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Contes d'Andersen / adapté

pour les enfants par Franc-


Nohain,...

Source gallica.bnf.fr / Médiathèques municipales de Boulogne-Billancourt


Andersen, Hans Christian (1805-1875). Auteur du texte. Contes
d'Andersen / adapté pour les enfants par Franc-Nohain,.... .

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COLLECTION PIERRE LAFITTE

CONTES D'ANDERSEN
COLLECTION ENFANTINE
EN COULEURS

Contes d'Andersen
ADAPTÉ POUR LES ENFANTS
PAR
FRANC-N OHAIN
AVEC
HUIT GRAVURES EN TROIS COULEURS

PIERRE LAFITTE ET Cie, ÉDITEURS


90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES

PARIS
TABLE DES MATIÈRES

Pages.
La reine de neige 1
Grand Claus et petit Claus 40
Histoire de Poucette 60
Le Briquet 80
La petite marchande d'allumettes
Les souliers rouges
............. 99
io5.
TABLE DES GRAVURES

Pages.'
Kay et Gerda s'asseyaient à côté de leurs
petits rosiers Frontispice.
« Savez-vous où est le petit Kay 16
Et elle baisa ses joues, qui devinrent roses. : 36
« Prenez ma place dans ce sac », dit Petit
Claus 56
Poucette vint habiter avec la taupe 69
« Voilà un joli soldat qui deviendra riche », dit
la Sorcière 81
Et maintenant, la petite fille était assise sous
un arbre de Noël
A travers la lande elle dansait ......... 102
114
LA REINE DE NEIGE

Les rayons du soleil dansaient joyeuse-


ment car l'été était venu. Ils dansaient dans
le cœur d'un petit garçon et d'une petite fille
et les rendaient aussi heureux que le jour
était long.
S'ils étaient heureux, ce petit garçon et
cette petite fille, c'est qu'ils s'aimaient bien
l'un l'autre — autant que se doivent aimer
un frère et une sœur.
Kay et Gerda n'étaient pourtant pas le
frère et la sœur, mais ils étaient deux voi-
sins, — si voisins que quand Kay regardait
par la petite fenêtre de sa mansarde, il
pouvait voir Gerda à sa petite fenêtre.
Et quand ils ne jouaient pas ensemble,
ils se tenaient presque toujours assis, à la
fenêtre, à se regarder...
Ils vivaient dans une grande ville, ces
petits enfants et comme ils étaient très
pauvres, leur maison n'avait pas de jardin.
Et pourtant Kay et Gerda avaient un jar-
din ; un pot de fleurs, pensez-vous? Non,
mais une caisse, oui, chacun avait une
petite caisse avec des belles plantes ram-
pantes, toutes rouges, qui pendaient de
chaque côté ; et de beaux volubilis bleus
formaient au-dessus comme un bosquet,
tout à fait un bosquet de fée.
Mais le mieux de tout, c'est que, dans
chaque petite caisse, fleurissait un petit
rosier tout couvert de roses embaumées.
Aussi, toute sa vie, les roses furent les fleurs
favorites de la petite Gerda.
Kay et Gerda avaient placé ces caisses de
fleurs entre leurs deux fenêtres. Alors, quel-
quefois ils emportaient leurs petits tabourets
au bord du toit et s'asseyaient à côté de leurs
petits rosiers, et d'autres fois, ils sautaient
d'une petite fenêtre à l'autre. Mais c'était
seulement en été ; car, en hiver, avec la neige
et le gel, le toit devenait très glissant et au.
lieu de sauter d'une fenêtre à l'autre, les
enfants avaient à descendre un grand nombre
de marches et à remonter un grand nombre
de marches, avant de pouvoir se rejoindre.
Et comme Kay et Gerda dégringolaientvite
les escaliers et les grimpaient de nouveau,
vite, vite !... S'ils allaient rencontrer la Reine
de Neige !..
Certes la Reine de Neige était belle, mais
si froide froide comme glace. La grand-
!

mère de Gerda connaissait très bien la Reine


de Neige, et elle avait renseigné Gerda et
Kay. Ils savaient que la Reine vient, quand
tombent d'épais flocons de neige, et que
souvent alors elle passe devant les fenêtres
des mansardes, et trace sur les vitres, de
merveilleux dessins qui représentent des
fougères et des fleurs, et des palais et aussi
des princes... Seulement, quand les vitres
étaient couvertes de ces beaux dessins, Kay
et Gerda ne pouvaient plus se voir.
Alors Kay faisait chauffer une pièce de
cuivre et la pressait très fort sur la vitre
jusqu'à ce que le givre fût fondu et cela
faisait un petit rond contre lequel il
appliquait son œil, jusqu'à ce qu'il aper-
çût, à l'autre petite fenêtre, un œil brillant
pressé contre un autre petit rond. Et Kay
savait que c'était l'œil de Gerda, car il étin-
celait comme une étoile.
Et ainsi, été comme hiver, les enfants
vivaient ensemble et jouaient ensemble,
aussi heureux que les jours étaient longs.
Aussi heureux que les jours étaient longs...
Lorsqu'un jour brillant d'été, hélas ! hélas !
ce fut la fin de leur bonheur.
Ils étaient assis côte à côte feuilletant un
livre d'images, soudain Kay trotta son œil.
« Oh s'écria-t-il, un éclat de verre a volé dans
!

mon oeil !
»
Etla douleur était si vive, que cela, disait-il,
lui « correspondait » presque dans le cœur.
Et il clignotait de l'œil, mais Gerda avait
beau regarder, elle ne pouvait rien voir.
« Allons ! dit enfin le petit garçon au bout
d'un moment : çà doit être parti ; mon cœur
ne me fait plus mal. »Et de nouveau, ils se
mirent à tourner les pages du livre d'images.
Mais le verre n'était pas parti de son œil
et un petit éclat s'était même glissé presque
dans son cœur.
Car voici la vérité.
Il faut que vous sachiez que vers ce temps-
là, des petits démons extrêmement méchants
avaient fabriqué un miroir merveilleux, le
plus abominable du monde. Si quelqu'un
regardait dans ce miroir, il voyait tout ce
qu'il y a ici-bas de vilain et de laid, et il
oubliait tout ce qu'il y a de bien et de beau.
Quand les garçons et les filles regardaient
dans leur miroir, les méchants petits démons
ne se tenaient pas d'aise.
Un jour,.dans leur joie, ils négligèrent de
bien serrer la poignée du miroir, qui était
très glissante, en sorte que le miroir tomba
et se brisa en mille petits morceaux.
Et depuis lors, l'odieux miroir faisait plus
de mal que jamais car ses éclats volaient-
sur tout le monde, et si l'un d'eux volait
dans l'œil de quelqu'un, c'est tout ce qu'il
y a ici-bas de vilain et de laid, que ce quel-
qu'un, dorénavant, allait voir ; et si l'un d'eux
glissait dans le cœur de quelqu'un, alors,
oh alors, le cœur de ce quelqu'un devenait
!

de plus en plus froid, jusqu'à devenir, un


jour, comme un bloc de glace.
Hélas hélas c'est ce qui était arrivé au
! !

petit Kay. Un petit éclat du miroir magique


avait volé dans son œil et un petit éclat du
miroir magique avait glissé dans son cœur.
Hélas hélas les éclats du miroir magique
! !

ne tarderaient guère à produire leur effet.


Gerda avait commencé à se lamenter :
elle était si désolée que le petit Kay fût
blessé. Mais Kay lui dit rudement : « Pour-
quoi pleures-tu, Gerda? Tu es. laide quand
tu pleures » Alors ils recommencèrent à
!

feuilleter leur livre d'images, et Kay tour-


nait les feuilles si rapidement qu'il déchira
les pages.
Et comme Gerda, doucement, lui en faisait
le reproche, Kay jeta en l'air le livre
en s'écriant : « J'en ai assez de regarder ces
images : elles sont trop laides ! »
Puis il arracha une rose du petit rosier de
Gerda et la lui lança au visage et quand il vit
que Gerda avait des larmes plein les yeux/ il
arracha une autre rose et donna un coup de
pied dans la caisse de fleurs : « Commè les
roses sont laides aujourd'hui » disait-il !
Et maintenant quand la grand'mère de.
Gerda racontait des histoires au petit garçon
et à la petite fille, Kay au lieu de l'écouter,
tirait les cheveux de Gerda et faisait des gri-
maces à la chère vieille grand'mère. Il:
apprenait à se moquer et à faire des farces à
tous ses amis, tant que les gens disaient:
« Quel abominable petit garçon est devenu
le petit Kay » Mais c'étaient le petit mor:"
!

ceau de verre dans son œil et le petit mor-


ceau de verre dans son cœur qui étaient la
cause de tout ce mal.
Kay, ne voulait plus jouer avec Gerda ;
ses jeux étaient si différents, c'étaient des'
« jeux de garçons », comme il les appelait.
Et la pauvre petite Gerda soupirait, car
avec qui jouer, maintenant? Mais ce fut pis
quand vint l'hiver et que les flocons de neige
tombèrent serrés et blancs sur la grande
ville noire.
Kay passait en courant auprès de Gerda,
avec son petit traîneau, le petit traîneau
sur lequel Gerda et lui montaient l'hiver
passé, et avaient fait sur la neige éblouis-
sante, tant de parties joyeuses. Mais aujour-
d'hui en se pressant, il se bornait à crier :
« Adieu, petite Gerda. Je vais jouer avec
les grands garçons dans le square ».
Quelles folies, dans ce square ! Les gar-
çons attachaient solidement leurs petits traî-
neaux aux charrettes des paysans, et se
faisaient ainsi tirer jusqu'aux portes de la
ville : arrivés là, ils détachaient leurs traî-
neaux et revenaient au square recommencer
le même jeu.
Kay regardait jouer les garçons et comme
il regardait, il vit un grand traîneau venir
dans le square. Il était peint en blanc, aussi
blanc que la neige sur laquelle il glissait.
Dans le traîneau, une personne était
assise, grande et calme avec un long man-
teau blanc et une petite coiffure blanche. Et
le manteau et la coiffure étaient en fourrure.
Vite, vite, Kay attacha au grand traîneau
blanc son petit traîneau. Par deux fois, il
fit ainsi le tour du square. Le beau traîneau
blanc allait de plus en plus vite et de plus
en plus vite volait par derrière le petit traî-
neau de Kay. Ah ! la bonne farce !
Puis, plus vite encore, toujours plus vite,
les deux traîneaux furent dans la rue ; et
l'étrange personne qui conduisait le grand
traîneau blanc, à chaque instant se retournait,
faisant des signes de tête et des sourires au
petit Kay comme à une très vieille connais-
sance.
Mais quand enfin Kay voulut détacher
son traîneau l'autre se retourna et lui fit un
nouveau signe de tête. comme pour lui dire :
« Il faut rester, petit Kay, il faut rester »!

Et Kay ne bougea plus et, tout droit, ils


dépassèrent les portes de la ville.
La neige commençait à tomber et les flo-
cons étaient si épais et tombaient si vite que
Kay ne pouvait voir où on l'emmenait.
Il eut peur et se mit à crier, mais personne
ne pouvait l'entendre, seulement le grand
traîneau blanc sembla bondir en avant et
sauter plus vite que jamais sur les tas de
neige.
Kay était maintenant, au comble de l'épou-
vante. Il aurait voulu dire ses prières, mais
il ne pouvait se rappeler que sa table de
multiplication.
Les flocons de neige devenaient de plus
en plus gros, si gros, que Kay se demandait
si c'étaient réellement des flocons de neige.
On eût dit plutôt des oiseaux blancs.
Tout à coup le traîneau s'arrêta. La per-
sonne qui le conduisait se releva. Elle était
grande et blanche, et si belle, et ses yeux
avaient l'éclat des étoiles par une nuit
glacée ; mais elle était froide, froide comme
glace. C'était la Reine de Neige.
« Nous avons marché vite, petit Kay, dit-
elle et vous avez froid. Glissez-vous sous
mon manteau de fourrure. » Mais, quand il
fut sous le manteau, Kay pensa qu'il était
enfermé dans un manteau de neige telle-
ment c'était froid. Il frissonnait.
« Ah dit la reine, vous avez encore froid »
!

et elle l'embrassa.
Oui, le petit Kay avait froid, mais il eut
encore bien plus froid après le baiser de la
Reine de Neige. Et ce froid lui saisit le
cœur, bien que son- cœur fût déjà à demi
glacé.
« Je vais mourir de froid », pensait le
petit garçon.
Mais ce fut l'affaire d'une minute. Un
second baiser de la Reine de Neige le plon-
gea dans un tel engourdissement qu'il oubliait
tout, et Gerda et la grand'mère de Gerda,
et sa propre famille.
« Assez de baisers, pour cette fois, dit la
Reine de Neige : je ne veux pas vous voir
mourir » Mais le cœur de Kay était déjà
!

aussi froid que la mort même.


Alors, la Reine de Neige s'envola dans
un nuage, en emportant le petit Kay avec
elle. Plus haut, toujoursplus haut, ils volaient
au-dessus des collines, et des forêts, et
des lacs et des mers. Autour d'eux le vent
froid soufflaitetsifflaitpendant qu'au-dessous
les loups sauvages hurlaient et croassaient
les noires corneilles. Et au-dessus d'eux, la
lune brillait, impassible et froide. Tout le
long de la longue nuit, le petit Kay regarda
la lune, ainsi froide et claire, et tout le long
du jour il dormit aux pieds de la Reine de
Neige.
Mais Gerda, pendant ce temps, la pauvre
petite Gerda restée toute seule, ah comme
!

elle soupirait après Kay Où pouvait-il être?


!

— Kay avait attaché son traîneau à un au-


tre grand traîneau blanc. Le grand traîneau
s'est enfui au delà des portes de la ville —!

Voilà tout ce que les garçons du square


purent dire à la petite Gerda car ils n'en
savaient pas davantage.
— Le petit Kay doit être noyé dans la
rivière, pensaient-ils. Mais ils n'osaient pas
le dire à Gerda.
Oh ce fut un long hiver bien triste et bien
!

sombre, mais enfin, une fois de plus, brilla


le soleil de printemps.
— Hélas le petit Kay est mort, annonça
!

Gerda aux rayons du soleil.


Mais le soleil n'en voulait rien croire et
ses rayons couraient après la petite fille pour
la rassurer.
Puis ce fut le tour des hirondelles.
— Hélas ! le petit Kay est mort, annonça
' Gerda aux hirondelles.
Mais les hirondelles n'en voulaient rien
croire ; tant qu'à la fin la petite Gerda, elle
aussi, se prit à douter et à espérer.
— J'irai donc demander à la rivière elle-
même : Avez-vous emmené au loin le petit
Kay!
Et Gerda se leva de bonne heure le matin
et mit ses petits souliers rouges. Sa vieille
grand'mère était encore endormie. Gerda
l'embrassa doucement et sortit de la maison.
A travers les rues tranquilles, puis, franchis-
sant les portes de la grande ville, elle s'en
alla ainsi jusqu'au bord de la rivière.
Gerda retira ses petits souliers rouges.
«Je vous les donnerai si vous "me rendez mon
petit camarade » dit-elle, et elle jeta ses
!

souliers rouges dans la rivière, de toute la


force de ses petits bras.
Les petites vagues la saluaient de la tête
et dansaient dans le soleil. Puis elles ren-
voyaient les petits souliers rouges à Gerda.
« Nous n'avons pas pris le petit Kay »
!

murmuraient-elles. »
Mais la petite Gerda croyait qu'elle n'avait
pas jeté ses souliers assez loin.
Elle vit un petit bateau amarré dans les
roseaux, elle y monta et se penchant le plus
qu'elle pouvait, elle jeta ses souliers rouges
encore plus loin dans la rivière.
Mais, voici que le bateau glissa d'entre les
roseaux et se mit à voguer doucement à la
dérive.
Gerda effrayée, poussa des cris.
Les petits oiseaux l'entendaient, mais ils
ne pouvaient pas la secourir. Ils volaient
seulement autour d'elle en chantant.
De-ci, de-là, le flot emmenait le bateau, le
long des collines et des champs à l'ombre
des arbres.
« Peut-être vais-je vers le petit Kay ? » pen-
sait Gerda. Et à cette pensée elle cessa de
crier et fut presque joyeuse.
Après un long, long temps, elle vit un
beau jardin qui descendait vers la berge de
la rivière. C'était un jardin de cerises, et
dans le jardin il y avait une toute petite
maison avec un toit de chaume et d'amusantes
petites fenêtres rouges et bleues.
Et à la porte se tenaient debout deux pe-
tits soldats de bois. Ils la saluèrent quand
elle passa près d'eux. Gerda les appela, mais,
puisqu'ils étaient en bois, ils ne pouvaient
,lui répondre.
Gerda appelait de plus en plus fort.
Alors la porte de la petite maison s'ouvrit,
et il en sortit une très vieille, très vieille
femmè. Elle tenait un grand bâton recourbé
dans sa main et, sur la tête, elle portait un
grand chapeau de soleil, sur lequel il y avait
de belles fleurs peintes.
« Pauvre petite ! » dit la vieille femme. Elle
attrapa le petit bateau avec son bâton re-
courbé et l'attira à terre. Puis elle fit sauter
Gerda hors du bateau, et lui demanda :
« D'où venez-vous, chère petite enfant ! »
Gerda dit à la vieille femme comment
elle avait perdu son petit camarade, et était
partie à travers. le monde pour le recher-
cher.
« Le petit Kay n'est pas ici, dit la vieille
femme, mais il peut venir et vous pouvez
rester avec moi jusqu'à ce qu'il vienne. »
Alors elle emmena Gerda dans sa maison,
ferma la porte et lui donna des cerises. Et
pendantqu'elle mangeait les cerises, la petite
vieille se mit à lui peigner les cheveux avec
un peigne d'or et pendant qu'on la peignait
ainsi, Gerda oubliait le petit Kay.
La vieille femme était une sorcière et elle
avait jeté un sort sur Gerda pour lui faire
oublier le petit Kay. Ce n'était pas qu'elle
fût méchante, mais elle s'ennuyait toute
seule, et elle voulait garder auprès d'elle
la petite Gerda; et comme, pour cela, il
fallait bien lui faire oublier son petit cama-
rade, c'est pour cela qu'elle avait peigné
la chevelure de Gerda avec un peigne ma-
gique.
Puis, pendant que la petite fille mangeait
les cerises, la vieille femme courut au jar-
din, et du bout de son bâton recourbé tou-
cha tous les rosiers qui aussitôt rentraient
sous terre : si Gerda voit les rosiers, avait
pensé la vieille, elle se souviendra des petits
rosiers qui poussaient sur la fenêtre, dans
les petites caisses, et alors, ah ! alors, com-
ment pourrait-elle oublier le petit Kay !
Mais maintenant les buissons de roses
avaient disparu, Gerda pouvait venir dans
le jardin.
Quelles fleurs il y avait, dans ce jardin !

Toutes les fleurs que Gerda connaissait et


bien d'autres encore. Et la petite fille sautait
de fleur en fleur et joua ainsi au milieu d'elles
jusqu'au coucher du soleil.
Puis la vieille femme la mit au lit, dans le
lit le plus doux et le plus moelleux que vous
puissiez imaginer.
Les oreillers étaient bourrés de fleurs, des
violettes probablement, se dit Gerda, en sen-
tant combien leur parfum était doux. Les
draps étaient tissés avec les toiles d'araignées
les plus fines, et la couverture était de soie
brillante.
Le lendemain matin, dès que le soleil se
mit à luire, Gerda courut au jardin, et joua
encore parmi les fleurs.
« Il me semble pourtant qu'il manque une
fleur parmi toutes ces fleurs, pensait-elle tris-
tement, mais laquelle? » Elle ne pouvait pas
savoir que c'était la rose.
Or, sur le grand chapeau de soleil de la
vieille femme, il y avait des fleurs peintes,
de belles fleurs, et la plus belle était une
rose. Voilà à quoi n'avait pas songé la sor-
cière.
Un beau jour Gerda, en regardant le grand
chapeau, vit la rose. Et tout de suite, elle
sut bien que c'était la rose qu'elle avait en
vain cherchée parmi les autres fleurs du jar-
din.
La petite Gerda, pour s'en assurer, courut
chercher à nouveau, et quand elle s'aperçut
qu'en effet, il n'y avait pas de roses, ses
larmes commencèrent à couler, de chaudes
larmes qui tombaient juste à l'endroit où
avaient été les rosiers. Et les larmes atten-
drirent la terre et les rosiers, de nouveau,
se mirent à croître tout couverts de roses
aussi parfumées et aussi belles qu'aupara-
vant.
— Oh ! comment ai-je pu oublier ! se la-
mentait la petite fille. Et, en se penchant
doucement, elle demandait aux roses :
— Savez-vous où est le petit Kay?
— Nous avons été sous la terre noire,
répondirent les roses, le petit Kay n'y est
pas.
Gerda allait de fleur en fleur en répétant
tout bas : « Avez-vous vu le petit Kay ? »
Mais les fleurs se tenaient debout dans la
lumière du soleil rêvant leurs propres têves
et certes, elles auraient bien voulu répondre
à la petite fille, mais elles ne pouvaient rien
lui dire de Kay, car elles ne savaient rien.
Alors Gerda courut, aussi vite que ses pe-
tits pieds nus le lui permettaient, vers' la
porte du jardin. Elle la poussa et l'ouvrit et
Gerda partit de nouveau à travers le monde.
Et, bien qu'il n'y eût personne à sa pour-
suite, elle courut ainsi à la recherche de Kay
jusqu'à ce qu'elle fût à bout de forces.
Alors, elle se coucha sur une grande pierre
pour se reposer. Et elle vit que toutes les
fleurs étaient fanées et que toutes les feuilles '
étaient tombées des arbres et elle sut que
l'été était fini.
« Oh ! combien de temps j'ai perdu ! » pen-
sait la petite Gerda : vite, elle se leva et re-
partit, errantà l'aventure, à travers le monde,
jusqu'à ce que ses pauvres petits pieds ne
puissent plus la porter ; alors elle se coucha
de nouveau pour se reposer.
Maintenant, la terre était blanche de neige,
et les arbres étendaient leurs branches nues.
Sur une des branches nues se tenait un
grand corbeau noir qui faisait de graves
signes de tête, comme s'il eût surveillé la
fillette.
« Croa ! Croa ! Bonjour, bonjour, pourquoi
êtes-vous toute seule par ce froid ? » criait-il
en sautillant devant elle dans la neige.
Et Gerda conta au corbeau toute son
histoire et lui demanda de lui dire s'il n'a-
vait pas vu le petit Kay.
L'oiseau hocha la tête : « Peut-être bien,
peut-être bien, dit-il., c'était peut-être bien
le petit Kay » !

« Oh vous l'avez vu, vous avez vu le petit


!

Kay » dit Gerda en battant des mains.


!

Elle était si heureuse qu'elle se mit à em-


brasser le corbeau, et à le serrer si fort,
qu'elle faillit l'étouffer.
« Hé, là hé, là doucement, doucement,
! !

croassait-il, et je vous dirai tout ce que je


sais. »
Et il lui dit qu'elle était ici dans le
royaume d'une princesse merveilleuse.
« Cette princesse, dit le corbeau, aussitôt
montée sur le trône, décida de se marier.
Mais elle ne voulait se marier qu'à un prince
qui ne s'exprimerait qu'en termes choisis, et
ferait preuve d'autant de sagesse que d'élé-
gance dans ses discours et dans ses réponses.
Vous pouvez m'en croire, ajouta le corbeau,
car j'ai ma bonne amie (elle est apprivoisée),
qui vit dans le palais, et qui me rapporte
tout ce qui s'y passe. On commença par
afficher, aux portes du palais, un avis pré-
venant chaque prince qu'il pouvait venir
parler à la princesse. Celui qui lui parlerait
le plus convenablement, et lui ferait les ré-
ponses les plus sensées, celui-là serait son
mari. Ah alors, il y eut foule et presse aux
!

portes, et plus de bavardages que parmi


une douzaine de corneilles. Mais quand les
princes, ayant franchi les portes, virent le
grand escalier, et les soldats dans leur uni-
forme d'argent, et les dames d'honneur,
dans leurs costumes vert et or, ils se mirent
à marcher tout doucement et à parler à voix
basse. Quand ils virent la belle princesse
elle-même sur son trône, ils devinrent tout
à fait silencieux. La princesse leur parla,
ils ne purent trouver un mot à lui dire, et .
ne savaient que répéter deux ou trois fois les
dernières syllabes qu'elle avait pronon-
cées:.. Naturellement, cela ne faisait pas
l'affaire de la princesse...
— Mais le petit Kay ? parlez-moi du petit
Kay, demanda Gerda, impatiente. Ne vint-
il pas parmi les princes ?
— J'y arrive justement, dit le corbeau
avec importance.
— Donc, le troisième jour, un beau gar-
çon se présenta. Il n'avait ni cheval ni voi-
ture, et ses habits étaient très vieux. Mais
ses cheveux étaient longs et dorés, et ses
yeux étincelaient tout pareils, exactement
pareils aux vôtres, petite fille.
— Oh ! c'était Kay, sûrement c'était
Kay, et Gerda en battant des mains, et en
sautant toute joyeuse : Il est retouvé, Kay
est retrouvé !

— Il parla aussi élégamment que je puis


faire,moi-même, ajouta le corbeau, lorsque
je devise avec ma bonne amie (celle qui est
apprivoisée), et naturellement, c'est lui que
la princesse a choisi pour époux.
— Au palais ! Emmenez-moi vite au pa-
lais ! suppliait la petite Gerda.
— Ce n'est pas très commode, mais je vais
.
demander l'aide de ma bonne amie (celle
qui est apprivoisée). Attendez-moi à la
porte, dit le corbeau, puis il secoua sa tête
et s'envola au loin. **
Il commençait à faire noir, et le corbeau
n'était pas encore revenu.
« Il ne reviendra jamais », pensait Gerda,
et les larmes commençaient à rouler sur ses
joues, quand elle entendit un rauque « Croa!
croa ! » et là, sur la neige, sautillait le cor-
beau.
Il lui donna un petit pain « Ma maîtresse
vous envoie ceci, qui vient des cuisines
royales », dit-il. Et Gerda, qui avait très
faim, s'empressa de faire honneur aux cui-
sines royales.
« Vous ne sauriez, petite fille, continua
le corbeau, entrer au palais par la grande
porte ; vous avez les pieds nus, et les sol-
dats en uniforme d'argent ne vous permet-
traient jamais de passer. Mais ne pleurez
pas. Ma maîtresse connaît un petit escalier
dérobé, par lequel elle vous conduira au-
près du prince et de la princesse. »
Alors Gerda et le corbeau s'ep allèrent
dans le jardin, le long de l'avenue, et là ils
attendirent, jusqu'à ce que, une à une, les
lumières eussent disparu des fenêtres du
palais.
« Venez », dit alors le corbeau, et il con-
duisit Gerda à la petite porte de derrière et
ouvrit cette porte.
Comme le cœur de Gerda battait si fort,
!

que Gerda avait peur que quelqu'un l'enten-


dît battre, et s'éveillât.
Par le petit escalier, ils montèrent, le cor-
beau sautillant devant, et Gerda, derrière
lui, montait sur le bout de ses petits pieds
nus.
En haut de l'escalier, une petite lampe
brillait. A côté, se trouvait la corneille
apprivoisée. Elle salua de la tête, et Gerda
lui fit une révérence que sa grand'mère lui.
avait enseignée. -
« Je .connais toute votre histoire, dit la
corneille, prenez la lampe et suivez-moi,
nous ne rencontrerons personne. »
La corneille conduisit Gerda à travers
-

chaque chambre, des chambres si belles, si.


merveilleuses que Gerda n'en avait jamais
TU de telles, même dans ses rêves. Et il est
vrai que Gerda se demandait maintenant si
elle ne rêvait pas..
Enfin elles arrivèrent à la chambre de

.

la princesse. Elle reposait là. dans un déli-


cieux petit lit blanc. Mais Gerda ne s'arrêta
guère à la regarder. Ses yeux étaient tom-
bés sur un autre lit, un petit lit rouge où le
prince était étendu. Etait-ce le petit Kay?
Gerda, enfin, allait-elle donc retrouver son
ami?
Elle se pencha sur le lit! Elle tira la petité
couverture rouge. Elle appela à voix haute :
« Kay Kay! !»
!

Le prince s'éveilla, tourna sa tête, ouvrit


ses yeux : Hélas ! hélas ! ce n'était pas le
petit Kay.
Que faire à cela ? La petite Gerda se mit
pleurer, et ses larmes étaient si grosses et
coulaient ,si vite qu'elles éveillèrent la petite
princesse. Elle se souleva hors de son lit
»

blanc et vit Gerda.


« Qu'est-ce qu'il y a, petite fille, dit-elle,
et d'où venez-vous ? »
Alors Gerda conta au prince et à la prin-
cesse toute son histoire et comment le cor-
beau l'avait amenée au palais pour trouver
le petit Kay. 0
« Pauvre petite » s'écrièrent ensemble, le
1

prince et la princesse. Mais ils dirent sévè-


rement aux corbeaux : « C'est bon pour cette
fois, et vous aurez même une récompense ;
mais une autre fois, tâchez de ne faire mon-
ter personne par le petit escalier. »
Et les corbeaux reçurent le titre de « Cor-
beaux Royaux » et la jouissance, leur
vie durant, de toutes les miettes des cui-
sines.
Le prince fit coucher Gerda dans le petit
lit rouge, et Gerda s'endormit profondément
en rêvant du petit Kay.
Au matin, on l'habilla de la tête aux pieds
de soie et de velours.
« Voulez-vous rester avec nous, petite
Gerda ? » demandèrent le prince et la prin-
cesse.
Mais Gerda secoua la tête, « Donnez-moi
seulement une petite voiture et une paire
de bottes, dit-elle, que je puisse retrouver
Kay. » '
Alors ils lui donnèrent des chaussures et
aussi un manchon, et quand elle arriva à la
porte, elle y trouva une petite voiture toute
en or. Et le cocher et le valet de pieu étaient
habillés également tout en or.
Le prince et la princesse aidèrent eux-
mêmes Gerda à monter en voiture.
« Adieu! lui dirent-ils; puissiez-vous.re-
trouver ainsi votre petit camarade » et ils
lui souhaitèrent bonne chance.
Le corbeau ne voulut pas quitter la petite
Gerda, avant d'avoir volé au moins trois
kilomètres avec elle. Alors il se posa sur un
arbre et se mit à battre tristement des ailès
jusqu'à ce que la petite fille eût disparu à
l'horizon.
Et savez-vous ce que Gerda avait trouvé
dans sa petite voiture ? Des dragées, des
noix et des amandes.
La voiture la conduisit jusqu'à une forêt,
toute sombre, si sombre que la voiture d'or
y brillait comme une torche.
Mais il y avait des voleurs dans la forêt,
et ils virent briller la voiture d'or :
« De l'or, de l'or 1
» s'écrièrent-ils, et
s'étant précipités, ils tuèrent le cocher et
le .valet de pied, et tirèrent la petite Gerda
hors de la voiture.
« Comme.elle est gentille et dodue, dit la
femme du plus vieux des voleurs. Quel bon
goût elle doit avoir D. Et elle prit dans la
poche de son tablier, un couteau pointu.
« Aïe ! aïe » hurla à ce moment la vieille
!

femme, c'est que sa petite fille venait de lui


sauter sur le dos et lui mordait l'oreille, et
la douleur fut si cuisante, qu'elle en oublia
de tuer la petite Gerda.
« Elle est gentille, elle jouera avec moi,
disait la petite fille du voleur. Elle me don-
nera son manchon et sa jolie robe et elle
dormira dans mon lit. »
Alors avec Gerda elle monta dans la petite
voiture et toutes deux s'enfoncèrent sous le
bois.
La petite fille du voleur n'était pas aussi
grande que Gerda, mais elle était plus forte.
Elle regardait Gerda avec ses yeux sombres
et tristes et dit : « Ils ne vous tueront que
si je suis fâchée avec. vous » et elle mit ses
bras autour de la petite fille.
' Et Gerda reprit courage, et elle raconta à
la petite fille du voleur toute son histoire, et
comment elle souhaitait retrouver Kay.
La fille ' de voleur regarda sévèrement
Gerda et dit : « Personne ne vous tuera,
même si je suis fâchée avec vous. Car alors,
je vous tuerai moi-même. »
Enfin la voiture s'arrêta. Elles étaient
arrivées au Château des voleurs. C'était un
très vieux château, tout en ruines. Par les
trous des murailles, les hiboux et les cor-
beaux entraient et sortaient. De grands
boule-dogues étaient venus à la rencontre
des deux fillettes, et sautaient après elles,
mais sans aboyer, car il était défendu d'a-
boyer dans le château des voleurs.
Dans l'âtre était un grand feu éblouissant
et sur le feu pendait une grande marmite de
soupe. Et devant le feu, des petits lapins
rôtissaient pour le souper. •
Gerda et la petite fille du voleur mangè-
rent de la soupe, car elles étaient affamées.
Puis, comme elles avaient sommeil, elles
s'en allèrent dans un coin de la cuisine, 'et
se couchèrent sur un petit tas de paille.
« C'est notre lit » dit la fille du voleur, et
elle attira la petite Gerdp. à côté d'elle.
Des centaines de pigeons étaient perchés
tout autour.
« Ils sont à moi, dit la fille du voleur, et
voyez, il est à moi aussi celui-là ! » et elle atti-
rait près d'elle un renne attaché à une pierre,
par un collier de cuivre brillant à son cou.
La fille du voleur tira son couteau et se
mit à piquer le cou du renne avec la pointe
aiguë.
Le pauvre animal se défendait et ruait mais
la fille du voleur ne faisait qu'en rire. « Il
a peur de moi, dit-elle. Je lui chatouille le
cou tous les soirs avec la pointe de mon
couteau. Il se sauverait s'il n'était pas atta-
ché ». Et elle riait de nouveau.
« Est-ce que vous dormez avec votre poi-
gnard dans votre main ! demanda Gerda
timidement.
Il est toujours à côté de moi, répondit

la fille du voleur, car on ne sait jamais ce
qui peut arriver. Mais maintenant parlez-
moi encore de Kay ».
Et les pigeons ramiers, écoutaient pendant
que Gerda contait son histoire et quand la
fille du voleur fut profondément endormie
ils dirent « Coo, Coo ! Nous avons vu le
petit Kay avec la Reine de Neige ».
La petite Gerda sursauta : «Vous avez vu
le petit Kay, murmura-t-elle. Oh ! dites-moi
où habite la Reine de Neige !
Elle habite là-bas où la glace et la

neige ne fondent jamais. C'est en Laponie.
Demandez plutôt au Renne. ,
— Oui, dit le Renne, en Laponie il y a de
la.neige toute l'année. Là on est libre. Et
c'est là qu'en été vit la Reine de Neige,
mais en hiver elle habite plus loin, près du
Pôle nord.
— Oh! petit Kay, petit Kay! soupirait
Gerda en se retournant.
—Voulez-vous vous tenir tranquille, insup-
portable fille, — dit la petite fille du voleur',
— ou je vous pique avec mon couteau ».
Mais au matin, Gerda lui dit tout ce que
les pigeons et le renne lui avaient appris.
La petite fille du voleur réfléchit et secoua
la tête.
— Vous savez où estla Laponie ! demanda-
t-elle au renne.
— Je le sais,soupira le renne ; c'est mon
pays !

— Ecoutez, dit la fille du voleur. Je vais


détacher votre chaîne et vous allez retourner
en Laponie. Seulement vous emménerez la
petite Gerda avec vous et vous la conduirez
au palais de la Reine de Neige.
Le Renne fit un bond de joie.
Alors la petite fille du voleur détacha le
renne et lui mit Gerda sur le dos, même
elle donna à Gerda un petit coussin pour
s'asseoir.
*
-—Vous mettrez vos petits souliers dessus
car il fera très froid, dit la fille du voleur.
Mais je ne peux pas me séparer du manchon.
Vous aurez les gants de ma mère à la place.
Ils vous monteront jusqu'au coude.
Cependant la petite Gerda pleurait de
joie à la pensée que, peut-être, elle allait
enfin retrouver Kay...
« Ne pleurez pas, dit la fille du voleur,
vous devez vous' montrer heureuse. Voyez !
Voici du pain et des noix. Vous ne mourrez
pas de faim » !

Alors la fille du voleur fit rentrer ses chiens,


ouvrit la porte et lâcha le collier du renne.
« Maintenant, courez et prenez soin de
ma petite fille » dit-elle.
« Adieu, adieu! » criait la petite Gerda,
comme le renne s'élançait à travers la forêt
dans les marais et les plaines. Le renne
filait de plus en plus vite, pendant que les
loups hurlaient et que les corbeaux pous-
saient des cris perçants et des lumières
bleues brillaient dans le ciel.
Et mangeant le pain et les noix, ils arri-
vèrent en Laponie.
Le renne s'arrêta en face d'une hutte.
C'était une pauvre petite hutte avec un très -
petit toit et une toute petite porte. Même
Gerda ne pouvait y entrer qu'en se traînant
sur les mains et sur les genoux.
Là vivait une vieille lapone. Elle faisait
frire du poisson quand Gerda et le renne
entrèrent (le renne avait passé à travers la
porte, lui aussi, comme vous voyez) mais elle
interrompit sa friture pour écouter leur
histoire.
« Ma pauvre mignonne ! dit la vieille. La
Reine des Neiges est à des centaines de kilo-
mètres plus loin. Elle visite en ce moment le
pays de Finlande: Mais je vous donnerai une
lettre pour une vieille Finnoise. Elle vous
dira mieux que moi comment rejoindre le
petit Kay. »
Puis elle écrivit quelques mots sur un
poisson séché, car il n'y avait- pas de papier
à lettres dans sa maison.
Le renne fila de nouveau avec la petite
Gerda bien liée solidement sur son dos.
Ils allèrent à travers la nuit pendant qu'au
dessus d'eux les belles lueurs bleues du sep-
tentrion palpitaient dans le ciel.
Enfin ils arrivèrent en Finlande, mais
quand ils atteignirent la maison de la vieille
Finnoise, il leur fallut passer par la chemi-
née, car cette maison n'avait pas de portes.
Oh Comme il faisait chaud là-dedans!
!
La vieille finnoise paraissait très sale, mais
son cœur était bon.
Quandelle vit Gerda, elle lui dégrafa ses
vêtements, lui retira ses chaussures et les
immenses gants que la petite fille du voleur
lui avait donnés. Elle mit de la glace sur la
tête du renne pour le rafraîchir, et après ces
précautions, s'apprêta à lire ce qui était écrit
sur le poisson séché.
Elle lut trois fois jusqu'à ce qu'elle le sût
par. cœur. Après quoi, elle jeta le poisson
dans un pot. « Cela nie fera un bon souper, »•
dit-elle.
—Ah! Madame, dit le renne, vous qui êtes
si puissante, aidez la petite Gerda à retrouver
Kay. Faites-lui boire quelque breuvage de
votre composition pour la rendre forte, aussi
forte que douze hommes, afin qu'elle puisse
vaincre la Reine de Neige.
— Douze hommes, marmotta la sage vieille
Finnoise, cela ne seraitpas beaucoup de douze
hommes contre la Reine de Neige !...
Mais la" prière du renne était si ardente,
et si- suppliante se montrait la petite Gerda,
que la vieille femme finit par se sentir tou-
chée de pitié.
Elle attira le renne dans un coin et mur-
mura : « Lepetit Kay est encore avecla Reine
de Neige. Il croit que son palais est le
plus bel endroit du monde, mais c'est parce
qu'il a encore un éclat de glace dans son
œil. La Reine de Neige le gardera auprès
d'elle tant que la glace sera dans son œil et
dans son cœur.
— Oh dit le Renne, donnez à petite Gerda
!

le pouvoir de vaincre la Reine de Neige.


— Que puis-je lui donner? dit la vieille
femme, et quel pouvoir qu'elle n'ait déjà?
Princes et filles de voleurs la protègent
et la secourent, il n'est pas jusqu'aux
pigeons ramiers -et aux corbeaux qui ne
s'emploient à lui venir en aide. Son pouvoir
est plus grand que le mien. Chacun obéit à
la petite Gerda bien qu'elle ne soit qu'une
petite fille aux pieds nus. C'est que son
pouvoir lui vient de son cœur, de la fraîche
douceur de son cœur. C'est par ses propres
forces qu'elle doit vaincre la Reine de
Neige, sinon, nous ne saurions l'y aider.
Pourtant voici ce que vous pouvez faire,
ajouta la sage vieille Finnoise. Vous pou-
vez conduire Gerda au jardin de la Reine de
Neige. Laissez-la dans la neige, près d'un
grand buisson couvert de baies rouges. Puis,
ne perdez pas de temps et hâtez-vous de reve-
nir ici.
Puis la Finnoise remit Gerda sur le dos
du renne qui reprit sa course, plus rapide
qu'e le vent.
« Et mes bottes ? Et mes grands gants ? »
cria la petite feerda. Mais il était trop tard.
Le renne la déposa à terre à côté d'un
buisson couvert de baies rouges. Il em-
brassa sa bouche pendant que de grandes
larmes coulaient sur sa figure. Il était fâché
de laisser la petite fillette seule dans le
froid, mais il devait se hâter de retourner,
comme il était convenu auprès de la vieille
Finnoise.
Ainsi Gerda resta là debout, sans chaus-
sures, sans gants toute seule dans le jardin
de la Reine de Neige.
Elle voulut aller au palais de la Reine
et s'y dirigea en courant, la brave petite
fille. Mais qu'étaient ces fantômes blancs
deyant elle ? on eût dit un régiment entier
de flocons de neiges, mais -des flocons qui
ne tombaient pas du ciel, car le ciel était
clair et sans nuage.
Non, ces -flocons de neige couraient au
ras du sol et ils étaient forts vilains.
C'étaient les soldats de la Reine de Neige.
Quelques-uns ressemblaient à des porcs-
épies. D'autres à des couleuvres roulées.
D'autres étaient pareils à des petits ours
dodus avec des poils hérissés.
Comme la petite Gerda était effrayée !
Comme elle frissonnait en voyant se rappro-
cher ces vilaines figures !

« Je vais prier » pensa


l'enfant toute
tremblante et elle commença à dire son
Pater.
Mais à mesure que les mots sortaient de
sa bouche, son haleine se congelait tant le
froid était grand.
Son haleine gela ainsi jusqu'à former un
nuage devant elle. Le nuage devenait de
plus en plus épais.
Et voici que soudain le nuage se sépara en
deux, et il en sortit une troupe de petits anges
qui se rapprochaient de plus en plus et, quand
Gerda eut fini sa prière, il y avait autour
d'elle toute une troupe d'anges, qui, avec
leurs lances brillantes, lui frayèrent un pas-
sage à travers les flocons de neige.
Et les anges embrassaient ses petites
mains bleuies et touchaient ses petits pieds
nus et, ainsi, Gerda ne sentait plus le froid.
Et maintenant Gerda est au palais de la
Reine de Neige. Et le petit Kay est assis
là, dans la froide salle !
C'était le plus froid palais du monde car
ses murs étaient faits de neige et les fenêtres
et les portes étaient en vent coupant.
Le petit Kay ne frissonnait même pas. La
Reine de Neige, avec des baisers, avait
chassé tous ses frissons et il ne se doutait
même pas qu'il était entièrement bleu de
froid.
La Reine de Neige avait laissé Kay tout
seul dans la grande salle glacée et elle lui
avait donné, pour s'amuser, des aiguilles
de glace.
Gerda commença par réciter sa prière du
soir, puis elle entra dans la grande salle
glacée.
« Petit Kay, petit Kay » cria-t-elle quand
elle le vit, et elle jeta ses bras autour de son
cou.
Mais le petit Kay demeurait silencieux et
froid.
Alors les larmes de Gerda se mirent à
couler et elles tombèrent sur le petit Kay
et elles glissèrent jusqu'à son cœur, dont
elles commencèrent à faire fondre la glace
et aussi le petit morceau de glace qui était
dedans.
Kay releva la tête et regarda Gerda. Elle
chanta une petite chanson qu'ils avaient
apprise ensemble autrefois et comme Kay
l'écoutait, il fondit en larmes et ses larmes
entraînèrent le petit morceau de glace qui
était dans son oeil.
Alors il sut que c'était la petite Gerda qui
était venue à lui.
« Petite Gerda, petite Gerda, cria-t-il
joyeusement, où avez-vous été pendant si
longtemps ? »
Il tenait Gerda serrée bien fort contre lui,
et ne voulait plus la laisser aller.
Et elle baisa ses joues qui devinrent roses,
et ses yeux qui devinrent brillants comme
des étoiles.
Ils parlèrent de la chère vieille grand'mère,
de chez eux, des rosiers dans la petite caisse
de la fenêtre... Alors, la main dans la main,
ils s'en allèrent à travers le palais vide et
sortirent par la porte du jardin. La Reine
de Neige était vaincue.
Dans le jardin près du buisson aux baies
rouges se tenaient deux rennes.
Ils emportèrent Gerda et Kay sur leur
dos jusqu'à la maison où habitait la sage
vieille femme de Finlande.
La petite Gerda la remercia de ses bons
conseils, et avec Kay tous deux se réchauffè-
rent.
Puis ils allèrent chez la vieille femme
Lapone qui leur donna de nouveaux habits
et ils arrivèrent ainsi jusqu'à l'extrémité de
la Laponie où les rennes leur dirent adieu.
Les deux enfants repartirent et ne tardè-
rent pas à arriver dans une forêt radieuse,
toute fleurie des bourgeons du printemps,
et animée des chansons des oiseaux.
Au loin dans la forêt, sur un superbe
cheval, accourait une jeune fille qui portait
un chapeau rouge sur sa tête et des pistolets
à sa ceinture. C'était la petite fille du voleur.
Gerda la reconnut et courut joyeusement à
son devant.
La fille du voleur la salua de la tête :
— « Ainsi vous avez trouvé le petit Kay? »
dit-elle.
Gerda lui rendit son salut gaiement et dit
à la petite fille tout ce qui lui était arrivé.
Et la petite fille écoutait et promit de leur
rendre visite si elle allait jamais à la ville.
Puis elle s'éloigna, à franc étrier.
Kay et Gerda marchaient doucement la
main dans la main. C'était partout le prin-
temps, et les brebis bondissaient dans les
prairies et dans les bois, les petites fleurs
sortaient de leur cachette et les oiseaux chan-
taient des chansons joyeuses.
Maintenant les bois étaient dépassés et
Gerda et Kay arrivaient à une grande ville.
On entendait carillonner gaîment les
cloches de l'église.
Ils écoutèrent. Sûrement ils avaient déjà
entendu ces cloches. Et, voici qu'ils s'aper-
çurent que les cloches sonnaient précisément
du clocher de leur vieille église. Ils étaient
enfin revenus chez eux.
Gerda et Kay s'en allèrent tout droit à
la porte de la grand'mère, montèrent les
escaliers qu'ils connaissaient bien, et entrè-
rent dans la petite mansarde.
Tout y était comme d'habitude. La pen-
dule faisait son vieux « tic tac » et les
rosiers étaient couverts de roses, comme ils
l'étaient toujours en été. A la même place,
côte à côte, étaient leurs deux petits tabou-
rets.
Il n'y a que Gerda et Kay, qui n'étaient
plus les mêmes, car Gerda avait grandi, et
Kay n'était plus le petit Kay.
En silence la main dans la main, ils s'assi-
rent sur leurs petits tabourets. Et Kay oublia
la froideur et la splendeur de la Reine de
Neige et Gerda oublia qu'elle avait été seule
au monde.
A la porte, se chauffant au soleil joyeux,
la vieille grand'mère était assise ; elle prit
la Bible et lut ces mots : « Si vous ne deve-
nez semblables aux petits enfants, vous ne
pourrez pas entrer dans le royaume des
cieux... »
Kay et Gerda se regardèrent : Kay n'était
plus le petit Kay, Gerda n'était plus la
petite Gerda ; mais, assis, la main dans la
main, au clair, au radieux soleil d'été, ils
lurent dans leur cœur qu'ils étaient toujours
semblables à de petits enfants.
GRAND CLAUS'ET PETIT CLAUS

C'était très ennuyeux, très ennuyeux vrai-


ment. Il y avait dans le même village, deux
hommes qui portaient le même nom. C'était
même plus qu'ennuyeux, vous dis-je, c'était,
par ma foi, fort embarrassant.
Sans doute l'un de ces hommes était riche et
possédait quatre chevaux, tandis que l'autre
étaitpauvre et ne possédait qu'un seul cheval.
Mais voilà qui ne suffisait pas à les faire distin-
guer l'un de l'autre par les gens du village.
Attendez l'un n'était-il pas grand et fort
!

tandis que l'autre était petit et malingre ?


Nous appellerons donc le premier « Grand-
Claus » et le second « Petit Claus » dirent
les gens. Et de cette façon, plus moyen de'
confondre !...
Tout le long de la semaine, Petit Claus
avait labouré pour Grand Claus et lui avait
prêté son cheval.
Mais, en échange, quand vint le dimanche,
oh le beau dimanche ce fut le tour de
! !

Grand Claus de prêter à Petit Claus ses


quatre chevaux.
Vous pensez si Petit Claus était fier et
comme il faisait claquer son fouet sur les
cinq chevaux ! N'était-ce pas comme s'il avait
eu cinq chevaux à lui, Petit Claus?
Ce dimanche il faisait un soleil resplen-
dissant et dans le clocher sonnaient joyeuse-
ment les cloches. Les gens du village regar-
daient le soleil et écoutaient les cloches, et,
vêtus de leurs plus beaux habits, ils s'en
allaient à l'église.
Ils passaient devant le champ où Petit
Claus labourait e.t s'arrêtaient à le regarder
lui et son bel attelage de chevaux.
Gaîment Petit Claus faisait claquer son
fouet. Gaîment, il criait : « Huhau ! mes
cinq beaux chevaux » !

Grand Claus, l'entendit, et protesta :


« Vos cinq beaux chevaux dit-il à Petit
!

* Claus. Vous savez très bien qu'un seul


de ces chevaux vous appartient ».
Mais peu après, comme quelqu'un passait
devant le champ, Petit Claus oublia complè-
tement ce que lui avait dit Grand Claus et
gaîment il faisait claquer son fouet, et gaî-
ment il cria encore « Hiihau ! mes cinq beaux
chevaux ».
!

Grand Claus, cette fois, se fâcha tout rouge :


« Si vous le répétez.encore, dit-il j'assomme
votre cheval ».
« Je ne le dirai plus » dit Petit Claus
et c'est bien vrai qu'il ne voulait plus le
dire.
Mais voici ce qui arriva.
Des gens de la campagne qui passaient
par là s'arrêtèrent pour parler à Petit Claus
et admirèrent ses chevaux.
A ce .moment Petit Claus fit gaîment
claquer son fouet et de nouveau cria gaî-
ment* Huhau mes cinq beaux chevaux »...
! !

Alors Grand Claus qui l'avait entendu ne


put contenir sa colère. Il ramassa une grosse
pierre et la lança à la tête du cheval de Petit
Claus qui tomba mort.
« . Hélas ! mes cinq beaux chevaux !

s'écria Petit Claus : maintenant je n'ai même


plus mon cheval »... Et il pleurait amère-
!

ment.
Mais il ne pleura pas longtemps. Séchant
ses larmes, il commença à arracher la peau,
de son 'cheval mort, puis il la suspendit pour
la faire sécher au vent.
La peau fut bientôt sèche et Petit Claus 1
la mit dans un sac, la chargea sur ses épaules-,
et partit pour la vendre à la ville pro-
chaine.
La route était longue, jusqu'à la ville, et
traversait une grande et sombre forêt. Et
le vent sifflait dans les branches des sapins
qui se courbaient devant la tempête.
Car une tempête s'était élevée et Petit
Claus avait perdu son chemin. Et voici que
maintenant il faisait complètement noir, et
que Petit Claus, perdu dans la forêt toute
sombre, ne pouvait espérer atteindre la ville
ni rentrer dans sa maison.
Cependaht, à quelque distance il y avait
des lumières. Petit Claus marcha dans leur
direction. Aussitôt, il arriva devant la porte
d'une grande ferme. Toutes les fenêtres
étaient fermées, mais leslumières qui l'avaient
guidé brillaient encore à travers les fentes
des volets.
Petit Claus, frappa hardiment à la porte.
La fermière ouvrit mais quand Petit Claus ^

lui eut demandé un abri pour la nuit, elle


l'invita à passer son chemin. Son mari
n'était pas à la maison, dit-elle, elle ne pou-
vait y recueillir ainsi le premier venu.
« Alors vous allez me laisser coucher
à
la belle étoile » dit Petit Claus. Mais pour
toute réponse la fermière lui ferma la porte
au nez.
Non loin se trouvait une meule de foin.
Entre cette meule et la maison il y avait un
petit hangar .avec un toit plat.
« Bah ! pensa Petit Claus. Installons-
nous toujours ici ; le lit est assez confortable
si les cigognes ne viennent pas me tirer les
jambes avec leur bec ),.
Sur le toit de la ferme, en effet, juste au-
dessus de Petit Claus, se trouvait précisé-
ment une cigogne à côté de son nid, et je
vous prie de croire que, bien qu'il fût tard,
elle était aussi éveillée que vous et que
moi.
Cependant Petit Claus grimpa sur le toit
du petit hangar et s'organisa de son mieux.
Du toit du hangar, Petit Claus distinguait
très bien, à travers les fentes des volets, ce
qui se passait dans une des pièces de la
ferme.
Petit Claus apercevait une grande table
chargée de vins, de rôtis et de poisson. A la
table, étaient assis la femme du fermier et
le sacristain, personne d'autre..La fermière
remplissait le verre du sacristain, et le'sacris-
tain servait lui-même le poisson, qui était
son plat favori.
Petit Claus mourait de faim. « Quel
festin r » murmurait-il, et il allongeait la tête
un peu plus près de la fenêtre. Il aperçut
alors un'gâteau magnifique « Quel festin » !

cria de nouveau Petit Claus.


A ce moment, il entendit le pas d'un
cheval. Quelqu'un venait à cheval dans la
-

direction de la ferme.
C'était le fermier lui-même. Cè fermier était
un fort bon homme, mais qui avait une manie.
Il ne pouvait supporter la vue d'un sacris-
- tàin. Voir un sacristain le
rendait enragé.
C'est pourquoi le sacristain était venu visiter
la fermière pendant l'absence du fermier.
.
Quand le sacristain entendit le pas du
cheval, il fut très effrayé et demanda où se
cacher à la fermière.
« Mèttez-vous dans ce coffre vide, dit-
elle. On n'ira pas vous chercher là » Et en
!

grande hâte le sacristain se fourra dans le


coffre.
Puis la fermière fit disparaître- le souper,
qu'elle plaça dans le grand four de la cui-
sine ; -si bien que, quand le fermier entra, il
ne restait plus aucune trace ni du souper ni
du sacristain.
De son poste d'observation, Petit Claus
avait assisté à toutes ces manœuvres.
« Hélas! hélas ! » soupirait-il en voyantdis-
paraître dans le four et le gâteau, et le pois-
son, et tant de bonnes choses.
« Holà dit le fermier, n'y a-t-il pas quel-
!

qu'un là-haut? » car il avait entendu gémir


Petit Claus. Alors il regarda en l'air et vit
qu'il y avait quelqu'un.
« Que faites-vous là-haut ? cria-t-il ; des-
cendez à la maison avec moi ».
Petit Claus descendit et expliqua comment
il" s'était égaré dans la forêt et comment il
avait cherché un abri pour la nuit.
« Entrez donc, dit le fermier, et soupons
ensemble ».
La fermière s'appliquait à leur faire bon
accueil. Elle étala la nappe et plaça devant
chacun d'eux un grand bol de soupe.
.Petit Claus ne pouvait se décider à manger
cette soupe. C'est qu'il pensait aux bonnes
choses qu'il avait vues disparaître dans le
four.
Petit Claus avait jeté sous ses pieds son
sac contenant la peau sèche de son cheval
mort. Et comme il piétinait le sac, la peau
sèche se mit à crier.
Alors une idée lui vint, une idée pas
mauvaise, comme vous allez voir. Petit
Claus, en se baissant, murmura : « Chut !
Chut ! » comme s'il parlait à quelqu'un, mais
en même temps il appuyait de nouveau avec
son pied sur le sac et la peau se remit à
crier plus fort que -jamais.
« — Qu'avez-vous dans votre sac ? demanda
le fermier. — Un-lutin dit petit "Claus. Il pré-
!

tend que nous n'avons pas besoin de manger


cette soupe car il a enchanté le four, qui est
tout plein, maintenant, de viandes rôties,
poisson et gâteau ».
« Par exemple! dit le fermier, je serais
curieux de voir si cela est vrai !)j — et se le-
vant, il Quvrit la porte du four, où apparu-
rent, comme par enchantement en effet, pois-
son, rôti, gâteau! eh! oui, parbleu! tout ce
que le lutin avait dit....
•La fermière n'osait souffler mot. Elle
sortit les victuailles du four et les plaça
devant son mari et Petit Claus. Ah ah le
! !

joyeux lutin Et comme tout cela eut tôt fait


!

de disparaître de la table !

Puis Petit Claus piétina de nouveau sa


peau : « Que dit le lutin maintenant? »
demanda le fermier.
« Il dit qu'il y a trois bouteilles de vin
dans le four ».
Le fermier dit 'à sa femme d'ouvrir
,
la
porte du four et d'apporter le vin. La pauvre
femme était plus effrayée que jamais, niais
elle alla chercher les trois bouteilles de vin,
Le fermier but et devint gai.
— J'aimerais voir- votre lutin, dit-il à
Petit Claus. Pensez-vous qu'il me le per-
mette ?
— Sans doute répondit Petit Claus, mon
!

lutin fait tout ce que je lui demande ; mais


il est très vilain, je vous en préviens, très
vilain vraiment. Peut-être ne voudrez-vous
pas le voir?
— Je n'aurai pas peur, dit le fermier. Mais,
dites-moi, à quoi ressemble-t-il ?
«
— Eh bien il ressemble trait pour trait a
!

un sacristain.
— Un sacristain répéta le fermier. Quel
!

dommage que je ne puisse supporter la vue


d'un sacristain Mais-, après tout, ce- n'est
!

pas un vrai sacristain mais un lutin. Allons !

faites-le voir
-'
!

Eh bien laissez-moi lui dire encore un


!

mot, dit petit Claus, et il appuya son pied


sur le sac qui cria plus fort que jamais.
Petit Claus se penchait pour l'écouter.
Que dit-il maintenant ? demanda le fer-

mier.
— Il dit — et Petit Clàus parlait d'une voix
grave — il dit-, qúe' vous devez. ouvrir le
couvercle de ce coffre si vous voulez le voir.
Et surtout tenez le couvercle bien serré car
il pourrait glisser dehors.
— Il faut donc que vous m'aidiez à tenir ce
couvercle, dit le fermier, car il est lourd !
Ensemble ils allèrent au coffre où la femme
du fermier avait caché le vrai sacristain qui-
tremblait de la nuque à l'orteil, tant il avait
peur.
Le fermier entr'ouvrit le couvercle et jeta
un ' coup d'œil. « Oh l'horrible chose !
!

s'écria-t-il en se rejetant en arrière terrifié.


Le lutin ressemble tout à fait au sacristain
de notre ville ».
— Il faut que vous me vendiez ce lutin,
ajouta le fermier. Demandez-en le prix qu'il
vous plaira.
— Comment pourrais-jele vendre, dit Petit
Claus. Il m'est si utile, pensez donc !...
Mais le fermier priait tant et tant pour
avoir le lutin qu'à la fin, Petit Claus dit :
« Eh bien vous l'aurez si vous voulez me,
!

donner un boisseau d'argent. Et surtout


faites bonne mesure !...
— C'est entendu, dit le fermier, un plein
boisseau. Mais vous me promettez d'emporter
ce .coffre. Je ne veux pas qu'il demeure dans
Ja maison une minute de plus.
Petit Claus donna donc au fermier le
sac qui contenait la peau sèche de son cheval,
mort, etil s'en alla joyeusement, enroulant le
coffre sur une brouette, avec un plein bois-
seau d'argent.
Cependant le sacristain était toujours
accroupi dans le coffre et il se demandait
ce qu'il allait lui arriver.
Petit Claus s'en alla par la forêt jusqu'à
un pont qui traversait une large rivière.
Arrivé au milieu du pont, Petit Claus
s'arrêta et cria très fort afin que le sacris-
tain l'entendît. « Que faire de ce maudit
coffre ? Il est si lourd qu'il doit être plein de
cailloux. Je vais le jeter dans la rivière » Et
!

il souleva le coffre comme s'il avait eu,


vraiment l'intention de le jeter dans l'eau.
—Attendez ! Attendez ! s'écria le sacristain
désespéré. Laissez-moi d'abord sortir.
— Comment ! dit Petit Claus, feignant de
croire que le lutin était toujours à l'intérieur
du coffre. Comment, vous êtes encore là, vous?
— Laissez-moi sortir, gémissait le sacris-
tain. Laissez-moi sortir et je vous donnerai
un boisseau de monnaie !
Eh bien ! c'est entendu, dit Petit Claus,

je vais vous laisser sortir. Et posant le coffre
à terre il en souleva le couvercle.
Le sacristain ne se fit pas prier pour
sortir, j-e vous le garantis! Il poussa du pied
le coffre dans la rivière et puis -il emmena
Petit Claus chez lui et lui remit un plein
boisseau d'argent.
— J'ai été assez bien payé de la peau de
mon cheval !... — songeait petit Claus en s'en
retournant à sa petite maison. Quand il y fut,
il renversa toute sa monnaie en tas sur le
plancher.
Il compta les pièces d'argent et se mit à
danser tout autour. Il battait des mains et
disait gaiement : « Petit Claus, Petit Claus,
à présent, vous êtes riche ! »
Et il songeait :
« Que dirà Grand Claus quand il verra tout
ce que m'a rapporté ma peau de cheval ? »
Et alors il envoya un petit garçon chez
Grand Claus pour lui emprunter une me-

-
sure.
Que peut vouloir faire Petit Claus avec
une mesure, se demanda Grand Claus. Et
très adroitement il enduisit de suif le fond
de la mesure.
— Grâce à ce suif, pensait-il, un peu de ce
qu'il mettra dans la mesure restera collé au
fond et alors je saurai ce qu'il aura mesuré.
Et ce fut précisément ce qui arriva.
Quand la mesure lui fut rendue, Grand
Claùs s'empressa de regarder dedans. Eh !
bien, là, collés au suif qu'y avait-il donc de
brillant ? Était-ce possible ? Trois pièces
d'argent Petit Claus était donc riche ? Il
!

irait le voir.
Et il y alla.
— Où diable avez-vous eu tout cet argent ?
demanda Grand Claus,
— Mais le plus simplement du monde,
répondit Petit Claus : en vendant hier, la
peau de mon cheval.
— Quoi dit Grand Claus tout cela pour
!

une peau de cheval !... Il écarquillait les


yeux en regardant les deux boisseaux d'ar-
gent. Deux boisseaux pour une peau de che-
val Était-ce possible ?
!

Grand Claus revint chez lui en courant,


prit une hache et assomma ses quatre che-
vaux.
Il arracha les peaux et partit à la ville
pour les vendre.
« Des peaux des peaux fraîches ! qui
!

veut acheter mes peaux ? » criait-il dans les


rues.
Les cordonniers et les tanneurs sortaient
en grande hâte pour lui demander quel prix
il voulait de ses peaux.
— Un boisseau d'argent pour chacune, dit
Grand Claus.
— C'est un fou disaient
! les tanneurs et
les cordonniers ; un boisseau d'argent Et !

ils s'en retournaient à leurs boutiques.


Grand Claus continuait à se promener,
criant toujours : « Des peaux ! des peaux
fraîches ! qui veut des peaux? »
Alors les cordonniers prirent leurs mesures
et les tanneurs leurs tabliers de cuir et pour-
suivirent Grand Claus à travers la ville.
« Des peaux !des peaux fraîches se!

moquaiènt-ils. Nous battrons la peau de


tes épaules !... » et ils le poussèrent hors des
murs.
Grand Claus était très vexé. Jamais on
ne lui avait ainsi donné la chasse.
« C'est la faute de Petit Claus,
songeait-il
furieux. Mais il me le paiera Il' me le
!

paiera de sa vié »
!

Or, Petit Claus avait une vieille grand'-


mère, qui, précisément, venait de mourir.
Il est bien vrai de dire qu'elle avait souvent
fait endêver ce pauvre Petit Claus, mais
maintenant qu'elle était morte, il oubliait
tout cela.
Il voulut la coucher dans son propre lit.
Elle y resterait toute la nuit. Lui, reposerait
sur une chaise dans un coin de la chambre.
Et voici qu'au milieu de la nuit, la porte
s'ouvrit doucement et Grand Claus apparut,
une hache à la main.
Il savait où se trouvait le lit. Il y alla tout
droit et asséna à la grand'mère morte un
grand coup sur le crâne. Il croyait tuer Petit
Claus.
« Maintenant, dit-il, il ne pourra plus me
tromper une autre fois » et il rentra chez
!

lui.
« Oh le scélérat pensait
! ! Petit Claus, en
le voyant faire, il voulait me tuer ».
Le lendemain soir, Grand Claus rencon-
tra Petit Claus dans un sentier près du vil-
lage.
Grand Claus le regarda avec etonnement :
« Quoi ! vous n'êtes pas mort? Je croyais
vous avoir tué la nuit dernière.
— Oui, vous êtes un scélérat, dit Petit
Claus. La nuit dernière, en effet, vous êtes
venu dans ma chambre, avec une hache
et vous avez essayé de me tuer. Mais je
n'étais pas dans mon lit, où reposait ma
grand'mère morte ; et c'est elle qui a reçu
le coup de hache dont vous allez être puni.
Alors Grand Claus eut peur, Petit Claus
n'allait-il pas raconter son crime ?
Furieux, il s'empara de Petit Claus et le
fourra dans un sac qu'il avait apporté.
« Cette foisjevais vous noyer,
dit-il, et alors
vous ne raconterez plus jamais d'histoires ».
Mais il y avait loin, du chemin jusqu'à la
rivière, et Petit Claus n'était pas aisé à por-
ter. Il ruait et se démenait si bien que Grand
Claus fut bientôt las.
La route passait devant une église. Les
gens chantaient aux sons de l'orgue.
Grand Claus déposa le sac près de la
porte de l'église. Il voulait aller écouter un
peu de musique avant de s'en aller plus loin.
Petit Claus était solidement lié dans le
Il
sac. ne pouvait pas s'échapper. Ainsi pen-
sait Grand Claus.
« Holà ! holà » criait
! Petit Claus dans le
sac. Il se retournait et ruait, mais en vain ;
il n'en pouvait sortir.
Or, justement vint à passer un très vieux
gardeur de bestiaux, avec des cheveux blancs
sur la tête et un long bâton à la main. de Il
menaitdevant lui son troupeau de vaches et
bœufs. L'un d'eux courut contre le sac dans
ylequel se trouvait Petit Claus, et le renversa.
« Au secours !
au secours cria
! Petit Claus,
je suis si jeune pour mourir! Aidez-moi-à
sortir du sac.
— Et moi qui suis si vieux, et qui ne puis
arriver à mourir, dit le vieux bouvier.
— Ouvrez le sac et mettez-vous à ma place
si vous voulez mourir, dit Petit Claus.
Alors le vieillard délia le sac et Petit Claus
en sortit lestement et le vieux bouvier tout
joyeux y prit sa place.
« Surveillez mon troupeau, » dit le vieil
homme, comme Petit Claus le liait soli-
dement dans le sac.
Peu après Grand Claus sortait de l'église
et rechargeait le sac sur ses épaules. Cette
fois le sac lui sembla moins lourd et il est
vrai que le bouvier pesait moitié moins que
Petit Claus.
Grand Claus parvint à la rivière. Elle
était large et profonde, et il y jeta le sac.
Puis il cria, tellement il était sûr qu'il par-
lait bien à Petit Claus : « Maintenant, res-
tez où vous êtes, là du moins vous ne racon-
terez plus jamais d'histoires. »
Grand Claus marcha vers sa maison/
mais en atteignant le carrefour, il s'arrêta,
frotta ses yeux, regarda et les frotta de nou-
veau.
Etait-ce un rêve ? Il avait devant lui le
Petit Claus qui menait un superbe troupeau
de bétail.
« Est-ce vous? cria Grand Claus. Ne vous
ai-je pas noyé il y a quelques heures ?
— Il est exact que vous m'avez jeté dans la
rivière, répondit Petit Claus sans s'émouvoir.
— Et où avez-vous trouvé ces bœufs
magnifiques et ces vaches, demanda Grand
Claus, au comble de la stupeur.
— Mais ce sont des vaches et des bœufs
marins. Je veux vous dire toute l'histoire,
dit Petit Claus. Car il me faut vous remer-
cier de tout cœur de m'avoir jeté dans la
rivière ! Songez que me voici, de nouveau,
sur la terre ferme et possesseur du plus
riche troupeau Certes j'ai eu très peur
!

quand vous m'avez lié dans le sac ; et, quand


le vent siffla à travers mes oreilles pendant
que vous me jetiez par-dessus le pont dans
l'eau froide, alors je ne vous le cache pas
j'eus encore plus peur. Je coulai droit au
fond mais ne me fis aucun mal. L'herbe du
fond était si douce. Une belle fille ouvrit le
sac. Elle était habillée d'une longue robe
blanche. Elle portait une couronne verte
sur ses beaux cheveux. Elle me prit par la
main et médit - « Est-ce vous, Petit Claus?
Voici pour vous quelques bœufs et quelques
vaches et, à un kilomètre d'ici il y en a un trou-
peau entier que je veux vous donner comme
présent. » Alors je m'aperçus qu'il y avait
beaucoup de monde au fond de la rivière, des
tas de gens qui se promenaient joyeusement
en cueillant des fleurs. Et sur toutes les col-
lines et dans toutes les vallées il y avait,
paissant l'herbe drue et verte, des troupeaux
comme celui-ci... » Et Petit Claus montrant
orgueilleusement son
Mais vous en êtes
troupeau...
revenu bien rapi-

dement, dit Grand Claus. Puisque le pays
était si beau et la vie si agréable, pourquoi
n'êtes-vous pas resté au fond la rivière ?
— Oh ! dit Petit Claus, j'étais simplement
venu faire un petit tour à travers les terres.
Mais je ne tarderai guère à rejoindre, en
effet, mes pâturages aquatiques.
— Ah vous
! êtes un heureux homme,
Petit Claus ! murmura Grand Claus tout
pensif. Croyez-vous que si j'allais au fond
de la rivière j'y trouverais moi aussi un trou-
peau comme le vôtre ?
— C'est probable dit Petit Claus, mais
!

je ne puis vous porter dans un sac jusqu'à


la rivière. Vous êtes trop lourd. Si vous
marchez jusque-là et vous mettez ensuite
dans mon sac, alors, je vous jetterai dans la
rivière avec le plus grand plaisir du monde.
— Bien, dit Grand Claus, mais je vous
préviens que si je ne trouve pas au fond de
l'eau, de bétail à ma convenance, je vous
tuerai en revenant.
— Je suis tranquille, dit Petit Claus.
Grand Claus et Petit Claus marchèrent
ensemble vers la rivière. Les bestiaux
voyant l'eau couraient le long de la berge et
se bousculaient, pressés de boire.
— Regardez ces bêtes marines, dit Petit
Claus. Comme elles ont hâte de retrouver
le fond de l'eau !...
Jetez-moi, vite, cria Grand Claus, ou
je vous rosse d'importance »!
Alors il se fourra dans le grand sac. Met-
«
tez une grosse pierre dedans ou je ne pour-
rai pas couler, dit Grand Claus.
— Ne craignez rien, dit Petit Claus, et
ayant mis une grosse pierre dans le sac
il lui donna une poussée.
Flac le Grand Claus s'en alla dans la
!

rivière et coula à pic.


« J'ai bien peur qu'il ne trouve aucun
bétail de mer », dit Petit Claus. Puis tran-
quillement, menant son troupeau, Petit
Claus reprit le chemin du village.
HISTOIRE DE POUCETTE

Avec une petite maison à elle, et un petit


jardin aussi, pourtant la dame de cette his-
toire n'était pas complètement heureuse.
« Si seulement j'avais un petit enfant à
moi, disait-elle, commela maison résonnerait
gaîment de son rire et comme les fleurs à
sa venue s'épanouiraient dans le jardin !

Alors je serais parfaitement heureuse. »


Une vieille sorcière entendit ce souhait
et dit : « Mais rien de plus facile Voici un
!

grain d'orge. Plantez-le dans un pot de


fleurs. Et alors, vous verrez ce qui arrivera ».
Malgré sa hâte de rentrer chez elle pour
planter le grain d'orge, la dame n'oublia
pas de dire : « je vous remercie » à la vieille
sorcière, et en plus de son merci elle lui
donna même une pièce de cinquante cen'-
times.
Puis elle rentra bien vite, prit un pot de
fleur et planta son précieux grain d'orge.
Or, à peine l'eut-elle planté, qu'une
grande et belle fleur se mit à germer. La
fleur, n'était pas encore ouverte, mais elle
ressemblait à une tulipe. Et c'était bien,
en effet, une tulipe rouge et jaune.
La dame aimait les fleurs. Elle mit un
baiser sur les pétales encore fermés. Et
lorsque ses lèvres touchèrent les pétales, ils
s'ouvrirent soudain et au milieu (n'est-ce
pas merveilleux ?) là, en plein milieu de la
fleur, était assise une petite fille, une très
gentille petite fille, mais petite, petite...
Tout de suite, comme elle n'était pas plus
grande que son pouce, la dame l'appela
Poucette.
Comme berceau, Poucette eut une petite
coquille de noix doublée d'étoffe bleue, avec
un petit tas de violettes comme matelas, et,
comme couverture, le pétale d'un œillet rose.
Et, pour jouer, on l'installait sur une table,
où une assiette d'eau tenait lieu de lac.
Autour de l'assiette, il y avait des fleurs
odorantes, dont les pâles tiges vertes se
rafraîchissaient dans l'eau.
Sur le lac flottait une, large feuille de
tulipe. C'était le petit bateau de Poucette.
Assise dessus, elle naviguait de-ci, de-là, et
ses rames étaient deux crins de cheval. Tout
en ramant fort habilement en avant et
en arrière elle chantonnait doucement et la
dame en l'écoutant pensait qu'elle n'avait
jamais entendu une chanson aussi douce.
Mais il arriva quelque chose d'épouvan-
table.
A travers un carreau cassé de la fenêtre,
sauta une grosse mère Crapaud, une mère
Crapaud tout à fait horrible. Elle sauta droit
sur la tabie où Poucette rêvait dans son ber-
ceau, sous sa couverture d'œillet rose.
La vieille mère Crapaud regarda Poucette.
« Quelle ravissante petite fille,
coassa-t-elle :
Voilà la fiancée qu'il faut à mon aimable
fils ». Elle enleva donc le petit berceau avec
Poucette dedans, et ainsi chargée, retourna,
dans le jardin, en sautant encore à travers
le carreau cassé.
Au bout du jardin coulait un large ruis-
seau. Là, sur la rive bourbeuse, vivait la
mère Crapaud avec son fils.
Naturellement la vieille mère Crapaud était
persuadée qu'il n'y avait rien de plus beau
que son fils ; la vérité est que ce fils était
exactement pareil à sa mère.
Quand le jeune Crapaud vit Poucette dans'
son petit berceau il se mit à coasser de satis-
faction.
« Chut lui dit sa mère, n'éveillez pas la
!

frêle créature. Nous la perdrons si nous n'en


prenons pas soin. La moindre brise l'em-
porterait au loin. Elle est légère comme
un fil de la Vierge. »
Alors la mère Crapaud emporta Poucette
au milieu du ruisseau. « Elle sera en sûreté
ici » dit-elle, en la plaçant gentiment sur une
des feuilles d'un grand lis d'eau, puis elle
revint en ramant vers son fils.
« Nous allons lui préparer la meilleure
chambre sous la vase, lui dit-elle, après
quoi l'on vous mariera. »
Pauvre Poucette, elle n'avait pas encore
vu la mère Crapaud ni son fils.
Quand elle s'éveilla, de grand matin, et
qu'elle vit ainsi de l'eau, encore de l'eau,
tout autour d'elle, Poucette se mit à pleurer,
pauvre Poucette... Comment pourrait-elle
regagner la rive?
Sous la vase, la mère Crapaud était très
occupée à orner de boutons d'or la chambre
de sa petite bru Poucette.
« Maintenant, la chambre est prête, dit la
mère Crapaud, nous allons pouvoir y instal-
ler le petit lit. »

Et, elle et son fils, nagèrent de compagnie
vers la feuille où se trouvait Poucette.
« Je vous présente, dit-elle, mon cher fils;
votre futur époux !... » — et la mère Crapaud
fit, au fond de l'eau, une belle révérence, car
elle voulait se montrer polie envers la petite
fille.
« Coak, coak » fut tout ce que le jeune
!

Crapaud put dire, tout en regardant sa gen-


tille petite fiancée.
Puis ils emportèrent le berceau et Pou- 4

cette demeura seule.


Comme elle se mit alors à pleurer la
pauvre Poucette ! Comme ses larmes tom-
baient vite dans le ruisseau Si vite, que
!

les poissons qui nageaient tout autour pen-


saient : « Quelle pluie, mes amis ! quelle
averse !»
Et, sortant un peu leur tête, les poissons
aperçurent la petite fille abandonnée;
« Elle n'épousera pas le Crapaud,
dirent-
ils en regardant la petite enfant avec des
yeux empressés. Non elle n'épousera pas
!

cet affreux crapaud 1»


Mais que pouvaient faire les petits pois-
sons pour aider Poucette ?
Oh c'étaient de très habiles petits pois-
!

sons !
Ils trouvèrent la tige verte qui mainte-
nait la feuille sur laquelle Poucette était
assise. Cette tige, ils la mordirent avec leurs
dents tranchantes, ils la mordirent tant qu'ils
la coupèrent, et que la feuille dégagée, flotta
sur l'eau, emportant Poucette.
« Libre ! libre ! chantait-elle, et son rire
s'égrenait comme un carillon, libre! libre » !

chantait Poucette, tout en s'en allant au fil


de l'eau, loin, très loin, maintenant hors de
l'atteinte de l'affreuse mère Crapaud, et de
son horrible fils.
Et comme elle passait, les petits oiseaux
chantaient autour d'elle et, sur les rives, les
petites campanules s'inclinaient pour la sa-.
luer.
Les papillons voletaient dans les rayons
du soleil. Un gentil petit Papillon blanc se
posa même sur la feuille où se trouvait Pou-
cette, la petite fille lui plaisait fort, et, ma
foi, il s'assit à côté d'elle.
Maintenant, elle était complètement heu-
reuse. Des oiseaux autour d'elle, des fleurs
près d'elle, et de l'eau brillante comme de
l'or dans le soleil d'été...
Que pouvait désirer de plus la petite Pou-
cette ?
Elle retira sa ceinture, avec laquelle le
Papillon blanc fut attaché solidement à la
feuille. Et alors sur la feuille flottèrent la
petite fille et le papillon.
Soudain, un grand Hanneton bourdonna
près d'eux. Hélas il aperçut Poucette. Il
!

vola vers elle, mit ses pinces autour de sa


taille et l'emporta sur un arbre.
Pauvre Poucette comme elle eut peur
! !

Et quel chagrin, aussi, d'avoir perdu son


petit ami le Papillon !

Pourrait-il s'envoler? se demandait-elle,


ou resterait-il sur la feuille, retenu par la
ceinture ?
Le Hanneton était ravi d'avoir trouvé cette
.petite fille. Il la plaça avec la sollicitude la
plus tendre sur la plus large feuille qu'il put
trouver. Il alla chercher pour elle du miel
dans les fleurs, s'assit à ses côtés, et lui fit
mille compliments.
Mais il y avait d'autres hannetons dans les
arbres ; ils vinrent voir Poucette et ne ca-
chèrent pas leur désillusion :
« Mais elle n'a que deux jambes ! dit l'un.
Elle n'a pas d'antennes »!dit un autre.

Quelques-uns affirmaient qu'elle était trop
petite, d'autres, qu'elle était trop grosse, et
tous bourdonnaient ensemble : « Laide !

laide elle est très laide » Ce qui n'empê-


! !
chait Poucette d'être toujours la plus jolie, la
plus délicieuse petite fille du monde.
Mais en entendant l'avis de ses cama-
rades, le Hanneton qui avait enlevé Poucette
pensa qu'il avait fait une folie.
Il la regarda de nouveau. « Jolie? après
tout, était-elle si jolie que çà ? » et il s'envola
avec les autres hannetons.
Du moins, avaient-ils eu, avant de partir,
la précaution de descendre Poucette en bais
de l'arbre, et ils l'avaient placée sur une
marguerite. Poucette pleura à la pensée
qu'elle était si laide, si laide, que les hanne-
tons ne voulaient pas vivre avec elle. Mais,
je vous répète qu'en réalité, elle était tou-
jours la plus gentille petite fille du monde.
Maintenant elle vivait dans le bois toute
seule ; heureusement, c'étaitl'été, et comment
être triste, alors que le chaud soleil d'or la ca-
ressait si gentiment et que les oiseaux chan-
taient pour elle et que les fleurs se penchaient
pour la saluer ?...
Non, Poucette n'était ni triste, ni malheu-
reuse ! Elle mangeait le miel des fleurs, bu-
vait la rosée dans les coupes dorées des bou-
tons d'or, et dansait et chantait tout le long
du jour.
Mais l'été s'en alla et ce fut l'automne. Les
oiseaux parlaient déjà de s'envoler vers les
pays chauds et les fleurs commençaient à se
faner et à laisser pendre leurs têtes.
Et puis, ce fut l'hiver, le lugubre hiver.
Poucette n'avait qu'une petite robe toute
usée et toute vieille. Elle mourrait certaine-
ment de froid, pensait-elle, en s'entortillant
dans une feuille sèche.
Puis la neige commença à tomber et cha-
que flocon semblait devoir ensevelir la pauvre
Poucette. Elle était si petite.
Près du bois, se trouvait un champ de blé,
dont il ne restait plus que le chaume.
Mais pour Poucette ce chaume ressemblait
à une énorme forêt.
Elle marchait là, toute tremblante de froid.
Tout à coup elle vit une petite porte juste
devant elle. Elle regarda de nouveau. —
Oui, c'était une porte.
La Taupe avait fait une petite maison sous
le chaume et vivait là très confortablement.
Elle avait une grande chambre pleine de
grains sans compter une cuisine et aussi un
garde-manger.
« Peut-être trouverai-je quelque nourri-
ture ici »... pensa la petite fille à demi morte
de faim et de froid. Songez qu'elle n'avait
rien mangé depuis deux longs jours. Et, pa-
reille à un petit mendiant, elle frappa à la
porte.'
La Taupe vint ouvrir : « Qu'est-ce qui m'a
donné une petite demoiselle comme ça, »
dit-elle à Poucette, et elle l'invita à dîner.
Vous pensez si Poucette était contente de
dîner avec la Taupe.
Elle fut si gentille que la vieille Taupe lui
dit qu'elle devrait passer avec elle toute la
saison froide : « Vous tiendrez la maison en
ordre et vous me raconterez des histoires ! »
Voilà comment Poucette vint habiter avec
la Taupe et rencontra M. Mulot.
« Nous aurons bientôt un visiteur, dit la
Taupe. Mon voisin, M. Mulot, vient me voir
une fois la semaine. C'estun propriétaire. Il
a une maison magnifique et il porte un su-
perbe vêtement de velours noir. Malheureu-
sement il est aveugle. Tâchez de le charmer
avec ces jolies histoires que vous contez si
bien : M. Mulot serait un bon parti pour
vous. »
Mais bien que le Mulot fût très comme il
faut, très respectable, Poucette ne pouvait
s'attacher à lui. Comment il n'aimait ni le
!

soleil, ni les fleurs, il vivait dans une mai-


son souterraine Non, Poucette n'épouserait
!

jamais M. Mulot !
Cependant, quand il venait visiter sa voi-
sine la Taupe, Poucette était bien forcée de
Lui faire les honneurs de ses chansons. Quand
elle eut chanté « Oiselle, oiselle, volez vers
ma maison, » et « Venez danser, garçons et
âlles » M. Mulot, au comble du ravisse-
!

ment, pensa qu'il serait fort agréable d'épou-


aer une petite fille qui avait une si belle voix.
Alors, il se mit en frais pour lui plaire.
Il l'invita, elle et la Taupe, à se promener le
long du passage qu'il avait creusé entre leurs
deux maisons. M. Mulot aimait beaucoup
creuser sous la terre.
Comme il faisait noir, le Mulot prit un
morceau d'amadou dans sa bouche et mon-
tra le chemin. L'amadou brillait comme une
torche dans le sombre passage.
Un petit oiseau se trouvait dans le passage,
un petit oiseau qui n'était pas parti quand
les fleurs s'étaient fanées et que le vent froid
avait soufflé.
« C'est un oiseau mort » dit le mulot.
Quand il arriva à la hauteur de l'oiseau,
le Mulot s'arrêta et poussa son nez droit à
travers le plafond pour faire une fenêtre.
Et quand la lumière brilla à cette fenêtre,
on put distinguer le pauvre oiseau ; il tenait
ses ailes pressées contre son corps, sa petite
tête et ses pattes cachées sous ses plumes.
Le froid l'avait tué.
« Pauvre petit ! » pensa Poucette. Car tous
les oiseaux des bois étaient ses amis. N'a-
vaient-ils pas chanté pour elle et volé autour
'd'elle tout le long des joyeux jours d'été?
Mais le mulot retournait l'oiseau entre ses
pattes. « Celui-là ne chantera plus, dit-il
durement. C'est une bien grande misère que
de ne savoir ainsi que voler et chanter, et
d'être incapable de rien autre chose. Je suis
heureux de penser que nul de mes enfants
ne sera oiseau !... » — et il caressait orgueil-
leusement son habit de velours.
« Chanter, renchérit la taupe, on est bien
avancé, l'hiver venu, avec des chansons !... »
Poucette se-taisait. Mais quand les autres
poursuivirent leur route, elle demeura en
arrière, se baissa, et caressa l'oiseau genti-
ment de sa petite main, puis baisa ses yeux
clos.
Cette nuit-là, la petite fille ne put dormir.
« Je veux aller revoir le- pauvre oiseau
mort », pensait-elle.
Elle descendit de son petit lit. Avec de
l'herbe, elle tissa une couverture qu'elle
traîna le long du souterrain.
Arrivée près de l'oiseau, elle étala la cou-
verture autour de lui. Puis elle alla cher-
cher du coton bien chaud et posa l'oiseau
dessus.
« Même sous la froide terre, il aura chaud,
maintenant, pensait la bonne petite fille.
— Adieu, dit-elle tristement, adieu jpetit
oiseau. N'avez-vous pas chanté pour moi,
tout le long des jours d'été quand les feuilles
étaient vertes et le ciel bleu? Adieu et elle
!

s'arrêta pour presser ses petites joues contre


les douces plumes.
Or, voici qu'elle entendit — qu'est-ce que
cela pouvait bien être ? — Pit, pat, pit, pat !

L'oiseau serait-il vivant? Poucette prêta


l'oreille. Oui, ce qu'elle entendait, c'était
bien le battement du cœur du petit oiseau.
Il n'était pas mort, mais seulement engourdi
par le froid. Le coton et la couverture que la
petite fille avait apportés l'avaient réchauffé,
l'oiseau revenait à la vie.
Comme il sembla grand à Poucette Elle !

en avait presque peur maintenant, car elle


était si petite. Elle était petite, mais elle
était brave. Et elle .apporta son propre petit
oreiller pour que la tête de l'oiseau pût repo-
ser doucement.
Poucette s'échappa de nouveau la nuit
suivante.
« Voudra-t-il me regarder? » se demandait-
elle.
Oui, il ouvrit ses yeux et regarda Poucette
qui se tenait debout près de lui avec une
torche d'amadou.
« Merci, merci, petite Poucette, gazouil-
la-t-il faiblement. Bientôt je serai redevenu
fort et je volerai encore dans la brillante lu-
mière du soleil. Merci, merci, petite fille.
« Oh mais il fait trop froid, il neige et il
!

gèle, car maintenant c'est l'hiver, dit Pou-


cette. Restez ici au chaud et je prendrai soin
•de vous. » Et, dans une feuille elle lui apporta
de l'eau.
JEt le petit oiseau lui raconta toute son
histoire, comment il avait essayé de voler
vers les pays chauds et comment il s'était
déchiré l'aile à un buisson d'épines noires et
était tombé sur le sol. Mais il ne pouvait dire
comment il était venu dans le souterrain.
Tout l'hiver, l'oiseau resta ainsi et Pou-
cette venait souvent dans le souterrain avec
sa petite torche d'amadou. Mais la Taupe et
le Mulot ne se doutaient de rien.
Enfin le printemps revint.
Poucette ouvrit la fenêtre que le Mulot
avait creusée dans le plafond et les rayons du
soleil réchauffaient l'oiseau et la petite fille.
Ah comme l'oiseau, maintenant, avait
!

hâte de prendre son vol au loin, de plus en


plus haut à perte de vue, dans.le ciel bleu !

« Venez avec moi, petite Poucette, disait-


il, venez avec moi dans le ciel bleu et dans
les bois verts. »
Mais Poucette se rappelait combien la
taupe avait été bonne pour elle quand elle
l'avait trouvée mourant de froid et de faim
et elle ne voulait pas la quitter. -
« Adieu adieu alors, petite fille » dit
!

l'oiseau, et il s'envola dans la lumière du


soleil.
Poucettç aimait tendrement le petit oiseau ;
longtemps, longtemps, elle le suivit, de ses
yeux remplis de larmes, jusqu'à ce qu'il ne
fût plus qu'un tout petit point noir à l'hori-
zon.
Et maintenant vinrent des jours bien tristes
pour la malheureuse Poucette.
Les blés d'or ondulaient encore une fois
sous le soleil au-dessus de la maison de la
taupe, mais Poucette n'osait sortir de crainte
qu'elle ne se perdît parmi les blés.
Ne pas sortir par le brillant soleil Oh
! !

,malheureuse, infortunée Poucette !

« Il vous faut préparer, pour cet été, vos


habits de noces, dit la Taupe. Faites provi-
sion de laine et de toile. M..le Mulot tient
à ce que son épouse ait un beau trousseau. »
Le Mulot avait déclaré qu'avant le retour
de l'hiver, il voulait être marié avec Pou-
cette.
Et Poucette demeura tout l'été, assise à
son rouet, filant et tissant avec l'aide de
quatre petites araignées.
Le soir, le Mulot venait lui rendre visite.
« L'été touche à sa fin, disait-il et bientôt
nous serons mariés. »
Mais, la petite Poucette n'était guère
pressée, et il ne lui tardait pas du tout de voir
ainsi finir l'été
!

Vivre avec ce vieillard triste qui détestait
le soleil et qui ne voulait pas écouter les
chansons des oiseaux, vivre sous terre avec
lui Poucette aurait voulu que l'été ne finît
!
,

jamais !

Le filage et le tissage étaient maintenant


terminés. Tous les habits de noces étaient
prêts. Et l'automne était venu.
« Encore quatre semaines et ce sera le
jour de la noce », disait la Taupe.
Mais Poucette pleurait.
« Je ne veux pas épouser M. Mulot» disait-
elle.
« Savez-vous bien que je
vais vous mordre,
cria la taupe,, si vous répétez de pareilles
sottises. Entre tous mes amis, aucun n'a un
aussi bel habit de velours que M. Mulot.
Ses celliers sont pleins et ses chambres sont
grandes. Vous devriez être trop heureuse
de faire un aussi beau mariage! »
« Comment m'échapper d'ici ? » se deman-
dait Poucette.
Le jour des noces arriva. Le Mulot vint
chercher sa petite mariée.
« Adieu adieu s'écria-t-elle en
! ! élevant
ses petites mains vers le soleil resplendis-
sant.
« Adieu, adieu! » cria-t-elle encore en
jetant ses petits bras autour d'une petite
fleur rouge qui poussait à ses pieds.
« Dites au cher oiseau quand il reviendra,
murmura-t-elle à la fleur, dites-lui que je ne
l'oublierai jamais. »
Mais soudain, qu'entend Poucette ? Touit!
Touit N'est-ce pas l'oiseau?
! !

Un bruit d'ailes : eh oui, c'est bien lui,


!

le petit oiseau qu'elle avait veillé et soigné


pendant si longtemps.
« Hélas ! lui dit-elle, il me
faut vous quitter,
je me marie aujourd'hui 'avec le mulot et
désormais je dois vivre sous la terre sans
jamais plus voir le soleil, le glorieux soleil.
— Venez avec moi, venez avec moi, petite
Poucette, gazouilla l'oiseau. Asseyez-vous
là, sur mon dos et je vous emporterai, loin.
du triste vieux Mulot, là-bas, là-bas, dans un
pays où l'été n'a jamais de fin, où le soleil
brille toujours. »
La petite Poucette s'assit sur le dos de
l'oiseau, solidement attachée avec sa cein-
ture, et elle mit ses petits pieds sur ses ailes
déployées.
Et l'oiseau s'envola dans les airs, tout là-
haut, par-dessus les forêts et les lacs, plus
haut que la cîme neigeuse des grandes mon-
tagnes .
Et Poucette frissonna quand elle sentit
l'air vif, mais aussitôt elle se glissa sous
les plumes chaudes de l'oiseau, sortant seu-
lement sa petite tête pour admirer le pay-
sage.
Maintenant ils avaient atteint les pays
chauds. Ici le soleil était plus brillant, les
fleurs plus radieuses.
Et toujours l'oiseau volait, et il ne s'arrêta
que devant un palais de marbre blanc. Ce
palais était à demi ruiné et les arbrisseaux
pendaient le long des sveltes piliers. Et
parmi les grandes feuilles vertes beaucoup
d'oiseaux avaient construit leurs nids, et un
de ces nids appartenait précisément à l'oiseau
de Poucette.
« Voici ma maison, dit l'oiseau, mais vous
habiterez dans une des fleurs que voici, dans
la plus jolie de toutes. »
Poucette battit des mains.
L'oiseàu l'accompagna jusqu'à un majes-
tueux tournesol et la déposa doucement sur
un des grands pétales jaunes.
Mais pensez quelle fut sa surprise. Dans
le cœur de la fleur, un petit prince était
debout, resplendissant comme du cristal.
Sur sa tête, il portait une petite couronne
d'or et sur ses épaules une paire d'ailes déli-
cates, et il était tout petit, aussi petit que
Poucette. C'était l'Esprit des eurs.
Car vous savez que dans chaque fleur il y
a un esprit, mais celui-là était le roi de tous
le's esprits des fleurs.
Le petit Roi déclara tout de suite à Pou-
cette qu'il.voulait l'épouser et qu'elle serait
sa petite reine.
Alors, de chaque fleur, sortirent des petits
enfants. Ils venaient présenter leurs hom-
mages à Poucette.
Chacun lui apporta un présent, et le plus
beau de tous ces présents fut une paire
d'ailes délicates comme des fils de la Vierge.
Le petit Roi attacha lui-même ces ailes aux
épaules de sa petite Reine, et tous, deux se
mirent à voler de fleur en fleur, tandis que
l'oiseau chantait ses plus douces chansons .
de noces...
Et c'est ainsi que Poucette épousa l'Esprit
des Fleurs.
LE BRIQUET

Une histoire de briquet? Oui, mais je


vous prie de croire que ce n'était pas un bri-
quet ordinaire.
Ce merveilleux briquet appartenait à une
sorcière, mais il avait été oublié à l'intérieur
d'un arbre, par la grand'mère de la vieille
sorcière. La vieille sorcière aurait bien voulu .
reprendre son briquet, car elle savait que
c'était une boîte magique.
Mais comment faire ?
Soudain elle eut un espoir.
Une, deux ! une, deux droite ! gauche
! !

droite ! gauche Des pas qui se rappro-
!

chaient... Elle regarda. C'était un soldat.


Une, deux une, deux
! 1

Elle le voyait maintenant, avec son sac


sur le dos, et son épée au côté.
Le soldat avait été à la guerre, et il ren-
trait dans ses foyers.
« Bonsoir, dit la sorcière, quand il passa
près d'elle, bonsoir ; quelle belle épée vous
avez là, et quel grand sac ! Voilà un joli
soldat qui deviendra riche ! »
— Merci, merci, vieille sorcière, » dit le
soldat. Il n'ajouta pas qu'à en juger par les
apparences, ce n'est pas elle qui l'enrichi-
rait. Il était trop bien élevé pour dire autre
chose que : « Merci, vieille sorcière ».
Mais la sorcière l'attira sur le côté du@ che-
min.
« Vous voyez ce grand arbre, dit-elle. Il
est creux à l'intérieur. Grimpez sur le faîte
et vous verrez un trou, un grand trou. Vous
vous glisserez dedans, et n'aurez qu'à vous
laisser tomber droit sous l'arbre. Attachez
une corde autour de votre taille, et je vous
retirerai quand vous appellerez.
— Mais qu'irai-je faire sous l'arbre ? de-
manda le soldat.
Ce que vous allez faire ? Hé ne vous
!

ai-je pas dit. que j'avais beaucoup d'argent.
Il, est sous l'arbre, mon argent, cuivre, ar-
gent et or. De l'or, répéta la sorcière, d'une
voix de fausset, entendez-vous bien, soldat,
de l'or, de l'or !... Quand vous serez dans le
fond de l'arbre, vous apercevrez un grand
corridor, un corridor très bien éclairé, d'ail-
leurs. Plus de cent lampes y brûlent. Là,
vous verrez trois portes. Les clés sont sur
les serrures. Ouvrez les portes et entrez. Au
milieu de la première chambre il y a un
coffre. Sur ce coffre, un chien est assis. Il a
de grands yeux, des yeux grands comme des
soucoupes ; mais n'y faites pas attention.
Voici mon tablier bleu : vous n'aurez qu'à
l'étendre par terre, à avancer rapidement, à
saisir le chien, et à le placer dessus. Après
cela, vous pourrez ouvrir le coffre, et prendre
autant de pièces de monnaie qu'il vous con- «
viendra. Il est vrai que celui-là ne contient
que des pièces de cuivre, mais si vous préférez
l'argent, vous n'aurez qu'à pénétrer dans la
chambre suivante. Là est assis un autre chien,
sur un autre coffre, un chien avec de grands
yeux, des yeux grands comme des roues de
moulin, mais ne vous en occupez pas. Pla-
cez le chien sur mon tablier, puis ouvrez le
coffre et prenez autant d'argent qu'il vous
conviendra. Et si vous préférez de l'or, eh
bien ouvrez la troisième porte. Là, vous
!

verrez un troisième chien, assis sur une troi-


sième boîte. Celui-là est assez effroyable,
c'est vrai : il roule des yeux, mais dame !
des yeux grands, grands, comme la Grande
Roue de Paris Mais ne vous en inquiétez
!

pas autrement. Placez-le sur mon tablier


bleu et il ne vous fera aucun mal. Et vous
pourrez puiser de l'or dans le coffre, autant
d'or qu'il vous conviendra.
— Parfait dit le soldat. Aussi bien, la
!

vieille, vous voyez que je reviens de guerre


et que je n'ai peur de rien. Parfait ! parfait !
mais que faudra-t-il vous donner en échange?
Car vous ne me ferez pas croire, vieille sor-
cière, que tout cela, c'est pour mes beaux
yeux : qu'exigerez-vous ?
— Rien! dit la sorcière, pas une seule
pièce, pas même une pièce de cuivre. Je ne
veux que mon vieux briquet, un vieux bri-
quet que vous trouverez sous cet arbre, où
l'a oublié ma grand'mère.
— Bien, liez la corde autour de ma taille,
dit le soldat.
— C'est fait, dit la sorcière, et voici mon
tablier bleu. Ceci est très important. »
Le soldat grimpa en haut de l'arbre, se
glissa à l'intérieur, et arriva au grand cor-
ridor, où brûlaient cent lampes, comme la
sorcière avait dit.
Le soldat ouvrit la première porte. Un
chien, assis au milieu de la pièce, regardait
fixement la porte, avec des yeux grands
comme des soucoupes.
« Je dois faire ce
qui m'a été ordonné ! »
pensa le soldat.
11 étendit sur le sol le tablier de la sor-
cière, saisit bravement le chien et le mit sur
le tablier.
Puis il ouvrit le coffre. Il était plein de
pièces de cuivre. Il en remplit ses poches
autant qu'elles en pouvaient contenir, ferma
le couvercle, plaça le chien sur le coffre, et
passa à la seconde porte.
Il entra. Oui là était assis un autre chien
!

sur un autre coffre, avec de grands yeux,


aussi grands que des roues de moulin.
« Ne me regardez pas de cette façon, dit
le soldat, vous allez vous faire mal aux
yeux. » Et il se mit à rire de sa fine plai-
santerie. Puis il saisit le chien, le plaça sur
le tablier de la sorcière et souleva le cou-
vercle du second coffre.
De l'argent, de l'argent, encore de l'ar-
gent Le soldat s'empressa de débarrasser
!

ses poches des pièces de cuivre qu'il y avait


mises, pour mettre à la place des pièces
d'argent, tant que ses poches et que son sac
en purent contenir. Il était riche mainte-
nant.
Là-dessus, il alla à la troisième chambre.
il l'ouvrit, et aperçut, en effet, un autre
coffre et un autre chien. Mais, par exemple,
ce chien là vous avait des yeux !... Des yeux
qui tournaient, tournaient constamment
comme des boules de loto, mais des boules
de loto qui auraient été aussi grosses que la
Grande Roue de Paris : vous voyez quel
spectacle !...
Mais le soldat était brave. Il avait été à
la guerre.
« Bonsoir » dit-il, au chien, en lui tirant
respectueusement son chapeau, car, jamais
de sa vie, il n'avait vu une aussi énorme,
une aussi monstrueuse bête.
Puis il marcha droit au chien. Mais pour-
rait-il le soulever? A pleins bras, il le prit,
l'assit sur le tablier de la sorcière, et ouvrit
le troisième coffre.
De l'or de l'or ! encore de l'or De quoi
! !

acheter la ville entière et toutes les pralines,


et tous les soldats de plomb, et tous les
chevaux à bascule, et tous les fouets du
monde.
Le soldat était enchanté ! Bien vite, il se
débarrassa de ses pièces d'argent. De l'ar-
gent il n'avait pas besoin d'argent. Ici il y
!

avait de l'or de l'or


! !
Il remplit ses poches et son havresac, mais
ce n'était pas suffisant. Il remplit son cha-
peau, il remplit ses bottes, c'est à peine
maintenant s'il pouvait marcher. Mais, cette
fois, il était riche Il referma le couvercle,
!

replaça le chien sur le coffre et sortit de la


chambre, et revint dans le corridor.
Puis il se mit à héler la sorcière : « Holà !

la vieille, tirez la corde »


!

« Avez-vous mon briquet ? demanda la


sorcière.
— Sapristi! Je l'avais complètement ou-
blié » répondit le soldat, et il retourna le
!

chercher.
Quand il revint, la sorcière prit la corde
et tira, tira, jusqu'à ce que le soldat fût de
retour sur la grande route, exactement
comme devant. Mais, il y avait cette diffé-
rence que, maintenant, le soldat était riche;
et un homme qui a de l'or dans ses poches,
de l'or dans son sac, de l'or dans son cha-
peau, de l'or dans ses bottes, cet homme-là
n'est plus du tout comme un pauvre soldat
qui s'en revient de guerre.
« Q'allez-vous faire avec le briquet ? de-
manda le soldat.
— Cela n'est pas votre affaire, dit la sor-
cière. Vous avez l'or, donnez-moi le briquet !
Maudite vieille ! cria le soldat, que la
fortune rendait arrogant : maudite vieille !

Tu vas me dire tout de suite ce que tu veux


.faire avec ce briquet! Sinon, je te coupe la
tête avec mon sabre !

— Je ne vous le dirai pas !


» riposta la
sorcière.
Alors le soldat lui coupa la tête, et la
pauvre sorcière tomba morte. Mais le sol-
dat ne s'arrêta pas à la regarder En grande
!

hâte, il prit tout son or et rattacha dans le


tablier bleu.
Il chargea cela sur ses épaules, mit le
briquet dans sa poche et partit pour la
ville.
Comme il se sentait fort, avec tant d'or
dans son paquet !

Quand le soldat atteignit la ville, il se di-


rigea droit vers le plus bel hôtel, demanda
'la meilleure chambre, et commanda pour le
dîner, tous ses gâteaux et ses fruits favoris.
La servante qui nettoya ses bottes hocha
la tête : « Tristes bottes pour un homme
riche », murmura-t-elle.
Mais le jour suivant, le soldat fit emplette
de très grandes bottes neuves, et de beaux
habits, si bien que sa fortune ne fit. plus de
doute pour personne.
Maintenant, les gens s'assemblaient au-
tour de lui, pour lui vanter les curiosités de
la ville ; on lui parlait aussi du roi et de la
belle princesse, sa fille.
« Il me faudra voir cette princesse, dit le
soldat..
— Impossible, lui répondit-on. Elle passe
sa vie, prisonnière dans un grand château
tout garni de murailles et de tours de cuivre.
Il a été prédit qu'elle se marierait à. un
simple soldat, et cela ne fait pas l'affaire-
du roi son père : aussi lui seul va la voir.
— Ne fût-ce qu'une fois, je verrai la ptin-
cesse, se dit le soldat. Mais comment trou-
ver le chemin du château ?
Cependant, il menait joyeuse vie. Il se
promenait en voiture dans le Parc Royal,
il allait au théâtre, il donnait de l'argent
aux pauvres, car il n'avait pas oublié com-
bien c'est une chose lamentable que de n'a-
voir pas un sou en poche.
Toujours luxueusement vêtu, le soldat
avait maintenant un grand nombre d'amis,
qui affirmaient qu'il était un vrai gentil-
homme, ce qui lui plaisait fort.
Mais, comme il dépensait et donnait de
l'argent, sans jamais en recevoir d'autre en
échange, il arriva que- son or finit par s'é-
puiser. Un jour vint où il ne lui restait plus
que deux pièces de cuivre. Il était redevenu
un pauvre soldat comme autrefois.
Quittant le bel hôtel, il alla s'installer
dans une mansarde sous les toits, où il vé-
cut, raccommodant ses habits, brossant ses
bottes. Et vous pensez bien que les amis
fidèles, qu'il avait au temps de sa richesse,
pour le visiter dans sa petite mansarde, ne
voulaient -pas se donner la peine de grimper
tant d'étages !...
Et comme il n'avait pas d'argent pour
acheter un morceau de pain, ni une chan-
delle d'un liard, il demeurait assis, le ventre
creux, et sans voir clair.
Le soir venu, il pensa soudain au briquet
de la sorcière. Sûrement, il devait contenir
des allumettes.
Le soldat s'empressa de l'ouvrir. Oui, il
y avait des allumettes. Il en prit une et la
frotta sur le briquet.
Il n'avait pas plus tôt frotté l'allumette, la
porte s'ouvrit brusquement, et sur le seuil,
apparut le chien aux yeux grands comme
des soucoupes.
« Que commande mon maître ? demanda
le chien.
- Ah ah ! pensa le soldat ; je comprends
!
pourquoi la vieille sorcière tenait tant à ce
briquet » Et il ordonna au chien : « Va me
!

chercher de la monnaie » Le chien partit,


!

et revint presque aussitôt, avec, entre ses


dents, un grand sac rempli de sous.
Ce briquet était donc bien une boîte ma-
gique ; il suffisait' de le frotter une fois pour
faire venir le chien aux yeux grands comme
des soucoupes. Deux fois, le chien qui avait
des yeux ronds comme des roues de moulin
apparaissait. Frottez trois fois, et alors ac-
courait le monstrueux chien qui roulait des
yeux pareils à la Grande Roue de Paris. Et
les trois chiens exécutaient aussitôt tous.les
ordres du soldat.
Maintenant le soldat pouvait de nouveau
avoir de l'or, de l'or autant qu'il en voulait.
Il reprit encore une fois deux grandes
chambres dans le bel hôtel. Il eut de nou-
veau de beaux habits et maintenant, chose
assez étonnante, tous ses amis revenaient le
voir et l'aimaient plus que jamais.
Un soir, le soldat rêvait à la Princesse,
cette Princesse merveilleuse qui vivait em-
prisonnée dans le grand château de cuivre.
cc
C'est ridicule que personne ne voie la
Princesse, pensait le soldat. Je veux la voir
et je la verrai. »
Il sortit son briquet, frotta une fois, et
voilà que devant lui apparut le chien aux
yeux grands comme des soucoupes.
« Cette nuit même, dit le soldat,
il faut
que je voie la Princesse, ne fût-ce qu'un ins-
tant!... » Le chien bondit hors de la porte, et
avant que le soldat eût eu le temps de dire
« ouf! », la Princesse était là,
dormant d'un
profond sommeil sur le dos du chien. Elle
était belle, si belle vraiment, que le soldat
vit bien que c'était, en effet, une Princesse
véritable. Il lui baisa la main, complète-
ment bouleversé par là vue d'une beauté si
rare. Alors le chien sortit en courant et rem-
porta la Princesse au Palais de cuivre.
— J'ai fait un rêve singulier la nuit pas-
sée! dit la Princesse, en déjeunant le lende-
main matin avec le roi et la reine. J'ai rêvé
qu'un énorme chien venait me chercher et
m'emportait vers un soldat, et le soldat
baisa ma main. Singulier rêve murmura-t-
!

elle.
— Il ne faut pas, ce soir, laisser la Prin-
cesse seule, dit la Reine. Elle pourrait avoir
peur si elle venait à rêver de nouveau. Et
la Reine pria une vieille dame qui vivait à
la Cour, de passer la nuit avec la Princesse.
Mais qu'aurait dit la Reine, si elle avait su
que le rêve de la Princesse n'était pas un
rêve ?...
Le soir venu, le soldat pensa qu'il vou-
drait bien revoir la Princesse.
Il frotta le briquet, et un de ses chiens
apparut.
« Amenez la Princesse, » ordonna le sol-
dat, et le chien bondit pour exécuter aussi-
tôt l'ordre de son maître.
La vieille dame était assise à côté du lit
de la Princesse. Elle avait entendu tout ce
que rêvait la Princesse.
Mais elle-même rêvait-elle donc mainte-
nant? La vieille dame se pinça. Non,
elle était parfaitement éveillée : pourtant
elle voyait là, devant elle, un chien, un
véritable chien, un chien en chair et en os,
avec des yeux grands comme des soucoupes.
Le chien enleva la Princesse et s'enfuit,
mais bien qu'il courût très vite, la vieille
dame trouva encore le temps de mettre son-
bonnet avant de s'élancer à sa poursuite.
Comme, elle soufflait la vieille dame tout
du long du chemin ! Comme elle courait la '
fidèle vieille dame Elle arriva juste à. temps
!

pour voir le dos du chien disparaître dans


une grande maison.
« Je marquerai Ja maison, ainsi je
pourrai
la reconnaître au matin » pensait-elle. Et
elle prit un morceau de craie et fit une
grande croix blanche sur la porte.
Puis elle rentra au château et s'endormit.
Bientôt après, le chien ramenait la Prin-
cesse au Palais de cuivre. Mais en sortant,
il avait vu la grande croix blanche sur la
porte de l'hôtel où habitait son maître.
Et que pensez-vous qu'il fit ? Oh c'était
!

un chien très subtil. Il prit donc un mor-


ceau de craie et fit une croix blanche sur
chaque porte de la ville.
Le lendemin matin de bonne heure le Roi
et la Reine et tous les seigneurs et dames
de la Cour étaient debout ; la vieille dame
leur avait conté son histoire et tous partaient
à la recherche de la maison à la croix blan-
che.
A peine étaient-ils dehors. « C'est ici »
cria vivement le Roi qui venait d'apercevoir
une grande croix blanche. «Vous rêvez mon
cher c'est ici » dit la Reine qui, presque
! !

au même instant, elle aussi, avait vu une


croix blanche marquée sur une autre porte.
Alors tous les seigneurs et les dames se
mirent à crier « c'est ici, c'est ici » en aper-
!

cevant, les uns après les autres, dés portes


marquées d'une grande croix blanche.
Le vacarme était terrible et la pauvre
vieille dame était absolument affolée. Com-
ment distinguer parmi tant de portes, la porte
qu'elle avait marquée ? Ce n'était pas la peine
d'y songer.
Et tous rentrèrent au palais sans être plus
avancés que quand ils en étaient partis.
Mais la Reine était une femme habile, et
qui méritait bien d'être reine.
Le même soir elle prit ses ciseaux d'or et
coupa un grand morceau de soie en petits
morceaux, dont elle fit un joli petit sac,
qu'elle remplit des grains de blé les plus
fins. Elle attacha elle-même, le sac autour
de la taille de la Princesse après quoi elle
reprit ses grands ciseaux d'or et fit un petit
trou dans le sac, un trou juste assez grand
pour laisser les grains tomber partout où
irait la Princesse.
Cette nuit-là, le chien revint et emporta
la Princesse au soldat, et jamais tant le soldat
ne regretta de ne pas être prince car il eût
pu épouser la Princesse.
Or, bien que le chien eût de très grands
yeux, des yeux aussi grands que des soucou-
il
pes, ne remarqua pas les petits grains de
blé qui tombaient tout le long de la route,
du palais jusqu'à la fenêtre du soldat.
Le lendemain matin, le Roi et la Reine
suivirent la trace des grains de blé et trou-
vèrent aisément l'endroit où l'on avait con-
duit la Princesse.
Alors on s'empara du soldat et on le jeta
en prison.
Le soldat était fort ennuyé. Mais ce fut
bien pire quand il apprit qu'on allait le
pendre au matin suivant !...
Et lui qui, justement, avait laissé son bri-
quet à l'hôtel !

Au matin, à travers les barreaux étroits


de sa cellule, le soldat aperçut une grande
foule qui se dirigeait vers les portes de la
ville ; c'était' la foule des gens qui allaient
le voir pendre.
Il entendit les tambours, vit les soldats
qui marchaient au pas. Il aurait bien voulu
marcher avec eux. Hélas hélas ! plus
!

jamais maintenant le pauvre soldat ne mar-


cherait au pas avec les soldats !...
Un petit apprenti cordonnier avec un
tablier de cuir vint à passer près de lui. Il
était tellement pressé qu'il perdit une de
ses pantoufles. Elle tomba à côté de la fenê-
tre du soldat comme il regardait à travers
les barreaux étroits.
Le soldat appela l'apprenti : « Vous voyez
que rien ne presse, lui dit-il, puisque je
suis encore ici, et que l'on ne peut pas
commencer sans moi, puisque c'est moi
que l'on doit pendre!... Eh ! bien, écou-
tez :
« Si vous voulez courir
jusqu'à la maison
que j'habite et me rapporter mon briquet,
je vous donnerai vingt centimes. Mais ne
perdez pas une minute et courez tout le
long du chemin. »
L'apprenti se dit que quatre sous sont
toujours bons à prendre et courut chercher
le briquet.
Il le trouva. « Que d'histoires pour- un
briquet ! » pensait-il en lui-même, mais tout
de même il se hâta de le rapporter au sol-
dat.
On avait dressé la potence aux portes de'
la ville ; les soldats et la foule étaient rangés
tout autour.
Le Roi et la Reine y étaient aussi, assis
sur un trône magnifique qui faisait face à
l'estrade où avaient pris place les juges et
les conseillers.
Le soldat avait déjà la corde au cou,
quand, se tournant versle Roi et la Reine, il-
les supplia de lui accorder pour suprême
grâce de fumer une pipe de tabac.-
Une pipe ! fumer une dernière pipe? Com-
ment le Roi aurait-il pu refuser cela ?
« Oui ! dit le roi, vous pouvez fumer votre
dernière pipe » !

Le soldat tira son briquet, frotta, une fois,


deux fois, trois fois, et voilà que, devant lui,
s'étaient dressés tout à coup les trois molosses
attendant ses ordres.
« A l'aide ! cria le soldat, ne me laissez
pas pendre. »
A ces mdts les trois chiens se ruèrent sur
les juges et les conseillers qu'ils eurent tôt
fait de déchiqueter à belles dents.

Le Roi voulut parler ; peut-être allait-il
faire grâce au soldat, mais nul n'en saura
jamais rien, car le plus grand des chiens,
sans lui laisser le temps de placer une parole
se précipita sur le Roi ,et la Reine, les lança
en l'air, et quand ils retombèrent les mit en
pièces.
Alors les soldats et le peuple, tous au
comble de la terreur, crièrent en grand
tumulte : « Soldat ! brave soldat ! vous serez
notre Roi et la belle Princesse sera notre
reIne.,»
Et ils conduisirent en carrosse royal le
,
soldat précédé de ses trois molosses.
Et les petits garçons agitaient leurs cha-
peaux et les gardes présentaient les armes... -

Puis la Princesse fut amenée et couronnée


Reine, ce.qui assurément lui plaisait davan-
tage que de vivre dans un palais de cuivre.
Les fêtes du mariage durèrent huit jours
pleins et les trois molosses, installés, ces huit
jours durant, à la table d'honneur, n'en per-
dirent ni un coup d'œil, ni un coup de dent.
LA PETITE
MARCHANDE D'ALLUMETTES

Comme il faisait froid et comme la neige


tombait fort On eût dit que les flocons cou-
!

raient les uns après les autres.


Et il ne faisait pas moins noir qu'il faisait
froid.
« Comme il fait froid comme il fait noir »
! !

pensait la pauvre petite marchande d'al-


lumettes en errant à l'aventure à travers les
rues glacées.
Au sortir de la froide mansarde qu'elle
appelait sa maison, elle avait mis des pan-
toufles. C'étaient les pantoufles de sa mère
et elles étaient trop grandes pour la petite
fille. Si bien qu'en courant très vite à tra-
- vers la rue pour éviter deux voitures, elle
avait perdu les pantoufles.
Elle avait pu en retrouver une. L'autre
avait été prise par un petit garçon. « Avec la
pantoufle qui me reste, pensa la petite fille,
je ferai un berceau de poupée. »
Et maintenant la petite fille marchait pieds
nus ; mais qu'avaient-ils donc, ces pieds nus
à paraître ainsi tout bleus et tout rouges :
hélas ! hélas c'était de froid !...
!

Le dernier jour de l'année allait finir. La


petite fille n'avait pas vendu une seule de
ses boîtes d'allumettes, pas une seule Et !

elle n'osait rentrer chez elle ; son père la


battrait peut-être, parce qu'elle ne rappor-
tait pas un sou.
Pauvre petite, elle avait si faim et si froid
qu'elle pleurait tout le long du chemin.
Sur ses épais cheveux les flocons de neige
formaient comme une couronne, mais la
petite marchande d'allumettes ne songeait
ni à ses cheveux, ni aux flocons de neige.
Demain, c'était le nouvel an Voilà à quoi
!

pensait la petite marchande d'allumettes en


passant devant les maisons illuminées.
La veille du nouvel an ! Elle voyait les
lumières resplendissant à travers les fenêtres
et n'ést-ce pas l'odeur de l'oie rôtie qu'elle
sentait là ? Ah voir seulement le feu des cui-
!

sines et, sur la nappe, les bougies allumées1


La petite fille, dans sa main, portait une
petite boîte d'allumettes, et d'autres boîtes,
beaucoup d'autres boîtes dans son tablier.
Elle finit par trouver un coin abrité
entre deux maisons où elle s'assit à terre.
Elle mit ses pieds, ses pauvres petits pieds
rouges et bleus, serrés sous sa robe en gue-
nilles, mais ce fut en vain qu'elle essaya de
les réchauffer.
Ses mains aussi étaient à demi gelées. Si
seulement elle pouvait allumer une allumette
rien qu'une, pour les réchauffer...
Elle prit une allumette dans l'une de ses
boîtes et la frotta contre le mur. Une flamme
rouge et brillantejaillit. La petite marchande
mit ses mains au-dessus de la flamme. Et il
lui sembla que cette petite flamme était un
grand feu cette allumette était-elle donc
:

une allumette magique ?


Figurez-vous que la petite fille était assise
devant une grande cheminée dans laquelle
flambait un feu magnifique avec des flammes
qui dansaient gaîment pour lui souhaiter la
bienvenue.
Alors elle étendit ses pieds, ses petits pieds
froids vers la flamme brillante. Hélas à ce
!

moment la flamme s'éteignit et la cheminée


disparut. La petite fille était assise triste-
ment dans la nuit froide avec l'allumette
brûlée dans sa main.
Vite elle tira une autre allumette et la
frotta contre le mur.
L'allumette luit et flamba et, à la lueur,
voici que la petite fille put apercevoir une
table couverte d'une nappe blanche comme
neige et des belles assiettes de porcelaine
de Chine. Une oie, oui, vraiment, c'était une
oie, une oie rôtie attendait à un bout de la
table.
Et alors, que penser de cela ! L'oie, avec
le couteau et la fourchette encore plantés
dans son dos, sauta à bas de la table, et s'en
vint, en se dandinant, droit à la petite mar-
chande d'allumettes. Hélas hélas ! à ce
!

moment précis l'allumette s'éteignit et l'oie


dodue s'évanouit, et la table, et la nappe, et
les belles assiettes de Chine...
La petite fille frotta une troisième allu-
mette. Crac La flamme étincela. Et mainte-
!

nant la petite fille était assise sous un arbre


de Noël. Quel grand arbre, et si bien orné l'
Des millions de petites bougies resplen-
dissaient à travers les branches vertes et
des poupées, des centaines au moins, regar-
daient en souriant la petite marchande
d'allumettes. Elle étendit vers elles ses
petites mains fébriles. Hélas à ce moment
!

précis, l'allumette s'éteignit.


Mais les bougies brillaient encore, plus
haut, plus haut, toujours plus haut, comme
des étoiles dans le ciel. Et voici que la petite
fille en vit une qui tombait en laissant der-
rière elle un long sillage de lumière.
« Une âme qui rejoint le bon Dieu »
pensa l'enfant. Car sa grand'mère, la seule
personne qui eût jamais été bonne pour elle,
sa grand'mère lui avait dit que les étoiles qui
tombaient, c'étaient des âmes qui vont à Dieu.
L'enfant craqua une autre allumette.
A sa lueur, elle vit une fois encore sa
grand'mère qui, elle, était avec le bon Dieu
depuis bien longtemps. Et la bonne grand'
mère avait une figure bienheureuse, que
l'enfant ne lui avait jamais connue.
« 0 grand'mère chère grand'mère ne me
! !

quittez pas » s'écria la petite fille. Et bien


vite elle alluma toutes les allumettes qui
restaient dans son paquet, de crainte que sa
grand'mère ne vînt à disparaître.
« Emportez-moi suppliait-elle, emportez-
!

moi, grand'mère » !

Les allumettes répandaient une éblouis-


sante clarté, plus éblouissante que le soleil
de midi lui-même.
Alors la grand'mère prit dans ses bras la
petite fille et ensemble elles s'envolèrent
toutes joyeuses là-bas, loin de la terre, au
pays radieux où l'on ne connaît ni le froid,
ni la faim, ni les larmes.
Et quand au matin de la nouvelle année
on trouva sous la neige le corps glacé de la
petite marchande d'allumettes : « Pauvre
petite ! dirent les gens, elle est morte de
froid. »
Mais ces gens-là ne pouvaient savoir
que ce jour de l'an serait, pour la petite
marchande d'allumettes, le plus merveilleux
de tous, puisqu'elle le fêterait dans le paradis
du bon Dieu.
LES SOULIERS ROUGES

C'étaient d'admirables petits souliers


rouges que ces souliers de beau maroquin
rouge.
Mais hélas Karen, la petite fille qui les
!

portait, était une petite fille vaniteuse et


égoïste.
Et je vais vous dire l'histoire de Karen et
de ses souliers rouges.
Karen était une très jolie petite fille, mais
très pauvre. Elle était si pauvre cette petite
Karen, qu'en été elle allait toujours pieds
nus. Et cela parce qu'elle n'avait ni souliers
ni bas à mettre.
En hiver, elle chaussait de gros sabots de
bois, si lourds et si durs qu'ils lui meurtris-
saient et lui enflammaient les chevilles.
Or la mère du cordonnier vivait dans le
village. Elle connaissait bien Karen et sou-
vent la regardait comme elle trébuchait à
chaque pas dans ses grands sabots de bois.
Alors un jour, elle s'assit par terre, prit
de la vieille étoffe rouge et coupà dedans une
paire de chaussons. Elle les ajusta propre-
ment et les envoya à la petite Karen.
La petite Karen trouva que ces chaussons,
sans être très élégants, valaient mieux à
tout prendre que ses sabots de bois et le fait
est qu'ils ne lui blessaient plus les chevilles
et lui tenaient chaud.
La mère de Karen mourut la laissant seule
au monde. Mais voici qu'une vieille dame
très riche dit au prêtre : « Donnez-moi l'en-
fant et j'en prendrai soin ».
« Elle a vu mes chaussons rouges, c'est
pour cela qu'elle est si aimable pour moi, »
pensa Karen. La vérité est que la vieille.
dame jugea les chaussons les plus laids du,
monde, et les fit jeter au feu.
Maintenant Karen était habillée très pro-
prement et elle apprenait à lire et à coudre.
Les gens disaient qu'elle était gentille, mais
quand elle se regardait dans la glace, elle se
trouvait mieux que gentille : « Je suis belle »
disait-elle, simplement.
Un été, la reine du pays passa par le
village où vivait Karen. Elle emmenait avec
elle la petite princesse, sa fille.
Comme le peuple se pressait pour voir la
reine, Karen fut parmi la foule et vit la
petite princesse.
Comme elle est habillée pauvrement se
dit Karen, en examinant la petite robe
blanche de la princesse. Comment pas de
traîne, pas même de volants Et sur sa tête
!

pas de couronne !
Par exemple, les souliers de la princesse
firent l'admiration de Karen : ces souliers
de maroquin si souple et brillant, non,
jamais Karen n'avait rien vu d'aussi beau !..
Puis vint le temps pour Karen d'être con-
firmée. A cette occasion, la vieille dame
voulait la vêtir et la chausser de neuf.
Elles allèrent ensemble chez le cordonnier.
Quelle joie pour Karen, de contempler tant
de belles chaussures ! Mais le plaisir était
moindre pour la vieille dame qui n'y voyait
pas très clair.
Ah! justement! Il y avait une paire de
souliers rouges, des souliers de maroquin
rouge, tout pareils à ceux que portait la
princesse Ce sont ceux-là, vous pensez, qui
!

faisaient envie à Karen !

« Ils doivent être en maroquin poli, dit


la vieille dame, voyez comme ils brillent! »
Oui, dit Karen, ils brillent magnifique-
ment. Et comme ces souliers la chaussaient
bien, la vieille dame les lui acheta, mais sans
avoir la moindre idée qu'ils fussent rouges.
Rouges ! Elle n'aurait jamais acheté des
chaussures rouges pour un service de confir-
mation.
Mais Karen savait que ces souliers étaient
rouges et elle les mit pour aller à l'église.
Vous devinez si elle en était fière, la petite
Karen, de ses chaussures neuves : elle ne
pensait pas à autre chose.
Et chacun regardait les petits souliers
rouges, à la grande satisfaction de Karen.
Mais comme elle entrait dans la cour de
l'église, les statues de pierre, sur les tom-
beaux, froncèrent les sourcils en voyant des
souliers rouges.
Même quand elle s'agenouilla devant
l'autel, même quand le prêtre parla de son
baptême et que la main de l'évêque se leva
sur sa tête pour la bénir, même alors, Karen
ne pensait qu'à ses souliers rouges.
.

Les sons harmonieux de l'orgue retentis-


saient à travers l'église, les voix douces et
claires des enfants s'élevaient en prières,
et Karen ne pensait toujours qu'à ses souliers
rouges.
L'après-midi, la vieille dame, tfès'mécon-
tente, apprit que Karen portait des souliers
rouges à l'église.
« C'est fort mal agi! dit-elle à l'enfant, et
dorénavant vous mettrez vos chaussures
noires : tant pis si elles sont usées »!

Vint le dimanche. C'était le dimanche de


la première communion.
Karen jeta un coup d'œil sur les chaus-
sures rouges, puis sur les noires : c'est vrai
qu'elles étaient usées. Alors, de nouveau,
elle regarda les rouges et, — ma foi tant !

pis la tentation était trop forte — elle les


! !

mit à ses pieds.


Karen et la vieille dame se rendirent à
l'église à travers les champs de blé. La
poussière du chemin avait terni les chaus-
sures rouges.
A la porte de l'église se tenait un vieux
soldat appuyé sur une béquille. Quelle mer-
veilleuse barbe il avait, ce vieux soldat, une
longue, très longue barbe, non pas blanche,
mais rouge !

Comment n'avoir pas l'air d'un brave


soldat, avec une si longue barbe rouge ?...
Il s'inclina très bas devant la vieille dame
et lui demanda la permission de cirer ses
chaussures.
Karen aussitôt tendit son petit pied.
« Voilà de beaux souliers de bal, dit le
vieux soldat, tout en enlevant la poussière
qui les couvrait. De très beaux souliers de
bal, oui vraiment Prenez garde de ne pas
!

glisser en dansant. »
La vieille dame donna un sou au soldat et
entra dans l'église avec Karen.
Tout le monde, comme la première fois, et
aussi toutes les statues, regardaient encore
les souliers rouges.
Karen s'agenouilla devant l'autel, mais
elle ne pouvait penser à autre chose qu'à ses
souliers rouges.
Des chœurs s'élevèrentdansl'église, Karen
ne les entendit pas. Elle pensait à ses sou-
liers.
Quand on dit le Pater, elle oublia de
prier. Elle ne pensait qu'à ses souliers. -
Enfin, le service terminé, tout le monde
quitta l'église.
La vieille dame monta dans sa voiture et
Karen la suivit à pied.
Comme elle passait, le. vieux soldat qui.
était sous le porche s'écria : « Regardez donc!

quels.beaux souliers de bal! !»


Alors, K aren ne put y tenir plus longtemps.
Et voici qu'elle se mit à danser,1 sans pouvoir
arrêter sa danse. Une force irrésistible la
faisait danser, la force irrésistible de ses
petits souliers rouges.
Karen dansait dans la cour de l'église,
elle y serait encore bien sûr, si le cocher
n'avait couru après elle et ne l'avait emportée
dans la voiture.
Mais jusque dans la voiture, ses pieds ne
' pouvaient demeurer en repos et dansaient
toujours.
Enfin, arrivée à la maison, Karen put
enlever ses souliers, et ses petits pieds cessè-
rent de battre des entrechats...
Les souliers furent enfermés dans une
armoire. Mais quand personne n'était là,
Karen seglissaitdoucementjusqu'à l'armoire,
l'ouvrait, et restait à contempler ses jolis
souliers rouges.
Or, la vieille dame tomba très malade. Le
docteur dit qu'elle ne vivrait plus bien long-
temps. Il lui fallait beaucoup, beaucoup de
soins ; et sans doute était-ce à Karen de
bien soigner la vieille dame, pour recon-
naître tant de bontés qu'elle avait eues pour
elles.
Mais il y eut un grand bal au village et
Karen y fut invitée.
Karen s'approcha du lit de la vieille dame :
pas brillante, certes, la vieille dame !
Alors Karen sortit de la chambre de la
malade, se glissa vers l'armoire, l'ouvrit et
regarda les souliers rouges : il n'y avait pas
-

o-randmal à cela, n'est-ce pas?


Puis elle chaussa les souliers. Il n y avait
personne pour la blâmer.
Elle alla au bal — il n'y avait personne
pour l'arrêter et elle se mit à danser.
— quelque chose d'étrange.
Et alors il arriva
Quand Karen voulait aller à droite, ses
souliers l'emportaient à gauche. Elle voulait
danser dans la salle, ses souliers l'emportaient
dehors.
Vite, vite, la voici à la porte, en bas de
l'escalier, le long des rues, hors des portes
de la ville, loin, loin, dans la forêt sombre...
entraînée par ses souliers.
Une lueur rouge brille à travers les^ arbres.
N'est-ce pas la lune ? Mais non! C'était le
vieux soldat avec sa grande barbe rouge. Il
s'assit en répétant encore à plusieurs reprises
donc, quels beaux
:
souliers de
«
Regardez
bal »
!

Karen avaitterriblementpeur. Elleessayait


d'enlever ses souliers rouges ; impossible ! ils
semblaient collés à ses pieds.
Et Karen dansait toujours. Par leschamps
et les prés, dans la pluie et dans le soleil, le
jour et la nuit — la nuit oh c'était le pire
! !

de tout...
Comme Karen aurait voulu se reposer !

Et voici que, toujours dansant, elle passa


devant la porte ouverte de l'église.
Là, elle vit un ange vêtu d'une grande
robe blanche, avec des ailes qui lui tombaient
des épaules jusqu'à ses pieds. Son visage
était grave et sévère et dans sa main il tenait
un glaive flamboyant.
« Danse ! cria-t-il, d'une voix terrible,
danse toujours avec tes petits souliers rouges,
danse sans jamais te reposer, danse de
porte en porte, et que cette danse infernale
serve de leçons aux enfants égoïstes et
vaniteux comme toi Danse Karen, danse
! !

encore et toujours jusqu'au jugement der-


nier !...
— Grâce, grâce! » supplia Karen, mais
elle ne put entendre la réponse de l'ange,
car déjà ses souliers l'emportaient plus loin,
à travers les champs désolés et les forêts
lugubres...
Un matin, ses souliers l'emmenèrent au
seuil d'une maison qu'elle connaissait bien.
C'était la maison de la vieille dame qui avait
été si bonne pour Karen, la pauvre orphe-
line. Mais depuis longtemps, la vieille dame
n'était plus là, car Dieu l'avait appelée à
lui.
Comme Karen se sentit seule Elle n'avait
!

plus de foyer sur terre ni dans le ciel. Misé-


rable Karen !

Et elle dansait toujours dans la nuit noire.


Sur la terre et sur les bruyères, ses souliers
l'entraînaient jusqu'à ce que ses pieds fussent
meurtris et sanglants.
Au loin, à travers la lande, elle dansa,
jusqu'à ce qu'elle atteignit une petite
cabane.
Elle frappa au carreau et cria : « A
l'aide 1»
Un vieil homme apparut à la porte de la
cabane.
« A l'aide? dit il en ricanant, vous ne
savez donc pas qui je suis, petite fille ? Je
suis le bourreau. C'est moi qui coupe les
têtes des méchants !
— Ne me coupez pas la tête, dit l'enfant ;
il faut que je vive pour me repentir de mon
péché. Mais coupez-moi les pieds dans mes
souliers rouges. »
Alors le bourreau prit sa hache, et trancha
d'un coup les pieds de Karen dans leurs
souliers rouges. Mais, cela n'empêcha pas
les souliers de s'en aller encore en dansant
avec les petits pieds, dans les champs et dans
'la forêt sombre.
Le bourreau confectionna pour Karen une
paire de pieds en bois et lui donna de petites
béquilles. Et Karen repartit ainsi, et elle
pensait le long du chemin :
« Maintenant ma pénitence est faite, je
veux aller à l'église pour que les gens me
voient et disent : « c'est la pauvre Karen »!

Mais, lorsque Karen arriva devant l'église,


n'y avait-il pas là, dansant sous le porche,
ses deux petits souliers rouges ? Alors elle
eut peur, et s'en retourna, et Karen passa à
pleurer la semaine entière. Mais quand vint
le dimanche, elle pensa : « Cette fois, j'ai
assez souffert et j'ai eu assez de peine. Et il
me semble qu'après cela, bien des gens ont
leur banc à l'église, qui ne me valent pas. »
Et, déjà consolée, elle reprit le chemin de
l'église.
Mais cette fois, encore sous le porche, elle
vit danser les souliers rouges.
Alors, désespérée, elle s'en retourna et,
cette fois, humblement, elle disait dans son
coeur : « J'ai péché. »
Elle alla à la maison du pasteur et lui
demanda du travail. Elle ne voulait pas de
gages, déclara-t-elle, tout ce qu'elle voulait,
c'était qu'il lui fût permis de travailler et de
vivre dans une famille pieuse. . -
Le pasteur la prit en pitié, et lui donna
le gîte et la nourriture.
Karen reconnaissante, travaillait de toutés
ses forces et les enfants du pasteur la prirent
en affection.
Mais quand elle les entendait parler de
robes élégantes, et de jolis- souliers, la pauvre
Karen secouait tristement la tête.
Le dimanche suivant, toute la famille du
pasteur alla à l'église. On demanda à Karen
d'y venir aussi, mais avec des larmes plein
les yeux, elle montra ses béquilles.
Elle voulait rester à la maison, dit-elle.
Quand tous furent partis, elle s'enferma
dans sa chambre. Cette chambre était si
petite qu'il n'y pouvait tenir qu'un lit et une
chaise.
Elle s'agenouilla, et comme elle priait, le
vent lui apportait doucement à travers la
fenêtre l'harmonie de l'orgue.
Soudain, dans un rayon de soleil, apparut
au fond de la chambre, un ange tout de blanc
vêtu.
En sa main il tenait, non pas un 'glaive
flamboyant, mais simplement une branche .
de rosier toute couverte de rosés rouges.
Avec .les franches, l'ange toucha le pla-
fond de la petite chambre, et, au lieu du pla-
fond disparu, Karen vit la clarté brillante
des étoiles d'or.
Puis, l'auge toucha les murs de la chambre
qui S'écartèrent de plus en plus, tant que
Karen aperçut l'orgue et les peintures
murales de l'église et la foule des fidèles qui
se tenait devant l'autel.
' Et Karen elle-même était assise là, dans
l'église, et les enfants la regardaient et la
saluaient de la tête en disant : « Tu as bien
fait de venir, Karen ! »
De nouvèau on entendit les sons harmo-
nieux de l'orgue, et de nouveau les voix des
enfants s'élevèrent claires et douces.
Alors le cœur de Karen débordant de joie,
se brisa. Et, dans un rayon de soleil, son
âme s'envola vers le paradis du bon Dieu,
— où plus ja'mais Karen ne devait entendre
parler de ses souliers rouges.
Y
ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSE ET FILS

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