du camp chrétien, définira de façon
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
d’entraîner le Liban dans les chimères de optimale le Liban tel qu’il fût depuis son
Nasser, qui vient de constituer – à marche origine, et tel qu’il aurait dû être dès son
forcée contre le peuple syrien, qui chasse- accession à l’indépendance.
ra les Égyptiens trois ans plus tard – avec
la Syrie la République Arabe Unie. Les Le 29 novembre 1981, à Antélias, dans la
chrétiens, avec à leur tête leur valeureux banlieue de Beyrouth, il prononce un dis-
président, Camille Chamoun, refuseront cours d’anthologie à l’occasion du 45e an-
de se soumettre à un projet à la fois totali- niversaire de la fondation du principal
taire et islamique. parti chrétien, les Kataëb, par son père,
Pierre Gemayel :
Le déclenchement de la Guerre du Liban,
en 1975, est dû à la volonté du camp mu- « À l’heure où se discute le sort des
sulman – qui s’en remettra par la suite à la peuples de la région et de leurs États res-
tutelle de la Syrie – de mettre son veto à pectifs, le dossier du Liban défend dans
l’intervention de l’Armée libanaise contre une large mesure la position des Kataëb.
les exactions de l’OLP. Le Premier ministre Ces derniers s’identifient au Liban, dont
sunnite d’alors, Rachid Karamé, prendra la ils sont la véritable garantie. Le Liban est
défense de l’OLP contre sa propre armée… leur raison d’être, et ils sont la garantie de
sa pérennité. Le pari que Pierre Gemayel
Profitant largement d’une société libé- a fait sur le Liban n’a pas changé ; les
rale, d’une économie ouverte et prospère, vicissitudes de la politique régionale et
de secteurs particulièrement performants internationale n’ont fait que le soutenir,
(banque, éducation, santé…), les dirigeants les événements qui se sont produits dans
musulmans libanais auront délibérément, la région au cours des dernières années
par haine viscérale et jalousie envers les n’ont fait que le renforcer, et aujourd’hui
chrétiens, mis à bas un pays jusqu’alors dé- la prise de conscience des musulmans
nommé « Suisse du Proche-Orient ». vient le confirmer (…). Il s’en suit que
l’unité du Liban a été et demeure le projet
C’est cependant au faîte de la Guerre du des Kataëb, tandis que sa division a été et
Liban que la Pays du Cèdre va trouver demeure le projet des autres. Cependant,
la figure qui va incarner véritablement il ne peut y avoir de véritable unité sans
l’identité libanaise jusque dans les tré- une allégeance absolue de tous les Liba-
fonds les plus profonds. nais envers le Liban. De même, il ne peut
y avoir de liberté sans sécurité pour tous
Béchir Gemayel, chef des Forces Liba- les Libanais. Telle est, en peu de mots, la
naises, organe politique et militaire de dé- patrie que nous voulons. C’est un choix
86
ancien, auquel nous demeurerons atta- imposés alors par les États-Unis et l’Ara-
87
À celui qui, depuis 30 ans, s’est révélé anciennes – le confessionnalisme en
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
88
LORSQUE NAPOLÉON III
Éric ANCEAU
Historien, Sorbonne Université et SIRICE
A
u milieu du XIXe siècle, le tairement une religion dérivée de l’Islam,
Mont-Liban est sous adminis- les Druses, clients des Britanniques. En
tration ottomane1 depuis quatre 1842, à la suite de grands troubles entre les
89
deux communautés, le pays est divisé en proie des flammes. » Dans les jours sui-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
deux provinces, le nord placé sous la direc- vants, les Druses s’emparent de plusieurs
tion d’un Maronite et le sud, sous un chef villes chrétiennes, y pillent les maisons et
druse, le tout sous la dépendance du pacha en massacrent les habitants. Une partie des
de Beyrouth, lui-même soumis au gouver- chrétiens fuient vers le littoral. Des navires
neur de Damas. français et britanniques recueillent plus de
2 000 réfugiés.
En 1856, la suite du Congrès de Paris qui
marque la fin de la guerre de Crimée, le Après une inertie quasi-totale de plus
sultan Abdülmecid a concédé l’égalité aux de trois mois du pacha de Beyrouth, du
chrétiens et aux musulmans dans toute gouverneur de Damas, Ahmed Pacha, et
l’étendue de son Empire sous la pression du sultan, et alors que la communauté in-
de ses alliés, la France et la Grande-Bre- ternationale commence à s’émouvoir des
tagne qui l’ont aidé à vaincre la Russie. nouvelles qui lui parviennent, les autorités
Mais dans les montagnes du Liban, cette turques finissent par imposer aux chré-
situation nouvelle est mal vécue. Aux riva- tiens, le 5 juillet, un traité qui leur garantit
lités ethniques et religieuses s’ajoutent en la sécurité contre l’impunité de leurs bour-
effet des jalousies économiques, les Maro- reaux et la renonciation à toute demande
nites détenant plusieurs monopoles. Les de restitution des biens qui leur ont été
tensions se multiplient et le pacha de Bey- volés.
routh, Kourchid, donne systématiquement
raison aux Druses. Cependant, le 9, les persécutions touchent
la Syrie et sa capitale Damas, 150 000 habi-
En mars, un couvent est pillé et un prêtre tants à l’époque dont près de 20 000 chré-
tué. Trois chrétiens sont assassinés fin avril. tiens de toutes origines. Pendant dix jours,
Les autorités ne sévissent pas contre les plusieurs milliers d’entre eux, principa-
auteurs qui sont pourtant identifiés et dé- lement des hommes, des enfants et des
noncés par les victimes. Les chrétiens dé- vieillards sont massacrés dans les rues et
cident alors de se faire justice eux-mêmes. dans les maisons, pendant que les femmes
Le 14 mai, deux Druses sont à leur tour sont conduites dans des harems quand
assassinés. C’est le point de départ d’un elles n’ont pas été elles-mêmes assassinées.
embrasement général. Le 29, les Druses Le gouverneur laisse les fanatiques agir en
commencent à massacrer systématique- toute impunité. Seul l’émir Abd el-Kader,
ment les chrétiens. Le consul anglais gracié par Napoléon III après sa révolte
Moore écrit à son gouvernement : « La contre la conquête française de l’Algérie
guerre civile vient d’éclater dans le Liban ; et résidant désormais dans la capitale de
les villages en vue de Beyrouth sont la la Syrie, a sauvé l’honneur en offrant l’asile
90
de son palais à plusieurs milliers de chré- par la presse4, le public est informé, le
2 - Smaïl Aouli, Ramdane Redjala et Philippe 4 - Le plus grand journal français d’opposition,
Zoummeroff, Abd el-Kader, Paris, Fayard, 1994, Le Siècle, y consacre des reportages à partir du
p. 460-464. 8 juillet.
3 - Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, 5 - Éric Anceau, Napoléon III. Un Saint Simon à
Paris, Plon et Nourrit, 1903, t. III, p. 327. cheval, Paris, Tallandier, 2008, Texto, 2012, p. 389.
91
Le sultan qui sent la menace lui écrit péen depuis cette époque, obtient le prin-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
92
rappellent le cadre de sa mission (vérifier pulations druses et à la mauvaise volonté
93
ment de Londres le met en garde : « Nous Alors que l’échéance du départ des troupes
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
94
« la porte de Damas ». Elle devient une récent de la Savoie et de Nice à l’Em-
Napoléon III n’a pu réaliser son rêve Il n’en demeure pas moins que l’action gé-
du grand État arabe et n’a pas pu im- néreuse et inédite du souverain français a
poser non plus, en la circonstance, un permis de rétablir durablement la paix, de
Liban pleinement autonome. La peur protéger les chrétiens du Proche-Orient
de mécontenter une nouvelle fois la et de donner un statut plus favorable au
Grande-Bretagne après le rattachement Liban n
95
CONTRE VENTS ET MARÉES
Passionnés par leur métier, les frères Geagea ont acquis leur savoir-faire en viticulture et viniculture
en France. Attachés à leur terre natale, persévérants et résilients, ils nous font partager une expérience
inégalée et le domaine de Barka est devenu synonyme de ce charme inexpliqué et de ce magnétisme
d’un Liban qui continue, contre vents et marées, à nous faire rêver.
Importé en France par « Vinex France », Château Barka a été médaillé d’argent et d’or au concours
international du vin à Paris FIWA en 2019 et 2020. Il est exporté dans une dizaine de pays dont sept
en Europe.
Le domaine de Barka produit cinq références de vins concentrés et généreux répondant aux normes
européennes et mondiales généralement assemblées par les cépages suivants : Syrah, Cabernet
Sauvignon, Viognier, sauvignon Blanc, Niellucio, Merlot et Muscat petit grain. Chaque vin évoque
une déesse phénicienne :
• Atargatis déesse des eaux et des sources pour le blanc à 13° d’alcool, vin sec produit par
macération pelliculaire, pressurage direct et vinification à 18°
• Tanit déesse du ciel du soleil et de la lune pour le rosé à 13° d’alcool, vin fruité et frais produit
par pressurage direct et vinification à 18°
• Tallyia déesse de la pluie et de la rosée pour un 1er rouge à 14° d’alcool, vin fruité, produit par
vinification entre 22 et 26°
• Ichtar déesse de l’amour pour un 2e rouge à 14° d’alcool, vin partiellement boisé, assemblage
subtil, produit par vinification entre 22 et 26°
• Royal, une qualité des appellations Châteaux, 3e Rouge à 14° d’alcool, vin élégant, produit par
vinification entre 24 et 28°
Les restaurants étant actuellement fermés, les vins Barka sont livrés
partout en France via le site e-commerce de la société Vinex France :
www.vinexfrance.com - mél : info@vinexfrance.com - tél : 06 62 39 57 57
www.chateaubarka.com
Mireille ISSA
Centre d’Études Latines
Université Saint-Esprit de Kaslik – Liban
S’
il semble encore pénible de préci- sence maronite finit par se faire remarquer.
ser l’origine exacte des maronites, La centralité de saint Maron ou Mar Ma-
ces derniers ne peuvent pas réfuter roun fait de ce thaumaturge du IVe siècle1,
les influences socio-historiques cumula- familier de la ville de Cyr, une référence
tives, dont la synthèse a concouru à remo- identitaire incontournable. Diminutif sy-
deler leur identité. Néanmoins, cette com- riaque de mar ou « seigneur », qui donne
munauté est facilement identifiable grâce son nom au monastère Saint-Maron sur
à deux sources : le territoire de genèse, à l’Oronte, Maroun est un ethnonyme reli-
savoir le Liban qui correspond approxima- gieux conféré à une communauté, celle des
tivement à l’ancienne Phénicie maritime, maronites, retranchée dans les altitudes en
agrandie de parties de Syrie et de Palestine
selon les aléas de l’histoire ; et les pays de 1 - Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie,
diffusion des temps modernes, où la pré- ou Histoire Philotée, Paris, éd. Du Cerf, 1979,
tome II, p. 28-33.
97
quête d’autonomie et, en dépit de maintes odore, cæterarumque arborum atque florum
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
98
caractère syriaque. On peut présumer une Christ, que les maronites semblent avoir
99
de l’Epistula se résument alors dans l’ex- circonstanciée, suffisent pour prouver qu’à
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
hortation papale à fuir les hérésies et à peine quelques décades après la déposition
« connaître et conserver le concile de de Guillaume de Tyr, l’Église catholique,
Chalcédoine qui a le respect de tous »10. soucieuse de la communion ecclésiale,
engage l’uniformisation des dogmes et
Le rattachement officiel des maronites rites liturgiques. Je retiens à cet effet deux
à la juridiction catholique ne laisse de bulles de nature catéchétique. La première
soulever des questions touchant de toute est la bulle V Quia divinæ sapientiæ datée
évidence à l’élaboration d’une identité du 1er février 1256, et envoyée par le pape
complexe. Unie à la sainte Église romaine, Alexandre IV au patriarche maronite Si-
mater et caput omnium Ecclesiarum comme méon12. Elle répand une matière christolo-
le dit saint Irénée, l’Église maronite n’en gique qui exhorte les maronites à rejeter le
est pas moins une Église orientale antio- monothélisme et embrasser les principaux
chienne pétrinienne, l’une des premières à articles de foi et rites catholiques dont, tout
se catholiciser, toutefois réfutant les allé- particulièrement, le Filioque ou procession
gations de Guillaume de Tyr qui parle de du Saint-Esprit du Fils et du Père, l’unique
conversion maronite – n’est converti que invocation de la Trinité lors du baptême
le non-chrétien moyennant le baptême ! dans la triple immersion, la confession des
Quoiqu’il en soit, ce changement semble péchés, l’utilisation des cloches pour dis-
avoir pris dans l’histoire des maronites tinguer les heures canoniales, tout comme
une ampleur si considérable que j’ose évo- le port du pallium, privilège pontifical, lors
quer un processus de latinisation partielle, de la célébration des fêtes principales. La
affectant non seulement l’obédience, mais deuxième est la bulle XXXIII Benedictus
aussi le rite, l’éducation humaniste et par Deus, écrite le 14 février 1577 par le pape
conséquent la production littéraire. Dé- Grégoire XIII au patriarche Michel Riz-
cidément, les affirmations du Bullarium zi13. Elle évoque à son tour bon nombre
Maronitarum de l’abbé Toubia Anaissi, de détails, entre autres la confection du
monument épistolaire11 que j’aurai l’occa- chrême avec de l’huile et du baume, ex
sion plus loin de présenter de manière plus simplici oleo olivarum et puro balsam, et la
100
réduction du trisagion, hymne des séra- sions franciscaines et jésuites, tel que le
101
gouvernement »15 tel que le décrit Sami annonce le 31 janvier 1582 l’édification à
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Kuri dans ses Monumenta Proximi-Orien- Rome d’un hospice pour la nation maro-
tis achève sa mission et, dans son carnet nite ; et la bulle XLI Salvatoris Nostri Jesu
auquel il donne le titre de Voyage du Mont Christi18, datée du 13 janvier 1583, entend
Liban16, il consigne ses bonnes observa- achever l’aménagement de l’hospice ma-
tions sur les mœurs des maronites du Li- ronite dans la maison San Giovanni della
ban du XVIIIe siècle. Ficoccia. Bénéficiant de la protection du
cardinal Carafa, qui cautionne un en-
Aussitôt l’ouverture sur les Églises orien- semble de constitutions qui réglementent
tales, sur celle des maronites notamment, la vie religieuse et académique des dis-
porte ses fruits. Le père Gemayel situe en ciples, puis doté d’une bibliothèque ap-
1579 le premier convoi de disciples ayant propriée, le Collège est ainsi destiné à ac-
accompagné Jean-Baptiste Éliano, sui- cueillir à Rome des élèves maronites afin
vi d’un second convoi en 1581, selon un de leur fournir une sérieuse éducation hu-
stratagème soutenu par le jésuite espa- maniste. Il semble exaucer, comme le dit
gnol, qui privilégie la formation à Rome Aurélien Girard, les attentes de l’Église
d’un clergé local apte à remplacer les mis- catholique par la création d’un cercle de
sionnaires. Besoin en est de créer une rési- savants pouvant faire fructifier leurs ex-
dence fixe, vu le nombre croissant des dis- pertises linguistiques, en arabe et syriaque
ciples, si bien que le pape Grégoire XIII notamment, « pour mettre au jour des
décerne à ces derniers une demeure dite textes chrétiens qui nourrissent l’apologé-
Hospice de la Nation Maronite, devenue tique catholique, ou encore pour décou-
en 1584 le Collège Maronite Pontifical de vrir des sources antiques perdues dans les
Rome. J’ai déjà traité dans le Bullarium traditions latine et grecque »19. Or à cette
Maronitarum les deux bulles de Gré- époque délicate de l’histoire de l’Église
goire XIII insérées par l’abbé Anaissi. En catholique, les maronites semblent être,
effet, la bulle XL Exigit incumbentis nobis17
18 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum,
p. 84-89. Karam Rizk, Mireille Issa, Bullarium
15 - Sami Kuri, Missiones Orientales, Monumenta
Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 125-132.
Proximi-Orientis III, Palestine-Liban-Syrie-Méso-
potamie (1583-1623), Rome, Institutum Histori- 19 - Aurélien Girard, « Le Collège Maronite
cum Societatis Jesu, 1994, p. 351. de Rome et les langues au tournant des XVIe et
XVIIe siècles. Éducation des chrétiens orientaux,
16 - Jérôme Dandini, Voyage du Mont Liban du
science orientaliste et apologétique classique » in
R. P. Jérôme Dandini, nonce dans ce pays-là, Paris,
Elisa Andretta, Antonella Romano, Antonietta
Billaine, 1675.
Viscelglia (éd), Le lingue nella Roma della prima
17 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum, età moderna. Luoghi e risorse, numéro monogra-
p. 81-83. Karam Rizk, Mireille Issa, Bullarium phique de la Rivista Storica Italiana, Napoli, 1,
Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 121-125. 2020, p. 272.
102
parmi les chrétiens orientaux, les seuls à terprète des deux langues arabe et sy-
103
Louis XIII. Le tandem entreprend de Personnalité de taille que forgent tour à
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
condenser en latin le Kitab nuzhat al- tour une plume élégante et classique, une
muchtaq du géographe arabe Al-Idrisi et vaste érudition et une sérieuse applica-
de lui ajouter un supplément, qu’ils pu- tion, Assémani arrache la confiance de
blient en 1619 chez l’éditeur Jérôme Bla- Clément XI, qui le choisit pour présider
geart, sous le titre De nonnullis Orienta- aux travaux du Synode libanais de 1736.
lium urbibus, necnon indigenarum religione L’essentiel cependant c’est son intarissable
ac moribus tractatus brevis. S’agissant d’une créativité, dont le summum se résume en
rapide prosopographie des villes d’Orient trois ouvrages, à savoir les Œuvres de saint
que ponctuent la description des mœurs Éphrem (Sancti patris nostris Ephræm Syri
religieuses et sociales et le portrait des opera omnia), le Catalogue des manuscrits
principaux hommes de lettres et sciences, de la Bibliothèque Apostolique Vaticane (Bi-
il n’est pas difficile de constater que l’opus- bliothecæ Apostolicæ Vaticanæ codicum ma-
cule, écrit dans un latin rudimentaire nuscriptorum catalogus) et La Bibliothèque
peut-être en raison de la légèreté de la Orientale Clémentino-Vaticane (Bibliothe-
matière, entend faire découvrir l’Orient à ca Orientalis Clementino-Vaticana). C’est
l’Europe chrétienne du XVIIe siècle. alors La Bibliothèque Orientale qui illustre
que « des intellectuels chrétiens orientaux
Au XVIIIe siècle, Joseph Simon Asséma- ont assuré consciemment un rôle de pas-
ni21 marque l’histoire de l’Église maronite. serelle entre l’Occident et le monde arabe
Jeanne Bignami Odier le resitue dans une et musulman »23. Publiée dans le premier
famille de bibliothécaires : « Les Assema- quart du XVIIIe siècle par les soins de la
ni, dit-elle, jouèrent un rôle important à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide,
Bibliothèque Vaticane. Le 10 mars 1710, republiée en 2002 par Gorgias Press, qui
fut nommé scriptor Orientalis Guiseppe respecte la subdivision de sa matière en
Simonio Assemani qui devait devenir se- trois volumes, la monumentale histoire
cond custode le 30 septembre 1730, puis ecclésiastique d’Assémani, destinée à re-
premier custode le 3 janvier 1739, et mou- cueillir la bibliographie des Églises orien-
rir à la tâche, à Rome, le 13 janvier 1768 »22. tales, est en effet une somme d’érudition
qui scelle la notoriété de son auteur. Après
s’être présenté comme Docteur en théolo-
21 - P. Élias Khalifé, « Joseph Simon Assémani
(† 1768) écrivain maronite », in Le latin des maro-
nites, p. 147-156.
23 - Bernard Heyberger, Aurélien Girard,
22 - Jeanne Bignami Odier, José Ruysschaert, « Chrétiens au Proche-Orient. Les nouvelles
La Bibliothèque Vaticane de Sixte IV à Pie XI. Re- conditions d’une présence », in Chrétiens au
cherches sur l’histoire des collections de manuscrits, Proche-Orient (introduction), Dossier thématique
Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vatica- des Archives des sciences sociales des religions,
na, 1973, p. 160. 171, 2015, p. 26.
104
gie et scriptor des langues syriaque et arabe de La Bibliothèque Orientale, en s’attri-
105
sacrés, histoire religieuse et hérésies. De Je reviens au Bullarium Maronitarum,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
106
laquelle semble être bien affectionnée par Il n’est pas besoin de redéfinir le ratta-
107
LE SAINT-SIÈGE
Annie LAURENT
Essayiste et politologue
Spécialiste du Proche-Orient
«
L’Église désire manifester au sa compassion pour les souffrances de sa
monde que le Liban est plus qu’un population. Dans la même lettre à l’épis-
pays : c’est un message de liberté et copat, il émettait aussi cet avertissement :
un exemple de pluralisme pour l’Orient « La disparition du Liban serait sans
comme pour l’Occident ». Cette affirma- doute l’un des grands remords du monde.
tion bien connue de Jean-Paul II condense Sa sauvegarde est l’une des tâches les plus
la pensée du Saint-Siège à propos du pays urgentes et les plus nobles que le monde
du Cèdre. Elle figure dans une lettre apos- d’aujourd’hui se doit d’assumer »1.
tolique adressée par le saint pape à tous les
évêques catholiques du monde le 7 sep- L’attention particulière que le Vatican
tembre 1989, alors que le Liban connais- porte au Liban et à sa survie ne repose pas
sait l’une des périodes les plus dures de la sur les critères habituels qui conditionnent
guerre qui s’acharnait contre lui et le dé- les relations entre États (étendue terri-
chirait depuis le 13 avril 1975. La situa- toriale, position géopolitique, richesses
tion était si dangereuse que le Souverain naturelles, puissance militaire, influence
Pontife avait dû renoncer, trois semaines idéologique). En effet, la place unique de
auparavant, à son projet de voyage à Bey- ce petit pays du Levant dans le concert
routh où il désirait proclamer à la face du
monde son attachement à cette nation
unique et témoigner concrètement de 1 - Cf. le texte intégral dans Islamochristiana,
n° 16, 1990, p. 243-245.
109
des nations relève de l’esprit et non de la le prophète Ézéchiel vit planer au-dessus
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
matière, elle ressort de sa vocation, qui est du Liban (Ez 17, 3), semble appelée, par
spirituelle et humaine. Cette identité a été vocation singulière, à réaliser cette douce
reconnue lors de l’établissement des rela- et fraternelle communauté de vie dont
tions diplomatiques entre le Saint-Siège parle le psalmiste (Ps 132, 1) même entre
et le Liban en 1946, soit trois ans après membres différents par l’origine et par la
l’accession de ce dernier à l’indépendance2. pensée »4.
110
Revenons à Jean-Paul II dont le long pon- où, en avril, plus de 60 villages chrétiens
6 - Un traité de reconnaissance mutuelle fut si- 7 - Roger Etchegaray, J’ai senti battre le cœur du
gné le 30 décembre 1993. monde, Fayard, 2007, p. 252.
111
En œuvrant pour le maintien des chré- Il en indiqua la finalité : « Ce sera un Sy-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
tiens sur leurs terres, Jean-Paul II n’était node pastoral, durant lequel les Églises
pas motivé par des desseins partisans ou catholiques du Liban, devant le Seigneur,
confessionnels ; il entendait préserver le s’interrogeront sur elles-mêmes, sur leur
« Liban-message ». Pour cela, il fallait que fidélité au Message évangélique et sur leur
l’Église catholique, dans sa diversité locale engagement à le vivre »9. Puis, il confia au
et à tous les niveaux, cléricaux et laïques, cardinal Etchegaray une mission destinée
reprenne conscience de sa vocation et de sa à lancer sa préparation sur place. « Il était
mission historique. Telle est la conviction important de montrer que le Synode n’était
qui présida à la convocation d’une Assem- pas préfabriqué à Rome, ou par Rome, et
blée spéciale pour le Liban du Synode des qu’il devait réellement mobiliser les forces
Évêques, décision prise en accord avec les vives des chrétiens libanais », a expliqué
responsables des six Églises catholiques l’envoyé spécial du pape10. Il s’agissait donc
présentes dans le pays (maronite, melkite, de rassurer ceux qui, parmi les chrétiens,
arménienne, chaldéenne, syriaque et la- manifestaient indifférence, scepticisme,
tine). L’annonce que le Saint-Père en fit à voire agacement envers l’initiative pon-
Rome le 12 juin 1991, en la fête de la Pen- tificale, parfois comprise comme une in-
tecôte, créa la surprise. Les synodes réunis gérence du Vatican dans leurs affaires. Au
pour traiter des problèmes de la foi et de terme de cette étape, le 20 juin 1992, le
la vie de l’Église d’une aire géographique Saint-Père annonça le thème retenu : « Le
concernent habituellement des continents. Christ est notre espérance : renouvelés par
Or, voici que Jean-Paul II décidait de mo- son Esprit, solidaires, nous témoignons de
biliser l’institution synodale et l’ensemble son Amour ».
des catholiques sur la situation d’un tout
petit pays à peine plus étendu qu’un dépar- Un double constat avait conduit Jean-
tement français. « Toute l’Église est invitée Paul II à convoquer ce Synode : le dé-
à vivre cette initiative dans un profond es- sespoir et la crise d’identité des chré-
prit de solidarité, en invoquant l’assistan- tiens libanais. Épuisés par seize années
ce du Saint-Esprit sur les Pères synodaux de violences, plus divisés que jamais au
comme sur les prêtres, les religieux, les moment où l’unité était indispensable
religieuses et les laïcs libanais qui devront pour résister aux ambitions hégémo-
entrer dans une période de réflexion pro- niques du voisinage, découragés après
fonde pour le renouvellement spirituel de les douloureux combats interchrétiens
leur communauté »8. de 1990 et l’affaiblissement de leur in-
9 - Ibid.
8 - La Documentation catholique, n° 2032, 21 juil-
let 1991. 10 - Roger Etchegaray, op. cit., p. 259.
112
fluence au sein de l’État suite à la révi- totale, il voulait les persuader que son ini-
113
chacun de vous »14. L’ensemble de ces dé- Convaincu comme son prédécesseur
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
114
toujours plus irréversible. C’est pour- petit pays. « La majesté du cèdre dans la
115
députés qui vivez aux dépens du peuple prédécesseurs et du Siège apostolique »,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
[…], vous êtes tous obligés, à titre offi- François lance un appel à la communauté
ciel, de poursuivre vos efforts avec ardeur internationale. « Aidons le Liban à res-
au service de l’intérêt public. Votre temps ter en dehors des conflits et des tensions
n’est pas pour vous, votre travail n’est régionales. Aidons-le à sortir de la grave
pas pour vous mais pour l’État et pour crise et à se reprendre ».
la patrie que vous représentez ». Enfin,
en unissant son « affection » envers « le L’admirable continuité qui caractérise
cher peuple libanais » qu’il envisage de l’intérêt du Saint-Siège pour le Liban de-
visiter, et en s’unissant « à la sollicitude puis son indépendance mérite vraiment
constante qui a animé l’action de [ses] d’être appréciée n
116
LE LIBAN SELON
Antoine FLEYFEL
Institut chrétiens d’Orient, Paris
Université Saint-Joseph de Beyrouth
A
utrefois, ce furent les grands af- à notre présent, il est témoin de l’effon-
frontements miliaires, politiques drement de l’État libanais dans le cadre
et idéologiques de l’Orient : natio- d’une conjoncture morose : gabegie, fail-
nalisme syrien, arabisme ou nassérisme, lite économique, hégémonie shiite d’obé-
conflit arabo-israélien, guerre froide ou dience iranienne à travers le Hezbollah,
présence palestinienne armée sur son « révolution du 17 octobre », émigration
sol. Hier, c’étaient les occupations pales- accélérée, présence d’un nombre vertigi-
tinienne, syrienne et israélienne, et la fin neux de réfugiés syriens, explosion crimi-
de la guerre (1975-1990) que les chrétiens nelle du port de Beyrouth le 4 août 2020,
épuisés et divisés avaient perdue. Une pé- corruption structurelle et impunité d’une
riode dite de « frustration chrétienne », té- classe politique incompétente qui donne
moin d’une mainmise syrienne concomi- la triste impression d’être sempiternelle.
tante d’une hégémonie sunnite (incarnée Ce qui fit la gloire du Liban au tournant
par Rafik Hariri) aux notes saoudiennes, des XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire son
s’ensuivit ; elle dura jusqu’en 2005 – d’au- système éducationnel (particulièrement
cuns diraient jusqu’à nos jours. Quant l’enseignement catholique) et les débats
117
d’idées, facilités par le développement des LE LIBAN, BEAUCOUP
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
118
Hayek considère que la composante chré- expansion géographique. C’est sur cela que
119
dans d’autres, par la politique, par l’argent, de souligner son étendue universelle9 in-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
par les armes, par les pourparlers, par les dissociable de sa dimension particulière, le
pactes ; toutes ces solutions sont courtes, Liban qui joue pour elle un rôle unificateur
insuffisantes et incertaines. Si la charité fondamental10. Développons.
n’est pas notre solution, vaine est notre re-
cherche7. » Hayek assigne à la maronité un sens très
large, une vocation originale au sein du
Liban et de l’Orient, ainsi qu’une grande
RÔLE CHRÉTIEN responsabilité de témoignage : « La ma-
ronité est patrie, terre et liberté ». Il « pré-
ET MARONITÉ
fère le terme "maronité" au terme "Église
maronite", pour que la discussion ne se
L’importance du modèle et du message du réduise pas à un aspect de la pensée et
Liban découle du rôle qu’y jouent les chré- de la vie, alors qu’ils sont aussi nombreux
tiens, et plus précisément les maronites ou que divers »11. La maronité ne se résume
la maronité qui occupe une place impor- pas par une Église, ni ne se limite par une
tante dans la réflexion de Hayek. Si le Li- terre ou une patrie. Son expérience histo-
ban est ce qu’il est, c’est grâce aux maronites rique ainsi que son déploiement géogra-
et à ce qu’ils y ont véhiculé comme valeurs, phique en font une réalité à aspect univer-
comme spiritualité et comme vision de sel. Au centre de cette vocation se trouve
l’homme et du monde. Depuis l’établisse- la foi même des maronites12, qui leur fait
ment du patriarcat au Liban à la fin du pre-
mier millénaire, il s’est accompli un « acte
de mariage irrévocable entre le maronite 9 - Dans plusieurs articles, mais surtout dans :
« Église maronite », in Dictionnaire de spiritualité,
et la terre libanaise »8. Fin connaisseur de Paris, Beauchesne, 1979, p. 631-644 ; Encyclope-
l’histoire maronite, Hayek n’a pas manqué dia Maronitica (rapport bio-bibliographique
ronéotypé établi par l’auteur en vue d’éditer les
sources maronites s’étalant entre 518 et 1979),
7 - Michel Hayek, L’amour est plus fort que Beyrouth, 1979 ; Liturgie maronite, Mame, Paris,
la mort, http://www.archmb.org.lb/Eveche/ 1964, p. 46.
infopretres/woujouh/Woujouh/hayek/al-mahaba
10 - Michel Hayek, L’Église maronite, la terre, la
-akwa.htm
patrie et la liberté, op. cit.
Tous les liens qui figurent dans cet article ont été
consultés en 2009-2010. Il est fort probable qu’ils 11 - Ibid.
ne soient plus accessibles. J’ai utilisé les textes que
12 - Si Hayek évite de réduire la « maronité » à
j’avais sauvegardés dans mes fichiers personnels.
« l’Église maronite », il l’identifie volontiers avec
8 - Michel Hayek, L’Église maronite, la terre, la « les maronites ». À quelques rares occasions,
patrie et la liberté, 1985, http://www.archmb.org. il fait la différence entre les « maronites » et la
lb/Eveche/infopretres/woujouh/Woujouh/hayek/ « maronité », lorsqu’il considère que ces derniers
kanisawatan.htm s’éloignent par leur comportement de celle-ci.
120
vivre dans leur chair la passion du Christ, culturel, la diversité de ses mélanges hu-
121
ronite n’eût jamais trouvé sa vocation, car ne soit pas orienté vers La Mecque ou vers
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
122
sont les porteurs, pour l’Orient, de la dif- et vagabonds du Liban spirituel que nous
123
• Le Liban voulu par les maronites et sieurs figures de sainteté et de science,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
124
LE SYSTÈME
Michel TOUMA
Co-rédacteur en chef à L'Orient-Le Jour
«
J’ai réfléchi profondément à la na- Ce qu’il faut, c’est réformer le système du
ture de la société libanaise (…). confessionnalisme politique, et non pas
Il m’est apparu que l’abolition du l’abolir. J’exhorte les chiites libanais (…)
confessionnalisme politique au Liban re- à abolir de l’action et de la pensée poli-
présente un grand risque qui pourrait me- tiques le projet d’abolition du confession-
nacer le sort du Liban, ou tout au moins nalisme ».
qui pourrait menacer sa stabilité (…).
Dans le contexte présent, je rejette le pro- Ces propos sont ceux de l’ancien chef de la
jet d’abolition du confessionnalisme poli- communauté chiite libanaise, feu l’Imam
tique, sous quelque forme que ce soit, et Mohammed Mehdi Chamseddine, qui
j’appelle à mettre un terme au débat à cet à la fin de sa vie, en l’an 2000, a enregis-
égard pour axer les efforts sur l’examen des tré sur cassettes son testament politique
lacunes et des failles qui entachent notre adressé à ses coreligionnaires chiites, et aux
système confessionnel afin d’y remédier. Libanais en général. La position tranchée
125
qu’il a ainsi adoptée concernant le système Liban, par contre, le communautarisme
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
126
Ces réalités ont abouti à un fait sociétal qui a abouti à l’émergence d’un État mu-
127
à pic un littoral de 200 km de longueur, pour la première fois une forme insti-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
128
Damas où les chrétiens sont victimes de base du régime communautaire déjà en
129
REPRÉSENTATION en 1926 d’une méconnaissance totale de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
130
Est-ce à dire que le Liban fait face à une période de paix civile afin de se retrouver,
131
L’AVENIR INCERTAIN
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Xavier BARON1
Journaliste français, spécialiste du Proche-Orient
E
n 2020, une double épreuve est en- a dévasté le port de Beyrouth1et plusieurs
core venue assaillir le pays en crise. quartiers de la capitale le 4 août, faisant
Le coronavirus affecte le pays depuis près de deux cents morts et plusieurs mil-
février avec une forte augmentation à la fin liers de blessés. Pour une bonne part de la
novembre, conduisant à un second confi- population, le fait que deux mille tonnes
nement. Plus de neuf cents décès avaient de nitrate d’ammonium aient été laissées
été recensés à cette date pour une popula- sans surveillance sur les quais pendant des
tion de près de six millions de personnes années, en bordure de quartiers densément
vivant sur le sol libanais dont un tiers de peuplés, est l’illustration de la façon dont
réfugiés palestiniens ou syriens. Cette si- le pays est gouverné, les partis étant plus
tuation sanitaire qui paralyse une écono- préoccupés par les bénéfices qu’ils peuvent
mie déjà dévastée menace d’effondrement tirer du port, haut lieu de la corruption au
le système hospitalier. La capacité des Liban, que par la sécurité de la population.
établissements de santé est d’autant plus
affectée que plusieurs d’entre eux ont été
atteints par la gigantesque explosion qui 1 - Xavier Baron vient de publier Le Liban en
100 questions, Éditions Taillandier, 384 p.
132
UN SYSTÈME BANCAIRE fonctionné tant qu’elle inspirait confiance,
133
bénéficie d’une liberté de ton inconnue à long terme car il implique une refonte
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
134
de la classe politique. Pour tenter de sur- entre Ryad et Téhéran. Depuis les années
135
LE PARTICULARISME
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
LIBANAIS À L’ÉPREUVE
D’UN CONTEXTE
GÉOPOLITIQUE
COMPLEXE
L’année 2020, marquant le centenaire de la naissance du Grand Liban,
a été un tournant tragique dans l’histoire de ce pays éprouvé par un
environnement géopolitique troublé et plutôt hostile.
S
eize mois après le soulèvement po- l’érosion financière et la catastrophe de
pulaire du 17 octobre 2019, l’im- l’explosion du port de Beyrouth. Elle de-
passe persiste, les solutions et les meure sous le poids de la pandémie de la
alternatives sont introuvables au Pays du Covid-19 et le refus de la classe politique
cèdre victime de la mainmise du Hezbol- d’appliquer les préconisations de la France
lah et de l’Iran ainsi que de l’absence d’un donnant la priorité au sauvetage écono-
front souverainiste ou d’une ligne natio- mique et social. Plus significatif encore, la
nale unie à l’abri des intérêts partisans et tentative de régler le contentieux autour
extérieurs. des frontières maritimes avec Israël (ou-
vrant la voie à une possible exploitation de
Cent ans après sa fondation, le Liban subit champs gaziers dans les eaux contestées)
une crise structurelle multiple conduisant semble ne pas aboutir, bien que l’Iran ait
à l’effondrement économique et mettant permis le lancement de négociations avec
l’existence de son identité en question. La Israël (sous l’égide des États-Unis) comme
résilience reste de mise bien que l’année « un message adressé à Washington ». En
2020 soit celle de tous les malheurs avec réalité, le Liban est quasiment pris en
136
otage par la République islamique d’Iran minorités cherchaient à affirmer leurs spé-
137
cette implication européenne encouragea compte du contexte général du Levant.
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
138
de l’État d’Israël, puis la question des ter- (comme les pratiques américaines et russes
139
pratiquement identique à celle du Grand l’entente entre le français Clemenceau et
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
140
libanaise se manifeste par une expérience Caire de 1969, l’OLP installe au Liban un
141
tie intégrante de la sécurité syrienne. Les ler un terrain turbulent, ont révisé leur
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
traités signés, sous la contrainte, entre les politique régionale depuis la guerre d’Irak
deux pays et la domination exercée par les en 2003. Washington ne souhaite plus
services secrets syriens imposent une situa- désormais cohabiter avec de petites puis-
tion du fait accompli. L’entité libanaise dis- sances régionales qui œuvrent en dehors
paraît progressivement dans le giron d’une de leurs frontières. À la faveur d’une nor-
communauté syro-libanaise dirigée par malisation des relations avec la France en
Damas. Ce processus de grignotage atteint juin 2004 (suite aux tensions lors du refus
un tournant décisif en 1998 avec l’acces- français de participer à la seconde guerre
sion du président-général Émile Lahoud d’Irak), Washington admet la nécessité
à la présidence de la République. L’armée de déconnecter la question libanaise des
libanaise, les Forces de sécurité intérieure, autres questions régionales. À la place
les services de sécurité sont tous noyautés d’un Liban assujetti à la domination sy-
et infiltrés par les services secrets syriens. rienne, l’entente franco-américaine, mar-
Les accords de Taëf consacrent le confes- quée par l’adoption de la résolution 1559
sionnalisme politique et la répartition de du Conseil de sécurité des Nations unies,
charges officielles entre communautés. fournit l’opportunité au Liban de retrou-
ver sa fonction géopolitique indépendante
Entre 1991 et 2005, le Liban devient une et sa vocation démocratique et libérale
sorte de « Hong Kong » pour la Syrie et son dans un environnement de régimes auto-
économie s’effondre sous le poids d’une ritaires.
mafia politico-économique qui s’étend de
Damas à Beyrouth. En septembre 2004, Face à la pression internationale et à la vo-
la Syrie voulant parachever sa domination lonté libanaise d’émancipation, le régime
sur le Liban et préparant le terrain consti- syrien répond par la terreur et inaugure à
tutionnel pour annoncer l’unité entre les partir du 1er octobre 2004 un cycle d’at-
deux pays, impose, malgré les protestations tentats contre les opposants qui atteint
locales et internationales, la prorogation son paroxysme avec l’assassinat de l’ancien
du mandat du président Lahoud. Premier ministre, Rafic Hariri, le 14 fé-
vrier 2005. Aussitôt, le soulèvement inter-
communautaire de l’indépendance (à l’ex-
LE TOURNANT DE 2005 ception d’une majorité de chiites fidèles
au Hezbollah et au mouvement Amal)
surprend par son caractère pacifique et
Les États-Unis, qui couvraient ou tolé- massif. Les forces syriennes sont obligées
raient implicitement la domination sy- de se retirer du Liban fin avril 2005 et
rienne au Liban depuis 1975 pour contrô- une commission d’enquête internationale
142
est instaurée par les Nations unies pour Israël, l’Iran et la Turquie, tandis que le
143
rizon local et qui ne peut, par conséquent, qui lui garantirait une neutralité mili-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
être motivée que par des desseins régio- taire, la survie de l’entité libanaise qui est
naux, mus par une idéologie totalitaire. à l’épreuve. La montée des intégrismes de
tout bord et la possible balkanisation de
L’avenir du Liban demeure tributaire des la région, à partir de l’Irak et de la Syrie,
conséquences d’une révolution géopoli- menacent la formule libanaise et l’intégri-
tique. Cette révolution est incarnée par té du territoire national. Dans le cas d’un
l’irruption de l’Iran dans le champ arabe affrontement entre les États-Unis et l’an-
et par la confrontation entre quatre projets cien Empire perse, le Liban pourrait payer
pour le Moyen-Orient : le projet améri- le tribut le plus lourd, et dans le cas d’un
cain, le projet d’obstruction iranien, le pro- compromis américain-iranien–israélien, il
jet d’infiltration israélien et le projet turc risquerait de repasser sous l’influence d’un
d’expansion. Hezbollah transformé, sauf si l’Europe –
et notamment la France – ne l’abandonne
Le Liban souffre non seulement de la pas.
nature complexe de sa mosaïque commu-
nautaire, mais également du déclin de l’in- Les pires scénarios menacent le Proche-
fluence du monde arabe sur la scène inter- Orient et le Liban demeure l’un des
nationale. Cependant, la résolution 1701 principaux maillons faibles de cette tec-
constitue une issue rationnelle pour ex- tonique. En son temps, le général de
tirper le Liban du jeu des axes. Mais, les Gaulle écrivait qu’ « il ne faut jamais
conditions de la neutralité du Liban ou aller vers l’Orient compliqué avec des
de « la neutralisation du champ libanais » idées simples ». Il appartient donc à la
ne sont pas réunies en raison de l’absence France de prendre conscience du drame
de soutien international et du manque de que susciterait la disparition du Liban,
consensus interne autour de la récente ini- des risques d’émiettement des États du
tiative du Patriarche maronite Béchara Al Moyen-Orient assortis d’une domination
Rai proposant une « neutralité active ». iranienne ou turque sur une grande partie
de la zone. Le sauvetage du Liban est in-
Au fil de l’histoire contemporaine, le Li- dissociable de l’engagement européen en
ban a été le carrefour de cultures diverses Méditerranée et plus particulièrement de
et le nœud de conflits régionaux et inter- celui de la France qui restera fidèle à son
nationaux. Sans une tutelle internationale histoire et à sa vocation n
144
LE HEZBOLLAH
Matthew LEVITT1
Chercheur « Fromer-Wexler » et directeur du programme Reinhard sur
la lutte contre le terrorisme et le renseignement
au Washington Institute for Near East-Policy
Professeur adjoint à la Georgetown University’s School of Foreign Service
L
e Hezbollah est l’un des partis poli- Le Hezbollah est à la fois partie intégrante
tiques dominants du pays. Il dispose du système partisan libanais et autonome
de sa propre milice et d’un stock de de ce dernier. Il participe au système de
systèmes d’armes avancées, dont des mis- l’intérieur tout en fonctionnant comme
siles de précision, indépendamment du
gouvernement et des Forces armées liba- 1 - Matthew Levitt est l’auteur du Hezbollah:
The Global Footprint of Lebanon’s Party of God,
naises (FAL). Il gère également des ins- Georgetown University Press, 2013 et le créateur
titutions sociales, éducatives, sanitaires et de la carte interactive et du calendrier de l’activité
religieuses qui fournissent un large éventail mondiale du Hezbollah libanais Select Worldwide
de services à ses membres, bien au-delà des Activity. https://www.washingtoninstitute.org/
hezbollahinteractivemap
145
un acteur non étatique qui poursuit ses clairement apparu lorsque le Hezbollah a
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
propres objectifs souvent contraires à ceux entraîné Israël et le Liban dans une guerre
du gouvernement central. dont aucun des deux États ne voulait. En
effet, en juillet 2006, le Hezbollah a trans-
En même temps, le Hezbollah est éga- gressé la frontière délimitée par l’ONU, a
lement un mouvement pan-chiite et, par tué trois soldats israéliens et en a kidnappé
procuration, un groupe iranien, ce qui deux autres. Les objectifs multiples et par-
complète les fondements de l’idéologie fois exclusifs du Hezbollah sont réapparus
chiite radicale qui règne dans le groupe. lorsque ce dernier a envoyé des forces pour
En 1985, la plateforme politique initiale défendre le régime de Bachar al-Assad en
du Hezbollah inclut comme point cen- Syrie.
tral l’établissement d’une République
islamique au Liban, bien que cette prio- Le Hezbollah ne peut être véritablement
rité soit désormais plus en retrait. Cette analysé sans une appréciation de ses ac-
plateforme comprend aussi la lutte contre tivités politiques, sociales et militaires au
« l’impérialisme occidental » et la poursuite Liban. Mais ses initiatives extraterrito-
du conflit avec Israël. Une source de divi- riales sont tout aussi fondamentales, à
sions inhérente au Hezbollah réside dans commencer par ses actions criminelles, ses
son engagement idéologique en faveur de réseaux terroristes et ses unités militaires
la doctrine révolutionnaire de l’ayatollah déployées au-delà des frontières libanaises.
Ruhollah Khomeini, le velayat-e faqih (tu- Son activité internationale, plus encore
telle du juriste), selon laquelle un clerc is- que la question de sa milice sur le territoire
lamique chiite peut également être le chef national et ses guerres contre Israël, ont
suprême du gouvernement. Le groupe est conduit nombre d’États à activer leurs ser-
donc engagé simultanément par les édits vices de police et de renseignement pour
des clercs iraniens, l’État libanais, la com- contrecarrer son entreprise d’influence
munauté chiite du Liban et de ses core- au-delà du seul Liban.
ligionnaires chiites à l’étranger. D’autres
axes complètent ce projet : la résistance
à l’occupation israélienne du territoire li- LES ORIGINES
banais, la remise en cause de l’existence
DU HEZBOLLAH
d’Israël, la promotion du statut des com-
munautés chiites dans le monde entier, la
déstabilisation des États arabes ayant des
minorités chiites dans le but d’exporter Fondé au début des années 1980 par un
la révolution chiite iranienne. L’un des groupe de jeunes militants chiites, le Hez-
impacts de ces objectifs idéologiques est bollah est le fruit d’un effort iranien visant
146
à regrouper divers groupes chiites présents plusieurs années plus tard5. Selon le Secré-
147
Israël dans le cadre de l’armée libanaise. caux10. Selon un compte rendu de la CIA,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
148
nouveau noyau de l’État islamique dans mais il a également permis au régime
149
crimes qu’ils ont commis contre les musul- selon le Coran, l’éducation et les influences
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
mans et les chrétiens libanais. Enfin, bien occidentales sont interdites »21.
qu’elle prétende permettre « à tous les fils
de notre peuple de déterminer leur avenir Depuis 1982, le Hezbollah construit un
et de choisir en toute liberté la forme de vaste réseau mondial qui s’appuie sur des
gouvernement qu’ils désirent », la lettre agents et des partisans issus principale-
encourage le Liban à installer un régime ment des communautés chiites libanaises
islamique, seul type de gouvernement qui de la diaspora. Tout au long des années
puisse « arrêter d’autres tentatives d’infil- 1980, le Hezbollah cible les intérêts occi-
tration impérialiste dans notre pays ». En dentaux au sein du Liban avec des atten-
outre, les responsables du parti ne cachent tats à la bombe contre des ambassades et
pas l’aspect paramilitaire de leur organisa- des casernes, des enlèvements d’Occiden-
tion. Le document directeur du Hezbollah taux et des détournements d’avions. Dans
affirme ainsi : « Notre appareil militaire les années 1990, les agents du Hezbollah
n’est pas séparé de notre tissu social glo- élargissent leur champ d’action et sont
bal. Chacun de nous est un soldat combat- impliqués dans des attaques lointaines en
tant »20. Au centre de l’insigne du groupe, Amérique du Sud et en Europe. Des at-
aucune trace du Liban, mais un globe ter- tentats comme ceux qui ont visé l’ambas-
restre et une main tenant un fusil d’assaut sade israélienne et le centre communau-
AK-47. taire juif AMIA à Buenos Aires en 1992
et 1994, mettent en évidence la capacité
Selon la CIA, dans les premières années du Hezbollah à mobiliser des agents loin
suivant sa fondation, le Hezbollah « a de ses bases22.
établi ce qui est pratiquement un canton
islamique radical dans la vallée de la Be- Toutefois, la place exacte de ce réseau
kaa, en dépit de la présence militaire de la secret dans la structure globale du Hez-
Syrie dans cette région ». En 1987, la CIA bollah reste sujette à débat. « On sait peu
signale que des règles islamiques strictes de choses sur la hiérarchie de comman-
sont appliquées dans les zones contrôlées dement interne [de la branche militaire
par le Hezbollah : « La vente ou le trans- du Hezbollah] », « en raison de sa na-
port d’alcool sont interdits, les femmes ne ture hautement secrète et de l’utilisation
peuvent pas interagir avec des hommes en de mesures de protection sophistiquées »
public et doivent respecter un code vesti- souligne un rapport d’un gouvernement
mentaire strict, les crimes civils sont punis
21 - CIA, « Liban : Perspectives pour le fonda-
mentalisme ».
20 - "An Open Letter: The Hizballah Program",
Jerusalem Quarterly 48 (autumn 1988). 22 - "Backgrounder on Hezbollah", CFR.
150
occidental en 2012. Pourtant, avant Depuis sa création, le groupe déve-
151
et idéologique de l’Iran. L’alignement sa branche terroriste du Djihad isla-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
étroit entre l’Iran et le Hezbollah est mique, et l’Iran. Ainsi, en 1985, les ins-
très tôt illustré par une sorte de « jeu des tructions du ministère iranien du Rensei-
noms » visant à brouiller les pistes. Ain- gnement données aux terroristes libanais
si, le Hezbollah a adopté le pseudonyme les exhortaient à mener une campagne de
d’Organisation du Jihad islamique pour propagande au nom du Jihad islamique.
se donner « un minimum plausible de Ce moment est considéré par le Conseil
démenti », voilant ainsi ses relations avec national du renseignement [américain]
l’Iran27. Dès 1983, la CIA observe que le comme « le premier lien clair » entre les
Jihad islamique est « plus probablement Iraniens et le Jihad islamique29. Tout au
une couverture utilisée par l’Iran pour long des années 1980, l’Iran et le Hez-
ses opérations terroristes, qu’il s’agisse bollah continuent à rechercher un cer-
d’employer des chiites locaux au Liban tain degré de séparation publique en
ou des agents d’autres nationalités re- utilisant le pseudonyme Jihad islamique,
crutées localement » et que « ces "subs- mais les rapports de la CIA établissent
tituts" fournissent à l’Iran un excellent de façon définitive que le Jihad islamique
moyen de créer l’illusion qu’une organi- est en fait le Hezbollah, et non un groupe
sation internationale indépendante est à militant distinct.
l’œuvre contre les intérêts américains »28.
Le parcours du Jihad islamique com-
Bientôt, les renseignements américains mence comme celui d’un groupe peu
recueillent des informations soulignant organisé, mais l’Iran l’aide à se structu-
les relations étroites entre le Hezbollah, rer. En mars 1984, la CIA estime que
« Téhéran pourrait changer le caractère
actuel du "Djihad islamique", en passant
27 - "April 1985 Terrorism Review", Central
Intelligence Agency, April 8, 1985, 9, available at d’une association informelle de factions
Matthew Levitt, "CIA Report Notes Hezbollah chiites largement indépendantes et irré-
Harassment in Beirut", Hezbollah Worldwide Ac- gulièrement organisées à une organisa-
tivities Interactive Map and Timeline, Washington
Institute for Near East Policy, October 19, 2020,
https://www.washingtoninstitute.org/hezbolla
29 - "February 1985 National Intelligence
hinteractivemap//#id=94..
Council Threat Outlook", National Intelligence
28 - "December 1983 Terrorism Review", Cen- Council, February 1985, 5, available at Matthew
tral Intelligence Agency, December 1983, 6, avai- Levitt, "National Intelligence Council Report
lable at Matthew Levitt, "CIA Report Assesses Warns of Islamic Jihad Propaganda Campaign",
Islamic Jihad Is a Cover for Iran", Hezbollah Hezbollah Worldwide Activities Interactive Map
Worldwide Activities Interactive Map and Timeline, and Timeline, Washington Institute for Near
Washington Institute for Near East Policy, Oc- East Policy, October 19, 2020, https://www.
tober 19, 2020, https://www.washingtoninstitute. washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap
org/hezbollahinteractivemap//#id=874.. //#id=85.
152
tion internationale plus formelle »30. En « auxiliaires » iraniens ont même été inté-
153
Le groupe partageait le désir d’établir un Au-delà des parcours éducatifs et fami-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
154
« marionnettes »41, d’ « avant garde d’un prendre ses propres décisions. Tout en se
155
avance47. Dans une évaluation du soutien tien d’une autonomie par rapport à l’Iran.
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
156
Mais un des protégés de Fadlallah, Imad de la récente libération de certains otages.
157
ghty, commandant de l’unité de Marines Hezbollah. Des réunions de planification
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
158
PRIORITÉ AUX OBJECTIFS Hezbollah pour tentative d’assassinat du
159
lesquels, malgré la résistance traditionnelle Ces agissements « démontrent les me-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
du Liban, la « matérialisation de chocs sé- sures extrêmes » que Sherri était disposé
vères pourrait mettre en évidence des vul- à mettre en œuvre afin de faire avancer le
nérabilités », le Hezbollah a continué de programme du Hezbollah, ceci même « au
mener des actions qui ont considérable- détriment d’un secteur légitime qui est
ment augmenté l’exposition du pays à de l’épine dorsale de l’économie libanaise »65.
nombreux risques, comme l’imposition de Selon un haut fonctionnaire américain,
lourdes sanctions internationales, la me- ces pratiques coercitives se sont étendues
nace d’une action militaire israélienne ou jusqu’à la Banque centrale66.
la fuite des investisseurs63.
La « collaboration » du Hezbollah avec
Ainsi, l’affaire de la Jammal Trust Bank, la Jammal Trust Bank remonterait « au
mise au jour en août 2019, corrobore ce moins au milieu des années 2000 ». Le
constat. Selon le département du Trésor département du Trésor décrit précisé-
américain, la Jammal Trust fournit des ment comment ce système viole à la fois
services financiers au Conseil exécutif du les principes de base de la lutte contre le
Hezbollah, à sa Fondation des martyrs et blanchiment d’argent et les règlementa-
à al-Qard al-Hassan, sa société financière. tions américaines67. Ainsi, « lors de l’ouver-
La fondation et la société financière étaient ture de prétendus "comptes personnels"
déjà mises en cause. Le parlementaire du à la Jammal Trust, les responsables d’Al-
Hezbollah Amin Sherri est ainsi accu- Qard al-Hassan n’hésitaient pas à s’iden-
sé d’avoir coordonné l’activité financière tifier clairement... comme des membres
du groupe avec la direction de la Jammal haut placés du groupe terroriste. La Jam-
Trust Bank. Le Trésor américain a noté mal Trust Bank a ensuite facilité l’utili-
qu’il avait « menacé les responsables des
banques libanaises et les membres de leur
65 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
famille » après qu’une institution avait gelé Services to Hizballah as Specially Designated
les comptes d’un membre du Hezbollah64. Terrorist", ibid.
66 - Osama Habib, "No U.S. Plan to Target Lo-
63 - "Lebanon: Financial System Stability cal Banks: Official",The Daily Star, September 24,
Assessment", IMF Staff Country Reports 2019, http://www.dailystar.com.lb/Business/
2017/021, International Monetary Fund, 2017, International/2019/Sep-24/492179-no-us-plan-
https://ideas.repec.org/p/imf/imfscr/2017-021. to-target-local-banks-official.ashx?utm_
html campaign =20190924&utm_source=sailthru&
utm_medium =email&utm_term=Middle%20
64 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
East%20Minute
Services to Hizballah as Specially Designated
Terrorist", U.S. Department of the Treasury, Au- 67 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
gust 29, 2019, https://home.treasury.gov/news/ Services to Hizballah as Specially Designated
press-releases/sm760 Terrorist", op. cit.
160
sation de ces comptes pour conduire des le chef du groupe, Hassan Nasrallah, sou-
161
compris de nombreux Chiites – ne sou- soutenant les activités du groupe en Syrie
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
haite pas prendre part à la guerre contre dans le cadre de sa « résistance » contre
Israël72. Dans le même temps, le Hezbol- Israël, un satiriste libanais chiite a déclaré
lah ne cesse de tirer des roquettes sur l’État que « soit les combattants pensent que la
hébreux et mène d’autres activités agres- Palestine est en Syrie (soit) on les a infor-
sives le long de la frontière de la Ligne més que la route vers Jérusalem passe par
bleue, où il se heurte aussi fréquemment Qousayr et Homs », théâtre d’opérations
avec les soldats de la Paix français et in- où le Hezbollah a combattu avec les loya-
ternationaux déployés dans le cadre de la listes d’Assad contre les rebelles sunnites74.
Force intérimaire des Nations unies au Li- Conscient des conflits intérieurs que son
ban (FINUL)73. combat en Syrie allait créer, le Hezbollah a
d’abord essayé de cacher son déploiement
Plus que toute autre chose, l’aventurisme pour défendre le régime d’Assad. Mais
régional du Hezbollah en Syrie a sérieu- en août 2012, le département du Trésor
sement remis en question la posture du américain a révélé que le Hezbollah avait
groupe au Liban et à l’étranger. En se fourni « une formation, des conseils et un
rangeant du côté du régime d’Assad, des soutien logistique important au gouver-
partisans alaouites du régime et de l’Iran, nement syrien dans ses efforts de plus en
et en prenant les armes contre les rebelles plus impitoyables » contre l’opposition75.
sunnites, le Hezbollah s’est placé à l’épi- Le déploiement du Hezbollah pour sou-
centre d’un conflit communautaire très tenir la violente campagne d’Assad contre
éloigné de sa raison d’être, à savoir la « ré- le peuple syrien a non seulement miné la
sistance » à l’occupation israélienne. Suite sécurité régionale, mais a aussi constitué
au discours du Secrétaire général du Hez- « une menace directe pour la sécurité du
bollah, Hassan Nasrallah, en août 2013, Liban »76. Sans surprise, la violence n’a ces-
sé de se répandre au-delà de la frontière
72 - David Pollock, "Doubts about Hezbol- entre la Syrie et le Liban, avec notamment
lah Emerge in Lebanon, Even Among Shia",
Fikra Forum, December 10, 2018, https://www.
washingtoninstitute.org/policy-analysis/doubts-
74 - Sarah Birke, "Hezbollah’s Choice", Latitude
about-hezbollah-emerge-lebanon-even-among-
(blog), New York Times, August 6, 2013, http://
shia
latitude. blogs.nytimes.com/2013/08/06/
73 - Matthew Levitt and Samantha Stern, hezbollahs-choice
"Green without Borders: The Operational Be-
75 - U.S. Treasury Department, "Treasury De-
nefits of Hezbollah’s Environmental NGO",
signates Hizballah Leadership", press release,
Policy Note 79, The Washington Institute for
September 13, 2012. https://www.treasury.gov/
Near East Policy, May 14, 2020, https://www.
press-center/press-releases/Pages/tg1709.aspx
washingtoninstitute.org/policy-analysis/green-
without-borders-operational-benefits-hezbollahs 76 - U.S. Treasury Department, "Treasury Desi-
-environmental-ngo gnates Hizballah Leadership", ibid.
162
des attentats à la bombe contre l’ambas- En septembre 2020, le Hezbollah a mis
163
opérations militaires, tant à l’intérieur qu’à comme un parti proprement libanais à un
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
164
LA NEUTRALITÉ, REMÈDE
Antoine COLONNA
Rédacteur en chef du Spectacle du Monde
et des pages internationales de Valeurs actuelles
4
millions de dollars. C’est la La Turquie cultive pour l’instant une
somme que transportaient deux approche prudente, mais a déjà placé
Turcs et deux Syriens arrêtés en quelques pions dans la communauté turk-
juillet 2020 par la police libanaise. Selon mène, récemment renforcée par des réfu-
le ministre de l’Intérieur, le groupe venu giés syriens. Des bourses d’études géné-
de Turquie aurait été mandaté pour fo- reuses sont ainsi dispensées à des citoyens
menter des émeutes à Tripoli, une ville à libanais et un hôpital turc ouvrira bientôt.
majorité sunnite du nord du Liban. Une Ajoutons encore la visite du chef de la
semaine plus tard, le site Assas diffusait diplomatie turque, Mehmet Cavusoglu,
une liste d’ONG et de mosquées qui en- quatre jours seulement après l’explosion
tretiendraient des relations étroites avec du port de Beyrouth.
Ankara. Si la Turquie n’est pas l’une des
puissances étrangères les plus influentes Ces éléments montrent que le Liban reste
au Liban, elle en est l’ancien occupant. ouvert aux vents, bons ou mauvais, qui
165
soufflent de l’étranger et que son État n’est tion des Nations unies à « œuvrer pour la
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
166
LA CHIMÈRE et que les grandes puissances occidentales
167
sition du président Aoun, qui avait salué tant les passions sont toujours vives dans
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
168
indispensable pour permettre à nouveaux Tout reste possible dans ce pays aux ta-
169
LA PAIX AUJOURD’HUI
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
AU LIBAN,
OU LE CHAOS
AU PROCHE-ORIENT
« Beyrouth a pris goût de feu et de fumée » ; les mots de Fayrouz
annonçaient douloureusement l’explosion qui, en ce soir d’août, allait
rendre visible au monde la blessure profonde dont le Liban était touché.
Non, cette explosion n’était pas un accident. Elle était un résultat, une
conséquence inéluctable. Dans sa violence se condensait l’aboutissement
spectaculaire de décennies d’incurie, de compromissions, de lâchetés et
de corruption – autant de maux que nos pays occidentaux ne sauraient
dénoncer au Liban s’ils ne voient pas combien ils en sont eux aussi
atteints…
François-Xavier BELLAMY
Professeur de philosophie, président de la délégation française
du groupe PPE au Parlement européen
N
ous serions bien mal placés, Fran- bien commun qui seul devrait l’orienter.
çais, pour donner des leçons à nos Avec quelques mois de recul, comment
frères du Liban, plus lucides et ré- ne pas être frappé de l’ampleur de cet
voltés que nous ; et leur épreuve doulou- échec collectif… Une capitale ravagée,
reuse doit être pour chacun d’entre nous un port dévasté, des dizaines de milliers
l’occasion de sentir l’urgence du réveil de de personnes blessées ou privées de leur
nos consciences. Cette colonne de fumée toit, et 204 morts : quand une tragédie
dans le ciel bleu aura agi comme un si- d’une telle ampleur frappe un pays, on ne
nistre révélateur. Elle aura montré, avant peut qu’espérer au moins que toutes les
tout, jusqu’où peut aller la déliquescence forces vives soient à la hauteur des enjeux,
de la politique, quand elle perd le sens du que les dirigeants s’unissent pour relever
170
leur pays, que les grandes puissances du vu le jour. De très nombreuses familles
171
de la Banque centrale et l’avancée de eux, et par les moyens qui sont modes-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
l’enquête sur l’explosion du port. Il est tement mais spécifiquement les nôtres,
impératif maintenant de les appliquer l’indispensable lutte contre la corruption.
strictement. De leur côté, les États-Unis
se montrent assez offensifs : ayant à dis- Il nous faut donc bien saisir cette occa-
position l’arme redoutable du dollar et de sion de recourir à une forme de diplo-
son extraterritorialité, ils n’ont pas hésité matie financière, pour qu’une manne
à imposer des sanctions à certains res- illégale ne vienne plus financer les mi-
ponsables qui se sont rendus complices lices du Hezbollah et des factions qui
de corruption. Ensemble, la France et les ont retiré au Liban sa pleine souverai-
États-Unis ont préparé la voie à un prêt neté, et pour que s’effectue enfin le re-
exceptionnel de 11 milliards de dollars nouvellement politique tant attendu par
que le FMI accorderait au Liban, mais, les Libanais. Des groupes dirigés depuis
là encore, ce versement ne se fera que si l’étranger, armés et obéissant à un agen-
certains prérequis sont réunis. On peut da bien distinct des priorités du Liban,
se réjouir de constater que l’Europe et ont infiltré la police et de nombreux
la France affichent une intention as- services publics, en particulier ceux de
sez claire de peser dans la partie, et de l’énergie, et ont su étendre suffisamment
ne pas laisser la diplomatie ou le Trésor leur contrôle sur l’État pour détourner à
américains jouer seuls de leur influence leur profit l’argent de faux contrats. Ces
dans ce pays ami qui a lié son histoire à extorsions signifient un pouvoir sup-
la nôtre. Jusqu’à une période récente, la plémentaire donné aux puissances lo-
France semblait avoir appris à détourner cales qui cherchent à faire du Liban leur
le regard de ses engagements passés et à zone d’influence propre ; et un levier
se désintéresser du sort de son allié de d’influence au sein même de l’Europe –
longue date ; il est temps qu’elle remette l’implantation, par exemple, de cellules
un point d’honneur à se tenir aux côtés du Hezbollah dans nos pays étant déjà
des Libanais. À l’heure où ceux-ci as- documentée. S’il est un combat qu’il est
pirent plus que jamais à reconquérir leur urgent de mener aux côtés du Liban,
souveraineté et à relever leur pays mis à c’est celui de la neutralité de ce pays, qui
genoux par les crises successives, notre a désespérément besoin de retrouver sa
devoir en tant que Français et Européens pleine souveraineté, et pour cela de fer-
n’est pas d’ajouter une ingérence supplé- mer ses frontières aux ingérences exté-
mentaire à celles qui compromettent déjà rieures.
l’équilibre interne du pays, mais de leur
prêter main forte, de leur porter secours Cet enjeu n’est pas secondaire ou sym-
s’ils nous le demandent, de mener avec bolique : un Liban qui ne retrouve pas
172
sa souveraineté et reste piégé dans le rôle la terre ancestrale de milliers de chrétiens
173
2020-2120 :
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
NOTRE PROMESSE
D’AVENIR
Nadim Gémayel, député démissionnaire après les explosions de
Beyrouth pour dénoncer l’incurie des autorités et fils du président Bachir
Gémayel assassiné en 1982, lance un appel aux jeunes Libanais et à la
communauté internationale pour définir une feuille de route afin de bâtir
un nouveau Liban.
Nadim GÉMAYEL
Avocat
Député démissionnaire
Membre du Parti Kataeb
N
otre Liban se meurt. Le Liban d’une démocratie de pacotille. 100 ans de
d’aujourd’hui n’est plus le Liban corruption, de clientélisme, de chantage et
d’hier, et certainement pas celui de bras de fer. 100 ans que le Liban est
que nos pères fondateurs avaient imagi- pris en otage par ces mêmes individus qui,
né. Il ne rêve plus. Notre Liban cente- loin de faire grandir et fructifier les pro-
naire n’offre plus rien, aucune opportunité messes nées de la naissance d’un Liban
ou perspective pour sa jeunesse : ni paix, indépendant et souverain, n’ont fait qu’as-
sécurité et stabilité, ni prospérité et mo- sécher le pays et dilapider ses richesses, à
dernité, sans parler de la protection de coups de mercantilisme et aux fins d’enri-
l’environnement et de nos ressources na- chissement personnel, sans considération
turelles. Sans promesse d’avenir, le Liban aucune pour le peuple libanais et l’intérêt
est condamné à disparaître. public. Le Liban s’est perdu et a oublié ses
valeurs, ses principes, ses idéaux et ses as-
Ce n’est que le résultat d’une lente des- pirations.
cente aux Enfers puisque voilà 100 ans
que le Liban souffre de l’insupportable Le Liban souffre ! La force fondamentale
médiocrité de ses dirigeants, purs produits du Liban réside dans la diversité de son
174
peuple. Mais celle-ci a été manipulée et La responsabilité de la renaissance liba-
175
à construire et animer une résistance pa- politique requiert de dépasser cette
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
cifique mais féroce ; une résistance sans peur qui nous retient et nous em-
compromis, bâtie sur des valeurs fortes. pêche de prendre les décisions, parfois
difficiles, qui s’imposent. Durant les
40 dernières années, nous avons tou-
QUEL EST L’OBJECTIF ? jours eu à choisir entre « sécurité »
et « Liberté » : on nous a offert des
« moments de répit » lorsqu’on a ac-
Les 100 ans du Liban doivent être pour cepté la « soumission » (1990-2005),
lui l’occasion de tourner la page et de se ou bien, au contraire, des séries d’as-
redéfinir. Il a besoin de se reconstruire, de sassinats (16 assassinats entre 2004 et
retrouver son identité, son économie et 2009) pour bien faire comprendre à
sa culture, abandonnée depuis trop long- tous que leur libre arbitre n’existe pas.
temps. Il a besoin de retrouver sa souve- Nos martyrs ont payé le lourd tribut
raineté, de ne plus plier face aux influences afin de sortir le Liban de « sa soumis-
et aux agendas imposés par les puissances sion » et pour que la Liberté prévale ;
étrangères. ne les trahissons pas en reconstruisant
un « mur de peur » !
J’invite les jeunes, ceux de ma génération,
les plus jeunes aussi, à se rassembler et à • Ne jamais céder face à la menace des
s’engager dans la lutte pour un Liban pros- armes illégales, peu importe quelles
père, souverain et indépendant. Je lance un armes, qu’elles viennent de l’exté-
appel à la communauté internationale, rieur, de l’intérieur ou quelle que soit
aux amis du Liban, afin qu’ils nous ac- la forme qu’on leur donne. Il faut
compagnent et que nous définissions, en- toujours garder à l’esprit que la sou-
semble, avec tous les Libanais, la feuille de veraineté est une et indivisible. Elle
route dont la mise en œuvre sera de notre ne se partage pas, une fois concédée,
seule responsabilité : elle est perdue, à jamais. Aujourd’hui,
les armes du Hezbollah sont la plus
• Le respect commence par soi-même, grande menace contre la souveraineté
en étant fidèle et intransigeant sur sa du Liban : lui permettre de posséder
propre intégrité ; non pas par peur de et de jouir de la liberté de disposer
sanctions légales, mais par respect des de ses armes est un coup de poignard
valeurs morales et éthiques. dans le dos de l’État comme l’ont été
les accords du Caire en autorisant les
• La peur influence un grand nombre de Palestiniens à s’armer et entreprendre
décisions politiques au Liban. L’action la « résistance » à partir du territoire
176
libanais… le prix n’a jamais été aussi (et religieux) dont les conséquences
177
et professionnel, le Liban est appelé à démographie et de la répartition des
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
• Le Liban aura à faire un choix difficile • Un pays ne peut prospérer sans mettre
et important dans les années à venir en avant son environnement et son es-
(prochainement). Il faudra oser l’in- pace qui lui est propre. C’est pourquoi,
terdit : le progrès et l’essor économique il est indispensable, pour la nouvelle
ne pourront se faire que dans une si- génération, d’adopter des politiques de
tuation de paix et de stabilité garantis- développement durable et de mettre
sant à la région un développement pé- en place des stratégies d’énergies re-
renne. Cette paix n’est pas seulement nouvelables afin de mettre fin à cette
une alliance entre les États mais, plus destruction systématique de notre
important encore, une communion montagne, et de réparer les catas-
entre les peuples, les peuples entre trophes générées par cette construc-
eux tout d’abord, mais aussi entre les tion aléatoire et chaotique.
peuples et leurs États respectifs. C’est
à ce moment-là seulement que nous • Enfin, une chose est souvent laissée en
pourrons dire que cette partie du marge de toute politique alors qu’elle
monde a retrouvé le sens de l’Histoire. devrait être la pierre angulaire de l’édi-
fice de notre nouvel État : notre his-
• Le Liban aura à choisir aussi son toire, notre culture, notre patrimoine
mode de gouvernance. Le système et notre art, qui déterminent notre
en place actuellement est à revoir, que identité (dans toutes ses dimensions).
ce soit au niveau des prérogatives du Il est de notre devoir de les préserver
pouvoir central, ou bien la recherche et de les respecter, de s’y attacher et de
d’une meilleure cohésion entre les s’y identifier afin de les transmettre
différentes minorités culturelles et aux générations futures.
confessionnelles. Cette question n’est
pas uniquement liée au développe- Faisons notre choix, le bon, assumons-le et
ment inégalitaire des régions, mais a engageons-nous ; notre existence et le futur
aussi trait au sujet très sensible de la du Liban en dépendent n
178
POUR LES 100 ANS
Yves d'AMÉCOURT1
Conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine
C
omment aider à reconstruire du-
rablement ce pays ami, sans de-
au pied de la montagne de cèdre. À cette ocasion,
venir interventionniste dans sa il apprend par Monseigneur Gemayel, que son
politique intérieure ?1 aïeul Gustave de Ponton d’Amécourt (1825 -
1888) était secrétaire général de l’Association
Saint-Louis des Maronites… Curieuses retrou-
1 - En 2016, alors maire de la ville de Sauve- vailles dans les couloirs du temps. En avril 2019,
terre-de-Guyenne (Gironde), et Président de la avec Arnaud de Montlaur et Annie Lhéritier, il
Communauté des Communes du Sauveterrois, accompagne l’ancien Premier ministre François
Yves d’Amécourt signe un accord de jumelage Fillon au Liban dans le cadre de l’association
avec la ville de Hadchit dans la vallée de Qadisha « Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient ».
179
l’exil pour lui permettre de rester au pays En contrepartie, le Liban aurait l’obliga-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
180
en a pas c’est la sécheresse. Quand il y en a LE LIBAN EST PLUS
181
té et un exemple pour le pluralisme pour tés sans ménagement ni élégance, apos-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
l’Orient comme pour l’Occident ! ». trophe les médias autant que le Président
de la République du Liban, et au fond ne
L’Europe en « branchant » la livre liba- convint pas. Avec des paroles qui captent
naise sur l’euro, permettrait la stabilité l’audimat plus que les consciences, le
économique du Liban et défendrait le Président français s’inscrit dans l’instant
« message de liberté » et le « pluralisme » mais hypothèque l’avenir. Plus grave, il
auxquels elle est attachée, ainsi qu’un n’entraîne pas derrière lui les dirigeants
chemin de confiance pour permettre à européens pour donner de la force à son
la jeunesse d’entrevoir demain. Ce serait, propos et les moyens d’agir.
100 ans après la création du Grand Liban,
une façon d’afficher clairement l’attache- Sans doute ne connaît-il pas cet adage :
ment de l’Europe à ce pays ami où de très « Si tu penses avoir compris le Liban, c’est
nombreux Européens ont leurs racines. qu’on te l’a mal expliqué ! ».
182
LA RÉALITÉ
Wissam RAJI
Professeur associé à l'Université Américaine de Beyrouth
L
e dernier recensement officiel au Li- LA POPULATION
ban date de 1932 et indique que la GÉNÉRALE
population comptait 875 252 per-
sonnes dont environ 53 % de chrétiens.
Depuis, aucun recensements n’a été effec- L’estimation de la population générale est
tué car il s’agit d’un sujet très sensible en basée sur les listes électorales de 2011 sur
raison des divisions confessionnelles au lesquelles seuls sont inscrits les Libanais
sein du pays et du système de partage du âgés de plus de 21 ans.
pouvoir. En revanche, des évaluations non
officielles ont été réalisées. Celle de 1956 Ainsi, peut-on évaluer le nombre d’habi-
estime le nombre d’habitants à 1 411 416, tants à 3 334 691 dont 38,22 % de chré-
dont environ 54 % de chrétiens et 44 % de tiens et 61,62 % de musulmans.
musulmans.
Si on ajoute la population âgée entre 0
À partir des conclusions d’une étude pu- et 21 ans, le nombre de Libanais s’élève
bliée en 2018 « La réalité démographique à 4 413 246 dont 38,34 % font partie de
libanaise »1 nous examinerons les princi- la communauté chrétienne et 61,54 de la
pales caractéristiques de la démographie. communauté musulmane.
1 - The Lebanese Demographic Reality, Year- Depuis 2011, certains facteurs affectent de
book of International Religious Demography façon insignifiante ces résultats.
2018, Brill Journal.
183
Tableau 1 - La population libanaise
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
De 1985 à 1990 ce sont 385 000 per- Ainsi, en 1971, l’indice de fécondité du
sonnes qui ont quitté le pays en raison pays était de 5,44. Il chute à 1,75 en 2004
notamment de l’invasion israélienne, du en raison de la baisse du taux dans la
développement important de la résistance communauté chrétienne qui passe de 3,56
chrétienne au Liban, de l’émigration des en 1971 à 1,53 en 2004 et à la diminu-
184
tion encore plus impressionnante dans la • Les progrès de l’éducation contri-
Tableau 2 - Projections
185
LA FRANCOPHONIE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
AU LIBAN :
« ELLE PLIE, ET NE ROMPT PAS »
Alexandre NAJJAR1
Avocat et écrivain
Responsable de L’Orient littéraire, lauréat de l’Académie française,
Médaillé d’or de la Renaissance française
M
embre de l’Organisation interna-
tionale de la francophonie (OIF), 1 - Alexandre Najjar est l’auteur du Dictionnaire
organisateur du IXe Sommet des amoureux du Liban, Plon, 2014. Il a reçu le Grand
Chefs d’État francophones et des VIe Jeux Prix de la Francophonie de l’Académie française
(2020).
186
le français comme deuxième langue après pouvant être attribué au « caractère trop
187
UNE IMPORTANTE au Liban, placé sous Mandat français, et la
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
188
1930 dans la revue Commerce) : « Poète qui rure. Nadia Tuéni est de ceux-là. Œuvres
189
blié chez Gallimard L’Autre Côté brûlé du Nos si brèves années de gloire) sur les iti-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Très Pur, bientôt suivi par plusieurs autres néraires singuliers de familles libanaises
recueils poétiques à la langue admirable- confrontées à des drames personnels ou
ment ciselée, soit sorti tout à fait indemne régionaux, et sur le Liban des années
de la guerre – cette guerre qui a pour sym- 1960, époque de révoltes, de liberté et de
boles l’épée et la neige, et qu’il considère doutes. Son livre Beyrouth 2020 a été cou-
comme l’envers du « très pur ». Ancien ronné par le prix Femina de l’essai. Quant
diplomate et responsable de L’Orient lit- à Percy Kemp, romancier à l’écriture sub-
téraire dans les années 1960, homme à tile et à l’humour très « british », il a divisé
l’érudition éblouissante, Stétié a toujours son œuvre entre romans intimistes sur les
milité pour un Islam éclairé. Quant à sens (Musc) et thrillers dans la veine d’un
Amin Maalouf, élu à l’Académie française John Le Carré (Le Système Boone). À ces
en 2011 et auteur de nombreux ouvrages auteurs, il convient d’ajouter les roman-
à succès (Léon l’Africain, Samarcande…) ciers Dominique Eddé, Ghassan Fawaz,
parus pendant et après la guerre, il a, en Ramy Zein, Hyam Yared ou Diane Ma-
publiant Le Rocher de Tanios, couronné en zloum, et les essayistes Gilbert Achkar,
1993 par le Prix Goncourt, offert au Liban Georges Corm, Antoine Basbous, Samir
le roman qu’il attendait de lui : un roman Kassir, Joseph Maïla, Antoine Messarra,
qui lui parle de son passé, de ses contra- Tarek Mitri, Bahjat Rizk, Ghassan Sala-
dictions, des intrigues qui font et défont mé et Antoine Sfeir, auteurs d’essais des-
les alliances conclues sur son sol, et des tinés à éclairer l’actualité et les rapports de
croyances ancestrales qui hantent ses en- l’Occident avec le monde arabe…
fants…
190
suels. Mais la plupart de ces périodiques ment pratiqué par toutes les classes so-
191
francophones homologuées sous forme FRANBANAIS ET
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
192
qui, dans la France d’aujourd’hui, tend « yom é, yom la’ » ; « Direction d’une voi-
193
POÉSIE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
194
LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER
Les images des déterrés défilent en boucle sur les chaînes de télévision
Les commentateurs font de la surenchère
Deux cents morts, six mille blessés, des centaines de disparus
Que d’autres creusent
Tes mains devenues pierreuses avec l’âge
La pierre ne peut creuser la pierre
Tu ajouterais tes bras aux leurs
Si tu n’avais pas une chatte à nourrir
Une page à écrire
Un carré d’herbes aromatiques à arroser
Si gourmands en eau : le thym, la sauge et la coriandre d’Anatolie
Tu troquerais volontiers ton balai contre une pioche, une pelle
Reconstruirais la ville de ton enfance
Sans ciment, sans fer, sans fil à plomb
Pour toi
Un seul homme est mort et la vie s’est arrêtée
195
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Vénus KHOURY-GHATA
196
LES VALEURS
Tony E. NASRALLAH
Chercheur associé et conservateur des archives Charles Malik
à l'Université Notre Dame de Louaize
Doctorant à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth
A
près une rencontre avec le pré- ans. Le président est René Coty et il s’en-
sident de la République française, tretient avec Charles Malik, ministre des
un ministre des Affaires étran- Affaires étrangères libanais, à Paris en
gères d’un pays du Proche-Orient note janvier 19571.
dans son journal que ce président a « un
véritable amour pour le Liban » et que Charles Malik a été ambassadeur du Li-
« la situation syrienne le préoccupe ». Si ban aux États-Unis et a occupé différents
cette entrevue peut sembler avoir eu lieu à
n’importe quel moment de la dernière dé-
cennie, elle date en fait de plus de soixante 1 - Charles H. Malik, Journal, 1930s-1980s, ven-
dredi 11 janvier 1957, p. 492.
197
postes essentiels aux Nations unies, dont ses quatre fils ont obtenu leur diplôme
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
le plus notable est sa participation au co- universitaire en France. Deux d’entre eux
mité de rédaction de la Déclaration uni- y ont étudié la théologie – pour être fi-
verselle des droits de l’homme (DUDH). nalement ordonnés prêtres catholiques et
Malik n’est pas un diplomate ordinaire, sa servir en France pendant des années avant
formation en philosophie a certainement de partir pour suivre ailleurs leur vocation.
contribué à son succès. Le seul n’ayant pas étudié en France est
Charles.
DES LIENS FORTS AVEC Mais le lien le plus notable entre la famille
de Charles Malik et la France remonte à
LA FRANCE
son grand oncle, Farah Antūn. Auteur
renommé de la période de la Nahdah, ou
Renaissance, il est l’une des premières voix
Si le Liban a toujours été une « fenêtre du monde arabe à plaider ouvertement en
par laquelle l’Orient regarde l’Occident, faveur de la laïcité et de l’égalité des ci-
et l’Occident l’Orient »2, à cette époque toyens quelle que soit leur appartenance
l’influence culturelle au Liban, bien que religieuse. Sa première visite à Paris se
majoritairement occidentale, n’est pas ex- déroule en 1900, à l’occasion de l’Expo-
clusivement française. Malik fait partie sition Universelle qu’il décrit dans son
du petit groupe d’intellectuels libanais du magazine Al-Jāmi ah al-uthmāniyyah3. À
XXe siècle ayant reçu une éducation amé- travers lui, Antūn fait connaître au monde
ricaine plutôt que française. arabe de nombreux auteurs français dont
il traduit des extraits de leurs écrits. Par-
Comme son père Habīb K. Malik, Charles mi eux, Jean-Jacques Rousseau, Victor
est diplômé de l’Université américaine de Hugo, Auguste Comte, Alexandre Du-
Beyrouth (AUB). Mais alors que Habib mas, Bernardin de Saint Pierre ou encore
part pour Paris et Londres après avoir ob- Ernest Renan, dont la thèse de doctorat
tenu son diplôme de médecin en 1898 afin porte sur Averroès, le philosophe arabe
de se spécialiser en chirurgie, Charles se aristotélicien. En 1906, Farah Antūn vi-
rend aux États-Unis et en Allemagne pour site la France à deux reprises accompagné
effectuer un troisième cycle. La France a de sa sœur l’auteure Rosa Antūn, une des
certainement marqué Habib car trois de premières femmes en Égypte à posséder
et à diriger un magazine féminin. Cette
2 - Charles H. Malik, Lebanon in itself, traduc-
tion Kenneth Mortimer et George Sabra, Édi-
tions Université Notre Dame, Louaize, 2004, 3 - Al-Jāmi ah al-uthmāniyyah, vol 2, 1900-1902,
p. 47. pp. 212-216.
198
année-là, il passe près de trois mois en Cette même année le jeune garçon part
Charles Malik est né en 1906, dans un pe- Après avoir enseigné pendant deux ans,
tit village du district d’al-Kūrah, au nord Malik s’installe en Égypte. Il découvre
du Liban. la beauté de la philosophie. La lecture
d’un ouvrage d’Alfred North Whitehead
Il a sept ans lorsque la Première Guerre le décide à suivre ses cours à Harvard. Il
mondiale éclate. Un tiers de la population lui écrit : « Je postule par la présente à un
est décimé au terme du conflit. En 1920, poste dans votre cuisine ou votre jardin.
le Liban est placé sous mandat français et Si vous saviez avec quel enthousiasme et
l’État du Grand Liban est proclamé. sérieux je vous soumets cette candida-
ture, je ne doute pas que vous accéderiez
à ma demande à moins que vous n’ayez
4 - Al-Jāmi ah al-uthmāniyyah, vol. 5, 1906-1907,
un cœur de pierre »8. En 1932, il part aux
pp. 36, 43 et 45.
5 - La seule mention de huqūq al-insān avant
Antūn que j’ai pu retrouver est celle de l’intellec- 7 - Lettre de Charles Malik à Evangelos Stepha-
tuel égyptien de la renaissance Rāfi Al- Tahtāwī. nou, datée du 22 septembre 1926, p. 2 ; Charles
Voir Muhammad Imārah Al-A māl al-kāmilah Malik Papers, Library of Congress, Box 44, Fol-
li-Rifā ah Rāfi al-Tahtāwī, Beyrouth, al-Mu'assa- der 2.
sah al- Arabiyyah lil-Dirāsāt wa-al- Nashr, 1973-
8 - Lettre de Malik à Whitehead, The Charles
1981, partie 1, p.234.
Malik Papers, Library of Congress, Manuscript
6 - Al-Jāmi ah, vol. 3, 1901-1902, p. 250-255. Division, Box 52 Folder 10.
199
États-Unis étudier la philosophie. Malik y son intellectualisation, son ontologisation,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
noue de solides amitiés notamment avec son immanentisme. [...] Heidegger est la
Howard Schomer. théologie, mais sans Dieu, [...] »10.
Le jeune étudiant libanais excelle et ob- Après avoir défendu avec succès sa thèse
tient une bourse de voyage. Afin d’as- – portant sur les métaphysiques du temps
sister aux conférences d’un jeune philo- dans les philosophies de Whitehead et de
sophe encore inconu à l’époque, Martin Heidegger – Charles Malik retourne au
Heidegger, il choisit l’université de Fri- Liban en 1937 pour y fonder le départe-
bourg en Allemagne. Mais il fait l’objet ment de philosophie de l’Université amé-
d’attaques physiques de la part des nazis ricaine de Beyrouth.
qui le prennent pour un ressortissant juif.
Il décide alors de quitter l’Allemagne et C’est au cours des années de la Seconde
retourne à Harvard. Marqué par cette ex- Guerre mondiale que Malik acquiert
périence, il écrit : « Les mêmes informa- une réputation de philosophe influent.
tions contrôlées, la même haine terrible « C’était un merveilleux professeur », dé-
contre les communistes, les Français, clare l’un de ses collègues enseignants, car
les Juifs et ce qu’ils appellent les races « il parvenait à illustrer de manière très
de couleur. Les professeurs de l’univer- accessible des discussions philosophiques
sité commencent leurs cours par le salut compliquées qui intéressaient ses étu-
nazi auquel les étudiants répondent. Sur diants ». Un élève note quant à lui : « Son
le côté sud de l’université, on a récem- charisme était enchanteur ; il choisissait
ment inscrit "Dem ewigen Deutschtum" ses mots avec soin (que ce soit en arabe
– à l’éternelle race allemande –, pour ou en anglais), et s’exprimait clairement
contrebalancer ce qui avait été inscrit en utilisant des phrases détaillées. Son
depuis longtemps sur le côté ouest, "Die auditoire ne pouvait que l’écouter atten-
Wahrheit wird euch freimachen"– la vérité
vous rendra libres »9. 10 - La suite de la citation est également très si-
gnificative : « On n’écrit pas "une critique théolo-
Plus tard Malik synthétisera la pensée gique" de Marx ou Russell ou Dewey ou Bergson
ou Wittgenstein, parce que ces penseurs n’avaient
d’Heidegger comme la « dé-théologisa- rien à voir matériellement avec la théologie, et
tion de la théologie – non pas sa destruc- cela malgré les deux Sources dans le cas de Berg-
tion, mais sa dé-théologisation –, c’est-à- son. Mais on écrit une "critique théologique" de
Heidegger parce que le sujet de Heidegger est
dire sa sécularisation, son humanisation, le sujet même de la théologie, bien que camou-
flé dans une tenue non théologique », Charles
9 - Charles Malik, Quatorze mois en Allemagne, H. Malik, « A Christian Reflection on Martin
manuscrit non publié dans les Malik Papers, Heidegger », The Thomist 41, n° 1, janvier 1977,
Library of Congress, Manuscript Division, 1937. p. 19.
200
tivement et avec admiration, même s’il le départ de la France. Indépendamment
201
gnement et au questionnement, auxquels de son intérêt pour les autres. Le monde
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
je reviendrai dès que ma mission sera rai- arabe est encore plus perdu que nous ne
sonnablement accomplie »15. le sommes ; il n’est pas un soutien, il doit
être soutenu. La solitude, l’indicible soli-
Malik est nommé ambassadeur aux tude du Liban »16.
États-Unis et à l’ONU. Il est désigné
comme chef de la délégation libanaise à Très vite, Malik s’implique de manière
la Conférence de San Francisco chargée efficace. Son éloquence est un atout. Pen-
de constituer la Charte qui marque la dant plus d’une décennie, il occupe diffé-
naissance officielle de l’ONU. Même s’il rentes fonctions importantes au sein de
connaît de nombreux participants à cette l’ONU. Il préside le Conseil de sécurité
Conférence – l’Université américaine de puis le Conseil économique et social. En
Beyrouth étant celle qui compte le plus 1947, il collabore à la rédaction de la Dé-
grand nombre d’anciens élèves lors de claration universelle des droits de l’homme
cet événement –, qu’il maîtrise plusieurs aux côtés d’Eleanor Roosevelt, présidente
langues, et appréhende assez bien l’Amé- de la Commission des droits de l’homme
rique, Charles Malik se sent seul comme dont il prendra la succession en 1951.
en témoigne ce qu’il écrit dans son jour- En 1948, il préside la troisième commis-
nal. « Quand le Liban était sous l’aile sion de l’Assemblée générale qui élabore
de la France, la France était notre amie. le texte final de la DUDH. Il poursuit
Mais nous n’avions alors aucune chance sa carrière onusienne jusqu’en 1955. En
de siéger dans les conseils internationaux. 1958 il retournera à l’ONU pour présider
Maintenant que la France est faible, nous la 13e réunion de l’Assemblée générale de
avons une chance de siéger dans de tels l’Organisation.
conseils. Mais qui est notre ami ? Qui est
notre ami politico-socio-idéologique ? Le professeur John North fera remarquer
Qui peut nous conseiller, nous donner que « personne dans l’histoire des Nations
de l’amitié, nous orienter, nous soutenir unies n’a jusqu’à présent présidé cinq or-
dans ce contexte international difficile ? ganes majeurs des Nations unies, y com-
Ce ne peut être la France. L’Angleterre pris l’Assemblée générale, comme l’a fait
ne se soucie pas, elle « utilise » seulement. le Dr Malik »17.
La Russie ne répondra jamais à nos be-
soins essentiels. L’Amérique croit aux
Nations unies, mais c’est là toute l’étendue 16 - Cité dans Mary Ann Glendon, A World
Made News, pp. 127-129.
15 - Lettre de Charles Malik à Alfred North 17 - Avant-propos de John North, dans Charles
Whitehead, 27 juin 1945, Malik Papers, Library Malik Christian Critique of the University, 2e éd.,
of Congress, Manuscript Division. Waterloo, North Waterloo Academic Press, 1987.
202
UN CONTRIBUTEUR Malik a également rédigé l’article 18, qui
203
vanche, étaient influencés par les théori- les universités et les églises devaient jouer
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
ciens du contrat social qui considéraient un rôle dans la société. On peut donc lire
que les lois devaient être créées sans autre à l’article 16 de la DUDH « La famille est
référence extérieure que le rédacteur lui- l’élément naturel et fondamental de la so-
même et sa rationalité, en accord avec la ciété et a droit à la protection de la société
société20. Le raisonnement de Malik sur et de l’État ».
la stabilité de la DUDH était que « si ces
droits sont les simples produits du droit L’adoption de la Déclaration universelle
positif, c’est-à-dire du droit tel qu’il se n’était pas acquise. On craignait un refus
trouve à un stade particulier de l’évolu- de la part des pays arabes pour des rai-
tion, alors il est clair que, puisque le droit sons religieuses et des pays communistes
positif change, mes droits, et par là même pour des raisons politiques. Malik joua
ma nature très humaine, changeront avec alors un rôle crucial en coulisses auprès
lui »21. de certains États. Il réussit notamment
à convaincre les Saoudiens, qui vou-
Certains États voulaient imposer dans les laient voter contre, de s’abstenir. À sa
principes de la Déclaration la prééminence grande fierté la Déclaration est adoptée
de la communauté sur l’homme. Mais le 10 décembre 1948 à Paris, sans aucune
après d’âpres débats, Malik les a convain- opposition.
cus que les droits des individus étaient
au-dessus des droits collectifs. Pour lui, Charles Malik a également écrit l’ar-
l’être humain et son individualité passaient ticle 28 de la DUDH qui stipule que
avant tout groupe, classe sociale, religion « Toute personne a droit à ce que règne,
ou race. Il ne s’agissait pas là d’une simple sur le plan social et sur le plan interna-
question philosophique, mais de recon- tional, un ordre tel que les droits et li-
naître la responsabilité des États qui viole- bertés énoncés dans la présente Décla-
raient éventuellement ces droits. ration puissent y trouver plein effet ».
Cet article est fondamental puisqu’il
Par ailleurs, Malik estimait que les insti- garantit que la Déclaration ne sera pas
tutions telles que la famille, les syndicats, fragmentée de sorte qu’on ne puisse pas
dire que certaines personnes ont plus de
20 - Voir Wa’il Kheir, « Human Rights, Reli-
droit que d’autres.
gious Freedoms and Minority Rights from the
Christian Perspective », Conférences données à Enfin, la perception de la foi chrétienne
l’université de Vienne, été 2008. par Malik et son rejet du relativisme ont
21 - Charles H. Malik, « Talk on Human motivé l’orientation de la Déclaration
Rights » (UDHR, n.d.), http://www.udhr.org/
des droits de l’homme vers l’universalité.
history/talkon.htm.
204
UN HOMME ENGAGÉ UN HÉRITAGE PRÉCIEUX
205
PAR-DELÀ LA VOLONTÉ
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
DE PUISSANCE…
La célébration du Centenaire de la naissance de l’État du Grand Liban,
prévue initialement pour le 1er septembre 2020, s’est vue précédée,
comme on le sait bien, par la tragédie de la double explosion du 4 août
de matériaux entreposés dans le port de Beyrouth. Comment ne pas voir
dans cette double explosion une propédeutique à la si difficile – sinon
quasiment impossible – renaissance d’un pays qui n’a pas fini, depuis les
années de la guerre civile, de tenter de se remettre debout ? Comment
ne pas y voir surtout comme une condamnation à la pérennité de la
mémoire traumatique, ou encore à cet absurde mythe du phénix dont
les Libanais ont, très étrangement, toujours tiré fierté ?
Nicole SALIBA-CHALHOUB
Professeur des Universités
Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK)
A
lors que l’histoire collective et explosion ou pas, qu’il ait été compté par-
l’histoire psychique individuelle mi les blessés qui ont survécu ou qu’il se
du Libanais, toutes deux profon- soit trouvé loin de l’épicentre du cata-
dément marquées par le traumatisme de clysme. Car, la tragédie en tant que telle
la guerre civile de 1975-90 et de ce qui s’est déployée, non seulement à l’échelle
s’en était suivi jusqu’en 2006, attendent du pays, du peuple, mais plus encore à
encore d’être « réparées », psychiquement l’échelle d’un inconscient collectif abritant
pour le moins, la double explosion du port une mémoire profondément meurtrie.
de Beyrouth est venue, telle une boucle de
rétroaction, en faire resurgir toute la dou- Cette mémoire meurtrie du Libanais,
leur, en donnant littéralement l’image (la au-delà du trouble du stress aigu et du
206
trouble du stress post-traumatique qui la lument à l’identique, sinon encore pire
207
vile, en l’occurrence leurs parents, leurs les détenteurs de précisions sur ces trau-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
208
buable5 ». Distribuable, certes, de manière nipotence et leur cruauté à l’homme qui,
209
tion, assume son fatum, ou son « destin pul- Nietzsche, tout ce qui vit a vocation à ac-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
sionnel » pour en revenir à Freud, la pulsion croître sa puissance. Et cela, sans disconti-
étant ici celle de la mort, en le retournant nuité. Ne dit-il pas, dans Par-delà bien
contre lui-même. Car, en assumant l’om- et mal, que « vivre, c’est essentiellement
nipotence de la violence, en se persuadant dépouiller, blesser, dominer ce qui est
de son « éternel retour » (pour emprunter étranger et faible, l’opprimer, lui imposer
sa célèbre expression à Nietzsche), en se durement sa propre forme, l’englober, et
préparant consciemment ou inconsciem- au moins, au mieux l’exploiter » ? Même,
ment à la continuelle résurgence de la mé- à l’heure actuelle, le nouveau coronavirus
moire traumatique parce que cela ne sau- qui ravage la planète n’aspire-t-il pas à
rait en être autrement, le Libanais exerce, s’étendre, à se renforcer encore plus, en se
sans doute sans s’en rendre compte, une greffant sur les bronches des hommes ?
auto-agression passive, un auto-sabotage, Dans ce sillage, au Liban, sans vouloir
tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle être binaire (la binarité étant bien trop
collective. Parce que, dans cette optique, réductrice), deux volontés de puissance
on voit bien que le Libanais se contente s’affrontent : d’une part, celle du peuple
de survivre (et encore !) au lieu de chercher qui cherche à s’affranchir de sa condition,
à vivre, sans oublier que, parfois, même la en l’occurrence la répétition du scénario
survie cesse d’être une option, comme pour de vie, celui de son histoire traumatique
beaucoup lors de la tragédie du 4 août. La et, d’autre part, celle des agents d’une
fatalité, de quelque nature qu’elle soit, n’est- culture de la mort dont la volonté de puis-
elle pas celle qui triomphe, en effet, dès lors sance est une ogresse impossible à ras-
que l’on a foi en elle et qu’on ne la ques- sasier. La volonté de puissance est, selon
tionne pas ? le philosophe allemand, essentiellement
chaotique. Le chaos, pour sa part, est à
la fois négatif et positif : négatif lorsqu’il
LA VOLONTÉ s’associe à un désordre duquel tout logos
est banni ; positif, lorsqu’il s’investit dans
DE PUISSANCE
le mouvement d’une force en marche qui,
en dépit de grandes difficultés, d’obstacles
ardus, devient, chemin faisant, créatif, dio-
Promenons-nous, toutefois, du côté de nysiaque (dans le sens de la recherche du
chez Nietzsche (et non du côté de chez bonheur et de la lumière) et s’achemine
Swan) et, plus particulièrement, du côté vers l’avènement de la dignité humaine.
du concept fondateur qu’il consacre à la Ce qui correspond au souhait des « ré-
volonté de puissance et que l’on retrouve volutionnaires » libanais du mouvement
dans ses Fragments posthumes. Selon contestataire du 17 octobre 2019.
210
EN GUISE D’UNE représentation du passé et réécrire autre-
211
LIBAN :
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
PEUT-ON IMAGINER
SISYPHE HEUREUX ?
Camus clamait dans son Mythe de Sisyphe qu’[il] « voyait cet homme
redescendre d’un pas lourd et égal vers le tourment dont il ne connaîtra
pas la fin ». Il en dégageait même une leçon, celle de la supériorité
de l’Homme à son destin, par la ténacité de son entreprise itérative.
Le Mythe de Sisyphe se rapproche d’un autre mythe fondateur de
l’inconscient collectif libanais, celui qui met à l’honneur l’archétype du
Phœnix qui se consume puis renaît de ses cendres, perpétuellement.
Monter au sommet après avoir poussé un rocher, déborder de vie
après avoir sombré dans les ténèbres de Hadès, n’est-ce pas le sort
des Libanais depuis longtemps ? Beyrouth renaîtra-t-elle des cendres
de l’explosion fatidique du 4 août 2020 et vaincra-t-elle le cynisme
des responsables connus pour leurs prévarications et irresponsabilité
criminelle ?
Maya KHADRA
Journaliste, doctorante et enseignante
B
eyrouth, le 4 août 2020. Je n’oublie la capitale, plutôt que dans cette chambre
pas le séisme que j’ai ressenti et la d’hôtel pulvérisée au moment de l’explo-
peur bleue qui s’est emparée de moi sion ? Et pourtant, la secousse était vio-
à quelques mois de mon accouchement. Je lente et je me souviens encore aujourd’hui
venais d’arriver au Liban et j’avais annulé de l’air visqueux chargé de souffre qui s’est
une réservation d’hôtel dans un quartier engouffré dans l’appartement.
de Beyrouth complètement rasé par le
souffle de l’explosion. Comment ne pas Grandir au Liban nous marque au fer
être reconnaissante à cette voix bienveil- rouge. Nous vivons dans l’urgence et
lante qui m’a susurrée de passer mon confi- dans le sentiment perpétuel d’être expo-
nement dans une ville à vingt minutes de sés aux périls. Notre inconscient collectif
212
côtoie en permanence l’idée de la mort montagneux et résistant au monde. Port
213
cèdre comme l’haleine fétide de l’Hydre fie la destinée. Il faut imaginer Sisyphe
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
214
LA « CONSTITUTION
Alain SUPIOT
Professeur émérite au Collège de France
R
eprenant les qualificatifs employés certitude pouvait peser sur la portée juri-
par la Constitution de 1946 l’ar- dique de ces dispositions, elle a été levée
ticle 1er de la Constitution de la par le Conseil constitutionnel, qui les a
Ve République définit la République intégrées en 1971 au « bloc de constitu-
française, comme « indivisible, laïque, tionnalité » dont le respect s’impose au
démocratique et sociale ». Et son pré- législateur1. Dès lors la Constitution so-
ambule (devenu « article préambule ») ciale de la Ve République se trouve dans
proclame « solennellement l’attache-
ment [du peuple français] aux droits de
1 - Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971.
215
le Préambule de 1946, qui éclaire la no- LA REFONDATION SOCIALE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Ce préambule est on le sait directement S’il y a une leçon que l’histoire ne cesse
issu de l’expérience de la Seconde Guerre de répéter, c’est bien « qu’une paix univer-
mondiale : du Programme du Conseil selle et durable ne peut être fondée que
National de la Résistance, mais aussi sur la base de la justice sociale ». Placée
de la vision de la « France nouvelle », en tête de la Constitution de l’Organisa-
maintes fois exposée par de Gaulle du- tion Internationale du Travail en 1919 et
rant les années de guerre2. Le large réitérée en 1944 dans la Déclaration de
consensus dont son adoption a fait l’ob- Philadelphie, cette affirmation ne procède
jet, a été interprété par beaucoup d’au- pas d’un idéalisme naïf, mais d’une longue
teurs comme un compromis politique, expérience historique, qu’au lendemain de
entre d’une part les libéraux attachés la Première Guerre mondiale la Consti-
aux « droits de première génération » tution de l’OIT a résumé en ces termes :
proclamés en 1789 et d’autre part les so- « l’injustice, la misère et les privations en-
cialistes et les communistes, défenseurs gendrent un tel mécontentement que la
des droits économiques et sociaux, dits paix et l’harmonie sont mises en danger »4.
de « seconde génération »3. Or cette vul- De l’injustice, lorsqu’elle dépasse certaines
gate est à maints égards trompeuse. La bornes, naît inévitablement la violence.
République sociale n’est pas le fruit d’un Non pas la violence romantique ou calcu-
compromis politique de circonstance, lée que peuvent avoir en tête des esprits
mais celui du croisement d’un puissant révolutionnaires : une violence le plus
mouvement de refondation sociale des souvent aveugle, prête à tous les déborde-
démocraties après-guerre et d’une vieille ments et offerte à toutes les récupérations
tradition juridique française. politiques. Tirant les leçons de la Seconde
Guerre mondiale, Franklin Roosevelt in-
voqua cette expérience pour appeler à un
2 - Cf. le recueil des textes, dont celui du pro-
gramme du CNR, publié par H. Michel et B. Second Bill of rights, c’est-à-dire à la re-
Mirkine-Guetzévitch, Les idées politiques et so- connaissance des droits économiques et
ciales de la Résistance, Paris, PUF, coll. Esprit de la sociaux :
Résistance, 1954, 410 p.
3 - Cf. G. Vedel & J. Rivero, « Les principes « Nous en sommes arrivés à clairement
économiques et sociaux de la constitution : le
Préambule », Droit social, vol. XXI, 1947 ; G.
réaliser le fait que la vraie liberté indi-
Koubi, J. Chevallier, B. Mercuzot et alii, Le
Préambule de la Constitution de 1946. Antinomies
juridiques et contradictions politiques, Paris, PUF, 4 - Préambule de la Constitution de l’OIT
1996, 296 p. (1919) préc.
216
viduelle ne peut pas exister sans sécuri- tion de boucs émissaires8. Et il en avait
217
De Gaulle : « La France nouvelle re- européennes et des pays accédant à l’in-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
connaît l’utilité d’un juste profit. Mais dépendance. Roosevelt est mort quatre
elle ne tiendra plus pour licite aucune mois après son appel à un Second Bill of
concentration d’entreprise susceptible rights, mais son influence post-mortem est
de diriger la politique économique et so- évidente : dès mai 1944 dans les termes
ciale de l’État et de régenter la condition de la Déclaration de Philadelphie ; et
des hommes (…) la démocratie fran- quatre ans plus tard dans la Déclara-
çaise devra être une démocratie sociale, tion Universelle des droits de l’Homme
c’est-à-dire assurant organiquement à (DUDH), dont la rédaction a été confiée
chacun le droit et la liberté de son travail, à une Commission présidée par sa veuve,
garantissant la dignité et la sécurité de Eleanor Roosevelt. Cette Commission
tous, dans un système économique tracé comprenait huit autres membres dont un
en vue de la mise en valeur des ressources seul issu du monde communiste. Les pays
nationales et non point au profit d’inté- sous obédience communiste refusèrent
rêts particuliers, où les grandes sources du reste de la voter lors de son adoption à
de la richesse commune appartiendront Paris en décembre 1948, rejoignant dans
à la nation, où la direction et le contrôle l’abstention l’Arabie Saoudite, l’Afrique
de l’État s’exerceront avec le concours ré- du sud, le Yemen et le Honduras12. Loin
gulier de ceux qui travaillent et de ceux de traduire un compromis avec le com-
qui entreprennent »10. munisme, la Déclaration de Philadelphie
et la DUDH ont été des remparts juri-
L’expérience du New Deal11, et l’appel diques édifiés pour le combattre.
de Roosevelt à une citoyenneté qui ne
soit pas seulement civile et politique Au titre de cette refondation sociale des
mais aussi sociale, a largement inspiré démocraties face aux dictatures, il faut
la consécration après-guerre des droits mentionner également la grande in-
économiques et sociaux dans les textes fluence du rapport Beveridge (1942) sur
internationaux et dans les constitutions la création en France de la sécurité so-
de toutes les démocraties occidentales ciale13. « Garantie à tous », la sécurité so-
218
ciale se retrouve consacrée implicitement par la dogmatique de « l’ordre spontané
219
LA TRADITION l’effet ; si l’une se retire de la démocratie,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
220
vieille idée française ; elle fut bien souvent nance du 22 février 1945, était à ses yeux
221
du paragraphe VIII du préambule de la vailleurs de l’incertitude du lendemain, de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Constitution de 1848. De même le devoir cette incertitude constante qui crée chez eux
de travailler et le droit d’obtenir un emploi un sentiment d’infériorité et qui est la base
se trouvent déjà dans le préambule de la réelle et profonde de la distinction des classes
Constitution de 184829. entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de
leur avenir et les travailleurs sur qui pèse,
La solidarité nationale à l’œuvre dans les à tout moment, la menace de la misère (…)
alinéas 10, 11 et 12 était déjà affirmée par la sécurité sociale appelle l’aménage-
les §. VI (Des devoirs réciproques obligent ment d’une vaste organisation nationale
les citoyens envers la République, et la Ré- d’entr’aide obligatoire qui ne peut atteindre
publique envers les citoyens.) et VII (Les sa pleine efficacité que si elle présente un
citoyens « doivent concourir au bien-être caractère de très grande généralité à la
commun en s’entraidant fraternellement fois quant aux personnes qu’elle englobe
les uns les autres, ») du Préambule de et quant aux risques qu’elle couvre... »31
1848. Ces formules se retrouvent dans
l’exposé des motifs de l’Ordonnance du Le droit à l’instruction proclamé par l’ali-
4 octobre 1945 portant création de la sé- néa 13 du préambule de 1946 se trouve
curité sociale. À l’heure où certains veulent déjà, tant dans l’article 22 de la déclaration
rayer cette notion de notre Constitution30, de 1793 que dans le même paragraphe
il n’est pas inutile d’en rappeler les termes : VIII du préambule de 1848. La liber-
té syndicale était déjà consacrée par la loi
« La sécurité sociale est la garantie don- Waldeck Rousseau (1884), la constitution
née à chacun qu’en toutes circonstances de l’OIT (1919) et la Déclaration de Phi-
il disposera des moyens nécessaires ladelphie (1944). Le droit de grève, enfin,
pour assurer sa subsistance et celle de avait été reconnu en 1939 par une décision
sa famille dans des conditions décentes. de la Cour Supérieure d’Arbitrage, rendue
Trouvant sa justification dans un souci sur les conclusions de Pierre Laroque32.
élémentaire de justice sociale, elle répond Allant au-delà de la simple dépénalisation
à la préoccupation de débarrasser les tra- de la grève opérée en 1864, cette sentence
y avait pour la première fois reconnu l’exer-
29 - §. VII : les citoyens « doivent s’assurer, par cice d’un droit, entrainant la suspension et
le travail, des moyens d’existence » ; §.VIII « La
République (…) doit, par une assistance frater-
non la rupture du contrat de travail.
nelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux,
soit en leur procurant du travail dans les limites
de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la 31 - Journal Officiel de la République Française du
famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de 6 octobre 1945.
travailler ».
32 - CSA, 19 mai 1939, Syn. du papier carton,
30 - Voir infra, note 48. Droit social 1939, n° 5, pp. 199-204.
222
La seule vraie nouveauté juridique du seconde, qui est le naturalisme collecti-
223
Cette réduction de l’idée de participation de leur opposition. Fidèle aux vues de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
à son volet financier a résulté de l’inexo- Jaurès sur la complémentarité des droits
rable glissement à droite des forces poli- économiques et sociaux et des droits ci-
tiques qui ont soutenu de Gaulle, contre vils et politiques37, il définit un « modèle
une gauche politique encore ancrée dans social français », qui aborde la ques-
le paradigme de la lutte des classes. À tion sociale comme une question po-
quoi se sont ajoutés les divorces succes- litique, là où l’Angleterre l’appréhende
sifs du régime gaulliste avec les ouvriers en termes de marché et l’Allemagne de
lors de la grève de 1963 puis avec la jeu- communautés38. La promesse d’égalité
nesse étudiante en 1968. C’est la coali- portée par la Déclaration de 1789 étant
tion de toutes ces forces qui a conduit à démentie par la subordination salariale,
l’échec du référendum de 1969, ultime il incombe à l’État d’établir et garantir
tentative du Général pour briser les ré- un équilibre des pouvoirs entre patrons
sistances à cette troisième voie. Les élites et ouvriers, en pesant en faveur de la
économiques et politiques, dont il avait partie faible tout en respectant la liber-
souvent dénoncé la trahison pendant la té contractuelle. D’où la place accordée
guerre36, ont progressivement repris la par exemple à la démocratie sociale et
main pour triompher, après l’échec du au paritarisme en matière d’assurances
projet de « nouvelle société » porté par sociales. La clé de voûte juridique de ce
Jacques Chaban-Delmas contre le pré- modèle français a été l’idée d’ordre pu-
sident Pompidou. blic social, telle que définie par le Conseil
d’État.
Plutôt que d’un compromis entre capi-
talisme et socialisme, le Préambule est « Conformément aux principes géné-
donc plutôt le fruit d’un dépassement raux du droit du travail, les dispositions
législatives ou réglementaires prises dans
le domaine de ce droit présentent un ca-
36 - On connait l’apostrophe qu’aurait lancée de
Gaulle à une délégation patronale venue le visiter ractère d’ordre public en tant qu’elles ga-
à la Libération « Je n’ai vu aucun de vous, Mes- rantissent aux travailleurs des avantages
sieurs, à Londres. Ma foi, après tout, vous n’êtes
pas en prison ». François Mauriac notait quant
37 - J. Jaurès, Discours à la jeunesse, Albi, 1903, in
à lui dès 1941 « Seule la classe ouvrière dans sa
Textes choisis, Graffic-Bruno Leprince, coll. Ency-
masse aura été fidèle à la France profanée. À
clopédie du socialisme, 2003, 127 p.
l’heure où j’écris, (novembre 1941) tant d’autres
Français sont mus par une passion élémentaire : 38 - Cf. B. Bercusson, U. Mückenberger & A.
la peur ! Ils ne l’avouent pas, rendent au maréchal Supiot, « Diversité culturelle et droit du travail
un culte d’hyperdulie, invoquent Jeanne d’Arc, en Europe » in Convergence des modèles sociaux
mais dans le secret, tout pour eux se ramène à européens, Actes du 4ème séminaire sur l’Europe
l’unique nécessaire : sauver leurs privilèges... » (in sociale, Paris, ministère du Travail, Service des
Le cahier noir, Desclée de Brouwer, 1994, 89 p.). Études et de la Statistique, 1992, pp. 319-328.
224
minimaux, lesquels ne peuvent, en aucun (qui doit être régie par l’équivalent d’un
39 - Conseil d’État, avis du 22 mars 1973, Dr. 41 - Cf. Arnaud Teyssier, De Gaulle 1969. L’autre
ouv. 1973, p. 190. révolution, Perrin, 2019, p. 134 sq.
40 - Cf. A. Supiot, Critique du droit du travail, 42 - Cf. en ce sens O. Favereau (dir.), Penser le
Paris, PUF, 1ère éd. 1994, 3ème éd. Quadrige, 2015, travail pour penser l’entreprise, Presses des Mines,
pp. 146 et suiv. Paris, 2016, 178 p.
225
rait inventer et mettre en œuvre « les restées dans le domaine de choix politiques
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
226
de propriété intellectuelle45. Ont ainsi res- surance maladie ou de capitalisation des
227
Le premier et le plus évident est d’ordre l’assureur AXA pour convertir l’Assurance
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
228
teurs pour remédier aux désastres entraî- qu’il en accroît les charges, creusant
• capture par l’État des leviers de direc- Significativement, les réformes écono-
tion et du budget de la sécurité sociale, miques et sociales promues par les gou-
sur lequel il fait désormais peser ses vernements successifs depuis vingt ans ne
nombreuses mesures d’allégement des se réfèrent jamais au modèle français, mais
cotisations sociales56, en même temps toujours à des modèles étrangers, choisis
à chaque fois pour les besoins de la cause
54 - Cf. « Boris Johnson nationalise les lignes – tantôt anglais, allemand ou nordique –
ferroviaires du nord de l’Angleterre », Les Echos, et dans des conditions qui sont au droit
29 janvier 2020.
comparé ce que le Dr. Frankenstein fut à
55 - Pierre France et Antoine Vauchez, Sphère pu- la chirurgie : un dépeçage et un réassem-
blique, Intérêts privés. Enquête sur un grand brouil-
lage, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, 196 p.
blage de fragments, sans considération de
la cohérence de chacun d’eux.
56 - Sur l’abandon du principe de compensation
par l’État de ces allègements et ses effets sur le
budget de la sécurité sociale, voir l’avis n° 103 de 57 - Sur cette politique d’entretien de la dette, qui
la Commission des finances du Sénat sur le projet concerne aussi les services publics, voir J. Rigau-
de Loi de financement de la sécurité sociale pour diat, La dette arme de dissuasion massive, Éd. du
2020. Croquant, 2018, 211 p.
229
Le Conseil constitutionnel devrait être tivité, que le législateur, s’inspirant de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
230
Le second facteur de corrosion de la Ré- ciale, lorsqu’elle exerce les fonctions qui lui
231
la démocratie suppose des citoyens jouis- valoir leurs intérêts, leurs points de vue
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
ront tous nommés librement, participer 70 - Cf. Bruno Trentin, La Cité du travail. La
Gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012,
à la société et à ses conseils pour y faire
444 p.
232
aux principes juridiques de justice sociale, L’efficacité relative de cette formule durant
233
LA PENSÉE A-T-ELLE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
ENCORE UN AVENIR ?
Le recul de la pensée, notamment en France, est sans doute une des
caractéristiques majeure de ce long tournant de siècle, souligne le
politologue Stéphane Rozès.
Stéphane ROZÈS
Président de Cap (Conseils, analyses et perspectives)
C
e processus, résultant d’un fais- est bien différent et de nombreuses ques-
ceaux de facteurs s’est enclenché à tions se posent.
bas bruit, d’autant que les intellec-
tuels sont embarqués dans le mouvement Aujourd’hui, les élites et les décideurs ont-
dont-ils sont les acteurs plus ou moins ils toujours besoin de penser le monde ?
conscients et que la Société ne semble pas Les citoyens veulent-ils réellement s’orien-
s’émouvoir de cette évolution. ter vers une meilleure compréhension du
cours des choses ? Les revues peuvent-
La disparition de supports physiques de elles être, demeurer, des lieux de pensées et
diffusion et de confrontation de la pen- à quelles conditions ?
sée que sont des revues généralistes de
qualité comme Le Débat, offre l’occasion Il nous faut revenir à la source du ta-
d’un arrêt sur image et d’un retour sur un rissement de la pensée ; non au sens de
affaissement intellectuel général. l’existence d’idées, d’expertises, de capacité
argumentatives ; mais de grilles d’analyses
Les revues ont toujours joué un rôle dé- intégrées articulant les questions cultu-
cisif dans la culture française. Les plus relles, religieuses, artistiques, scientifiques,
anciennes comme la Revue Politique politiques, économiques, des rapports so-
et Parlementaire se sont fixé, dès leurs ciaux et technologies pour rendre raison
origines, comme objectifs d’éclairer les du cours des choses.
élites, gouvernants et citoyens. La RPP
commence à se donner les moyens de re- Alors seulement on pourrait, à partir d’un
lever à nouveau ce défi, mais le contexte diagnostic précis, dessiner des chemins
234
praticables pour la pensée pour éviter que Est/Ouest : « les personnes qui ont des
1 - Cet article est issu d’une intervention au sein 2 - Samuel P. Huntington, Michel J. Crozier,
des Comités éditorial et scientifique de la RPP Joji Watanuki, The crisis of democraty, note de la
lors d’un débat. Commission Trilatérale, 1975.
235
divers et souverains, dotés chacun de leurs Notre nation a besoin de se projeter poli-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
S’il y a un pays qui, du fait de sa modalité Du côté des citoyens, on ne veut plus
d’appropriation du réel cartésien résultant tant penser un monde qui échappe que
de son Imaginaire universaliste et pro- d’abord en être, y appartenir. C’est ce qui
jectif, est absolument rétif à ce régime de explique les régressions actuelles dans la
post-modernité ; c’est bien la France. vie publique et intellectuelle.
236
Autrefois enclavés dans des appartenances Avec la post-modernité actuelle, plus rien
237
ou matérielle que pourrait occasionner le créance permanente sur une Société deve-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Il faut alors remonter à des déraillements, Nul besoin alors de penser, comprendre
réels ou supposés, du passé ou du présent le monde, il suffit de juger, de faire de la
une explication à ses malheurs et impossi- morale, de définir le mal et le bien de sorte
bilités de se projeter dans le futur. d’être de ce dernier camp et de se sauver
en imputant les malheurs du monde aux
Ce n’est plus l’avenir qui éclaire mais les autres.
ombres du passé et déraillements pré-
sents qui justifieraient un statut de victime La discussion, le débat, devient peu
comme une dette de la Société à son égard. à peu elle-même une agression car
L’ individu isolé et souffrant aurait sur elle elle prétendrait une égalité des condi-
une créance qui justifierait qu’il soit sauvé. tions entre ses protagonistes alors
que pour se sauver il faudrait d’abord
On va alors se mettre à l’abri d’identités se réduire et réduire les autres à des
excluantes, d’identitarismes de genre, de statuts supposés inégaux entre vic-
pratiques sexuelles, d’origines ethniques, times/oppresseurs, discriminés/discri-
de religions, de statuts, de lieux, mainte- minateurs, dominés/dominants, descen-
nant de couleurs de peaux que l’on na- dants de colonisés/colonisateurs, des-
turalise de sorte qu’elles constituent une cendants d’esclaves/esclavagistes, hété-
238
rosexuels/LGTB… L’universalisme de- Au fond, dans les débats publics et pro-
Il est frappant de voir aujourd’hui que Dorénavant, avec les réseaux sociaux et
même dans les domaines scientifiques ou chaînes d’information en continu, ce sont
de la santé essaiment suspicions ou com- les faits qui génèrent le plus d’émotions,
plotisme avec la Covid-196. chez les individus qui font l’agenda des
médias, la réalité, ce que voient les indivi-
dus du réel. Les médias mettent en scène
6 - « Une crise sans fin », numéro de la RPP sur
des émissions, débats et intervenants qui
la pandémie, juillet septembre 2020.
239
génèrent de l’émotion au travers du mani- RECIVILISER
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Ainsi les fondateurs du Débat consta- Remontent alors les formes archaïques
taient que le numérique transformait, par de leurs Imaginaires. Les passions tris-
l’achat d’un seul article et non la lecture tes l’emportent notamment dans l’Union
de la totalité de la revue, sa nature même. européenne. Les peuples se replient dans
240
un contexte de crise systémique : écono- neté. Cela passe déjà par la dénaturalisa-
241
LA DETTE PUBLIQUE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
IMPLACABLE
Depuis de nombreux mois, la dette suscite des discours enflammés où
des procureurs parfois obtus invectivent des avocats de circonstances.
La controverse est saine si elle n'est pas vaine polémique. Ici, il est
tenté d'être une sorte d'amicus curiae au service du nécessaire débat
technique et surtout constructif.
Jean-Yves ARCHER
Économiste
Membre de la Société d'Économie Politique
L’
économie politique est remplie de treprises, la dette publique parait si-
concepts plus ou moins complexes non plus abstraite du moins faiblement
à analyser voire décrypter. Tout le exigeante. Son ampleur provoque une
monde n’est pas familier avec la propen- distance avec son caractère pourtant
sion à épargner explicitée par John May- implacable. L’effet loupe des sommes en
nard Keynes ou la baisse tendancielle jeu altère la capacité individuelle d’en-
du taux de profit formalisée par l’école tendement.
marxiste.
À l’heure où la crise économique issue
Pour la dette, il en va autrement. C’est de la Covid-19 est en passe de plonger
une notion familière aux citoyens car plus d’un million de personnes dans le
proche de leur vie quotidienne. Cha- chômage et plus d’un million deux dans
cun gère son budget et palpe ainsi les la pauvreté (source Secours populaire), le
contours rugueux de la notion d’endette- débat sur la dette publique peut sembler
ment voire de passage en commissions de superfétatoire voire indécent comme
surendettement sous l’égide de la Banque « une discussion d’intellectuels qui ont
de France. trop mangé » pour reprendre le mot de
l’ancien président Abou Diouf émis lors
Si la dette domestique est un mot-clef d’une conférence internationale sur le
pour des milliers de ménages et d’en- dialogue Nord-Sud.
242
LA DETTE : VARIABLE pour peu de perspectives opération-
243
décideur public ou pour le citoyen. À cet près de 14 années d’effort national conti-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
égard, il semble nettement plus avisé de nu. Autant dire qu’il est illusoire de penser
mettre en perspective l’endettement avec réduire la dette, même d’un tiers, dans les
les facultés contributives de la nation. Ain- dix ans à venir à charge fiscale non alour-
si, de souligner le lien entre la dette et la die. Ici, encore, la dette paraît implacable
pression fiscale dont on sait, par ailleurs, et alimente le bien-fondé de l’analyse de
qu’elle est élevée en France au regard des David Ricardo : « Les dettes du jour sont
autres pays membres de l’OCDE. l’impôt de demain ». Tout comme le sera
le probable alourdissement fiscal allant
260 Mds de dette en plus, c’est un peu au-delà de 3 à 5 Mds issu d’un nouvel ISF
moins que les 306 Mds du total des re- avec maintien de l’IFI.
cettes fiscales que le PLF pour 2020 por-
tait. D’évidence, il est requis de mettre D'évidence, à l’approche de l’échéance
en parallèle la dette explicite totale électorale faîtière de 2022, notre légen-
(2 638 Mds) avec les rentrées fiscales. Tel daire laxisme structurel pluri-décennal en
un mauvais film destiné à faire émerger matière budgétaire est renforcé par des
des peurs, on doit noter que pour ab- coups de boutoir violents qui découlent de
sorber la dette, il faudrait 8,6 années de la crise sanitaire.
pression fiscale intégrale sous la condi-
tion explicite et fort hypothétique que La lecture de rapports documentés et pon-
le pays présente un budget hors trace dérés de la Cour des comptes conduit à
de déficit budgétaire. Si l’on approfon- poser la question de la frugalité non abou-
dit ce raisonnement, on doit – faute de tie de la gestion publique. Là se loge la
rigueur – inclure les 93 Mds de déficit pierre angulaire du sujet.
votés initialement lors du PLF 2020 et
bien évidemment garder en ligne de mire Il n’est pas indifférent, à l’heure où le
que les déficits prévisionnels pour 2020 plan de Relance vise l’investissement, de
(-10,2 % du PIB) et pour 2021 (-6,7 %) relever l’écart quasi-systématique exis-
établis et rendus publics (voir PLF 2021 tant entre le calcul prévisionnel d’une
et PLFR4) atteignent d’ores et déjà infrastructure publique et son coût à
– avant la crise de la deuxième vague sa- réception finale. Ces glissements budgé-
nitaire – des montants qui sont proches taires visent les lignes LGV, les lycées,
de 160 Mds. les hôpitaux, les logiciels intégrés, l’EPR
et traduisent une difficulté contempo-
Sous cette contrainte forte, on en déduit raine que des personnalités comme Paul
qu’une campagne de désendettement de Delouvrier ou Marcel Boiteux auraient
la France nécessiterait, en mode réaliste, très probablement su dompter voire éra-
244
diquer au moyen de méthodes de travail 5 240 Mds d’euros hors immobilier) in-
245
deux. Les taux bas et le rappel effectué par LA MONÉTISATION
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
246
tant à augmenter son bilan de près de LA DETTE HORS-BILAN
247
de 43 Mds, il est clair que cet organisme, PIB sachant que les « contours » (sic) de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
partie intégrante de notre modèle social et cette dette demeurent incertains selon les
paritaire français, ne pourra lever des lignes deux sources précitées.
d’emprunts qu’avec la garantie de l’État.
Plusieurs estimations émises par des per-
Autrement dit, les engagements finan- sonnalités autorisées et par mes propres
ciers de l’État vont s’alourdir de 20 voire travaux sur ce sujet depuis dix ans esti-
25 Mds additionnels. ment que l’État est totalement en capaci-
té d’éluder certains points notamment les
Troisième illustration fort significative, charges à prévoir lorsqu’il est son propre
contrairement aux obligations du secteur assureur. Loin de nous l’idée de demander
privé, l’État ne provisionne pas, au mois l’inscription prévisionnelle du coût d’un
le mois, les futures pensions de ses agents incident nucléaire dans la dette hors-bilan
malgré des remarques de l’OCDE l’invi- mais à l’inverse, il demeure troublant de
tant à procéder classiquement. devoir constater que le Tableau des enga-
gements hors-bilan n’inclut pas exhausti-
Ainsi des milliards sont inscrits au Tableau vement les charges inférieures au milliard
des engagements financiers au sein de la d’euros. Il y a là un zest d’opacité qui n’est
Comptabilité de l’État. pas respectueux des membres du Parle-
ment et par ricochets des contribuables.
Toutes ces cautions et garanties (voir le
navrant dossier Dexia dans lequel la ga- Tout un chacun doit savoir que les pensions
rantie de l’État a été appelée au chevet et retraites pèsent pour 2 800 Mds d’euros
du dossier des emprunts toxiques initia- et que l’État joue sur l’apparition différée
lement souscrits par les collectivités terri- et graduelle de l’exigibilité de cette somme
toriales) ne se retrouvent pas dans la dette (supérieure à la dette publique explicite)
publique au sens de Maastricht (soit près pour être ainsi en mesure d’y faire face.
de 120 % du PIB et 2 700 Mds) dite dette
explicite mais dans les « engagements fi- En consolidant les deux dettes, à l’instar
nanciers de l’État » autrement nommés la des agences de notation, on parvient à un
dette hors-bilan voire la dette implicite. total provisoire d’environ 275 % du PIB.
Soit plus de vingt ans de pression fiscale
Du rapport sénatorial précité et de tra- hors nouveau déficit budgétaire.
vaux de la Cour des comptes, il ressort
que la dette hors-bilan a augmenté de Les dettes publiques explicite et implicite
plus de 200 % depuis 2006 et atteignait sont donc l’affaire d’une génération entière
4 115 Mds d’euros en 2019 soit 168 % du de contribuables.
248
Bien entendu, tout n’est pas immédiate- cidité budgétaire. Propos repris, à plu-
Comme disait le doyen Georges Vedel, Toutefois, l’État ne s’interdit pas de réflé-
on juge aussi un pays à l’aune de sa lu- chir, avec d’autres parties prenantes.
249
À cet effet, il est apparu la notion de can- Cour des comptes a annoncé, lors d’une
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Plusieurs chiffrages sont évoqués : 200 Mds Convoquer, hic et nunc, le nom d’André
seraient ainsi transférés à la Cades (ou à Boulloche c’est un signe à destination de
une nouvelle entité) dont la durée d’exis- celles et ceux qui rêvent d’un big-bang de
tence passerait alors de 2024 à 2033. la dette là où le potentiel ministre ne ces-
sait déjà d’expliquer que le financement de
Pour mémoire, la dette française a aug- la mise en œuvre de politiques publiques
menté de 210 Mds au deuxième trimestre volontaristes impliquerait plus de dette
de 2020 soit 12,7 points de PIB. mais une dette féconde pour le pays. Vou-
loir une France sans dette, cela conduit à
L’idée du cantonnement de tout ou partie un étranglement de notre économie tant
de la dette publique Covid-19 se posera. celle-ci est dépendante de la commande
C’est imparable pour la présentation des publique et autres achats de la sphère éta-
Finances publiques s’agissant d’une dette tique. Ici, nous sommes au-delà des péti-
qui va continuer d’être implacable dans tions de principe à visée politicienne. Nous
sa dynamique haussière en 2021 et dont devons respecter la franchise qu’impose la
Pierre Moscovici, premier président de la connaissance des faits. Par exemple, si la
250
cinquième branche de la Sécurité sociale entier comme celle que nous subissons de
La question, dans un pays où le déficit Pour mémoire, l’amodiation est l’acte par
budgétaire chronique nourrit sans répit la lequel une entité publique affecte à un
dette publique, n’est pas de juguler celle-ci tiers – qui peut être son créancier d’ori-
mais de réussir un découplage entre le pal- gine – un terrain pour une durée limitée et
liatif le plus évident – à savoir l’impôt – et conventionnellement réversible.
les trois autres pistes possibles autant que
crédibles. Vouloir reprendre la matraque Oui, j’estime que l’amodiation est une
fiscale reviendrait à stimuler l’austérité. voie à examiner lors d’une restructuration
conséquente de la dette publique française.
Une première piste aurait pu être l’infla-
tion mais deux écueils se dressent. D’une Troisième piste, il faut savoir élaborer une
part, son niveau très bas va être relancé ingénierie comptable interne au bilan de la
par les forces découlant de la récession. BCE. J’en suis convaincu.
D’autre part, il faudrait des décennies
d’inflation pour absorber une telle dette. Certains économistes, dont l’eurodépu-
La lecture du Rapport économique, social tée Aurore Lalucq, ont publié (Le Monde,
et financier (RESF) annexé au PLF pour 12 juin 2020) un texte intéressant selon
2021 le démontre. lequel « La BCE devrait, dès maintenant,
annuler une partie des dettes publiques
Actionner la durée de la dette, au niveau qu’elle détient ».
national voire au sein des pays de la zone
euro, donc jouer sur la maturité des multi- Compte-tenu des Traités et statuts régis-
ples tranches d’emprunts paraît une action sant la BCE, la voie semble raide et pour-
recevable. Un créancier peut accepter un rait, de surcroît, poser une question relative
étalement temporel plutôt qu’un risque à la contrepartie de la masse monétaire.
accru. L’Agence France Trésor a les talents Jouer habilement avec le passif de la BCE,
pour effectuer cette gestion des biseaux c’est prendre le risque de voir ses fonds
pour prendre un terme de planification propres s’enfoncer en territoire négatif.
industrielle. Il ne s’agit pas de s’exciter sur
la notion de dette perpétuelle mais d’acter Point crucial, il y aurait un risque de porter
qu’une crise inédite au niveau d’un siècle atteinte à la valeur de l’euro.
251
« L’action de la banque centrale est condi- menté par l’Agence France Trésor, l’idée
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
tionnée par son objectif monétaire de sta- d’une restructuration de la dette fran-
bilité des prix plutôt que par les besoins çaise est d’autant plus complexe et pour-
budgétaires des pays membres. Remettre rait s’avérer être tout autre chose qu’un
cela en cause, ce serait mettre en risque la parcours de santé.
confiance dans la monnaie. » (Gouverneur
de la Banque de France, F. Villeroy de Après ces trois énigmes, il faut rappeler
Galhau). une évidence. Ceux qui pensent que l’on
peut être brutal avec des créanciers le jour J
Néanmoins, il existe certainement un doivent impérativement garder à l’esprit
corridor au sein duquel l’ingénierie et la qu’étant en position budgétaire structu-
volonté politique doivent rendre possible rellement déficitaire, la France aura besoin
une réflexion technique portant sur l’an- de prêteurs à J + 1. Le jour J ne sera pas
nulation de droit ou de fait des dettes ac- simple, pas davantage que le jour d’après.
tuellement détenues par la BCE. La dette, vis sans fin ? Le déficit budgé-
taire, vice sans fin ?
252
toriels de soutien et pourrait ainsi déraper Le débat public sera-t-il fair-play ou truffé
253
HYDRODIPLOMATIE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
A
ujourd’hui l’eau se place au cœur populations de ces régions.
des débats entre les États de la ré-
gion du Proche-Orient et s’inscrit S’ajoute à cela, l’utilisation d’une façon
désormais sur l’agenda de leur diplomatie unilatérale des trois branches du nexus
environnementale dans le cadre de l’appli- eau-énergie-alimentation qui engendre
cation du concept de l’hydrodiplomatie. des conséquences irréversibles sur l’éco-
système et provoque une succession de
De plus, les changements globaux avec la tragédies environnementales. La faillite
nouvelle composante pandémique de la de la gestion de l’hydrodiplomatie et du
254
nexus, provoque une cassure entre l’inter- L’UNESCO a ajouté dernièrement cette
Deux cas très probants pourraient être ci- L'AGONIE DE LA MER MORTE :
tés en tant que tragédie environnementale, GESTION UNILATÉRALE
il s’agit de la catastrophe de la mer d’Aral, DU BASSIN DU JOURDAIN
l’unique exutoire de l’Amour Daria et le
Syr Daria, et l’agonie de la mer Morte, La mer Morte, patrimoine naturel his-
unique exutoire du bassin du Jourdain. torique, constitue l’emplacement de dé-
charge final du bassin du Jourdain qui
prend sa source à Jabal el Sheikh (Mont
LA DISPARITION TOTALE Hermon) au Liban.
DE LA GRANDE MER D'ARAL
Ce bassin est partagé pratiquement entre
La mer d’Aral reflète l’héritage de la ges- quatre pays riverains qui sont signataires
tion unilatérale de l’eau de l’URSS dans les de la Convention des Nations Unies de
territoires annexés pendant la révolution et 1997 (Liban, Syrie, Jordanie et Palestine)
en l’absence de considération de l’hydro- et par Israël, le cinquième pays riverain
diplomatie et du nexus eau-énergie-ali- non signataire de cette convention onu-
mentation (qui est liée à l'irrigation) dans sienne.
la protection des deux rivières internatio-
nales, l’Amou Daria et la Syr Daria. Mal- Celui-ci occupe les territoires arabes tels
gré la disparition presque totale de cette que le Mont Hermon, les fermes de She-
mer, un climat de méfiance règne toujours baa, le plateau du Golan, la Cisjordanie...
entre les pays riverains malgré les multi- et pratique une gestion unilatérale du
ples initiatives onusiennes de l’UNESCO Jourdain.
et celle de la Banque mondiale en vue
de restaurer l’état écologique de ce patri- Cette mer ancestrale, berceau des civi-
moine naturel mondial. L’absence d’un lisations, est un lac d’eau salée d’environ
processus hydrodiplomatique couplé au 810 km2 qui a perdu un tiers de sa super-
nexus eau-énergie-alimentation de la part ficie au cours des cinquante dernières an-
des décideurs politiques des pays riverains nées en raison de :
bloque tout progrès institutionnel visant
à établir un accord et à restaurer l’état • la déviation du bassin du Jourdain de-
écologique de cette étendue hydrique. puis les années 1950 ;
255
• l’exploitation intensive et croissante de Selon un rapport de la Banque mondiale
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
son d’eau à des fins agricoles ; de 2018, 90 % de l’eau est utilisée par Is-
• l’exploitation de la potasse constituant raël, alors que les Palestiniens ne bénéfi-
une industrie très polluante. cient que de 10 % et cette différence ap-
paraît dans la consommation d’eau entre
Ces pratiques unilatérales et non durables Palestiniens et Israéliens.
accélèrent également son évaporation et
conduisent à l’abaissement du niveau de la D’après le rapport de l’Assemblée na-
mer Morte de 90 cm par an en moyenne. tionale française en 2011, la domina-
tion politique et militaire du bassin du
Le rétrécissement surfacique de cette mer Jourdain par Israël est démontrée par
engendre aussi un problème géologique l’occupation du plateau du Golan en
avec la formation d’immenses gouffres Syrie, qui couvre 22 % des besoins en
qu’on dénombre actuellement à plus de eau d’Israël et les fermes de Shebaa au
5 500 gouffres là où il n’y en avait aucun Liban. À l’heure actuelle, l’État hébreu
il y a 40 ans. a développé la technologie du dessale-
ment de l’eau de mer à grande échelle
En raison de la gestion militaire et uni- pouvant atteindre 800 MCM/an, et
latérale du bassin du Jourdain, la tâche bénéficie pratiquement d’une autosuf-
diplomatique permettant de trouver des fisance en termes de demande en eau,
solutions à une gestion durable et en sans avoir besoin en réalité de compter
s’appuyant sur la Convention des Na- sur l’occupation des terres arabes pour
tions Unies de 1997 ou de l’UNECE de ses ressources en eau.
1992 pour un partage équitable et une
utilisation raisonnable de l’eau, est en fait
bloquée depuis la mission américaine de VERS LA CRÉATION
l’ambassadeur Johnston en 1952.
D'UN TRIBUNAL
Les quatre États riverains arabes sont si-
INTERNATIONAL SPÉCIAL
gnataires de la Convention des Nations POUR L’ÉCOLOGIE
Unies et cherchent constamment à fa-
voriser la coopération pour une gestion
équitable de ce bassin ; considérant qu’Is- La responsabilité de ces deux catas-
raël n’est pas signataire de la convention trophes concernant la mer d’Aral et la
et qu’il promeut des moyens de gestion mer Morte qui incombe aux pays rive-
compromettants affectant le stress hy- rains, devrait être sanctionnée par un tri-
drique dans les États arabes. bunal international spécial statuant sur
256
les entraves à l’écologie et au patrimoine quate de la demande pour les généra-
Les sanctions devront toucher tout com- Pour toutes ces raisons, le recours à l’hydro-
portement qui pourrait altérer le débit diplomatie est actuellement indispensable
naturel des cours d'eau internationaux ; à pour faire face à cette situation existentielle
titre d’exemple : et de ce fait, établir un processus de paix
hydrique longtemps aspirée par la région.
• la rétention de l’eau dans des régions
connues pour leur fragilité politique
et hydrique ; QU’EST-CE QUE
• dévier l’eau à des fins spéculatives ;
L’HYDRODIPLOMATIE ?
• le freinage ou le détournement des
débits pour l’expansion des périmètres
d’irrigation ;
• le stockage de l’eau durant les saisons L’hyrodiplomatie est un outil au service
de crues pour produire de l’électricité de la construction d’une gestion intégrée
en privant de ce fait tous les pays avals des ressources en eau, nationale et trans-
de la ressource nécessaire pour l’irri- nationale, selon un modèle coopératif,
gation, menaçant ainsi leur sécurité loin de la logique fragmentée, sécuritaire
alimentaire ; ou hégémonique qui compromet de plus
• la détérioration de la qualité de l’eau en plus le développement socio-écono-
par les pays amonts en générant des mique de nombreux pays.
pollutions excessives pouvant occa-
sionner des dommages significatifs L’hydrodiplomatie veut construire une
pour les pays avals ; nouvelle forme de gouvernance qui porte
• la pratique d’une gestion unilaté- l’ambition de construire la paix, un pro-
rale d’un bassin par la domination cessus pour la prévention, la médiation et
politique et/ou militaire de la res- la résolution des conflits sur l’eau. Il s’agit
source en rejetant complètement le d’exclure toute forme de domination d’un
concept du « partage équitable et pays sur l’autre, d’éloigner la militarisation
l’utilisation raisonnable de la res- de l’accès aux sources d’eau et de repousser
source » ; le concept de gestion sécuritaire ou hégé-
• le refus d’appliquer un cadre juridique monique de la ressource.
clair qui constituerait une assise du-
rable pour une meilleure coopération Les objectifs principaux de l’hydrodiplo-
permettant d’assurer la gestion adé- matie sont donc :
257
• d’éloigner les tensions au niveau des Ce processus crée un environnement
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
258
nomique pour l’Europe des Nations sens du nexus eau-énergie-alimentation
259
LE NIL : FAILLITE Ce scénario basé sur le développement
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
260
LE TIGRE ET HYDRODIPLOMATIE :
261
utiliser la stratégie du dialogue et la coo- danie et la Palestine, notamment sur le
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
pération régionale comme une opportu- projet du canal Mer Rouge – Mer Morte
nité pour réaliser ensemble des progrès (« Red Sea – Dead Sea Canal », RSDSC)
coordonnés dans les domaines du déve- qui devrait fournir plus d’un milliard
loppement humain et économique, de la de m3 d’eau non conventionnelle, issue
protection des ressources en eau et des du dessalement et du retraitement des
avancées culturelles. La consolidation de eaux usées, en conduisant l’eau depuis
la culture de l’eau pour la paix est essen- le golfe d’Aqaba (mer Rouge) jusqu’à la
tielle pour les pays méditerranéens. mer Morte, via un pipeline de 180 km
de long.
Tous les États riverains du Jourdain
doivent collaborer positivement dans le Ce projet a été estime à 10 milliards de
but d’assurer une véritable politique de dollars américains par la Banque Mon-
gestion de l’eau de ce bassin, basée sur un diale aurait dû rassembler tous les pays
partage équitable et une utilisation rai- riverains et entre autre le Liban et la
sonnable de la ressource. Syrie, pays qui forment une partie inté-
grante du Jourdain. Ce projet qui com-
Cela implique également que la pro- prend des centrales hydroélectriques, des
blématique de l’eau dans le Jourdain est usines de désalinisation, des stations de
d’abord et par conséquent tous les pays pompage a comme objectif de stabiliser
du bassin doivent avoir suffisamment le niveau de la mer Morte et d’approvi-
d’eau conventionnelle et non conven- sionner la région en eau et en électricité,
tionnelle dans le cadre du concept des tout en promouvant la coopération ré-
« Nouvelles Masses d’Eau ». Afin de gionale.
satisfaire ces exigences et d’aboutir à
une paix durable dans la région basée Le risque à éviter est celui de la salinisa-
sur le bien-être social et la prospéri- tion des eaux des aquifères du bassin et
té économique des générations futures, d’une concentration en sulfates de cal-
ces nations doivent favoriser le concept cium et prolifération d’algues du fait du
de Gestion intégrée par bassin versant mélange des eaux des deux différentes
(GIBV) du cours du Jourdain et crée une mers à concentration en sel différentes.
Agence Régionale de Bassin qui pourrait
constituer une plateforme de dialogue *
commune entre ces pays. * *
Les accords d’Oslo ont prévu une coo- Alliant la science et la politique, l’hy-
pération trilatérale entre Israël, la Jor- drodiplomatie et le nexus sont donc des
262
outils essentiels pour proposer des solu- des trois composantes du nexus eau-éner-
263
LIVRES
265
sident de Franklin Roosevelt, auxquels Gentz, contemporain du précédent, officie
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
266
tactique consiste à feindre la sincérité et les grandes décisions et parfois à infléchir
267
entre Orient et Occident, l’histoire d’une dé- planait la menace de tout voir disparaître
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
268
l’Empire ottoman (l’Émirat, la Province Une période qui a connu deux moments
269
mas. Cette division politique était censée « De cette expérience, les maronites cher-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
270
Turquie, amputant la Syrie d’un territoire ban et à Damas », note l’auteur. Ces écri-
271
même de parasites, c’est quand ils dispa- peuple qui s’est soulevé pour crier fort son
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
raissent que l’on prend conscience de leur appartenance commune à la nation liba-
utilité ». naise, et dire "non" à un système politique
corrompu ».
Quant au « libanisme », sa théorisation pre-
nait racine dans la civilisation phénicienne, Le Liban a affronté tant de drames et de
il est prôné par certains écrivains dont le tragédies destructrices, il garde pourtant
maronite Charles Corm – fondateur de la cet espace de liberté qui manque dans les
Revue Phénicienne – et le chaldéen Michel pays arabes avoisinants. Si le Liban est
Chiha, tandis que les musulmans considé- sensible aux influences étrangères, le dan-
raient que l’histoire du Liban commençait ger viendrait aujourd’hui d’une classe di-
par l’invasion arabo-musulmane. « La rhé- rigeante corrompue manipulant un clien-
torique utilisée par chaque communauté télisme confessionnel pour asseoir leur
pour définir l’identité du Liban, servait en propre position et garantir leurs propres
réalité ses intérêts propres, dans un esprit intérêts.
de rivalité tribale qui restait encore forte-
ment ancrée dans le fonctionnement du Maintenant que l’effondrement a eu lieu et
Liban » précise l’auteur. que le pays est confronté à tant d’ impasses
dangereuses, aussi bien sociales, qu’écono-
Enfin, le sionisme avec son cortège d’évè- miques, politiques et sanitaires. François
nements qui en découle : la création d’Is- Boustani lance un cri du fin fond du cœur
raël, le problème palestinien, les réfugiés dans son diagnostic : « Il est crucial que
palestiniens et l’exode des juifs libanais qui tous les Libanais prennent conscience de
ne pouvaient qu’exacerber le problème du la singularité de leur pays et que le monde
Liban. les aide à le préserver afin que le Liban
ne vienne pas rejoindre la longue liste des
La réalité libanaise est en fait le « vivre- paradis perdus qui hante la conscience de
ensemble » l’humanité. »
L’identité libanaise devient réalité écrit Cet ouvrage est un plaidoyer pour une na-
François Boustani en préambule de son tion libanaise en construction, portée par
ouvrage : « En cette année du centenaire un projet politique adéquat et pour une
de la création du Grand Liban, le soulè- relation franco-libanaise animée par une
vement du 17 octobre 2019 constitue une histoire d’intérêts communs et de valeurs
nouvelle illustration, aussi inattendue que partagées ce qui illustre bien l’engagement
spectaculaire, de la « libanité ». Rejetant pour la francophonie et le penchant fran-
les clivages communautaires, c’est tout un cophile de l’auteur.
272
Ce document a bien sa place dans cette manœuvrer les cordes sensibles du secta-
273
classe privilégiée, une inégalité exception- interne. « Il y a un condominium de six
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
nelle de richesses et de revenus, une perte chefs de communautés qui ont chacun
persistante de facteurs de production, des une conscience parcellaire de la société,
flux d’émigration aujourd’hui plus impor- qui s’occupent de ce qu’ils appellent "leurs
tants que pendant la guerre civile. Quant gens" et qui ont des connexions plus ou
aux entrées de capitaux, elles s’ajoutent au moins solides avec des acteurs externes ».
passif des banques et servent à financer Selon Charbel Nahas, des arrangements
la consommation privée et publique sans politiques peuvent sans doute encore
contrepartie économique. L’investisse- se produire, mais ils ont peu de chances
ment net est constamment négatif. de survivre plus de quelques mois. C’est
pourquoi, selon lui, tout le système po-
Un des problèmes soulevés est aussi la litique communautaire doit aujourd’hui
financiarisation excessive du pays « Le être remis en cause et être remplacé par
Liban est le pays où la financiarisation a un gouvernement laïc disposant, pour une
atteint les niveaux les plus avancés. Non période de douze à dix-huit mois, de pou-
seulement nous avions l’illusion financière voirs législatifs étendus. Ce dernier aura
mais nous avions l’illusion monétaire d’un pour principale mission de distribuer ra-
pseudo-dollar libanais. On assiste à un ef- tionnellement les pertes en fonction des
fondrement de tout cela, avec évidemment acteurs économiques : État mais aussi
une perte de l’épargne et une perte des entreprises, ménages, etc. et de jeter les
revenus, mais aussi une incapacité à avoir bases d’une légitimité laïque. Ensuite, des
une unité de compte qui est la monnaie et élections pourront avoir lieu. Il n’y a pas
donc un blocage de tous les échanges éco- d’alternative pour sortir d’un blocage qui
nomiques » souligne Charbel Nahas. dure depuis des années sachant que « les
communautés sont des structures poli-
Il relève par ailleurs un manque de légi- tiques qui sont forcément conflictuelles
timité de l’État, de son administration à l’échelle du Liban. Leur raison d’être,
et de ses services, qui sont généralement leur attitude ne peut être qu’offensive ou
dominés par des groupes communautaires défensive les unes par rapport aux autres.
ou partisans. « La stabilité sociale est me- Un gouvernement qui repose sur cette lo-
nacée conduisant les forces politiques à gique de tension ne pourra pas avoir l’as-
échanger leurs services contre une allé- sise suffisante pour prendre les mesures
geance communautaire ou partisane ». douloureuses qui s’imposent. Il faut tabler
L’État est inexistant, autrement dit il n’y sur un niveau minimal de responsabilité
a pas de capacité de prise de décision po- des acteurs actuels, qui accepteraient de
litique, que ce soit dans les relations ex- renoncer pacifiquement à leur système,
térieures ou dans les choix de politique avec les prérogatives tangibles qui y sont
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pourtant associées. Au fond, il faut que
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scrutent en profondeur, cette région don- dynamiser notre perception, à dépasser des
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
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La création de l’État d’Israël aggrave les régionales qui demeurent néanmoins li-
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À mesure que les guerres s’installent en namisme à la faveur de leurs liens avec
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES
Irak, au Yémen, en Syrie nous assistons l’Occident et des apports culturels nova-
aux manoeuvres de groupements terro- teurs grâce à la circulation d’idées due à
ristes : la montée en puissance de l’État leur mobilité transnationale. Malheureu-
islamique en Irak et en Syrie a renouvelé sement cette présence se réduit comme
la mouvance djihadiste mondiale et pro- peau de chagrin.
voqué une concurrence croissante avec
Al-Qaida. Cette rivalité a entraîné une Parmi les acteurs externes : Israël qui
lutte sanglante en Syrie, la « prolifération déploie ses alliances internationales et
de milices qui se constituent, se scindent, compte sur le lien indéfectibles avec les
deviennent des nébuleuses, obéissant au États-Unis – une constante –, qui anime
jeu de petits leaders qui affinent sans cesse des liens avec la Chine et les régimes po-
leurs stratégies personnelles. À ce compte pulistes européens et des liens privilégiés
là, la diplomatie traditionnelle et la géopo- avec l’Inde de Modi et tout dernièrement,
litique classique deviennent inopérantes ». établit un lien avec les pays du Golfe, en-
cerclant ainsi les autres pays de la région
Jeu et enjeux d’autres acteurs et marginalisant encore plus la question
palestinienne.
L’essai fait ressortir le jeu d’autres acteurs
internes et externes, notamment celui de La Chine, pour qui le Moyen-Orient est
l’armée et des services secrets – pivot cen- un partenaire incontournable – plus de la
tral – se rendant indispensables, comme moitié de ses importations pétrolières pro-
interlocuteurs avec les grandes puissances, viennent de neuf pays de la région et pour-
jouant un rôle déterminant dans la coopé- raient doubler d’ici 2035 selon l’AIE – est
ration militaire et les achats d’armes. La aussi un marché considérable pour les
nature autoritaire des régimes politiques produits chinois. Le Moyen-Orient re-
dont les dirigeants sont souvent issus de présente pour la Chine une zone pivot
l’armée, en tout cas s’appuient sur elle, de transit et d’ancrage stratégique pour
ou maintiennent des liens étroits avec les connecter l’Océan indien à l’Europe par la
corps militaires qui sont intrinsèquement voie maritime, et la Chine à l’Europe par
liés au fonctionnement des États et béné- le corridor économique terrestre. Il s’agit
ficient de moyens gigantesques. d’une logique d’intérêts réciproques, se
fondant sur la non ingérence : « Sa diplo-
Un autre acteur, différent celui-ci, est matie d’équilibre, voire d’équilibriste dans
analysé : la présence millénaire des chré- le conflit israélo-arabe, illustre encore ses
tiens dans la région qui a été un vec- réticences à s’impliquer dans un pré carré
teur important de modernité et de dy- américain. »
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La Russie dont la réinsertion, opérée dès s’enfonce dans le drame, le jeu régional et
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