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CON

TES
DE
Choisis GRI
et illustrés MM
par Lisbeth
Zwerger

minedition
Un livre d’images minedition

Traductions de Julie Duteil (1er, 2ème, 4ème, 5ème, 6ème, 8ème, 9ème, 10ème et 11ème textes)
Traduction de Géraldine Elschner (3ème texte)
Traduction de Léna Bergmann (7ème texte)
© 2012 minedition france, pour l’édition en langue français
© 2012 Lisbeth Zwerger pour les illustrations
© 2012 minedition rights & licencing AG, Zurich, Suisse
En coproduction avec Michael Neugebauer Publishing Ltd, Hong Kong
Avec l’aimable autorisation de NordSüd Verlag pour les images des “7 corbeaux”
Titre original : “ Grimm Märchen ”
Mis en page en Veljovic, 14 points
Tous droits réservés. Imprimé en Chine
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse
Dépôt légal : 3ème trimestre 2012
ISSN 1958-086X
ISBN 978-2-35413-185-2

Premier tirage

Pour plus d’informations, retrouvez et feuilletez tous nos ouvrages sur le site :
www.minedition.com

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JACOB ET WILHELM GRIMM

CONTES
DE GRIMM
CHOISIS
ET ILLUSTRÉS PAR
LISBETH ZWERGER
5 LE PRINCE GRENOUILLE
11 LE LOUP ET LES 7 PETITS CHEVREAUX
17 HÄNSEL ET GRETEL
29 LE VAILLANT PETIT TAILLEUR
41 LES 7 CORBEAUX
47 LE PETIT CHAPERON ROUGE
53 LES MUSICIENS DE LA VILLE DE BRÊME
63 LA BELLE AU BOIS DORMANT
69 LE PAUVRE APPRENTI MEUNIER ET LE CHAT
77 JEAN–MON–HÉRISSON
85 LE JOUEUR DE FLÛTE DE HAMELIN

minedition 3
L a tradition orale conservée pour l’éternité :
l’incomparable collecte des Frères Jacob et Wilhelm Grimm

Il y a 200 ans, un premier recueil de 86 contes des Frères Grimm était publié. Certains, restés
de nos jours encore parmi les plus populaires, faisaient déjà partie de cet ouvrage, tels
“ Le petit Chaperon rouge “, “ Le roi grenouille “, “ La Belle au Bois Dormant “ et bien d’autres.
Plusieurs éditions suivirent. Jacob et Wilhelm Grimm étaient alors deux linguistes à qui on doit
“ La Grammaire Allemande “ et “ Le Dictionnaire Allemand “. Tous deux plaidaient
pour l’unification des États Allemands, ce qui leur valut d’être renvoyés de l’Université
de Gœttingen et c’est donc à Berlin qu’ils retrouvèrent un nouveau terrain d’action.
Les Frères Grimm jouirent d’une grande popularité que leur valurent ces recueils de contes
traditionnels populaires. Rétrospectivement, on peut dire que leur travail de collecte a été souvent
idéalisé. On pourrait imaginer qu’ils voyageaient d’un lieu à un autre, couchant dans leurs registres
des histoires racontées par de vieilles paysannes. Les deux chercheurs avaient effectivement
l’intention de retrouver les traces d’une « sagesse populaire » dans un retour aux sources des temps
mythiques, et prolongeaient ainsi les intentions des romantiques tels que Clemens Brentano
et Achim von Arnim. Dans leur collecte de contes, cependant, Jacob et Wilhelm Grimm procédèrent
en fait de façon très pragmatique. Une de leur principale source fut Dorothée Viehmann, non pas
une vieille paysanne, mais une femme cultivée d’origine française. Ses connaissances leur permirent
de jeter les bases qui allaient faciliter leur œuvre de rassemblement de contes pour enfants
et de récits populaires. D’autres chercheurs prirent également part à l’activité des deux frères, ainsi,
par exemple, la poétesse Annette von Droste-Hulshoff et sa sœur. Jacob et Wilhelm reprirent
de nombreux contes issus des textes rassemblés par Charles Perrault (1628-1703). “ La Belle
au Bois Dormant “ et “ Le Petit Chaperon Rouge “ par exemple sont d'origine française. Jacob
et Wilhelm rédigèrent également eux-mêmes certains des contes. Dans des éditions ultérieures,
ils augmentèrent le nombre de récits recueillis et remanièrent les textes en profondeur. Ceci à cause
des critiques qui percevaient ces contes comme trop cruels ou suspects d’encourager la violence.
Les Frères Grimm rassemblèrent non seulement des contes, mais aussi des légendes, 585 en tout,
dont par exemple “ Le joueur de flûte de Hamelin “ qui se trouve dans le choix de Lisbeth Zwerger
présenté ici. L’illustratrice, détentrice des plus hautes distinctions internationales, s’est très tôt
découvert une passion pour les contes. Grâce à sa surprenante perception très novatrice des textes
anciens, elle créa la sensation. En se fondant sur ses nombreux travaux pour donner vie aux textes
des Frères Grimm, elle permet dans cet ouvrage une lecture renouvelée de son cheminement
artistique sans fin.

Werner Thuswaldner

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LE PRINCE GRENOUILLE

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D ans les temps très anciens, à une époque où faire un vœu pouvait avoir encore
quelque utilité, vivait un roi dont toutes les filles étaient belles. La plus jeune était cependant
si belle que le soleil lui-même, qui en avait pourtant vu d’autres, s’étonnait chaque fois
qu’il illuminait son visage. Non loin du château du roi, il y avait une grande forêt
sombre et, dans la forêt, sous un vieux tilleul, se trouvait une source. Un jour, alors
qu’il faisait très chaud, cette princesse partit dans le bois et s’assit au bord de la source
fraîche et, comme elle s’ennuyait, elle prit une balle en or, la jeta en l’air et la rattrapa ;
c’était là son jouet favori. Il advint cependant que la balle d’or de la princesse, au lieu
de retomber dans la main qui l’avait lancée en l’air, tomba à côté d’elle sur le sol et roula
tout droit dans l’eau. La princesse la suivit du regard mais la balle disparut, et la source
était si profonde qu’on n’en voyait pas le fond. Elle éclata en pleurs, sanglotant de plus
en plus fort, inconsolable. Comme elle se lamentait ainsi, quelqu’un lui cria : « Princesse,
pourquoi pleures-tu si fort que même une pierre s’en laisserait attendrir ? » Elle regarda
tout autour d’elle pour voir d’où venait la voix et aperçut une grenouille qui tendait
hors de l’eau sa grosse tête affreuse. « Ah ! C’est toi, vieille barboteuse ! dit-elle. Je pleure
sur ma balle d’or qui est tombée dans la source. »
« Calme-toi, ne pleure plus, dit la grenouille, je vais te donner un conseil. Mais que
me donneras-tu en échange si je remonte ton jouet ? »
« Ce que tu voudras, chère grenouille, répondit la princesse, mes habits, mes perles
et mes diamants et même la couronne d’or que je porte sur la tête. »
« Je ne veux ni de tes perles ni de tes diamants ni de ta couronne. Mais, si tu veux bien
m’aimer, si tu me prends comme compagnon et comme camarade de jeux, si je peux
m’asseoir à ta table à côté de toi, manger dans ton assiette, boire dans ton gobelet
et dormir dans ton lit, si tu me promets tout cela, je veux bien plonger au fond
de la source et te rapporter ta balle d’or. »
« Oh oui ! Je te promets tout ce que tu veux à condition que tu retrouves ma balle »,
dit la princesse, tout en pensant : « Elle radote, cette pauvre grenouille ! Elle vit là,
dans l’eau, avec les siens et coasse. Elle ne peut être le compagnon d’un être humain.
La grenouille, sitôt obtenu cette promesse, mit la tête sous l’eau, plongea et, peu après,
réapparut en tenant la balle dans sa gueule et la jeta dans l’herbe. En retrouvant son beau
jouet, la princesse fut folle de joie. Elle le ramassa et s’éloigna aussitôt. « Attends ! Attends
donc ! cria la grenouille. Emmène-moi, je ne peux pas courir comme toi ! » Mais à quoi
pouvait donc lui servir de pousser ses “ coâ, coâ ! “ aussi fort qu’elle le pouvait, la fille

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ne l’écoutait pas. Elle se hâtait de rentrer à la maison et elle oublia bientôt la pauvre
grenouille qui n’eut plus qu’à replonger dans la source. Le lendemain, tandis
que la princesse s’était mise à table avec le roi et la cour et mangeait dans sa jolie assiette
d’or, on entendit, faisant un curieux “ plitch platch, plitch platch ! “ quelque chose
qui montait l’escalier de marbre, et arrivé en haut, qui frappa à la porte et s’écria :
« Princesse, toi, la cadette, ouvre-moi ! » Elle se leva de table pour voir qui était là.
Quand elle ouvrit et qu’elle aperçut la grenouille, elle claqua prestement la porte et alla
reprendre sa place à table. Elle avait très peur. Le roi vit que son cœur battait bien fort
et dit :
« Que crains-tu, mon enfant ? Y aurait-il derrière la porte un géant qui voudrait t’enlever ? »
« Oh, non ! répondit-elle, ce n’est pas un géant, mais une vilaine grenouille. »
« Que te veut donc cette grenouille ? »
« Ah ! Cher père, alors que j’étais assise hier au bord de la source et que je jouais, ma balle
d’or est tombée dans l’eau. Et comme je pleurais bien fort, la grenouille me l’a rapportée.
Et comme elle me le demandait avec insistance, je lui ai promis qu’elle deviendrait
mon compagnon. Mais je ne pensais pas qu’elle pourrait sortir de son eau. Et voilà
qu’elle est là, dehors, et veut pénétrer chez moi. » Sur ce, la grenouille frappa une seconde
fois à la porte et s’écria :
« Princesse, toi, la cadette,
Ouvre-moi !
As-tu oublié
Ce que tu m’as promis hier
Au bord de la source fraîche ?
Princesse, toi, la cadette,
Ouvre-moi ! »
Le roi dit alors : « Ce que tu as promis, tu dois le tenir. Va donc et ouvre-lui ! » Elle se leva
et ouvrit la porte. La grenouille fit des sauts dans la salle, toujours sur ses talons, jusqu’à
sa chaise. Là, elle s’arrêta et dit : « Soulève-moi auprès de toi ! » La princesse hésita.
Mais le roi lui ordonna d’obéir. Quand la grenouille fut installée sur la chaise, elle demanda
à monter sur la table, et quand elle y fut, elle dit : « Approche ta petite assiette d’or,
afin que nous puissions y manger ensemble. » La princesse s’exécuta, mais l’on vit bien
que c’était à contre cœur. La grenouille mangea de bon appétit mais chaque bouchée resta
au travers de la gorge de la princesse. À la fin, la grenouille dit : « J’ai mangé à satiété

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et je suis fatiguée. Conduis-moi dans ta chambrette et prépare ton petit lit de soie,
nous allons nous y allonger et dormir. » La princesse se mit à pleurer. Elle avait peur
de la peau froide de la grenouille qu’elle n’osait pas toucher. Elle allait maintenant devoir
dormir avec elle dans son joli lit bien propre ! Mais le roi se fâcha et dit : « Tu n’as pas
le droit de mépriser celle qui t’a aidée quand tu étais dans le besoin. »
Alors, La princesse saisit la grenouille entre deux doigts, la monta dans sa chambre
et la déposa dans un coin. Quand la princesse fut couchée, la grenouille sauta près du lit
et dit : « Prends-moi à tes côtés, sinon je le dirai à ton père. » La princesse se mit alors
en colère, souleva la grenouille et la projeta de toutes ses forces contre le mur :
« Comme ça tu te calmeras, affreuse grenouille ! »
Mais quand l’animal retomba au sol, ce n’était plus une grenouille mais un prince
aux beaux yeux aimables. Il fut fait selon la volonté du père de la princesse, il devint
son compagnon bien aimé et son époux. Il lui raconta qu’une méchante sorcière lui avait
jeté un sort et personne d’autre que la princesse n’aurait pu l’en libérer.
Le lendemain, ils partiraient tous deux pour son royaume. Ils s’endormirent et, au matin,
quand le soleil les réveilla, une voiture attelée de huit chevaux blancs arriva. Ils avaient
des plumets blancs sur la tête et étaient harnachés d’or. À l’arrière se tenait le valet
du jeune roi. C’était le fidèle Henri. Il avait eu tant de chagrin lorsque son seigneur avait
été transformé en grenouille qu’il s’était fait bander la poitrine de trois cercles de fer
pour que son cœur n’éclatât point de douleur et de tristesse. La voiture devait emmener
le prince dans son royaume. Le fidèle Henri les fit monter tous deux, et s’installa
de nouveau à l’arrière, tout content de cet heureux épilogue. Ils avaient déjà fait un bout
de chemin lorsque le prince entendit des craquements derrière lui, comme si quelque chose
se brisait. Il tourna la tête et s’écria :
« Henri, l’attelage rompt ! »
« Non, Monseigneur, ce n’est pas la voiture,
Mais un des cercles autour de mon cœur
Qui a eu tant de peine
Quand vous vous êtes retrouvé dans cette source,
Transformé en vilaine grenouille ! »
Par deux fois encore, en cours de route, on entendit des craquements et le prince crut
encore que l’attelage se cassait. Mais ce n’était que les bandages de fer autour de la poitrine
du fidèle Henri qui se brisaient tant était grande sa joie de voir son seigneur délivré et heureux.

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LE LOUP ET LES
7 PETITS CHEVREAUX

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I l était une fois une maman chèvre qui avait sept petits chevreaux qu’elle aimait
comme une mère aime ses enfants. Un jour, elle voulut sortir dans la forêt
pour y chercher à manger. Elle les appela donc tous les sept et leur dit :
« Mes chers enfants, il me faut aller dans la forêt ; soyez prudents et méfiez-vous du loup,
s’il venait à pénétrer dans la maison, car il vous dévorerait tout crus. Ce vaurien sait
se déguiser, mais vous saurez le reconnaître à sa voix rauque et à ses pattes noires. »
« Nous ferons très attention, chère maman, répondirent les chevreaux. Tu peux partir
sans crainte. »
La vieille chèvre bêla et, rassurée, s’en alla.
Peu de temps après, quelqu’un frappa à la porte en disant :
« Ouvrez, mes chers enfants, votre mère est là et vous a rapporté quelque chose à chacun
d’entre vous. » Mais les chevreaux reconnurent, à sa voix rauque, le loup.
« Nous n’ouvrirons pas, crièrent-ils. Tu n’es pas notre mère. Elle a une voix douce
et gentille, et la tienne est rauque. Tu es un loup, toi ! » Celui-ci partit donc
chez le marchand et s’acheta un gros morceau de craie qu’il avala, et sa voix devint
plus douce. Il s’en revint ensuite, frappa à la porte et s’écria :
« Ouvrez, mes chers enfants, votre mère est là et a rapporté quelque chose à chacun
d’entre vous. »
Mais le loup posa devant la fenêtre sa patte noire que les chevreaux aperçurent.
D’une voix, ils se mirent à crier :
« Nous ne t’ouvrirons pas. Notre maman n’a pas les pattes noires comme toi.
Tu es un loup ! » Le loup courut alors chez le boulanger et dit :
« Je me suis blessé à la patte, entoure-la donc de pâte. »
Lorsque le boulanger la lui en eut enduite, le loup courut encore chez le meunier
et lui demanda :
« Saupoudre-moi de la farine sur la patte ! »
Le loup mijote encore un mauvais coup, pensa le meunier, et il refusa. Mais le loup
ajouta : « Si tu ne le fais pas, je te mangerai. » Le meunier prit peur et lui blanchit sa patte.
Eh oui, les gens sont ainsi !
Le fourbe arriva pour la troisième fois à la porte de la maison, frappa et dit :
« Ouvrez, mes chers enfants, votre mère est là et a rapporté de la forêt quelque chose
à chacun d’entre vous. »

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« Montre-nous d’abord ta patte, crièrent les chevreaux, afin que nous sachions si tu es
vraiment notre chère maman. » Le loup posa sa patte sur le rebord de la fenêtre,
et lorsqu’ils virent qu’elle était blanche, ils crurent que le loup avait dit la vérité
et ils ouvrirent la porte. Mais ce fut le loup qui entra. Les chevreaux s’affolèrent
et voulurent se cacher. L’un sauta sous la table, l’autre dans le lit, le troisième
dans la cheminée, le quatrième dans la cuisine, le cinquième dans l’armoire, le sixième
sous le lavabo et le septième dans le coffre de l’horloge. Mais le loup les trouva et ne traîna
pas : il avala les chevreaux, l’un après l’autre. Le seul qu’il ne trouva pas fut celui caché
dans l’horloge. Lorsque le loup fut rassasié, il se retira, se coucha sur l’herbe verte
et s’endormit.

Peu de temps après, la vieille chèvre revint de la forêt. Ah, quel triste spectacle ! La porte
était grande ouverte, la table, les chaises, les bancs étaient renversés, le lavabo était
en morceaux, la couverture et les oreillers traînaient par terre. Elle chercha ses petits,
mais en vain. Elle les appela l’un après l’autre par leur nom, mais aucun ne répondit.
C’est seulement lorsqu’elle appela le cadet qu’une petite voix s’écria : « Maman, je suis là,
dans l’horloge. » Elle le fit sortir de là. Le chevreau lui raconta que le loup était venu
et qu’il avait mangé tous les autres chevreaux. Vous pouvez imaginer combien elle pleura
ses pauvres petits !

Enfin, elle sortit de la malheureuse maison et le chevreau le plus jeune courut derrière elle.
En arrivant dans le pré, ils virent le loup, couché contre l’arbre, qui ronflait tant
que le feuillage en tremblait. La chèvre l’examina de tous côtés et remarqua que quelque
chose bougeait et s’agitait dans son gros ventre. Mon Dieu, pensa-t-elle, et si mes pauvres
petits que le loup a ingurgités les uns après les autres au dîner étaient encore en vie ?
Elle envoya le chevreau à la maison pour chercher des ciseaux, une aiguille et du fil.
La chèvre ouvrit alors le ventre du monstre. À peine avait-t-elle donné le premier coup
de ciseau que le premier chevreau sortit la tête. Tandis qu’elle coupait encore, tous les six
sautèrent au-dehors du ventre, l’un après l’autre, tous sains et saufs, car, dans sa hâte,
le monstre les avaient avalés tout entiers. Quel bonheur ! Les chevreaux se blottirent
contre leur chère maman, puis bondirent comme un tailleur à ses noces. Mais la vieille
chèvre dit : « Allez, les enfants, apportez de grosses pierres, nous en remplirons le ventre

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de cette maudite bête pendant qu’elle dort encore. » Et les sept chevreaux roulèrent
les pierres et en mirent dans le ventre du loup autant qu’il pouvait en contenir. Ensuite,
la vieille chèvre le recousit prestement, tant et si bien que le loup ne s’aperçut de rien
et ne fit pas même un mouvement.

Quand il se réveilla enfin, il se dressa sur ses pattes, et comme les pierres dans l’estomac
lui donnaient grand-soif, il voulut aller boire au puits. Lorsqu’il se mit en marche,
se balançant de-ci de-là, les pierres roulèrent et se cognèrent les unes contre les autres
dans son ventre.
Il s’écria alors :
« Qu’est-ce donc qui gronde et grogne
Dans mon ventre ?
Je croyais avoir avalé six chevreaux
On dirait maintenant
Des pierres dans mes boyaux. »
Et lorsqu’il arriva au puits, comme il se penchait pour boire, les lourdes pierres
l’entraînèrent au fond où le loup se noya piteusement. En voyant cela, les sept chevreaux
accoururent et s’écrièrent à tue-tête :
« Le loup est mort ! Le loup est mort ! » Et ils dansèrent de joie avec leur maman autour
du puits.

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H ÄNSEL
ET
G RETEL

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À l’orée d’une grande forêt vivaient jadis un pauvre bûcheron, son épouse et leurs deux
enfants, un garçon nommé Hänsel et une fille qui s’appelait Gretel.
Le brave homme était si pauvre qu’une année de famine, le pain lui-même vint à manquer.
« Voilà ce que nous allons faire, dit un soir sa femme, tandis qu’il se lamentait. Demain,
au petit jour, nous mènerons les enfants au plus profond de la forêt et les y laisserons
seuls. Ils ne retrouveront pas le chemin de la maison, et nous en serons débarrassés. »
« Jamais je ne pourrai faire chose pareille ! » protesta le bûcheron, mais sa femme le harcela
tant qu’il finit par céder. La faim cependant empêchait les enfants de dormir,
et ils entendirent les paroles de leur belle-mère. Gretel fondit en larmes.
« N’aie crainte, la rassura Hänsel, je trouverai le moyen de nous tirer de là. »
Lorsque chacun fut endormi, il sortit pour remplir ses poches de petits cailloux qui,
au clair de lune, brillaient comme des sous neufs.
« Dors tranquille, petite sœur, murmura-t-il en se recouchant. Dieu veillera sur nous ! »
Au point du jour, la femme vint réveiller les enfants :
« Debout, paresseux, nous allons chercher du bois dans la forêt ! »
Elle leur donna à chacun un petit bout de pain, et ils se mirent en route. Or, ça et là,
Hänsel s’arrêtait et se retournait.
« Que regardes-tu ainsi ? demanda son père. N’oublie pas de marcher ! »
« Je regarde mon chat blanc, perché sur le toit, et qui me dit adieu ! »
Mais en vérité, il semait ses petits cailloux. Arrivés au beau milieu de la forêt,
les enfants ramassèrent quelques fagots et leur père alluma un feu.
« Restez là, dit la marâtre. Nous allons couper du bois et reviendrons vous chercher
plus tard. »
Hänsel et Gretel s’assirent près du feu. Quand vint midi, ils mangèrent leur pain, puis
finirent par s’endormir. Il faisait nuit lorsqu’ils se réveillèrent, et Gretel se mit à pleurer.
« Attends que la lune se lève, et nous retrouverons notre chemin ! » dit Hänsel.
Et quand elle fut claire et ronde dans le ciel, il prit sa sœur par la main
et suivit les petits cailloux blancs qui les menèrent jusqu’à leur chaumière.
« Méchants enfants, cria la femme en ouvrant la porte. Comment peut-on dormir
aussi longtemps dans les bois ? » Le père, lui, se réjouit de les revoir.
Bientôt cependant, la misère régna de plus belle, et la femme dit à nouveau un soir :

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« Une demi-miche de pain, voilà tout ce qu’il nous reste. Ensuite, finie la chanson !
Il faut se débarrasser des enfants. Cette fois, nous les mènerons plus loin encore
afin de les y perdre pour de bon. »
Bouleversé, l’homme protesta, mais elle insista tant et si bien qu’il finit par consentir,
comme la première fois.
Or, comme cette fois-là, les enfants avaient tout entendu, et quand chacun fut endormi,
Hänsel voulut sortir chercher des petits cailloux blancs. Mais ce soir-là, la femme
avait fermé la porte à clé.
« Ne pleure pas, dit-il à Gretel. Le bon Dieu nous aidera demain encore. »
À l’aube, la femme vint les réveiller et leur donna à chacun un petit bout de pain, puis
ils se mirent en route. À tout moment, Hänsel s’arrêtait et se retournait.
« Que regardes-tu ainsi ? demanda son père. Avance donc ! »
« Je regarde ma petite colombe, perchée sur le toit, et qui me dit adieu. »
Mais en vérité, Hänsel émiettait son pain tout au long du chemin. La femme mena
les enfants plus loin dans la forêt, là où jamais encore, ils n’étaient allés.
À nouveau, ils firent un grand feu et la marâtre ordonna :
« Restez assis là, et si vous êtes fatigués, vous n’aurez qu’à dormir un peu. Ce soir,
quand nous aurons fini de couper du bois, nous viendrons vous chercher. »
À midi, Gretel partagea son pain avec Hänsel puis, ils s’endormirent et la nuit tomba,
mais personne ne vint chercher les pauvres enfants.
« Attendons que la lune soit levée, dit Hänsel pour rassurer sa sœur, les morceaux
de pain que j’ai semés nous guideront. »
Lorsque la lune fut claire et ronde dans le ciel, ils se mirent donc en route,
mais ils ne trouvèrent plus la moindre miette en chemin : les milliers d’oiseaux
qui volent dans les bois et les champs les avaient picorés jusqu’au dernier.
« Nous allons bien retrouver le chemin », dit Hänsel. Mais il n’en fut rien.
Toute la nuit et tout le jour, ils marchèrent dans la forêt sans parvenir à en sortir.
La faim les tiraillait car ils n’avaient à manger que quelques baies trouvées par-ci par-là,
et leur fatigue était telle que leurs jambes ne voulaient plus les porter.
Alors, ils s’allongèrent sous un arbre et s’endormirent. Au matin du troisième jour,
de plus en plus faibles, ils reprirent leur marche, s’enfonçant toujours plus profondément

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dans les bois. Vers midi, ils aperçurent soudain un bel oiseau, blanc comme neige,
perché sur une branche.

Il chantait si bien qu’ils s’arrêtèrent pour l’écouter. Lorsqu’il eut terminé, il ouvrit
ses ailes et voleta autour des enfants qui le suivirent jusqu’à une petite cabane.
Là, il alla se jucher sur le toit. S’approchant, ils virent que la maisonnette était en pain
d’épice, le toit en gâteau et les fenêtres en sucre blanc.
« Voilà un repas béni, allons-y ! s’écria Hänsel. Je vais prendre un morceau du toit,
il m’a l’air délicieux, et toi, Gretel, croque donc la fenêtre bien sucrée. »
Or, tandis qu’ils y goûtaient, une petite voix leur parvint du fond du cabanon :

« Grignoti, grignotons,
qui grignote ma maison ? »

Les enfants répondirent :

« C’est le vent, le vent,


le céleste enfant ! »

Et ils continuèrent de manger comme si de rien n’était, tout un pan de toit pour Hänsel,
et pour Gretel, une jolie vitre ronde. Mais brusquement, la porte s’ouvrit et une très vieille
femme apparut, appuyée sur une canne. Hänsel et Gretel furent si effrayés
qu’ils en lâchèrent ce qu’ils tenaient en main. La vieille dodelina de la tête.
« Eh, chers enfants ! dit-elle. Qui vous a menés jusqu’ici ? Entrez donc et restez chez moi,
vous n’avez rien à craindre. »
Les prenant par la main, elle les conduisit dans sa maisonnette et leur servit un bon repas :
du lait et des crêpes au sucre, des pommes et des noix. Ensuite, deux bons petits lits
tout drapés de blanc les accueillirent, et Hänsel et Gretel s’y couchèrent, croyant être
au paradis. La vieille avait pris cet air aimable mais en réalité, c’était une méchante sorcière

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qui guettait les enfants, et sa maison de pain d'épice n’était qu’un piège pour les attirer.
Lorsque l’un d’eux tombait en son pouvoir, elle le tuait, le faisait cuire puis le mangeait,
et c’était pour elle jour de fête. Si elles ont une mauvaise vue, les sorcières n’en ont pas
moins un bon nez et, comme les animaux, elles flairent les êtres qui s’approchent.
Dès que Hänsel et Gretel étaient arrivés, elle avait ainsi ricané méchamment et marmonné :
« Je les tiens, ces deux-là, ils ne m’échapperont pas ! »
Le lendemain matin, la vieille se leva avant le réveil des enfants et lorsqu’elle les vit
paisiblement endormis, avec leurs belles joues rouges, elle chuchota :
« Voilà qui fera un bon morceau à me mettre sous la dent ! »
De sa main osseuse, elle empoigna Hänsel qu’elle jeta dans une petite remise fermée
d’une porte à claire-voie. Puis elle alla secouer Gretel :
« Debout, paresseuse ! gronda-t-elle. Va chercher de l’eau et prépare quelque chose
pour ton frère ! Il faut qu’il engraisse dans sa remise. Dès qu’il sera à point, je le mangerai. »
Gretel eut beau pleurer toutes les larmes de son corps, elle dut obéir à la terrible sorcière.
Désormais, le pauvre Hänsel eut ainsi droit aux meilleurs plats tandis que Gretel devait
se contenter des carapaces d’écrevisses. Tous les matins, la vieille s’en allait trouver
le garçon et lui disait :
« Montre-moi ton petit doigt, que je voie si tu es assez gras ! »
Mais à chaque fois, Hänsel lui tendait un petit os entre les barreaux et la vieille, qui avait
la vue basse, s’y méprenait et s’étonnait qu’il ne grossît pas. Au bout de quatre semaines,
Hänsel était toujours aussi maigre et la sorcière perdit patience. Elle n’attendrait pas
plus longtemps !
« Gretel, cria-t-elle à la fillette, apporte-moi de l’eau, et sans traîner ! Maigre ou gras,
qu’importe ! Demain, je le tuerai pour le faire cuire. »
« Mon Dieu, aidez-nous, sanglota Gretel. Si les bêtes sauvages nous avaient dévorés
dans la forêt, nous serions au moins morts ensemble ! »
« Épargne-nous tes jérémiades, s’exclama la vieille, ça ne sert à rien. »
Tôt le matin, Gretel dut suspendre le chaudron rempli d’eau et allumer le feu.
« Pour commencer, préparons le pain, le four est déjà prêt, dit la sorcière en poussant
la petite vers les flammes. Grimpes-y donc pour voir s’il est assez chaud. »
Quand Gretel serait dedans, elle n’aurait plus qu’à refermer la porte pour la faire rôtir

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et la manger aussi. Mais Gretel devina son intention.
« Comment faut-il faire ? Je n’en sais rien ! » dit-elle.
« Pauvre bécasse, gronda la sorcière, l’ouverture est pourtant assez grande. Regarde !
Je pourrais y passer moi-même. »
Et elle glissa la tête dans le four.
Alors, d’un grand coup, Gretel la poussa à l’intérieur. Puis elle claqua la porte en fer et tira
le verrou. La vieille se mit à hurler à vous donner le frisson, mais Gretel se sauva
et la maudite sorcière périt lamentablement.
« Hänsel, nous sommes sauvés, la vieille sorcière est morte ! » cria la fillette en courant
délivrer son frère. Quelle immense joie ce fut ! Maintenant qu'ils n’avaient plus rien
à craindre, ils entrèrent dans la maison. Dans tous les coins s’y trouvaient des coffres
pleins de perles et de pierres précieuses.
« Voilà qui est mieux que mes petits cailloux blancs », s’écria Hänsel, et il en remplit
ses poches pendant que Gretel en prenait plein son tablier.
« Allons-nous-en à présent, conseilla Hänsel, quittons vite cette forêt maléfique. »
Après quelques heures de marche, une large rivière leur barra la route.
« Il n’y a pas de pont, mais je vois un grand canard blanc là-bas, dit Gretel. Il pourra
nous aider », et elle appela :

« Ô bel oiseau, bel oiseau blanc !


Regarde-nous, pauvres enfants
Sans gué ni pont pour passer l’eau,
Emporte-nous donc sur ton dos ! »

À ces mots, le canard s’approcha et, l’un après l’autre, il les porta sur l’autre berge.
Ici, la forêt leur semblait plus familière et bientôt, ils aperçurent leur maison au loin
et coururent pour sauter au cou de leur père. Depuis qu’il les avait abandonnés
en plein bois, le pauvre homme n’avait plus connu un seul moment de joie.
Sa femme, entre-temps, était morte.

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Gretel secoua son tablier, faisant rouler partout perles et pierres précieuses,
et Hänsel jeta à la volée les trésors qui emplissaient ses poches. Les soucis étaient
enfin finis, et désormais, ils vécurent heureux tous ensemble.

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LE VAILLANT
PETIT TAILLEUR

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P ar un beau matin d’été, un petit tailleur, assis sur sa table près de la fenêtre,
de bonne humeur, cousait à qui mieux-mieux. Une paysanne qui descendait la rue
passa devant lui en criant :
« De la bonne confiture à vendre ! De la bonne confiture ! » Ceci résonna agréablement
aux oreilles du petit tailleur, et, passant sa bonne tête par la fenêtre, il s’écria :
« Par ici, ma brave femme, montez par ici, vous y trouverez votre acheteur. »
Son lourd panier à la main, elle monta les trois marches de la boutique du tailleur
et dut étaler tous ses pots devant lui. Après les avoir tous examinés, soupesés, reniflés,
il finit par dire :
« Cette confiture me semble bonne. Pesez-m’en donc quatre mesures, brave femme,
même si cela fait un quart de livre, ce n’est pas grave. » La femme, qui avait espéré faire
meilleure affaire, lui donna ce qu’il désirait mais s’en alla, contrariée, en bougonnant.
« Eh bien, s’écria le petit tailleur, que Dieu bénisse cette confiture et qu’elle me donne force
et vigueur. » Et prenant le pain dans l’armoire, il s’en trancha une longue tartine
et y étendit la confiture dessus. « Bon, ça ne devrait pas être mauvais, pensa-t-il,
mais avant de l’entamer, il faut que j’achève ce gilet. » Il posa sa tartine à côté de lui
et se remit à coudre et, de joie, il se mit à faire des points de plus en plus larges. L’odeur
de la confiture se répandit cependant jusqu’au mur couvert de nombreuses mouches
qui furent alléchées par ce doux parfum et vinrent en masse se poser dessus.
« Eh ! Mais qui vous a invitées ici ? » dit le tailleur en chassant ces hôtes indésirables.
Les mouches, cependant, qui ne comprenaient pas le français, ne se laissèrent pas
impressionner et revinrent en plus grand nombre qu’auparavant. La moutarde,
comme on dit, lui monta alors au nez et, saisissant un bout de tissu dans un coin, il lança :
« Attendez, vous allez voir ce que vous allez voir », et il les frappa sans pitié. Le coup porté,
il compta les victimes. Pas moins de sept gisaient, les pattes étendues. « Quel homme !
se dit-il, étonné lui-même de sa bravoure, il faut que toute la ville le sache. » Et en toute
hâte, il se cousit une ceinture et broda dessus en grosses lettres : “ Sept d’un coup ! “
« Que la ville le sache..? ajouta-t-il, non… il faut que le monde entier l’apprenne ! »
Son cœur tremblait de joie comme la queue d’un petit agneau. Il serra donc la ceinture
sur son ventre et résolut de courir le monde, car sa boutique lui semblait désormais
trop étroite pour abriter sa bravoure. Avant de partir, il chercha dans la maison
ce qu’il pourrait emporter, mais il ne trouva qu’un vieux fromage qu’il mit dans sa poche.

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Devant sa porte, il remarqua un oiseau qui s’était empêtré dans un buisson, il le mit
dans la poche avec le fromage. Puis il prit le chemin avec courage, et comme il était agile
et preste, il marcha sans sentir la fatigue.
Sa route le mena à travers une colline au sommet de laquelle était assis un énorme géant
qui regardait tranquillement autour de lui. Le petit tailleur alla courageusement vers lui
et lui dit :
« Bonjour, compagnon, je te vois assis là, à regarder le vaste monde. Je me suis moi aussi
mis en route vers l’aventure. Veux-tu te joindre à moi ? » Le géant regarda le petit tailleur
avec mépris : « Espèce de demi-portion ! Misérable freluquet ! »
« C’est ainsi ? répondit le petit tailleur, et, déboutonnant son habit, il montra sa ceinture
au géant en lui disant : « Lis ceci, tu verras à qui tu as affaire. »
Le géant lut : “ Sept d’un coup ! ” et s’imagina que c’étaient des hommes que le tailleur
avait terrassés. Il en eut un peu de respect pour le petit homme. Cependant, il voulut
l’éprouver. Il prit donc une pierre dans sa main et la pressa si fort que de l’eau en suinta.
« Si tu en es capable, fais comme moi », dit le géant.
« Ce n’est que cela ? répondit le petit tailleur. Mais chez nous, c’est un jeu d’enfant. »
Il fouilla dans sa poche, prit son fromage mou et le pressa de telle façon que tout le jus
en sortit. « Alors, dit-il, ce n’était pas mal, n’est-ce pas ? »
Le géant ne savait que dire et ne pouvait se résoudre à croire ce que ce gringalet avait fait.
Il prit une autre pierre et la lança si haut qu’on pouvait à peine la voir. « Allons, petit
homme, fais comme moi ! »
« Bien lancé ! dit le petit tailleur, mais ta pierre a fini par retomber à terre. Moi, je vais
en lancer une qui ne retombera pas. »
Il plongea la main dans sa poche, en ressortit l’oiseau et le jeta en l’air. L’oiseau, heureux
d’être libre, s’envola à tire d’aile, et ne revint pas.
« Qu’en dis-tu, camarade ? » demanda-t-il.
« Lancer loin, tu sais le faire, dit alors le géant, mais porter lourd, j’aimerais bien le voir. »
Il mena le petit tailleur jusqu’à un énorme chêne qui, abattu, gisait au sol et lui dit :
« Si tu es vraiment fort, il faut que tu m’aides à sortir cet arbre de la forêt. »
« Volontiers, répondit le petit homme, prends donc le tronc sur ton épaule, moi je porterai
les branches et le faîte, c’est le plus lourd. » Le géant prit le tronc sur son épaule,
mais le tailleur s’assit sur une branche, et le géant, qui ne pouvait pas regarder

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derrière lui, porta l’arbre tout entier et le petit tailleur par-dessus le marché. Tout guilleret,
il se sentit au mieux là derrière et siffla un petit air : “ Trois tailleurs s’en allaient à cheval “,
comme si porter un arbre avait été pour lui un jeu d’enfant. Le géant, écrasé par le lourd
fardeau, n’en pouvant plus après quelques pas, lui cria :
« Attention, je dois lâcher l’arbre. » Le tailleur sauta lestement en bas, et saisissant
les branches de ses deux bras, comme s’il les avait portées, dit au géant :
« Tu es si grand et tu ne parviens même pas à porter un arbre ? »
Ils continuèrent leur chemin, et, comme ils passaient devant un cerisier, le géant saisit
la couronne de l’arbre où pendaient les fruits les plus mûrs et, la courbant vers le bas,
il la mit dans la main du tailleur et lui dit de manger les cerises. Mais celui-ci était bien
trop faible pour maintenir les branches, et lorsque le géant les lâcha, le bois se redressa,
emportant le tailleur en l’air avec lui. Lorsqu’il retomba sans se blesser, le géant lui dit :
« Qu’est-ce que cela signifie. N’as-tu donc aucune force que tu ne puisses retenir
une baguette si faible ? »
« Il ne s’agit pas de force, répondit le petit tailleur. Imagines-tu que cela soit d’une quelconque
difficulté pour quelqu’un qui en a abattu sept d’un coup ? J’ai sauté sur l’arbre
parce qu’il y avait là-dessous, dans les taillis, des chasseurs qui tiraient. Fais-en autant,
si tu le peux. » Le géant essaya, mais il ne put enjamber l’arbre et resta pendu
dans les branches. Le tailleur conserva ainsi l’avantage.
« Puisque tu es si vaillant, dit le géant, viens donc dans notre caverne et passe la nuit
chez nous. »
Le tailleur y consentit volontiers et le suivit. Arrivés dans la grotte, ils trouvèrent d’autres
géants assis près du feu, chacun tenant à la main un mouton rôti qu’il dévorait.
Le tailleur regarda tout autour de lui et pensa que les lieux étaient bien plus vastes
que son atelier. Le géant lui proposa un lit et lui dit de se coucher et de dormir autant
qu’il le voulait. Le lit était cependant trop grand et il se blottit donc dans un coin.
À minuit, le géant, croyant que le petit tailleur dormait d’un profond sommeil, saisit
une grosse barre de fer et en asséna un grand coup au beau milieu du lit, pensant avoir
tordu le cou à la demi-portion. Au petit jour, les géants se levèrent et, oubliant le petit
tailleur, allèrent dans la forêt. Quand ils le virent sortir, gai et téméraire, de la caverne,
ils en furent effrayés et, craignant qu’il ne les tuât tous, ils prirent dans la précipitation
leurs jambes à leur cou.

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Le petit tailleur, suivant son intuition, continua son périple. Après avoir longtemps
cheminé, il arriva dans la cour du palais d’un roi et, comme il sentait la fatigue,
il se coucha sur l’herbe et s’endormit. Pendant ce temps, les gens qui passaient par là
l’observèrent de toutes parts et lurent sur sa ceinture : “ Sept d’un coup “.
« Ah ! se dirent-ils, mais que cherche donc ici en pleine période de paix ce héros de guerre ?
Ce doit être quelque puissant seigneur. » Ils s’en allèrent rapporter la nouvelle au roi,
en ajoutant que si la guerre venait à éclater, il serait un homme important et précieux
qu’on ne devrait à aucun prix laisser partir. Le conseil plut au roi et il envoya
un de ses courtisans au petit tailleur afin que celui-ci lui offrît, dès qu’il serait réveillé,
de prendre du service. L’envoyé resta près du dormeur et attendit que celui-ci eût ouvert
les yeux et étiré ses membres. Il lui fit sa proposition.
« Je suis venu pour cela, répondit le petit tailleur, et je suis prêt à entrer au service du roi. »
On le reçut avec tous les honneurs et on lui assigna un logement particulier.
Mais les militaires étaient jaloux de lui et ils auraient voulu le voir à mille lieues de là.
« Que se passera-t-il, se disaient-ils entre eux, si nous avons quelque querelle avec lui,
et qu’il se jette sur nous et abatte sept d’entre nous à chaque coup ? Aucun de nous
ne survivra. »
Ils se résolurent à aller trouver le roi et le prièrent de leur accorder leur liberté.
« Nous ne pouvons, lui dirent-ils, rester auprès d’un homme qui en abat sept d’un coup. »
Le roi était bien triste de voir qu’à cause d’un seul, il devait perdre tous ses loyaux
serviteurs, et il aurait souhaité n’avoir jamais vu celui qui en était la cause. Il s’en serait
volontiers débarrassé, mais il n’osa pas le congédier, craignant que cet homme ne le tuât
ainsi que tout son peuple pour s’emparer du trône.
Le roi réfléchit longuement et trouva finalement conseil. Il envoya quelqu’un faire au petit
tailleur une offre que celui-ci, en sa qualité de héros de guerre, ne pourrait manquer
d’accepter. Il y avait dans une des forêts du pays deux géants qui commettaient toutes
sortes de brigandages, de meurtres, de conflagrations et d’incendies. Personne n’approchait
d’eux sans craindre pour sa vie. S’il parvenait à triompher de ces colosses et à les mettre
à mort, le roi lui donnerait sa fille unique en mariage et la moitié du royaume pour dot.
On mettrait également à sa disposition cent chevaliers pour, au besoin, l’aider.
« Voilà quelque chose pour un homme comme toi, se dit le petit tailleur. Ce n’est pas
tous les jours que l’occasion d’épouser une belle princesse et d’obtenir la moitié

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d’un royaume se présente. »
« Eh bien, soit ! déclara-t-il. Je materai ces géants et n’ai que faire de l’escorte
de cent chevaliers. Celui qui en a abattu sept d’un coup n’a nulle crainte à avoir
de seulement deux. »
Il se mit donc en marche suivi des cent chevaliers. Arrivé à la lisière de la forêt, il dit
à ceux qui l’accompagnaient :
« Attendez-moi là, je viendrai à bout des géants tout seul. »
Puis il pénétra dans le bois, regardant avec prudence à sa gauche et à sa droite. Au bout
d’un moment, il aperçut les deux géants. Endormis sous un arbre, ils ronflaient si fort
que les branches se courbaient sous leur souffle. Le petit tailleur, sans lasse, remplit
ses deux poches de pierres et grimpa dans l’arbre. Parvenu à mi-hauteur, il se glissa
sur une branche qui s’avançait juste au-dessus des dormeurs et laissa tomber
quelques pierres, l’une après l’autre, sur l’estomac de l’un d’eux. Le géant ne ressentit
longtemps rien, mais à la fin, il s’éveilla, et bousculant son compère, il lui demanda :
« Pourquoi me frappes-tu ? »
« Tu rêves, dit l’autre, je ne t’ai pas touché. »
Ils se rendormirent et le tailleur laissa alors tomber une pierre sur le second.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria celui-ci, pourquoi me bombardes-tu ? »
« Je ne te bombarde pas ! » répondit le premier en grognant. Ils se disputèrent un moment
mais, comme ils étaient fatigués, ils finirent par s’apaiser, et leurs yeux se refermèrent.
Le petit tailleur recommença son jeu, et, choisissant la plus grosse des pierres, il la lança
de toutes ses forces sur la poitrine du premier géant. « Ah ! Eh bien ça, alors ! » s’écria
celui-ci en bondissant comme un forcené. Il sauta sur son compagnon et le cogna
contre l’arbre, à tel point que celui-ci en trembla. L’autre lui rendit la monnaie de sa pièce
et ils atteignirent un tel degré de fureur qu’ils arrachèrent les arbres, se les jetèrent
l’un sur l’autre et l’affaire ne cessa que lorsque tous les deux tombèrent au sol, morts.
Le petit tailleur sauta alors de son perchoir en disant : « Encore heureux qu’ils n’aient pas
arraché l’arbre sur lequel j’étais perché. J’aurais dû sauter comme un écureuil
sur un autre, mais bon, on est leste, par chez nous. » Il tira son épée et en donna à chacun
d’eux quelques coups dans la poitrine, puis il s’en retourna vers les chevaliers et leur dit :
« Voilà, j’ai fini le travail, je les ai achevés tous les deux ; ça a été rude : dans leur panique,
ils avaient arraché des arbres pour me les lancer, ils ont résisté, mais cela n’a servi à rien

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contre un homme comme moi qui en abat sept d’un coup ! »
« N’êtes-vous point blessé ? » demandèrent les chevaliers.
« Non, répondit le tailleur, tout s’est bien passé, même pas un cheveu de dérangé. »
Les chevaliers ne voulaient pas le croire, ils entrèrent donc dans la forêt et trouvèrent
en effet les géants baignant dans leur sang, et de tous côtés, les arbres abattus, gisant
autour d’eux.
Le petit tailleur réclama la récompense promise par le roi, mais celui-ci revint sur sa parole
et concocta une nouvelle épreuve qui lui permettrait de se débarrasser du héros.
« Avant d’obtenir et ma fille, et la moitié de mon royaume, lui dit-il, tu dois encore
une fois me prouver ton héroïsme. Il y a dans la forêt une licorne qui y fait beaucoup
de dégâts, tu dois t’en emparer. »
« Une licorne me fait encore moins peur que deux géants : Sept d’un coup, voilà ma devise ! »
Il prit une corde et une hache et pénétra dans la forêt, ordonnant à ceux
qui l’accompagnaient de l’attendre au-dehors. Il n’eut pas à chercher longtemps.
La licorne apparut bientôt et elle s’élança sur lui comme si elle avait voulu le transpercer.
« Doucement, doucement, dit-il. Trop de hâte ne mène à rien. » Il resta immobile
et attendit que l’animal fût tout près de lui, puis il bondit derrière un arbre. La licorne,
lancée de toutes ses forces contre l’obstacle, enfonça si profondément sa corne
dans le tronc qu’il lui fut impossible de la retirer, et c’est ainsi qu’elle fut prise.
« L’oiseau est dans la cage », dit le tailleur et, sortant de son abri derrière l’arbre, il passa
sa corde autour du cou de la licorne, libéra à coups de hache la corne enfoncée
dans le tronc et, quand tout fut fini, il amena l’animal au roi.
Le roi ne voulait cependant pas se résoudre à lui payer la récompense promise, il lui posa
une troisième condition. Le tailleur devait avant son mariage s’emparer d’un sanglier
qui faisait de grands ravages dans la forêt. Les chasseurs devaient lui prêter main-forte.
« Volontiers, dit le tailleur, ce sera un jeu d’enfant ! » Il entra dans la forêt
sans les chasseurs, et ceux-ci en furent ravis, car le sanglier les avait déjà reçus
maintes fois de telle façon qu’ils n’avaient aucune envie d’y retourner. Dès que le sanglier
eut aperçu le tailleur, écumant et montrant ses défenses pointues, il se précipita
sur lui pour le mettre à terre ; mais le héros au sang vif bondit vers une chapelle qui était
tout près de là et en ressortit aussitôt en sautant par la fenêtre. Le sanglier y ayant pénétré
derrière lui, le tailleur contourna d’un bond l’édifice et referma la porte de l’extérieur,

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de telle sorte que la bête furieuse se trouvât enfermée, car elle était trop lourde et trop
massive pour sauter par la fenêtre. Le héros appela ensuite les chasseurs
pour qu’ils puissent voir le prisonnier de leurs propres yeux, et il se présenta au roi qui,
qu’il le voulût ou non, dut tenir sa promesse et lui donner sa fille ainsi que la moitié
de son royaume. S’il avait su que celui qui se tenait devant lui n’était pas un grand
guerrier, mais un petit tailleur, sa peine en aurait été encore bien plus grande. Les noces
furent célébrées avec beaucoup de magnificence et peu de joie, et d’un tailleur, on fit un roi.
Quelque temps après, la jeune reine entendit la nuit son mari qui disait en rêvant :
« Allez, gamin, termine-moi ce gilet et raccommode cette culotte, sinon je vais te chauffer
les oreilles. » Elle comprit ainsi dans quelle ruelle le jeune homme avait grandi.
Le lendemain, elle alla se plaindre à son père, le priant de la délivrer d’un mari qui n’était
rien d’autre qu’un tailleur.
Le roi, pour la consoler, lui dit : « La nuit prochaine, laisse ta chambre ouverte,
mes serviteurs se tiendront à la porte, et, quand il sera endormi, ils entreront, lui lieront
les mains et le porteront sur un navire qui l’emmènera au loin. » La jeune femme en fut
satisfaite, mais l’écuyer du roi, qui avait tout entendu et qui était dévoué au jeune
seigneur, alla lui rapporter le complot.
« J’y mettrai bon ordre », lui dit le petit tailleur.
Le soir, il se coucha comme à l’ordinaire avec sa femme. Quand elle le crut bien endormi,
elle se leva, alla ouvrir la porte et se recoucha à ses côtés. Mais le petit tailleur, qui faisait
semblant de dormir, se mit à crier à haute voix :
« Allez, gamin, termine-moi ce gilet et raccommode cette culotte, sinon je vais te chauffer
les oreilles. J’en ai abattu sept d’un coup, j’ai tué deux géants, attrapé une licorne,
capturé un sanglier, et je devrais avoir peur des gens qui se tiennent à ma porte ? »
En entendant le tailleur parler ainsi, les serviteurs furent tous pris d’une telle peur
qu’ils s’enfuirent comme s’ils avaient eu le diable à leurs trousses, et plus jamais personne
n’osa se risquer contre lui. Et c’est ainsi que le petit tailleur demeura toute sa vie roi.

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L ES 7 CORBEAUX

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U n homme avait sept fils et, aussi grand que fût son désir d’en avoir une, toujours pas
de fille. Un jour, sa femme lui donna enfin l’espoir d’avoir à nouveau un enfant, et le jour
venu, ce fut une fille qui vint au monde. La joie fut grande, mais l’enfant était petite
et maigrichonne, et si faible qu’il fallut aussitôt l’ondoyer. Le père envoya en toute hâte
l’un des garçons à la fontaine pour y quérir de l’eau de baptême. Les six autres
l’accompagnèrent. Chacun voulait tellement être le premier à puiser de l’eau qu’ils en
laissèrent tomber la cruche au fond du puits. Ils restèrent là, ne sachant que faire, aucun
d’eux n’ayant le courage de rentrer à la maison. Comme ils ne revenaient toujours pas,
le père s’impatienta et dit : « À coup sûr, ces mécréants ont trouvé mieux à faire. »
Il prit peur que le bébé ne meure avant d’avoir été ondoyé, et dans sa colère, il s’écria :
« Je voudrais que ces garçons soient tous transformés en corbeaux. »
Il avait à peine prononcé ces mots qu’entendant un battement d’ailes au-dessus de sa tête,
il leva les yeux et vit sept corbeaux, noirs comme du charbon, passer au-dessus de lui
à tire-d’aile. Les parents ne purent, hélas, retirer leur malédiction, et, aussi malheureux
de la perte de leurs sept fils qu’ils pussent l’être, ils trouvèrent quelque consolation
dans leur chère petite fille qui prit bientôt des forces et embellit de jour en jour. Elle ignora
longtemps qu’elle avait eu des frères, car ses parents s’étaient bien gardés de le lui révéler,
jusqu’à ce qu’un jour, elle entende par hasard des gens parler d’elle en disant qu’elle était
certes fort belle, mais qu’elle était en fait coupable du malheur de ses sept frères.
Elle en fut très affligée et alla trouver son père et sa mère pour leur demander si elle avait
eu des frères, et ce qu’ils étaient devenus.
Dès lors, les parents ne purent garder plus longtemps le secret et ils lui dirent que cela
avait été une malédiction du ciel, et que sa naissance n’avait été que l’innocent instrument
de la destinée. Mais chaque jour, la petite fille se sentait mauvaise conscience et croyait
que son devoir était de délivrer ses frères. Elle n’eut de cesse de se préparer secrètement
pour aller dans le vaste monde retrouver la trace de ses frères et les libérer, à quelque prix
que ce fût. Elle n’emporta avec elle qu’une bague en souvenir de ses parents, une miche
de pain pour la faim, un cruchon d’eau pour la soif et une petite chaise pour la fatigue.
Elle marcha droit devant elle, loin, loin, jusqu’au bout du monde. Enfin, elle atteignit
le soleil, mais il était trop brûlant et terrifiant, car il mangeait les petits enfants.
Vite, elle se sauva et courut jusqu’à la lune, mais celle-ci était bien trop froide, horrible
et méchante, et quand elle aperçut l’enfant, elle s’écria : « Ça sent la chair fraîche ! »

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Alors, la petite fille s’enfuit rapidement vers les étoiles, assises chacune sur leur propre
petite chaise, et elles furent douces et gentilles avec elle. L’étoile du matin se leva
et lui donna un petit os en disant :
« Sans lui, tu ne pourras pénétrer dans le Mont de Verre, c’est pourtant là que se trouvent
tes frères. »
La petite fille prit le petit os, le rangea avec soin dans un petit mouchoir et reprit sa route
jusqu’à ce qu’elle parvienne au Mont de Verre. La porte était verrouillée et elle voulut
sortir le petit os, mais en dépliant le mouchoir, elle vit qu’il était vide. Elle avait perdu
le cadeau des bonnes étoiles. Que pouvait-elle désormais faire ? Elle voulait sauver
ses frères, et elle n’avait même pas la clé du Mont de Verre. La bonne petite sœur prit
un couteau, se coupa l’un de ses petits doigts et l’introduisit dans la porte qui par bonheur
s’ouvrit. Une fois à l’intérieur, elle vit un nain venant vers elle qui lui dit :
« Que cherches-tu, mon enfant ? »
« Je cherche mes frères, les sept corbeaux », répondit-elle. Le nain répondit aussitôt :
« Messires les Corbeaux ne sont pas à la maison, mais si tu veux attendre
jusqu’à leur retour, entre donc ! » Le nain apporta le repas des corbeaux dans sept petites
assiettes et sept petits gobelets, et de chaque assiette, la petite sœur mangea quelques
miettes, puis de chaque gobelet, elle but quelques gouttes. Dans le dernier de ces gobelets,
elle prit cependant soin de laisser tomber la bague qu’elle avait emportée. Soudain,
on entendit dans les airs des battements d’ailes et des éclats de voix, et le nain déclara :
« Voilà Messires les Corbeaux qui sont de retour. »

Aussitôt arrivés, ils voulurent boire et manger, et cherchèrent leurs assiettes


et leurs gobelets. Et, l’un après l’autre, ils s’exclamèrent :
« Qui a mangé dans mon assiette ? Qui a bu dans mon gobelet ? Mais… C’était une bouche
humaine ! » Et alors que le septième atteignait le fond de son gobelet, la bague roula
vers lui. Il l’observa et, reconnaissant un anneau de son père et de sa mère, il dit :
« Que Dieu fasse que notre sœur soit venue ici, car nous serions délivrés. »
Quand la petite fille, qui se tenait derrière la porte pour écouter, entendit ce souhait,
elle s’avança, et alors, tous les corbeaux retrouvèrent leur forme humaine. Ils se jetèrent
dans les bras les uns des autres et s’embrassèrent, puis s’en retournèrent joyeusement
à la maison.

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LE PETIT
C HAPERON R OUGE

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I l était une fois une petite fille si mignonne que tout le monde l’aimait, et sa grand-mère
la chérissait plus que tout autre. Elle ne savait que lui donner pour lui faire plaisir.
Un jour, elle lui offrit un chaperon de velours rouge. Il plut tellement à la petite,
et il lui allait si bien qu’elle ne voulut plus en porter d’autre. Aussi, on ne l’appela plus
que le Petit Chaperon Rouge. Un jour, sa maman lui dit :
« Tiens, Petit Chaperon Rouge, voici un morceau de galette et une bouteille de vin. Porte-les
à ta grand-mère qui est malade ; cela devrait lui permettre de reprendre des forces.
Pars vite avant qu’il ne fasse trop chaud. Et sois bien sage en chemin, ne t’écarte pas
de la route car tu pourrais tomber, et si tu cassais la bouteille, ta grand-mère n’aurait pas
de vin. Quand tu arriveras dans la chambre, n’oublie pas de dire bonjour, et ne va pas
fouiller dans tous les coins ! »
« Je serai sage et ferai tout pour le mieux », promit le Petit Chaperon Rouge à sa mère
avant de partir. Sa grand-mère habitait tout là-bas, au plus profond de la forêt,
à une bonne demi-heure du village. Et à peine entrée dans le bois, le Petit Chaperon Rouge
rencontra le loup. Comme elle ne savait pas que c’était un animal féroce, elle ne fut pas
effrayée le moins du monde.
« Bonjour, Petit Chaperon Rouge », dit le loup.
« Bonjour, Loup », répondit la petite fille.
« Où vas-tu donc de si bonne heure, Petit Chaperon Rouge ? »
« Chez ma grand-mère. »
« Et que portes-tu dans ton panier, dis-moi ? » continua le loup.
« Du vin et de la galette : nous l’avons cuite hier, et je vais en apporter à ma grand-mère
qui est malade ; cela lui redonnera des forces. »
« Où habite donc ta grand-mère, Petit Chaperon Rouge ? »
« Plus loin, dans la forêt, à un quart d’heure d’ici, sous les trois grands chênes. Sa maison
se trouve tout près d’un bosquet de noisetiers, c’est facile à trouver », expliqua le Petit
Chaperon Rouge. Le loup se réjouit de tous ces renseignements et se dit :
« Cette mignonne et tendre créature est un mets de choix, meilleur encore que la vieille
grand-mère. Et si tu es assez malin, tu pourras les croquer toutes les deux. »
Le loup fit donc un bout de chemin avec le Petit Chaperon Rouge, puis il dit :
« Petit Chaperon Rouge, as-tu vu toutes ces jolies fleurs ? Pourquoi ne les regardes-tu pas ?
Je suis sûr que tu n’entends même pas les oiseaux chanter ! Tu files droit devant toi,

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comme si tu allais à l’école, alors qu’il y a tellement de belles choses dans la forêt. »
Le Petit Chaperon Rouge jeta alors un regard alentour. Elle vit les rayons du soleil danser
à travers les arbres et le sol couvert de fleurs.
« Si j’en faisais un beau bouquet, Grand-mère serait sûrement ravie, songea-t-elle.
Il est encore tôt, j’ai bien le temps. »
S’écartant alors du chemin, elle se mit à cueillir des fleurs dans le sous-bois.
À peine en avait-elle cueilli une qu’elle en apercevait une autre encore plus belle un peu
plus loin, et ce faisant, elle s’enfonça de plus en plus profondément dans la forêt.
Pendant ce temps, le loup avait couru directement chez la grand-mère et frappait
à la porte.
« Qui est là ? » cria la grand-mère.
« C’est moi, le Petit Chaperon Rouge, dit le loup. Je t’apporte de la galette et du vin.
Ouvre-moi. »
« Tire le loquet, cria la grand-mère. Je suis trop faible pour me lever. »
Le loup tira le loquet, poussa la porte et, sans un mot, se précipita vers le lit
de la grand-mère qu’il dévora. Il enfila ensuite sa chemise de nuit et son bonnet, tira
les rideaux et se coucha dans le lit.
Dans la forêt, le Petit Chaperon Rouge continuait à cueillir des fleurs. Quand le bouquet
fut si gros que ses bras pouvaient à peine le tenir, elle pensa à sa grand-mère et se remit
en chemin. Fort étonnée de trouver la porte grande ouverte, elle entra et eut un sentiment
étrange.
« Mon Dieu, pourquoi ai-je si peur aujourd’hui, alors que d’habitude, j’aime tant venir
voir ma grand-mère ? » pensa-t-elle.
Elle cria pourtant : « Bonjour ! » mais aucune réponse ne lui parvint. Alors, s’approchant
du lit, elle écarta les rideaux. Sa grand-mère était bien là, couchée, et avec son bonnet
rabattu sur la figure, mais elle avait l’air bien étrange.
« Oh ! Grand-mère, comme tu as de grandes oreilles ! » s’exclama le Petit Chaperon Rouge.
« C’est pour mieux t’entendre, mon enfant. »
« Oh ! Grand-mère, comme tu as de grands yeux ! »
« C’est pour mieux te voir, mon enfant. »
« Oh ! Grand-mère, comme tu as de grandes mains ! »
« C’est pour mieux t’attraper, mon enfant. »

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« Oh ! Grand-mère, comme tu as de grandes dents ! »
« C’est pour mieux te manger, mon enfant ! »
Et sur ces mots, le loup bondit hors du lit et avala le pauvre Petit Chaperon Rouge.
Repu, le loup retourna ensuite se coucher et se mit bientôt à ronfler de plus en plus fort.
Un chasseur, qui passait devant la maison, l’entendit et pensa :
« La vieille dame ronfle bien fort, je vais aller voir ce qui se passe. »
Il entra donc dans la maison, et, s’étant approché, il vit le loup qui dormait à poings
fermés dans le lit.
« C’est là que je te trouve, vieille canaille, s’écria-t-il. Depuis le temps que je te cherche ! »
Déjà, il épaulait son fusil pour tirer, quand soudain il songea que si le loup avait mangé
la grand-mère, il était peut-être encore temps de la sauver.
Aussi alla-t-il chercher une paire de ciseaux.
Il posa son fusil, entailla le ventre du loup endormi, et aussitôt, le tissu rouge du chaperon
apparut. Et quelques coups de ciseaux plus tard, la petite fille elle-même sortit en s’écriant :
« Oh, comme j’ai eu peur ! Il faisait si noir dans le ventre du loup ! »
Puis ce fut au tour de la grand-mère, qui ne pouvait déjà presque plus respirer.
Le Petit Chaperon Rouge courut chercher de grosses pierres qu’ils fourrèrent dans le ventre
du loup. Quand celui-ci se réveilla et qu’il bondit en tentant de s’enfuir, les pierres étaient
si lourdes qu’il s’écroula raide mort.

Tous trois furent bien heureux. Le chasseur dépouilla le loup de sa peau et l’emporta.
La grand-mère mangea la galette et but le vin que le Petit Chaperon Rouge avait apportés,
et se sentit bientôt réconfortée.
La fillette, quant à elle, pensa : « Jamais plus je ne désobéirai à ma mère quand elle me dira
de ne pas m’éloigner du chemin dans la forêt. »

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L ESMUSICIENS
DE LA VILLE DE B RÊME

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U n homme avait un âne qui avait porté des sacs au moulin depuis si longtemps
que ses forces finirent par s’épuiser. Vieux et fatigué, c’est à peine s’il pouvait encore
travailler. Le maître songea alors à le dépouiller de sa peau, mais l’âne, qui sentait le vent
souffler du mauvais côté, s’enfuit et prit la route de Brême. Il se dit que là-bas,
il pourrait toujours devenir un musicien de la ville.
Après quelque temps, il rencontra sur son chemin un chien de chasse couché
sur la route qui jappait comme une bête prête à rendre l’âme après une course endiablée.
« Pourquoi aboies-tu ainsi, pauvre chien ? » demanda l’âne.
« Ah, répondit le chien, parce que je suis trop vieux, je m’affaiblis de jour en jour,
et comme je ne peux plus aller à la chasse, mon maître a décidé de m’abattre. Alors,
je me suis sauvé, mais maintenant, je me demande comment je vais pouvoir désormais
gagner mon pain et survivre. »
« Tu sais quoi ? dit l’âne, je vais à Brême pour me faire musicien de la ville. Viens donc
avec moi, tu n’auras qu’à te faire engager comme moi dans l’orchestre de la ville.
Je jouerai du luth, et toi, tu joueras des timbales. »
Le chien accepta et ils repartirent ensemble.
Peu après, ils aperçurent un chat sur le chemin qui avait une mine longue
comme un jour sans pain.
« Eh bien, qu’est-ce qui va de travers pour toi, vieux matou ? » demanda l’âne.
« On n’a guère envie de se réjouir quand on craint pour sa peau, répondit le chat.
Parce que je me fais vieux et que mes dents sont usées, et parce que j’aime mieux
ronronner derrière le poêle que chasser les souris, ma maîtresse a voulu me noyer.
J’ai réussi à filer, c’est vrai, mais à quoi bon ? Que vais-je devenir à présent ? »
« Viens avec nous à Brême, dit l’âne, tu t’y connais en musique nocturne, tu pourras
alors entrer dans la fanfare comme nous. »
Le chat trouva l’idée excellente et il partit avec eux.
Bientôt, nos trois fugitifs arrivèrent devant une cour. Perché en haut du portail,
le coq de la ferme chantait à gorge déployée.
« Tu cries à percer nos tympans, mais qu’as-tu donc ? » demanda l’âne.
« C’est le beau temps que j’annonce, dit le coq, parce que c’est le jour de la lessive
et notre fermière doit tout mettre à sécher. Et comme demain c’est dimanche

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et que notre maîtresse a des invités, cette sans-cœur a demandé à la cuisinière
de me servir au souper, alors ce soir, on va me couper le cou. Je chante donc de toute
mon haleine pendant que je le peux encore. »
« Tu ferais mieux de venir avec nous, Crête-Rouge ! dit l’âne, nous allons à Brême.
De toute façon, là ou ailleurs, ce sera toujours mieux que la mort. Tu as une belle voix,
elle pourra très bien nous accompagner quand nous ferons de la musique, cela fera
un beau concert. »
Le coq fut enchanté de la proposition, et ils partirent alors tous les quatre.
Comme il leur était impossible d’atteindre en un jour la ville de Brême et qu’ils étaient
arrivés dans une forêt, ils décidèrent d’y passer la nuit. L’âne et le chien se couchèrent
sous un gros tronc d’arbre, le chat s’installa dans les branches, et le coq vola
jusqu’à la cime parce que c’est là qu’il se sentait le plus en sécurité. Avant de s’endormir,
il jeta encore un dernier regard aux quatre vents, et comme il lui sembla apercevoir
une petite lueur au loin, il appela ses compagnons pour leur dire qu’il devait y avoir
une maison là-bas, car on voyait briller une lumière.
« Alors, apprêtons-nous et allons-y, car ici, l’auberge est de piètre qualité », dit l’âne.
Le chien pensa, lui, que quelques os, avec un peu de viande autour, ne pourraient
lui faire que du bien.
Et voilà qu’ils se remirent tous en route vers la petite lumière qui brillait au loin
et qui grandissait à mesure qu’ils s’en approchaient. Bientôt, ils se trouvèrent
devant une maison tout illuminée !
L’âne, qui était le plus grand d’entre eux, s’approcha de la fenêtre pour regarder
à l’intérieur.
« Qu’est-ce que tu vois, grison ? » demanda le coq.
« Ce que je vois ? répondit l’âne, une table richement servie de plats succulents
et de boissons, et tout autour, des brigands qui s’en donnent à cœur joie ! »
« Une table richement servie ? Cela ferait bien notre affaire ! » fit le coq.
« Oh que oui ! soupira l’âne. Si seulement, nous y étions ! »
Les animaux tinrent alors conseil, pour voir comment ils pourraient bien chasser
les brigands, et finalement, ils trouvèrent un moyen. L’âne se dressa d’abord en mettant
ses pattes de devant sur le rebord de la fenêtre, le chien monta sur le dos de l’âne, le chat

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sur celui du chien et le coq, d’un coup d’aile, vint se percher sur la tête du chat. Et ainsi,
ils se mirent tous ensemble, comme à un signal, à faire leur musique : l’âne se mit
à braire à pleins poumons, le chien à aboyer, le chat à miauler et le coq à chanter. Puis,
enfonçant la fenêtre, ils se précipitèrent tous dans la pièce en faisant voler les vitres
en éclats. Les brigands sursautèrent de frayeur à cet horrible tintamarre, s’imaginant
que c’était un fantôme qui venait d’entrer et ils coururent se réfugier dans la forêt,
tremblant comme des feuilles.
Alors les quatre compagnons se mirent à table, s’accommodant des restes et mangeant
comme s’ils avaient jeûné depuis quatre semaines.
Quand nos quatre musiciens eurent fini, ils éteignirent les chandelles et se cherchèrent
un coin pour dormir, chacun selon sa nature et son goût. L’âne se coucha sur le fumier,
le chien derrière la porte, le chat dans l’âtre, à côté des cendres chaudes, et le coq
sur le perchoir du poulailler. Fatigués du long voyage qu’ils avaient fait, ils s’endormirent
aussitôt.
Les brigands, dans la forêt, virent qu’il n’y avait plus de lumière dans la maison,
et comme tout semblait silencieux, leur chef dit :
« Tout de même, nous n’aurions pas dû nous laisser épouvanter et mettre à la porte
comme ça ! »
Et il envoya un de ses hommes voir ce qui se passait dans la maison. Tout était calme
quand celui-ci entra dans la cuisine pour allumer une chandelle. Prenant alors les yeux
brillants du chat pour des braises, il approcha une allumette pour l’enflammer.
Mais le chat qui ne trouvait pas la plaisanterie à son goût, lui sauta au visage, crachant
de colère et sortant toutes ses griffes. Effrayé, l’homme voulut bondir vers la porte
de derrière pour s’enfuir, mais le chien qui s’y trouvait se précipita sur lui et le mordit
à la jambe.
Comme il passait près du fumier, il reçut une bonne ruade de l’âne, et pour finir, le coq,
tiré de son sommeil par tout ce vacarme, lui lança un cocorico tonitruant du haut
de son perchoir.
Le brigand s’enfuit alors à toutes jambes vers le chef de la bande et lui dit :
« Dans cette maison, il y a une terrible sorcière qui m’a craché au visage et m’a griffé
avec ses doigts crochus ! Devant la porte, il y a un homme qui m’a blessé à la jambe

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avec son couteau ! Dehors, dans la cour, il y a un monstre noir qui m’a asséné un coup
de gourdin, et tout en haut du toit, il y a un juge qui a crié : “ Qu’on m’amène ce fripon ! ”
J’ai fait aussi vite que j’ai pu pour leur échapper ! »
Depuis ce jour, les brigands n’osèrent plus retourner dans la maison, et les quatre
musiciens de Brême s’y plurent tellement qu’ils ne voulurent plus jamais la quitter.

Et le dernier de ceux qui ont raconté cette histoire en a encore la bouche sèche.

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62
L A B ELLE
AU B OIS D ORMANT

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I l était une fois un roi et une reine qui chaque jour se désespéraient :
« Ah si seulement nous pouvions avoir un enfant ! » Mais les années passaient et nul
héritier n’arrivait. Un jour où la reine se baignait dans un lieu retiré, une grenouille
bondit hors de l’eau et lui dit :
« Avant un an, ton vœu sera exaucé et tu mettras au monde une fille. »
Ce qu’avait prédit la grenouille advint, la reine donna le jour à une petite fille. Transporté
de bonheur, le roi ordonna de grandes réjouissances. Il ne se contenta pas d’y convier tous
ses proches, amis et connaissances, mais aussi toutes les bonnes fées qui vivaient
dans le royaume afin qu’elles veillent à l’avenir de l’enfant.
Elles étaient treize dans tout le royaume, mais comme le roi ne possédait que douze
assiettes d’or dans lesquelles le repas leur serait servi, il renonça à en inviter l’une
d’entre elles. La fête fut splendide, et dès la fin du somptueux repas, chacune des fées
prononça un vœu pour l’enfant. L’une lui donna la vertu, l’autre la beauté, la troisième
la fortune et ainsi, peu à peu, la princesse se vit comblée de toutes les qualités du monde.
Mais tandis que la onzième fée prononçait son vœu, la treizième apparut. Elle désirait
se venger de ne pas avoir été invitée, et sans même avoir salué ni regardé qui que ce fût,
elle s’exclama avec colère :
« Lors de son seizième anniversaire, la princesse se piquera avec un fuseau, et elle mourra ! »
Puis la fée quitta les lieux aussi brutalement qu’elle était apparue.
À l’annonce de cette terrible malédiction, l’assistance fut saisie d’effroi. Cependant
la douzième fée, qui n’avait pas encore prononcé son vœu, s’avança.
« Il n’est pas en mon pouvoir d’annuler ce mauvais sort, mais je peux néanmoins
l’adoucir : la princesse ne mourra pas, mais elle tombera dans un profond sommeil
qui durera cent ans. »
Le roi, qui aurait bien voulu préserver son enfant adorée du malheur, fit immédiatement
brûler tous les fuseaux du royaume. Les années passant, la princesse s’épanouit de tous
les dons faits à sa naissance. Elle grandit si bien en beauté, en gentillesse et en sagesse
que tous ceux qui l’approchaient ne pouvaient s’empêcher de l’aimer.
Le jour de son seizième anniversaire, il advint que le roi et la reine s’étant absentés,
elle demeura seule au château. Elle alla partout, visitant salles et chambres à sa guise,
et arriva ainsi au pied d’une vieille tour dont elle emprunta l’escalier en colimaçon.
Au sommet, elle se trouva devant une porte munie d’une serrure dans laquelle rouillait

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une vieille clé. Elle la tourna et la porte s’ouvrit soudain brusquement.
Là se trouvait une vieille femme qui filait du lin, son fuseau à la main.
« Grand-mère, que fais-tu donc là ? » demanda la jeune fille.
« Je file, ma chère enfant », répondit la vieille femme en hochant la tête.
« Quelle est donc cette chose que tu fais si joliment tourner ? » s’exclama la jeune fille
en saisissant le fuseau pour filer à son tour. Elle l’avait à peine pris dans la main
que la malédiction s’accomplit : elle se piqua au doigt et s’affaissa aussitôt sur le lit
qui se trouvait là et plongea dans un sommeil profond.
Aussitôt le château tout entier sombra dans un profond sommeil. Le roi et la reine,
qui venaient à peine d’arriver dans la salle du trône, s’endormirent et l’ensemble de la cour
avec eux. Un silence de mort s’installa. Les chevaux s’endormirent à l’écurie, les chiens
dans la cour, les pigeons sur le toit, les mouches sur les murs et le feu même qui brûlait
dans la cheminée. Le rôti cessa de rôtir, et le cuisinier lâcha le petit mitron qu’il avait saisi
par l’oreille pour le punir d’un plat raté, et aussitôt, tous deux s’assoupirent. Le vent
tomba et plus même une feuille des arbres au-devant du château ne bougea.
Aux alentours, une haie d’épines et de ronces se mit à pousser, chaque année plus haute
et si touffue qu’elle cerna bientôt le château tout entier jusqu’à ce qu’on ne vît plus rien,
même pas l’oriflamme sur le toit.
Et la légende de la Belle au Bois Dormant se répandit de par tout le pays, car c’est ainsi
que fut nommée la fille du roi. De temps à autre, de jeunes princes s’approchaient
et se risquaient à franchir l’épaisse barrière de ronces qui encerclait le château.
Mais comme les épines se tenaient fortement entre elles comme si elles avaient eu
des mains, ils furent nombreux à rester accrochés sans pouvoir se détacher et à mourir
d’une mort cruelle.
Après de longues années, un jeune prince venu d’un lointain pays, s’arrêta
dans les environs. Un vieillard lui avait raconté l’histoire de ce mur d’épines et lui avait dit
que derrière cette barrière s’élevait un château dans lequel dormait depuis cent ans déjà
une merveilleuse princesse appelée la Belle au Bois Dormant. Avec elle, dormaient
aussi le roi, la reine et toute la cour. Le vieil homme lui avait également parlé des ronces
qui avaient causé la perte de tous les princes ayant tenté de les franchir. Le prince déclara
ne craindre rien ni personne. Le brave vieillard eut beau le dissuader, il était bien décidé
à voir la belle prisonnière en son Bois Dormant.

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Les cent ans s’étaient cependant justement écoulés, et le jour était venu où la Belle devait
se réveiller. Lorsque le prince s’approcha du mur de ronces, il vit les buissons s’écarter
pour le laisser passer, pour se refermer au fur et à mesure derrière lui. Dans la cour,
il découvrit des chevaux et des chiens de chasse au pelage tacheté allongés qui dormaient.
Sur le toit, des colombes, la tête sous l’aile, dormaient. Et lorsqu’il pénétra à l’intérieur
du château, il aperçut les mouches, qui dormaient contre les murs, le cuisinier, la main
levée, qui s’apprêtait à frapper son marmiton, et la bonne qui tenait une poule noire,
prête à la plumer.
Il s’avança et dans chaque pièce gisaient des hommes, des femmes, toute la cour,
dans un silence de mort. Là-haut, dans la salle du trône, le roi et la reine étaient eux aussi
allongés. Il continua. Tout était si calme qu’il pouvait entendre son propre souffle.
Le cœur battant, le prince gravit alors les marches de la tour. Lorsqu’il arriva au sommet,
il ouvrit la porte de la chambre, apercevant la princesse endormie. Elle était couchée là,
si merveilleuse, qu’il ne put s’empêcher de l’embrasser.
Alors, la belle ouvrit les yeux et le regarda d’un regard tendre. Une horloge sonna.
Cent années venaient de s’écouler, le sortilège était enfin rompu.
Ils descendirent trouver le roi et la reine qui s’éveillèrent aussitôt, et toute la cour avec eux,
et ils se regardèrent avec des yeux étonnés. À présent, le château tout entier reprenait vie.
Dans la cour, les chevaux piaffèrent, les chiens se relevèrent et sautèrent, les colombes
sur les toits, relevant la tête, regardèrent autour d’elles et s’envolèrent et les mouches
gravirent à nouveau les murs. À la cuisine, le feu se ranima, crépita et réchauffa
les chaudrons, le rôti reprit sa cuisson, le cuisinier donna au mitron un gifle méritée
depuis cent ans et la bonne pluma le poulet. La forêt de ronces disparut.
Bientôt, on célébra les noces de la Belle au Bois Dormant et de son Prince charmant
avec une magnificence jamais vue jusque-là.
Et ils vécurent ainsi dans un bonheur immense.

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LE PAUVRE APPRENTI MEUNIER
ET LE CHAT

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D ans un moulin vivait un vieux meunier qui n’avait ni femme ni enfant mais trois
jeunes apprentis travaillant à ses côtés. Comme ils étaient là, chez lui, depuis pas mal
d’années, il leur dit un jour :
« Je suis vieux maintenant et je voudrais me retirer devant l’âtre. Partez, et à celui
d’entre vous qui m’apportera le meilleur cheval, je donnerai mon moulin, et il devra alors
prendre soin de moi jusqu’à la fin de mes jours. »
Le troisième des apprentis était en fait le valet, celui que les deux autres prenaient
pour un attardé, et à qui ils ne voulaient surtout pas laisser le moulin,
bien qu’il ne l’intéressât d’ailleurs point.
Ils partirent tous les trois ensemble, et alors qu’ils approchaient du village, les deux
autres dirent à Jean, l’attardé :
« Tu peux rester ici toute ta vie, tu ne trouveras pas le moindre cheval. » Jean partit
cependant avec eux et comme la nuit tombait, ils trouvèrent une grotte dans laquelle
ils s’allongèrent pour s’assoupir. Les deux malins attendirent que Jean se soit endormi,
puis ils se levèrent et partirent en laissant Jean dormir. Ils pensaient avoir plutôt bien
joué mais la suite allait nous montrer le contraire.
Lorsque le soleil pointa et que Jean se réveilla, il se vit au plus profond d’une grotte,
regarda tout autour de lui et s’écria :
« Oh mon Dieu ! Mais où suis-je donc ? »
Il se leva et rampa vers la partie haute de la grotte, sortit dans la forêt et pensa :
« Me voilà ici seul et abandonné, mais comment vais-je pouvoir trouver un cheval par ici ? »
Alors qu’il était perdu dans ses pensées, un beau petit chat bariolé qui tournait autour
de lui, lui dit :
« Où veux-tu donc aller, Jean ? »
« Oh, tu serais bien en peine de m’aider ! »
« Je sais bien ce que tu cherches, dit le chat. Tu veux trouver un beau cheval. Viens donc
avec moi et deviens mon fidèle serviteur pendant sept ans, je t’en donnerai un, plus beau
que tous ceux que tu auras vus tout au long de ta vie. »
« Voilà un chat exceptionnel, pensa Jean, mais il faudrait que je sache d’abord si ce qu’il dit
est vrai. »
Le chat le prit donc avec lui et l’emmena dans son petit château ensorcelé.
Il y avait là quantité de chatons qui le servaient. Ils bondissaient avec vivacité,

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descendaient et remontaient les escaliers, toujours joyeux et de bonne composition.
Un soir, pendant le repas, les chatons durent jouer de la musique, l’un à la basse,
l’autre au violon et le troisième, gonflant ses joues autant qu’il le pouvait, à la trompette.
Le repas fini, la table fut emportée et le chat invita Jean :
« Allez, viens danser avec moi ! »
« Non ! répondit Jean. Je ne danse pas avec un matou. Cela ne m’est encore jamais arrivé. »
« Alors, menez-le donc au lit », dit le chat à ses chatons. L’un d’entre eux alluma alors
la lumière dans la chambre, l’autre lui ôta ses chaussures, un troisième ses bas,
et un dernier, soufflant la flamme, éteignit la lumière. Le lendemain matin, ils revinrent
et l’aidèrent à se lever. L’un lui enfila ses bas, l’autre lui mit ses jarretières, un troisième
lui porta ses chaussures, un quatrième le lava et un cinquième lui essuya le visage
d’un coup de queue.
« C’est vraiment très agréable », dit Jean. Il devait cependant lui aussi servir le chat
et chaque jour couper du bois. Pour cela, il reçut une hache en argent, des cales et une scie
également en argent. Le marteau, lui, était en cuivre. Ainsi, il coupait le bois
en petits morceaux, restait là dans cette demeure, avait à boire et à manger à suffisance,
mais il ne voyait personne d’autre que le chat et ses domestiques.
Une fois, le chat lui dit :
« Va donc faucher ma prairie et fais sécher le foin ! »
Et il lui donna une faux en argent et un aiguisoir en or, mais il lui rappela
qu’il devait bien tout rapporter. Jean fit ce qui lui avait été demandé, et le travail
accompli, il rapporta la faux, l’aiguisoir et le foin. Puis il demanda si le chat
ne pensait pas encore lui donner son dû.
« Non, répondit le chat. Tu dois encore faire quelque chose pour moi. Voilà du bois
de construction, une hache de menuisier en argent, et tout le nécessaire, également
en argent. Bâtis-moi d’abord une petite maison. »
Jean bâtit la maison et dit qu’il avait achevé ce qui lui avait été demandé,
mais qu’il n’avait pas encore vu le cheval promis. Sept années étaient passées
comme s’il s’était agi d’une seule.
Le chat lui demanda alors s’il voulait voir son cheval.
« Bien sûr », répondit Jean.
Alors, le chat lui ouvrit la maisonnette, et il n’avait pas plutôt ouvert la porte qu’il vit

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douze chevaux. Ah ! ils étaient si fiers, ils luisaient et brillaient tant qu’il en eut le cœur
en liesse. Ensuite, le chat donna à Jean à boire et à manger et lui dit :
« Retourne chez toi ! Je ne te donne pas ton cheval mais dans trois jours je te l’amènerai
moi-même. »
Jean se prépara donc et le chat lui montra le chemin du moulin. Il ne lui avait pas
une seule fois offert un nouvel habit, et le jeune homme avait donc dû conserver sa vieille
veste en lambeaux qu’il avait sur lui le jour de son arrivée et qui, tout au long de ces sept
années, lui était devenue trop petite. Lorsqu’il arriva chez lui, les deux autres apprentis
étaient déjà là. Chacun d’eux avait certes apporté son cheval, mais l’un d’eux était aveugle
et l’autre paralysé. Ils demandèrent à Jean :
« Où est donc ton cheval ? »
« Il sera là dans trois jours. »
Alors, ils éclatèrent de rire.
« Mais Jean, où veux-tu donc trouver un cheval qui soit le bon ? »
Jean entra dans la pièce, mais le meunier lui refusa de s’asseoir à sa table tant ses habits
étaient déchirés et dépenaillés. Il aurait trop honte si quelqu’un venait à entrer. Alors,
ils lui donnèrent quelque chose à manger au dehors, et lorsqu’il fut l’heure d’aller dormir,
les deux autres apprentis refusèrent de lui donner un lit. Il dut finalement se faufiler
dans l’enclos des oies et se coucher sur de la paille un peu sèche. Lorsqu’un matin,
il se réveilla, les trois jours étaient déjà passés, et un carrosse attelé de six chevaux arriva.
Oh, comme ils brillaient ! Qu’ils étaient beaux ! Et un valet en mena un septième qui était
pour le pauvre apprenti meunier. Du carrosse descendit alors une somptueuse princesse
qui entra dans le moulin. Cette princesse était le petit chat tigré, chez qui Jean avait servi
sept années durant. Elle demanda au meunier où était le jeune apprenti, le valet.
« Nous ne pouvions le recevoir dans le moulin, tant il était dépenaillé, et nous l’avons mis
dans l’enclos aux oies. »
La princesse demanda alors qu’on aille le chercher aussitôt, et ils allèrent donc le sortir
de l’enclos. Il dut rassembler ses hardes pour se couvrir.
Le serviteur présenta des habits magnifiques, dut le laver et l’habiller, et lorsqu’il en eut
fini, un roi lui-même n’aurait pu avoir meilleure allure.
Ensuite, la jeune princesse demanda à voir les chevaux que les autres apprentis avaient
ramenés, l’un aveugle, l’autre paralysé. Elle demanda alors aux serviteurs d’amener

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le septième pur-sang. Quand le meunier le vit, il avoua n’avoir jamais vu
un tel cheval dans sa cour.
« Ceci est le cheval du troisième apprenti », dit-elle.
« C’est à lui que revient le moulin ! » répondit le meunier.
La princesse reprit la parole et, donnant le cheval au meunier, elle dit qu’il pouvait
aussi garder son moulin. Elle prit son fidèle Jean, le pria de monter dans le carrosse
et s’en alla avec lui. Il allèrent tout d’abord jusqu’à la maisonnette qu’il avait bâtie
avec les outilsen or, et là, elle l’épousa. Il devint alors riche. Si riche qu’il eut assez d’argent
pour toute sa vie. C’est la raison pour laquelle personne ne peut dire qu’à l’attardé,
il ne sera jamais fait justice.

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J EAN - MON -H ÉRISSON

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I l était une fois un paysan riche à souhaits, mais aussi riche fût-il, il manquait toutefois
quelque chose à son bonheur : ils n’avaient pu, sa femme et lui avoir d’enfant.
Souvent, en se rendant à la ville avec les autres paysans, ceux-ci se moquaient de lui
et lui demandaient pourquoi il n’avait pas de descendant. Cela l’énerva à tel point
que rentré chez lui, il s’exclama : « Je veux un enfant, même si ce doit être un hérisson. »
Alors, sa femme eut un enfant. C’était un enfant à la tête de hérisson. Lorsque la femme
le vit, elle fut prise de frayeur et dit à son mari : « Tu l’as cherché, tu l’as eu ! »
« À quoi bon tous ces bavardages ? répondit l’homme. L’enfant doit être baptisé
mais nous ne pourrons pas lui donner de parrain. »
« Son nom de baptême ne pourra être que Jean-mon-Hérisson », annonça la femme.
Suite à la cérémonie, le prêtre remarqua : « À cause de ses aiguilles, il ne saurait dormir
dans un lit normal. » On aménagea alors une litière avec un peu de paille derrière le poêle,
et Jean-mon-Hérisson fut allongé dessus. Il ne put pas non plus téter le sein de sa mère
car il l’aurait blessée avec ses piquants. Il resta allongé pendant huit ans là, derrière
le poêle, et son père, s’en lassant, souhaita sa mort, mais il ne mourut pas ; il resta
simplement là, allongé. Il advint qu’un jour, un marché fut organisé dans la ville
et le paysan voulut s’y rendre. Il demanda alors à sa femme ce qu’il devait lui en rapporter.
« Un peu de viande et des petits pains, enfin, ce dont on a besoin dans un ménage »,
répondit-elle. Sur ce, il interrogea la servante qui voulait une paire de chaussons et des bas
à lacets. Enfin, s’adressant à Jean-mon-Hérisson, il lui demanda : « Et toi, que voudrais-
tu, mon petit ? » Celui-ci répondit : « Père, dit-il, rapportez-moi un biniou ! » Lorsque
le paysan s’en revint chez lui, il donna à sa femme ce qu’il lui avait acheté : de la viande
et des petits pains, puis il donna à la servante les chaussons et les bas à lacets, enfin
il passa derrière le poêle et tendit à Jean-mon-Hérisson le biniou. Lorsque celui-ci eut
l’objet dans les mains, il déclara : « Père, allez à la forge et laissez-moi chausser de fer
le coq. Je voudrais ensuite m’en aller pour ne plus jamais revenir. » Le père, se réjouissant
d’en être enfin débarrassé, le laissa ferrer son coq, et quand cela fut fini, Jean-mon-
Hérisson monta sur son dos et s’en alla, emmenant avec lui cochons et ânes. Il voulait
les mener dans la forêt et les y garder. Il dut s’installer sur une branche haute avec le coq
afin de surveiller ses cochons et ses ânes et resta ainsi de longues années, jusqu’à ce
que le troupeau eût bien grossi. Son père ne sut bien sûr rien de tout ceci. Assis tout
en haut de son arbre, il soufflait dans son biniou et jouait une très belle mélodie. Un jour,

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un roi passa par là, il s’était perdu, et entendit la musique. Il s’en étonna et envoya
son serviteur pour trouver d’où provenait ces sons. Celui-ci regarda tout autour de lui
mais ne vit rien d’autre qu’un petit animal assis tout en haut d’un arbre. On aurait dit
un coq sur lequel était juché un hérisson, et c’est lui qui jouait de la musique. Le roi dit
alors au serviteur de lui demander pour quelle raison il était perché là-haut et s’il connais-
sait le chemin à prendre pour se rendre dans son royaume. Jean-mon-Hérisson descendit
donc de son arbre et dit qu’il montrerait volontiers son chemin au roi si celui-ci consentait
par écrit à lui promettre la première personne rencontrée une fois de retour à sa cour.
Le roi se dit, cette promesse ne me coûte pas grand chose. Jean-mon-Hérisson
ne comprend rien, et je peux donc écrire ce que bon me semble. Puis il prit sa plume,
et la trempant dans l’encre, il écrivit quelques mots. Ceci fait, Jean-mon-Hérisson
lui indiqua le chemin et le roi rentra avec joie chez lui. Mais sa fille qui l’aperçut de loin,
toute à sa joie, se précipita à sa rencontre et l’embrassa. Il pensa à Jean-mon-Hérisson
et lui raconta ce qui lui était arrivé, qu’il avait dû promettre à un animal fantastique
la première personne rencontrée une fois rentré chez lui, puis comment l’animal avait
chevauché un coq comme on le fait d’un cheval, et aussi quelle belle musique il jouait,
et enfin, qu’il avait écrit tot cela, mais que rien n’adviendrait de ceci, puisque
Jean-mon-Hérisson ne savait pas lire. La princesse s’en réjouit et déclara que c’était bien
ainsi, car elle n’y serait allée pour rien au monde. Jean-mon-Hérisson, quant à lui, veillait
sur ses ânes et ses cochons. Assis en haut de son arbre, il était toujours d’humeur joyeuse,
soufflant dans son biniou. Il arriva cependant qu’un autre roi vint à passer
avec ses serviteurs et ses messagers. Il s’était perdu et ne savait plus comment retrouver
son chemin car la forêt était trop grande. Il entendit lui aussi la belle musique au loin
et demanda à l’un de ses messagers ce que cela pouvait bien être, et lui commanda d’aller
y voir de plus près. Celui-ci se rendit sous l’arbre. Il vit le coq assis et Jean-mon-Hérisson
juché sur lui. Le messager lui demanda ce qu’il faisait là-haut. « Je garde mes ânes
et mes cochons ; mais que me vaut l’honneur ? » Le messager répondit qu’ils s’étaient
égarés et ne savaient plus comment retourner dans leur royaume. Il le pria, s’il le voulait
bien, de leur indiquer le chemin du retour. Là-dessus, Jean-mon-Hérisson descendit
de l’arbre et dit au vieux roi qu’il voulait bien lui montrer le chemin s’il lui offrait
en échange la personne qu’il croiserait en premier devant sa demeure royale. Le roi accepta
et souscrivit à la demande de Jean-mon-Hérisson. Ceci étant fait, ce dernier chevaucha

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son coq et montra le chemin au roi qui, heureux, s’en retourna dans son royaume.
Lorsqu’il arriva à la cour, ce fut une grande joie. Il avait une fille unique, très belle,
qui courut à sa rencontre, se jeta à son cou et l’embrassa, tant elle se réjouissait du retour
de son vieux père. Elle lui demanda aussi où il était resté tout ce temps dans le vaste
monde. Il lui raconta alors comment il s’était perdu et aurait été bien proche de ne jamais
rentrer s’il n’avait rencontré dans une forêt profonde un être, mi-homme mi-hérisson,
chevauchant un coq, juché sur une haute branche et jouant une belle musique. Celui-ci
l’avait aidé et lui avait montré le chemin, mais lui avait fait promettre de lui offrir la
personne qu’il rencontrerait en premier, une fois de retour au château. C’était elle, hélas,
et il en était très triste. Mais elle lui promit qu’elle partirait volontiers avec lui,
s’il se présentait, par amour pour son vieux père. Jean-mon-Hérisson gardait ses cochons,
et ceux-ci firent de plus en plus de porcelets, tant et si bien qu’ils furent si nombreux
que la forêt entière en fut remplie. Alors, Jean-mon-Hérisson ne voulut plus y vivre.
Il fit dire à son père qu’il devait faire vider toutes les étables du village, car il allait arriver
avec un troupeau si important que quiconque voudrait abattre un cochon pourrait
le faire. Son père fut troublé en entendant cela, car il pensait que Jean-mon-Hérisson était
mort depuis bien longtemps. Il enfourcha son coq et poussa ses cochons devant lui
vers le village et les fit abattre. Oh ! Ce fut un beau carnage, une vraie boucherie qu’on put
entendre à la ronde pendant deux bonnes heures. Finalement Jean-mon-Hérisson s’exclama :
« Père, faites-moi ferrer mon coq encore une fois chez le forgeron pour que je puisse partir
et de ma vie, ne plus jamais revenir. » Son père fit alors ferrer le coq tout en se réjouissant
que Jean-mon-Hérisson ne veuille plus revenir. Il chevaucha jusqu’au premier royaume
où le roi avait ordonné, si quiconque chevauchant un coq et portant un biniou
se présentait, de lui tirer dessus, de le frapper et de le piquer afin qu’il ne puisse atteindre
le château. Lorsque Jean-mon-Hérisson s’approcha, ils se ruèrent sur lui avec leurs baïon-
nettes, alors il éperonna le coq, et celui-ci s’envola par-dessus la porte jusqu’à la fenêtre
du roi. Il descendit de sa monture et cria au roi de lui donner ce qu’il lui avait promis
sinon, il en serait réduit à leur prendre la vie, à sa fille et à lui. Alors, le roi intima à sa fille
l’ordre de partir avec Jean-mon-Hérisson afin qu’ils aient tous deux la vie sauve.
Elle s’habilla alors de blanc tandis que son père lui faisait donner une voiture
avec six chevaux, de superbes serviteurs, des biens et de l’argent. Elle s’installa
dans la voiture, Jean-mon-Hérisson, le coq et le biniou à ses côtés. Ils prirent ensuite

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congé et s’éloignèrent. Le roi pensa qu’il ne les reverrait plus, mais il en fut tout
autrement, car à peine avaient-ils parcouru quelques lieues hors du bourg que Jean-mon-
Hérisson lui ôta sa belle robe et la perça de ses piquants jusqu’à ce qu’elle fût rouge
de sang, puis il lui dit : « Voilà le prix de ta fausseté. Va-t’en, je ne veux pas de toi. »
Il la chassa et elle retourna chez elle où elle fut maudite pour le restant de ses jours.
Puis Jean-mon-Hérisson chevauchant à nouveau son coq, le biniou à ses cotés, arriva
dans le second royaume auquel il avait indiqué le chemin à son roi. Celui-ci avait ordonné
qu’on présentât les armes à quiconque ressemblant à Jean-mon-Hérisson arriverait.
Tous furent appelés à le guider, à pousser des hourras et à le mener au palais royal.
Lorsque la princesse le vit, elle fut effrayée par son apparence si bizarre, mais elle pensa
qu’elle ne reviendrait pas sur la parole donnée à son père. Elle fit donc bon accueil
à Jean-mon-Hérisson et lui fut mariée. Il dut se rendre à la table royale où elle le rejoignit
et ils burent et mangèrent. Quand le soir vint et qu’ils voulurent se coucher, elle prit très
peur à cause de ses piquants. Il lui dit qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il ne lui arriverait
rien, et il demanda au vieux roi de lui envoyer quatre hommes qui veilleraient
près de la porte de sa chambre et qui prépareraient un grand feu. Quand il se rendrait
dans la chambre pour se coucher, il arracherait sa peau de hérisson et la laisserait près
du lit. Alors, les hommes devraient s’en saisir rapidement et la jeter au feu, et devraient
rester là jusqu’à ce qu’elle ait entièrement brûlé. Quand les cloches sonnèrent onze heures,
il entra dans la chambre, retira sa peau de hérisson et la laissa tomber près du lit.
Les hommes entrèrent alors, s’en saisirent et la jetèrent au feu, et lorsque les flammes
l’eurent consumée, Jean-mon-Hérisson fut délivré de son sort et resta allongé dans le lit
comme un homme normalement constitué, si ce n’était sa peau qui était couleur de suie,
comme si elle avait été brûlée. Le roi lui envoya son médecin qui le lava avec un bon
onguent et l’enduisit d’un baume qui permit à sa peau de redevenir blanche. Il apparut
alors pour ce qu’il était, un beau et jeune chevalier. Quand la princesse vit cela, elle en fut
très heureuse et au matin, ils se levèrent joyeux, burent et mangèrent. Les noces furent
alors véritablement célébrées et Jean-mon-Hérisson reçut des mains du vieux roi
son royaume. Des années plus tard, il se rendit avec son épouse chez son père
et lui affirma être son fils, mais le père déclara n’en avoir point. Il assura en avoir eu
un qui était né tel un hérisson avec des piquants mais s’en était allé de par le monde.
Jean-mon-Hérisson se fit mieux connaître et le vieux père se réjouit et se joignit à lui
pour rejoindre son royaume.

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LE JOUEUR DE FLÛTE
DE H AMELIN

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I l y a de cela fort longtemps, à Hamelin, une ville d’Allemagne, on vit un homme
étrange. Il était vêtu d’un habit aux couleurs très vives et portait un nom bizarre :
Bundting. Il se présenta au bourgmestre comme chasseur de rats et lui promit,
contre bonne récompense, de débarrasser la ville de toutes ses souris et de tous ses rats.
Les bourgeois de la ville s’entendirent avec lui et lui promirent une belle somme
en paiement de son office.
Le chasseur de rats, tirant un instrument de sa besace, se mit à jouer. Aussitôt, rats
et souris sortirent de partout, de chaque maison, de chaque cave, et se rassemblèrent
autour de lui.
Lorsque le joueur de flûte estima qu’aucun ne manquait, il partit au-delà des portes
de la ville, et le cortège le suivit jusqu’à la Weser, le fleuve qui longeait la cité.
Il retroussa ses vêtements et pénétra dans l’eau. Au son de sa flûte, souris et rats
le suivirent jusque dans le fleuve, et le courant les emporta vers les profondeurs
où tous, jusqu’au dernier, se noyèrent.
Lorsque les bourgeois de Hamelin se sentirent libérés de ce fléau, ils regrettèrent aussitôt
la récompense promise et trouvèrent toutes sortes de faux-fuyants pour ne pas la payer.
À tel point que furieux et amer, le joueur de flûte quitta la ville.
Quelques jours plus tard, le 26 juin, jour de la fête de Saint-Pierre et Saint-Paul,
à sept heures du matin selon certains, vers midi selon d’autres, il réapparut, vêtu
cette fois d’un costume de chasseur, la fureur dans les yeux et coiffé d’un extravagant
chapeau rouge. Il sortit à nouveau la flûte de son sac et, arpentant les rues, commença
à jouer une étrange mélodie.
Peu après, ce ne furent pas les souris et les rats qui sortirent, mais les enfants, garçons
et fillettes ayant atteint leur quatrième année, qui se précipitèrent hors de chez eux,
et parmi eux, la fille du bourgmestre qui était déjà plus âgée. La nuée d’enfants le suivit
et il les conduisit hors de la ville vers une colline située près de là, et alors, il disparût
avec eux.
Une jeune nourrice, un enfant dans les bras, ayant suivi des yeux le cortège, s’en était
retournée et s’était empressée d’aller annoncer la terrible nouvelle.
Les parents s’étaient rués en nombre vers les portes de la ville et, le cœur affligé,
cherchèrent partout leurs enfants. Les mères poussaient des cris stridents et ne cessaient
de pleurer.

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Dans l’heure, on dépêcha des émissaires sur l’eau et sur terre au cas où on aurait vu
les enfants disparus, ou au moins découvert quelques traces, mais ce fut en vain.
Cent trente enfants disparurent ce jour-là. Deux enfants, comme certains le dirent,
se seraient attardés et seraient revenus en ville. L’un d’eux, aveugle, put raconter
qu’ils avaient suivi le joueur de flûte, mais ne sut dire le lieu vers lequel ils avaient été
emmenés. Le deuxième, muet, put indiquer la colline mais fut incapable de raconter
ce qu’il avait vu.

Une enfant, ayant suivi les autres en chemise, s’en était retourné pour chercher sa jupe
et avait ainsi échappé au drame, car à son retour, les autres avaient déjà disparu
dans les entrailles d’une colline que l’on peut encore apercevoir.

La ruelle qu’emprunta le joueur de flûte pour emmener les enfants vers les portes
de la ville s’appelait encore au milieu du 18ème siècle – et d’ailleurs encore à ce jour –
la « Rue sans tambour » car plus personne ne put y jouer d’aucun instrument
de musique ni y danser.
Même lorsque une jeune mariée était menée à l’église, au son des flûtes et des violons,
les musiciens devaient cesser de jouer tout au long de cette ruelle.
On peut voir sur la colline près de Hamelin, où les enfants disparurent, deux pierres
en forme de croix qui témoignent de ce drame. Certains dirent que les enfants auraient
été emmenés dans une grotte et de là, emportés vers la Transylvanie.

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Les livres suivants de Lisbeth Zwerger
ont également été publiés chez minedition :

LES MUSICIENS DE LA VILLE DE BRÊME · Grimm


HÄNSEL & GRETEL · Grimm
L’ARCHE DE NOÉ · D’après le récit biblique
LE GARÇON PORCHER · Hans Christian Andersen
COMMENT LE CHAMEAU EUT SA BOSSE · Rudyard Kipling
LE GÉANT ÉGOÏSTE · Oscar Wilde
LE JOUEUR DE FLÛTE DE HAMELIN · Grimm
LE PETIT CHAPERON ROUGE · Grimm

THE WORLD OF IMAGINATION · Lisbeth Zwerger

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« Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. »
Qui ne se souvient de cette phrase qui a bercé notre enfance ? De nombreux contes
se terminent ainsi. Ils ont nourri l’imaginaire de tous les enfants. Deux cents ans
après que les Frères Grimm ont rassemblé ces contes que la sagesse et la tradition
populaires, de génération en génération, avaient su conserver, ils font encore
aujourd’hui rêver les plus petits et réfléchir les plus grands.
À partir de ses illustrations expressives, de ses personnages à l’allure fascinante,
de ses paysages aux couleurs douces et aux lignes épurées, Lisbeth Zwerger
nous entraîne dans ce monde envoûtant des contes de Grimm. L’artiste, connue
et reconnue dans le monde entier, a choisi parmi les récits recueillis
par les Frères Grimm, onze de ses textes préférés.
On retrouve dans ce choix des contes connus de tous, comme " Le petit Chaperon
Rouge " ou bien " La Belle au bois Dormant ", mais aussi des trésors moins connus
comme " Jean-mon-Hérisson " ou bien " Le pauvre apprenti meunier et le chat ".

Un livre d’images minedition ISSN 1958-086X


ISBN 978-2-35413-185-2

25 €

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