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Le tatouage

Il regardait dans le miroir, le tatouage formant un bandeau complexe sur son avant-bras
gauche. Il y reconnaissait la forme stylisée du lézard, censé le protéger des influences
négatives. Une rangée de symboles représentant des demi-dieux supportait une rangée de
dents de requin, exprimant le courage. Il s’était fait expliquer le sens que les polynésiens
attribuent traditionnellement à l’acte de se tatouer des parties du corps, ainsi que la
signification de chaque signe. S’il était déjà décidé de se faire tatouer, le choix des symboles
fut plus ardu. Rien n’aurait été pire que d’arborer dans sa chair un message qui ne lui
correspondait pas ; il n’était pas un guerrier maori ne tremblant devant aucun homme. Il avait
opté pour quelque chose affirmant sa détermination tout en en appelant à la protection des
forces de la nature et des cieux. Il trouvait le résultat magnifique. Il émanait de la régularité
des motifs, un pouvoir presqu’hypnotique. L’encre bleue, presque noire ressortait sur sa peau
blanche. Le trait était net. Il n’avait qu’un seul regret ; que son biceps ne soit pas plus
imposant. Il ne tenait qu’à lui de lui faire prendre un galbe qui serait plus digne de son emprunt
traditionnel à la culture maori, aussi s’astreignait-il à passer deux heures trois fois par semaine
dans une salle de fitness. Pour l’instant ces efforts ne semblaient pas couronnés de succès. Le
miroir de la salle de douche semblait toujours lui renvoyer la même image au point qu’il ne
s’était pas résolu de s’entrainer en débardeur, préférant un t-shirt assez lâche dont la manche
dissimulait la plus grande partie de son ornement.
En entrant chez lui, il trouva sa femme en grande conversation avec Lucie, sa meilleure amie.
La séance de gym l’avait fatigué et il n’était pas d’humeur à supporter son ton
perpétuellement ironique. Les deux s’étaient connues sur les bancs de la fac et depuis lors
elles étaient devenues inséparables ; meilleures amies pour la vie. Sa femme d’un ordinaire
aimable, se montrait d’une agressivité farouche lorsqu’il proférait la plus anodine remarque
au sujet de son amie. Elle lui reprochait d’être jaloux et bien qu’il s’en défendit, il devait
s’avouer qu’en effet, se sentir dépossédé d’une partie de l’attention de sa femme. Elle lui
faisait remarquer assez cruellement qu’elle connaissait Lucie bien avant de le rencontrer, et
qu’elle aurait été plus légitime à éprouver de la jalousie à son égard que le contraire.
L’argument était spécieux. On ne pouvait pas mettre sur le même plan une amitié, aussi
fusionnelle soit-elle et une vie de couple.
- ah bon, et pourquoi donc ? lui avait-elle un jour rétorqué. A cause du sexe ? C’est ça ?
C’est bien un truc de mec de tout ramener à la baise.
Il avait été estomaqué. Il ne reconnaissait pas sa femme, ni dans ce laïus féministe ni dans la
vulgarité du propos. Décidemment, Lucie avait une influence détestable sur sa femme. Mais
bien sûr, il se garda bien de le lui faire remarquer.
Lucie le détestait, ou plutôt le méprisait. Elle était brillante et le surpassait intellectuellement.
Elle était avocate ; Elle savait manier la rhétorique et possédait l’art de placer des petites
remarques perfides, comme un matador pique ses banderilles dans le garrot du taureau déjà
promis à l’estocade. Blessantes en soi, ce qui lui faisait le plus mal, était qu’elle faisait rire sa
femme à ses dépens.
- Elle te taquine, disait-elle. Tu n’as aucun humour !
C’était vrai, il n’avait aucun sens de la répartie ; il n’était qu’un tâcheron lambda dans
l’administration tentaculaire d’une multinationale vendant des assurances à travers le monde.
Il lui arrivait souvent, de rejouer mentalement les joutes et de s’imaginer lui river son clou par
une remarque spirituelle. Mais même avec le recul, il ne parvenait pas à trouver de répliques
percutantes. Lucie ne manquait pas une occasion de le faire paraitre inculte. Il comprit un soir
qu’elle avait recours à un stratagème pour l’humilier devant sa femme. Elle avait amené la
conversation sur le sujet assez commun de la peinture contemporaine, le faisant participer à
la conversation. Pour se montrer poli, il avait répondu quelques banalités ; il préférait le
figuratif, à la rigueur d’impressionnisme, mais les toiles totalement abstraites ne lui parlaient
pas. Elle prit un air concentré, comme s’il venait d’émettre un avis qui méritait beaucoup de
réflexions, puis elle lui avait demandé où il plaçait le curseur de l’abstraction, disons « pour
simplifier » à quel endroit entre Kandinsky et Malevitch.
- Je ne connais pas, avait-il laissé échapper.
- Quand même Kandinsky … Malevitch ? le carré noir sur fond blanc ? tout le monde
connait ça. Les ready-made de Duchamp te parlent plus j’imagine, Avoue que tu as un
t-shirt avec le dyptique Marylin de Warhol. Et les deux femmes avaient éclaté de rire
comme si c’était la chose la plus hilarante qu’elles avaient jamais entendu.
Depuis, il ne se laissait plus embarquer dans ce genre de conversations. Il coupait court en
avouant ne rien connaitre au sujet. Lucie, lui souriait et continuait la conversation avec sa
femme, en l’ignorant ostensiblement. Parfois sa femme lui lançait un regard interrogatif, mais
il s’interdisait de se mêler à leur discussion. Lucie avait une attitude diamétralement opposée
avec son épouse. Elle était pédagogue, et par exemple, lorsqu’elle avouait ne pas avoir visité
telle exposition consacré à un obscur plasticien russe, plutôt que de s’exclamer : comment, tu
ne le connais pas, comme si c’était la preuve indubitable d’une ignorance crasse, elle lui
proposait de l’y accompagner, en soulignant qu’elle était très impatiente d’entendre ce qu’elle
aurait à en dire. Ce qui lui faisait le plus mal, c’était d’entendre sa femme louer la culture et
l’intelligence de son amie. En creux, il entendait le reproche qu’il ne lui procurait cette
nourriture intellectuelle. Un jour, il lui avait proposé d’aller ensemble à une de ces expositions
que Lucie avait mentionnée. Elle lui avait répondu, qu’elle savait bien que ça lui cassait les
pieds, qu’elle irait avec son amie, qui pourrait lui expliquer ce qu’il fallait comprendre. Il avait
abdiqué sachant qu’il ne pourrait jamais rivaliser aux yeux de sa femme sur le terrain de la
culture avec Lucie. Pratiquement tous les dimanches, les deux femmes allaient ensemble voir
un film au cinéma, visiter un musée, ou assister à une pièce de théâtre.
- Je me sauve, dit Lucie ; Salut Paul, dis donc, ça y va la muscu. J’ai cru qu’il y avait un
pilier des all blacks dans votre entrée. Ce qui fit pouffer sa femme.
Elle était déjà arrivée à la station de métro qu’il murmura pour lui-même :
- C’est ce qui arrive à force de se « mêlée » de ce qui ne nous regarde pas.
Et il sourit.
Elle aurait tant aimé que Lucie et son mari s’entendent. Mais ils étaient l’exacte opposée l’un
de l’autre. Son mari était un modèle de stabilité. Il consacrait tous ses efforts à ce que tout
reste exactement en l’état, quelles que soient les circonstances ou les imprévus. Elle lui était
d’ailleurs reconnaissante de ce sentiment de sécurité qu’elle éprouvait à ses côtés. Elle se
sentait, d’une certaine mesure, à l’abri des aléas de la vie. A l’inverse, Lucie était une source
inépuisable de surprises. Elle la déstabilisait, la forçait perpétuellement à remettre en
question ce qu’elle tenait pour acquis. Elle l’invitait à jeter un regard différent sur chacun des
aspects de sa vie, y compris sur elle-même.
Les deux femmes avaient passées la journée du samedi ensemble. Elles étaient restées une
bonne partie de l’après-midi chez Lucie. Son appartement était petit mais situé dans un
quartier chic de Paris. Mansardé, les poutres dataient du 18eme siècle. Les fenêtres donnaient
sur le parvis de l’église saint Sulpice. La décoration hétéroclite évoquait sans ostentation, les
voyages et les expériences qu’elle avait faites ; des photos prises lors de bénévolat
humanitaire au bout du monde, des bibelots exotiques dont on lui avait fait cadeau, et qui
devaient valoir une fortune, quelques photos prises avec des célébrités qu’elle avait eu
l’occasion de rencontrer. Dans un petit cadre de bois figurait une photo défraichie
représentant Lucie et elle, bras dessus-bras dessous au premier rang d’un défilé prise lors d’un
mouvement de grève estudiantine.
Comme du temps de la fac, les deux femmes se perdaient dans des conversations infinies, ou
se succédaient des arguments péremptoires et empreint d’une bonne dose de mauvaise foi
ou le plaisir se trouvait davantage dans l’art du débat et que sur le fond. Avocate rompue à la
rhétorique, Lucie retenait ses coups, mais ne résistait pas au plaisir de voir la mine dépitée de
son amie, quand elle mettait à bas tout son argumentaire. Elles avaient débattu sur le
problème de la nature du bien et du mal. Lucie qui lui avait demandé s’il existait une frontière
évidente séparant le bien du mal. Elle avait hésité.
- Tu sais ce que disait Léo Ferré : « l’ennui avec la morale, c’est que c’est toujours la
morale des autres… »
Elle connaissait bien ce pétillement dans le regard de son amie, quand elle était sur le point
de la faire tomber dans une de ses chausse-trappes. Elle était assez d’accord son
argument : elle avait à l’esprit beaucoup de choses qu’on considérait actuellement comme
des droits inaliénables, mais qui avaient été jugés inacceptables dans un passé pas si
lointain, par l’église, par la loi ou par des traditions dont personne ne savait vraiment d’où
elles tiraient leur légitimité. Ou était donc le piège ?
- On ne décrète pas ce qui est moral. C’est bien ou ça ne l’est pas. Ensuite, bien sûr, rien
n’empêche de dire ce qui est bien… par exemple, s’il pleut, ça n’est pas parce que je dis
qu’il pleut, que c’est moi qui l’ait décidé. Je n’arrive pas à m’expliquer…
Lucie avait pris cet air de concentration, comme si elle examinait ce que venait de dire son
amie. Mais elle la connaissait trop bien pour être dupe de son petit jeu. Elle avait provoqué
cette réponse, et elle allait porter l’estocade.
- Tu sais que la morale contre laquelle Ferré s’insurgeait, était le tabou imposée par la
société des relations pédophile ?
- faire ça avec une gamine, c’est dégueulasse, c’est pas une question de société avait-elle
explosé. Elle n’avait pas voulu être mère mais l’innocence de l’enfant était sacrée à ses
yeux.
- La loi n’interdit pas à un adulte d’avoir des relations sexuelles avec un enfant de 15
ans, si ces relations sont consenties.
- Oui, je sais, mais 15 ans, ça me parait jeune quand même… Un enfant peut être
manipulé ou séduit par un adulte. Même si les enfants sont de plus en plus mature
rapidement dans notre société.
- Les textes de loi précédents fixaient la limite à 13 ans et avant cela, à 11 ans.
- Aucune gamine de 11 ans ne peut prendre une décision au sujet de quelque chose sur
laquelle elle n’a aucune notion. C’est absurde et c’est contre-nature.
- Si la loi était morale, elle ne pourrait pas être obligatoire. Si pour la faire respecter,
on devait contraindre les gens, alors elle cesserait d’être morale.
- Tu m’embrouilles, madame l’avocate, avait-elle dit en riant.
Depuis leurs années étudiantes, les joutes oratoires qu’elles s’étaient livrées s’étaient
pratiquement toujours conclues par sa déconfiture. Mais, bien qu’elle soit loin de posséder la
vivacité intellectuelle de Lucien et contrairement à son mari qui en ressentait une humiliation,
chacune de leurs discussions augmentait son sentiment de fierté d’être sa meilleure amie.
Avant de se séparer, les deux amies avaient coutume de fumer un peu de marijuana en buvant
du maté. Lucie prétendait que c’était une forme de psychanalyse active mais la vérité était
qu’elles aimaient ce sentiment de libération et de légèreté que procurait cette drogue. Du fait
de leur proximité d’âme, elle ne craignait rien de ce qu’elles pouvaient dire ou faire sous l’effet
du stupéfiant. Elles connaissaient les effets que cette drogue provoquait chez elles. Pour Lucie,
cela se manifestait par un abandon dans des sortes de danses extatiques ou de pantomimes
lascives, au cours desquelles Il n’était pas rare qu’elle se débarrasse d’une partie ou de tous
ses vêtements. Son amie devenait volubile ; elle discourait à l’infini, comme si sa réserve
naturelle se volatilisait dans les volutes du bong. Elle était souvent prise de fou rire, au
spectacle des postures aguicheuses de son amie, ou même sans aucune raison. Elle se sentait
heureuse et libre, et elle se sentait être auprès de son amie, ce qu’elle était vraiment, sans
qu’elle puisse exprimer par des mots ce que cela était. Lorsqu’elle rentrerait chez elle, elle
assumerait une autre personnalité.
- Rassure-toi, tu n’es pas schizo, t’es une existentialiste refoulée, ma cocotte, lui avait
lancé Lucie, un jour que la conversation était venue sur cette sensation d’avoir double
personnalité.
Elle se souvenait que le soir-même, elle avait abordé la question avec son mari :
Comment savoir si quelque chose est bien, parce que c’est permis, ou, si c’est autorisé
parce que c’est bien.
- C’est la même chose, non ? avait-il répondu.
- Pas du tout, par exemple, c’est autorisé d’avoir une relation sexuelle avec un mineur
de plus de 15 ans.
- C’est dégueulasse, on devrait envoyer pourrir en prison les types assez dégénéré
pour faire ce genre de saloperie et ne plus jamais les laisser ressortir. C’est encore ta
copine avocate qui t’a bourré le crâne avec des conneries de gauchistes.
- Pas du tout mentit-elle, j’ai entendu ça dans un débat à la radio. Ça m’a fait réfléchir,
c’est tout…
- Réfléchir à quoi ? à défendre des pédophiles ?
Elle s’était sentie honteuse d’avoir pu ne serait-ce que spéculer sur une telle question. Son
mari avait évidemment raison. Il n’y avait aucun débat à avoir : abuser d’un enfant était
indéfendable. Cela était l’évidence même aux yeux de son mari, aux siens aussi, maintenant
mais pas durant l’après-midi ou Lucie et elle en avaient débattu, affalées sur des poufs
ramenés d’Afghanistan. Ce n’avait été qu’un simple jeu de l’esprit, des spéculations
désincarnées alors que dans sa simplicité frustre, son mari lui avait mis devant le nez, l’image
d’un enfant de chair et de sang, et dont la souffrance elle, était bien réelle. Cependant, le
contraste lui avait fait toucher du doigt ce que ces deux pôles signifiaient. Lucie, dans la
recherche, l’expérimentation, l’enrichissement culturel, le débat d’idées, prolongeait ses
années de fac, qu’elle considérait comme la période la plus heureuse de sa vie, alors que son
mari avec ses certitudes ancrées lui renvoyait cette vie bourgeoise qu’elle ne s’était choisie
pace qu’il faut bien se ranger et qu’on ne peut pas mener une existence bohème et soixante-
huitarde toute sa vie. Elle enviait Lucie d’avoir su trouver un chemin qui lui avait évité ce
renoncement. Elle n’avait jamais changé d’un iota. Elle était toujours aussi passionnée et sa
soif de vivre paraissait inextinguible. Elle était aussi flattée qu’elle n’ait jamais semblé trouver
qu’elle avait changé au point de devenir irrémédiablement ennuyeuse. Au contraire, elle
n’avait jamais cessé de voir en elle, ce qui avait provoqué cette amitié indéfectible. Elle
trouvait Lucie tellement brillante, tellement plein e de tout ce qui lui faisait défaut, qu’elle se
demandait bien, ce qu’elle devait trouver en elle, qui justifie cette attirance. Elle s’était
écartée d’elle aux premiers temps de son mariage sans jamais toutefois perdre totalement le
contact. Et puis, progressivement comme un chat qui prend possession d’un appartement,
elle avait repris sa place près d’elle, sourde aux aboiements courroucés de son mari. Leur
amitié avait repris son cours habituel comme si rien n’avait changé.

Dès la première rencontre avec celle qui deviendrait sa femme, Lucie avait été dans le paysage.
Il ne l’avait jamais apprécié, comme instinctivement un chien n’aime pas les chats. Elle n’était
pas dénuée de charme, mais elle avait cet air perpétuellement ironique qu’il détestait. Elle
réussissait à paraitre franche et sans détour tout en faisant en sorte qu’on ne puisse ignorer
sa supériorité. Elle ne se vantait jamais, en général, il fallait la questionner pour qu’elle avouât
avoir vécu un temps avec de Ouïghours au Xinjiang, qu’elle avait participé à la création d’un
orphelinat au cap vert, qu’elle connaissait bien richard Gere ou qu’elle avait été reçue en
audience privée par le pape et encore minimisait-elle ce qu’elle avait vécu :
- Tu sais, dans le fond, je suis assez froussarde. Si c’est pour finir comme le Che en
Bolivie... merci bien… et puis j’aime mon petit confort. Une vraie parisienne, quoi.
Si effectivement Lucie était restée égale à elle-même depuis qu’il la connaissait ; toujours
aussi sûre d’elle, sa femme, en revanche, changeait. Autant elle paraissait radieuse et semblait
s’épanouir à chaque rencontre avec son amie, autant elle devenait grise et se refermait quand
elle était seule avec lui. Il avait l’impression que leur complicité s’érodait un peu chaque jour.
Il avait bien essayé de lui proposer des sorties, mais les films qu’ils choisissaient ne la
transportait pas. Elle les trouvait bien fait, bien joué, mais sans originalité et portant un
message convenu. Il avait cherché des adresses de restaurant sortant de l’ordinaire, mais elle
jugeait leur cuisine pas totalement authentique, trop adaptée aux gouts occidentaux. A sa
manière, sa femme devenait snob, sans ostentation, juste une petite pointe de prétention qui
l’empêchait d’apprécier les choses simples, justement parce qu’elle les jugeait trop simples
ou trop communes.
Il aimait profondément son épouse et se désolait de la voir se mettre progressivement à
détester leur vie. Il voyait bien qu’elle n’attendait le week-end comme un plongeur nageant
vers la surface de la mer pour prendre une respiration. D’ensembles, ils vivaient de plus en
plus côte à côte ; il en était bien conscient mais il ne savait pas comment retisser les liens qui
unissaient son couple, et qui, semaine après semaine devenait de plus en plus fragiles. Rien
de ce qu’il lui proposait ne semblait avoir le moindre effet. Un temps, elle avait accepté de
l’accompagner à la salle de gym, il y avait beaucoup de femmes qui semblaient trouver un
certain plaisir à l’exercice physique et une satisfaction de son effet sur la fermeté de leur corps.
Mais elle avait trouvé cela vain et narcissique et n’avait pas été au-delà de quelques séances.
Il était bien conscient de n’avoir pas beaucoup plus à proposer en matière de philosophie de
vie que le basique « esprit sain dans un corps sain » et cela le désolait.
Comme chaque samedi soir, lorsqu’elle rentrait chez eux, il s’informait de sa journée passée
avec son amie. Elle lui répondait, souvent de manière succincte, comme pour donner le
change, tout en sachant que ses sorties culturelles n’intéressaient pas son mari.
- Nous sommes allées au musée des arts premiers.
- Tu y es déjà allée non ?
- Oui, mais il y avait une expo que Lucie voulait voir.
- C’était sympa ? C’était sur quoi ?
- Les cultures océaniennes…
Puis estimant qu’ils avaient épuisé le sujet, elle demanda :
- Tu veux manger quoi ?
Le jeudi suivant, la conversation languissait pendant le repas, sur les anecdotes insignifiantes
de la journée. Elle n’avait presque rien à dire et il ne trouvait rien à répondre. Alors que les
silences s’allongeaient, Il dit :
- Au fait, j’ai vu dans le métro l’affiche de l’expo sur des arts premiers ou tu es allée, ça
me dirait bien d’y aller.
Cela la surprit un peu, mais elle encouragea son mari :
- Oui, c’est vraiment très sympa. Ça devrait te plaire.
- Ça me casse les pieds d’y aller tout seul, ça t’embêterait d’y retourner ?
- Non, si ça te fait plaisir, on ira ce week-end
Elle n’était pas dupe de la tentative de son mari de contester le monopole de Lucie sur les
activités culturelles. Elle lui était reconnaissante de son effort mais ne pouvait s’empêcher de
remarquer qu’il n’avait pas eu l’originalité de proposer une exposition qu’elle n’avait pas déjà
vue. Son mari n’évoluait qu’en terrain connu et L’idée de visiter un musée qu’aucun des deux
ne connaissait, ne lui serait jamais venu à l’esprit. Il était tellement prévisible et transparent
dans ses tactiques maladroites de rivaliser avec Lucie qu’il en était attendrissant.
Elle prévint Lucie qu’elles ne pourraient pas se voir ce samedi, qu’aussi exceptionnel que cela
puisse lui paraitre elle allait au musée avec son mari. Cela ne la fit pas rire et prétendit ne pas
être disponible le dimanche.
- Tu n’es pas fâchée ?
- Mais non, ma cocotte, pas du tout…
Mais elle ne la crût pas entièrement. Jamais elle n’aurait pu imaginer que Lucie puisse croire
que son mari pouvait menacer d’une manière ou d’une autre, leur relation indéfectible.
Lorsqu’elles étaient ensembles, elles ne parlaient quasiment jamais de lui. Non pas qu’elles
évitaient le sujet, mais parce qu’elles prolongeaient inconsciemment leur monde tel qu’il était
depuis les bancs de la fac, avant qu’elle le rencontre et se marie. Pour elle, ces deux mondes
coexistaient sans vraiment se superposer. Elle menait avec son mari, une vie bourgeoise et
sans relief. Elle en connaissait les codes et les devoirs. Lors des moments passés avec Lucie, il
n’y avait pas d’autre obligation que de ne se soumettre à aucun code, aucune responsabilité ;
elles pouvaient dire ou penser n’importe quoi, et même changer d’avis dans la minute. Elles
faisaient et défaisaient le monde sans jamais sans vraiment se prendre au sérieux. Il lui arrivait
rarement de penser à Lucie quand elle était avec son mari, et jamais à son mari quand elle
était avec Lucie.
Sans grande surprise, elle ne retrouva pas le même sentiment, en revisitant l’exposition avec
son mari, que celui qu’elle avait éprouvé lors de la première visite avec son amie. Peut-être
était-ce trop frais dans sa mémoire, mais en toutes circonstances, Lucie trouvait un angle
insolite ou remarquait un détail qui leur donnait matière à réflexions, quand bien même le
thème de l’exposition ou du film ne l’intéressait pas spécialement. Elle trouvait son mari
attendrissant ; il s’arrêtait méthodiquement devant chaque vitrine, lisant chaque ligne de
chaque panneau explicatif, tentant d’en absorber le maximum, comme un gamin
consciencieux lors d’une sortie scolaire. Elle le suivait plus qu’elle l’accompagnait, mais au
fond d’elle-même elle était un peu triste de mettre aussi si peu de grâce partager ce moment.
Elle se prenait à regarder plus souvent son couple dans le reflet d’une vitre que les objets qui
étaient exposés de l’autre côté.
- Je suis fatiguée, je voudrais rentrer.
- Mais on n’a pas encore tout vu !
- Ca n’est pas grave, d’ailleurs on ne peut jamais tout voir. On pourra revenir une autre
fois, si tu veux, mentit-elle.
Il lui sourit et ils se dirigèrent vers la sortie. Elle avait un peu honte de lui avoir laissé croire
qu’ils renouvèleraient ces sorties à l’avenir. Pour tout dire la vérité, la naïveté des
commentaires de son mari lui avait fait même éprouver un peu de honte. Pourquoi avait-il
tenu à chercher à rivaliser avec Lucie sur ce terrain ? Cela l’a dépassait. Attends, je voudrais
quand même voir cette salle, dit-il alors qu’ils passaient devant la section dédiée aux
tatouages polynésiens.
Il n’était exposé que peu de choses ; dans quelques vitrines, quelques instruments utilisés
pour réaliser traditionnellement ces tatouages. Quelques objets décorés des motifs qu’on
retrouvait sur les photos de corps entièrement tatoués. Sur des panneaux figurait chaque
symbole, présenté sous des formes plus ou moins stylisées. Pour chacun d’eux, un paragraphe
décrivait les croyances qui leur étaient associés. Les ignorant ostensiblement, son mari lui
expliqua avec forces détails, chacun d’eux. Parfois même, il relevait sa manche pour indiquer
sur son propre bras, la présence sous une forme légèrement différente de tel ou tel motif. Il
insista sur la dimension initiatique de cette pratique ; le tatouage constituant la preuve
indélébile, qu’un homme a surmonté la douleur de cette épreuve, comme chaque autre adulte
de son groupe. Sa femme l’écoutait sans rien dire. L’écolier studieux s’était métamorphosé en
professeur. Après une vingtaine de minutes, il se tut et s’assura qu’il n’avait oublié de
commenter aucun panneau, avant de quitter l’exposition.
Même s’il avait suivi la tendance du moment, il ne s’était pas fait tatoué sur un coup de tête.
Il s’était d’abord documenté sur le sens de cet acte et sur sa symbolique, méthodiquement,
jusqu’à posséder son sujet. Puis il avait mis en balance le pour et le contre ; il ne se considérait
pas comme quelqu’un de spécialement courageux mais justement, il ne s’était pas fait tatouer
parce qu’il voulait proclamer qu’il possédait une âme de guerrier, mais au contraire, en
acceptant l’épreuve, pour se prouver à lui-même qu’il avait la force de caractère de résister à
la douleur. Même si les outils des tatoueurs actuels n’avaient pas grand-chose de commun
avec leurs frustres ancêtres qui étaient exposés, les larmes lui étaient montées plusieurs fois
aux yeux alors que l’aiguille du tatoueur pénétrait son derme. Plusieurs fois, il lui avait
demandé s’il souhaitait faire une pause, mais il avait serré les dents et avait refusé. Même si
elle ne l’aurait jamais su, il aurait eu l’impression de trahir sa femme. C’était aussi pour elle
qu’il avait enduré l’épreuve ; surtout pour elle. Bien sûr, elle n’avait pas compris le sens de son
geste, comment aurait-elle pu ? Quand il lui avait montré pour la première fois son bras, elle
avait trouvé que « ça lui allait bien » et lui avait demandé s’il avait eu mal. Comme s’il venait
de chez le dentiste… Il avait répondu que non, pas trop, et elle était passée à autre chose. Il
n’était pas très doué avec les mots, mais maintenant qu’il lui expliqué le sens de son geste: le
sacrifice, la douleur, l’épreuve consentie, elle comprenait. Il remarqua que sa femme le
regardait comme si elle le voyait réellement pour la première fois. Il lui sourit. Sa femme lui
sourit en retour avec tendresse et il se sentit soudain heureux.

Rien dans les jours suivants ne lui parut sortir de l’ordinaire. Il guettait dans le
comportement de sa femme le plus infime indice de changement, mais il n’en décela aucun
jusqu’au jeudi suivant, ou en rentrant chez lui, il remarqua immédiatement, le pansement
qu’elle portait sur son avant-bras. Il ne fit aucune remarque ; il avait immédiatement
reconnu la dermalize qu’on pose sur un tatouage pendant 24 heures pour aider à la
cicatrisation. Il ne put que deviner le motif à travers le film transparent, une sorte de
couronne florale qui lui faisait le tour du bras. Lorsqu’elle remarqua sa présence, elle ne le
recouvrit avec sa manche. Il se souvenait de ces 24 heures au cours desquelles il n’y eut pas
une minute où il ne se posât pas la question de son choix de se faire tatouer, de celui du
motif, ou de celui du tatoueur. Le temps s’était alors comme englué, retardant à l’envi la
sortie de sa chrysalide et de nouveau, il ressentait cette impatience que le moment arrive ou
elle pourrait découvrir la marque qu’elle avait faite graver dans sa chair, et l’arborer aux
yeux de tous, et particulièrement aux siens. D’un accord tacite, ils n’abordèrent pas le sujet
durant la soirée.
La journée du lendemain lui parut interminable. Il lui arrivait même inconsciemment de passer
sa main sur son propre avant-bras. Jamais, rein ne les avait rapproché autant, ni soudé
ensemble aussi fortement, pas même lorsque devant l’autel, ils avaient échangé des anneaux
en se promettant fidélité et assistance. Il y avait quelque chose de brutalement païen dans ce
geste qui résonnait chez lui davantage que le rituel compassé de l’église. Il quitta son travail
dès qu’il le put, son cœur battait en montant les escaliers. Sa femme l’avait précédé. Assise
sur le sofa, elle fumait une cigarette le regard perdu dans le mur blanc. Elle avait arrêté de
fumer lorsqu’ils s’étaient rencontrés mais il ne fit aucun commentaire. Ils échangèrent
quelques banalités. Sa voix était pâteuse. Il trouva dans la cuisine, une bouteille de vin vide. Il
ne se formalisa pas qu’elle ne l’ait pas attendu pour déboucher cette bouteille, elle avait bu
non pour célébrer le moment mais pour se donner du courage. Elle ne paraissait pas décidée
à retirer son pansement. Brusquement, il lui vint à l’esprit qu’elle regrettait sa décision, qu’elle
ne voulait pas que ce tatouage apparaisse. C’était pour lui qu’elle s’était infligée cette marque
indélébile et il eut soudain honte. Il cherchait des mots de consolations, il lui dirait que son
tatouage était vraiment très réussi et très discret ; même une manche courte le dissimulerait.
Elle était encore immobile à terminer de fumer sa cigarette quand on sonna à la porte.
- J’y vais dit-il et se précipita dans l’entrée, bien déterminé à éconduire l’importun au
plus vite.
A peine la porte ouverte, Lucie entra sans la moindre attention pour sa présence.
- Alors cocotte, ce tatouage ? lança-t-elle
Ses jambes se dérobèrent presque sous lui quand il entendit sa femme répondre
- Je t’attendais pour retirer le pansement
- Laisse-moi faire, les pansements de guerre, ça me connait !

Lucie s’était assise sur le sofa, sa femme lui tendait le bras.


- Waow, superbe !
- C’est vrai ? tu aimes ?
Il n’en revenait pas. Sa femme avait laissé quelqu’un d’autre retirer son pansement et voir son
tatouage avant lui.
- J’a-do-re… Tes affaires sont prêtes ?
- Oui dans la chambre…
Lucie se leva et revint avec la valise de sa femme.
- Tu vas où ? demanda-t-il alors qu’elles s’apprêtaient à partir.
Elle ne répondit rien en sortant. Lucie lui lança un Salut, auquel il ne répondit pas. Il s’effondra
sur le sofa, sonné. Le sang battait à ses tempes dans un martellement furieux. Puis, comme
par persistance rétinienne, il revit le tatouage qu’il n’avait fait qu’apercevoir un instant, alors
que sa femme prenait soin d’enfiler lentement son bras encore douloureux dans sa manche
de son manteau. Deux ou trois tiges chargées d’épines faisaient le tour de son bras en
s’entrelaçant. Une rose unique avait fleuri de cette couronne, au centre de laquelle était écrit
« Lucie ».

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