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Intemporel

DE LA BÊTISE
› Jean-Paul Clément

Chaque mois, Jean-Paul Clément puise dans notre patrimoine littéraire un


texte qui résonne avec l’actualité.

« Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache


aussitôt faire usage, elle peut se mouvoir dans toutes les directions
et prendre tous les costumes de la vérité. »
Robert Musil

S i Gustave Flaubert fut hanté par ce thème de la bêtise,


aussi bien dans Bouvard et Pécuchet que dans son Dic-
tionnaire des idées reçues (1), de grands esprits, tels
qu’Ernest Renan ou Albert Einstein, s’y sont intéres-
sés ; elle leur paraissait infinie, universelle, dangereuse
et conquérante. Pour Flaubert, elle est la conformité faite fanatique et
plate ; elle peut aussi être une bêtise primordiale, en contact mystérieux
avec la nature, les animaux, les bêtes, et conduire à une forme d’extase
panthéiste.
La bêtise est aussi un ressort théâtral, dont ont usé Molière dans
les Femmes savantes ou le Malade imaginaire, Beaumarchais, Marivaux,
Labiche, Courteline, Feydeau, sans oublier Alfred Jarry, Ionesco,
Beckett…

116 MAI 2018


littérature

Tous ont joué sur ce ressort comique de la bêtise, qui s’arme de bon
sens pour contester sourdement la condescendance prudhommesque
de ceux qui croient détenir la science infuse, pas de Diafoirus sans
Toinette !
En 1937, un grand écrivain autrichien prononça une conférence (2)
sur la bêtise dans cette Vienne « hydrocéphale » – après la stupide et
sanglante guerre de 1914-1918 et alors que montait en Allemagne le
nazisme (Hitler est devenu chancelier en 1933) – dépouillée de son
grand empire millénaire : Robert Musil. Jean-Paul Clément est écrivain et historien.
Né en Carynthie en 1880 et mort en Dernier ouvrage publié : Charles X. Le
1942 à Genève, écrivain, ingénieur, dernier Bourbon (Perrin, 2015).
essayiste, dramaturge au sein d’une nation expressionniste allemande,
Robert Musil est surtout connu pour les Désarrois de l’élève Törless
(1906) et pour son roman inachevé, l’Homme sans qualités, considéré
comme l’un des romans fondateurs du XXe siècle avec À la recherche
du temps perdu de Marcel Proust, et Ulysse de James Joyce.
L’écrivain Thomas Mann, un de ses lecteurs, y trouve exprimés en
termes plus forts et complexes que nulle part ailleurs « l’aspiration
du début XXe siècle en termes de spiritualité, sur les ruines du passé ;
le règne d’une totalité mythique perdue ; son esthétique est fondée
sur les pouvoirs de l’observation, sur l’analyse des faits humains, des
sensations, la recherche de ce qu’il nomme la “structure essentielle des
choses” ».
Le progrès de la connaissance l’a profondément marqué, à tel point
que Musil a abandonné une brillante carrière d’ingénieur pour celle
d’écrivain et de philosophe.
Pour son traducteur français, le poète Philippe Jaccottet, « Musil
est un sceptique […] il est partagé entre la fascination pour la science,
la rationalité, la poésie et même la mystique », se voulant le témoin
d’une civilisation à l’agonie, car désenchantée.
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer cette conférence sur la
bêtise. Nous donnons ici quelques extraits qui montrent l’extrême
acuité de sa pensée, la subtilité avec laquelle il s’exprime.

MAI 2018 117


littérature

« La première difficulté qui veut que toute personne dési-


reuse de tenir des propos sur la bêtise ou d’assister avec
profit à une telle discussion doit présupposer d’elle-même
qu’elle n’est pas bête ; révélant ainsi qu’elle se considère
comme intelligente alors même qu’un tel aveu passe géné-
ralement pour un signe de bêtise ! Si l’on se penche sur la
question de savoir pourquoi il serait bête d’afficher son
intelligence, s’impose alors en premier lieu une réponse
qui semble couverte de la poussière des vieux meubles
familiaux.
[…] À une réserve près et qu’on laissera ici de côté tant
elle va de soi, cette arrogance peut aussi bien être nom-
mée vanité, laquelle occupe incontestablement une place
privilégiée parmi les sentiments qui dominent aujourd’hui
l’âme de nombreux peuples et États ; et la relation intime
que bêtise et vanité entretiennent depuis toujours nous
donne sans doute une indication. Un homme bête paraît
habituellement vaniteux du simple fait qu’il lui manque
l’intelligence de le cacher ; mais à vrai dire, cela n’est
même pas nécessaire tant l’affinité entre bêtise et vanité est
étroite ; un homme vaniteux donne l’impression de faire
moins qu’il pourrait ; il s’apparente à une machine dont
la vapeur s’échappe par une faille. Le vieux dicton “vanité
et bêtise poussent sur la même tige” ne veut pas dire autre
chose, de même que l’expression selon laquelle la vanité
“aveugle”. À la notion de vanité nous associons par avance
une efficacité moindre, car dans son acception principale,
le terme a un sens tout proche de l’adjectif “oiseux”.
[…] La bêtise mise en pratique, donc – c’est tout cela
que nous appelons “rustrerie”. Cette riante définition ne
nous enseigne rien de moins que la bêtise est un défaut
de la sensibilité – tout comme la rustrerie ! Et voilà qui
nous reconduit tout droit vers ce “désordre des affects”
ou “trouble de l’équilibre affectif ” que l’on a déjà évoqué
en passant sans avoir pu en fournir une définition.

118 MAI 2018


de la bêtise

[…] Dans la vie de tous les jours, on a coutume de


considérer comme bête une personne “un peu faible de
la tête”. Mais les variantes qui affectent l’âme comme
l’esprit sont fort nombreuses, et peuvent entraver,
contrecarrer ou fourvoyer jusqu’aux intelligences les
plus saines que la nature ait faites, de sorte qu’on en
revient finalement à des cas pour lesquels la langue ne
dispose encore que d’un seul nom : la bêtise. Ce mot
recouvre donc deux réalités au fond très différentes : la
bêtise probe des simples, et l’autre, quelque peu para-
doxale, qui est même un signe d’intelligence. Dans la
première, la faiblesse de l’entendement est absolue,
tandis que dans la seconde elle n’est que relative. C’est
de loin cette seconde forme qui est la plus dangereuse.
[…] Cette bêtise sophistiquée est la maladie que l’on
associe en effet à la formation de l’esprit (mais pour
prévenir un malentendu, précisons : cette maladie cor-
respond à un défaut, ou encore à un vice, à un échec
de la formation, à une disproportion entre la matière
formée et l’énergie formatrice), et la décrire est une
tâche pour ainsi dire infinie. Elle s’étend jusque dans
les plus hautes sphères de l’esprit ; car si la vraie bêtise
est une artiste discrète, la bêtise intelligente pour sa
part contribue au mouvement de la vie intellectuelle,
mais surtout à son inconstance et à sa stérilité. Il y a
bien des années déjà, j’écrivais à son propos : “Il n’est
pas une seule pensée importante dont la bêtise ne
sache aussitôt faire usage, elle peut se mouvoir dans
toutes les directions et prendre tous les costumes de
la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vête-
ment, un seul chemin : elle est toujours handicapée”.
La bêtise ici évoquée n’est pas une maladie mentale,
et pourtant c’est la plus mortelle d’entre toutes les
maladies de l’esprit, celle qui constitue la plus grande
menace pour la vie.

MAI 2018 119


littérature

[…] Nous avons tous nos moments de bêtise ; il nous


faut parfois agir à l’aveuglette ou au petit bonheur, sans
quoi la Terre s’arrêterait de tourner ; et nous resterions
cloués sur place si des dangers de la bêtise nous nous
avisions de déduire la règle : “En toute chose que tu ne
comprends pas assez, retiens ton jugement comme tes
décisions !” Or cette situation, dont il est fait grand cas
aujourd’hui, s’apparente à celle qui nous est depuis long-
temps familière dans le domaine de l’entendement. Car,
nos connaissances étant incomplètes et nos capacités
restreintes, il n’est au fond pas de science dans laquelle
nous ne jugions prématurément. Mais nous avons appris
à contenir ces erreurs dans des limites acceptables et à les
corriger quand l’occasion s’en présente.
[…] Car de nos jours, les conditions d’existence sont
si complexes, difficiles et embrouillées, que les bêtises
occasionnelles des individus peuvent vite se fondre en
une bêtise collective plus structurelle. Aussi, notre médi-
tation quitte-t-elle le domaine des caractéristiques indi-
viduelles et débouche sur le tableau d’une société intel-
lectuellement viciée. »

La conférence de Robert Musil se termine par cette remarque


pleine de sens :

« À vrai dire, rien ne s’oppose à ce que d’autres chants,


également, jugent et réagissent avec exactitude et humble
fierté ; et je crois que l’on aurait déjà fait un pas vers une
vie pleine de promesses si l’on observait ce précepte : fais
aussi bien que tu peux et aussi mal que tu dois et reste
toujours conscient des erreurs qui entachent tes actes. »
1. Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues ou Catalogue des opinions chics, des lieux communs,
des bons signes esthétiques, des sujets d’indignation futile ; une parodie de manuel de bonnes manières
en société (publié de manière posthume en 1913).
2. Robert Musil, De la bêtise (texte de la conférence prononcée à Vienne en mars 1937), traduit par Mat-
thieu Dumont et Arthur Lochmann, Allia, 2015.

120 MAI 2018

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