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POUR UNE PHILOSOPHIE POLITIQUE CRITIQUE ?

Miguel Abensour

Editions Kimé | « Tumultes »

2001/2 n° 17-18 | pages 207 à 258


ISSN 1243-549X
ISBN 9782841742653
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TUMULTES, numéro 17-18, 2002

Pour une philosophie politique critique ?

Miguel Abensour
Université Paris 7 - Denis Diderot
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Quel rapport vivant pouvons-nous nouer aujourd’hui à la
théorie critique ? Question plus généreuse et certainement plus
féconde que celle qui consisterait à se demander : « ce qui est
vivant et ce qui est mort dans la théorie critique ». Celui qui
énonce la question sous cette forme est comme un chirurgien qui
palpe un corps afin de voir ce qui mérite d’être sauvé. Tandis
que la question telle que nous la posons part de nous, des intérêts
de la raison qui sont les nôtres, de notre rapport présent à
l’émancipation. En effet c’est dans la mesure où nous
persévérons à faire nôtre la question de l’émancipation que nous
serons à même d’instaurer un lien à la théorie critique.
Mais comment appréhender cet aujourd’hui ? Peut-on se
satisfaire de le définir en tant que renouveau de la philosophie
politique ? Et si tel est bien le cas, quel rapport construire à la
théorie critique dans ce climat ? Encore faut-il savoir de quel
renouveau il s’agit. Sommes-nous en présence d’un retour à la
philosophie politique, c’est-à-dire de la restauration d’une
discipline académique, ou, ce qui est entièrement différent, d’un
retour des choses politiques ? Pour les tenants de la première
hypothèse, il s’agit d’un mouvement interne à l’histoire de la
philosophie, même s’ils tiennent compte ou croient tenir compte
de ce qu’ils appellent pudiquement « les circonstances ». Après
208 Pour une philosophie politique critique ?

l’éclipse plus ou moins énigmatique de la philosophie politique


s’amorcerait un retour à cette discipline négligée, parallèlement
d’ailleurs à une réhabilitation du droit et de la philosophie
morale. Tout autre est le retour des choses politiques. Au
moment de la dislocation des dominations totalitaires, les choses
politiques font retour. Ce n’est plus l’interprète qui choisit de se
tourner vers un discours provisoirement délaissé pour lui rendre
vie, mais ce sont les choses politiques mêmes qui font irruption
dans le présent interrompant l’oubli qui les affectait ou mettant
ainsi un terme aux entreprises qui visaient à les faire disparaître.
Deux situations entièrement différentes qu’il faut se garder
d’autant plus de confondre qu’il n’est pas interdit de penser que
le retour à la philosophie politique peut avoir pour effet
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paradoxal de détourner des choses politiques jusqu’à les
occulter. Déjà Feuerbach, en 1842, dans Nécessité d’une réforme
de la philosophie, invitait à distinguer entre deux types de
réforme : soit une philosophie qui surgit du même fond
historique que celles qui la précèdent, soit une philosophie qui
surgit d’une ère nouvelle de l’histoire humaine. « Une
philosophie qui n’est que l’enfant du besoin philosophique est
une chose ; mais une philosophie qui répond à un besoin de
l’humanité est tout autre chose »1. Aussi devons-nous apprendre
à distinguer, sous les termes de renouveau de la philosophie
politique, entre le réveil d’une simple discipline académique qui
repart comme si rien ne s’était passé et la manifestation post-
totalitaire du besoin de politique. Entendons, la redécouverte de
la chose politique après que la domination totalitaire a tenté
d’annuler, d’effacer à tout jamais la dimension politique de la
condition humaine, bref l’enfant d’un besoin de l’humanité. Et si
l’on nous demande de citer une chose politique qui fait retour, ne
pouvons-nous répondre par le retour de la question politique
même, ou bien la résurgence de la distinction entre régime
politique libre et despotisme, ou bien la question de Spinoza
reprise de La Boétie : « Pourquoi les hommes combattent-ils
pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? ».
Si l’on en mesure bien les effets, cette distinction quant à
la signification du renouveau de la philosophie politique n’est

1. L. Feuerbach, Manifestes philosophiques, Textes choisis (1839-1845) par


L. Althusser, Paris, P.U.F., 1973, p. 96.
Miguel Abensour 209

pas indifférente. Il apparaît, sans peine, que s’il désigne


seulement la restauration d’une discipline académique, ce
renouveau entraîne au minimum un désintérêt pour la théorie
critique, sinon une franche opposition. A vrai dire, ne s’agit-il
pas pour ces « nouveaux philosophes » de la politique de
supplanter la théorie critique tant elle a partie liée avec l’école
du soupçon — le trio infernal Marx, Nietzsche, Freud — et donc
avec une critique de la domination qui, comme on le sait, devrait
être évincée puisqu’elle nous rendrait aveugles à la spécificité de
la politique. A l’inverse, si ce renouveau est accueil des choses
politiques qui font retour, la situation théorique se présente tout
autrement : pour autant que la question politique ne soit pas
réduite à la gestion non conflictuelle de l’ordre établi, mais
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s’ouvre à une reformulation de la question de l’émancipation hic
et nunc, le lien à la théorie critique, en tant que critique de la
domination, s’impose dans la mesure même où les chemins de
l’émancipation passent nécessairement, sinon exclusivement, par
cette critique. Mieux, c’est précisément parce qu’on marque un
écart irréductible entre politique et domination que l’on ne peut
ignorer les phénomènes qui relèvent de la critique de la
domination et qu’il s’avère légitime d’explorer, voire d’inventer,
une relation peut-être inédite entre théorie critique et philosophie
politique. N’est-ce pas très exactement dans cette voie que l’on
peut se lancer à la recherche d’une philosophie politique critique
qui, loin de nous détourner des choses politiques, de la
résurgence de la question politique, nous y ramènerait d’autant
plus sûrement que l’orientation vers l’émancipation permettrait
d’éviter deux écueils aussi funestes l’un que l’autre, l’oubli des
phénomènes de domination d’une part, la cécité à la différence
entre politique et domination de l’autre.
L’exploration de ce que pourrait être une philosophie
politique critique, d’une articulation possible entre théorie
critique et philosophie politique exige un cheminement
complexe.
Dans un premier temps, il faut tenter de répondre à une
question préalable dont on ne peut faire l’économie : la théorie
critique peut-elle être considérée, dans quelque mesure que ce
soit, comme une philosophie politique, ou a minima, existe-t-il
des affinités entre théorie critique et philosophie politique ? Il va
210 Pour une philosophie politique critique ?

de soi qu’un écart absolu entre les deux rendrait plus que
difficile, à la limite impossible, la constitution d’une philosophie
politique critique. Ce n’est que sur le terrain d’une relative
proximité que l’articulation peut se concevoir, même si elle ne
peut être pratiquée qu’au prix de déplacements significatifs.
Nous revient donc la tâche de déterminer si la théorie critique,
dont on sait que l’un de ses fondateurs, Max Horkheimer, a
déclaré : « l’autorité est une catégorie essentielle de l’histoire »2,
contient explicitement ou implicitement une philosophie
politique.
Mais il ne suffit pas de constater une orientation de la
théorie critique vers la philosophie politique pour conclure
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aussitôt à la possibilité et à la légitimité d’une philosophie
politique critique. Cette orientation est sans nul doute une
orientation nécessaire, mais n’a aucunement valeur de condition
suffisante. Une des qualités les plus précieuses de la théorie
critique est d’assumer l’historicité du travail du concept. Ce qui
signifie pour nous qu’il nous faut dans un second temps prendre
en compte les dimensions indissociablement philosophiques et
historiques du problème. Si nous considérons que la nouveauté
de l’époque tient à la sortie des dominations totalitaires, pensées
comme destruction de la politique, et donc à la redécouverte de
la politique, nous nous trouvons confrontés au choix suivant,
alternative ou articulation.
Soit une alternative entre deux paradigmes, celui de la
critique de la domination qui définit la théorie critique et celui
de la pensée de la politique comme différente de la domination.
Nous nous trouverions donc en présence de deux camps : d’un
côté, la critique de la domination qui continuerait inlassablement
à rechercher les manifestations de la division entre maître et
esclave ; de l’autre, ceux qui sensibles au nouveau lever de soleil
de la politique ignoreraient superbement les ombres qu’y apporte
la persistance de la domination.
Soit une articulation étrangère aux facilités de l’éclectisme
qui s’assignerait la tâche redoutable de concevoir ensemble,
dans une coexistence conflictuelle, la critique de la domination

2. Max Horkheimer, « Autorité et Famille » (1936) in Théorie traditionnelle et


théorie critique, Gallimard, 1974, p. 243.
Miguel Abensour 211

et la pensée de la politique, l’existence de l’une ne barrant pas la


voie à celle de l’autre. Encore conviendra-t-il de proposer une
pièce charnière entre les deux.
A se reporter à notre titre, il est évident que l’hypothèse
de l’alternative ne nous retiendra pas tant elle a une fâcheuse
tendance à s’enfermer dans une logique unilatérale des camps et
à se complaire dans l’affrontement des paradigmes. Seule la voie
de l’articulation nous paraît valoir d’être tentée, car sous le nom
de philosophie politique critique, elle a au moins le mérite de se
tenir à l’écart de deux facilités sur la pente desquelles il n’est
que trop facile de se laisser glisser, à savoir l’irénisme et le
catastrophisme.
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La théorie critique en tant que philosophie politique ?
Question difficile à résoudre, car pour y répondre de façon
satisfaisante, encore faut-il disposer d’une définition, ou mieux
d’une conception de la philosophie politique qui permette
d’apprécier le caractère adéquat ou non de cette identification.
Cette difficulté apparaît dès qu’on se tourne vers les réponses
qui ont été apportées, soit positive, soit négative.
Ainsi G. Friedman, dans son ouvrage The Political
Philosophy of the Frankfurt School (Cornell University Press,
1981) répond-il par l’affirmative. Sans se donner une définition
préalable, l’auteur reconnaît dans l’œuvre collective de l’École
de Francfort une philosophie politique, dans la mesure où la
théorie critique élabore une critique de la modernité et vise à
intervenir dans cette crise. Pour les théoriciens de Francfort,
l’objet essentiel de la critique serait le paradoxe moderne, à
savoir, l’avènement avec la modernité d’une rationalité
déraisonnable, d’une raison qui ne tient pas ses promesses et
donne naissance à un monde où triomphe la déraison. Paradoxe
qui vaudrait réponse à la question initiale de La Dialectique de
la Raison : pourquoi l’humanité au lieu de s’engager dans des
conditions vraiment humaines a-t-elle sombré dans une nouvelle
barbarie ? Selon l’auteur, le problème des Lumières fut le point
de départ de la philosophie politique propre à la théorie
212 Pour une philosophie politique critique ?

critique 3, si l’on en croit les phrases inaugurales du chapitre « Le


concept d’Aufklärung dans La Dialectique de la Raison » : « De
tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en
progrès a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les
rendre souverains. Mais la terre, entièrement “éclairée”
resplendit sous le signe de calamités triomphantes partout. »4 Si
le programme des Lumières consiste à libérer le monde humain
de l’emprise du mythe, la question devient : par quel processus
interne la raison parvient-elle à s’auto-détruire, c’est-à-dire à
s’inverser en nouvelle mythologie ? La thèse fondamentale
d’Adorno et Horkheimer est celle de l’efficace du mouvement
interne de la raison s’auto-détruisant5. C’est du sein de la raison
que surgit cette mythologie destructrice de la raison, qui n’a rien
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à voir avec des survivances archaïques, ni avec des
manipulations concertées. Loin de tenir, de façon rassurante, la
raison à l’écart du mythe, la théorie critique en révèle la
proximité, pire, l’affinité. Même éveillée, la raison engendre des
monstres. Aussi la théorie critique prend-elle le contre-pied de la
problématique classique des Lumières qui faisait de la raison un
adversaire déclaré du mythe. Selon Adorno et Horkheimer, il
existerait au contraire une complicité secrète de la raison et du
mythe. Quant au moteur de l’inversion, ne réside-t-il-pas dans la
jonction entre la libération de la peur et le choix de la
souveraineté. C’est dans cette jonction, dans cette identification
que tiendrait la complicité secrète de la raison et du mythe. De la
part de la théorie critique, il ne s’agit pas pour autant de donner
congé à la raison ; à son endroit elle affirme, au contraire, une
volonté de sauvetage.
A suivre les analyses de G. Friedman, l’assaut de la
théorie critique contre le philistinisme bourgeois, mais
également contre le marxisme institutionnel, s’inscrirait dans un
tournant esthétique, comme si la question politique avait déserté
l’économie pour se tourner vers l’art et les promesses de
bonheur qu’il annonce. Une interrogation fait défaut : une

3. G. Friedman, The Political Philosophy of the Frankfurt School, Cornell


University Press, 1981, p. 113.
4. Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison,
Fragments philosophiques, Gallimard, 1974, p. 21.
5. Ibid. p. 16.
Miguel Abensour 213

critique de la modernité aussi complexe, aussi paradoxale soit-


elle suffit-elle à constituer une philosophie politique ?
Néanmoins, la conclusion de l’ouvrage exprime quelques doutes
quant à la réalité de cette philosophie politique. La valorisation
d’Eros notamment dans l’œuvre de Marcuse n’aurait-elle pas
pour effet de détourner l’homme des problèmes de la cité ? Une
immodération typiquement moderne n’engendrerait-elle pas une
ignorance de la question de la justice ? Enfin, comment
concevoir la société émancipée : garderait-elle une dimension
politique ou se situerait-elle au-delà de la politique, comme si
l’émancipation signifiait être libéré de la politique ? Il
n’empêche que malgré la formulation de ces doutes, l’auteur
maintient la perspective choisie et persiste à voir dans la critique
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de la raison moderne, les éléments d’une philosophie politique
possible.
A l’inverse L. Kolakowski, dans les pages sévères qu’il a
consacrées à l’Ecole de Francfort conclut par la négative.
S’inspirant d’une position libérale et retenant une définition
plutôt taxinomique de la philosophie politique à partir de ses
objets les plus classiques, il dénie à la théorie critique cette
qualité et la renvoie de divers côtés, l’idéologie, l’utopie ou la
critique sociale. Or ce renvoi de la théorie critique en-dehors de
la philosophie politique ne manque pas de faire problème.
Certes la théorie critique n’est pas une philosophie
politique au sens académique du terme et ce d’autant moins que
ceux qui la pratiquent se tiennent à l’écart de ce que
A. Schopenhauer appelait pour la rejeter, la philosophie
universitaire. Mais cette situation précisée, il convient aussitôt
d’ajouter que dans le champ de la philosophie moderne, la
théorie critique se distingue par une sensibilité particulièrement
aiguë à la question politique ou à la question de l’émancipation.
Philosophie par de sombres temps, pourrait-on dire. Si l’on
revient un moment à une problématique jeune hégélienne telle
qu’on la trouve exposée par L. Feueurbach grâce à l’opposition
entre philosophie et non-philosophie, la question politique ne
serait-elle pas à mettre du côté de l’extériorité de la philosophie,
de la non-philosophie qui ne manque pas de troubler l’identité
faussement stable de la philosophie. La politique, en tant que
pratique, ne réintroduit-elle pas dans le texte de la philosophie
214 Pour une philosophie politique critique ?

qui se construit sur la négation de l’espace et du temps,


précisément cet espace et ce temps qui sont les premiers critères
de la pratique. Selon H. Marcuse, dans Raison et Révolution le
propre de la philosophie de Hegel n’est-il pas d’avoir rendu
possible le passage à la théorie sociale ? Et ce faisant, Marcuse
ne décrit-il pas ce qui est advenu à la philosophie politique de
Hegel dont il traite dans le chapitre VI de la Première Partie, et
donc à la philosophie politique en général, tant l’œuvre
hégélienne est centrale dans la modernité ? « Ses idées
philosophiques essentielles se sont accomplies — écrit
Marcuse — dans la forme historique spécifique de l’Etat et de la
société et cette dernière est devenue l’objet central d’un nouvel
intérêt théorique. De cette manière le travail de la philosophie
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est échu à la théorie sociale » 6. En ce point deux voies s’ouvrent
alors : soit l’Etat et la société restent internes au système, la
philosophie se change en science administrative avec L. Von
Stein et la dialectique en sociologie, soit la question de l’Etat et
de la société se transforment en la question de leur abolition,
c’est-à-dire en la question de la révolution qui, par définition, est
extérieure au système. S’opère ainsi un déplacement de la
philosophie politique dans la mesure où la question politique est
en quelque sorte désormais hors de soi. Ce passage hors de soi
de la politique, cette sortie de la politique dans un autre élément
implique une traduction de la langue de la philosophie, mais
surtout que la langue de la politique soit traduite dans la langue
plus générale de l’émancipation. « La transition de Hegel à
Marx, écrit Marcuse, est sous tous ses aspects une transition à un
ordre fondamentalement différent de vérité et qui ne doit pas être
interprété dans les termes de la philosophie. Nous verrons que
tous les concepts philosophiques de la théorie marxienne sont
des catégories sociales et économiques, tandis que les catégories
sociales et économiques chez Hegel sont toutes des concepts
philosophiques. Même les écrits du jeune Marx ne sont pas
philosophiques. Ils expriment la négation de la philosophie
quoiqu’ils le fassent encore dans la langue de la philosophie »7
De surcroît, tandis que dans le système de Hegel, toutes les

6. H. Marcuse, Reason and Revolution, Humanities Press, New York, 1963, p.


251.
7. Ibid., p. 258.
Miguel Abensour 215

catégories utilisées concernent exclusivement l’ordre existant,


chez Marx les catégories se réfèrent à la négation de cet ordre.
Elles visent une nouvelle forme de société et s’adressent à une
vérité qui apparaîtra avec l’abolition de la société civile. « La
théorie de Marx, écrit encore Marcuse, est une critique au sens
où tous ses concepts sont autant d’actes d’accusation de la
totalité de l’ordre existant » 8. A cela s’ajoute le fait que la
critique de la société devient l’œuvre, non plus de la philosophie,
mais d’une pratique émancipatrice socio-historique.
Pour apprécier donc la qualité de philosophie politique de
la théorie critique, il nous faut tenir compte de ces deux passages
hors de soi — celui de la philosophie et celui de la politique —
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qui la constituent ; sorties qui ne signifient nullement un
abandon de l’objet, mais un déplacement de celui-ci dans un
autre élément, par exemple celui de l’économie, et la poursuite
autrement, dans cet élément, des fins de la philosophie et de la
politique. Il s’ensuit que la théorie critique plutôt que d’être
l’abandon de la philosophie politique, ou sa négation pure et
simple, en est la traduction dans la langue de l’émancipation ou
celle de la révolution. Traduction qui aboutit à cette situation
paradoxale selon laquelle la théorie critique est rupture avec la
philosophie politique pour mieux la reprendre et la continuer,
bref la sauver, par d’autres moyens, dans d’autres éléments et
par d’autres voies. En un mot, la théorie critique est conçue,
selon ses fondateurs, comme un sauvetage par transfert de la
philosophie politique. Nul doute ici que le modèle élaboré par
K. Korsch dans ce grand livre qu’est Marxisme et Philosophie
n’ait été opérant.
Dans ces conditions, on comprendra combien la réponse
négative à la question qui nous occupe passe à côté du problème,
faute d’avoir considéré et compris le déplacement et le
sauvetage par transfert de la philosophie politique, et combien
cette réponse s’avère donc inacceptable.
La question politique, même traduite dans une autre
langue, est présente dans la texture de la théorie critique. Elle y a
le statut d’une dimension constitutive. Dès le prélude de Minima
Moralia T. W. Adorno évoque, non sans mélancolie, les liens de

8. Ibid., p. 258.
216 Pour une philosophie politique critique ?

la philosophie et de la politique et rappelle que la tâche de la


philosophie était l’enseignement de la « juste vie ». Or le « triste
savoir » que nous offre Adorno n’est pas un savoir résigné ; s’il
lui faut « enquêter sur la forme aliénée qu’elle (la vie) a prise,
c’est-à-dire, sur les puissances objectives qui déterminent
l’existence individuelle au plus intime d’elle même »9, ce n’est
point pour renoncer à cette quête de la juste vie, à ce qui chez les
classiques avaient à voir avec la recherche du meilleur régime en
parole. Et même s’il y a un incontestable décalage entre le début
et la conclusion de Minima Moralia, l’insistance finale sur la
Rédemption n’est pas étrangère à cette quête.
La théorie critique nous met donc en présence d’un
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groupe de philosophes qui au vingtième siècle n’ont pas cru
déchoir en écrivant sur la société moderne et les formes
contemporaines de la domination. Au lieu de réduire la théorie
critique à une théorie de la connaissance comme la réception
française est souvent tentée de le faire, il est sans nul doute plus
fécond d’y reconnaître une critique de la modernité dans ses
manifestations les plus diverses, critique orientée à
l’émancipation et telle la « vieille taupe » prête à creuser des
galeries souterraines dans les directions les plus divergentes, afin
de mieux subvertir la société bourgeoise. De là un corpus
impressionnant d’ouvrages qui sont autant de contributions à une
critique de la politique. Retenons de M. Horkheimer et alii,
Etudes sur l’Autorité et la famille, Paris, 1936, Egoïsme et
émancipation, 1936, Raison et conservation de soi, 1941, l’Etat
autoritaire, 1942, L’Eclipse de la raison, 1944, en collaboration
avec Adorno, La Dialectique de la Raison, 1944, la direction des
Studies in Prejudice, notamment le grand livre où la
collaboration d’Adorno a été déterminante, La Personnalité
autoritaire, 1950 ; de Leo Lowenthal et N. Guterman, The
prophets of Deceit, 1949, de Leo Lowenthal, l’étude sur les
camps ; de Marcuse, La lutte contre le libéralisme dans la
conception autoritaire de l’Etat, 1934, Quelques implications
sociales de la technologie moderne, 1941, State and individual
under National Socialism, 1942, sans parler de ses ouvrages les
plus connus, les articles d’Adorno sur la propagande fasciste, les
croyances astrologiques, Des Etoiles à terre, 1952-1953, la
9. T. W. Adorno, Minima Moralia, Payot, 1980, p. 9.
Miguel Abensour 217

critique de l’industrie culturelle. Si l’on se tourne vers les


« minores » de l’Ecole de Francfort, les recherches récentes de
William E. Scheuerman ont montré qu’aussi bien chez F.
Neumann, l’auteur du grand livre sur le nazisme, Behemoth,
1942, que chez O. Kirchheimer, existaient une réflexion
originale sur le destin de la loi dans la société moderne et les
éléments d’une théorie critique de la démocratie notamment
dans l’opposition au juriste nazi Carl Schmitt10. Enfin il faut
mentionner les travaux de F. Pollock sur l’Automation et sur Le
Capitalisme d’Etat.
Cette critique de la politique, de la part de la théorie
critique, n’a pu s’effectuer que grâce à une distance théorique
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prise par rapport à Marx. Ce dernier, au moment où en 1843, il
passait selon les interprétations traditionnelles de la critique de
la politique à la critique de l’économie politique, écrivit dans
une lettre à Ruge : « domination et exploitation sont un seul et
même concept ». Il s’ensuit, brevitatis causa, la tendance à
dériver la politique de l’économique posée comme instance
déterminante. Or la théorie critique, notamment ses théoriciens
fondateurs, refusent cette identification qui vaut, à leurs yeux,
confusion de la domination et de l’exploitation, refusent ce
rabattement du politique sur l’économique qui mène
nécessairement à une inclusion de la critique de la politique dans
celle de l’économie politique. Pour Horkheimer et ce, dès 1930,
dans son ouvrage consacré à la philosophie bourgeoise de
l’histoire, l’histoire des sociétés humaines est constituée dans et
par la division entre groupes dominants et groupes dominés, la
domination permettant l’appropriation du travail aliéné. Non par
hasard, c’est dans le chapitre consacré à Machiavel que
Horkheimer déclare : « Mais cette société (la société bourgeoise)
ne repose pas seulement sur la domination de la nature au sens
strict, sur l’invention de nouvelles méthodes de production, sur
la construction de machines, sur l’obtention d’un certain niveau
d’hygiène ; elle se fonde tout autant sur la domination des

10. William E. Scheuerman, Between the Norm and the Exception, The
Frankfurt School and the Rule of Law, The MIT Press, 1994, et Edited by
William E. Scheuerman, The Rule of Law Under Siege, University of
California Press, 1996.
218 Pour une philosophie politique critique ?

hommes par d’autres hommes » 11. Et c’est dans ce texte que


Horkheimer définit explicitement et sans réserve la politique,
sous le signe de la domination : « L’ensemble des moyens, écrit-
il, qui conduisent à cette domination et des mesures qui servent à
son maintien s’appelle la politique. » 12
Mais c’est vers Adorno et Dialectique Négative qu’il faut
se tourner pour rencontrer l’essai le plus approfondi de
différencier la domination de l’exploitation, en la rattachant à
une origine qui n’aurait rien à voir avec l’économie. C’est sous
le titre Contingence de l’antagonisme qu’Adorno pose la
question de savoir si l’antagonisme, « morceau d’histoire
naturelle prolongée », peut-être apparu un jour, découlait des
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nécessités de survie de l’espèce, ou bien de façon contingente
« d’actes arbitraires, archaïques visant une prise du pouvoir » ?
Posant ainsi la possibilité d’une catastrophe contingente à
l’origine de l’histoire humaine et s’éloignant du même coup du
topos de l’âge d’or, Adorno s’emploie à ruiner la « Raison dans
l’histoire », l’idée même de nécessité historique qu’elle soit
pensée dans les termes de Hegel ou dans ceux de Marx et
Engels. Mais il ne s’agit pas pour autant de poser sous le nom de
contingence de l’antagonisme, une nouvelle réification qui
porterait atteinte à tout projet d’une intervention historique en
prophétisant à la domination « un avenir infini, aussi longtemps
qu’il y aurait, sous quelque forme que ce soit, des sociétés
organisées. » La démarche d’Adorno est aussi critique que
complexe : il ne lui suffit pas d’inviter à distinguer entre
domination et exploitation, de contester la prééminence de l’une
sur l’autre, encore lui faut-il envisager la possibilité d’une
domination qui ne serait pas un fruit de l’économie, qui serait
étrangère à ce champ. A propos de Marx qu’il critique sur ce
point, Adorno écrit : « L’économie aurait le primat sur la
domination qui ne devrait être dérivée de rien d’autre que de
l’économie. » C’est dire que la contingence de l’antagonisme
implique l’existence d’une domination résultant d’une
catastrophe aussi indéterminée que contingente et destinée à
rester telle. Il ne s’agit en aucun cas de substituer à la nécessité

11. M. Horkheimer, Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire,


Payot, 1980, p. 16.
12. Ibid., p. 30.
Miguel Abensour 219

économique une nécessité anthropologique ou psychologique.


Selon Adorno, il y aurait chez Marx et Engels une véritable
déification de l’histoire, au sein de l’athéisme, cette primauté de
l’économie ayant pour effet de sécuriser, d’offrir des garanties à
la praxis. En effet, si l’économie a le primat sur la domination et
si, condition supplémentaire et essentielle, la domination est
considérée comme découlant de l’économie, la transformation
de l’économie entraînerait automatiquement la disparition de la
domination. « Le primat de l’économie, écrit Adorno, doit
fonder historiquement, avec rigueur, l’heureux dénouement
comme immanent à l’économie ; le processus économique
créerait et renverserait les rapports politiques de domination,
jusqu’à la nécessaire libération par rapport aux nécessités de
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l’économie. » Inversement le primat de la domination et
l’hypothèse d’une domination indéterminée permettent
d’envisager que la transformation de l’économie puisse laisser
inchangé le règne de la domination. Que celle-ci se perpétue au-
delà de la transformation de l’économie, n’est-ce pas une des
définitions possibles de l’échec de la révolution ? Echec auquel
Marx et Engels ne sont pas totalement étrangers, dans la mesure
où, par souci de se démarquer des anarchistes, ils auraient laissé
en blanc la question de la fin de la domination. « La révolution
que Marx et lui (Engels), écrit Adorno, appelaient de leurs vœux
était celle des rapports économiques de la société dans sa totalité
— au niveau fondamental où elle s’auto-conserve — et non la
transformation des règles du jeu de la domination, de sa forme
politique. »13 Tant l’hypothèse d’une catastrophe irrationnelle
aux commencements que le vertige face à la catastrophe
présente, jettent à bas l’idée d’une totalité historique comprise
comme douée d’une nécessité économique calculable et donc
maîtrisable. De là l’exigence d’une nouvelle pensée de la
domination extérieure à l’économie, sans qu’apparaisse pour
autant une fétichisation de la politique, ni une tendance à penser
la domination comme éternelle ou comme coextensive à
l’histoire humaine. C’est, au contraire dans une mise en question
du caractère inévitable de la totalité que s’origine et se retrempe
en permanence l’intention de transformer le monde.

13. Toutes les citations relatives à la critique d’Adorno proviennent de


Dialectique Négative, Payot, 1978, p.p. 251-252.
220 Pour une philosophie politique critique ?

« Aujourd’hui, écrit Adorno, la possibilité avortée de l’Autre


s’est concentrée en celle d’éviter malgré tout la catastrophe. »14
Cette attention prêtée à la question de la domination
donne naissance chez Horkheimer à une théorisation de
l’autorité pensée comme une domination acceptée, plus encore,
intériorisée. S’interrogeant sur les grandes unités sociales et la
dynamique de leur développement, Horkheimer pose que
l’orientation et le rythme de ce processus sont déterminés en
dernière instance par les lois internes de l’appareil économique
de la société. Cependant, comme il l’avait déjà fait en 1931 dans
la leçon inaugurale de l’Institut de recherche sociale,
Horkheimer remarque que le comportement des hommes à une
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époque donnée « ne peut pas s’expliquer seulement par les faits
économiques de l’époque précédente. » Dès ce stade de sa
démarche, Horkheimer insiste sur l’importance du caractère des
hommes, sur leurs dispositions psychiques qu’il convient
d’envisager en rapport avec les institutions relativement stables
d’une société donnée. L’économie ne peut donc pas agir sous
« une forme mécanique, isolée », mais seulement replongée dans
une pluralité de facteurs. Bref, se fait jour une pensée de la
surdétermination. « Ainsi l’ensemble de la culture, écrit
Horkheimer, est intégré dans la dynamique de l’histoire. »15
Mais plutôt que d’invoquer la culture pour rendre compte des
dispositions psychiques des individus, Horkheimer se tourne
délibérément vers le pouvoir d’Etat. « Ce qui serait décisif, écrit-
il, ... bien entendu dans le cadre des possibilités économiques, ce
serait l’art de gouverner, l’organisation du pouvoir de l’Etat et
en dernier lieu la violence physique. » (p. 228). Autre distance
prise à l’égard de l’économie est l’insistance de Horkheimer sur
la division politique, la division non entre exploiteurs et
exploités, mais entre ceux qui commandent et ceux qui
exécutent. « Le processus de la vie sociale ne pouvait
s’accomplir que par une scission entre dirigeants et exécutants,
scission spécifique pour chaque époque. » (p. 228). Pour rendre

14. Ibid., p. 252.


15. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard,
1974, p. 227. Toutes les citations relatives à l’autorité dans le texte qui suit
proviennent du texte « Autorité et famille » (1936) dans ce recueil de la page
219 à la page 307.
Miguel Abensour 221

compte d’une unité sociale donnée, que convient-il d’invoquer ?


un ciment spirituel, c’est-à-dire une conception dynamique de la
culture ou bien la « forme extrêmement concrète du pouvoir
exécutif ? » Cette dernière hypothèse identifiée au rappel au
réalisme est-elle fondée ? L’appareil psychique des membres
d’une société de classe n’est-il pas l’intériorisation ou du moins
la rationalisation et le complément de la violence physique ?
Arrivé en ce point Horkheimer a recours à l’hypothèse sombre
de Nietzsche dans La Généalogie de la morale, selon laquelle, la
transformation de l’homme, « oubli incarné » en un animal
capable de mémoire, de promesse, c’est-à-dire en un animal
prévisible et donc social, est l’aboutissement d’une histoire sous
l’emprise de la terreur. Horkheimer de citer les passages célèbres
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du §3 de la Deuxième dissertation : un lien caché, mais non
moins réel, car toujours persistant relie ce qu’on appelle
« conscience », moralité des mœurs, ou encore socialité à cette
terreur première, originaire. « ... On pourrait même dire que
partout où il y a encore sur terre solennité, gravité, secret,
couleurs sombres dans la vie d’un homme ou d’un peuple, il
survit quelque chose de la terreur dont s’accompagna jadis dans
le monde, le fait de promettre, de donner sa parole, de prêter
serment... Quand l’homme jugeait nécessaire de se faire une
mémoire, cela n’allait jamais sans supplices, sans martyrs et
sacrifices. » 16 Au terme de ce passage par Nietzsche, un des
inspirateurs de la pensée de la domination dans l’Ecole de
Francfort, Horkheimer reconnaît sans réserve la place de la
violence dans l’histoire de la civilisation : « Il est vrai qu’on ne
saurait accorder trop d’importance au rôle de la violence, qui ne
détermine pas seulement le commencement, mais aussi le
développement de toutes les formes d’Etat, si l’on veut expliquer
la vie sociale dans toute l’histoire jusqu’à nos jours. » (p. 230).
Par violence, il faut entendre aussi bien les châtiments, la
menace des châtiments que la pression de la faim sur ceux qui se
soumettent. Cependant aux yeux de Horkheimer subsiste, plus
forte que jamais, la question : « pourquoi les classes dominées
ont supporté si longtemps leur joug. » (p. 231). Si pour répondre
à cette question, il importe certes de tenir compte de la violence,
Horkheimer ne saurait tout attribuer à l’action concrète du

16. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, Gallimard, 1971, p. 254.


222 Pour une philosophie politique critique ?

pouvoir exécutif. Une fois qu’il a rappelé, à l’aide de Nietzsche,


les arrière-plans sombres de la culture, il considère que l’histoire
doit tenir compte de l’ensemble de la culture pensée comme un
facteur spécifique de la dynamique sociale. « En tout cas, on ne
peut pas imputer le maintien des formes sociales périmées à la
simple violence ou au mensonge entretenu au sein de la masse
sur ses intérêts concrets. » (p. 240). La violence ne suffit donc
pas à expliquer la division entre dominants et dominés et encore
moins l’acceptation de cette scission, c’est-à-dire l’acceptation
de la domination. Pour comprendre cette intériorisation qui
engendre l’acceptation, il convient de faire appel à l’ensemble de
la culture, ciment spirituel, ou plutôt, au jeu complexe qui
s’effectue entre la culture, les institutions solides et l’appareil
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psychique ou appareil intérieur. Ni l’économie isolée, ni la
violence seule, mais une surdétermination qui met en jeu dans
cet ensemble dynamique qu’est la culture cet autre élément
dynamique qu’est l’appareil psychique, si important depuis le
début pour la théorie critique. « La présence de cette violence et
de ce mensonge, ainsi que leur mode d’existence, est fonction
des dispositions psychiques des hommes ... » (p. 240). Retenons
de la grande étude de Horkheimer sur l’autorité, trois points
importants :
— la mise en lumière de l’acceptation de la part des
dominés : « Ce n’est pas seulement la violence immédiate qui a
permis à l’ordre de se maintenir, mais que les hommes eux-
mêmes ont appris à l’approuver. » (p. 243).
— la reconnaissance, on ne peut plus nette, de la présence
omniprésente dans l’histoire du phénomène de la domination qui
constitue, selon Horkheimer, le cadre du processus vital de la
société. « La majorité des hommes a toujours travaillé sous la
conduite et les ordres de la minorité, et cet état de dépendance
s’est toujours traduit par une aggravation des conditions
d’existence. » (p. 243). Quant aux types humains, malgré leur
diversité, ils présentent un point commun : « Ils sont tous
déterminés, dans leurs traits essentiels par le rapport de
domination qui caractérise la société de leur époque. » (p. 243).
— A l’écart du quiétisme d’un N. Elias et de sa théorie de
la dynamique de la civilisation, l’insistance de la part de
Miguel Abensour 223

Horkheimer sur l’intrication des rapports de domination et de la


culture, intrication telle que l’autorité, en dernier ressort, peut se
définir comme un état de dépendance accepté, ou comme un état
de dépendance intériorisé. On perçoit ici le lien entre cette
première réflexion sur l’autorité et la recherche ultérieure sur la
personnalité autoritaire. « Renforcer, écrit Horkheimer, dans le
psychisme même des individus dominés la nécessité de la
domination de l’homme sur l’homme, nécessité qui jusqu’à
présent détermine la structure de l’histoire, ce fut l’une des
fonctions de tout l’appareil culturel des diverses époques ; en
tant qu’elle est en même temps le résultat et la condition sans
cesse renouvelée de cet appareil, la foi en l’autorité constitue
dans l’histoire tantôt un moteur, tantôt un frein. »(p. 243).
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La réponse négative à notre question de départ est
inacceptable, tant elle est abusivement simplificatrice. Faute
d’avoir aperçu le sauvetage par transfert de la philosophie
politique par la théorie critique, elle prétend se trouver en
présence d’un discours qui n’aurait plus rien de commun avec la
philosophie politique ni avec son objet, alors que de nombreux
éléments, dans la théorie critique, certes transformés,
entretiennent un rapport avec les orientations majeurs de la
philosophie politique, par exemple, la recherche de la liberté et
le projet d’édifier une société selon les exigences de la raison.
Mais la réponse positive — la théorie critique est une
philosophie politique — n’est pas davantage soutenable, car
pour être sensible à la dimension politique de la théorie critique,
à la critique de la politique qu’elle contient, elle minimise et du
même coup masque les déplacements et les transformations que
la théorie critique a fait subir à la philosophie politique. Sans
nous interroger maintenant sur la nature de la philosophie
politique, contentons nous ici d’une définition minimale telle
que nous isolions le ou les noyaux constitutifs de cette
philosophie. Deux réquisits paraissent au moins nécessaires :
— l’affirmation de la consistance du politique, c’est-à-
dire d’une spécificité des choses politiques qui les rend
irréductibles et hétérogènes aux autres phénomènes avec
lesquels on tend à les confondre, phénomènes sociaux, ou socio-
historiques.
224 Pour une philosophie politique critique ?

— l’insistance sur la distinction entre régime politique


libre et despotisme, ou en termes plus contemporains entre
politique et domination totalitaire.
Malgré les éléments d’une critique de la politique que
nous avons relevés au sein de la théorie critique, pouvons-nous
pour autant déclarer que nous sommes en présence d’une
philosophie politique ? On peut légitimement en douter.
M. Horkheimer lui-même manifeste des réserves à l’égard de
l’idée de philosophie politique et cherche visiblement à prendre
ses distances par rapport à un projet de cet ordre. En effet, dans
un article de 1938, La Philosophie de la Concentration Absolue,
une critique sans indulgence d’un ouvrage contemporain de
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S. Marck, Le Nouvel Humanisme en tant que Philosophie
Politique publié à Zurich, M. Horkheimer manifeste à trois
reprises ses réserves à l’égard d’une philosophie qui se présente
comme politique. D’abord un soupçon : si l’on en juge d’après
l’attitude des socialistes postérieurement à 1919, la philosophie
politique n’est-elle pas un nom qui sert à masquer le défaut de
liberté ou les défaillances de la praxis politique ? Puis une
interrogation. Que reste-t-il de l’idée de philosophie politique, si
l’on considère que son destin est étroitement lié à celui des
démocraties en déclin à l’époque ? Enfin un rappel. A l’encontre
des positions de S. Marck, M. Horkheimer souligne que la
philosophie politique a depuis longtemps fait l’objet d’une
transformation essentielle et laisse entendre que l’invoquer sans
plus est le signe d’un régression à l’état antérieur à la
transformation. « ... il reste vrai, écrit Hokheimer, que nous
pensons que la philosophie qui se qualifie de politique s’est
changée depuis longtemps en critique de l’économie
politique. »17 Le « depuis longtemps » indique que cette
métamorphose de la philosophie politique est vraisemblablement
renvoyée au travail critique de Marx qui, dans les années 1840, a
opéré une sortie de la philosophie pour en transporter l’objet
dans la critique de la politique, puis dans celle de l’économie
politique. Selon M.Horkheimer, cette métamorphose place la
philosophie politique devant une alternative : ou bien elle
consent à cette transformation et garde sa force critique en
démasquant la situation historique ; ou bien elle s’accroche à son
17. M. Horkheimer, Théorie Critique, Payot, 1978, p. 324.
Miguel Abensour 225

identité et devient dans ce cas un discours ornemental, sans prise


sur le réel. « Alors, elle échoit aux épigones beaux-esprits. »18
Aussi peut-on considérer que la théorie critique, loin de
s’identifier à une philosophie politique, s’en écarterait plutôt et
que ce serait grâce à cet écart, selon M. Horkheimer, qu’elle
parviendrait à rester fidèle à sa vocation critique. Nous pouvons
noter au moins deux écarts sensibles entre la théorie critique et
l’idée de philosophie politique.
En premier lieu, il ne suffit pas de proposer une critique
de la domination aussi complexe soit-elle, ni même d’envisager
l’existence d’une domination ne dérivant pas nécessairement de
l’économique pour parvenir à créer une philosophie politique.
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Car, sauf à tomber dans un discrédit radical du domaine
politique, comme le fit par exemple M. Hess lorsqu’il identifia
dans La Philosophie de l’action la politique à la domination, la
politique ne saurait être réduite à un rapport de domination, à
l’existence d’une structure se définissant comme une scission
entre une minorité de dominants et une multitude de dominés.
Spinoza l’avait déjà affirmé dans le Traité Théologico-
Politique ; c’est à l’extérieur de la domination que s’instaure, ou
doit s’instaurer l’Etat dans la mesure même où il est une
institution pour la liberté. « Des fondements de l’Etat tels que
nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière
évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est
pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à
un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer
l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en
sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans
dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non,
je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes
de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou
d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme
et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour
qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent
point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent
sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en

18. Ibid., p. 324.


226 Pour une philosophie politique critique ?

réalité la liberté. ”19 Certes, la théorie critique ne se limite pas à


une critique de la domination, ou plus exactement, la critique de
la domination à laquelle elle procède est inséparable d’une visée
de l’émancipation. C’est le couple domination-émancipation qui
sous-tend la singularité des concepts de la théorie critique bien
mise en valeur par H. Marcuse dans le grand texte de 1937, La
Philosophie et la Théorie Critique : « Si la théorie critique, au
milieu du découragement actuel, rappelle que ce sont le bonheur
et la liberté des individus qui sont au centre de l’organisation de
la réalité qu’elle appelle, elle ne fait que suivre en cela les
implications de ses concepts économiques. Ce sont des concepts
constructifs qui ne comprennent pas seulement la réalité
existante, mais aussi la suppression de celle-ci et son
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remplacement par une nouvelle réalité. Dans la reconstruction
théorique des rapports sociaux, les éléments qui se rapportent au
futur sont aussi des composantes nécessaires de la critique de la
situation actuelle et de l’analyse de ses tendances. » 20 Nul doute
donc que la sortie de la domination orientée vers l’émancipation
ne contienne, sous le nom de société raisonnable, les idées de
liberté et de bonheur. Il n’empêche que la théorie critique
souffre d’un curieux silence quant au règne de la liberté.
L’implicite de cette lacune serait : « cela va sans dire ». A
l’origine de ce silence, il y aurait plus que l’interdit de la
représentation, mais l’erreur grave qui, dans le couple
domination-émancipation, choisit de renvoyer, de situer la
politique du côté de la domination — en tant qu’ensemble des
moyens permettant d’instaurer et de maintenir cette
domination — et nullement du côté de l’émancipation ou de la
liberté. Comme si l’émancipation consistait, non à instituer une
communauté politique libre, mais à se libérer de la politique,
c’est-à-dire, à transcender une organisation de la société
reposant sur la domination.
Or la politique ouvre, au-delà de la domination certes
indéniable, la possibilité d’un lien — et d’un espace —
spécifique aux formes multiples, puisqu’il peut loin de
privilégier l’unité, se constituer en tant que lien de la division,

19. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XX, G.F. Flammarion, p. 329.


20. H. Marcuse, « La Philosophie et la Théorie Critique », in Culture et
Société, Editions de Minuit, 1970, p. 160.
Miguel Abensour 227

comme l’a montré Nicole Loraux, à propos de la cité grecque.


Le lien politique, que ce soit sous la forme du rassemblement ou
sous celle de la division, institue un être-ensemble, un mode
singulier de la coexistence humaine, ou encore un agir ensemble,
sous le signe de la liberté. Même Jacques Rancière dont on sait
qu’il récuse tout projet de philosophie politique fût-il critique,
distingue deux modes ou deux logiques de l’être-ensemble
humain qui sous d’autres noms, la politique et la police
renvoient à la différence entre politique et domination.
« Spectaculaire ou non, écrit-il, l’activité politique est toujours
un mode de manifestation qui défait les partages sensibles de
l’ordre policier par la mise en acte d’une présupposition qui lui
est par principe hétérogène, celle d’une part des sans-part... » 21.
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On pourrait estimer qu’il va dans le sens d’une philosophie
politique critique, puisqu’il invite à penser ensemble
l’hétérogénéité de la politique et sa liaison à la domination ou
police. « On n’oubliera pas davantage que, si la politique met en
œuvre une logique entièrement hétérogène à celle de la police,
elle est toujours nouée à elle. »22 Mais il est vrai qu’il se tient
résolument à l’écart de toute idée de philosophie politique ; il ne
craint pas d’écrire, de façon contradictoire semble-t-il, que la
politique n’a pas d’objets et de questions qui lui soient propres.
C’est dans la mesure même où il y a institution politique du
social, selon les termes de Claude Lefort, ou constitution d’un
lien politique dans l’action menée de concert, que la domination
est susceptible de régresser, voire de s’effacer, la visée de la
politique étant d’instituer un lien au-delà de la division entre
gouvernants et gouvernés, au-delà de la relation de
commandement et d’obéissance. Si l’on suit les analyses de
H. Arendt dans The Human condition, la politique se pense à
partir de l’expérience de la liberté qui eut lieu, au sein de la polis
grecque — mais également lors des grandes révolutions
modernes — et à l’opposé de l’expérience de la domination,
sous l’emprise de la nécessité, qui se vivait à l’intérieur de la
maisonnée, de l’oikos. Dans ces conditions, identifier la
politique à la domination aboutit à confondre des ordres distincts

21. J. Rancière, La Mésentente, Politique et Philosophie, Galilée, 1995, p. 53,


également p.p. 49-50.
22. Ibid., p. 55.
228 Pour une philosophie politique critique ?

du réel, des logiques opposées de l’être-ensemble et à couper le


cordon ombilical qui relie la politique à ce qui en est la source
vivante, à savoir la liberté. La liberté, en effet, est la question
propre de la politique, son élément au sens fort, pourrait-on dire.
Telle est la spécificité de la politique, selon H. Arendt dans son
étude Qu’est-ce que la liberté ? « Le champ où la liberté a
toujours été connue, non comme un problème certes, mais
comme un fait de la vie quotidienne est le domaine politique ...
nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans
mettre le doigt sur une question où la liberté humaine est en jeu
... la liberté, qui ne devient que rarement — dans les périodes de
crise ou de révolution — le but direct de l’action politique — est
réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble
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dans une organisation politique. Sans elle la vie politique comme
telle serait dépourvue de sens. La raison d’être de la politique est
la liberté, et son champ d’expérience est l’action. »23 Premier
écart donc par rapport à la philosophie politique, à propos
duquel on peut estimer que la théorie critique, en totalité ou pas,
requise par l’urgence et la nécessité d’une critique de la
domination à son époque, a manqué la spécificité et
l’irréductibilité de l’être-ensemble politique pour avoir logé à
tort la politique du côté de la domination et de ses instruments.
Le privilège accordé à la critique de la domination afin
d’échapper aux défaillances de la philosophie politique qui lui
était contemporaine, a entraîné la théorie critique à faire
l’économie d’une réflexion sur la consistance et la dignité des
choses politiques, même si l’idée de liberté lui était à l’évidence
essentielle.
Un deuxième écart. Les orientations anti-totalitaires de la
théorie critique sont incontestables et manifestes aussi bien dans
l’essai de 1942 de M. Horkheimer, L’Etat Autoritaire que dans
le grand livre de F. Neumann consacré au nazisme, Behemoth.
Ces orientations méritent d’autant plus notre attention qu’elles
sont proches d’une critique anti-totalitaire, souvent ignorée en
France, à savoir, celle de la gauche allemande, K. Korsch,
O. Rühle et d’autres, publiée sous le titre, La Contre-révolution

23. H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in Crise de la Culture, Idées


Gallimard, 1972, p.p.189-190. Egalement, in Qu’est-ce que la politique ?,
Seuil, 1995, p.p. 59-61.
Miguel Abensour 229

bureaucratique. Ainsi la question de l’Etat Autoritaire ou de la


domination totalitaire fit l’objet d’une correspondance entre M.
Horkheimer et K. Korsch24. En ce sens, il existe bien une
proximité semble-t-il entre la théorie critique et certaines
tendances de la philosophie politique qui ont pour particularité
d’associer une critique politique du totalitarisme à une
redécouverte des choses politiques. A bien y regarder, ces
critiques même si elles énoncent une opposition de la démocratie
et du totalitarisme sont davantage construites sur l’opposition de
la politique et de la domination totale. A des titres divers, elles
considèrent que le totalitarisme, loin d’être une excroissance
monstrueuse de la politique, en poursuit plutôt la destruction
jusqu’à vouloir porter atteinte à la condition politique des
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hommes. En dépit des divergences qui existent entre l’œuvre de
H. Arendt et celle de Claude Lefort, ces deux interprétations
nous intiment, au sortir de l’épreuve totalitaire, de remettre au
jour ce qui a été détruit, ou en passe de l’être, à savoir, le
domaine politique, le domaine des affaires humaines.
Le lecteur de l’Etat Autoritaire ne peut manquer d’être
frappé par la proximité des analyses. M. Horkheimer y compare
le nazisme à « l’étatisme intégral » c’est-à-dire à l’U.R.S.S. et
perçoit là les deux figures d’une nouvelle forme de domination
en tant que domination ouverte et immédiate. A l’étatisme
intégral, il oppose les tentatives d’instaurer la liberté véritable,
les formes d’une démocratie sans classes qui peuvent « protéger
de la transformation de positions administratives en positions de
pouvoir. »25 A diverses reprises se fait entendre dans ce texte un
appel à la révolution contre l’Etat Autoritaire afin qu’un jour les
hommes puissent régler solidairement leurs affaires. Révolution
dont M. Horkheimer remet le soin non à un parti ou à un groupe
d’avant-garde, mais à des individus isolés, rappelant que dans
l’histoire, l’humanité ne fut pas trahie par les tentatives
intempestives des révolutionnaires, mais par la sagesse

24. Sur ce point le livre très précieux de William David Jones, The Lost
debate, German Socialist Intellectuals and Totalitarianism (University of
Illinois Press, 1999) qui montre que la question du totalitarisme ne se limite
nullement à des affrontements de guerre froide.
25. M. Horkheimer, « l’Etat Autoritaire » in Théorie Critique, Payot, 1978, p.
347.
230 Pour une philosophie politique critique ?

opportuniste des réalistes. S’attaquant avec véhémence au


discours sur le capitalisme d’Etat comme possibilité de l’époque,
M. Horkheimer critique cette forme de pensée qui « ne connaît
que la dimension dans laquelle jouent progrès et régression » et
ignore « l’intervention des hommes. »26 Pour conclure, il
déclare : « Tant que l’histoire universelle va son chemin logique,
elle ne remplit pas sa destination humaine. » 27 Mais en dépit de
cette proximité, il y a une particularité de la théorie critique qui
la tient à l’écart de cette constellation de la philosophie
politique, critique de la domination totale. A diverses reprises
dans les textes de M.Horkheimer, la continuité entre l’Etat
autoritaire et le libéralisme est affirmée, comme si la nouvelle
forme d’Etat qui a détruit le libéralisme en restait néanmoins
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l’héritière. Ainsi, dans La Philosophie de la Concentration
Absolue, M. Horkheimer considère-t-il : « L’Etat autoritaire
caractérise la partie de la société européenne qui prend la place
du libéralisme. Il marque une escalade dans l’oppression. Le
projet de maîtriser les masses coupées des moyens de production
et de préparer le peuple au combat sur le marché mondial ... est
résulté du libéralisme. »28 A cette thèse de la continuité s’oppose
aussi bien dans les analyses de H. Arendt que dans celles de C.
Lefort, celle de la discontinuité radicale. Pour l’auteur des
Origines du Totalitarisme, la domination totale est le nouveau de
notre siècle, elle en constitue le cœur, mieux encore, elle est très
exactement le sans-précédent ; à ce titre, elle ne saurait être
confondue avec les autres formes de domination autoritaire qu’a
connues l’histoire, le despotisme ou la tyrannie. Et c’est pour
être à la hauteur de ce sans-précédent que se fait jour chez les
partisans de la discontinuité une volonté d’analyse décuplée par
un appel à l’imagination, ce qui ne saurait être le cas pour un
théoricien qui cherche à replacer l’Etat autoritaire dans l’horizon
du déjà connu. Il n’en reste pas moins qu’une certaine stridence
retentit dans l’Etat autoritaire, l’essai de Horkheimer, dans la
mesure où l’auteur tente d’appréhender une forme de domination
qui englobe le régime de Staline et celui de Hitler et en appelle à

26. Ibid., p. 352.


27. Ibid., p. 352.
28. M. Horkheimer, Théorie Critique, op. cit. p. 322. Egalement p. 298 et
p. 323.
Miguel Abensour 231

une résistance inédite, celle des isolés. A noter également que


dans cet essai, congé est donné aux métaphysiques de l’histoire,
c’est-à-dire à la pensée de Hegel mais aussi à celle de Marx. M.
Horkheimer critique la représentation hégélienne du
développement de l’Esprit du monde qui se manifesterait par
étapes se succédant selon une nécessité logique. Marx aurait le
tort d’être resté fidèle à Hegel sur ce point. « L’histoire, écrit-il,
est présentée (par Marx) comme un développement inviolable :
rien de nouveau ne peut commencer avant que son temps soit
venu. Mais le fatalisme des deux penseurs ne se rapporte ...
qu’au passé. Leur erreur métaphysique : croire que l’histoire
obéit à une loi inébranlable, est surmontée par l’erreur historique
consistant à croire que tout s’achève avec leur temps. Le présent
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et le futur échappent de nouveau à la loi. »29
Si la métaphysique marxiste de l’histoire est rejetée, le
marxisme en tant qu’instrument d’analyse est conservé. L’Etat
autoritaire est déduit de l’économie ou de l’ensemble de la
structure socio-économique prise dans la dynamique de la
culture. Le champ de l’économique est le foyer d’intelligibilité
de la nouvelle forme de domination, car c’est une logique de
l’économie politique, le passage du marché au plan avec le
capitalisme d’Etat, qui est susceptible de rendre compte de
l’apparition de l’Etat autoritaire. Sur ce point les interprétations
du totalitarisme que nous avons mentionnées se différencient de
la théorie critique. Pour H. Arendt comme pour C. Lefort, il
convient de faire appel à une logique de la politique si l’on veut
appréhender la genèse et la constitution de la domination totale.
Ce faisant, ils rendent ses lettres de noblesse à l’intelligence
politique de l’histoire qui tend à restituer au domaine politique
sa place et son efficace. En ce point, il convient de nuancer, car
si l’on considère l’ensemble de la théorie critique, on peut
observer que la genèse du totalitarisme y relève de deux logiques
non exclusives, une logique de la structure socio-économique, le
capitalisme d’Etat, et une logique de la raison moderne. C’est en
effet dans le mouvement même de la raison, sa subjectivation et
l’instrumentalisation conséquente, ou bien dans la complicité de
la raison avec le mythe, la raison s’inversant en une nouvelle

29. M. Horkheimer, Théorie Critique, op. cit., p. 340.


232 Pour une philosophie politique critique ?

mythologie que réside une des sources possibles de la nouvelle


forme de domination.
Sensible au sans-précédent de la domination totale, la
philosophie politique s’est efforcée d’offrir une interprétation
originale de cette nouvelle forme de régime qui en un sens est un
non-régime ; interprétation dont on pourrait estimer qu’elle est
dans l’un et l’autre cas d’inspiration principalement
phénoménologique, H. Arendt insistant sur le mouvement qui
emporte le totalitarisme, C. Lefort sur l’image du corps qui
déclencherait, dans la société totalitaire, une course vertigineuse
à l’identité, sous l’emprise du charme du nom d’Un. Rien de tel
dans la théorie critique tout au moins chez M. Horkheimer ou
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H. Marcuse. Abordant l’Etat autoritaire à partir d’une logique
économico-sociale, celle du capitalisme d’Etat, M. Horkheimer
ne parvient qu’à une description plutôt empirique du
phénomène, même si le recours par moments à l’hypothèse de la
bureaucratisation du monde confère à son analyse la vigueur
d’une critique de la politique. En revanche, F. Neumann, dans
son livre sur le nazisme, Behemoth (1942), très prisé d’Adorno
et de Marcuse, eut le mérite de présenter une thèse originale
selon laquelle l’Etat totalitaire serait à vrai dire un non-Etat et en
ce sens une rupture avec la tradition européenne de Platon à
Hegel. Un non-Etat parce que Behemoth engendrerait un régime
et une situation de non-droit, de non-juridicité ; un non-Etat
parce que Behemoth souffre du manque d’un appareil d’Etat
unifié en raison de la prolifération des bureaucraties de tous
ordres ; enfin un non-Etat où en guise d’ordre régnerait
seulement le pouvoir charismatique du chef. On peut présumer
que la lecture de F. Neumann n’a pas laissé H. Arendt
indifférente. Cette dernière va dans le même sens que l’auteur de
Behemoth en proposant de voir dans le régime totalitaire une
structure en pelures d’oignon. Ne peut-on percevoir un fil qui
relie la thèse du non-Etat et l’analyse de H. Arendt pour laquelle
la domination totale équivaut à une destruction de la politique ?
Double écart donc par rapport à la constellation de la
philosophie politique qui a choisi de repenser la politique à
l’épreuve du totalitarisme. La théorie critique, pour être restée
fidèle malgré le changement d’époque à la critique de
l’économie politique, au sens où elle l’entendait, n’a pas réussi à
Miguel Abensour 233

vraiment rendre compte du nouveau dans l’histoire, faute d’avoir


conçu une logique de la politique, même si son opposition à ce
nouveau régime ne le cédait en rien quant à la radicalité, même
si elle fut résolument anti-totalitaire au point de s’interroger sur
les formes politiques susceptibles d’abattre cette forme de
domination, à savoir dans son cas la démocratie des conseils.
Au terme de ce parcours, on peut aboutir à une
transformation de la question initiale. Désormais la bonne
question serait non pas, la théorie critique est-elle une
philosophie politique, mais plutôt une question plus dynamique,
plus ouverte, plus mobile qui se formulerait ainsi : la théorie
critique est-elle de nature à contribuer à l’élaboration d’une
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philosophie politique critique, orientée à l’émancipation ? Une
des transformations requises serait, dans le couple domination-
émancipation, de loger la politique non plus du côté de la
domination, mais du côté de l’émancipation.
L’articulation des deux paradigmes ou la constitution
d’une philosophie politique critique.
De ce premier examen, nous ressortons avec une double
proposition négative, bien dans le style de l’Ecole de Francfort :
la théorie critique n’est ni une philosophie politique, ni une
négation pure et simple de la philosophie politique. Ce qui
donne sur un mode affirmatif, la théorie critique est un
sauvetage par transfert de la philosophie politique, c’est-à-dire,
elle a transféré les questions qui lui sont propres dans un autre
élément, la problématique de la domination et de l’émancipation.
Là où le bât blesse, tout au moins chez M. Horkheimer, est le
fait d’avoir rangé la politique du côté de la domination, comme
si les idées de liberté, de bonheur, de société solidaire, autonome
et raisonnable — le tissu de l’émancipation — n’avaient rien à
voir avec la politique.
Cette question traversée, nous pouvons revenir à notre
interrogation de départ : quel rapport vivant pouvons-nous nouer
aujourd’hui avec la théorie critique, face au renouveau de la
philosophie politique ? Dès le départ, il nous est apparu que
selon la nature de ce renouveau, des possibilités différentes
s’offraient à nous. Si ce renouveau signifie le retour à une
discipline académique, exposée à se transformer en histoire de la
234 Pour une philosophie politique critique ?

philosophie politique et donc à une occultation des enjeux


politiques du temps présent, au bénéfice d’une gestion de l’ordre
établi, nous aboutissons à une alternative, la théorie critique ou
la philosophie politique. Ce qui mène pour finir au choix, la
philosophie politique contre la théorie critique. De même que
nous avons pu lire, « Pourquoi nous ne sommes pas
nietzschéens ? », nous pourrions lire, dans la même veine,
« Pourquoi nous ne sommes pas des théoriciens critiques ? » Et
la scène intellectuelle française a vu des philosophes passer d’un
intérêt, à vrai dire mitigé pour la théorie critique — Luc Ferry et
Alain Renaut furent jadis les auteurs d’une préface à la Théorie
Critique de M. Horkheimer — à une adhésion sans réserve à la
philosophie politique, conçue comme une éviction sans appel de
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la théorie critique et de tout ce qui touche de près ou de loin à
une critique de la domination30.
Si ce renouveau signifie, au contraire, le retour des choses
politiques après l’effondrement des dominations totalitaires, la
situation est tout autre. Il ne s’agit plus de choisir l’une contre
l’autre mais de tenter une articulation entre la critique de la
domination, reprise de l’Ecole de Francfort, et une redécouverte
de la politique, des choses politiques dans leur irréductible
hétérogénéité, dans leur consistance et leur dignité, au sens où
elles sont insusceptibles d’échange.
Soit donc deux paradigmes, le paradigme de la critique de
la domination issu de la théorie critique et le paradigme
politique. Comment articuler l’un à l’autre ? Quel rapport vivant
nouer à la théorie critique face à la coexistence des paradigmes ?
Comment ce rapport vivant passe-t-il par une articulation
possible entre les deux paradigmes ? Après une brève
présentation des deux paradigmes, il nous faudra examiner en
quels termes il convient de concevoir une articulation possible.
Ne pourrait-on rechercher cette articulation en invoquant
le nom de Spinoza ? En effet, ce dernier dans le Traité de
l’Autorité Politique a essayé d’ouvrir un chemin non frayé, à
l’écart des deux voies qu’il décrit et critique. D’abord, celle des

30. Luc Ferry et Alain Renaut furent également responsables d’un numéro des
Archives de Philosophie consacré à l’Ecole de Francfort. Tome 54, cahier 2,
avril-juin 1982.
Miguel Abensour 235

moralistes qui se moquent ou se désolent des affects humains, ce


qui les conduit à concevoir une doctrine politique chimérique.
Puis, celle des praticiens de la politique qui réduisent celle-ci à
un ensemble de stratagèmes visant à dominer les hommes. A
l’inverse, Spinoza cherche une autre voie, une voie
philosophique qui se garde aussi bien de tourner en dérision les
actions humaines que de les réduire à une simple tactique. Ni
rire, ni pleurer, pas davantage manipuler, mais comprendre et
tenter de penser une politique dans une direction indiquée par la
Raison, voie très difficile de l’aveu même de Spinoza. A l’instar
de Spinoza, il nous faut explorer une autre voie que celle ouverte
par chacun des deux paradigmes et qui s’efforce d’articuler une
critique de la domination à une pensée de la politique ou
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inversement. Pour mieux en faire comprendre la nécessité, il
n’est que d’observer que chacun des deux paradigmes, limité à
son exclusivité, connaît une dérive symptomatique. L’irénisme
du côté du paradigme politique, c’est-à-dire une représentation
de la politique comme une activité qui serait appelée à se
déployer dans un espace lisse, sans aspérité, sans clivage ni
conflit, orientée vers une intersubjectivité pacifique et sans
problème. Le catastrophisme du côté du paradigme de la critique
de la domination, c’est-à-dire cette attitude qui consiste à penser
que tout est rapport de domination, sans exception, sans
possibilité d’ouvrir un espace ou un temps de liberté qui
échapperait à la scission entre dominants et dominés. Qu’il
s’agisse de la politique même, de la justice ou des media, ou de
toute autre activité qui touche à la coexistence des hommes,
l’esprit devrait choisir entre une vision irénique ou une vision
catastrophique, comme s’il n’était pas possible d’échapper aux
« marchands de sommeil » de chacun des deux camps, comme
s’il n’était pas possible de percevoir ce qui vient compliquer et
perturber l’application systématique de chacun des deux
paradigmes.

Le paradigme de la critique de la domination


Quelques remarques préalables. La pensée de la
domination dans la théorie critique est d’une grande complexité.
Elle contient, en effet, plusieurs niveaux qui s’enchevêtrent mais
236 Pour une philosophie politique critique ?

qu’on ne saurait confondre. On peut distinguer au moins trois


niveaux qui tous ont à voir avec la critique de la politique ;
chacun d’eux en effet contribue, à sa mesure, à la domination
dans le champ politique.
Le premier niveau et le niveau essentiel, puisqu’à
l’évidence il lui est reconnu une puissance de détermination sans
pareille, est celui de la domination de la nature. Ce qui ouvre la
voie à une critique de la raison, car pour reprendre l’appréciation
de G.Petitdemange, “La dialectique ainsi décrite entre raison et
nature est l’avancée la plus féconde de l’Ecole de Francfort. »31
Pour avoir établi une conjonction entre libération de la peur et
recherche de la souveraineté, la raison finit par “considérer le
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monde comme une proie », et donc à nier toute altérité. Comme
si elle abdiquait sa qualité de raison et se faisait elle-même
nature. « La sujétion de la nature, écrit Horkheimer, régresse
vers la sujétion de l’homme et vice versa, aussi longtemps que
l’homme ne comprendra pas sa propre raison et le processus de
base par lequel il a créé et maintiendra l’antagonisme qui est sur
le point de le détruire. »32 La chance du sauvetage passe par une
autoréflexion de la raison capable de discerner en elle ce
mouvement vers la domination, se traduisant par une orientation
vers la conservation de soi, et les effets néfastes que cela
engendre. Si l’histoire humaine est en quelque sorte encadrée par
la domination de la nature, il revient alors au philosophe de
repenser cette histoire en fonction de cette forme de domination
et de son efficace. « Une construction philosophique de l’histoire
universelle, écrit Horkheimer, devrait montrer comment en dépit
de tous les détours et de toutes les résistances, la domination
cohérente de la nature s’impose de plus en plus nettement et
intègre toute intériorité. On pourrait également déduire à partir
d’un tel point de vue des formes d’économie, de domination et
de culture. »33 L’épisode d’Ulysse et des sirènes au cours duquel
Ulysse parvient à neutraliser le charme des sirènes, aussi bien

31. G. Petidemange, « L’Aufklärung, Un Mythe, Une Tâche », Recherches de


Science Religieuse, juillet-septembre 1984, tome 72, p. 426. Egalement,
R. Wiggershaus, L’Ecole de Francfort, P.U.F., 1993, p.p. 320-321.
32. M. Horkheimer, Eclipse de la Raison, op. cit., p. 183.
33. M. Horkheimer, T. W. Adorno, La Dialectique de la Raison, Gallimard,
1974, p. 239.
Miguel Abensour 237

pour ses marins dont il fait boucher les oreilles avec de la cire
que pour lui-même ligoté au mât, manifeste déjà la scission entre
le travail manuel commandé et la jouissance de l’art. Scission en
rapport avec la contrainte qu’implique la domination de la
nature. Au-delà de cette situation matricielle, la domination de la
nature renvoie à la technique et par exemple à l’ambition d’un
Bacon de permettre à l’entendement humain de dominer la
nature démystifiée. « Les hommes, écrivent Adorno et
Horkheimer, veulent apprendre de la nature comment l’utiliser,
afin de la dominer plus complètement, elle et les hommes. C’est
la seule chose qui compte. »34 Encore faudrait-il décrire la
pluralité des conceptions de la technique qui traversent l’Ecole
de Francfort, celle de Marcuse dans le texte de 1941 qui en un
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sens réapparaît dans L’Homme Unidimensionnel, ou celle de W.
Benjamin qui grâce au contraste entre les deux techniques
s’efforce de concevoir une autre figure de la technique, plus
proche du jeu que du travail et susceptible en cela de substituer
la libération de la nature à sa domination.
Puisque l’homme est une partie de la nature, la
domination de celle-ci entraîne nécessairement celle de l’homme
par l’homme. « Aussitôt que l’homme, écrivent les deux auteurs,
se sépare de la conscience qu’il a d’être lui-même nature, toutes
les fins pour lesquelles il se maintient en vie ... sont réduites à
néant. »35 Une des médiations essentielles entre les deux formes
de domination est à l’évidence le travail humain. Activité de
transformation de la nature, le travail s’exerce au sein de la
division entre travail intellectuel et travail manuel, entre fonction
de direction et fonction d’exécution. Ce serait là une continuité
de la domination dans l’histoire. « Les formes sociales que nous
connaissons, écrit Horkheimer, furent toujours organisées de
telle manière que seule une minorité pouvait jouir de la culture
du moment, tandis que la grande masse était contrainte de
continuer à vivre dans le renoncement aux instincts. La forme de
société imposée par les conditions extérieures (la lutte contre la
nature) fut jusqu’ici caractérisée par la scission entre la direction

34. M. Horkheimer, T. W. Adorno, ibid, p. 22.


35. Ibid., p. 68.
238 Pour une philosophie politique critique ?

de la production et le travail, entre dominants et dominés. »36


Cette domination de l’homme par l’homme a eu selon Adorno et
Horkheimer, un objet privilégié, à savoir le corps. De là l’idée
d’une double histoire de l’Europe, l’une, officielle, bien connue,
qui relate le processus de civilisation, l’autre, souterraine,
occultée, qui concerne le destin des instincts et des passions
humaines, dénaturées par la civilisation. « Cette sorte de
mutilation atteint surtout les relations avec le corps. » est-il
observé dans Dialectique de la Raison 37. Enfin la domination de
la nature intérieure. Chaque sujet doit mettre en sujétion la
nature en lui-même. Le principe de domination, après le règne
brut de la force, a fait l’objet d’un processus de spiritualisation et
d’intériorisation. C’est par cette dernière voie que Horkheimer
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se rapproche de l’hypothèse de la servitude volontaire. N’écrit-il
pas : « La domination s’intériorise pour l’amour de la
domination. »38
Si nous nous tournons vers la constitution de ce
paradigme de la domination, nous distinguons trois composantes
essentielles.
— D’abord la domination est pensée à partir de Hegel et
plus précisément de la dialectique du maître et de l’esclave telle
qu’elle est présentée dans La Phénoménologie de l’Esprit.
Prenant son point de départ dans la célèbre phrase de Hegel,
« La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une
autre conscience de soi »39, Marcuse en expose les scansions
principales soit dans sa thèse, soit dans Reason and
Revolution 40. 1) La forme immédiate de la confrontation des
individus dans un combat à mort ; 2) en raison du travail des
choses, le passage à un mode de médiation des consciences qui
prend la forme d’une scission entre celui qui s’approprie le
travail d’autrui — le maître — et celui qui travaille pour autrui
— l’esclave — et qui vit dans une situation de non-liberté ; 3)

36. M. Horkheimer, Les Débuts de la Philosophie Bourgeoise de l’Histoire,


op. cit., p.p. 41-42.
37. M. Horkheimer, T. W. Adorno, Dialectique de la Raison, op. cit., p. 250.
38. M. Horkheimer, Eclipse de la Raison, Payot,1974, p. 102.
39. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, Aubier, 1949, T.I. p. 153.
40. H. Marcuse, L’Ontologie de Hegel, Ed. de Minuit, 1972, p.p. 262-271.
Reason and Revolution, New York, 1963, p.p. 114-120.
Miguel Abensour 239

Au-delà de cette reconnaissance « unilatérale et inégale », la


transformation de l’esclave par le travail, le travailleur devenant
autonome dans et par l’objet de son travail. Transformant la
nature, le travailleur se transforme lui-même, tandis que le
maître, du côté de la jouissance, est assigné à la consommation
des choses. De par ce déséquilibre entre ce qui demeure et ce qui
disparaît, l’esclave interrompt la puissance du maître. 4) Si la
relation du maître et de l’esclave vise la reconnaissance
réciproque, il est évident que ce rapport ne peut s’accomplir et
reste affecté d’une inégalité déterminante. Or si la dramaturgie
hégélienne est présente dans la théorie critique, on peut se
demander si elle ne sort pas aggravée de sa reprise à travers
l’histoire d’Ulysse. En effet Adorno et Horkheimer citent bien
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Hegel et notamment le passage où le maître est renvoyé à la
jouissance, tandis que l’esclave sort de sa non-liberté grâce à son
faire et à son façonnement des choses. Mais il semblerait que
pour les théoriciens critiques, il y ait blocage de la
transformation de l’esclave et du même coup de la relation dans
son ensemble. Si dans un premier temps, ils lisent l’histoire
d’Ulysse à travers Hegel — ils écrivent : « Ulysse se fait
remplacer dans le travail. De même qu’il ne peut céder à la
tentation de s’abandonner, il renonce finalement en tant que
propriétaire à participer au travail et, en dernière instance, à le
diriger, tandis que ses compagnons, en dépit de ce qui les
rapproche des choses, ne peuvent jouir de leur travail parce
qu’ils l’accomplissent sous la contrainte, sans espoir, tous leurs
sens obturés de force. » — leur conclusion s’éloigne du
mouvement hégélien ; l’esclave ne connaîtrait aucune
transformation et le maître seulement la régression. Ils
continuent : « L’esclave reste asservi corps et âme, le maître
régresse. »41 Le résultat serait une permanence de la domination,
sa répétition régulière dans l’histoire, déréliction qui aurait à voir
avec le destin du pouvoir. « Aucune domination, écrivent les
théoriciens critiques, n’a encore su éviter de payer ce prix, et la
cyclicité de l’histoire s’explique en partie par cette déréliction,
qui est l’équivalent du pouvoir. »42 Faut-il voir dans la
particularité de la situation d’Ulysse et de ses esclaves,

41. M. Horkheimer, T. W. Adorno, La Dialectique de la Raison, op. cit., p. 51.


42. Ibid., p. 51.
240 Pour une philosophie politique critique ?

l’explication de l’écart par rapport au schéma hégélien ? Ulysse,


figure traditionnelle de chef, de la domination, ne s’approprie
pas seulement le travail d’autrui — il est même précisé qu’il
renonce à diriger — mais, par les dispositions qu’il a prises afin
de neutraliser les sirènes, il protège aussi ses esclaves. Quant à
ces derniers, leurs sens obturés et donc leur rapport sensible au
monde des choses perturbé, ils restent, sous l’emprise de cette
protection, en deçà de la transformation libératrice qu’annonçait
le scénario hégélien. Horkheimer n’écrit-il pas dans Raison et
Conservation de Soi : « La protection est l’archétype de la
domination. » ? Comme si l’on pouvait observer avec la
situation de protection un saut qualitatif de la domination, dans
la mesure où à l’appropriation du travail d’autrui se substituerait
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une forme de relation encore plus aliénante, le rapport du
protecteur à ses protégés, sans ouverture possible vers une
reconnaissance réciproque, chacun des protagonistes restant
prisonnier du rôle qui lui est imparti dans un rapport figé. « Les
souteneurs, les condottieri, écrit Horkheimer, les seigneurs
féodaux, les ligues, ont toujours protégé et rançonné,
simultanément, ceux qui dépendaient d’eux. Ils veillaient dans
leur domaine à la reproduction de la vie. »43
Peut-être rencontrons-nous dans cet écart par rapport au
schéma hégélien une des raisons de la distance à Marx. Si l’on
retrouve chez ce dernier la dialectique du maître et de l’esclave
sous la forme du couple domination-servitude, comme nous
l’avons déjà observé, le travail de la théorie critique consiste à
dissocier la domination de l’exploitation en substituant à l’idée
d’un antagonisme nécessaire celle d’un antagonisme contingent
renvoyant à d’éventuels actes arbitraires de pouvoir. Ce faisant,
l’accès à une histoire autonome de la domination — de la fronde
à la bombe atomique selon Adorno — pousse à sortir du
quiétisme marxiste et à penser l’histoire des hommes sous le
signe d’une inquiétude insurmontable au point de se nourrir sans
cesse de l’énigme de l’histoire destinée, non à être résolue, mais
à rester telle.
Sortie du quiétisme renforcée par le second élément, le
recours à Nietzsche. Par ce choix, il ne s’agit pas seulement, de

43. M. Horkheimer, Eclipse de la Raison, op. cit., p.p. 214-215


Miguel Abensour 241

« faire danser les catégories réifiées du marxisme », mais de


faire pénétrer dans la sphère nocturne de l’histoire dont se
détournent classiquement les philosophes pour privilégier
l’histoire relativement transparente des deux derniers
millénaires. A l’inverse, le psychologue au sens nietzschéen, en
quête de l’histoire antérieure de l’âme humaine, s’efforce de
retrouver en deçà de la naissance de la raison, ou de celle de la
civilisation, le texte primitif, « le rude texte de l’homme
naturel. » 44 Comme si ce texte tenait sous son emprise ce qui
tend à lui échapper, comme si l’histoire humaine, histoire des
troupeaux humains, avait sans fin à lutter contre le retour de
l’archaïque, notamment la division entre une majorité de sujets
et une minorité de maîtres. De là l’invocation de La Généalogie
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de la morale et de son orientation vers le monde préhistorique et
l’histoire souterraine des hommes, celle des tortures, des
supplices et des châtiments qui a contribué à faire de l’homme
naturel, « oubli incarné » un animal prévisible, calculable, car
susceptible de promettre, de devenir un être responsable et donc
social. Ce problème très ancien, insiste Nietzsche, n’a pas été
résolu avec une grande délicatesse : « peut-être même n’y a-t-il
rien de plus effroyable et de plus sinistre dans toute la
préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. » 45 Pages dans
la préhistoire des hommes d’autant plus cruelles que c’est dans
la douleur que les hommes ont découvert l’adjuvant le plus
efficace de l’inculcation d’une mémoire. « Ah, la raison, écrit
Nietzsche, le sérieux, la maîtrise des passions, toute cette affaire
lugubre qu’on appelle réflexion, tous ces privilèges et ces
attributs d’apparat des hommes : combien on les a payés chers !
Combien de sang et d’horreur se trouve au fond de toutes les
“bonnes choses”. » 46 Cette terreur première n’a jamais déserté
l’histoire des hommes au point que sous tout monument de
culture, il y a, selon W. Benjamin, la barbarie. Les théoriciens
critiques sont jusqu’à un certain point nietzschéens, parce qu’ils
ont compris que derrière le « vaste et lointain pays caché de la
morale » se dissimulait un pays encore plus secret, celui du

44. Nietzsche, Par-delà bien et mal, in Œuvres philosophiques complètes,


Gallimard, 1971, p. 150.
45. Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., p. 254.
46. Ibid., p. 255.
242 Pour une philosophie politique critique ?

pouvoir. N’est-ce pas un acte arbitraire de pouvoir que décrit le


§ 17 (2e dissertation) de La Généalogie de la morale lorsque
Nietzsche y rend compte de la naissance de l’Etat, fruit « d’actes
de violence ouverte » de la part « d’une horde quelconque de
bêtes de proie blondes, race de maîtres » : “l’Etat” le plus ancien
a été une tyrannie effroyable et une impitoyable machinerie
d’oppression, jusqu’à ce que cette matière première, le peuple,
les semi-animaux, ait fini non seulement par devenir malléable
et docile mais aussi par être formée. »47 Et cette nouvelle
machine d’oppression n’a-t-elle pas fait disparaître « une
prodigieuse quantité de liberté du monde », hypothèse sans nul
doute retenue par la théorie critique pour rendre compte de la
domination de la nature intérieure.
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A cela, il convient d’ajouter, tout au moins dans le cas de
Horkheimer ce que l’on pourrait appeler, une lecture courte de
Machiavel et somme toute classique. Dans le premier chapitre de
l’ouvrage, Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire
Horkheimer présente l’auteur du Prince et des Discours comme
le fondateur d’une science nouvelle de la politique qui, à l’instar
des savants et des physiciens de son époque, chercherait un
principe d’uniformité lui permettant de dégager des lois propres
à l’histoire humaine. Or cette science, selon Horkheimer, aurait
pour objet privilégié le fait de la domination, la division des
sociétés humaines en dominants et dominés. Le savant de la
politique dont le laboratoire serait en quelque sorte le passé
rechercherait dans la lecture de Tite-Live ou des auteurs de
l’antiquité, « les lois éternelles de la domination », en se fondant
sur l’hypothèse de l’invariabilité de la nature humaine. La
nouveauté de Machiavel ne consisterait-elle pas en deux
infléchissements ? Au savoir pragmatique et traditionnel de la
domination, Machiavel entendrait ajouter la dimension de la
conscience et donc de la réflexion ; en outre, il réorienterait la
pratique de la domination en lui assignant pour but suprême la
constitution d’un Etat fort, en tant que condition du
développement de l’individu et de la société.
Même si Horkheimer n’oublie pas l’insistance de
Machiavel sur l’importance de la division, même s’il perçoit

47. Ibid., p. 277.


Miguel Abensour 243

chez cet auteur des sympathies démocratiques, même s’il relate


l’extraordinaire discours du chef des Ciompi, il échoue à
dépasser le point de vue de la domination et à concevoir
comment Machiavel, afin de penser la liberté politique, parvient
à articuler la domination à son contraire, la volonté de vivre
libre. Toute cité humaine, selon Machiavel, est constituée de
l’affrontement de deux désirs, celui des grands, de dominer et
celui du peuple, de ne pas être dominé. Or il semblerait à lire
Horkheimer que seul existe le désir des grands, comme si la
scène politique était tout entière envahie par la libido dominandi,
comme si cette libido propre aux grands ne se heurtait pas
nécessairement à la négativité du peuple, au désir de liberté qui
l’anime. Machiavel ne reconnaît-il pas au peuple qu’il a plus
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qualité à prendre soin de la liberté que tout autre classe de
citoyens ? Lecture donc unidimensionnelle que celle de
Horkheimer ; pour avoir privilégié la domination sans tenir
compte de son contraire, le désir de liberté, il échoue à percevoir
en Machiavel un penseur de la liberté politique. Echec qui
renvoie à une question plus générale : les pensées de la
domination se donnent-elles les moyens de penser la liberté, ou
bien sont-elles menacées d’y rester insensibles et de s’en fermer
à tout jamais l’accès ?

Le Paradigme Politique
La proposition centrale du paradigme politique, celle qui
le fonde pourrait être la déclaration de Rousseau dans les
Confessions, selon laquelle « Tout tient à la politique ». Ce qui
ne signifie nullement comme de bonnes âmes s’empressent de le
dire que « tout est politique », confondant ainsi le fait de « tenir
à » et le fait « d’être ». « Tenir à », « toucher à » indique un lien
entre deux instances différentes et non une identité ou une
homogénéisation abolissant les différences. Dans la proposition
de Rousseau, il convient d’entendre que toutes les
manifestations d’une société donnée, qu’il s’agisse du rapport à
la nature, des rapports entre les hommes, du rapport à soi et à
l’autre, ont à voir par des médiations diverses avec le mode
d’être politique, avec le régime, au sens large du terme, de cette
société. Le caractère délibérément indéterminé de cette
244 Pour une philosophie politique critique ?

formulation signifie que les différentes dimensions d’une société


donnée sont dans la dépendance du mode d’institution politique
de cette société.
Cette dépendance à l’égard du système politique posée, il
s’ensuit quant au statut du politique — second élément
constitutif du paradigme politique — que le politique doit être
pensé comme non dérivé, mieux comme indérivable par rapport
à quelque instance que ce soit, l’économique, le social, le
militaire, le religieux etc... Par exemple, la démocratie, même si
certaines de ses formes historiques sont contemporaines du
système capitaliste, ne peut être dérivée de ce dernier. Il se peut
que la logique de la démocratie s’entrecroise par moments avec
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celle du capitalisme ; il n’empêche qu’elle ne peut être identifiée
à celle-ci et qu’elle contient par rapport au système capitaliste un
irréductible reste que seule une approche politique est
susceptible de rendre intelligible. Ainsi dans le texte, Sur la
démocratie : le politique et l’institution du social, Claude Lefort
et Marcel Gauchet déclarent : « Reste à franchir un bon pas pour
conclure que le statut du politique en général, est celui d’un
phénomène essentiellement dérivé... Pas infranchissable. Si
soucieux que l’on se montre de ne pas ériger une instance
dernière en seul réel et de ne pas restreindre par là les instances
secondes à de pures apparences ... le repliement du politique sur
l’économique dissimule le fondement propre que trouve dans le
social l’institution d’un système de pouvoir. »48
Est-ce à dire, comme cette formulation pourrait le laisser
croire que le social est le fondement du politique ? Nullement.
Le politique n’est pas plus dérivable du social qu’il ne l’est de
l’économie ou de toute autre instance. Entendons plutôt que le
politique et le social forment un couple indissoluble, dans la
mesure où le politique, en tant que « schéma directeur » d’un
mode de la coexistence humaine est réponse, prise de position
par rapport à la division originaire du social, division qui est
l’être même du social. « La logique qui organise un régime
politique, écrivent Claude Lefort et Marcel Gauchet ... est celle
d’une réponse articulée à l’interrogation ouverte par

48. Claude Lefort et Marcel Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et


l’institution du social », Textures, 1971, numéro double 2-3, p. 8.
Miguel Abensour 245

l’avènement, et dans l’avènement du social comme tel. »49 Le


social dès qu’il apparaît, dès qu’il advient, loin d’être une réalité
massive, substantielle, homogène et stable est aussitôt hanté par
la possibilité de sa disparition et de sa division, comme si son
avènement même portait en soi la question : pourquoi y a-t-il
société plutôt que rien et du même coup la menace du rien ou de
la perte de soi. A considérer cette perspective, il semblerait que
l’insociable-sociabilité de Kant ait été transportée d’un plan
psycho-sociologique à un plan ontologique. Le social peut
d’autant moins être fondement du politique au sens d’un
principe déterminant qu’il ne peut y avoir société sans institution
politique, même si cette institution ne trouve à s’exercer qu’en
regard de la division originaire du social, de l’interrogation sur
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soi constitutive de l’avènement du social. Toute autre conception
aboutirait à cette absurdité qui consisterait à « mettre la société
avant la société ». Pour le paradigme politique, si l’on suit en
l’occurence le raisonnement de Claude Lefort, ce sont le mode
d’institution du social, les principes générateurs de la
coexistence humaine, ou encore, le schéma directeur « qui
commandent une configuration non seulement spatiale mais
temporelle d’une société. »50
Sans nul doute, un lien relie cette singularité de
l’institution politique du social et l’idée de l’irréductibilité des
choses politiques. Cela peut même en être une explicitation
possible. Peu importe la définition que l’on en donne, un
troisième élément du paradigme politique consiste, en partie
contre le matérialisme, mais pas seulement contre lui, à affirmer
le caractère hétérogène des choses politiques et donc leur
caractère non susceptible de réduction à tout autre ordre de
réalité. Qu’il s’agisse de l’institution politique du social, de
l’articulation des pratiques aux opinions à travers les
évaluations, ou de la manifestation de l’action dont la raison
d’être est la liberté, l’enjeu pour les partisans du paradigme
politique est de faire apparaître, voire de reconquérir, la
consistance des choses politiques — ce en quoi elles
consistent — et du même coup de prévenir les opérations de

49. Ibid., p.p. 8-9.


50. Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? » in Essais sur le
politique, éd. du Seuil, 1986, p. 256.
246 Pour une philosophie politique critique ?

réduction qui peuvent s’énoncer sur le modèle « la politique


n’est seulement que... » ainsi que celles non moins néfastes de
l’identification. Le paradigme politique se constitue dans
l’affirmation de la spécificité des choses politiques et dans la
détermination de considérer le réel au lieu même du politique, en
le dissociant éventuellement de toute autre dimension qui
pourrait le faire sortir de son orbite, au point de le désaxer et de
perturber la logique qui lui est propre. Ainsi le long travail dans
la modernité qui a eu pour tâche de séparer le politique du
théologique, de mettre un terme au nexus théologico-politique.
Or l’un des effets et non des moindres du paradigme
politique est de refuser, grâce à la mise en lumière de la
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spécificité des choses politiques, la réduction de la politique à la
domination ou l’identification de l’une à l’autre. Plus
positivement, il s’agit pour le paradigme politique d’affirmer
radicalement la différence de consistance de la politique de telle
sorte qu’elle ne puisse plus être confondue avec le fait de la
domination, rompant de cette manière avec une croyance
multiséculaire qui fait de la politique l’ensemble des stratagèmes
et des moyens qui ont pour visée de permettre à quelques uns de
dominer la multitude, comme si cette croyance n’avait pas été
affectée ni détruite par la révolution de la cité grecque, ni par les
grandes révolutions modernes. De ce point de vue, c’est
vraisemblablement chez H. Arendt que l’on rencontre la
différenciation la plus explicite et donc la plus révélatrice des
tendances du paradigme politique. H. Arendt, en effet,
s’inspirant de la conception grecque de la politique, assigne à
chacun des deux phénomènes un espace, une scène, un ordre de
réalité distincts ; elle situe le fait de la domination du côté de
l’oikos et les choses politiques du côté de la cité, ouvrant ainsi
un abîme entre les deux, reproduisant du même coup le saut
qualitatif qui existait entre ces deux sphères dans la cité antique.
La logique de la domination, de la scission entre dominant et
dominé est ce qui régit la maisonnée ou l’oikos, le père de
famille y règne en despote sur l’ensemble des membres qui
composent la maisonnée, femme, enfants et esclaves. Comme le
souligne H. Arendt, les mots dominus (d’où dérive domination)
et pater familias étaient synonymes. Et de rappeler dans une
note que selon Fustel de Coulanges « tous les mots grecs et
Miguel Abensour 247

latins qui indiquent une idée de domination, comme rex, pater,


anax, basileus, se rapportent à l’origine aux relations familiales,
c’étaient les noms que les esclaves donnaient au maître. » 51
Afin de satisfaire aux exigences de reproduction de la vie,
l’oikos vit sous l’emprise de la nécessité à l’intérieur d’une
relation domination-servitude. Ce n’est qu’au sortir de l’oikos,
après avoir franchi les bornes qui circonscrivent l’agora que le
citoyen pénètre dans un espace politique, dont tous les membres
sont égaux au sens de l’isonomie, accède à la politique, c’est-à-
dire à la possibilité de l’action à plusieurs agissant de concert et
dont la raison d’être est la liberté. Dans cette constellation, la
liberté se situe aux antipodes de la domination, puisqu’elle
signifie une position d’extériorité à l’égard des relations de
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commandement et d’obéissance — « Il s’agissait de n’être ni
sujet ni chef. »52 — et positivement la mise en œuvre de la
condition de pluralité par l’agir et la parole. Même si cette
expérience de la liberté a disparu avec la constitution des
Empires, les Empereurs romains prenaient le titre de dominus, il
n’en reste pas moins que la mutation apparue avec la cité
grecque est restée l’expérience matricielle de la politique qui a
resurgi, sous des formes diverses, tout au cours de l’histoire
discontinue de la liberté. Selon H. Arendt, tant que nous aurons à
la bouche le mot politique, nous nouerons, que nous le sachions
ou non, un rapport à la cité grecque, à la polis. « Le fait que la
politique et la liberté soient intimement liées, écrit-elle, que la
tyrannie soit la pire des formes de gouvernement, voire la plus
anti-politique, traverse comme un fil rouge la pensée et l’action
de l’humanité européenne jusqu’à l’époque la plus récente. » 53
De la liaison entre politique et liberté découle nécessairement
que le fait de la domination, en dépit de l’opinion qui croît y
reconnaître l’essence de la politique, n’a rien à voir avec la
politique, se situe même à son exact opposé, ou encore en
représente l’élément destructeur par excellence.
En termes de La Boétie, l’opposition des deux
phénomènes peut se décrire au mieux dans le contraste entre le

51. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p. 41,


note 3.
52. Ibid., p. 41.
53. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, éd. du Seuil, 1995, p. 59.
248 Pour une philosophie politique critique ?

tous Un, situation où la relation entre les hommes se défait pour


laisser place à la figure du maître et le tous uns, situation où la
liaison entre les hommes, l’entre-connaissance, l’amitié donnent
naissance à une totalité (le tous) d’un genre particulier, dans la
mesure où en tant que totalité, elle ne dénie pas la condition
ontologique de pluralité, mais en permet l’épanouissement (les
uns au pluriel) au point de laisser advenir un lien politique
spécifique, orienté à la liberté et se constituant dans le rejet
continué de la relation domination-servitude.
Il convient de noter, telle est la prégnance du paradigme
politique que Machiavel reçoit chez H. Arendt une place tout à
fait particulière. Loin d’être comme chez Horkheimer le penseur
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typique de la politique, au sens de l’ensemble des moyens de
domination, il apparaît pour H. Arendt comme le penseur
moderne qui, au-delà du Moyen-Age, a su redécouvrir la
grandeur de la politique, à l’écart de la domination, en tant
qu’expérience de la liberté et du courage. « Ce qui demeure
surprenant, déclare H. Arendt, c’est que le seul théoricien post-
classique qui, dans un effort extraordinaire pour rendre à la
politique sa dignité, entrevit cet abîme (entre la polis et l’oikos)
et quel courage il fallait pour le franchir, fut Machiavel. » 54
On le voit donc, au cœur du paradigme politique se
tiennent deux relations antithétiques que l’on peut formuler
comme suit : là où il y a politique, c’est-à-dire expérience de la
liberté, la domination tend à disparaître ; inversement là où
règne la domination la politique s’efface de l’expérience des
hommes et fait l’objet d’une entreprise de destruction.
De l’explicitation et de la confrontation des deux
paradigmes ressort la possibilité de deux unilatéralités, chacune
propre à chaque paradigme, et susceptible de donner naissance à
deux dérives, le catastrophisme pour le paradigme de la critique
de la domination, l’irénisme pour le paradigme politique.
Du côté du paradigme de la critique de la domination,
l’unilatéralité consisterait, au nom d’une focalisation sur le fait
de la domination, à ignorer tant la spécificité que la consistance
du politique, quelle que soit la définition que l’on en donne,

54. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit. p. 45.


Miguel Abensour 249

ainsi que le lien consubstantiel de la politique à la liberté,


comme si la politique se réduisait à la domination jusqu’à
s’identifier à elle, comme si le politique n’advenait pas
précisément dans une lutte permanente, sans trêve entre la liberté
politique et la domination. De façon plus grave encore, le
paradigme de la critique de la domination ignorerait non
seulement la relation essentielle de la politique à la liberté, mais
aussi la question du lien politique, ou la politique instituant un
Rapport entre les hommes, rapport spécifique dans la mesure où
il permet à la pluralité d’apparaître, de se manifester sous forme
d’une relation qui ait pour particularité, non pas tant d’unir, mais
de lier et de séparer tout à la fois. La séparation liante du tous
uns. Or la question du lien politique, lors de son transfert dans la
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problématique de la domination et de l’émancipation est
sérieusement menacée d’en ressortir en quelque sorte mutilée,
amputée. Si la politique est réduite à la domination,
l’émancipation se conçoit logiquement comme une sortie de la
domination. Mais cette émancipation, sortie de la domination,
est-elle pensée comme une entrée dans le champ politique, dans
une expérience de la liberté ? Ou bien, en raison de
l’identification de la politique à la domination, cette
émancipation n’est-elle pas plutôt conçue comme une sortie de
la politique, comme si la liberté signifiait dans ce cas être libéré
de la politique. Suffit-il d’évoquer la liberté et le bonheur pour
définir la société émancipée ? Ou bien faut-il poser une
équivalence entre émancipation et advenue de la question
politique, l’émancipation n’étant plus représentée comme une
disparition de la politique, mais comme son avènement en tant
que question, en tant que persistante énigme et insusceptible de
connaître une solution ?
La représentation de la politique à travers le prisme
unilatéral de la domination peut sans nul doute conduire au
catastrophisme. En pensant l’histoire sous le signe de la
répétition de la domination et de la domination de la répétition,
l’histoire se présente à l’interprète comme une éternelle
catastrophe. Du même coup, ce dernier reste aveugle aux
brèches de la liberté, ou plutôt aux moments instituants de la
liberté. Moments qui dans leur succession peuvent se lire comme
une histoire discontinue de la liberté, des expériences de la
250 Pour une philosophie politique critique ?

liberté dont les temps forts sont la démocratie grecque, la


république romaine, les républiques italiennes et les grandes
révolutions modernes où se mêlent pour se renforcer sentiment
de révolte et désir de liberté.
Enfin ne faut-il pas voir dans ce paradigme une tendance à
penser le totalitarisme simplement comme un accroissement,
voire monstrueux, de la domination, ce qui serait un des effets
néfastes du paradigme de la critique de la domination. Ceux qui
en relèvent seraient, en effet, restés insensibles au « sans
précédent » de la domination totale et à son caractère le plus
inquiétant, à savoir, la destruction de la sphère politique et au-
delà de la condition politique des hommes.
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Il est vrai que la théorie critique qui relève du paradigme
de la critique de la domination peut tomber sous le coup de ces
reproches. En faisant aussitôt deux restrictions : 1) les
théoriciens critiques sont suffisamment soucieux du non-
identique pour refuser de penser l’histoire sous le signe d’une
identité quelconque, fût-ce celle de la domination. Ainsi
W. Benjamin, sensible à la critique de l’idéologie du progrès à
laquelle avait procédé Blanqui, percevait néanmoins dans
l’Eternité par les astres (1871) la production d’une nouvelle
fantasmagorie. Le révolutionnaire n’engageait-il pas à penser
l’histoire sous le signe de l’identité transhistorique du désastre ?
2) Il convient de prendre en compte l’ensemble de la théorie
critique, c’est-à-dire également ceux qui ne se sont pas contentés
de se réclamer de la liberté et du bonheur, mais qui ont tenté
— F. Neumann et O. Kirchheimer — de penser la différence
entre Etat démocratique, Etat autoritaire et totalitarisme, bref qui
ont travaillé à penser l’émancipation sous la forme de
l’avènement de la question politique et non de sa disparition.

Quant au paradigme politique, il souffrirait ou pourrait


souffrir, d’une autre forme d’unilatéralité. La volonté légitime de
vouloir penser le politique dans sa consistance et sa spécificité se
paierait chez certains d’un oubli, plus, d’une occultation du fait
de la domination, comme si l’avènement de la question politique
s’effectuait désormais dans un espace lisse, homogène, sans
aspérité, ni conflit. Chez certains, avons-nous soin de préciser.
Miguel Abensour 251

Car le paradigme politique, dans le temps présent, connaît


semble-t-il, une double orientation : soit une inspiration néo-
kantienne qui insistant en priorité sur l’intersubjectivité, sur une
intersubjectivité douce, heureuse, sans drame ni détour, aurait
tendance à y réduire le politique et son âpreté, comme si le
politique pouvait être pensé uniquement à partir de la liberté de
penser et de la liberté de communiquer qu’elle implique.
Souvenons-nous des fameuses phrases de Kant dans Qu’est-ce
que s’orienter dans la pensée ? « Mais penserions-nous
beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour
ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs
pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? »55 S’il est
vrai que la liberté de penser ne peut être dissociée de la liberté
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de communiquer, peut-on pour autant accepter de restreindre la
question politique à l’existence de ces deux libertés, certes
essentielles ? Cela sans tenir compte de l’action et de sa logique
telle qu’elle a été décrite par H. Arendt dans The Human
Condition, ou sans prendre en considération l’institution
politique de la société toujours en rapport, selon C. Lefort, avec
la division originaire du social.
De cette propension à penser la question politique à l’écart
du fait de la domination — comme si l’espace politique une fois
institué pouvait souverainement tenir à son extérieur tous les
phénomènes qui tendent à le perturber ou à l’anéantir — résulte
la dérive de l’irénisme. On peut certes se réjouir de la
redécouverte du politique après que la domination totalitaire a
tenté de détruire l’expérience politique et jusqu’à la condition
politique des hommes. On peut non moins applaudir à la
détermination de penser le politique comme non dérivé ou
indérivable. Mais cette redécouverte, cette détermination
doivent-elles nécessairement se concevoir dans un univers
réconcilié, pacifié à un point tel que les sources de conflit et les
situations de domination aient disparu comme par
enchantement ? Qu’il y ait, au plan des concepts, des rapports
antithétiques entre politique et domination n’a pas pour effet de
faire s’évanouir magiquement l’enchevêtrement, au plan du
social-historique, de la question politique et du fait de la
domination. La confusion des deux plans n’a-t-elle pas pour
55. E. Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Vrin, Paris, 1972, p. 86.
252 Pour une philosophie politique critique ?

conséquence cette étrange tendance de la philosophie politique


contemporaine à accompagner son renouveau d’un déni et d’une
occultation des questions politiques, des questions grossièrement
politiques ? A terme cette tendance peut aller jusqu’à procéder à
l’évacuation du lieu de l’enchevêtrement, du social-historique et
à enfermer la philosophie politique sur elle-même l’invitant à se
tourner vers son histoire interne et à l’intérieur de cette histoire à
pratiquer éventuellement des synthèses entre tel ou tel auteur,
dans le dédain conscient ou non de l’extériorité. Et pourtant de
l’enchevêtrement du politique et du fait de la domination, on ne
peut faire l’économie. Le tous uns n’est-il pas exposé en
permanence à se dégrader en tous Un, le pouvoir avec les autres
en pouvoir sur les autres ? Bref la redécouverte du politique
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n’est pas une garantie d’essence du politique, comme si une fois
réapparu le politique était assuré de persévérer à tout jamais dans
son être. Si, à la suite du grand livre de M. C. Nussbaum, The
fragility of goodness, le thème de la fragilité n’était pas galvaudé
ou banalisé, nous serions tenté de parler de la fragilité des choses
politiques. Une des manifestations les plus évidentes de
l’irénisme est la prédominance du consensus, du modèle
consensualiste qui ne peut valoir qu’en excluant le fait de la
domination, susceptible en tant que tel de réintroduire dans la
sphère politique du conflit. Il est évident que l’inspiration
machiavellienne ne peut tomber sous le coup des mêmes
critiques. Elle se constitue dans l’affirmation même du conflit
entre les grands et le peuple, dans l’affirmation de la
permanence de ce conflit, et dans l’hypothèse que le conflit
— donc la domination et la lutte contre la domination — est le
berceau de la liberté politique.
Les deux unilatéralités mises en lumière, la solution de
l’alternative ne peut être que rejetée, car elle reviendrait à
préférer une unilatéralité au détriment de l’autre, et sans raison
solide pour appuyer cette préférence. Reste donc le choix de
l’articulation entre la question politique et le fait de la
domination qui nous conduit sur la voie d’une philosophie
politique critique. A bien y regarder cette philosophie politique
critique existe déjà. Si l’on considère deux penseurs parmi les
plus importants du paradigme politique, H. Arendt et C. Lefort,
force est de reconnaître dans leur œuvre des manifestations de ce
Miguel Abensour 253

projet, sans pour l’instant tenir compte de l’opposition de


H. Arendt à l’idée même de philosophie politique. L’un et
l’autre, en effet, ne pensent-ils pas ensemble le fait de la
domination et le politique ? La redécouverte du politique n’est-
elle pas accompagnée, mieux, suscitée par la critique de la
domination totalitaire ? Il s’agit donc bien de penser ensemble
domination et politique, puisque nous observons ici une même
démarche en deux temps : d’abord, la critique de la domination
totalitaire présentée comme « le sans précédent » du XXe siècle,
puis sur le fond de cette critique, la redécouverte ou
l’affirmation du politique conçu comme l’antithèse même du
système totalitaire, qui peut prendre soit la forme de la
démocratie, soit celle de la république ou de l’Etat des conseils
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pour H. Arendt. Certes dans l’un et l’autre cas aucune « muraille
de Chine » ne sépare le politique — démocratie ou
république — de la domination totale. Chacune des deux formes
politiques est menacée d’une chute dans la domination totale. Il
n’empêche que les deux pôles antithétiques restent dans un
rapport d’extériorité. La domination totalitaire est pensée comme
l’autre du politique.
Ne convient-il pas dans le sillage de cette démarche,
penser l’articulation entre le fait de la domination et le politique,
mais de façon interne, c’est-à-dire se nouant, s’effectuant du sein
même du politique ? Il faut dans cette hypothèse concevoir que
la forme politique — démocratie ou république — peut être
menacée de l’intérieur par la résurgence du fait de la
domination, pas nécessairement totalitaire. Pour envisager cette
hypothèse dans toute son ampleur, il faut y adjoindre une
hypothèse supplémentaire, celle de la dégénérescence toujours
possible, toujours menaçante des formes politiques. Démocratie
ou république, en tant que manifestations du principe politique,
ne sont ni des formes stables, ni des formes irréversibles. Le
retour du fait de la domination les menace de l’intérieur jusqu’à
risquer de les détruire, de les ruiner et de les vider de leur sens.
Une des faiblesses du paradigme politique est de penser que
l’avènement d’une forme politique créerait un état de non-retour
garantissant à tout jamais la persistance de cette forme. Or cette
défaillance du paradigme politique provient de l’exclusion du
fait de la domination ou du renvoi à l’extérieur de la forme
254 Pour une philosophie politique critique ?

politique, de ce fait. De là cette vision irénique de la scène


politique qui en tant que telle serait à l’abri, on ne sait par quel
miracle, du retour de la domination. Il est vrai qu’il ne s’agit pas
d’un destin et que la version machiavellienne du paradigme
politique n’est pas exposée par principe à l’irénisme, puisqu’elle
contient à travers le couple antagoniste des grands et du peuple
une articulation entre politique et domination, dans la mesure
même où elle conçoit la liberté comme naissant en permanence
de la lutte contre la domination. « La liberté politique, écrit
C. Lefort, s’entend par son contraire ; elle est l’affirmation d’un
mode de coexistence, dans certaines frontières, tel que nul n’a
autorité pour décider des affaires de tous, c’est-à-dire pour
occuper le lieu du pouvoir. »56 Mais à cette version, on peut
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demander si elle parvient à toujours se tenir dans le lieu de
l’articulation ? N’a-t-elle pas tendance à parfois le déserter faute
de s’interroger sur la « corruption » de la démocratie ou de la
république ? Ne faut-il pas en effet aborder la question à
l’inverse de la question irénique et considérer que c’est de la
lutte contre la domination que la forme politique, démocratie ou
république, tire son principe. Comme si en quelque sorte le fait
de la domination, récurrent dans l’histoire, était le moteur de par
la lutte qu’il engendre — celle du peuple contre les grands —
d’une institution continuée de la politique. Dans ce cas, il n’y a
pas lieu de se détourner des pensées qui se donnent pour objet le
fait de la domination pour autant qu’elles n’éternisent pas ce fait
et en envisagent la suppression. Ce qui est en l’occurrence la
position de la théorie critique. Aussi le passage alternatif de la
théorie critique à la philosophie politique contemporaine est-il
un passage malencontreux.
Tournons nous maintenant vers un penseur de
l’émancipation, G. Vico auquel Horkheimer consacre un
chapitre de l’ouvrage Les débuts de la philosophie bourgeoise de
l’histoire. Selon G. Vico, l’émancipation est au cœur de
l’histoire humaine avec un double mouvement, ascendant et
descendant. « Les hommes pour Vico, écrit G. Navet, font et
transforment leur monde civil jusqu’à parvenir à l’égalité et à la
liberté dans les républiques populaires. Le problème est qu’ils se
montrent incapables de maintenir ou de retenir ce moment, d’y
56. C. Lefort, Ecrire à l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992, p. 171.
Miguel Abensour 255

persévérer durablement, a fortiori d’y progresser. » 57 On le voit,


G. Vico invite à penser ensemble l’émancipation et son
contraire, c’est-à-dire sa dégénérescence toujours possible. Ce
faisant, non seulement il parvient à articuler le principe politique
au fait de la domination, mais il fournit de surcroît l’hypothèse à
l’aide de laquelle penser cette articulation. C’est en effet à
l’hypothèse de la dégénérescence — ignorée semble-t-il par le
paradigme politique — que nous devons de pouvoir engager la
pensée dans la voie de l’articulation, c’est-à-dire dans la
direction d’une philosophie politique critique. Mais vers quoi va
cette dégénérescence ? Une hypothèse d’un autre ordre, non
étrangère à la théorie critique permet de répondre à cette
question. Plutôt que de rester enfermé dans le couple
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d’oppositions démocratie-totalitarisme, il convient de faire
intervenir un troisième terme, une troisième forme, celle de
l’Etat autoritaire qui permet de penser la dégénérescence de la
démocratie ou de la république, sans pour autant faire verser ce
processus du côté du totalitarisme. L’articulation entre la
critique de la domination et la pensée de la politique est
concevable parce que démocratie ou république sont en
permanence exposées à se corrompre, c’est-à-dire à dégénérer en
Etat autoritaire. Ce qui implique de ne pas confondre cette
dernière notion avec celle d’Etat totalitaire ou de totalitarisme.
C’est très précisément ce qu’un théoricien critique, F. Neumann
a eu le mérite de rendre possible ; sa pensée s’ordonne, en effet,
autour de trois pôles, l’Etat démocratique, l’Etat autoritaire, et
l’Etat totalitaire ou totalitarisme. A suivre son analyse dans
Behemoth consacré au nazisme, l’Etat totalitaire analysé dans le
chapitre I de la première partie, a pour particularité d’être un
non-Etat, dans la mesure où cette forme de domination s’exerce
sans recours à la règle de droit, dans un Etat de non-droit. Il y
aurait domination directe des groupes dominants sur le reste de
la population, « sans la médiation de cet appareil rationnel bien
que coercitif connu jusqu’ici sous le nom d’Etat. »58 C’est en

57. G. Navet, Le Temps de l’émancipation, M.H.D.R., Université Paris 7-


Denis Diderot, Année 2001-2002.
58. F. Neumann, Behémoth, Structure et Pratique du National-Socialisme,
Payot, 1987, p. 438. Du même, The Democratic and the Authoritarian State,
Edited and with a preface by Herbert Marcuse, The Free Press, New York,
256 Pour une philosophie politique critique ?

quoi le totalitarisme se distingue de l’Etat autoritaire où la


domination s’exerce en ayant recours à l’appareil d’Etat.
Les grandes lignes de l’articulation apparaissent plus
nettement, semble-t-il. Il convient de penser ensemble le
principe politique et la critique de la domination, parce que toute
manifestation du principe politique, démocratie ou république,
est menacée de dégénérer en une forme, qui malgré son écart par
rapport à la démocratie ou la république, reste encore étatique, à
savoir, l’Etat autoritaire. Nous sommes bien dans le cadre d’une
opposition interne à la démocratie ou à la république. En ce cas,
l’articulation ne se fait plus entre la critique de la domination
totalitaire et la pensée de la politique, mais entre la critique de la
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domination autoritaire et le principe politique. Précisons que
dans ce cas, il ne s’agit pas tant de penser l’articulation sous
forme d’une synthèse théorique entre les deux paradigmes
antithétiques, que d’apprendre à regarder la scène politique
comme le théâtre d’une lutte sans trêve ni relâche entre le fait de
la domination et l’institution politique, du fait de la
dégénérescence possible de cette institution. Si la démocratie est
cette forme de société qui se caractérise de faire accueil au
conflit, le conflit majeur, premier, n’est-il pas d’abord celui qui
porte sur son existence et sur sa teneur ?

Conclusion
Revenons à la question initiale : quel rapport vivant nouer
à la théorie critique face au renouveau de la philosophie
politique ? Reprendre pour finir cette question signifie que nous
refusons la position de l’alternative et notamment sa forme
présente. Nous refusons ce qui se donne comme un passage sans
problème de la théorie critique à la philosophie politique, ainsi
que la prédominance non contestée du paradigme politique qui
repose à l’évidence sur l’éviction de la critique de la domination.
Comme si dans la sphère politique, cette forme de critique était
dépassée, dans la mesure même où le domaine politique est

1957, également, The Rule of Law Under Siege, selected essays of F. Neumann
and O. Kirchheimer, edited by William E. Scheuerman, University of
California Press, 1996.
Miguel Abensour 257

conçu comme un univers lisse d’où aurait disparu toute forme de


domination, comme un lieu où pourrait se donner libre cours une
intersubjectivité non problématique, ce que d’aucuns appellent
une communication non violente.
Une relation vivante à la théorie critique peut donc
prendre la voie de l’articulation entre les deux paradigmes. La
théorie critique n’a-t-elle pas en quelque sorte vocation à
l’articulation, au regard des deux éléments qui en elle la
favorisent. A aucun moment — ce qui n’est pas le cas de toutes
les critiques de la domination — la domination n’est pensée par
elle comme un destin inéluctable. Soucieuse du non-identique, la
théorie critique ne saurait céder au pathos de la domination
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courant comme un fil noir à travers l’histoire universelle. Aussi
la domination est-elle plutôt pensée comme une dimension
complexe, certes récurrente de la vie des hommes, mais qui peut
être transformée, qui doit être transformée par eux. A cet égard,
il est déterminant de constater que les concepts de la théorie
critique ont une double face : critiques de la domination, ils
portent dans leur texture même l’idée de sa suppression. C’est la
raison pour laquelle la question politique n’est pas absente de la
théorie critique, mais y reste le plus souvent « en creux » pour
ainsi dire. Encore faut-il apprendre à faire des distinctions entre
les membres de l’Ecole de Francfort qui ne parlent pas tous
d’une seule voix. Si Horkheimer a une propension à rabattre la
politique sur la domination, Adorno, au contraire, l’en distingue
parce qu’il s’attache à nouer un lien entre émancipation et
politique. « Et pourtant, écrit-il dans Minima Moralia, une
société émancipée ne serait pas un Etat unitaire, mais la
réalisation de l’universel dans la réconciliation des différences.
Aussi une politique qu’intéresserait encore sérieusement une
telle société devrait-elle éviter de propager — même en tant
qu’idée — la notion d’égalité abstraite des hommes. »59 Que
l’intérêt pour l’émancipation puisse être un intérêt pour la
politique, c’est bien la conviction de F. Neumann et de
O. Kirchheimer, exception jusqu’à un certain point dans la
théorie critique, lorsqu’ils se sont efforcés d’élaborer une théorie
critique de la démocratie.

59. T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 99.


258 Pour une philosophie politique critique ?

Une des conditions du rapport maintenu à la théorie


critique serait de partir, dans la mise en œuvre de l’articulation,
du paradigme politique. Pourquoi ce privilège ? Ne peut-on
concevoir l’articulation comme simplement l’ouverture de
chaque paradigme à son autre, en allant soit de la domination à
la politique, soit de la politique à la domination. Mais, à vrai
dire, les deux mouvements sont-ils symétriques ? Le paradigme
de la critique de la domination, même dans le cas de la théorie
critique, n’aurait-il pas plus de mal à produire une pensée de la
politique pleinement développée, entravé qu’il est par
l’identification de départ entre politique et domination. Il y
aurait difficulté à remonter d’une critique de la domination à une
pensée de la politique, puisque la différence de la politique est
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non pensée. Il ne peut y avoir articulation que s’il y a au
préalable reconnaissance de la spécificité et de l’hétérogénéité
des choses politiques. Tandis que pour le paradigme politique, il
suffit seulement d’admettre que, dans l’effectivité, des
phénomènes de domination peuvent venir s’opposer au
politique, le corrompre, même l’anéantir. La redécouverte de la
politique n’autorise nullement à ignorer le fait de la domination,
ou à l’occulter. C’est donc en accordant la priorité au paradigme
politique mais en se refusant à l’absolutiser que l’on peut
instaurer un rapport à la théorie critique. Encore faut-il que les
penseurs du politique soient suffisamment avertis de sa fragilité
et sachent que toute forme de liberté est exposée à se corrompre,
à dégénérer, par exemple, en Etat autoritaire.
« Pour une philosophie politique critique » implique de se
tenir à l’écart aussi bien de l’irénisme que du catastrophisme, le
grand Hôtel de l’Abîme. Répondre au retour des choses
politiques, en mettant en œuvre une articulation des deux
paradigmes, exige de faire de l’élément de l’inquiétude notre
séjour.

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