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LE COMBAT

DE RÉMUS ET ROMULUS

Hélène Montardre
Illustrations de Benjamin Bachelier
Couverture : Nicolas Duffaut

© 2015 Éditions Nathan, SEJER, 25, avenue Pierre-de-Coubertin, 75013 Paris, France

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011.

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
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le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN 978-2-09-255858-4
SOMMAIRE

Couverture
Copyright

1 - Un drôle de rêve
2 - Une louve et un pivert

3 - Un berceau en forme de coquillage


4 - La révolte

5 - Une ville nouvelle


6 - La dispute

7 - Le regard de la louve
Pour en savoir plus sur l’histoire de Rémus et Romulus

Comment connaît-on l’histoire de Rémus et Romulus ?


Qui est Ovide ?

Qui est Tite-Live ?


Qui est Plutarque ?

Qui sont Numitor et Amulius ?


Rémus et Romulus ont-ils vraiment existé ?
Où se trouve Albe ?
Quand Rome aurait-elle été fondée ?
Qui sont les vestales ?

Pourquoi Rémus et Romulus ont-ils choisi des oiseaux pour les départager ?
L’histoire de la fondation de Rome est-elle vraie sur le plan historique ?
Hélène Montardre
1

UN DRÔLE DE RÊVE
Numitor, le roi de la ville d’Albe, est furieux. Son frère Amulius n’a
qu’une idée en tête : prendre sa place ! Et il est sur le point d’y parvenir.
Dans la grande salle de son palais, Numitor fait les cent pas.
– J’aurais dû me méfier ! gronde-t-il. À la mort de notre père, j’ai
laissé Amulius partager notre héritage. À moi le royaume, à lui l’or et
l’argent de notre famille. Je n’ai pas réfléchi qu’un royaume sans or ni
argent n’est rien, et qu’avec ces richesses, Amulius serait plus puissant
que moi.
Numitor a tout à fait raison de s’inquiéter…

À quelque temps de là, Amulius a bel et bien remplacé son frère sur le
trône ! Il lui a cependant permis de conserver une grande maison et des
terres, situées sur le territoire d’Albe, ainsi que ses troupeaux et ses
bergers.
À présent, c’est au tour d’Amulius de se poser des questions.
Certes, il a obtenu ce qu’il voulait. C’est lui à présent le maître du
royaume. Et personne n’osera le contester car tout le monde a peur de
lui. Mais un problème demeure… Numitor a une fille, Rhéa Sylvia. Si
un jour elle se marie et a des enfants, ceux-ci risquent de réclamer le
trône auquel ils ont droit. En effet, avoir pris la place de son frère ne
donne pas le droit à Amulius d’être roi ! Si Rhéa Sylvia a des enfants, ils
seront les véritables héritiers de la Couronne, et ils le chasseront.
À cette seule idée, la fureur envahit Amulius. Cela ne doit pas arriver !
Jamais ! Mais comment l’empêcher ?
– Il y aurait bien une solution… lui suggère son conseiller.
Amulius lève vers lui un regard interrogateur.
– Fais de Rhéa Sylvia une prêtresse de la déesse Vesta, poursuit le
conseiller.
Amulius réfléchit. Une prêtresse de Vesta… Ce n’est pas une
mauvaise idée ! Car si Rhéa Sylvia devient une vestale, elle n’aura pas le
droit de se marier, et encore moins celui d’avoir des enfants. Son
conseiller a raison, c’est une excellente solution.
Bientôt, sur l’ordre d’Amulius, Rhéa Sylvia quitte la maison de son
père et endosse la longue tunique blanche des vestales. Désormais, elle
habitera avec les autres prêtresses dans une maison située à côté du
temple de Vesta, et sa vie sera dédiée à la déesse. Son travail principal
sera d’entretenir le feu sacré qui doit toujours brûler dans le temple. Car
Vesta est la déesse du foyer, et le feu sacré représente celui qui brûle
dans chaque maison de la cité.
Rhéa Sylvia est triste de quitter son père et la maison où elle a grandi.
Mais devenir vestale n’est pas si terrible. Dans la cité, les prêtresses sont
très respectées. Elle se plie donc à sa nouvelle vie.

Les jours passent. L’automne succède à l’été, l’hiver à l’automne, et le


printemps revient. Rhéa Sylvia en est heureuse. L’une de ses tâches
consiste à aller chercher l’eau à la rivière. Et c’est beaucoup plus
agréable de s’y rendre quand le soleil brille plutôt que lorsque l’air glacé
gèle le bout des doigts !
Ce matin-là, le temps est particulièrement doux. Les oiseaux chantent
à tue-tête et les rayons du soleil illuminent le bord de la rivière.
Rhéa Sylvia se penche au-dessus de l’eau. Son visage s’y reflète et elle
le contemple longuement. Son père lui a toujours dit qu’elle était jolie,
et elle doit bien reconnaître que c’est vrai ! Elle soupire avec regret. À
quoi lui sert sa beauté ? Elle est vestale, et aucun homme ne
l’approchera jamais.
Elle remplit sa cruche et se redresse. Elle n’a pas envie de remonter
tout de suite vers le temple. Un carré d’herbe verte sous un buisson de
saules l’attire irrésistiblement. Pourquoi ne s’y reposerait-elle pas un
moment ?
Elle s’assoit dans l’herbe. L’ombre des saules est plaisante. Les oiseaux
gazouillent et la rivière murmure. Tout est si paisible… Les yeux de
Rhéa Sylvia se ferment doucement ; elle s’allonge et s’endort.
À son réveil, elle se sent étrangement fatiguée. Et un rêve curieux
occupe son esprit. Elle y distingue l’image d’un guerrier. Il est grand, il
est beau, il est fort. Un casque est posé sur ses cheveux, et il tient une
lance à la main. Un sourire éclatant illumine son visage quand il se
penche vers elle…
L’image s’estompe et le souvenir d’un rêve différent s’impose. C’est ce
dernier qu’elle raconte aux autres vestales.
– J’étais auprès de l’autel de Vesta. Le brin de laine qui retient mes
cheveux s’est dénoué et est tombé près du foyer sacré. Aussitôt, deux
palmiers ont jailli du sol. Le plus grand a déployé des branches
vigoureuses sur l’univers tout entier. Et puis, Amulius a levé une hache
contre les palmiers. Heureusement, un pivert, l’oiseau du dieu Mars, est
intervenu…
Elle se tait. Les autres l’ont écoutée en silence. Aucune ne sait
comment interpréter ce que leur compagne a vu en dormant.
– Peut-être ce rêve me portera-t-il chance, murmure alors Rhéa
Sylvia.
2

UNE LOUVE ET UN PIVERT


Le temps s’écoule. Chaque fois que Rhéa Sylvia descend à la rivière,
elle observe d’un air pensif l’eau qui s’enfuit. Quelque chose a changé à
l’intérieur d’elle-même, elle le sait. Ses gestes sont plus lents et son
ventre plus rond. Un jour, elle réalise qu’aucun doute n’est permis : elle
attend un enfant !
La terreur l’envahit. Elle est vestale, elle ne peut pas avoir un enfant !
Une punition terrible s’abat sur celles qui enfreignent la loi. Et puis
d’abord, comment pourrait-elle être enceinte ? Aucun homme ne l’a
jamais approchée !
Cet après-midi-là, Rhéa Sylvia est en train de traverser la grande
place de la cité lorsqu’elle s’arrête, frappée de stupeur. La place est
ornée de statues. Des statues qui représentent les dieux. L’une d’elles est
baignée d’un rayon de soleil. Elle l’observe, ébahie. La statue est celle
d’un guerrier. Il est grand, il est beau, il est fort. Un casque est posé sur
ses cheveux, et il tient une lance à la main. Et le temps d’un instant, elle
a le sentiment qu’il la regarde, elle, Rhéa Sylvia.
– Mars… murmure-t-elle.
Mars, le dieu de la Guerre !
Elle rentre à toute allure au temple, bouleversée. Elle sait à présent
qui est le père de son enfant !

– Enceinte ! tonne Amulius dans son palais. C’est impossible.


– Si, répond son conseiller.
– Mais de qui ?
– Euh… Elle prétend que le père est le dieu Mars…
Amulius éclate d’un rire énorme.
– Le dieu Mars ! Bien sûr…
Il redevient sérieux et déclare :
– Dieu Mars ou pas, elle subira la punition prévue : elle sera enterrée
vivante !
– Non ! intervient une voix.
Cette voix appartient à Antho, la fille d’Amulius. La jeune fille vient
de faire irruption dans la pièce et se jette aux pieds de son père.
– Non ! Ne fais pas ça !
Amulius est très embêté. Il sait qu’Antho adore sa cousine, et lui-
même adore sa fille.
– Imagine ! poursuit Antho. Si Rhéa Sylvia avait raison ? Si le dieu
Mars était vraiment…
Antho parle longuement, et son père l’écoute, de plus en plus excédé.
Si excédé qu’il finit par l’interrompre :
– D’accord, d’accord ! Qu’on jette Rhéa Sylvia dans un cachot et
qu’on la garde au secret. J’interdis à quiconque, même à toi, Antho, de
lui rendre visite.
Et il tourne le dos à sa fille, plutôt content de lui. En prenant cette
décision, il fait plaisir à sa fille et aussi à son frère, désespéré depuis
l’arrestation de Rhéa Sylvia. Le temps que l’enfant naisse, Antho n’y
pensera plus et Numitor sera revenu à la raison. Il fera étrangler la mère
et le nourrisson au fond de leur cachot, et tout le monde oubliera cette
histoire.

Quelques mois plus tard, ce n’est pas le cri d’un nouveau-né qui se
fait entendre au fond de la prison, mais de deux ! Rhéa Sylvia a donné
naissance à des jumeaux.
Finalement, Amulius renonce à les faire étrangler. Ces bébés sont ses
petits-neveux, et ordonner la mort d’enfants de sa propre famille
pourrait attirer sur lui la colère des dieux. De même, il décide
d’épargner Rhéa Sylvia qui devra rester dans son cachot jusqu’à la fin de
sa vie.
Il appelle donc un garde qui a toute sa confiance. Il lui donne un
berceau et ordonne :
– Descends dans le cachot de Rhéa Sylvia, prends-lui ses enfants et
dépose-les dans ce berceau. Ensuite, tu marcheras jusqu’aux rives du
Tibre dans le plus grand secret. Tu choisiras un endroit isolé où
personne ne va jamais et tu jetteras le berceau dans le fleuve.
L’homme ne discute pas. Il se saisit du berceau et obéit. Il descend
dans la prison, arrache les nourrissons à leur mère et les met dans le
berceau. Il quitte Albe à la nuit tombée et couvre d’un pas vif la distance
qui le sépare du Tibre.
Le jour est déjà levé lorsqu’il parvient à destination. Le Tibre roule
des eaux boueuses et furieuses. Il a beaucoup plu ces derniers temps, et
le niveau de l’eau est particulièrement haut. À plusieurs reprises, le
garde tente de s’en approcher ; chaque fois, il recule, de peur d’être
emporté par le courant.
Finalement, il décide de poser le berceau sur le rivage.
« De toute façon, se dit-il, l’eau va continuer à monter. Elle arrivera
jusqu’ici et entraînera le berceau. Il sera pris dans les remous, se
retournera et ce sera fini. »
Avant de partir, il regarde le berceau une dernière fois. Il est vraiment
très joli. Il a la forme d’un coquillage et il est garni de plaques de cuivre
sur lesquelles des motifs sont gravés. Et s’il le conservait ? Il en tirerait
sûrement un bon prix. Il pourrait se contenter d’abandonner les bébés
dans l’herbe, cela ne changerait pas grand-chose.
Il n’ose pas. Il a trop peur d’Amulius ! Il jette un dernier coup d’œil
de regret à l’objet et s’en va.

L’eau continue à monter, en effet. Elle finit par atteindre le berceau


qui se met à flotter au gré des vaguelettes. Évitant le courant furieux, il
dérive près du bord avant d’être déposé sur un terrain plat, tout près
d’un figuier sauvage.
Peu après, alors que le soir tombe, des hurlements s’élèvent du
berceau. Les nourrissons sont affamés ! Mais il n’y a personne pour les
entendre. Personne ? Si. Une louve s’approche à pas prudents. D’abord,
elle observe les deux créatures qui s’époumonent. Puis elle s’installe au-
dessus d’elles et offre à chacune l’une de ses tétines. Le silence se fait.
Les jumeaux tètent avec avidité le lait de la louve.
Toute la nuit, la louve reste auprès des enfants et les réchauffe de son
corps. Au matin, quand elle s’en va, un pivert vient se percher sur le
bord du berceau. Il surveille les enfants et les distrait de son chant.
Quand la louve revient, il s’envole. Quand elle repart, il est là à
nouveau.
Ainsi, tantôt avec la louve, tantôt sous l’œil vigilant du pivert, les
jumeaux survivent.

Jamais personne ne s’aventure sur ce bout de terre oublié au bord du


Tibre.
Pourtant, quelque temps plus tard, un berger, Faustulus, arrive
jusque-là. Il est à la recherche de l’une de ses brebis qui s’est égarée. Il a
suivi ses traces, et celles-ci l’ont conduit jusqu’au figuier. Là, il s’arrête,
intrigué. Un étrange objet est posé sur le sol. On dirait… Mais oui.
C’est un berceau. Un pivert est posé dessus. Tout autour, le sol est
creusé d’empreintes que le berger connaît bien : ce sont celles d’un
loup.
Quand Faustulus s’approche, le pivert s’envole en poussant un cri
perçant. Le berger se penche au-dessus du berceau et contemple en
silence les jumeaux endormis. Puis il examine le berceau.
Il a la forme d’un coquillage et est garni de plaques de cuivre sur
lesquelles des motifs sont gravés ; des motifs comme il n’en a jamais vu.
Enfin, Faustulus se redresse et se fige.
À quelques pas de là, une louve l’observe de ses yeux jaunes. Le cœur
de Faustulus se met à battre à toute allure. Quand la louve s’approche, il
recule doucement. Mais la louve ne lui prête aucune attention. Elle va
droit au berceau et offre ses mamelles aux bébés. Aussitôt, ceux-ci se
réveillent et commencent à téter. Quand ils s’arrêtent, repus, la louve
donne à chacun un coup de langue, puis elle se tourne vers Faustulus et
le regarde longuement avant de s’éloigner aussi silencieusement qu’elle
était arrivée.
Remis de sa surprise, Faustulus revient auprès du berceau, le ramasse
et s’en va, poussant sa brebis devant lui.
De retour chez lui, il raconte la scène à sa femme, Larentia. Celle-ci
déclare :
– La louve t’a confié ces enfants. Je suis sûre que c’est elle qui a pris
soin d’eux jusqu’à maintenant.
Elle se penche sur le berceau et s’extasie :
– Regarde comme ils sont beaux !
– Juste nourris au lait de louve, tu crois ? interroge Faustulus,
perplexe.
– Bien sûr ! Mais qui sont-ils ? demande Larentia.
– Le berceau est splendide… commente Faustulus.
Ils se regardent. Tous les deux ont en mémoire ce bruit qui a couru.
Une vestale aurait accouché de jumeaux dans le plus grand secret. Et
cette vestale ne serait pas n’importe qui, il s’agirait de Rhéa Sylvia, la
fille de Numitor !
Ni l’un ni l’autre, cependant, n’ose évoquer cette histoire.
– Nous n’avons pas d’enfants… se contente de dire Larentia.
– Je vais cacher ce berceau, décide Faustulus.
C’est ainsi que les jumeaux sont adoptés par Faustulus et Larentia. Ils
les nomment Rémus et Romulus, du mot ruma, qui signifie
« mamelle », parce que Faustulus a vu une louve les allaiter.
3

UN BERCEAU EN FORME DE COQUILLAGE


Les jumeaux grandissent entre Faustulus et Larentia qui les aiment de
tout leur cœur.
Ils sont forts, vigoureux, et jamais aucune maladie ne les touche. Très
tôt, ils accompagnent Faustulus derrière ses troupeaux. Ils rencontrent
d’autres enfants, fils de bergers comme eux, et tout naturellement, ils
deviennent leurs chefs. Personne n’ose leur disputer cette place, car ils
sont courageux, hardis et que rien ne leur fait peur. Et puis, ils parlent
bien. Romulus surtout. Quand une dispute éclate, il sait écouter les uns
et les autres, et trouver une solution pour réconcilier tout le monde.
Quelquefois, Faustulus est étourdi rien qu’à regarder ses fils adoptifs.
Ils n’arrêtent jamais. Ils courent derrière les brebis, ils chassent, ils se
battent avec ceux qui tentent de leur voler des bêtes, ils se précipitent à
la défense des plus faibles. Ils sont souvent révoltés de la terreur
qu’Amulius fait régner sur le royaume d’Albe. Et quand Amulius
commet des injustices, ils osent crier leur colère. Dans toute la région,
le peuple les connaît et les apprécie.

Un jour, Rémus et Romulus sont pris dans une querelle. Les bergers
de Numitor ont enlevé des troupeaux aux bergers d’Amulius. Or, eux-
mêmes travaillent pour Amulius, comme Faustulus, leur père adoptif. Ils
ne peuvent laisser cet acte sans punition ! À la tête d’une bande de
jeunes bergers, ils se lancent sur les traces des voleurs. Ils les rattrapent,
et une énorme bagarre éclate. Rémus, Romulus et leurs compagnons
sont vainqueurs. Ils chassent les bergers de Numitor et récupèrent les
bêtes qui leur appartiennent.
Numitor n’est pas très content d’apprendre que ses bergers ont été
battus par ceux d’Amulius, et il le clame haut et fort à qui veut
l’entendre.
À cette nouvelle, Romulus entre dans une colère épouvantable.
– Ce sont ses bergers qui ont commencé ! déclare-t-il. S’ils n’avaient
pas volé nos troupeaux, jamais nous ne les aurions attaqués ! Puisque
c’est comme ça…
Puisque c’est comme ça, Rémus et Romulus décident d’empoisonner
la vie de Numitor. Ils rassemblent autour d’eux des jeunes gens sans
travail et des esclaves en fuite, et ils les encouragent à désobéir et à se
révolter.
Les bagarres avec les bergers et les serviteurs de Numitor sont de plus
en plus nombreuses et de plus en plus violentes. Un jour, alors que
Rémus garde un troupeau avec quelques compagnons, les bergers de
Numitor leur tombent dessus. Aussitôt, le combat s’engage. Rémus se
défend comme un lion, mais il n’y a rien à faire, les autres sont plus
nombreux. Les compagnons de Rémus sont terrassés et lui-même est
emmené.
Le voilà prisonnier.

Dans sa demeure, Numitor est bien embêté. Ses bergers ont jeté ce
jeune Rémus à ses pieds et ils attendent de lui une punition sévère. Mais
voilà… Rémus appartient à Amulius. Si celui-ci apprend que son frère
s’est permis d’exercer la justice sur un de ses bergers, il sera fou de rage.
Numitor connaît bien Amulius : ses colères sont légendaires, et il ne
veut pas courir le risque d’en provoquer une.
Aussi adresse-t-il aux siens des paroles d’apaisement :
– Je vais reconduire ce jeune homme chez mon frère…
Un concert de protestations s’élève, qu’il arrête d’un geste de la main.
– Je lui demanderai justice. S’il accepte que moi, Numitor, son propre
frère, je sois insulté par ses domestiques, c’est qu’il n’a aucun honneur.
En fait, c’est comme s’il était lui-même insulté ! Je suis certain qu’il
punira sévèrement ce berger.
Et il quitte ses terres pour conduire Rémus à la ville d’Albe où réside
Amulius.
Quand Numitor se présente devant lui, Amulius l’écoute d’une oreille
distraite. Cette affaire l’ennuie. Ce n’est pas sa faute si les bergers de son
frère sont moins forts que les siens ! Mais il retient ses moqueries. Les
Albains aiment et respectent Numitor. Ne pas écouter les protestations
de son frère risquerait de provoquer leur colère. Après tout, ce jeune
berger n’a aucune valeur. Il peut faire plaisir aux Albains sans que cela
lui coûte grand-chose.
Aussi, quand son frère se tait, il déclare :
– Tu as raison, Numitor. Les actes de ce jeune homme sont
inadmissibles, et tu as bien fait de m’en informer. Je te le livre. Punis-le
comme tu l’entends, fais-en ce que tu veux. Désormais, il t’appartient.
Amulius a atteint le but recherché. Tout le monde est satisfait : les
Albains et les gens de Numitor.

Rentré chez lui, Numitor fait venir Rémus, et pour la première fois, il
prend la peine de l’examiner.
Un grand silence emplit peu à peu la pièce tandis qu’il détaille le
jeune homme. Il est grand, plus grand que les autres bergers de son âge.
Il a l’air plus fort aussi, et plus fier. Son visage est fin, et il n’a pas peur
de regarder en face Numitor qui a maintenant droit de vie et de mort
sur lui.
Peu à peu, le trouble envahit Numitor, tandis que le silence s’éternise.
– Comment t’appelles-tu ? finit-il par demander.
Il le sait, mais il veut l’entendre de la bouche du jeune homme.
– Rémus, répond celui-ci d’une voix claire.
Numitor baisse la tête. Le temps d’un instant, un souvenir est
remonté à sa mémoire. Un visage qu’il a passionnément aimé et qu’il n’a
plus revu. Ce visage, c’est celui de sa fille, enfermée depuis de longues
années dans un cachot.
– Et qui es-tu, Rémus ? interroge-t-il.
– Je suis le fils d’un berger d’Amulius. Son nom est Faustulus, et son
épouse s’appelle Larentia.
– Fils de berger… répète Numitor qu’une énorme déception envahit.
– Oui. Enfin…
Rémus s’interrompt, et pour la première fois, Numitor le voit hésiter.
Il a l’air si vulnérable tout d’un coup !
– Enfin ? relève Numitor.
– Eh bien… reprend Rémus.
Puis, comme s’il venait de prendre une grande décision, il enchaîne
avec plus d’assurance :
– Je ne vais rien te cacher. J’ai confiance en toi. Tu me parais être
beaucoup plus digne de respect qu’Amulius ! On sait bien que lui a
l’habitude de jeter les accusés en prison sans même les entendre. Ses
cachots sont pleins d’innocents ! Tu ne lui ressembles pas…
Numitor est stupéfait. Un berger qui critique ouvertement Amulius !
Il n’a jamais vu ça. D’ailleurs, il n’a jamais vu ni entendu personne
critiquer Amulius !
– J’ai un frère jumeau, poursuit Rémus. Il se nomme Romulus. Il y a
encore peu de temps, nous pensions être les fils de Faustulus et
Larentia. Mais depuis que nous nous battons contre tes bergers, nous
entendons de drôles de choses…
– Quelles choses ? interroge Numitor.
– Nous serions nés de manière extraordinaire…
– Comment ? l’interrompt Numitor.
Rémus balaie sa question d’un geste de la main.
– Je ne sais pas exactement. Mais dans notre enfance, nous aurions été
abandonnés au bord du fleuve. Et là, des bêtes sauvages auraient pris
soin de nous. Une… Une louve nous aurait nourris !
– Une louve, répète Numitor sur un ton ironique.
– Oui. On raconte aussi qu’un pivert veillait sur nous.
Le sourire de Numitor s’élargit.
– Un pivert… répète-t-il encore.
Rémus ne remarque pas l’air amusé de Numitor. Il est tout à son
récit.
– Mon frère et moi avons fini par interroger Faustulus et Larentia, et
ils nous ont tout raconté. C’est Faustulus qui nous a découverts. Nous
étions couchés dans un berceau. Un berceau extraordinaire…
« Comme sa louve et son pivert ! » pense Numitor qui se dit que,
décidément, ce berger a beaucoup d’imagination.
– Ce berceau avait la forme d’un coquillage, reprend Rémus. Et il
était garni de plaques de cuivre sur lesquelles des motifs étaient gravés.
Numitor se redresse tandis que son sourire s’efface. Il écoute à
présent Rémus avec attention. Celui-ci continue :
– Faustulus a pensé qu’un jour, peut-être, il aiderait nos véritables
parents à nous reconnaître. Alors, il l’a conservé…
– Conservé ! rugit Numitor en bondissant sur ses pieds.
– Euh… Oui… fait Rémus, surpris de cette réaction.
Numitor fixe le jeune homme sans rien dire. Ce visage… Il ressemble
vraiment à celui de Rhéa Sylvia ! Il se livre à un rapide calcul. Quand
elle a été jetée au fond d’un cachot, sa fille avait… Oui, c’est bien ça. Et
cela fait… Pratiquement l’âge que semble avoir ce jeune homme. Quant
à ce berceau… D’après la description qu’en fait Rémus, il appartenait
forcément à une riche famille. Alors qui sont Rémus et Romulus ? Et
pourquoi a-t-on voulu les abandonner ainsi, en cachant leur véritable
identité ? Une folle espérance naît dans son cœur. Et si… Il n’ose pas
aller plus loin dans sa réflexion.
– Je te remercie de ta sincérité, dit-il d’une voix qui tremble un peu.
Retire-toi, à présent. J’ai besoin de réfléchir.
4

LA RÉVOLTE
Chez lui, Faustulus se ronge d’inquiétude.
– Que vont-ils lui faire ? Mais que vont-ils lui faire ? ne cesse-t-il de
répéter.
Larentia est trop angoissée pour parler. Tous deux pensent la même
chose : Rémus risque la peine de mort.
Enfin, Faustulus décide :
– J’y vais.
– Où ? s’exclame Larentia.
– Porter ce berceau à Numitor. Tu te rends compte, si Rémus et
Romulus sont bien les fils de Rhéa Sylvia, comme nous l’avons toujours
pensé, c’est son petit-fils qu’il s’apprête à condamner !
Et avant que Larentia ait pu l’arrêter, il se précipite dans la remise où
il a caché le berceau, s’en saisit, le dissimule sous son manteau et part en
courant.
Faustulus n’a pas le temps de rejoindre la maison de Numitor. En
chemin, il tombe sur des gardes d’Amulius, surpris de voir ce berger
courir comme un fou alors qu’il devrait être en train de surveiller son
troupeau.
– Eh ! Toi, là-bas ! l’interpelle l’un des gardes. Tu vas où, comme ça ?
Faustulus se fige et bafouille :
– Euh… Je… Enfin…
– Et que caches-tu sous ton manteau ? reprend le garde.
Sans attendre la réponse de Faustulus, il s’approche, lui arrache son
vêtement et découvre le berceau.
– Qu’est-ce que c’est que ça… commence-t-il en essayant de
s’emparer de l’objet auquel Faustulus s’agrippe de toutes ses forces.
– Attends ! l’arrête un autre garde.
Il s’approche, examine le berceau et pâlit.
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? interroge le premier garde.
– Je crois… Non, j’en suis sûr : j’ai déjà vu ce berceau. N’y touche
pas. Conduis cet homme chez Amulius.
– Mais pourquoi ?
– Je te l’ai dit, je connais ce berceau.
Les autres l’entourent tandis qu’il poursuit :
– Vous vous souvenez de cette vestale qu’on a jetée en prison parce
qu’elle attendait un enfant ?
– Oui, ça me rappelle quelque chose, fait l’un de ses compagnons.
C’était la fille de Numitor, non ?
– C’est ça. Elle a accouché de jumeaux.
– Et alors ?
– Alors, quelques jours après leur naissance, Amulius m’a convoqué. Il
m’a donné ce berceau, m’a ordonné d’y mettre les enfants et
d’abandonner le tout sur le Tibre.
Un long silence suit la déclaration du garde.
– Et c’était ce berceau, tu en es certain ? demande l’un de ses
compagnons.
– Bien sûr que j’en suis certain ! Tu en as vu beaucoup, toi, des
berceaux comme celui-ci ?
Les autres secouent la tête. De toute évidence, ce berceau est unique.
– Cette affaire nous dépasse, décide le chef. Amenons ce berger et le
berceau à Amulius.

Amulius aussi reconnaît immédiatement le berceau. Il darde sur


Faustulus un regard furieux et rugit :
– Où l’as-tu trouvé ?
– Eh bien… Cela fait si longtemps…
En bégayant, Faustulus finit par raconter toute l’histoire : sa
découverte au bord du fleuve, les jumeaux, la louve, le pivert…
– Donc tu as gardé ces enfants, commente Amulius.
– Oui.
– Ils sont toujours vivants ?
– Oui.
– Où sont-ils ?
Faustulus réfléchit à toute vitesse. Visiblement, Amulius ignore que
les jumeaux sont les chefs des jeunes bergers, et qu’il a même vu l’un
d’eux il n’y a pas longtemps. Il reprend de l’assurance et réplique :
– Oh ! Loin d’ici ! Dès qu’ils ont eu l’âge, je les ai envoyés garder les
troupeaux sur des pâturages isolés.
– Et aujourd’hui, que faisais-tu avec ce berceau ?
– Je… Je…
Faustulus a beau chercher, il ne trouve pas de réponse plausible à
cette question. Mais Amulius ne lui prête plus attention.
– Qu’importe ! déclare-t-il.
Il chasse les personnes présentes, appelle son conseiller et lui
ordonne :
– Va immédiatement chez mon frère et demande-lui s’il aurait
entendu dire que les fils de Rhéa Sylvia seraient toujours en vie.

Le conseiller trouve Numitor plongé dans le plus grand trouble. Il n’a


pas le temps de s’acquitter de sa mission. C’est Numitor qui l’interroge :
– Écoute-moi et réponds-moi franchement. As-tu jamais entendu dire
que ma fille aurait eu, non pas un enfant mais deux, et qu’ils pourraient
être vivants ?
Le conseiller garde le silence. C’est lui qui devait poser cette question
à Numitor !
– Alors ? s’impatiente Numitor.
– Eh bien… Oui, fait le conseiller. Justement…
Et il raconte à Numitor la scène dont il vient d’être témoin.
Numitor rayonne.
– J’avais raison ! s’exclame-t-il.
Il fait un geste. Du fond de la pièce, un jeune homme surgit de
l’ombre. Numitor le serre dans ses bras.
– Rémus, tu es mon petit-fils ! Le fils de ma Rhéa Sylvia !
Le conseiller recule. Il sait ce qu’il voulait savoir !
Il n’a pas le temps d’en informer Amulius. La route qui conduit à
Albe est envahie par une foule de jeunes bergers qui marchent vers la
cité. Ils sont conduits par un grand jeune homme qui est le sosie de ce
Rémus qu’il vient de voir dans la maison de Numitor. Et tous sont très
en colère. Les uns brandissent des bâtons, les autres des frondes, ils sont
des centaines, et surtout, ils sont très bien organisés.
En effet, apprenant l’arrestation de son frère, Romulus a réuni sa
bande. Puis de nombreux jeunes gens l’ont rejoint. Car tout le monde
en a assez de la tyrannie d’Amulius !
Romulus ne s’est pas laissé dépasser par cette masse de jeunes gens
furieux qui n’ont qu’une idée en tête : chasser Amulius du trône. Il sait
que cela ne sera pas facile, car une armée expérimentée protège le roi
d’Albe, mais il a sans hésiter pris la tête de la révolte. Il commence par
diviser ceux qui le suivent en groupes de cent hommes, et confie le
commandement de chaque groupe à un compagnon en qui il a
confiance. Il accorde aussi à chacun de ces nouveaux chefs le grade de
capitaine, et leur ordonne de porter une botte d’herbe fixée au bout
d’une pique en signe de ralliement.
Conduite par Romulus, cette armée de bergers, d’esclaves en fuite et
de révoltés pénètre dans Albe.
De son côté, Rémus a rassemblé les fidèles de Numitor et il assiège la
ville. Plus personne ne peut y entrer, plus personne ne peut en sortir.
Pendant des heures, les combats font rage.
Puis une nouvelle court parmi les révoltés :
– Amulius a été tué ! Amulius a été tué !
Un immense cri de victoire résonne au-dessus de la cité, puis au-
dessus de tout le pays :
– Amulius est mort ! Vive Numitor !
5

UNE VILLE NOUVELLE


Albe a retrouvé son calme. Numitor est de nouveau sur le trône et il
entreprend de rendre à la ville sa paix et sa sérénité.
Rémus et Romulus sont à ses côtés. Ils ne sont plus les chefs d’une
bande de bergers et d’esclaves, mais des princes, les futurs héritiers du
royaume. Ils ont aussi retrouvé leur mère et lui ont rendu sa place, dans
le palais d’Albe, auprès de son père.
Mais cela ne les satisfait pas.
– Albe appartient à Numitor, déclarent-ils.
– Un jour, c’est vous qui y régnerez, leur répond sagement Rhéa
Sylvia.
Les jumeaux échangent un regard.
– Nous avons une autre idée, dit Rémus.
– Cet endroit au bord du Tibre, où nous avons été trouvés… enchaîne
Romulus.
– Nous voudrions y fonder une ville, explique Rémus.
Ils font part de leur souhait à Numitor. Celui-ci réfléchit. Les
jumeaux sont bouillants de vitalité et ils ont besoin d’entreprendre de
grandes choses. Et puis, il y a ces troupes de jeunes gens qui les ont
aidés à libérer Albe. Ce sera difficile de les faire rentrer dans le rang.
Des bagarres ont déjà éclaté entre eux et la population. Alors que si
Rémus et Romulus les emmènent ailleurs et leur proposent un projet
qui les occupera, la question sera résolue.
– C’est une excellente idée, répond-il aux jumeaux. Ce lieu qui vous a
accueillis mérite cet honneur. Allez y fonder une ville. Bien sûr, vous
serez toujours les bienvenus ici. Nos villes seront alliées, et un jour, vous
régnerez sur Albe.
Peu de temps après, Rémus et Romulus quittent Albe à la tête de leur
bande. En les voyant partir, les Albains, soulagés, les acclament à tue-
tête.
Avec émotion, les jumeaux retrouvent le site où ils ont été découverts
par Faustulus.
Ils n’y sont venus qu’une seule fois, quand le berger leur a raconté
leur histoire. Ils y reviennent à la tête d’une troupe d’hommes décidés et
avec un projet solide : fonder une ville.
Debout côte à côte auprès du figuier, ils observent les lieux.
– C’est un bel endroit, constate Rémus.
– Regarde, il y a une île sur le fleuve, dit Romulus. Si un jour nous
voulons construire un pont, cela nous facilitera la tâche.
Rémus désigne le paysage qui les entoure :
– Et ces collines seront faciles à fortifier.
– C’est vrai, approuve Romulus. Nous bâtirons notre ville sur celle-ci,
ajoute-t-il en désignant l’une des sept collines qui dominent le Tibre.
– Non, sur celle-là ! déclare Rémus en montrant une autre colline.
Romulus hausse les épaules.
– Pas du tout ! C’est moi qui ai raison.
– Non, c’est moi !
Les deux frères s’observent. Ils se savent aussi têtus l’un que l’autre, et
leur dispute pourrait bien s’envenimer.
– J’ai une idée, propose Rémus. Confions le choix au vol des oiseaux.
Celui de nous deux qui verra le vol le plus important l’emportera.
Les deux frères s’assoient chacun de son côté. Au bout d’un long
moment, un vol de six vautours apparaît juste devant Rémus. Le jeune
homme saute sur ses pieds.
– Voilà six vautours ! C’est un groupe important et c’est moi qui l’ai
vu le premier !
Ses témoins confirment : tous ont vu les six vautours. Ils déclarent
que c’est donc Rémus qui l’emporte : c’est lui qui choisira la colline où
la ville sera fondée.
À cet instant, la voix de Romulus résonne :
– Six vautours ? Pffff… Ce n’est rien. Moi, j’en ai vu douze, et avant
toi !
– Douze ! s’exclame Rémus.
– Douze ! confirment en chœur les témoins de Romulus. C’est plutôt
lui qui l’emporte ! C’est son choix qu’il faut retenir.
Rémus n’a plus rien à dire. Les oiseaux ont parlé, et c’est son frère qui
a gagné.
6

LA DISPUTE
Les travaux commencent. Romulus arpente sa colline et évalue le
tracé de l’enceinte de la future cité. Puis il met les hommes au travail.
Les uns creusent et les autres évacuent la terre. Romulus est partout. Le
moment est important : l’enceinte constitue la limite sacrée de la ville. À
partir du moment où elle commence à être tracée, aucun étranger,
aucun citoyen porteur d’une arme n’a le droit de la franchir. Pour le
moment, seul un fossé matérialise cette enceinte. Mais bientôt, ce fossé
accueillera les fondations du mur qui protégera la cité.
Rémus observe la scène de loin. Il est vexé. Il est sûr que sa colline
constituait un meilleur emplacement et il en veut à son frère de ne pas
l’avoir écouté.
Faustulus est auprès de lui. Il est venu rendre visite aux jumeaux. Pour
rien au monde il n’aurait voulu manquer cet événement ! Les enfants
qu’il a élevés sont en train de fonder une cité… Jamais il n’aurait
imaginé quelque chose d’aussi extraordinaire !
Il pose une main sur l’épaule de Rémus.
– N’en veux pas à ton frère. Ce sont les dieux qui ont choisi.
Rémus se dégage et descend vers le fleuve. Le figuier déploie ses
branches presque jusqu’à l’eau. Ah ! Il est loin le temps où son frère et
lui reposaient dans le même berceau.
– Romulus n’a pas vu les douze vautours, dit soudain une voix.
Rémus sursaute et se retourne. Quelques-uns de ses compagnons
l’observent en silence.
– Nous étions là, dit l’un d’eux. Les six vautours sont passés devant
toi ; tu t’es levé et tu t’es approché de ton frère. C’est alors qu’il a
prétendu avoir vu les douze vautours, mais ce n’était pas vrai.
– Vous êtes sûrs ? demande Rémus, la voix tremblante de rage.
– Certains. Il t’a menti, et ses témoins aussi.
Rémus leur tourne le dos et grimpe la colline à grands pas. Ce que
viennent de dire ces hommes confirme les murmures qu’il a déjà
entendus : les douze vautours de Romulus n’ont jamais existé.
Là-haut, le travail a bien avancé. Rémus examine le fossé et dit d’une
voix sifflante :
– Un si petit fossé pour une grande cité ? Tu fais n’importe quoi, mon
frère.
Au début, Romulus ne prend pas garde aux paroles de Rémus, mais
celui-ci enchaîne :
– À qui donc comptes-tu faire peur ?
Les moqueries succèdent aux moqueries. Rémus en vient même à
évoquer celui dont Rhéa Sylvia soutient qu’ils sont les fils.
– Si le dieu Mars est vraiment notre père, je doute qu’il soit fier de
toi ! D’abord, tu choisis le plus mauvais emplacement pour bâtir notre
cité ; ensuite, tu prétends la protéger avec une toute petite muraille. Car
ta muraille sera ridicule si j’en juge par la taille de ce fossé…
– Notre cité ? gronde Romulus. C’est MA cité ! Je te rappelle que
c’est moi qui ai gagné le droit de la fonder !
À cet instant, Faustulus intervient.
– Allons, les enfants, ne vous disputez pas. C’est ridicule…
Mais les deux frères ne l’écoutent pas.
– Laisse le dieu Mars en dehors de ça ! crie Romulus.
– Pourquoi ? Tu as peur de lui ? demande Rémus, goguenard.
Romulus se rue sur son frère.
Rémus l’évite d’un bond léger.
– Tiens ! lance-t-il. Voici la preuve que TON enceinte ne peut pas
m’arrêter !
Et il saute par-dessus le fossé que les hommes de Romulus sont en
train de creuser.
Tous se figent. Rémus a défié son frère, mais pire encore, il a osé
franchir l’enceinte sacrée avec une arme. Car son épée est accrochée à la
ceinture du jeune homme.
Un cri de rage s’étrangle dans la gorge de Romulus. Il tire à son tour
son épée et bondit lui aussi par-dessus le fossé.
– Nooon ! hurle Faustulus en rejoignant les deux jeunes gens.
Il essaie de les arrêter ; en vain : le premier coup d’épée de Romulus
est pour lui. Le jeune homme visait Rémus, mais il n’a pas eu le temps
d’interrompre son geste. Faustulus s’écroule, la poitrine ensanglantée.
Romulus arrache son épée du corps de son père adoptif et la plante
aussitôt dans celui de son frère. Rémus s’écroule, mort.
Le sang de Rémus imprègne la terre de la nouvelle cité. Plus
personne ne parle, plus personne ne bouge, tandis qu’une large tache
brune s’épanouit sur le sol. Romulus lève les yeux vers le ciel. Il est si
bleu, si clair. C’est la première fois qu’il le contemple seul, sans son
frère.
Il ramène les yeux vers tous ceux qui le fixent en silence.
– Reprenez le travail, ordonne-t-il.
Et il s’éloigne à grands pas.
7

LE REGARD DE LA LOUVE
Dans les jours qui suivent, Romulus organise les funérailles de Rémus
et Faustulus. Ils seront enterrés sur la colline que Rémus avait choisie.
Dans les jours qui suivent, les hommes travaillent avec acharnement.
Bientôt, le fossé devant accueillir les fondations du mur de la cité est
achevé. Bientôt, le mur lui-même commence à s’élever.
Un jour, il est terminé.
Romulus pénètre alors dans la cité par la porte principale. Il
rassemble ses hommes et déclare :
– Je suis Romulus et voici la cité que j’ai fondée. Elle portera mon
nom : elle s’appellera Rome.
Tous l’acclament avant de se remettre au travail. Car si l’enceinte est
achevée, il reste beaucoup à faire pour que Rome devienne habitable.

Le temps a passé.
Romulus règne sur Rome et personne ne lui dispute le pouvoir. Il
prend de sages décisions.
Il divise les citoyens en âge de porter les armes en plusieurs corps
militaires qu’il appelle « légions ». Le reste des citoyens s’appelle le
peuple.
Il choisit cent hommes parmi les plus honnêtes de la ville. Ils
formeront le Sénat, ou conseil des anciens.
Il fait bâtir un lieu de refuge pour les fugitifs qui viennent se mettre
sous la protection de Rome. Tout le monde est reçu sans distinction : les
esclaves ne sont pas rendus à leurs maîtres, ni les meurtriers à leurs
juges.
La ville s’agrandit encore et encore.

Beaucoup de temps a passé.


Romulus a obtenu tout ce qu’il désirait, et pourtant quelque chose lui
manque. Et ce quelque chose, personne ne peut le lui donner.
Alors, de temps en temps, il descend vers le fleuve. Le carré d’herbe
qui a autrefois accueilli le berceau où son frère et lui reposaient est
toujours là. Tout près, le Tibre roule toujours ses eaux boueuses. Quant
au figuier, il continue à s’épanouir, mais plus aucun pivert ne l’habite.
Romulus vient seul. Il s’assoit dans l’herbe et regarde le fleuve.
On raconte que parfois, une louve, surgie d’on ne sait où, le rejoint.
Elle se couche auprès de lui, ses yeux jaunes dardés sur l’eau qui s’enfuit.
On dit aussi que seule la présence de cette louve apaise le premier roi
de Rome.
POUR EN SAVOIR PLUS
SUR L’HISTOIRE DE RÉMUS ET ROMULUS

L’histoire de Rémus et Romulus appartient à la mythologie


romaine. On connaît la mythologie grâce à des textes, des
monuments, des statues, des vases et toutes sortes d’objets que
l’on a retrouvés. Est-ce que cela signifie que l’histoire de Rémus et
Romulus est une histoire vraie ? Pas si simple…

Comment connaît-on l’histoire de Rémus


et Romulus ?

En partie grâce à des textes.


Ces textes ont été écrits par des auteurs qui ont vécu il y a très
longtemps, comme Ovide, Tite-Live ou encore Plutarque. On connaît
aussi cette histoire grâce à des statues ou des bas-reliefs, comme ceux
qui montrent la louve en train de nourrir Rémus et Romulus ; ou encore
grâce à des pièces de monnaie sur lesquelles figurent, par exemple,
Rémus et Romulus.

Qui est Ovide ?


Un auteur latin.
Il a vécu à la fin du 1er siècle avant J.-C. et au début du 1er siècle
après J.-C. Dans Les Fastes, il raconte comment Rhéa Sylvia a rencontré
le dieu Mars, et il parle de la jeunesse de Rémus et Romulus.

Qui est Tite-Live ?

Un auteur latin.
Il a vécu à la fin du 1er siècle avant J.-C. et au début du 1er siècle
après J.-C. Dans Histoire de Rome, il relate l’histoire de la fondation de
Rome et le règne de Romulus.

Qui est Plutarque ?

Un auteur grec.
Il a vécu à la fin du 1er siècle et au début du 2e siècle après J.-C.
Dans Vies parallèles, il retrace la vie et les aventures de Rémus et
Romulus en s’appuyant sur des textes plus anciens qui ont aujourd’hui
disparu.

Qui sont Numitor et Amulius ?

Les descendants du Troyen Énée.


Lorsque Troie fut vaincue par les Grecs, Énée, fils d’Aphrodite, la
déesse de l’Amour, quitta Troie avec son père, Anchise, et son fils,
Ascagne. Après de nombreuses aventures, il parvint en Italie et remonta
un fleuve, le Tibre. Il épousa Lavinia, la fille du roi qui régnait là. Plus
tard, Ascagne fonda la ville d’Albe la Longue, sur laquelle régnèrent ses
descendants, jusqu’à Numitor et Amulius.
Rémus et Romulus ont-ils vraiment existé ?

On ne sait pas !
Cette légende donnait à Rome une histoire extraordinaire. Par
ailleurs, raconter que Rémus et Romulus étaient les fils du dieu Mars
permettait aux Romains de prétendre que le fondateur de Rome avait
une ascendance divine. On disait en effet que leur mère, Rhéa Sylvia,
descendait d’Énée, lui-même fils de la déesse Aphrodite ; et si Rémus et
Romulus étaient en plus les fils du dieu de la guerre, leur ascendance
divine en était renforcée !

Où se trouve Albe ?

Dans les monts Albains.


Les monts Albains sont situés à une vingtaine de kilomètres au sud-
est de Rome. C’est sur les flancs de ces montagnes volcaniques que la
ville d’Albe la Longue aurait été fondée.

Quand Rome aurait-elle été fondée ?

En 753 avant J.-C.


Les Romains considéraient que Romulus, le premier roi de Rome,
avait commencé à régner en 753 avant J.-C. Ils choisirent donc de
retenir cette année-là pour dater officiellement la fondation de leur
ville. Chaque année, au mois d’avril, ils organisaient une fête pour
commémorer cet événement.

Qui sont les vestales ?

Les prêtresses de la déesse Vesta.


Leur rôle est d’entretenir le foyer de la cité à l’intérieur du temple de
Vesta. Elles ne doivent jamais laisser s’éteindre le feu qui y brûle. Elles
doivent aussi préparer la farine de blé qui est utilisée lors des sacrifices.
Les vestales étaient choisies parmi les familles riches dès l’âge de dix
ans. Elles devaient faire vœu de chasteté.

Pourquoi Rémus et Romulus ont-ils choisi


des oiseaux pour les départager ?

Parce que les Romains croyaient que les oiseaux disent aux hommes
ce que pensent les dieux.
Les présages tirés du vol, du chant ou du comportement des oiseaux
s’appellent les auspices. En interprétant ces signes, les hommes en
déduisent si les dieux sont favorables à la construction d’un bâtiment
ou à la fondation d’une ville, par exemple.

L’histoire de la fondation de Rome est-elle vraie


sur le plan historique ?

Pas sûr.
Voici très longtemps, trois peuples vivaient sur les collines le long du
Tibre. Il y avait des Latins, venus d’Albe la Longue, et, sur les collines
au bord du fleuve, des Sabins et des Étrusques. Autour de 750 avant J.-
C., les villages latins et sabins se seraient regroupés sur la colline du
Palatin qu’ils auraient entourée d’un mur. Ce mur est peut-être celui de
la légende de Rémus et Romulus…
HÉLÈNE MONTARDRE

Hélène Montardre est écrivain. Elle a écrit de nombreux livres :


romans, contes, récits, albums et documentaires.
Aux éditions Nathan, elle a déjà publié Le fantôme à la main rouge,
Persée et le regard de pierre, Zeus à la conquête de l’Olympe, Ulysse
l’aventurier des mers, Alexandre le Grand – Jusqu’au bout du monde, les
romans de la collection « Petites histoires de la mythologie », ainsi que
les romans de la collection « Petites histoires de l’Histoire ».
Découvrez d’autres titres dans la même collection sur
www.nathan.fr/jeunesse

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