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123E 

ANNÉE | N° 1098 | TRIMESTRIEL | JANVIER-MARS 2021

HOMMAGE AU LIBAN

KHATTAR ABOU DIAB | YVES D’AMÉCOURT | ÉRIC ANCEAU | JEAN-YVES ARCHER | XAVIER BARON
FRANÇOIS-XAVIER BELLAMY | ARNAUD BENEDETTI | ANTOINE COLONNA | FADI GEORGES COMAIR | FRANÇOIS COSTANTINI
FRANÇOIS FILLON | ANTOINE FLEYFEL | SAMIR GEAGEA | NADIM GÉMAYEL | PASCAL GOLLNISCH | NICOLAS GRIMAL
ANTOINE HABCHI | ANTOINE HOKAYEM | MIREILLE ISSA | MAYA KHADRA | VÉNUS KHOURY-GHATA | ANNIE LAURENT
MATTHEW LEVITT | ALEXANDRE NAJJAR | TONY E. NASRALLAH | BÉCHARA BOUTROS RAI | WISSAM RAJI
STÉPHANE ROZÈS | NICOLE SALIBA-CHALHOUB | ALAIN SUPIOT | CHRISTIAN TAOUTEL | MICHEL TOUMA
SOMMAIRE
DOSSIER

9 • Le Liban, une grande idée 83 • 1920-2020 : le Liban a-t-il


Arnaud Benedetti existé ?
François Costantini
11 • Plaidoyer pour un Liban neutre
Cardinal Béchara Boutros Rai 89 • Lorsque Napoléon III se portait
au secours des Chrétiens du Proche-
15 • Notre besoin vital d’un Liban Orient et s’intéressait au Liban
indépendant et pluraliste Éric Anceau
François Fillon
97 • Le rôle du latin dans l’histoire des
19 • Pour un Liban neutre et souverain Maronites
Samir Geagea Mireille Issa

27 • « Le Liban est le point de mire vers 109 • Le Saint-Siège et le Liban


lequel les peuples du Moyen-Orient Annie Laurent
tendent »
Mgr Pascal Gollnisch 117 • Le Liban selon Michel Hayek :
liberté et diversité, amour et
35 • Petite histoire de l’archéologie humanisme
libanaise Antoine Fleyfel
Nicolas Grimal
125 • Le système confessionnel
42 • Le rôle du patriarcat maronite dans au Liban : réalités historiques et
la création de l’État du Grand Liban sociétales
Antoine Hokayem Michel Touma

57 • Le Grand Liban - 1920-2020… 132 • L’avenir incertain d’un pays


Un très triste centenaire malmené
Christian Taoutel Xavier Baron

68 • Le Grand Liban dans l’opinion 136 • Le particularisme libanais à


publique : éclairage sur les pétitions l’épreuve d’un contexte géopolitique
des archives françaises complexe
Antoine Habchi Khattar Abou Diab

1
145 • Le Hezbollah au Liban : concilier 186 • La francophonie au Liban :
allégeance à l’Iran, militantisme « elle plie, et ne rompt pas »
pan-chiite et politique intérieure Alexandre Najjar
Matthew Levitt
194 • Poésie
165 • La neutralité, remède au mal Vénus Khoury-Ghata
libanais ?
Antoine Colonna 197 • Les valeurs de l’universalisme du
Liban à travers la France : « Charles
170 • La paix aujourd’hui au Liban ou Malik, co-auteur de la Déclaration
le chaos au Proche-Orient universelle des droits de l’homme »
François-Xavier Bellamy Tony E. Nasrallah

174 • 2020-2120 : notre promesse 206 • Par-delà la volonté de puissance…


d’avenir Nicole Saliba-Chalhoub
Nadim Gémayel
212 • Peut-on imaginer Sisyphe
179 • Pour les 100 ans du Grand Liban, heureux ?
si le Liban passait à l’euro ? Maya Khadra
Yves d’Amécourt

183 • La réalité démographique au Liban


Wissam Raji

DÉBATS ET OPINIONS
215 • La « Constitution sociale » de la 242 • La dette publique implacable
Ve République Jean-Yves Archer
Alain Supiot
254 • Hydrodiplomatie pour une
234 • La pensée a-t-elle encore un paix durable au niveau des bassins
avenir ? transfrontaliers
Stéphane Rozès Fadi Georges Comair

LIVRES

265 • Notes de lecture

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HOMMAGE AU LIBAN

Vincent DUPY Arnaud BENEDETTI Maya KHADRA


Directeur de publication Rédacteur en chef Doctorante, Journaliste

L
a tragédie du port de Beyrouth en Cette collision de l’histoire et de l’actuali-
août 2020 a opéré comme le « soleil té, correspondance soutenue dont le Liban
noir » d’une année de centenaire, celle respire par tous les pores de son existence,
de la proclamation du Grand-Liban, sous intervient alors que les Libanaises et les
l’égide du Général Gouraud en septembre Libanais se lèvent depuis 2019 pour ne
1920 et en présence du Patriarche Hoyek plus désespérer de leur avenir. Les visites
et du Mufti Naya. du Président Macron à Beyrouth ont tenté
de répondre à cette exigence en mettant en
Commençons, une fois n’est pas coutume tensions une gouvernance dont on mesure,
dans notre publication, par les mots d’une de près comme de loin, qu’elle ne parvient
poétesse, Vénus Khoury-Ghata qui de Pa- plus à contenir les larges aspirations d’un
ris assiste éplorée au drame qui endeuille à grand nombre de segments de la société
nouveau sa terre : civile. La longue liaison franco-libanaise
s’impose, certes, comme une « basse conti-
« La tristesse a rétréci Beyrouth sur les nue » dans la relation de ce coin du Levant
pages des journaux au monde. Alexandre Najjar trace, ainsi,
les linéaments profonds de la francopho-
La Lune qui éclaire les ruines est un visage nie dont le Pays du Cèdre constitue l’un
sans traits ». des promontoires les plus prodigues et les
plus avancés. Éric Anceau, de son côté,
Ce « visage sans traits », la Revue Politique revient sur cet acte presque fondateur que
et Parlementaire a voulu l’explorer pour, fut l’intervention française de 1860, sous
justement, en faire ressortir les lignes et les Napoléon III, pour protéger les chrétiens
couleurs. d’Orient confrontés à des massacres de

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masse. Cette opération sous mandat eu- de l’idée libanaise. Christian Taoutel sou-
ropéen préfigure en quelque sorte un ligne la place déterminante du Patriarche
« droit d’ingérence humanitaire ». Chris- Hoyek dans la dynamique de 1920. An-
tian Taoutel rappelle le rôle de la France toine Hokayem le rejoint lorsqu’il précise
mais encore plus de l’Église maronite, au le projet de ce dernier pour lequel l’éman-
sortir du premier conflit mondial, dans la cipation était indissociable d’une gestion
reconnaissance du fait national libanais de la multi-confessionnalité afin d’établir
qui n’allait pas de soi au sein même d’une les bases d’une souveraineté, notamment à
société dont toutes les communautés ne l’encontre des unionistes pro-syriens. L’his-
partageaient pas forcément la même vision torien et député Antoine Habchi scrute,
du futur. à partir des archives du quai d’Orsay, le
poids de la pluralité des opinions dans la
De prime abord, le Liban apparaît comme gestation du Grand-Liban, produit tout à
une mosaïque toujours en limite, à l’ex- la fois d’un dessein porté par des segments
ception de quelques intermèdes heureux, de la société libanaise, par les circonstances
de dispersion. Nicole Saliba-Chalhoub locales post-Première Guerre mondiale et
analyse les méandres d’une économie psy- par la volonté de la France. L’archipel li-
chique traumatique, oscillant entre deux banais peut se penser comme un modèle,
pôles dont la négativité et la positivé se font ce que corrobore la pensée profonde du
écho, entre Sisyphe et le phœnix, comme théologien Michel Hayek dont Antoine
si confronté à cent ans d’incertitudes le Fleyfel retrace le cheminement et observe
Liban n’en finissait pas de reproduire une qu’elle postule que le Liban est bien plus
même partition historique. François Cos- qu’une géographie mais d’abord une idée
tantini explicite la réalité profonde du fondée sur des bases universelles parlant
Grand-Liban mais aussi les convulsions tant à l’Orient mais quelque part aussi à
qui durant ce long siècle l’ont déchiré, à l’Occident.
partir de forces exogènes mais aussi endo-
gènes qui ont entravé l’exercice de sa pleine Le Pays du Cèdre porte en effet un mes-
souveraineté : « Le Liban a-t-il existé ? », sage. Dès l’accession pleine et entière du
s’interroge-t-il. Nombre de contributeurs Liban à l’indépendance, Pie XII reçut le
rappellent également que son existence est premier ambassadeur du Liban auprès du
redevable pour une part d’une singularité, Saint-Siège, Charles Hélou, et s’adressa à
celle d’une importante communauté chré- lui en ces termes :
tienne dans un environnement où l’islam
est démographiquement majoritaire. Par- « Votre patrie, comparable dans la variété
mi ces chrétiens, aux origines multiples, de ses éléments ethniques et linguistiques,
le maronitisme constitue l’avant-garde à l’aigle aux ailes chatoyantes de mille cou-

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leurs que le prophète Ezechiel vit planer Dans une contribution décisive, le rédac-
au-dessus du Liban, semble appelé, par teur en chef de L’Orient-Le Jour Michel
vocation singulière, à réaliser cette douce Touma en décrit la nécessité historique et
et fraternelle communauté de vie dont indique les limites des critiques des fon-
parle le psalmiste, même entre membres dements institutionnels du régime  : « Et
différents par l’origine et la pensée ». Rap- vouloir abolir le communautarisme parce
portant cette déclaration, la politologue que certains hommes politiques en font un
Annie Laurent, convoquant l’histoire du mauvais usage reviendrait à abolir la dé-
dialogue du Vatican et du Liban, souligne mocratie en Occident parce que certains
que « la place de ce petit pays du Levant responsables politiques se sont laissé aller
dans le concert des Nations relève de l’es- à des débordements dans leur exercice du
prit et non de la matière ». Il est vrai que pouvoir ». Contre cette tentation ethno-
l’intérêt du Saint-Siège pour le Levant est centrique, Monseigneur Gollnisch met
non seulement lointain, originel même, et en garde également, rappelant notam-
trouve au XVIe siècle l’une de ses incarna- ment « qu’il n’y a de liberté religieuse au
tions fécondantes avec la création du Col- Moyen-Orient qu’au Liban », que celle-ci
lège Maronite de Rome dont Mireille Issa est constitutive de la citoyenneté intégrale
retrace la naissance et l’essor. Ce legs d’uni- accordée à chacun et qu’elle est rendue
versalité que le Liban prodigue au monde, possible par « l’équilibre confessionnel ».
Tony E. Nasrallah l’évoque en retraçant C’est bien le sort du pluralisme libanais qui
le parcours du philosophe et diplomate est en jeu et peut-être même au-delà. Avec
Charles Malik, figure par trop méconnue force, François Fillon, dont on connaît le
en France. C’est ce dernier qui co-rédigera, combat jamais démenti pour les chrétiens
avec René Cassin, la Déclaration univer- d’Orient, considère que c’est notre avenir
selle des droits de l’homme qu’il inscrira, qui se joue dans cette partie du monde. Il
loin du positivisme, dans une perspective faut y agir et vite, rappelle l’ancien Premier
où il n’y a de droit juste qu’inspiré du droit ministre, et sans se laisser embrumer par
naturel. Une leçon, hélas, souvent oubliée. des conditionnalités qui nuiront imman-
quablement à l’indispensable course de
L’Histoire gonfle les veines du présent. vitesse que nous devons mener contre le
C’est au regard de la première que plu- totalitarisme islamiste, pour la protection
sieurs de nos contributeurs scrutent, avec des communautés chrétiennes et pour
pertinence, la seconde. La promesse liba- promouvoir l’idée d’une société ouverte
naise doit être soutenue mais conformé- qui privilégie le dialogue à la « guerre des
ment à la chirurgie de précision dont elle civilisations ». Le constat est partagé aussi
est le fruit. Parfois décrié, le confessionna- par François-Xavier Bellamy pour lequel
lisme reste la pierre angulaire du Liban. les destins indissociables de la paix et de la

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souveraineté sont mis à l’épreuve. Pour ce toute forme d’allégeance, conformément
faire, le philosophe et parlementaire eu- au Pacte de 1943.
ropéen enjoint d’éviter deux écueils : les
ingérences qui ont tant miné le pays et Un État rétabli dans la plénitude de ses mis-
la connivence avec des acteurs politiques sions devra nécessairement s’attaquer aux
qui ont failli. Les ingérences, justement, maux qui rongent depuis trop longtemps
sont celles que fouillent méthodique- une société désormais en défiance par rap-
ment Matthew Levitt dans son analyse port à ses dirigeants. Xavier Baron recense
du Hezbollah dont il offre un précieux les plaies multiples qui hypothèquent
plan de coupe des diverses stratégies sur l’avenir du pays : inefficacité administra-
la scène libanaise. Le panorama qu’il pré- tive, corruption, émigration, crise des réfu-
sente délivre une étude serrée d’un mou- giés, finances exsangues, etc. Dans un texte
vement qui opère en tant que centrale à de combat, Nadim Gémayel, fils du Pré-
la fois internationale et nationale, dont sident martyr assassiné en 1982 lance un
l’objet consiste à couvrir tous les modes appel dans nos colonnes qui est tout au-
d’actions à la fois électoraux, sociaux et tant un cri de colère contre des décennies
subversifs. L’enjeu de la souveraineté de- de trahison politique que la proclamation
meure la question première dans un pays d’une espérance. La feuille de route qu’il
travaillé par des combinaisons d’influence propose a tout du projet de redressement
qui menacent sans cesse son intégrité. La dans un moment excessivement critique
voie sans doute la plus propice pour re- où, écrit-il : « le Liban vacille entre les
trouver une puissance souveraine est celle valeurs démocratiques qu’il a héritées des
de la neutralité. C’est le sens de la contri- pays occidentaux et le modèle totalitaire
bution d’Antoine Colonna qui y voit l’un de ses pays voisins ». Khattar Abou Diab,
des pré-requis de la restauration d’un État rappelant entre autres le rôle des mino-
fort libanais. Dans l’interview qu’il nous rités (chrétiens, druzes, chiites dans une
accorde, le Cardinal Béchara Boutros Rai, moindre mesure) qui fortifièrent dans le
Patriache d’Antioche et de tout l’Orient, contexte moyen-oriental l’édification du
plaide également pour cette solution, en Liban pointe la menace d’un «  Munich
appelant à une «  neutralité active », seul régional » sous le poids des intérêts croi-
moyen à ses yeux pour sortir d’une crise sés des interférences étrangères, d’autant
existentielle. Samir Geagea, figure charis- plus que la démographie du pays, grevée
matique des chrétiens libanais et chef du aussi par une émigration massive, laisse
parti des Forces Libanaises, tout en rap- entrevoir, comme le montre Wissam Raji,
pelant le rôle de ces derniers dans l’instau- une tectonique inquiétante. Pour Yves
ration d’une souveraineté libanaise condi- d’Amécourt, l’une des urgences consiste
tionne l’exercice de celle-ci dans le rejet de à refonder l’économie et à garroter la crise

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financière, l’une des pistes iconoclastes un voyage pluri-millénaire où le patri-
consistant peut-être à indexer la livre li- moine civilisationnel embrasse la réalité
banaise sur l’euro. Maya Khadra dans un d’une trajectoire phénicienne, tant ber-
texte, alternant méditation personnelle et ceau que réceptacle, de « ces Libans de
analyse politique, offre un regard panora- rêve » fantasmés en son temps par Rim-
mique sur les évolutions récentes de son baud mais dont nous n’imaginons pas un
pays, tout en regrettant le désintérêt dont seul instant qu’ils puissent être engloutis
celui-ci est parfois l’objet, alors que tant comme des Atlantides frappés par les
de nœuds de notre avenir s’y concentrent. dieux colériques de l’histoire. Car cette
Quant à Nicolas Grimal, il nous invite, dernière témoigne de la force d’âme du
sur les traces entre autres de Renan, dans peuple libanais n

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LE LIBAN,

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UNE GRANDE IDÉE

Arnaud BENEDETTI
Rédacteur en chef

L
e Liban a sédimenté des siècles sa façon, projette toutes les crises qui par
d’histoire et de cultures. Il respire ondes successives gagnent grand nombre
la Méditerranée, plus peut-être que de nos sociétés. La singularité libanaise,
toutes les autres rives de cette mer ma- que la réalité de son histoire lointaine at-
trice de tant de civilisations. Il y a un teste, a ce quelque chose d’universel qui
parfum civilisationnel spécifique au Pays interroge notre présent et notre futur.
du Cèdre : une puissance venue de loin
et qui parle à notre mémoire comme ces Le fait national au Liban aura attendu
racines profondes qui disent la longévité 1920 pour être reconnu, 1943 pour s’ériger
d’un arbre multiséculaire ; mais aussi une en indépendance, sans que pour autant il
évanescence qui depuis des décennies dit n’échappe durant toutes ces années aux
le délitement d’un pays dont la résilience convulsions de géopolitiques aussi com-
culturelle ne saurait dissimuler les béances plexes qu’invasives. Les entrelacs com-
politiques. Tout concourt presque à faire munautaires ont rythmé sa vie profonde
du Liban une métaphore des inquiétudes et plus d’une fois ont-ils été l’objet d’in-
de notre temps : l’équilibre précaire entre gérences étrangères, mettant à mal une
communautés, l’aile du divin qui comme société dont la cohérence reposait sur la
un ressac ramène des soifs contrariées aux cohabitation de ses diversités. Dans cette
frontières de la conscience, la liquéfaction existence soutenue d’une petite nation,
du politique emporté par un mouvement petite par sa géographie, mais grande par
du monde qu’il ne parvient plus vraiment à l’idée comme le proclama Jean-Paul II
maîtriser, les cupidités qui s’entredévorent lorsqu’il la qualifia de « pays message  »,
sur les dépouilles d’un peuple qui oscille s’impose, malgré les guerres, les appétits
entre résignation et réveil... Le Liban, à féroces extérieurs, les faiblesses de ses di-

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rigeants, la décomposition de sa structure gie pour résister au cours tragique des
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étatique, un miracle libanais. Et ce mi- événements. Cette force vient nécessaire-


racle, le Liban le doit d’abord peut-être ment du passé, de ce passé auquel nombre
et surtout à son peuple, à sa société civile d’écrivains – Flaubert, de Nerval, Renan
qui se met en mouvement à nouveau, à sa et tant d’autres encore – vinrent se frot-
créativité dont ses universités, ses intellec- ter en quête d’une flamme immémoriale.
tuels et ses artistes demeurent la preuve Inspiré tout autant qu’inspirant, le Liban
jamais démentie. Dans le malheur des dé- est le pays de la rencontre, de cet éternel
chirements, le Liban, construction fragile, retour des civilisations qui, par-delà les vi-
soumis tant de fois à l’épreuve de sa dispa- cissitudes, ne renoncent pas. S’il y a une
rition ou de son absorption, et nonobstant leçon libanaise, bien plus que centenaire,
les occupations multiples dont il fut le c’est sans doute celle d’une promesse qui
théâtre, a survécu, flirtant sans cesse avec ne s’éteint pas. Aux Libanaises et aux Li-
les abîmes mais retrouvant toujours l’éner- banais de se réapproprier ce souffle... n

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PLAIDOYER POUR

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UN LIBAN NEUTRE
En août 2020, le Cardinal Béchara Boutros Rai, Patriarche d'Antioche et de
tout l'Orient, a publié un mémorandum intitulé "Le Liban et la neutralité
active". Il plaide pour que le pays ne soit plus entraîné dans des conflits
régionaux et retrouve sa souveraineté.

Cardinal Béchara Boutros RAI


Patriarche d'Antioche et de tout l'Orient
(Propos recueillis par Maya Khadra)

Revue Politique et Parlementaire - Le elle nécessite d’une part que l’État libanais
Mémorandum de Bkerké n’est pas un assure sa souveraineté intérieure et crée un
texte théologique venant de la plus haute État de droit avec une unique armée, et
instance religieuse au Liban, mais bien d’autre part que les Libanais soient da-
une déclaration politique qui rappelle vantage sensibilisés à la loyauté envers la
l’appel des évêques en l’an 2000 pour le Nation et non une religion, une confes-
retrait des troupes syriennes. Pensez-vous sion, un parti politique ou au « zaïm ».
que cette initiative sera entendue par
l’Occident et par l’ONU ? A-t-elle déjà eu RPP - Certains Libanais ont critiqué ce
des répercussions positives à l’étranger ? document estimant que la neutralité à
l’égard d’Israël est une forme d’intelligence
Cardinal Béchara Boutros Rai - À l’issue avec l’ennemi. Que leur répondez-vous ?
de différentes rencontres avec des Am-
bassadeurs arabes et occidentaux, je pense Cardinal Béchara Boutros Rai - « Le
que la question d’un statut de neutralité Mémorandum sur la neutralité active »
pour le Liban est l’unique voie de sortie de que j’ai publié le 17 août 2020 indique
l’impasse politique dans laquelle se trouve clairement trois dimensions inter-liées,
le pays et qui est à l’origine des crises éco- complémentaires et indivisibles dont le
nomique, monétaire et sociale. renforcement de l’État pour qu’il soit fort
militairement par le biais de son armée et
La neutralité assure la stabilité interne et de ses institutions et par conséquent ca-
élimine toute ingérence extérieure. Mais pable de se défendre par ses propres forces

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contre toute agression territoriale, mari- armé peut cesser sans marginaliser la
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time ou aérienne, qu’elle vienne d’Israël ou communauté chiite ?


d’un autre pays. Je ne comprends pas que
certains Libanais y voient une forme d’en- Cardinal Béchara Boutros Rai - Le Hez-
tente avec l’ennemi. bollah est un parti politique mais il est
doté d’armes lourdes et légères les plus so-
RPP - Le Mémorandum rappelle l’his- phistiquées. Ceci n’est pas normal d’autant
toire du Liban et propose la neutralité que son Secrétaire général, M.  Hassan
comme remède à tous les conflits inter- Nasrallah, se réserve le droit de déclarer la
communautaires. Vient-il trop tard ? guerre et la paix, en ignorant le Président
Pourquoi Bkerké n’a pas publié un tel do- de la République et le Gouvernement,
cument plus tôt ? alors que l’article 65, 5 de la Constitution
soumet cette déclaration au vote du Gou-
Cardinal Béchara Boutros Rai - En 2012, vernement et requiert l’approbation des
en ma qualité de Patriache, j’ai parlé of- deux tiers des ministres.
ficiellement de la neutralité. Mais je n’ai
obtenu aucune réaction au Liban. Seul Je n’ai jamais parlé du désarmement du
M.  Ban Ki-moon, Secrétaire général de Hezbollah, mais je me demande comment
l’Organisation des Nations unies, m’a fait il a été accepté comme milice, alors que les
part de son grand intérêt lors de ma vi- Accords de Taëf en 1989 stipulaient la dis-
site à l’ONU en octobre 2011. Deux mois solution de toutes les milices existantes. Je
après notre rencontre, il a d’ailleurs envoyé m’interroge toujours sur la raison pour la-
l’un de ses collaborateurs pour s’informer quelle « la stratégie de défense commune »
du sort de cette neutralité. n’a pas été appliquée ni durant le mandat
du Président Michel Sleiman, ni sous le
Cependant la neutralité mentionnée dans mandat du Président Michel Aoun ?
mon homélie du dimanche 5 juillet 2020
a déclenché une onde d’articles, d’inter- Lorsqu’un groupe porte les armes et par-
views et de déclarations qui continuent ticipe au pouvoir, il fait peur aux autres
encore. Ce qui nécessite un second mé- et impose sa volonté. Si la Communauté
morandum plus complet. chiite se prévaut des armes du Hezbol-
lah, cela est contraire à l’égalité entre les
RPP - Vous avez à plusieurs reprises citoyens et annihile l’unité et la sérénité.
désigné le Hezbollah comme milice et
appelé à son désarmement. Quel dan- RPP - Quelle est aujourd’hui la voca-
ger présente ce groupe armé au Liban ? tion politique et spirituelle du Liban au
Et comment ce phénomène identitaire Moyen-Orient ?

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Cardinal Béchara Boutros Rai - Eu et libéral et qui offre un lieu de dialo-

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égard à l’identité du Liban comme État gues et de rencontres, ce pays a vocation
civil séparant Religion et État, qui re- à promouvoir la liberté, la stabilité, la
connaît la multiplicité culturelle et reli- réconciliation et les valeurs humaines.
gieuse, qui stipule dans sa Constitution Sa vocation spirituelle s’incarne dans ses
toutes les libertés publiques, qui admet Saints et la richesse de son patrimoine
le système parlementaire démocratique cultuel n

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NOTRE BESOIN

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VITAL D'UN LIBAN
INDÉPENDANT ET
PLURALISTE
Engagé depuis de nombreuses années en faveur de la cause des
chrétiens d’Orient, François Fillon est convaincu qu’il ne peut y avoir de
paix durable au Proche-Orient sans préservation de la diversité culturelle
et religieuse. L’ancien Premier ministre et président de l’Association
Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient plaide pour un Liban
indépendant et pluraliste.

François FILLON
Ancien Premier ministre
Président d'Agir pour la Paix avec les Chrétiens d'Orient

É
crire sur le Liban ? En avons-nous Druzes accrochés aux pentes du mont Li-
encore le droit, nous Français qui ban comme à un refuge sans cesse menacé
avons rangé au grenier de nos souve- par le repli communautaire, sectaire, exclu-
nirs et de notre grandeur fanée la relation sif qui est désormais la règle au Moyen-
spéciale, unique qui nous liait au seul pays Orient.
au monde où « Islam et Chrétienté ont
réussi une convivialité que ses institutions Certes, ces institutions politiques idéali-
politiques favorisent » selon la formule du sées par de Gaulle ont souvent failli. Elles
général de Gaulle ? n’ont pu éviter la terrible guerre civile qui
ravagea le pays quinze ans durant et elles
Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque ont leur part de responsabilité dans la ca-
l’on célèbre le centenaire du Liban : du mi- tastrophe terrible qui vient de ravager Bey-
racle cabossé que représente la coexistence routh comme dans la crise économique et
des chrétiens, des sunnites, des chiites, des sociale profonde qui a conduit des dizaines

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de milliers de Libanais dans la rue en 2019 On me dira que le Liban est plus compli-
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et 2020. qué que cela et que je ne serai jamais en


mesure d’en comprendre l’âme profonde
Mais bien plus que les institutions, ce sont et le mode d’emploi intime. Je ne le sais
les erreurs commises par la communauté que trop pour avoir expérimenté très di-
internationale à l’égard du Liban et les er- rectement ces vérités multiples qui le ca-
rements des dirigeants politiques libanais ractérisent et pour avoir ressenti la même
eux-mêmes qui ont conduit à l’impasse affection pour des leaders charismatiques
angoissante dans laquelle se trouve au- que pourtant tout opposait.
jourd’hui le pays du Cèdre.
Aussi mon propos à l’occasion du cente-
La faute initiale réside dans l’incapacité naire du Liban ne consistera pas à ten-
du monde à apporter une réponse juste ter de trouver et encore moins d’imposer
à la question palestinienne. Le Liban en des solutions à la crise libanaise que seul
a payé le prix fort et les fondamentalistes le peuple libanais pourra résoudre pour
islamiques y ont puisé le carburant qui les peu que la communauté internationale se
a conduits jusqu’à la poussée totalitaire dresse enfin pour le protéger des influences
incarnée par l’État islamique en Irak et néfastes de ses voisins.
au Levant. La question palestinienne est
une plaie profonde qui rend impossible la Non, je voudrais célébrer cet anniversaire
construction d’une paix durable au Moyen- en démontrant que le Moyen-Orient et
Orient. Le temps n’y fera rien. L’oubli au-delà l’Europe ont un besoin vital d’un
n’existe pas pour les peuples sacrifiés. Les Liban indépendant et pluraliste.
épreuves se sont ensuite enchaînées avec,
dans le désordre, l’avènement de la Répu- L’émergence de ce que j’appelle depuis
blique islamique en Iran, la dépendance longtemps déjà le totalitarisme islamique,
de l’Occident au pétrole indispensable à dont les manifestations les plus spectacu-
son développement, l’échec des tentatives laires ont été les attentats du 11 septembre
de laïcisation en Égypte ou en Turquie, la 2001 perpétrés par Al-Qaïda et l’irruption
destruction de l’Irak et l’incapacité des Oc- de l’État islamique en Irak et au Levant,
cidentaux à appréhender la crise syrienne. constitue une menace considérable pour
Bref, il semble que tous les éléments se une immense partie du monde. Il ne s’agit
soient ligués contre le malheureux Liban pas d’un phénomène marginal limité
qui s’est recroquevillé sur ses clans impuis- dans le temps et dans l’espace mais bien
sants à enrayer la chute de son économie d’un mouvement profond qui n’a cessé de
et l’intervention grandissante de l’Arabie progresser depuis trente ans. Du Pakistan
Saoudite et de l’Iran dans la vie du pays. à l’Afrique occidentale, de l’Asie du Sud-

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Est aux banlieues européennes, les fonda- malgré les atrocités de la guerre civile,

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mentalistes qui dissimulent sous le voile de malgré les efforts des puissances voisines
l’Islam un projet politique totalitaire aussi et malgré l’aveuglement de dirigeants
insensé que dangereux gagnent du terrain dynastiques qui font penser à l’orchestre
et accroissent leur emprise sur les esprits du Titanic.
que la barbarie de Daesh ne semble pas
décourager. C’est dire si l’envie de vivre du peuple li-
banais est plus forte, c’est dire si la cohabi-
Le repli communautaire est désormais la tation des communautés est possible, c’est
règle au Moyen-Orient ou les États se dire si la survie du Liban est nécessaire.
définissent de plus en plus par leur appar-
tenance religieuse exclusive. La première Il y a donc un intérêt vital pour les Eu-
conséquence de ce durcissement sectaire ropéens à sauver le Liban du désastre en
est l’ostracisation systématique des chré- lui apportant un soutien économique et
tiens comme de toutes les minorités qui financier d’urgence et en pesant de toutes
ne sont plus en sécurité nulle part à l’ex- leurs forces sur les puissances de la ré-
ception du Liban et de quelques États du gion pour qu’elles renoncent à en faire le
Golfe. Cette situation porte en germe des théâtre de leurs affrontements. Mieux,
affrontements multiples sous couvert de pour qu’elles comprennent que leur avenir
guerre de religion et promet à la région même se joue dans la survie ou la dispa-
des décennies de violence et de souffrance. rition du Liban pluraliste. Dans cet effort
L’Europe et singulièrement la France ne collectif inédit, l’Europe doit accepter le
pourront pas échapper aux conséquences renfort de la Russie devenue un acteur in-
politiques, économiques et sociales de contournable dans la région et profiter du
cette situation. changement d’administration à Washing-
ton pour tenter d’infléchir une politique
L’imbrication de nos histoires, de nos américaine qui n’a fait qu’accroître les ten-
cultures et de nos peuples nous rendent sions sans en résoudre aucune.
totalement dépendants et nous obligent à
affronter ensemble cette menace totalitaire Le meilleur service qu’on puisse rendre au
aussi absurde et aussi dangereuse que celle Liban, c’est de créer les conditions poli-
qui a marqué le vingtième siècle. tiques, économiques et sécuritaires suffi-
santes pour que les Libanais soient réel-
Au milieu de ce sombre tableau, une lement en mesure de régler eux-mêmes
flamme vacillante brûle encore : celle leurs problèmes sans intervention étran-
d’un Liban multiconfessionnel ou l’irré- gère d’où qu’elle vienne, sans pressions
parable séparation n’a pas encore eu lieu aussi inutiles que contre-productives.

17
Je n’ignore pas l’extrême difficulté de cette lectuels qui n’oublient pas Averroès, pour
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

voie, mais il n’y en a pas d’autre. le respect des femmes qui rêvent d’égalité,
pour le respect des musulmans qui veulent
Cela passe par la prise en charge des réfu- s’affranchir des conflits religieux, pour le
giés qui ont fui la Syrie et l’Irak. Cela passe respect des juifs qui ne peuvent espérer la
par le sauvetage de la livre et la mise en paix et la sécurité pour leurs enfants dans
place d’une politique massive de soutien un Moyen-Orient radicalisé, pour le res-
pour relever l’économie du pays. J’entends pect aussi des hommes de foi qui croient à
qu’il faudrait conditionner cette aide à la la richesse du dialogue œcuménique.
mise en œuvre de réformes politiques pro-
fondes. C’est malheureusement une vue de Prendre le parti du Liban c’est prendre le
l’esprit. Avant que la première de ces ré- parti de la diversité, c’est prendre le parti
formes ne produise quelques effets, le Li- de toutes celles et tous ceux qui aspirent
ban aura implosé sous les coups de la crise à une société plus tolérante et plus ou-
économique et sociale et il sera submergé verte.
par la vague de sectarisme et d’intolérance
qui monte de partout autour de lui. Et le jour où cette société s’éveillera, alors
le spectre du choc des civilisations s’éloi-
Car derrière le combat pour le Liban se gnera. Un nouveau départ s’annoncera
profile le combat pour le respect des mino- entre l’Orient et l’Occident.
rités religieuses au premier rang desquelles
les chrétiens d’Orient dont l’élimination C’est un rêve diront les sceptiques ! Non,
est en marche, pour le respect des intel- c’est un projet, et le Liban en est la clé n

18
POUR UN LIBAN NEUTRE

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


ET SOUVERAIN
Le chef des Forces Libanaises, Dr Samir Geagea, rappelle la nécessité de
retrouver une souveraineté perdue au Liban et d’instaurer une neutralité
active, conformément au Pacte nationale de 1943. Dans cet entretien
exclusif qu’il nous a accordé, il rappelle les grands titres de son programme
électoral, discute la question d’une grande actualité du système
confessionnel, aussi bien que du rôle que les chrétiens doivent jouer pour
que le Liban retrouve sa place dans le concert des nations.

Samir GEAGEA
Chef du Parti des Forces Libanaises
(Propos recueillis par Maya Khadra)

Revue Politique et Parlementaire - problème, au Liban, réside dans l’absence


100  ans après la Déclaration du Grand d’entente sur ces mêmes axiomes, puisque
Liban, le système confessionnel mis en le désaccord se porte sur le sens de la sou-
place est-il toujours viable ? Si oui, n’a-t- veraineté, le sens de l’indépendance et le
il pas besoin d’être réformé ? Sinon, quel rôle de l’État. Les priorités dépassant le
nouveau système ou transition politique Liban le remportent contre les priorités
proposez-vous ? libanaises. Il suffit de revoir l’Histoire du
pays, notamment depuis l’Indépendance,
Samir Geagea - Au Liban, le problème pour s’avérer que les divisions et les dé-
n’a jamais découlé du régime politique, saccords principaux et verticaux sont de
mais du désaccord entre les Libanais sur nature étrangère et visent à rallier le Li-
des questions que les États occidentaux ban à des projets, des visions nationalistes
et modernes prendraient pour axiomes. et des causes qui mènent à l’élimination
Pourrait-il, par exemple, que les Français de ses frontières et à l’abattement de son
soient en désaccord sur la souveraineté indépendance.
et l’indépendance de leur État, ou que
les Américains le soient sur la priorité La situation au Liban s’est déstabilisée,
des intérêts supérieurs de leur pays ? Le d’abord, avec la montée du Président Ja-

19
mal Adel Nasser qui a provoqué une ré- ce qui explique le chaos prévalent au vu de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

volution en 1958 et, ensuite, avec la signa- l’échange de services entre le système de la
ture de l’Accord du Caire en 1969. Elle corruption et le système des armes.
s’est complètement écroulée le 13 avril
1975 avec le début d’une guerre qui a duré Supposons que le plus moderne des ré-
quinze ans, et qui n’a pris fin qu’avec un gimes politiques est introduit au Liban, se-
nouveau règlement établi par la modifi- ra-t-il applicable tant qu’il y a un parti poli-
cation du régime politique. Ce règlement tique qui s’accroche à ses armes, son vecteur
aurait bel et bien pu constituer une chance directeur, et qui donne la priorité à l’État
de tourner la page de la guerre. Pourtant, iranien aux dépens de l’État libanais ?
le régime syrien a établi son emprise sur
le Liban, et s’est retourné contre le nouvel Les crises successives vécues par le Liban
accord. Le Liban est entré dans une phase ne sont pas principalement liées au sys-
de tutelle qui a duré à son tour quinze ans. tème confessionnel tel que prétendu ou
présenté par certains soit pour des anté-
La souveraineté et l’indépendance du cédents superficiels, soit pour donner un
pays n’ont été restituées qu’avec le départ coup aux équilibres internes et au Pacte de
de l’armée syrienne du Liban le 26 avril Coexistence afin de changer l’identité et le
2005. L’occupation syrienne avait parta- rôle du Liban. Preuve en est, lorsque le Li-
gé les rôles avec Téhéran, en tenant les ban a adopté la neutralité vis-à-vis des axes
rennes du pouvoir au Liban et en gardant conflictuels étrangers entre 1943 et 1969,
les armes du Hezbollah, prenant la résis- excepté les évènements de 1958, il a connu
tance pour prétexte. À partir de cette date, une époque de stabilité et de prospérité
le Hezbollah a hérité le rôle du régime sy- ayant fait de lui « la Suisse du Moyen-
rien, en exerçant sa mainmise sur la sou- Orient ». Pour cette région, il est devenu
veraineté et l’indépendance, et en mono- un centre hospitalier, universitaire, touris-
polisant la prise de décisions stratégiques tique et bancaire. La situation ne s’est dé-
étatiques de guerre et de paix. tériorée qu’avec l’interaction entre le fac-
teur palestinien – celui de la libération « de
Comment la situation de tout pays pour- Jérusalem en passant par Jounieh » – avec
rait s’améliorer alors que les armes sont le facteur interne.
dans les mains de deux entités différentes,
l’armée légitime et l’armée-milice ? La Cela ne veut aucunement dire que le ré-
monopolisation de la prise de décisions gime actuel est idéal, alors qu’il n’existe
étatiques se reflète sur la performance de aucun régime se dotant de cette caracté-
toutes les institutions de l’État, soient- ristique au monde. Les régimes doivent
elles politiques, juridiques ou sécuritaires, refléter la nature de la société et accom-

20
pagner son progrès. Le désaccord s’arti- RPP - Le Grand Liban a été déclaré

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


cule autour de l’appartenance au Liban, sous protectorat français. Il est le fruit de
alors que l’appartenance de certains reste siècles de combats chrétiens existentiels,
à d’autres États ou d’autres causes, ce qui mis à l’honneur par le Patriarche Hoyeck
empêche la réflexion sur le développe- et la France. Pensez-vous que ce tandem
ment ou la modernisation de ce régime. franco-libanais existe encore ? La France
Tant que la question de l’appartenance est-elle toujours le principal allié straté-
n’a pas été réglée, la recherche d’un autre gique du Liban et le garant de sa souve-
régime politique sera vaine. Lorsque le raineté ?
peuple libanais s’unira autour de la fina-
lité de l’État, les autres points de discorde Samir Geagea - Évidemment, la France
seront secondaires, et non-pas structurels demeure le premier allié stratégique du
et essentiels tels qu’ils le sont aujourd’hui. Liban. Paris n’agit pas sur la base d’inté-
rêts, mais plutôt à partir de ce qui l’unit
Le développement potentiel du régime avec les Libanais historiquement, cultu-
devrait s’orienter vers une décentralisation rellement et politiquement. C’est un sen-
élargie qui mène à l’amélioration des ser- timent d’aisance partagée. La France n’a
vices, à la création d’emplois, à l’augmen- jamais raté l’occasion d’exprimer ses sen-
tation de la productivité, à la promotion timents à l’égard du Liban, que ce soit par
des secteurs économiques, et au bien-être les conférences de soutien économique
des Libanais. ou au cours des tournants majeurs à la
suite de l’assassinat de l’ancien Premier
En parallèle, il ne faut pas délaisser un ministre Rafic Al-Hariri. Elle fournit les
facteur essentiel qui repose dans l’absence meilleurs efforts pour soutenir le Liban
d’une élite politique pendant les trois et les Libanais. Le Président Emmanuel
dernières décennies, qui a pour objectif Macron a montré l’attention qu’il portait
ultime l’établissement de l’État de droit, à ses multiples préoccupations, y compris
et qui ne se soumet pas dans l’exercice de la crise sanitaire qui touche le monde en-
ses fonctions à l’intimidation et aux rétri- tier dont la France, et s’est rendu au Liban
butions. Si cette élite existait, la corrup- pour manifester sa solidarité suite à l’ex-
tion ne se serait pas répandue tant sur le plosion du 4 août et pour trouver les so-
plan vertical qu’horizontal. Elle y aurait lutions requises afin de sortir le Liban de
constitué une barrière. Malheureusement, sa crise. Cette visite a été largement bien
ces élites sont absentes ou ont abandon- reçue par le peuple.
né l’exercice de la chose publique, ce qui
explique le grand recul noté à tous les ni- Outre le soutien constant de l’État fran-
veaux des institutions de l’État. çais au Liban, les peuples libanais et fran-

21
çais sont unis par une relation particulière le résultat de l’interaction entre ces groupes
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

et historique. sans que l’un n’élimine l’autre. Sous l’égide


de l’État, ces groupes travaillent ensemble
RPP - Les chrétiens ont été les précur- pour servir les Libanais.
seurs de la souveraineté du peuple liba-
nais. C’est ce qui les a contraints à l’af- Ce projet ne fut intercepté qu’à cause de
frontement avec les autres communautés la présence d’un groupe tel que le Hez-
pendant la guerre, voire au-delà. Quel est bollah, qui est sorti du consensus réunis-
leur rôle aujourd’hui ? Pourraient-ils être sant les Libanais, a porté les armes aux
médiateurs entre les différentes commu- dépens de l’État et a défendu un projet
nautés religieuses afin d’aboutir à une vé- politique opposé à l’essence même du rôle
ritable entente ? et du message du Liban. Plus encore, le
Courant Patriotique Libre (CPL), qui a
Samir Geagea - Le rôle des chrétiens n’a fait sa popularité et sa légitimité en dé-
pas changé depuis bien avant la création fendant la souveraineté et l’indépendance
de l’entité libanaise jusqu’à maintenant. du Liban, s’est allié au Hezbollah qui em-
Ce rôle s’est manifesté par la création d’un pêche le rétablissement de l’État. Le CPL
État pour tous, basé sur la liberté, la dé- est sorti ainsi de la ligne historique suivie
mocratie et la diversité. C’est bien ce rôle par les chrétiens, en donnant un couvert
chrétien qui a fait du Liban « la Suisse du à un programme politique qui contredit
Moyen-Orient », ce pont entre l’Est et la philosophie et la vision portées par les
l’Ouest. Les Forces Libanaises (FL) sont chrétiens à l’État au Liban.
une continuation de cette ligne historique,
puisqu’elles ont défendu farouchement Le rôle actif des chrétiens au Liban est
l’État, la souveraineté, l’indépendance, la par l’engagement dans cette ligne histo-
liberté, le partenariat, l’égalité et la trans- rique et l’intérêt qu’ils pourraient apporter
parence dans l’exercice de la fonction pu- pour la préserver. Lorsque cette ligne à été
blique. compromise, l’État s’est écroulé et désas-
semblé. Le Liban ne sera sauvé que par
Le rôle chrétien historique s’est basé sur la le rattachement aux prémices et maximes
capacité des chrétiens à bâtir l’État de droit, du projet libanais. La guerre qui a été dé-
des libertés et de la transparence. Ces chré- clenchée et qui reste vive contre les FL est
tiens n’auraient aucun rôle à jouer loin de justement due à son rattachement à cette
ces maximes, principes et prémices, parce ligne qui reste son fer de lance, parce qu’il
que seul l’État constitue un espace partagé y a toujours des parties qui voudraient
entre tous les Libanais. Ce qui est dit du transformer le Liban en une scène d’af-
modèle libanais et de la nation-message est frontements et non en État.

22
RPP - Vous avez cautionné l’appel à la axe ou l’autre. L’État s’écroulera comme

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


neutralité du Patriarche Raï. Qu’enten- on le voit actuellement.
dez-vous par neutralité politiquement et
stratégiquement ? Ceci implique-t-il une L’expérience historique a montré que
neutralité économique ? Où se situent les l’échec de la neutralité amène le chaos.
limites de cette neutralité ? Avec le respect de la neutralité vient le
renforcement de la stabilité. Qui soutient
Samir Geagea - La neutralité est partie la neutralité soutient la coexistence au Li-
intégrante du Pacte de 1943. Il ne s’agit ban. Qui oppose la neutralité oppose la
pas d’une question nouvelle ou étrangère. coexistence. De ce fait, l’échec de la neu-
Lorsque la neutralité a été appliquée, le tralité mène à l’accablement de la coexis-
pays a connu une stabilité sans précé- tence.
dent et une prospérité unique. Il suffit de
comparer l’époque au cours de laquelle la Ce n’est pas par hasard que la neutralité a
neutralité a été mise en œuvre à celle où été adoptée lors du lancement de la Ré-
elle a été renversée et où l’État a échoué, publique en 1943, parce que sans elle, ce
a fait faillite et s’est retrouvé en situation lancement lui-même n’aurait pas eu lieu.
de crise. Par conséquent, il n’y a d’autre En effet, la diversité du Liban nécessite
solution que le retour au lancement de sa distanciation avec des crises touchant
la Première République et à la neutrali- la région et ses axes. Ainsi la neutralité
té qui est l’un des objectifs des FL. C’est constitue-t-elle le prélude à la stabilité, à
d’ailleurs cette raison qui a poussé les FL l’institution de l’État, à l’application de la
à bien accueillir l’initiative du Patriarche Constitution et au respect de l’esprit du
Maronite Bechara Al-Raï qui est à la Pacte.
tête de la défense du projet de neutralité
afin de préserver le Liban, son rôle et son RPP - Souvent le Hezbollah prêt à confu-
message. sion. D’aucuns le considèrent comme
milice terroriste, d’autres distinguent
Lorsqu’on parle de neutralité, il s’agit de branche armée et branche politique. Vous
neutralité politique et militaire plutôt critiquez souvent ce parti/milice aux al-
qu’économique, de sorte que le Liban ne légeances iraniennes. Cependant, vous
s’implique pas dans les conflits externes avez participé avec elle à des gouverne-
et les axes internationaux et régionaux. ments d’union nationale. Était-ce un
En manquant d’honorer la neutralité, les compromis ? Pour que le Liban, ontolo-
conflits externes se reflèteront sur la situa- giquement un pays de diversité, subsiste,
tion interne et provoqueront des divisions faudrait-il désarmer cette milice et garder
verticales entre les Libanais soutenant cet le « parti politique » ? Êtes-vous opposé

23
à ce parti politique au-delà de la branche coalition du 8 mars continue à accroître
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

armée ? La fin de l’influence du Hezbol- son emprise sur les pouvoirs au Liban.
lah pourrait-elle passer exclusivement
par le Liban ou nécessite-t-elle un aligne- L’affrontement politique avec le Hezbol-
ment de planètes international ? lah n’aura pas de terme tant que ce dernier
n’a pas remis ses armes à l’État qui ne se
Samir Geagea - Le désaccord avec le redressera pas tant qu’il comprend une
Hezbollah n’est pas uniquement de nature entité-État ou État dans l’État. Il n’est pas
politique, mais aussi idéologique et cultu- lieu de complaisance face à cette question
relle. De ce fait, le fossé qui nous sépare est qui a fait échouer au Liban en suspendant
très large. Les FL n’ont que le Liban pour sa Constitution et ses lois, et qui a mené
cause alors que le Hezbollah défend celle à son isolement des mondes arabe et oc-
de la nation musulmane. Les FL œuvrent cidental.
pour la délimitation des frontières du Li-
ban pour renforcer sa finalité alors que le RPP - Vous avez été candidat à la Prési-
Hezbollah ne croit pas aux frontières géo- dence de la République libanaise. Quel
graphiques des États. Les FL soutiennent a été votre programme politique aussi
le projet de l’État alors que le Hezbollah bien qu’économique ? Vous représente-
défend le projet de son État. rez-vous de nouveau après la fin du man-
dat Aoun ?
Malgré ce grand désaccord, à partir de
2005, l’objectif ultime a été d’éviter l’écla- Samir Geagea - Le programme que j’ai
tement de la situation au Liban et le re- adopté pour ma candidature aux élections
tour de la guerre civile. La coexistence présidentielles avait pour slogan « La Ré-
s’est concrétisée, d’abord, sous l’égide des publique Forte » qui ne pourrait se réaliser
institutions constitutionnelles sans coor- qu’à travers trois entités.
dination politique, mais avec un simple
croisement technique. En fin de compte, D’abord, l’indépendance totale du Liban
les FL ont désormais la conviction qu’il dans un État libre et capable, imposant
faut mettre un terme à la coordination sa souveraineté avec ses institutions légi-
technique parce qu’il est impossible de times.
bâtir un État sans lever la mainmise du
Hezbollah et de son mandat actuel sur le Ensuite, le respect de l’esprit et de la lettre
pays. C’est pour cette raison qu’elles re- de la Constitution et son application sans
vendiquent un gouvernement technocrate discrétion, sans catégorisation et sans
indépendant pour éviter l’échec qui serait contourner les règles, quelle que soit la
destiné à tout gouvernement tant que la cause.

24
Enfin, la neutralité du Liban comme ga- Sur le plan économique, j’ai déclaré lors

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


rantie de sa préservation et de sa protection de la présentation de ma candidature que
face aux risques d’expansion des guerres et la réforme économique va de pair avec la
des conflits externes, en insistant sur la réforme politique et que le développe-
solidarité avec les mondes arabe et occi- ment économique, la protection sociale
dental, notamment vis-à-vis des questions et la stabilité financière durable n’auront
humanitaires et politiques justes, dont en lieu sans la récupération totale des consti-
premier lieu la cause palestinienne, tel que tuants de la souveraineté nationale. La
convenu dans le Congrès arabe pour la restitution du prestige de l’État et celle de
Paix en 2002. la confiance qui a son tour est le socle de
toute structure économique et de réforme
J’ai considéré dans mon programme sociale.
électoral que la Présidence est un point
de départ pour la dynamique de récupé- Le Liban souffre de la perte de sa souve-
ration de l’État par une approche verti- raineté violée par maintes forces politiques
cale. Il s’agit, en effet, d’un point d’ap- perturbant ses relations avec l’étranger. Le
pui permettant de rectifier une situation Liban patît de forces politiques corrom-
chargée de lacunes, d’erreurs pratiques et pues inexpérimentées et gérant mal les
de déséquilibres. affaires de l’État. La corrélation entre les
armes et la corruption ne sera affrontée et
J’ai souligné le fait que la protection du éradiquée sans insister sur l’établissement
Liban nécessite l’ancrage de l’État de d’un État réel dont la souveraineté ouvri-
droit, l’intégration de toutes les commu- ra la porte au changement du système de
nautés libanaises dans le redressement de gestion des affaires de l’État et à la trans-
la position de l’État et l’allégeance à la formation des échecs en réussites produc-
supériorité de la Constitution, le respect tives.
des lois et l’observation des conditions re-
quises pour achever cette mission. Aucun Pour ce qui est de ma candidature future
État au monde n’accepterait de partager aux élections présidentielles, on en repar-
le pouvoir et la prise de décisions avec lera le moment convenu.
un parti ou courant politique, ou que ses
choix soient soumis à l’autorité et à l’in- RPP - Quelle est la vocation du Liban
fluence d’un groupe ou d’un autre. C’est dans cette région du monde ?
pour cela qu’il n’est pas question de com-
plaisance ou d’indulgence à l’égard du Samir Geagea - Le Liban ne peut être
principe de détention exclusive des armes que lui-même, et ne peut avoir que son
par l’État et sous son égide. rôle, son modèle et son message. C’est

25
bien son rôle qui lui a donné une dimen- de l’autre, tel qu’il est. Toutefois, afin de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

sion mondiale, malgré sa petite superficie. rétablir son rôle aux niveaux politique,
Le Liban est le seul pays au monde où les culturel, économique et touristique, et le
chrétiens et les musulmans, toutes confes- message qu’il porte au monde, il doit re-
sions confondues, se partagent le pouvoir couvrir sa souveraineté, son indépendance
dans un État civil fondé sur la liberté et et le monopole des décisions stratégiques.
la démocratie. Le Liban représente sur ce Tel est notre combat, et nous le poursui-
plan un exemple de l’interaction, non du vrons jusqu’à ce que le Liban redevienne
choc, entre les civilisations. C’est un es- un vrai État dont la priorité est l’Homme,
pace de dialogue créatif et d’acceptation la stabilité et la paix n

26
« LE LIBAN EST

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


LE POINT DE MIRE VERS
LEQUEL LES PEUPLES
DU MOYEN-ORIENT
TENDENT »
La pandémie de Covid-19 et les ravages liés aux explosions de
Beyrouth ont aggravé la situation des Libanais déjà éprouvés par la crise
économique, politique et sociale qui dure depuis de nombreuses années.
Sur place, l’Œuvre d’Orient apporte son soutien à la population et agit pour
garder les écoles et les hôpitaux ouverts. Rencontre avec Monseigneur
Gollnisch.

Monseigneur Pascal GOLLNISCH


Directeur général de l’Œuvre d’Orient
(Propos recueillis par Maya Khadra)

Revue Politique et Parlementaire - Quel Dans ce lien il y a l’amitié et la réciproci-


est l’engagement de l’Œuvre d’Orient au té. Nous apportons ce que nous pouvons
Liban notamment après les explosions de aux chrétiens d’Orient, mais nous rece-
Beyrouth du 4 août ? vons aussi ce qu’ils peuvent nous apporter
à nous chrétiens d’Europe et de France.
Mgr Gollnisch - Cela fait 160 ans que Cet aspect d’échange est important. Nous
l’Œuvre d’Orient aide les communau- ne sommes pas dans une action postco-
tés chrétiennes au Liban. Il ne s’agit pas loniale ou condescendante mais voulons,
uniquement d’un soutien financier, nous au contraire, montrer le dynamisme des
souhaitons également être un lien entre communautés chrétiennes du Moyen-
les communautés du Sud de la Méditer- Orient et recevoir d’elles ce qu’elles
ranée et celles du Nord dont la France. peuvent légitimement nous apporter, le

27
témoignage de leur foi, de leurs actions, est très importante pour les évolutions
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

de leur courage. positives à venir dans leurs pays.

Le soutien de l’Œuvre d’Orient aux Depuis de nombreuses années nous sou-


chrétiens du Liban est non négligeable tenons les écoles. Mais la précédente lé-
et multiforme. La communauté chré- gislature a augmenté brutalement les
tienne au Liban est porteuse d’une vie salaires des professeurs. La loi 46 dite
sociale qui se traduit par les écoles, les « nouvelle grille des salaires » a été votée
hôpitaux qui reçoivent des chrétiens, par un Parlement dont l’État ne paye pas
des catholiques, des orthodoxes, des depuis longtemps à l’enseignement catho-
protestants, des musulmans, des riches, lique ce qu’il lui doit. C’est très choquant.
des pauvres, des hommes et des femmes. Nous avons donc dû faire un effort spécial
Pendant plusieurs dizaines d’années qui a pris trois formes. Une action directe
d’importantes actions de promotion de soutenue, une action à travers une plate-
la femme ont été menées en Orient. Ce forme avec d’autres associations comme
sont ces missions que nous voulons sou- la fondation Raoult Follereau ou le Se-
tenir. Nous ne sommes pas là pour ap- crétariat de l’enseignement catholique en
porter quelque privilège que ce soit aux France pour accroître cette aide et, enfin,
chrétiens du Moyen-Orient mais pour nous avons sensibilisé l’État sur cet enjeu
les encourager dans leurs missions au important.
service de tous, ce qui est d’ailleurs l’élé-
ment de crédibilité de la présence des Nous souhaitions que toutes les écoles
chrétiens en Orient. chrétiennes au Liban puissent rouvrir en
septembre, mais la pandémie de la Co-
Les chrétiens d’Orient ne sont pas une vid-19 est venue bouleverser les choses.
force militaire, la force militaire au Li- Elles doivent rouvrir rapidement car elles
ban c’est le Hezbollah. Ils ne sont pas une sont non seulement des lieux d’éducation
force financière, la force financière ce sont mais également de vie sociale, de ren-
les sunnites. Ils peuvent être une force po- contres entre les familles, même si dans le
litique au Liban mais pas dans les autres futur il conviendra d’étudier de plus près
pays du Moyen-Orient. Mais ils sont la carte scolaire et analyser comment on
surtout une force évangélique. Au nom peut lui donner les moyens d’une exis-
du sérieux, de la crédibilité évangélique tence pérenne et sereine.
de leurs actions leur présence se justifie.
Beaucoup de musulmans souhaitent le Lors des explosions à Beyrouth le 4 août
maintien de la présence des chrétiens au dernier, le directeur de l’Œuvre d’Orient
Moyen-Orient parce qu’ils savent qu’elle au Liban, Vincent Gelot, travaillait avec

28
l’équipe de l’Ambassade de France pour bulations. Que peuvent-ils apprendre aux

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


examiner comment nous allions soutenir chrétiens de France où le catholicisme, on
les écoles. Les vitres du consulat ont ex- l’a vu notamment avec l’affaire France In-
plosé et tous se sont abrités sous la table. ter, est malmené ?
Cela pour dire que nous sommes présents
depuis le début. Très vite Vincent Gelot Mgr Gollnisch - Nous avons tous des
a arpenté avec des volontaires le port afin leçons à recevoir, des leçons à donner et
d’apporter un soutien moral à la popula- des témoignages à partager. Concernant
tion. Le fait que des associations carita- France Inter, ils ont revu leur décision et
tives viennent au contact des personnes ont finalement accepté de diffuser nos
sinistrées a eu un effet positif. Nous avons spots publicitaires sans en changer un
voulu, là aussi, évaluer quelles étaient les mot. Finalement, la laïcité française est
organisations libanaises qui agissaient. aussi capable de s’adapter, mais j’y revien-
Encore une fois, ce n’est pas l’action de drai plus tard.
l’Œuvre d’Orient, mais celle des Liba-
nais pour les Libanais. Nous souhaitions Je pense qu’il n’y a de liberté religieuse au
donner les moyens à ces Libanais de me- Moyen-Orient qu’au Liban. Dans la plu-
ner leur action. Nous avons donc repé- part des pays il y a une liberté de culte,
ré un certain nombre de communautés c’est-à-dire que vous avez la possibilité
chrétiennes pour leur donner les moyens de rentrer dans une église. Mais encore
d’agir. Il fallait dans un premier temps faut-il distinguer les pays où cette liberté
porter secours aux blessés, trois hôpitaux de culte pour les ressortissants est réelle,
catholiques et un orthodoxe ont été tou- comme en Égypte, en Syrie, en Jordanie,
chés par les explosions, redonner un toit en Irak par exemples, et les pays du Golfe
à ceux dont les maisons avaient été dé- où il y a de fait, à l’exception de l’Arabie
truites, leur fournir des vivres, faciliter la saoudite, des églises, mais dans lesquelles
scolarisation ou tout au moins l’encadre- seuls ne sont véritablement tolérés que
ment des enfants et dans un second temps les étrangers. Dans beaucoup de pays du
mener une réflexion sur le long terme sur Golfe il est impossible pour un musulman
la reconstruction de la ville. Nos collabo- de se convertir au christianisme ou d’en-
rateurs sont sur place, en contact avec les trer dans une église, il s’agit donc d’une
associations car notre mission est d’aider liberté de culte très relative. Mais la liberté
les Libanais à aider les Libanais et non pas de culte n’est qu’un tout petit élément de
leur apporter une aide toute faite. la liberté religieuse. La liberté religieuse,
telle qu’elle est définie par la Déclaration
RPP - Depuis le IVe siècle les chrétiens des droits de l’homme, ce n’est pas du tout
maronites ont connu de nombreuses tri- la liberté de croire ou de ne pas croire.

29
Même sous Staline les Russes avaient la tous, ce que l’on ne retrouve pas dans les
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

liberté de croire car on ne peut pas entrer autres pays du Moyen-Orient.


dans la tête de quelqu’un pour savoir s’il
croit ou non. Ce n’est pas cela la laïcité. La C’est pourquoi la France regarde avec
laïcité c’est lorsque les croyants peuvent intérêt l’expérience libanaise et essaye de
exprimer leur foi, la pratiquer, la mettre soutenir le pays car ainsi que l’a dit Jean-
en œuvre dans le respect de l’ordre public. Paul II « Le Liban est plus qu’un pays,
C’est très différent. Or, cela n’est possible c’est un message ». J’ajouterai c’est aussi
qu’au Liban où une personne peut chan- une mission et parfois même un miracle
ger de religion, un chrétien peut épouser car ce n’est pas toujours facile. Cet équi-
une musulmane sans être inquiété dans sa libre confessionnel, c’est-à-dire l’idée
vie ou menacé de peine de prison. Je ne qu’on ne s’empare pas du pouvoir au nom
dis pas que la question religieuse n’est pas de sa religion, qui est propre au Liban au
prégnante mais on en a le droit. Pourquoi Moyen-Orient, a quelque chose à dire à
est-ce possible dans ce pays et pas dans les l’Europe. Il dit également, pour en revenir
autres ? Pourquoi y-a-t-il une pleine liber- à l’affaire Radio France, que la laïcité n’est
té religieuse ? Pourquoi y-a-t-il une pleine pas la négation du religieux. La charte de
citoyenneté pour tous les Libanais quelle ce groupe mentionne qu’un spot publici-
que soit leur religion ? Cela est possible taire ne doit pas choquer un auditeur en
parce que le Liban s’est construit autour raison de ses convictions religieuses. Vous
de l’idée d’un équilibre confessionnel. Cet avez là une laïcité inclusive, une laïcité du
équilibre confessionnel est autre chose que vivre ensemble. Mais nous sommes pas-
ce qu’on appelle aujourd’hui le confes- sés de ce texte à une interprétation tout à
sionnalisme, c’est-à-dire l’enfermement fait erronée disant « pas de spots avec des
de chacun dans un groupe confessionnel références religieuses », là nous sommes
étroitement identitaire. Certes, le pré- entrés dans une laïcité qui exclut. C’est
sident du Liban doit être maronite mais très différent et je pense que nous avons,
ce n’est pas le patriarche maronite qui le nous Français qui croyons toujours notre
nomme, il est élu. Il y a un système électo- laïcité universelle alors qu’elle n’est que
ral qui peut sans doute être amélioré pour française, à apprendre qu’il peut y avoir
permettre un renouvellement de la classe une importance sociale du religieux. En
politique et donc moins de corruption France on pose la question du religieux
car celle-ci naît également du fait que ce dans une espèce de diptyque affaire privée
sont toujours les mêmes qui sont au pou- ou affaire publique ? La religion ne peut
voir, mais c’est autre chose que l’équilibre pas être une affaire publique comme au
confessionnel. Le respect de cet équilibre a XIXe siècle, elle doit être une affaire pri-
permis au Liban la pleine citoyenneté pour vée. Au XXIe siècle vous avez la vie pri-

30
vée, la vie publique et la vie sociale dont contraire il les a permises. Ils devraient

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


relèvent les religions. Conformément à s’interroger. Qui applaudit à l’idée pré-
la Charte des Nations unies, les religions sentée par le président Aoun de déclarer
ont le droit à une existence sociale, ce n’est le Liban « État laïc » ? C’est le Hezbol-
pas parce qu’elles ne prennent pas de pou- lah bien sûr ! Car il sait que dans un état
voir politique qu’elles n’ont pas d’existence laïc c’est le principal parti qui détient le
sociale. La laïcité ce n’est pas la laïcité de pouvoir. L’histoire du Liban nous montre
l’espace public, ni de l’opinion publique, qu’à un moment les chrétiens ont pensé
c’est l’État qui s’interdit de pénétrer dans pouvoir gouverner seuls le pays, mais ça
les questions religieuses et les religions de a échoué, puis ce sont les sunnites soute-
s’emparer des affaires publiques. C’est très nus par l’armée syrienne, ça a également
différent. Le Liban peut nous donner à échoué, aujourd’hui ce sont les chiites avec
réfléchir sur la manière dont nous vivons l’appui de l’Iran mais ça va échouer. Le
la laïcité, une laïcité ouverte, inclusive Liban s’est construit dans le respect et la
qui permet aux religions de s’exprimer et coopération des communautés. Donc ces
d’agir en respectant l’ordre public. Il y a jeunes qui croient que la sortie de tout
également une expérience de vie avec les équilibre confessionnel serait un progrès
musulmans du Proche-Orient qui mérite se trompent.
aussi d’être entendue et écoutée.
Il faut également que les Églises, notam-
RPP - Ce système confessionnel est au- ment, approfondissent leur manière de
jourd’hui pointé du doigt notamment par vivre et leurs missions. Il y a dix ans, le
les jeunes. Ils revendiquent de passer à Pape Benoît XVI est venu au Liban don-
un système laïc car, selon eux, le système ner à chaque évêque du Moyen-Orient un
confessionnel empêche tout espoir de très beau texte l’Exhortation apostolique
sortie de crise. Récemment le Club laïc post-synodale pour le Moyen-Orient. Il
de l’Université Saint Joseph a rempor- faut lire, relire et mettre en pratique ce
té les élections estudiantines. Pourquoi texte qui dit beaucoup de choses. Je sou-
ces jeunes et une frange de la population haite qu’il y ait, dix ans après, un deuxième
dénoncent-ils un système qui garantit le synode pour faire le bilan de ce qui a été
vivre ensemble ? réalisé, ce qui ne l’a pas été et comment
on peut le faire dans le futur. La France a
Mgr Gollnisch - Je pense que ces jeunes connu en 1968 une crise qui a transformé
commettent une erreur car ils confondent la société dans son ensemble, la société
le système électoral et le système confes- libanaise sortira transformée de la crise
sionnel. Ils s’imaginent que l’équilibre qu’elle traverse aujourd’hui. Les élites ne
confessionnel nuit aux libertés alors qu’au pourront pas continuer à faire comme s’il

31
ne s’était rien passé. Je n’ai pas de conseils comme l’a fait la France, la prise de posi-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

à donner, mais en ami je dirais qu’il faut tion courageuse et l’action de sa Béatitude
examiner les choses en profondeur, il faut le Patriarche Raï. Maintenant essayons de
accentuer la responsabilité des laïcs dans creuser davantage les choses. On a sou-
les Églises, il faut peut-être se donner les vent appelé le Liban la Suisse de l’Orient.
moyens d’entendre davantage la voix des La neutralité suisse est une neutralité qui
fidèles, il faut plus de transparence et de n’hésite pas à se servir aussi des autres et
rigueur dans la gestion des biens pour ne elle est le coffre-fort du monde entier. Il
pas être accusés à tort. En France nous de- ne faut pas que le Liban devienne une
vons également examiner la place des laïcs sorte de forteresse où il s’isolerait de toute
dans l’Église et comment nous répondons relation internationale. Certes, le Liban a
aux besoins de l’ensemble de la popula- vocation à la neutralité mais celle-ci doit
tion. Comme nous nous sommes battus lui permettre d’être un pont entre d’autres
contre la décision de limiter le nombre de pays et cultures.
fidèles pendant les offices en raison de la
Covid-19, je souhaiterais que l’Église se Plusieurs points méritent d’être exami-
batte pour l’ensemble de la population, en nés. Il y a d’abord la question des réfugiés
particulier les plus pauvres, pas seulement palestiniens. Le Liban ne doit pas être
pour le culte. Le but d’un chrétien est contraint de s’occuper de ces centaines de
bien évidemment de célébrer le culte qui milliers de Palestiniens. C’est à ceux qui
est une louange à Dieu mais aussi de se ont créé cette situation de prendre les me-
mettre au service de la population qui est sures pour la résoudre. C’est une responsa-
une autre forme de louange à Dieu. Les bilité qui incombe à l’État d’Israël et à ses
deux sont indissociables. alliés, en particulier les États-Unis, pas au
Liban qui n’est pas à l’origine du problème.
RPP - Le Patriarche maronite, le Cardinal Il y a ensuite les réfugiés syriens, je vais
Raï, a annoncé le lancement d’un mémo- dans les camps et la situation est très diffi-
randum sur le Liban et la neutralité active. cile. Certains Libanais profitent parfois de
Pensez-vous que ce soit une solution pour la situation, mais ce n’est pas au Liban de
protéger le Liban des influences des pays gérer ces centaines de milliers de réfugiés.
qui l’entourent que ce soit la Syrie, l’Iran, Il faut donc envisager leur retour en Syrie
le conflit israélo-palestinien et mener les mais pour cela nous devons avoir l’assu-
Libanais vers des lendemains plus stables rance politique qu’ils ne seront pas mena-
et plus paisibles ? cés et l’assurance sociale qu’ils auront une
maison pour les accueillir car les quartiers
Mgr Gollnisch - Je crois que c’est une dans lesquels ils habitaient ont totalement
plateforme indispensable et je salue, été détruits, je l’ai vu quand je me suis ren-

32
du en Syrie. Par ailleurs, et je sais que je il a rencontré les chefs de partis pendant

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vais agacer beaucoup de Libanais, il y a la deux heures et demie. Nous aurions pu
question des relations avec Israël. Il faut, penser que certains, mécontents du dis-
que cela plaise ou pas, retrouver un che- cours du président, claqueraient la porte
min d’apaisement. Alors que des pays du au bout d’un quart d’heure, or ils sont tous
Golfe nouent des relations diplomatiques restés. Contrairement à ce qu’on a enten-
avec Israël, le Liban ne peut pas être le seul du, le président Macron n’est pas arrivé
et dernier pays en état théorique de guerre avec une feuille de route en disant « voilà
avec lui. Enfin, il y a la question de l’Iran ce que la France vous demande de faire
dont tout le monde connaît l’influence sur et faites-le », il est venu en ami. Il a indi-
le Hezbollah. Je crois que c’est à la com- qué aux chefs de partis qu’ils avaient tout
munauté internationale et au Conseil de à perdre si rien ne bougeait et leur a de-
sécurité de prendre leurs responsabilités. mandé quelles étaient les avancées sur les-
Ce dernier avait demandé que les mi- quelles ils s’étaient mis d’accord. C’est très
lices privées soient désarmées. Les milices différent. Les chefs de partis sont tombés
chrétiennes l’ont été mais pas celles du d’accord sur la formation rapide d’un
Hezbollah, c’est inacceptable ! Quels que gouvernement, ce n’est pas fait ; sur un au-
soient notre respect pour la communauté dit de la Banque du Liban et des banques
chiite, notre désir de travailler avec elle en libanaises, ce n’est pas fait ; sur une trans-
bonne intelligence et de former le Liban formation des industries de première
entre chrétiens, chiites, sunnites et druzes, nécessité comme l’électricité, ce n’est pas
cela ne peut se faire avec le Hezbollah fait ; sur une réflexion sur la loi électorale,
armé. La communauté internationale doit ce n’est pas fait. En revanche ils ne se sont
prendre ses responsabilités car elle seule pas accordés sur la dissolution du Parle-
peut le faire. Alors à ce moment-là, l’État ment et l’organisation de nouvelles élec-
libanais, l’armée libanaise seront l’expres- tions législatives. Le président Macron a
sion de tous. Par conséquent, je pense pris acte de ces décisions et leur a dit deux
que la neutralité du Liban c’est de mettre choses. La première que si les réformes
concrètement en avant tous ces chantiers acceptées par chaque parti n’étaient pas
car sinon cela restera une position théo- menées alors les 11 milliards de dollars de
rique, un slogan. dons et prêts prévus à l’issue de la Confé-
rence internationale CEDRE en 2018 ne
Je souhaiterais souligner un dernier point seraient pas débloqués. La seconde que si
car j’entends beaucoup de bêtises à ce su- rien ne bougeait, ils devraient tôt ou tard
jet : la France aborde le Liban en ami pas s’expliquer devant l’opinion publique. Les
en suzerain ni en ancien colonial. Lorsque manifestations se sont calmées en raison
le président Macron est allé à Beyrouth de la Covid et des explosions à Beyrouth,

33
mais ne nous y trompons pas le peuple ne qu’ils ont subies de Daech qui n’agissait
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va pas rester passif indéfiniment et les fu- pas seulement contre les yézidis et les
tures manifestations risquent d’être beau- chrétiens mais également contre les mu-
coup plus violentes parce qu’on pousse le sulmans. Ils m’ont dit qu’ils souhaitaient
peuple au désespoir. que leur pays aille vers autre chose et que
pour cela ils avaient besoin des chrétiens
Nous devons comprendre que cette liber- à leurs côtés. Dans leur grande majorité,
té qui existe au Liban, dont je maintiens les populations musulmanes rejettent l’is-
qu’elle n’existe pas de la même manière lamisme. En Tunisie et en Égypte les mu-
ailleurs, c’est ce à quoi aspirent les peuples sulmans ont chassé les islamistes. Certes,
du Moyen-Orient. Je suis allé à Mossoul le Liban traverse une crise, mais il n’est
peu de temps après le départ de Daesh. J’ai pas en train de chanceler, il est le point
rencontré de jeunes adultes musulmans. de mire vers lequel les peuples du Moyen-
Ils m’ont raconté toutes les souffrances Orient tendent n

34
PETITE HISTOIRE

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DE L'ARCHÉOLOGIE
LIBANAISE
Au carrefour de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie, la situation du Liban en
faisait autrefois un lieu d'échange privilégié et un foyer culturel majeur.
Mais les dégats infligés par les conflits politiques et religieux, un certain
manque d'intérêt de la part des autorités et une urbanisation galopante
menacent le patrimoine historique et archéologique du pays.

Nicolas GRIMAL
Historien, archéologue et égyptologue
Professeur du Collège de France
Membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

XIXE SIÈCLE : dait avec celle de l’Antiquité tardive de la


DÉCOUVERTE Méditerranée orientale, telle que la décri-
vaient les voyageurs occidentaux comme
ARCHÉOLOGIQUE Louis-François Cassas, Jean de Laroque,
DE LA PHÉNICIE Gérard de Nerval ou Alphonse de Lamar-
tine : le Bilad el-Cham, la Grande Syrie.
Deux caractéristiques en faisaient toute-

C
oincé entre la Turquie, la Syrie, la fois une zone à part : les cités de la façade
Jordanie et, depuis quelques dé- méditerranéenne, dont les noms sem-
cennies, Israël, le Liban en tant blaient directement issus de l’Histoire. By-
qu’État n’existe que depuis un siècle, de- blos, Beyrouth, Sidon et Tyr renvoyaient
puis la concession à la France par la Socié- au monde classique, dont on voyait en-
té des Nations du mandat sur la Syrie et core sur place des vestiges que la culture
le Liban en 1920, suite au démantèlement européenne rattachait sans difficultés aux
de l’Empire Ottoman. Jusqu’au milieu du textes des auteurs anciens, d’Homère aux
XIXe siècle, son histoire, comme celle de géographes grecs et romains, sans avoir la
pratiquement tout le Levant, se confon- moindre idée des racines plus profondes

35
des civilisations levantines. On pourrait fouilles, conduites par les consuls mis en
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dire que seule la surface était alors en- place par les puissances européennes, dont
tr’aperçue. la France, dans le Proche et le Moyen-
Orient, puis à travers le dispositif des
Les affrontements des grandes puissances grandes écoles françaises, Athènes, Rome,
européennes au sortir de la Révolution puis le Caire, et des grandes expéditions
française, surtout leurs appétits de terri- scientifiques, comme la franco-toscane,
toires susceptibles de constituer des em- dirigée par Champollion et Ippolito Ro-
pires coloniaux les ont conduites à cher- sellini, ou celle qui conduit Richard Lep-
cher à mieux connaître les mondes de la sius jusqu’au Soudan.
Méditerranée et de l’Afrique. C’est ainsi
que sont lancées des expéditions autant Dans ce grand mouvement, le Liban,
militaires que scientifiques, dont l’objectif n’ayant pas d’existence politique propre,
est avant tout de s’attaquer à la Sublime noyé qu’il est dans l’Empire Ottoman,
Porte : l’expédition d’Égypte et de Syrie semble le parent pauvre, malgré des entre-
en 1798, puis, plus tard, l’expédition de prises comme l’Essai sur la topographie de
Morée, en 1826, d’Alger en 1830, pour ne Tyr, publié en 1843 par J. de Bertou ou les
prendre que ces exemples. fouilles commanditées par Aimé Peretié
pour le compte du consulat de France, qui
C’est ainsi que la fin du XVIIIe siècle, et, ont permis d’exhumer, en 1855, le sarco-
surtout, la première moitié du XIXe voient phage d’Eshmounazar, ou encore la col-
se développer les études orientales, avec lection amassée par la famille Durighello
la création, en 1795, de l’École pratique de 1850 à 1920, à laquelle le Louvre doit,
des hautes études. Dans le même temps, entre autres, le fonds Louis de Clercq. La
le Collège de France crée une chaire de côte levantine reste, globalement, le pays
persan, puis de sanscrit et d’arabe. L’Aca- des Phéniciens, dont l’identité, l’origine et
démie des Inscriptions et Belles-Lettres le floruit sont alors flous, tout autant que
compte alors parmi ses membres les prin- sa relation supposée avec Canaan et le
cipaux orientalistes français et contribue monde de la Bible.
pour beaucoup à ces créations ; la Société
asiatique voit le jour en 1822, année du C’est pour répondre à ces questions
déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens qu’Ernest Renan propose, dans un mé-
par Jean-François Champollion. moire qu’il présente à l’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres le 9 octobre
Ces sciences nouvelles ont besoin de don- 1857, Mémoire sur l’origine et le caractère
nées issues du terrain ; la seconde moitié véritable de l’histoire phénicienne qui porte le
du XIXe siècle voit ainsi se développer des nom de Sanchoniathon, d’entreprendre des

36
fouilles sur place. Trois ans plus tard, Na- gnie d’Henriette en avril 1861, du Mont

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poléon III lui donne les moyens de cette Carmel à la vallée de l’Adonis et Baal-
expédition, qu’il entreprend en compagnie bek, en passant par les grands sites de la
de sa sœur Henriette. Même s’il faut voir là Bible, Haïfa, Naplouse, Jérusalem, Hé-
l’influence de la toute puissante Hortense bron, Jaffa, Nazareth, Tibériade, d’y voir
Cornu, l’amie d’enfance du souverain, les le terreau dans lequel s’est développé le
massacres de chrétiens au Liban et à Da- christianisme. À peine de retour dans l’ar-
mas en 1860 accélérèrent certainement rière-pays de Byblos, dans la petite maison
les opérations. Quoi qu’il en soit, le corps qu’il occupe à Ghazir, dans la montagne,
expéditionnaire français apporte à Ernest il entreprend d’écrire La vie de Jésus, pre-
Renan un soutien logistique bienvenu. mier volume de l’Histoire des origines du
christianisme, dont la rédaction l’occupera
De fin octobre au printemps 1861, il pendant une vingtaine d’années, de 1863
conduit quatre campagnes de fouilles : à à 1883. Rien ne saurait mieux définir son
Byblos, Amrit et Arwad, Sidon et Tyr. Le propos que la lettre qu’il écrit alors à son
corps expéditionnaire français se retire à ami Marcellin Berthelot, qui sera l’année
l’été 1861 : les fouilles s’arrêtent et Ernest suivante le promoteur de son élection au
Renan, dévasté par la mort d’Henriette Collège de France : « J’ai réussi à donner
et atteint lui-même par la malaria, rentre à tout cela une marche organique, qui
à Paris en octobre 1861. Il rapporte un manque si complètement dans les Évan-
butin assez maigre : des reliefs, des stèles, giles. Je crois que pour le coup on aura sous
des sarcophages anépigraphes, quelques les yeux des êtres vivants, et non ces pâles
inscriptions phéniciennes, grecques et fantômes sans vie : Jésus, Marie, Pierre,
égyptiennes, auxquels il convient d’ajouter etc., passés à l’état abstrait et complète-
la découverte et une première étude de la ment typifiés. J’ai essayé, comme dans la
nécropole d’Amrith et de son sanctuaire. vibration des plaques sonores, de donner le
Même si le regard qu’il porte dans la rela- coup d’archet qui range les grains de sable
tion de sa Mission de Phénicie, qui paraît en en ondes naturelles. »
1864, trahit la vision, qui restera longtemps
dominante, d’une culture phénicienne pâle Le monde phénicien passe au second plan,
imitatrice de l’art classique, il n’en reste pas derrière la tempête que déchaîne la dé-
moins que les études phéniciennes sont marche d’Ernest Renan. Élu, en effet pro-
désormais lancées. fesseur d’hébreu au Collège de France en
1862, à la chaire occupée précédemment
Paradoxalement, leur essor premier  est par Étienne Quatremère, il est suspendu, à
freiné par Ernest Renan lui-même, peine quelques jours après avoir prononcé
convaincu par le voyage fait en compa- sa leçon inaugurale pour « injure à la foi

37
chrétienne ». Il décide alors de publier sa créé par Ernest Renan, qui patronne éga-
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Vie de Jésus, rapportée dans ses cartons du lement la création de la chaire d’épigraphie
Liban. Le succès est immense, à la hauteur et d’antiquités sémitiques du Collège de
de la polémique qu’il déclenche, opposant France. Georges Contenau poursuit, sur le
frontalement tenants d’une histoire bi- terrain, les travaux, essentiellement sur les
blique désincarnée à ceux qui, au contraire, nécropoles de Sidon. Interrompues par la
en cherchent les racines dans l’histoire et guerre en 1914, les fouilles seront poursui-
l’archéologie. L’archéologie du Liban en vies par Maurice Dunand après 1945.
restera fortement et durablement mar-
quée. À Baalbek, les fouilles de Theodor Wie-
gand débouchent sur une première syn-
La mise en lumière des antiquités du Li- thèse, publiée en 1905. Elles seront pour-
ban allume de nombreuses convoitises, à suivies plus tard, après la création, à la fin
commencer par les États sous l’autorité de 1929, du Service des Antiquités, par
de qui le pays est placé. Au premier rang, Henri Seyrig, directeur du nouveau Ser-
se situe l’Empire Ottoman, qui, comme vice, lui-même, tandis que l’émir Maurice
les autres puissances, alimente ses mu- Chéhab entreprenait la grande fouille de
sées nouvellement créés. C’est ainsi que Tyr, et Maurice Dunand le dégagement
Théodore Makridi Bey, le découvreur de l’acropole de Byblos, qui se poursuivra
d’Hattuša, entreprit la fouille de l’antique sous l’autorité de Pierre Montet, puis de
Sidon, « capitale », – en tout cas l’une des Jean Lauffray.
principales cités – phénicienne au milieu
du deuxième millénaire av. J.-C., rivale de
Tyr, Beyrouth et Byblos et, comme elles, NÉOLITHIQUE ET
grand port ouvert sur la Méditerranée
CHALCOLITHIQUE :
orientale. Comme elles et leur semblable
Ougarit, elle est florissante jusqu’au dé-
UNE HISTOIRE
ferlement des peuples de la Mer au ENCORE MÉCONNUE
XIIe  siècle, puis, après une phase de dé-
clin, redeviendra florissante au milieu du
premier millénaire av. J.-C. Jusqu’à l’entre-deux guerres, l’archéologie
libanaise naissante est fortement mar-
Charles Clermont-Ganneau reprend le quée du double sceau de la Phénicie et de
flambeau phénicien, faisant progresser de l’Antiquité classique. Le peu que le terrain
manière spectaculaire le dossier des ins- laissait apparaître de l’époque du Bronze
criptions, apportant une très riche contri- ancien et du chalcolithique est considéré
bution au Corpus Insciptionum semiticarum comme de simples prolégomènes au floruit

38
phénicien, sans qu’un véritable parallèle le premier acheteur est l’Égypte, qui est

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soit établi avec les autres cités portuaires dépourvue des ressources forestières indis-
de Méditerranée orientale, à commen- pensables à son économie.
cer par la toute proche Ougarit. Pour ces
époques plus lointaines, les recherches Ces échanges durent jusqu’à la première
sont encore rares et ne permettent d’établir moitié du premier millénaire av. J.-C. Ils
ni parallèles historiques, ni d’aller plus loin sont à l’origine de la forte coloration égyp-
que la constatation de rencontres avec des tisante de la culture giblite, mais aussi de
cultures contemporaines, difficiles à relier celle d’Ougarit, ou, au sud, de Sidon. Non
entre elles en l’absence de témoignages seulement les relations sociales, en parti-
historiques datables. Ce n’est qu’après la culier les attributs du pouvoir, ou à tout le
Seconde Guerre mondiale que le dévelop- moins leur iconographie, témoignent de
pement des enquêtes archéologiques per- cette forte influence, mais les cultes divins
mettra des recoupements, fondés plus sur et funéraires en sont également fortement
des analogies culturelles que sur une chro- imprégnés.
nologie fiable. Une vaste enquête pluridis-
ciplinaire, combinant sciences de la terre et Mais l’influence n’est pas à sens unique.
sciences humaines, a été menée en ce sens L’Égypte en est également marquée : es-
par l’Académie des Sciences de Vienne à sentiellement dans les techniques de char-
la fin du siècle dernier, essentiellement sur penterie de marine et l’art de la navigation,
le Levant et le monde méditerranéen. Les tant en direction du Levant que sur la mer
résultats, toujours en cours de publication Rouge. Les récentes découvertes des ports
ne permettent guère d’aller plus loin que d’Ayn Soukhna, Wadi el-Jarf et Wadi
ce que donne la chronologie égyptienne. Gawasis, sur la côte occidentale de la mer
Rouge, révèlent clairement le monopole
C’est cette dernière, en effet, qui jette un technologique levantin chez les Égyptiens,
peu de lumière sur l’histoire du Levant qui le mettent en œuvre sans y apporter de
entre le néolithique et le chalcolithique. modification et le désignent en fonction
Les sources égyptiennes, mais aussi les de son origine.
artefacts égyptiens retrouvés au Levant,
témoignent de relations politiques et com- Cette même relation permet de mieux
merciales remontant à la fin du quatrième comprendre aujourd’hui également les
millénaire. Le partenaire de ces échanges le origines de ces Phéniciens qui avaient l’air
mieux connu est sans conteste Byblos. La d’apparaître comme par magie au début
cité est, en effet, le débouché du commerce du premier millénaire av. J.-C., dans le sil-
du bois d’œuvre, pins, cèdres et genévriers, lage du premier alphabet ougaritique. Leur
exploité dans la montagne proche, et dont nom figure dans les Annales de Thoutmo-

39
sis III – XVIe siècle avant notre ère –, dans du dattier, l’oiseau mythique symbole de
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la campagne de l’an 42 où il est question, renaissance, la couleur de la pourpre, et


juste avant la prise d’Arqata, l’actuel Tell jusqu’à l’invention de l’écriture, puisque
Arqa, à proximité de Tripoli dans le nord les Grecs appelaient l’alphabet ionien τα
du Liban, des taou fenenkhou, c’est-à-dire φοινίκήϊα, considérant qu’il dérivait de
du pays des charpentiers, des bûcherons. l’alphabet phénicien. La correspondance
Ces Fenenkhou, ce sont ceux qui abattent des deux termes est assurée, entre autres,
les arbres, les bûcherons. Le substantif fe- par le décret trilingue que Ptolémée IV
nenkh désigne celui qui coupe et travaille fit publier après la bataille de Raphia en
le bois : aussi bien le bûcheron que le char- 217  av. J.-C., dans lequel le terme grec
pentier. Un autre document permet de rat- φοινίκη correspond à l’égyptien Fenenkhou
tacher les Fenenkhou aux princes du Liban. et au démotique Kherou, tiré de l’ancien
Dans le temple de Karnak, un relief de égyptien Kharou.
Séthi Ier, – première moitié du XIIIe siècle
av. J.-C. – montre des personnage repré- Si les cités du littoral levantin occupent
sentés en train de couper à coups de hache une place prépondérante dans l’archéolo-
les arbres, dont ils retiennent les troncs à gie libanaise, elles ne traduisent toutefois
l’aide de cordes ; ils sont appelés ourou âaou pas toute la réalité du Liban actuel. Les
nyou Remen, « les grands chefs du Liban ». sources égyptiennes elles-mêmes distin-
Le terme Remen, qui devait se prononcer guaient les terres de l’intérieur, le hinter-
« Lemen », – le r servant ici à noter une li- land montagnard, dont elles n’ignoraient
quide –, permet d’établir clairement l’équi- rien des richesses agricoles, au point
valence, à l’époque, de la Phénicie et du d’appeler la zone, depuis le début du troi-
Liban, – ce qui vient confirmer ce qu’in- sième millénaire av. J.-C., khenty-she, c’est-
diquent les Annales de Thoutmosis III : à-dire « les terrasses, les Échelles ». Dans
même si les quatre cités de la côte, – Tyr, la fertile plaine de la Békaa, par exemple, il
Sidon, Beyrouth, Byblos – apparaissent convient de mentionner le très important
en tant qu’entités indépendantes dans les site de Kamid el-Loz, l’antique Kumidi, et
sources, elles sont regroupées dans la géo- son rôle au Bronze tardif dans les relations
politique égyptienne, à défaut d’être effec- entre l’Égypte et le Levant, jusqu’à deve-
tivement liées politiquement sur le terrain. nir capitale de région sous administration
égyptienne à l’époque amarnienne (milieu
À côté de l’étymologie égyptienne, la plus du XIVe siècle av. J.-C.).
ancienne connue, une pseudo-étymologie
s’est développée, plus tard, dans les sources Plus au nord, dans le Akkar, à proximité
grecques : le terme φοῖνιξ, qui joue d’une de la moderne Tripoli, il convient de men-
polysémie remarquable, associant le fruit tionner encore un site, épargné, lui, par les

40
influences extérieures, du moins jusqu’à ce jusqu’à être considérés par les Grecs,

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


que le pharaon Thoutmosis III s’en empare comme nous l’avons vu, comme les in-
et le détruise pour en faire une étape vers venteurs de l’écriture, vecteur central du
la trouée d’Homs. C’est le moderne Tell commerce, comme le trait d’union entre le
Arka, l’antique Irkata, l’un des rares sites du Levant et leur propre monde.
Liban à donner une séquence quasi inin-
terrompue, du Néolithique précéramique à De nos jours, le Liban souffre des mêmes
l’époque hellénistique et médiévale. maux que pratiquement toute la Méditer-
ranée orientale. Comme ses voisins, le pays
Au total, l’archéologie libanaise oscille est sous le poids des conflits politiques et
entre les vestiges d’époque hellénistique religieux, qui le divisent encore un peu
et romaine, avec le site phare de Baal- plus et contribuent à ravager son écono-
bek, l’antique Héliopolis, dans la Bekaa, mie. Sur lui pèsent également aujourd’hui
les grandes exploitations d’oléiculture de la menace sanitaire, – directement ou indi-
l’Antiquité tardive, qui ont pris le relai de rectement par la crise économique que la
l’exportation du bois très tôt, pratique- pandémie qui sévit depuis un an génère –,
ment dès que le principal client, l’Égypte, et les effets funestes d’un système poli-
n’a plus eu les moyens de s’approvisionner tique qui favorise autant l’inefficacité que
dans les cités portuaires levantines, et la la corruption, l’une allant avec l’autre. Si
culture « phénicienne », rapidement deve- la population vit aujourd’hui un véritable
nue, elle aussi, un produit d’exportation. martyre, il en va de même du patrimoine
historique du pays. Que l’on songe que la
Car les charpentiers du troisième millé- guerre civile qui a ravagé Beyrouth et, sur-
naire se sont vus décrits, deux millénaires tout, la reconstruction de la ville qui a sui-
plus tard par les Grecs, devenus les maîtres vi ont fait disparaître plus d’une centaine
du grand jeu en Méditerranée orientale, de sites archéologiques, seul fil d’Ariane
à la hauteur de la place qu’ils avaient su permettant d’écrire l’histoire de cette cité,
conquérir dans le commerce levantin, en dont les racines remontent au moins au
particulier avec l’Égypte. Grands béné- Précéramique. Les derniers vestiges du
ficiaires de la disparition d’Ougarit, au port antique, pour ne prendre que cet
XIIe siècle av. J.-C., ils essaiment dans tout exemple, ont disparu dans les fondations
le bassin méditerranéen, jusqu’aux Co- de tours d’habitation. Il est à craindre qu’il
lonnes d’Hercule et créent leurs propres n’en aille bientôt de même sur un autre site,
routes commerciales sur l’Océan. Sem- classé lui aussi au patrimoine mondial  :
blables au phénix, ils renaissent sans cesse le port antique de Byblos, menacé par la
de leurs propres cendres, adaptant leur construction d’un site balnéaire récréatif,
culture à celles des comptoirs qu’ils créent, au mépris de toute réglementation n

41
LE RÔLE DU PATRIARCAT
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

MARONITE DANS
LA CRÉATION DE L’ÉTAT
DU GRAND LIBAN
Le Liban a célébré dans la tourmente le premier centenaire de sa
fondation. Il est actuellement secoué par une crise profonde, à
facettes multiples, qui remet en question son régime politique, le
confessionnalisme, et même son existence. Les promoteurs de cet État,
créé en 1920 sous le nom de Grand Liban, étaient, d’un côté, le Conseil
administratif de la moutaçarrifiyyat de 1861 et ses habitants, à leur tête le
patriarche maronite, et de l’autre, la France, puissance mandataire et amie
séculaire. C’est le concours de tous ces acteurs qui a permis au projet
d’aboutir. Mais le patriarche maronite, Elias Houayek, y a joué un rôle
décisif auquel nous consacrons cette étude.

Antoine HOKAYEM
Professeur d’histoire contemporaine, Université Libanaise
et Université Saint-Joseph, Beyrouth

L
a chute de l’Empire ottoman, en ses quatorze points, le droit des peuples
1918, ouvrit la voie aux puissances à l’autodétermination, et qu’il eut envoyé,
victorieuses pour redessiner la carte en 1919, la commission King-Crane, pour
du Proche-Orient, conformément à leurs enquêter sur les desiderata des populations,
intérêts et aux accords secrets qu’elles et que la Conférence de la Paix eut instau-
avaient conclus pendant la guerre, dont ré le régime des mandats internationaux.
l’accord Sykes-Picot. Mais elles étaient te- Ce régime devait s’appliquer aux ex-co-
nues à prendre en considération les vœux lonies allemandes et aux territoires libérés
des populations de cette région, après que du joug ottoman, dont le Petit Liban du
le président américain, Woodrow Wil- XIXe siècle, connu sous le nom de mouta-
son, eut proclamé, en janvier 1918, dans çarrifiyyat du Mont-Liban.

42
Ce Petit Liban devint, en septembre 1920, LES REVENDICATIONS

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


le Grand Liban, après que la plaine de TERRITORIALES DES
la Bekaa et les villes côtières, Tyr, Sidon,
CHRÉTIENS DU LIBAN ET
Beyrouth et Tripoli, eurent été annexées à
la moutaçarrifiyyat. DE LEURS PATRIARCHES :
DE LA CHUTE
Nous savons que les principaux promo- DE BÉCHIR II EN 1840
teurs de cette nouvelle entité étaient les JUSQU’EN 1918
communautés chrétiennes libanaises, prin-
cipalement les maronites, et à leur tête,
leur patriarche Elias Houayek. Les com- C’est au XIXe siècle que les maronites
munautés chiite et druze étaient partagées du Mont-Liban commencèrent à s’im-
sur la question, alors que la communauté poser sur la scène proche-orientale. Di-
sunnite, dans sa majorité, militait en faveur vers facteurs ont contribué à leur ascen-
d’une Grande Syrie unifiée, englobant les sion, les uns internes, les autres externes.
villes côtières et la Bekaa. La conversion au maronitisme de deux
grandes familles princières, les Chéhab,
Quel rôle ont joué le patriarche maronite à l’origine sunnites, et les Abi-Lamaa, à
et les décideurs de sa communauté dans la l’origine druzes, leur donna le pouvoir et
création du Grand Liban, et de quel sou- les débarrassa du complexe de la « dhim-
tien, intérieur et extérieur, ont-ils joui dans mitude » dont continuaient à pâtir les
cette entreprise ? Telles sont les questions chrétiens des autres provinces ottomanes
auxquelles nous allons essayer de répondre de la région. Par ailleurs, leur extension
dans le présent article. géographique, des districts septentrio-
naux de la Montagne vers les méridio-
J’exposerai, dans une première partie, les naux, leur dynamisme démographique et
revendications territoriales des chrétiens leur poids économique leur permettaient
du Liban et de leurs chefs hiérarchiques de prétendre à un rôle directeur dans les
sous le gouvernement ottoman ; j’étudie- affaires de leur pays. Toute cette muta-
rai, dans une deuxième partie, le combat tion était soutenue, sur le plan éducatif,
mené par le patriarche Houayek en fa- par l’activité des missionnaires étrangers,
veur du Grand Liban et son mémoire à la et sur le plan économique, par l’intensifi-
Conférence de la Paix en 1919 ; et, dans cation des échanges avec l’Europe chré-
une troisième partie, les circonstances fa- tienne.
vorables qui ont permis au projet Grand
Liban d’aboutir, les réactions contraires et En 1831, Muhammad Ali, pacha re-
la ténacité de Houayek. belle d’Égypte, envoya son fils, Ibrahim

43
pacha, à la tête d’une forte armée, occu- sultan une supplique en quatorze points,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

per la Palestine, le Liban, la Syrie et une signée également par les évêques de sa
partie de l’Anatolie. Il avait, comme allié communauté. Le douzième de ces points
local, l’émir Béchir II Chéhab, gouverneur nous intéresse tout particulièrement, en
du Mont-Liban. Il entreprit, dans la ré- voici la traduction :
gion, une série de réformes favorables aux
non-musulmans et imposa l’égalité de tous « Le gouverneur des montagnes du
devant la loi. Il créa, en particulier, dans Liban et de l’Anti-Liban ne devra être
les principales villes, des Conseils com- que maronite, de la noble famille Ché-
munaux mixtes qui faisaient fonction de hab, et cela en conformité avec les an-
tribunaux où siégeaient, côte à côte, des ciennes traditions […]. Ce gouverneur
membres musulmans, chrétiens et juifs. maronite sera nommé directement par
Ces Conseils réglaient les différends entre la Sublime Porte, sans aucun autre in-
les gens et répartissaient l’impôt d’une termédiaire, et il faut doter le Liban
manière équitable. d’un Conseil communal qui gérera les
affaires de la Montagne et en défendra
Le problème de l’égalité entre les « vrais les intérêts… »1
croyants » et les « dhimmi-s », c’est-à-
dire les chrétiens et les juifs, s’est posé, Trois idées, dans ce douzième point, re-
à cette époque, au niveau de l’Empire tiennent l’attention parce qu’elles vont
ottoman dans son ensemble. Le sultan a orienter les choix que feront les Libanais
dû, sous la pression de l’Europe, octroyer, plus tard : la première constitue l’esquisse
en 1839, un programme de réformes, le de ce qui sera, en 1920, la carte du Grand
Hatti de Gul-Khané, dans lequel il re- Liban, formée des deux chaînes du Li-
connaissait cette égalité. Mais cela susci- ban et de l’Anti-Liban, avec la plaine de
ta, en 1840, après le retrait des Égyptiens la Bekaa logée entre les deux, et les villes
de la région, une réaction des commu- côtières. La deuxième idée c’est la nomi-
nautés musulmanes au Liban et en Sy- nation du gouverneur directement par le
rie contre les chrétiens. Ce fut l’un des pouvoir central, sans aucune intervention
facteurs qui déclencha un conflit confes- de la part des walis de Damas et d’Acre,
sionnel sanglant qui allait durer jusqu’en autrement dit, indépendance complète
1860. du Liban par rapport aux pays voisins.

Le retrait des Égyptiens entraîna la chute 1 - Assad Rustum, Al-Usul al-arabiyya li-tārikh
de leur allié, l’émir Béchir II Chéhab. C’est Suriyya fi ahd Muhammad Ali bacha (Les sources
à cette occasion que le patriarche maronite, arabes de l’histoire de la Syrie à l’époque de Mu-
hammad ali pacha), t, V, année 1265h., Jounieh,
Youssef Hobeiche intervint : il adressa au
Bibliothèque des Paulistes, 1988, p. 215.

44
La troisième idée est l’institution d’un la nouvelle entité en la privant des villes

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


Conseil confessionnel dans la Montagne, côtières, de la plaine de la Bekaa et de
semblable à ceux établis par Ibrahim pa- la chaîne de l’Anti-Liban. Ce fut le Petit
cha entre 1832 et 1840. C’est là l’origine du Liban, formé d’une bande de terre étri-
système confessionnel encore en vigueur quée et rocheuse, s’étendant sur la chaîne
au Liban. du Liban, du niveau de Tripoli, au nord,
à celui de Sidon au sud. Mais une autre
C’est autour de ces trois idées avancées par carte, plus développée, correspondant da-
le patriarche maronite en 1840 que va se vantage aux réalités historiques du pays,
développer le projet Grand Liban que dé- fut dressée par la brigade topographique
fendra en 1919-1920, un autre patriarche du corps expéditionnaire français et im-
maronite, Elias Houayek. primée, à Paris, en 1862. Elle servit de
base à celle que réclamera le patriarche
Entre 1840 et 1860, le Liban a connu des maronite en 1919-1920.
troubles confessionnels sanglants qui ont
entraîné des interventions étrangères di- Le protocole de 1861 qui fut légèrement
rectes et indirectes. Durant cette période, modifié en 1864 édicta, dans son article 1er,
se sont succédé deux régimes administra- que « le Liban sera administré par un gou-
tifs, celui des deux caïmacamats et celui verneur chrétien nommé par la Sublime
de la moutaçarrifiyyat. Le premier divisa Porte et relevant d’elle directement  ». Il
la Montagne en deux entités séparées par créa, par l’article 2, un « medjliss adminis-
la route Beyrouth-Damas, une au nord tratif » de douze membres, représentant
gouvernée par un maronite, et une au sud les communautés religieuses « chargé de
gouvernée par un druze. Le second ad- répartir l’impôt, contrôler la gestion des
vint à la suite des massacres dont furent revenus et des dépenses, et donner un avis
victimes les chrétiens du Liban et ceux consultatif sur toutes les questions qui lui
de Damas en 1860. Napoléon III en- seront posées par le gouverneur »2.
voya, au nom de l’Europe, un corps ex-
péditionnaire qui contribua à ramener le Deux des trois revendications avancées
calme et à aider les villageois chrétiens à par le patriarche maronite Hobeiche, en
reconstruire leurs maisons brûlées. Une 1840, étaient réalisées : un gouverneur
commission internationale se réunit chrétien nommé directement par l’auto-
alors à Beyrouth et élabora un nouveau rité centrale, indépendamment des walis
régime pour le Liban, celui du protocole turcs de la région, et un Conseil confes-
de 1861, appelé le régime de la Mouta-
çarrifiyyat ; celui-ci rétablit l’unité de la 2 - Gabriel Noradounghian, Recueil d’actes inter-
nationaux de l’Empire ottoman, t. III, 1856-1878,
Montagne, mais réduisit la superficie de
Paris, Leipzig, Neuchatel, 1902, p. 144-148.

45
sionnel pour assister le gouverneur. Mais LE PATRIARCHE HOUAYEK
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

restait la question la plus importante, celle ET L’ÉLARGISSEMENT


des frontières.
DES FRONTIÈRES
Les Libanais, résidants et émigrés, et leurs DU PETIT LIBAN
chefs hiérarchiques, dont le patriarche
maronite, Boulos Massaad, successeur de
Hobeiche, n’ont jamais accepté les fron- Dans sa lutte pour l’élargissement des
tières données à la moutaçarrifiyyat en frontières du Liban, le patriarche maro-
1861, et ont toujours réclamé leur élargis- nite n’était pas seul dans l’arène. D’autres
sement. Ces réclamations sont devenues chefs religieux et d’autres responsables po-
plus pressantes après l’arrivée des Jeunes litiques se tenaient à ses côtés. En outre,
Turcs au pouvoir en 1908. On y insistait l’accord Sykes-Picot de 1916 avait mis le
sur le droit du Liban de posséder des ports Petit Liban, la plaine de la Bekaa et toute
et des plaines, visant par là la Bekaa et les la côte dans la zone qui serait soumise, à
villes côtières3. la fin de la guerre, à l’administration fran-
çaise directe.
Les malheurs qui s’abattirent sur le Liban
durant la Première Guerre mondiale, dont Après le retrait des Turcs de la région, le
la famine due essentiellement au blocus 30 septembre 1918, le commandant en
alimentaire imposé par les Turcs, firent chef des troupes alliées en Orient, le gé-
perdre à la Montagne le tiers de ses habi- néral Allenby, confia l’administration des
tants. Cela constitua une preuve flagrante territoires susmentionnés, conformément
que le Liban, dans ses frontières de 1861, à l’accord précité, à la France, ce que la
était incapable de nourrir ses habitants, et conférence de San Remo, en répartissant
que l’agrandissement de sa superficie de- les mandats « A », en avril 1920, confir-
venait une exigence vitale. C’est à la réa- ma définitivement. Le patriarche maronite
lisation de cette exigence que va s’atteler sera donc soutenu, dans son entreprise, par
le patriarche maronite, Elias Houayek une puissance mandataire amie.
en 1919-1920, parachevant l’œuvre de
ses deux prédécesseurs, les patriarches Mgr Houayek était donc le porte-parole
Hobeiche et Massaad. des partisans du Grand Liban composés
essentiellement de chrétiens, mais aussi de
3 - Voir là-dessus Ohanès pacha Kouyoumdjian,
musulmans minoritaires, druzes et chiites,
Le Liban à la veille et au début de la guerre. Mé- qui, libérés des Ottomans, appréhendaient
moires d’un gouverneur, 1913-1915, Paris, Centre une emprise du sunnisme arabe sur la ré-
d’histoire arménienne contemporaine, 2003,
gion. Les revendications de ces partisans
p. 33-34.

46
ont été développées dans des dizaines de La commission King-Crane, envoyée en

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


mémoires, de pétitions et d’articles de Orient par le président américain Wilson
presse. Elles recoupaient celle du Conseil pour enquêter sur les desiderata des popu-
administratif de la moutaçarrifiyyat dans lations, rencontra Houayek le 9 juillet, et
lequel toutes les communautés étaient les membres du Conseil administratif le
représentées. Déjà le 9 décembre 1918, 11 juillet 1919. Les communautés chré-
avant même la réunion de la Conférence tiennes, en général, le Conseil et le pa-
de la Paix, ce Conseil vota une résolution triarche réclamèrent un Liban indépen-
réclamant l’élargissement des frontières du dant, aux frontières élargies, avec le man-
Liban, son indépendance administrative dat de la France. Les mêmes demandes
et judiciaire, un régime parlementaire avec furent formulées par une grande partie
une représentation confessionnelle qui ga- des druzes et des chiites et par une petite
rantisse le droit des minorités, enfin l’aide minorité sunnite. La majeure partie des
de la France. sunnites opta pour l’unité de la Grande
Syrie.
Le Conseil chargea ensuite Daoud Am-
moun de présider la première délégation À cette époque, la France hésitait. Cle-
libanaise à la Conférence de la Paix pour menceau voulait asseoir la présence
y défendre les revendications du Liban. française au Proche-Orient sur une base
Ammoun se présenta devant le Conseil juridique solide. Il voulait conclure un
des Dix, le 13 février 1919 ; il demanda accord, à propos du mandat syrien, avec
que le Liban recouvrât son autonomie et l’émir Faysal, fils du roi du Hedjaz, ins-
« ses frontières historiques et naturelles tallé par les Anglais à Damas, qui diri-
qui lui avaient été ravies par les empiè- geait le mouvement unitaire syrien et qui
tements turcs ». Il précisa, dans une note représentait son père à la Conférence de
complémentaire, quelles étaient ces fron- la Paix. Des pourparlers furent entrepris
tières. Elles correspondaient à celles que avec l’émir. Les partisans du Grand Li-
réclamera plus tard Houayek, sauf au sud ban s’inquiétaient ; ils craignaient que
où celles d’Ammoun s’arrêtaient au fleuve l’accord envisagé ne se fît à leurs dépens.
al-Qassimiyyah4. C’est pourquoi le Conseil administratif
vota, le 20 mai, une nouvelle résolution,
proclamant « l’indépendance complète,
4 - Texte du mémoire présenté par Ammoun à la politique et administrative du Liban
Conférence de la Paix et de la note complémen-
taire dans Antoine Hokayem, Daad Bou Malhab
dans ses frontières géographiques et his-
Atallah, Jean Charaf, Le démantèlement de l’Em- toriques », optant pour « un régime dé-
pire ottoman et les préludes du mandat : 1914-1919, mocratique, basé sur la liberté, l’égalité,
Beyrouth, Les Éd. Universitaires du Liban, Paris,
la fraternité, garantissant les droits des
L’Harmattan, 2003, p. 479-481 et 492-493.

47
minorités et la liberté religieuse » et de- les options défendues par les partisans du
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

mandant enfin l’aide de la France5. Grand Liban, celles du Conseil adminis-


tratif, représentant de toutes les commu-
Comme la délégation d’Ammoun n’obtint nautés de la Montagne, celles des déci-
pas le résultat escompté et que la France deurs chrétiens et celles d’une partie des
tergiversait, le Conseil administratif décida communautés musulmanes des territoires
d’envoyer à Paris une deuxième délégation qui seront englobés dans le Grand Liban.
présidée par le patriarche Houayek, pour C’est pourquoi, dans l’introduction de
renouveler les revendications du Liban et son mémoire, le patriarche souligna qu’il
les défendre. parlait au nom du Conseil administratif
dont il avait mandat, « ainsi qu’au nom des
Le patriarche partit pour Paris chargé populations des villes et campagnes liba-
d’une lourde mission que lui ont confiée naises ou demandant leur rattachement
les Libanais et leurs représentants au au Liban, et sans distinction de rite ou de
Conseil administratif. Il est parti mandaté confession »6. Quant aux revendications,
par tout un peuple qui lui demandait de elles étaient les suivantes :
défendre les aspirations pour lesquelles il
luttait depuis le milieu du XIXe siècle. Sur • La reconnaissance de l’indépendance
ses épaules reposaient un pesant fardeau du Liban proclamée par le Conseil
et une grande responsabilité, celle de cou- administratif le 20 mai 1919.
ronner l’œuvre de ses deux prédécesseurs, • La restauration du Liban dans ses li-
les patriarches Hobeiche et Massaad. La mites historiques et naturelles.
délégation qu’il présidait était composée • Les sanctions contre les auteurs des
d’éminents prélats auxquels se joignit, à atrocités commises au Liban par les
Paris, l’évêque grec-catholique de Zahlé, le autorités turco-allemandes.
futur patriarche, Cyrille Moghabghab. • La remise du mandat sur le Liban au
gouvernement de la République fran-
Mgr Houayek soumit à la Conférence, le çaise.
25 octobre 1919, un long mémorandum
dans lequel il exposa, en les justifiant, les Le patriarche développa ensuite ses idées
desiderata des Libanais. Ce document en précisant que l’indépendance procla-
constituait la pièce maîtresse qui résumait mée par les Libanais n’était pas seule-
ment une indépendance de fait, résultant
5 - Texte de cette résolution dans Antoine
de l’effondrement de l’Empire ottoman,
Hokayem, Marie-Claude Bittar, L’Empire ot-
toman, les Arabes et les grandes puissances, 1914- 6 - Texte du mémoire présenté par le patriarche
1920, Beyrouth, Les Éditions Universitaires du Houayek à la Conférence de la Paix dans An-
Liban, 1981, partie arabe, p. 29-30. toine Hokayem et alii, op. cit., p. 715-720.

48
mais « encore et surtout une indépendance tribut qu’un peuple ait jamais payé,

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


complète vis-à-vis de tout État arabe qui puisque la famine, infligée par les
se constituerait en Syrie », parce que les Turcs, entraîna la mort de plus d’un
Libanais, ajoute-t-il, ont toujours formé tiers de sa population.
« une entité distincte par sa langue, ses
mœurs, ses affinités, sa culture ». Après ces considérations, le patriarche
aborda la question des frontières. Celles
La revendication de l’indépendance, sou- qu’il réclamait dépassaient les limites
tint le patriarche, se justifierait par d’autres fixées par la première délégation liba-
considérations, il en cita quatre : naise ; elles s’étendaient au sud jusqu’au
lac de Houley qu’elles englobaient, et au
• Considérations historiques : le Liban nord-est, elles contournaient la plaine
a pu conserver, au cours de l’histoire, d’al-Boukeia et atteignaient la rive est du
« souvent une complète indépen- lac de Homs ; à l’est, elles s’arrêtaient aux
dance, toujours une autonomie que le crêtes de l’Anti-Liban et de l’Hermon.
règlement organique élaboré par les
grandes puissances en 1861 […] n’a Ces frontières, soutint Mgr Houayek, ré-
fait que confirmer ». pondaient « à une nécessité vitale pour un
• Considérations politiques : le Liban pays qui, privé de plaines […] serait une
jouissait d’une organisation politique chaîne de montagnes improductives et in-
et de traditions parlementaires qui, capables d’assurer l’existence de leurs ha-
jusqu’en 1908, date de la promulga- bitants ».
tion de la constitution ottomane, res-
taient les seules du genre sur tout le Le mémoire du patriarche Houayek et les
territoire ottoman. contacts qu’il établit à Paris avec les respon-
• Considérations de culture : le niveau sables pesèrent lourd dans la décision prise
de culture atteint par le Liban et son par la France d’adopter le projet Grand Li-
ouverture sur les autres cultures le dif- ban, surtout après l’échec de l’entente avec
férenciaient profondément de la Syrie Faysal. De son côté, l’archevêque grec-ca-
voisine. tholique de Zahlé présenta un mémoire
• Considérations de fait et de droit : à la Conférence de la Paix, dans lequel il
le Liban n’a pas déclaré la guerre aux développa des arguments similaires à ceux
empires centraux, mais il y a pourtant du patriarche maronite, en précisant que
participé, puisque des contingents les communautés chrétiennes craignaient
de Libanais des pays de l’émigration une Syrie unifiée dont le gouvernement
combattirent sous les drapeaux alliés. serait d’inspiration théocratique. « L’expé-
Enfin le Liban a payé le plus lourd rience, écrivit-il, nous a malheureusement

49
assez édifiés sur la valeur de tout système Montagne des territoires de plaines et
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

de gouvernement arabe ou turc à essence l’accès à la mer, indispensables à sa pros-


religieuse ». Moghabghab écrivit, dans le périté… »8.
même sens, au président du Conseil fran-
çais, Millerand, et au général Gouraud,
nommé haut-commissaire en Syrie et au L’ABOUTISSEMENT
Liban. Il insista, lui aussi, dans sa corres-
DU PROJET
pondance, sur la nécessité d’annexer au
Liban les villes côtières et la plaine de la
GRAND LIBAN,
Bekaa. « Sans cette annexion, écrivit-il, le LA RÉACTION
Liban serait condamné à mourir de faim, DES UNIONISTES ET
ses propres terrains ne le nourrissent que LA TÉNACITÉ DE HOUAYEK
durant les deux ou trois mois qui suivent la
moisson. Le reste de l’année il doit cher-
cher sa nourriture ailleurs […]7. Pendant que le patriarche maronite s’ef-
forçait d’obtenir le soutien de ses inter-
Les efforts déployés par la deuxième délé- locuteurs à la Conférence de la Paix et
gation libanaise à la Conférence de la Paix au gouvernement français, Paris négo-
portèrent leurs fruits : Clemenceau adres- ciait avec Faysal dans l’espoir d’arriver
sa, le 10 novembre 1919, à Houayek une à un compromis avec lui. Ces négocia-
lettre dans laquelle il s’engageait, au nom tions aboutirent à un accord connu sous
de son gouvernement, à soutenir les aspi- le nom d’ « accord Faysal-Clemenceau »9,
rations des Libanais. On y lit : signé le 6 janvier 1920, d’après lequel la
France reconnaissait l’indépendance et
« Le désir des Libanais de conserver un l’unité de la Syrie ; Faysal s’engageait à
gouvernement autonome et un statut lui demander les conseillers et les tech-
national indépendant s’accorde parfai- niciens dont ce pays aurait besoin ; le
tement avec les traditions libérales de la haut-commissaire s’installerait à Alep où
France… seraient regroupées les troupes françaises
pour qu’elles soient à proximité de la Ci-
« La France […] tiendra le plus long
compte de la nécessité de réserver à la 8 - Texte de la lettre de Clemenceau dans An-
toine Hokayem et alii, op. cit., p. 738-739.
7 - On trouve, aux archives de l’évêché grec-ca- 9 - Texte de cet accord dans Antoine Hoyakem,
tholique de Zahlé, des copies du mémoire Les bouleversements de l’année 1920 au Proche-
présenté par Moghabghab à la Conférence de Orient : le sort des territoires ottomans occupés,
la Paix et de sa correspondance avec les respon- Beyrouth, Les Éditions Universitaires du Liban,
sables français. Paris, L’Harmattan, 2012, p. 9-11.

50
licie où elles affrontaient, dans une véri- cune influence étrangère ». Il proclama

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


table guerre, les partisans de Moustapha enfin l’indépendance de l’Irak10.
Kemal.
Français et Anglais rejetèrent en bloc les
À propos du Liban il est dit dans l’ac- décisions du Congrès syrien. Le haut-com-
cord que Faysal en reconnaissait l’indé- missaire, le général Gouraud en avertit
pendance, sous le mandat de la France, Faysal. Il lui écrivit le 15 mars 1920 :
et que les frontières de ce pays seraient
fixées ultérieurement par la Conférence « Le Gouvernement français, en plein
de la Paix. accord avec le Gouvernement britan-
nique, ne peut reconnaître au Congrès
L’accord Faysal-Clemenceau inquiéta les de Damas le droit de régler le sort de
partisans du Grand Liban qui craignaient la Syrie aussi bien que la Palestine, de
de ne pas voir aboutir leurs revendications la Mésopotamie et de Mossoul. Ces
à propos des frontières, malgré les enga- contrées ont été conquises sur les Turcs
gements pris par Clemenceau à ce sujet. par les Armées alliées et leur sort, qui est
C’est pourquoi, après en avoir délibéré, le en ce moment examiné par la Confé-
patriarche et le Conseil administratif dé- rence de la Paix, ne peut être déterminé
cidèrent d’envoyer une troisième déléga- que par les puissances alliées agissant de
tion à la Conférence de la Paix, présidée concert… »11.
par l’évêque maronite Abdallah al-Khoury,
muni de lettres de recommandation du Du côté des partisans du Grand Liban, ce
patriarche. fut un tollé général contre les décisions du
Congrès syrien, qui s’était permis de dic-
L’accord Faysal-Clemenceau fut rejeté par ter sa volonté aux Libanais, qui avaient
une faction dure de la population syrienne pourtant un Conseil administratif élu, et
qui accusa Faysal d’avoir vendu la Syrie à qui jouissaient, déjà sous les Ottomans,
la France. L’émir dut s’incliner. Un congrès d’un régime d’autonomie garanti par les
syrien se tint à Damas, en mars 1920 ; il grandes puissances. De nombreuses pro-
proclama l’unité et l’indépendance de la testations furent adressées au haut-com-
Syrie, y compris la Palestine, couronna missariat à Beyrouth, à la Conférence de
Faysal roi de Syrie, refusa le mandat, exi- la Paix et aux gouvernements alliés, par-
gea le retrait des troupes alliées de la ré-
gion et déclara, à propos du Liban, qu’il 10 - Texte des décisions prises par le Congrès
respecterait les vœux des Libanais, mais syrien dans Antoine Hokayem, Marie-Claude
Bittar, op. cit., partie arabe, p. 34-38.
dans les limites de la moutaçarrifiyyat et
11 - Texte de cette lettre dans Antoine Hokayem
«  à condition que ce pays ne subisse au-
et alii, op. cit., p. 148-149.

51
mi lesquelles on trouve celle du Conseil contentement en Syrie. Le gouvernement
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

administratif et celle du patriarche maro- al-Rikabi présenta sa démission. Celui


nite, datée du 10 mars, où nous lisons ceci : d’al-Atassi, qui le remplaça, était opposé à
toute forme d’entente avec la France. Des
« En vertu du mandat que le peuple li- bandes armées, financées par Damas, mul-
banais nous a confié pour le représen- tiplièrent leurs attaques contre les troupes
ter et défendre ses droits auprès de la françaises sur les lignes de démarcation
Conférence de la Paix, nous protestons entre la zone arabe et la zone côtière, et
de toutes nos forces contre le décret du contre les villages chrétiens soupçonnés de
Congrès syrien à Damas, contraire aux collaborer avec ces troupes. En outre il fut
vœux des Libanais. Nous persistons à interdit aux Français d’utiliser le chemin
réclamer énergiquement les revendica- de fer Rayak-Alep, pour acheminer des
tions exprimées dans le mémoire pré- renforts à leurs troupes qui combattaient
senté par nous à la Conférence de la en Cilicie.
Paix… »12.
La guerre entre la puissance mandataire et
À Paris, la troisième délégation libanaise la Syrie paraissait inévitable. Finalement,
à la Conférence de la Paix multiplia ses le 14 juillet, le général Gouraud adressa à
efforts auprès des décideurs français et Faysal un ultimatum renfermant les condi-
auprès des représentants des autres puis- tions de la France : elles se résumaient en
sances, rappelant à tous les engagements ceci : acceptation du mandat et de la mon-
pris par Clemenceau dans sa lettre à Mgr naie émise par le mandataire, abolition de
Houayek. la conscription, soumission au contrôle de
la France du chemin de fer Rayak-Alep,
Les Alliés décidèrent de mettre fin à la si- châtiment des coupables compromis par
tuation ambiguë qui prévalait au Proche- des actes hostiles à la France13.
Orient. Leur Conseil Suprême se réunit,
en avril 1920, à San Remo et décida de ré- Faysal penchait pour l’acceptation de ces
partir les mandats sur les provinces arabes conditions, mais les ultras de son gou-
détachées de l’Empire ottoman. La France vernement poussaient à l’affrontement.
reçut le mandat sur la Syrie, y compris le Finalement, le 24 juillet 1920, eut lieu la
Liban, et la Grande-Bretagne le mandat bataille de Maysaloun durant laquelle les
sur la Palestine et l’Irak. Les décisions de troupes françaises écrasèrent l’armée sy-
San Remo provoquèrent un grand mé- rienne, entrèrent à Damas et obligèrent

12 - Pour le texte de la lettre de protestation de 13 - Texte de l’ultimatum de Gouraud à Faysal


Houayek, voir id., ibid., p. 123. dans id., ibid., p. 479-486.

52
Faysal à quitter le pays. Une nouvelle pé- 3 août 1920, la création d’un État Grand

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riode de l’histoire de la Syrie commençait, Liban, avec des frontières élargies, cor-
celle du mandat français. respondant approximativement à celles
demandées par Houayek, et la formation,
Les partisans du Grand Liban ont consi- dans les territoires restants, de trois États :
déré que les conditions étaient devenues celui de Damas, celui d’Alep et celui des
favorables à leur projet, et que la France, Alaouites. Paris donna son accord. Le
maintenant seule maîtresse de la situation 31 août, Gouraud sortit l’arrêté nº 31815,
pourrait trancher en leur faveur. La troi- créant et délimitant l’État du Grand Li-
sième délégation libanaise à la Conférence ban, et le 1er  septembre, ce fut la procla-
de la Paix n’avait plus de raison de pro- mation solennelle de la naissance de la
longer sa mission. Avant de quitter Paris, nouvelle entité, du perron de la Résidence
Millerand remit à Mgr Khoury une lettre des Pins à Beyrouth.
renouvelant, d’une manière plus explicite,
les engagements pris par Clemenceau. On Le patriarche Houayek se sentit comblé ; il
y lit en effet : écrivit, le 8 septembre, à son ami, Maurice
Barrère, ambassadeur de France à Rome,
« Votre pays a vu que ses revendications exprimant sa satisfaction :
sur la Bekaa […] ont reçu satisfaction
[…]. « Nos vœux sont comblés, lit-on dans
sa lettre, les moments d’anxiété sont
« Mais c’est le Grand Liban que la passés  ! La France qui semblait indé-
France veut faire, en assurant à votre cise dans sa politique syrienne se res-
pays ses limites naturelles. Le Liban doit saisit subitement et répare, en quelques
comprendre au nord le Djebel Akkar, jours, les pertes de plusieurs mois […].
et s’étendre au sud jusqu’aux confins de Je viens d’assister à la proclamation
la Palestine, et les villes de Tripoli et de du Grand Liban et je suis encore sous
Beyrouth doivent lui être étroitement l’émotion que m’a causée ce moment
associées… »14. solennel… »16.

Après d’intenses échanges entre le gou- Le patriarche Houayek aura à lutter


vernement à Paris et le haut-commissa- jusqu’à sa mort survenue en 1931 contre
riat à Beyrouth à propos des territoires
soumis au mandat français au Proche- 15 - Pour le texte, id., ibid., p. 642 – 643.
Orient, Gouraud proposa au ministère, le 16 - Texte dans archives du ministère des Affaires
étrangères, La Courneuve, E-Levant 1918-1940,
Syrie-Liban, v. 126, fº 14, Neo-Kannoubine,
14 - Pour le texte, id., ibid., p. 633-634. 8 septembre 1920.

53
les tentatives faites par les unionistes sy- mois de septembre, Gouraud rendit vi-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

ro-libanais, soit pour entraîner le Grand site au patriarche dans sa résidence d’été à
Liban dans le sillage de la Syrie, soit pour Dimane. Mgr Houayek prononça à cette
en détacher telle partie ou telle ville pour la occasion un discours dans lequel il aborda
rattacher à ce dernier pays. Nous donnons cette question et il déclara :
deux exemples de cette ardente lutte sou-
tenue par Houayek : « Si, aujourd’hui, l’indépendance du Li-
ban court le moindre risque, malgré ma
En 1921, pour faciliter l’exercice de son vieillesse et toutes les fatigues de mon
mandat, la France voulut créer un organe dernier voyage, je prendrai immédia-
commun aux différents États dont elle tement la mer ; j’irai à Paris, et je n’en
avait la charge. Dans un rapport établi, à reviendrai que si j’ai la promesse que
Paris, à ce sujet, au mois de février de cette notre indépendance est définitive et ir-
année, nous lisons ceci : révocable… »18.

« L’institution d’un organe fédéral com- La détermination du patriarche et des


mun à la Syrie et au Liban paraît main- Grand-Libanais retarda, jusqu’au 30 juin
tenant nécessaire […]. 1922, la proclamation de la fédération des
États de Syrie. Le Grand Liban et l’État
« Dans cette organisation fédérale, le du Djebel Druze, créé en 1921, n’en firent
Liban doit-il conserver une situation pas partie. Pour régler la question des inté-
particulière, ou […] doit-on organiser rêts communs entre le Grand Liban et la
une seule confédération dans laquelle fédération, une convention, d’État à État,
le Liban entrerait sur le même plan que fut signée à ce sujet, entre les deux parties,
les autres États […], ou bien organi- le 30 janvier 192319.
ser une seule fédération entre le Liban
d’une part et une confédération d’États Nous donnons un autre exemple de la
syriens, d’autre part ? »17. fermeté de Houayek dans la défense du
Grand Liban : en 1926, au moment où
Durant toute l’année 1921, la question les Libanais s’attelaient à la préparation
des rapports entre le Liban et les États
voisins était sérieusement discutée. Les 18 - Texte dans archives du ministère des Affaires
Grand-Libanais craignaient une emprise étrangères, E-Levant 1918-1940, Syrie-Liban, v.
syrienne sur leur pays, ce qui signifiait 127, fº 75-78.
pour eux la perte de l’indépendance. Au 19 - Voir République française M.A.E., Rap-
port sur la situation de la Syrie et du Liban (juillet
1922–juillet 1923), Paris, Imprimerie nationale,
17 - Pour le texte ibid., fº 97-100. 1923, p. 10-11.

54
de leur constitution et que l’insurrection s’y intégrer, ce qui aboutit, en 1943, à la

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


druze continuait à inquiéter les autori- conclusion du Pacte national.
tés mandataires, certains fonctionnaires
du haut-commissariat, dont Jean Mélia, Nous pouvons dire, pour conclure, que
chef du cabinet d’Henry de Jouvenel, se le patriarche Houayek était le défenseur
montrèrent sensibles aux revendications d’une cause que les Libanais considé-
des unionistes syro-libanais et pensèrent raient comme sacrée et dont les racines
à une modification de l’organisation du remontaient au XIXe siècle. Il était char-
Grand Liban, sinon à une révision de ses gé d’une mission laissée inaccomplie
frontières. Mélia rencontra le patriarche par ses prédécesseurs, les patriarches
maronite pour l’entretenir de ces idées. La Hobeiche et Massaad, celle de créer un
presse de l’époque attribua à Mgr Houayek Grand Liban, une patrie économique-
la réponse suivante : ment viable, avec des frontières élargies,
renfermant des plaines et des ports, une
« Faîtes ce qu’il vous plaira de faire […]. patrie capable de nourrir ses habitants et
Enlevez le littoral, si vous le voulez. Si la de leur éviter de nouveaux traumatismes
France veut nous retirer sa parole, qu’elle semblables à celui engendré par la fa-
se rétracte et nous la retire. mine durant la Guerre mondiale.

« Mais je sais ce qui me resterait à faire : Le patriarche était soutenu dans son en-
malgré l’âge et la maladie, j’irai en Eu- treprise, sur le plan intérieur, par la majeure
rope, j’irai demander la garantie des partie des décideurs et des habitants des
puissances qui avaient signé le proto- territoires dont sera formé le Grand Li-
cole »20. ban ; et sur le plan extérieur, par la France,
puissance mandataire et amie séculaire du
Cette opiniâtreté porta ses fruits puisque Liban.
la constitution libanaise, votée à l’unani-
mité par le Conseil représentatif en mai Le projet de Houayek ne consistait nulle-
1926, consacra l’indépendance et les fron- ment à fonder un foyer national chrétien
tières du Liban, et que la France finit par au Proche-Orient ; comment aurait-il pu
abandonner tout projet d’amputation du œuvrer pour un tel but alors qu’il était
territoire libanais et que les sunnites fi- mandaté par la majorité des habitants,
nirent par accepter le nouvel État et par chrétiens et musulmans, pour travailler à la
création d’un Grand Liban multiconfes-
20 - D’après L’Orient du 21-22 février 1926. Par sionnel ? Rappelons ici que la première
« Protocole » le patriarche entendait le règlement et la troisième délégations libanaises à la
organique établi par la Commission internatio-
Conférence de la Paix renfermaient des
nale de Beyrouth en 1861.

55
représentants des communautés musul- Kurdes, des Chaldéens et des Nestoriens,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

manes. des Palestiniens et bien d’autres.

Houayek était hanté par les problèmes Houayek a-t-il réussi son pari ? Le bilan
économiques et par l’indépendance. Peu des cent années écoulées depuis la créa-
lui importait que le Liban soit un État tion du Grand Liban ne paraît pas très
multi-religieux, pourvu que les chrétiens exaltant. Une série de compromis ont ce-
puissent y vivre libres, affranchis du com- pendant permis au pays de surmonter ses
plexe de la dhimmitude, jouissant, à tous crises successives, de survivre et de main-
les niveaux, de l’égalité parfaite avec toutes tenir un certain équilibre entre ses com-
les autres communautés ; mais, pour lui, munautés. Et l’avenir ? Il sera défini par la
ce Liban, devrait rester une terre de re- manière dont sera dénouée la grave crise
fuge, comme il l’a toujours été au cours existentielle que connaît actuellement le
de son histoire, pour tous les persécutés Liban, sérieusement menacé par des forces
du Proche-Orient. C’est à ce titre qu’il a centrifuges que les forces centripètes ar-
accueilli, sur son sol, des Arméniens, des rivent à peine à contenir n

56
LE GRAND-LIBAN

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


1920-2020…
UN TRÈS TRISTE
CENTENAIRE
« C’est en guenilles noires et sur un air de requiem que la République liba-
naise s’apprête à fêter dans quelques jours l’anniversaire de la proclamation
du Grand-Liban par la France du général Gouraud, le 1er septembre 1920 »1.
C’est par ces mots sombres que décrit Michel Hajji Georgiou, le Liban à la
veille du Centenaire. En effet, c’est le ressenti général trois semaines après
l’explosion cataclysmique du 4 août 2020 qui a meurtri Beyrouth, son port,
ses fenêtres, ses sourires, ses couleurs et son âme… Le Centenaire est donc
placé sous le signe de la tristesse et du deuil. Le président français Emma-
nuel Macron qui devait se rendre au Liban pour les festivités du Centenaire,
s’est finalement retrouvé sur les ruines de Beyrouth, deux jours seulement
après l’explosion, désormais désignée comme « Beirutshima ». Un très
triste Centenaire… mais comment en sommes-nous arrivés là ?

Christian TAOUTEL
Historien, directeur du département d’Histoire
de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth

LE GRAND-LIBAN et1commandant en chef de l’Armée du


ET SES CONVULSIONS Levant, en lui précisant, en ces termes,
DE NAISSANCE ce que le gouvernement français atten-
dait de lui : « Votre mission consiste, à
établir au fond de la Méditerranée un

C’
est en 1919 que le Président centre de rayonnement français. C’est
français Georges Clemenceau a
nommé le Général Henri Gou- 1 - Michel Hajji Georgiou, « Liban : un cente-
raud Haut-commissaire de la République naire sous les décombres », La rédaction de Mon-
dafrique, 20 août 2020.

57
une grande et belle tâche que je vous • Ce pays doit-il exister comme une
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

confie !2 » entité politique distincte ? c’est-à-dire


indépendante de la Syrie ?
Gouraud, héros de la Grande Guerre où • Si oui, quelle doit être sa superficie,
il a perdu son bras droit en 1915, accepte ses territoires et quelle population
la mission et arrive donc à Beyrouth en doit-il contenir ?
novembre 1919 où il est accueilli par son
prédécesseur, Georges Picot et une partie Pour les partisans de l’unité arabe, il est
de la population libanaise, à Beyrouth. Le juste et prudent d’absorber le Liban dans
Général Gouraud prend vite conscience l’unité arabe et de le réunir, sous réserve
qu’il n’est pas venu pour les chrétiens op- d’une autonomie plus ou moins étendue,
primés et affamés par la Grande famine à la Syrie dont il constitue la façade ma-
de 1915 – 19183. Il est venu pour tous les ritime et le débouché naturel. Ces idées
Libanais. unionistes avec la Syrie et les ambitions
panarabes ne déplaisent pas entièrement à
Dans son premier discours, il affirme l’époque aux intellectuels libanais émigrés
clairement sa position. Il dit « nous qui pensent que le Liban sera trop étroit
sommes les fils de la Révolution épris et donc impossible à vivre, s’il n’était pas
de liberté et de progrès, respectueux de associé à la Syrie.
toutes les religions et fermement résolus
à assurer une justice égale aux adeptes de L’autre grande idée était celle d’un Li-
chacune ». ban indépendant, comme promis au Pa-
triarche maronite Hoyek par Georges
En effet, avec la fin de la Première Guerre Clemenceau en novembre 1919 : « le
mondiale, 1914-1918, le Liban s’éman- désir des Libanais de conserver un gou-
cipe du joug ottoman, mais cela pose deux vernement autonome et un statut natio-
problèmes épineux concomitants qui s’en- nal indépendant s’accorde parfaitement
gendrent l’un l’autre. avec les traditions libérales de la France ».
C’est cette indépendance en entité singu-
lière entière, sous la tutelle provisoire de la
2 - Philippe Gouraud, Le Général Henri Gouraud France, qui fut proclamée le 1er septembre
au Liban et en Syrie (1919-1923), L’Harmattan,
1993.
1920 par le Général Gouraud Haut-com-
missaire de France.
3 - Près de 200 000 personnes sont mortes de
faim durant la Grande Guerre au Liban, soit un
tiers des habitants du Mont-Liban, in Le peuple Maintenant que l’idée d’un Liban indé-
libanais dans la tourmente de la Grande Guerre, pendant de la Syrie était privilégiée, il fal-
Christian Taoutel et Pierre Wittouck, PUSJ, lait savoir quels territoires allait-il comp-
2015.

58
ter. Deux solutions étaient possibles : Le des druzes de nombreuses populations

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Petit Liban et le Grand-Liban. musulmanes sunnites de Beyrouth, de
Tripoli de Saïda et du Akkar mais égale-
Le Petit Liban, c’est-à-dire l’ancienne ment des populations chiites de la Békaa
province ottomane privilégiée du Mont et du djebel Amel.
Liban, dont les territoires sont à majorité
chrétienne mais sont étroitement limités L’avantage ou le désavantage de ce
géographiquement et privés de frontières Grand-Liban, c’est qu’il cessera d'être un
naturelles ainsi que de nombreux terri- État surtout à majorité chrétienne pour
toires historiques. Le Petit Liban serait devenir un état multicommunautaire.
donc réduit à la seule montagne, dépour- Notons que certains ne pardonnèrent
vu de port et des plaines, c’est-à-dire qu’il jamais au Patriarche Hoyek, d’avoir
n’était guère viable. Sans plaine et sans choisi ce Grand-Liban plus large certes
port, les libanais risquaient de mourir de et englobant les musulmans, mais cou-
faim de nouveau un jour. Pour rappel, en su au détriment des chrétiens du litto-
1919, la hantise des quatre années de fa- ral Syrien, laissant ainsi la majorité po-
mine est encore très présente dans les es- litique chrétienne aux maronites. Les
prits4. adversaires du Grand-Liban et du Liban
d’aujourd’hui, répètent jusqu’à nos jours
Le Grand-Liban : c’est-à-dire à peu près que le Patriarche Hoyek est à l’origine de
le Liban historique réalisé au XVIe siècle ce « grand mensonge » ou échec qu’est le
par l’émir Fakhreddine le second, avec Liban.
des ports comme Beyrouth, Tripoli et
Saïda, mais aussi avec des terres fertiles Déjà en novembre 1919, soit un an avant
comme la plaine du Akkar ainsi que la la proclamation du 1er septembre 1920,
plaine de la Bekaa. Ainsi le Grand-Li- le président Clemenceau écrivait au pa-
ban rassemblera à côté des chrétiens et triarche maronite Elias Hoyek pour l’as-
surer que la France demeure : « invaria-
blement attachée aux traditions de mutuel
4 - Les morts sont provoquées par la conjonction dévouement établies depuis des siècles
de plusieurs facteurs : le blocus maritime imposé
par la flotte anglaise en Méditerranée, l’embargo entre la France et le Liban... Avec le sou-
du Mont-Liban décidé par Jamal Pacha pour tien et l’aide de la France, indépendants
toutes les denrées alimentaires, la fameuse inva- de tout autre groupement national, les
sion de sauterelles qui détruisit toutes les récoltes
à partir d’avril 1915, les conditions d’hygiène et
Libanais sont assurés de conserver leurs
de santé désastreuses, la corruption et la dégrada- traditions, de développer leurs institu-
tion administrative de l’État, l’emmagasinage de tions politiques et administratives... La
denrées pratiqué par certains commerçants et la
France tiendra le plus grand compte dans
pratique abusive de l’usure.

59
la délimitation du Liban, de la nécessité seignements syriens et libanais pendant
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

de réserver à la montagne des territoires le mandat français5.


de plaines fertiles et l’accès à la mer in-
dispensable à sa prospérité... » Ainsi le Ainsi, l’idée du Grand-Liban n’étant pas
Liban passait de près de 4 000 km2 aux évidente, ni géographiquement, ni po-
10 452 km2 reconnus aujourd’hui. litiquement, la France a maintenu son
projet et ses promesses aux maronites, et
Le Président Clemenceau l’a promis au le Grand-Liban est créé, surtout pour le
Patriarche Hoyek, mais n’oublions pas distinguer de la Syrie.
que le patriarche Hoyek avait lui-même
déposé à la Conférence de la Paix de
1919 un mémorandum où il disait : « En LE GRAND-LIBAN
réclamant son agrandissement, le Liban
ET SES DIFFICULTÉS
ne réclame en réalité que la restauration
territoriale, dont font foi l’Histoire et la
ULTÉRIEURES
carte de l’état-major français de 1860. Il
ajoute : Cette restauration territoriale du
Liban dans ses limites historiques... ré- Ce Grand-Liban exauce ainsi les aspira-
pond à une entité géographique qui fut, tions d’autonomie des chrétiens libanais
jadis, la Phénicie et qui dans les temps mais suscite des réactions opposées chez
modernes jusqu’à 1840, a constitué le les autres communautés. Cette procla-
territoire libanais ». mation se passe contre le souhait de la
grande majorité des populations sun-
Pour les plus optimistes et surtout pour nites pour qui cette création ampute
la France, ce nouveau Grand-Liban mo- la Syrie de toute la bande côtière liba-
saïque religieuse, hérité du Mont Liban naise et surtout du port de Tripoli qui à
de l’époque ottomane, pouvait suffire à l’époque représentait l’un des ports prin-
assurer l’entente communautaire entre cipaux de l’arrière-pays syrien. Selon le
chrétiens et musulmans. L’optimisme professeur Carla Calargé, cette création
était bon certes, mais les conditions de du Grand-Liban a fait que les pouvoirs
son application et la réalité furent bien politiques syriens vont entretenir tout le
plus compliquées et différentes. C’est long du XXe siècle une relation très pro-
«sous un régime communautaire diversi- blématique avec le Liban dans la mesure
fié et très compliqué que ce Liban agran- où pour eux celui-ci n’a jamais été un
di vivra », écrivait et prévenait le Général
Pierre Rondot, spécialiste du Proche- 5 - Pierre Rondot, « Les structures socio-poli-
tiques de la nation libanaise », Revue française de
Orient et formateur des services de ren-
science politique, 1954.

60
pays indépendant mais plutôt une pro- Pour rappel, en mars 1920, le roi Fayçal

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


vince syrienne qu’il s’agit de ré-annexer s’autoproclame Roi de Syrie et du Liban !
un jour ou l’autre6. En avril la France est officiellement inves-
tie par la Société des Nations d’un « man-
L’historien libanais Fawwaz Traboulsi, dat pour la Syrie et le Liban » à Saint
connu pour ses idées panarabes, décrit la Remo. Le mois de juillet se termine après
proclamation du Grand-Liban comme la défaite des troupes de Fayçal par l’in-
un diktat. Pour Traboulsi : « Le Liban, vasion française de Damas en Syrie. Cette
dans les frontières définies le 1er septembre invasion enterre le rêve des nationalistes
1920, n’avait jamais existé auparavant dans arabes qui espéraient voir la naissance d’un
l’histoire. C’était un produit de la partition État arabe.
franco-britannique du Moyen-Orient.
Traboulsi ajoute que les frontières du Li- La proclamation du Grand-Liban va donc
ban ont été imposées contre la volonté de se faire un mois juste après la bataille de
la majorité de sa population. La création Maysaloun en Syrie, survenue le 24 juillet
du Grand-Liban était principalement dé- 1920, lors de laquelle les forces françaises,
terminée par les intérêts de la France dans commandées par le Général Goybet,
la division et le contrôle de la Syrie, dans mettent en déroute les indépendantistes
le contexte de la partition des provinces syriens menés par Youssef al-Azmeh,
arabes de l’ex-Empire ottoman entre Paris ministre de la Guerre du roi Fayçal. Les
et Londres7 ». conséquences symboliques de cette bataille
sont énormes : victoire écrasante pour la
Pour comprendre symboliquement le re- France, défaite fracassante pour les Sy-
fus de ce Grand-Liban, refus dont la Ré- riens, la bataille de Maysaloun, suivie par
publique libanaise a payé le prix tout le la proclamation du Grand-Liban trente
long du siècle dernier, il est impératif de jours plus tard. Henri de Wailly, spécia-
revenir sur la date du 1er septembre. En ré- liste de l’histoire militaire du XXe  siècle,
alité il faut revoir toute l’année 1920 pour rapporte que le 25 juillet 1920 les troupes
y insérer l’événement du 1er septembre, françaises rentrent solennellement à Da-
comme dernière pierre de l’édifice. mas et le Général Goybet s’avance « à la
tête de ses troupes, musique en tête et dra-
peau déployé mais les rues sont vides et
6 - Carla Calargé, Mémoires fragmentées d’une des équipements militaires délaissés sont
guerre obsédante, L’anamnèse dans la production la trace d’une armée écrasée ».
culturelle francophone (2000-2015), Brill/Rodopi,
2017.
Myriam Harry, reporter de L’llustration,
7 - Fawwaz Traboulsi, A History of Modern Leba-
invitée par le Général Gouraud à faire une
non, Pluto Press, 2007.

61
série de reportages, qui accompagne l’en- ti de Beyrouth, Cheikh Moustafa Naja,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

trée des soldats français à Damas décrit la lorsqu’il assiste aux côtés du Patriarche
scène de la défaite arabe : « partout nous maronite Elias Hoyek à la proclamation
voyons des chariots renversés, des caissons du Grand-Liban, en présence des deux
d’artillerie émiettés... des sacs et des équi- Généraux Gouraud et Goybet, fiers vic-
pements dispersés… Les caisses de muni- torieux de Maysaloun. Selon l’historien
tions portent toutes les inscriptions alle- libanais Hassan Hallak, le Général Gou-
mandes... munitions que les Turcs avaient raud avait voulu apaiser la tension avec
abandonnées à Rayyak et qui avaient été les musulmans sunnites très mécontents
pillées avant l’arrivée des Français ». de l’idée du Grand-Liban. Il rend alors
visite au Cheikh Mustafa Naja, mufti de
Quelques jours après la conquête de Da- Beyrouth, et lui propose le titre de muf-
mas, le Haut-commissaire de France ti de L’État du Grand-Liban, au lieu du
publie une décision le 3 août 1920 et an- titre de mufti de Beyrouth. Gouraud pen-
nonce la naissance prochaine d’un nouvel sait que ce titre élargi à l’image du Liban
État, le Grand-Liban. Si à Beyrouth cette ouvrirait l’appétit du mufti et des musul-
annonce est accueillie avec enthousiasme, mans sunnites à coopérer avec les autori-
en Syrie on considère aussitôt que la na- tés françaises. Cependant, l’optimisme du
tion syrienne est amputée du Liban pour Général Gouraud est resté sans réalisa-
ainsi mutiler la Syrie en la privant des tion, car le Cheikh Mustafa Naja refusa
ports de Beyrouth et de Tripoli, gênant ce titre offert par la France, une autorité
ainsi brutalement le commerce syrien. étrangère non islamique. Toujours se-
lon Hallak, le patriarche maronite et les
La défaite de Maysaloun est vécue et notables musulmans s’étaient pressés de
considérée comme la fin du rêve natio- convaincre le Mufti Naja d’assister à la
naliste arabe et comme symbole de la cérémonie, dans l’intérêt des musulmans
«  trahison » selon l’historien irakien Ali et des Libanais. On rapporte que le mufti
al-Allawi. Ainsi dans le monde arabe cer- de Beyrouth fut contraint sous la menace
taines attitudes populaires existent jusqu’à d’une expulsion ou d’une arrestation d’as-
ce jour, et considèrent depuis, (et jusqu’à sister à la cérémonie de proclamation du
nos jours) que le monde occidental désho- Grand-Liban8. Ainsi le problème se pose
nore les engagements qu’il prend envers déjà à la création de l’État libanais car c’est
le peuple arabe et opprime ceux qui s’op- un État proclamé par un officier français
posent à ses desseins impériaux. et cette proclamation n’émane donc pas de

C’est ainsi que se comprend le malaise, un


8 - Carla Eddé, Beyrouth : Naissance d’une capitale
mois après Maysaloun, du Grand muf-
(1918 - 1924), Sindbad, 2010.

62
toutes les composantes de la société qui puisqu’il n’allait pas englober les chrétiens

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


fait ce nouvel État. Pour les unionistes qui orthodoxes du littoral syrien. On peut se
militent pour l’unité de la Syrie, il s’agit poser dès lors la question de savoir pour-
d’une annexion fermement réclamée par quoi cette communauté très aisée et puis-
un chef religieux chrétien irrédentiste et sante est restée marginalisée au moment
séparatiste. « D’emblée la polémique entre de la disparition de l’Empire ottoman.
unionistes et libanistes prend un tour
confessionnel de part et d’autre : deux Les raisons de cette marginalisation sont
groupes religieux, les maronites et les mu- sans doute multiples mais il est évident
sulmans, s’affrontent, et non pas deux na- que la proposition retenue de la création
tionalismes antagonistes9 ». du Grand-Liban répondait surtout aux
vœux d’un clergé maronite ayant un projet
Le Mufti Naja aurait ainsi assisté à contre politique bien défini. N’oublions pas que la
cœur à la proclamation du 1er septembre, Russie, orthodoxe croyante et pratiquante,
et dès le lendemain de la cérémonie, il dé- est secouée en 1917 par la révolution bol-
clarait publiquement ses contestations à chevique et cela a sans doute eu des consé-
l’idée du Grand-Liban. Pour l’honneur, le quences sur la communauté orthodoxe du
Mufti Naja s’était attaché au titre de muf- Moyen-Orient qui se sentait un peu orphe-
ti de Beyrouth, jusqu’à sa mort en 1932, line au moment où le monde se dessinait.
date à partir de laquelle on parle du mufti
de la République libanaise10. Cette première « indépendance » de 1920
allait devenir, dans l’inconscient collectif,
L’autre défaut de départ, c’est l’absence l’œuvre de vie d’un Patriarche chrétien
ignorée des orthodoxes, grands absents à maronite. Le Grand-Liban n’est donc pas
la proclamation du Grand-Liban. La Cé- seulement craint par ses voisins, mais aus-
rémonie franco maronite du 1er septembre si par ses propres nouveaux habitants, tous
1920 a mis à l’écart les chrétiens ortho- ceux qui y ont été inclus de force, dans des
doxes. frontières annoncées par le Général Gou-
raud. Les maronites se considèrent les
Même si les orthodoxes ne refusaient pas fondateurs de cette nation nouvelle, mais
directement l’idée du Grand-Liban, ils en les autres composantes de ce nouveau
étaient déçus. Ce nouveau Liban était en Grand-Liban sont au contraire méfiantes
dessous de leurs attentes, voire incomplet, et se sentaient surtout mises à l’écart par
la France.
9 - Carla Eddé, op. cit.
Cette malformation de naissance pous-
10 - Mohamad Toufic Khaled, premier mufti de
sera plus tard les musulmans sunnites
la République libanaise.

63
à préférer plutôt célébrer la date de l’in- Le Moyen-Orient se déchire, les conflits
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

dépendance « Eid el Istiqlal », ainsi cet de la région sont désormais très nombreux
épisode de novembre 1943, rendait enfin et les espoirs très rares. Les printemps
hommage à la composante sunnite du Li- arabes promis et que nous espérions se
ban, par le biais de l’Héroïsme de Riad al transforment en rêves désagréables pour
Solh élevé au rang des « icônes de l’indé- ne pas dire en cauchemars, et cette fois-
pendance » proprement désignées au Li- ci Sykes et Picot ont été devancés sur le
ban par Rijalat al Istiqlal11 ! Pour leur part, terrain par d’autres acteurs.
les chiites libanais vont, tout en admettant
les deux événements fondateurs de la na- Le défi aujourd’hui en 2020, un siècle
tion, 1920 et 1943, attendre la troisième plus tard, est de reconquérir avec tous les
indépendance, celle de l’an 2000, pour la Libanais, la grandeur et la force de l’État
célébrer et en faire un jour national aussi, libanais, ce Liban du Nahr el-Kabîr, aux
le jour de la libération « Eid el Tahrir », portes de la Palestine comme disait Gou-
libération à laquelle la communauté chiite raud, ou encore le Liban des 10 452 km2
a activement pris part, grâce au sang versé tel que le décrivait le jeune et charisma-
par les résistants contre l’occupation israé- tique Président libanais assassiné Bachir
lienne du Liban. Gemayel. Pour réussir, il faut que les Li-
banais, tous les Libanais, œuvrent pour
l’excellence de la nation libanaise, et tel
LE GRAND-LIBAN ET est le slogan de l’Université Saint Joseph
qui œuvre depuis 145 ans à réaliser l’excel-
SES DÉFIS AUJOURD’HUI
lence du Liban.

Si le Grand-Liban de 1920 était celui


Aujourd’hui, un siècle plus tard, et en ce du Patriarche Hoyek, des Pères jésuites
moment même, le Liban connaît des diffi- Cheikho, Cuche, Lammens, et Cattin,
cultés qu’il est très pénible de décrire. À la le Grand-Liban d’aujourd’hui, est celui
veille du 1er septembre 2020, se lit dans les des Patriarches Sfeir et Rai, des Jésuites
yeux des Libanais la peur des évènements Abou et Daccache, celui du Mufti Has-
actuels, l’angoisse d’un avenir inconnu, le san Khaled et de l’Imam Moussa Sadr.
spectre d’une famine et d’une dévaluation Le Liban d’aujourd’hui et de demain de-
vertigineuse de la livre libanaise. Nous le vra être le Liban du « Vivre Ensemble »
savons tous, Le Grand-Liban d’hier de- de Samir Frangié, celui des scouts et des
venu le Liban d’aujourd’hui est en danger. volontaires, balais en mains, déblayant les
rues d’Achrafieh au lendemain de l’explo-
sion du 4 août.
11 - https://www.annahar.com/article/704284

64
L’ouverture et le dialogue ne sauraient lisme gagnant toutes les sphères de la vie

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


être consolidés dans la vie sociopolitique politique et économique, et gangrénant
libanaise que s’ils sont ancrés dans les les administrations autant que les esprits.
cœurs des individus. Ceci suppose une Cette révolution d’octobre était en réalité
«  véritable éducation des consciences celle d’une revendication citoyenne des
à la paix et à la réconciliation ». Le Li- droits élémentaires de la vie en société.
ban doit rester le « Message » décrit par Devant la dégradation des services pu-
Jean-Paul  II, et l’exemple du pluralisme blics, les Libanais se sont enfin décidés
tant pour l’Orient que pour l’Occident. à exiger que les premières nécessités leur
La vocation du Liban doit rester d’offrir soient garanties, eau, électricité, envi-
au monde si fragmenté un modèle de ronnement, essence, routes, monnaie et
la communauté humaine et spirituelle pouvoir d’achat. Cette révolution popu-
idéale à laquelle aspirent tous les êtres laire c’est un peu le temps des humiliés,
humains. pour reprendre le titre de l’ouvrage du
professeur Bertrand Badie12. Parmi les
Le 31 août 2019, à l’occasion des 99 ans de slogans que scandent les manifestants et
l’État libanais, le Président Michel Aoun en allusion à l’année du Centenaire on
a évoqué la nécessité de revenir sur l’idée pouvait lire « 1920-2020, dawlat loub-
d’un État fort. Parlant du Grand-Liban nan al Kabîr, aw dawlat loubnan al fa-
il dit : « L’établissement de ce Grand-Li- kir », État du Grand-Liban ou État du
ban s’est fait au travers des institutions et Pauvre Liban.
organisations administratives, judiciaires,
financières et sécuritaires mises en place Ce slogan est désormais très vrai, puisqu’en
par les autorités françaises en vue de la juillet 2020, la dévaluation de la livre liba-
déclaration de l’État libanais. En effet, naise atteint les 10 000 LL pour un seul
seules les institutions aujourd’hui sont les dollar. Jamais les Libanais n’avaient été
garantes de la patrie et constituent le fon- aussi pauvres.
dement d’un État fort ».
Aujourd’hui le marquage territorial de la
Or cet État fort, dont parle le Président révolte s’est dessiné et un atlas approxima-
libanais, est secoué depuis le 17 octobre tif de la géographie de la thawra est hé-
2019 par une révolte populaire sans las perceptible : sous les cris de la révolte
précédent. Les manifestants nombreux du 17 octobre, les marxistes léninistes
dénonçaient, durant les premiers mois, guévaristes manifestent devant la Banque
la corruption organisée, le partage d’in-
fluence, les commissions, les détourne-
12 - Bertrand Badie, Le temps des humiliés. Patholo-
ments des fonds publics et le clienté-
gie des relations internationales, Odile Jacob, 2014.

65
Centrale à Hamra, les partisans de Kas- est aujourd’hui scindée entre Shea14 et les
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

sem Süleymani saccagent les vitrines du Chi’a15.


centre-ville « solidaire » de Beyrouth,
les partis politiques satellites de la Syrie
d’Assad lancent des cailloux sur l’ambas- UN TRÈS TRISTE
sade américaine à Awcar pour dénoncer
CENTENAIRE
l’ingérence des États-Unis dans les af-
faires libanaises, la droite chrétienne indé-
pendantiste et traditionnellement hostile
au régime syrien tient le « siège » sous Le grand défi d’aujourd’hui et de demain,
le pont de Jal el Dib et la place centrale c’est de préserver le Liban de tous les dan-
de Tripoli est infiltrée par des partisans gers du Moyen-Orient, qui oscillent entre
d’Erdogan, drapeaux turcs en main, qui guerres interminables et printemps ina-
veulent faire chuter le système actuel fa- chevés, un Moyen-Orient d’aujourd’hui
vorable au Hezbollah. où le britannique Sykes et le français Pi-
cot ont apparemment été remplacés par
La Thawra, qui a éclaté dans un Liban Trump l’américain, Poutine le néo-tsar
où les médiocres sont majoritaires au russe, Erdogan le néo-ottoman, ainsi que
pouvoir… a donné durant ses premiers Khamenei le perso-iranien. Au moment
jours l’espoir d’une restructuration de où Sainte Sophie redevient une mos-
la société libanaise divisée depuis 2005 quée alors que les Émirats Arabes-Unis
entre les blocs du 8 et du 14 mars. L’illu- cherchent à installer une ambassade à Tel
sion n’a duré que quelques mois et le rêve Aviv, le Liban ramasse ses débris et ses
n’a pas duré longtemps, et les tentes des espoirs pour tenter de sortir de l’impasse
manifestants de la place des Martyrs ont actuelle. Les dirigeants libanais doivent
été incendiées par les habitants de la rue immédiatement répondre aux aspirations
d’en face. Depuis juin 2020, le discours populaires et œuvrer avec la communau-
« Al thahab nahwa asharq13 », de Sayed té internationale au retour immédiat des
Hassan Nasrallah annonce que le Liban réfugiés syriens vers les régions calmes de
devrait se tourner vers l’Est, c’est-à-dire
vers la Chine et la Russie pour déjouer
14 - L’ambassadrice des États-Unis au Liban,
le blocus et les sanctions occidentales et Dorothy Shea, dont le nom de famille est un
arabes contre. Pour caricaturer les choses, homonyme du mot chiite en arabe.
nous pouvons dire que la scène libanaise 15 - Slogan crié répétitivement par les partisans
de Amal et du Hezbollah lors des manifestations
au Liban et qui signifie « chiites », par allusion
13 - Se diriger vers l’Est, en allusion à la Chine à un marquage territorial et géographique de la
et la Russie. confession chiite.

66
Syrie, trouver un accord avec le FMI pour l’assassinat de deux présidents de la Répu-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


la dette libanaise et finalement imposer blique, l’assassinat de deux Premiers mi-
d’une façon ou d’une autre la neutralité nistres, l’assassinat de muftis sunnites et
demandée par Bkérké. d’imams chiites, des dizaines d’attentats
terroristes depuis 2005 visant les jour-
Retracer brièvement l’Histoire de ce triste nalistes, les intellectuels, les officiers et
centenaire est une mission très difficile et les politiciens indépendantistes du pays,
frustrante à la fois pour l’historien : quatre le terrorisme islamiste aux frontières et
siècles de joug ottoman, quatre années aussi à l’intérieur, des opérations de l’Ar-
de Grande Guerre, une famine qui dé- mée à Nahr el Bared, à Fajr el Jouroud,
cime près d’un tiers de la population, un des périodes de vide présidentiel, de vide
mandat français de près d’un quart de ministériel, une corruption insolente et
siècle, six années de second conflit mon- qui dépasse les limites de l’entendement,
dial, une révolte en 1958, quinze ans de un confessionnalisme exacerbé, les lois
guerre civile, les vagues de réfugiés ar- électorales injustes et qui assurent sou-
méniens, palestiniens, irakiens et syriens, vent l’arrivée au pouvoir aux médiocres…
l’exil en France et l’emprisonnement des Les ingérences grossières de l’Iran qui
leaders politiques chrétiens, l’occupation arme et finance le Hezbollah et celles de
syrienne, deux invasions israéliennes en l’Arabie Saoudite qui prend en otage un
1978 et en 1982, ainsi que plusieurs agres- Premier ministre libanais par exemple.
sions militaires israéliennes transformées
en guerres israéliennes violentes contre Avec l’indifférence de l’Occident et les
le Liban comme en 1996 et en 2006, les retombées catastrophiques sur le Liban
bombardements de centrales électriques, du conflit syrien depuis 2011, la liste des
de ponts et tunnels, ports et aéroports, malheurs est tristement longue et pour-
écoles, hôpitaux et axes routiers, allant rait s’allonger encore si un miracle ou
même jusqu’aux abris de l’ONU comme à une intervention divine ne se produisent
Cana dans le Sud Liban. Ajoutons encore pas n

67
LE GRAND LIBAN DANS
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

L’OPINION PUBLIQUE
ÉCLAIRAGE SUR LES PÉTITIONS
DES ARCHIVES FRANÇAISES

Né suite à une série d’évènements allant de 1918 jusqu’au premier


septembre 1920, date de sa déclaration par le Général Gouraud, le Grand
Liban a été le fruit de concordance de faits, de volontés et de conflits.
Autant de circonstances qui ont impliqué les groupes socio-politiques
locaux et les instances politiques de l’époque, à l’échelle régionale,
essentiellement en Syrie et à l’échelle internationale, surtout en France.
Considéré comme un droit pour les uns, une calamité ou même une
gaffe pour d’autres, cette ambivalence et ce différend au moment de sa
naissance va demeurer le talon d’Achille qui l’accompagnera pendant un
siècle. À l’heure de la commémoration de son centenaire, au regard du
cours des évènements et des crises actuelles, son existence semble remise
en cause.

Antoine HABCHI
Professeur associé
Université Saint-Esprit de Kaslik
Université Saint-Joseph de Beyrouth
Député au Parlement libanais

L’
analyse de l’opinion publique qui a Dans le présent article, nous étudirons
contribué à la naissance du Grand dans un premier temps le contexte local,
Liban trouve ses sources dans les régional et international qui a influencé
archives diplomatiques du Quai d’Orsay, la formation du Grand Liban. Dans un
spécifiquement les volumes 42, 43 et 44 second temps, nous décrirons les archives
de la série E-Levant. Ces volumes ras- analysées pour exposer, enfin, les ten-
semblent les pétitions et les rapports qui dances et les demandes de l’opinion pu-
reflètent les différentes opinions à l’égard blique ayant accompagné la naissance du
de la formation du Grand Liban. Grand Liban.

68
LE CONTEXTE d’un côté, par la peur de l’autre différent

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


LOCAL, RÉGIONAL et, d’un autre côté, par la volonté de do-
miner cet autre pour s’assurer une survie
ET INTERNATIONAL
existentielle. Cette dynamique qui oscille
entre la peur et la volonté de domination
pressentie par toutes les communautés du
Le Liban a longtemps constitué, depuis Liban va influencer les opinions quant à
la conquête musulmane au VIIe siècle, la formation du Grand Liban, et par la
un espace de confrontation à la recherche suite, les évènements historico-politiques
de la liberté et de l’affirmation politique. du siècle qui suit. Pour cela, bien avant la
C’est pourquoi, dès lors, il a été pour les formation du Grand Liban, « toute crise
Maronites un choix afin de défendre leur grave a entraîné une modification des
existence face à toute majorité ou force frontières  »3. Au sein de l’Empire Otto-
de conquête. Ainsi, le Liban s’est trans- man, le Liban subit des transformations
formé en une terre d’asile1 qui a abrité radicales et rapides, passant de l’Émirat
plusieurs communautés fuyant tout au au régime des deux Qaiimaqamats après
long de leur histoire la persécution re- les évènements de 18404. Vingt ans plus
ligieuse2. L’Histoire du Liban, à l’instar tard, à l’issue des massacres de 18605, le
de celle de ses communautés, se révèle régime se transforma de nouveau suite à
fragmentée. Des communautés s’esti- une initiative autrichienne pour donner
mant minoritaires (Chrétiens, Chiites, naissance au régime de la « Moutassari-
Druzes…), fuient le pouvoir de la majo- fiyat »6. Le territoire de la Moutassarifiyat
rité sunnite. La composition sociétale li- ou la chaîne du Mont-Liban fut le princi-
banaise est intercommunautaire marquée,
3 - A. Laurent et A. Basbous, Une proie pour deux
1 - Voir G. Samne, Finances du Liban, Corres- fauves ? Le Liban entre le Lion de Juda et le Lion de
pondance d’Orient, 1914 ; S. Abou, Le bilinguisme Syrie, Ad-Da’irat, 1983, p. 1.
arabe-français au Liban, PUF, 1932 ; R. Mouterde,
4 - Voir K. Salibi, Histoire du Liban moderne,
Précis d’Histoire de la Syrie et du Liban, Presses de
Naufal Europe, 1988 ; C.-H. Churchil, The
l’Imprimerie Catholique, 1939 ; M. Chebli, Une
Druzes and the Maronites under the Turkish rule
histoire du Liban à l’époque des émirs (1635-1841),
from 1840 to 1860, Elibron Classics series, 2005.
Presses de l’Imprimerie Catholique, 1955 ; M.
Rafi’i, Nizam el Hokem fi al Islamn, Al Sakafiya, 5 - Voir A. Khair, Le Moutaçarifat du Mont-Li-
2001 ; A. Azar, Le Liban face à demain, modèle ban, Université libanaise, 1963 ; K. Rizk, Le
communautaire à équilibre inter-stable, Librairie Mont-Liban au XIXe siècle. De l’Émirat au Mutas-
orientale, 1978 ; J. Randal, La guerre de mille ans, sarrifiya. Tenants et aboutissants du Grand Liban,
Grasset Bernard, 1984 ; H. Cobban, The making of PUSEK, 1995.
modern Lebanon, Berndon Anchor, 1985.
6 - F. Lenormand, Les derniers événements de
2 - K. Salibi, Histoire du Liban moderne, Naufal Syrie : Une persécution du christianisme en 1860,
Europe, 1988. BiblioBazaar, 2009.

69
pal théâtre des évènements qui menèrent À l’échelle régionale, la situation n’était
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

à la création du Grand Liban. À la veille pas moins désordonnée qu’au Mont-Li-


et au cours de la Première Guerre mon- ban. Le premier octobre 1918, le Prince
diale, le Mont-Liban perdit son autono- Fayçal, à qui les Anglais avaient promis
mie, occupé et administré directement de créer un État Arabe, fit son entrée
par la IVe armée ottomane commandée à Damas avec les troupes anglaises. Il
par Jamal Pacha. La famine envahit la forma alors un gouvernement militaire
population du Mont-Liban qui perdit sa en Syrie et envoya le 5 octobre son re-
récolte, ravagée par un fléau de criquets en présentant Chukri Pacha Al Ayoubi à
19147. Ainsi, on compta entre 180 000 et Beyrouth où il hissa le drapeau arabe
210  000  morts au Mont-Liban sur une sur le siège du gouvernement. Ce fut le
population qui ne dépassait pas le volume début de l’antagonisme entre le gouver-
démographique de 600 000 personnes8. nement militaire en Syrie et le conseil
administratif du Mont-Liban ce qui af-
À partir du 30 septembre 1918, les Otto- fecta l’opinion publique du futur Grand
mans évacuèrent le Mont-Liban, cédant Liban.
leur pouvoir à des autorités locales. À
Beyrouth, le président de la municipalité, En plus, la réforme arabe fut la proie des
Omar Daouk, forma un gouvernement traités et des promesses contradictoires
provisoire et remplaça le gouverneur ot- données aux chefs régionaux, influen-
toman, Ismail Hakki. Aussi, le président çant la formation de la carte politique du
de la municipalité de Baabda prit la place Moyen-Orient arabe dans le siècle qui
du Moutassaref « Momtaz Bey » qui suit. Nous citerons à titre d’exemple :
quitta Baabda le 30 septembre 1918. De
même, suite au retrait ottoman, le conseil • Les correspondances Hussein-Mc-
administratif du Mont-Liban reprit ses Mahon9 : le chérif Hussein assurera
réunions et tenta de décider du sort du le soulèvement des Arabes contre les
Mont-Liban, à travers des revendications Ottomans à condition que les Alliés
présentées à la Conférence de la Paix à lui réservent un État arabe dont le
Paris. Liban fera partie. Le chérif Hussein
et le prince Fayçal avaient discuté
7 - C. Taoutel et P. Wittouck, Le Peuple libanais
avec les Anglais du sort des villes cô-
dans la tourmente de la Grande Guerre, 1914- tières libanaises (Tripoli, Beyrouth et
1918 d’après les archives des Pères jésutes au Liban, Saïda) ;
Presses de l’Université Saint-Joseph, 2015.
8 - G. Khoury, « La France et l’orient Arabe, 9 - H. Laurens, « Comment l’Empire Ottoman
naissance du Liban moderne 1914-1920 », Revue fut dépecé ? », Le Monde diplomatique, 2003,
française d’histoire d’outre-mer, 83, 125-126, 1996 p. 16-17.

70
• Les accords Sykes-Picot10 divisèrent Tout ce cadre régional fut conditionné par

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


la région en zones d’influence entre la fin de la Première Guerre mondiale et
Français et Anglais ; par l’instauration de la Conférence de la
• La déclaration Balfour publiée par Paix à Paris. Le président américain Wil-
le gouvernement britannique en no- son souhaita à travers ses quatorze points
vembre 1917 déclare être favorable à la résolution de la question de la colonisa-
l’établissement en Palestine d’un foyer tion et l’octroi aux peuples libérés le droit à
national juif. l’autodétermination.

De même, les confrontations de la


France dans la région se sont suivies. Il DESCRIPTION DE
s’agit de la Campagne de Cilicie (1918-
LA SOURCE D’ARCHIVES
1920), d’Alep, d’Emèse, du Sud du Li-
ban jusqu’à culminer dans l’affrontement
entre les forces armées du Royaume
Arabe de Syrie et l’Armée française Les pétitions représentent des requêtes
du Levant qui a eu lieu à Maysaloun, adressées par les Libanais à la Conférence
le 24  juillet 1920. Ces confrontations de la Paix à Paris. Ces pétitions sont toutes
n’étaient pas sans effet sur la formation conservées dans les Archives diploma-
du Grand Liban. La bataille de May- tiques du ministère des Affaires étrangères
saloun a poussé la France à accélérer la de France (MAE), au Quai d’Orsay, dans
décision relative à la création du Grand les volumes 42, 43 et 44, faisant partie
Liban, considérée comme une revendica- d’un Dossier numéroté « 1 » et intitulé
tion chrétienne et la division ultérieure « Pétitions » de la série E-Levant. Cette
de la Syrie en quatre États, en fonction série, sous la « Direction des Affaires Po-
de l’appartenance communautaire : l’État litiques et Commerciales », contient des
Alaouite, celui de Damas, l’État d’Alep documents de la période de 1918 à 1929,
et l’État Druze11. en lien avec la région géographique admi-
nistrée par les Français, essentiellement le
10 - Voir M. D. Berdine, Redrawing the Middle Liban et la Syrie. Les trois volumes 42, 43
East: Sir Mark Sykes, Imperialism and the et 44, objet de notre analyse, couvrent les
Sykes-Picot agreement, I. B. Tauris, 2018 ; Docu-
ments on British Foreign Policy, pp. 241-248 ; A.
années allant de 1918 à 1921.
Anghie, Introduction to Symposium on the Many
Lives and Legacies of Sykes-Picot, Cambridge uni- Tous les volumes rassemblent des en-
versity, 2017. quêtes de l’opinion libanaise mais aussi des
11 - P. Khoury, Syria and the French Mandate: the requêtes syriennes et autres, provenant de
Politics of Arab Nationalism 1920-1945, Princeton la Palestine et de Cilicie. Le volume  42,
University Press, 1987, pp. 27-42.

71
Tableau 1 - Répartition des pétitions selon les régions et les volumes
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Volume/Pétition selon
42 43 44 Total des fos
les régions
Fos. 1-36
Liban Fos. 1-32 Fos. 92-161 Fos. 47-79 177
Fos. 129-140
Palestine + Alep Fos. 33-166 - - 144
Alep Fos. 167-176 Fos. 1-56 - 52
Damas - Fos. 162-171 Fos. 37-45 20
Hama et Homs - - Fos. 80-128 49
Sélection des journaux - Fos. 57-91 - 35

Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.

composé de 176 folios (fos), englobe la du Grand Liban. Elles nous procurent des
période comprise entre décembre 1918 informations à différents niveaux. Nous
et juillet 1919. Le volume 43, formé de retenons essentiellement leur répartition
171  fos, couvre la période de juillet au géographique et communautaire, leurs
15 août 1919. Quant au volume 44, com- organisateurs ayant impacté l’opinion pu-
posé de 140 fos, il s’étale de 1920 à 1921. blique, le destinataire recherché pour in-
La répartition des pétitions par région et fluencer la décision politique relative à la
par volume figure dans le tableau 1. création du Grand Liban ainsi que la divi-
sion de l’opinion publique en fonction de
Toutes les pétitions du Liban ont été pré- l’objectif souhaité par les organisateurs des
sentées entre deux dates. La première est pétitions.
celle du village d’Argès, au Nord du Liban,
signée le 4 décembre 191812. La dernière
est celle du village Rachaya (Béqaa ouest), LA REPRÉSENTATION RÉGIONALE
signée le 29 juillet 191913. Ainsi, ces péti- ET COMMUNAUTAIRE
tions s’étendent sur neuf mois et couvrent DES PÉTITIONS
tout le territoire concerné par la formation
Toutes les régions du Liban actuel ont
12 - MAE Levant, Volume 42, Fo. 11. été concernées par la présentation des
pétitions portant sur une question qui
13 - MAE Levant, Volume 43, Fo. 72.

72
détermine leur sort au niveau politique. restitué au territoire du Mont-Liban pour

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


L’ensemble des districts, des villes et des intégrer le Grand Liban ou faire partie
villages du Liban actuel se sont mobilisés d’une autre entité politique, la Syrie uni-
pour influencer le sort de la décision qui fiée. Au regard de cette grande participa-
sera prise par la Conférence de la Paix à tion géographique, nous pouvons estimer
Paris (tableau 2). que presque toutes les communautés du
Liban ont participé à cette mouvance po-
Les pétitions originaires du Mont-Liban litique. Le tableau 3 reflète l’omniprésence
(MAE Levant, Volume 42, Fos. 26-27 communautaire, question évidente dans
et Volume 44, Fo. 22) n’étaient pas nom- un pays pluriconfessionnel dont la consti-
breuses ce qui semble compréhensible tution du régime politique a toujours re-
puisque le Mont-Liban formait déjà une posé sur un concensus inter-communau-
entité politique en soi. En ce qui concerne taire. L’absence remarquable est celle des
les autres territoires (Sud, Béqaa et Bey- Druzes qui ne présentent aucune pétition,
routh), ils ont été mobilisés puisque leur reflet d’un refus latent de la formation du
participation déterminera leur sort : être Grand Liban.

Tableau 2 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et


les districts

Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Districts
Sud 101 - - 101

Béqaa 7 - 18 25

Nord 13 - 7 20

Beyrouth - 15 2 17

Mont-Liban 2 - 1 3

Non précisé 3 - - 3

Hors Liban actuel - 1 1

Total 126 15 29 170

Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.

73
Tableau 3 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

les communautés

Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Communautés

Chiite 60 - - 60

Non précisé 26 - 3 29

Société, groupe officiel 7 11 8 26

Maronite 23 - - 23

Grecque orthodoxe 2 - 17 19

Sunnite 2 5 1 8

Grecque catholique 5 - 1 6

Chrétienne (sans précision) 2 1 - 3

Syrienne catholique - - 1 1

Alaouite - - 1 1

Total 127 17 32 176

Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.

LES ORGANISATEURS L’autorité religieuse et les représentants


DES PÉTITIONS locaux vont de pair. Cela prouve jusqu’à
quel point la structure religieuse est pré-
La répartition des pétitions en fonction sente au niveau politique puisque 73  %
des organisateurs nous permet de détec- environ des pétitions, soit 112, sont orga-
ter les forces mouvantes et influentes au nisées par les autorités religieuses suivies,
sein de la société libanaise. Le tableau 4 de loin, par les groupes de presse ainsi
révèle le genre de moteurs qui détiennent que les groupes sociaux ou commerciaux
la puissance sociale et économique, et par (15), laissant un espace réduit à l’admi-
conséquent politique. nistration officielle et aux individus.

74
Tableau 4 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


les organisateurs

Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Organisateurs
Autorité religieuse et représentants 112 - 16 128
Presse-Rapport 1 7 7 15
Société 4 5 6 15
À titre personnel 2 5 1 8
Administration officielle 7 - - 7
Anonyme 1 - 2 3
Total 127 17 32 176

Tableau 5 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et


les destinataires

Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Destinataires
Commission américaine-Picot-
75 - - 75
Congrès de Paix
Picot 30 - - 30
Commission américaine - 9 13 22
États alliés-Congrès de Paix 15 - 2 17
Public 5 4 6 15
Non précisé 2 1 1 4
Clemenceau - - 3 3
Administration de Beyrouth - 1 2 3
Conseil administratif du Mont-Liban - - 1 1
Gouraud - - 1 1
Gouvernement français - - 1 1
Crane - 2 2 4
Total 127 17 32 176

Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.

75
LES DESTINATAIRES Grand Liban, l’établissement d’un État
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

syrien unifié englobant le Mont-Liban,


Ils regroupent essentiellement les entités un Grand Liban maintenant une relation
capables d’influencer la politique inter- économique étroite avec la Syrie et, en
nationale quant à la décision à prendre fin de compte, une Union syrienne tout
concernant le Liban. Ces destinataires en réservant une marge d’autonomie au
sont principalement soit l’État français, Mont-Liban (tableau 6).
soit la Commission américaine. Le ta-
bleau 5 donne un aperçu sur la répartition Ainsi, nous pouvons détecter chez les com-
des pétitions en fonction des destinataires. munautés qui ont formé le Liban un posi-
tionnement différent, voire parfois contra-
dictoire à l’égard du sort du Mont-Liban
ou de la formation du futur Grand Liban
TENDANCES ET
(tableau 7).
DEMANDES DE L’OPINION
PUBLIQUE Les Maronites, dans leur majorité absolue,
ont opté pour le Grand Liban14. L’autorité

L’analyse des multiples pétitions met la 14 - MAE Levant, Volume 42, Fo. 2, voir An-
nexe A : Exemple de revendications élaborées par
lumière sur quatre objectifs saillants : le
les Maronites).

Tableau 6 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et


les objectifs

Nombre de
Volume 42 Volume 43 Volume 44 Total
pétitions/Objectifs
Grand Liban 118 5 12 135
Non précisé 2 7 2 11
Syrie Unie 4 3 3 10
Grand Liban gardant une liaison
- - 10 10
économique avec la Syrie
Autonomie libanaise au sein de
2 - - 2
l'Union syrienne
Rapport 1 2 5 8
Total 127 17 32 176

Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.

76
Tableau 7 - Répartition de l'opinion publique libanaise selon le nombre de pétitions et le

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


choix de l'objectif

Grand Liban Autonomine


Grand Union
Objectif/Communauté + liaison éco. du Liban dans
Liban syrienne
avec Syrie l'US
Maronite 22 1 - -

Chiite 60 - - -

Sunnite 1 2 - -

Grecque orthodoxe 8 - - -

Grecque catholique 3 - 11 1

Syrienne catholique 1 - - -

Alaouite 1 - - -

Chrétienne (sans précision) 3 - - -

Source : Le sondage de l’opinion publique libanaise accompli par deux instances politiques internationales : le Com-
missariat français et la Commission américaine entre 1918 et 1920, tel qu’il figure dans les Archives du ministère des
Affaires étrangères, E-Levant, Volumes 42-43-44.

religieuse a déployé de grands efforts et a seule pétition) et l’Union syrienne (deux


profité de toutes ses relations historiques pétitions)15, ont manifesté, à travers cet
avec la France pour parvenir au Grand abstentionnisme, le refus d’un Grand Li-
Liban. Des délégations assistent à la Con- ban dans lequel ils se transformeront en
férence de la Paix à Paris et parviennent une minorité parmi d’autres. Dans un
à avoir une réponse écrite du Premier mi- souci de maintenir une lignée historique
nistre français à l’époque, Georges Cle- fidèle à l’appartenance identitaire ara-
menceau, validant leurs revendications. bo-musulmane plutôt qu’à l’identité na-
Leur attachement à la tutelle française tionale libanaise, ils s’attachent à l’Union
était à leur avantage du moment où d’au- syrienne et à la conformité de leur opinion
tres groupements, influencés par l’Émir avec les revendications de l’Émir Fayçal.
Fayçal, préféraient la tutelle américaine et Un Grand Liban risquerait d’affecter
anglaise. leur existence surtout que les villes cô-

Les Sunnites, avec une participation ré- 15 - MAE Levant, Volume 43, Fo. 52 (Exemple
duite partagée entre le Grand Liban (une des revendications faites par les Sunnites pour
une Syrie unifiée).

77
tières revendiquées pour être annexées création d’une identité nationale, tout en
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

au Mont-Liban revêtent un caractère préservant leur rôle de modérateurs entre


démographique global sunnite (Tripoli, les Chrétiens favorables à une culture oc-
Beyrouth, Saïda et Sour). cidentale et les Musulmans attachés à une
culture arabo-islamique. Tout cela favorise
Quant à la communauté chiite, elle pré- la tendance de la communauté orthodoxe
sente des pétitions favorables, en majo- vers une dépendance à l’égard de la Syrie
rité, à la création du Grand Liban. Ces au détriment de la formation d’un Grand
pétitions proviennent surtout du Sud Liban indépendant.
où l’ambivalence de cette communauté
se manifeste  : perplexité devant le choix La communauté grecque catholique a
entre l’appartenance à une identité ara- opté pour l’Union syrienne en réservant
bo-islamique au sein de laquelle elle n’a au Mont-Liban une autonomie au sein de
pas d’existence particulière ou appui à la cette union. Prenant en considération la
naissance du Grand Liban où elle peut présence grecque catholique en Syrie et
garantir son statut d’une minorité par- dans la vallée de la Béqaa, cette commu-
mi d’autres. Cette attitude s’est soldée au nauté se positionne à mi-chemin pour
sud par un massacre connu sous le nom maintenir la porte ouverte à toute possi-
du massacre de la « Vallée Houjayr » où bilité, surtout que la décision de la Confé-
les Maronites du village « Ain Ebel » ont rence de la Paix était méconnue.
été massacrés par les Chiites de la région
le 5 mai 192016. La démographie chiite de Hors du cadre libanais, une pétition pré-
la Béqaa reste absente à ce sujet. Une ab- sentée par la communauté alaouite ha-
sence interprétée comme récalcitrante à la bitant le Nord de la Syrie réclamait la
formation du Grand Liban. création d’un Grand Liban tout en re-
vendiquant l’appartenance territoriale à
L’opinion de la communauté orthodoxe a ce Grand Liban. La justification de leur
penché vers le choix du Grand Liban qui demande mentionne leur état de souffran-
maintient des liens économiques étroits ce et d’insécurité causée par l’agressivité
avec la Syrie. Cette revendication reflète dissociative de la majorité sunnite en Syrie
un caractère consensuel mais aussi une (volume 44, Fo. 30, voir Annexe B).
prise en considération de la présence dé-
mographique orthodoxe sur le territoi- Cette mouvance de l’opinion publique a
re syrien. La protection de leur identité joué un rôle primordial puisqu’elle a donné
communautaire prime sur le besoin de une légitimité aux revendications récla-
mées par les trois délégations libanaises
qui ont été en France à la Conférence de
16 - MAE Levant, Volume 313, Fo. 1019.

78
la Paix17, dans un effort conjugué abou- officiellement la constitution du Grand

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


tissant à la création du Grand Liban. La Liban avec Beyrouth pour Capitale »18.
première délégation se présenta à Paris
suite à la décision du Conseil administra- * * *
tif le 9 janvier 1918. Elle fut présidée par
Daoud Ammoun et formée de Mgr Ab- Le Grand Liban ne fut pas uniquement
dallah Khoury, Mahmoud Jomblatt, Émi- le fruit d’un ensemble de circonstances et
le Eddé, Ibrahim Abou Khoder, Abdel d’évènements qui ont précédé sa déclara-
Halim Hajjar et Tamer Hamadé. Arrivés à tion, mais plutôt le résultat d’une longue
Paris le 25 janvier 1918, ils y retournèrent gestation depuis le début du XIXe siècle
le 26 mars 1919. La deuxième délégation jusqu’en 1920. L’idée d’une nation maro-
fut présidée par le Patriarche Elias el Ho- nite qui est née dans l’historiographie du
yek accompagné des évêques Moubarak, patriarche maronite Estephan Doueihi19
Feghali, Moughabghab et du secrétaire n’a cessé d’évoluer au prix des évènements
général de la délégation, M. Léon Hoyek. de 1840, des massacres de 1860, sans ou-
Cette délégation arriva à Paris le 22 août blier la famine de 1914, le tout comploté
1919. La troisième délégation fut la sui- par les gouverneurs ottomans. L’aspiration
te de la deuxième, présidée par Mgr Ab- des Maronites à un État qui embrasse la
dallah Khoury accompagné par Émile modernité et qui garantit la liberté fut
Eddé, Joseph Gemayel et l’Émir Toufic transformée en une cause qui porta le nom
Arslan. À l’issue de cette délégation, une du Liban depuis le XIXe siècle. C’est ce qui
lettre fut envoyée par Clemenceau au Pa- a donné naissance à la question du Liban
triarche Hoyek, suivie d’une autre à Mgr telle décrite par Jouplain20 qui réclamait
Khoury le 24 août 1920, admettant dans
ces deux lettres l’indépendance du Liban.
Les revendications des délégations étaient 18 - L. Loheac et L. Oheac, op. cit., p. 76.
celles de l’Indépendance du Liban, de la 19 - T. F. Njeim, La maronité chez Estéfān
restitution de ses frontières « naturelles » Dūwayhī, Université Saint-Esprit de Kaslik, 1990.
et « historiques » en joignant au Mont-Li- 20 - P. Jouplain, Étude d'histoire diplomatique et
ban les villes de Tripoli, Beyrouth et Saïda de droit international, Rousseau, 1908. Paul Nou-
jaim, surnommé Jouplain, naquit à Jounieh le
ainsi que les districts de Akkar, Baalbeck, 22 février 1880. Il voyagea en France, après avoir
Hasbaya, Rachaya et Merjeyoun. Comme terminé ses études au collège Saint Joseph-An-
résultat de ce long parcours, le « 1er sep- toura pour accomplir des études et des recherches
en droit et en sciences politiques. De retour au
tembre 1920, le général Gouraud annonça Liban, il fut nommé directeur des affaires étran-
gères au temps du Moutassarif Yohaness Pacha et
il fut, sous le Mandat, le procureur général de la
17 - L. Loheac et L. Oheac, Daoud Ammoun et la République près de la Cour d’appel. Il mourut à
création de l’État Libanais, Klincksieck, 1978. Paris en 1931.

79
depuis la moitié du XIXe siècle les fron- de Maysaloun vient trancher ce tiraille-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

tières naturelles du Liban. Les pétitions ment, presque un mois avant la déclara-
concrétisent la question du Liban et trans- tion du Grand Liban le 1er septembre de
forment la lutte en réalité. Les revendica- la même année. Effectivement, l’intérêt
tions reflètent des demandes formulées par mutuel entre la France et les Maronites
les Maronites depuis le XIXe  siècle  : an- a donné naissance au Grand Liban. « Si
nexer les territoires détachés du Mont-Li- la France avait besoin d’un Liban ami-
ban. L’énergie sous-jacente dans la mobili- cal avec une majorité chrétienne comme
sation de l’opinion publique fut structurée base de sa politique syrienne, les Ma-
par l’Église maronite avec la participation ronites et les autres chrétiens libanais
des prélats de cette communauté. Le avaient besoin de la protection française
rêve du patriarche Doueihi qui date du pour leur pays contre les prétentions pa-
XVIIIe  siècle se réalise par le patriarche narabes. La solidarité entre les deux par-
Hoyek au début du XXe siècle. ties était particulièrement urgente dans
la mesure où Fayçal et son gouverne-
Cette déclaration du Grand Liban n’au- ment arabe contrôlaient toujours la zone
rait pas été possible sans la conviction Est et réclamaient à cor et à cri une Syrie
française, une conviction qui n’était pas arabe unifiée »23.
présente mais s’est consolidée au cours
des évènements et sous l’insistance de la Pour les Maronites, la déclaration du
demande maronite. Robert de Caix consi- Grand Liban n’est qu’un retour à l’état
dérait la Syrie comme étant « une seule normal de ce pays duquel ils ont été pri-
région géographique : elle a besoin au vés sous l’occupation ottomane, puisqu’il
moins dès à présent, de l’unité douanière regagne ses « frontières naturelles »
et monétaire »21. Cette vision française s’est comme signalé dans les pétitions. C’est le
évaporée à cause du refus catégorique des Liban qu’ils ont souhaité, capable d’inté-
Syriens d’accepter le protectorat français grer la modernité par l’aide de la France
d’un côté, et d’un autre côté, l’insistance à travers sa tutelle et toujours ouvert aux
du patriarche maronite sur les liens his- autres à travers un État garant de la li-
toriques entre les Maronites et la France berté, assurant leur existence et leur rôle.
en plus de son attachement au protec- Effectivement, la formation du Grand
torat français, moyen pragmatique pour Liban est source du contrat socio-poli-
atteindre le Grand Liban22. La bataille tique libanais ou Pacte national dans le
but d’intégrer les groupes nouvellement
21 - Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77
et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 302. et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 248.
22 - Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77 23 - K. Salibi, op. cit. pp. 281-282.

80
annexés au Liban. Ce Grand Liban l’expose à des conflits internes alimen-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


souhaité par les Maronites fut toujours tés par un problème régional depuis la
ouvert aux autres communautés dans le création du foyer national juif en 1947,
respect des différences et la protection l’éclatement du conflit israélo-arabe et
de leur existence. Mais l’attachement des l’avènement d’un ordre mondial bipo-
Sunnites à une Syrie unifiée, la méfiance laire. Le Liban s’est transformé, de par
des Chiites traduite par le massacre de la son antagonisme intérieur, en une plate-
« vallée Houjayr » et la suspicion du si- forme qui reflète les conflits régionaux
lence druze à l’égard du nouvel État nais- et internationaux. Et les crises se pour-
sant prouvent que la communauté mu- suivent : une indépendance qui repose
sulmane, dans toutes ses confessions, a sur une négation artificielle (négation de
interprété le Grand Liban comme étant l’Occident par les Chrétiens et négation
une hégémonie maronite moyennant un de l’entourage arabe par les Musulmans),
bras de fer français. Ainsi, les Maronites la crise de 1958 et les évènements de
ont intégré dans le Grand Liban des en- 1973, l’éclatement de la guerre libanaise
tités qui refusent son existence même. en 1975, les accords de Taêf, dont l’ap-
Toutes les tentatives d’atténuer le refus plication a été mitigée sous l’occupation
du Grand Liban ne pouvaient induire de syrienne. Tout ce cumul mène de nos
changement profond. Le pacte national jours à une crise de régime, financière,
de 1943 n’a fait que semer de faux es- monétaire, économique, sociale et poli-
poirs, ceux de développer un sentiment tique. Un siècle après la déclaration du
d’appartenance identitaire et nationale Grand Liban, il est remis en cause par la
chez les groupes nouvellement annexés dislocation même de l’État et l’existence
au Mont-Liban. Toutefois, cette citoyen- des fractions armées qui prennent en
neté ne s’est point développée et les créa- otage cet État, le privant de sa capacité
teurs du Grand Liban n’ont pas réussi à à prendre des décisions stratégiques dans
étendre aux autres un concept unifié du un contexte régional et international
Liban ou une appartenance nationale. autant tumultueux et transitionnel qu’à
Le cours des évènements historiques au l’époque de 1918-1920.
courant du siècle qui suit la déclaration
du Grand Liban prouve l’existence de La discordance semée à la naissance du
deux forces antagonistes qui poussent Grand Liban est récoltée cent ans plus
dans deux sens opposés : l’une voulant tard par une crise d’existence, par un
le Grand Liban avec ses « frontières na- conflit qui déterminera son sort pour le
turelles », l’autre faisant partie, sans le siècle à venir. Pourrait-il, ce Grand Li-
vouloir, de ce Grand Liban. Toute la si- ban, maintenir son existence et son rôle
tuation affaiblit ce pays naissant car elle de modernisme avec la montée en flèche

81
du djihadisme, identifié dans ses deux gences de la politique... »24. De nouveau
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

volets : chiite dirigé par l’Iran et sunnite la France est perplexe et indécise…
par l’État islamique en Iraq et en Sy-
rie ? De nos jours, la France se retrouve Seul le cours des évènements futurs et la
au cœur des évènements du Grand Li- volonté libanaise nous fourniront la bonne
ban… Une France souhaitée par les Li- réponse n
banais, comme un siècle auparavant, par
le Patriarche Hoyek « affranchie des exi- 24 - Voir MAE Levant, Volume 22, Fos. 50 à 77
et 136 à 147 ; G. Khoury, op. cit, p. 248.

82
1920-2020 :

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


LE LIBAN A-T-IL EXISTÉ ?
François Costantini revient sur la création du Grand Liban et à sa difficulté
à devenir un État-nation.

François COSTANTINI1
Enseignant à l'Université Saint Joseph de Beyrouth

NAISSANCE l’Empire romain et à l’Antiquité tardive,


DU GRAND LIBAN jusqu’à demeurer un espace de latinité et
de romanité dans un ensemble pleinement
acquis à la langue et à la culture d’Homère.

E
n premier lieu, on ne saurait contes-
ter l’existence quasiment immémo- Ce ne fut pas sans conséquences sur
riale d’une entité libanaise. l’irruption d’une exception spirituelle
et culturelle, l’église maronite. Qui ne
Sa conscience, sa volonté1d’être, viennent, connut, contrairement à l’ensemble des
pour reprendre les propos du général de églises d’Orient, aucune scission en
Gaulle sur la France dans ses Mémoires son sein. À laquelle le Grand schisme
d’Espoir, « du fonds des âges »… d’Orient de 1054, catastrophique pour
l’avenir de la chrétienté, fut totalement
Dans l’Antiquité, la singularité phéni- étranger. Qui ne souffrit à aucun moment
cienne se détachait déjà de l’ensemble la moindre remise en cause de son allé-
syrien. À un univers désertique et bédoui- geance à Rome.
nisé répondait une civilisation ouverte, cu-
rieuse, innovante. Durant les Croisades, les Francs rencon-
trèrent sur la terre du Mont Liban une
Cette singularité est même allée, depuis nation qui, aux dires de Saint-Louis, était
l’époque hellénistique jusqu’aux termes de « une partie de la nation française ».

1 - François Costantini est l’auteur de Le Liban. Par la suite, Louis XIII assura les Maro-
Histoire et destin d’une exception, Perspectives nites du soutien appuyé de la France.
libres, 2017.

83
C’est d’ailleurs au XVIIe siècle que le décide la création du Grand Liban. Au
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Liban, plus précisément le Mont Liban, Mont-Liban sont adjoints Beyrouth, Tri-
acheva sa première unité politique au- poli, le Akkar au nord, la plaine de la Be-
tour de l’émir druze – vraisemblablement kaa, Saïda, Tyr et le Liban Sud.
converti au maronitisme – Fakhreddine.
Qui unit, face à la Porte, les minorités L’anticlérical Clemenceau avait finale-
menacées du Mont Liban, maronites, ment, durant la Conférence de Versailles,
druzes en chiites pour l’essentiel. répondu favorablement à l’appel et au
projet du Patriarche maronite d’alors,
Les systèmes politiques qui prennent la Mgr Hoayek.
suite – le Double caïmacamat en 1841
et la Moutassarifiyat en 1861 –, tout en Le Grand Liban, alors constitué sous la
découlant d’accords internationaux à la férule du Mandat de la SDN conféré à
suite de périls rencontrés par les popu- la France, s’établit, au plan politique et
lations chrétiennes –, répondirent néan- institutionnel, par la reconnaissance de
moins à la spécificité absolue du Liban : 18 communautés.
l’équilibre entre islam et chrétienté, fé-
condant, fait unique en Orient, un refus En 1926, une Constitution est rédigée.
de la dhimmitude de la part des chré- Elle affirme les principes démocratiques,
tiens, assurant à ceux-ci un espace excep- l’égalité de tous au plan des droits poli-
tionnel de liberté. tiques.

Coutumier des faits génocidaires, l’Em- Ce qui prémunit les chrétiens contre les
pire ottoman tenta d’exercer ses sinistres principes islamiques de la dhimmitude,
forfaits à l’encontre de la population du où ils doivent accepter une condition de
Mont Liban durant le Premier conflit sujets de seconde zone, privés du moindre
mondial. droit politique, face aux musulmans do-
minateurs.
Issus de toutes les confessions, mais en
grande partie des chrétiens, les martyrs Par une répartition constitutionnelle des
libanais furent honorés par une statue pouvoirs, avec, notamment, un président
mémorielle érigée en plein centre de Bey- maronite qui assurera au pays un visage
routh. libéral et démocratique, avec l’épanouis-
sement de la société à l’ombre du protec-
La France, alors moins soucieuse de par- teur français, le Liban connaîtra, durant
ticipations dans l’Irak Petroleum Com- le Mandat français, son véritable âge
pany que du sort des chrétientés d’Orient, d’or.

84
UNE SOCIÉTÉ MISE À MAL Dès 1945, le Liban est sommé par sa

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composante islamique d’adhérer au Pacte
d’Alexandrie, fondateur de la Ligue arabe.
Mais la Seconde Guerre mondiale et les Qui les entrainera dans tous les abimes
idéologies dites « progressistes », par la régionaux.
suite, vont mettre à mal la société liba-
naise. Le pire d’entre eux, sciemment organisé
par les dirigeants sunnites (les clans Kara-
De façon abusive, nombre de dirigeants mé, Salam, Solh) eu pour objet de faire du
libanais – y compris certains chrétiens, à Liban le principal pays d’accueil des réfu-
l’image du premier Président de la Répu- giés palestiniens à l’issue du conflit perdu
blique, Bécharra el Khoury –, vont s’op- face à Israël en 1948.
poser à la « situation coloniale française ».
Alors que la France, au Liban, de 1920 à Les sunnites espéraient ainsi renverser
1943, aura véritablement érigé une société l’équilibre démographique en leur faveur.
de liberté, une économie prospère, un en-
seignement exigeant et de qualité. Fidèle Qui plus est, l’OLP s’installe au Liban en
en cela au texte du Mandat, lui assignant 1970, après avoir été chassée de Jordanie
une « mission de civilisation ». par les troupes du roi Hussein, dont elle
avait mis le pays, selon ses habitudes ter-
L’indépendance, qui survint en 1943, roristes, à feu et à sang.
s’avérera être une véritable « erreur de cas-
ting », pour dire le moins. La centrale palestinienne, dirigée par Yas-
ser Arafat, va multiplier les provocations,
Les musulmans sunnites, souhaitant noyer les démonstrations de force, les enlève-
l’élément chrétien dans une Grande Syrie, ments et les assassinats contre les membres
où ils ne tarderaient pas à retrouver le sta- de l’Armée libanaise et grand nombre de
tut abhorré de dhimmis. Libanais, essentiellement chrétiens.

Les chrétiens sont alors sommés, moyen- Le journaliste Georges Naccache, par sa
nant l’accès théorique à la souveraineté et formule « deux négations ne font pas une
à l’indépendance d’un Liban distinct de la nation » analysera avec justesse l’impos-
Syrie, de concéder au camp mahométan ture de ce Liban qui se déclare indépen-
le fait que le Liban a « un visage arabe ». dant en 1943. Ce qui lui vaudra plusieurs
mois de prison : la fin du Mandat français
Ce qui constitue une véritable ineptie au a également signifié une réduction sen-
plan historique, ethnique et culturel. sible des libertés publiques.

85
En 1958, le camp musulman tentera fense du camp chrétien, définira de façon
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d’entraîner le Liban dans les chimères de optimale le Liban tel qu’il fût depuis son
Nasser, qui vient de constituer – à marche origine, et tel qu’il aurait dû être dès son
forcée contre le peuple syrien, qui chasse- accession à l’indépendance.
ra les Égyptiens trois ans plus tard – avec
la Syrie la République Arabe Unie. Les Le 29 novembre 1981, à Antélias, dans la
chrétiens, avec à leur tête leur valeureux banlieue de Beyrouth, il prononce un dis-
président, Camille Chamoun, refuseront cours d’anthologie à l’occasion du 45e an-
de se soumettre à un projet à la fois totali- niversaire de la fondation du principal
taire et islamique. parti chrétien, les Kataëb, par son père,
Pierre Gemayel :
Le déclenchement de la Guerre du Liban,
en 1975, est dû à la volonté du camp mu- « À l’heure où se discute le sort des
sulman – qui s’en remettra par la suite à la peuples de la région et de leurs États res-
tutelle de la Syrie – de mettre son veto à pectifs, le dossier du Liban défend dans
l’intervention de l’Armée libanaise contre une large mesure la position des Kataëb.
les exactions de l’OLP. Le Premier ministre Ces derniers s’identifient au Liban, dont
sunnite d’alors, Rachid Karamé, prendra la ils sont la véritable garantie. Le Liban est
défense de l’OLP contre sa propre armée… leur raison d’être, et ils sont la garantie de
sa pérennité. Le pari que Pierre Gemayel
Profitant largement d’une société libé- a fait sur le Liban n’a pas changé  ; les
rale, d’une économie ouverte et prospère, vicissitudes de la politique régionale et
de secteurs particulièrement performants internationale n’ont fait que le soutenir,
(banque, éducation, santé…), les dirigeants les événements qui se sont produits dans
musulmans libanais auront délibérément, la région au cours des dernières années
par haine viscérale et jalousie envers les n’ont fait que le renforcer, et aujourd’hui
chrétiens, mis à bas un pays jusqu’alors dé- la prise de conscience des musulmans
nommé « Suisse du Proche-Orient ». vient le confirmer (…). Il s’en suit que
l’unité du Liban a été et demeure le projet
C’est cependant au faîte de la Guerre du des Kataëb, tandis que sa division a été et
Liban que la Pays du Cèdre va trouver demeure le projet des autres. Cependant,
la figure qui va incarner véritablement il ne peut y avoir de véritable unité sans
l’identité libanaise jusque dans les tré- une allégeance absolue de tous les Liba-
fonds les plus profonds. nais envers le Liban. De même, il ne peut
y avoir de liberté sans sécurité pour tous
Béchir Gemayel, chef des Forces Liba- les Libanais. Telle est, en peu de mots, la
naises, organe politique et militaire de dé- patrie que nous voulons. C’est un choix

86
ancien, auquel nous demeurerons atta- imposés alors par les États-Unis et l’Ara-

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chés, et pour la réalisation duquel nous bie saoudite, placent le pays sous la tutelle
sommes déterminés à lutter jusqu’à ce de la Syrie. Amenuisant considérablement
que le problème libanais trouve sa solu- les prérogatives des chrétiens – via celles
tion complète et finale. Nous n’accepte- du président de la République maronite –
rons jamais plus de solutions partielles, ni dans l’édifice institutionnel libanais.
de solutions fondées sur un compromis,
car tout compromis sur ce plan se tradui- Le retrait syrien, en 2005 – davantage mo-
rait par la perte de nos droits ». tivé par les intérêts américains dans la ré-
gion que par une réelle volonté de rendre
La décision chrétienne, fondatrice de la au Liban sa souveraineté – aboutit à une
liberté, de la souveraineté et de l’intégri- autre tutelle, stratégique, du Hezbollah
té du Liban et des Libanais, des chrétiens sur le pays. Le parti pro-iranien (qui ne
au premier chef : une telle équation n’aura reçoit d’ordres que du Guide suprême de
hélas jamais été mise en oeuvre en dépit la Révolution iranienne) menace depuis
des espoirs fondés sur l’accession de Bé- d’entrainer, sur le seul vocable d’un agenda
chir Gemayel à la présidence de la Répu- iranien exclusif, le pays vers l’abîme dans
blique le 23 août 1982. le cas d’une confrontation majeure avec
Israël.
Béchir Gemayel, assassiné le 14 sep-
tembre 1982 par des sicaires pro-syriens Il a trouvé en Michel Aoun, devenu pré-
sur ordre direct d’Hafez el Assad, alors sident de la République du fait de son
président syrien, a emporté avec lui les es- soutien, un exécuteur zélé de ses intérêts
poirs du peuple libanais. Qui, depuis, loin au sommet de l’État libanais.
de là, n’a jamais retrouvé de leader digne
de défendre ses droits sans faux semblants Dernière trahison de celui qui aura ame-
ni compromissions. né les chrétiens au bord du précipice,
avant tout pour satisfaire ses appétits
de pouvoir : M. Aoun vient de déclarer
LE PAYS LÉGAL VERSUS sa volonté de transformer le Liban en
État laïc. Ce qui correspondrait aux in-
LE PAYS RÉEL
térêts exclusifs de ses tuteurs chiites du
Hezbollah, qui triompheraient définiti-
vement par la loi du nombre. Et qui, de
La conclusion de la Guerre du Liban, en façon irréversible, ramèneraient les chré-
1989-1990, se fera essentiellement au dé- tiens au rang de dhimmis, de citoyens de
triment des chrétiens. Les Accords de Taëf, seconde zone.

87
À celui qui, depuis 30 ans, s’est révélé anciennes – le confessionnalisme en
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comme le pire imposteur des intérêts du Orient remonte à l’Empire byzantin –, il


Liban au bénéfice des siens (et de son clan est sage de ne pas bousculer l’évolution
familial, à l’image de son gendre, Gebran (…) ».
Bassil, dénoncé lors des récentes manifes-
tations par la jeunesse libanaise comme la 1920- 2020 : le Liban a-t-il existé ? Dans
figure de proue de la corruption du pays), l’esprit du peuple libanais et des chrétiens
on ne peut que renvoyer les propos du plus particulièrement, certainement, de
véritable homme de l’exception libanaise, façon permanente. Dans les intérêts des
Béchir Gemayel, qui déclarait dans une dirigeants, musulmans pour l’essentiel, de
interview au Monde, le 18 août 1982 : façon rare et épisodique.

« Le Liban est-il suffisamment mûr Le Liban, sauf lors de la période bénie du


pour la laïcité dans toute l’acceptation Mandat français, aura vu, comme bien des
du terme  ? Une chose est certaine : le pays, le « pays légal » mettre à mal les in-
comportement de l’État vis-à-vis des ci- térêts du « pays réel ».
toyens sera laïc, en ce sens que chrétiens
et musulmans seront égaux devant la Peu importe à l’auteur de ces lignes,
loi [ndlr : ce qui constitue le fondement pourtant anticolonialiste par principe et
de l’exception libanaise]. Dans un État conviction, de valoriser particulièrement
multiconfessionnel, l’idéologie laïque est la période de présence française.
certes l’instrument qui permet de réaliser
mieux que tout autre la cohésion natio- Parce que la France fut, de Saint- Louis
nale. Cependant, l’islam ne pourrait pas au Mandat, le seul pays qui prit en compte
supporter la laïcité, ni du reste les hié- les seuls intérêts du Liban, loin des vicis-
rarchies chrétiennes. Sur ces points qui situdes et des turpitudes du jeu souvent
touchent à des traditions profondément malsain des puissances dans la région n

88
LORSQUE NAPOLÉON III

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SE PORTAIT AU SECOURS
DES CHRÉTIENS
DU PROCHE-ORIENT ET
S’INTÉRESSAIT AU LIBAN
En 1860, le massacre des chrétiens du Proche-Orient (Liban et Syrie)
perpétré par les musulmans druses et sunnites donnait lieu à la première
grande expédition humanitaire d’interposition de l’histoire. La France
de Napoléon III y jouait un rôle central. Elle était à la fois mandatée
par l’Europe pour intervenir et limitée par celle-ci dans son action. Cet
événement qui a 160 ans est d’une incroyable résonance aujourd’hui1.

Éric ANCEAU
Historien, Sorbonne Université et SIRICE

ANATOMIE siècles. Y cohabitent deux communautés,


D’UN MASSACRE des agriculteurs chrétiens traditionnel-
lement protégés par la France, les Maro-
nites, et des éleveurs pratiquant majori-

A
u milieu du XIXe siècle, le tairement une religion dérivée de l’Islam,
Mont-Liban est sous adminis- les Druses, clients des Britanniques. En
tration ottomane1 depuis quatre 1842, à la suite de grands troubles entre les

1 - Pour ne pas alourdir démesurément les notes,


nous signalons une fois pour toutes que nous Louet, Expédition de Syrie. Beyrouth, le Liban, Jé-
nous appuyons, sauf mention contraire, sur trois rusalem, 1860-1861, Paris, Amyot, 1862, ainsi que
récits contemporains, Eugène Poujade, Le Liban sur une monographie récente consacrée au sujet :
et la Syrie, 1845-1860, Paris, Librairie Nouvelle, Yann Bouyrat, Devoir d’intervenir ? L’intervention
1860 ; Baptiste Poujoulay, La Vérité sur la Syrie et humanitaire de la France au Liban, 1860, Paris,
l’expédition française, Paris, Gaume, 1861 ; Ernest Vendémiaire, 2013.

89
deux communautés, le pays est divisé en proie des flammes. » Dans les jours sui-
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deux provinces, le nord placé sous la direc- vants, les Druses s’emparent de plusieurs
tion d’un Maronite et le sud, sous un chef villes chrétiennes, y pillent les maisons et
druse, le tout sous la dépendance du pacha en massacrent les habitants. Une partie des
de Beyrouth, lui-même soumis au gouver- chrétiens fuient vers le littoral. Des navires
neur de Damas. français et britanniques recueillent plus de
2 000 réfugiés.
En 1856, la suite du Congrès de Paris qui
marque la fin de la guerre de Crimée, le Après une inertie quasi-totale de plus
sultan Abdülmecid a concédé l’égalité aux de trois mois du pacha de Beyrouth, du
chrétiens et aux musulmans dans toute gouverneur de Damas, Ahmed Pacha, et
l’étendue de son Empire sous la pression du sultan, et alors que la communauté in-
de ses alliés, la France et la Grande-Bre- ternationale commence à s’émouvoir des
tagne qui l’ont aidé à vaincre la Russie. nouvelles qui lui parviennent, les autorités
Mais dans les montagnes du Liban, cette turques finissent par imposer aux chré-
situation nouvelle est mal vécue. Aux riva- tiens, le 5 juillet, un traité qui leur garantit
lités ethniques et religieuses s’ajoutent en la sécurité contre l’impunité de leurs bour-
effet des jalousies économiques, les Maro- reaux et la renonciation à toute demande
nites détenant plusieurs monopoles. Les de restitution des biens qui leur ont été
tensions se multiplient et le pacha de Bey- volés.
routh, Kourchid, donne systématiquement
raison aux Druses. Cependant, le 9, les persécutions touchent
la Syrie et sa capitale Damas, 150 000 habi-
En mars, un couvent est pillé et un prêtre tants à l’époque dont près de 20 000 chré-
tué. Trois chrétiens sont assassinés fin avril. tiens de toutes origines. Pendant dix jours,
Les autorités ne sévissent pas contre les plusieurs milliers d’entre eux, principa-
auteurs qui sont pourtant identifiés et dé- lement des hommes, des enfants et des
noncés par les victimes. Les chrétiens dé- vieillards sont massacrés dans les rues et
cident alors de se faire justice eux-mêmes. dans les maisons, pendant que les femmes
Le 14 mai, deux Druses sont à leur tour sont conduites dans des harems quand
assassinés. C’est le point de départ d’un elles n’ont pas été elles-mêmes assassinées.
embrasement général. Le 29, les Druses Le gouverneur laisse les fanatiques agir en
commencent à massacrer systématique- toute impunité. Seul l’émir Abd el-Kader,
ment les chrétiens. Le consul anglais gracié par Napoléon III après sa révolte
Moore écrit à son gouvernement : « La contre la conquête française de l’Algérie
guerre civile vient d’éclater dans le Liban ; et résidant désormais dans la capitale de
les villages en vue de Beyrouth sont la la Syrie, a sauvé l’honneur en offrant l’asile

90
de son palais à plusieurs milliers de chré- par la presse4, le public est informé, le

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tiens2. 18 juillet, du massacre de Damas, par Le
Moniteur, le journal officiel de l’Empire,
Fin juillet, lorsque les troubles s’arrêtent, qui publie une dépêche du commandant
le bilan est très lourd. Les massacres de la division navale du Levant. La nou-
ont fait au moins 10 000 morts dont velle provoque une grande émotion dans
la moitié à Damas, et certaines estima- l’opinion publique5.
tions parlent même du double. Plus de
75 000 chrétiens ont été chassés de leur La presse catholique et légitimiste, en
village, pendant que 10 000 enfants ont particulier L’Ami de la religion, lance des
perdu leurs parents. 560 églises, 42 cou- pétitions et des souscriptions pour venir
vents et 28 écoles ont été détruits. Le en aide aux chrétiens d’Orient. Très affec-
sultan envoie son ministre des Affaires té lui-même, Napoléon III se sent d’au-
étrangères, Fouad Pacha, à la tête d’une tant plus contraint de réagir que le sou-
armée, pour rétablir l’ordre. Le choix de verain français est traditionnellement le
l’homme est significatif. Il faut en effet protecteur des chrétiens d’Orient depuis
un diplomate habile pour régler une af- les capitulations du règne de François Ier.
faire qui est désormais internationale. Il se doit aussi de donner des gages aux
Fouad est l’homme idéal pour paraître catholiques français car la guerre d’Italie
céder à l’Europe tout en lui résistant3. qu’il a menée aux côtés du Piémont contre
les Autrichiens, l’année précédente, a sus-
cité leur colère en bouleversant l’équilibre
LE CONGRÈS DE PARIS dans la péninsule et en remettant en cause
les États pontificaux. Il repousse cepen-
ET L’INTERVENTION
dant l’idée défendue par des catholiques
FRANÇAISE intransigeants d’une croisade pour fon-
der un État chrétien client de la France.
Depuis quelques années, il envisage au
Après avoir appris la guerre civile au Li- contraire la création d’un vaste royaume
ban par leurs ambassadeurs, par des reli- arabe s’étendant de l’Afrique du nord au
gieux en particulier les lazaristes, et enfin Proche-Orient et confié à Abd el-Kader.

2 - Smaïl Aouli, Ramdane Redjala et Philippe 4 - Le plus grand journal français d’opposition,
Zoummeroff, Abd el-Kader, Paris, Fayard, 1994, Le Siècle, y consacre des reportages à partir du
p. 460-464. 8 juillet.
3 - Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire, 5 - Éric Anceau, Napoléon III. Un Saint Simon à
Paris, Plon et Nourrit, 1903, t. III, p. 327. cheval, Paris, Tallandier, 2008, Texto, 2012, p. 389.

91
Le sultan qui sent la menace lui écrit péen depuis cette époque, obtient le prin-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

pour essayer de le dissuader d’intervenir cipe d’une intervention. Pour y parvenir,


en affirmant qu’il flétrit les massacres et il a souligné que l’humanité l’exigeait, que
qu’il en châtiera les coupables, qu’il in- le monde ne pardonnerait pas au Congrès
demnisera les victimes et récompensera de ne pas agir et que lui-même ne pou-
ceux qui les ont secourues. Cela ne suffit vait résister à sa propre opinion publique
pas. Début août, le ministre des Affaires car son pouvoir reposait sur la souverai-
étrangères français, Thouvenel, réunit au neté populaire. Il n’a cessé d’insister aussi
Quai d’Orsay un Congrès rassemblant sur le but humanitaire de l’intervention
les représentants de la Porte et des quatre et sur la nécessité qu’elle soit internatio-
autres grandes puissances européennes : la nale. Par crainte d’être accusé de chercher
Grande-Bretagne, la Russie, l’Autriche et à masquer sa responsabilité, le sultan finit
la Prusse. Cependant, des dissensions se par accepter. Pour prouver sa bonne foi, il
font rapidement jour avec, aux deux ex- se sent même obligé de décerner à Abd
trêmes, la Russie favorable à des sanctions el-Kader la plaque du Medjidié, alors que
contre la Porte et à tout ce qui pourrait Napoléon III accorde lui-même à l’émir
l’affaiblir et l’Angleterre, partisane d’un la grand-croix de la Légion d’honneur et
statu quo visant à sécuriser la route des que tous les principaux chefs d’État eu-
Indes, par méfiance d’une implantation ropéens, à commencer par le pape, le dé-
française dans la région, d’autant plus corent aussi.
à craindre que Napoléon III appuie la
construction du canal de Suez par Fer- Le protocole signé à l’issue du Congrès
dinand de Lesseps. Londres s’enflamme prévoit que la force d’intervention soit
contre la France, à tel point que l’empereur dirigée par la France et compte jusqu’à
demande à son ambassadeur de rassurer le 12 000 hommes dont la moitié de Fran-
cabinet britannique sur ses intentions6. çais, pour un mandat limité à six mois
et pour une action concertée avec les
Si l’Angleterre ne désarme pas et si l’Em- autorités ottomanes. Le ministre de la
pire ottoman, hostile à toute ingérence Marine choisit le général de brigade
dans ses affaires, invoque à bon droit l’ar- Beaufort d’Hautpoul pour commander
ticle 9 du traité de Paris de mars 1856, le corps expéditionnaire. L’homme est
Napoléon III, qui domine le concert euro- expérimenté et connaît bien ce type de
conflit. Il a servi en Égypte et en Syrie et
6 - Voir à ce sujet, La Reine Victoria d’après sa
était chef d’état-major du duc d’Aumale
correspondance personnelle inédite, t. III, 1854-1861, lors de la prise de la smala d’Abd el-Ka-
Hachette, 1907, p. 594 et suiv. et lettre de Napo- der. Il maîtrise l’arabe et le turc. Aussi
léon III à Persigny du 25 juillet 1860, AN 44
bien le ministre que Napoléon III lui
AP 6.

92
rappellent le cadre de sa mission (vérifier pulations druses et à la mauvaise volonté

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que Fouad Pacha punit les coupables des de Fouad Pacha. Impitoyable à Damas
massacres et assure l’indemnisation et puisqu’il a fait exécuter, exiler ou condam-
la protection des chrétiens), la nécessité ner à la déportation plusieurs centaines de
de ne pas se laisser entraîner dans une coupables, le ministre turc se montre clé-
guérilla qui ferait perdre son prestige à ment avec les Druses et use de procédés
l’armée française et leur espoir en une ex- dilatoires pour rester en Syrie plutôt que
pédition courte. Néanmoins, si les Turcs de venir à Beyrouth rendre des comptes
ne tiennent pas leurs engagements, le gé- au général français8.
néral pourra agir7.
Celui-ci décide alors d’agir dans le sud
libanais. Le 25 septembre, il marche sur
L’EXPÉDITION Deir-el-Kamar, la ville la plus touchée
par les massacres, et traverse au passage
ET SES SUITES
plusieurs villages en ruines. Dans son ou-
vrage Vie militaire, son second, le général
Ducrot, a laissé le témoignage suivant :
Dès la mi-août, les 1 500 premiers soldats « L’incendie avait tout ravagé. Ce n’était
français arrivent au Liban et sont rejoints, plus qu’un monceau de décombres, et par-
au cours des semaines suivantes, par plu- mi les débris des murs calcinés, achevaient
sieurs milliers d’hommes supplémentaires. de pourrir, depuis trois mois, les restes de
Établis aux Pins, non loin de Beyrouth, ils 1 800 cadavres dévorés par les chiens et
reçoivent des témoignages de gratitude les vautours. Par endroits, des amas de
du patriarche et du clergé maronite et poings coupés témoignaient des mutila-
la visite d’une cinquantaine de notables tions qu’avaient subies les victimes avant
qui leur promettent leur soutien. Cepen- d’être égorgées. » Les Français enterrent
dant, leur camp est bientôt assiégé par les cadavres et assainissent les rues avant
des centaines de femmes maronites qui de poursuivre leur action vers le sud et
crient vengeance et Beaufort d’Hautpoul l’est.
doit demander au patriarche de faire ces-
ser cette pression permanente. Il y a plus Si Napoléon III rappelle, en ouvrant la
grave. Le général est rapidement confron- session législative, le 4 février 1861, que la
té à l’hostilité des agents anglais et des po- France n’agit qu’au nom de l’humanité et
sur un mandat international9, le gouverne-
7 - Voir en particulier le discours de Napoléon III
aux troupes partant pour la Syrie, le 7 août.
8 - Pierre de La Gorce, ouv. cité, t. III, p. 329.
Œuvres de Napoléon III, Paris, Plon et Amyot,
1869, t. V, p. 122. 9 - Œuvres de Napoléon III, ouv. cité, t. V, p. 136.

93
ment de Londres le met en garde : « Nous Alors que l’échéance du départ des troupes
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ne voulons pas créer en Orient un nouvel françaises se rapproche, le ministre des


État pontifical, écrit lord Russel le 21, et Affaires étrangères français Thouvenel
donner à la France un nouveau prétexte fait part de son inquiétude : « Si après
d’occupation indéfinie10 », et la presse bri- notre départ de nouveaux massacres sur-
tannique se déchaîne : « Ce n’est pas pour viennent, quelle honte pour l’humanité,
rien, écrit la Saturday Review, que Partant quelle déconsidération pour l’Europe ! ».
pour la Syrie est l’air national de la dy- La France se positionne clairement
nastie napoléonienne. La conquête de la en faveur de l’autonomie complète du
Syrie et de l’Égypte est l’idée favorite de Mont-Liban convaincue que c’est le seul
l’esprit napoléonien ». moyen de faire aboutir à la fois la question
des réparations et la sauvegarde des popu-
Cependant, une commission d’enquête lations chrétiennes.
internationale comprenant des représen-
tants des cinq grandes puissances, arrivée Enfin, le 9 juin 1861, une convention
à son tour sur place, constate, elle aus- est signée entre l’Empire ottoman et
si, l’ampleur du désastre humanitaire et les grandes puissances. Dans le firman
l’inertie des autorités turques. La France qui en découle, le sultan reconnaît au
obtient la prolongation de sa mission Mont-Liban une semi-autonomie et la
jusqu’au 5 juin, ce qui permet au géné- multi-confessionnalité. Il sera dorénavant
ral Beaufort d’Hautpoul de visiter les composé de deux districts, l’un maronite
districts mixtes du Chouf et du Djezzin, et l’autre druse et l’ensemble qui recevra
à l’armée française de relever de leurs à sa tête un gouverneur n’appartenant
ruines plusieurs villes et à l’abbé Lavige- à aucune des deux communautés pour
rie et à son Œuvre des écoles d’Orient être plus facilement accepté et un conseil
d’agir en étant protégés. Par ailleurs, consultatif, composé de représentants des
les Turcs se décident à sévir. Kourchid différentes communautés dont le nombre
est condamné à la réclusion à perpétui- sera fixé proportionnellement à la popu-
té, onze chefs druses sont condamnés à lation, sera placé sous la protection de la
mort et des dizaines de Druses sont éga- France. L’Arménien chrétien Garabet
lement emprisonnés en attente de juge- Ardin, désormais appelé Daoud Pacha,
ment. Par contre, la Porte ne verse qu’une devient le premier gouverneur de cette
indemnité dérisoire aux chrétiens lésés nouvelle construction politique. Quant
et en étale démesurément le versement à Beyrouth, elle ne se trouve pas incluse
dans le temps. dans ce Liban semi-autonome en raison
de son importance pour l’approvisionne-
ment de la Syrie qui la faisait surnommer
10 - Pierre de La Gorce, ouv. cité, t. III, p. 339.

94
« la porte de Damas ». Elle devient une récent de la Savoie et de Nice à l’Em-

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cité commerciale florissante, grâce à l’af- pire et les réticences de la communauté
flux de réfugiés chrétiens et grâce à la paix internationale, Russie exceptée, ont joué
retrouvée et garantie par la France. ici un rôle déterminant.

Napoléon III n’a pu réaliser son rêve Il n’en demeure pas moins que l’action gé-
du grand État arabe et n’a pas pu im- néreuse et inédite du souverain français a
poser non plus, en la circonstance, un permis de rétablir durablement la paix, de
Liban pleinement autonome. La peur protéger les chrétiens du Proche-Orient
de mécontenter une nouvelle fois la et de donner un statut plus favorable au
Grande-Bretagne après le rattachement Liban n

95
CONTRE VENTS ET MARÉES

Le Liban est reconnu comme étant l’un des plus anciens


pays viticoles. C’est dans le petit village reculé de Barka,
dans la région de Deir El Ahmar, niché au nord de la Bekaa,
que les frères Geagea fondent leur entreprise familiale
vinicole nommée « Vigna Verde ».

Les vignes du Château Barka recouvrent les collines et les


coteaux de Barka. Situées à une altitude variant entre
1 300 m et 1 700 m, elles profitent ainsi d’un ensoleillement
et d’une fraîcheur qui donnent un vin d’exception.

Passionnés par leur métier, les frères Geagea ont acquis leur savoir-faire en viticulture et viniculture
en France. Attachés à leur terre natale, persévérants et résilients, ils nous font partager une expérience
inégalée et le domaine de Barka est devenu synonyme de ce charme inexpliqué et de ce magnétisme
d’un Liban qui continue, contre vents et marées, à nous faire rêver.

Importé en France par « Vinex France », Château Barka a été médaillé d’argent et d’or au concours
international du vin à Paris FIWA en 2019 et 2020. Il est exporté dans une dizaine de pays dont sept
en Europe.

Le domaine de Barka produit cinq références de vins concentrés et généreux répondant aux normes
européennes et mondiales généralement assemblées par les cépages suivants : Syrah, Cabernet
Sauvignon, Viognier, sauvignon Blanc, Niellucio, Merlot et Muscat petit grain. Chaque vin évoque
une déesse phénicienne :
• Atargatis déesse des eaux et des sources pour le blanc à 13° d’alcool, vin sec produit par
macération pelliculaire, pressurage direct et vinification à 18°
• Tanit déesse du ciel du soleil et de la lune pour le rosé à 13° d’alcool, vin fruité et frais produit
par pressurage direct et vinification à 18°
• Tallyia déesse de la pluie et de la rosée pour un 1er rouge à 14° d’alcool, vin fruité, produit par
vinification entre 22 et 26°
• Ichtar déesse de l’amour pour un 2e rouge à 14° d’alcool, vin partiellement boisé, assemblage
subtil, produit par vinification entre 22 et 26°
• Royal, une qualité des appellations Châteaux, 3e Rouge à 14° d’alcool, vin élégant, produit par
vinification entre 24 et 28°

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partout en France via le site e-commerce de la société Vinex France :
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LE RÔLE DU LATIN

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DANS L’HISTOIRE
DES MARONITES
Bien qu’elle soit d’expression liturgique syriaque, l’Église maronite
connaît dès le XVIe siècle l’infusion du latin dans son histoire. La
Contre-Réforme qu’engage l’Église catholique pour se prémunir contre
l’expansion de la doctrine protestante exhorte les cardinaux à renouer
avec l’Orient des croisades que l’Europe avait déjà quitté depuis le
XIIIe siècle. Missions, délégations, correspondance vont désormais
scander la vie de l’Église maronite, qui suivra ce renouveau scellé à
son début par la création du Collège Maronite de Rome, d’où partiront
des savants maronites, auteurs d’une foisonnante production latine en
théologie ou en histoire.

Mireille ISSA
Centre d’Études Latines
Université Saint-Esprit de Kaslik – Liban

S’
il semble encore pénible de préci- sence maronite finit par se faire remarquer.
ser l’origine exacte des maronites, La centralité de saint Maron ou Mar Ma-
ces derniers ne peuvent pas réfuter roun fait de ce thaumaturge du IVe siècle1,
les influences socio-historiques cumula- familier de la ville de Cyr, une référence
tives, dont la synthèse a concouru à remo- identitaire incontournable. Diminutif sy-
deler leur identité. Néanmoins, cette com- riaque de mar ou « seigneur », qui donne
munauté est facilement identifiable grâce son nom au monastère Saint-Maron sur
à deux sources : le territoire de genèse, à l’Oronte, Maroun est un ethnonyme reli-
savoir le Liban qui correspond approxima- gieux conféré à une communauté, celle des
tivement à l’ancienne Phénicie maritime, maronites, retranchée dans les altitudes en
agrandie de parties de Syrie et de Palestine
selon les aléas de l’histoire ; et les pays de 1 - Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie,
diffusion des temps modernes, où la pré- ou Histoire Philotée, Paris, éd. Du Cerf, 1979,
tome II, p. 28-33.

97
quête d’autonomie et, en dépit de maintes odore, cæterarumque arborum atque florum
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controverses, porteuse d’une intrigante fragrantia ita abundat, sicut in Canticis


double identité, nationale libanaise, et reli- passim videre est, ut inde potius suaveolens
gieuse chrétienne devenue catholique. quam albus denominandus sit.

Le Liban tire ainsi son nom du vo-


LES MARONITES cable syriaque lbunto qui signifie « en-
cens », et pas vraiment « blancheur ».
JUSQU’AU XIIE SIÈCLE
Il a en si grande abondance le parfum
des cèdres et des plantes du mahlab,
Fils d’une communauté endurante, pétrie l’arôme extraordinaire de l’encens ainsi
aux rigueurs de l’hiver et apprivoisant le que la senteur suave d’autres arbres et
sol rupestre, les maronites se voient inex- fleurs, comme on peut le voir partout
tricablement associés aux sommets ennei- dans les Cantiques, que de là il est ap-
gés du Liban, selon une tradition biblique pelé « parfumé », plutôt que « blanc ».
qui associe ce dernier au blanc manteau de
neige. Cette tradition en est concurrencée Les deux traditions bibliques, rappelle
cependant par une autre, glosant l’antique Joseph Moukarzel3, proviennent précisé-
toponyme moyennant son trilitère lbn, ou ment du Cantique, d’Osée et de Jérémie4,
« encens ». C’est cette seconde interpréta- les deux premiers évoquant l’encens et les
tion que privilégient dans leur Bref Traité2 aromates, le dernier s’en tenant à la neige.
Gabriel Sionite et Jean Hesronite, deux
maronites du XVIIe siècle, anciens dis- L’Église maronite syriacophone pour la
ciples du Collège Maronite de Rome : période pré-arabe dut dès le VIIIe siècle,
date de son arabisation, adopter en plus
Libanus... denominatus a vocabulo Syriaco du syriaque, langue du quotidien et de la
Lbunto, quod Thus denotat non vero albe- liturgie, une langue hybride dite garchou-
dinem. Is Cedrorum suaveolentia, Machla- ni, curieuse translittération de l’arabe en
bi plantarum, atque thuris prestantissimo
3 - Joseph Moukarzel, « Le portrait des maro-
nites », in Le latin des maronites, Paris, Librairie
2 - Gabriel Sionita, Ioannis Hesronita, De non-
Orientaliste Paul Geuthner, 2017, p. 163.
nullis Orientalium urbibus, necnon indigenarum
religione ac moribus tractatus brevis, Paris, Jérôme 4 - Cantique 4, 11 : « L’odeur de tes vêtements
Blageart, 1619, cap. 6, p. 14. Traduit et annoté par est comme l’odeur du Liban ». Osée 14, 6 : « Il
Joseph Moukarzel, Mireille Issa, Le bref traité de aura la magnificence de l’olivier, et les parfums
quelques villes orientales, de la religion et des mœurs du Liban ». Jérémie 18, 14 : « La neige du Liban
de leurs indigènes, de Gabriel Sionite et Jean Hes- quitte-t-elle le rocher de la plaine ? Voit-on tarir
ronite, à paraître chez Brepols, Miroir de l’Orient les eaux qui viennent de loin, fraîches et cou-
Musulman. rantes ? ».

98
caractère syriaque. On peut présumer une Christ, que les maronites semblent avoir

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pratique de dissimulation qu’adoptent les auparavant observé6.
fidèles soucieux de protéger leurs livres
sacrés contre l’indiscrétion des peuples Il convient ici de reprendre ce qu’Harald
arabophones. Cinq siècles plus tard, la Suermann estime être « les premières
communauté vit un tournant décisif his- sources exhaustives sur l’histoire des ma-
torique, culturel voire eschatologique, ronites »7. Suermann évoque dans son
dès son rattachement à l’Église catho- Histoire des origines de l’Église maronite
lique de Rome, lequel eut lieu en 1182 un ensemble de lettres échangées entre le
de l’aveu de l’historien principal des croi- pape Hormisdas et les évêques de Syrie
sades, Guillaume archevêque latin de Tyr Seconde, vers 517 ou 518, soit un peu plus
(1130-1187). Au milieu de ses préoccu- d’un demi-siècle après le concile de Chal-
pations essentiellement historiques ou cédoine, probablement au temps de la fon-
politiques, l’auteur de la monumentale dation du monastère Saint-Maron, dont
histoire des croisades livre tout de même les moines jouent un rôle non négligeable
ses réflexions ethniques touchant aux dans la victoire du camp chalcédonien et
communautés avec lesquelles il partage le contribuant à l’extinction du schisme entre
même sol. On détecte en effet dans son Rome et l’Église de l’Est. Parmi ces lettres,
Chronicon les échos des contacts établis figure celle que le pape Hormisdas adresse
par les maronites avec les Latins, dont le « aux presbytes, diacres et archimandrites
premier eut lieu en 1099 lors du passage de Syrie Seconde », dont la version latine
des armées franques de Godefroy, encore appartient à la Collectio Avellana8, et dont
comte de Flandres, aux confins de Tripoli, il est possible de consulter la traduction
que surplombe le Mont Liban, résidence chez Suermann lui-même9. Les intentions
historique des maronites5. De pareilles
attestations se renouvellent en qualifiant 6 - R. B. C. Huygens, Willelmus Tyrensis Chroni-
les maronites de fideles animés d’un sen- con, livre XXII, cap. 9, p. 1018.
timent de fraternæ caritatis, avant de se 7 - Harald Suermann, Histoire des origines de
couronner du témoignage que dépose l’ar- l’Église maronite, Kaslik, PUSEK, 2010, p. 88.
chevêque sur le retour des maronites en 8 - Collectio Avellana : Epistulæ Imperatorum,
1182 à l’unité de l’Église romaine. Sont Pontificum, aliorum inde ab a. 367 usque ad a. 553
datæ, Vienne, édition Otto Günther, CSEL 35/2,
clos ainsi cinq siècles de monothélisme, 1898. Frédéric ALPI, « Les documents latins de
dogme de l’unique volonté divine dans le la controverse anti-sévérienne du VIe siècle. Leur
importance et leur usage dans la définition de
l’identité maronite chez les historiens des XVIIe-
5 - Robert Burchard Constantin Huygens,
XVIIIe siècle », in Le latin des maronites, p. 19-27.
Willelmus Tyrensis Chronicon, Turnhout, Brepols,
Corpus Christianorum, 1986, LXIII, lib. VII, 9 - Harald Suermann, Histoire des origines de
cap. 21, p. 371. l’Église maronite, p. 91-95.

99
de l’Epistula se résument alors dans l’ex- circonstanciée, suffisent pour prouver qu’à
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hortation papale à fuir les hérésies et à peine quelques décades après la déposition
«  connaître et conserver le concile de de Guillaume de Tyr, l’Église catholique,
Chalcédoine qui a le respect de tous »10. soucieuse de la communion ecclésiale,
engage l’uniformisation des dogmes et
Le rattachement officiel des maronites rites liturgiques. Je retiens à cet effet deux
à la juridiction catholique ne laisse de bulles de nature catéchétique. La première
soulever des questions touchant de toute est la bulle V Quia divinæ sapientiæ datée
évidence à l’élaboration d’une identité du 1er février 1256, et envoyée par le pape
complexe. Unie à la sainte Église romaine, Alexandre IV au patriarche maronite Si-
mater et caput omnium Ecclesiarum comme méon12. Elle répand une matière christolo-
le dit saint Irénée, l’Église maronite n’en gique qui exhorte les maronites à rejeter le
est pas moins une Église orientale antio- monothélisme et embrasser les principaux
chienne pétrinienne, l’une des premières à articles de foi et rites catholiques dont, tout
se catholiciser, toutefois réfutant les allé- particulièrement, le Filioque ou procession
gations de Guillaume de Tyr qui parle de du Saint-Esprit du Fils et du Père, l’unique
conversion maronite – n’est converti que invocation de la Trinité lors du baptême
le non-chrétien moyennant le baptême ! dans la triple immersion, la confession des
Quoiqu’il en soit, ce changement semble péchés, l’utilisation des cloches pour dis-
avoir pris dans l’histoire des maronites tinguer les heures canoniales, tout comme
une ampleur si considérable que j’ose évo- le port du pallium, privilège pontifical, lors
quer un processus de latinisation partielle, de la célébration des fêtes principales. La
affectant non seulement l’obédience, mais deuxième est la bulle XXXIII Benedictus
aussi le rite, l’éducation humaniste et par Deus, écrite le 14 février 1577 par le pape
conséquent la production littéraire. Dé- Grégoire XIII au patriarche Michel Riz-
cidément, les affirmations du Bullarium zi13. Elle évoque à son tour bon nombre
Maronitarum de l’abbé Toubia Anaissi, de détails, entre autres la confection du
monument épistolaire11 que j’aurai l’occa- chrême avec de l’huile et du baume, ex
sion plus loin de présenter de manière plus simplici oleo olivarum et puro balsam, et la

10 - Ibid., p. 93. 12 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum,


bulle V Quia divinæ sapientiæ bonitas indeficiens,
11 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum
p. 9-13. Karam Rizk, Mireille Issa, Bullarium
complectens bullas, brevia, epistolas, constitutiones
Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 29-34.
aliaque documenta a Romanis Pontificibus ad Pa-
triarchas Antiochenos Syro-Maronitarum missa, 13 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum, bulle
Rome, Max Bretschneider, 1911. Karam Rizk, XXXIII Benedictus Deus et Pater Domini nostri
Mireille Issa, Bullarium Maronitarum. Bullaire Jesu Christi, p. 70-72. Karam Rizk, Mireille Issa,
Maronite, Paris, Librairie Orientaliste Paul Bullarium Maronitarum. Bullaire Maronite,
Geuthner, 2019. p. 107-111.

100
réduction du trisagion, hymne des séra- sions franciscaines et jésuites, tel que le

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phins, à la triple acclamation « Saint Dieu, signifie la densité de la correspondance
Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de pontificale avec le patriarcat. Dans ses
nous », Sanctus Deus, Sanctus Fortis, Sanc- Échanges culturels entre les maronites et
tus Immortalis, miserere nobis. Sans doute l’Europe14, le père Nasser Gemayel fait
ainsi l’unification de la christologie et la la lumière sur le contexte historique. En
liturgie exprime-t-elle dans les deux bulles effet, suite aux Capitulations que signe
l’intention d’assurer la cohésion des fidèles en 1535 François  1er avec Suleyman le
et affermir la primauté de la Sedes Apostoli- Magnifique, et après la naissance du pro-
ca, Siège de l’évêque vicaire du Christ, tête testantisme, la papauté initie un mouve-
de l’Église universelle et père de tous les ment de Contre-Réforme dont l’auda-
chrétiens. cieuse poussée en Orient prend l’allure
d’une nouvelle croisade. Si les Capitula-
tions entendent défendre les intérêts de
COLLEGIUM la France dans les Échelles du Levant,
la Contre-Réforme tridentine menée au
MARONITARUM
nom du catholicisme s’avère être à la fois
le bras religieux qui protège ces intérêts,
et qui œuvre à recentraliser l’autorité du
Sur une étendue de trois ou quatre siècles, Siège apostolique en ramenant les ouailles
le règne répressif des mamelouks pro- d’Orient autour de ses idéaux religieux.
voque l’étiolement des anciens contacts C’est dans cette optique qu’on peut com-
établis entre les deux christianismes prendre pourquoi les Ordres catholiques,
d’Orient et d’Occident. Les contacts re- tout particulièrement la Compagnie de
prennent après le concile de Trente, lors- Jésus, multiplient leurs délégations. On
qu’en 1584 Grégoire XIII se résout à ai- justifie alors le choix de la Compagnie
der à la fondation du Collège Maronite, par la solide rigueur jésuite, seule suscep-
d’abord hospice, hissé ensuite en institut tible de satisfaire pleinement le besoin
académique, réservé pour l’accueil de de défendre l’Église romaine contre une
jeunes séminaristes venus du Mont Liban Réforme intrépide. L’exemple de l’Italien
dans l’intention d’étudier à Rome théo- Jérôme Dandini, envoyé spécial du pape
logie et belles-lettres. Ainsi donc, l’édifi- Clément VIII, illustre bien la politique
cation du Collège vient rebâtir les ponts de Rome. « L’homme de relations et de
avec l’Orient chrétien, qu’elle tente de
soustraire aux séductions de la Réforme, 14 - Nasser Gemayel, Les échanges culturels entre
par l’œuvre d’une Contre-Réforme dont les maronites et l’Europe. Du Collège Maronite de
la tactique consiste à intensifier les mis- Rome (1584) au Collège de Ayn Warqa (1789),
Beyrouth, 1984, p. 1-18.

101
gouvernement »15 tel que le décrit Sami annonce le 31 janvier 1582 l’édification à
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Kuri dans ses Monumenta Proximi-Orien- Rome d’un hospice pour la nation maro-
tis achève sa mission et, dans son carnet nite ; et la bulle XLI Salvatoris Nostri Jesu
auquel il donne le titre de Voyage du Mont Christi18, datée du 13 janvier 1583, entend
Liban16, il consigne ses bonnes observa- achever l’aménagement de l’hospice ma-
tions sur les mœurs des maronites du Li- ronite dans la maison San Giovanni della
ban du XVIIIe siècle. Ficoccia. Bénéficiant de la protection du
cardinal Carafa, qui cautionne un en-
Aussitôt l’ouverture sur les Églises orien- semble de constitutions qui réglementent
tales, sur celle des maronites notamment, la vie religieuse et académique des dis-
porte ses fruits. Le père Gemayel situe en ciples, puis doté d’une bibliothèque ap-
1579 le premier convoi de disciples ayant propriée, le Collège est ainsi destiné à ac-
accompagné Jean-Baptiste Éliano, sui- cueillir à Rome des élèves maronites afin
vi d’un second convoi en 1581, selon un de leur fournir une sérieuse éducation hu-
stratagème soutenu par le jésuite espa- maniste. Il semble exaucer, comme le dit
gnol, qui privilégie la formation à Rome Aurélien Girard, les attentes de l’Église
d’un clergé local apte à remplacer les mis- catholique par la création d’un cercle de
sionnaires. Besoin en est de créer une rési- savants pouvant faire fructifier leurs ex-
dence fixe, vu le nombre croissant des dis- pertises linguistiques, en arabe et syriaque
ciples, si bien que le pape Grégoire XIII notamment, « pour mettre au jour des
décerne à ces derniers une demeure dite textes chrétiens qui nourrissent l’apologé-
Hospice de la Nation Maronite, devenue tique catholique, ou encore pour décou-
en 1584 le Collège Maronite Pontifical de vrir des sources antiques perdues dans les
Rome. J’ai déjà traité dans le Bullarium traditions latine et grecque »19. Or à cette
Maronitarum les deux bulles de Gré- époque délicate de l’histoire de l’Église
goire XIII insérées par l’abbé Anaissi. En catholique, les maronites semblent être,
effet, la bulle XL Exigit incumbentis nobis17
18 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum,
p. 84-89. Karam Rizk, Mireille Issa, Bullarium
15 - Sami Kuri, Missiones Orientales, Monumenta
Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 125-132.
Proximi-Orientis III, Palestine-Liban-Syrie-Méso-
potamie (1583-1623), Rome, Institutum Histori- 19 - Aurélien Girard, « Le Collège Maronite
cum Societatis Jesu, 1994, p. 351. de Rome et les langues au tournant des XVIe et
XVIIe siècles. Éducation des chrétiens orientaux,
16 - Jérôme Dandini, Voyage du Mont Liban du
science orientaliste et apologétique classique » in
R. P. Jérôme Dandini, nonce dans ce pays-là, Paris,
Elisa Andretta, Antonella Romano, Antonietta
Billaine, 1675.
Viscelglia (éd), Le lingue nella Roma della prima
17 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum, età moderna. Luoghi e risorse, numéro monogra-
p. 81-83. Karam Rizk, Mireille Issa, Bullarium phique de la Rivista Storica Italiana, Napoli, 1,
Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 121-125. 2020, p. 272.

102
parmi les chrétiens orientaux, les seuls à terprète des deux langues arabe et sy-

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avoir perpétué les rapports avec Rome riaque de Louis XIV, est invité par le roi
depuis les croisades. Dans sa lutte contre et le cardinal Armand de Richelieu à ap-
le calvinisme, l’Église romaine, voulant porter son concours à la Bible polyglotte,
renouer avec les sources orientales du ambitieuse entreprise dont l’objectif est
christianisme primitif dont elle estime la traduction de la Bible en sept langues.
l’héritage échoir aux maronites, investit «  Il s’acquitta parfaitement de sa fonc-
ces derniers de cette particulière voca- tion »20, operi præfuit munus egregie exple-
tion. Des prometteuses générations de vit, dira Carlo Cartari, Préfet des archives
disciples sortiront alors de futurs savants du Vatican et biographe d’Ecchellensis.
qui deviendront éminents patriarches, ou Quoiqu’on voie le savant maronite alter-
iront faire fortune à Paris, voire rejoindre ner érudition et vie politique – il rentre
les ordres religieux européens – sujet de en effet au service du prince Fakhreddin
plainte du patriarcat résidant au Liban. al-Maani, qu’il entreprend de familiariser
avec la culture toscane –, on ne peut ce-
pendant négliger ses contributions dans
LES SAVANTS MARONITES le domaine des grammaires arabo-latines
du XVIIe siècle, destinées à réussir le rap-
prochement linguistique entre l’Europe
Ainsi, parmi les élèves dont les convois latine et l’Orient syro-arabe. Dans ce
se poursuivent dès la fin du XVIe siècle la contexte, le Nomenclator Arabico-Latinus,
République des Lettres s’attire de futurs dictionnaire grammatical qu’Ecchellensis
auteurs brillant aussi bien dans le domaine élabore dans une langue arabe classique,
de la théologie et la philosophie que dans s’avère être en dépit de son caractère non
celui des langues ou l’histoire. Je retiens exhaustif un outil indispensable pour
ceux dont j’ai eu l’heureuse occasion de s’initier à la philologie arabe.
traiter, Abraham Ecchellensis (Ibrahim
al-Haqilani), Gabriel Sionite (Gibrail S’illustrent également au XVIIe siècle
al-Sahyuni) et Jean Hesronite (Yuhanna Gabriel Sionite et Jean Hesronite, qui
Hasruni) au XVIIe siècle, Joseph Simon se présentent comme interprètes du roi
Assémani (Yussef Semaan as-Semaani)
au XVIIIe siècle, tous disciples du Collège 20 - Mireille Issa, Joseph Moukarzel, Abraham
Maronite de Rome et principaux promo- Ecchellensis Maronita. Biographie faite par Carlo
Cartari, édition, traduction et commentaire du
teurs de cette exubérante production que manuscrit latin Vita Abraham Ecchellensis de
j’appelle volontiers « littérature maronite l’Archivio di Stato di Roma, in Tempora, Annales
d’expression latine ». Au XVIIe siècle, d’Histoire et d’Archéologie, Beyrouth, Université
Abraham Ecchellensis (1605-1664), in- Saint-Joseph de Beyrouth, volume 18, 2007-
2009, p. 172.

103
Louis  XIII. Le tandem entreprend de Personnalité de taille que forgent tour à
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condenser en latin le Kitab nuzhat al- tour une plume élégante et classique, une
muchtaq du géographe arabe Al-Idrisi et vaste érudition et une sérieuse applica-
de lui ajouter un supplément, qu’ils pu- tion, Assémani arrache la confiance de
blient en 1619 chez l’éditeur Jérôme Bla- Clément XI, qui le choisit pour présider
geart, sous le titre De nonnullis Orienta- aux travaux du Synode libanais de 1736.
lium urbibus, necnon indigenarum religione L’essentiel cependant c’est son intarissable
ac moribus tractatus brevis. S’agissant d’une créativité, dont le summum se résume en
rapide prosopographie des villes d’Orient trois ouvrages, à savoir les Œuvres de saint
que ponctuent la description des mœurs Éphrem (Sancti patris nostris Ephræm Syri
religieuses et sociales et le portrait des opera omnia), le Catalogue des manuscrits
principaux hommes de lettres et sciences, de la Bibliothèque Apostolique Vaticane (Bi-
il n’est pas difficile de constater que l’opus- bliothecæ Apostolicæ Vaticanæ codicum ma-
cule, écrit dans un latin rudimentaire nuscriptorum catalogus) et La Bibliothèque
peut-être en raison de la légèreté de la Orientale Clémentino-Vaticane (Bibliothe-
matière, entend faire découvrir l’Orient à ca Orientalis Clementino-Vaticana). C’est
l’Europe chrétienne du XVIIe siècle. alors La Bibliothèque Orientale qui illustre
que « des intellectuels chrétiens orientaux
Au XVIIIe siècle, Joseph Simon Asséma- ont assuré consciemment un rôle de pas-
ni21 marque l’histoire de l’Église maronite. serelle entre l’Occident et le monde arabe
Jeanne Bignami Odier le resitue dans une et musulman »23. Publiée dans le premier
famille de bibliothécaires : « Les Assema- quart du XVIIIe siècle par les soins de la
ni, dit-elle, jouèrent un rôle important à la Sacrée Congrégation de Propaganda Fide,
Bibliothèque Vaticane. Le 10 mars 1710, republiée en 2002 par Gorgias Press, qui
fut nommé scriptor Orientalis Guiseppe respecte la subdivision de sa matière en
Simonio Assemani qui devait devenir se- trois volumes, la monumentale histoire
cond custode le 30 septembre 1730, puis ecclésiastique d’Assémani, destinée à re-
premier custode le 3 janvier 1739, et mou- cueillir la bibliographie des Églises orien-
rir à la tâche, à Rome, le 13 janvier 1768 »22. tales, est en effet une somme d’érudition
qui scelle la notoriété de son auteur. Après
s’être présenté comme Docteur en théolo-
21 - P. Élias Khalifé, « Joseph Simon Assémani
(† 1768) écrivain maronite », in Le latin des maro-
nites, p. 147-156.
23 - Bernard Heyberger, Aurélien Girard,
22 - Jeanne Bignami Odier, José Ruysschaert, « Chrétiens au Proche-Orient. Les nouvelles
La Bibliothèque Vaticane de Sixte IV à Pie XI. Re- conditions d’une présence », in Chrétiens au
cherches sur l’histoire des collections de manuscrits, Proche-Orient (introduction), Dossier thématique
Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vatica- des Archives des sciences sociales des religions,
na, 1973, p. 160. 171, 2015, p. 26.

104
gie et scriptor des langues syriaque et arabe de La Bibliothèque Orientale, en s’attri-

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à la Bibliothèque Vaticane, Assémani en buant la mission de faciliter, dans l’inté-
vient à présenter le commanditaire de La rêt public des lettres, la compréhension
Bibliothèque Orientale, à savoir le pape des langues orientales dans lesquelles les
Clément XI, et annoncer que son ouvrage manuscrits ont été écrits, et leur accessibi-
est le fruit du recensement et classement lité aux Européens. Mais c’est d’une façon
d’un grand nombre de manuscrits écrits singulière qu’il défend la vision de Clé-
en langues orientales ou occidentales, en ment XI : « Le très savant pape, dit-il, non
syriaque, arabe, persan, turc, hébraïque, seulement voyait que le monument ainsi
samaritain, arménien, éthiopien, grec, préparé serait utile pour la connaissance
égyptien, espagnol et malabare24. Dans de l’ensemble des sciences, mais il pen-
l’importante introduction de son ouvrage, sait que les archives publiques des peuples
Præfatio totius operis, laquelle inaugure le orientaux seraient tout à fait nécessaires
premier volume consacré aux syro-or- pour réexaminer les avis sur la religion,
thodoxes, Assémani adopte une patiente les rites et mœurs de ces mêmes nations,
démarche détaillant respectivement les dont il est souvent question dans la curie
accroissements que réalise la Bibliothèque romaine »25. Dans la préface des autres vo-
Vaticane grâce aux dons des papes, de lumes, Assémani reprend, en les creusant,
Clément XI en particulier dont il salue le certaines de ces idées. L’éloge prononcé à
mécénat ; le récit des voyages en Orient Clément XI se développe en soulignant
notamment en Égypte, à la recherche l’importance de l’intervention personnelle
des manuscrits ; le rôle des premiers au- de l’illustre souverain pontife, défenseur
teurs de bibliothèques, ses prédécesseurs, des belles-lettres, dont l’œuvre enrichit la
comme saint Jérôme, auteur du Catalogue Bibliothèque Apostolique Vaticane d’une
qui recense des écrivains syriaques tels quantité considérable de volumes et ma-
qu’Archélaüs et Éphrem ; son hommage nuscrits réunis de Grèce, d’Égypte et de
aux travaux d’Ecchellensis et Fauste Nai- Syrie, et traitant de religion, conciles, rites
ron, son successeur. Ensuite, le scriptor
maronite résume les motifs de la création
25 - Josephus Simonius Assemanus, Bibliotheca
Orientalis Clementino-Vaticana, volume 1, De
24 - Josephus Simonius Assemanus, Bibliotheca Syris Orthodoxis, introduction non paginée :
Orientalis Clementino-Vaticana, in qua manus- « Videbat enim sapientissimus Pontifex, am-
criptos Codices Syriacos, Arabicos, Persicos, plissimum Codicum hujusmodi apparatum non
Turcicos, Hebraicos, Samaritanos, Armenicos, modo scientiis omnis generis utile futurum,
Æthiopicos, Græcos, Ægyptiacos, Ibericos, et sed … cogitabat, publica illa populorum Orien-
Malabaricos, ex jussu et munificentia Clementis talium instrumenta perquam necessaria fore ad
XI Pontificis Maximi … recensuit, Rome, impri- librandam judicia, quæ de religione, Ritibus, mo-
merie de la Sacrée Congrégation de Propaganda ribusque earundem Nationum in Romana Curia
Fide, 1721. frequenter aguntur ».

105
sacrés, histoire religieuse et hérésies. De Je reviens au Bullarium Maronitarum,
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nouveau le pape, très attentif à la consoli- œuvre de Toubia Anaissi, moine de la


dation et propagation de la foi catholique, Congrégation Alepino-Libanaise Syro-
confie à Assémani la mission d’initier Maronite et abbé de l’Hospice-Collège
une étude dans laquelle il inventorie sous à Rome. Cet imposant recueil de deux
forme de catalogue le contenu de chaque cent treize bulles patiemment glanées par
manuscrit, en décrivant l’époque, les tra- Anaissi dans les archives du Saint-Siège et
vaux des auteurs, tout comme l’apport de dans la Bibliothèque Vaticane, reproduit
ces derniers à la science26. Un profit certain une partie de l’échange épistolaire effectué
serait à tirer des avis critiques qu’émettent entre la papauté et le patriarcat maronite,
les érudits examinateurs avant de concé- et reflète l’image d’une tranche décisive de
der l’imprimatur. Voici par exemple ce que l’histoire maronite allant depuis le concile
dit le 13 décembre 1721 Carlo Majelli, de Latran au XIIIe siècle jusqu’en 1899,
custode de la Bibliothèque Vaticane, avant soit deux décennies avant la déclaration de
de donner son consentement à la publica- l’État du Grand Liban. Le Bullaire de l’ab-
tion du second volume de La Bibliothèque bé Anaissi ne recèle pas toutes les bulles
Orientale Clémentino-Vaticane consacré – la bibliothèque de Bkerké conserve en
aux monophysites. Reconnaissant que effet une cinquantaine d’autres bulles,
l’ouvrage du savant maronite aide à la dé- dont certaines sont des doubles de celles
couverte scientifique, Majelli revalorise de Anaissi. La totalité des pièces prouve
sa contribution à « éloigner les nations que, même pendant la période de silence
d’Orient des erreurs jacobites »27. sous les mamelouks, la correspondance
dont la traduction est assurée par le « tru-
26 - Josephus Simonius Assemanus, Bibliothe- chement » des Franciscains installés à
ca Orientalis Clementino-Vaticana, volume 3,
Beyrouth s’intensifie entre le XVIe et le
Scriptoribus Syris Nestorianis, introduction non
paginée : « … mandavitque ut tractatum aggrede- XVIIIe  siècle. Certes, illustrant une litté-
rer, in quo exacto atque perspicuo catalogo quid rature épistolaire à la langue formulaire, les
unusquisque codex complecteretur, referrem ; bulles pontificales privilégient un arsenal
Auctorum omnium ætatem, gesta, lucubratio-
nesque describerem, quodque in iis sive ad sa- de citations et expressions bibliques, vé-
cram, sive ad profanam eruditionem magis facere térotestamentaires de préférence, dont en
videretur, adnotarem ». premier veluti rosæ inter medias spinas28,
27 - Josephus Simonius Assemanus, Bibliotheca « comme des roses au milieu des épines »,
Orientalis Clementino-Vaticana, volume 3, de
Scriptoribus Syris Monophysitis, Censorum
judicia non paginé : « … maximo usui futurum
nationes Jacobitarum hæresi mancipatas, operam
puto, non iis modo, qui res et antiquitates Ec-
profitentur ».
clesiasticas cognoscere et scrutari amant, verum
illis etiam, qui ad propagandam Catholicam Re- 28 - Cantique 2, 2 : « Comme un lis au milieu
ligionem, atque ab erroribus revocandas Orientis des épines ».

106
laquelle semble être bien affectionnée par Il n’est pas besoin de redéfinir le ratta-

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le pape Léon X dans sa bulle Cunctarum chement catholique des maronites telle
Orbis Ecclesiarum envoyée en éloge le une « constante », rappel qui laisserait
1er août 1515 au patriarche Siméon de sous-entendre la mise en place d’une
Hadath29. Il n’en est pas autrement de de- politique ecclésiastique déterminée par
cor Carmeli, et gloria Libani30, « la magnifi- un jeu d’intérêts. Car la réalité est bien
cence du Carmel, et la gloire du Liban », autre, comme l’a montré cette rapide
qui inaugure la bulle Non exaruit omnino diachronie du latin en corrélation avec
decor Carmeli, et gloria Libani, adressée le l’Église maronite : celle-ci a vécu un peu
20 août 1625 par le pape Urbain VIII au plus de la moitié de son histoire dans le
patriarche Jean Makhlouf31. Obéissant à giron de la sainte Église romaine, et le
un emploi stéréotypé qui correspond par- présent article ne s’est même pas pro-
faitement au genre littéraire particulier de posé d’en évaluer les coûts. En effet, si
la bulle, littérature catholique officielle, les l’incorporation à l’Église mère leur a
citations bibliques émaillent de leur conte- procuré une forme de sécurité, les ma-
nu théologique les formules d’en-tête et de ronites cependant ont souvent été accu-
conclusion, ainsi que l’expression du sen- sés de désunion par les Églises orien-
timent de fraternité et de la bénédiction tales locales, voire de collaboration avec
apostolique, le tout découlant d’une plume l’Occident par les Ottomans. Il faut re-
qui se veut paternelle, préservant les chré- connaître aussi qu’il est difficile de né-
tiens de l’Est contre le danger. gliger le legs religieux formé au fils des
siècles, sans cesse objet de recherches
* * * multidisciplinaires. Je pense tout par-
ticulièrement, en ces moments surtout
29 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum, bulle où les complications géopolitiques de-
XXII, p. 47. Karam Rizk, Mireille Issa, Bullarium viennent anxiogènes pour le Liban, aux
Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 77.
questions de latinisation et de délatini-
30 - Isaïe 35, 2 : « La gloire du Liban lui sera sation, ainsi qu’au rôle des missions, à
donnée, avec la magnificence du Carmel ».
la survie de la francophonie et des rap-
31 - Tobia Anaissi, Bullarium Maronitarum, bulle ports avec l’Occident, dans l’avenir de
LXVII, p. 137. Karam Rizk, Mireille Issa, Bulla-
rium Maronitarum. Bullaire Maronite, p. 192.
la communauté n

107
LE SAINT-SIÈGE

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ET LE LIBAN
Les paroles fortes du pape François après la double explosion survenue
le 4 août dernier dans le port de Beyrouth soulignent les liens étroits
qui unissent le Saint-Siège et le Liban. Annie Laurent, qui fut experte
au Synode spécial des Évêques pour le Moyen-Orient convoqué
par le pape Benoît XVI (2010), retrace les relations particulières
qu'entretiennent le pays du Cèdre et le Vatican.

Annie LAURENT
Essayiste et politologue
Spécialiste du Proche-Orient

«
L’Église désire manifester au sa compassion pour les souffrances de sa
monde que le Liban est plus qu’un population. Dans la même lettre à l’épis-
pays : c’est un message de liberté et copat, il émettait aussi cet avertissement :
un exemple de pluralisme pour l’Orient «  La disparition du Liban serait sans
comme pour l’Occident ». Cette affirma- doute l’un des grands remords du monde.
tion bien connue de Jean-Paul II condense Sa sauvegarde est l’une des tâches les plus
la pensée du Saint-Siège à propos du pays urgentes et les plus nobles que le monde
du Cèdre. Elle figure dans une lettre apos- d’aujourd’hui se doit d’assumer »1.
tolique adressée par le saint pape à tous les
évêques catholiques du monde le 7 sep- L’attention particulière que le Vatican
tembre 1989, alors que le Liban connais- porte au Liban et à sa survie ne repose pas
sait l’une des périodes les plus dures de la sur les critères habituels qui conditionnent
guerre qui s’acharnait contre lui et le dé- les relations entre États (étendue terri-
chirait depuis le 13 avril 1975. La situa- toriale, position géopolitique, richesses
tion était si dangereuse que le Souverain naturelles, puissance militaire, influence
Pontife avait dû renoncer, trois semaines idéologique). En effet, la place unique de
auparavant, à son projet de voyage à Bey- ce petit pays du Levant dans le concert
routh où il désirait proclamer à la face du
monde son attachement à cette nation
unique et témoigner concrètement de 1 - Cf. le texte intégral dans Islamochristiana,
n° 16, 1990, p. 243-245.

109
des nations relève de l’esprit et non de la le prophète Ézéchiel vit planer au-dessus
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matière, elle ressort de sa vocation, qui est du Liban (Ez 17, 3), semble appelée, par
spirituelle et humaine. Cette identité a été vocation singulière, à réaliser cette douce
reconnue lors de l’établissement des rela- et fraternelle communauté de vie dont
tions diplomatiques entre le Saint-Siège parle le psalmiste (Ps 132, 1) même entre
et le Liban en 1946, soit trois ans après membres différents par l’origine et par la
l’accession de ce dernier à l’indépendance2. pensée »4.

Le premier Libanais nommé à ce poste, Dès la première année de la guerre, saint


Charles Hélou3, en a témoigné dans le récit Paul VI, qui avait visité le Liban en 1964,
où il relate l’échange qu’il eut avec Pie XII a exprimé sa préoccupation pour sa sau-
au cours de la présentation de ses lettres vegarde, portant un regard lucide sur
de créance, le 17 mars 1947. Le diplomate les causes du conflit dont il comprenait
présenta ainsi le Liban : « Un pays comme qu’elles n’étaient pas d’abord internes.
le nôtre, dont la tolérance et la charité dans «  Quiconque a pu connaître et admirer
la vie en commun la plus paisible consti- de près l’exemple de "convivance" paci-
tuent en quelque sorte la raison d’État, fique donné pendant si longtemps par les
et qui, sur le plan international, fonde ses populations chrétiennes et musulmanes
raisons de vivre sur les principes de justice du Liban, est presque naturellement por-
et de fraternité, solennellement proclamés, té à penser que les explosions de violente
est lui aussi une illustration de la primauté hostilité dont il est devenu le théâtre ne
du spirituel […]. Par là il se présente au peuvent s’expliquer d’une façon satisfai-
monde comme porteur d’une espérance sante sans l’intervention de forces qui sont
qui ne saurait être trompée, et aussi comme étrangères au Liban et à ses véritables inté-
chargé d’un message, d’une mission ». Ce rêts »5. Ces paroles laissent imaginer l’émo-
à quoi le Saint-Père répondit : « Votre pa- tion qu’il dut éprouver en canonisant saint
trie, comparable dans la variété de ses élé- Charbel à Rome le 9 octobre 1976, quatre
ments ethniques et linguistiques, à l’aigle mois après l’entrée de l’armée syrienne au
aux ailes chatoyantes de mille couleurs que Liban, prélude d’une occupation qui de-
vait durer jusqu’en 2005, avec une pesante
2 - Au sein de la Ligue arabe (22 membres), dont tutelle sur l’État à partir de 1988.
il fut co-fondateur en 1945, le Liban a été le pre-
mier à établir des relations diplomatiques avec le
Saint-Siège. Sa représentation diplomatique est
passée du statut de légation (1947) à celui d’am- 4 - Charles Hélou, Mémoires, Imprimerie Saint-
bassade (1953). Paul (Liban), 1995, t. 1., p. 141-142.
3 - De confession maronite, Charles Hélou oc- 5 - Abdo Yacoub, Les papes et le Liban – 1975-
cupera la fonction de président de la République 1985, Commission épiscopale pour les communi-
libanaise de 1964 à 1970. cations sociales, Beyrouth, 1986, p. 43.

110
Revenons à Jean-Paul II dont le long pon- où, en avril, plus de 60 villages chrétiens

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tificat (1978-2005) a été jalonné par des situés à l’est de Saïda, avaient été dévastés
initiatives nombreuses et variées en faveur par des milices islamiques. Les rescapés
du pays du Cèdre. Parmi les démarches s’étaient réfugiés dans la ville de Jezzine,
diplomatiques qu’il entreprit auprès de majoritairement chrétienne, qui se trou-
l’ONU et des grandes Puissances en vue vait à son tour encerclée et menacée. Un
d’une solution juste au problème palesti- mouvement d’exode se manifestait, ris-
nien, solution qui aurait ôté toute légiti- quant de vider la région de sa population
mité à la guérilla contre Israël pratiquée chrétienne. Évoquant cette mission dans
à partir du Liban par l’Organisation de ses souvenirs, le prélat confia : « Le Li-
Libération de la Palestine (OLP) soute- ban ! Quel homme d’Église n’éprouve pas
nue militairement par une partie des États tendresse et compassion envers ce mer-
arabes, il faut signaler la lettre que le pape veilleux et malheureux pays ? Je crois qu’il
adressa dans ce sens au président israélien n’y a pas un pays au monde pour lequel
Haïm Herzog en 1989 alors que l’État Jean-Paul II soit intervenu plus souvent,
hébreu n’était pas encore reconnu par le et auquel il ait adressé plus de messages »7.
Saint-Siège6. Israël, qui occupait une partie Suite à cette mission, le pape nomma le
du Liban-Sud depuis 1978, avait poussé Père Célestino Buhigas comme délégué
son armée jusqu’à Beyrouth en 1982 pour personnel. Établi à Jezzine, ce lazariste es-
en chasser l’OLP. Son retrait complet fut pagnol joua pendant plusieurs années un
achevé en 2000. Le 4 octobre 1989, inau- rôle providentiel pour enraciner les chré-
gurant à Rome la Journée de prière uni- tiens, multipliant dans ce but les œuvres
verselle pour la paix au Liban, le Souverain scolaires et culturelles ainsi que la création
Pontife appela au retrait de toutes les forces de structures économiques. Il apaisa aussi
étrangères du pays, demande qu’il réitéra le leurs relations avec l’entourage musulman,
13 janvier 1990. Régulièrement, des émis- en particulier avec les druzes du Chouf
saires du Vatican se rendaient à Beyrouth qui, en 1983, avaient anéanti toute pré-
pour évaluer la situation politique. sence chrétienne dans cette région. Par ses
bonnes relations avec leur chef politique,
L’une de ces démarches revêt une signi- Walid Joumblatt, le P. Buhigas prépara les
fication particulière. En juillet 1985, à la retrouvailles druzo-maronites qui furent
demande de Jean-Paul II, le cardinal Ro- scellées en 2001 lors de la visite historique
ger Etchegaray, président de la Commis- du patriarche Nasrallah-Boutros Sfeir à
sion Justice et Paix, visita le Liban-Sud Damour et Deir El-Kamar (Chouf ).

6 - Un traité de reconnaissance mutuelle fut si- 7 - Roger Etchegaray, J’ai senti battre le cœur du
gné le 30 décembre 1993. monde, Fayard, 2007, p. 252.

111
En œuvrant pour le maintien des chré- Il en indiqua la finalité : « Ce sera un Sy-
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tiens sur leurs terres, Jean-Paul II n’était node pastoral, durant lequel les Églises
pas motivé par des desseins partisans ou catholiques du Liban, devant le Seigneur,
confessionnels ; il entendait préserver le s’interrogeront sur elles-mêmes, sur leur
« Liban-message ». Pour cela, il fallait que fidélité au Message évangélique et sur leur
l’Église catholique, dans sa diversité locale engagement à le vivre »9. Puis, il confia au
et à tous les niveaux, cléricaux et laïques, cardinal Etchegaray une mission destinée
reprenne conscience de sa vocation et de sa à lancer sa préparation sur place. « Il était
mission historique. Telle est la conviction important de montrer que le Synode n’était
qui présida à la convocation d’une Assem- pas préfabriqué à Rome, ou par Rome, et
blée spéciale pour le Liban du Synode des qu’il devait réellement mobiliser les forces
Évêques, décision prise en accord avec les vives des chrétiens libanais », a expliqué
responsables des six Églises catholiques l’envoyé spécial du pape10. Il s’agissait donc
présentes dans le pays (maronite, melkite, de rassurer ceux qui, parmi les chrétiens,
arménienne, chaldéenne, syriaque et la- manifestaient indifférence, scepticisme,
tine). L’annonce que le Saint-Père en fit à voire agacement envers l’initiative pon-
Rome le 12 juin 1991, en la fête de la Pen- tificale, parfois comprise comme une in-
tecôte, créa la surprise. Les synodes réunis gérence du Vatican dans leurs affaires. Au
pour traiter des problèmes de la foi et de terme de cette étape, le 20 juin 1992, le
la vie de l’Église d’une aire géographique Saint-Père annonça le thème retenu : « Le
concernent habituellement des continents. Christ est notre espérance : renouvelés par
Or, voici que Jean-Paul II décidait de mo- son Esprit, solidaires, nous témoignons de
biliser l’institution synodale et l’ensemble son Amour ».
des catholiques sur la situation d’un tout
petit pays à peine plus étendu qu’un dépar- Un double constat avait conduit Jean-
tement français. « Toute l’Église est invitée Paul  II à convoquer ce Synode : le dé-
à vivre cette initiative dans un profond es- sespoir et la crise d’identité des chré-
prit de solidarité, en invoquant l’assistan- tiens libanais. Épuisés par seize années
ce du Saint-Esprit sur les Pères synodaux de violences, plus divisés que jamais au
comme sur les prêtres, les religieux, les moment où l’unité était indispensable
religieuses et les laïcs libanais qui devront pour résister aux ambitions hégémo-
entrer dans une période de réflexion pro- niques du voisinage, découragés après
fonde pour le renouvellement spirituel de les douloureux combats interchrétiens
leur communauté »8. de 1990 et l’affaiblissement de leur in-

9 - Ibid.
8 - La Documentation catholique, n° 2032, 21 juil-
let 1991. 10 - Roger Etchegaray, op. cit., p. 259.

112
fluence au sein de l’État suite à la révi- totale, il voulait les persuader que son ini-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


sion constitutionnelle issue de l’accord tiative n’avait aucune « visée politique  »
de Taëf (22 octobre 1989), ils avaient destinée à rehausser la place des chrétiens
perdu confiance dans leur pays et beau- sur l’échiquier politique du Liban, comme
coup n’aspiraient qu’à l’exode. Par ail- certains l’imaginaient12. C’est pourquoi,
leurs, trop souvent installés dans leurs dès l’annonce de l’événement, le pape se
appartenances confessionnelles ou une tourna vers « les Libanais de foi islamique,
conception ethnique de la religion, ils les invitant à apprécier cet effort de leurs
étaient tentés par des formules sépara- concitoyens catholiques et à y voir le désir
tistes qui risquaient de les éloigner de d’être plus proches d’eux, dans une société
leur environnement arabo-islamique et vraiment conviviale et sincèrement soli-
de priver ce dernier du témoignage de daire pour la reconstruction du pays »13.
l’Évangile. Enfin, la guerre avait défigu-
ré l’image du christianisme local car ses L’idée de responsabiliser les musulmans
fidèles n’avaient pas toujours défendu n’était pas nouvelle. Deux ans auparavant,
leur existence avec les armes du Christ. le 7 septembre 1989, en même temps qu’il
écrivait aux évêques catholiques du monde
En 1991, les armes s’étaient tues, offrant (cf. supra), le Souverain Pontife avait lan-
des conditions propices à une réflexion se- cé « un appel solennel à la solidarité des
reine. C’est donc l’occasion que saisit Jean- fidèles de l’islam avec leurs frères du Li-
Paul II pour exhorter les catholiques à un ban », dans une lettre en arabe destinée
exigeant travail de fond sur eux-mêmes et au secrétaire général de l’Organisation de
en Église. Dans un souci œcuménique, il la Conférence islamique, Hamid El-Gha-
tenait à associer aux travaux synodaux les bid. « Faites entendre votre voix et, plus
« frères des autres Églises chrétiennes du encore, déployez tous vos efforts en union
Liban », quatre orthodoxes (grecque, ar- avec ceux qui réclament pour le Liban le
ménienne, assyrienne, copte) et une pro- droit de vivre, et de vivre dans la liberté, la
testante (évangélique). « Je fais confiance à paix et la dignité. Il s’agit d’un devoir de
leurs prières mais aussi à leurs suggestions solidarité humaine que votre conscience
et à leur apport concret de réflexions, ins- d’homme et votre appartenance à la
pirés par la foi commune dans le Christ »11. grande famille des croyants imposent à

Jean-Paul II tenait aussi à associer les


musulmans libanais à toutes les étapes 12 - Cf. Annie Laurent, « Le dialogue isla-
du Synode. Pariant sur une transparence mo-chrétien au Liban à la lumière du Synode
spécial des Évêques », En hommage au Père Jacques
Jomier, o.p., Cerf, 2002, p. 305-320.
11 - La Documentation catholique, n° 2032, op. cit. 13 - La Documentation catholique, n° 2032, op. cit.

113
chacun de vous »14. L’ensemble de ces dé- Convaincu comme son prédécesseur
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marches favorisèrent la confiance. Trois de l’importance du Liban, au double


représentants de l’Islam libanais, Mo- plan symbolique et effectif, Benoît XVI
hammed El-Sammak (sunnite), Séoud a choisi ce pays pour y délivrer aux re-
El-Maoula (chiite) et Abbas El-Halabi présentants de toutes les communautés
(druze), ont ainsi été conviés en qualité catholiques orientales, invités à le re-
de délégués fraternels à participer à l’As- joindre sur place, l’exhortation Ecclesia
semblée elle-même qui se réunit à Rome in Medio Oriente17. L’événement, placé
du 26 novembre au 14 décembre 1995. sous la devise « Pax vobis ! » (« Je vous
donne ma paix », Jn 14, 27), s’est déroulé
Enfin, Jean-Paul II tenait à apporter per- du 14 au 16 septembre 2012. Ecclesia in
sonnellement aux Libanais son exhortation Medio Oriente concluait le Synode spé-
apostolique post-synodale, Une espérance cial des Évêques pour le Moyen-Orient
nouvelle pour le Liban15, ce qu’il fit en se ren- qui s’était réuni à Rome du 10 au 24 oc-
dant à Beyrouth les 10 et 11 mai 1997. Ce tobre 2010 et concernait dix-sept pays de
document a été présenté comme la charte l’Orient méditerranéen. En annonçant,
du pays du Cèdre à reconstruire. Un évêque le 19 septembre 2009, la tenue de cette
maronite, Mgr Edmond Farhat, en a pro- Assemblée, le Saint-Père en avait fixé
posé un commentaire qu’il a conclu en ces ainsi le thème : « L’Église catholique au
termes : « Le voyage au Liban a semé les Moyen-Orient  : communion et témoi-
germes de l’espérance nouvelle. Une espé- gnage. "La multitude de ceux qui étaient
rance solide à l’image du cèdre. Le cèdre devenus croyants avait un seul cœur et
met du temps à grandir et à s’épanouir, mais une seule âme" (Ac  4, 32)  ». Ici aussi il
sa force et sa résistance défient les temps s’agissait de relever les défis existentiels
et traversent les intempéries »16. Les vicis- auxquels était confrontée la chrétienté de
situdes politiques et sociales qui ont suivi cette région où il ne restait alors pas plus
cet épisode n’ont certainement pas permis de 15 millions de baptisés sur au moins
la pleine réalisation des objectifs du Synode 300 millions d’habitants. Le Saint-Siège
mais celui-ci reste une étape majeure dans ne pouvait évidemment pas accepter
l’histoire contemporaine du Liban. la perspective, régulièrement annoncée,
d’une disparition de l’Église des terri-
toires marqués par l’histoire biblique et
14 - L’Orient-Le Jour, Beyrouth, 25 septembre l’Incarnation du Verbe de Dieu, au risque
1989.
de précipiter leurs peuples dans un chaos
15 - Cf. le texte intégral dans La Documentation
catholique, n° 2161, 1er juin 1997.
16 - L’Osservatore Romano, Éd. française, 23 juin 17 - Cf. le texte intégral dans L’Osservatore Ro-
1998, p. 9. mano, Éd. française, 20 septembre 2012.

114
toujours plus irréversible. C’est pour- petit pays. « La majesté du cèdre dans la

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quoi, outre les préoccupations liées aux Bible est symbole de vigueur, de stabili-
exigences baptismales, le programme du té, de protection. Le cèdre est symbole du
Synode comportait l’examen lucide des juste qui, enraciné dans le Seigneur, trans-
conditions concrètes, dans l’ordre tempo- met beauté et bien-être et qui, même dans
rel, aptes à permettre aux chrétiens d’ac- la vieillesse, s’élève et produit des fruits
complir leur mission au service de tous18. abondants. En ces jours, l’Emmanuel, le
Dieu-avec-nous, se fait notre prochain, il
Enfin, le pape François s’est approprié marche à nos côtés. […] Comme le cèdre,
l’image du « Liban-message » lorsqu’il a puisez aux profondeurs de vos racines du
eu à s’exprimer sur les épreuves récentes vivre-ensemble pour redevenir un peuple
vécues par le pays du Cèdre, en particu- solidaire ; comme le cèdre qui résiste dans
lier à la suite de la gigantesque explo- la tempête, puissiez-vous tirer profit des
sion du port de Beyrouth, survenue le contingences du moment présent pour re-
4 août 2020. En annonçant une Journée découvrir votre identité, celle qui consiste
universelle de prière et de jeûne pour le à porter au monde entier le parfum du
Liban fixée au 4 septembre, le Saint-Père respect, de la cohabitation et du plura-
a demandé à ce qu’il ne soit pas aban- lisme, celle d’un peuple qui n’abandonne
donné dans sa solitude. « Aidez ce pays à pas ses maisons ni son héritage ; l’identité
renaître », a-t-il lancé aux catholiques du d’un peuple qui n’abandonne pas le rêve
monde entier. de ceux qui ont cru en l’avenir d’un pays
beau et prospère ».
Puis, à l’occasion de Noël 2020, François
a adressé au patriarche maronite, le car- Considérant les graves responsabilités
dinal Béchara-Boutros Raï, un message de la classe politique dans la crise que
important destiné à tous les Libanais. En connaît le Liban depuis octobre 2019, le
voici un extrait particulièrement éloquent. Saint-Père poursuit son adresse par une
Exprimant sa conviction que « la Provi- recommandation « aux responsables po-
dence n’abandonnera jamais le Liban et litiques et aux guides religieux » en em-
saura transformer en bien même ce cha- pruntant un passage d’une lettre pasto-
grin », le pape se réfère à l’Écriture sainte rale du patriarche Elias Hoyek, chef de
pour rappeler la vocation spécifique de ce l’Église maronite de 1899 à 1931, qui
joua un rôle décisif dans l’avènement
18 - Sur ce Synode, cf. Annie Laurent, Les chré-
du Liban dans sa forme actuelle et dont
tiens d’Orient vont-ils disparaître ? Une vocation le procès en béatification est en cours.
pour toujours, éd. Salvator, 2017, p. 283-287 et « Vous les monarques, vous les respon-
294-308. Cf. aussi A. Laurent, « Le pèlerin de la
sables, vous les juges de la terre, vous les
paix », La Nef, n° 241, octobre 2012.

115
députés qui vivez aux dépens du peuple prédécesseurs et du Siège apostolique »,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

[…], vous êtes tous obligés, à titre offi- François lance un appel à la communauté
ciel, de poursuivre vos efforts avec ardeur internationale. « Aidons le Liban à res-
au service de l’intérêt public. Votre temps ter en dehors des conflits et des tensions
n’est pas pour vous, votre travail n’est régionales. Aidons-le à sortir de la grave
pas pour vous mais pour l’État et pour crise et à se reprendre ».
la patrie que vous représentez ». Enfin,
en unissant son « affection » envers « le L’admirable continuité qui caractérise
cher peuple libanais » qu’il envisage de l’intérêt du Saint-Siège pour le Liban de-
visiter, et en s’unissant « à la sollicitude puis son indépendance mérite vraiment
constante qui a animé l’action de [ses] d’être appréciée n

116
LE LIBAN SELON

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MICHEL HAYEK : LIBERTÉ
ET DIVERSITÉ, AMOUR
ET HUMANISME
Un siècle après la création du Grand Liban (1920), les questions les plus
fondamentales se posent sur le plan de la nature et de la vocation de ce
pays. Des événements dramatiques ébranlent son essence même et le sens
de son existence.

Antoine FLEYFEL
Institut chrétiens d’Orient, Paris
Université Saint-Joseph de Beyrouth

A
utrefois, ce furent les grands af- à notre présent, il est témoin de l’effon-
frontements miliaires, politiques drement de l’État libanais dans le cadre
et idéologiques de l’Orient : natio- d’une conjoncture morose : gabegie, fail-
nalisme syrien, arabisme ou nassérisme, lite économique, hégémonie shiite d’obé-
conflit arabo-israélien, guerre froide ou dience iranienne à travers le Hezbollah,
présence palestinienne armée sur son « révolution du 17 octobre », émigration
sol. Hier, c’étaient les occupations pales- accélérée, présence d’un nombre vertigi-
tinienne, syrienne et israélienne, et la fin neux de réfugiés syriens, explosion crimi-
de la guerre (1975-1990) que les chrétiens nelle du port de Beyrouth le 4 août 2020,
épuisés et divisés avaient perdue. Une pé- corruption structurelle et impunité d’une
riode dite de « frustration chrétienne », té- classe politique incompétente qui donne
moin d’une mainmise syrienne concomi- la triste impression d’être sempiternelle.
tante d’une hégémonie sunnite (incarnée Ce qui fit la gloire du Liban au tournant
par Rafik Hariri) aux notes saoudiennes, des XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire son
s’ensuivit ; elle dura jusqu’en 2005 – d’au- système éducationnel (particulièrement
cuns diraient jusqu’à nos jours. Quant l’enseignement catholique) et les débats

117
d’idées, facilités par le développement des LE LIBAN, BEAUCOUP
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

maisons d’édition et des imprimeries, est PLUS QU’ÉTENDUE


très largement compromis.
GÉOGRAPHIQUE OU
Penser le sens du Liban aujourd’hui ne RÉALITÉ POLITIQUE
relève ni du luxe ni de la curiosité intellec-
tuelle. C’est un impératif car il se trouve
à un carrefour, suggérant plusieurs che- Il est peut-être légitime de penser le Liban
mins  : un étroit, porteur d’une vocation à partir de ses reliefs montagneux et de son
ancienne largement mise à mal qui doit littoral, et de le concevoir à partir de la vie
impérativement se renouveler ; un mé- politique qui le régit et des idéologies qui
diant, qui maintient le Liban dans son sta- le traversent. Cependant, c’est autrement
tut d’État tampon et le consacre comme que Michel Hayek l’envisage. Il y voit un
pays failli ; et un large qui le détruit et le message spirituel et humain aux Orien-
déforme en l’inscrivant dans un conflit ré- taux et aux Occidentaux à qui il s’adresse
gional très complexe qui le dépasse et l’ex- ainsi : « Qu’allez-vous faire, les uns et les
ploite. Il ne s’agit pas d’un simple débat autres, Européens et Arabes, de ce projet,
d’idées, mais du destin d’un peuple et de de ce pays, de vous-mêmes, de votre ave-
son identité, d’où l’urgence d’une réflexion nir ? Faites quelque chose à la mesure de
devant fournir des éléments de structure l’enjeu. Si un tel pays n’existait pas, il fau-
pour un avenir qu’on doit rendre possible. drait l’inventer, pour vous-mêmes déjà.
Mais il existe ! Son existence, la vôtre en
Pour enrichir la réflexion, cet article prête cette fin du XXe siècle, sera coexistence ou
oreille à ce que dit le père Michel Hayek ne sera pas1. » Ces paroles, dont il faut rete-
(1928-2005) à ce propos. Théologien nir la problématique sous-jacente du vivre
maronite ayant fait carrière en France, ensemble, sont davantage mises à l’épreuve
prophète de son temps, rejeté de son vi- de nos jours, d’autant plus que le contexte
vant par les siens qui l’érigèrent après sa actuel introduit des éléments nouveaux :
mort en héros – sans forcément le lire –, certains sont évoqués dans l’introduction,
il écrivit de très belles pages sur le Liban, et d’autres sont propres aux tendances
exprimant à travers sa plume passionnée occidentales multiculturalistes qui font
une liberté que les chrétiens, notam- actuellement face à un désenchantement
ment les maronites, ont désirée depuis brutal.
plusieurs siècles, une diversité nécessaire
ainsi qu’un amour christique et un hu- 1 - Michel Hayek, « Le Liban, Projet de liberté,
manisme éclairé, sans lesquels le Liban d’égalité… en Orient », in Cedrus Libani, revue
bi-mensuelle, Paris, Cariscript, n° 3, 6 au 21 juil-
n’a aucun sens.
let 1990, p. 12.

118
Hayek considère que la composante chré- expansion géographique. C’est sur cela que

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tienne du Liban, essentielle à sa structure, le pacte4 a été fondé chez nous, et que le
en fait un pays unique dans la région, un Liban fut par le simple fait de son exis-
message à transmettre à un entourage tence, au milieu des défaites successives
socialement, politiquement et culturel- des Arabes, un échantillon de victoire
lement monolithique. En partant de son qui rend inquiet tout fanatique et tout
point de vue de chrétien libanais, Hayek raciste  »5. Dans un milieu en quête de
affirme ceci : « Nous sommes là pour res- causes, de nationalismes, d’appartenances
ter parce que nous avons quelque chose à et de victoires politiques, Michel Hayek
dire, et nous avons de quoi réaliser le mes- cherche l’être humain sans qui toutes les
sage du Christ. Nous avons les services du causes et toutes les quêtes sont vaines et
Christ, et nous avons des dons et des sur- insensées : « Ne suffit-il pas à l’être humain
prises à présenter, un rayon de feu par le- d’être humain tout simplement, et n’est-ce
quel nous montons vers l’Orient deux fois pas en cela que réside son plus beau nom
millénaire2. » Ce message du Christ n’est et sa plus belle description ? La libani-
pas un prosélytisme ou une nouvelle croi- té, l’arabité, la persanité, et l’occidentalité
sade, mais la responsabilité de rendre « un n’ont aucune valeur si elles ne sont pas hu-
témoignage pour l’Orient, un témoignage manité. L’être humain est le sens premier
de la diversité, un témoignage continu de et dernier. Et la patrie n’a pas de sens si elle
la liberté, un témoignage pour la rencontre n’est pas un contexte pour l’épanouisse-
spirituelle et une volonté de renouveau et ment de l’homme6. » Quant à la résolution
de créativité. Nous n’avons de privilèges des problèmes du Liban, elle ne se fera
qu’à travers nos justificatifs pour embellir pas par une solution politique ou par une
la terre, la pensée et l’esprit »3. appartenance idéologique quelconque ;
ne sauveront le Liban que la miséricorde
Le Liban est ainsi l’étendue où se déploient et l’amour : « Nous essayons en vain de
des principes chrétiens et humanistes qui chercher une solution dans cette patrie et
se résument par la liberté, la diversité, le
pluralisme et l’épanouissement humain. 4 - Hayek fait référence au Pacte national li-
banais établi oralement entre les chrétiens et
Ils sont, pour Hayek, « une cause de vic-
les musulmans en 1943, et établissant l’égalité
toire sur soi et pas sur l’autre, la cause d’un communautaire politique au sein de la jeune Ré-
approfondissement humain et non d’une publique libanaise.
5 - Michel Hayek, Le Christ, le Liban et la Pales-
tine, Beyrouth, Dar al Karmah, 1974, p. 12-14.
2 - Michel Hayek, « Comme le Christ, nous
6 - Michel Hayek, « Par pitié pour la vie : grève
étions les otages des nations, même les plus
de faire le mal, protestation contre le diable et
proches », in An-Nahar, 22 avril 2000.
objection à la mort », in An-Nahar, 15 septembre
3 - Ibid. 1978.

119
dans d’autres, par la politique, par l’argent, de souligner son étendue universelle9 in-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

par les armes, par les pourparlers, par les dissociable de sa dimension particulière, le
pactes ; toutes ces solutions sont courtes, Liban qui joue pour elle un rôle unificateur
insuffisantes et incertaines. Si la charité fondamental10. Développons.
n’est pas notre solution, vaine est notre re-
cherche7. » Hayek assigne à la maronité un sens très
large, une vocation originale au sein du
Liban et de l’Orient, ainsi qu’une grande
RÔLE CHRÉTIEN responsabilité de témoignage : « La ma-
ronité est patrie, terre et liberté ». Il « pré-
ET MARONITÉ
fère le terme "maronité" au terme "Église
maronite", pour que la discussion ne se
L’importance du modèle et du message du réduise pas à un aspect de la pensée et
Liban découle du rôle qu’y jouent les chré- de la vie, alors qu’ils sont aussi nombreux
tiens, et plus précisément les maronites ou que divers »11. La maronité ne se résume
la maronité qui occupe une place impor- pas par une Église, ni ne se limite par une
tante dans la réflexion de Hayek. Si le Li- terre ou une patrie. Son expérience histo-
ban est ce qu’il est, c’est grâce aux maronites rique ainsi que son déploiement géogra-
et à ce qu’ils y ont véhiculé comme valeurs, phique en font une réalité à aspect univer-
comme spiritualité et comme vision de sel. Au centre de cette vocation se trouve
l’homme et du monde. Depuis l’établisse- la foi même des maronites12, qui leur fait
ment du patriarcat au Liban à la fin du pre-
mier millénaire, il s’est accompli un « acte
de mariage irrévocable entre le maronite 9 - Dans plusieurs articles, mais surtout dans :
« Église maronite », in Dictionnaire de spiritualité,
et la terre libanaise »8. Fin connaisseur de Paris, Beauchesne, 1979, p. 631-644 ; Encyclope-
l’histoire maronite, Hayek n’a pas manqué dia Maronitica (rapport bio-bibliographique
ronéotypé établi par l’auteur en vue d’éditer les
sources maronites s’étalant entre 518 et 1979),
7 - Michel Hayek, L’amour est plus fort que Beyrouth, 1979 ; Liturgie maronite, Mame, Paris,
la mort, http://www.archmb.org.lb/Eveche/ 1964, p. 46.
infopretres/woujouh/Woujouh/hayek/al-mahaba
10 - Michel Hayek, L’Église maronite, la terre, la
-akwa.htm
patrie et la liberté, op. cit.
Tous les liens qui figurent dans cet article ont été
consultés en 2009-2010. Il est fort probable qu’ils 11 - Ibid.
ne soient plus accessibles. J’ai utilisé les textes que
12 - Si Hayek évite de réduire la « maronité » à
j’avais sauvegardés dans mes fichiers personnels.
« l’Église maronite », il l’identifie volontiers avec
8 - Michel Hayek, L’Église maronite, la terre, la « les maronites ». À quelques rares occasions,
patrie et la liberté, 1985, http://www.archmb.org. il fait la différence entre les « maronites » et la
lb/Eveche/infopretres/woujouh/Woujouh/hayek/ « maronité », lorsqu’il considère que ces derniers
kanisawatan.htm s’éloignent par leur comportement de celle-ci.

120
vivre dans leur chair la passion du Christ, culturel, la diversité de ses mélanges hu-

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principe de renaissance de la figure d’un mains, et la fréquence de ses tentatives de
homme nouveau, sur une terre nouvelle. la rencontre de l’autre »15. Malgré «  leur
Les maronites sont en effet porteurs d’une tendance au particularisme […] [les ma-
vocation humaniste majeure : « Dans leur ronites ont] insufflé dans l’Orient mo-
destin particulier se réalise ou se détruit derne les idées encyclopédistes de l’Oc-
le destin de l’homme oriental, parce que cident, […] [et] furent les promoteurs du
l’homme oriental sera libre ou ne sera pluralisme culturel et politique, inconnu
pas. Cette liberté qui est une cause, a pris de l’Orient traditionnel. Dès les origines,
chair chez les maronites, lesquels ont porté à Antioche, ils accueillirent l’hellénisme ;
son flambeau depuis plus de mille ans, au sous les Croisades, ils s’ouvrirent à l’Occi-
moment où les autres peuples et les autres dent ; […] et [ils furent les] premiers et les
catégories autour d’eux fléchissaient leur meilleurs artisans de la Renaissance arabe
cou13. » Sans vouloir discriminer les autres des temps modernes »16.
christianismes orientaux ni leur manquer
d’estime, Hayek voit chez les maronites un Cependant, cette dimension universelle
destin singulier qui se distingue de tous les se conjugue avec « la terre du Liban [qui]
autres : « En tant que maronite, je sais que reste depuis mille ans le centre autour du-
mes ancêtres n’ont pas emmené quelque quel tourne le destin de la maronité »17. Si
chose d’important dans cet Orient… ils son message dépasse la terre du Liban, il
sont venus en n’ayant que la demande de lui reste central. Nul compréhension adé-
la liberté et l’idée d’une patrie »14. quate de la maronité n’est possible sans
tenir compte du Liban, miroir intérieur
Hayek est conscient des nombreux échecs qui la reflète. En parlant de cette imbri-
essuyés par la maronité au cours de l’his- cation, Hayek considère le Liban comme
toire. Il n’en fait pas litière. Cependant, une terre sèche et aride sans le maronite, à
il met en exergue le fait qu’elle « a porté l’instar de beaucoup d’autres terres orien-
culturellement le plus grand témoignage tales. Par ailleurs, sans cette terre, le ma-
d’une ouverture sur l’universalité dans
l’Orient. Les preuves de cette universalité
15 - Michel Hayek, « Michel Hayek et ses ca-
sont nombreuses chez nous, comme par marades témoignent de l’orientalité à travers la
exemple le grand nombre d’expressions communauté antiochienne solidaire et jetée dans
linguistiques, la variété de son appétit la tragédie », in An-Nahar, 1er septembre 1979.
16 - Michel Hayek, « Le Liban en péril de
mort », in Cedrus Libani, Paris, Cariscript, n° 1,
13 - Ibid. 17 mai 1990, p. 13.
14 - Michel Hayek, « Le Liban et la Palestine », 17 - Michel Hayek, L’Église maronite, la terre, la
in An-Nahar, 6 mai 1975. patrie et la liberté, op. cit.

121
ronite n’eût jamais trouvé sa vocation, car ne soit pas orienté vers La Mecque ou vers
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effectivement, ses caractéristiques sont à la Constantinople.


source de l’attachement du maronite qui
s’y identifie : universelle, elle est le passage Malgré ces réflexions de haut envol sur
de trois continents : « L’Afrique avec son la maronité, lesquels relèvent du devoir
feu, l’Asie avec ses mystères et l’Europe plutôt que de la prééminence, Hayek ne
avec ses achèvements ». Les maronites réduit pas le Liban à sa seule composante
ont fait leur la dimension universelle de chrétienne, et ne limite pas le christia-
cette terre, jusqu’à effectuer des alliances nisme libanais à sa seule frange maronite.
avec «  n’importe quelle communauté, Le fait que celle-ci ait joué le plus grand
chrétienne ou non-chrétienne, à condi- rôle pour la création de la patrie libanaise
tion qu’elle soit prête à accepter le plura- n’éclipse pas celui des autres christianismes
lisme »18. Malgré moult échecs politiques, libanais. L’attachement au Liban et son
la maronité a incarné durant son histoire destin ne sont pas propres aux maronites,
un pluralisme culturel qui s’est manifesté ils s’étendent à tous les chrétiens du Liban,
par des érudits19 dans différents domaines voire aux chrétiens d’Orient, « eux pour
et par une grande diversité d’expressions qui le Liban est devenu, qu’ils l’admettent
linguistiques : syriaque, grecque, latine, ou non, le saint des saints, là où les oriente
italienne, arabe, etc. Cette connaissance leur aspiration à une terre et à une liberté
des langues relève pour Hayek de l’esprit qui ne sont pas abrogées. [Toutefois,] le
de la Pentecôte, et elle est aussi « une ca- destin que subiront les maronites se mêle
ractéristique de cette terre libanaise, placée à celui que subiront les chrétiens d’Orient.
par son créateur au carrefour des civilisa- Que tout le monde sache que la fin des
tions et des continents. […] De ce point maronites est le début de la fin du christia-
de vue, le terme "maronite" et le terme nisme oriental. Et la fin du christianisme
"libanais" sont des synonymes »20. Enfin, oriental est la peine capitale pour toutes les
Hayek souligne des ressemblances géo- ethnies et les entités culturelles qui repré-
graphiques entre les maronites et le Liban, sentent de très bonnes issues pour sortir
unique en Orient par sa diversité dit-il, par du Moyen Âge […]. En d’autres termes,
sa terre non désertique, et par le fait qu’il le projet de l’élimination des maronites,
ou celui de les handicaper culturellement
18 - Ibid. et politiquement, est un assassinat pour
19 - Pour aller plus loin, consulter Antoine l’Orient et surtout pour l’arabité et pour
Fleyfel, « Passeurs de culture, les savants maro- l’islam »21. Hayek pense que la disparition
nites », in Perspectives & Réflexions, Tome VIII, des maronites est mauvaise parce qu’ils
2020.
20 - Michel Hayek, L’Église maronite, la terre, la
patrie et la liberté, op. cit. 21 - Ibid.

122
sont les porteurs, pour l’Orient, de la dif- et vagabonds du Liban spirituel que nous

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férence et de la pluralité libre. Le Liban sommes, y être naturalisé spirituellement,
qu’ils ont créé est un petit Orient qui rem- afin que nous soyons dignes d’être de nou-
place le projet « d’un Orient libre, un et veau ses citoyens »23.
pluraliste, laïque et croyant » qu’ils n’ont
pas réussi à créer. Le message de la ma-
ronité a ceci à donner au monde oriental BILAN ET HORIZONS
dans toutes ses composantes : la liberté, la
diversité et la charité. Hayek le dit expli-
citement : « Je m’importune de tout pays Certaines de ces réflexions pourraient
qui se replie sur les individualismes, et je paraître dater. Le Liban de 2020 regorge
ne peux pas imaginer un pays viable sans de problématiques et de problèmes que
qu’il ne soit universel et que s’y imbriquent Hayek n’a pas connus. De plus, de bâtis-
les races, les religions et les civilisations seuse de patrie, la communauté maronite,
dans un pacte humain et un exercice de la divisée et affaiblie, semble actuellement en
liberté »22. panne de vision et peine à maintenir un
rayonnement et une présence qui sont,
In fine, le message essentiellement spirituel dans le meilleur cas de figure, l’ombre de
du Liban pour l’Orient et pour le monde ce qui fut naguère.
prend source pour Hayek dans la vocation
de la maronité. Et le spirituel qui culmine D’aucuns pourraient faire de Hayek un
pour le théologien de Béjjé dans la figure poète et un rêveur dans sa compréhension
du Christ ne prend tout son sens que par du Liban, et ils ne s’égarent pas forcément.
l’humanisation de l’homme à la lumière Cependant, force est de constater que les
du Verbe fait chair. Si la patrie, la liberté, éléments qui le poussent à le concevoir
la diversité et l’amour ne mènent pas au ainsi sont réels :
véritable épanouissement et au renouveau
de l’être humain, vains sont-ils, parce que • La grandeur du Liban fut surtout
« l’être humain passe avant les patries. S’il la conséquence d’un mouvement
se porte bien elles se portent bien, et si culturel et éducationnel trouvant ses
son esprit s’épuise leurs terres s’écroulent. sources dans le Collège maronite de
De la libération de l’esprit commence Rome fondé en 1584 et culminant
l’opération de la libération de la terre. Il dans la Nahda arabe.
nous faut, comme il faut à tous, déplacés

23 - Michel Hayek, Notre Dame d’Ilige,


22 - Michel Hayek, « Le Liban et la Palestine », http://www.archmb.org.lb/Eveche/infopretres/
op. cit. woujouh/Woujouh/hayek/saydet-elige.htm

123
• Le Liban voulu par les maronites et sieurs figures de sainteté et de science,
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les autres communautés chrétiennes et moyennant moult missions et en-


est l’incarnation d’un projet de liberté. treprises.

• Le Liban construit à partir des années Les maronites possèdent indubitablement


1920 est un projet pluraliste, fondé sur un legs précieux qui pousse à la responsa-
un pacte islamo-chrétien. Ce n’était bilité et qui est incompatible avec l’orgueil.
pas le premier, puisque les maronites Cependant, cet héritage constitutif de la
et les druzes avaient aussi établi des maronité et, par conséquent, du Liban, est
pactes, bon an mal an, du XVIe au porteur de valeurs universelles qui n’ap-
XIXe siècle. partiennent plus aux seuls maronites, mais
à nombre de Libanais qui y adhèrent. La
• Le Liban présent dans le monde maronité peut certainement se prévaloir
arabe se présente comme un modèle du meilleur de ce qu’elle est, mais elle ne
unique grâce à sa diversité, à la liberté, peut en être fière que dans la mesure où
à son éducation, à sa culture et à bien il devient un champ d’idées et d’actions
d’autres facteurs. commun à toutes les composantes de cette
terre.
• Le Liban fut traversé par nombre de
projets humanistes, et le fait que ce soit Dût le cadre des réflexions de Hayek ap-
l’un de ses chrétiens qui joua un rôle partenir en partie à hier, et nonobstant la
majeur en 1949 pour la promulgation réponse timide et confuse des maronites
de la Charte des Droits de l’Homme, à l’appel présent de l’histoire, la liberté
Charles Malek, n’est pas fortuit. et la diversité, l’amour et l’humanisme
doivent toujours se constituer comme
• Le Liban chrétien n’a de cesse d’offrir ligne de mire pour la réinvention du Li-
des témoignages d’amour et de don, ban, quelle que soit la forme qu’il pren-
de réflexion et de vision, à travers plu- dra n

124
LE SYSTÈME

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CONFESSIONNEL
AU LIBAN :
RÉALITÉS HISTORIQUES
ET SOCIÉTALES
Selon la Constitution de 1926 et le Pacte national de 1943, la
République parlementaire du Liban est organisée autour d'un système
politique qualifié de confessionnaliste. L'abolition de ce système est l'un
des thèmes réccurents au pays du Cèdre. Michel Touma nous livre son
analyse.

Michel TOUMA
Co-rédacteur en chef à L'Orient-Le Jour

«
J’ai réfléchi profondément à la na- Ce qu’il faut, c’est réformer le système du
ture de la société libanaise (…). confessionnalisme politique, et non pas
Il m’est apparu que l’abolition du l’abolir. J’exhorte les chiites libanais (…)
confessionnalisme politique au Liban re- à abolir de l’action et de la pensée poli-
présente un grand risque qui pourrait me- tiques le projet d’abolition du confession-
nacer le sort du Liban, ou tout au moins nalisme ».
qui pourrait menacer sa stabilité (…).
Dans le contexte présent, je rejette le pro- Ces propos sont ceux de l’ancien chef de la
jet d’abolition du confessionnalisme poli- communauté chiite libanaise, feu l’Imam
tique, sous quelque forme que ce soit, et Mohammed Mehdi Chamseddine, qui
j’appelle à mettre un terme au débat à cet à la fin de sa vie, en l’an 2000, a enregis-
égard pour axer les efforts sur l’examen des tré sur cassettes son testament politique
lacunes et des failles qui entachent notre adressé à ses coreligionnaires chiites, et aux
système confessionnel afin d’y remédier. Libanais en général. La position tranchée

125
qu’il a ainsi adoptée concernant le système Liban, par contre, le communautarisme
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confessionnel – ou communautarisme  – est l’expression d’un système politique qui


au Liban est d’autant plus importante permet la participation de toutes les com-
et significative qu’au début de la guerre munautés à l’exercice du pouvoir, notam-
libanaise, et pendant de nombreuses an- ment les minorités religieuses, le Liban
nées, l’Imam Chamseddine se posait en étant un pays de « minorités confession-
porte-étendard de ce qu’il appelait la nelles associées », pour reprendre le terme
« démocratie du nombre », celle-ci étant, de Michel Chiha, l’un des pères de la pre-
en clair, l’antithèse du système politique mière Constitution libanaise de 1926 et du
confessionnel. système politique libanais. Cette approche
est d’autant plus primordiale que le Liban
L’Imam Chamseddine menait campagne comprend 18 communautés, chrétiennes
de façon continue et ferme en faveur de et musulmanes.
cette « démocratie du nombre » parce
qu’il la percevait comme un système de- Pour comprendre profondément dans
vant permettre aux musulmans libanais, ce contexte le Liban – et l’Orient en gé-
et plus particulièrement aux chiites, de néral – il serait utile pour tout analyste,
profiter d’une légère prédominance démo- universitaire ou responsable politique
graphique par rapport aux chrétiens pour occidental de reléguer aux oubliettes,
contrôler totalement le pouvoir. le temps d’une réflexion, les critères de
jugement en vigueur en Occident pour
Cet appel pressant de Mohammed se plonger dans ce qu’est véritablement
Mehdi Chamseddine à rejeter tout projet l’Orient. Cela permettrait de mieux sai-
d’abolition du système confessionnel au sir les valeurs et les lignes de force qui
Liban constitue en définitive une recon- marquent l’inconscient collectif et le
naissance des réalités sociétales du « Liban comportement impulsif des populations
profond ». Un tel attachement au commu- du Moyen-Orient.
nautarisme dans l’organisation de la vie
publique et politique du Liban paraît, en Pour faciliter cet effort de compréhension,
première analyse, rétrograde pour un ob- un survol très rapide de l’Histoire du Li-
servateur occidental. Mais ce serait juger ban – et de cette partie du monde – est
uniquement sur les apparences. incontournable. Il n’est pas superflu de
rappeler, d’abord, que l’Orient est une ré-
Un éclaircissement s’impose, d’emblée, sur gion marquée par un fort attachement à la
ce plan : le terme « communautarisme » religion, à des valeurs traditionnelles (es-
revêt en Occident, plus particulièrement sentiellement religieuses), et des coutumes
en France, une signification péjorative ; au claniques et familiales.

126
Ces réalités ont abouti à un fait sociétal qui a abouti à l’émergence d’un État mu-

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que l’historien et sociologue d’origine tu- sulman, englobant l’actuel Moyen-Orient
nisienne Ibn Khaldoun appelait la « assa- et le nord de l’Afrique, qui a classifié, pen-
biya », ou « l’esprit de corps », qui dans le dant des siècles, les populations soumises
cas spécifique du Liban prend une conno- à son contrôle en deux catégories : les
tation clairement communautaire. Cela croyants (en l’occurrence les musulmans)
souligne l’aspect chimérique d’une percep- et les dhimmis, essentiellement les chré-
tion du contexte libanais qui serait fondé tiens et les juifs.
sur des repères occidentaux. Comme en
Physique et en Mathématiques, une loi L’État musulman accordait aux dhimmis
valable dans un repère déterminé n’est plus un statut juridique spécial qui leur per-
valable si l’on change de repère. mettait de préserver leur liberté de culte,
leurs coutumes et leurs biens, de gérer
leurs propres affaires internes, notamment
LES RACINES le statut personnel, à la condition de payer
HISTORIQUES la jizya (un impôt) et de faire acte de sou-
DU SYSTÈME mission. Ce statut particulier a eu pour ef-
fet d’engendrer avec le temps des identités
CONFESSIONNEL
communautaires propres aux chrétiens et
aux juifs.

Ce fait sociétal bien particulier explique


que le système confessionnel au Liban a LE CAS SPÉCIFIQUE
des racines qui remontent à très loin dans DU LIBAN
l’Histoire. Il est totalement erroné de pen-
ser, par voie de conséquence, que le com-
munautarisme constitue l’une des consé- Mais parmi tous les pays du Moyen-
quences de la guerre libanaise ou qu’il est Orient, c’est au Liban que le système
le fruit d’une mauvaise gouvernance et confessionnel a pris toute sa dimension en
d’une corruption chronique au niveau de raison des réalités sociétales et du fait aussi
la classe politique. qu’à travers l’Histoire, ce pays a toujours
été une terre d’accueil et de refuge pour
D’une manière générale, à l’échelle de la ré- les minorités persécutées de la région. Et
gion, pour appréhender les fondements de pour cause : le relief géographique de l’en-
l’inconscient collectif confessionnel il fau- tité libanaise a joué un rôle fondamental
drait d’abord se placer dans le contexte de dans cette vocation du pays du Cèdre.
la conquête arabo-islamique du VIIe siècle La chaîne de hautes montagnes longeant

127
à pic un littoral de 200 km de longueur, pour la première fois une forme insti-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

s’étendant du Nord au Sud, a constitué au tutionnelle après les affrontements in-


fil des siècles une sorte de rempart, un vé- tercommunautaires opposant maronites
ritable maquis, permettant de s’opposer, ou et druzes au Mont-Liban en 1842 et
tout au moins de résister, aux envahisseurs 1845. Dans le but de mettre un terme
et aux occupations étrangères. aux troubles confessionnels, un régime
politique particulier est mis en place en
En plus de l’impact du relief géographique 1842, prévoyant le partage du Mont-Li-
sur le comportement de la population, ban en deux zones, dénommées « caë-
un facteur géopolitique de taille a égale- macamats  », l’une maronite et l’autre
ment contribué dans une large mesure à druze.
la consolidation de l’état de fait commu-
nautaire au Liban : la conquête ottomane Un conseil communautaire mixte est
en 1516. D’emblée, le nouveau pouvoir formé dans chaque caëmacamat regrou-
ottoman maintient les privilèges dont bé- pant douze membres : deux maronites,
néficiait la Montagne (le Mont-Liban) deux grecs-orthodoxes, deux grecs-
sous le règne des Mamelouks. Les Liba- catholiques, trois sunnites, deux druzes
nais, principalement les maronites et les et un chitte. Les membres de ces deux
druzes, parviennent ainsi à poursuivre leur conseils auront pour tâche de régler les
vie communautaire et à sauvegarder leur affaires de leurs coreligionnaires dans
liberté de culte ainsi que leurs traditions leur caëmacamat respectif. Pour nombre
socioculturelles. L’autonomie accordée par d’historiens, cette formule des deux caë-
Istanbul au Mont-Liban renforce en fait macamats constitue le point de départ
davantage le rôle du clergé et consolide ou l’origine du confessionnalisme (ou
encore plus le communautarisme déjà en communautarisme) au Liban, en tant
place aussi bien au niveau maronite que que système réglementant la participa-
druze. tion des communautés à l’exercice du
pouvoir.

RÉPARTITION La formule des caëmacamats ne met pas


CONFESSIONNELLE fin pour autant aux troubles confession-
DU POUVOIR nels, lesquels prennent au contraire une
tournure particulièrement grave en 1845,
puis en 1860 – sous l’impulsion des otto-
Ce communautarisme de facto, limi- mans et des Anglais – avec des massacres à
té jusqu’au XIXe siècle à la gestion des grande échelle qui se produisent dans plu-
affaires de la vie quotidienne, prend sieurs régions de la Montagne, et même à

128
Damas où les chrétiens sont victimes de base du régime communautaire déjà en

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


liquidations en masse. place. De fait, la Charte du mandat, ap-
prouvé le 24 juillet 1922 par le Conseil
Pour stopper net les massacres de de la Société des Nations, stipule dans
1860, les cinq puissances de l’époque son article 6 que « le respect du statut
(la France, l’Angleterre, la Russie, l’Au- personnel des diverses populations et de
triche et la Prusse) ainsi que la Sublime leurs intérêts religieux sera entièrement
Porte adoptent le 9 juin 1861 un nou- garanti ». L’article 9 interdit en outre
veau régime politique pour le Liban, bé- explicitement à la puissance mandataire
néficiant pour la première fois d’une ga- « toute intervention dans la direction des
rantie internationale, connu sous le nom communautés religieuses et sanctuaires
de moutassarrifiya qui institutionnalise des diverses religions, dont les immuni-
encore une fois, avec la couverture des tés sont expressément garanties ». Cette
cinq puissances, le système communau- Charte du mandat constitue ainsi une re-
taire. connaissance internationale du système
communautaire.
Le Liban – amputé d’une bonne partie de
son territoire – est alors gouverné par un Dans le cadre de l’action de réorgani-
« moutassarref » nommé par Istanbul et sation politique initiée par la France,
qui doit être un sujet ottoman, non liba- l’année 1926 verra la naissance de la
nais, chrétien, obligatoirement catholique. première Constitution libanaise. Le do-
Il est assisté d’un conseil d’administration cument consacre explicitement le sys-
communautaire formé de douze membres tème confessionnel. L’article 9 de cette
élus : quatre maronites, trois druzes, deux Constitution souligne en effet que « la
grecs-orthodoxes, un grec-catholique, un liberté de conscience est absolue » et que
sunnite et un chiite. « l’État respecte toutes les confessions, et
en garantit et protège le libre exercice »,
de même qu’il garantit aux populations,
LE MANDAT FRANÇAIS « à quelque rite qu’elles appartiennent,
le respect de leur statut personnel et de
leurs intérêts religieux ». Allant plus loin
L’effondrement de l’Empire ottoman, en dans la consécration du système com-
1918, pave la voie à la proclamation, le munautaire, la nouvelle Loi fondamen-
1er septembre 1920, du Grand Liban qui tale souligne en outre dans son article 10
est placé sous mandat français. D’emblée, qu’ « il ne sera porté aucune atteinte au
la France envisage la réorganisation po- droit des communautés d’avoir leurs
litique et administrative du Liban sur la écoles ».

129
REPRÉSENTATION en 1926 d’une méconnaissance totale de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

CONFESSIONNELLE ces réalités locales. Sur la base de ses po-


sitions anticléricales, il décide d’abolir la
AU PARLEMENT
représentation confessionnelle au sein du
Conseil représentatif chargé d’élaborer le
statut organique du Liban, ce qui suscite
Cette reconnaissance du fait confession- un tollé général, si bien que le gouverne-
nel dans ces différents textes officiels ne ment français est contraint de mettre à
fait que refléter la réalité sur le terrain. l’écart Sarrail qui est remplacé par Henry
L’adjonction au Mont-Liban, en 1920, de Jouvenel.
des quatre cazas de Baalbeck, de la Bé-
kaa, de Hasbaya et de Rachaya, ainsi Le nouveau haut-commissaire français
que des villes côtières de Tripoli, Saïda rétablit le Conseil représentatif conformé-
et Tyr, est en effet rejetée par une large ment aux usages confessionnels. Il com-
faction de l’opinion sunnite, ce qui ap- met toutefois un faux pas en envisageant,
profondit la fracture confessionnelle. en avril 1926, de mettre en place une légis-
Celle-ci se reflète dans le résultat d’un lation civile de statut personnel ainsi que
sondage effectué en 1926 par la puis- le mariage civil. Il est contraint cependant
sance mandataire auprès de 180 notables de faire marche arrière en raison des réac-
de différentes régions et confessions au tions hostiles violentes émanant de toutes
sujet du système politique qui devrait les communautés.
être mis en place. L’une des questions
porte sur le fait de savoir si la réparti- Ces faits historiques illustrent ainsi le
tion des sièges au Parlement devrait se bien-fondé du testament politique de
faire sur une base confessionnelle. Sur l’Imam Chamseddine, qui soulignait
les 180 notables ayant participé au son- que la crise politique profonde que tra-
dage, 121 adressent au haut-commis- verse le Liban n’est pas due en réalité à
saire français une pétition dans laquelle la nature et aux fondements du confes-
ils se prononcent pour le maintien du sionnalisme mais plutôt aux failles qui
système confessionnel, soulignant que le caractérisent. Et vouloir abolir le
le « peuple libanais se compose de com- communautarisme parce que certains
munautés ayant chacune des convictions hommes politiques en font un mauvais
religieuses, une mentalité, des coutumes usage reviendrait à abolir la démocratie
et des traditions propres ». en Occident sous prétexte que certains
responsables politiques se sont laissés
Dans un tel contexte, le haut-commis- aller à des débordements dans leur exer-
saire français Maurice Sarrail fera preuve cice du pouvoir.

130
Est-ce à dire que le Liban fait face à une période de paix civile afin de se retrouver,

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


impossibilité de dépasser dans le futur le d’apprendre à vivre ensemble et de re-
communautarisme au profit d’une allé- chercher dans une atmosphère sereine un
geance purement citoyenne dans le cadre équilibre national interne. Cela implique
d’un système laïc ? Il serait hasardeux que certaines parties devraient mettre un
d’apporter une réponse tranchée, néga- terme à leurs aventures guerrières dans
tive ou positive, à une telle interrogation. la région, cesser leurs déclarations belli-
L’espoir en un retour à une concorde in- queuses régulières et s’abstenir d’isoler le
tercommunautaire n’est peut-être pas tota- Liban de la communauté internationale et
lement perdu. Mais encore faut-il que les arabe pour soutenir certaines visées régio-
Libanais puissent bénéficier d’une longue nales dont il n’a que faire n

131
L’AVENIR INCERTAIN
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

D’UN PAYS MALMENÉ


Le centenaire du Liban coïncide avec une profonde crise qui menace
l’avenir du pays et que la classe politique dirigeante se montre incapable
à régler. Les Libanais désespérés assistent à un débat politicien sur la
répartition des postes de responsabilité, avec leurs avantages afférents,
en dépit de l’urgence de la situation qui requiert un vigoureux plan de
sauvetage économique et social et des réformes en profondeur des
pratiques institutionnelles. Face à la déliquescence de l’État, une grande
partie de la population a perdu toute confiance dans ses dirigeants, un
Libanais sur deux se trouve aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté, et
l’émigration continue à affaiblir le pays.

Xavier BARON1
Journaliste français, spécialiste du Proche-Orient

E
n 2020, une double épreuve est en- a dévasté le port de Beyrouth1et plusieurs
core venue assaillir le pays en crise. quartiers de la capitale le 4 août, faisant
Le coronavirus affecte le pays depuis près de deux cents morts et plusieurs mil-
février avec une forte augmentation à la fin liers de blessés. Pour une bonne part de la
novembre, conduisant à un second confi- population, le fait que deux mille tonnes
nement. Plus de neuf cents décès avaient de nitrate d’ammonium aient été laissées
été recensés à cette date pour une popula- sans surveillance sur les quais pendant des
tion de près de six millions de personnes années, en bordure de quartiers densément
vivant sur le sol libanais dont un tiers de peuplés, est l’illustration de la façon dont
réfugiés palestiniens ou syriens. Cette si- le pays est gouverné, les partis étant plus
tuation sanitaire qui paralyse une écono- préoccupés par les bénéfices qu’ils peuvent
mie déjà dévastée menace d’effondrement tirer du port, haut lieu de la corruption au
le système hospitalier. La capacité des Liban, que par la sécurité de la population.
établissements de santé est d’autant plus
affectée que plusieurs d’entre eux ont été
atteints par la gigantesque explosion qui 1 - Xavier Baron vient de publier Le Liban en
100 questions, Éditions Taillandier, 384 p.

132
UN SYSTÈME BANCAIRE fonctionné tant qu’elle inspirait confiance,

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QUI S'EFFONDRE mais quand la dette est devenue insou-
tenable, le système s’est effrité et l’État a
alors dû fabriquer de la dette pour payer
Depuis la fin de la guerre en 1990, le Li- sa dette. Quand les Libanais, conscients
ban a retrouvé un visage pacifié, les vieilles de la fragilité financière, ont voulu retirer
frontières intérieures apparues pendant le leur épargne en 2019, les banques n’ont pas
conflit ont disparu et la population a re- été en mesure de répondre à la demande,
trouvé le chemin de la coexistence. Cepen- car les dépôts avaient été dirigés vers la
dant, l’arrêt des hostilités a été obtenu au Banque centrale.
prix d’un accord signé par les députés liba-
nais à Taëf (Arabie saoudite) en 1989, qui Les grandes manifestations populaires
n’a pas réussi à restaurer l’autorité de l’État qui se poursuivent depuis octobre 2019
et à au contraire conforté certaines défail- sont nées de l’effondrement du système
lances du système libanais, dont le com- bancaire qui prive de nombreux Libanais
munautarisme est un exemple. Un certain de leurs moyens d’existence, mais aussi
nombre d’anciens chefs de milice se sont des difficultés de la vie quotidienne qu’ils
reconvertis en dirigeants politiques et ont subissent depuis des années et dont ils
tiré tous les profits qu’ils pouvaient du ne voient pas la fin : manque d’électrici-
système. Une politique gouvernementale té, pénurie d’eau, crise du ramassage des
affairiste a été mise en place. La dette de ordures, chômage, graves atteintes à l’en-
l’État passant de 3 milliards de dollars au vironnement. Que tous ces problèmes
sortir de la guerre à 90 milliards en 2020, n’aient pas trouvé de solution trente ans
soit 170 % du PIB. Sans que cela suscite de après la fin de la guerre disqualifie tota-
l’opposition, l’économie libanaise non-pro- lement la classe politique aux yeux de la
ductive a été alimentée par l’endettement population, d’autant plus qu’elle ne mani-
constant du Liban, ce qui a fonctionné feste pas la volonté d’abandonner les pra-
tant que des capitaux étrangers affluaient tiques qui ont conduit à la crise : corrup-
au Liban, mais cette période est révolue. tion, clientélisme, laisser-faire, opacité du
Selon un mécanisme périlleux, la Banque système bancaire et des marchés publics.
centrale du Liban a largement souscrit aux La sanction de ces erreurs est tombée en
émissions de dette de l’État qu’elle a en- mars 2020 lorsque le Liban a annoncé
suite revendues aux banques avec des taux être en défaut de paiement pour la pre-
de rendement excessifs de 15 %. Ces der- mière fois de son histoire.
nières ont alors eu tout intérêt à racheter
la dette de l’État avec les dépôts de leurs Le Liban est un pays qui a de tout temps
épargnants. Cette mécanique financière a été une exception au Proche-Orient. Il

133
bénéficie d’une liberté de ton inconnue à long terme car il implique une refonte
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

dans la région et la création culturelle totale de l’État qui repose entièrement


(théâtre, cinéma, littérature, etc.) est la sur le régime communautaire. Il faudra
marque de son identité. Les artistes liba- peut-être une génération pour que les Li-
nais rayonnent dans le monde entier. La banais soient consultés sur leur désir d’un
formation universitaire et professionnelle tel changement, et pour qu’un parlement
prodiguée par des universités de haut ni- bénéficiant du soutien de la population
veau et divers instituts témoigne de la ri- élabore et adopte un projet de réforme qui
chesse humaine du pays. Pourtant, la crise devra prendre en compte le pluralisme de
actuelle ne fait qu’accentuer le fléau de la société et ensuite être soumis aux élec-
l’émigration qui prive le pays de médecins, teurs s’il veut avoir l’adhésion des citoyens.
ingénieurs, cadres désespérés de ne pas Le Liban ne peut pas attendre une telle
pouvoir, comme ils le souhaiteraient, ex- réforme qui en outre ne supprimera pas
primer leurs talents chez eux. nécessairement les déviances actuelles. Il y
a de nombreux aménagements qui pour-
raient sans doute être adoptés rapidement
DES PRATIQUES pour rendre le système plus acceptable.
POLITIQUES Il en est ainsi de l’état civil qui est au-
CORROMPUES jourd’hui entre les mains des communau-
tés, de l’instauration d’une véritable trans-
ET OPAQUES
parence dans tous les comptes publics ou
des modalités électorales (municipales
comme parlementaires) notamment en
Ce qui rend la situation insupportable ce qui concerne le financement des can-
pour de nombreux Libanais c’est qu’en didats.
dépit de l’urgence, les responsables poli-
tiques semblent frappés de profonde lé- Le Liban n’a pas les moyens de se relever
thargie, occupés à préserver leurs acquis, seul tant la crise est profonde et affecte
aucun ne voulant faire le premier pas vers tous les domaines de la vie nationale. La
le redressement national. Des priorités communauté internationale s’est engagée
doivent certainement être tracées. Le leit- en 2018, à Paris, à mobiliser 11 milliards
motiv selon lequel tout le problème vient de dollars pour aider le pays à se redres-
du communautarisme éclaire sans doute ser, mais cette assistance est conditionnée
la vétusté d’un système vieux de près de par la mise en place effective de réformes
deux siècles, instauré à l’époque otto- structurelles et financières. Or, depuis
mane et confisqué depuis trente ans par cette date, cette aide n’a pas pu être mise
les partis. Toutefois, il s’agit d’un chantier en place en raison des dissensions au sein

134
de la classe politique. Pour tenter de sur- entre Ryad et Téhéran. Depuis les années

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


monter les blocages, le président français 1980, le mouvement chiite Hezbollah n’a
Emmanuel Macron s’est rendu deux fois cessé de prendre une importance exces-
au Liban pendant l’été et a proposé un sive dans la vie politique libanaise, tout en
plan d’action qui a été approuvé par les déstabilisant le pays en raison de sa puis-
différents partis. Pourtant rien n’a pu être sante aile militaire financée et armée par
entrepris en raison de l’immobilisme po- l’Iran. Cette situation, qui divise les Liba-
litique qui n’a pas faibli entravant même nais, est d’autant plus préjudiciable que la
la formation d’un gouvernement. La coa- politique américaine contre l’Iran, affecte
lition d’intérêts des responsables en place aussi le Hezbollah frappé par des multi-
n’a pas faibli comme en témoigne l’impos- ples sanctions. Les dernières mesures de
sibilité de faire un audit de la Banque cen- Washington ont ainsi joué contre l’initia-
trale réclamé par la communauté interna- tive française dans la mesure où le mouve-
tionale pour faire l’indispensable lumière ment chiite en a pris prétexte pour mettre
sur les pratiques financières des dernières en avant ses conditions à une résolution de
décennies ainsi que sur le montant réel des la crise intérieure.
pertes et des réserves en devises. Les dis-
cussions avec le FMI sont d’autre part au Les Libanais ont manifesté à plusieurs
point mort. reprises au cours de leur histoire, leurs
capacités à tenir bon dans l’adversité et à
ne pas renoncer dans l’épreuve. Malgré les
DES TENSIONS difficultés, une société civile se développe
GÉOPOLITIQUES même si depuis un an les manifestants
RÉGIONALES n’ont pas su proposer au pays une voie pra-
ticable de sortie de crise. La situation ac-
IMPORTANTES
tuelle met à l’épreuve la cohésion du pays
avec les risques que cela comporte pour la
paix civile, et c’est l’un des dangers que fait
Le Liban est aussi prisonnier de la situa- peser sur le pays l’incurie de la classe po-
tion régionale, et notamment de la rivalité litique n

135
LE PARTICULARISME
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

LIBANAIS À L’ÉPREUVE
D’UN CONTEXTE
GÉOPOLITIQUE
COMPLEXE
L’année 2020, marquant le centenaire de la naissance du Grand Liban,
a été un tournant tragique dans l’histoire de ce pays éprouvé par un
environnement géopolitique troublé et plutôt hostile.

Khattar ABOU DIAB


Professeur de géopolitique, Paris Saclay

S
eize mois après le soulèvement po- l’érosion financière et la catastrophe de
pulaire du 17 octobre 2019, l’im- l’explosion du port de Beyrouth. Elle de-
passe persiste, les solutions et les meure sous le poids de la pandémie de la
alternatives sont introuvables au Pays du Covid-19 et le refus de la classe politique
cèdre victime de la mainmise du Hezbol- d’appliquer les préconisations de la France
lah et de l’Iran ainsi que de l’absence d’un donnant la priorité au sauvetage écono-
front souverainiste ou d’une ligne natio- mique et social. Plus significatif encore, la
nale unie à l’abri des intérêts partisans et tentative de régler le contentieux autour
extérieurs. des frontières maritimes avec Israël (ou-
vrant la voie à une possible exploitation de
Cent ans après sa fondation, le Liban subit champs gaziers dans les eaux contestées)
une crise structurelle multiple conduisant semble ne pas aboutir, bien que l’Iran ait
à l’effondrement économique et mettant permis le lancement de négociations avec
l’existence de son identité en question. La Israël (sous l’égide des États-Unis) comme
résilience reste de mise bien que l’année « un message adressé à Washington ». En
2020 soit celle de tous les malheurs avec réalité, le Liban est quasiment pris en

136
otage par la République islamique d’Iran minorités cherchaient à affirmer leurs spé-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


qui compte l’utiliser comme une carte de cificités.
négociations dans son deal avec la nouvelle
administration américaine. Ainsi s’ins- Cette singularité, par laquelle le peuple du
talle la crainte de sacrifier le Liban dans le Mont-Liban sous la conduite des Ma’an
grand jeu des nations entamé sur la scène aspirait à préserver son identité, était por-
syrienne depuis 2011. Les événements des tée par une révolution contre les Otto-
derniers mois démontrent incontestable- mans, qui se traduisit par le mouvement
ment le poids d’un contexte régional mar- des druzes, des maronites, et de certains
qué par son instabilité chronique. sunnites et chiites autour d’une même lo-
gique.
L’entité libanaise risque d’être l’objet d’un
« Munich régional » où les États-Unis se- Nombre d’historiens relient cette pre-
raient tentés de composer avec l’Iran aux mière aspiration libanaise à se démarquer
dépens d’un Liban privé de sa profondeur de l’Empire ottoman à la révolution druze
arabe et du soutien international néces- contre les Ottomans au XVIe siècle. Cette
saire. Le retour à la genèse du Liban nous révolution perdura jusqu’à l’ère de Fakhr-
permet de mieux saisir les enjeux d’au- al-Din al-Maani-al-Kabir qui témoigna
jourd’hui. d’une véritable coexistence entre les com-
munautés. Elle s’est poursuivie avec l’Émi-
rat des Chéhab, les deux Caïmacamats
LA DIMENSION (en 1845 et 1860) et enfin avec le système
HISTORIQUE d’Al-Mutasarrifiyyat. Ce dernier fut mis
en place par l’Occident et la Russie, en coo-
pération avec les Ottomans, et visait à éta-
L’histoire du Liban est intimement liée blir une coexistence entre les communatés
au Mont-Liban. Les partisans de l’ « idée religieuses au Mont-Liban leur permettant
libanaise », par opposition à la Grande Sy- de profiter – en dehors des frontières de la
rie, ont glorifié le Mont-Liban (refuge des Mutasarrifiyyat – de la côte libanaise et de
persécutés et foyer de liberté pour la mo- ses ports entre 1860 et 1914.
saïque religieuse libanaise). Ceci leur per-
mit de revendiquer le Grand Liban, plaidé La fin de la Première Guerre mondiale
dans une certaine littérature nationaliste a entraîné le retrait des Ottomans, après
au XIXe et XXe siècles. une présence de près de 400 ans dans la
région. Ce retrait a été accéléré par les ré-
L’aventure libanaise s’est épanouie aux percussions du conflit autour de la route
XVIe et XVIIe siècles, à une époque où des des Indes entre Anglais et Français. Ainsi,

137
cette implication européenne encouragea compte du contexte général du Levant.
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

surtout les chrétiens à revendiquer plus de Ce Machrek (Proche-Orient) est une


territoires et de démographie sur le modèle aire géographique extrêmement diverse et
de l’État-nation développé en Europe. plurielle. L’histoire de cette zone, berceau
de religions monothéistes, reflète les mu-
Toutes ces circonstances ont contribué à tations et les interactions entre religions,
l’émergence de l’État du Grand Liban en sectes et États. Ainsi, l’histoire mouve-
1920. La principale différence réalisée par mentée du Moyen-Orient est façonnée
la nouvelle entité, par rapport aux Émirats par les religions, les empires et le choc de
des Ma’an et des Chéhab, s’opère au ni- la rencontre avec l’Occident. C’est aussi, de
veau frontalier. Les frontières de l’Émirat la conquête islamique aux croisades, une
sous le règne de Fakhr al-Din al-Kabir histoire polémologique. La fondation de
s’étendaient jusqu’à Palmyre, alors qu’elles l’État d’Israël et l’émergence des pays pé-
ont été limitées aux districts de Kesrouan, troliers ont ensuite transformé la région en
Chouf, Baabda et Jbeil. Autre distinction : terrain de clivages régionaux et extérieurs.
l’Émirat a toujours été considéré comme
une autorité autonome au sein de l’Em- La construction territoriale du Moyen-
pire ottoman, tandis que l’État du Grand Orient contemporain résulte, d’une part
Liban a été reconnu à la Conférence de de l’effondrement de l’Empire ottoman et,
Saint-Raymond avec des frontières pré- d’autre part, de l’accession à l’indépendance
cises. Avec les Émirats, le noyau de po- de territoires encore colonisés après la Se-
pulation reposait sur la coexistence Ma- conde Guerre mondiale. Elle juxtapose de
ronites-Druzes, alors que le Grand Liban vieux États-nations, comme l’Égypte et
annexait des zones côtières comprenant l’Iran, et de jeunes pays dont les frontières
une plus grande diversité confessionnelle. résultent de compromis entre les ambi-
tions rivales des anciennes puissances do-
Le Liban à l’époque de l’Émirat dépendait minantes (Grande-Bretagne, France). En
principalement de la montagne, mais le effet, la plupart des États arabes sont une
Grand Liban regroupe la montagne, la côte création du XXe  siècle. Il a fallu attendre
et la plaine intérieure. Le facteur écono- les manœuvres des grandes puissances à
mique a motivé la nouvelle configuration la veille de la Première Guerre mondiale
de l’entité libanaise, sans oublier la pro- pour que plusieurs entités commencent
fondeur historique lorsque les Phéniciens à exister et avoir des frontières. Celles-ci,
dominaient la côte du Liban d’aujourd’hui. quoiqu’elles fussent tracées de manière
souvent arbitraire, sont aujourd’hui glo-
D’une façon plus globale, l’évolution du balement acceptées et reconnues par l’en-
Liban ne peut être analysée si l’on ne tient semble des États arabes. Mais, la création

138
de l’État d’Israël, puis la question des ter- (comme les pratiques américaines et russes

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


ritoires occupés par Israël à la suite de la récentes) resurgit comme alibi pour faire
guerre des Six Jours (1967) continuent bouger une opinion publique bâillonnée et
d’alimenter un foyer de tensions ininter- réorienter la contestation contre l’ennemi
rompues dans la région depuis 1948. Ni extérieur.
les traités de paix entre Israël et ses deux
voisins (l’Égypte et la Jordanie), ni l’accord
d’Oslo entre Israël et l’OLP (1993) n’ont LA FRANCE MARRAINE
apaisé l’un des conflits régionaux les plus DE L’ACTUELLE ENTITÉ
anciens et les plus passionnés de la planète. LIBANAISE
L’Histoire contemporaine du Moyen-
Orient est aussi un canevas hétéroclite L’histoire du Liban se confond avec celle
de douloureuses luttes pour la décoloni- du Proche-Orient. La côte orientale de
sation (cas algérien, libyen ou yéménite), la Méditerranée a toujours été une zone
de litiges interétatiques (Algérie-Maroc charnière entre trois continents où se sont
autour du Sahara Occidental ; Irak-Ko- succédé plus de dix empires. Les popula-
weït…) ou de déchirements endogènes tions les plus diverses s’y sont mêlées dans
et exogènes comme en témoignent les une alternance d’équilibres et de conflits.
guerres gigognes du Liban (1975-1990).
Dans cette histoire mouvementée, la ques- Vers la moitié du XIXe siècle, au milieu des
tion de l’islam et du clivage sunnite-chiite grandes manœuvres internationales, une
marquent et affectent la région. Sur le âpre rivalité dominait toutes les autres  :
même registre, la dimension minoritaire celle de la France et de l’Angleterre qui
revêt une grande importance avec les se disputaient, sous les yeux des Otto-
questions kurde et arménienne, ou en- mans, le contrôle de la route des Indes.
core les problèmes d’autres minorités re- Ceci scelle dorénavant le destin du Liban
ligieuses comme les coptes, les chrétiens qui devient le carrefour des antagonismes
d’Irak, les maronites, les alaouites et les des « Grands ». En 1840, une guerre civile
druzes. En dehors du monde arabe, les en- entre Maronites (soutenus par la France)
jeux turcs et iraniens ont souvent influencé et Druzes (soutenus par l’Angleterre)
l’histoire de toute la zone. De la fin du Ca- affecte le noyau de l’entité libanaise et
lifat musulman (1924, érosion de l’Empire aboutit à l’entrée en jeu des grandes puis-
ottoman) à la guerre d’Irak en 2003, les sances. Une solution internationale à tra-
empreintes turque, iranienne et occiden- vers l’intervention militaire française met
tale laissent leurs traces sur l’évolution du un terme au drame en 1860 (la carte du
Moyen-Orient. Souvent, le passé colonial Liban établie par les troupes française est

139
pratiquement identique à celle du Grand l’entente entre le français Clemenceau et
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Liban proclamé en 1920). le Patriarche maronite Hoyek a été capi-


tale pour dessiner les contours du Liban
Né dans les affrontements et l’ingérence, d’aujourd’hui englobant le Liban et les
l’ordre communautaire confessionnel, éta- quatre Cazas en préservant les eaux du
bli après 1890, est devenu la pierre angu- Litani et la fertile plaine de la Békaa, mal-
laire du Grand Liban, produit du man- gré les demandes du « Congrès juif mon-
dat français. En effet, après la Première dial » concernant une partie de l’actuel
Guerre mondiale et l’effondrement de Sud-Liban et les avis dans certains cercles
l’Empire ottoman en 1918, les deux français plaidant pour la poursuite du lien
grands vainqueurs de la guerre, la France constitutionnel entre le Liban et la Syrie
et la Grande-Bretagne, se sont partagé (en écho aux recommandations de la com-
l’héritage proche-oriental de cet empire. missions King-Crane évoquant une auto-
Les régions qui englobent par la suite les nomie libanaise dans le cadre de la Syrie
deux entités syrienne et libanaise passent ou une indépendance réfléchie). Ce Grand
sous le contrôle français. Ce partage a été Liban a été, en fait, le germe du Liban
le résultat d’une entente tripartite secrète, d’aujourd’hui, du Liban dont chrétiens et
intervenue au printemps 1916 entre la musulmans parvinrent à proclamer l’in-
Grande-Bretagne, la France et l’Empire dépendance le 22 novembre 1943, dans
russe tsariste. Ces accords deviennent bi- le cadre d’un mouvement populaire en-
latéraux après la révolution bolchévique couragé, en sous main, par le représentant
à Moscou. Ainsi, le partage d’influence britannique sur place (le général Edward
selon les accords Sykes-Picot fut entériné Spears) aboutissant à un compromis fran-
par la SDN en confiant à la France l’exer- co-britannique de l’après-Seconde Guerre
cice d’un mandat sur le Liban. Ensuite lors mondiale au Levant.
de la conférence de 1919 et dans le cadre
de l’aide du mandat au peuple libanais Au Proche-Orient, berceau des religions
de disposer de lui-même, une délégation monothéistes et terre des conflits, le Li-
libanaise, conduite par le Patriarche ma- ban représente un cas unique et singulier
ronite Elias Hoyek et plusieurs notables en tant que microcosme de la pluralité
libanais de toutes les confessions, défend religieuse (18 communautés confession-
l’idée d’un « Grand Liban » séparé du pro- nelles reconnues), culturelle et seul pays
jet de « Royaume arabe » proclamé à Da- arabe dont le président de la République
mas par Fayçal, intronisé Roi de la Syrie. est chrétien.
Ce cheminement et le tracé des frontières
de l’entité libanaise naissante font l’objet Dans une région où le facteur religieux
de discussions et de marchandages. Mais domine le champ politique, la singularité

140
libanaise se manifeste par une expérience Caire de 1969, l’OLP installe au Liban un

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


démocratique basée sur le communau- État dans l’État. Ainsi, ce contexte et la
tarisme politique. Le rôle fondateur des guerre froide font du Liban un refuge sous
composantes religieuses dans l’éclosion de la houlette palestinienne.
l’idée libanaise à l’époque de l’émir Fakhr
al-Din au XVIe siècle, fut aussitôt altéré Entre 1975 et 1990, le Liban est le théâtre
par les divisions partisanes et l’influence de guerres gigognes et le champ clos de
des acteurs étrangers dans l’instrumenta- multiples querelles locales et régionales
lisation d’une clientèle locale. déclenchées par le détonateur palestinien.
À cette époque, il ne reste de l’État que le
À partir de 1943, la sécurité nationale dans squelette et le territoire a été taillé, qua-
l’État de l’indépendance est intimement drillé ou disputé entre communautés ri-
liée à l’évolution du contexte régional. La vales et factions palestiniennes sous l’égide
stabilité au Liban a tenu jusqu’à la fin des de la Syrie. Cependant, l’unité humaine
années 1960, à l’exception de la crise de du peuple libanais sauvegarde l’entité de
1958 qui s’est conclue par le débarquement la disparition et les accords de Taëf (1989)
des Marines à Beyrouth et par l’instaura- permettent par la suite une lente recons-
tion d’un équilibre entre arabisme et ou- truction de l’État libanais, nonobstant tous
verture sur l’Occident (compromis établi les défauts de ce compromis.
entre le président libanais Fouad Chéhab
et le président égyptien Nasser à l’époque À partir de 1982, les Pasdarans fondent
de l’unité entre l’Égypte et la Syrie). le Hezbollah et réussissent la première
exportation de la révolution khomeyniste
avec l’aide du régime syrien. Au fil des ans,
LE DÉTONATEUR le Hezbollah devient le premier relais ex-
PALESTINIEN, térieur de l’Iran qui parvient à atteindre la
LA MAINMISE SYRIENNE, Méditerranée réalisant ainsi le rêve persan
impérial.
L’IMPACT ISRAÉLIEN ET
L’IRRUPTION IRANIENNE En 1991, à la faveur de sa participation à
la coalition internationale contre l’Irak, la
Syrie de Hafez El Assad érige une solu-
Suite à la défaite arabe de 1967 et à la tion militaire contre le Premier ministre
montée de la résistance palestinienne, le de l’époque, le général Michel Aoun, et
Pays du cèdree est touché de plein fouet installe un régime libanais assujetti à sa
par l’instauration de la dualité entre l’État tutelle. Sur le plan pratique, la sécurité
libanais et l’OLP. Profitant des accords du nationale libanaise s’éclipse pour faire par-

141
tie intégrante de la sécurité syrienne. Les ler un terrain turbulent, ont révisé leur
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

traités signés, sous la contrainte, entre les politique régionale depuis la guerre d’Irak
deux pays et la domination exercée par les en 2003. Washington ne souhaite plus
services secrets syriens imposent une situa- désormais cohabiter avec de petites puis-
tion du fait accompli. L’entité libanaise dis- sances régionales qui œuvrent en dehors
paraît progressivement dans le giron d’une de leurs frontières. À la faveur d’une nor-
communauté syro-libanaise dirigée par malisation des relations avec la France en
Damas. Ce processus de grignotage atteint juin 2004 (suite aux tensions lors du refus
un tournant décisif en 1998 avec l’acces- français de participer à la seconde guerre
sion du président-général Émile Lahoud d’Irak), Washington admet la nécessité
à la présidence de la République. L’armée de déconnecter la question libanaise des
libanaise, les Forces de sécurité intérieure, autres questions régionales. À la place
les services de sécurité sont tous noyautés d’un Liban assujetti à la domination sy-
et infiltrés par les services secrets syriens. rienne, l’entente franco-américaine, mar-
Les accords de Taëf consacrent le confes- quée par l’adoption de la résolution 1559
sionnalisme politique et la répartition de du Conseil de sécurité des Nations unies,
charges officielles entre communautés. fournit l’opportunité au Liban de retrou-
ver sa fonction géopolitique indépendante
Entre 1991 et 2005, le Liban devient une et sa vocation démocratique et libérale
sorte de « Hong Kong » pour la Syrie et son dans un environnement de régimes auto-
économie s’effondre sous le poids d’une ritaires.
mafia politico-économique qui s’étend de
Damas à Beyrouth. En septembre 2004, Face à la pression internationale et à la vo-
la Syrie voulant parachever sa domination lonté libanaise d’émancipation, le régime
sur le Liban et préparant le terrain consti- syrien répond par la terreur et inaugure à
tutionnel pour annoncer l’unité entre les partir du 1er octobre 2004 un cycle d’at-
deux pays, impose, malgré les protestations tentats contre les opposants qui atteint
locales et internationales, la prorogation son paroxysme avec l’assassinat de l’ancien
du mandat du président Lahoud. Premier ministre, Rafic Hariri, le 14 fé-
vrier 2005. Aussitôt, le soulèvement inter-
communautaire de l’indépendance (à l’ex-
LE TOURNANT DE 2005 ception d’une majorité de chiites fidèles
au Hezbollah et au mouvement Amal)
surprend par son caractère pacifique et
Les États-Unis, qui couvraient ou tolé- massif. Les forces syriennes sont obligées
raient implicitement la domination sy- de se retirer du Liban fin avril 2005 et
rienne au Liban depuis 1975 pour contrô- une commission d’enquête internationale

142
est instaurée par les Nations unies pour Israël, l’Iran et la Turquie, tandis que le

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


conduire les investigations sur l’assassinat système régional arabe se fissure sans pers-
de Hariri. pectives. De surcroît, le panarabisme cède
sa place à l’agitation de l’islamisme sous
Malgré le retrait syrien, le soulèvement du toutes ses formes. La plupart des pays de
14 mars n’est pas parvenu à réaliser ses ob- la zone sont « cornérisés » entre le despo-
jectifs, compte tenu d’un rapport de forces tisme et l’extrémisme. Le proche avenir du
délicat à l’intérieur du pays et de la pour- Moyen-Orient dépend en grande partie
suite de l’ingérence syrienne. Le climat de l’issue des conflits en cours.
conflictuel ne s’est pas dissipé en raison de
la guerre entre le Hezbollah et Israël en Parallèlement, le Hezbollah se trouve
juillet-août 2006. La dimension interne de confronté à un choix identitaire où il doit
ce conflit opère comme un retour en ar- trancher entre sa fidélité à l’autorité reli-
rière et vise à faire tomber le Liban dans le gieuse du guide de la révolution islamique
giron de l’axe syro-iranien. La dualité entre en Iran (l’ayatollah Ali Khamene’i) et sa
l’État et le Hezbollah constitue dès lors un place comme parti libanais. Ce choix exis-
handicap pour la renaissance du Liban et tentiel en entraîne un autre sur le plan stra-
pour le maintien de sa sécurité nationale. tégique : la lutte armée contre Israël pour-
La résolution 1701 du 12 août 2006 et rait-elle demeurer la base idéologique et
le déploiement de la FINUL renforcée la raison d’être du maintien de l’armement
constituent un dispositif propice à libérer du Hezbollah ? En effet, la confrontation
le Liban des ingérences régionales. L’État militaire avec « l’entité sioniste » (termi-
libanais reste fragile, menacé par des équi- nologie à laquelle continuent de recourir
libres vacillants et un contexte régional dé- l’Iran et le Hezbollah) ne constitue plus
favorable. Une fois de plus, la protection un enjeu spécifiquement libanais, depuis
internationale de l’entité libanaise ne suffit le retrait israélien en mai 2000 et surtout
pas sans l’entente interne. Cette recherche depuis l’inscription du litige des fermes de
continuelle du compromis entre les com- Chebaa dans la résolution 1701.
posantes religieuses affecte la fonction ré-
galienne de l’État. En conséquence, le consensus libanais
autour de « la résistance » s’est effrité car
Suite à la guerre d’Irak (2003) et à la mon- les Libanais sont les seuls, dans le monde
tée en puissance de l’Iran (2006-2009 avec arabe, à avoir supporté depuis près de
les guerres du Liban et de Gaza), l’échi- 40  ans le poids de la confrontation avec
quier politique et stratégique du Moyen- Israël. Mais, le Hezbollah cherche donc
Orient est profondément transformé. à entraîner le Liban dans une logique de
Trois puissances régionales s’affirment  : confrontation. Une confrontation sans ho-

143
rizon local et qui ne peut, par conséquent, qui lui garantirait une neutralité mili-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

être motivée que par des desseins régio- taire, la survie de l’entité libanaise qui est
naux, mus par une idéologie totalitaire. à l’épreuve. La montée des intégrismes de
tout bord et la possible balkanisation de
L’avenir du Liban demeure tributaire des la région, à partir de l’Irak et de la Syrie,
conséquences d’une révolution géopoli- menacent la formule libanaise et l’intégri-
tique. Cette révolution est incarnée par té du territoire national. Dans le cas d’un
l’irruption de l’Iran dans le champ arabe affrontement entre les États-Unis et l’an-
et par la confrontation entre quatre projets cien Empire perse, le Liban pourrait payer
pour le Moyen-Orient : le projet améri- le tribut le plus lourd, et dans le cas d’un
cain, le projet d’obstruction iranien, le pro- compromis américain-iranien–israélien, il
jet d’infiltration israélien et le projet turc risquerait de repasser sous l’influence d’un
d’expansion. Hezbollah transformé, sauf si l’Europe –
et notamment la France – ne l’abandonne
Le Liban souffre non seulement de la pas.
nature complexe de sa mosaïque commu-
nautaire, mais également du déclin de l’in- Les pires scénarios menacent le Proche-
fluence du monde arabe sur la scène inter- Orient et le Liban demeure l’un des
nationale. Cependant, la résolution  1701 principaux maillons faibles de cette tec-
constitue une issue rationnelle pour ex- tonique. En son temps, le général de
tirper le Liban du jeu des axes. Mais, les Gaulle écrivait qu’ « il ne faut jamais
conditions de la neutralité du Liban ou aller vers l’Orient compliqué avec des
de « la neutralisation du champ libanais » idées simples ». Il appartient donc à la
ne sont pas réunies en raison de l’absence France de prendre conscience du drame
de soutien international et du manque de que susciterait la disparition du Liban,
consensus interne autour de la récente ini- des risques d’émiettement des États du
tiative du Patriarche maronite Béchara Al Moyen-Orient assortis d’une domination
Rai proposant une « neutralité active ». iranienne ou turque sur une grande partie
de la zone. Le sauvetage du Liban est in-
Au fil de l’histoire contemporaine, le Li- dissociable de l’engagement européen en
ban a été le carrefour de cultures diverses Méditerranée et plus particulièrement de
et le nœud de conflits régionaux et inter- celui de la France qui restera fidèle à son
nationaux. Sans une tutelle internationale histoire et à sa vocation n

144
LE HEZBOLLAH

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


AU LIBAN :
CONCILIER ALLÉGEANCE À L'IRAN, MILITANTISME
PAN-CHIITE ET POLITIQUE INTÉRIEURE

Mouvement de résistance, parti politique, groupe terroriste, de quoi le


Hezbollah est-il le nom ? C'est à cette question que s'attache à répondre
Matthew Levitt.

Matthew LEVITT1
Chercheur « Fromer-Wexler » et directeur du programme Reinhard sur
la lutte contre le terrorisme et le renseignement
au Washington Institute for Near East-Policy
Professeur adjoint à la Georgetown University’s School of Foreign Service

LE PARTI DE DIEU : services publics souvent insuffisants1 du


ALLÉGEANCES ET gouvernement libanais. Nombre de ses
membres ont occupé des postes ministé-
OBJECTIFS MULTIPLES riels au sein du gouvernement et plusieurs
de ses responsables siègent au Parlement.

L
e Hezbollah est l’un des partis poli- Le Hezbollah est à la fois partie intégrante
tiques dominants du pays. Il dispose du système partisan libanais et autonome
de sa propre milice et d’un stock de de ce dernier. Il participe au système de
systèmes d’armes avancées, dont des mis- l’intérieur tout en fonctionnant comme
siles de précision, indépendamment du
gouvernement et des Forces armées liba- 1 - Matthew Levitt est l’auteur du Hezbollah:
The Global Footprint of Lebanon’s Party of God,
naises (FAL). Il gère également des ins- Georgetown University Press, 2013 et le créateur
titutions sociales, éducatives, sanitaires et de la carte interactive et du calendrier de l’activité
religieuses qui fournissent un large éventail mondiale du Hezbollah libanais Select Worldwide
de services à ses membres, bien au-delà des Activity. https://www.washingtoninstitute.org/
hezbollahinteractivemap

145
un acteur non étatique qui poursuit ses clairement apparu lorsque le Hezbollah a
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

propres objectifs souvent contraires à ceux entraîné Israël et le Liban dans une guerre
du gouvernement central. dont aucun des deux États ne voulait. En
effet, en juillet 2006, le Hezbollah a trans-
En même temps, le Hezbollah est éga- gressé la frontière délimitée par l’ONU, a
lement un mouvement pan-chiite et, par tué trois soldats israéliens et en a kidnappé
procuration, un groupe iranien, ce qui deux autres. Les objectifs multiples et par-
complète les fondements de l’idéologie fois exclusifs du Hezbollah sont réapparus
chiite radicale qui règne dans le groupe. lorsque ce dernier a envoyé des forces pour
En 1985, la plateforme politique initiale défendre le régime de Bachar al-Assad en
du Hezbollah inclut comme point cen- Syrie.
tral l’établissement d’une République
islamique au Liban, bien que cette prio- Le Hezbollah ne peut être véritablement
rité soit désormais plus en retrait. Cette analysé sans une appréciation de ses ac-
plateforme comprend aussi la lutte contre tivités politiques, sociales et militaires au
« l’impérialisme occidental » et la poursuite Liban. Mais ses initiatives extraterrito-
du conflit avec Israël. Une source de divi- riales sont tout aussi fondamentales, à
sions inhérente au Hezbollah réside dans commencer par ses actions criminelles, ses
son engagement idéologique en faveur de réseaux terroristes et ses unités militaires
la doctrine révolutionnaire de l’ayatollah déployées au-delà des frontières libanaises.
Ruhollah Khomeini, le velayat-e faqih (tu- Son activité internationale, plus encore
telle du juriste), selon laquelle un clerc is- que la question de sa milice sur le territoire
lamique chiite peut également être le chef national et ses guerres contre Israël, ont
suprême du gouvernement. Le groupe est conduit nombre d’États à activer leurs ser-
donc engagé simultanément par les édits vices de police et de renseignement pour
des clercs iraniens, l’État libanais, la com- contrecarrer son entreprise d’influence
munauté chiite du Liban et de ses core- au-delà du seul Liban.
ligionnaires chiites à l’étranger. D’autres
axes complètent ce projet : la résistance
à l’occupation israélienne du territoire li- LES ORIGINES
banais, la remise en cause de l’existence
DU HEZBOLLAH
d’Israël, la promotion du statut des com-
munautés chiites dans le monde entier, la
déstabilisation des États arabes ayant des
minorités chiites dans le but d’exporter Fondé au début des années 1980 par un
la révolution chiite iranienne. L’un des groupe de jeunes militants chiites, le Hez-
impacts de ces objectifs idéologiques est bollah est le fruit d’un effort iranien visant

146
à regrouper divers groupes chiites présents plusieurs années plus tard5. Selon le Secré-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


au Liban, eux-mêmes issus de l’instabili- taire général adjoint du Hezbollah, Naim
té intérieure et régionale de l’époque2. Par Qassem, la période 1982-85 est fonda-
ailleurs, le Hezbollah est le résultat d’une mentale « pour la cristallisation d’une vi-
guerre civile complexe et sanglante, au sion politique dont les facettes étaient en
cours de laquelle les musulmans chiites, harmonie et dont la clé de voute est la
historiquement marginalisés au Liban, ont foi en l’Islam  » et pour la mise en place
tenté d’affirmer pour la première fois leur d’ « une opération de djihad efficace telle
pouvoir économique et politique. Le Hez- que représentée par la Résistance isla-
bollah est également une conséquence de mique forçant le départ partiel d’Israël du
l’effort entrepris par Israël pour démante- Liban en 1985 »6.
ler l’Organisation de libération de la Pales-
tine (OLP) en envahissant le sud du Liban À l’origine, nombre des fondateurs du
en 19823. Des décennies plus tard, l’ancien Hezbollah appartiennent au Amal, la
Premier ministre israélien Ehud Barak a branche militaire d’un parti politique li-
reconnu : « Lorsque nous sommes entrés banais fondé par un influent clerc chiite
au Liban... il n’y avait pas de Hezbollah. Moussa al-Sadr. L’ecclésiastique, qui a
Nous avons été accueillis avec du riz par- disparu en Libye en 1978 et qui est de-
fumé et des fleurs par les Chiites du sud. puis de nombreuses années présumé mort,
C’est notre présence là-bas qui a créé le a exhorté la communauté chiite libanaise
Hezbollah »4. à améliorer sa situation tant sur le plan
économique que politique. Il crée égale-
Bien que le Hezbollah soit apparu après ment une milice chiite pour lutter contre
l’invasion israélienne de 1982, l’organisa-
tion n’a fusionné en un parti centralisé que
5 - Government of New Zealand, "Case to Desi-
gnate Lebanese Hizbollah’s Military Wing".
6 - Naim Qassem, Hezbollah: Story from Wit-
2 - Portions of "Hezbollah’s Origin Story" first hin, 98. Augustus Richard Norton conteste la
appeared as "The Party of God Is Born", Hezbol- chronologie de la fondation de la direction du
lah: The Global Footprint of Lebanon's Party of God, Hezbollah, mais sa version des événements
Matthew Levitt, pp. 1-22. Reprinted with per- semble contredire non seulement le propre récit
mission. Copyright 2013 by Georgetown Univer- du Hezbollah, comme l’indiquent les rapports
sity Press. www.press.georgetown.edu déclassifiés de la CIA. Selon Norton, « Bien que
ses membres dirigeants se réfèrent à 1982 comme
3 - Universal Strategy Group, Directed Study of
étant l’année de la fondation du groupe, le Hez-
Lebanese Hezbollah, produced for the United States
bollah n’a pas existé en tant qu’organisation cohé-
Special Operations Command, Research and Analy-
rente jusqu’au milieu des années 1980. De 1982
sis Division, October 2010, p. 3.
jusqu’au milieu des années 80, il a été moins une
4 - Augustus R. Norton, Hezbollah: Short History, organisation qu’une cabale ». Voir Norton, Hez-
p. 33. bollah: Short History, p. 34.

147
Israël dans le cadre de l’armée libanaise. caux10. Selon un compte rendu de la CIA,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Mais d’autres factions armées représen- la formation d’un mouvement révolution-


tant divers intérêts au Liban apparaissent naire chiite sous l’égide du parti Dawa est
après la mort d’al-Sadr, et de nombreux très tôt préconisée par l’ayatollah Mo-
Chiites sont alors déçus par la politique hammad Hussein Fadlallah, devenu plus
modérée du Amal et la volonté de Nabih tard un « guide spirituel » du Hezbollah11.
Berri, successeur d’al-Sadr, de s’accom- Finalement, la Force Qods (ou Pasdaran)
moder politiquement avec Israël plu- iranienne s’est inspirée de la coalition des
tôt que de l’affronter militairement. En groupes militants chiites et, en collabora-
conséquence, les membres mécontents du tion avec les ambassades iraniennes au Li-
Amal se joignent à d’autres groupes mili- ban et en Syrie, « a engendré la création du
tants chiites – dont l’Union des étudiants Hezbollah à Baalbek »12.
musulmans, le Parti Dawa du Liban no-
tamment – et créent une milice les réunis- En effet, l’Iran a joué un rôle central
sant : le Hezbollah7. dans la fondation du Hezbollah. Peu
après l’invasion israélienne, environ
Les réseaux paramilitaires qui composent 1 500 conseillers du corps des Gardiens
le Hezbollah à ses débuts tournent autour de la révolution islamique ont établi une
de clans tels que les Musawis et les Ha- base dans la vallée de la Bekaa devant
madis8. Alors que ces groupes s’accordent conduire à l’exportation de la révolution
sur des objectifs stratégiques tels que la islamique dans le monde arabe13. Selon
création d’un État islamique au Liban, ils Naim Qassem, tous les membres du
divergent fréquemment sur les mesures Hezbollah devaient se rendre dans les
tactiques et opérationnelles9. Au début des camps de la vallée gérés par le corps des
années 1980, le parti islamique Dawa au Gardiens de la révolution islamique afin
Liban devient un « élément central dans d’apprendre à combattre l’ennemi14. En
la création du mouvement Hezbollah », 1985, le Hezbollah défini sa plateforme
rejoint par d’autres groupes chiites radi- idéologique : « Nous considérons le ré-
gime iranien comme l’avant-garde et le
7 - Sami Hajjar, "Hizballah: Terrorism, National
Liberation, or Menace?", Strategic Studies Insti- 10 - Robin Wright, Sacred Rage, p. 95.
tute, August 2002, p. 5.
11 - CIA, « Liban : Perspectives pour le fonda-
8 - Magnus Ranstrop, "Hezbollah Training mentalisme ».
Camps in Lebanon", in The Making of a Terrorist,
12 - Carl Antony Wege, "Hizballah Security
ed. James Forest, vol. 2: Training, Westport, CT :
Apparatus".
Praeger, 2005, p. 252.
13 - Daniel Byman, Deadly Connections, p. 82.
9 - CIA, « Liban : Perspectives pour le fonda-
mentalisme ». 14 - Qassem, Hezbollah: Story from Within, p. 66.

148
nouveau noyau de l’État islamique dans mais il a également permis au régime

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


le monde. Nous obéissons aux ordres d’Assad de conserver son influence sur
d’un seul dirigeant sage et juste, repré- le Liban et de rester une menace pour les
senté par le "Waliyat el Faqih" et person- États-Unis et Israël. Début 2004, quatre
nifié par Khomeini »15. Au cours des trois ans après que Bachar al-Assad a succé-
dernières décennies, le Hezbollah est res- dé à son père à la présidence de la Syrie,
té le mandataire de l’Iran. Le Pentagone Damas et le Hezbollah ont renforcé leur
estime qu’en 2010, Téhéran fournissait alliance. Le ministre iranien de la Dé-
non seulement des armes au Hezbollah fense de l’époque, Ali Shamkhani, a placé
mais dépensait jusqu’à 200  millions de le Hezbollah sous la protection directe de
dollars par an pour financer les activités l’Iran en signant un protocole d’accord
du groupe, y compris sa chaîne de mé- avec la Syrie, une mesure qui signifiait
dias, al-Manar, ainsi que ses opérations l’engagement iranien à protéger le régime
à l’étranger16. Pour l’année 2018, le Dé- syrien contre une attaque d’Israël ou des
partement d’État américain évalue le États-Unis, et qui s’étend aux bastions du
soutien iranien au Hezbollah à près de Hezbollah au Liban18. Un an plus tard,
700 millions de dollars par an17. après l’assassinat du Premier ministre li-
banais Rafiq Hariri et le retrait syrien du
Outre l’Iran, le régime syrien de Hafiz Liban, le Hezbollah annonçait son sou-
al-Assad a également été lié à la création tien total et sa « gratitude » à la Syrie19. Le
du groupe. Non seulement le soutien mu- Hezbollah se range alors bientôt du côté
tuel irano-syrien au Hezbollah a servi à du régime d’Assad en le soutenant dans sa
maintenir l’alliance entre la Syrie et l’Iran, violente répression contre ses opposants.

Le Parti de Dieu fixe ses principaux ob-


15 - Cité dans The Center for Special Studies, jectifs le 16 février 1985, dans une lettre
Intelligence and Terrorism Information Center
special information bulletin, "Hezbollah", juin ouverte adressée « à tous les opprimés au
2003. Liban et dans le monde ». Le texte s’en-
16 - Viola Gienger, « L’Iran donne des armes, gage à expulser toutes les entités « colo-
200 millions de dollars par an pour aider le Hez- nialistes » – les Américains, les Français et
bollah libanais à se réarmer », Bloomberg, 20 avril leurs alliés – du Liban. Ensuite, il entend
2010.
traduire les phalangistes en justice pour les
17 - Nathan Sales, "Tehran’s International Tar-
gets: Assessing Iranian Terror Sponsorship", The
Washington Institute for Near East Policy, No-
18 - Robert G. Rabil, "Has Hezbollah’s Rise
vember 13 2018, https://www.washingtonin
Come at Syria’s Expense?", pp. 43-51.
stitute.org/policy- analysis/view/tehrans-inter
national-targets-assessing-iranian-terror-spon 19 - Hassan Fattah, "Hezbollah Declares Full
sorship Support for Syria", New York Times, 6 mars 2005.

149
crimes qu’ils ont commis contre les musul- selon le Coran, l’éducation et les influences
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

mans et les chrétiens libanais. Enfin, bien occidentales sont interdites »21.
qu’elle prétende permettre « à tous les fils
de notre peuple de déterminer leur avenir Depuis 1982, le Hezbollah construit un
et de choisir en toute liberté la forme de vaste réseau mondial qui s’appuie sur des
gouvernement qu’ils désirent », la lettre agents et des partisans issus principale-
encourage le Liban à installer un régime ment des communautés chiites libanaises
islamique, seul type de gouvernement qui de la diaspora. Tout au long des années
puisse « arrêter d’autres tentatives d’infil- 1980, le Hezbollah cible les intérêts occi-
tration impérialiste dans notre pays ». En dentaux au sein du Liban avec des atten-
outre, les responsables du parti ne cachent tats à la bombe contre des ambassades et
pas l’aspect paramilitaire de leur organisa- des casernes, des enlèvements d’Occiden-
tion. Le document directeur du Hezbollah taux et des détournements d’avions. Dans
affirme ainsi : « Notre appareil militaire les années 1990, les agents du Hezbollah
n’est pas séparé de notre tissu social glo- élargissent leur champ d’action et sont
bal. Chacun de nous est un soldat combat- impliqués dans des attaques lointaines en
tant »20. Au centre de l’insigne du groupe, Amérique du Sud et en Europe. Des at-
aucune trace du Liban, mais un globe ter- tentats comme ceux qui ont visé l’ambas-
restre et une main tenant un fusil d’assaut sade israélienne et le centre communau-
AK-47. taire juif AMIA à Buenos Aires en 1992
et 1994, mettent en évidence la capacité
Selon la CIA, dans les premières années du Hezbollah à mobiliser des agents loin
suivant sa fondation, le Hezbollah « a de ses bases22.
établi ce qui est pratiquement un canton
islamique radical dans la vallée de la Be- Toutefois, la place exacte de ce réseau
kaa, en dépit de la présence militaire de la secret dans la structure globale du Hez-
Syrie dans cette région ». En 1987, la CIA bollah reste sujette à débat. « On sait peu
signale que des règles islamiques strictes de choses sur la hiérarchie de comman-
sont appliquées dans les zones contrôlées dement interne [de la branche militaire
par le Hezbollah : « La vente ou le trans- du Hezbollah] », « en raison de sa na-
port d’alcool sont interdits, les femmes ne ture hautement secrète et de l’utilisation
peuvent pas interagir avec des hommes en de mesures de protection sophistiquées »
public et doivent respecter un code vesti- souligne un rapport d’un gouvernement
mentaire strict, les crimes civils sont punis
21 - CIA, « Liban : Perspectives pour le fonda-
mentalisme ».
20 - "An Open Letter: The Hizballah Program",
Jerusalem Quarterly 48 (autumn 1988). 22 - "Backgrounder on Hezbollah", CFR.

150
occidental en 2012. Pourtant, avant Depuis sa création, le groupe déve-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


2006, la milice de la résistance islamique loppe une organisation et une structure
du Hezbollah aurait disposé de 400 à de commandement sophistiquées. Le
800  combattants à plein temps, et de Majlis al-Shura (Conseil consultatif ),
5 000 à 10 000 réservistes ou gardiens de l’autorité dirigeante générale, exerce l’en-
village à temps partiel. On estime que ces semble du pouvoir de décision et dirige
chiffres ont considérablement augmen- plusieurs conseils fonctionnels subordon-
té depuis la guerre de juillet 200623. Dès nés. Chaque conseil fonctionnel relève
janvier 2014, au début de la guerre civile directement du Conseil de la Choura
syrienne, le Hezbollah compte jusqu’à qui, selon le secrétaire général adjoint du
4 000 combattants présents en Syrie24. Hezbollah, M. Qassem, est « chargé d’éla-
borer la vision et les politiques générales,
La structure et la taille de la branche des de superviser les stratégies générales pour
opérations extérieures du Hezbollah, res- les fonctions du Parti et de prendre les
ponsable des opérations financières et décisions politiques »25. Les évaluations
logistiques ainsi que des opérations terro- américaines font écho à la description de
ristes à l’étranger, sont également opaques. Qassem : «  Le Hezbollah dispose d’une
Également appelée Appareil spécial de sé- structure de direction unifiée qui supervise
curité (SSA), Organisation de sécurité ex- les éléments complémentaires et partielle-
térieure (ESO) ou Unité 910, l’Organisa- ment cloisonnés de l’organisation »26.
tion du Djihad islamique (IJO), la branche
terroriste opérationnelle, est officiellement
fondée en 1983 quand son chef, Imad LE DÉVELOPPEMENT
Mughniyeh, s’enfuit en Iran après l’explo-
DU HEZBOLLAH EN TANT
sion qui détruit les casernes des soldats de
la paix américains et français présents au
QUE MANDATAIRE
Liban dans le cadre de la Force multina- DE L'IRAN AU LIBAN
tionale au Liban (MNF).

23 - Government of New Zealand, "Case to De- Nonobstant sa fondation en tant que


signate Lebanese Hizbollah’s Military Wing" ; parti politique libanais, le Hezbollah a
Robert G. Rabil, "Hezbollah: Lebanon’s Power
Broker".
toujours bénéficié du soutien matériel

24 - Jeff White, "Hizb Allah at War in Syria:


25 - Naim Qassem, Hezbollah: Story from Within,
Forces, Opérations, Effets et Implications", CTC
p. 64.
Sentinel, vol 7, Issue 1, Janvier 2014, https://www.
washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/ 26 - Casey L. Addis et Christopher M. Blan-
hizb-allah-at-war-in-syria-forces- operations- chard, Hezbollah: Background and Issues for
effects-and-implications Congress.

151
et idéologique de l’Iran. L’alignement sa branche terroriste du Djihad isla-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

étroit entre l’Iran et le Hezbollah est mique, et l’Iran. Ainsi, en 1985, les ins-
très tôt illustré par une sorte de « jeu des tructions du ministère iranien du Rensei-
noms » visant à brouiller les pistes. Ain- gnement données aux terroristes libanais
si, le Hezbollah a adopté le pseudonyme les exhortaient à mener une campagne de
d’Organisation du Jihad islamique pour propagande au nom du Jihad islamique.
se donner « un minimum plausible de Ce moment est considéré par le Conseil
démenti », voilant ainsi ses relations avec national du renseignement [américain]
l’Iran27. Dès 1983, la CIA observe que le comme « le premier lien clair » entre les
Jihad islamique est « plus probablement Iraniens et le Jihad islamique29. Tout au
une couverture utilisée par l’Iran pour long des années 1980, l’Iran et le Hez-
ses opérations terroristes, qu’il s’agisse bollah continuent à rechercher un cer-
d’employer des chiites locaux au Liban tain degré de séparation publique en
ou des agents d’autres nationalités re- utilisant le pseudonyme Jihad islamique,
crutées localement » et que « ces "subs- mais les rapports de la CIA établissent
tituts" fournissent à l’Iran un excellent de façon définitive que le Jihad islamique
moyen de créer l’illusion qu’une organi- est en fait le Hezbollah, et non un groupe
sation internationale indépendante est à militant distinct.
l’œuvre contre les intérêts américains »28.
Le parcours du Jihad islamique com-
Bientôt, les renseignements américains mence comme celui d’un groupe peu
recueillent des informations soulignant organisé, mais l’Iran l’aide à se structu-
les relations étroites entre le Hezbollah, rer. En mars 1984, la CIA estime que
« Téhéran pourrait changer le caractère
actuel du "Djihad islamique", en passant
27 - "April 1985 Terrorism Review", Central
Intelligence Agency, April 8, 1985, 9, available at d’une association informelle de factions
Matthew Levitt, "CIA Report Notes Hezbollah chiites largement indépendantes et irré-
Harassment in Beirut", Hezbollah Worldwide Ac- gulièrement organisées à une organisa-
tivities Interactive Map and Timeline, Washington
Institute for Near East Policy, October 19, 2020,
https://www.washingtoninstitute.org/hezbolla
29 - "February 1985 National Intelligence
hinteractivemap//#id=94..
Council Threat Outlook", National Intelligence
28 - "December 1983 Terrorism Review", Cen- Council, February 1985, 5, available at Matthew
tral Intelligence Agency, December 1983, 6, avai- Levitt, "National Intelligence Council Report
lable at Matthew Levitt, "CIA Report Assesses Warns of Islamic Jihad Propaganda Campaign",
Islamic Jihad Is a Cover for Iran", Hezbollah Hezbollah Worldwide Activities Interactive Map
Worldwide Activities Interactive Map and Timeline, and Timeline, Washington Institute for Near
Washington Institute for Near East Policy, Oc- East Policy, October 19, 2020, https://www.
tober 19, 2020, https://www.washingtoninstitute. washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap
org/hezbollahinteractivemap//#id=874.. //#id=85.

152
tion internationale plus formelle »30. En « auxiliaires » iraniens ont même été inté-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


effet, cette formalisation et cette profes- grés dans des unités du Hezbollah dans la
sionnalisation programmées du Hezbol- vallée de la Bekaa, le Corps des gardiens
lah en une arme à part entière de l’appareil partageant le réseau de communication et
terroriste iranien sont rendues possibles de soutien du Hezbollah33.
grâce à un afflux d’argent, d’armes, d’en-
traînement militaire et d’explosifs, tout La relation symbiotique entre l’Iran et le
comme de conseils tactiques. Sur ordre des Hezbollah ne repose pas uniquement sur
hauts dirigeants iraniens, les responsables la dimension militaire et terroriste. Le
de l’ambassade iranienne sont chargés de Hezbollah adhère également aux principes
coordonner les activités chiites radicales au idéologiques, culturels et religieux de la
Liban31. L’ambassadeur iranien à Damas et révolution iranienne et du gouvernement
le commandant des gardiens de la révolu- du docte, waliyat el faqih. Les extrémistes
tion dans la vallée de la Bekaa travaillent du Hezbollah ont « répondu avec zèle au
en étroite collaboration avec le Conseil du message révolutionnaire de Khomeini »34.
Liban, un comité créé par l’Iran et com-
posé de dirigeants chiites libanais radi- and Timeline, Washington Institute for Near
caux, pour coordonner toutes les activités East Policy, October 19, 2020, https://www.
fondamentalistes au Liban32. Certains washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap
//#id=105..
33 - "Directory of Lebanese Militias: A Refe-
30 - "March 1984 Terrorism Review", Central
rence Aid", Central Intelligence Agency, June
Intelligence Agency, March 1984, 18, available at
1984, 11, available at Matthew Levitt, "CIA
Matthew Levitt, "CIA Report Assesses Islamic
Report Predicts Continued Violence by Radical
Jihad Is Iranian Cover Name", Hezbollah Wor-
Shia Militias", Hezbollah Worldwide Activities In-
ldwide Activities Interactive Map and Timeline,
teractive Map and Timeline, Washington Institute
Washington Institute for Near East Policy, Oc-
for Near East Policy, October 19, 2020, https://
tober 19, 2020, https://www.washingtoninstitute.
www.washingtoninstitute.org/hezbollahinterac
org/hezbollahinteractivemap//#id=877
tivemap//#id=70 ; "Lebanon's Hizballah: The
31 - "Iranian Terrorist Activities in 1984", Rising Tide of Shia Radicalism", Central In-
Central Intelligence Agency, 1984, 4, available telligence Agency, October 1985, 4, available at
at Matthew Levitt, "Iran Recruits and Trains Matthew Levitt, "CIA Report Details Hezbollah
‘Hizballahi’ Fighters", Hezbollah Worldwide Acti- Use of Media Outlets to Cultivate Fundamenta-
vities Interactive Map and Timeline, Washington lism", Hezbollah Worldwide Activities Interactive
Institute for Near East Policy, October 19, 2020, Map and Timeline, Washington Institute for
https://www.washingtoninstitute.org/hezbolla Near East Policy, October 19, 2020, https://www.
hinteractivemap//#id=802 washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap
//#id=120.
32 - "Iranian Involvement with Terrorism in
Lebanon", Central Intelligence Agency, June 34 - "Iranian Terrorist Activities in 1984", Cen-
26, 1985, 2, available at Matthew Levitt, "CIA tral Intelligence Agency, 1984, 2, available at
Report Outlines Hezbollah-Iran Relationship", Matthew Levitt, "Iran Recruits and Trains ‘Hiz-
Hezbollah Worldwide Activities Interactive Map ballahi’ Fighters", op. cit.

153
Le groupe partageait le désir d’établir un Au-delà des parcours éducatifs et fami-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

État fondamentaliste et de l’exporter dans liaux, l’idéologie iranienne imprègne le


le monde entier. En fait, l’expansion rapide Liban par le biais des canaux officiels. En
de la base du Hezbollah était probable- plus de fournir des compétences parami-
ment due aux prédications populaires de litaires et terroristes, les Gardiens de la
religieux formés en Iran et à une « dévo- révolution au Liban assurent un endoc-
tion fanatique à l’Ayatollah Khomeini et trinement politique et religieux38. Ainsi, la
à la cause du déclenchement d’une révolu- CIA conclut en 1987, que bien qu’ « un
tion islamique au Liban », selon la CIA35. mouvement fondamentaliste islamique se
La hiérarchie religieuse chiite au Liban est serait probablement développé au Liban
étroitement liée à l’Iran, « historiquement sans soutien extérieur [...] l’aide iranienne
dans un sens à la fois religieux et de paren- a été un stimulant majeur »39.
té »36. Les religieux libanais reçoivent une
formation en Iran, se marient dans des Au fil des années, des sources du gouver-
familles de religieux iraniens et agissent nement américain qualifient le Hezbol-
comme porte-parole, du discours théolo- lah et ses dirigeants de « substituts »40, de
gique iranien. Pour sa part, la Révolution
«  fournit une idéologie extrémiste bien Worldwide Activities Interactive Map and Timeline,
formulée et un modèle pour l’activisme Washington Institute for Near East Policy, Oc-
fondamentaliste chiite »37. tober 19, 2020, https://www.washingtoninstitute.
org/hezbollahinteractivemap//#id=120.
35 - "Amal and Hizballah: The Line Between 38 - "Iranian Terrorist Activities in 1984", Cen-
Politics and Terrorism", Central Intelligence tral Intelligence Agency, 1984, 3, available at
Agency, August 16, 1985, 3-5, available at Matthew Levitt, "Iran Recruits and Trains ‘Hiz-
Matthew Levitt, "CIA Report Observes Many ballahi’ Fighters", op. cit.
Hezbollah Sympathizers Within Amal Camp",
39 - "Lebanon: The Prospects for Islamic Fun-
Hezbollah Worldwide Activities Interactive Map
damentalism", Central Intelligence Agency, July
and Timeline, Washington Institute for Near
1987, iii, available at Matthew Levitt, "CIA
East Policy, October 19, 2020, https://www.
Memo Notes Sheikh Muhammad Husayn
washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap
Fadlallah’s Attempt to Maintain Hezbollah’s
//#id=109.
Independence from Iran", Hezbollah Worldwide
36 - "Amal and Hizballah: The Line Between Activities Interactive Map and Timeline, Was-
Politics and Terrorism", Central Intelligence hington Institute for Near East Policy, October
Agency, August 16, 1985, 5-6, available at Mat- 19, 2020, https://www.washingtoninstitute.org/
thew Levitt, "CIA Report Observes Many Hez- hezbollahinteractivemap//#id=1032.
bollah Sympathizers Within Amal Camp", ibid.
40 - "Iran Enhanced Terrorist Capabilities and
37 - "Lebanon’s Hizballah: The Rising Tide of Expanding Target Selection", Central Intelli-
Shia Radicalism", Central Intelligence Agency, gence Agency, April 1992, 11, available at Mat-
October 1985, available at Matthew Levitt, "CIA thew Levitt, "CIA Memo Notes Iran’s Support
Report Details Hezbollah Use of Media Out- for Hezbollah Plans to Attack U.S. Interests",
lets to Cultivate Fundamentalism", 1, Hezbollah Hezbollah Worldwide Activities Interactive Map

154
« marionnettes »41, d’ « avant garde d’un prendre ses propres décisions. Tout en se

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


mouvement révolutionnaire influencé par considérant comme « une partie de la na-
l’Iran »42 et de « partenaire non étatique le tion islamique dans le monde », l’organisa-
plus important et le plus ancien de l’Iran tion déclare dans son texte fondateur avoir
et membre essentiel de l’ "Axe de la ré- l’intention de « déterminer notre destin de
sistance" de Téhéran »43. Néanmoins, le nos propres mains »44.
Hezbollah se développe dès ses premiers
jours sur deux voies souvent imbriquées Les sources du gouvernement américain
mais parfois concurrentes. Ainsi, en dépit sont bien conscientes de la forme chimé-
de leur esprit pro-iranien, les dirigeants du rique prise par le Hezbollah. « L’existence
Hezbollah recherchent également à créer du Hezbollah ne dépend pas de l’Iran.
un mouvement national libanais indépen- L’intégrisme chiite, aiguisé par des décen-
dant, aligné sur l’Iran mais toutefois apte à nies de privations chiites et une occupation
israélienne brutale, s’est fermement im-
and Timeline, Washington Institute for Near planté au Liban et a pris son propre élan »,
East Policy, October 19, 2020, https://www. observe la CIA dans un rapport de 198545.
washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap Bien évidemment, un arrêt du soutien ira-
//#id=1029.
nien au Hezbollah ralentirait sa croissance,
41 - "Directory of Lebanese Militias: A Refe- toutefois le Hezbollah pourrait subve-
rence Aid", Central Intelligence Agency, June
1984, 11, available at Matthew Levitt, "CIA
nir à ses besoins matériels par ses propres
Report Predicts Continued Violence by Radical moyens, si la nécessité s’en faisait ressen-
Shia Militias", op. cit. tir46. Le Hezbollah affirme également son
42 - "November 1983 Terrorism Review", Cen- indépendance d’action, en menant des
tral Intelligence Agency, November 10, 1983, opérations sans que l’Iran ne le sache par
available at Matthew Levitt, "CIA Report
Confirms Link between Amal of Islam and Hez-
bollah", 9, Hezbollah Worldwide Activities Interac-
44 - "Lebanon’s Hizballah: The Rising Tide of
tive Map and Timeline, Washington Institute for
Shia Radicalism", Central Intelligence Agency,
Near East Policy, October 19, 2020, https://www.
October 1985, available at Matthew Levitt, "CIA
washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap
Report Details Hezbollah Use of Media Outlets
//#id=58
to Cultivate Fundamentalism", op. cit.
43 - "Iran Military Power: Ensuring Regime
45 - "Iranian Involvement with Terrorism in
Survival and Securing Regional Dominance",
Lebanon", Central Intelligence Agency, June
Defense Intelligence Agency, August 2019,
26, 1985,19, available at Matthew Levitt, "CIA
available at Matthew Levitt, "DIA Report Notes
Report Outlines Hezbollah-Iran Relationship",
Hezbollah’s Strong Ties to Iran and Autonomy
op. cit.
on Lebanese Affairs", 59, Hezbollah Worldwide
Activities Interactive Map and Timeline, Was- 46 - "Iranian Involvement with Terrorism in
hington Institute for Near East Policy, October Lebanon", Central Intelligence Agency, June 26,
19, 2020, https://www.washingtoninstitute.org/ 1985, 2, available at Matthew Levitt, "CIA Re-
hezbollahinteractivemap//#id=718. port Outlines Hezbollah-Iran Relationship", ibid.

155
avance47. Dans une évaluation du soutien tien d’une autonomie par rapport à l’Iran.
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

iranien au terrorisme, la CIA trouve « de Fadlallah soutient que les « circonstances


plus en plus de preuves que les chiites liba- révolutionnaires » en Iran sont fondamen-
nais – bien que respectueux de Khomeini talement différentes de celles du Liban, et
et de la révolution iranienne – ne tolére- que le Hezbollah consultera l’Iran mais
ront plus les tentatives iraniennes de dicter ne lui fera pas de cadeau51. Après l’occu-
leur politique »48. La libération d’otages en pation de Beyrouth Ouest par la Syrie
est un exemple. Il est peu probable que Té- en février 1986, Fadlallah va jusqu’à em-
héran puisse forcer le Hezbollah à libérer pêcher le Hezbollah d’exécuter l’ordre de
tous ses otages au Liban, surtout lorsque Téhéran visant à attaquer les Syriens52. En
les objectifs du mandataire ne coïncident conséquence, les dirigeants iraniens « ont
pas avec ceux de Téhéran49. Le Hezbollah, contourné l’autorité de Fadlallah en trai-
semble-t-il, est « devenu un problème ter- tant directement avec les responsables du
roriste autonome à part entière »50. Hezbollah par l’intermédiaire des ambas-
sades iraniennes à Beyrouth et à Damas et
Husayn Fadlallah, le principal clerc du du contingent des Gardiens de la révolu-
Hezbollah dans les premières années de tion dans la vallée de la Bekaa »53. Au fil du
son existence, est catégorique sur le main- temps, Fadlallah perd la faveur de Téhéran
et des cercles dirigeants du Hezbollah en
47 - "Iranian Involvement with Terrorism in raison de son refus de souscrire au concept
Lebanon", Central Intelligence Agency, June 26, iranien de Waliyat al-Faqih.
1985, 3, available at Matthew Levitt, "CIA Re-
port Outlines Hezbollah-Iran Relationship", ibid.
48 - "Iranian Involvement with Terrorism in 51 - "Lebanon: The Prospects for Islamic Fun-
Lebanon,” Central Intelligence Agency, June 26, damentalism", Central Intelligence Agency, July
1985, 3, available at Matthew Levitt", CIA Re- 1987, 15, available at Matthew Levitt, "CIA
port Outlines Hezbollah-Iran Relationship", ibid. Memo Notes Sheikh Muhammad Husayn
Fadlallah’s Attempt to Maintain Hezbollah’s
49 - "December 1987 Terrorism Review", Cen-
Independence from Iran", op. cit.
tral Intelligence Agency, December 21, 1987, 7,
available at Matthew Levitt, "CIA Report Notes 52 - "Lebanon: The Prospects for Islamic Fun-
Potential Areas of Hezbollah Independence from damentalism", Central Intelligence Agency,
Iran", Hezbollah Worldwide Activities Interactive July 1987, 2, available at Matthew Levitt, "CIA
Map and Timeline, Washington Institute for Memo Notes Sheikh Muhammad Husayn
Near East Policy, October 19, 2020, https://www. Fadlallah’s Attempt to Maintain Hezbollah’s
washingtoninstitute.org/hezbollahinteractivemap Independence from Iran", ibid.
//#id=889
53 - "Lebanon: The Prospects for Islamic Fun-
50 - "Iranian Involvement with Terrorism in damentalism", Central Intelligence Agency,
Lebanon", Central Intelligence Agency, June July 1987, 6, available at Matthew Levitt, "CIA
26, 1985, 3, available at Matthew Levitt, "CIA Memo Notes Sheikh Muhammad Husayn
Report Outlines Hezbollah-Iran Relationship", Fadlallah’s Attempt to Maintain Hezbollah’s
op. cit. Independence from Iran", ibid.

156
Mais un des protégés de Fadlallah, Imad de la récente libération de certains otages.

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


Mughniyeh, qui fonde l’unité terroriste Toutefois, l’Agence avertit alors : « Il est
du Djihad islamique, consulte fréquem- possible que Téhéran ait approuvé des
ment, selon des sources américaines, les opérations terroristes de bas niveau contre
services de renseignements iraniens et les des intérêts américains – comme des at-
responsables du corps des Gardiens de la taques de snipers – pour permettre aux
révolution islamique. En 1992, un fonc- éléments du Hezbollah de manifester leur
tionnaire iranien siège au Conseil de la animosité envers les États-Unis. Ces élé-
Choura du Hezbollah et, à peu près à la ments du Hezbollah peuvent inclure l’an-
même époque, deux fonctionnaires ira- cien preneur d’otages Imad Mughniyeh ».
niens sont membres du Comité militaire
du Hezbollah. Le corps des Gardiens de Deux décennies après la destruction des
la révolution islamique dirige la section casernes des Marines américains et des
de planification des renseignements du parachutistes français, la Cour fédérale
Hezbollah jusqu’en 1989, date à laquelle américaine établit que le Hezbollah a per-
un candidat libanais est finalement jugé pétré ces explosions sous la supervision de
capable d’occuper cette fonction. Au la Syrie et de l’Iran. Selon les témoignages
cours des années, de hauts responsables d’anciens responsables militaires amé-
de la force Qods du corps des Gardiens ricains, deux jours après l’explosion – le
de la révolution islamique et du minis- 25  octobre 1983 – le chef du renseigne-
tère du Renseignement et de la Sécurité ment naval a notifié au chef adjoint des
(MIS) visitent périodiquement le Liban opérations navales un message intercepté
pour travailler avec le Hezbollah et éva- le 26 septembre 1983, quelques semaines
luer la sécurité du groupe54. Et lorsque seulement avant l’explosion des casernes.
Mughniyeh souhaite cibler les intérêts Envoyé depuis le MIS à Téhéran, le mes-
américains, il demande le consentement sage donnait instruction à l’ambassadeur
de l’Iran. Ainsi, en décembre 1991, la iranien à Damas, Ali Akbar Mohtashemi,
CIA s’inquiète de renseignements suggé- de contacter Husayn al-Musawi et de lui
rant que le Hezbollah prévoit d’attaquer ordonner de « prendre des mesures spec-
dans les semaines qui viennent les inté- taculaires contre les Marines américains »
rêts américains à Beyrouth. Selon la CIA, et la coalition multinationale au Liban55.
l’Iran s’opposerait probablement à d’autres Selon les mots du colonel Timothy Gera-
enlèvements par le Hezbollah, car il sou-
haiterait préserver son capital politique né 55 - Deborah D. Peterson, et al., v. The Islamic
Republic of Iran, Ministry of Foreign Affairs and
54 - James Risen, "U.S. Traces Iran’s Ties to the Ministry of Information and Security, United
Terror through a Lebanese", New York Times, States District Court, District of Columbia,
January 17, 2002. Docket No. CA 01-2684, March 17, 2003, p. 53.

157
ghty, commandant de l’unité de Marines Hezbollah. Des réunions de planification
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

de Beyrouth au moment de l’explosion, ont eu lieu à l’ambassade iranienne à Da-


« S’il y a eu un document en or 24 carats, mas souvent présidées par l’ambassadeur
c’est bien celui-ci. Ce n’est pas quelque Mohtashemi, qui a contribué à la création
chose qui vient du troisième cousin de du Hezbollah59.
la quatrième femme de Muhammad le
chauffeur de taxi »56. Bien que les services Dans le Liban d’aujourd’hui, l’interaction
de renseignements américains aient sur- entre l’intérêt national libanais, les rela-
pris des fonctionnaires iraniens donnant tions et les considérations régionales se
des instructions à un leader du Hezbollah poursuit sans relâche. Ainsi que l’a souli-
afin de mèner un attentat contre des Ma- gné Florence Gaub dans une intervention
rines américains au Liban, la lourdeur de devant le Parlement européen : « Le Hez-
la bureaucratie militaire a empêché ces in- bollah est une créature étrange à saisir ; les
formations d’arriver à temps pour prévenir tentatives de le classer soit comme une or-
l’attaque57. ganisation terroriste, soit comme un parti
politique "libanisé" réduisent non seule-
Des années plus tard, un ancien membre ment sa nature complexe mais sont éga-
du Hezbollah a indiqué devant un tribu- lement trompeuses. Ses différentes iden-
nal fédéral américain que l’ambassadeur tités sont interconnectées mais distinctes,
Mohtashemi avait suivi les ordres et avait et évoluent continuellement à mesure que
contacté un garde de la révolution isla- le Hezbollah s’adapte à des circonstances
mique nommé Kanani, qui commandait politiques changeantes [...] Le Hezbollah
le quartier général du corps des Gardiens étant une organisation qui présente des
de la révolution au Liban58. Mughniyeh dimensions nationale, régionale et inter-
et son beau-frère, Mustapha Baddre- nationale, des changements dans l’une ou
dine, ont été nommés chefs d’opération l’autre contribuent également à modifier
après une réunion à laquelle ont partici- ses perspectives60 ».
pé Kanani, Musawi, et Hassan Nasrallah,
responsable à l’époque de la sécurité du 59 - Deborah D. Peterson, et al., v. The Islamic Re-
public of Iran, ibid. pp. 6-7 ; Hala Jaber, Hezbollah:
Born with a Vengeance, New York, Columbia Uni-
56 - Deborah D. Peterson, et al., v. The Islamic Re-
versity Press, May 1997, p. 82.
public of Iran, ibid., p. 55.
60 - Florence Gaub, "The Role of Hezbollah
57 - "Hizballah Terrorist Plans against U.S. Inte-
in Post-Conflict Lebanon", Ad-Hoc Briefing,
rests", Central Intelligence Agency, December 6,
European Parliament Directorate-General
1991, https://www.cia.gov/library/readingroom/
for External Policies, July 16, 2013, 4, https://
docs/DOC_0000258811.pdf
www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/
58 - Deborah D. Peterson, et al., v. The Islamic Re- note/join/2013/433719/EXPO-AFET_NT
public of Iran, ibid., pp. 6-7. (2013)433719_EN.pdf

158
PRIORITÉ AUX OBJECTIFS Hezbollah pour tentative d’assassinat du

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


DU PARTI SUR CEUX parlementaire et allié de Hariri, Marwan
Hamadeh, en octobre 2004, meurtre de
DU LIBAN
son garde du corps, Ghazi Abou Karroum,
meurtre de Khaled Moura, chauffeur de la
cible principale de l’attaque de juillet 2005,
Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, le le ministre de la Défense Elias Murr, et
Hezbollah tente de poursuivre plusieurs meurtre en octobre 2005 de l’ancien chef
objectifs, dont certains présentent de sé- du Parti communiste libanais, George
rieux défis pour le Liban. Le Hezbollah Hawi. Selon le tribunal, « [Ayyash] est un
est un acteur libanais qui se préoccupe de partisan du Hezbollah », une relation qui
sa position au Liban, néanmoins plusieurs comprenait des liens directs avec le défunt
tendances récentes soulignent les efforts commandant opérationnel du Hezbollah,
que le groupe déploie pour poursuivre des Mustafa Badreddine61.
intérêts qui sont hautement prioritaires
pour Téhéran, et cela alors même que leur Le Hezbollah ébranle également la stabi-
coût est élevé pour l’État libanais et ses ci- lité du Liban par ses activités financières
toyens. illégales qui menacent de ruiner le système
financier libanais, secteur clef de l’écono-
Ainsi, le bilan du Hezbollah en matière mie du pays. En 2011, l’ampleur des ac-
d’assassinats de politiciens libanais ju- tivités illégales du Hezbollah par l’inter-
gés comme des ennemis de l’organisation médiaire de la Banque libano-canadienne
constitue l’un des exemples de ce phé- est révélée par les autorités. Cette enquête
nomène. En décembre 2020, le Tribunal a directement conduit à de hauts diri-
spécial des Nations unies pour le Liban, geants du Hezbollah tels que Abduallah
créé pour enquêter sur le meurtre de l’an- Safieddine62. En dépit des avertissements
cien Premier ministre libanais Rafic Ha- du Fonds monétaire international selon
riri, condamne l’agent du Hezbollah Sa-
lim Ayyash à cinq peines de prison à vie 61 - Public Redacted Indictment, Prosecutor
consécutives pour son rôle dans l’attentat à v Ayyash, Special Tribunal for Lebanon, June
la bombe de Beyrouth de février 2005. En 14, 2019, https://www.stl-tsl.org/crs/assets/
Uploads/20190916-F0012-PUBLIC-PRV-
septembre 2020, le Tribunal spécial pour le OTP-Notice-Provis-PRV-Indict-14June2019-
Liban publie des détails sur un nouvel acte Web2.pdf ?
d’accusation contre Ayyash pour avoir aidé 62 - "Treasury Identifies Lebanese Canadian
le Hezbollah à mener à bien l’assassinat Bank SAL as a ‘Primary Money Laundering
de politiciens libanais en 2004-2005. Ce Concern’", U.S. Department of the Treasury,
February 10, 2011, https://www.treasury.gov/
nouvel acte d’accusation vise les agents du
press-center/press-releases/Pages/tg1057.aspx

159
lesquels, malgré la résistance traditionnelle Ces agissements « démontrent les me-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

du Liban, la « matérialisation de chocs sé- sures extrêmes » que Sherri était disposé
vères pourrait mettre en évidence des vul- à mettre en œuvre afin de faire avancer le
nérabilités », le Hezbollah a continué de programme du Hezbollah, ceci même « au
mener des actions qui ont considérable- détriment d’un secteur légitime qui est
ment augmenté l’exposition du pays à de l’épine dorsale de l’économie libanaise »65.
nombreux risques, comme l’imposition de Selon un haut fonctionnaire américain,
lourdes sanctions internationales, la me- ces pratiques coercitives se sont étendues
nace d’une action militaire israélienne ou jusqu’à la Banque centrale66.
la fuite des investisseurs63.
La « collaboration » du Hezbollah avec
Ainsi, l’affaire de la Jammal Trust Bank, la Jammal Trust Bank remonterait « au
mise au jour en août 2019, corrobore ce moins au milieu des années 2000 ». Le
constat. Selon le département du Trésor département du Trésor décrit précisé-
américain, la Jammal Trust fournit des ment comment ce système viole à la fois
services financiers au Conseil exécutif du les principes de base de la lutte contre le
Hezbollah, à sa Fondation des martyrs et blanchiment d’argent et les règlementa-
à al-Qard al-Hassan, sa société financière. tions américaines67. Ainsi, « lors de l’ouver-
La fondation et la société financière étaient ture de prétendus "comptes personnels"
déjà mises en cause. Le parlementaire du à la Jammal Trust, les responsables d’Al-
Hezbollah Amin Sherri est ainsi accu- Qard al-Hassan n’hésitaient pas à s’iden-
sé d’avoir coordonné l’activité financière tifier clairement... comme des membres
du groupe avec la direction de la Jammal haut placés du groupe terroriste. La Jam-
Trust Bank. Le Trésor américain a noté mal Trust Bank a ensuite facilité l’utili-
qu’il avait « menacé les responsables des
banques libanaises et les membres de leur
65 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
famille » après qu’une institution avait gelé Services to Hizballah as Specially Designated
les comptes d’un membre du Hezbollah64. Terrorist", ibid.
66 - Osama Habib, "No U.S. Plan to Target Lo-
63 - "Lebanon: Financial System Stability cal Banks: Official",The Daily Star, September 24,
Assessment", IMF Staff Country Reports 2019, http://www.dailystar.com.lb/Business/
2017/021, International Monetary Fund, 2017, International/2019/Sep-24/492179-no-us-plan-
https://ideas.repec.org/p/imf/imfscr/2017-021. to-target-local-banks-official.ashx?utm_
html campaign =20190924&utm_source=sailthru&
utm_medium =email&utm_term=Middle%20
64 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
East%20Minute
Services to Hizballah as Specially Designated
Terrorist", U.S. Department of the Treasury, Au- 67 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
gust 29, 2019, https://home.treasury.gov/news/ Services to Hizballah as Specially Designated
press-releases/sm760 Terrorist", op. cit.

160
sation de ces comptes pour conduire des le chef du groupe, Hassan Nasrallah, sou-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


affaires au nom d’al-Qard al-Hassan »68. ligne la vulnérabilité des centres-villes et
des infrastructures sensibles d’Israël. Affi-
Outre des assassinats politiques et des chant sur des cartes la portée des roquettes
comportements financiers illicites qui du Hezbollah, il déclare sur al-Manar, une
minent le système bancaire national, le chaîne de télévision qui lui appartient, que
Hezbollah utilise également les civils li- ces armes « peuvent cibler toute cette ré-
banais comme boucliers humains en stoc- gion », en pointant vers le sud la ville d’Ei-
kant des armes dans des quartiers urbains lat et ses environs. « Nous verrons qui fera
et résidentiels. Au cours des dernières entrer l'autre dans l’âge de pierre », a-t-il
années, Israël a régulièrement diffusé des conclu70.
images de surveillance aérienne prouvant
l’existence de dépôts d’armes et d’usines Le Hezbollah menace Israël d’offensives
de munitions implantés dans des zones par les airs, mais également au sol avec ses
civiles. Plus récemment, en octobre 2020, tunnels d’attaque souterrains. En 2019, Is-
Israël a publié des informations sur les sites raël a révélé avoir découvert le plus long
de fabrication de missiles de précision du d’entre eux à environ un kilomètre du
Hezbollah. Un des sites se trouve dans un Sud-Liban, sous la Ligne bleue, en Israël.
immeuble résidentiel de sept étages dans Ce tunnel, destiné à être utilisé dans une
le quartier de Laylaki à Beyrouth, un se- future attaque contre les communautés ci-
cond dans le quartier de Choueifat, et un viles israéliennes le long de la frontière71,
troisième dans le quartier de Jnah69. creusé à 80 mètres de profondeur, est le
fruit d’un financement étalé sur une pé-
Le Hezbollah continue de menacer les riode de plusieurs années qui révèlent
communautés civiles israéliennes avec ce l’étroite coopération avec l’Iran. Cette
type d’armes ; en dehors de toute consulta- collaboration est maintenue en dépit du
tion du gouvernement libanais et en dépit coût pour les Libanais, dont la majorité – y
des répercussions que le pays pourrait su-
bir à la suite d’une réponse militaire israé- 70 - Interview de Nasrallah sur al-Manar,
lienne. Dans une interview de juillet 2019, https://www.youtube.com/watch?v=Przcf2SGw
V0&feature=youtu.be
71 - "Tunnel crossing between Lebanon and Is-
68 - "Treasury Labels Bank Providing Financial
rael went 22 storeys deep", Reuters, June 3, 2019,
Services to Hizballah as Specially Designated
https://www.reuters.com/article/us-israel-
Terrorist", ibid.
lebanon-tunnels/tunnel-crossing-between-
69 - "Exposed: Three Hezbollah Missile Sites in lebanon-and-israel-went-22-storeys-deep-
Beirut", DF, October 5, 2020, https://www.idf.il/ idUSKCN1T428M ; Entretien de l’auteur avec
en/minisites/hezbollah/exposed-three-hezbollah- des responsables israéliens lors de la visite du
missile-sites-in-beirut/ tunnel, mars 2020.

161
compris de nombreux Chiites – ne sou- soutenant les activités du groupe en Syrie
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

haite pas prendre part à la guerre contre dans le cadre de sa « résistance » contre
Israël72. Dans le même temps, le Hezbol- Israël, un satiriste libanais chiite a déclaré
lah ne cesse de tirer des roquettes sur l’État que « soit les combattants pensent que la
hébreux et mène d’autres activités agres- Palestine est en Syrie (soit) on les a infor-
sives le long de la frontière de la Ligne més que la route vers Jérusalem passe par
bleue, où il se heurte aussi fréquemment Qousayr et Homs », théâtre d’opérations
avec les soldats de la Paix français et in- où le Hezbollah a combattu avec les loya-
ternationaux déployés dans le cadre de la listes d’Assad contre les rebelles sunnites74.
Force intérimaire des Nations unies au Li- Conscient des conflits intérieurs que son
ban (FINUL)73. combat en Syrie allait créer, le Hezbollah a
d’abord essayé de cacher son déploiement
Plus que toute autre chose, l’aventurisme pour défendre le régime d’Assad. Mais
régional du Hezbollah en Syrie a sérieu- en août 2012, le département du Trésor
sement remis en question la posture du américain a révélé que le Hezbollah avait
groupe au Liban et à l’étranger. En se fourni « une formation, des conseils et un
rangeant du côté du régime d’Assad, des soutien logistique important au gouver-
partisans alaouites du régime et de l’Iran, nement syrien dans ses efforts de plus en
et en prenant les armes contre les rebelles plus impitoyables » contre l’opposition75.
sunnites, le Hezbollah s’est placé à l’épi- Le déploiement du Hezbollah pour sou-
centre d’un conflit communautaire très tenir la violente campagne d’Assad contre
éloigné de sa raison d’être, à savoir la « ré- le peuple syrien a non seulement miné la
sistance » à l’occupation israélienne. Suite sécurité régionale, mais a aussi constitué
au discours du Secrétaire général du Hez- « une menace directe pour la sécurité du
bollah, Hassan Nasrallah, en août 2013, Liban »76. Sans surprise, la violence n’a ces-
sé de se répandre au-delà de la frontière
72 - David Pollock, "Doubts about Hezbol- entre la Syrie et le Liban, avec notamment
lah Emerge in Lebanon, Even Among Shia",
Fikra Forum, December 10, 2018, https://www.
washingtoninstitute.org/policy-analysis/doubts-
74 - Sarah Birke, "Hezbollah’s Choice", Latitude
about-hezbollah-emerge-lebanon-even-among-
(blog), New York Times, August 6, 2013, http://
shia
latitude. blogs.nytimes.com/2013/08/06/
73 - Matthew Levitt and Samantha Stern, hezbollahs-choice
"Green without Borders: The Operational Be-
75 - U.S. Treasury Department, "Treasury De-
nefits of Hezbollah’s Environmental NGO",
signates Hizballah Leadership", press release,
Policy Note 79, The Washington Institute for
September 13, 2012. https://www.treasury.gov/
Near East Policy, May 14, 2020, https://www.
press-center/press-releases/Pages/tg1709.aspx
washingtoninstitute.org/policy-analysis/green-
without-borders-operational-benefits-hezbollahs 76 - U.S. Treasury Department, "Treasury Desi-
-environmental-ngo gnates Hizballah Leadership", ibid.

162
des attentats à la bombe contre l’ambas- En septembre 2020, le Hezbollah a mis

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


sade iranienne et le fief du Hezbollah de à mal les efforts du président français
Dahiyeh à Beyrouth. Emmanuel Macron pour stabiliser le sys-
tème politique libanais en revendiquant
de conserver le contrôle des ministères
LE HEZBOLLAH AU clés comme condition à tout futur gou-
vernement ou programme de réforme
SEIN D'UN SYSTÈME
politique78. Le Hezbollah cherche aussi à
POLITIQUE CLIENTÉLISTE préserver ses propres intérêts, tout en étant
ET COMMUNAUTARISTE le relais efficace d’un statu-quo profitable
aux partis de gouvernement. Le président
Macron a, avec une brutalité verbale
Aujourd’hui, le Hezbollah est confronté contrastant avec la prudence de ses pré-
à de multiples défis intérieurs, qui ne se décesseurs, dans une déclaration publique,
limitent plus à ses activités militantes et affirmé que : « Le Hezbollah ne peut en
terroristes. Bien qu’elle ne soit pas directe- même temps être une armée en guerre
ment liée au Hezbollah, la tragique explo- contre Israël, une milice déchaînée contre
sion du port de Beyrouth en août 2020 a les civils en Syrie, et un parti respectable
mis en évidence la négligeance criminelle au Liban »79.
du gouvernement et la désagrégation pro-
fonde du système politique libanais cor- Cette déclaration témoigne d’une néces-
rompu, longtemps dominé par un petit sité : le Hezbollah ne pourra être considé-
groupe de chefs de partis communautaires. ré comme légitime tant qu’il mènera des
Chacun de ces partis utilise son influence
au sein du gouvernement libanais pour ap-
porter une forme de patronage à ses par- washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/
the-beirut-disaster-implications-for-lebanon-
tisans, s’enrichissant ainsi au détriment du and-u.s.-policy
peuple libanais. Ce phénomène n’est pas
78 - "Lebanon’s Shiites Stall Formation of New
propre au Hezbollah, bien que ce dernier, Government", France 24, September 22, 2020,
dispose de la milice la plus puissante et https://www.france24.com/ en/20200922-
qu’il est également devenu l’exécuteur de lebanon-s-shiites-stall-formation-of-new-
government
facto du « lien mafia-milices » qui définit le
système politique libanais77. 79 - "French President Emmanuel Macron Points
Finger at Hezbollah as Political Crisis Deepens
in Lebanon", The National, September 27, 2020,
77 - Saleh Machnouk, "The Beirut Disaster: https://www.thenational.ae/world/mena/french-
Implications for Lebanon and U.S. Policy", Po- president-emmanuel-macron-points-finger
licyWatch 3365, The Washington Institute for -at-hezbollah-as-political-crisis-deepens-in-
Near East Policy, August 18, 2020, https://www. lebanon-1.1084383

163
opérations militaires, tant à l’intérieur qu’à comme un parti proprement libanais à un
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

l’extérieur du Liban. S’exprimant après que moment où le système clientéliste dont il


le Hezbollah a réaffirmé sa revendication est un élément clé est soumis à une pres-
de conserver le ministère des finances dans sion énorme81. Le Hezbollah a longtemps
tout nouveau gouvernement, le président joué un rôle dominant au Liban, étendant
Macron a déclaré : « le Hezbollah ne doit son influence par son activisme politique
pas se croire plus fort qu’il ne l’est, et c’est à et social ainsi que par le terrorisme, la vio-
lui de démontrer qu’il respecte les Libanais lence politique et ses actions militaires.
dans leur ensemble80. En insistant toutefois sur l’intérêt supé-
rieur du Liban qui guide son action. Au-
* jourd'hui, ses multiples discours, plus que
* * jamais, apparaissent au grand jour comme
une fiction visant à dissimuler la nature de
Le Hezbollah est actuellement confron- son projet politique n
té à un dilemme : être un acteur militant
régional dans le cadre de ce que l’Iran ap-
pelle parfois ses « combattants sans fron- 81 - Matthew Levitt, "‘Fighters Without Bor-
ders’: Forecasting New Trends in Iran Threat
tières », la Force Qods ou se présenter Network Foreign Operations Tradecraft", CTC
Sentinel, February 2020, https://www.washing-
toninstitute.org/policy-analysis/fighters-without
80 - "French President Emmanuel Macron Points -borders-forecasting-new-trends-iran-threat-
Finger", ibid. network-foreign

164
LA NEUTRALITÉ, REMÈDE

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


AU MAL LIBANAIS ?
Antoine Colonna dénonce une ingérence étrangère qui écartèle le Liban,
approfondissant un peu plus les fossés communautaires qui divisent la
société. Pour lui c’est d’abord et avant tout la restauration d’un État fort
qui permettra le redressement du pays.

Antoine COLONNA
Rédacteur en chef du Spectacle du Monde
et des pages internationales de Valeurs actuelles

LE LIBAN OUVERT Plus encore, dans sa course pour le titre


AUX VENTS, BONS OU de défenseur de l’islam sunnite, Recep
Tayyip Erdogan n’ignore rien de l’actua-
MAUVAIS, QUI SOUFFLENT
lité libanaise dans laquelle s’affrontent
DE L'ÉTRANGER déjà de nombreuses puissances rivales,
sunnites ou non.

4
millions de dollars. C’est la La Turquie cultive pour l’instant une
somme que transportaient deux approche prudente, mais a déjà placé
Turcs et deux Syriens arrêtés en quelques pions dans la communauté turk-
juillet 2020 par la police libanaise. Selon mène, récemment renforcée par des réfu-
le ministre de l’Intérieur, le groupe venu giés syriens. Des bourses d’études géné-
de Turquie aurait été mandaté pour fo- reuses sont ainsi dispensées à des citoyens
menter des émeutes à Tripoli, une ville à libanais et un hôpital turc ouvrira bientôt.
majorité sunnite du nord du Liban. Une Ajoutons encore la visite du chef de la
semaine plus tard, le site Assas diffusait diplomatie turque, Mehmet Cavusoglu,
une liste d’ONG et de mosquées qui en- quatre jours seulement après l’explosion
tretiendraient des relations étroites avec du port de Beyrouth.
Ankara. Si la Turquie n’est pas l’une des
puissances étrangères les plus influentes Ces éléments montrent que le Liban reste
au Liban, elle en est l’ancien occupant. ouvert aux vents, bons ou mauvais, qui

165
soufflent de l’étranger et que son État n’est tion des Nations unies à « œuvrer pour la
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

pas suffisamment fort pour être capable consolidation de l’indépendance du Liban


de s’y opposer, à tel point que certains de et de son unité » et à appliquer les « ré-
ses plus hauts responsables vont jusqu’à solutions onusiennes le concernant, et re-
nier publiquement ces ingérences… connaître sa neutralité ». L’écho que cette
déclaration a eu au Liban, au-delà même
Et c’est bien là l’une des causes des mal- des maronites, montre qu’une grande par-
heurs présents du Liban. Une ingérence tie de l’opinion publique est favorable à
étrangère qui écartèle le pays, approfon- cette proposition.
dissant un peu plus les fossés communau-
taires qui divisent déjà la société. L’idée n’est pas neuve. Au moment de
l’indépendance, chrétiens et musulmans
Face à ce triste constat, certaines voix se s’étaient mis d’accord sur une forme de
sont élevées tout récemment pour appe- neutralité qui impliquait, « ni adhésion au
ler à rendre au pays du Cèdre sa pleine panarabisme, ni ralliement au camp occi-
liberté. C’est bien sûr le cas du patriarche dental ». Le 12 juin 2012, l’expression de
maronite Mgr Béchara Boutros Raï. Il « neutralité du Liban » était inscrite dans
voit ainsi dans la question de la recon- la Déclaration de Baabda. Approuvé à
naissance de la « neutralité active » du l’unanimité, le texte était envoyé à l’ ONU
Liban, une forme de parachèvement de où il était reconnu comme document
son identité politique originale. La dé- officiel. Un précédent qui permettra au
claration du « Grand Liban » de 1920 est Conseil de sécurité de rappeler, le 19 mars
l’un des textes fondateur du Liban mo- 2015, aux parties libanaises de respecter le
derne au même titre que sa déclaration contenu de cette déclaration.
d’indépendance de 1943. Vera-t-on s’y
ajouter une future déclaration solennelle Plus encore, l’idée de neutralité du Liban,
de la neutralité du Liban ? C’est l’idée clé nous ramène aux années bénies, de la fin
du patriarche qui voit dans le premier de des années 50 à la guerre civile, quand
ces textes un « pacte existentiel », dans le pays du Cèdre était avantageusement
le second, un «  pacte souverainiste », et comparé à la Suisse. Beyrouth était alors
dans le troisième un « pacte de stabilité ». l’une des principales places pour les for-
Ainsi réunis, ils formeraient la base de la tunes du monde arabe qui venaient s’y
construction juridique du Liban en tant réfugier. L’aspect pluri-culturel de la
qu’État libre, uni et indépendant. confédération helvétique, (francophone,
italophone et germanophone) et sa neu-
Lors de son homélie du 5 juillet 2020, tralité politique, faisaient également écho
le patriarche a ainsi appelé l’Organisa- à la Suisse.

166
LA CHIMÈRE et que les grandes puissances occidentales

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


DE LA NEUTRALITÉ ? peinent à trouver des solutions aux conflits
actuels, on vient encore de le constater au
Haut-Karabakh.
Qu’implique ce projet ? La déclaration de
la neutralité conduirait à trancher toutes La neutralité du Liban ne signifierait dès
les tentacules qui enserrent le Liban et lors pas l’abandon d’un rôle international et
l’attirent vers les abimes. Une façon de un repli sur soi. Beyrouth continuerait ain-
dire au revoir simultanément à toutes si à avoir droit au chapitre dans les grands
les influences négatives. Une façon pour dossiers internationaux et régionaux (lutte
Beyrouth d’échapper aux logiques d’en- contre le terrorisme, les stupéfiants, la re-
grenages qui pourraient à nouveau plon- connaissance du génocide arménien, la
ger le pays dans une guerre avec l’un de question palestinienne et tant d’autres…).
ses voisins. Disons le clairement, c’est le Le patriarche rappelle ainsi qu’en 1945, la
Hezbollah qui est l’un des premiers ciblés Ligue arabe n’avait pas pris d’engagement
par ce projet. contraignant vis-à-vis du Liban, ce dernier
étant déjà perçu comme un « état de sou-
L’une des premières conséquences de cette tient et non un état de confrontation ».
neutralité pourrait être bien-sûr la fin des
sanctions américaines qui touchent le Li- Ainsi pour sortir des engrenages importés
ban, du fait de la proximité du Hezbollah au Liban depuis les années 50 et qui pèsent
avec Téhéran. sur sa sécurité, la neutralité impliquerait
un socle commun, supra-confessionnel,
Pour autant la neutralité ne veut pas dire partagé par les dix-huit communautés qui
se couper des affaires du monde et ce composent le pays.
n’est pas ce que demande le patriarche.
À l’exemple de la Suisse, le Liban peut se Sur cette question, Charbel Wehbé, mi-
donner de grandes ambitions diploma- nistre des Affaires étrangères du Liban
tiques profitant plus que jamais de son nous répondait dans les colonnes du Spec-
identité multiple pour agir en médiateur, tacle du Monde d’octobre 2020, que le Li-
rester le « pays-message » pour reprendre ban pratiquait déjà, depuis 2011, « une po-
l’expression forgée par Jean-Paul II. De litique de "distanciation" ou de "dissocia-
la même façon qu’il pourrait se tirer d’un tion" des crises régionales ». Pour autant,
destin funeste, il pourra également aider pour le chef de la diplomatie libanaise, il
ses voisins à faire de même, d’autant plus faut encore souligner que « la neutralité
que les formats diplomatiques de l’après a ses exigences », rappelant au sujet de la
guerre-froide sont en pleine recomposition proposition du patriarche el Raï, la po-

167
sition du président Aoun, qui avait salué tant les passions sont toujours vives dans
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

l’appel tout en mettant en garde « contre la région. Et on le comprend. Au-delà des


les dangers qu’il recèle dans la mesure où passions, les réalités du pays sont com-
cette proposition ne fait pas l’unanimité » plexes et douloureuses, avec toujours la
précisant que « le Liban n’est pas en po- présence dans un pays de 7 millions d’ha-
sition d’attaquer quiconque ou de soute- bitants de 500 000 réfugiés palestiniens et
nir des disputes et des guerres, obligé de de plus d’1 500 000 déplacés syriens, que
se défendre, qu’on soit neutre ou pas  ». les sanctions internationales privent de
Pour Charbel Wehbé, on ne peut que l’espoir d’un retour prochain.
«  soutenir le rôle actif médian, pacifiste,
humaniste qui est le marqueur de notre Et pourtant le Liban doit trouver une voie
politique étrangère en gardant à l’esprit de dégagement pour ne pas s’enfoncer dé-
que la neutralité ne peut pas protéger des finitivement dans le chaos. Début 2020,
appétits agressifs que peuvent exprimer plus d’un Libanais sur deux vivait déjà
certains » concluant que « par principe, sous le seuil de pauvreté. Avec la priva-
nous ne resterons pas neutres face à la me- tisation massive des années Rafic Hariri,
nace obscurantiste et terroriste ainsi que la corruption s’est développée entrainant
face à l’agresseur et à l’occupant ». On voit une mauvaise gestion à l’échelle nationale
donc que si l’idée semble belle, elle ne fait de ressources essentielles comme l’eau et
pas encore l’unanimité dans ces modalités l’électricité et créant une pauvreté nouvelle
d’application. dans le pays. Ce contexte de précarité a
favorisé le développement du Hezbol-
Dans ce même numéro, Samir Geagea, le lah en tant que seconde administration
chef des Forces libanaises, appuyait l’appel dans l’État, entrant en concurrence avec
du patriarche, tout en précisant le cadre : celui-ci dans son propre réseau d’hôpi-
« Il n’y a pas un seul modèle de neutra- taux, d’écoles, administratif et même son
lité dans le monde, et c’est à nous autres armée… Cette situation a fait perdre à
Libanais de trouver le modèle qui nous l’État son autorité interne et au Liban son
convient », et rappelant aussi la position unité.
de son parti sur le conflit israélo-palesti-
nien : « Il y a un consensus national pour Ainsi neutralité ou pas, c’est d’abord et
soutenir les Palestiniens dans leur quête avant tout la restauration d’un État fort
d’État et dénoncer l’injustice dont ils sont qui permettra le redressement du Liban.
victimes ». La Suisse, au moment de la guerre de
Trente ans, n’a pu affirmer son indépen-
Parler donc d’une neutralité pure et dure, dance et sa neutralité qu’en mobilisant une
à la Suisse, ne semble donc pas si simple, armée de 36 000 hommes… Une étape

168
indispensable pour permettre à nouveaux Tout reste possible dans ce pays aux ta-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


les investissements nécessaires à l’écono- lents innombrables, à l’intelligence vive,
mie libanaise, qu’il faut restaurer pour em- toujours irrigué par un bon système édu-
pêcher qu’à défaut de la Suisse, le Liban catif. Tout reste possible à condition que
ne devienne un nouveau pays du tiers- les Libanais et leurs dirigeants tournent le
monde, sa jeunesse et ses élites n’ayant dos à leurs vieux démons, quitte pour cela
d’autre choix que l’exil. à devenir… neutres n

169
LA PAIX AUJOURD’HUI
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

AU LIBAN,
OU LE CHAOS
AU PROCHE-ORIENT
« Beyrouth a pris goût de feu et de fumée » ; les mots de Fayrouz
annonçaient douloureusement l’explosion qui, en ce soir d’août, allait
rendre visible au monde la blessure profonde dont le Liban était touché.
Non, cette explosion n’était pas un accident. Elle était un résultat, une
conséquence inéluctable. Dans sa violence se condensait l’aboutissement
spectaculaire de décennies d’incurie, de compromissions, de lâchetés et
de corruption – autant de maux que nos pays occidentaux ne sauraient
dénoncer au Liban s’ils ne voient pas combien ils en sont eux aussi
atteints…

François-Xavier BELLAMY
Professeur de philosophie, président de la délégation française
du groupe PPE au Parlement européen

N
ous serions bien mal placés, Fran- bien commun qui seul devrait l’orienter.
çais, pour donner des leçons à nos Avec quelques mois de recul, comment
frères du Liban, plus lucides et ré- ne pas être frappé de l’ampleur de cet
voltés que nous ; et leur épreuve doulou- échec collectif… Une capitale ravagée,
reuse doit être pour chacun d’entre nous un port dévasté, des dizaines de milliers
l’occasion de sentir l’urgence du réveil de de personnes blessées ou privées de leur
nos consciences. Cette colonne de fumée toit, et 204 morts : quand une tragédie
dans le ciel bleu aura agi comme un si- d’une telle ampleur frappe un pays, on ne
nistre révélateur. Elle aura montré, avant peut qu’espérer au moins que toutes les
tout, jusqu’où peut aller la déliquescence forces vives soient à la hauteur des enjeux,
de la politique, quand elle perd le sens du que les dirigeants s’unissent pour relever

170
leur pays, que les grandes puissances du vu le jour. De très nombreuses familles

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


monde s’efforcent de les soutenir, que libanaises sont ruinées, les dépôts ban-
l’exigence de responsabilité redevienne le caires sont gelés, la pauvreté gagne du
cœur de la politique. Mais le Liban n’a terrain, les services publics s’effondrent,
pas eu cette chance. En cette fin d’année, mais la priorité pour les responsables po-
les Libanais n’ont toujours pas vu leurs litiques semble être de ne pas s’aventurer
élites renoncer aux mauvaises habitudes à déranger des pratiques établies ; est-
qui avaient conduit à ce drame. La meil- ce pour éviter que des questions soient
leure preuve en est l’opacité qui entoure enfin posées, de petits arrangements en-
l’événement : quatre mois se sont écoulés, fin dénoncés, ou des comptes bancaires
et l’enquête sur les causes de l’explosion enfin inspectés ? La Banque centrale du
piétine. Voilà six ans que les autorités Liban vient de faire échouer la mission
recevaient des notes alertant sur le dan- d’audit qui la visait. Cet audit aurait per-
ger majeur que constituaient ces tonnes mis une évaluation réelle de l’état finan-
de nitrate d'ammonium stockées dans le cier du pays ; il aurait aussi fait toute la
port de Beyrouth. Mais qui sera conduit lumière sur le blanchiment d’argent, les
à répondre de ces années d’inaction, à détournements de fonds publics ou de
expliquer cette passivité, à assumer ses subventions internationales... Le Hez-
responsabilités ? La stratégie d’investi- bollah fermerait-il les yeux sur la cor-
gation a longtemps semblé n’avoir pour ruption d’autres membres de l’oligarchie,
but que d’éviter toute confrontation pré- qui toléreraient en retour la présence de
cisément avec ceux qui auraient à rendre ses milices armées ? À un tel jeu de don-
des comptes. Seuls quelques acteurs mi- nant-donnant, le grand perdant ne peut
neurs semblent à ce jour avoir été inquié- être que le peuple libanais... Depuis plus
tés. Comment pourtant reconstruire un d’un an, d’immenses cortèges de mani-
pays sur les ruines laissées par un crime festants expriment pacifiquement leur
qui resterait impuni ? Espérons que les aspiration au changement. Il est temps
toutes dernières évolutions de l’enquête qu’ils soient entendus.
sont la promesse d’avancées significatives
dans cette nécessaire recherche de la vé- L’Europe dispose en la matière de le-
rité et de la justice. viers qu’elle n’a pas le droit de laisser
inexploités. Elle avait déjà mobilisé plus
Tant que l’opacité perdure, la situation de 70  millions d’euros en août dernier,
semble partout dans l’impasse. Le « gou- et s’apprête à débloquer 100 nouveaux
vernement de mission » à qui serait re- millions. Le versement de ces aides à la
venu la tâche urgente d’engager les ré- reconstruction est enfin soumis à condi-
formes qui s’imposent n’a toujours pas tions, au rang desquelles figurent l’audit

171
de la Banque centrale et l’avancée de eux, et par les moyens qui sont modes-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

l’enquête sur l’explosion du port. Il est tement mais spécifiquement les nôtres,
impératif maintenant de les appliquer l’indispensable lutte contre la corruption.
strictement. De leur côté, les États-Unis
se montrent assez offensifs : ayant à dis- Il nous faut donc bien saisir cette occa-
position l’arme redoutable du dollar et de sion de recourir à une forme de diplo-
son extraterritorialité, ils n’ont pas hésité matie financière, pour qu’une manne
à imposer des sanctions à certains res- illégale ne vienne plus financer les mi-
ponsables qui se sont rendus complices lices du Hezbollah et des factions qui
de corruption. Ensemble, la France et les ont retiré au Liban sa pleine souverai-
États-Unis ont préparé la voie à un prêt neté, et pour que s’effectue enfin le re-
exceptionnel de 11 milliards de dollars nouvellement politique tant attendu par
que le FMI accorderait au Liban, mais, les Libanais. Des groupes dirigés depuis
là encore, ce versement ne se fera que si l’étranger, armés et obéissant à un agen-
certains prérequis sont réunis. On peut da bien distinct des priorités du Liban,
se réjouir de constater que l’Europe et ont infiltré la police et de nombreux
la France affichent une intention as- services publics, en particulier ceux de
sez claire de peser dans la partie, et de l’énergie, et ont su étendre suffisamment
ne pas laisser la diplomatie ou le Trésor leur contrôle sur l’État pour détourner à
américains jouer seuls de leur influence leur profit l’argent de faux contrats. Ces
dans ce pays ami qui a lié son histoire à extorsions signifient un pouvoir sup-
la nôtre. Jusqu’à une période récente, la plémentaire donné aux puissances lo-
France semblait avoir appris à détourner cales qui cherchent à faire du Liban leur
le regard de ses engagements passés et à zone d’influence propre ; et un levier
se désintéresser du sort de son allié de d’influence au sein même de l’Europe –
longue date ; il est temps qu’elle remette l’implantation, par exemple, de cellules
un point d’honneur à se tenir aux côtés du Hezbollah dans nos pays étant déjà
des Libanais. À l’heure où ceux-ci as- documentée. S’il est un combat qu’il est
pirent plus que jamais à reconquérir leur urgent de mener aux côtés du Liban,
souveraineté et à relever leur pays mis à c’est celui de la neutralité de ce pays, qui
genoux par les crises successives, notre a désespérément besoin de retrouver sa
devoir en tant que Français et Européens pleine souveraineté, et pour cela de fer-
n’est pas d’ajouter une ingérence supplé- mer ses frontières aux ingérences exté-
mentaire à celles qui compromettent déjà rieures.
l’équilibre interne du pays, mais de leur
prêter main forte, de leur porter secours Cet enjeu n’est pas secondaire ou sym-
s’ils nous le demandent, de mener avec bolique : un Liban qui ne retrouve pas

172
sa souveraineté et reste piégé dans le rôle la terre ancestrale de milliers de chrétiens

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


d’État-tampon ouvert à tous les vents, qui l’ont irriguée de leur présence depuis
terrain d’affrontements par procuration deux mille ans. S’il s’effondre, livré aux
de tous les conflits locaux, est un Liban violences fratricides, ciblé par les attaques
qui ne pourra demeurer debout très long- d’un islamisme déjà conquérant chez ses
temps. voisins directs, disparaîtra l’un des der-
niers espoirs pour une stabilité régionale
Ce serait la perte d’un trésor inestimable, déjà bien compromise. Le monde doit en
et d’une rare promesse d’avenir : le Liban avoir conscience : c’est la paix aujourd’hui
est un miracle né dans l’Orient compliqué, au Liban, ou le chaos au Proche-Orient n

173
2020-2120 :
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

NOTRE PROMESSE
D’AVENIR
Nadim Gémayel, député démissionnaire après les explosions de
Beyrouth pour dénoncer l’incurie des autorités et fils du président Bachir
Gémayel assassiné en 1982, lance un appel aux jeunes Libanais et à la
communauté internationale pour définir une feuille de route afin de bâtir
un nouveau Liban.

Nadim GÉMAYEL
Avocat
Député démissionnaire
Membre du Parti Kataeb

N
otre Liban se meurt. Le Liban d’une démocratie de pacotille. 100 ans de
d’aujourd’hui n’est plus le Liban corruption, de clientélisme, de chantage et
d’hier, et certainement pas celui de bras de fer. 100 ans que le Liban est
que nos pères fondateurs avaient imagi- pris en otage par ces mêmes individus qui,
né. Il ne rêve plus. Notre Liban cente- loin de faire grandir et fructifier les pro-
naire n’offre plus rien, aucune opportunité messes nées de la naissance d’un Liban
ou perspective pour sa jeunesse : ni paix, indépendant et souverain, n’ont fait qu’as-
sécurité et stabilité, ni prospérité et mo- sécher le pays et dilapider ses richesses, à
dernité, sans parler de la protection de coups de mercantilisme et aux fins d’enri-
l’environnement et de nos ressources na- chissement personnel, sans considération
turelles. Sans promesse d’avenir, le Liban aucune pour le peuple libanais et l’intérêt
est condamné à disparaître. public. Le Liban s’est perdu et a oublié ses
valeurs, ses principes, ses idéaux et ses as-
Ce n’est que le résultat d’une lente des- pirations.
cente aux Enfers puisque voilà 100 ans
que le Liban souffre de l’insupportable Le Liban souffre ! La force fondamentale
médiocrité de ses dirigeants, purs produits du Liban réside dans la diversité de son

174
peuple. Mais celle-ci a été manipulée et La responsabilité de la renaissance liba-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


dénaturée pour mieux le diviser. Les com- naise incombe aux jeunes citoyens libanais.
munautés se retrouvent déchirées par des Elle n’est ni simple ni facile et nécessite le
appartenances qui ne sont plus les leurs. soutien et la participation de tous. Les so-
Le Liban souffre de ne pas être une Na- lutions ne peuvent venir que du peuple li-
tion, de l’absence de patriotes, du manque banais. C’est la voix du peuple qui doit être
de citoyenneté, tout comme de la non-re- écoutée et entendue. L’heure n’est donc pas
connaissance du bien public/commun. aux tractations entre puissances et ex-puis-
sances régionales ni aux expérimentations
Sur le plan économique, la négligence de diplomatiques dont la naïveté extrême a
la classe politique a fait perdre au Liban récemment affiché son implacable limite.
sa compétitivité dans la quasi-totalité des
secteurs où il était pionnier : le tourisme,
les services (banques/assurances), l’édu- COMMENT
cation, la santé, le commerce et l’agricul-
RECONSTRUIRE ?
ture.
QUELLES SONT
À l’aube de son centenaire, le Liban va- LES PRIORITÉS ?
cille entre les valeurs démocratiques qu’il
a héritées des pays occidentaux et le
modèle totalitaire de ses pays voisins. Il Le combat commence en affrontant si-
traverse une crise identitaire et existen- multanément le terrorisme intérieur, la
tielle dont les soubresauts menacent de corruption et le défi identitaire. Ces prio-
changer la face du Liban et du Moyen- rités sont intrinsèquement liées, interdé-
Orient. pendantes. Elles se nourrissent l’une de
l’autre. Agir sur l’une ne sera efficace que si
Notre jeunesse est lasse et désespérée. Pil- une action similaire s’exerce sur les autres :
lée de ses rêves et de son avenir, elle est les armes soutiennent la corruption ; la
dégoûtée, désemparée, et face au senti- corruption parraine les armes ; armes et
ment d’impuissance elle fuit cette réalité corruption dénaturent et modifient le pa-
devenue insupportable. Mais si la jeunesse trimoine culturel et économique du Li-
est victime de ce système failli, elle en est ban. La lutte est notre seul horizon, car
aussi l’unique espoir. Seule cette jeunesse comme disait le philosophe irlandais Ed-
peut encore sauver le Liban et restaurer mond Burke : « Il suffit que les hommes
sa souveraineté. Mais elle ne réussira pas de bien ne fassent rien pour que le mal
sans le support et la participation des pays triomphe ». Rendre sa voix au peuple li-
amis, alliés sincères du Liban. banais se fera en encourageant la jeunesse

175
à construire et animer une résistance pa- politique requiert de dépasser cette
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

cifique mais féroce ; une résistance sans peur qui nous retient et nous em-
compromis, bâtie sur des valeurs fortes. pêche de prendre les décisions, parfois
difficiles, qui s’imposent. Durant les
40 dernières années, nous avons tou-
QUEL EST L’OBJECTIF ? jours eu à choisir entre « sécurité  »
et «  Liberté » : on nous a offert des
« moments de répit » lorsqu’on a ac-
Les 100 ans du Liban doivent être pour cepté la « soumission » (1990-2005),
lui l’occasion de tourner la page et de se ou bien, au contraire, des séries d’as-
redéfinir. Il a besoin de se reconstruire, de sassinats (16 assassinats entre 2004 et
retrouver son identité, son économie et 2009) pour bien faire comprendre à
sa culture, abandonnée depuis trop long- tous que leur libre arbitre n’existe pas.
temps. Il a besoin de retrouver sa souve- Nos martyrs ont payé le lourd tribut
raineté, de ne plus plier face aux influences afin de sortir le Liban de « sa soumis-
et aux agendas imposés par les puissances sion » et pour que la Liberté prévale ;
étrangères. ne les trahissons pas en reconstruisant
un « mur de peur » !
J’invite les jeunes, ceux de ma génération,
les plus jeunes aussi, à se rassembler et à • Ne jamais céder face à la menace des
s’engager dans la lutte pour un Liban pros- armes illégales, peu importe quelles
père, souverain et indépendant. Je lance un armes, qu’elles viennent de l’exté-
appel à la communauté internationale, rieur, de l’intérieur ou quelle que soit
aux amis du Liban, afin qu’ils nous ac- la forme qu’on leur donne. Il faut
compagnent et que nous définissions, en- toujours garder à l’esprit que la sou-
semble, avec tous les Libanais, la feuille de veraineté est une et indivisible. Elle
route dont la mise en œuvre sera de notre ne se partage pas, une fois concédée,
seule responsabilité : elle est perdue, à jamais. Aujourd’hui,
les armes du Hezbollah sont la plus
• Le respect commence par soi-même, grande menace contre la souveraineté
en étant fidèle et intransigeant sur sa du Liban : lui permettre de posséder
propre intégrité ; non pas par peur de et de jouir de la liberté de disposer
sanctions légales, mais par respect des de ses armes est un coup de poignard
valeurs morales et éthiques. dans le dos de l’État comme l’ont été
les accords du Caire en autorisant les
• La peur influence un grand nombre de Palestiniens à s’armer et entreprendre
décisions politiques au Liban. L’action la « résistance » à partir du territoire

176
libanais… le prix n’a jamais été aussi (et religieux) dont les conséquences

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


lourd. À vouloir choisir entre le dés- économiques, politiques et sociales
honneur et la guerre, on finit par vivre sont connues d’avance du Venezuela,
avec les deux. à la Corée du Nord en passant par la
Syrie et l’Iran. Le choix est clair ; la
• C’est vrai qu’il est difficile de préser- décision devrait l’être aussi.
ver l’indépendance du Liban quand
le pays est miné par la corruption. Au • Il est vrai que le Liban a une super-
Liban, pour faire de la politique, le ficie de 10 452 km2 et que son mar-
choix se limite à : avoir une quantité ché intérieur est petit sauf que ses
d’argent à dépenser dans les milieux de débouchés sont énormes. Le monde
la politique pour s’octroyer un peu de du Levant, de l’Égypte, Jordanie, Sy-
prestige et de notoriété dans les salons rie jusqu’à l’Irak, compte à lui seul une
mondains ; être financé par un État population active de plus de 950 mil-
ou une partie externe afin d’exécuter lions d’habitants sortant, ou en passe
son agenda local ; ou bien, profiter de de sortir, d’une répression totalitaire
sa position pour s’enrichir. Le manque de plus de 70 ans. Le Liban peut dès
de transparence dans la vie publique, lors s’attribuer le rôle de catalyseur et
l’absence de politique concernant le de moteur de ce changement libéral
financement des partis (et des acteurs tant attendu en devenant le «  back
politiques) laissent la porte grande office » de toute cette modernisation
ouverte à ce genre de dérive. L’action économique et sociale. Un marché
politique est une responsabilité, et ouvert levantin apportera au Liban
non pas un poste prestigieux que l’on tout ce dont il a besoin pour diffuser
achète au détriment de son indépen- son savoir, ses créations et sa produc-
dance et de son intégrité. tion. Aucun complexe ne devrait faire
obstruction à un tel projet : la concur-
• Le Liban a urgemment besoin de se rence, la compétition et le commerce
repositionner sur l’échiquier inter- équitable ont toujours favorisé l’essor
national. Il est appelé aujourd’hui à et le développement des sociétés  ;
faire son choix entre le monde libre alors que le renfermement sur soi,
et « le camp des Ayatollah » ! À re- sous prétexte de protectionnisme et
trouver son rôle modèle de promoteur d’intérêt national, a été un échec éco-
des valeurs de Liberté, de Démocratie, nomique et de développement dans
d’Éducation et de Justice. À être du toutes les sociétés qui l’ont adopté. Ce
bon côté de l’Histoire et ne pas se lais- que les Libanais ont fait durant les
ser happer par un totalitarisme radical 30 dernières années à titre individuel

177
et professionnel, le Liban est appelé à démographie et de la répartition des
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

le faire d’une façon étatique, systéma- minorités et leur mode d’engagement


tisée et institutionnalisés au bénéfice dans la vie politique du Liban. Cette
de tous ses acteurs : l’éducation, la san- question est primordiale pour la sur-
té, l’industrie, l’agriculture, les services, vie des Chrétiens au Liban et par la
le tourisme, les professions libérales… même au Moyen-Orient.

• Le Liban aura à faire un choix difficile • Un pays ne peut prospérer sans mettre
et important dans les années à venir en avant son environnement et son es-
(prochainement). Il faudra oser l’in- pace qui lui est propre. C’est pourquoi,
terdit : le progrès et l’essor économique il est indispensable, pour la nouvelle
ne pourront se faire que dans une si- génération, d’adopter des politiques de
tuation de paix et de stabilité garantis- développement durable et de mettre
sant à la région un développement pé- en place des stratégies d’énergies re-
renne. Cette paix n’est pas seulement nouvelables afin de mettre fin à cette
une alliance entre les États mais, plus destruction systématique de notre
important encore, une communion montagne, et de réparer les catas-
entre les peuples, les peuples entre trophes générées par cette construc-
eux tout d’abord, mais aussi entre les tion aléatoire et chaotique.
peuples et leurs États respectifs. C’est
à ce moment-là seulement que nous • Enfin, une chose est souvent laissée en
pourrons dire que cette partie du marge de toute politique alors qu’elle
monde a retrouvé le sens de l’Histoire. devrait être la pierre angulaire de l’édi-
fice de notre nouvel État : notre his-
• Le Liban aura à choisir aussi son toire, notre culture, notre patrimoine
mode de gouvernance. Le système et notre art, qui déterminent notre
en place actuellement est à revoir, que identité (dans toutes ses dimensions).
ce soit au niveau des prérogatives du Il est de notre devoir de les préserver
pouvoir central, ou bien la recherche et de les respecter, de s’y attacher et de
d’une meilleure cohésion entre les s’y identifier afin de les transmettre
différentes minorités culturelles et aux générations futures.
confessionnelles. Cette question n’est
pas uniquement liée au développe- Faisons notre choix, le bon, assumons-le et
ment inégalitaire des régions, mais a engageons-nous ; notre existence et le futur
aussi trait au sujet très sensible de la du Liban en dépendent n

178
POUR LES 100 ANS

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


DU GRAND LIBAN,
SI LE LIBAN PASSAIT
À L’EURO ?
Le Liban, depuis quelques mois, est dans une grave crise économique et
est également gangrené par la corruption. L’explosion d’un stock de nitrate
d’ammonium qui a durement endommagé sa capitale Beyrouth, après des
mois de manifestation sans résultat tangible, fut le détonateur de la colère
des Libanais contre leurs responsables et vient ajouter encore du malheur
aux malheurs de ce peuple tellement généreux et ouvert sur le monde.

Yves d'AMÉCOURT1
Conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine

COMMENT AIDER Comment redonner confiance aux inves-


LE LIBAN AU-DELÀ DES tisseurs étrangers, notamment à la dias-
pora libanaise dont le cœur et la raison
MESURES DE GÉNÉROSITÉ restent attachés au pays du Cèdre ?
HABITUELLE ?
Comment redonner l’espoir d’un redres-
sement à la jeunesse libanaise qui envisage

C
omment aider à reconstruire du-
rablement ce pays ami, sans de-
au pied de la montagne de cèdre. À cette ocasion,
venir interventionniste dans sa il apprend par Monseigneur Gemayel, que son
politique intérieure ?1 aïeul Gustave de Ponton d’Amécourt (1825 -
1888) était secrétaire général de l’Association
Saint-Louis des Maronites… Curieuses retrou-
1 - En 2016, alors maire de la ville de Sauve- vailles dans les couloirs du temps. En avril 2019,
terre-de-Guyenne (Gironde), et Président de la avec Arnaud de Montlaur et Annie Lhéritier, il
Communauté des Communes du Sauveterrois, accompagne l’ancien Premier ministre François
Yves d’Amécourt signe un accord de jumelage Fillon au Liban dans le cadre de l’association
avec la ville de Hadchit dans la vallée de Qadisha « Agir pour la Paix avec les Chrétiens d’Orient ».

179
l’exil pour lui permettre de rester au pays En contrepartie, le Liban aurait l’obliga-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

et l’envie de le reconstruire ? tion de déposer 50 % de ses réserves de


change auprès de la Banque européenne
Comment aider économiquement le Li- et de recourir aux réformes que le peuple
ban sans y consacrer des milliards que nous demande depuis quelques mois.
n’avons pas ou n’avons plus, sans prendre le
risque que cet argent n’aboutisse finalement Cette couverture de l’euro permettrait à
dans les poches d’une classe dirigeante un gouvernement libanais renouvelé de
corrompue, ou, ce qui serait pire, entre les s’extraire des pressions dont il est l’objet
mains des forces terroristes qui s’y abritent ? pour retrouver une forme de souverai-
neté nationale et finalement de conclure
L’appel au don est très généreux, c’est une les négociations qu’il mène avec le FMI
étape, une première mobilisation, mais je depuis plusieurs mois et obtenir enfin les
crois que les problèmes ne peuvent pas aides dont le pays a cruellement besoin.
être résolus avec les formes de pensée, les
démarches, les mêmes processus que ceux Le système garantirait au Liban la possibi-
qui les ont fait naître. lité de convertir la livre libanaise dans n’im-
porte quelle autre devise ainsi que la stabili-
Je suis toujours à la recherche de l’idée té de la monnaie. De brusques dévaluations
nouvelle qui rompt avec les usages. La ne seraient plus possibles. La confiance se-
situation en Orient ne trouvera pas d’is- rait rétablie. Toujours à cause de ce lien avec
sue dans l’application de vieilles recettes l’euro, la livre libanaise serait une monnaie
éculées. Au-delà de la main-tendue, nous plutôt forte, ce qui faciliterait les importa-
devons inventer de nouvelles coopérations. tions le temps de la reconstruction.

UNE PROPOSITION L’ARGENT C’EST COMME


ICONOCLASTE : INDEXER L’EAU. QUAND IL N’Y EN A
LA LIVRE LIBANAISE PAS C’EST
SUR L’EURO ! LA SÉCHERESSE.
QUAND IL Y EN A TROP,
C’EST LE DÉLUGE
L’idée est d’arrimer la livre libanaise à l’eu-
ro, selon une parité à définir, et pour un
temps donné, avec un contrat d’objectifs Mon Oncle Aymard de Courson disait :
réciproques. « L’argent c’est comme l’eau. Quand il n’y

180
en a pas c’est la sécheresse. Quand il y en a LE LIBAN EST PLUS

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


trop, c’est le déluge. »2. QU’UN PAYS : C’EST UN
MESSAGE DE LIBERTÉ
Actuellement, le Liban vit la sécheresse. Il
est temps de mettre en place une irrigation ET UN EXEMPLE POUR
de son économie. Indexer la livre libanaise LE PLURALISME POUR
sur l’euro, serait comme raccorder le réseau L’ORIENT COMME POUR
d’eau du Liban au château d’eau de l’Eu- L’OCCIDENT !
rope. L’idée n’est pas de prendre de l’eau
à l’Europe, mais bien de faire augmenter
la pression dans le réseau du Liban, pour Quel intérêt pour l’Europe ? Le système
permettre la reprise de la circulation et la permet de garantir un cadre sûr au Liban,
bonne fin de l’adduction. dans la lignée de notre histoire commune :
aider en responsabilité et permettre sans
La confiance est à la circulation de l’argent soumettre. L’Europe, ce faisant, envoie
et à l’économie, ce que la température est un message au monde et fait de l’euro une
à l’eau… monnaie pacificatrice d’échange et de rè-
glement.
Quand la confiance est basse, l’eau, comme
l’économie gèle… L’argent arrête de cir- Ce serait une façon pour l’Europe de re-
culer, l’épargne augmente, les avoirs sont mercier le Liban pour l’aide qu’il a apporté
gelés comme la glace. L’économie s’arrête. au reste du monde, en accueillant les ré-
fugiés de toute part depuis dix ans. « En
Lorsque la confiance augmente de trop, quelques années, le Liban est devenu le
l’argent s’évapore au contraire dans les pays au monde hébergeant la plus forte
dépenses futiles ou collatérales vers des densité de réfugiés par habitant. Les Li-
nuages incertains qui alimentent notam- banais manifestent une générosité remar-
ment la corruption. quable… Nous ne pouvons pas les lais-
ser porter seuls cette charge » disait déjà
Nous devons trouver ensemble pour le Li- António Guterres, le haut commissaire
ban des moyens de rétablir une confiance des Nations unies pour les réfugiés, en
raisonnable, qui permette de dégeler les avril 2014…
avoirs et d’empêcher la corruption.
Comme l’écrivait le Pape Jean-Paul II
dans une lettre aux évêques sur la situa-
2 - Aymard de Courson a été inspecteur des tion du Liban en 1989 : « Le Liban est
finances, maire de Vanault-les-Dames, conseiller
plus qu’un pays : c’est un message de liber-
général de la Marne.

181
té et un exemple pour le pluralisme pour tés sans ménagement ni élégance, apos-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

l’Orient comme pour l’Occident ! ». trophe les médias autant que le Président
de la République du Liban, et au fond ne
L’Europe en « branchant » la livre liba- convint pas. Avec des paroles qui captent
naise sur l’euro, permettrait la stabilité l’audimat plus que les consciences, le
économique du Liban et défendrait le Président français s’inscrit dans l’instant
« message de liberté » et le « pluralisme » mais hypothèque l’avenir. Plus grave, il
auxquels elle est attachée, ainsi qu’un n’entraîne pas derrière lui les dirigeants
chemin de confiance pour permettre à européens pour donner de la force à son
la jeunesse d’entrevoir demain. Ce serait, propos et les moyens d’agir.
100 ans après la création du Grand Liban,
une façon d’afficher clairement l’attache- Sans doute ne connaît-il pas cet adage :
ment de l’Europe à ce pays ami où de très « Si tu penses avoir compris le Liban, c’est
nombreux Européens ont leurs racines. qu’on te l’a mal expliqué ! ».

Pourtant, la France a ici une occasion de


SI TU PENSES AVOIR faire entendre sa différence, de faire en-
tendre sa voix et soutenir le Liban. Emma-
COMPRIS LE LIBAN,
nuel Macron aurait pu, à propos du Liban,
C’EST QU’ON TE L’A MAL inscrire ses paroles dans la suite logique de
EXPLIQUÉ ! celles de Saint Louis, François 1er, Charles
de Gaulle, Jacques Chirac… Et permettre
aux Libanais d’embrasser l’avenir.
Agir ainsi, c’est prendre le contre-pied de
l’action actuelle du Président Emmanuel « Les Libanais sont le seul peuple dont
Macron qui, vraisemblablement, n’a rien le cœur n’a jamais cessé de battre au
compris à la complexité du Liban… Il rythme du cœur de la France » Charles
vitupère, parle fort, assène quelques véri- de Gaulle n

182
LA RÉALITÉ

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


DÉMOGRAPHIQUE
AU LIBAN
Malgré la rareté des données statistiques, Wissam Raji dégage les
grandes tendances de la démographie libanaise.

Wissam RAJI
Professeur associé à l'Université Américaine de Beyrouth

L
e dernier recensement officiel au Li- LA POPULATION
ban date de 1932 et indique que la GÉNÉRALE
population comptait 875 252 per-
sonnes dont environ 53 % de chrétiens.
Depuis, aucun recensements n’a été effec- L’estimation de la population générale est
tué car il s’agit d’un sujet très sensible en basée sur les listes électorales de 2011 sur
raison des divisions confessionnelles au lesquelles seuls sont inscrits les Libanais
sein du pays et du système de partage du âgés de plus de 21 ans.
pouvoir. En revanche, des évaluations non
officielles ont été réalisées. Celle de 1956 Ainsi, peut-on évaluer le nombre d’habi-
estime le nombre d’habitants à 1 411 416, tants à 3 334 691 dont 38,22 % de chré-
dont environ 54 % de chrétiens et 44 % de tiens et 61,62 % de musulmans.
musulmans.
Si on ajoute la population âgée entre 0
À partir des conclusions d’une étude pu- et 21 ans, le nombre de Libanais s’élève
bliée en 2018 « La réalité démographique à 4 413 246 dont 38,34 % font partie de
libanaise »1 nous examinerons les princi- la communauté chrétienne et 61,54 de la
pales caractéristiques de la démographie. communauté musulmane.

1 - The Lebanese Demographic Reality, Year- Depuis 2011, certains facteurs affectent de
book of International Religious Demography façon insignifiante ces résultats.
2018, Brill Journal.

183
Tableau 1 - La population libanaise
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Critères Total Chrétiens Musulmans


Population (> 21 ans) 3 334 691 1 274 529 2 054 855
Émigration 1 432 231 664 985 767 246
Étudiants (< 18 ans) + (naissance-3 ans) 834 988 296 578 538 410
Étudiants universitaires (18-21 ans) 138 840 83 304 55 536
Étudiants des écoles techniques (< 21 ans) 104 727 37 633 67 094

L’ÉMIGRATION musulmans vers le Golfe et l’Afrique (pas


de visa vers l’Afrique).

Le nombre total d’émigrants entre Contrairement à ce qu’il est courant de


1975 et 2011 est évalué à 1 567 435 penser, ces données indiquent que le pour-
dont 731 066 chrétiens, soit 46,64 %, et centage d’émigrants dans la communauté
836 369 musulmans, 53,36 %. Ces pour- musulmane est plus élevé que celui de la
centages peuvent être extrapolés, avec communauté chrétienne.
une faible marge d’erreur, pour la période
allant de 1975 à 2019.
LE TAUX DE FÉCONDITÉ
Entre 1975 et 1984, 506 416 Libanais ont
fui le pays dont 78 % de chrétiens et 22 %
de musulmans. Plusieurs événements Le taux de fécondité joue un rôle impor-
peuvent expliquer ce phénomène : la tant dans le rééquilibrage de la démogra-
guerre des deux ans (1975-1977), l’assas- phie au Liban. Alors qu’il diminue pro-
sinat de Kamal Joumblatt (1977), la guerre gressivement depuis la fin des années 70
des 100 jours d’Achrafieh (1978), la guerre dans la communauté chrétienne, il connaît
de Zahleh (1981) et l’assassinat de Béchir un déclin abrupte vers 2004 dans la com-
Gemayel (répercussions entre 1983-1984). munauté musulmane.

De 1985 à 1990 ce sont 385 000 per- Ainsi, en 1971, l’indice de fécondité du
sonnes qui ont quitté le pays en raison pays était de 5,44. Il chute à 1,75 en 2004
notamment de l’invasion israélienne, du en raison de la baisse du taux dans la
développement important de la résistance communauté chrétienne qui passe de 3,56
chrétienne au Liban, de l’émigration des en 1971 à 1,53 en 2004 et à la diminu-

184
tion encore plus impressionnante dans la • Les progrès de l’éducation contri-

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communauté musulmane de 5,64 à 1,82. buent à l’utilisation des moyens de
« Le rattrapage des chrétiens par rapport contraception, en particulier par les
aux musulmants en général et au chiites femmes.
en particulier est spectaculaire », notent • La diminution significative des ma-
Youssef Courbage et Rafic Boustani dans riages entre cousins et parents proches
leur étude « L’évolution démographique permet l’ouverture des cellules fami-
communautaire au Liban et ses consé- liales.
quences »2. • Les déplacements de populations vers
les villes et les banlieues engendrent
La variation du taux de fécondité sur une un mode de vie différent de celui des
période de dix ans étant mineure, nous villages.
supposons que celui-ci est quasi constant • La baisse du taux de fécondité a
de 2004 à 2014. permis aux parents de se concentrer
davantage sur chaque enfant, notam-
Plusieurs facteurs peuvent justifier cette ment sur son éducation.
baisse : • L’effet direct de la mondialisation.
• L’augmentation du taux d’alphabé-
tisation chez les jeunes a accru leur
capacité à lire et à écrire vers l’âge de PROJECTIONS
vingt ans.
• Les avancées dans le domaine de
l’éducation retarde l’âge du mariage. À partir des données de 2011, nous
avons réalisé une projection de la popula-
2 - Youssef Courbage et Rafic Boustani, « L’évo- tion en 2030 et 2045 basée sur le taux de
lution démographique communautaire au Liban fécondité. Les taux de mortalité et d’im-
et ses conséquences », Revue Travaux et jours,
Éditions Université Saint Joseph, n° 81, automne
migration n’ont pas été pris en considé-
2008-hiver 2009, 195 p. ration n

Tableau 2 - Projections

Population générale Total Chrétiens Musulmans


2011 2 981 015 1 024 038 34,35 % 1 951 669 65,47 %
2030 4 133 015 1 552 038 37,55 % 2 575 669 62,32 %
2045 5 033 015 1 964 538 39,03 % 3 063 169 60,86 %

185
LA FRANCOPHONIE
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AU LIBAN :
« ELLE PLIE, ET NE ROMPT PAS »

La francophonie au Liban n’est pas liée au Mandat exercé par la France


sur ce pays de 1920 à 1943 : le français y existait bien avant cette
époque, grâce aux missions religieuses (Lazaristes, Jésuites, Capucins…),
à la création par les Jésuites de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
(1875) et aux échanges liés au commerce de la soie ; il a survécu
au départ des troupes françaises au lendemain de l’Indépendance
proclamée en 1943. C’est dire l’attachement des Libanais à la
francophonie, considérée comme une ouverture sur le monde et une
source d’enrichissement culturel. Le président libanais Charles Hélou,
qui fut aussi un grand journaliste et écrivain d’expression française, ne
s’y est pas trompé : « La francophonie n'est pas (et ne peut pas être) un
impérialisme politique ni un impérialisme linguistique, répétait-il. Elle est
et restera un fraternel dialogue des cultures »…

Alexandre NAJJAR1
Avocat et écrivain
Responsable de L’Orient littéraire, lauréat de l’Académie française,
Médaillé d’or de la Renaissance française

LE FRANÇAIS DANS de la francophonie, le Liban compte


LES ÉCOLES ET LES 2 861 établissements scolaires1franco-
phones. D’après les statistiques du Centre
UNIVERSITÉS DU LIBAN de recherche et de développement pédago-
gique (CRDP), 51 % de ses écoles privées
et publiques (ou « officielles ») enseignent

M
embre de l’Organisation interna-
tionale de la francophonie (OIF), 1 - Alexandre Najjar est l’auteur du Dictionnaire
organisateur du IXe Sommet des amoureux du Liban, Plon, 2014. Il a reçu le Grand
Chefs d’État francophones et des VIe Jeux Prix de la Francophonie de l’Académie française
(2020).

186
le français comme deuxième langue après pouvant être attribué au « caractère trop

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l’arabe, la plupart d’entre elles préparant scolaire des universités francophones », à
leurs élèves au baccalauréat français  : en « l’attirance de la jeunesse pour la langue
2018-2019, sur 1 076 616 élèves scolarisés, anglaise » et à « l’importance de cette
543 402 suivaient l’enseignement franco- langue dans le monde professionnel », d’où
phone. l’adjonction de cours en anglais au cursus
de plusieurs établissements francophones,
Au niveau de l’enseignement supérieur, le contrebalancée, il est vrai, par l’ouverture
Liban compte plusieurs universités fran- de classes en français dans certaines uni-
cophones membres de l’Agence univer- versités anglophones, comme l’AUST ; et,
sitaire de la francophonie (AUF), dont enfin, la crise financière et économique
l’USJ, qui accueille plus de 12  600  étu- aiguë qui frappe le Liban et qui a pous-
diants, l’École Supérieure des Affaires sé la France à voler au secours des écoles
(ESA), l’USEK, la Sagesse et la filière francophones du pays (y compris les cinq
francophone de la Faculté de droit de établissements de la Mission laïque fran-
l’Université libanaise. De plus, chaque an- çaise), particulièrement affectées.
née, près de 1 700 nouveaux étudiants li-
banais intègrent des universités en France, Tout compte fait, en dépit des me-
notamment en master et en doctorat. naces précitées, le français a encore de
beaux jours devant lui au Liban. Au lieu
Toutefois, ce constat « optimiste » est d'être supplanté par l'anglais, considéré
tempéré par trois facteurs inquiétants  : comme la « langue de la communica-
l’invasion de l’anglais et du « globish », tion et des affaires », et bien qu’il souffre
perceptible dans la rue, dans les cam- d’un déficit d’image (le français étant
pagnes publicitaires, à la télévision et au réputé «  langue difficile » ou « langue
cinéma, qui a encouragé la création de de salon  »), il conserve encore son sta-
nombreuses écoles anglophones, sachant tut de langue seconde, l’anglais arrivant
que 70 % des élèves libanais (au lieu des en troisième position – sachant que, de
51 % actuels) étaient scolarisées dans le l’aveu même des linguistes, le passage
réseau des écoles francophones il y a vingt du français vers l’anglais est plus aisé
ans ; l’engouement pour les universités que l’inverse, ce qui devrait encourager
anglophones qui explique que « 55 % des les parents à privilégier les écoles fran-
bacheliers libanais du bac français et des cophones. En réalité, le trilinguisme ap-
filières scolaires dites francophones re- paraît aujourd’hui comme la meilleure
joignent les universités anglophones du garantie d’une cohabitation pacifique
pays ou à l’étranger », selon le recteur de entre la langue de Molière et celle de
l’USJ, Salim Daccache, ce phénomène Shakespeare au pays du Cèdre…

187
UNE IMPORTANTE au Liban, placé sous Mandat français, et la
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LITTÉRATURE naissance d’un courant nouveau qui, pour


contrecarrer la poussée du panarabisme,
D’EXPRESSION
prône le retour aux origines phéniciennes
FRANÇAISE et défend une « certaine idée » du Liban.
Ce mouvement du « libanisme phéni-
cien  » gravite autour de la Revue Phéni-
Sur le plan littéraire, force est de recon- cienne, fondée en 1919. Il a pour piliers un
naître, à côté de la traditionnelle littérature quatuor d’exception : Charles Corm, au-
libanaise d’expression arabe, la présence teur en 1934 d’un recueil poétique intitulé
importante d’une littérature d’expression La Montagne inspirée qui le hisse au rang
française. C’est dans la Ville lumière, au de « poète national » ; Hector Klat, capable
début du siècle dernier, que cette littérature aussi bien d’hymnes à la francophonie (Le
a connu ses premiers balbutiements. Exilés Cèdre et le Lys, 1935) que de bouleversantes
à Paris pour fuir les persécutions des au- prières à sa mère disparue (Sainte Maman,
torités ottomanes, des publicistes libanais 1944) ; Elie Tyan, auteur du Château mer-
– qui ont pour nom Khalil Ghanem (ré- veilleux et de nombreux chefs-d’œuvre
dacteur au Figaro et au Journal des Débats), inédits ; et le député de Beyrouth, Michel
Nadra Moutran ou Boulos Noujaim  – Chiha, fondateur en 1934 du quotidien Le
adoptent la langue française comme arme Jour, essayiste, poète et chroniqueur, qui
de combat contre la domination ottomane. a laissé dans la vie culturelle et politique
Mais c’est avec Chucri Ghanem (1861- du Liban une marque indélébile… De
1929), auteur d’un recueil poétique intitu- cette époque, il convient de citer aussi le
lé Ronces et fleurs où figure un admirable poète Alfred Abousleiman, décédé à l’âge
bouquet de poèmes chantant la splendeur de 23 ans, auteur d’un admirable recueil
du Liban ou prônant la résistance contre intitulé Cendres chaudes, et trois femmes,
« le Turc orgueilleux et cupide », que les pionnières du roman libanais d’expression
contours d’une littérature libanaise franco- française : Eveline Bustros, Amy Kheir et
phone commencent à se dessiner. Auteur Jeanne Arcache.
inspiré, Ghanem compose de nombreuses
pièces de théâtre (Ouarda, Tamerlan…) À l’heure où le monde balaie précisément
et rencontre le succès avec Antar, tragédie les « cendres chaudes » laissées par la Se-
poétique en cinq actes, jouée à l’Odéon en conde Guerre mondiale, le Liban se dé-
1910 et saluée par la critique… poussière. La figure marquante de cette ère
nouvelle placée sous le signe du renouveau
La période de l’entre-deux-guerres connaît est Georges Schehadé, celui-là même qui
un essor considérable de la langue française fit dire à Saint-John Perse (qui le publia dès

188
1930 dans la revue Commerce) : « Poète qui rure. Nadia Tuéni est de ceux-là. Œuvres

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


l’est plus, poète qui l’est mieux ? ». Proche émouvantes de sincérité, Archives senti-
des Surréalistes, doté d’un style transpa- mentales d’une guerre au Liban et La Terre
rent, dépouillé, Schehadé est l’auteur de arrêtée portent en elles toute la douleur du
plusieurs pièces de théâtre et de recueils monde, tout le courage d’une femme qui,
poétiques qui le placent au premier rang selon ses propres dires, s’identifie à chaque
des écrivains francophones. Fouad Abi « inconnu qui meurt à genoux ».
Zeyd (1915-1958), auteur d’une œuvre
qui a pour pivot le thème du désir, fait Des écrits d’Andrée Chedid, auteur d’une
lui aussi figure de novateur. Libérant son œuvre très dense, la guerre du Liban a été
vers, rompant avec la prosodie classique, rarement absente. Malgré l’éloignement
Abi Zeyd a osé s’aventurer dans des voies de la poétesse du pays aimé, malgré le ton
encore inexplorées. Moins novatrice est généralement serein qu’elle adopte, son
l’œuvre de Fouad Gabriel Naffah : auteur lecteur palpe la profondeur de la blessure
d’un recueil poétique intitulé Description ouverte par le drame libanais : « Comment
de l’Homme, du Cadre et de la Lyre, lauréat se détourner de votre image, mes frères ? »,
du prix René Laporte en 1964, Naffah clame-t-elle dans Cérémonial de la violence.
écrit selon le rite classique et les écarts qu’il
se permet ne sont pas, à proprement parler, L’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, cou-
révolutionnaires. La minutie de l’analyse, ronnée par de nombreux prix, dont le Prix
les élans lyriques, la sincérité du ton font Goncourt de poésie, le Prix de poésie de
toutefois de son œuvre une des plus atta- l’Académie française et le Prix de poésie
chantes de notre littérature. de la SGDL, est également imprégnée de
cette douleur attisée par l’absence. Une
Dans le roman, s’il est une voix tout à fait tristesse infinie se dégage des vers de la
originale, c’est bien celle de Farjallah Haïk, poétesse qui a senti la mort annoncée du
auteur d’une œuvre romanesque abon- Liban la hanter en même temps que la
dante (Joumana, Abou Nassif, Barjoute, La mort de l’être cher et qui, néanmoins, par-
Fille d’Allah), dont l’écriture remarquable vient à puiser dans son intériorité la force
dissèque la psychologie du Libanais, ex- nécessaire pour « ouvrir la porte au jour ».
plore les contradictions de la société li-
banaise, aussi bien rurale que citadine, et Si un poète comme Jad Hatem a su pré-
dévoile ses zones d’ombre. server son œuvre dense, nourrie de philo-
sophie et de mysticisme, de ce qu’il appelle
La guerre venue, certains auteurs à la sen- « le dard de la guerre », il n’est pas certain
sibilité exacerbée vivent cette expérience que le poète et essayiste Salah Stétié, qui,
comme une blessure profonde, une déchi- après un silence éloquent de dix ans, a pu-

189
blié chez Gallimard L’Autre Côté brûlé du Nos si brèves années de gloire) sur les iti-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Très Pur, bientôt suivi par plusieurs autres néraires singuliers de familles libanaises
recueils poétiques à la langue admirable- confrontées à des drames personnels ou
ment ciselée, soit sorti tout à fait indemne régionaux, et sur le Liban des années
de la guerre – cette guerre qui a pour sym- 1960, époque de révoltes, de liberté et de
boles l’épée et la neige, et qu’il considère doutes. Son livre Beyrouth 2020 a été cou-
comme l’envers du « très pur ». Ancien ronné par le prix Femina de l’essai. Quant
diplomate et responsable de L’Orient lit- à Percy Kemp, romancier à l’écriture sub-
téraire dans les années 1960, homme à tile et à l’humour très « british », il a divisé
l’érudition éblouissante, Stétié a toujours son œuvre entre romans intimistes sur les
milité pour un Islam éclairé. Quant à sens (Musc) et thrillers dans la veine d’un
Amin Maalouf, élu à l’Académie française John Le Carré (Le Système Boone). À ces
en 2011 et auteur de nombreux ouvrages auteurs, il convient d’ajouter les roman-
à succès (Léon l’Africain, Samarcande…) ciers Dominique Eddé, Ghassan Fawaz,
parus pendant et après la guerre, il a, en Ramy Zein, Hyam Yared ou Diane Ma-
publiant Le Rocher de Tanios, couronné en zloum, et les essayistes Gilbert Achkar,
1993 par le Prix Goncourt, offert au Liban Georges Corm, Antoine Basbous, Samir
le roman qu’il attendait de lui : un roman Kassir, Joseph Maïla, Antoine Messarra,
qui lui parle de son passé, de ses contra- Tarek Mitri, Bahjat Rizk, Ghassan Sala-
dictions, des intrigues qui font et défont mé et Antoine Sfeir, auteurs d’essais des-
les alliances conclues sur son sol, et des tinés à éclairer l’actualité et les rapports de
croyances ancestrales qui hantent ses en- l’Occident avec le monde arabe…
fants…

La paix revenue, de nouveaux auteurs li- LA PRESSE ET L’ÉDITION


banais ou d’origine libanaise ont fait ir-
EN CRISE
ruption dans le paysage littéraire franco-
phone. Dramaturge et romancier qui par-
tage sa vie entre le Québec et la France,
Wajdi Mouawad a connu un vif succès Le Liban a longtemps bénéficié d’une im-
avec des pièces aux accents de tragédie portante presse francophone comprenant,
grecque comme le quatuor Littoral, In- à côté du quotidien L’Orient-Le Jour, fruit
cendies, Forêts et Ciels, marquées par des de la fusion de deux journaux concurrents,
tirades percutantes et une mise en scène et son supplément L’Orient littéraire, deux
audacieuse. Écrivain exigeant au style hebdomadaires (Magazine et La Revue du
ample, Charif Majdalani s’est penché dans Liban), une revue économique (Le Com-
ses romans (Histoire de la Grande maison, merce du Levant) et une multitude de men-

190
suels. Mais la plupart de ces périodiques ment pratiqué par toutes les classes so-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


ont dû mettre la clé sous la porte ou se ciales aux quatre coins du pays. Il suffit
convertir au numérique à cause de la crise. pour s’en convaincre de considérer le
Quant à l’édition libanaise francophone, nombre d’étudiants inscrits en Lettres
elle a perdu de nombreuses maisons, inca- françaises dans la section de la Békaa de
pables de maintenir leur activité en raison l’Université libanaise….
de nombreux obstacles : crise économique,
dévaluation de la livre, hausses du prix du
papier et du coût d’impression, recul du UN SOUTIEN POLITIQUE
pouvoir d’achat, annulation de tous les
ACCRU
salons du livre et fermeture des librairies
à cause du coronavirus… Les éditeurs qui
survivent se concentrent sur le secteur sco-
laire et diffusent leurs parutions aussi bien Sur le plan politique, la francophonie,
au Liban que dans le monde arabe, voire chapeautée par l’OIF, constitue un espace
en France, ou concluent des accords de de dialogue pour les États membres et a
coédition avec leurs homologues français toujours adopté des résolutions appelant
afin de proposer au lectorat libanais des à la souveraineté du Liban. Les bonnes
livres à prix réduits... relations avec la France, renforcées au
temps du général de Gaulle qui séjourna
Le Liban occupe également un rang au pays du Cèdre quand il était comman-
appréciable parmi les importateurs de dant, et consolidées sous le mandat de
presse et de livres en français, rang qu’il Jacques Chirac qui a œuvré à l’évacuation
risque de perdre en raison de la dévalua- des troupes syriennes du Liban suite à
tion de sa monnaie ; il organise le Salon l’assassinat en 2005 du Premier ministre
du livre francophone de Beyrouth qui ac- libanais Rafic Hariri dont il était proche,
cueille chaque année des écrivains de re- se sont poursuivies sous le mandat
nom et près de cent mille visiteurs. Cer- d’Emmanuel Macron qui a tenu à visiter
taines régions du pays, comme le Chouf Beyrouth à deux reprises : au lendemain
ou Nabatiyeh, autrefois dominées par la de l’explosion du port le 4 août 2020 et
langue anglaise, privilégient désormais la lors de la commémoration du cente-
langue française grâce à l’action de l’Ins- naire de la proclamation par le général
titut français et au retour de nombreuses Gouraud de l’État du Grand-Liban, le
familles chiites qui vivaient dans des pays 1er septembre 1920. Sous son impulsion,
francophones d’Afrique. Le français n’est au cours de l’année scolaire 2020-2021,
plus la chasse gardée de la bourgeoisie une aide de 5 millions d’euros a été ac-
chrétienne d’Achrafieh : il est actuelle- cordée aux familles libanaises des écoles

191
francophones homologuées sous forme FRANBANAIS ET
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

d’une prise en charge partielle ou totale LIBANISMES


des scolarités de 9 000 élèves nécessiteux
au sein des 45 établissements scolaires à
programme français. « Cette aide excep- Sur le plan linguistique, nombre de Liba-
tionnelle s’inscrit dans la réponse d’ur- nais, à l’instar des Maghrébins, mêlent le
gence sans précédent que la France a bâ- français et l’arabe (on parle alors de « fran-
tie à hauteur de 15 millions d’euros pour banais »), parfois même le français, l’arabe et
aider le réseau des écoles homologuées l’anglais, comme dans la formule : « Hi, ki-
au Liban  », a affirmé l’ambassadrice de fak, ça va ? ». Des mots comme « bonjour »,
France au Liban, Anne Grillo, qui a aussi « merci », et plusieurs vocables empruntés
rappelé l’engagement du président fran- au lexique de la mécanique (échappement,
çais à « accroître ce soutien par une aide parfois prononcé « achkmane », chambre à
plus spécifique de 7 millions d’euros pour air, bougie…) sont devenus courants dans
la reconstruction des écoles endomma- le parler libanais. Certains mots en fran-
gées par l’explosion du 4 août ». Le Liban çais ont également été arabisés : « chaw-
apparaît ainsi comme le seul partenaire far » veut dire faire le chauffeur, « akkas »
de la France à bénéficier d’un tel dis- mettre un X (une croix), « tallat » faire tilt,
positif de soutien qui combine à la fois « mkankan » rester chez soi comme dans
une aide aux familles libanaises et fran- un cocon, alors que « sayyav » est l’équiva-
çaises, une aide à la trésorerie pour les lent arabe de « save » ou « sauvegarder ». À
établissements francophones, une aide à vrai dire, c’est la langue arabe qui semble
la reconstruction, un soutien spécifique aujourd’hui menacée au Liban : la nou-
aux « écoles d’Orient », sans compter de velle génération se tourne davantage vers
nombreux dons de manuels scolaires et l’anglais et le français, jugés plus séduisants
d’outils pédagogiques et culturels… et plus utiles ; elle emploie l’alphabet latin
pour échanger courriels et SMS en arabe
Enfin, grâce à sa connaissance de la langue – cette « romanisation » ayant pour consé-
française, le Libanais s’est toujours inté- quence de marginaliser l’alphabet arabe.
gré facilement au sein des communautés
francophones qui l’ont accueilli. Pendant Cela dit, le Libanais qui s’exprime en
la guerre, il a naturellement trouvé refuge français reste libanais : il est souvent tra-
dans les pays ayant avec lui « le français en hi par son accent chantant et sa manière
partage », comme la France, le Canada, la de grasseyer maladroitement ou de rouler
Belgique, la Suisse ou plusieurs pays afri- les « r » qui a fait dire à Amin Maalouf
cains, élargissant ainsi la diaspora libanaise dans son discours de réception à l’Aca-
déjà bien fournie… démie française : « Ce léger roulement

192
qui, dans la France d’aujourd’hui, tend « yom é, yom la’ » ; « Direction d’une voi-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


à disparaître a longtemps été la norme. ture », au lieu de « volant » ; « Faire un ac-
N’est-ce pas ainsi que s’exprimaient La cident » (aamel hadess), pour dire : « Avoir
Bruyère, Racine et Richelieu, Louis XIII ou subir un accident » ; « Ne me dis pas ! »
et Louis XIV, Mazarin bien sûr, et avant (Ma t’éllé !) pour exprimer l’étonnement ;
eux, avant l’Académie, Rabelais, Ronsard « Faire ses cheveux » (émlet chaara) pour si-
et Rutebeuf ? Ce roulement ne vous vient gnifier : « Aller chez le coiffeur » ; « Haus-
donc pas du Liban, il vous en revient. Mes ser le son » (aalla el sawt) au lieu de  :
ancêtres ne l’ont pas inventé, ils l’ont seule- « Augmenter le volume » ; « Débrouiller
ment conservé, pour l’avoir entendu de la quelque chose » (dabbar chi), alors que le
bouche de vos ancêtres, et quelquefois aus- verbe débrouiller est intransitif ; « Parler
si sur la langue de vos prédécesseurs…. » avec quelqu’un » (yehké maao) au lieu de
« Parler à quelqu’un » ; « C’est un numé-
Quant aux « libanismes », ils n’ont pas ro » (nomra) à propos d’une personne ex-
réussi à intégrer les dictionnaires de langue centrique… Même pour lire l’heure, la dé-
française, contrairement à certains mots en formation est patente : on entend parfois
usage au Québec, en Belgique, en Suisse « trois heures et demie cinq » au lieu de
ou aux Antilles, admis au titre de « ré- « trois heures trente-cinq », par référence à
gionalismes ». Pourquoi cet ostracisme  ? l’arabe où l’on dit : « tlété w noss w khamsé ».
Parce que les « libanismes » sont plutôt des Ces écarts ne sont pas bien graves : ils sont
erreurs de langage ou des fautes dues à une devenus tellement courants dans la socié-
traduction littérale de l’arabe, et ne repré- té libanaise que même les puristes ne s’en
sentent pas vraiment un enrichissement émeuvent plus !
pour la langue de Molière, déjà assez mal-
menée comme ça. Parmi les « libanismes » On le voit : la francophonie au Liban ré-
les plus en répandus : « Fais-toi voir » (pour siste encore malgré les vents contraires  :
signifier : « Revoyons-nous »), traduction elle « plie, et ne rompt pas » comme le ro-
de l’arabe «  khallina nchoufak  » ; «  Il est seau de la fameuse fable de La Fontaine.
brave à l’école  » (pour dire  : « Il travaille Mais en raison des crises graves que le pays
bien ») ; « Crier ou rire sur quelqu’un », par traverse actuellement, elle devrait pouvoir
analogie avec l’arabe : aayat aw déhék aalé ; compter sur le soutien de l’OIF et celui de
« Je quitte » (pour dire : « Je m’en vais ») ; ses partenaires francophones, dont bien
«  Un jour oui, un jour non » (« Un jour entendu la France, pour être en mesure de
sur deux »), expression inspirée de l’arabe : maintenir le cap… n

193
POÉSIE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Écrivaine et poétesse, Vénus Khoury-Ghata est l'auteure d'une œuvre


riche, alternant poésie et roman, couronnée de nombreux prix dont le
grand prix de poésie de l'Académie française en 2009, le prix Goncourt
de la poésie en 2011 et le prix Renaudot du Livre de Poche en 2015. La
catastrophe du 4 août dernier lui a inspiré ce poème.

Tu ne te nourris plus depuis le quatre août


Ta dernière baguette de pain remonte à plusieurs jours
À découper à la hache comme le marronnier rongé par une bactérie
Ses feuilles tremblent à la vue d’un brancard
Les hommes en blanc se dirigent vers ta porte
Vont-ils t’évacuer du même geste que les pierres de la ville démantelée

Les frontières se diluent dans ta tête


Tu es ici et à Beyrouth en même temps
Tu fais partie des égarés sous une terre soucieuse de remplir
Son vide avec des objets, des hommes, des femmes, des enfants
Les avale sans les mâcher

Les disparus, dit-on, c’est des soleils couchants


Ils réapparaissent le lendemain
Phrase qui passe de bouche en bouche mais personne n’y croit

Ta voisine de palier, une survivante du goulag,


Frappe des grands coups à ta porte
Elle a appris pour ton pays et tient à te présenter ses condoléances
Combien de morts dans ta famille ?
Quand vas-tu les enterrer ?
Tu peux compter sur elle pour garder la chatte
Les voisins c’est fait pour ça

194
LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER
Les images des déterrés défilent en boucle sur les chaînes de télévision
Les commentateurs font de la surenchère
Deux cents morts, six mille blessés, des centaines de disparus
Que d’autres creusent
Tes mains devenues pierreuses avec l’âge
La pierre ne peut creuser la pierre
Tu ajouterais tes bras aux leurs
Si tu n’avais pas une chatte à nourrir
Une page à écrire
Un carré d’herbes aromatiques à arroser
Si gourmands en eau : le thym, la sauge et la coriandre d’Anatolie
Tu troquerais volontiers ton balai contre une pioche, une pelle
Reconstruirais la ville de ton enfance
Sans ciment, sans fer, sans fil à plomb

Tu ne te déplaces plus que dans ton sommeil


La rue qui longe ton jardinet
Débouche sur Beyrouth
Disait ton rêve de cette nuit
Rue non mentionnée sur les cartes
La poignée de terre jetée par-dessus l’épaule
Garantit le retour

La même voisine d’hier te conseille d’allumer la télé


« Tous morts comme au goulag »
« Tous », insiste-t-elle

Pour toi
Un seul homme est mort et la vie s’est arrêtée

« Que fais-tu le 4 août à cinq heures de l’après-midi ? »


Je tuais des limaces qui mangent mon basilic
Arrachais le lierre qui étranglait le rosier
Appelais ma chatte partie avec un bâtard noir comme l’enfer

195
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

« Qu’as-tu fait après le retour de la chatte ? »


J’ai regardé la télé comme tout le monde
La caméra s’attardait sur les meubles des morts arrachés aux décombres

La tristesse a rétréci Beyrouth sur les pages des journaux


La lune qui éclaire les ruines est un visage sans traits
Un chien lui crie dessus
Où dormiront cette nuit les 300 000 sans logis ?
Y a-t-il assez de places dans les cimetières pour abriter les morts ?
Y a-t-il assez de bras pour redresser la ville à genoux ?
Quelles mains essuieront les larmes des mères et des pierres ?

Vénus KHOURY-GHATA

196
LES VALEURS

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


DE L'UNIVERSALISME
DU LIBAN À TRAVERS
LA FRANCE :
« CHARLES MALIK, CO-AUTEUR
DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
DES DROITS DE L'HOMME »

Universitaire, diplomate et homme politique, Charles Malik a joué un


rôle prépondérant dans la rédaction de la Déclaration universelle des
droits de l'homme. Tony E. Nasrallah revient sur le parcours d'un des plus
grands intellectuels libanais du XXe siècle.

Tony E. NASRALLAH
Chercheur associé et conservateur des archives Charles Malik
à l'Université Notre Dame de Louaize
Doctorant à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth

A
près une rencontre avec le pré- ans. Le président est René Coty et il s’en-
sident de la République française, tretient avec Charles Malik, ministre des
un ministre des Affaires étran- Affaires étrangères libanais, à Paris en
gères d’un pays du Proche-Orient note janvier 19571.
dans son journal que ce président a « un
véritable amour pour le Liban » et que Charles Malik a été ambassadeur du Li-
« la situation syrienne le préoccupe ». Si ban aux États-Unis et a occupé différents
cette entrevue peut sembler avoir eu lieu à
n’importe quel moment de la dernière dé-
cennie, elle date en fait de plus de soixante 1 - Charles H. Malik, Journal, 1930s-1980s, ven-
dredi 11 janvier 1957, p. 492.

197
postes essentiels aux Nations unies, dont ses quatre fils ont obtenu leur diplôme
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

le plus notable est sa participation au co- universitaire en France. Deux d’entre eux
mité de rédaction de la Déclaration uni- y ont étudié la théologie – pour être fi-
verselle des droits de l’homme (DUDH). nalement ordonnés prêtres catholiques et
Malik n’est pas un diplomate ordinaire, sa servir en France pendant des années avant
formation en philosophie a certainement de partir pour suivre ailleurs leur vocation.
contribué à son succès. Le seul n’ayant pas étudié en France est
Charles.

DES LIENS FORTS AVEC Mais le lien le plus notable entre la famille
de Charles Malik et la France remonte à
LA FRANCE
son grand oncle, Farah Antūn. Auteur
renommé de la période de la Nahdah, ou
Renaissance, il est l’une des premières voix
Si le Liban a toujours été une « fenêtre du monde arabe à plaider ouvertement en
par laquelle l’Orient regarde l’Occident, faveur de la laïcité et de l’égalité des ci-
et l’Occident l’Orient »2, à cette époque toyens quelle que soit leur appartenance
l’influence culturelle au Liban, bien que religieuse. Sa première visite à Paris se
majoritairement occidentale, n’est pas ex- déroule en 1900, à l’occasion de l’Expo-
clusivement française. Malik fait partie sition Universelle qu’il décrit dans son
du petit groupe d’intellectuels libanais du magazine Al-Jāmi ah al-uthmāniyyah3. À
XXe siècle ayant reçu une éducation amé- travers lui, Antūn fait connaître au monde
ricaine plutôt que française. arabe de nombreux auteurs français dont
il traduit des extraits de leurs écrits. Par-
Comme son père Habīb K. Malik, Charles mi eux, Jean-Jacques Rousseau, Victor
est diplômé de l’Université américaine de Hugo, Auguste Comte, Alexandre Du-
Beyrouth (AUB). Mais alors que Habib mas, Bernardin de Saint Pierre ou encore
part pour Paris et Londres après avoir ob- Ernest Renan, dont la thèse de doctorat
tenu son diplôme de médecin en 1898 afin porte sur Averroès, le philosophe arabe
de se spécialiser en chirurgie, Charles se aristotélicien. En 1906, Farah Antūn vi-
rend aux États-Unis et en Allemagne pour site la France à deux reprises accompagné
effectuer un troisième cycle. La France a de sa sœur l’auteure Rosa Antūn, une des
certainement marqué Habib car trois de premières femmes en Égypte à posséder
et à diriger un magazine féminin. Cette
2 - Charles H. Malik, Lebanon in itself, traduc-
tion Kenneth Mortimer et George Sabra, Édi-
tions Université Notre Dame, Louaize, 2004, 3 - Al-Jāmi ah al-uthmāniyyah, vol 2, 1900-1902,
p. 47. pp. 212-216.

198
année-là, il passe près de trois mois en Cette même année le jeune garçon part

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


France au cours desquels il a l’occasion de pour Tripoli afin d’y suivre ses études se-
visiter la maison de Rousseau à Chambéry condaires. En 1923, il rejoint l’Université
et de faire part de son expérience à ses lec- américaine de Beyrouth pour y étudier les
teurs arabes4. Antūn est le premier auteur mathématiques et la physique et obtient
à écrire sur le huqūq al-insān (les « Droits une licence en 1927. C’est durant cette pé-
de l’homme » en arabe)5, sur la nécessité riode que la grande révolte druze de Syrie
de l’intégrer dans les programmes éduca- a lieu. Malik écrit alors à un ami : « La ré-
tifs du monde arabe et à traduire en arabe volte druze est toujours aussi abominable.
la Déclaration des droits de l’homme et Damas est particulièrement touchée. Les
du citoyen de 17896. vandales envahissent la ville. Depuis le
début de la révolution, les Français n’ont
jamais agi concrètement »7. Il sort major
UN PROFESSEUR de sa promotion et est invité à ce titre à
prononcer un discours. Il s’exprime en
INFLUENT
arabe sur la liberté personnelle, thème qui
l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.

Charles Malik est né en 1906, dans un pe- Après avoir enseigné pendant deux ans,
tit village du district d’al-Kūrah, au nord Malik s’installe en Égypte. Il découvre
du Liban. la beauté de la philosophie. La lecture
d’un ouvrage d’Alfred North Whitehead
Il a sept ans lorsque la Première Guerre le décide à suivre ses cours à Harvard. Il
mondiale éclate. Un tiers de la population lui écrit : « Je postule par la présente à un
est décimé au terme du conflit. En 1920, poste dans votre cuisine ou votre jardin.
le Liban est placé sous mandat français et Si vous saviez avec quel enthousiasme et
l’État du Grand Liban est proclamé. sérieux je vous soumets cette candida-
ture, je ne doute pas que vous accéderiez
à ma demande à moins que vous n’ayez
4 - Al-Jāmi ah al-uthmāniyyah, vol. 5, 1906-1907,
un cœur de pierre »8. En 1932, il part aux
pp. 36, 43 et 45.
5 - La seule mention de huqūq al-insān avant
Antūn que j’ai pu retrouver est celle de l’intellec- 7 - Lettre de Charles Malik à Evangelos Stepha-
tuel égyptien de la renaissance Rāfi Al- Tahtāwī. nou, datée du 22 septembre 1926, p. 2 ; Charles
Voir Muhammad Imārah Al-A māl al-kāmilah Malik Papers, Library of Congress, Box 44, Fol-
li-Rifā ah Rāfi al-Tahtāwī, Beyrouth, al-Mu'assa- der 2.
sah al- Arabiyyah lil-Dirāsāt wa-al- Nashr, 1973-
8 - Lettre de Malik à Whitehead, The Charles
1981, partie 1, p.234.
Malik Papers, Library of Congress, Manuscript
6 - Al-Jāmi ah, vol. 3, 1901-1902, p. 250-255. Division, Box 52 Folder 10.

199
États-Unis étudier la philosophie. Malik y son intellectualisation, son ontologisation,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

noue de solides amitiés notamment avec son immanentisme. [...] Heidegger est la
Howard Schomer. théologie, mais sans Dieu, [...] »10.

Le jeune étudiant libanais excelle et ob- Après avoir défendu avec succès sa thèse
tient une bourse de voyage. Afin d’as- – portant sur les métaphysiques du temps
sister aux conférences d’un jeune philo- dans les philosophies de Whitehead et de
sophe encore inconu à l’époque, Martin Heidegger – Charles Malik retourne au
Heidegger, il choisit l’université de Fri- Liban en 1937 pour y fonder le départe-
bourg en Allemagne. Mais il fait l’objet ment de philosophie de l’Université amé-
d’attaques physiques de la part des nazis ricaine de Beyrouth.
qui le prennent pour un ressortissant juif.
Il décide alors de quitter l’Allemagne et C’est au cours des années de la Seconde
retourne à Harvard. Marqué par cette ex- Guerre mondiale que Malik acquiert
périence, il écrit : « Les mêmes informa- une réputation de philosophe influent.
tions contrôlées, la même haine terrible « C’était un merveilleux professeur », dé-
contre les communistes, les Français, clare l’un de ses collègues enseignants, car
les Juifs et ce qu’ils appellent les races « il parvenait à illustrer de manière très
de couleur. Les professeurs de l’univer- accessible des discussions philosophiques
sité commencent leurs cours par le salut compliquées qui intéressaient ses étu-
nazi auquel les étudiants répondent. Sur diants ». Un élève note quant à lui : « Son
le côté sud de l’université, on a récem- charisme était enchanteur ; il choisissait
ment inscrit "Dem ewigen Deutschtum" ses mots avec soin (que ce soit en arabe
– à l’éternelle race allemande –, pour ou en anglais), et s’exprimait clairement
contrebalancer ce qui avait été inscrit en utilisant des phrases détaillées. Son
depuis longtemps sur le côté ouest, "Die auditoire ne pouvait que l’écouter atten-
Wahrheit wird euch freimachen"– la vérité
vous rendra libres »9. 10 - La suite de la citation est également très si-
gnificative : « On n’écrit pas "une critique théolo-
Plus tard Malik synthétisera la pensée gique" de Marx ou Russell ou Dewey ou Bergson
ou Wittgenstein, parce que ces penseurs n’avaient
d’Heidegger comme la « dé-théologisa- rien à voir matériellement avec la théologie, et
tion de la théologie – non pas sa destruc- cela malgré les deux Sources dans le cas de Berg-
tion, mais sa dé-théologisation –, c’est-à- son. Mais on écrit une "critique théologique" de
Heidegger parce que le sujet de Heidegger est
dire sa sécularisation, son humanisation, le sujet même de la théologie, bien que camou-
flé dans une tenue non théologique », Charles
9 - Charles Malik, Quatorze mois en Allemagne, H. Malik, « A Christian Reflection on Martin
manuscrit non publié dans les Malik Papers, Heidegger », The Thomist 41, n° 1, janvier 1977,
Library of Congress, Manuscript Division, 1937. p. 19.

200
tivement et avec admiration, même s’il le départ de la France. Indépendamment

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


ne comprenait pas tout ce qu’il disait. Sa de toute polémique sur sa position, il s’est
voix s’élevait pleine de zèle et de foi. C’est avéré rétrospectivement que ce point de
pourquoi il avait cette incroyable capacité vue était prophétique.
de rendre visible et palpable ce qu’il décri-
vait à son public »11.
UN DIPLOMATE
L’influence intellectuelle de Malik est telle
HORS PAIR
que nombre de ses élèves changent de re-
ligion, ce qui est particulièrement notable
dans un contexte où l’appartenance reli-
gieuse est aussi importante que l’apparte- En 1944, le professeur Malik reçoit une
nance ethnique et le changement de reli- invitation à dîner au palais présidentiel
gion extrêmement rare. Les étudiants de de Beyrouth. On lui propose alors de de-
Malik venant de tout le Moyen-Orient, venir un représentant officiel du Liban à
son enseignement a des répercussions l’étranger. Mais loin de ressentir de la joie
dans de nombreux endroits de la région. Il et de la fierté, il note dans son journal
se disait d’ailleurs que « derrière chaque ré- que la soirée a été « terrible, affreuse, hor-
forme au Moyen-Orient, il y a un étudiant rible [...] Je n’ai pas ma place dans cette
de Malik »12. À l’instar du célèbre historien assemblée d’illusion et de mensonge » et
Albert Hourani, ses collègues sont égale- que l’atmosphère est celle du « snobisme,
ment influencés par Charles Malik. de l’impitoyable, du mercantilisme et de
la sensualité ». Il a le sentiment d’être
Deux événements importants se pro- «  totalement étranger » dans ce milieu13.
duisent à cette époque au Liban. La direc- Cependant, quelques mois plus tard, il
tion du mandat français passe de la France accepte la proposition, reconnaissant qu’il
de Vichy à la France libre. Puis, en 1943, est « tombé sous le charme mondain des
le Liban devient officiellement indépen- politiques  »14. Toutefois l’enseignement
dant. Le fils de Charles Malik rapporte reste une passion. Ainsi écrit-il à son
que dans des écrits inédits, son père pré- ancien professeur, Alfred North White-
dit que les Libanais regretteraient un jour head : « Mon intérêt pour la politique et
la diplomatie n’est que temporaire. Mon
11 - Hisham Sharabi, Suwar Al-Mādī, Berouth, cœur appartient définitivement à l’ensei-
Dar Nelson, 1993.Le passage a été traduit en
anglais par le professeur George F. Sabra.
13 - Charles H. Malik, Journal, 20 août 1944, tel
12 - Rafiq Ma'luf, Dawr Lubnān Fī sun Al- I lān
que rapporté dans Glendon, A World Made New.
al- Ālamī Lī Huqūq al- Insān, Berouth, Nawfal,
1998, 28. 14 - Mary Ann Glendon, A World Made New.

201
gnement et au questionnement, auxquels de son intérêt pour les autres. Le monde
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

je reviendrai dès que ma mission sera rai- arabe est encore plus perdu que nous ne
sonnablement accomplie »15. le sommes ; il n’est pas un soutien, il doit
être soutenu. La solitude, l’indicible soli-
Malik est nommé ambassadeur aux tude du Liban »16.
États-Unis et à l’ONU. Il est désigné
comme chef de la délégation libanaise à Très vite, Malik s’implique de manière
la Conférence de San Francisco chargée efficace. Son éloquence est un atout. Pen-
de constituer la Charte qui marque la dant plus d’une décennie, il occupe diffé-
naissance officielle de l’ONU. Même s’il rentes fonctions importantes au sein de
connaît de nombreux participants à cette l’ONU. Il préside le Conseil de sécurité
Conférence – l’Université américaine de puis le Conseil économique et social. En
Beyrouth étant celle qui compte le plus 1947, il collabore à la rédaction de la Dé-
grand nombre d’anciens élèves lors de claration universelle des droits de l’homme
cet événement  –, qu’il maîtrise plusieurs aux côtés d’Eleanor Roosevelt, présidente
langues, et appréhende assez bien l’Amé- de la Commission des droits de l’homme
rique, Charles Malik se sent seul comme dont il prendra la succession en 1951.
en témoigne ce qu’il écrit dans son jour- En 1948, il préside la troisième commis-
nal. « Quand le Liban était sous l’aile sion de l’Assemblée générale qui élabore
de la France, la France était notre amie. le texte final de la DUDH. Il poursuit
Mais nous n’avions alors aucune chance sa carrière onusienne jusqu’en 1955. En
de siéger dans les conseils internationaux. 1958 il retournera à l’ONU pour présider
Maintenant que la France est faible, nous la 13e réunion de l’Assemblée générale de
avons une chance de siéger dans de tels l’Organisation.
conseils. Mais qui est notre ami ? Qui est
notre ami politico-socio-idéologique  ? Le professeur John North fera remarquer
Qui peut nous conseiller, nous donner que « personne dans l’histoire des Nations
de l’amitié, nous orienter, nous soutenir unies n’a jusqu’à présent présidé cinq or-
dans ce contexte international difficile ? ganes majeurs des Nations unies, y com-
Ce ne peut être la France. L’Angleterre pris l’Assemblée générale, comme l’a fait
ne se soucie pas, elle « utilise » seulement. le Dr Malik »17.
La Russie ne répondra jamais à nos be-
soins essentiels. L’Amérique croit aux
Nations unies, mais c’est là toute l’étendue 16 - Cité dans Mary Ann Glendon, A World
Made News, pp. 127-129.
15 - Lettre de Charles Malik à Alfred North 17 - Avant-propos de John North, dans Charles
Whitehead, 27 juin 1945, Malik Papers, Library Malik Christian Critique of the University, 2e éd.,
of Congress, Manuscript Division. Waterloo, North Waterloo Academic Press, 1987.

202
UN CONTRIBUTEUR Malik a également rédigé l’article 18, qui

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


ESSENTIEL concerne le droit à la « liberté de pensée,
de conscience et de religion, ce droit im-
À LA DÉCLARATION
plique la liberté de changer de religion ou
UNIVERSELLE DES de conviction ». Son expérience à Bey-
DROITS DE L'HOMME routh où il a constaté que dans la plupart
des régions du Moyen-Orient la conver-
sion religieuse était légalement impossible
Charles Malik a été un acteur majeur dans l’a inspiré.
l’élaboration de la Déclaration universelle
des droits de l’homme. Dans une très large mesure, Charles Ma-
lik a réussi à relier la DUDH au droit
Il est l’auteur du Préambule de la DUDH, naturel et non au droit positif. Ainsi à
partie extrêmement importante puisque la lecture du procès-verbal du comité de
qu’il pose les bases philosophiques de l’en- rédaction, on note que Malik a utilisé
semble de la Déclaration. La rumeur veut les termes « inhérent » et « inalinéable »
que ce soit René Cassin, juriste français dans le Préambule. Cette contribution
et membre du comité de rédaction de la est loin d’être insignifiante, car ces mots
DUDH, qui l’ait rédigé. Mais après des font de la déclaration bien plus qu’un
recherches minutieuses, Mary Ann Glen- simple contrat accepté mutuellement
don, professeure de droit à Harvard dé- par les États. Les droits de l’homme
ment ce fait. Cassin n’aurait que retravail- sont étendus à tout ce qu’une personne
lé le projet de Charles Malik. « Quelques possède sans tenir compte de ce que
auteurs négligents ont donné l’impression les États, la société et les communautés
que Cassin avait écrit le premier projet »18, protègeront ou violeront ces droits. En
souligne la professeure Glendon. Mais en d’autres termes, les articles de la DUDH
1968, c’est René Cassin seul qui reçoit le sont « découverts » par les auteurs et non
prix Nobel de la paix et c’est lui que l’on pas « construits » ou créés par eux. Malik
appelle « Le père de la Déclaration des marche ainsi dans les traces de ses men-
droits de l'homme »19. tors, Saint Augustin et Saint Thomas
d’Aquin. Le premier disait que « les lois
18 - Mary Ann Glendon, A World Made News,
injustes ne sont pas des lois du tout », tan-
p 65. dis que le second affirmait que « chaque
19 - Cela ne doit pas être interprété comme
fois que les lois humaines s’écartent des
signifiant que Cassin ne méritait pas ce titre, ni lois de la nature, elles cessent d’être des
qu’il n'avait joué aucun rôle dans la rédaction de lois et deviennent une perversion du
la DUDH. Cependant, Cassin n’est pas l’auteur
droit ». Les détracteurs de Malik, en re-
du préambule.

203
vanche, étaient influencés par les théori- les universités et les églises devaient jouer
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

ciens du contrat social qui considéraient un rôle dans la société. On peut donc lire
que les lois devaient être créées sans autre à l’article 16 de la DUDH « La famille est
référence extérieure que le rédacteur lui- l’élément naturel et fondamental de la so-
même et sa rationalité, en accord avec la ciété et a droit à la protection de la société
société20. Le raisonnement de Malik sur et de l’État ».
la stabilité de la DUDH était que « si ces
droits sont les simples produits du droit L’adoption de la Déclaration universelle
positif, c’est-à-dire du droit tel qu’il se n’était pas acquise. On craignait un refus
trouve à un stade particulier de l’évolu- de la part des pays arabes pour des rai-
tion, alors il est clair que, puisque le droit sons religieuses et des pays communistes
positif change, mes droits, et par là même pour des raisons politiques. Malik joua
ma nature très humaine, changeront avec alors un rôle crucial en coulisses auprès
lui »21. de certains États. Il réussit notamment
à convaincre les Saoudiens, qui vou-
Certains États voulaient imposer dans les laient voter contre, de s’abstenir. À sa
principes de la Déclaration la prééminence grande fierté la Déclaration est adoptée
de la communauté sur l’homme. Mais le 10 décembre 1948 à Paris, sans aucune
après d’âpres débats, Malik les a convain- opposition.
cus que les droits des individus étaient
au-dessus des droits collectifs. Pour lui, Charles Malik a également écrit l’ar-
l’être humain et son individualité passaient ticle  28 de la DUDH qui stipule que
avant tout groupe, classe sociale, religion « Toute personne a droit à ce que règne,
ou race. Il ne s’agissait pas là d’une simple sur le plan social et sur le plan interna-
question philosophique, mais de recon- tional, un ordre tel que les droits et li-
naître la responsabilité des États qui viole- bertés énoncés dans la présente Décla-
raient éventuellement ces droits. ration puissent y trouver plein effet  ».
Cet article est fondamental puisqu’il
Par ailleurs, Malik estimait que les insti- garantit que la Déclaration ne sera pas
tutions telles que la famille, les syndicats, fragmentée de sorte qu’on ne puisse pas
dire que certaines personnes ont plus de
20 - Voir Wa’il Kheir, « Human Rights, Reli-
droit que d’autres.
gious Freedoms and Minority Rights from the
Christian Perspective », Conférences données à Enfin, la perception de la foi chrétienne
l’université de Vienne, été 2008. par Malik et son rejet du relativisme ont
21 - Charles H. Malik, « Talk on Human motivé l’orientation de la Déclaration
Rights » (UDHR, n.d.), http://www.udhr.org/
des droits de l’homme vers l’universalité.
history/talkon.htm.

204
UN HOMME ENGAGÉ UN HÉRITAGE PRÉCIEUX

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


L’unité des chrétiens a été un sujet im- Charles Malik a été très souvent invité à
portant pour Charles Malik. Il participe donner des conférences sur divers sujets.
d’ailleurs aux trois réunions de réconcilia- Ses nombreux travaux universitaires dans
tion des Églises catholique et orthodoxes les domaines scientifique, philosophique,
convoquées par le pape Paul VI et le pa- juridique ou théologique sont récom-
triarche orthodoxe Athénagoras dans les pensés. Il reçoit tout au long de sa car-
années 1960 ( Jérusalem en 1964, Istanbul rière quarante-six diplômes honorifiques
et Rome en 1967). Malik fait alors partie d’universités américaines et européennes.
de l’entourage officiel du patriarche, qui Son journal de 34 000 pages couvre une
lui confère plus tard le titre de « Grand période de cinquante ans et témoigne de
Premier Magistrat de la Sainte Église Or- la mise en œuvre de nombreuses décisions
thodoxe »22. historiques24. Une grande partie de ses ar-
chives personnelles sont conservées à la
Après quatorze années passées dans la Bibliothèque du Congrès à Washington
diplomatie internationale (1945-1959), DC, et un autre fonds important à l’Uni-
Malik retourne à l’enseignement. Lorsque versité Notre Dame de Louaize au Liban.
la guerre civile libanaise éclate en 1975,
il entre à nouveau en politique en fon- *
dant un parti. Il craint que la liberté dont * *
jouissent les Libanais ne soit menacée.
Pour lui, « le Liban signifie la liberté »23 et Grâce à sa maîtrise de la langue anglaise
sans liberté, il n’y a pas de Liban. ainsi qu’aux nombreuses années qu’il a
passées aux États-Unis, Charles Malik est
Il décède le 28 décembre 1987. davantage connu outre-Atlantique qu’en
Europe. Pourtant, l’un des plus grands
moments de sa vie a été l’adoption de la
22 - Avant-propos de John North dans C. Malik,
DUDH le 10 décembre 1948 au Palais de
Christian Critique of the University, 2e éd, Water-
loo, North Waterloo Press, 1987, 9. Chaillot à Paris n
23 - Charles H. Malik, Lebanon in Itself, traduc-
tion Kenneth Mortimer et George Sabra, Édi- 24 - Voir Tony E. Nasrallah, « Charles Malik Ar-
tions Université Notre Dame, Louaize, 2004, chives at NDU », NDU Spirit, n° 68, décembre
p. 25. 2016.

205
PAR-DELÀ LA VOLONTÉ
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DE PUISSANCE…
La célébration du Centenaire de la naissance de l’État du Grand Liban,
prévue initialement pour le 1er septembre 2020, s’est vue précédée,
comme on le sait bien, par la tragédie de la double explosion du 4 août
de matériaux entreposés dans le port de Beyrouth. Comment ne pas voir
dans cette double explosion une propédeutique à la si difficile – sinon
quasiment impossible – renaissance d’un pays qui n’a pas fini, depuis les
années de la guerre civile, de tenter de se remettre debout ? Comment
ne pas y voir surtout comme une condamnation à la pérennité de la
mémoire traumatique, ou encore à cet absurde mythe du phénix dont
les Libanais ont, très étrangement, toujours tiré fierté ?

Nicole SALIBA-CHALHOUB
Professeur des Universités
Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK)

LA MÉMOIRE conviction ?) d’un destin traumatique. En


TRAUMATIQUE effet, l’ampleur du désastre, l’étendue des
dégâts, le nombre ahurissant de victimes
ne pouvaient que toucher tout citoyen
libanais, qu’il ait vu et entendu la double

A
lors que l’histoire collective et explosion ou pas, qu’il ait été compté par-
l’histoire psychique individuelle mi les blessés qui ont survécu ou qu’il se
du Libanais, toutes deux profon- soit trouvé loin de l’épicentre du cata-
dément marquées par le traumatisme de clysme. Car, la tragédie en tant que telle
la guerre civile de 1975-90 et de ce qui s’est déployée, non seulement à l’échelle
s’en était suivi jusqu’en 2006, attendent du pays, du peuple, mais plus encore à
encore d’être « réparées », psychiquement l’échelle d’un inconscient collectif abritant
pour le moins, la double explosion du port une mémoire profondément meurtrie.
de Beyrouth est venue, telle une boucle de
rétroaction, en faire resurgir toute la dou- Cette mémoire meurtrie du Libanais,
leur, en donnant littéralement l’image (la au-delà du trouble du stress aigu et du

206
trouble du stress post-traumatique qui la lument à l’identique, sinon encore pire

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hantent et la définissent (et que le présent qu’autrefois.
propos ne développera pas), est notam-
ment marquée par un profond sentiment Dans ce sillage, la double explosion de
d’injustice, doublé d’un tenace sentiment Beyrouth a ceci de terrifiant, en plus des
d’impuissance, tous deux étayés par la 200 morts, des 7 000 victimes et des
persuasion d’une impunité continuelle du 300  000 individus désormais sans do-
coupable, qui que soit ce coupable, ren- micile, qu’en quelques secondes elle aura
dant le travail de deuil et de dépassement généré autant de dévastations que les lon-
quasi impossible à faire. gues années de guerre avec leur cortège de
bombardements, d’invasions, d’affronte-
Lorsqu’en effet les troubles psychotrau- ments, de meurtres et d’attentats à la voi-
matiques, générés par des violences into- ture piégée. Et c’est bien l’ampleur de ces
lérables, ont été laissés sans « réparation », dévastations qui concentre, comme dans
ils se cristallisent dans une mémoire trau- une contraction déréalisante du temps,
matique qui, en dépit du passage de dé- voire démultiplie au-delà du supportable
cennies entières, se réveille au moment l’horrible violence du présent couplée à
où un nouvel événement traumatique celles du passé, revenues plus vives que
advient en faisant écho aux événements jamais sur la scène de la conscience tant
traumatiques originels. Les neurologues collective que personnelle. En somme,
affirment même, grâce à l’imagerie, pou- « passé et présent entrent en collision pour
voir détecter des atteintes corticales, voire désagréger le(s) sujet(s)1 ».
des blessures, des fractures dans les cir-
cuits de la mémoire souffrante, qui même
colmatées, apaisées pour un temps consé- LES DÉTERMINANTS
quent, se rouvrent avec un magma de
PSYCHIQUES
flash-backs, de douleurs, de cauchemars,
de stress, de terreurs, dès que la violence
OU LA MÉMOIRE
aura émergé à nouveau. C’est même le cas TRANSGÉNÉRATIONNELLE
pour les individus qui se seraient efforcés
d’anesthésier leur mémoire traumatique
d’une manière ou d’une autre (conduites Qu’est-ce qui relierait la mémoire des
d’évitement, comportement obsessionnel, jeunes Libanais d’aujourd’hui et celle de
conduites addictives, etc.). Quand cette la génération des débuts de la guerre ci-
mémoire traumatique refait surface, il
faut bien imaginer que, pour le sujet, c’est 1 - Janine Altounian, « Événements traumatiques
et transmission psychique. La survivance. Traduire
comme si la violence était revécue abso-
le trauma collectif », Dialogue, n° 168, 2005, p. 59.

207
vile, en l’occurrence leurs parents, leurs les détenteurs de précisions sur ces trau-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

grands-parents aussi ? En réalité, quand matismes s’interdisent de les évoquer, par


bien même ceux-là n’auraient pas vécu les honte souvent, et qu’ils interdisent aux
hostilités ou les violences d’autrefois, des autres de poser des questions les concer-
déterminants psychiques affectent leur nant3 ». Quoi qu’il en soit, que la parole
mémoire au travers d’une « délocalisation soit dite ou retenue, dans ce dernier cas,
psychique2 », assurant la transmission du « manquée et maudite4 », elle demeure
vécu traumatique d’une génération à une omniprésente et pèse de tout son poids
autre. sur les descendants, tant et si bien qu’elle
impose l’identification, engage le mouve-
En effet, les descendants des survivants ou ment de la transmission et donne forme
des morts de la guerre, s’ils ont échappé à une sorte de destin incontournable, de
à la force meurtrière de la violence dans « condition humaine », au sens tragique
sa dimension événementielle, n’auront de l’expression. Quand des parents re-
pas échappé pour autant à la violence connaissent leur enfant pour le leur, lui
des non-dits, sorte de messages « subli- donnent leur nom, l’intègrent à leur vie et
minaux », ou encore littéralement des l’inscrivent dans leur lignée, la mémoire
dits de leurs ascendants. Ils n’auront pas transgénérationnelle s’enclenche, prend
échappé, en d’autres termes, à leur statut place au fil des ans et se déploie dans toute
d’héritiers des traumatismes autrefois son ampleur, souvent à l’insu du sujet qui
encourus. Ainsi le vécu traumatique des la porte en lui.
uns traverse-t-il, bon gré mal gré, l’espace
psychique des autres. Car, « le transgé- Pour tous les Beyrouthins, voire pour la
nérationnel [se définit] comme le lien majorité écrasante des Libanais, la double
psychique entre les membres de la fa- explosion du port de Beyrouth a été per-
mille et leurs ancêtres et aïeux, de lignées çue comme un génocide. Le mot en tant
directes ou collatérales. Ces derniers ont que tel est d’ailleurs presque sur les lèvres
vécu des traumatismes qui sont restés de tous les Libanais. Cette perception se-
souvent occultes mais quelquefois ont été rait-elle le fruit d’une inflation émotion-
connus. Dans le premier cas, les traces de nelle ? Selon Moscovitz, le substantif « gé-
ces traumatismes sont portées par l’un nocide signifie que la vie a été attaquée, et
ou/et l’autre des parents, enfouies dans aussi la mort, qui de limite heuristique au
leur inconscient. Elles produisent des ef- désir de vivre est dès lors un objet distri-
fets de vide ou d’anéantissement au ni-
veau de leurs enfants. Il est fréquent que
3 - Alberto Eiguer, « Le surmoi et le transgénéra-
tionnel », Le divan familial, n° 18, 2007, p. 41.
2 - Janine Altounian, op.cit, p. 62. 4 - Alberto Eiguer, op.cit., p. 43.

208
buable5 ». Distribuable, certes, de manière nipotence et leur cruauté à l’homme qui,

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


horizontale entre les différentes victimes, pour sa part, ne peut qu’en subir le carac-
voire tous les citoyens, mais aussi de ma- tère inéluctable. L’homme est donc un être
nière verticale, entre la jeune génération, soumis au caprice divin et il ne peut qu’ac-
les parents et les aïeuls. C’est, en effet, le cepter son destin sur lequel il est incapable
même sol qui s’est effondré cet après-midi en tout cas d’agir. Sans doute l’une des plus
du 4 août 2020, celui-là même sur lequel notoires illustrations mythologiques de cet
s’appuient le collectif et l’individuel, l’his- assujettissement de l’humain au fatum est-
toire du sujet et le sujet en soi, nivelant elle celle de Sisyphe roulant son rocher
de ce fait, par le truchement de l’espace tout au long de la pente montante, rocher
partagé, deux temporalités pourtant diffé- dont il sait d’avance qu’une fois parvenu au
rentes, en faisant se rejoindre le trauma ac- sommet il finira à chaque fois par retom-
tuel (celui de l’individu) et le traumatisme ber. Par analogie, le Libanais lui aussi roule
originel (celui de ses ascendants). Aussi le son rocher, du moins depuis les débuts de
rapport phorique dénominateur/numéra- la guerre civile. Comment survivre dans de
teur, selon quoi alpha (les jeunes Libanais) telles conditions, en continuant de rouler
serait porté par oméga (les parents et les son rocher, sinon par le déni de la réalité
aïeuls) s’annule-t-il avec l’effondrement – ce serait la psychose – ou par la sublima-
du sol et le sentiment de génocide, de fin tion ? C’est bien celle-ci qui semble être
de monde, de sorte que le dénominateur le mécanisme de défense de prédilection
et le numérateur se retrouvent liés par un du Libanais qui, pour supporter son fatum,
simple trait d’union et que toute phorie s’est persuadé tout au long des années qu’il
s’annule. Nul n’est porté ni ne peut désor- est un phénix (du grec ancien, phoînix,
mais porter… qui signifie « rouge sang », ce qui n’est pas
insignifiant dans le cadre de nos propos)
et que, de ce fait, il connaîtra mille fois et
LE TRIOMPHE DU FATUM bien plus encore la violence, la consuma-
tion par le feu, la mort et, néanmoins, sau-
ra toujours renaître de ses cendres.
Survivre ou ne pas survivre ? Là est la ques-
tion. Dans la mythologie gréco-romaine, Cette sublimation masque, en réalité, un
la fatalité, du latin fatum, est le fait des Im- mécanisme de défense bien dangereux
mortels, des dieux qui imposent leur om- identifié, dans la terminologie freudienne,
comme le « retournement sur la personne
5 - Jean-Jacques Moscovitz, « Trauma du sujet propre ». Autrement dit, le Libanais, laissé
et traumatisme du collectif (ou comment une à lui-même, à sa lourde histoire sans issue,
névrose vient au monde aujourd’hui) », Journal
au poids de ses traumatismes sans répara-
français de psychiatrie, n° 36, 2010, p. 20.

209
tion, assume son fatum, ou son « destin pul- Nietzsche, tout ce qui vit a vocation à ac-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

sionnel » pour en revenir à Freud, la pulsion croître sa puissance. Et cela, sans disconti-
étant ici celle de la mort, en le retournant nuité. Ne dit-il pas, dans Par-delà bien
contre lui-même. Car, en assumant l’om- et mal, que « vivre, c’est essentiellement
nipotence de la violence, en se persuadant dépouiller, blesser, dominer ce qui est
de son « éternel retour » (pour emprunter étranger et faible, l’opprimer, lui imposer
sa célèbre expression à Nietzsche), en se durement sa propre forme, l’englober, et
préparant consciemment ou inconsciem- au moins, au mieux l’exploiter » ? Même,
ment à la continuelle résurgence de la mé- à l’heure actuelle, le nouveau coronavirus
moire traumatique parce que cela ne sau- qui ravage la planète n’aspire-t-il pas à
rait en être autrement, le Libanais exerce, s’étendre, à se renforcer encore plus, en se
sans doute sans s’en rendre compte, une greffant sur les bronches des hommes  ?
auto-agression passive, un auto-sabotage, Dans ce sillage, au Liban, sans vouloir
tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle être binaire (la binarité étant bien trop
collective. Parce que, dans cette optique, réductrice), deux volontés de puissance
on voit bien que le Libanais se contente s’affrontent : d’une part, celle du peuple
de survivre (et encore !) au lieu de chercher qui cherche à s’affranchir de sa condition,
à vivre, sans oublier que, parfois, même la en l’occurrence la répétition du scénario
survie cesse d’être une option, comme pour de vie, celui de son histoire traumatique
beaucoup lors de la tragédie du 4 août. La et, d’autre part, celle des agents d’une
fatalité, de quelque nature qu’elle soit, n’est- culture de la mort dont la volonté de puis-
elle pas celle qui triomphe, en effet, dès lors sance est une ogresse impossible à ras-
que l’on a foi en elle et qu’on ne la ques- sasier. La volonté de puissance est, selon
tionne pas ? le philosophe allemand, essentiellement
chaotique. Le chaos, pour sa part, est à
la fois négatif et positif : négatif lorsqu’il
LA VOLONTÉ s’associe à un désordre duquel tout logos
est banni ; positif, lorsqu’il s’investit dans
DE PUISSANCE
le mouvement d’une force en marche qui,
en dépit de grandes difficultés, d’obstacles
ardus, devient, chemin faisant, créatif, dio-
Promenons-nous, toutefois, du côté de nysiaque (dans le sens de la recherche du
chez Nietzsche (et non du côté de chez bonheur et de la lumière) et s’achemine
Swan) et, plus particulièrement, du côté vers l’avènement de la dignité humaine.
du concept fondateur qu’il consacre à la Ce qui correspond au souhait des « ré-
volonté de puissance et que l’on retrouve volutionnaires » libanais du mouvement
dans ses Fragments posthumes. Selon contestataire du 17 octobre 2019.

210
EN GUISE D’UNE représentation du passé et réécrire autre-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


CONCLUSION DIFFICILE ment l’histoire à venir. Entre l’implosion
psychique et les explosions meurtrières,
À FAIRE…
entre autres, au nitrate d’ammonium,
un peuple a besoin de cesser enfin de
souffrir de la souffrance intolérable de
Aujourd’hui, pour un grand nombre de ceux qui éprouvent continuellement et
Libanais, il serait temps de hurler le be- intensément l’imminence de la mort,
soin de réparation d’une mémoire trau- pour enfin voir apparaître la possibilité
matique qui n’arrive plus à se contenir, d’un nouveau port d’attache. Celui d’un
de changer de mythe, de faire les adieux Liban, parti pour un nouveau centenaire,
à l’intemporel et si absurde phénix du que les jeunes Libanais ne voudront plus
sang, pour donner un sens aux choses fuir parce qu’il sera enfin devenu le lieu
définitivement révolues, construire une même de la vie… n

211
LIBAN :
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

PEUT-ON IMAGINER
SISYPHE HEUREUX ?
Camus clamait dans son Mythe de Sisyphe qu’[il] « voyait cet homme
redescendre d’un pas lourd et égal vers le tourment dont il ne connaîtra
pas la fin ». Il en dégageait même une leçon, celle de la supériorité
de l’Homme à son destin, par la ténacité de son entreprise itérative.
Le Mythe de Sisyphe se rapproche d’un autre mythe fondateur de
l’inconscient collectif libanais, celui qui met à l’honneur l’archétype du
Phœnix qui se consume puis renaît de ses cendres, perpétuellement.
Monter au sommet après avoir poussé un rocher, déborder de vie
après avoir sombré dans les ténèbres de Hadès, n’est-ce pas le sort
des Libanais depuis longtemps ? Beyrouth renaîtra-t-elle des cendres
de l’explosion fatidique du 4 août 2020 et vaincra-t-elle le cynisme
des responsables connus pour leurs prévarications et irresponsabilité
criminelle ?

Maya KHADRA
Journaliste, doctorante et enseignante

B
eyrouth, le 4 août 2020. Je n’oublie la capitale, plutôt que dans cette chambre
pas le séisme que j’ai ressenti et la d’hôtel pulvérisée au moment de l’explo-
peur bleue qui s’est emparée de moi sion ? Et pourtant, la secousse était vio-
à quelques mois de mon accouchement. Je lente et je me souviens encore aujourd’hui
venais d’arriver au Liban et j’avais annulé de l’air visqueux chargé de souffre qui s’est
une réservation d’hôtel dans un quartier engouffré dans l’appartement.
de Beyrouth complètement rasé par le
souffle de l’explosion. Comment ne pas Grandir au Liban nous marque au fer
être reconnaissante à cette voix bienveil- rouge. Nous vivons dans l’urgence et
lante qui m’a susurrée de passer mon confi- dans le sentiment perpétuel d’être expo-
nement dans une ville à vingt minutes de sés aux périls. Notre inconscient collectif

212
côtoie en permanence l’idée de la mort montagneux et résistant au monde. Port

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et des catastrophes. Comment oublier de pêche, véritable carrefour des civili-
l’occupation syrienne et les checkpoints sations dans une ville qui vit rayonner le
qui parsemaient le territoire libanais et savoir au IIe  siècle ap. J-C. à travers son
le salut courtois qu’on devait adresser aux école de droit unique en son genre dans
soldats syriens à chaque passage, en leur l’Empire romain… ce « dernier sanctuaire
donnant parfois, si le chef de la brigade en Orient où l’Homme peut s’habiller de
était avide de pots-de-vin, la moitié des lumière » d’après la poétesse libanaise sur-
courses qu’on avait faites en prévision réaliste Nadia Tueini, le port de Beyrouth
d’un week-end à la montagne ? Com- n’est plus. Les silos de blé sont éventrés.
ment oublier la guerre de 2006 entre Il ne reste que les carcasses calcinées des
Israël et le Hezbollah qui a réduit nos entrepôts et quelques grues solitaires.
infrastructures en poussière ? Comment
oublier la série d’attentats qui a visé des Ces malheurs nous rappellent les mots
personnalités patriotes au Liban entre résonnant d’actualité du prophète Isaïe :
2004 et 2008 ? Comment oublier l’occu- « Le pays est dans le deuil, dans la tris-
pation de Beyrouth en 2008 par les mili- tesse ; le Liban est confus, languissant…
ciens du tandem chiite ? Mais ce sont vos crimes qui mettent une
séparation entre vous et votre Dieu… Ils
Nous sommes rôdés pour absorber les ne connaissent plus le chemin de la paix. »
malheurs. Et l’explosion du port de Bey-
routh a ajouté une dimension tragique à la Le malheur se concrétise. Il est gravats
crise dans laquelle sombre le Liban depuis et vies innocentes fauchées. Il est mai-
octobre 2019 ; laquelle crise a mobilisé sons traditionnelles coiffées de leurs tuiles
les Libanais et les Libanaises de toutes rouges séculaires, non détruites pendant
les régions pour scander haut et fort leur la guerre civile et qui s’effondrent au-
rejet de la classe politique corrompue et jourd’hui sous nos yeux. Il est hommes
délétère. éborgnés, femmes estropiées, jeunesse aux
rêves volés. Il est au gouvernement, dans
Dans cette explosion, il y a aussi une di- le palais présidentiel, dans les quartiers
mension prophétique qui marque un mo- armés. Il est Cerbère qui nous guette de
ment-charnière dans notre histoire. Tel peur que l’on s’agrippe à l’espoir de nous
l’incendie de Notre Dame qui confirme relever. Mais on le voit. Il est hideux et
symboliquement le danger civilisationnel carnassier. On le perçoit et cela nous
en France, l’explosion du port de Bey- donne la possibilité de nous en saisir pour
routh ébranla un de nos mythes fon- le combattre. Il n’est plus feutré. Il a éclaté
dateurs ; celui de l’ouverture du Liban et ses exhalaisons ont empesté le pays du

213
cèdre comme l’haleine fétide de l’Hydre fie la destinée. Il faut imaginer Sisyphe
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

de Lerne. heureux. Il faut que le peuple Libanais


continue la lutte car : « La lutte elle-même
Et pour revenir à Camus, notre point de vers les sommets suffit à remplir un cœur
départ, soyons supérieurs à notre destinée d’homme »1… et l’âme d’un peuple ! n
malheureuse. C’est dans la révolte d’abord
et la révolution ensuite qu’un peuple dé- 1 - Albert Camus, L’Homme révolté.

214
LA « CONSTITUTION

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SOCIALE »
DE LA VE RÉPUBLIQUE
Lors du colloque anniversaire de la Constitution de la Ve République
organisé en septembre 2018 à l’ENA par la Fondation Charles de Gaulle
et l’Université PSL, j’ai été invité à répondre à la question de savoir s’il
existe une « constitution sociale implicite de la Cinquième République ».
La réponse à cette question tient en deux mots : oui, mais... Oui, une
telle constitution sociale existe indéniablement. Mais elle a perdu de sa
robustesse.

Alain SUPIOT
Professeur émérite au Collège de France

LES BASES l’homme et aux principes de la souve-


CONSTITUTIONNELLES raineté nationale tels qu’ils ont été dé-
finis par la Déclaration de 1789, confir-
DE LA RÉPUBLIQUE mée et complétée par le préambule de
SOCIALE la Constitution de 1946, ainsi qu’aux
droits et devoirs définis dans la Charte
de l’environnement de 2004 ». Si une in-

R
eprenant les qualificatifs employés certitude pouvait peser sur la portée juri-
par la Constitution de 1946 l’ar- dique de ces dispositions, elle a été levée
ticle  1er de la Constitution de la par le Conseil constitutionnel, qui les a
Ve  République définit la République intégrées en 1971 au « bloc de constitu-
française, comme « indivisible, laïque, tionnalité » dont le respect s’impose au
démocratique et sociale ». Et son pré- législateur1. Dès lors la Constitution so-
ambule (devenu « article préambule ») ciale de la Ve République se trouve dans
proclame «  solennellement l’attache-
ment [du peuple français] aux droits de
1 - Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971.

215
le Préambule de 1946, qui éclaire la no- LA REFONDATION SOCIALE
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tion de « République sociale ». DES DÉMOCRATIES

Ce préambule est on le sait directement S’il y a une leçon que l’histoire ne cesse
issu de l’expérience de la Seconde Guerre de répéter, c’est bien « qu’une paix univer-
mondiale : du Programme du Conseil selle et durable ne peut être fondée que
National de la Résistance, mais aussi sur la base de la justice sociale ». Placée
de la vision de la « France nouvelle  », en tête de la Constitution de l’Organisa-
maintes fois exposée par de Gaulle du- tion Internationale du Travail en 1919 et
rant les années de guerre2. Le large réitérée en 1944 dans la Déclaration de
consensus dont son adoption a fait l’ob- Philadelphie, cette affirmation ne procède
jet, a été interprété par beaucoup d’au- pas d’un idéalisme naïf, mais d’une longue
teurs comme un compromis politique, expérience historique, qu’au lendemain de
entre d’une part les libéraux attachés la Première Guerre mondiale la Consti-
aux « droits de première génération » tution de l’OIT a résumé en ces termes :
proclamés en 1789 et d’autre part les so- « l’injustice, la misère et les privations en-
cialistes et les communistes, défenseurs gendrent un tel mécontentement que la
des droits économiques et sociaux, dits paix et l’harmonie sont mises en danger »4.
de « seconde génération »3. Or cette vul- De l’injustice, lorsqu’elle dépasse certaines
gate est à maints égards trompeuse. La bornes, naît inévitablement la violence.
République sociale n’est pas le fruit d’un Non pas la violence romantique ou calcu-
compromis politique de circonstance, lée que peuvent avoir en tête des esprits
mais celui du croisement d’un puissant révolutionnaires : une violence le plus
mouvement de refondation sociale des souvent aveugle, prête à tous les déborde-
démocraties après-guerre et d’une vieille ments et offerte à toutes les récupérations
tradition juridique française. politiques. Tirant les leçons de la Seconde
Guerre mondiale, Franklin Roosevelt in-
voqua cette expérience pour appeler à un
2 - Cf. le recueil des textes, dont celui du pro-
gramme du CNR, publié par H. Michel et B. Second Bill of rights, c’est-à-dire à la re-
Mirkine-Guetzévitch, Les idées politiques et so- connaissance des droits économiques et
ciales de la Résistance, Paris, PUF, coll. Esprit de la sociaux :
Résistance, 1954, 410 p.
3 - Cf. G. Vedel & J. Rivero, « Les principes « Nous en sommes arrivés à clairement
économiques et sociaux de la constitution : le
Préambule », Droit social, vol. XXI, 1947 ; G.
réaliser le fait que la vraie liberté indi-
Koubi, J. Chevallier, B. Mercuzot et alii, Le
Préambule de la Constitution de 1946. Antinomies
juridiques et contradictions politiques, Paris, PUF, 4 - Préambule de la Constitution de l’OIT
1996, 296 p. (1919) préc.

216
viduelle ne peut pas exister sans sécuri- tion de boucs émissaires8. Et il en avait

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té et indépendance économique. "Les tiré des leçons semblables quant au nou-
hommes dans le besoin ne sont pas des vel ordre institutionnel à édifier après la
hommes libres". Ceux qui ont faim et victoire. Alors que beaucoup de choses les
sont au chômage sont la substance dont opposèrent sur le plan géopolitique, leurs
sont faites les dictatures »5. déclarations sur ce point se font parfaite-
ment écho :
Roosevelt citait ainsi une formule em-
ployée en 1762 par Justice Henley dans Roosevelt : « Les malheureux évène-
l’arrêt Vernon v Bethell : « les hommes ments survenus à l’étranger nous en-
dans le besoin ne sont pas des hommes seignent à nouveau deux vérités simples
libres  »6. De facture plus stratigraphique quant à la liberté d’un peuple démocra-
que linéaire, le Droit voit ainsi ressurgir du tique.
passé des formules enfouies dans la sédi- La première vérité est que la liberté
mentation des textes, mais dotées d’effets d’une démocratie n’est pas assurée, si le
normatifs nouveaux dans des contextes peuple tolère que le pouvoir privé croisse
complètement différents. Une telle réac- à un point tel qu’il devienne plus fort que
tualisation suppose bien sûr d’avoir af- l’État démocratique lui-même. Telle est
faire, non à des managers animés par le l’essence du fascisme – l’appropriation
seul calcul économique, mais à une classe du gouvernement par un individu ou un
politique cultivée7. groupe ou par tout autre détenteur d’un
pouvoir privé.
De Gaulle, comme Roosevelt, avait par- La seconde vérité est que la liberté
faitement compris ce que les totalita- d’une démocratie n’est pas assurée si
rismes du XXe siècle devaient à la capta- son système économique ne procure
tion de l’énergie à l’œuvre dans des masses pas d’emplois et n’assure pas une pro-
révoltées contre l’injustice et à la désigna- duction et une distribution de biens
propre à maintenir un niveau de vie
acceptable »9.
5 - Discours du 11 janvier 1944 (Second Bill of
Rights Speech).
6 - Vernon v Bethell (1762) 28 ER 838. 8 - Cf. P. Guiol, « La place de la question sociale
dans la pensée du général de Gaulle », in Robert
7 - Selon de Gaulle « la véritable école du com-
Vandenbussche, Jean-François Sirinelli, Marc
mandement est la culture générale » (in Vers une
Sadoun, La politique sociale du général de Gaulle,
armée de métier, [1934]) cité par François Dupuy,
Publications de de l'Institut de recherches histo-
La faillite de la pensée managériale, Seuil, 2015,
riques du Septentrion, Lille, 1990, pp. 19-39.
p. 11 ; sur la portée de cette formule, voir Lucien
Jaume, « Les vertus du commandement selon de 9 - F. D. Roosevelt, Message to Congress on Cur-
Gaulle », Cités 2001/2 (n°6), pp. 85-92. bing Monopolies, April 29, 1938.

217
De Gaulle : « La France nouvelle re- européennes et des pays accédant à l’in-
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connaît l’utilité d’un juste profit. Mais dépendance. Roosevelt est mort quatre
elle ne tiendra plus pour licite aucune mois après son appel à un Second Bill of
concentration d’entreprise susceptible rights, mais son influence post-mortem est
de diriger la politique économique et so- évidente : dès mai 1944 dans les termes
ciale de l’État et de régenter la condition de la Déclaration de Philadelphie  ; et
des hommes (…) la démocratie fran- quatre ans plus tard dans la Déclara-
çaise devra être une démocratie sociale, tion Universelle des droits de l’Homme
c’est-à-dire assurant organiquement à (DUDH), dont la rédaction a été confiée
chacun le droit et la liberté de son travail, à une Commission présidée par sa veuve,
garantissant la dignité et la sécurité de Eleanor Roosevelt. Cette Commission
tous, dans un système économique tracé comprenait huit autres membres dont un
en vue de la mise en valeur des ressources seul issu du monde communiste. Les pays
nationales et non point au profit d’inté- sous obédience communiste refusèrent
rêts particuliers, où les grandes sources du reste de la voter lors de son adoption à
de la richesse commune appartiendront Paris en décembre 1948, rejoignant dans
à la nation, où la direction et le contrôle l’abstention l’Arabie Saoudite, l’Afrique
de l’État s’exerceront avec le concours ré- du sud, le Yemen et le Honduras12. Loin
gulier de ceux qui travaillent et de ceux de traduire un compromis avec le com-
qui entreprennent »10. munisme, la Déclaration de Philadelphie
et la DUDH ont été des remparts juri-
L’expérience du New Deal11, et l’appel diques édifiés pour le combattre.
de Roosevelt à une citoyenneté qui ne
soit pas seulement civile et politique Au titre de cette refondation sociale des
mais aussi sociale, a largement inspiré démocraties face aux dictatures, il faut
la consécration après-guerre des droits mentionner également la grande in-
économiques et sociaux dans les textes fluence du rapport Beveridge (1942) sur
internationaux et dans les constitutions la création en France de la sécurité so-
de toutes les démocraties occidentales ciale13. « Garantie à tous », la sécurité so-

10 - Discours devant l’Assemblée consultative 12 - Sur l’histoire de l’adoption de la DUDH,


provisoire - Alger, 18 mars 1944, Espoir n°5, voir M. A. Glendon, A World Made New.
p. 17. Eleanor Roosevelt and the Universal Declaration
of Human Rights, New-Yok, Random House,
11 - Comp. par ex. le Glass Steagall Act de 1933
2001, 368 p.
imposant la séparation des banques de dépôt et
d’investissement et la mesure semblable imposée 13 - Cf. la traduction française de ce texte fonda-
par de Gaulle par la Loi n° 45-15 du 2 décembre teur, Le rapport Beveridge, Librairie Académique
1945. Perrin, 2012, 242 p.

218
ciale se retrouve consacrée implicitement par la dogmatique de « l’ordre spontané

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


dans les alinéas 10 et 11 du Préambule de du Marché », qui dénonce « le mirage de
1946 et explicitement dans l’article 34 de la justice sociale »17 et porte les gouver-
la Constitution de 1958. nements à démanteler les solidarités ins-
tituées démocratiquement, qu’il s’agisse
L’hostilité à la liberté syndicale, au droit de services publics ou de sécurité sociale.
de grève et plus généralement à la démo- Ce démantèlement, et la montée des iné-
cratie sociale, a été et demeure un trait galités et de la pauvreté qui en résultent,
commun aux dictatures et aux régimes mettent en péril la démocratie, car ils
communistes, fussent-ils convertis à condamnent à voir les solidarités hu-
l’économie de marché. Et la revendica- maines ressurgir sur des bases ethniques,
tion de ces droits et libertés fut, comme religieuses, régionales ou nationalistes18.
dans la Pologne de Solidarność, l’un des Aujourd’hui comme hier, « ceux qui ont
leviers du renversement de ces régimes14. faim et sont au chômage sont la subs-
Il faut donc beaucoup d’imagination tance dont sont faites les dictatures »19,
pour imputer à l’influence communiste ainsi qu’en témoignent le retour contem-
la paternité des droits économiques, porain de repliements identitaires de
sociaux et culturels15. Cette interpréta- toutes sortes, la prolifération à la tête de
tion fantaisiste témoigne de l’oubli plus nombreux pays d’hommes forts aux idées
général des liens étroits qui ont uni au faibles et la montée plus générale d’un
XXe siècle l’essor de l’État social et la climat de violence sociale. La Constitu-
défense de la démocratie face aux tota- tion sociale de la Ve République s’inscrit
litarismes16. de ce point de vue dans le mouvement
général, qui avait permis aux pays occi-
Ce refoulement du rôle nodal de l’État dentaux de sauvegarder la démocratie
social dans la défense de la démocratie en bridant sans les anéantir les forces du
politique, a été nourri depuis trente ans marché. Mais elle s’inscrit aussi dans une
tradition proprement française : celle du
14 - Cf. M. Sewerynski, Les accords de la Table républicanisme social.
ronde et les rapports de travail en Pologne,
RIDC, 4-1989, pp. 1005-1015.
17 - Cf. F. Hayek, Le mirage de la justice sociale,
15 - Cf. par exemple en ce sens Frédéric Sudre
[1976], trad. de l’anglais par R. Audouin, PUF,
(Traité de Droit européen et international des droits
1981.
de l’homme, Paris, PUF, 2012, n° 21, p. 42) selon
lequel il faut voir dans la DUDH « le résultat 18 - Cf. A. Supiot (dir.), La solidarité. Enquête
d’un compromis entre la tradition libérale et le sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, 2015,
marxisme ». 357 p.
16 - Sur ce lien, voir M. Gauchet, À l’épreuve des 19 - F. Roosevelt, Second Bill of Rights Speech
totalitarismes, Paris, Gallimard, 2010, p. 555 sq. préc.

219
LA TRADITION l’effet ; si l’une se retire de la démocratie,
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

DU RÉPUBLICANISME SOCIAL l’autre la suit toujours »22.

Le républicanisme social s’ancre tout Au XIXe cette tradition se retrouve chez


d’abord dans une tradition philosophique des auteurs aussi différents que Proudhon
et politique dont les racines se trouvent et Fouillée, qui s’opposent aussi bien au
déjà au XVIIIe siècle20. Selon Rousseau, communisme qu’au capitalisme de fac-
l’établissement d’un régime démocratique ture anglo-saxonne pour promouvoir un
a pour condition première un peuple de modèle social fondé sur la mutualité ou
petits propriétaires possédant chacun la solidarité. Ainsi selon Proudhon « le
de quoi faire vivre leur famille dans une principe qui a prévalu, à la place du sa-
honnête aisance. C’est pourquoi « il im- lariat et de la maîtrise, et après un essai
porte extrêmement de ne souffrir dans passager du communisme, est la participa-
la république aucun financier par état : tion, c’est-à-dire la mutualité des services,
moins à cause de leurs gains malhonnêtes venant compléter la force de division et la
qu’à cause de leurs principes et de leurs force de collectivité. Il y a mutualité, en
exemples qui, prompts à se répandre dans effet, quand, dans une industrie, tous les
la nation détruisent tous les bons senti- travailleurs, au lieu de travailler pour un
ments par l’estime de l’abondance illicite entrepreneur qui les paye et garde leur
et de ses avantages, couvrent de mépris produit, sont censés travailler les uns pour
et d’opprobre le désintéressement, la sim- les autres, et concourent ainsi à un produit
plicité, les mœurs et toutes les vertus »21. commun dont ils partagent le bénéfice »23.
Montesquieu soutint des vues semblables,
estimant qu’ « il ne suffit pas, dans une De Gaulle s’est explicitement réclamé de
bonne démocratie, que les portions de cette tradition pour défendre une poli-
terre soient égales ; il faut qu’elles soient tique sociale placée sous le signe de l’asso-
petites », car l’égalité des fortunes et la ciation ou de la participation :
frugalité « ne peuvent subsister l’une sans
l’autre ; chacune d’elles est la cause et « Ni le vieux libéralisme, ni le commu-
nisme écrasant. Autre chose. Quoi ? Et
bien, quelque chose de simple, de digne et
20 - Cf. P. Crétois et S. Roza (dir.) Le républica-
nisme social : une exception française ? Publications
de pratique, qui est l’association. C’est une
de la Sorbonne (2014), 220 p. ; M.-Cl. Blais, La
solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard,
2007, 347 p. 22 - Montesquieu, De l’esprit des lois [1748],
Liv. V, Ch. VI, Gallimard/La Pléiade, pp. 279-281.
21 - J.-J. Rousseau, Projet de constitution pour la
Corse (1765), in Œuvres complètes, Paris, Galli- 23 - Proudhon, Manuel du spéculateur à la bourse,
mard/La Pléiade, t. 3, 1970, p. 933. Paris, Garnier, 4ème éd. 1857, pp. 481-482.

220
vieille idée française ; elle fut bien souvent nance du 22 février 1945, était à ses yeux

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


dans notre histoire économique mise en un premier pas dans ce sens : non pas une
valeur. Elle le fut en particulier par ces concession politique faite au Parti com-
hommes généreux, pas toujours très pra- muniste, mais une réforme consensuelle
tiques, mais de bonne volonté et de valeur résultant d’un compromis réalisé au sein
qui, vers les années 1835, 40, 48, et après, d’un gouvernement d’union nationale26.
avaient suscité ce que l’on appelait alors le
socialisme français, qui n’a aucun rapport La « constitution sociale » de la Ve Ré-
avec la SFIO d’aujourd’hui. »24 publique n’est pas seulement l’expression
« L’association, qu’est-ce à dire ? D’abord, contemporaine de cette tradition de phi-
ceci que, dans un même groupe d’entre- losophie politique. Les dispositions du
prises, tous ceux qui en font partie, les Préambule de 1946 reprises en 1958, s’ins-
chefs, les cadres, les ouvriers, fixeraient crivent plus précisément dans l’histoire du
ensemble, entre égaux, avec arbitrage droit français et sont le fruit d’une longue
organisé, les conditions de leur travail, maturation de notre modèle social, dont
notamment les rémunérations. Et ils les la généalogie remonte à la rupture révolu-
fixeraient de telle sorte que tous, depuis le tionnaire de 178927.
patron ou le directeur, jusqu’au manœuvre
inclus, recevraient, de par la loi et suivant Ainsi le droit aux secours (droit de tout être
l’échelle hiérarchique, une rémunération humain qui se trouve dans l’incapacité
proportionnée au rendement global de de travailler, d’obtenir des moyens conve-
l’entreprise. C’est alors que les éléments nables d’existence) consacré par son ali-
d’ordre moral qui font l’honneur d’un néa 11 reprend la substance de l’article 21
métier ; autorité pour ceux qui dirigent, de la déclaration de 179328 ou encore
goût du travail bien fait pour les ouvriers,
capacité professionnelle pour tous, pren-
26 - Cf. J.-P. Le Crom, L’introuvable démocratie
draient toute leur importance, puisqu’ils salariale. Le droit de la représentation du personnel
commanderaient le rendement, c’est-à- dans l’entreprise (1890-2002), Paris, Syllepse,
dire le bénéfice commun. »25 2003, pp. 41-63.
27 - Cf. B. Mercuzot, Le Préambule de la Consti-
La création des comités d’entreprises, tution de 1946 : antinomies juridiques et contra-
dictions politiques, in Le Préambule de la Constitu-
avant même la fin de la guerre, par l’ordon- tion de 1946. Antinomies juridiques et contradictions
politiques, Paris, PUF, 1996, pp. 37-49.
28 - « Les secours publics sont une dette sacrée.
24 - De Gaulle, Discours du 31 août 1948,
La société doit la subsistance aux citoyens mal-
(Espoir, n° 5, p. 26-27).
heureux, soit en leur procurant du travail, soit en
25 - De Gaulle, Discours du 4 janvier 1948 – assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors
Saint-Étienne, (Espoir, n°5, pp. 24-25). d’état de travailler ».

221
du paragraphe VIII du préambule de la vailleurs de l’incertitude du lendemain, de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

Constitution de 1848. De même le devoir cette incertitude constante qui crée chez eux
de travailler et le droit d’obtenir un emploi un sentiment d’infériorité et qui est la base
se trouvent déjà dans le préambule de la réelle et profonde de la distinction des classes
Constitution de 184829. entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de
leur avenir et les travailleurs sur qui pèse,
La solidarité nationale à l’œuvre dans les à tout moment, la menace de la misère (…)
alinéas 10, 11 et 12 était déjà affirmée par la sécurité sociale appelle l’aménage-
les §. VI (Des devoirs réciproques obligent ment d’une vaste organisation nationale
les citoyens envers la République, et la Ré- d’entr’aide obligatoire qui ne peut atteindre
publique envers les citoyens.) et VII (Les sa pleine efficacité que si elle présente un
citoyens « doivent concourir au bien-être caractère de très grande généralité à la
commun en s’entraidant fraternellement fois quant aux personnes qu’elle englobe
les uns les autres, ») du Préambule de et quant aux risques qu’elle couvre... »31
1848. Ces formules se retrouvent dans
l’exposé des motifs de l’Ordonnance du Le droit à l’instruction proclamé par l’ali-
4 octobre 1945 portant création de la sé- néa  13 du préambule de 1946 se trouve
curité sociale. À l’heure où certains veulent déjà, tant dans l’article 22 de la déclaration
rayer cette notion de notre Constitution30, de 1793 que dans le même paragraphe
il n’est pas inutile d’en rappeler les termes : VIII du préambule de 1848. La liber-
té syndicale était déjà consacrée par la loi
« La sécurité sociale est la garantie don- Waldeck Rousseau (1884), la constitution
née à chacun qu’en toutes circonstances de l’OIT (1919) et la Déclaration de Phi-
il disposera des moyens nécessaires ladelphie (1944). Le droit de grève, enfin,
pour assurer sa subsistance et celle de avait été reconnu en 1939 par une décision
sa famille dans des conditions décentes. de la Cour Supérieure d’Arbitrage, rendue
Trouvant sa justification dans un souci sur les conclusions de Pierre Laroque32.
élémentaire de justice sociale, elle répond Allant au-delà de la simple dépénalisation
à la préoccupation de débarrasser les tra- de la grève opérée en 1864, cette sentence
y avait pour la première fois reconnu l’exer-
29 - §. VII : les citoyens « doivent s’assurer, par cice d’un droit, entrainant la suspension et
le travail, des moyens d’existence » ; §.VIII « La
République (…) doit, par une assistance frater-
non la rupture du contrat de travail.
nelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux,
soit en leur procurant du travail dans les limites
de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la 31 - Journal Officiel de la République Française du
famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de 6 octobre 1945.
travailler ».
32 - CSA, 19 mai 1939, Syn. du papier carton,
30 - Voir infra, note 48. Droit social 1939, n° 5, pp. 199-204.

222
La seule vraie nouveauté juridique du seconde, qui est le naturalisme collecti-

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Préambule est l’affirmation du droit à la viste, est surtout allemande ; ce système
participation visé à son alinéa 8 : « Tout va jusqu’à s’intituler matérialiste et tend
travailleur participe, par l’intermédiaire à l’omnipotence de la société. La troi-
de ses délégués, à la détermination col- sième est l’idéalisme moral et social, qui
lective des conditions de travail ainsi qu’à est surtout français et qui, par l’extension
la gestion des entreprises ». Cet impératif de l’idée de justice, poursuit le dévelop-
de participation a aussi donné sa marque pement simultané de l’individu et de
propre au plan français de sécurité sociale l’État.
qui, à la différence du britannique, n’a pas
été placé sous l’égide de l’État, mais sous Cette typologie, que l’on peut rapprocher
celle de la démocratie sociale. La place de celle établie par Georges Scelle au
ainsi accordée à la participation est à l’évi- lendemain de la Première Guerre34, rend
dence un legs du gaullisme, mais ses ra- au fond assez bien compte des idées so-
cines se trouvent plus profondément dans ciales de Charles de Gaulle, qui a bros-
la tradition mutuelliste. sé à maintes reprises un triptyque sem-
blable (le communisme représentant le
Autant d’éléments d’un « modèle social naturalisme collectiviste) pour indiquer
français », que la Constitution de la Ve Ré- le chemin d’une « troisième voie ». Dès
publique est venue prolonger sans rupture. lors son projet d’association ou de par-
Ce modèle est celui caractérisé en 1899 ticipation des travailleurs, ne saurait être
par Alfred Fouillée dans son article sémi- réduit, comme on tend trop souvent à le
nal sur « l’idée de justice sociale »33. Fouillée faire, aux lois incitant à l’intéressement
y distingue trois théories qui se partagent financier. De Gaulle n’y voyait qu’une
selon lui la pensée et l’action dans l’Europe première « brèche » dans le capitalisme
de la fin du XIXe. et fut le premier à en noter l’insuffisance,
soulignant que « c’est l’association réelle et
La première, qui pourrait s’appeler le na- contractuelle que nous voulons établir et
turalisme individualiste, a fleuri surtout non pas ces succédanés : primes à l’activi-
en Angleterre, chez les économistes, et té, actionnariat ouvrier, intéressement aux
tend à l’omnipotence de l’individu. La bénéfices, par quoi certains, qui se croient
habiles, essaient de la détourner »35.

33 - A. Fouillée, « L’idée de justice sociale d’après


les écoles contemporaines », Revue des Deux.
34 - G. Scelle, Le droit ouvrier, Paris, A. Colin,
Mondes, vol. LIX, 1899, T.152, pp. 47-75. Voir la
2ème éd. 1929, p. 214.
nouvelle édition de ce texte in A. Supiot, La force
d’une idée, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 35 - De Gaulle, Discours du 25 juin 1950, (Es-
2019, pp. 61-110. poir, n° 5, p. 33).

223
Cette réduction de l’idée de participation de leur opposition. Fidèle aux vues de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

à son volet financier a résulté de l’inexo- Jaurès sur la complémentarité des droits
rable glissement à droite des forces poli- économiques et sociaux et des droits ci-
tiques qui ont soutenu de Gaulle, contre vils et politiques37, il définit un « modèle
une gauche politique encore ancrée dans social français », qui aborde la ques-
le paradigme de la lutte des classes. À tion sociale comme une question po-
quoi se sont ajoutés les divorces succes- litique, là où l’Angleterre l’appréhende
sifs du régime gaulliste avec les ouvriers en termes de marché et l’Allemagne de
lors de la grève de 1963 puis avec la jeu- communautés38. La promesse d’égalité
nesse étudiante en 1968. C’est la coali- portée par la Déclaration de 1789 étant
tion de toutes ces forces qui a conduit à démentie par la subordination salariale,
l’échec du référendum de 1969, ultime il incombe à l’État d’établir et garantir
tentative du Général pour briser les ré- un équilibre des pouvoirs entre patrons
sistances à cette troisième voie. Les élites et ouvriers, en pesant en faveur de la
économiques et politiques, dont il avait partie faible tout en respectant la liber-
souvent dénoncé la trahison pendant la té contractuelle. D’où la place accordée
guerre36, ont progressivement repris la par exemple à la démocratie sociale et
main pour triompher, après l’échec du au paritarisme en matière d’assurances
projet de « nouvelle société » porté par sociales. La clé de voûte juridique de ce
Jacques Chaban-Delmas contre le pré- modèle français a été l’idée d’ordre pu-
sident Pompidou. blic social, telle que définie par le Conseil
d’État.
Plutôt que d’un compromis entre capi-
talisme et socialisme, le Préambule est « Conformément aux principes géné-
donc plutôt le fruit d’un dépassement raux du droit du travail, les dispositions
législatives ou réglementaires prises dans
le domaine de ce droit présentent un ca-
36 - On connait l’apostrophe qu’aurait lancée de
Gaulle à une délégation patronale venue le visiter ractère d’ordre public en tant qu’elles ga-
à la Libération « Je n’ai vu aucun de vous, Mes- rantissent aux travailleurs des avantages
sieurs, à Londres. Ma foi, après tout, vous n’êtes
pas en prison ». François Mauriac notait quant
37 - J. Jaurès, Discours à la jeunesse, Albi, 1903, in
à lui dès 1941 « Seule la classe ouvrière dans sa
Textes choisis, Graffic-Bruno Leprince, coll. Ency-
masse aura été fidèle à la France profanée. À
clopédie du socialisme, 2003, 127 p.
l’heure où j’écris, (novembre 1941) tant d’autres
Français sont mus par une passion élémentaire : 38 - Cf. B. Bercusson, U. Mückenberger & A.
la peur ! Ils ne l’avouent pas, rendent au maréchal Supiot, « Diversité culturelle et droit du travail
un culte d’hyperdulie, invoquent Jeanne d’Arc, en Europe » in Convergence des modèles sociaux
mais dans le secret, tout pour eux se ramène à européens, Actes du 4ème séminaire sur l’Europe
l’unique nécessaire : sauver leurs privilèges... » (in sociale, Paris, ministère du Travail, Service des
Le cahier noir, Desclée de Brouwer, 1994, 89 p.). Études et de la Statistique, 1992, pp. 319-328.

224
minimaux, lesquels ne peuvent, en aucun (qui doit être régie par l’équivalent d’un

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


cas, être supprimés ou réduits »39. contrat de société entre actionnaires et tra-
vailleurs), jusqu’à celui du Parlement. Tel
Au plan individuel comme au plan collec- était en effet l’objet du référendum perdu
tif, la liberté contractuelle s’exerce ainsi sous de 1969 : articuler une chambre écono-
l’égide de l’État qui confère un minimum mique et sociale et une chambre politique
de garanties à la partie faible. En vertu d’un ayant le droit du dernier mot législatif41.
tel modèle, le retour à la vie juridique du fait Les lois Auroux de 1982, ou encore la loi
collectif, « anéanti » en 1791 par la loi Le Larcher en 2007, s’inscrivaient aussi dans
Chapelier, n’a pas pris en France la forme ce modèle, qui fait de l’État le garant et
allemande de « communautés profession- l’arbitre suprême de la démocratie sociale.
nelles » fondant un lien d’appartenance
qui s’impose à leurs membres, mais celle
de « syndicats professionnels » fondés sur LA REMISE EN CAUSE DE
la libre adhésion des individus. Le modèle
LA RÉPUBLIQUE SOCIALE
social français a ainsi englobé, et non écar-
té, les valeurs d’égalité et de liberté indivi-
duelle du Code civil. Cela s’exprime dans
la notion typiquement française de « droit Tant la faillite du communisme réel, que les
ou liberté individuelle s’exerçant collective- évidentes impasses écologiques, politiques
ment », qui permet de qualifier aussi bien et sociales du néolibéralisme, devraient
la liberté syndicale que le droit de grève rendre toute son actualité à la « troisième
ou le droit à la négociation collective40. Car voie » tracée par la Constitution, celle
ces droits et libertés sont au service d’une d’une République sociale, associant les tra-
même ambition : rétablir sur le plan collec- vailleurs à la marche et aux bénéfices des
tif l’égalité entre employeurs et salariés qui entreprises, sous l’égide d’un État assez
fait défaut sur le plan individuel. fort pour imposer la poursuite de l’inté-
rêt général aux puissances économiques
L’idée d’association ou de participation et financières42. Aujourd’hui, comme en
s’inscrit dans ce modèle, dont de Gaulle 1946 et en 1958, c’est en s’inscrivant dans
n’a cessé de rappeler que l’État devait être la dynamique de la « République sociale »,
le garant, depuis le niveau de l’entreprise telle qu’édifiée depuis 1789, que l’on pour-

39 - Conseil d’État, avis du 22 mars 1973, Dr. 41 - Cf. Arnaud Teyssier, De Gaulle 1969. L’autre
ouv. 1973, p. 190. révolution, Perrin, 2019, p. 134 sq.
40 - Cf. A. Supiot, Critique du droit du travail, 42 - Cf. en ce sens O. Favereau (dir.), Penser le
Paris, PUF, 1ère éd. 1994, 3ème éd. Quadrige, 2015, travail pour penser l’entreprise, Presses des Mines,
pp. 146 et suiv. Paris, 2016, 178 p.

225
rait inventer et mettre en œuvre « les restées dans le domaine de choix politiques
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

principes politiques, économiques et so- révocables, sans parvenir à imprimer le


ciaux particulièrement nécessaires à notre cœur du système juridique américain. Car
temps ». Force est de constater que la voie contrairement à la citoyenneté civile et
dans laquelle nous sommes engagés est au politique, la citoyenneté sociale mise en
contraire celle d’un démantèlement, ou à œuvre en 1935 au travers du National La-
tout le moins d’une érosion constante de bor Relation Act (NLRA) ou du Social Se-
notre modèle social. Quoiqu’elle ait frei- curity Act, n’a jamais eu aux États-Unis de
né ce démantèlement, la « Constitution base constitutionnelle solide. Cette base
sociale de la Ve République » n’en a pas aurait pu être trouvée dans le XIIIe amen-
moins perdu de sa robustesse. dement. Adopté en 1865 pour abolir l’es-
clavage dans l’ensemble des États-Unis,
il donne pouvoir au Congrès de légiférer
LA RÉSISTANCE pour prohiber toute « servitude involon-
CONSTITUTIONNELLE taire ». Ce « glorious labor amendment » fut
AUX POLITIQUES NÉOLIBÉRALES invoqué par certains juristes pour critiquer
les innombrables arrêts validant les clauses
La constitutionnalisation de la République antisyndicales (yellow-dogs contracts) que
sociale a considérablement freiné les poli- les employeurs faisaient signer à leurs
tiques néolibérales qui, jusqu’à une date ré- salariés. À la jurisprudence qui fondait
cente, n’ont pu se déployer en France avec la validité de ces clauses sur le droit de
la même exubérance et brutalité qu’aux l’employeur de se prémunir de tout em-
États-Unis ou au Royaume-Uni. Dans ces piètement illégal sur sa propriété, fut ainsi
pays en effet, aucune base constitutionnelle opposé le slogan « No Property Rights in
n’avait été donnée au Welfare State, ce qui Man »44. Aussi le leader de la Fédération
a évidemment facilité son démantèlement. des marins – Andrew Furuseth – proposa
de fonder sur ce XIIIe amendement la loi
En dépit de l’appel de Roosevelt à établir Norris–La Guardia (1932) adoptée pour
un nouvel « ordre économique constitu- interdire ces clauses antisyndicales. Le
tionnel »43, les réformes du New Deal sont choix de cette base juridique fut toutefois
écarté par les principaux juristes théori-
43 - “As I see it, the task of Government in its ciens du New Deal, qui craignaient qu’elle
relation to business is to assist the development ne conduise à entraver l’essor des droits
of an economic declaration of rights, an economic
constitutional order. This is the common task of
statesman and business man. It is the minimum
requirement of a more permanently safe order of 44 - Cf. William E. Forbath, “The New Deal
things”. F. D. Roosevelt, Commonwealth Club Constitution in Exile”, Duke Law Journal, vol. 51
Address, San Francisco, 23 septembre 1932. (165), 2001, p. 188.

226
de propriété intellectuelle45. Ont ainsi res- surance maladie ou de capitalisation des

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


surgi les controverses qui avaient accom- régimes de retraites ont échoué à ce jour,
pagné l’abolition de l’esclavage et opposé en sorte que les gouvernements favorables
d’une part les juristes qui voyaient dans à cette ouverture ont adopté depuis une
le salariat une reconnaissance de la liber- quinzaine d’années ce que Didier Tabu-
té contractuelle et d’autre part ceux qui y teau a nommé la « politique du salami »,
voyaient au contraire une nouvelle forme consistant à privatiser par petites tranches
de servitude46. À nouveau c’est cette thèse sans remise en cause ouverte des principes
qui fut défaite lors du New Deal, et la base hérités de 194647. Tout récemment encore,
constitutionnelle choisie lors de l’adoption l’actuelle majorité présidentielle a échoué
du National Labor Relations Act (NLRA) dans sa tentative de supprimer la référence
en 1935, ne fut pas le XIIIe amendement à la sécurité sociale (et donc implicitement
mais la « clause du commerce » (article 1er, à la démocratie sociale) dans toutes les dis-
section 8) de la Constitution, qui donne positions de la Constitution relatives à son
au Congrès le pouvoir « de réglementer financement48. Cette résistance du modèle
le commerce avec les nations étrangères, français doit être mise en regard d’un bi-
entre les divers États, et avec les tribus lan social dans l’ensemble meilleur que ses
indiennes ». C’est donc sur cette base que voisins européens, qu’il s’agisse de taux de
furent adoptées les grandes réformes du pauvreté, de niveau de vie des personnes
New Deal. Sa fragilité est apparue à partir âgées ou de politique familiale et de nata-
des années 70 et 80. La reconnaissance de lité. Mais ce bilan n’est jamais évoqué par
la citoyenneté sociale ayant été située sur ceux qui depuis trente ans appellent à dé-
le terrain du pouvoir législatif et non pas manteler ce modèle.
directement sur le terrain constitutionnel,
elle a pu aisément être emportée par la
vague néolibérale. L’ÉROSION DE LA RÉPUBLIQUE
SOCIALE
En France au contraire, toutes les tenta-
tives d’ouverture à la concurrence de l’as- Trois facteurs se conjuguent aujourd’hui,
qui fragilisent notre Constitution sociale.

45 - Ainsi Félix Frankfurter accusa Furuseth


d’être un « marin autodidacte jetant le bébé 47 - Didier Tabuteau, Démocratie sanitaire. Les
avec l’eau du bain » et écrivit que la référence au nouveaux défis de la politique de santé, Paris, O.
XIIIème amendement était « d’une simplicité qui Jacob, 2013, p. 141 et s. pp.146-147.
touchait au fantastique » (Forbath, art. cit. p. 190).
48 - Cf. Amendement n° 694 du 22 juin 2018,
46 - Cf. sur ce débat M. Sandel, Democracy Dis- présenté par M. Olivier Véran <http://www.
content’s. America in search of a Public Philosophy, assemblee-nationale.fr/15/amendements/0911/
Harvard University Press, 1996, 417 p., p. 172 sq. CION_LOIS/CL694.asp>

227
Le premier et le plus évident est d’ordre l’assureur AXA pour convertir l’Assurance
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

interne : les classes dirigeantes françaises Maladie en un marché ouvert à la concur-


veulent se défaire du modèle social héri- rence51, se sont soldées par des échecs52. En
té de l’après-guerre, car elles y voient un 2015 M. Macron avait renouvelé cet ap-
handicap dans la compétition économique pel à défaire le modèle social français, en
mondiale à laquelle elles se sont converties. déclarant que « le consensus de 1945 est
inadapté » et « qu’il n’aime pas le terme
M. Denis Kessler, ancien président de la de modèle social »53. Sans surprise, les ré-
Fédération Française des Sociétés d’As- formes adoptées ou engagées depuis son
surance et vice-président du Medef, a su élection à la présidence de la République
donner à cette remise en cause radicale un vont toutes dans le sens d’une remise en
programme et une méthode, en appelant cause radicale de ce modèle.
en 2007 à « défaire méthodiquement le
programme du Conseil national de la Ré- Encore faudrait-il préciser ce qui est « ina-
sistance »49. Du point de vue constitution- dapté » dans le Préambule de 1946 : l’éga-
nel, cela signifie « défaire méthodiquement lité entre hommes et femmes ? le devoir de
la République sociale », puisque ce sont les travailler ? la liberté syndicale ? la sécurité
idées sociales élaborées dans la Résistance sociale ? le droit à l’instruction ? la parti-
qui ont largement inspiré le Préambule de cipation des travailleurs à la détermination
la Constitution de 1946. L’idée de défai- collective des conditions de travail ainsi
sance méthodique rend assez bien compte qu’à la gestion des entreprises ? le droit
du transformisme à l’œuvre depuis que les de l’État de nationaliser des entreprises de
tentatives d’attaques frontales de la sécuri- service public (comme le Royaume-Uni
té sociale, notamment celles conduites en est en train de le faire dans certains sec-
1997 par la loi Thomas pour ouvrir l’assu-
rance vieillesse à la capitalisation50 et par Averting the old age crisis : policies to protect the old
and promote growth, OUP, 1994, 402 p.).
51 - Cf. D. Tabuteau, op. cit., p. 144.
49 - D. Kessler « Adieu 1945, raccrochons notre
pays au monde ! » Challenges, 4 octobre 2007. 52 - On trouve malgré tout dans ce mot d’ordre
un écho du modèle français, puisque c’est toujours
50 - Loi n° 97-277 du 25 mars 1997 créant les
l’État que les dirigeants comme les dirigés jugent
plans d’épargne retraite. Saluée par des responsables
responsable des problèmes du pays et jamais
de la Fédération Française des Sociétés d’Assu-
eux-mêmes. Attitude contraire à celle des patrons
rance (P. Bollon et G. Cossic, La « Loi Thomas » :
allemands, qui ont confiance dans leur modèle
un dispositif permettant d'assurer l'avenir des
social, car ils y voient un atout à cultiver et non un
retraites des salariés du secteur privé, Revue d’écono-
obstacle à éliminer.
mie financière, 1997, n° 40 pp. 263-272) cette ré-
forme visait à mettre en œuvre l’appel de la Banque 53 - Cité par Marc Endeweld, in L’ambigu Mon-
mondiale à convertir les systèmes de retraite en sieur Macron. Enquête sur un ministre qui dérange,
ressources pour les marché financiers (World Bank, Flammarion, 2015, 331 p.

228
teurs pour remédier aux désastres entraî- qu’il en accroît les charges, creusant

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


nés par certaines privatisations54) ? ainsi son déficit et justifiant le recul
de son périmètre au profit du secteur
Des travaux récents ont mis en évidence ce privé57 ;
que cette politique de défaisance du mo- • recul continu d’une sécurité sociale
dèle social français devait aux transforma- fondée sur la solidarité nationale au
tions du profil sociologique des classes di- profit d’une « protection sociale » fon-
rigeantes (notamment celui du personnel dée sur la charité publique pour les plus
gouvernemental et parlementaire) et aux démunis ;
nouvelles formes de pantouflage induites • démantèlement de la notion d’ordre
par les privatisations55. Du point de vue public social, qui caractérisait le mo-
juridique, on peut seulement noter que la dèle français de droit du travail ;
claire distinction des secteurs public, privé • réformes visant à privatiser progressi-
et social, sur laquelle reposait la doctrine vement toutes les entreprises publiques
sociale du gaullisme, a laissé place à la plus et à gérer l’État comme une entreprise
grande porosité, ce qui condamne à terme (New Public Management) ;
l’idée d’un État impartial, arbitre de la dé- • jurisprudence administrative et consti-
mocratie sociale et garant de l’intérêt gé- tutionnelle assurant la primauté de la
néral. Les manifestations de cette érosion libre concurrence ou de la liberté d’en-
sont nombreuses : treprendre sur la liberté syndicale.

• capture par l’État des leviers de direc- Significativement, les réformes écono-
tion et du budget de la sécurité sociale, miques et sociales promues par les gou-
sur lequel il fait désormais peser ses vernements successifs depuis vingt ans ne
nombreuses mesures d’allégement des se réfèrent jamais au modèle français, mais
cotisations sociales56, en même temps toujours à des modèles étrangers, choisis
à chaque fois pour les besoins de la cause
54 - Cf. « Boris Johnson nationalise les lignes – tantôt anglais, allemand ou nordique –
ferroviaires du nord de l’Angleterre », Les Echos, et dans des conditions qui sont au droit
29 janvier 2020.
comparé ce que le Dr. Frankenstein fut à
55 - Pierre France et Antoine Vauchez, Sphère pu- la chirurgie : un dépeçage et un réassem-
blique, Intérêts privés. Enquête sur un grand brouil-
lage, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, 196 p.
blage de fragments, sans considération de
la cohérence de chacun d’eux.
56 - Sur l’abandon du principe de compensation
par l’État de ces allègements et ses effets sur le
budget de la sécurité sociale, voir l’avis n° 103 de 57 - Sur cette politique d’entretien de la dette, qui
la Commission des finances du Sénat sur le projet concerne aussi les services publics, voir J. Rigau-
de Loi de financement de la sécurité sociale pour diat, La dette arme de dissuasion massive, Éd. du
2020. Croquant, 2018, 211 p.

229
Le Conseil constitutionnel devrait être tivité, que le législateur, s’inspirant de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

le gardien de la Constitution sociale de la jurisprudence européenne60, avait en-


la Ve République. L’extension continue de tendu encourager61. Le Conseil a usé du
ses prérogatives, notamment l’introduc- même raisonnement pour censurer la loi
tion en 2008 de la Question Prioritaire Florange62 ou la loi relative à l’économie
de Constitutionnalité (QPC), aurait dû sociale et solidaire63.
conduire à en faire une véritable juri-
diction, composée en majorité – comme 60 - CJCE 3 mars 2011, aff. C 437/09, AG2R
c’est le cas dans toutes les grandes dé- Prévoyance. Voy. J. Barthélémy, « Clauses de
mocraties respectueuses de la séparation désignation et de migration au regard du droit
communautaire de la concurrence », Jur. Soc. Lamy
des pouvoirs – de juristes compétents
2011, n°296 ; J.-F. Akandji-Kombé, « Clauses
ayant une longue expérience d’interpré- de désignation et de migration en matière de
tation impartiale du droit. Mais c’est une prévoyance et de retraite, droit de négociation et
évolution inverse à laquelle on assiste58. liberté économique », Dr. soc. 2013, p. 880-886.
Plus aucun juriste éminent n’y siège et la 61 - Décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013,
plupart de ses membres actuels ont par- §. 13 (add. dans le même sens Décision
n° 2016-742 DC du 22 décembre 2016, au
ticipé dans leurs fonctions précédentes à rendu de laquelle a participé un membre du
l’élaboration des lois dont ils ont à appré- Conseil antérieurement directeur des services
cier la constitutionnalité. La procédure juridiques d’Axa, compagnie d’assurance no-
toirement hostile à ces clauses de désignation).
de la QPC leur donne la possibilité de J. Barthélémy, « Le concept de garantie sociale
dynamiter des dispositions législatives confronté à l’article L.1 du code du travail et
directement inspirées par le principe de à la décision des sages du 13 juin 2013 », Dr.
solidarité pour faire prévaloir celui de la soc. 2013, pp.673-679 ; J.-P. Chauchard, « Deux
enseignements à propos de la généralisation de
libre concurrence. Donnant satisfaction la couverture complémentaire santé », Dr. ouv.
à une revendication des assureurs59, il a 2013, pp. 626-637 ; B. Serisay, « La protection
ainsi rayé d’un trait de plume l’article complémentaire après la décision du Conseil
constitutionnel », Semaine soc. Lamy 2013,
L. 912-1 du Code de la sécurité sociale, n° 1592, p. 13 ; X. Prétot, « La protection sociale
leur permettant ainsi d’investir le mar- obligatoire survivra-t-elle au despotisme du
ché fort lucratif de l’assurance complé- droit de la concurrence ? » RJS 2013, 643 ; A.
Supiot, « La solidarité civile et ses ennemis »,
mentaire santé sans s’embarrasser du
in Mélanges en l’honneur de Jean-Pierre Laborde,
« degré élevé de solidarité » entre les Paris, Dalloz, 2015, pp. 481-490.
entreprises d’une même branche d’ac- 62 - Décision n° 2014-692 DC du 27 mars 2014,
§. 20 et 21 ; voir sur cette décision le commentaire
58 - Cf. L. Fontaine et A. Supiot, « Le Conseil nuancé de J.-P Robé, in A. Supiot (dir.), L’entre-
constitutionnel est-il une juridiction sociale ? », prise dans un monde sans frontières, Paris, Dalloz,
Droit social, 2017, pp. 754-763. 2015, pp. 237-251.
59 - Cf. les prises de position d’Axa et Groupama, 63 - Décision n° 2015-476 QPC du 17 juillet
in Argus de l’Assurance, 21 février 2013. 2015, §.13.

230
Le second facteur de corrosion de la Ré- ciale, lorsqu’elle exerce les fonctions qui lui

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


publique sociale est européen. Il s’agit de ont été transférées »65.
la primauté du droit européen sur le droit
constitutionnel des États membres. Selon Le Conseil constitutionnel français n’a ja-
la Cour de justice de l’Union européenne mais fait preuve d’une telle audace, et se
(CJUE) ou la Commission européenne, contente de subordonner la primauté du
cette primauté est absolue et le juge na- droit européen au respect de « l’identité
tional doit toujours laisser inappliquée une constitutionnelle » de la France66. La « Ré-
norme constitutionnelle nationale qu’il es- publique sociale » fait certainement partie
time contraire au droit européen. En Alle- de cette « identité », mais seul son noyau
magne cette prétention a été contestée par dur pourrait échapper à la remise en cause
le Bundesverfassungsgericht, selon lequel « si, des droits économiques et sociaux par la
dans le cadre de l’évolution de l’intégration CJUE67.
européenne, une disproportion devait sur-
gir entre la nature et l’étendue des droits de Le troisième facteur de corrosion de notre
souveraineté exercés d’une part, et le degré constitution sociale est international. Il
de légitimité démocratique d’autre part, s’agit de la course au moins-disant social
il appartiendrait à la République fédérale et fiscal dans laquelle l’effacement des
d’Allemagne en raison de sa responsabi- frontières commerciales et financières a
lité d’intégration d’agir en vue d’apporter engagé toutes les nations du monde. Mais
un changement à une telle situation et, en cette course elle-même a été facilitée par
ultime recours, de refuser de continuer à l’ambivalence de l’État social de l’après-
participer à l’Union européenne »64. Le rôle guerre. Dans la tradition française du ré-
de gardien de la démocratie que s’est ainsi publicanisme social, tout comme dans la
reconnu le juge constitutionnel allemand tradition civique américaine, la démocratie
s’applique à la démocratie sociale, puisque politique est indissociable de la démocratie
selon lui « la Loi fondamentale ne défend économique. On y considère en effet que
pas uniquement les fonctions sociales de
l’État allemand contre un empiètement 65 - Décision 2 BvE 2/08 préc. §. 258.
par des institutions supranationales, mais 66 - Sur cette notion, voir L. Burgorgue-Larsen
elle veut également lier la puissance pu- (dir.), L’identité constitutionnelle saisie par les juges
en Europe, Pedone, 2011, 169 p.
blique européenne à la responsabilité so-
67 - Sur l’ensemble de la question, voir A. Supiot,
La guerre du dernier mot, in Liber amicorum en
64 - Décision 2 BvE 2/08 du 30 juin 2009 (Traité hommage à Pierre Rodière. Droit social interna-
de Lisbonne) §.264, consultable sur le site de la tional et européen en mouvement, Paris, LGDJ,
Cour < www.bundesverfassungsgericht.de> (avec 2019 <https://www.college-de-france.fr/media/
des traductions anglaise et française). Voir dans le alain-supiot/UPL5645010399658081611_
même sens son arrêt Weiss, du 20 mai 2020. Guerre_du_dernier_mot.pdf>

231
la démocratie suppose des citoyens jouis- valoir leurs intérêts, leurs points de vue
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

sant d’une autonomie dans et par le travail. et leurs propositions68.


L’autonomie dans le travail implique un
minimum de liberté et de responsabilité Consacrée par l’alinéa 8 du Préambule de
dans son exécution, tandis que l’autono- 46, la participation à la gestion fait certai-
mie par le travail implique un revenu suf- nement partie de l’identité constitution-
fisant pour mener une existence décente. nelle de la France, même si très peu de
La première concerne l’organisation de la conséquences en ont été à ce jour tirées
production et la seconde la répartition de concernant la composition des organes
ses fruits. dirigeants des sociétés. Quant à la par-
ticipation aux fruits de la croissance, elle
Ces deux objectifs sont également présents résulte de la combinaison du SMIC – où
dans les objectifs du New Deal et dans ceux le Conseil d’État a vu un principe général
de la République sociale. Ainsi Roosevelt du droit69, et du droit à la participation ins-
dans son allocution appelant à un Second titué par l’Ordonnance du 17 août 1967.
Bill of rights déclarait, nous l’avons rappelé,
que « la vraie liberté individuelle ne peut Mais l’État social, tel qu’il s’est construit
pas exister sans sécurité et indépendance après-guerre, n’a de facto mis en œuvre que
économique ». De Gaulle a insisté lui aussi l’idée de sécurité économique par le travail,
à maintes reprises sur le caractère indisso- s’accommodant pour le reste de l’aliénation
ciable de la participation aux bénéfices et à dans le travail propre au taylorisme. Tel fut
la gestion des entreprises, pour établir une le sens du pacte fordiste : un échange entre
« association réelle et concrète » : un renoncement à la liberté dans le travail
contre une sécurité économique par le tra-
Dès lors que des gens se mettent en- vail70. La sécurité économique étant deve-
semble, pour une œuvre économique nue le but exclusif des politiques keyné-
commune, (…) il s’agit que tous forment siennes d’après-guerre, l’idée de démocra-
ensemble une société (…) Ça implique tie économique a progressivement disparu
que soit attribué de par la loi, à chacun, de l’horizon politique. Ramenée à ce seul
une part de ce que l’affaire gagne et de objectif, l’action politique n’est plus référée
ce qu’elle investit en elle-même, grâce à
ses gains. Cela implique aussi que tous 68 - Entretien radiotélévisé avec Michel Droit du
soient informés, d’une manière suffi- 7 juin 1968 (Espoir, n° 5, p. 46-48).

sante, de la marche de l’entreprise, et 69 - CE, 23 avril 1982, n° 36851, Ville de Tou-


puissent par des représentants qu’ils au- louse.

ront tous nommés librement, participer 70 - Cf. Bruno Trentin, La Cité du travail. La
Gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012,
à la société et à ses conseils pour y faire
444 p.

232
aux principes juridiques de justice sociale, L’efficacité relative de cette formule durant

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


de démocratie ou de solidarité, mais à des les trente glorieuses dans les pays occi-
indicateurs statistiques et plus précisément dentaux (et aujourd’hui dans certains pays
à deux indicateurs : le taux de chômage et émergents) est toutefois suspendue à deux
le PIB. La figure du citoyen s’efface alors conditions : d’une part une croissance sou-
derrière celle du consommateur, y compris tenue et créatrice d’emplois, permettant
sur la scène politique, analysée comme de compenser l’absence de liberté dans le
un « marché des idées », où une « offre » travail, par une amélioration du pouvoir
politique doit chercher à répondre à une d’achat ; et d’autre part une puissance pu-
« demande »71, elle-même façonnée par des blique garante d’une répartition équitable
techniques de communication emprun- des richesses, tant en termes de revenus
tées à la sphère marchande72. que d’accès de tous à certains services
de base (sécurité publique, justice, ins-
truction, santé, communications). Or ces
71 - Avancée par l’économiste Ronald Coase
(“The Economics of the First Amendment. The deux conditions font aujourd’hui défaut.
Market for Goods and the Market for Ideas” La libre circulation des capitaux et des
(1974) 64(2) American Economic Review, Papers marchandises conduit dans tous les pays
and Proceedings 384) l’assimilation de la démo-
cratie à un marché des idées a été consacrée par
à l’explosion des inégalités et engage les
la Cour suprême des États-Unis dans ses arrêts États dans une course au moins disant so-
Buckley v. Valeo ([1976] 424 U.S. 1), First National cial, fiscal et environnemental. Le mirage
Bank v. Bellotti ([1978] 435 U.S. 765) et Citizens
d’une croissance sans limites se heurte
United v. Federal Election Comm’n ([2010] 558
U.S. 310). Sur cette évolution jurisprudentielle, aux limites des ressources de la planète.
voir Timothy K. Kuhner, Capitalism v. Democracy. Le progrès technique semble être devenu,
Money in Politics and the Free Market Constitution, dans une mesure qui reste à déterminer,
Stanford Law Books, 2014.
plus destructeur que créateur d’emplois.
72 - Cette métamorphose de la propagande Est-il permis de voir dans cet épuisement
en technique de communication a d’abord été
théorisée et mise en œuvre aux États-Unis par d’un modèle social fondé sur la croissance,
le neveu de Freud, Edward L. Bernays, avant de une opportunité pour revenir à la dimen-
devenir l’un des principaux moteurs de l’agir poli- sion refoulée du modèle français  : celle
tique et de l’organisation du « débat public » dans
les démocraties contemporaines. Voir E. Bernays,
d’une liberté plus grande dans le travail ?
Comment manipuler l'opinion en démocratie, La Dé- La Constitution contient en tout cas déjà
couverte, 2007 (1ère éd. 1928), 144 p. ; et du même les principes propres à opérer une telle re-
auteur « The Engineering of Consent » Annals of fondation de notre République sociale n
the American Academy of Political and Social Science,
1947, 250 (1): 113–120. Cette emprise des tech-
niques de communication donne le masque de la 2009, p. 175 s.), et fait du consentement la clé de
la liberté à l’aliénation (Cf. D.R. Dufour, La Cité la servitude (cf. M. Fabre-Magnan, L’institution de
perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, la liberté, Paris, PUF, 2017, 350 p.).

233
LA PENSÉE A-T-ELLE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

ENCORE UN AVENIR ?
Le recul de la pensée, notamment en France, est sans doute une des
caractéristiques majeure de ce long tournant de siècle, souligne le
politologue Stéphane Rozès.

Stéphane ROZÈS
Président de Cap (Conseils, analyses et perspectives)

C
e processus, résultant d’un fais- est bien différent et de nombreuses ques-
ceaux de facteurs s’est enclenché à tions se posent.
bas bruit, d’autant que les intellec-
tuels sont embarqués dans le mouvement Aujourd’hui, les élites et les décideurs ont-
dont-ils sont les acteurs plus ou moins ils toujours besoin de penser le monde  ?
conscients et que la Société ne semble pas Les citoyens veulent-ils réellement s’orien-
s’émouvoir de cette évolution. ter vers une meilleure compréhension du
cours des choses ? Les revues peuvent-
La disparition de supports physiques de elles être, demeurer, des lieux de pensées et
diffusion et de confrontation de la pen- à quelles conditions ?
sée que sont des revues généralistes de
qualité comme Le Débat, offre l’occasion Il nous faut revenir à la source du ta-
d’un arrêt sur image et d’un retour sur un rissement de la pensée ; non au sens de
affaissement intellectuel général. l’existence d’idées, d’expertises, de capacité
argumentatives ; mais de grilles d’analyses
Les revues ont toujours joué un rôle dé- intégrées articulant les questions cultu-
cisif dans la culture française. Les plus relles, religieuses, artistiques, scientifiques,
anciennes comme la Revue Politique politiques, économiques, des rapports so-
et Parlementaire se sont fixé, dès leurs ciaux et technologies pour rendre raison
origines, comme objectifs d’éclairer les du cours des choses.
élites, gouvernants et citoyens. La RPP
commence à se donner les moyens de re- Alors seulement on pourrait, à partir d’un
lever à nouveau ce défi, mais le contexte diagnostic précis, dessiner des chemins

234
praticables pour la pensée pour éviter que Est/Ouest : « les personnes qui ont des

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


les passions tristes l’emportent. moyens n’ont plus besoin des gens qui ont
des idées ».
Cet article vise, à la suite d’un échange
au sein de la RPP, à contribuer plus lar- Surtout, dès le milieu des années 1970
gement à un débat sur notre bien intel- l’hégémonie néolibérale et son idéologie
lectuel commun1. s’imposèrent. Il s’agissait de faire passer
les communautés humaines du gouverne-
ment des Hommes à l’administration des
LES ÉLITES ET choses. Le pouvoir politique sous dépen-
dance des citoyens devrait, pour faire face
GOUVERNANTS
à des contradictions croissantes agitant les
NE VEULENT PLUS PENSER Sociétés, transférer leurs prérogatives et
LE COURS DES CHOSES responsabilités à des instances de gouver-
MAIS S’Y ADAPTER nances nationales et internationales fon-
dées sur leurs expertises2.

Du point de vue des élites et gouvernants, La conjonction entre le moment post-


constatons d’abord qu’après la chute du communiste et la logique néolibérale dans
mur de Berlin, le libéralisme l’ayant em- les attitudes et décisions de nos élites et
porté face au soviétisme ; nos élites et gou- gouvernants ont fait que les marchés ont
vernants n’avaient plus besoin d’intellec- prévalu sur la démocratie, la technique s’est
tuels pour penser la liberté, le libéralisme, substituée au politique, la mise en place des
l’articulation entre la démocratie et les moyens a remplacé les débats sur les finali-
marchés face au totalitarisme de sorte de tés, l’innovation s’ est substituée au Progrès
justifier un monde meilleur qu’ils porte- et l’anticipation du monde l’emporta sur
raient face à l’ennemi intérieur et extérieur sa compréhension devenue anachronique,
communiste. car un futur auto-porté remplacerait de
facto la construction de l’avenir.
Une phrase de Pierre Nora, fondateur et
animateur avec Marcel Gauchet du Dé- Ainsi la globalisation économique, finan-
bat, après la dissolution de la Fondation cière et numérique a sa logique propre qui
Saint-Simon dont ils étaient membres, peu à peu se désencastre de la mondialisa-
est révélatrice de ce moment post-conflit tion : mosaïque de peuples culturellement

1 - Cet article est issu d’une intervention au sein 2 - Samuel P. Huntington, Michel J. Crozier,
des Comités éditorial et scientifique de la RPP Joji Watanuki, The crisis of democraty, note de la
lors d’un débat. Commission Trilatérale, 1975.

235
divers et souverains, dotés chacun de leurs Notre nation a besoin de se projeter poli-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

« Imaginaires »3. tiquement dans l’espace et le temps pour


faire tenir la diversité qui lui est consubs-
Les élites, au nom de l’efficience de cette tantielle dès nos origines, au travers d’une
globalisation néolibérale, ne devraient plus dispute commune qui fonde la Répu-
penser le monde, l’interpréter, l’anticiper, blique.
mais seulement s’y conformer le plus rapi-
dement et le mieux possible. À l’inverse, nos élites et le sommet de
l’État demandent à la Nation d’intériori-
Élites et gouvernants devraient s’adapter ser des contraintes et procédures écono-
au mouvement néolibéral d’adaptation miques extérieures bruxelloises.
permanente, nonobstant les us et cou-
tumes des peuples qui auparavant, sous le Cette contradiction entre la nation et
libéralisme, précédaient les lois et normes l’État qui l’a précédé occasionne notre dé-
commerciales et juridiques de la vie inter- pression, notre pessimisme record dans le
nationale. monde, la crise de notre système politique
et notre déclin économique5.
En cela le néolibéralisme est l’inverse du
libéralisme. On devrait penser dorénavant
« l’efficience », indépendamment du « bon » LES CITOYENS NE
et du « juste ». Le calcul devrait se substi-
VEULENT PAS TANT
tuer au débat, l ’expert l’emporter sur le pen-
seur, le technocrate devrait remplacer le po-
COMPRENDRE LE MONDE
litique. « La gouvernance par les nombres » QUE D’EN ÊTRE
devrait l’emporter sous toutes les latitudes4.

S’il y a un pays qui, du fait de sa modalité Du côté des citoyens, on ne veut plus
d’appropriation du réel cartésien résultant tant penser un monde qui échappe que
de son Imaginaire universaliste et pro- d’abord en être, y appartenir. C’est ce qui
jectif, est absolument rétif à ce régime de explique les régressions actuelles dans la
post-modernité ; c’est bien la France. vie publique et intellectuelle.

5 - Stéphane Rozès, « L’ Imaginaire et les autres


3 - Stéphane Rozès, « L’ Imaginaire des peuples »,
à l’épreuve », Commentaire, printemps 2017 ;
chaîne YouTube : https://m.youtube.com/
« Macron, Aladin de l’ Imaginaire français », Le
playlist?list=PLSmOHzY6g7-MmJ6LENgVss
Débat, septembre 2017 ; « Macron a réactivé
tcjuX7PsEMh
notre dépression nationale », Le Point, septembre
4 - Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2018 ; « Les gilets jaunes une jacquerie fran-
Fayard, 2015. çaise », RPP, 2019.

236
Autrefois enclavés dans des appartenances Avec la post-modernité actuelle, plus rien

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


religieuses, statutaires, de classes sociales ou ne fait le présent car le futur se dérobe et
nationales qui les précédaient ; quand sur- le mouvement immédiat de l’ Histoire de-
venaient des crises ; les individus trouvaient vient sa finalité. L’ individu post-moderne
des abris cognitifs, psychologiques, sociaux, délesté des appartenances collectives pas-
intellectuels ou idéologiques pouvant leur sées des Anciens et perspectives d’avenir
permettre de s’approprier, rationaliser le pour les Modernes, inséré dans des Ima-
cours des choses à partir de ce qui reliait aux ginaires des peuples déstabilisés par le
autres et auxquels ils pouvaient s’adosser. néolibéralisme se sent aujourd’hui seul, li-
vré à lui-même face à un cours des choses
Le monde dysfonctionnait, rentrait en qui depuis trois décennies lui échappe.
crise, guerroyait ; mais les individus pou-
vaient en rendre compte à leurs façons, La nouveauté de la période ne réside pas
plus au moins exactes dans la croyance essentiellement dans le chômage de masse,
que demain serait à terme meilleur à cer- la précarité, les inégalités, la paupérisation
taines conditions qu’ils devaient penser et des classes moyennes qui déstabilisent ob-
confronter avec d’ autres. jectivement les Sociétés, mais plus essen-
tiellement dans l’idée que le futur dépen-
Ainsi pouvaient s’élaborer non seulement drait de forces techniques, de marchés, de
des idées mais des pensées liées au régime gouvernances, de technocraties et exper-
d’historicité partagé du moment, que cela tises désincarnées et insaisissables.
soit celui des Anciens ou des Modernes.
Ainsi la modernité va peu à peu être as- Dans la post-modernité néolibérale, le
sociée à partir de la Renaissance à l’huma- cours des choses se dérobe aux citoyens au
nisme, à la raison, aux techniques et sciences travers de sa contingence. Les individus
et au progrès maîtrisé par l’Homme. Ain- ne veulent plus alors tant comprendre le
si des pensées vont pouvoir se déployer monde que d’y appartenir.
de Machiavel, Mandeville, Montesquieu,
Condorcet, Smith, Hegel, Marx, Comte, Cela est fort différent voire l’inverse. Com-
Durkheim à Weber pour ne citer qu’eux prendre le monde, le penser, c’est déjà pou-
associant morale, politique, économie et voir admettre et envisager que le réel soit
technique. indépendant de soi. C’est avoir la capacité
de rendre raison du cours des choses, qu’il
Avant la modernité, pour les Anciens ; le soit un objet de réflexions, de discussions,
passé faisait le présent. Avec la modernité, de disputes, d’élaborations intellectuelles
l’avenir, sa perspective même, conduisait le nonobstant, autant faire se peut, la place
présent. qu’on y occupe et la rétribution symbolique

237
ou matérielle que pourrait occasionner le créance permanente sur une Société deve-
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fait de le penser de telle ou telle façon. nue contingente.

Il y faut un considérable effort personnel Chaque identitarisme peut se trouver


et des grilles d’analyses adéquates. À l’in- ponctuellement des alliés intersectionnels
verse, vouloir appartenir au monde c’est liés par le ressentiment contre un enne-
l’inverse, c’est immédiatement accessible. mi, un bouc émissaire commun : l’homme
Appartenir au monde c’est aller chercher occidental, le bourgeois, l’hétérosexuel,
dans son rapport immédiat et de proxi- âgé… mais ce faisant on tourne le dos à
mité aux Autres une justification de sa l’universalisme et à l’ humanisme face à des
propre existence. marchés naturalisés par le néolibéralisme
on l’entretient en naturalisant des statuts
Comme on ne peut plus être au monde à protecteurs, enfermants et excluants.
partir de sa contribution positive à un ave-
nir collectif meilleur, puisque le futur se « On préfère un malheur connu à une
dérobe, on va spontanément chercher des promesse de bonheur » faisait dire Lam-
dommages dont soi-même ou ses ancêtres pedusa à un de ses personnages dans Le
auraient été victimes. Guépard.

Il faut alors remonter à des déraillements, Nul besoin alors de penser, comprendre
réels ou supposés, du passé ou du présent le monde, il suffit de juger, de faire de la
une explication à ses malheurs et impossi- morale, de définir le mal et le bien de sorte
bilités de se projeter dans le futur. d’être de ce dernier camp et de se sauver
en imputant les malheurs du monde aux
Ce n’est plus l’avenir qui éclaire mais les autres.
ombres du passé et déraillements pré-
sents qui justifieraient un statut de victime La discussion, le débat, devient peu
comme une dette de la Société à son égard. à peu elle-même une agression car
L’ individu isolé et souffrant aurait sur elle elle prétendrait une égalité des condi-
une créance qui justifierait qu’il soit sauvé. tions entre ses protagonistes alors
que pour se sauver il faudrait d’abord
On va alors se mettre à l’abri d’identités se réduire et réduire les autres à des
excluantes, d’identitarismes de genre, de statuts supposés inégaux entre vic-
pratiques sexuelles, d’origines ethniques, times/oppresseurs, discriminés/discri-
de religions, de statuts, de lieux, mainte- minateurs, dominés/dominants, descen-
nant de couleurs de peaux que l’on na- dants de colonisés/colonisateurs, des-
turalise de sorte qu’elles constituent une cendants d’esclaves/esclavagistes, hété-

238
rosexuels/LGTB… L’universalisme de- Au fond, dans les débats publics et pro-

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viendrait, du fait de l’inversion du régime ductions intellectuelles, les idées ne sont
d’historicité et de notre post-modernité, plus des articulations de pensées mais des
que pour les identitaristes ; l’universa- armes, disponibles sur un marché idéolo-
lisme ne serait pas un levier d’émanci- gique belliqueux, contre la pensée.
pation mais une abstraction dissimulant
des situations d’oppressions. Tels sont les
mécanismes socio-culturels de régression LES ÉMOTIONS SONT
de la pensée, y compris dans les milieux
LES BOUSSOLES DE LA
dits intellectuels, comme à l’Université et
Grandes écoles perméables aux modes
NOUVELLE ÉCONOMIE
anglo-saxonnes, plus encore qu’au sein MÉDIATICO-RÉTICULAIRE
de la nation dont la dispute commune
demeure le mode de socialité spontanée.
Une nouvelle économie médiatico-réti-
Pourtant, manichéisme, fake news, com- culaire émotive s’est mise en place. Elle
plotisme, dénonciations « d’appropria- accélère et amplifie le rétrécissement de la
tions culturelles », « cancel culture » es- pensée.
saiment. À l’Université des débats ou
des représentations théâtrales sont ainsi Ce qui disait le réel, appropriable, au
empêchés car jugés comme des offenses travers de l’agenda des informations des
à des minorités dont seule l’appartenance médias ; c’était la sélection et explication
permettrait de saisir l’ampleur des enjeux. de faits d’actualité jugés par des journa-
listes décisifs dans leur constitution. Ce
Ces mécanismes illustrent la crise des travail journalistique permettait de com-
sciences humaines et des enclosures uni- prendre le cours des choses au travers de
versitaires, devenues comme autant d’abris ses évènements significatifs et de leurs ex-
des idées communautaristes et identitari- positions. À partir de cela le plus grand
ristes. nombre pouvait commencer à penser.

Il est frappant de voir aujourd’hui que Dorénavant, avec les réseaux sociaux et
même dans les domaines scientifiques ou chaînes d’information en continu, ce sont
de la santé essaiment suspicions ou com- les faits qui génèrent le plus d’émotions,
plotisme avec la Covid-196. chez les individus qui font l’agenda des
médias, la réalité, ce que voient les indivi-
dus du réel. Les médias mettent en scène
6 - « Une crise sans fin », numéro de la RPP sur
des émissions, débats et intervenants qui
la pandémie, juillet septembre 2020.

239
génèrent de l’émotion au travers du mani- RECIVILISER
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

chéisme, d’invectives, de chocs, constitu- LA MONDIALISATION PAR


tions de camps du bien et du mal, concur-
LA PENSÉE ET LES REVUES
rence mémorielle et identitariste, autant
de dispositifs qui font le buzz, produisent
de l’audience et des recettes.
Une revue généraliste de qualité comme
La morale, le jugement supplantent l’ex- la RPP, ou de jeunes qui émergent, vise
plication, l’exposition s’exonère de l’inter- sur un même enjeu ou sujet d’actualité de
prétation, le spectacle du monde tient lieu donner à voir une pluralité d’approches
de sa maîtrise. de sorte que le sujet n’est pas tant l’accord
ou le désaccord avec telle ou telle con-
Le réel est supplanté par ce qu’on en voit. tribution, mais leurs capacités au travers
L’exposition des pensées est marginalisée. de leurs cohérences internes et confron-
Trop longs, trop détaillés, trop compli- tations avec d’autres d’être un laboratoire
qués sont devenus les griefs habituels face de pensée, de figurer le geste même de la
au déploiement de ce qui permettrait de possibilité de penser et donc de peser sur
rendre raison du cours des choses. le cours des choses.

En parallèle, on le sait, le numérique, ses De la lecture d’ une revue de qualité, on ne


algorithmes, l’I.A et data enferment les peut ressortir intellectuellement indemne.
individus dans des communautés, comme La forme revue devient un bien irrem-
autant de bulles réticulaires pour mieux plaçable dans le monde qui se profile.
prévoir leurs comportements et leurs dé-
dier des usages, objets de consommation Dans ses modalités actuelles, la gouver-
et expériences-clients divers. nance et la globalisation néolibérales dans
leurs dimensions économique, financière
Une Société de la prévisibilité se substitue et numérique se désencastrent de peuples
à une Société souhaitée. Un marché des divers culturellement. Cela entraîne chez
idées devient hégémonique et se substitue eux en réaction le sentiment de déposses-
progressivement en lieu et place à la fa- sion de maitrise de leurs destins et replis
brique de la pensée. identitaristes, religieux et nationalistes.

Ainsi les fondateurs du Débat consta- Remontent alors les formes archaïques
taient que le numérique transformait, par de leurs Imaginaires. Les passions tris-
l’achat d’un seul article et non la lecture tes l’emportent notamment dans l’Union
de la totalité de la revue, sa nature même. européenne. Les peuples se replient dans

240
un contexte de crise systémique : écono- neté. Cela passe déjà par la dénaturalisa-

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mique, sociale, commerciale, migratoire, tion des processus en cours. Il faut pour
de terrorisme islamiste et d’épuisement cela penser ensemble les questions cultu-
écologique. relles, religieuses, scientifiques, politiques,
économiques et les rapports sociaux.
De leurs côtés les élites, décideurs et gou-
vernants enfermés dans leurs visions tech- La forme même d’une revue permet de le
niques et intérêts court-termistes ne sont faire au travers d’une diversité d’approches
plus à même de comprendre les réactions pluridisciplinaires ancrées dans la diversité
régressives des peuples qu’ils ramènent à des peuples. C’est pourquoi, il faut que la
de la déraison. RPP continue à s’ouvrir aux contributions
et visions d’autres peuples, pour mieux
Pour reciviliser la mondialisation et éviter comprendre ce que sont leurs singularités
des guerres, il faut réparer les Imaginaires et donc la nôtre, de sorte que très vite les
nationaux. Il faut se réapproprier le cours institutions nationales, gouvernances in-
des choses. Les peuples doivent retrouver ternationales et décisions soient adaptées
la maîtrise de leurs destins, leur souverai- à leurs façons d’être et de faire n

241
LA DETTE PUBLIQUE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

IMPLACABLE
Depuis de nombreux mois, la dette suscite des discours enflammés où
des procureurs parfois obtus invectivent des avocats de circonstances.
La controverse est saine si elle n'est pas vaine polémique. Ici, il est
tenté d'être une sorte d'amicus curiae au service du nécessaire débat
technique et surtout constructif.

Jean-Yves ARCHER
Économiste
Membre de la Société d'Économie Politique

L’
économie politique est remplie de treprises, la dette publique parait si-
concepts plus ou moins complexes non plus abstraite du moins faiblement
à analyser voire décrypter. Tout le exigeante. Son ampleur provoque une
monde n’est pas familier avec la propen- distance avec son caractère pourtant
sion à épargner explicitée par John May- implacable. L’effet loupe des sommes en
nard Keynes ou la baisse tendancielle jeu altère la capacité individuelle d’en-
du taux de profit formalisée par l’école tendement.
marxiste.
À l’heure où la crise économique issue
Pour la dette, il en va autrement. C’est de la Covid-19 est en passe de plonger
une notion familière aux citoyens car plus d’un million de personnes dans le
proche de leur vie quotidienne. Cha- chômage et plus d’un million deux dans
cun gère son budget et palpe ainsi les la pauvreté (source Secours populaire), le
contours rugueux de la notion d’endette- débat sur la dette publique peut sembler
ment voire de passage en commissions de superfétatoire voire indécent comme
surendettement sous l’égide de la Banque «  une discussion d’intellectuels qui ont
de France. trop mangé » pour reprendre le mot de
l’ancien président Abou Diouf émis lors
Si la dette domestique est un mot-clef d’une conférence internationale sur le
pour des milliers de ménages et d’en- dialogue Nord-Sud.

242
LA DETTE : VARIABLE pour peu de perspectives opération-

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DE RANG 2 nelles.

La France reste donc confrontée à sa


La dette publique française connaît une dy- dette qu’il faut définir de manière plus
namique impressionnante. De 2 000 mil- affinée étant entendu que sa dynamique
liards d’euros en 2014, elle se hissera à intrinsèque a déjà été évoquée.
plus de 3 000 Mds en 2023 (source
Minefi). Si une partie de la dette issue de
la Covid-19 (soit 10 % du PIB) mérite LA DETTE EN QUELQUES
vraisemblablement d’être juridiquement
CHIFFRES-CLEFS
cantonnée et est une variable de rang 1, le
reste de la dette – soit les 110 % du PIB –
relève d’une variable de rang 2. L’étiolo- La dette des APU (Administrations pu-
gie, la science des causes, nous enseigne bliques) se décompose en trois sous-en-
en effet que cette dette vient de notre dé- sembles définis par la Comptabilité natio-
ficit public qui est structurel depuis 1974. nale. D’une part l’État et les ODAC (orga-
Quand un pays ne parvient pas à boucler nismes divers d’Administration centrale),
son exercice budgétaire à l’équilibre (va- les ASSO (Administrations de Sécurité
riable de rang 1), il ne peut que donner sociale) et les APUL (Administrations pu-
naissance à une dette publique corrélée bliques locales).
mais subséquente (variable de rang 2).
La dette de Maastricht s’élevait à 98,1 %
Autrement dit, pour qui veut penser la du PIB en 2019 soit 2 380 Mds d’euros.
question de la dette publique, cela revient Selon l’Insee, à la fin du deuxième tri-
de manière intransigeante à poser le dé- mestre de 2020, la dette publique s’établit
bat de notre déséquilibre budgétaire. Il ne à 2 638,3 Mds d’euros.
s’agit nullement d’une coquetterie d’énon-
cé mais d’un prérequis analytique autant Ainsi, la dette s’est accrue de 258,3 Mds
que factuel. entre ces deux bornes calendaires ce qui
suscite une forme de vertige que l’opinion
En guise de slogan, certains libéraux ressent à plus d’un titre.
considèrent que « La France vit au-des-
sus de ses moyens » (Raymond Barre) Selon une approche conventionnelle clas-
mais fort peu sont en capacité de pro- sique, on regarde la situation au travers du
poser une sérieuse réforme de la dépense ratio dette sur PIB. Cela fait technique-
publique. Il y a beaucoup d’incantations ment sens mais n’est guère parlant pour le

243
décideur public ou pour le citoyen. À cet près de 14 années d’effort national conti-
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égard, il semble nettement plus avisé de nu. Autant dire qu’il est illusoire de penser
mettre en perspective l’endettement avec réduire la dette, même d’un tiers, dans les
les facultés contributives de la nation. Ain- dix ans à venir à charge fiscale non alour-
si, de souligner le lien entre la dette et la die. Ici, encore, la dette paraît implacable
pression fiscale dont on sait, par ailleurs, et alimente le bien-fondé de l’analyse de
qu’elle est élevée en France au regard des David Ricardo : « Les dettes du jour sont
autres pays membres de l’OCDE. l’impôt de demain ». Tout comme le sera
le probable alourdissement fiscal allant
260 Mds de dette en plus, c’est un peu au-delà de 3 à 5 Mds issu d’un nouvel ISF
moins que les 306 Mds du total des re- avec maintien de l’IFI.
cettes fiscales que le PLF pour 2020 por-
tait. D’évidence, il est requis de mettre D'évidence, à l’approche de l’échéance
en parallèle la dette explicite totale électorale faîtière de 2022, notre légen-
(2 638 Mds) avec les rentrées fiscales. Tel daire laxisme structurel pluri-décennal en
un mauvais film destiné à faire émerger matière budgétaire est renforcé par des
des peurs, on doit noter que pour ab- coups de boutoir violents qui découlent de
sorber la dette, il faudrait 8,6 années de la crise sanitaire.
pression fiscale intégrale sous la condi-
tion explicite et fort hypothétique que La lecture de rapports documentés et pon-
le pays présente un budget hors trace dérés de la Cour des comptes conduit à
de déficit budgétaire. Si l’on approfon- poser la question de la frugalité non abou-
dit ce raisonnement, on doit – faute de tie de la gestion publique. Là se loge la
rigueur – inclure les 93  Mds de déficit pierre angulaire du sujet.
votés initialement lors du PLF 2020 et
bien évidemment garder en ligne de mire Il n’est pas indifférent, à l’heure où le
que les déficits prévisionnels pour 2020 plan de Relance vise l’investissement, de
(-10,2 % du PIB) et pour 2021 (-6,7 %) relever l’écart quasi-systématique exis-
établis et rendus publics (voir PLF 2021 tant entre le calcul prévisionnel d’une
et PLFR4) atteignent d’ores et déjà infrastructure publique et son coût à
– avant la crise de la deuxième vague sa- réception finale. Ces glissements budgé-
nitaire – des montants qui sont proches taires visent les lignes LGV, les lycées,
de 160 Mds. les hôpitaux, les logiciels intégrés, l’EPR
et traduisent une difficulté contempo-
Sous cette contrainte forte, on en déduit raine que des personnalités comme Paul
qu’une campagne de désendettement de Delouvrier ou Marcel Boiteux auraient
la France nécessiterait, en mode réaliste, très probablement su dompter voire éra-

244
diquer au moyen de méthodes de travail 5 240 Mds d’euros hors immobilier) in-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


bannissant le risque des tâches effec- fluence l’appréciation de nos créanciers
tuées en silos. De la meilleure gestion et endosse ainsi un rôle de caution de fait
publique dépend directement l’amoin- de la dette publique.
drissement de la dette publique comme
l’a démontré le regretté professeur Pierre Les Finances publiques sont dégradées et
Lalumière. en l’absence d’une comptabilité patrimo-
niale exhaustive de l’État, pourtant notoi-
rement réclamée par les anciens ministres
LES FLUX ET Alain Lambert et Jean Arthuis, la qualité
de signature du pays vient d’une abolition
L'ANATOCISME
de frontières entre la sphère publique et
l’épargne des ménages voire leur patri-
L’Agence France Trésor, dont le minu- moine immobilier que des organismes tels
tieux travail est rarement salué, va lever que France Stratégie ont dans le collima-
360 Mds d’euros cette année. Autrement teur ce qui conduit à des préconisations
dit, si le chiffre total de la dette a un sens, il qui remettent en cause, peu ou prou, le
faut garder à l’esprit que nous sommes en droit de propriété (notion de loyers fic-
présence d’une sédimentation de flux qui tifs).
correspond aux tranches de dettes échues
et, d’autre part, aux nouvelles tranches En clair, dans certains bureaux publics, on
d’emprunts souscrits. raisonne avec des voies et moyens poten-
tiellement implacables et finalement ou-
Ce mouvement d’effacement et de sous- vertement confiscatoires.
cription digne des marées de Bretagne
est implacable même si la faiblesse des Les économistes conviennent que notre
taux d'intérêt le rend effectivement plus dette n’est probablement pas très éloignée
supportable. À terme, la France s’en- du point à compter duquel elle sera in-
dette dans des meilleures conditions soutenable. Les recherches internationales
contemporaines qu’il y a 15 ans. Cette sont diverses mais aucun consensus ne
année, en 2020, la charge de la dette sera ressort des analyses récentes : la barre des
moindre qu’en 2019. De surcroît, notre 100 % du PIB ne fut, in fine, que symbo-
pays parvient à bénéficier de taux d’inté- lique.
rêt négatifs (autour de -0,22 %) qui tra-
duisent derechef la qualité de sa signa- Pourtant, de manière basique, il est acquis
ture même s’il n’est pas interdit de pen- qu’il existe un plafond de titane au-dessus
ser que l’épargne française (supérieure à duquel l’endettement serait plus qu’hasar-

245
deux. Les taux bas et le rappel effectué par LA MONÉTISATION
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Olivier Blanchard – ancien chef écono- DE LA DETTE


miste du FMI qui a souligné que la mer
est calme tant que le taux de croissance est
supérieur aux niveaux des taux d’intérêt – Depuis la crise de 2008 mais surtout de-
milite pour la poursuite d’une « dose  » puis la crise de l’euro en 2011, la BCE a
d’endettement. D’argent parfois qualifié opté pour une politique accommodante
de magique. (dite de « quantitative easing ») reposant
sur un puissant stimulus monétaire.
Reste que le service de la dette – les in-
térêts annuels à payer – représente d’ores La dynamique contemporaine de la mon-
et déjà une ponction budgétaire supé- naie a été modifiée. Ainsi, si la création
rieure au premier budget ministériel, à monétaire provient toujours des crédits
savoir celui de l’Éducation nationale, et distribués par les banques commerciales, il
qu’en cas de remontée des taux « qui est est impératif de relever l’apparition vigou-
nécessairement inscrite dans notre fu- reuse d’une monnaie institutionnelle, dite
tur commun » ( Jacques de Larosière), banque centrale.
la France pourrait être confrontée à une
charge annuelle dépassant 60 Mds d’eu- Au plan juridique le plus absolu, la mo-
ros. nétisation de la dette publique des États
composant la zone euro est strictement
En cas de blocage budgétaire, notre pays proscrite par l’article 123 du Traité de
pourrait être amené à recourir à des mé- Lisbonne qui bannit explicitement le
canismes conventionnels d’anatocisme. fonctionnement de la planche à billets.
Mais force est de constater que la BCE
En droit – selon l’ancien article 1154 du procède à des rachats d’actifs publics dans
Code civil devenu 1343-2 – les intérêts des proportions conséquentes. Comme
échus des capitaux peuvent produire des le démontre le professeur Markus Ker-
intérêts –, dès lors cela revient à consi- ber avec virulence et comme l’a rappelé
dérer que le service de la dette pourrait la Cour constitutionnelle allemande de
– sous réserve d’acceptation du ou des Karlsruhe1 l’indépendance de la BCE est
créanciers – être intégré au principal de une question d’importance qui est habi-
la tranche d’emprunt considéré. Ce n’est lement égratignée par sa pratique consis-
pas de bonne gestion – image de la boule
de neige qui s’étoffe sans cesse – mais 1 - https://www.lesechos.fr/finance-marches/
cela éviterait une impasse budgétaire en marches-financiers/le-feuilleton-bce-
karlsruhe- pourrait-connaitre-de-nouveaux-
année n. Le banco plutôt que le fiasco ?
rebondissements- 1228717

246
tant à augmenter son bilan de près de LA DETTE HORS-BILAN

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


1 600 Mds en moins de deux ans. Et ceci
avant l’éventail de décisions du mois de dé-
cembre 2020 en réponse à la virulence de Face à la crise économique dont 2021 de-
la deuxième vague de l’épidémie sanitaire. vrait être le pic, les Pouvoirs publics français
se sont magistralement penchés sur la ques-
Même si le terme est partiellement im- tion de la trésorerie des entreprises. Ainsi, il
propre, il est établi que la monétisation des a été mis en place un programme de prêts
dettes publiques par la BCE se traduit par garantis par l’État à hauteur de 300 Mds
des segments impressionnants d’achats d’euros. La garantie portant sur 90 % du
d’actifs : 180 Mds (il y a un an), 120 Mds nominal – le risque bancaire net est donc
le 12 mars et 750 Mds le 19 mars. Plus de mathématiquement plafonné à 10 % – via
mille milliards ont été injectés en soutien à le relais opérationnel de BPI France.
l’économie ce qui a nourri le financement
des obligations d’État lié aux dettes pu- À ce jour, 130 Mds ont été consommés.
bliques, la hausse des réserves des banques Lorsque le terme de ces prêts surviendra
commerciales auprès de l’Institut d’émis- – et il a déjà été repoussé dans certains cas
sion ainsi que des phénomènes ponctuels d’espèce –, il y aura nécessairement et hé-
de bulles comme dans l’immobilier. Le bas las un taux de sinistralité donc un appel en
niveau des taux d’intérêt étant, dans ce der- garantie de l’État. Pour l’heure une somme
nier cas, considéré comme déterminant. a été, conformément à la rectitude budgé-
taire, provisionnée. Elle rejoint la masse
Nous assistons par conséquent à une ré- des « Engagements financiers de l’État »
ponse monétaire sans précédent afin d’endi- particulièrement bien analysée par un rap-
guer les forces de la récession dans l’Union. port – en date du 21 novembre 2019 – de
La séquence étant ouverte par une sorte la sénatrice UDI Nathalie Goulet alors
d’open bar des dettes nationales suivie d’une membre de la commission des Finances et
validation forcée par les achats de la BCE. désormais vice-présidente de la commis-
sion des Lois du Sénat2.
Critiquable pour certains comme l’écono-
miste libéral Jean-Marc Daniel, il faut re- Deuxième illustration, l’Unedic va devoir
lever que cette politique ne rencontre pas s’endetter du fait de la redoutable crise de
d’alternative formalisée pour nous éviter l’emploi qui commence à se traduire dans
un choc récessif d’ampleur. les faits. Déjà lesté par une dette de plus

Les leçons de certains ne forgent pas un


2 - https://www.senat.fr/rap/l19-140-313/l19-
corpus de solutions.
140-313.html

247
de 43 Mds, il est clair que cet organisme, PIB sachant que les « contours » (sic) de
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

partie intégrante de notre modèle social et cette dette demeurent incertains selon les
paritaire français, ne pourra lever des lignes deux sources précitées.
d’emprunts qu’avec la garantie de l’État.
Plusieurs estimations émises par des per-
Autrement dit, les engagements finan- sonnalités autorisées et par mes propres
ciers de l’État vont s’alourdir de 20 voire travaux sur ce sujet depuis dix ans esti-
25 Mds additionnels. ment que l’État est totalement en capaci-
té d’éluder certains points notamment les
Troisième illustration fort significative, charges à prévoir lorsqu’il est son propre
contrairement aux obligations du secteur assureur. Loin de nous l’idée de demander
privé, l’État ne provisionne pas, au mois l’inscription prévisionnelle du coût d’un
le mois, les futures pensions de ses agents incident nucléaire dans la dette hors-bilan
malgré des remarques de l’OCDE l’invi- mais à l’inverse, il demeure troublant de
tant à procéder classiquement. devoir constater que le Tableau des enga-
gements hors-bilan n’inclut pas exhausti-
Ainsi des milliards sont inscrits au Tableau vement les charges inférieures au milliard
des engagements financiers au sein de la d’euros. Il y a là un zest d’opacité qui n’est
Comptabilité de l’État. pas respectueux des membres du Parle-
ment et par ricochets des contribuables.
Toutes ces cautions et garanties (voir le
navrant dossier Dexia dans lequel la ga- Tout un chacun doit savoir que les pensions
rantie de l’État a été appelée au chevet et retraites pèsent pour 2 800 Mds d’euros
du dossier des emprunts toxiques initia- et que l’État joue sur l’apparition différée
lement souscrits par les collectivités terri- et graduelle de l’exigibilité de cette somme
toriales) ne se retrouvent pas dans la dette (supérieure à la dette publique explicite)
publique au sens de Maastricht (soit près pour être ainsi en mesure d’y faire face.
de 120 % du PIB et 2 700 Mds) dite dette
explicite mais dans les « engagements fi- En consolidant les deux dettes, à l’instar
nanciers de l’État » autrement nommés la des agences de notation, on parvient à un
dette hors-bilan voire la dette implicite. total provisoire d’environ 275 % du PIB.
Soit plus de vingt ans de pression fiscale
Du rapport sénatorial précité et de tra- hors nouveau déficit budgétaire.
vaux de la Cour des comptes, il ressort
que la dette hors-bilan a augmenté de Les dettes publiques explicite et implicite
plus de 200 % depuis 2006 et atteignait sont donc l’affaire d’une génération entière
4 115 Mds d’euros en 2019 soit 168 % du de contribuables.

248
Bien entendu, tout n’est pas immédiate- cidité budgétaire. Propos repris, à plu-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


ment exigible. Comme la caution accordée sieurs reprises, par le regretté Guy Car-
par des parents au bailleur détenteur de cassonne.
l’appartement où leurs enfants sont loca-
taires. Mais nous savons bien que les aléas Cette irruption de juristes éminents dans
de la vie peuvent conduire à actionner la- un débat de Finances publiques est révé-
dite caution. lateur de la puissance des enjeux en cause
et des tentations qu’ont eu certains gou-
D’évidence, certains postes sont en crois- vernants de recourir à de la cosmétique
sance et de notoriété publique. Reprise comptable (« window-dressing »).
partielle de la dette de la SNCF ou de
celle des hôpitaux. L’État, avec le hors-bi- C’est ici que je milite inlassablement pour
lan, déplace des sommes qui sont de la une prise en cause la plus exhaustive pos-
même importance quantifiée que le pro- sible des dettes explicite et implicite afin
duit de l’impôt sur le revenu ou la moitié que le diagnostic pré-opératoire soit le
de la TVA. plus exact possible.

Qui en parle ? Qui en avise les Français ?


LE CANTONNEMENT
Cette dette hors-bilan est soumise à une
DE LA DETTE COVID
axiomatique critique par certains des éco-
nomistes dits « atterrés ». Ils considèrent
que l’État a une dimension atemporelle et Le gouvernement est confronté à une
que son éternité théorique permet de ne crise parfaitement qualifiable d’histo-
pas « s’affoler » (Henri Sterdyniak) face au rique. Face aux risques de fractures éco-
hors-bilan. nomiques et sociales, il a opté pour la le-
çon keynésienne visant le recours massif
La dette est implacable mais trouve des à l’arme budgétaire.
avocats qui, parfois, imitent les trois pe-
tits singes qui esquivent le monde du réel De là le discours – que l’on doit valider – :
pourtant largement décrit par le rapport «  la dette n’est pas le problème du mo-
de Michel Pébereau de 2005 commandi- ment » et qui vient d’être repris dans une
té par le ministre des Finances Thierry communication récente de Christine La-
Breton. garde.

Comme disait le doyen Georges Vedel, Toutefois, l’État ne s’interdit pas de réflé-
on juge aussi un pays à l’aune de sa lu- chir, avec d’autres parties prenantes.

249
À cet effet, il est apparu la notion de can- Cour des comptes a annoncé, lors d’une
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

tonnement de la dette Covid-19 d’autant récente audition devant la commission


plus intéressante que la France replonge des Finances de l’Assemblée nationale que
dans une deuxième vague épidémique « la dette se vengera » tandis que l’estimé
dont la vigueur semble – à nouveau – re- François Ecalle (site « fipeco ») effectuait
doutable et qui va, hélas, réalimenter la dy- une analyse conséquente des scénarios de
namique de la dette nationale. la dette dans la décennie à venir.

Dans l’optique de bâtir un pare-feu entre


l’endettement qui vient d’un risque de JUGULER LA DETTE
laxisme budgétaire lié aux opérations
courantes (le train de vie de la sphère pu-
blique) et la dette provoquée par la Co- Si la coalition des forces de gauche avait
vid-19 et les plans de soutien à l’activité, remporté les élections législatives de 1978,
l’État envisage de s’inspirer du dispositif François Mitterrand souhaitait avoir pour
existant dans le domaine social. Ainsi, il ministre de l’Économie et des Finances,
pourrait être élaboré, via une loi orga- André Boulloche, technicien rigoureux de
nique ad hoc en 2021, un organisme du la matière budgétaire et des arcanes parle-
type Cades qui avait permis d’isoler la mentaires prématurément emporté par un
dette de la Sécurité sociale. crash aérien.

Plusieurs chiffrages sont évoqués : 200 Mds Convoquer, hic et nunc, le nom d’André
seraient ainsi transférés à la Cades (ou à Boulloche c’est un signe à destination de
une nouvelle entité) dont la durée d’exis- celles et ceux qui rêvent d’un big-bang de
tence passerait alors de 2024 à 2033. la dette là où le potentiel ministre ne ces-
sait déjà d’expliquer que le financement de
Pour mémoire, la dette française a aug- la mise en œuvre de politiques publiques
menté de 210 Mds au deuxième trimestre volontaristes impliquerait plus de dette
de 2020 soit 12,7 points de PIB. mais une dette féconde pour le pays. Vou-
loir une France sans dette, cela conduit à
L’idée du cantonnement de tout ou partie un étranglement de notre économie tant
de la dette publique Covid-19 se posera. celle-ci est dépendante de la commande
C’est imparable pour la présentation des publique et autres achats de la sphère éta-
Finances publiques s’agissant d’une dette tique. Ici, nous sommes au-delà des péti-
qui va continuer d’être implacable dans tions de principe à visée politicienne. Nous
sa dynamique haussière en 2021 et dont devons respecter la franchise qu’impose la
Pierre Moscovici, premier président de la connaissance des faits. Par exemple, si la

250
cinquième branche de la Sécurité sociale entier comme celle que nous subissons de

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


est enfin mise sur les rails, il est clair que plein fouet appelle peut-être à réfléchir à
ses ressources ne seront pas uniquement la notion d’amodiation pour qui se sou-
issues de cotisations mais aussi, pour une vient de l’ampleur du patrimoine foncier
part, de la dette. (et foncier bâti) de l’État.

La question, dans un pays où le déficit Pour mémoire, l’amodiation est l’acte par
budgétaire chronique nourrit sans répit la lequel une entité publique affecte à un
dette publique, n’est pas de juguler celle-ci tiers – qui peut être son créancier d’ori-
mais de réussir un découplage entre le pal- gine – un terrain pour une durée limitée et
liatif le plus évident – à savoir l’impôt – et conventionnellement réversible.
les trois autres pistes possibles autant que
crédibles. Vouloir reprendre la matraque Oui, j’estime que l’amodiation est une
fiscale reviendrait à stimuler l’austérité. voie à examiner lors d’une restructuration
conséquente de la dette publique française.
Une première piste aurait pu être l’infla-
tion mais deux écueils se dressent. D’une Troisième piste, il faut savoir élaborer une
part, son niveau très bas va être relancé ingénierie comptable interne au bilan de la
par les forces découlant de la récession. BCE. J’en suis convaincu.
D’autre part, il faudrait des décennies
d’inflation pour absorber une telle dette. Certains économistes, dont l’eurodépu-
La lecture du Rapport économique, social tée Aurore Lalucq, ont publié (Le Monde,
et financier (RESF) annexé au PLF pour 12  juin 2020) un texte intéressant selon
2021 le démontre. lequel « La BCE devrait, dès maintenant,
annuler une partie des dettes publiques
Actionner la durée de la dette, au niveau qu’elle détient ».
national voire au sein des pays de la zone
euro, donc jouer sur la maturité des multi- Compte-tenu des Traités et statuts régis-
ples tranches d’emprunts paraît une action sant la BCE, la voie semble raide et pour-
recevable. Un créancier peut accepter un rait, de surcroît, poser une question relative
étalement temporel plutôt qu’un risque à la contrepartie de la masse monétaire.
accru. L’Agence France Trésor a les talents Jouer habilement avec le passif de la BCE,
pour effectuer cette gestion des biseaux c’est prendre le risque de voir ses fonds
pour prendre un terme de planification propres s’enfoncer en territoire négatif.
industrielle. Il ne s’agit pas de s’exciter sur
la notion de dette perpétuelle mais d’acter Point crucial, il y aurait un risque de porter
qu’une crise inédite au niveau d’un siècle atteinte à la valeur de l’euro.

251
« L’action de la banque centrale est condi- menté par l’Agence France Trésor, l’idée
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

tionnée par son objectif monétaire de sta- d’une restructuration de la dette fran-
bilité des prix plutôt que par les besoins çaise est d’autant plus complexe et pour-
budgétaires des pays membres. Remettre rait s’avérer être tout autre chose qu’un
cela en cause, ce serait mettre en risque la parcours de santé.
confiance dans la monnaie. » (Gouverneur
de la Banque de France, F. Villeroy de Après ces trois énigmes, il faut rappeler
Galhau). une évidence. Ceux qui pensent que l’on
peut être brutal avec des créanciers le jour J
Néanmoins, il existe certainement un doivent impérativement garder à l’esprit
corridor au sein duquel l’ingénierie et la qu’étant en position budgétaire structu-
volonté politique doivent rendre possible rellement déficitaire, la France aura besoin
une réflexion technique portant sur l’an- de prêteurs à J + 1. Le jour J ne sera pas
nulation de droit ou de fait des dettes ac- simple, pas davantage que le jour d’après.
tuellement détenues par la BCE. La dette, vis sans fin ? Le déficit budgé-
taire, vice sans fin ?

DETTE PUBLIQUE Dans les premiers jours de 2021, une cer-


taine euphorie a découlé des perspectives
ET ÉNIGMES
ouvertes par la vaccination. Puis, les aléas
CONTEMPORAINES logistiques en France et l’émergence sur
notre territoire du variant britannique plus
contagieux ont changé la donne.
La situation présente comporte plusieurs
énigmes. Désormais, comme l’indique un communi-
qué du 12 janvier 2021 de l’OMS, l’immu-
Tout d’abord, tant de création monétaire nité collective voit son calendrier repoussé
n’a pas fait surgir des forces inflationnistes. ce qui modifie la physionomie de 2021.

Puis, il y a l’énigme de la durée – impos- L’activité économique d’ensemble est à


sible à évaluer – du maintien de taux d’in- la merci d’un possible troisième confine-
térêt bas voire négatifs. ment ce qui veut – notamment – dire que
les recettes fiscales peuvent être atteintes à
Enfin, sachant que l’identité des créan- hauteur de 30 milliards d’euros.
ciers qui détiennent la dette française est
mal connue du fait de l’existence d’un Quant au volet dépenses, il sera à nouveau
marché secondaire qui ne peut être docu- stimulé par le coût des différents plans sec-

252
toriels de soutien et pourrait ainsi déraper Le débat public sera-t-il fair-play ou truffé

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


– si la pandémie est rugueuse autant que de contrevérités ? On peut craindre le pire
sévère – de 80 à 130 Mds. d’autant que 2021 est d’ores et déjà une
année pré-électorale.
Autant dire que 2021 va voir la dette pu-
blique s’aggraver tout autant que le fossé Finalement, pour l’heure, le mot de F. Pi-
entre les avocats de l’annulation au re- cabia peut réunir certains analystes : « Il n’y
gard des procureurs de la rigueur qui ne a que les dettes que l’on peut payer qui sont
rime pas avec une improbable austérité. ennuyeuses » (in Écrits) n

253
HYDRODIPLOMATIE
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

POUR UNE PAIX


DURABLE AU NIVEAU
DES BASSINS
TRANSFRONTALIERS
Depuis toujours, l’eau partagée entre les pays riverains constitue un facteur
de tensions et de conflits majeurs. La gestion unilatérale des ressources
hydriques et l’absence d’une politique de coopération convenable
freinent la réalisation de la paix hydrique et engendrent une multitude de
bouleversements qui menacent plus que jamais la région méditerranéenne.

Fadi Georges COMAIR


Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer
et de l’Académie de l’Eau

L’EAU : UNE RICHESSE Covid-19, couplée au changement clima-


MENACÉE tique et au transfert des masses de popu-
lation (réfugiés climatiques et politiques)
ont des effets néfastes sur le bien-être des

A
ujourd’hui l’eau se place au cœur populations de ces régions.
des débats entre les États de la ré-
gion du Proche-Orient et s’inscrit S’ajoute à cela, l’utilisation d’une façon
désormais sur l’agenda de leur diplomatie unilatérale des trois branches du nexus
environnementale dans le cadre de l’appli- eau-énergie-alimentation qui engendre
cation du concept de l’hydrodiplomatie. des conséquences irréversibles sur l’éco-
système et provoque une succession de
De plus, les changements globaux avec la tragédies environnementales. La faillite
nouvelle composante pandémique de la de la gestion de l’hydrodiplomatie et du

254
nexus, provoque une cassure entre l’inter- L’UNESCO a ajouté dernièrement cette

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


connexion du tryptique eau-énergie-ali- «  tragédie environnementale » à son Re-
mentation et conduit à la dégradation to- gistre Mémoire du Monde.
tale du patrimoine naturel.

Deux cas très probants pourraient être ci- L'AGONIE DE LA MER MORTE :
tés en tant que tragédie environnementale, GESTION UNILATÉRALE
il s’agit de la catastrophe de la mer d’Aral, DU BASSIN DU JOURDAIN
l’unique exutoire de l’Amour Daria et le
Syr Daria, et l’agonie de la mer Morte, La mer Morte, patrimoine naturel his-
unique exutoire du bassin du Jourdain. torique, constitue l’emplacement de dé-
charge final du bassin du Jourdain qui
prend sa source à Jabal el Sheikh (Mont
LA DISPARITION TOTALE Hermon) au Liban.
DE LA GRANDE MER D'ARAL
Ce bassin est partagé pratiquement entre
La mer d’Aral reflète l’héritage de la ges- quatre pays riverains qui sont signataires
tion unilatérale de l’eau de l’URSS dans les de la Convention des Nations Unies de
territoires annexés pendant la révolution et 1997 (Liban, Syrie, Jordanie et Palestine)
en l’absence de considération de l’hydro- et par Israël, le cinquième pays riverain
diplomatie et du nexus eau-énergie-ali- non signataire de cette convention onu-
mentation (qui est liée à l'irrigation) dans sienne.
la protection des deux rivières internatio-
nales, l’Amou Daria et la Syr Daria. Mal- Celui-ci occupe les territoires arabes tels
gré la disparition presque totale de cette que le Mont Hermon, les fermes de She-
mer, un climat de méfiance règne toujours baa, le plateau du Golan, la Cisjordanie...
entre les pays riverains malgré les multi- et pratique une gestion unilatérale du
ples initiatives onusiennes de l’UNESCO Jourdain.
et celle de la Banque mondiale en vue
de restaurer l’état écologique de ce patri- Cette mer ancestrale, berceau des civi-
moine naturel mondial. L’absence d’un lisations, est un lac d’eau salée d’environ
processus hydrodiplomatique couplé au 810 km2 qui a perdu un tiers de sa super-
nexus eau-énergie-alimentation de la part ficie au cours des cinquante dernières an-
des décideurs politiques des pays riverains nées en raison de :
bloque tout progrès institutionnel visant
à établir un accord et à restaurer l’état • la déviation du bassin du Jourdain de-
écologique de cette étendue hydrique. puis les années 1950 ;

255
• l’exploitation intensive et croissante de Selon un rapport de la Banque mondiale
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

son d’eau à des fins agricoles ; de 2018, 90 % de l’eau est utilisée par Is-
• l’exploitation de la potasse constituant raël, alors que les Palestiniens ne bénéfi-
une industrie très polluante. cient que de 10 % et cette différence ap-
paraît dans la consommation d’eau entre
Ces pratiques unilatérales et non durables Palestiniens et Israéliens.
accélèrent également son évaporation et
conduisent à l’abaissement du niveau de la D’après le rapport de l’Assemblée na-
mer Morte de 90 cm par an en moyenne. tionale française en 2011, la domina-
tion politique et militaire du bassin du
Le rétrécissement surfacique de cette mer Jourdain par Israël est démontrée par
engendre aussi un problème géologique l’occupation du plateau du Golan en
avec la formation d’immenses gouffres Syrie, qui couvre 22 % des besoins en
qu’on dénombre actuellement à plus de eau d’Israël et les fermes de Shebaa au
5 500 gouffres là où il n’y en avait aucun Liban. À l’heure actuelle, l’État hébreu
il y a 40 ans. a développé la technologie du dessale-
ment de l’eau de mer à grande échelle
En raison de la gestion militaire et uni- pouvant atteindre 800 MCM/an, et
latérale du bassin du Jourdain, la tâche bénéficie pratiquement d’une autosuf-
diplomatique permettant de trouver des fisance en termes de demande en eau,
solutions à une gestion durable et en sans avoir besoin en réalité de compter
s’appuyant sur la Convention des Na- sur l’occupation des terres arabes pour
tions Unies de 1997 ou de l’UNECE de ses ressources en eau.
1992 pour un partage équitable et une
utilisation raisonnable de l’eau, est en fait
bloquée depuis la mission américaine de VERS LA CRÉATION
l’ambassadeur Johnston en 1952.
D'UN TRIBUNAL
Les quatre États riverains arabes sont si-
INTERNATIONAL SPÉCIAL
gnataires de la Convention des Nations POUR L’ÉCOLOGIE
Unies et cherchent constamment à fa-
voriser la coopération pour une gestion
équitable de ce bassin ; considérant qu’Is- La responsabilité de ces deux catas-
raël n’est pas signataire de la convention trophes concernant la mer d’Aral et la
et qu’il promeut des moyens de gestion mer Morte qui incombe aux pays rive-
compromettants affectant le stress hy- rains, devrait être sanctionnée par un tri-
drique dans les États arabes. bunal international spécial statuant sur

256
les entraves à l’écologie et au patrimoine quate de la demande pour les généra-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


naturel mondial. tions futures.

Les sanctions devront toucher tout com- Pour toutes ces raisons, le recours à l’hydro-
portement qui pourrait altérer le débit diplomatie est actuellement indispensable
naturel des cours d'eau internationaux ; à pour faire face à cette situation existentielle
titre d’exemple : et de ce fait, établir un processus de paix
hydrique longtemps aspirée par la région.
• la rétention de l’eau dans des régions
connues pour leur fragilité politique
et hydrique ; QU’EST-CE QUE
• dévier l’eau à des fins spéculatives ;
L’HYDRODIPLOMATIE ?
• le freinage ou le détournement des
débits pour l’expansion des périmètres
d’irrigation ;
• le stockage de l’eau durant les saisons L’hyrodiplomatie est un outil au service
de crues pour produire de l’électricité de la construction d’une gestion intégrée
en privant de ce fait tous les pays avals des ressources en eau, nationale et trans-
de la ressource nécessaire pour l’irri- nationale, selon un modèle coopératif,
gation, menaçant ainsi leur sécurité loin de la logique fragmentée, sécuritaire
alimentaire ; ou hégémonique qui compromet de plus
• la détérioration de la qualité de l’eau en plus le développement socio-écono-
par les pays amonts en générant des mique de nombreux pays.
pollutions excessives pouvant occa-
sionner des dommages significatifs L’hydrodiplomatie veut construire une
pour les pays avals ; nouvelle forme de gouvernance qui porte
• la pratique d’une gestion unilaté- l’ambition de construire la paix, un pro-
rale d’un bassin par la domination cessus pour la prévention, la médiation et
politique et/ou militaire de la res- la résolution des conflits sur l’eau. Il s’agit
source en rejetant complètement le d’exclure toute forme de domination d’un
concept du « partage équitable et pays sur l’autre, d’éloigner la militarisation
l’utilisation raisonnable de la res- de l’accès aux sources d’eau et de repousser
source » ; le concept de gestion sécuritaire ou hégé-
• le refus d’appliquer un cadre juridique monique de la ressource.
clair qui constituerait une assise du-
rable pour une meilleure coopération Les objectifs principaux de l’hydrodiplo-
permettant d’assurer la gestion adé- matie sont donc :

257
• d’éloigner les tensions au niveau des Ce processus crée un environnement
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

bassins versants en faisant de l’eau géopolitique plus stable et favorable aux


non une source de conflit mais un ca- échanges de données techniques entre les
talyseur de paix ; pays.
• de sécuriser la ressource en eau et l’ali-
mentation pour les générations pré-
sentes et futures dans le respect des LE DROIT
principes du développement durable ;
INTERNATIONAL ET LES
• de créer une dynamique de dévelop-
pement économique régionale inté-
TEXTES « ANTI-CRISE »
grant le nexus eau-énergie-alimenta-
tion qui relie différents facteurs inter-
dépendants du développement éco- L’hydrodiplomatie se base sur les textes lé-
nomique et social des pays concernés. gislatifs « anti-crise » élaborés par le droit
international depuis plus d’une vingtaine
Pour parvenir à ses fins, l’hydrodiplomatie d’années. Ces textes ont pour point com-
mobilise à la fois l’expertise technique et mun de privilégier le multilatéralisme et
la diplomatie. Elle associe les diplomates, de mettre en exergue quatre principes
les experts scientifiques, les académiciens, fondamentaux concernant la gestion des
les décideurs politiques au niveau des bas- ressources en eau et qui sont les suivants :
sins transfrontaliers, afin de parvenir à
un partage équitable et à une utilisation • le partage équitable et l’utilisation rai-
raisonnable de l’eau en vue d’aboutir à sonnable ;
une situation de succès mutuels, de type • l’absence de dommages substantiels
« gagnant-gagnant », entre pays et régions causés aux pays riverains ;
riveraines. • la coopération hydrique comme choix
à privilégier pour l’élaboration du sys-
Il faut bien garder présent à l’esprit que tème de gouvernance ;
la tâche de l’hydrodiplomatie ne se limite • le partage des données scientifiques
pas à la conclusion d’accords sur le par- entre tous les acteurs impliqués dans
tage de la ressource en eau. C’est un pro- la gestion du bassin.
cessus continu, qui se poursuit une fois les
accords conclus, pour entretenir la culture Quatre textes fondamentaux pourraient
de la paix et de l’eau sur une base perma- être retenus dans la constitution de ce
nente, en faisant fonctionner des institu- droit international de l’eau, à savoir :
tions partagées chargées de leur gouver-
nance. • la convention de la Commission Éco-

258
nomique pour l’Europe des Nations sens du nexus eau-énergie-alimentation

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


Unies (UNECE) de 1992 ; doivent être reconnus comme des cataly-
• la convention des Nations Unies de seurs de paix et, à ce titre, soutenus par la
1997 ; communauté internationale.
• la Directive Cadre Eau de 2000 de
l’Union européenne ;
• le Pacte de Paris signé en 2015 lors LE BASSIN DE
de la COP 21 sur l’eau et l’adaptation
L’ORONTE : UN SUCCÈS
au changement climatique dans les
bassins, les lacs et les aquifères trans-
HYDRODIPLOMATIQUE
frontaliers, qui s’inscrit dans la mise
en œuvre des Objectifs de Dévelop-
pement Durable des Nations Unies En 2015, l’Unesco a décidé de présenter le
(ODD, 2015). cas du bassin de l’Oronte comme un modèle
exemplaire de négociation dans un ouvrage
intitulé Science diplomacy and transboun-
QUELS BIENFAITS dary water management : the Orontes river
Case1. Cet ouvrage a aussi été l’occasion
ATTENDRE DE
pour l’Unesco d'encourager l'application
L’HYDRODIPLOMATIE ? du concept de l'hydrodiplomatie au niveau
des bassins transfrontaliers. En effet, après
plus d’une cinquantaine d’années de né-
Une fois un accord gagnant-gagnant est gociations, un accord gagnant-gagnant a
atteint, plusieurs bienfaits sont mis à l’évi- pu être conclu en 2002 entre le Liban et
dence à l’issue du lancement du concept la Syrie concernant le partage des eaux des
de l’hydrodiplomatie tels que les bienfaits fleuves Oronte et Nahr el Kebir.
politiques, économiques et environne-
mentaux. La clé de cette réussite est l’application
par ces deux pays de la convention onu-
Les crises géopolitiques chroniques liées à sienne 1997 sur les bassins internationaux
la disponibilité de la ressource en eau entre non navigables et la conduite d’une négo-
les pays riverains seraient enterrées pour ciation fondée sur les bienfaits et l’écoute
de bon pour créer davantage d’opportuni- réciproque.
tés d’investissement et d’emploi.
1 - R. Ballabio, F.G. Comair, M. Scalet, M.
Les pays qui s’engagent dans la voie de Scoullos, (éditeurs), Science diplomacy and trans-
boundary water resources management, the Orontes
l’hydrodiplomatie et qui œuvrent dans le
river case, publié par l’Unesco, 2015.

259
LE NIL : FAILLITE Ce scénario basé sur le développement
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

DES NÉGOCIATIONS durable du Nil Bleu générerait des bien-


faits pour les trois pays riverains et assu-
ET ABSENCE D'UNE
rerait une transition diplomatique réaliste
HYDRODIPLOMATIE au conflit actuel.
DURABLE
Les options à suivre que nous préconisons
sont les suivantes :
Après plusieurs tentatives de dialogue
pour parvenir à un accord sur le Grand • la coopération entre les trois pays ri-
Barrage de la Renaissance, une impasse a verains : reprise des pourparlers en
été atteinte. Les initiatives de tiers entre- adoptant simultanément le concept
prises par les organisations internationales de l’hydrodiplomatie et l’approche du
et les États, dernièrement l’Union Afri- nexus eau-énergie-alimentation.
caine, la Banque mondiale et les États- Ce processus se compose de plusieurs
Unis se sont avérées infructueuses. Par pistes de négociations (institution-
conséquent, une nouvelle approche est nelle, technique, politique) chacune
nécessaire de toute urgence pour négocier informant l’autre. Le lancement d’un
un accord gagnant-gagnant inspiré par les processus technique devrait être en-
nombreuses leçons apprises de cas réussis visagé et comprendre, entre autres,
de la diplomatie de l’eau et de l’application l’échange d’information sur les bases
des ODD 2, 6 et 7 connus en tant que pi- de données hydriques, la résolution
liers du nexus eau-énergie-alimentation. des problèmes de sécurité de l’éco-
système en fonction des ODD 2, 6
Compte tenu des circonstances actuelles et 7, le contrôle du comportement
et en vue d’aboutir à un arrangement ré- structurel du barrage et son mode de
gional du type « gagnant-gagnant », le fonctionnement en période d’étage et
gouvernement éthiopien devrait entamer de crue.
un changement radical dans sa stratégie en • la gestion intégrée des ressources en
abandonnant sa feuille de route régionale eau au niveau de tout le bassin du Nil
basée actuellement sur le concept de la Bleu et la mise en place d'une Agence
« souveraineté » pour la remplacer par plus de Bassin Régionale ainsi que l’appli-
d’engagements et de « coopération trans- cation des conventions des Nations
frontalière » au niveau du Nil Bleu. Unies sur l’eau internationale de 1992
ou 1997 qui présentent de nombreux
Cette option s’avère actuellement néces- avantages liés à la bonne gouvernance
saire et devient une priorité diplomatique. du Nil.

260
LE TIGRE ET HYDRODIPLOMATIE :

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


L’EUPHRATE CAS DES NOUVELLES
EN QUÊTE D'UNE MASSES D’EAU
HYDRODIPLOMATIE AU PROCHE ORIENT
ACTIVE POUR LA PAIX
DANS LE JOURDAIN
Depuis plusieurs décennies, l’hydrodi-
plomatie et le Nexus s’avèrent indispen- L’approvisionnement en eau est actuelle-
sables pour établir une gestion hydrique ment une source de conflit sur la rive sud-
intégrée au niveau du Tigre et de l’Eu- est à cause du contexte géopolitique, de la
phrate, deux grands bassins partagés par raréfaction de cette ressource mais aussi
les pays riverains, la Turquie, la Syrie et du mode de gestion pratiqué par plusieurs
l’Irak. pays de la région. Ces pays vivent dans un
climat de panique continue, voire dans une
L’application de la Convention des Na- situation hydraulique obsessionnelle, avec
tions Unies de 1997 ou bien celle de la hantise permanente que leur appro-
l’UNECE de 1992 et la création d’une visionnement en eau puisse un jour être
Agence Régionale de Bassin entre les pays menacé.
concernés pourraient favoriser la gestion
durable de ces eaux internationales et sé- Les organisations des Nations unies,
curiser le développement des nations en l’Union européenne et l’Union pour la
question. C’est la seule forme de collabo- Méditerranée (UPM) déploient d’énormes
ration trilatérale qui pourrait rapprocher efforts pour trouver des solutions à ces
les points de vue et instaurer une vision conflits en espérant inverser la situation
globale pour consolider la paix hydrique en faveur d’une coopération régionale
longtemps aspirée. et consolider ainsi une paix permanente
entre les pays riverains.
On voit donc qu’une bonne prise en
compte du nexus eau-énergie-alimen- Les pays riverains en général exigent des
tation peut être un catalyseur essentiel garanties pour des répartitions équitables
pour les négociations futures en vue d’une des ressources entre les utilisateurs et
meilleure gestion régionale des ressources doivent avoir recours à l’hydrodiplomatie
du Tigre et l’Euphrate, aidant à créer des pour la gestion durable de leurs bassins
situations bénéfiques pour tous les États transfrontaliers sur une base permanente.
riverains. Pour tous ces pays, le défi consistera à

261
utiliser la stratégie du dialogue et la coo- danie et la Palestine, notamment sur le
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

pération régionale comme une opportu- projet du canal Mer Rouge – Mer Morte
nité pour réaliser ensemble des progrès (« Red Sea – Dead Sea Canal », RSDSC)
coordonnés dans les domaines du déve- qui devrait fournir plus d’un milliard
loppement humain et économique, de la de m3 d’eau non conventionnelle, issue
protection des ressources en eau et des du dessalement et du retraitement des
avancées culturelles. La consolidation de eaux usées, en conduisant l’eau depuis
la culture de l’eau pour la paix est essen- le golfe d’Aqaba (mer Rouge) jusqu’à la
tielle pour les pays méditerranéens. mer Morte, via un pipeline de 180 km
de long.
Tous les États riverains du Jourdain
doivent collaborer positivement dans le Ce projet a été estime à 10 milliards de
but d’assurer une véritable politique de dollars américains par la Banque Mon-
gestion de l’eau de ce bassin, basée sur un diale aurait dû rassembler tous les pays
partage équitable et une utilisation rai- riverains et entre autre le Liban et la
sonnable de la ressource. Syrie, pays qui forment une partie inté-
grante du Jourdain. Ce projet qui com-
Cela implique également que la pro- prend des centrales hydroélectriques, des
blématique de l’eau dans le Jourdain est usines de désalinisation, des stations de
d’abord et par conséquent tous les pays pompage a comme objectif de stabiliser
du bassin doivent avoir suffisamment le niveau de la mer Morte et d’approvi-
d’eau conventionnelle et non conven- sionner la région en eau et en électricité,
tionnelle dans le cadre du concept des tout en promouvant la coopération ré-
«  Nouvelles Masses d’Eau ». Afin de gionale.
satisfaire ces exigences et d’aboutir à
une paix durable dans la région basée Le risque à éviter est celui de la salinisa-
sur le bien-être social et la prospéri- tion des eaux des aquifères du bassin et
té économique des générations futures, d’une concentration en sulfates de cal-
ces nations doivent favoriser le concept cium et prolifération d’algues du fait du
de Gestion intégrée par bassin versant mélange des eaux des deux différentes
(GIBV) du cours du Jourdain et crée une mers à concentration en sel différentes.
Agence Régionale de Bassin qui pourrait
constituer une plateforme de dialogue *
commune entre ces pays. * *

Les accords d’Oslo ont prévu une coo- Alliant la science et la politique, l’hy-
pération trilatérale entre Israël, la Jor- drodiplomatie et le nexus sont donc des

262
outils essentiels pour proposer des solu- des trois composantes du nexus eau-éner-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


tions techniques susceptibles d’assurer gie-alimentation.
une répartition équitable de l’eau entre les
peuples et les États. Ce concept a aussi Les avis de tous les experts convergent sur
comme objectif de sécuriser l’alimentation le fait qu’une réussite de l’hydrodiploma-
des générations futures et de permettre tie requiert une volonté politique affirmée
une gestion plus durable de cette ressource de la part de chaque pays impliqué. Un
transfrontalière. manque de consensus entre les pays rive-
rains retarde évidemment la prise de déci-
En mettant en place de bonnes pratiques sion et engendre des conséquences néga-
de coopération, l’hydrodiplomatie ouvre tives sur la gestion des bassins transfronta-
aussi la voie à une gestion mieux intégrée liers, et sur le bien-être des populations n

263
LIVRES

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


qui sont autant de chapitres d’histoire, ce
« vagabondage historique et politique »,
ainsi modestement dénommé par l’auteur,
invite à une véritable réflexion sur l’exer-
cice du pouvoir au travers d’un de ses rôles
les plus convoités1. Des débuts de la guerre
de trente ans jusqu’à la fin du XXe siècle
– en passant par la paix de Westphalie, le
Congrès de Vienne, le traité de Versailles
et la conférence de Yalta – on y suit l’évo-
lution des relations entre puissances et l’or-
ganisation des rapports interétatiques.
LES ÉMINENCES GRISES
…DANS L’OMBRE DES PRINCES Derrière l’expression devenue commune
QUI NOUS GOUVERNENT d’éminence grise, le lecteur découvre des
protagonistes aux profils très variés dont
l’auteur nous dresse une typologie. Le
Charles Zorgbibe « double » du monarque entretient la re-
Éditions de Fallois, 2020 lation la plus intense avec lui ; il partage
492 p. – 24 € ses desseins, le rencontre à tout instant,
allant jusqu’à s’en « rapprocher par l’ha-
L’expression « éminences grises » est née bitat » : le père Joseph, le colonel House
au XVIe siècle à propos du célèbre conseil- « derrière le trône de Woodrow Wilson »,
ler de Richelieu, le père Joseph, qui portait Harry Hopkins, qualifié de vice-pré-
la robe grise des capucins. C’est en 1630,
par le rôle de ce moine mystique aux pieds
1 - La fonction de conseiller du Prince a précédé
nus – à moins qu’il ne fût plus encore ha- l’expression d’éminence grise. Dans son ouvrage
bile diplomate – à la Diète de Ratisbonne, Dans la cour des lions, Passés composés, 2020,
que débute le passionnant ouvrage de 346 p., Cédric Michon passe en revue quelques-
Charles Zorgbibe. À travers seize portraits unes des personnalités qui tinrent ce rôle auprès
des Princes de la Renaissance.

265
sident de Franklin Roosevelt, auxquels Gentz, contemporain du précédent, officie
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

l’auteur ajoute Jacques Foccart, l’homme dans l’intimité de Metternich ; le prince


des réseaux africains auprès du général de Napoléon, impétueux et irascible cousin
Gaulle et François de Grossouvre pour sa germain de Napoléon III, est surnommé
connivence avec le président Mitterrand. le « Bonaparte rouge » ; l’égérie de Gam-
À l’opposé, les « éminences grises d’oc- betta, Juliette Adam, version féminine de
casion » ne sont associées à l’action que l’éminence grise, passionnée et brillante,
pour une mission ou un épisode précis : tient un salon politique aux débuts de la
Beaumarchais emportant le soutien de IIIe République.
Louis  XVI à la guerre d’indépendance
américaine et organisant avec talent cette L’ouvrage, très vivant, fourmille d’anec-
aventure masquée et non dénuée de dotes sur la diversité des mécanismes
risques ; Jacques Bainville et André Gide, d’influences, quelquefois croisées, ain-
après leurs missions respectives en Russie si que sur les relations des « Princes »
et en Afrique, peuvent en être rapprochés avec leurs entourages. Beaumarchais,
par l’impact de certains de leurs écrits dont l’ingéniosité est restée légendaire
sous la IIIe République. Les « inspirateurs – voire son activisme jamais découragé
lointains » eurent une influence très forte pour armer des bateaux pour l’Amé-
bien que n’étant pas en rapport direct avec rique – a inondé Louis XVI de mé-
le Prince  : le baron Friedrich Holstein, moires et plaidoyers afin de le convaincre
personnage mystérieux, incarnation de la de l’impérieuse nécessité de soutenir les
diplomatie allemande sous Guillaume II, « Insurgents » américains ; l’arrivée de
Rudyard Kipling, le barde de l’Empire Talleyrand au Congrès de Vienne et le
britannique et Jean Monnet, le concep- geste théâtral de Gentz, déchirant au vu
teur de la supranationalité. L’éminence de tous, les protocoles adoptés lors des
grise « par effraction » est, elle, personni- séances précédentes. La période napo-
fiée par Antoine-Henri Jomini : ce jeune léonienne est scrutée de différents points
vaudois, passionné de stratégie militaire de vue : les champs de bataille, d’Eylau
semble « lire à livre ouvert », non sans cer- à Borodino, qui permettent à Jomini
tains succès, dans la pensée de Napoléon. de conseiller l’Empereur « en artiste de
Enfin, cinquième et dernière catégorie, la guerre » ; les dialogues du Tsar avec
les proches du Prince, parents ou amis, à Czartoryski, inquiet des ambitions et de
même de l’influencer ou de recevoir ses la santé mentale de Napoléon et s’attirant
confidences : le polonais Adam Czar- une ferme mise au point d’Alexandre
toryski noue dès la fin du XVIIIe  siècle pour qui jamais ce dernier ne deviendra
une relation d’amitié intense avec le fu- fou, tout étant chez lui froidement calcu-
tur tsar Alexandre ; le prussien Friedrich lé. Le couple Gentz-Metternich dont la

266
tactique consiste à feindre la sincérité et les grandes décisions et parfois à infléchir

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


à jouer l’allié soumis à la France. le cours des évènements. On ne peut que
conseiller la lecture du brillant ouvrage de
Le professeur de relations internationales Charles Zorgbibe qui livre ainsi un éclai-
n’est jamais loin derrière le biographe. L’un rage original sur les quatre derniers siècles
des intérêts de l’ouvrage est de mettre en de notre histoire n
valeur le caractère précurseur de certaines
des réflexions de ces conseillers de l’ombre. Alain Meininger
Ainsi du projet de paix élaboré par Riche-
lieu et le père Joseph qui – préfiguration des
traités de Westphalie – apparait comme le
premier système de sécurité collective de-
puis la fin de la « république chrétienne »
médiévale. Le « Mémoire » de 1803 de
Czartoryski sur « le système politique que
devrait suivre la Russie » présente une vi-
sion novatrice quasi contemporaine d’une
Europe des États avec une « Ligue des
Nations » fondée sur le respect du droit
des gens. Reposant sur l’obligation du re-
cours à la médiation et l’idée d’une force
militaire commune, ce schéma d’une éton- LIBAN
nante modernité, plus d’un siècle avant GENÈSE D’UNE NATION
la SDN, réglemente le droit d’entrer en SINGULIÈRE
guerre, distinguant implicitement le « jus
ad bellum » du « jus in bello ». Metter-
François Boustani
nich et Gentz seront, pour leur part, les Éditions Erickbonnier,
promoteurs d’une Europe plus classique (Encre d’Orient), 2020
mais plus réaliste de la Sainte-Alliance et 453 p.– 22 €
du Concert européen qui tiendra le conti-
nent à l’abri des conflagrations générali- L’auteur est un cardiologue franco-liba-
sées jusqu’en 1914. nais, passionné aussi bien d’histoire que
de techniques multimédias consacrées à la
Dans les coulisses du théâtre politique, cardiologie et aux échanges entre Orient et
ces « éminences grises », aux destins et Occident. Lauréat de prix prestigieux dont
aux succès contrastés, contribuèrent pour celui de l’Académie des sciences d’Outre-
certaines, à des degrés divers, à façonner Mer pour son essai La circulation du sang :

267
entre Orient et Occident, l’histoire d’une dé- planait la menace de tout voir disparaître
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

couverte » (Éd. Philippe Rey, 2007), où il le lendemain ». Ce sentiment d’insécuri-


relate le long cheminement de la connais- té perpétuelle ne pouvait qu’augmenter le
sance de la circulation sanguine, révélant charme éphémère de ce pays balloté de-
la liaison entre trois chaines de savoirs, puis des millénaires par l’Histoire.
trois espaces historiques, géographiques,
culturels et linguistiques : la Grèce antique, François Boustani cherche à pallier le dé-
le monde arabo-musulman et la chrétien- faut des récits historiques concernant le
té latine d’Occident. Cette histoire illustre Liban souvent marqués par la subjectivité
l’importance fondamentale des échanges et qui obéissent à l’idéologie et aux intérêts
entre ces « mondes ». partisans. « Les différentes communautés
libanaises ont beau avoir vécu les mêmes
Son intérêt pour les liens réciproques entre évènements, elles n’en ont pas conservé
l’Orient et l’Occident trouve sans doute sa les mêmes souvenirs. L’histoire officielle
source au Liban, son pays natal auquel il du Liban élaborée pour donner au pays
consacre son ouvrage Liban Genèse d’une une légitimité historique n’échappe pas
nation singulière. à ce travers. Le manuel scolaire présente
la mosaïque libanaise comme une nation
« Comprendre le Liban a été pour moi homogène alors que le Liban a été dès sa
une nécessité qui m’a conduit à revisiter le création une Nation contractuelle entre
"monde d’hier", le siècle qui a précédé ma différentes communautés implantées dans
naissance et qui a vu se mettre en place le l’ensemble du Levant ».
Liban d’aujourd’hui ».
Un diagnostic qui est étayé au fil des pages,
Il se penche sur ce petit pays de 10 462 km2, à travers les étapes parcourues par le pays
carrefour de civilisations, ausculte, en car- des cèdres, une entité distincte qui a vu le
diologue pointu avec son stéthoscope, le jour dans un Levant morcelé – véritable
cœur d’un Liban blessé mais bien vivant. baril de poudre continuellement sujet aux
Il parcourt son histoire avec l’œil d’un embrasements –. L’auteur explique com-
scientifique objectif qui se laisse pourtant ment au lendemain de la Première Guerre
envahir d’une tendresse nostalgique pour mondiale, le Liban, conçu initialement
un passé qu’il fait revivre. « Sous le faste pour être un foyer national chrétien dans
d’une métropole orientale ruisselante de un environnement différent, devient au
richesses et de vitalité, Beyrouth était une bout du compte un pays multi-confession-
poudrière prête à exploser […] j’observais nel. L’auteur analyse clairement chaque
cette ville avec les yeux d’un amoureux. étape de l’histoire de ce pays : son ancrage
Tout me paraissait d’autant plus beau que levantin, son organisation sous le règne de

268
l’Empire ottoman (l’Émirat, la Province Une période qui a connu deux moments

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


autonome du Mont-Liban), les consé- politiques déterminants : celui de l’Émirat
quences après le déclin et le morcellement druze (1516-1842) et celui de la Mutas-
de cet Empire, en passant par la guerre de sarifiah (territoire autonome du Mont-Li-
1914-1918 et la grande famine, jusqu’à ban) qui perdurera de 1861 à 1920. Fran-
la formation du Grand Liban et le man- çois Boustani ne se fie pas aux manuels
dat français (1920-1943) puis l’indépen- scolaires en passant en revue l’histoire du
dance, pour enfin dégager la singularité de territoire druzo-maronite, la Moutassari-
l’identité libanaise et rappeler en annexe fiya, mais révèle aussi la présence active des
la guerre civile en quelques dates (1975- villes sunnites de Tripoli et Saïda ainsi que
1990). celles des chiites de Jabal Amel… Il sou-
ligne, par ailleurs, les influences culturelles
Liban : « Ce pays singulier, qui compte de l’Occident
dix-huit communautés, supporte une his-
toire qui le dépasse » « Au XIXème siècle Beyrouth devint l’épi-
centre d’un esprit nouveau et d’une culture
Le Liban est incrusté dans le Levant où originale qui finiront par définir tout le
le fonds culturel est commun aux pays de Liban. Une symbiose s’instaura entre la
cette région et où des obstacles naturels fa- ville et les montagnes qui l’entouraient.
vorisent le morcellement en clans et en pe- Le territoire druzo-maronite est devenu
tits États. « Ce pays singulier qui compte un maillon prépondérant des influences
dix-huit communautés supporte une his- culturelles et économiques de l’Occident
toire qui le dépasse […] Le Levant est un au Levant » : création d’écoles et d’univer-
territoire à majorité sunnite parsemé de sité par les missionnaires protestants et par
minorités chrétiennes et de communau- les jésuites, « fer de lance de l’enseignement
tés musulmanes schismatiques (alaouites, catholique », essor du commerce de la soie
chiites, druzes et ismaéliens, sans oublier avec Lyon, une immigration massive vers
la minorité kurde qui est sunnite mais de les Amériques qui a permis l’infiltration
langue indo-européenne ». L’analyse du d’influences modernes en provenance du
profil sociologique des communautés qui Nouveau Monde ».
sont les véritables acteurs politiques du Li-
ban est particulièrement éclairante. Pour Vers la création du « Grand Liban »
approfondir la légitimité historique du
Liban, F. Boustani remonte à la source et Entre 1842 et 1861, la Montagne sera
consacre un chapitre à l’enclavement de la divisée en deux districts : un maronite
Montagne libanaise qui servait de refuges au Nord et l’autre druze au Sud de part
aux communautés druzes et maronites. et d’autre de la route de Beyrouth à Da-

269
mas. Cette division politique était censée « De cette expérience, les maronites cher-
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

pallier le risque de conflit druzo-maronite chaient obstinément à associer à leur ter-


qui pourtant se terminera par le massacre ritoire les plaines de la Bekaa et du Akkar
en 1860, des chrétiens par les druzes et ainsi que le port de Beyrouth même si cela
toujours en 1860 des persécutions contre allait porter atteinte à leur suprématie en
les chrétiens sont perpétrées par les sun- incluant des populations musulmanes ».
nites en Syrie et en Palestine. Les peurs
ancestrales de persécutions chez les chré- L’auteur détaille la genèse du « Grand
tiens d’Orient ont été ravivées par un autre Liban » et sa proclamation le premier
drame celui du génocide arménien qui se septembre 1920 par le général Gouraud4,
jouait chez les Arméniens d’Anatolie pen- analyse l’étape du mandat français du
dant que la famine sévissait au Mont-Li- Grand Liban et son cheminement vers
ban2. Ces drames ont « confirmé les maro- l’indépendance, insistant sur le bilan de ce
nites dans leur volonté d’obtenir un État mandat, reprochant aux contestataires de
indépendant » souligne F. Boustani3. ne pas l’avoir probablement étudié ou de
ne pas avoir voulu le reconnaître par idéo-
À la suite de la Première Guerre mondiale, logie. Il suffisait, selon lui, de comparer le
le territoire de l’Empire ottoman, allié à Liban avant le mandat, ruiné, décimé par
l’Allemagne durant le conflit, est partagé la famine, et après le mandat durant lequel
entre la France et la Grande-Bretagne. Le la présence française a mis en place les
Mont-Liban se retrouve dans la zone sous fondements de l’État libanais : l’armée, la
administration directe française, avec à sa gendarmerie, la magistrature et a dévelop-
tête un général d’armée, Henri Gouraud. pé les infrastructures, créé la banque cen-
trale, élargi le système bancaire et lancé les
grands projets d’aménagement de Bey-
2 - « Lors de la conception de la Mutassarifya, les
Ottomans, avec l’appui des Britanniques, firent routh. Un mandat français qui a permis,
tout pour saper toute velléité indépendante de la en un quart de siècle, de créer un espace de
Mutassarifya en la privant d’un port et de plaines liberté et un centre de rayonnement de la
céréalières. Ces amputations la rendirent précaire
et dépendante économiquement, provoquant culture française. Il reconnaît néanmoins
plus tard une immigration massive et une grande une ombre au tableau : la cession par la
famine durant la Première Guerre mondiale. », France du sandjak d’Alexandrette à la
p. 91
3 - F. Boustani précise que « l’année 1920 com-
mençait par un accord provisoire entre Clemen- 4 - Cf. la thèse de [Paul Noujaim] Jouplain, La
ceau et Fayçal, qui aurait pu assurer à ce dernier question du Liban : étude d’histoire diplomatique et
un royaume à Damas, et aboutit à la victoire de de droit international, Paris, Rousseau, 1908,
Gouraud sur les chérifiens à la bataille de Khan p 469. Jouplain se basait, dans ses revendications,
Maysaaloum. De ce retournement de situation sur les cartes d’État-Major du général Beaufort
naîtra le Grand Liban des maronites ». d’Hautpoul. Citée par F. Boustani, p. 91.

270
Turquie, amputant la Syrie d’un territoire ban et à Damas », note l’auteur. Ces écri-

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


de 4 700 km2 et provoquant la fuite de la vains œuvraient pour l’unité des peuples
population arabe et arménienne. « Tout en arabophones indépendamment de leur
reconnaissant le rôle majeur de la France religion par la promotion du patrimoine
dans l’édification de l’État syrien et liba- culturel et la valorisation de la poésie
nais, certains historiens lui reprochèrent arabe médiévale. D’autres intellectuels
son échec dans la genèse d’une nation. chrétiens, installés à Paris, fuyant l’op-
C’est oublier que l’édification d’une nation pression ottomane, s’engageaient dans ce
est l’œuvre du temps et d’une politique sens, préconisant même, dans l’intérêt de
qui ne peut venir que des intéressés eux- l’islam et de la nation arabe, la séparation
mêmes et non d’une puissance étrangère » entre pouvoir civil et pouvoir religieux5.
écrit F. Boustani, soulevant la question de « Le nationalisme arabe avait débuté
l’identité du Liban. sur un malentendu. Pour les chrétiens il
était exclusivement arabe alors que pour
« Une identité tiraillée » les musulmans il ne pouvait être dissocié
de l’islam […] Les régimes issus du na-
« Qui sommes-nous ? ». « Cette question tionalisme arabe imposèrent une culture
continue d’agiter l’esprit des Libanais qui monolithique au monde arabe, un pro-
s’interrogent sur leur identité, sur la légiti- cessus d’homogénéisation le vidant en
mité historique du Liban et sur le rapport quelques décennies de ses minorités ; les
de ce dernier avec la Syrie, si proche et si communautés juives s’y éteignirent com-
lointaine ». plètement et les chrétiens passèrent de
20 % au début du XXème siècle à 4 % ac-
« Antithèse du nationalisme, le Liban, tuellement, ces minorités étaient perçues
pays de la diversité communautaire et re- comme des relais de la culture occiden-
fuge des minorités, fut l’enjeu tout au long tale alors qu’elles servaient de passerelle
du XXème siècle de trois nationalismes : le vers la modernité », affirme F. Boustani
nationalisme arabe, le "libanisme" et le sio- et citant Amin Maalouf6 « Souvent les
nisme », souligne F. Boustani. minoritaires sont des pollinisateurs. Ils
rôdent, ils virevoltent, ils butinent ce qui
« Le socle idéologique du nationalisme donne d’eux une image de profiteurs, et
arabe a été élaboré à Beyrouth et à Damas
à la fin des années 1800 par l’intermédiaire 5 - Negib Azouri, Le réveil de la nation arabe dans
d’écrivains et de journalistes chrétiens pour l’Asie turque, cité par F. Boustani p. 370. Negib
mieux enraciner les communautés chré- Azouri, maronite, préconaisait la séparation entre
pouvoir civil et pouvoir religieux.
tiennes dans leur environnement arabe
après les massacres de 1860 au Mont-Li- 6 - Amine Maalouf, Le naufrage des civilisations,
Grasset, 2019, p. 52.

271
même de parasites, c’est quand ils dispa- peuple qui s’est soulevé pour crier fort son
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

raissent que l’on prend conscience de leur appartenance commune à la nation liba-
utilité ». naise, et dire "non" à un système politique
corrompu ».
Quant au « libanisme », sa théorisation pre-
nait racine dans la civilisation phénicienne, Le Liban a affronté tant de drames et de
il est prôné par certains écrivains dont le tragédies destructrices, il garde pourtant
maronite Charles Corm – fondateur de la cet espace de liberté qui manque dans les
Revue Phénicienne – et le chaldéen Michel pays arabes avoisinants. Si le Liban est
Chiha, tandis que les musulmans considé- sensible aux influences étrangères, le dan-
raient que l’histoire du Liban commençait ger viendrait aujourd’hui d’une classe di-
par l’invasion arabo-musulmane. « La rhé- rigeante corrompue manipulant un clien-
torique utilisée par chaque communauté télisme confessionnel pour asseoir leur
pour définir l’identité du Liban, servait en propre position et garantir leurs propres
réalité ses intérêts propres, dans un esprit intérêts.
de rivalité tribale qui restait encore forte-
ment ancrée dans le fonctionnement du Maintenant que l’effondrement a eu lieu et
Liban » précise l’auteur. que le pays est confronté à tant d’ impasses
dangereuses, aussi bien sociales, qu’écono-
Enfin, le sionisme avec son cortège d’évè- miques, politiques et sanitaires. François
nements qui en découle : la création d’Is- Boustani lance un cri du fin fond du cœur
raël, le problème palestinien, les réfugiés dans son diagnostic : « Il est crucial que
palestiniens et l’exode des juifs libanais qui tous les Libanais prennent conscience de
ne pouvaient qu’exacerber le problème du la singularité de leur pays et que le monde
Liban. les aide à le préserver afin que le Liban
ne vienne pas rejoindre la longue liste des
La réalité libanaise est en fait le « vivre- paradis perdus qui hante la conscience de
ensemble » l’humanité. »

L’identité libanaise devient réalité écrit Cet ouvrage est un plaidoyer pour une na-
François Boustani en préambule de son tion libanaise en construction, portée par
ouvrage : « En cette année du centenaire un projet politique adéquat et pour une
de la création du Grand Liban, le soulè- relation franco-libanaise animée par une
vement du 17 octobre 2019 constitue une histoire d’intérêts communs et de valeurs
nouvelle illustration, aussi inattendue que partagées ce qui illustre bien l’engagement
spectaculaire, de la « libanité ». Rejetant pour la francophonie et le penchant fran-
les clivages communautaires, c’est tout un cophile de l’auteur.

272
Ce document a bien sa place dans cette manœuvrer les cordes sensibles du secta-

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année du centenaire. Il décrypte le chemi- risme religieux et gérer les conflits confes-
nement pénible, semé d’embûches, de ce sionnels, il s’avère opportun de s’interro-
pays singulier qui continue de consentir ger  : où va le Liban ? Quelle économie
depuis de longs siècles de lourds sacrifices et quel État peut y conduire ? C’est à ces
et qui a su garder en dépit de tous les obs- questions, que l’auteur Charbel Nahas ré-
tacles une grande capacité de résilience. pond dans cet ouvrage. Ingénieur écono-
miste, polytechnicien, ancien ministre, il
Liban, genèse d’une nation singulière est est en outre un des acteurs du soulèvement
riche d’enseignements pour la compréhen- du 17 octobre 2019 et Secrétaire général
sion de l’identité composite libanaise. Les du « mouvement Citoyens et citoyennes
repères chronologiques, la bibliographie dans un État ». Il définit les grandes lignes
sélective, les cartes géographiques, l’album d’un projet politique en termes de choix
de photos illustratives sur une cinquan- de gestion de la crise socio-économique en
taine de pages, confèrent à l’ouvrage un cours.
support précieux n
Faisant suite à un état des lieux de l’héri-
Katia Salamé-Hardy tage du système failli, il livre les clefs pour
construire un État moderne et libre, un
État durable et démocratique, transfor-
UNE ÉCONOMIE ET UN ÉTAT mant en profondeur la société, pour lui
POUR LE LIBAN donner tous les moyens de réaliser tout
« CITOYENS ET CITOYENNES son potentiel.
DANS UN ÉTAT »
Le document présente en premier, les
Charbel Nahas caractéristiques spéciales de la situation
Riad el-Rayyes Books, 2020 économique et politique du Liban : une
235 p.– 9,99 € résilience exceptionnelle face à l’accumu-
lation de la dette, à l’instar de la résilience
Le Liban vit actuellement la crise la plus de la société face à la guerre, un faible ni-
grave de son histoire. À cette crise sans veau de croissance économique, malgré
précédent se sont ajoutées la Covid 19 et la une dotation en capital et en travail très
catastrophe de la double explosion au port favorable, une consommation soutenue
de Beyrouth. À un moment où tout risque par des entrées de capitaux qui couvrent
de s’effondrer au Liban, pays gangréné par un déficit courant pouvant atteindre 20 à
un système archaïque, gouverné par des 30 % du PIB, des niveaux de consomma-
responsables dont la fonction se limite à tion particulièrement élevés au sein d’une

273
classe privilégiée, une inégalité exception- interne. « Il y a un condominium de six
DOSSIER | DÉBATS ET OPINIONS | LIVRES

nelle de richesses et de revenus, une perte chefs de communautés qui ont chacun
persistante de facteurs de production, des une conscience parcellaire de la société,
flux d’émigration aujourd’hui plus impor- qui s’occupent de ce qu’ils appellent "leurs
tants que pendant la guerre civile. Quant gens" et qui ont des connexions plus ou
aux entrées de capitaux, elles s’ajoutent au moins solides avec des acteurs externes ».
passif des banques et servent à financer Selon Charbel Nahas, des arrangements
la consommation privée et publique sans politiques peuvent sans doute encore
contrepartie économique. L’investisse- se produire, mais ils ont peu de chances
ment net est constamment négatif. de survivre plus de quelques mois. C’est
pourquoi, selon lui, tout le système po-
Un des problèmes soulevés est aussi la litique communautaire doit aujourd’hui
financiarisation excessive du pays « Le être remis en cause et être remplacé par
Liban est le pays où la financiarisation a un gouvernement laïc disposant, pour une
atteint les niveaux les plus avancés. Non période de douze à dix-huit mois, de pou-
seulement nous avions l’illusion financière voirs législatifs étendus. Ce dernier aura
mais nous avions l’illusion monétaire d’un pour principale mission de distribuer ra-
pseudo-dollar libanais. On assiste à un ef- tionnellement les pertes en fonction des
fondrement de tout cela, avec évidemment acteurs économiques : État mais aussi
une perte de l’épargne et une perte des entreprises, ménages, etc. et de jeter les
revenus, mais aussi une incapacité à avoir bases d’une légitimité laïque. Ensuite, des
une unité de compte qui est la monnaie et élections pourront avoir lieu. Il n’y a pas
donc un blocage de tous les échanges éco- d’alternative pour sortir d’un blocage qui
nomiques » souligne Charbel Nahas. dure depuis des années sachant que « les
communautés sont des structures poli-
Il relève par ailleurs un manque de légi- tiques qui sont forcément conflictuelles
timité de l’État, de son administration à l’échelle du Liban. Leur raison d’être,
et de ses services, qui sont généralement leur attitude ne peut être qu’offensive ou
dominés par des groupes communautaires défensive les unes par rapport aux autres.
ou partisans. « La stabilité sociale est me- Un gouvernement qui repose sur cette lo-
nacée conduisant les forces politiques à gique de tension ne pourra pas avoir l’as-
échanger leurs services contre une allé- sise suffisante pour prendre les mesures
geance communautaire ou partisane ». douloureuses qui s’imposent. Il faut tabler
L’État est inexistant, autrement dit il n’y sur un niveau minimal de responsabilité
a pas de capacité de prise de décision po- des acteurs actuels, qui accepteraient de
litique, que ce soit dans les relations ex- renoncer pacifiquement à leur système,
térieures ou dans les choix de politique avec les prérogatives tangibles qui y sont

274
pourtant associées. Au fond, il faut que

LIVRES | DÉBATS ET OPINIONS | DOSSIER


tout le monde s’accorde à reconnaître l’in-
capacité structurelle du système actuel de
faire face à la crise. Mais les transitions
d’un régime politico-économique à un
autre ne se passent pas aux moments où
tout va bien... Cette crise est la seule op-
portunité » insiste Charbel Nahas.

L’originalité de cet ouvrage réside ainsi en


la mise en lumière de trois aspects :

• La constitution d’un État républicain,


laïque et fort en est la condition indis- LE MOYEN-ORIENT ET LE MONDE
pensable ainsi qu’un préliminaire in- L'ÉTAT DU MONDE 2021
contournable à l’amorce d’un redres-
sement du pays ; Sous la direction de
Bertrand Badie et Dominique Vidal
• La démographie du pays est excep- La Découverte, 2020
tionnellement complexe et doit être 260 p.– 20 €
intégrée dans toute réflexion so-
cio-économico-politique : présence Analyser une région aussi complexe que
de près de deux millions de réfugiés le Moyen-Orient relève de l’exploit. Un
tour de force que réussit cet essai dans son
palestiniens et syriens qui ne revien-
édition 2021, sous la direction de Bertrand
dront pas dans leur pays, de 500 000
Badie, professeur émérite à l’IEP de Paris,
travailleurs immigrés et de 2,5 mil-
auteur d’une cinquantaine d’ouvrages,
lions d’émigrés libanais de première conseiller de la rédaction de L’état du monde
génération ayant des attaches fortes depuis plusieurs années, et de Dominique
et réelles ; Vidal, journaliste et historien spécialiste
des questions internationales, auteur de
• La région en pleine mutation géopo- nombreux ouvrages sur le Proche-Orient.
litique dans laquelle le Liban doit se
positionner de manière à sauvegarder Des chercheurs multidisciplinaires, venant
son indépendance et ses intérêts fon- d’horizons les plus divers, spécialistes du
damentaux n Proche et Moyen-Orient, historiens, so-
ciologues, économistes, politologues, jour-
Katia Salamé-Hardy nalistes, femmes et hommes de terrain,

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scrutent en profondeur, cette région don- dynamiser notre perception, à dépasser des
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nant à l’essai multidimensionnel une so- idées reçues souvent simplistes.


lide consistance. Les trois parties : genèse,
enjeux et études de cas rendent intelligible De l’insertion progressive du Moyen-
une réalité compliquée. Orient dans le jeu international occiden-
talisé – trajectoire de « fascination-détes-
Le fil conducteur de l’essai est de dé- tation »…
montrer que le Moyen-Orient n’est pas
cloisonné, il n’est pas le centre du monde Depuis le XIXe siècle, l’Empire ottoman
mais il y baigne. « Le Moyen-Orient ne est progressivement entré sous la tutelle
gouverne pas mais il contraint et pèse sur européenne, entraînant l’insertion pro-
les choix, affine les stratégies, recompose la gressive du Moyen-Orient dans le jeu
donne conflictuelle mondiale. Il fait peur international occidentalisé, à travers son
autant qu’il fascine », écrit Bertrand Badie. droit, ses institutions, son armée, sa finance
et ses établissements scolaires et universi-
La genèse du Moyen-Orient s’impose, taires, entamant ainsi une trajectoire de
elle rappelle une histoire longue (la révo- « fascination-détestation ». Ce regard sou-
lution néolithique s’y est produite, l’écri- vent ambivalent et contradictoire porté sur
ture puis l’alphabet y ont été inventés. Ses l’Occident est illustré par le mouvement la
vestiges archéologiques datent de milliers Nahda (renaissance arabe dirigée contre le
d’années). Le passé si riche d’un Moyen- régime ottoman) qui exprime le bouillon-
Orient stratégique n’a pas été épargné par nement culturel et l’effet de séduction exer-
les turbulences dramatiques successives au cé par le progrès occidental, son « avance »
cours des siècles, balloté par un contexte technique et militaire, sa rationalité, son
international qui n’a cessé de modifier et système juridique, son organisation poli-
de partager la région. « Aussi arbitraire tique et sociale. La Nahda était mue aussi
soit-elle dans sa délimitation, elle a une par une « volonté d’affirmer les principes
histoire propre, une dynamique forte, liée à fondateurs d’une civilisation musulmane,
sa densité sociale et à son histoire, mais elle rempart face à l’Occident ».
a aussi été l’otage d’un jeu international qui
la harcèle depuis des siècles, au nom de la Après la Deuxième Guerre mondiale, le
foi, au nom de l’ambition des conquérants, Moyen-Orient devient un des premiers
au nom du pétrole ou tout simplement au terrains d’affrontement de la guerre froide
nom des grandes et petites stratégies qui et, curieusement, la région a été également
ne cessèrent d’opposer les vieilles puis- un terrain d’entente entre les États-Unis et
sances » observe Bertrand Badie. Ces in- l’URSS, en soutenant le plan de partage de
teractions tellement fortes, nous incitent à la Palestine du 29 novembre 1947.

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La création de l’État d’Israël aggrave les régionales qui demeurent néanmoins li-

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tensions entre les Occidentaux et l’opinion mitées étant « sous surveillance ». Depuis
arabe, la guerre de 1967 crée une seconde le début 2000, outre Israël, trois pays de-
rupture, l’URSS choisit le camp arabe, le venus de véritables puissances régionales
Moyen-Orient entre de plain pied dans le jouent un rôle incontournable dans un
système bipolaire et les grandes puissances Moyen-Orient en plein bouleversements :
dans les sables mouvants du conflit israé- l’Arabie Saoudite qui dépasse la « diplo-
lo-arabe. Avec la révolution iranienne en matie du chéquier » en intervenant mili-
1979, l’islam se placera au cœur des cli- tairement, par procuration, comme en Irak
vages dans la région. Cette révolution a été puis en Syrie, en soutenant des groupes ou
le point de départ des crises, des guerres et en envoyant des « volontaires », voire l’ar-
des attentats terroristes qui ont ravagé le mée saoudienne comme à Bahrein (2011)
Moyen-Orient et atteint même les États- ou au Yemen (2015). L’Iran de son côté « a
Unis par l’attentat le plus meurtrier de leur su tirer parti de toutes les opportunités »
histoire, celui du World Trade Center le (positionnement en faveur de la cause
11 septembre 2001, perpétré par des res- palestinienne, création du Hezbollah au
sortissants saoudiens, provoquant la mort Liban en 1982, intervention en Irak en
d’environ 3 000 personnes. La réponse à 2003, soutien du régime syrien en 2011,
cette attaque se situe dans le cadre de la soutien des Houtis au Yémen en 2014 ;
fin du système bipolaire et de l’hégémo- le tout mu par une rivalité séculaire entre
nie américaine préconisant la théorie les pays du Golfe arabe et l’Iran. Enfin,
chère aux néoconservateurs américains la Turquie « qui entend affirmer son lea-
et appliquée par G. Bush, de « l’attaque dership sur le monde sunnite en essayant
préventive  ». Elle cherche à restructurer de promouvoir son modèle d’Islam po-
un « Grand Moyen-Orient » suivant une litique et contrer l’Arabie Saoudite avec
« stratégie d’intervention pour le modeler laquelle ses relations se sont dégradées ».
selon les intérêts américains » conduisant à Les nouvelles alliances entre Ankara, le
un chaos qui perdure, aboutissant à l’émer- Qatar et le gouvernement régulier libyen
gence de puissances régionales. de Fayez al Farraj et le « rapprochement
spectaculaire entre la monarchie saou-
…À l’émergence des puissances régio- dienne et l’État hébreu » restructurent
nales « sous surveillance » la donne Moyen-orientale marginalisant
encore plus la question palestinienne au-
Le Moyen-Orient qui s’affranchissait pro- trefois, pivot de la cause arabe. « Désor-
gressivement des grandes puissances inté- mais Israël a le champ libre pour pratiquer
ressées surtout par les ressources pétro- sa politique de la colonisation à outrance
lières, connaitra l’émergence de puissances et celle du fait accompli ».

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À mesure que les guerres s’installent en namisme à la faveur de leurs liens avec
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Irak, au Yémen, en Syrie nous assistons l’Occident et des apports culturels nova-
aux manoeuvres de groupements terro- teurs grâce à la circulation d’idées due à
ristes : la montée en puissance de l’État leur mobilité transnationale. Malheureu-
islamique en Irak et en Syrie a renouvelé sement cette présence se réduit comme
la mouvance djihadiste mondiale et pro- peau de chagrin.
voqué une concurrence croissante avec
Al-Qaida. Cette rivalité a entraîné une Parmi les acteurs externes : Israël qui
lutte sanglante en Syrie, la « prolifération déploie ses alliances internationales et
de milices qui se constituent, se scindent, compte sur le lien indéfectibles avec les
deviennent des nébuleuses, obéissant au États-Unis – une constante –, qui anime
jeu de petits leaders qui affinent sans cesse des liens avec la Chine et les régimes po-
leurs stratégies personnelles. À ce compte pulistes européens et des liens privilégiés
là, la diplomatie traditionnelle et la géopo- avec l’Inde de Modi et tout dernièrement,
litique classique deviennent inopérantes ». établit un lien avec les pays du Golfe, en-
cerclant ainsi les autres pays de la région
Jeu et enjeux d’autres acteurs et marginalisant encore plus la question
palestinienne.
L’essai fait ressortir le jeu d’autres acteurs
internes et externes, notamment celui de La Chine, pour qui le Moyen-Orient est
l’armée et des services secrets – pivot cen- un partenaire incontournable – plus de la
tral – se rendant indispensables, comme moitié de ses importations pétrolières pro-
interlocuteurs avec les grandes puissances, viennent de neuf pays de la région et pour-
jouant un rôle déterminant dans la coopé- raient doubler d’ici 2035 selon l’AIE – est
ration militaire et les achats d’armes. La aussi un marché considérable pour les
nature autoritaire des régimes politiques produits chinois. Le Moyen-Orient re-
dont les dirigeants sont souvent issus de présente pour la Chine une zone pivot
l’armée, en tout cas s’appuient sur elle, de transit et d’ancrage stratégique pour
ou maintiennent des liens étroits avec les connecter l’Océan indien à l’Europe par la
corps militaires qui sont intrinsèquement voie maritime, et la Chine à l’Europe par
liés au fonctionnement des États et béné- le corridor économique terrestre. Il s’agit
ficient de moyens gigantesques. d’une logique d’intérêts réciproques, se
fondant sur la non ingérence : « Sa diplo-
Un autre acteur, différent celui-ci, est matie d’équilibre, voire d’équilibriste dans
analysé : la présence millénaire des chré- le conflit israélo-arabe, illustre encore ses
tiens dans la région qui a été un vec- réticences à s’impliquer dans un pré carré
teur important de modernité et de dy- américain. »

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La Russie dont la réinsertion, opérée dès s’enfonce dans le drame, le jeu régional et

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le début de 2010, en tant que puissance international de l’Iran, la question kurde,
dans la région, s’intègre dans le « pivot l’intrication des jeux des acteurs locaux,
oriental  », véritable « rééquilibrage vis- régionaux et internationaux au Yémen, la
à-vis de la communauté euro-atlantique. fausse sortie du conflit irakien, sans oublier
Ses piliers au Moyen-Orient étant la Sy- l’impact de la situation moyen-orientale
rie, l’Égypte la Turquie et l’Iran. Ses rela- sur l’islam de France.
tions avec Israël, par ailleurs, sont multidi-
mensionnelles. Émergence de la société civile

L’essai soulève le problème du position- Tiraillée par la tension géopolitique et la


nement de L’Union européenne et de sa pérennité des conflits, par le décrochage
capacité ou non de se donner les moyens de l’économie moyen-orientale vis-à-vis
de faire respecter le droit international au de l’économie mondiale, par le dévelop-
Proche-Orient. pement socio-économique aggravé par
la pandémie du coronavirus, la société
« Trois facteurs lourds, mais extérieurs, civile de la région est particulièrement
restent ainsi présents dans l’alchi- mise à mal. Les situations de pauvreté et
mie moyen-orientale : l’alignement de de profondes inégalités sociales et territo-
Washington sur Israël, l’obsession russe du riales atteignent des seuils insupportables,
retour dans le jeu international avec le sta- provoquant la colère et la révolte d’une
tut de superpuissance proactive, la pression nouvelle génération qui prend conscience
d’une économie mondialisée néolibérale des spoliations et de la corruption opé-
qui pèse douloureusement et dangereuse- rées par la classe politique et qui remet
ment sur les économies les plus sensibles, en cause le système global. Le Liban au
à l’instar de l’économie libanaise en plein bord du gouffre en est un parfait exemple.
naufrage. » Les acteurs sociaux sont en train de faire
l’histoire rejetant la géopolitique classique.
L’étude des cas, dans la troisième partie, L’inconvénient serait l’absence de « trans-
permet de mieux approfondir les différents formateur politique comme alternative ».
lieux du parcours de cet essai : la question Autrement dit la dynamique sociale né-
palestinienne de plus en plus marginalisée, cessite une structuration politique pour
l’Afghanistan au cœur du conflit, le jeux éviter un saut dans l’inconnu n
des puissances régionales et internatio-
nales dans le conflit syrien, le Liban qui Katia Salamé-Hardy

279
Directeur de la publication Comité éditorial
Vincent Dupy Jean-François Achilli, Jean-Yves Archer,
Alexis Bachelay, Georges-Marc Benamou,
Directeur éditorial Guillaume Bigot, Rachel Binhas, Kévin
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Cautrès, Bertrand Cavallier, Pierre-
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Trannoy, Frédéric Dabi, Olivier Dard, Imprimerie Messages
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Laloux, Tristan Lecoq, Gérard Le Gall,
Thierry Libaert, Béatrice Marre, Béa-
trice Mabilon-Bonfils, Virginie Martin, Certifié PEFC/Ce produit est issu de forêts gérées
Joanna Nowicki, Adrian Pabst, Antoine durablement et de sources contrôlées./pecf-france.org
Petit, Olivier Rouquan, Stéphane Rozès,
Jérôme Sainte-Marie, Boualem Sansal, Dépôt légal : janvier 2021
Virginie Vial-Kilner, Charles Zorgbibe
L’école HEIP et l’UNITAR développent un partenariat
La Division de la Paix de l’UNITAR et l’école des Hautes
Études Internationales & Politiques, annoncent leur
collaboration pour une formation dédiée à la prévention
des conflits et au développement de la Paix. Cette
formation est dirigée par Ouided Bouchamaoui, lauréate
du Prix Nobel de la Paix 2015 avec l’UTICA.

Nous profitons de cette annonce pour rappeler notre soutien à


l’Université de Saint-Joseph, partenaire historique d’HEIP & CEDS.

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Hommage au Liban
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Professeur de géopolitique, Paris Saclay Essayiste et politologue, spécialiste du Proche-Orient
Yves d’Amécourt Matthew Levitt
Conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine Chercheur « Fromer-Wexler » et directeur du
programme Reinhard sur la lutte contre le terrorisme
Éric Anceau et le renseignement au Washington Institute for
Historien, Sorbonne Université et SIRICE Near East-Policy, professeur adjoint à la Georgetown
Xavier Baron University’s School of Foreign Service
Journaliste français, spécialiste du Proche-Orient Alexandre Najjar
François-Xavier Bellamy Avocat et écrivain, responsable de L’Orient littéraire,
Professeur de philosophie, président de la délégation lauréat de l’Académie française, médaillé d’or de la
française du groupe PPE au Parlement européen Renaissance française

Arnaud Benedetti Tony E. Nasrallah


Rédacteur en chef de la RPP, Chercheur associé et conservateur des archives
professeur associé à Paris-Sorbonne Charles Malik à l’Université Notre Dame de Louaize,
doctorant à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
Antoine Colonna
Rédacteur en chef du Spectacle du Monde et Béchara Boutros Rai
des pages internationales de Valeurs actuelles Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient

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de Beyrouth
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avec les Chrétiens d’Orient Professeur des Universités,
Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK)
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Université Saint-Joseph de Beyrouth Historien, directeur du département d’Histoire de
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Maya Khadra ISNN 035-385 X – 25 €
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Vénus Khoury-Ghata
Écrivaine et poétesse

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