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UFR D’ÉTUDES IBÉRIQUES ET IBÉRO-AMÉRICAINES

PORTUGAIS

THEME – LLCE 3ème année

L’appartement est silencieux. Il n’y a personne. Ils sont partis. Leurs vestes et leurs
casquettes ne sont plus sur la banquette de l’entrée. Mais ils n’ont pas fini, il y a du désordre
partout, de la sciure de bois par terre, la boîte à outils est ouverte, des outils sont épars sur le
parquet... Ils n’ont pas eu le temps de finir... Pourtant les rideaux sont accrochés, ils pendent
de chaque coté de la baie, et la petite porte est à sa place au fond de la salle à manger, posée
sur ses gonds... Mais tout a un drôle d’air, étriqué, inanimé... C’est ce rideau vert sur ce mur
beige... Il fait grossier... Une harmonie pauvre, facile, déjà vue partout, et la porte, il n’y a pas
de doute, la porte ovale au milieu de ces baies carrées a un air faux, rapporté, tout l’ensemble
est laid, commun, de la camelote, celle du faubourg St-Antoine ne serait pas pire... Mais il
faut lutter contre cette impression de détresse, d’écroulement... Elle doit se méfier d’elle-
même, elle se connaît, c’est de l’énervement, la contrepartie de l’excitation de tout à l’heure,
elle a souvent de ces hauts et de ces bas, elle passe si facilement d’un extrême à l’autre... Il
faut bien se concentrer, tout examiner calmement, ce n’est peut-être rien... Mais c’est tout
trouvé, c’est cela, ça crève les yeux : la poignée, l’affreuse poignée en nickel, l’horrible
plaque de propreté en métal blanc... c’est de là que tout provient, c’est cela qui démolit tout,
qui donne à tout cet air vulgaire – une vraie porte de lavabos... Mais comment ont-ils pu ?...
mais c’est sa faute aussi, à elle, quelle folie d’être partie, de les avoir laissés, elle n’a que ce
qu’elle mérite, aucune leçon ne peut lui servir, elle savait bien pourtant qu’on ne peut pas les
laisser seuls un instant, il faut être constamment derrière eux, surveiller chaque geste qu’ils
font, une seconde d’inattention et c’est le désastre. Seulement voilà, on est toujours trop
délicat, elle a si peur de les troubler... on se figure que ça les empêche de bien travailler, qu’on
soit toujours sur leur dos... cette confiance absurde, ce crédit qu’elle fait aux gens... de la
paresse au fond, de la lâcheté, elle aime tant flâner, rêvasser, et que les choses se fassent
toutes seules, que ça lui tombe tout cuit... Maintenant le bois est entamé, les grosses vis de
l’horrible plaque de propreté s’enfoncent dans la chair du bois, elles vont laisser des traces...
et c’était si facile, ce matin, quand ils sont venus, de prévenir cela, ce malheur... il fallait
discuter à l’avance chaque détail, mais aussi comment y penser, la plus riche imagination ne
peut pas vous permettre de prévoir ce qu’ils sont capables de fabriquer... des abrutis, des
brutes, pas un atome d’initiative, d’intérêt pour ce qu’ils font, pas la moindre trace de goût...
du goût ! il en est bien question, c’est la dernière chose dont il faut leur parler, ils sont
incapables de distinguer le beau du laid... mieux que ça, ils aiment la laideur.. plus c’est
vulgaire, hideux, plus ils sont contents... Ils l’ont fait exprès. Il y a une volonté hostile et
froide, une malveillance sournoise dans ce désordre, dans ce silence... Si seulement ils
pouvaient revenir, si elle savait où ils étaient... Ils doivent être en train de boire, de rire,
accoudés au comptoir du bistrot, de se raconter de bonnes histoires... elle a envie de courir les
chercher, elle voudrait quand même leur expliquer, il y a peut-être moyen de les convaincre,
de les toucher, il est peut-être encore possible de réparer...

Nathalie SARRAUTE, Le Planétarium (1959)


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PORTUGAIS

THEME - PORTUGAIS – 3ème année

Catherine n'eut pas à revenir. Le télégramme qu'elle reçut deux jours après s'être installée ne
lui en laissait aucune raison : Judith, transportée d'urgence dans une maison de santé, n'avait pas
supporté l'opération qu'on avait dû pratiquer. Elle était morte. Il vint après le télégramme une longue
lettre de la petite cousine, mêlée d'horribles détails directs, et de toutes les phrases que cette enfant
avait toujours vues dans sa famille, pour les décès, qu'il fallait mettre dans une lettre pareille : « Je ne
peux pas y croire... je me réveille la nuit et je me demande si je n'ai pas rêvé... »)
La villa Baisedieu qu'avait louée Catherine était en réalité formée de deux parties
indépendantes, dont la seconde restait l'habitation de M. Firmin Baisedieu, le propriétaire. M.
Baisedieu était un ancien croupier du Kursaal d'Ostende. Belge de coeur comme de naissance, il avait
projeté de s'établir à cinquante ans quelque part sur la côte vers Blankenberghe. Car il lui fallait l'air
marin. Mais il avait trouvé par hasard à Berck-Plage cet espèce de double chalet pour une bouchée de
pain. Les affaires sont les affaires. M. Baisedieu avait donc passé la frontière et s'était établi là avec
Mme Baisedieu. Il louait la moitié du local et la moitié du jardin. Une haie de buis coupait la propriété
en deux, et il avait fait ouvrir dans la grille au bout du jardin une seconde porte peinte en blanc.
Comme ça chacun avait son entrée. C'était aussi sa femme de ménage qui faisait le ménage des
locataires, et avec Catherine la tradition fut observée. Mme Baisedieu ne trouvait pas cette demoiselle
à son goût. Elle s'habillait en velours à Berck, je vous demande un peu.
M. Baisedieu en gardant ses plates-bandes regardait à travers le buis les visiteurs de Mlle
Simonidzé, et il hochait la tête, et pinçait les lèvres.
Malgré sa jambe raide, à cause du plâtre au genou, s’appuyant sur une canne, Catherine s'était
vite liée à des gens sur les sables des dunes. Connaissances de hasard qui faisaient fureur huit jours,
puis qu'elle distançait. Mais bientôt elle eut des relations différentes : une affiche de meeting l'avait
amenée à une réunion anarchiste. Cinquante personnes peut-être dans la salle, des gens venus de Lille,
des employés, des ouvriers de Berck-Ville. Le thème de la soirée avait peu d'importance pour
Catherine. (Pourtant il était de taille, il s'agissait du droit de grève, on débattait de la liberté de
l'individu en face d'une grève syndicale : a-t-il le droit ou non de continuer à travailler?) Catherine
était venue là plutôt à la recherche d'êtres humains que d'idées. De gens dont elle ne se sentît pas isolée
par tout le monde des idées.
C'était une étrange chose que ce besoin, tout en niant l'existence même des classes, qu'avait
Catherine de parler avec les ouvriers, et en même temps c'était une étrange chose aussi qu'elle ne pût le
faire qu'avec des ouvriers anarchistes. Il y avait entre eux et elle comme une culture commune, un
langage; de Proudhon à Nietzsche, quelques propositions sur lesquelles on s'entendait.
Cet été-là fut tout bouleversé par l'envoi du croiseur Panther à Agadir. Les Allemands,
affirmait le croupier Baisedieu, cherchaient la guerre. Il applaudit à la fière attitude du pré sident
Fallières qui avait déclaré à Toulon, dans un banquet : « Il y a des héritages auxquels on ne renonce
pas sous peine de déchoir. » Les Allemands d'ailleurs avaient dû avoir sacrement peur : au début de
septembre, près de Berlin, ils avaient été plus de cent mille à manifester contre la guerre et la politique
de Guillaume au Maroc. La guerre était évitée : Vive la France! Mais, dans une époque aussi troublée,
c'était, fichtre, désagréable d'héberger chez soi, même pas gratis, une donzelle comme cette
Simonidzé, une étrangère acoquinée à ce que Berck avait de plus antimilitariste, à de sales éléments en
un mot. Et on était à peine tranquille du côté du Maroc, que ça se mettait à brûler du côté des Balkans.
Qu'allaient devenir nos intérêts en Orient? Au café, les amis de M. Baisedieu hochaient la tête.

Louis Aragon, Les Cloches de Bâles


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THEME - PORTUGAIS – 3ème année

Quand Cyril me quitta, il m'offrit de m'apprendre la navigation à voile. Je rentrai dîner, très
absorbée par la pensée, et ne participai pas, ou peu, à la conversation ; c'est à peine si je
remarquai la nervosité de mon père. Après dîner, nous nous allongeâmes dans des fauteuils,
sur la terrasse, comme tous les soirs. Le ciel était éclaboussé d'étoiles. Je les regardais,
espérant vaguement qu'elles seraient en avance et commenceraient à sillonner le ciel de leur
chute. Mais nous n'étions qu'au début de juillet, elles ne bougeaient pas. Dans les graviers de
la terrasse, les cigales chantaient. Elles devaient être des milliers, ivres de chaleur et de lune, à
lancer ainsi ce drôle de cri des nuits entières. On m'avait expliqué qu'elles ne faisaient que
frotter l'une contre l'autre leurs élytres, mais je préférais croire à ce chant de gorge guttural,
instinctif comme celui des chats en leur saison. Nous étions bien; des petits grains de sable
entre ma peau et mon chemisier me défendaient seuls des tendres assauts du sommeil. C'est
alors que mon père toussota et se redressa sur sa chaise longue.
"J'ai une arrivée à vous annoncer", dit-il.
Je fermai les yeux avec désespoir. Nous étions trop tranquilles, cela ne pouvait durer!
"Dites-nous vite qui, cria Elsa, toujours avide de mondanités.
- Anne Larsen", dit mon père, et il se tourna vers moi.
Je le regardai, trop étonnée pour réagir.
"Je lui ai dit de venir si elle était trop fatiguée par ses collections et elle ... elle arrive."
Je n'y aurais jamais pensé, Anne Larsen était une ancienne amie de ma pauvre mère et
n'avait que très peu de rapports avec mon père. Néanmoins à ma sortie de pension, deux ans
plus tôt, mon père, très embarrassé de moi, m'avait envoyé à elle. En une semaine, elle m'avait
habillée avec goût et appris à vivre. J'en avais conçu pour elle une admiration passionnée
qu'elle avait habilement détournée sur un jeune homme de son entourage. Je lui devais donc
mes premières élégances et mes premières amours et lui en avais beaucoup de reconnaissance.
A quarante-deux ans, c'était une femme très séduisante, très recherchée, avec un beau visage
orgueilleux et las, indifférent. Cette indifférence était la seule chose qu’on pût lui reprocher.
Elle était aimable et lointaine. Tout en elle reflétait une volonté constante, une tranquillité de
cœur qui intimidait. Bien que divorcée et libre, on ne lui connaissait pas d’amant.
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PORTUGAIS

Françoise SAGAN, Bonjour Tristesse (1954)

THEME - PORTUGAIS – 3ème année

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Difficile d'enseigner les Belles-Lettres, quand la lecture commande à ce point le retrait et le
silence!
La lecture, acte de communication ? Encore une jolie blague de commentateurs ! Ce que nous
lisons, nous le taisons. Le plaisir du livre lu, nous le gardons le plus souvent au secret de notre
jalousie. Soit parce que nous n'y voyons pas matière à discours, soit parce que, avant d'en pouvoir dire
un mot, il nous faut laisser le temps faire son délicieux travail de distillation. Ce silence-là est le garant
de notre intimité. Le livre est lu mais nous y sommes encore. Sa seule évocation ouvre un refuge à nos
refus. Il nous préserve du Grand Extérieur. Il nous offre un observatoire planté très au-dessus des
paysages contingents. Nous avons lu et nous nous taisons. Nous nous taisons parce que nous avons lu.
Il ferait beau voir qu'un embusqué nous attende au tournant de notre lecture pour nous demander :
«Aloooors ? C'est beau ? Tu as compris ? Au rapport !»
Parfois, c'est l'humilité qui commande notre silence. Pas la glorieuse humilité des analystes
professionnels, mais la conscience intime, solitaire, presque douloureuse, que cette lecture-ci, que cet
auteur-là, viennent, comme on dit, de « changer ma vie » !
Ou, tout à coup, cet autre éblouissement, à rendre aphone : comment se peut-il que ce qui vient
de me bouleverser à ce point n'ait en rien modifié l'ordre du monde ? […]
Que des livres puissent à ce point bouleverser notre conscience et laisser le monde aller au
pire, voilà de quoi rester muet.
Silence, donc…
Sauf, bien entendu, pour les phraseurs du pouvoir culturel.
Ah ! ces propos de salons où, personne n'ayant rien à dire à personne, la lecture passe au rang
des sujets de conversation possibles. Le roman ravalé à une stratégie de la communication ! Tant de
hurlements silencieux, tant de gratuité obstinée pour que ce crétin aille draguer cette pimbêche : «
Comment, vous n'avez pas lu le Voyage au bout de la nuit ? »
On tue pour moins que ça.

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Pourtant, si la lecture n'est pas un acte de communication immédiate, elle est, finalement, objet
de partage. Mais un partage longuement différé, et farouchement sélectif.
Si nous faisions la part des grandes lectures que nous devons à l'Ecole, à la Critique, à toutes
formes de publicité, ou, au contraire, à l'ami, à l'amant, au camarade de classe, voire même à la famille
- quand elle ne range pas les livres dans le placard de l'éducation - le résultat serait clair : ce que nous
avons lu de plus beau, c'est le plus souvent à un être cher que nous le devons. Et c'est à un être cher
que nous en parlerons d'abord. Peut-être, justement, parce que le propre du sentiment, comme du désir
de lire, consiste à préférer. Aimer c'est, finalement, faire don de nos préférences à ceux que nous
préférons. Et ces partages peuplent l'invisible citadelle de notre liberté. Nous sommes habités de livres
et d'amis.
Quand un être cher nous donne un livre à lire, c'est lui que nous cherchons d'abord dans les
lignes, ses goûts, les raisons qui l'ont poussé à nous flanquer ce bouquin entre les mains, les signes
d'une fraternité. Puis, le texte nous emporte et nous oublions celui qui nous y a plongé ; c'est toute la
puissance d'une œuvre, justement, que de balayer aussi cette contingence-là !
Pourtant, les années passant, il arrive que l'évocation du texte rappelle le souvenir de l'autre ;
certains titres redeviennent alors des visages.
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Et, pour être tout à fait juste, pas toujours le visage d'un être aimé, mais celui (oh ! rarement)
de tel critique, ou de tel professeur.
Ainsi de Pierre Dumayet, de son regard, de sa voix, de ses silences, qui, dans le Lectures pour
tous de mon enfance, disaient tout son respect du lecteur que, grâce à lui, j'allais devenir. Ainsi de ce
professeur, dont la passion des livres savait trouver toutes les patiences et nous donner même l'illusion
de l'amour. Fallait-il qu'il nous préfère - ou qu'il nous estime - nous autres ses élèves, pour nous
donner à lire ce qui lui était le plus cher !
Daniel Pennac, Comme un roman (1992)

THEME -LLCER– 3ème année

New-York, 9 heures A. M. Samedi 15 juin 1940.


Une pieuvre ? Il prit son couteau, ouvrit les yeux, c'était un rêve. Non. La pieuvre était
là, elle le pompait de ses ventouses : la chaleur. Il suait. Il s'était endormi vers une heure ; à
deux heures, la chaleur l'avait réveillé, il s'était jeté en nage dans un bain froid, puis recouché
sans s'essuyer ; tout de suite après, la forge s'était remise à ronfler sous sa peau, il s'était remis
à suer. A l'aube, il s'était endormi, il avait rêvé d'incendie ; à présent le soleil était sûrement
déjà haut, et Gomez suait toujours : il suait sans répit depuis quarante-huit heures. « Bon Dieu
! » soupira-t-il en passant sa main humide sur sa poitrine mouillée. Ça n'était pas de la
chaleur ; c'était une maladie de l'atmosphère : l'air avait la fièvre, l'air suait, on suait dans de la
sueur. Se lever. Se mettre à suer dans une chemise. Il se redressa « Hombre ! Je n'ai plus de
chemise. » Il avait trempé la dernière, la bleue, parce qu'il était obligé de se changer deux fois
par jour. A présent, fini : il porterait cette loque humide et puante jusqu'à ce que le linge fût
revenu du blanchissage. Il se mit debout avec précaution, mais sans pouvoir éviter
l'inondation, les gouttes couraient sur ses flancs comme des poux, ça le chatouillait. La
chemise froissée, cassée de mille plis, sur le dossier du fauteuil. Il la tâta : rien ne sèche
jamais dans ce putain de pays. Son cœur battait, il avait la gueule de bois, comme s'il s'était
saoulé la veille.
Il enfila son pantalon, s'approcha de la fenêtre et tira les rideaux : dans la rue la
lumière, blanche comme une catastrophe ; encore treize heures de lumière. Il regarda la
chaussée avec angoisse et colère. La même catastrophe : là-bas, sur la grasse terre noire, sous
la fumée, du sang et des cris ; ici, entre les maisonnettes de brique rouge, de la lumière, tout
juste de la lumière et des suées. Mais c'était la même catastrophe. Deux nègres passèrent en
riant, une femme entra dans le drugstore. « Bon Dieu ! soupira-t-il. Bon Dieu ! » Il regardait
crier toutes ces couleurs : même si j'en avais le temps, même si j'y avais la tête, comment
voulez-vous peindre avec cette lumière ! « Bon Dieu ! dit-il, bon Dieu ! »
On sonna. Gomez alla ouvrir. C'était Ritchie.
- C'est un meurtre, dit Ritchie en entrant.
Gomez sursauta :
- Quoi ?
- Cette chaleur : c'est un meurtre. Comment, ajouta-t-il avec reproche, tu n'es pas
habillé ? Ramon nous attend à dix heures.
Gomez haussa les épaules :
- Je me suis endormi tard.
Ritchie le regarda en souriant, et Gomez ajouta vivement :
- Il fait trop chaud. Je ne peux pas dormir.
- Les premiers temps, c'est comme ça, dit Ritchie débonnaire. Tu t'y habitueras. Il le
regarda attentivement. Est-ce que tu prends des pilules de sel ?
- Naturellement, mais ça ne me fait pas d'effet.
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Ritchie hocha la tête, et sa bienveillance se nuança de sévérité : les pastilles de sel


devaient empêcher de suer. Si elles n'agissaient pas sur Gomez, c'est que Gomez n'était pas
comme tout le monde.
- Mais dis donc ! dit soudain Ritchie en fronçant les sourcils, tu devrais être entraîné
en Espagne aussi il fait chaud.
Gomez pensa aux matins secs et tragiques de Madrid, à cette noble lumière, au-dessus
de l'Alcala, qui était encore de l'espoir ; il secoua la tête :
- Ce n'est pas la même chaleur.

Jean-Paul Sartre, La mort dans l’âme (1949)

– 3ème année

Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un geste désespéré. A
quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder ainsi ? Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans
un magasin. Pour tromper la faim qui lui labourait l'estomac, il eut l'idée de mettre la table. La
vaste pièce, à deux fenêtres, lui était familière, servant à la fois de chambre à coucher, de salle
à manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit drapé de cotonnade rouge, son
buffet à dressoir, sa table ronde, son armoire normande. Il prit, dans le buffet, des serviettes,
des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres. Tout cela était d'une propreté
extrême, et il s'amusait à ces soins de ménage, comme s'il eût joué à la dînette, heureux de la
blancheur du linge, très amoureux de sa femme, riant lui-même du bon rire frais dont elle
allait éclater, en ouvrant la porte. Mais, lorsqu'il eut posé le pâté sur une assiette, et placé, à
côté, la bouteille de vin blanc, il s'inquiéta, chercha des yeux. Puis, vivement, il tira de ses
poches deux paquets oubliés, une petite boîte de sardines et du fromage de gruyère.
La demie sonna. Roubaud marchait de long en large, tournant, au moindre bruit,
l'oreille vers l'escalier. Dans son attente désœuvrée, en passant devant la glace, il s'arrêta, se
regarda. Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait sans que le roux ardent de ses
cheveux frisés eût pâli. Sa barbe, qu'il portait entière, restait drue, elle aussi, d'un blond de
soleil. Et, de taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se plaisait à sa personne,
satisfait de sa tête un peu plate, au front bas, à la nuque épaisse, de sa face ronde et sanguine,
éclairée de deux gros yeux vifs. Ses sourcils se rejoignaient, embroussaillant son front de la
barre des jaloux. Comme il avait épousé une femme plus jeune que lui de quinze années, ces
coups d'œil fréquents, donnés aux glaces, le rassuraient. […]
Lorsqu'il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perdit décidément patience. Le
rendez-vous était pour trois heures. Où pouvait-elle être ? Elle ne lui conterait pas que l'achat
d'une paire de bottines et de six chemises demandait la journée. Et, comme il passait de
nouveau devant la glace, il s'aperçut, les sourcils hérissés, le front coupé d'une ligne dure.
Jamais au Havre il ne la soupçonnait. A Paris, il s'imaginait toutes sortes de dangers, des
ruses, des fautes. Un flot de sang montait à son crâne, ses poings d'ancien homme d'équipe se
serraient, comme au temps où il poussait des wagons. Il redevenait la brute inconsciente de sa
force, il l'aurait broyée, dans un élan de fureur aveugle. Séverine poussa la porte, parut toute
fraîche, toute joyeuse.
« C'est moi... Hein ? Tu as dû croire que j'étais perdue. »
Dans l'éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince et très souple, grasse
pourtant avec de petits os. Elle n'était point jolie d'abord, la face longue, la bouche forte,
éclairée de dents admirables. Mais, à la regarder, elle séduisait par le charme, l'étrangeté de
ses larges yeux bleus, sous son épaisse chevelure noire.
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Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l'examiner, du regard trouble et
vacillant qu'elle connaissait bien, elle ajouta :
« Oh ! j'ai couru... Imagine-toi, impossible d'avoir un omnibus. Alors, ne voulant pas
dépenser l'argent d'une voiture, j'ai couru... Regarde comme j'ai chaud. »
- Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu viens du Bon Marché.
Mais, tout de suite, avec une gentillesse d'enfant, elle se jeta à son cou, en lui posant,
sur la bouche, sa jolie petite main potelée :
« Vilain, vilain, tais-toi !... Tu sais bien que je t'aime. »
Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentait restée si candide, si droite,
qu'il la serra éperdument dans ses bras. Toujours ses soupçons finissaient ainsi. Elle,
s'abandonnait, aimant à se faire cajoler.
Emile Zola, La Bête humaine (1890)

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