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PROLOGUE

Maman ne m’avait jamais raconté ce qui était arrivé ce jour-


là, ce jour où je n’ai plus jamais revu mon père et mon grand frère.
Je me rappelais quand même de petites choses.
Je me rappelais que maman et moi étions parties quelque part
et que quand nous étions revenues, les choses n’avaient plus été les
mêmes.
Je me rappelais qu’une grosse flaque de liquide rouge
commençait à couler à l’extérieur de la maison, dont la porte était
grande ouverte.
Je me rappelais mon père qui m’avait appris à faire du vélo en
deux jours.
Je me rappelais mon grand frère qui m’apprenait des gros
mots en cachette, des gros mots qu’il avait entendu de la bouche de
papa, et parfois de maman.
En revanche, je ne me rappelais pas ce qui s’était passé ce
jour-là.
Si, je me rappelle qu’à partir de ce jour-là, maman était
devenue plus silencieuse, et moins souriante. Elle souriait tout le
temps, avant.
Tu ne t’en rappelles pas puisque tu ne l’as jamais su.
Maman me racontait tout le temps des histoires, avant. Elle
me racontait qu’il existait un orphelinat où des enfants apprenaient à
faire peur aux gens. J’adorais cette histoire. Elle ne me l’a plus jamais
raconté depuis. Elle ne m’a plus jamais rien raconté du tout.
Et moi, dans tout ça ? Avais-je eu un frère ? Ai-je toujours un
frère ? Est-ce que mon père a ne serait-ce qu’existé ? Est-ce que j’ai
grandi dans l’Ohio avec mes parents et mon grand frère ? Est-ce que
j’ai toujours vécu dans le Minnesota ?
Pourquoi je me pose ces questions ? Papa est là, et il n’est pas
blond, il est brun. Et maman est heureuse avec lui. Je crois. Et je n’ai
jamais eu de frère. Certes j’ai un demi-frère, mais il est brun, lui aussi,
et pas blond. Et je ne suis jamais allée dans l’Ohio. Et ce jour-là n’a
jamais existé. Et c’est drôle que maman ait les cheveux bruns,
contrairement à… à qui, déjà ?
Bien sûr que papa est brun. Et Alexis aussi. Et maman, aussi.
Ils l’ont toujours été.
Mais moi, j’ai les cheveux blonds, comme deux autres
personnes dont je ne suis plus sûre de l’existence.
Et je n’ai jamais eu qu’une seule maison. Dans le Minnesota.
CHAPITRE UN

La minute de silence venait de se terminer. Les élèves se


rassaillirent et reprirent alors leurs conversations, comme si de rien
n’était. Le professeur, lui, se rassaillit aussi, et se replongea dans ses
notes. Le cours pouvait reprendre.
Ce genre de situation faisait énormément rire Tacha. Mais si,
vous voyez ? Ce genre de situation où, par exemple, tout le pays
rendait hommage aux victimes d’une fusillade dans une école juste en
se taisant pendant une minute, minute durant laquelle certains se
retenaient de rigoler. Rigoler de quoi, au juste ? Le fait que cette
fusillade avait eu lieu le jour de la Saint-Valentin, peut-être ?
Une situation tellement prise au sérieux.
Le reste du cours défila tellement vite que Tacha ne riposta
pas face à la tonne de devoirs que leur professeur de maths venait de
leur donner.
Le réfectoire était beaucoup moins bondé que d’habitude, et
c’était normal. La plupart était sorti dehors pour faire leur déclaration
d’amour. Il pleuvait.
Comme d’habitude, Tacha allait rejoindre ses « amis » à la
table la plus au fond du réfectoire, et ils passeront le reste de l’heure
du déjeuner à critiquer tout ce qui bouge et à commenter la tenue de
Tacha.
La jeune fille était bien consciente du fait qu’ils étaient
toxiques. Mais d’un autre côté, ils étaient drôles, et Tacha voulait rire.
Tous les jours. Pour oublier à quel point ce monde était merdique.
Quand Tacha pensait ce genre de choses, elle imaginait
toujours des gens, à côté, en train de lui dire qu’elle faisait « trop
genre » et qu’elle se prenait pour quelqu’un d’unique et de différente,
qui voyait la réalité du monde. Mais on ne pouvait pas trop lui en
vouloir quand elle constatait que les gens autour d’elle avait une
capacité de réflexion aussi élevée que celle d’un porc.
Tacha aimait aussi bien tacler les gens qu’elle détestait, dans
sa tête, bien-sûr, à commencer par ces gens qui lui servaient d’amis,
qui étaient d’ailleurs en train de parler du gros cul de la prof d’anglais.
En temps normal, Tacha détestait les attaques sur le physique. On
choisit pas son corps, après tout, mais dans ce cas de figure, ils
n’avaient pas complètement tort.
 Je vous parie tout ce que vous voulez qu’elle se l’ait fait
refaire, déclara la jeune fille.
 C’est évident ! Regardez à quel point il est disproportionné
par rapport au reste de son corps !
La concernée était en train de remplir son plateau à l’autre bout du
réfectoire, ce dernier pouvant quand même accueillir mille personne.
Mais même de là où ils étaient, son fessier était largement visible.
 Au fait, j’ai oublié de vous le dire mais le prof de sport est pas
là.
 Et tu pouvais pas prévenir plus tôt, frère ? J’avais prévu de
prendre tout mon temps pour manger !
Pendant que la conversation fusait presque vers une dispute, la
jeune fille quitta la table. Ils ne font jamais attention à son départ, ce
qui, quelque part, arrangeait Tacha.

***

Personne à la maison. Parfait. Même si trainer avec des cons


s’avérait parfois sympathique – principalement parce que c’est la
meilleure façon de se rendre compte qu’on est quand même pas si bête
que ça, hein, rien de tel que la solitude pour permettre à Tacha de
simplement faire ce qu’elle aime le plus faire : du piano.
Son père le monopolise en permanence – c’est d’ailleurs lui
qui lui a appris à en faire, et Alexis a, d’après lui, automatiquement
mal à la tête quand elle en fait. Pas la peine d’avoir passé les plus
grands diplômes d’Amérique pour savoir que c’était du bullshit.
Le père de Tacha avait entre autres une fâcheuse manie à
dépoussiérer constamment le piano. De manière générale, il était assez
maniaque. Il affichait d’ailleurs toujours un sourire qui donnait envie
de gerber.
Mais quand les notes sortirent de l’instrument, Tacha oublia
complètement le sourire à vomir de son père, son frère insupportable
et sa mère… il n’y avait rien à oublier de sa mère.
A chaque fois que Tacha s’adonnait à une tâche assez
automatique pour elle, elle se surprenait à plonger dans les tréfonds de
sa conscience.
Pour en revenir à sa mère, Tacha a l’impression assez bizarre
que sa mère est un fantôme errant dans la maison. Elle s’adonne aux
tâches ménagères, elle ne sort que pour faire les courses, elle ne
discute presque jamais avec les voisins, sauf pour les saluer. Et les
seules interactions qu’a Tacha avec sa mère sont très brèves. « Tu
veux manger quoi ? », « Bonne nuit. », « T’as bien dormi ? ».
On dirait un automate.
Sa mère a toujours été comme ça. Elle croit. La période de son
enfance est très floue. Tacha ne s’en rappelle rien, ou alors elle se
rappelle des choses, mais n’arrive pas à la contextualiser ou à savoir si
elle les a inventés.
Tacha a l’impression que sa vie n’est qu’un vaste rêve dont
elle ne s’en réveillera probablement qu’à sa mort. Elle a l’impression
de voir les évènements défiler à travers une fenêtre fermée à triple
tour. Elle a l’impression que sa vie ne lui appartient pas.
Elle a l’impression de n’être personne.
Tu es quelqu’un. Tu existes. Tu ne connais juste pas la vérité.
Tacha avait pensé ça ? Peu importe, elle entendait à présent
son frère lui gueuler dessus à propos du piano et sa mère, cette
dernière s’étant trouvée dans la maison depuis qu’elle est rentrée, en
train de résonner calmement Alexis.
Tacha courut alors dans sa chambre et étalait son corps sur la
porte pour empêcher quiconque de rentrer. Personne n’allait entrer, de
toute façon.
Elle attrapa son journal et nota cette même question pour la
énième fois, question qu’elle note chaque jour depuis… elle ne sait
plus. Il lui suffirait juste de compter pour savoir, mais Tacha n’a pas la
tête à ça.
« Qui suis-je ? »
Qui la jeune fille a-t-elle été quand elle avait dix ans ?
Qui sera-t-elle quand elle en aura trente ? Soixante ?
Tacha ne sait pas. Mais elle sait que l’année prochaine, elle ne
sera pas encore quelqu’un. Ca arrivera. Hein ? Oui, ça arrivera.
Un jour, elle sera quelqu’un.
CHAPITRE DEUX

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