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HISTOIRE

Dans la nuit chaude et sombre on distinguait, au milieu des arbres hauts, feuillus et des
collines aux versants abruptes et mortels, des lueurs jaunâtres qui brillaient çà et là. En y
regardant plus attentivement, on apercevait un hameau entouré de remparts de bois, caché
sous la voûte des plantes grimpantes aux allures exotiques. Répartis sur toute la longueur de la
bourgade, au centre des maisons à l’aspect rustique, une dizaines de brasiers autour desquels
une foule de gens étaient regroupés en cercle, se donnant la main. Un chant s’élevait de ces
cercles, un chant léger et doux, auquel se mêlait des voix graves et aigues, des voix d’hommes
et de femmes, mais aussi d’enfants.
Parmi tous ces groupes, un en particulier nous intéresse. Ses membres était assis au
milieu de la route de terre qui scindait le village de Castillò en deux parties bien distinctes. Ils
devaient être en tout une trentaine, femmes, vieillards et enfants, qui, comme les autres,
étaient installés en un disque harmonieux. Ils chantaient, leur visage à demi éclairé par la
lueur orangée du grand feu qui semblait sortir des entrailles même de la terre. Tous ces
visages étaient empreints d’une grande tristesse, mais personne ne pleurait, pas même le bébé
recroquevillé dans les bras de sa mère. Derrière eux, les formes floues des maisons en pierre
se dessinaient, très vaguement cependant, car au-delà de la lueur procurée par le feu il était
pratiquement impossible de distinguer quoi que ce soit.
Et en y regardant d’encore plus près, on remarquait que parmi les villageois présents, un
homme semblait incongru. C’était l’un des deux hommes présents dans le cercle, et il n’était
visiblement pas d’ici. Il se tenait d’ailleurs un peu en retrait, le front posé sur ses genoux
ramenés contre son torse, à l’écart du groupe homogène formé par les Colombiens aux
visages dépités. L’homme en question s’appelait Antoine Beauval, il était journaliste. Il
n’était pas d’ici, lui venait d’Europe, plus exactement de France. Antoine leva les yeux et
promena son regard sur le cercle colombien ; personne ne fit attention à lui. Ils continuaient à
chanter, les yeux fermés, se donnant la main avec force et droiture. Soudain le silence se fit.
Tout le monde, d’un bout à l’autre du village, s’était tu. Dans le groupe d’Antoine, un
vieillard se leva avec peine, et s’avança vers les flammes. Il mit ses mains en coupe, et les
plongea dans un petit bol en terre cuite qui était posé près du feu, et qu’Antoine n’avait pas vu
jusqu’à présent. Puis, le vieil homme se releva, et jeta le contenu dans ses paumes sur les
grandes flammes qui s’élevaient devant lui. Antoine le regarda faire avec incrédulité. Lorsque
le vieux retourna à sa place, Antoine se pencha vers son ami, et lui murmura à l’oreille :
- C’était quoi ça ?
- Il a jeté son âme sur le feu, répondit Dani. Symboliquement.
- Et quel en est l’utilité ?
- C’est pour bénir son fils, qui est mort au combat.
Antoine trouva cela inutile, et même futile. Tandis qu’il parlait à Dani, la voisine du vieillard
s’était aussi mise debout, et avait imité les gestes de son voisin. Tour à tour, chaque villageois
fit de même, en récupérant de l’eau du petit récipient avant de la jeter sur le feu. Vint ensuite
le tour d’Antoine. Le vieillard, voyant sa réticence à se lever, lui enjoignit de le faire d’un
geste des sa main fripée. Antoine secoua la tête. Dani le poussa par l’épaule.
- Allez, vas-y.
Antoine pinça les lèvres, mais finit par se mettre debout. Néanmoins, au moment de se
pencher vers le bol en céramique, il s’arrêta et se retourna face aux Colombiens. Il les regarda
un à un, et lut de la peur mais aussi de l’incompréhension en chacun d’eux. Alors, la gorge
serrée à cause de ce qu’il s’apprêtait à dire, il se lança :
- Vous croyez que c’est utile ce que vous faites ? Hein ? Eh bien, je vais vous le dire
moi : c’est totalement inutile. Ça n’apporte rien. Rien du tout. C’est uniquement pour
soulager votre conscience que vous faites ces conneries. Jeter de l’eau sur du feu !
Ha ! Quelle blague. Vous pensez que vos proches, tous morts au combat, en ont
quelque chose à foutre de votre eau !? Vous pensez que c’est avec vos cérémonies, vos
offrandes à Dieu et vos petites prières que vous allez les faire revenir !?
Il s’arrêta un instant, pour reprendre son souffle. Les habitants le regardaient avec des yeux
ronds, mêlés d’une certaine crainte, même si seulement une poignée d’entre eux comprenaient
le journaliste. Écumant de rage, il continua :
- Si Dieu existait, Il n’aurait jamais laissé faire une chose pareille. Il n’y aurait pas de
guerre, pas de violences, pas de génocides, pas d’attentats, pas d’accidents. Pourtant,
chaque jour, des gens se font tuer, meurent à la guerre ou dans dans des accidents de
voiture, ou encore dans des tueries de masse. Si Dieu existait, on ne connaîtrait pas
tout ces concepts macabres.
Sa respiration devenait plus forte à mesure qu’il parlait, et il sentait sa haine grandir en lui,
incontrôlable.
- Pourtant ils sont morts !! Ils sont morts pour vous, et vous, vous les remerciez en
jetant de l’eau sur du feu !!! Vous croyez qu’ils sont au paradis, je suppose ? Laissez-
moi vous dire que non ! Vous croyez qu’ils n’ont pas souffert quand ils sont morts,
que Dieu les protégeait ? Mensonges ! Ils se sont faits massacrés par les balles,
déchiquetés sans aucune pitié, par un ennemi en tout point supérieur, qui ne leur a pas
laissé l’ombre d’une chance. Ils sont morts dans d’atroces souffrances, seuls, appelant
à l’aide un Dieu qui n’est pas réel, appelant à l’aide leur famille, qui n’était pas là pour
leurs derniers instants !!
Des sillons de larmes lui striaient maintenant le visage. Antoine tomba à genoux, et se prit la
tête entre les mains. Son corps, agenouillé dans l’herbe, était parcouru de frissons
incontrôlables. Dani s’approcha de lui et tenta de l’apaiser. Mais Antoine se releva d’un bond,
et repoussa violemment son ami, avant de quitter le village et de s’enfoncer dans la forêt
profonde et noire, seul dans la nuit.

CHAPITRE PREMIER

2 mois plus tôt, 20 mai 1963


L’avion venait d’atterrir à l’aéroport de Cali, après plus de vingt heure de vol. Antoine
attendait devant le tapis roulant, les bras ballants et la silhouette courbée, des poches violettes
soulignant ses yeux. Il n’avait pas pu fermer l’œil durant tout le trajet ; en fait, Antoine avait
une peur bleue de l’avion. Les voyageurs amassés comme lui devant le tapis électronique qui
crachait petit à petit les bagages de chacun le regardaient, intrigués. Il n’y prêtait pas
attention, trop épuisé pour réagir. Au fur et à mesure que les valises défilaient, des gens se
servaient, souriant béatement en découvrant leurs précieuses affaires, pareil à des enfants
devant leurs cadeaux de noël. Malgré la fatigue, l’esprit embrumé du journaliste remarqua la
foule s’amenuiser de plus en plus, alors que sa valise à lui ne s’était toujours pas pointée. Puis
vint le moment où plus aucun bagage ne se trouvait sur le tapis. Antoine, profondément
étonné, partit se plaindre à un des employés du guichet, un garçon juvénile et imberbe, aux
joues aussi roses que celles d’un nourrisson. L’employé, visiblement débutant, indiqua
maladroitement à Antoine la marche à suivre dans ce genre de cas ; mais, peut-être à cause de
son épuisement extrême, plus probablement de l’incompétence du jeune homme, Antoine n'en
comprit pas un mot. Rechignant à un débat enflammé avec cet adversaire mal dans sa peau et
dont la confiance en lui frisait la barre du zéro absolu, Antoine quitta l’aéroport l’humeur
maussade, n’ayant en main que sa sacoche qui contenait ses affaires de travail et quelques
habits. L’atmosphère extérieure était humide, brûlante, et à la mauvaise humeur et
l’épuisement du journaliste s’ajouta bientôt la sueur, qui collait les habits à la peau et rendait
chaque inspiration insupportable. Il se rendit ensuite à l’hôtel le plus proche, afin de récupérer
quelques heures de sommeil. Et comme il ne devait rencontrer son interprète que dans deux
jours, un jour de repos ne lui ferait pas de mal. Il prit donc une chambre dans un motel
pouilleux et y monta directement. Puis il ferma tous les stores, et, malgré l’heure matinale et
la lumière qui s’infiltrait entre les rainures des stores cassés, il dormit toute la journée.
Antoine s’éveilla le lendemain en pleine forme. Il consulta sa montre, dont le cadran
indiquait : 04h12. Il avait dormi durant plus de dix-sept heures sans interruption. Antoine se
passa une main sur le visage et repoussa son duvet au bout du lit. Il se leva et enfila un T-shirt
avec marqué « Meilleur papa du monde » en lettres capitales, que son fils Léo lui avait offert
pour la fête des pères. Il ne put s’empêcher de sourire en se remémorant cette journée à la fête
foraine : jamais il n’avait vu son fils si heureux. Et Laurie aussi était venue. Le journaliste
ferma les yeux et prit une profonde inspiration ; la simple pensée de sa défunte femme lui
faisait l’effet d’un pic glacé qui lui transperçait le corps. Sa mâchoire s’était soudain mise à
trembler. « Il faut que j’arrête de m’infliger ça, se dit-il. C’est loin désormais. »
Antoine sortit du motel sous le coup des dix heures. Il s’était douché à l’eau tiède (tout ce
que pouvait cracher le pommeau rouillé de la minuscule cabine de douche), s’était rasé et
avait passé différents coups de fil, principalement à ses proches, pour leur assurer que tout
allait bien. Puis, sous la chaleur écrasante du soleil de Colombie, il se rendit à une terrasse
pour y déjeuner.
A onze heure, il paya son repas et se mit à flâner dans la ville, s’imprégnant des sublimes
bâtiments dont ce pays regorgeait. Il trouva un guide ambulant, qui lui proposa une visite dans
un véhicule insolite à trois roues. Antoine accepta. La visite dura jusqu’à trois heures de
l’après-midi. Affamé par ces longs trajets à travers Cali, Antoine décida de retourner à
l’aéroport pour tenter de récupérer ses affaires, mais on lui annonça que rien n’avait été
retrouvé dans l’enceinte de l’aéroport. Ses affaires avaient soit été volée, soit confondues,
chose fréquente par ici. Antoine dût donc faire une croix sur une bonne partie de ses
vêtements et affaires personnelles, ainsi qu’une part conséquente de son argent.
Enfin, la nuit commençât à tomber, déposant petit à petit son drap sombre sur le pays, et
ce fût pour Antoine le moment de retourner à sa chambre. Il jugea toutefois bon de profiter un
peu de la vie nocturne colombienne, chose qu’il n’aurait plus la possibilité de faire dès
demain. Il se rendit donc dans un cabaret, s’attabla au bar et commanda un verre de whisky.
L’endroit était plein à craquer, des filles à moitié vêtues passaient de temps à autre à
l’intérieur, sifflées par la gent masculine déjà ivres pour la plupart. Tandis qu’il sirotait son
verre d’alcool, un homme maigrelet en salopette bleue vint soudain s’asseoir à côté
d’Antoine. L’homme commanda une bière (ce que comprit en tout cas Antoine), et son regard
se posa sur le verre qu’Antoine tenait dans la main. Le maigrelet en salopette pointa Antoine
du doigt et lui demanda, dans un anglais incompréhensible, ce qu’il buvait.
- Whisky, dit simplement Antoine, sans plus d’entrain.
Il ne souhaitait pas s’attarder ici, et se faire un nouvel ami n’était de loin pas sa priorité.
Mais l’homme, loin d’être découragé par l’attitude désintéressée dont Antoine faisait preuve,
se mit à converser en espagnol avec le barman, en montrant Antoine et son verre désormais
vide. Antoine fronça les sourcils et tapota sur l’épaule de son interlocuteur extravagant.
- Qu’avez-vous dit au barman, monsieur ? questionna Antoine dans un anglais parfait.
- Hein ? Oh je vous ai pris un autre whisky, répondit l’autre avec son accent à couper au
couteau.
Antoine se rendit compte que cet homme était ivre, et par conséquent imprévisible. Il
choisit donc ses prochains avec soin.
- C’est gentil, mais ça ira. Je ne souhaite pas m’attarder.
Le poivrot partit soudain d’un rire à glacer le sang, semblable à celui d’une hyène, et les
relents d’alcool s’échappant de cette bouche sale et édentée parvinrent aux narines d’Antoine,
qui retint un haut-le-cœur.
- Il faut boire, homme blanc ! On ne vit que une fois.
Le journaliste ignora sa dernière remarque. Tant pis si l’autre se vexait ; il n’allait tout de
même pas se laisser marcher dessus par un homme ivre ! Antoine héla le barman et lui
demanda l’addition. Le barman arracha un morceau de papier punaisé au mur et le posa avec
violence sur le comptoir.
« Quel homme désagréable, songea Antoine. Je ne suis vraiment pas bien tombé entre lui
et ce maudit poivrot ».
Il sortit donc son porte-monnaie, afin de payer ce qui était grossièrement griffonné sur la
feuille chiffonnée, mais regretta instantanément son manque de discrétion : il venait de
montrer l’argent qu’il possédait (une fortune pour un habitant du pays) à son voisin ivre. Et
celui-ci ne put s’empêcher de lorgner sur ce portefeuille bien garni. Antoine prit en vitesse
quelques pièces sans même les compter et les déposa devant le barman. Puis, dans le même
précipitation, il sauta quasiment de sa chaise et sortit d’un pas vif de l’établissement.
Tout le long du trajet jusqu’au motel, Antoine ne cessa de jeter des coups d’œil anxieux
dans son dos, craignant qu’on ne l’ait suivi. Mais il ne croisa personne, à l’exception
d’animaux errants, qu’il évita avec soin. Finalement le motel apparut au loin, à peine visible,
mais reconnaissable entre mille avec sa forme cubique. Il passa devant la réception, sans
même saluer le veilleur somnolent ; puis, encore habillé, il se mit au lit, et tomba
spontanément dans les bras de Morphée.
*

Le journaliste fut réveillé le lendemain par des coups légers frappés à sa porte. Il se
leva avec peine, les cheveux en batailles et les orbites douloureuses, un marteau cognant
insupportablement sur ses tempes ; l’alcool qu’il avait ingéré hier lors de sa balade nocturne y
était probablement pour quelque chose. Traînant les pieds à la manière du zombie d’un
mauvais film, vêtu uniquement d’un caleçon, il alla ouvrir. Sur le palier poussiéreux se tenait
une jeune sud-américaine, qui tenait entre ses deux minuscules mains une feuille de papier
soigneusement pliée. Sans un mot, elle sourit à Antoine et lui tendit le papier. Antoine le prit
avec nonchalance et remercia la jeune femme d’une voix pâteuse, avant de refermer la porte.
Il déposa la feuille sur son lit défait et ne l’ouvrit qu’une demi-heure plus tard, après s’être
douché et habillé.
Antoine déplia soigneusement le papier : il était épais et rugueux et, à l’intérieur, écrit
grossièrement d’une main négligente et rustre, on pouvait y lire les mots suivants :
« Los Tigrillos 13h00 »
Antoine fronça les sourcils. Était-ce réellement lui le destinataire de ce message ? Il
chercha une autre inscription, un indice de son expéditeur, mais ne trouva rien d’autre que ces
mots. De plus, il ne connaissait aucun endroit nommé ainsi. Antoine fourra le message dans la
poche de son pantalon et décida de remédier plus tard à ce problème. Il rassembla ses maigres
affaires dans son sac et sortit de la chambre.

Antoine marchait, plongé dans ses pensées, le monde autour de lui ne semblant guère
l’intéresser. Il observait sans regarder les bâtiments, véhicules et jolies filles, ne leur accordait
aucune importance. En fait, la seule chose qui occupait maintenant son esprit était ce
mystérieux rendez-vous qu’on lui avait fixé, à un lieu inconnu. Il avait demandé au gérant du
motel où se situait Los Tigrillos, et celui-ci avait écarquillé les yeux avant de se montrer
désagréable envers Antoine et de lui faire signe de déguerpir. Puis il était entré boire un café
dans un petit bar, et au moment de payer, avait questionné le serveur sur ce mystérieux lieu.
Cette fois, l’homme avait agi avec beaucoup plus de violence, et avait même menacer Antoine
de le dénoncer aux autorités si celui-ci refusait de partir. Ce qui intriguait Antoine, outre la
drôle de réaction des deux hommes, c’était ce qu’il avait lu dans leurs yeux d’abord furieux.
De la surprise ? Non, on ne réagissait pas ainsi lorsque l’on était surpris. De la colère ? Peut-
être, mais cela pouvait tout autant être sa faute ; aurait-il été désagréable sans s’en rendre
compte ? Cela n’était pas impossible. Ou alors était-ce de la crainte qu’Antoine avait
discerné ?
Pendant qu’il réfléchissait, Antoine n’avait pas remarqué le brusque coude formé par le
trottoir, partant vers la droite. Ce n’est que lorsqu’un klaxon retentit furieusement qu’il leva la
tête, et, aussitôt qu’il eut pris conscience de sa position au milieu de la route, il bondit sur les
pavés d’en face, esquivant de justesse une voiture à la peinture écaillée, son conducteur
insultant copieusement Antoine. Toutefois l’incident eut pour bénéfice de rafraîchir la
mémoire d’Antoine ; obnubilé par ce message, il avait totalement omis l’entrevue avec son
interprète, fixé à midi à La Plaza de Caicedo, la place centrale de Cali. Sa montre indiquait
onze heure moins quart. Sans perdre de temps, le journaliste courut demander son chemin :
On lui répondit qu’à moins de prendre un taxi, jamais il ne serait à temps à son rendez-vous. Il
regarda autour de lui. Il n’y avait aucun taxi à l’horizon. Alors il n’y arriverait pas. C’était
important, comment allait-il faire ? On était désolé, mais c’était comme ça. Antoine délaissa
les passants, furieux, même si au fond il savait déjà qu’il était trop. A cet instant, une idée lui
effleura l’esprit. Il la chassa tout d’abord, la croyant trop absurde. Elle serait trop simple,
résoudrait trop facilement le problème, et le journaliste avait appris à maintes reprises que rien
ne se résout facilement dans la vie. Cependant, l’idée ne partit pas loin, et lorsqu’elle revint il
ne put s’empêcher de s’y soumettre ; la lettre qu’on lui avait écrite provenait probablement de
son interprète, qui pour une raison quelconque ne pouvait pas se rendre au lieu fixé au
préalable. A défaut de lui sembler réaliste, cette possibilité convenait parfaitement et
expliquait bon nombre d’interrogations laissées en suspens. Antoine s’en contenta donc.
Restait désormais à découvrir où se trouvait Los Tigrillos, et ce n’était pas chose aisée. En
premier lieu, il ne savait pas exactement ce qu’il cherchait : un bâtiment, un lieu, ou même
une rue ? Et de plus, ceux qu’il interrogeait à ce sujet ce comportait de façon étrange…
Antoine décida néanmoins de tenter à nouveau sa chance ; si le message provenait
réellement de son interprète, il fallait à tout prix qu’il s’y rende à temps. Antoine revint alors
sur ses pas, jusqu’à une vieille fontaine en pierre dont il avait un vague souvenir. Elle n’était
pas spécialement belle, mais dégageait une certaine beauté, de la prestance. Prestance qui ne
résidait pas dans son allure, mais dans son passé, qu’Antoine imaginait tumultueux même s’il
n’avait pas le moindre idée de quand datait cette fontaine. Mais elle avait vécu plus de choses
durant sa longue vie qu’Antoine, et elle en vivrait encore bien après sa mort à lui. Elle avait
vu des guerres, des révolutions, une civilisation entière s’ériger petit à petit, un monde
changer radicalement. Non loin de la fontaine, un vieil homme en short et T-shirt jaune, à
longue barbe poivre et sel, lisait le journal sur un banc. Antoine vint s’asseoir à côté de lui. Le
vieux lui jeta un regard indifférent et retourna vite à sa lecture. Mais Antoine ne se laissa pas
démonter par l’attitude du colombien :
- Excusez-moi monsieur ? J’aurais une question à vous poser.
Il s’était adressé à l’homme dans un espagnol bancal mais, il l’espérait, compréhensible.
D’ailleurs, celui-ci leva les yeux et se tourna vers Antoine. A sa grande surprise, il lui
répondit en français.
- Vous êtes tous les mêmes, vous, les touristes européens. Vous voulez toujours tout
savoir sur les choses, d’où elles viennent, pourquoi sont-elles ainsi, de quand datent-
elle… Vous croyez que c’est comme ça qu’on visite un pays, en se renseignant dessus.
Le journaliste décida de rentrer dans le jeu.
- Alors comment visite-t-on un pays, monsieur… ?
- Alvaro Gonzalez. Pour visiter un pays, il n’y a pas de façon juste. Mais il y a des
façons qui ne le sont pas. Comme se renseigner sur la moindre pierre qui constitue un
édifice. Ce n’est pas en apprenant comment fonctionne un pays qu’on apprend à le
connaître.
Alvaro tendit alors la main, un sourire narquois au coin de la bouche. Antoine haussa un
sourcil.
- Il faut payer si vous voulez avoir cette information. Tout se paye de nos jours, vous
devez le savoir, non ? renchérit le colombien d’un air malicieux.
- Très bien, très bien, céda Antoine en soupirant.
Il lui donna une pièce. Alvaro se pencha un peu vers le journaliste, comme s’il allait lui
confier un secret de grande importance.
- Pour vraiment connaître un pays, il faut que vous visitiez les recoins qui ne sont pas
sur les guides ou les sites de voyage. Les endroits jugés inintéressants par les blancs,
car pas assez spectaculaires, ou pas assez touristiques. Ce sont là les entrailles d’une
nation, et vous ne pourrez vraiment apprendre d’elle qu’en visitant ce qu’elle cache en
réalité, c’est-à-dire son cœur et son âme. Ce ne sont pas les musées ou les monuments
qui vous les dévoileront. Eux ne sont là que pour attirer le public et rapporter de
l’argent. Avant, mon peuple montrait la face cachée de notre pays aux nouveaux
venus. Mais votre race a tout fichu en l’air et a corrompu les habitants, avec ce fléau
qu’est l’argent.
Antoine avait écouté chaque mot avec une attention particulière, suspendu aux lèvres de
ce colombien qui parlait sa langue aussi bien que lui.
- Et comment trouve-t-on ces endroits perdus ?
- C’est très simple.
Alvaro montra à nouveau sa paume ouverte à Antoine. Il lui donna une seconde pièce.
- C’est très simple : vous devez vous perdre.
- Me perdre ?
- Oui. Il faut vous laissez guider par votre instinct, le laisser seul aux commandes, car il
n’y a que lui qui connaisse votre chemin. Ce chemin varie d’une personne à l’autre, il
est unique, et propre à soi. Et c’est lorsque vous croirez vous être bel et bien perdu que
la ville se dévoilera à vous, dans son entièreté.
- Où avez-vous appris le français ?
- En France. J’étais étudiant là-bas il y a longtemps. J’y ai passé une bonne partie de ma
vie.
Antoine hocha la tête. Le vieil homme retourna à son journal et, pendant un moment,
aucun d’eux ne parla. Antoine réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre, se disant qu’il n’avait
pas profiter de Cali comme il aurait dû le faire selon la vision d’Alvaro. Tout à coup, il se
rappela pourquoi il avait réellement sollicité l’aide d’Alvaro.
- Pardonnez-moi une nouvelle fois, mais… connaissez-vous la signification de « Los
Tigrillos » ?
Cette fois, le vieux ne releva pas la tête avec impatience. Il n’y avait plus de malice dans
son regard ; il resta simplement figé, sans ouvrir la bouche, l’air terne. Enfin, déglutissant
bruyamment, et presque comiquement, il dit d’une voix inquiète :
- Qui vous a parlé de ça ?
Plus de formule philosophique. Juste un timbre froid, terne, apeuré, alors qu’il restait les
yeux fixés devant lui, oubliant presque la présence d’Antoine.
- On m’a donné rendez-vous à cet endroit. Et je dois impérativement m’y rendre.
- Et bien on vous a fait une mauvaise blague.
- Et pourquoi cela ?
Là, Alvaro pivota lentement la tête, et plongea gravement ses yeux dans ceux du
journaliste.
- Los Tigrillos ce n’est pas un lieu. C’est un groupe de guérilleros colombien, des
rebelles. Ils sont très dangereux.

Les paroles du vieux résonnaient encore dans la tête d’Antoine, tandis qu’il marchait
le long de la grande rue pavé qui menait au centre de Cali. Des rebelles, des « guérilleros » ?
Pourquoi lui, si bien informé de la situation dans chaque pays, n’avait-il jamais entendu parler
de ces troupes apparemment dangereuses, cachées au fin fond de la Colombie ? Et contre qui
se rebellait-il ? Le gouvernement ? Probablement. Même, il en était persuadé. Mais le plus
saugrenu dans tout cela, c’était pourquoi ces armées de l’ombre s’était adressée à lui ? Une
farce ? Il ne pensait pas, personne ne savait qu’il siégeait dans cet hôtel précisément. Il était
observé, surveillé, et probablement l’était-il depuis le tout début, à la seconde où il avait foulé
le sol de Cali. L’observait-on en ce moment ? Ce n’était pas impossible, mieux valait faire
comme si de rien n’était. Un sentiment de mal-être se propageait en lui, lentement, comme un
poison. Il eut la désagréable sensation d’être épié, et pour ne rien laisser transparaître, il quitta
le chemin qu’il suivait et s’engouffra dans le premier taxi qu’il trouva.
Arrivé au centre de Cali, il s’assit sur un banc et réfléchit à sa situation : il devait
rencontrer son interprète dans moins de dix minutes, mais ne savait toujours pas où, ni
comment. De plus, il avait reçu une mystérieuse lettre d’un groupe rebelle, dont il ne
connaissait pas l’existence il y a dix minutes de cela. Et l’objet du message lui était encore et
toujours inconnu. Antoine soupira ; son séjour en Amérique du Sud ne commençait pas de la
meilleure des façons.
Un marchand ambulant poussant une petite charrette aux roues grinçantes passa devant
lui. Antoine décida qu’il avait bien besoin d’un petit remontant et lui acheta un paquet de
cacahuètes salées, qu’il avala rapidement. Il attendit ainsi pendant encore dix bonnes minutes,
consultant sans cesse sa montre ; enfin, il fut 13h. Personne ne vint à lui, ne lui fit signe. Il
observa attentivement la place, les yeux plissés pour être sûr de ne rien manquer ; il vit des
enfants qui couraient après un ballon, leurs rires si pures et si agréables couvrant le bruit des
voitures et des motos qui pétaradaient non-loin, sur la route surpeuplée. Il aperçut un couple
de retraités qui se donnaient la main, unis probablement pour la vie. Mais Antoine fut aussi
témoin de choses moins joyeuses : un mendiant, implorant la pitié des passants qui ne lui
adressait pas même un regard ; un chien errant qui tentait de jouer au ballon avec les enfants,
mais qui se faisait repousser à coups de pieds ; une femme, recroquevillé sur un muret, et qui
pleurait toutes les larmes de son corps. Antoine se fit la remarque que le bonheur et le
malheur était étroitement lié, et pouvait même se côtoyer. Il se dit aussi que l’esprit des gens
étaient quelque chose de facilement déchiffrable : l’on pouvait connaître l’état d’esprit de
n’importe qui, si on lui accordait un tant soit peu d’attention. Et puis, sans trop savoir
pourquoi, il prit la décision de réexplorer Cali, comme lui avait appris le vieil Alvaro. Il
voulait lui aussi trouver le cœur et l’âme de cette ville, afin de la connaître réellement.
Requinqué, il se leva et prit une direction sans y réfléchir, se laissant guider par son instinct,
suivant à la lettre les conseils d’Alvaro. Mais à peine eût-il fait quelques pas qu’une
camionnette blanche rouillée freina brusquement devant lui, lui barrant la route. Antoine
entendit le crissement assourdissant des pneus sur les pavés, avant que le monde ne devienne
brusquement noir et qu’il fût projeté à l’intérieur de la camionnette par des mains puissantes.
Le journaliste entendit des cris en espagnols, on lui lia avec force les mains derrière le dos,
puis la porte se referma dans claquement et le véhicule partit à toute vitesse, moteur hurlant.
Le chien errant délaissa les enfants pour quelque chose de beaucoup plus intéressant :
il avait reniflé une odeur particulière qui lui était inconnue, et qui chatouillait ses naseaux. Il
trottina jusqu’à l’origine de cet effluve. Après quelques mètres, il se jeta gaiement sur un objet
en aluminium malmené par le vent ; c’était un paquet de cacahuètes salées.

CHAPITRE DEUXIÈME

Des voix étouffées, masculines comme féminines, en espagnol. Elles conversaient


vite, étaient tantôt sévères, tantôt douces. Un mur noir se dressait entre les yeux d’Antoine et
ses ravisseurs ; il ne voyait rien, n’avait que la possibilité d’entendre les voix, couvertes
parfois par sa respiration haletante, obstruée par le tissu dans lequel sa tête était emprisonnée.
Dans sa tête tout se bousculait, il ne parvenait pas à former une pensée cohérente. Il n’avait
pas crié, ni même parler, depuis qu’on l’avait jeté ici. Il tentait, à mesure que le temps passait,
de calmer ses nerfs, de reprendre le contrôle de sa respiration ; il n’y a que de cette manière
qu’il pourrait réfléchir à sa situation. Un grand bruit retentit à l’extérieur et fit trembler toute
la camionnette. Antoine glissa sur le dos et vint heurter l’une des parois avec violence, lâchant
un gémissement de douleur.
Le véhicule continua sa route sans s’arrêter une seule fois, pendant un très long
moment. Depuis combien de temps était-il retenu captif ? Des heures ? Des jours ? Peu
probable, mais le journaliste avait perdu toute notion du temps. En outre, sa gorge le grattait
horriblement, sa bouche et son gosier était sec, et le liquide chaud qui avait coulé de son crâne
lorsqu’il s’était cogné avait maintenant séché, collant le tissu noir qui lui recouvrait la tête au
cuir chevelu. Soudain, alors que le journaliste commençait à sombrer peu à peu dans le
sommeil, épuisé par tout le stress qu’il venait de subir, le moteur s’éteignit et le fourgon
s’immobilisa. Des portes claquèrent, des pas crissèrent sur du gravier, puis un rai de lumière
jaillit de nulle part et aveugla Antoine. Des mains invisibles et puissantes le saisirent par les
bras et le tirèrent hors du fourgon. Il manqua tomber, mais on le retint par l’épaule.
- Avance.
Ce fut dit d’une voix caverneuse, glaçante, et un frisson parcourut la colonne vertébrale du
journaliste de haut en bas, tandis que l’on poussait Antoine dans le dos sans ménagement. De
temps à autre, il trébuchait sur un obstacle, et était chaque fois retenu par une poigne
puissante qui le remettait aussitôt debout sans une once de compassion. Il commençait à
suffoquer ; le tissu noir qui lui enturbannait le visage et lui entravait la vue devenait de plus en
plus oppressant, et il lui était difficile de respirer avec cet accoutrement. Antoine focalisait
toute son attention sur le bruit des gravillons écrasés par leurs pieds, dans une symphonie de
craquements réguliers et moelleux, évitant de penser à sa situation pour ne pas fondre en
larmes ici même. Finalement, le journaliste sentit qu’on lui induisait de s’arrêter, par une
légère pression de l’épaule. Il obéit. Tout devint alors silencieux : ne restait que son souffle à
lui, haletant, irrégulier, emplit de peur. Un reniflement derrière lui, puis une porte grinça. Une
main qu’il ne voyait pas le tira en avant par le col. Antoine sentit sous ses semelles le
changement de sol, se demandant sans trop savoir pourquoi de quelle matière il était composé.
Amusant comme notre cerveau, lorsqu’il a peur, se concentre sur des détails sans importance.
Antoine fut brusquement coupé dans sa réflexion ; on venait de l’asseoir sur une chaise, et
non loin de lui, la porte claqua avec fracas. Antoine se laissa alors choir sur la chaise, courbé
en avant, les muscles endoloris par tant d’heures passées recroquevillé sur le sol de la
camionnette, le souffle court. Il tendit l’oreille, cherchant le moindre signe d’une présence à
ses côtés. Rien. Son cerveau, auparavant dopé par l’adrénaline, retrouva soudain son état
normal, et la réalité de sa situation apparut brutalement au journaliste. Des larmes
commencèrent alors à monter aux coins des yeux du journaliste, qui se força à les retenir.
Mais ce fut de trop : il hoqueta violemment, puis le barrage céda et le flot se déversa,
inarrêtable. Les larmes coulaient de rage, mais aussi de tristesse. La mort lui sembla
maintenant une évidence : on allait le tuer ici, loin de sa patrie et de sa famille. Les gens se
diraient qu’il avait été malencontreusement assassiner dans la rue, c’était quelque chose de
commun dans cette région ; l’on dirait que c’était dommage, mais qu’il connaissait les
risques, qu’il avait sûrement été imprudent. Alors la vie continuerait. Mais tout ça n’était pas
le pire : qu’adviendrait-il de son fils ? Certes, il irait vivre avec sa mère, cela ne l’inquiétait
pas. Mais perdre son père si jeune, ce serait une dure épreuve. Et les rumeurs que Léo
entendrait sur son père, ne sachant point différencier la réalité des pures spéculations. Car
jamais on ne lèverait le voile sur la réelle cause de sa mort ; le gouvernement étouffera
l’affaire, par peur de représailles européennes et de répercussions sur le pays. Au final il serait
oublié, ne devenant plus qu’un nom sur une tombe vide, son corps pourrissant à des dizaines
de mètres de profondeur sous la terre colombienne.
Il pleura ainsi jusqu’à assécher entièrement son organisme. Dès lors, il ravala ses sanglots et
releva le buste avec peine, se tenant droit et digne (autant qu’on peut l’être dans pareille
situation) sur sa chaise. Il s’efforçait de chasser de sa tête les pensées macabres qui
l’assaillaient lorsque quelque chose le frappa : on ne l’avait nulle part ligoté. Il était si choqué
et apeuré qu’il ne s’en était pas aperçu de prime abord. D’un geste sec, il arracha le bandeau
de son visage, déchirant violemment le tissu. Mais, à l’instant où il s’apprêtait à se lever, le
journaliste se figea : il n’était pas seul.
Une femme d’une trentaine d’années était accoudée à une petite étagère dans un coin de la
pièce, les yeux rivés sur Antoine. Son visage triangulaire couronnée d’une chevelure hirsute
était morne, inexpressif, et ses yeux, ressemblant étrangement à ceux des félins, scrutaient
chaque recoin du visage du journaliste. Elle était vêtue d’un pantalon de treillis militaire en
bas, et d’un T-shirt à manche courte noir en haut. Elle portait, ceinturé en travers de son corps,
un fusil d’assaut, et à sa vue le sang du journaliste le glaça. Toujours immobile, il détourna le
regard, cherchant à fuir ces yeux perçants qui le mettaient mal à l’aise, et c’est là qu’elle prit
la parole :
- Pardonnez cet accueil quelque peu rustre, monsieur
- Je… quel accueil ? balbutia Antoine, prit de court.
Les yeux du journaliste croisèrent à nouveau ceux de la Colombienne. Un long frisson
parcourut le corps d’Antoine lorsqu’elle replongea son regard dans le sien.
- Je m’appelle Eva. Je suis à la tête d’un groupe rebelle nommé los Tigrillos, qui sera
l’objet de votre prochain article si j’ai bien compris.
Antoine ne répondit d’abord rien, tant il était stupéfait.
- Mais, on ne m’a jamais assigné cette tâche au journal. Je suis supposé faire un article
sur les habitants d’un petit village perdu au beau milieu de la forêt colombienne, pas
d’un groupe de rebelles.
- Comment s’appelle ce village ?
- Castillò.
La prénommée Eva étira ses lèvres en un sourire facétieux.
- Dans ce cas, bienvenue. Je vous fais visiter ?

CHAPITRE TROISIÈME

Tous deux marchaient côte à côte, sur un chemin de terre longeant Castillò en son centre, sans
un mot. Il faisait beau, il faisait chaud, et le ciel dénué de nuages se découpait avec précision
sur les cimes des arbres élancés de Colombie, qui tapissait le paysage à perte de vue. De
temps à autre, des enfants riant et jouant leur coupaient la route, puis poursuivaient leur jeu
plus loin.
- Il y a des enfants ici ? demanda Antoine.
- Les familles qui nous ont rejoints ont des enfants, mais ils sont heureusement peu
nombreux. Une habitante était anciennement professeure, et elle leur donne l’école
trois ou quatre fois par semaines. Le reste du temps, ils s’amusent ou aident à
l’entretien de Castillò.
Ils reprirent leur visite. Le village, qui ne devait pas compter plus d’une centaine de
bâtiments, composés entre autres de terre et de bois, entièrement artisanaux, était perdu au
beau milieu de la forêt, recouvert par la végétation dense et exotique des lieux. En d’autres
termes, la bourgade était invisible pour des yeux inexpérimentés. Castillò était bordé de
champs de blés, de maïs et d’autres céréales, principale source de nourritures pour les
villageois. Du bétail, essentiellement des moutons et des chèvres, était regroupé dans un
enclos gardé par un homme armé, relayé toutes les six heures environ. Il y avait aussi
quelques chevaux, gardés dans une grange aux allures d’épave, construites il y a des années
de cela. En fait, le hameau, par son allure rurale et champêtre, semblait sortir tout droit d’une
autre époque. Les seuls anachronismes que remarqua Antoine furent les véhicules ainsi que
les armes, en nombre infime, dissimulés dans une sorte de bunker souterrain, vestige d’une
époque lointaine.
Alors qu’ils ressortaient du bunker, Eva proposa à Antoine de l’emmener à un endroit qu’elle
affectionnait beaucoup, car le paysage y était stupéfiant. Il accepta. Tandis qu’ils
progressaient avec difficultés au beau milieu de la cambrousse, devant de temps à autre
découper une plante trop haute ou trop épaisse à l’aide de leur machette, Eva présenta ses
excuses au journaliste.
- J’espère que tout cela n’a pas été trop éprouvant. Je m’excuse de la manière dont les
choses se sont déroulées, c’est probablement très inattendu pour vous.
- En effet, je ne vais pas vous le cacher. Était-ce vraiment nécessaire ?
- Oui. La discrétion est extrêmement importante pour garder le secret le plus total sur
notre groupe. Si l’existence de troupes rebelles cachées dans les hauteurs
colombiennes venait à s’ébruiter et à parvenir aux oreilles du gouvernement, nous
serions perdus. Tous ces sacrifices auraient alors été vains.
Antoine s’arrêta brusquement, et Eva en fit de même. Il la regarda avec gravité.
- Mais des gens m’ont vu monter de force dans cette fourgonnette. Beaucoup même.
C’était en plein jour, au milieu de la place centrale, qui est très animée.
Eva sourit à cette remarque.
- Ils auront oublié d’ici quelques jours. Et ils ont beau nous détester, ils haïssent encore
plus la police colombienne. Jamais ces badauds ne nous dénonceront.
Ils reprirent leur marche. Après quelques minutes de silence, Antoine lui posa la question qui
le turlupinait depuis un moment :
- Vous dites que la population ne vous aime pas ?
Eva lui jeta un regard de biais, sans s’arrêter de marcher. Elle croisa les mains dans son dos et,
son regard se perdant au loin dans l’immensité verte sud-américaine, elle répondit :
- Une bonne partie, oui.
- Pourquoi ?
- Parce que l’Etat, faute de bouc émissaire exemple du camp des rebelles, fait payer à la
population. Mais aussi parce qu’on ne se plie pas aux règles, qu’on fait tâche dans la
société. Voyez-vous, la journée, ces hommes et ces femmes sont pris dans leur routine
abrutissante, fastidieuse, tout ce que fuit mon groupe. Ils ne s’en plaignent pas, ils se
sont résignés depuis longtemps. Les conditions horribles dans lesquels ils travaillent,
les règles qu’ils suivent sans réfléchir ; ils ont abandonné ce combat il y a des années.
- Et pourquoi ?
Son côté journaliste ressortait inexorablement, plein de curiosités, voulant tout connaître et
tout comprendre.
- C’était trop douloureux.
La voix d’Eva s’étrangla dans un sanglot refoulé. Antoine décida de remettre cette question à
plus tard, c’était visiblement trop douloureux pour elle d’en parler. Néanmoins, alors qu’il s’y
résignait, ce fut elle qui continua ; elle devait ressentir le besoin d’extérioriser ces sentiments,
apparemment les blessures étaient encore fraîches dans sa mémoire.
- Des années auparavant, la violence était partout dans les rues. Rien ne ressemblait à la
Colombie dont vous avez été témoin depuis votre arrivée. La population était révoltée
contre l’État, contre ses lois dures et absurdes. Le pays était en proie à une véritable
guerre civile, partout sur le territoire. Beaucoup de monde a péri, dans les deux camps.
Et puis, alors que le peuple commençait à prendre l’ascendant sur le gouvernement
tyrannique, le Brésil leur est venu en aide.
Antoine ne disait rien, écoutait simplement. Il sentait qu’il était privilégié d’assister aux
confessions de cette femme, qu’il ne connaissait que depuis deux heures.
- Là, ce fut le début de la fin, reprit-elle. La police et l’armée, approvisionnées par le
gouvernement brésilien, se mirent à traquer les insoumis dans tout le pays, les
traînaient sur les places publiques et les fusillaient. Le pire, c’est que la veille des
exécutions, ils envoyaient des tracts aux habitants qui stipulaient qu’ils devaient se
rendre aux exécutions, sous peine de mort. Les enfants n’étaient pas épargnés. Dans
ces conditions, plus personne n’osait protester. On se serait cru dans l’Allemagne
nazie des années 40. D’ailleurs, même si la situation s’est un peu calmée, des
patrouilles de l’armée parcourt toujours la ville pour traquer les résistants. Tu as eu de
la chance de ne pas en croiser ; ils détestent les étrangers.
Elle abattit brutalement sa machette sur une plante qui ressemblait à une grosse fougère et qui
barrait le passage. La tige céda sèchement, libérant la voie. Eva précéda Antoine dans le
passage, forcée de baisser la tête.
- Je ne savais pas tout cela. Je veux dire, bien sûr que j’étais au courant des tensions
dans le pays, et de l’aide qu’à apporter l’État brésilien à la Colombie ; mais je ne
savais pas pour les exécutions de masse.
- C’est parce que Rojàr, le dictateur au pouvoir, a réussi à garder une bonne partie du
conflit secrète. Les médias ont été muselés, la presse étaient entièrement aux mains de
l’État, forcée de publier de la propagande. Moi et ma famille, on a donc décidé de fuir.
On a pris tout ce qu’on pouvait, armes, véhicules, vêtements, animaux, etc. Et avec
l’aide d’autres familles on est venu s’installer ici. Par la suite, d’autres opposants au
régime nous ont rejoints, les réserves et le lieu se sont agrandis.
Eva ralentit tout à coup et s’accroupit, pointant du doigt un bosquet à une petit dizaine de
mètres de leur position. Antoine l’imita et plissa les yeux, jusqu’à apercevoir une silhouette
frêle tapie sous le feuillage. C’était un ocelot. L’animal, aux abois, ne les avait pas vu. Il était
accroupi sur ses pattes arrière, ses oreilles relevées s’orientant dans toutes les directions. Ses
yeux félins fixaient un point invisible. Eva et Antoine se firent le plus silencieux possible,
observant chaque mouvement de l’ocelot. Soudain, sans prévenir, la bête bondit hors de sa
cachette en émettant un feulement féroce, les pattes tendues en avant, et roula ensuite dans les
herbes hautes, tenant visiblement une proie entre ses pattes. A cet instant l’animal aperçut les
visiteurs indésirables et détala à toute vitesse, un mulot entre les crocs.
Eva se tourna vers le journaliste, le regard soudain emplit de malice.
- Savez-vous ce que signifie los Tigrillos ?
Antoine secoua la tête, intrigué.
- Ocelots, annonça la jeune femme. Cela veut dire ocelots, en espagnol. Parce nous, les
rebelles, nous sommes comme eux : vifs, discrets. Et nous ne manquons pas nos proies
lorsqu’une occasion se présente, tout comme eux.
Sur ces mots, elle se remit en marche sans attendre de réaction de la part du journaliste. Celui-
ci lui emboîta bientôt le pas, faisant de son mieux pour calquer son rythme sur celui de sa
guide, ce qui n’était pas chose aisée. La face de la montagne qu’ils exploraient, extrêmement
pentue, conférait à la rebelle un avantage certain, principalement du fait de sa connaissance
des lieux. Contrairement à Antoine, elle donnait l’impression d’être infatigable.
Haletant, le front trempé de sueur et le visage cramoisi, Antoine put enfin souffler et se
reposer lorsqu’Eva lui annonça, sans le moindre essoufflement dans la voix, qu’ils étaient
arrivés. Le journaliste se laissa tomber au sol, le dos appuyé contre un tronc pourri. Ses
jambes le tremblaient, sa poitrine le brûlait, ses poumons étaient secs, et douloureux. Il était
dans l’incapacité totale de se lever. Eva, elle, l’observait à quelques mètres de là, d’un air
amusé et malicieux.
Après quelques minutes de repos, Antoine fut finalement capable de se relever, les
muscles toutefois bien douloureux.
- Viens, c’est par ici.
Serrant les dents, il la suivit à travers un rideau de branchages entremêlés, ponctué de feuilles
larges et d’un vert profond, faisant comme des points éparses sur les bois enlacés. Les
minuscules épines qui jalonnait les branches s’accrochaient aux vêtements du journaliste, le
déchirant légèrement par endroits ; la colombienne, habituée, savait éviter les endroits
épineux. Et puis, passé ce rideau, le terrain auparavant assez plat devint brusquement pentu, et
Antoine manqua glisser. Cet incident lui fit d’abord baisser la tête, lui cachant le sublime
spectacle qui s’offrait à lui. Puis, il releva les yeux, et découvrit un paysage qui lui coupa
instantanément le souffle :
Eva et lui se trouvait au bord d’une falaise abrupte, située à plusieurs centaines de mètres de
haut, et qui s’étendait de tout autant en longueur. La paroi de pierre était si raide, qu’en se
penchant légèrement au-dessus du vide l’on pouvait apercevoir l’eau turquoise de la mer, qui
clapotait avec un rythme régulier contre la roche en bas. En portant au loin son regard,
Antoine découvrit une mer de nuage qui tapissait l’horizon, parsemée d’orifices qui laissaient
passer au-travers les rayons brûlants du soleil. Finalement, entre ces deux océans de blanc et
de bleu, un vide, pure et sublime, qui fit monter les larmes au journaliste, sans qu’il en
découvrît la raison. Il ressentit en même temps une onde de plaisir parcourir son corps de haut
en bas, lui procurant un bien-être comme il n’en avait jamais ressenti, pas même pendant le
sexe. Le temps s’était figé autour d’eux ; ils n’entendaient plus le vent léger qui soufflait il y a
peu, pourtant toujours présent dans ces hauteurs. Les animaux aussi s’étaient tus ; à croire
qu’ils comprenaient que cet instant magique ne devait en aucun cas être perturbé.
- Il faut y aller. La nuit va bientôt tomber.
Antoine ouvrit les paupières. Il resta un instant confus, car il n’avait pas le souvenir d’avoir
fermé les yeux, pas de son plein gré. Il avait toujours regardé avec attention ce décor divin,
sans en détacher ses globes oculaires, de peur d’oublier ce spectacle indéfinissable : la
perfection absolue. Pourtant, lorsque sa guide l’avait ramené à la réalité, Antoine avait bel et
bien dût ouvrir ses paupières. C’était encore un élément, parmi tant d’autres, qui rendait cet
endroit si magistral et en même temps si mystérieux. Ce fut donc à contrecœur que le
journaliste se résigna à quitter le bord de la falaise, pour suivre Eva, tandis qu’autour d’eux le
soleil déclinait lentement, cédant à la Lune sa place sur le trône.

CHAPITRE QUATRIÈME

Antoine se réveilla de bonne heure le lendemain. Il resta toutefois un moment sous les
draps, tentant de rattraper les vestiges de son rêve qui s’évaporaient petit à petit. Le rêve, vous
l’aurez compris, incluait la présence de la fameuse falaise. Après avoir échoué de sa vaine
tentative, il se leva, et ressentit un pincement au cœur en repensant à son escapade de la veille
en compagnie d’Eva ; s’était comme perdre de vue un parent qui nous est cher, même si l’on
sait au fond qu’il nous sera permis de le revoir à la prochaine réunion familiale. Tout de
même, il était attristé, et le fut une bonne partie de la journée.
Antoine balança les pieds hors du lit à l’allure spartiate, qui était aussi inconfortable
qu’il le paraissait. Il observa avant toute chose sa chambre, car il n’en avait pas eu l’occasion
hier, trop exténué par la journée remplie d’émotions qu’il avait vécue. L’endroit était assez
propre, malgré la précarité qui faisait foi dans le village ; apparemment, il lui avait attribué la
chambre la plus accueillante. Les murs, faits de planches fixées par de la terre, estima
Antoine, étaient dénués de tout ornement. Comme ameublement, la pièce ne comptait qu’une
unique armoire faite main, minuscule, munie de trois tiroirs. Le journaliste les ouvrit un à un,
et ne fut pas étonné de les trouver vides. Il se vêtit ensuite en vitesse, et, sortant son fidèle
carnet et son stylo fétiche de sa sacoche en cuir, il décida de partir à la rencontre des
villageois.
A l’extérieur, l’ambiance était morne et triste. Et pour cause : un épais brouillard
régnait, engluant le village comme une immense toile d’araignée. Les quelques personnes
qu’Antoine perçut (avec difficultés) dans la brume étaient, à l’image du hameau tout entier,
nonchalant et dépourvus de la moindre énergie. Après une demi-douzaine de tentatives
infructueuses, le journaliste décida de s’arrêter là, que ce n’était pas vraiment le moment idéal
pour débuter son reportage. De plus, il ne connaissait pratiquement rien du lieu où il siégeait
désormais, peut-être devrait-il attendre encore quelques jours avant de commencer ; fort
heureusement, il avait tout le temps nécessaire. Antoine retourna donc à sa cabane, trébuchant
de temps à autre sur des masses noires et difformes qui jonchaient le sol, mais qu’il ne sut
reconnaître par manque de visibilité. Finalement il atteint sa demeure, et trouva rapidement la
poignée de la porte en bois. Il s’étonna de tant de chance.
Durant une bonne partie de la journée, il écrivit. Le temps passait sans qu’il connaisse
à aucun moment l’heure qu’il était, car sa montre était restée, à son grand désarroi, dans sa
valise. Il ne cessa de noircir des pages entières, rédigeant frénétiquement les mots semblant
jaillir de sa main vacillante plutôt que de la mine épaisse du stylo. Ce n’est que lorsqu’on
frappa à la porte de sa baraque qu’il s’arrêta enfin, le souffle court et le front en sueur, tel un
coureur franchissant la ligne d’arrivée après un effort intense. Il prit une poignée de secondes
pour calmer son rythme cardiaque, s’essuya le front du dos de la main, et alla ouvrir. Sur le
palier, il trouva Eva, vêtue d’une veste de treillis militaire, un fusil ceinturée dans son dos.
Elle était accompagnée d’un homme du même âge qu’Antoine, qui apparut tout d’abord
antipathique aux yeux du journaliste. Eva lui sourit, avant de s’expliquer :
- Antoine, je te présente Dani. Il sera ton guide et ton interprète, et te suivras où que tu
veuilles aller. Dani connaît très bien chaque recoin de la Colombie, et tous les dangers
qui s’y cachent.
Antoine acquiesça et tendit sa main à Dani, qui la serra d’une poigne de fer.
- Enchanté, dit Antoine.
Il se montrait réservé face à cet homme, qui ne lui inspirait pas confiance : sans trop savoir
pourquoi, cet homme adoptait une attitude qui déplaisait au journaliste. Dani ne répondit rien.
Eva parut ressentir la tension inexpliquée qui se dégageait des deux hommes, et mit donc fin à
la rencontre.
- Parfait. Maintenant que les présentations sont faites, nous allons te laisser, Antoine.
Demain, tu auras une journée bien remplie. Dani t’emmènera à notre camp
d’entraînement.
Et elle ajouta à voix basse, lorsque Dani se fut éloigné :
- Et je te prierais de faire un peu plus d’effort ; tu es ici pour deux mois, souviens-t ’en.
Te mettre le village à dos ne serait pas dans tes intérêts.
Elle pivota sur ses talons et rejoignit Dani. Antoine resta à sa porte et les regarda s’éloigner,
puis il ferma le battant et retourna à son carnet. Il s’assit sur le matelas troué du lit qui était,
pour un temps, le sien, et prit dans ses mains les feuillets remplis. Il les parcourut rapidement,
cependant il se rendit bien vite compte de la futilité de ses propos. Il avait en réalité écrit dans
l’unique but de calmer son esprit bouillonnant, il en avait plus ressenti le besoin que l’envie.
Frustré, il arracha brusquement les pages maculées d’encre et les froissa avec colère, avant de
jeter la masse de papier dans un coin de la pièce. Cette nuit-là, il peina à trouver le sommeil.
Le lendemain, comme promis, Dani vint frapper à sa porte. Il était tôt, l’aube pointait à
peine et Castillò semblait plonger dans une sorte de torpeur, comme engourdi. Antoine suivit
son interprète à travers les rues étroites et calmes, fort heureusement dénuées désormais de
l’épais brouillard. Ils ne croisèrent personne. Dani l’emmena à l’extérieur de la bourgade, et
bientôt ils s’enfoncèrent profondément dans la végétation luxuriante, encore humide de la
rosée matinale. Un chant d’oiseau retentit soudain et résonna dans la forêt vierge. Excepté
cela, le silence régnait dans la jungle colombienne. Accablé par ce calme, Antoine le rompit
bientôt :
- Comment connais-tu si bien la forêt, Dani ?
Ce dernier ne se retourna pas, mais pris le temps de réfléchir.
- Je suis né ici. J’ai passé ma vie entière dans cette jungle. Mais ce que je connais est
dérisoire en comparaison avec l’immensité de ce lieu. Jamais l’homme n’en connaîtra
tous les recoins.
Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes. Puis ce fut l’interprète qui continua :
- A moi de te poser une question.
- Je t’écoute.
- Pourquoi veux-tu connaître écrire un article sur notre jungle ?
Antoine émit un rire léger.
- Eh bien, ce n’est pas tant le forêt que je veux connaître, mais plutôt la vie des
marginaux qui côtoient chaque jour cette nature sublime mais aussi hostile…
- Elle n’est pas hostile quand on la connaît, le coupa Dani. Elle est l’essence de la terre,
elle est tout. Sans elle rien n’existe. Sans elle Castillò n’existerait pas.
- Je veux bien te croire, continua le journaliste. Mais apparemment, Castillò est bien
plus qu’un simple village.
- A cause du conflit ?
- Oui… Je ne connaissais même pas son existence avant mon arrivée ici.
Dani ne répondit pas directement. Il fixait un point invisible devant lui, plongé dans une
grande réflexion. Antoine s’apprêtait à changer de sujet, croyant son interprète réticent à en
parler, quand celui-ci s’exprima soudain :
- Ce n’est pas étonnant. Personne n’aime en parler, surtout les politiques. Les
Colombiens font comme si rien n’est arrivé. Ils craignent les répressions, et je ne peux
pas les blâmer pour ça. Mais nous, les rebelles, nous n’acceptons pas la tyrannie de
l’État.
- Est-ce que vous êtes les seuls à vous cacher ainsi, loin de la ville ?
- Non. Il y a d’autres clans rebelles comme nous. Eva communique avec les chefs des
autres groupes. Notre soutien mutuel est vital si nous voulons gagner la guerre. Et toi
aussi tu joues un rôle important.
Antoine le regarda avec étonnement. Il attendait une explication.
- C’est toi, grâce à ton article, qui va dévoiler la guerre au grand jour. Si le monde
occidental est au courant, il ne laissera pas faire un chose pareille.
L’échange s’arrêta là, car désormais les deux hommes grimpaient une pente abrupte et
glissante, et leur souffle devint rapidement saccadé. Antoine doutait fortement de ce que Dani
venait d’avancer, mais il ne voulait pas briser l’espoir qu’il lui restait. Ce serait criminel.
Le soleil était maintenant haut et rayonnait fortement ; la jungle baignait dans une chaleur
humide et étouffante. Antoine et Dani marchaient avec difficultés, progressant dans une flore
de plus en plus épaisse, quand enfin ils aperçurent des silhouettes humaines à quelques
centaines de mètres. Cela faisait environ une bonne heure que les deux hommes étaient partis
de Castillò. Ils retrouvèrent donc Eva ainsi qu’une cinquantaine d’hommes, tous vêtus de
treillis militaires et de casque aux couleurs verdâtres. Une partie d’entre eux était affairé à
examiner le matériel, tandis que l’autre semblait inactive. La troupe avait établi son camp
d’entraînement dans une sorte de cuve naturelle en forme ovale, profonde d’environ trois
mètres et longue de plus de cent. Les bords surélevés étaient parsemés d’arbres touffus qui
formaient une barrière épaisse. A l’intérieur de cette cuve, Antoine aperçut des caisses
d’armes de tout genre, allant de l’arc au fusil de précision, en passant par le pistolet. A côté de
ces caisses se trouvaient une demi-douzaine de tables à tréteaux, sur lesquelles reposaient des
outils rouillés et des carcasses de lièvres et autres petits animaux. Et, plus loin, le journaliste
remarqua des sortes de rectangles en fer criblés de petits trous, situés à des distances plus ou
moins lointaines, et disposés symétriquement. Il se tourna vers l’un des soldats rebelles qui
nettoyait un fusil d’assaut complètement désossé :
- A quoi ça sert ça ? demanda Antoine en espagnol, en désignant du doigt les plaque de
fers pleines de trous.
La langue lui était en partie inconnue, mais des vestiges de ses années d’écoles lui restaient en
mémoire. Le soldat lui répondit, sans même lever les yeux.
- Des cibles. Pour le tir.
Puis l’homme retourna à sa besogne. Eva, qui jusqu’à maintenant discutait avec Dani, se
tourna vers le journaliste et lui sourit gentiment.
- Le trajet s’est bien passé ?
- Plutôt.
- Magnifique. Allez, viens. Le temps passe vite, et on a beaucoup à faire.

Ce jour-là, Antoine assista à l’entraînement au tir que suivaient ces soldats deux fois par
semaine, de tôt le matin jusqu’à tard le soir. Le bruit infernal que crachaient les canons des
armes à feu perçaient les tympans du journaliste, obligé de se boucher les oreilles à l’aide de
ses mains. Eva lui expliqua, entre deux séances de tir, que la forme particulière de la zone
d’entraînement et la barrière formée par les arbres feuillus faisaient un excellent réducteur de
son, et leur conférait une discrétion essentielle. Toutefois, ils leur étaient nécessaire de
s’entraîner à une aussi grande distance du village, pour ne pas mettre en danger les familles
dans le cas où il se ferait surprendre par une patrouille de l’armée colombienne.
Peu après la séance de tir, quatre hommes revinrent de la chasse, ramenant quelques
lapereaux morts ainsi qu’une biche, portée à bout de bras par deux des chasseurs. Ils grillèrent
la viande dans un grand feu et le groupe s’assit ensuite en cercle autour du brasier. Antoine,
peu emballé à l’idée d’ingérer de la viande fraîchement tuée, vit bientôt ses appréhensions
s’envoler quand il goûta à la chair juteuse ; c’était bien meilleur que ce à quoi il s’était
attendu. Après le repas, ce fut l’heure du repos et de la digestion. Le journaliste trouvait cette
initiative ridicule, que cela témoignait d’un grand manque de discipline. Mais il ne fit aucun
commentaire, et prit simplement des notes dans son cahier. Après tout, il n’était pas là pour
donner son avis. Bon nombre des Colombiens s’installèrent donc sur des matelas improvisés,
bien souvent fabriqués avec leurs vêtements, et firent la sieste. D’autres, en plus petit nombre,
s’assirent autour d’une souche plate et large et sortirent un jeu de cartes écornés. Antoine
décida que c’était le moment opportun pour coucher sur papier toutes les informations qu’il
avait récolté depuis le matin, en commençant par la discussion avec son interprète. Antoine
sortit donc de sa sacoche son carnet et son stylo, et se mit à l’œuvre.
Lorsqu’il eut selon lui achevé sa retranscription, il eut l’idée d’agrémenter ses écrits
d’une illustration de la cuve, pensant que cela aiderait le lecteur à mieux se représenter la
chose. Il se mit donc à esquisser grossièrement un croquis du camp, quand tout à coup on lui
arracha subitement le cahier des mains. Antoine fit volte-face et se retrouva face au soldat
qu’il avait questionné au sujet des cibles quelques heures plus tôt.
- Toi faire quoi, le français ?
Antoine fronça les sourcils. De quoi se mêlait ce soldat ? Ce carnet ne le concernait pas,
Antoine n’avait par conséquent aucune raison de s’expliquer. Le journaliste tendit le bras dans
le but de récupérer son bien, mais le soldat lui tourna le dos et commença à feuilleter le
journal, ignorant tout à fait l’impatience dont témoignait Antoine. Dans un geste plus violent
qu’il ne l’avait souhaité, il poussa sèchement l’homme de ses deux mains. Le carnet échappa
au Colombien et vint heurter le sol mouillé et gras quelques mètres plus loin. Les deux mâles
se firent brusquement face, l’œil mauvais, le front à quelques centimètres l’un de l’autre,
bombant le torse. Alors qu’une altercation semblait toute proche, Eva intervint en s’agitant
dans tous les sens et s’interposa entre eux. Cette dernière hurla quelque chose en espagnol à
l’intention du Colombien, qui, après avoir jeté à Antoine un regard des plus noirs, cracha par
terre et s’éloigna, le dos droit. Eva se tourna ensuite vers le journaliste qui, imperturbable,
n’avait pas cillé une seule seconde. Le visage déformé par la colère, elle lui cracha presque à
la face :
- Ne me refais plus un coup comme ça. Jamais !
Elle le jaugea du regard avec insistance, puis, le voyant sans réaction aucune tandis qu’il la
regardait d’un air impassible, elle pivota sur ses talons et s’éloigna en direction de ses troupes.
Antoine sentit tout à coup l’adrénaline quitter son corps, aussi brusquement qu’elle s’était
emparé de lui quelques instants auparavant, et il fut dans le même temps vidé de toute colère
et de toute énergie. Il restait immobile, l’esprit ailleurs. Plongé dans une intense réflexion, il
se repassa en boucle les images de sa querelle avec le soldat. Comment la situation avait-elle
pu lui échapper ainsi ? Comment avait-il pu, lui qui d’ordinaire était si réservé et fuyait les
conflits sous toutes leurs formes, se laisser pareillement submerger par ses émotions ?
Revenant brusquement à lui, le journaliste parut se souvenir de son carnet, et entreprit de
terminer son croquis avant de rejoindre les rebelles qui, pour la plupart, émergeaient
maintenant de leur sieste.
Jamais lit n’avait été plus confortable aux yeux d’Antoine que le sien lorsqu’il le
retrouva ce soir-là, comme un vieil ami, après une journée entière à tirer à l’arc et au pistolet
et à marcher des heures dans la jungle humide, étouffante, et hostile. Ses muscles endoloris le
faisaient atrocement souffrir et sa gorge, sèche à cause de la déshydratation, le brûlait, si bien
que déglutir était une véritable torture. Cependant, en dépit de toute la fatigue qu’il avait
accumulé jusqu’à maintenant, Antoine prit tout de même le temps de synthétiser ses écrits du
jour, car la perspective de repousser cette tâche au lendemain était des plus agaçante. Il
s’exécuta donc, pensant vider son esprit accablé ; pourtant, il ne parvint à trouver le sommeil
avant un long moment.

CHAPITRE CINQUIÈME
Un mois passa, qui fut éprouvant pour Antoine, tant physiquement que
psychiquement, ponctué d’exercices physiques et d’interviews des locaux. En parallèle, Eva
s’attelait à lui enseigner l’histoire colombienne et le contexte de la rébellion. Ils passèrent
donc de nombreuses soirées ensemble, à discuter et à boire du vin, et tout deux appréciaient
fortement le compagnie de l’autre. Antoine améliora aussi sa relation avec son traducteur.
Dani lui fut, durant cette période, d’une aide non négligeable. Bientôt naquit entre les deux
hommes une amitié qui prospérait au fur et à mesure que le temps avançait, devenant plus
forte à chaque instant. Son traducteur l’accompagnait dans toutes ses recherches, lui
prodiguait des conseils lors de ses réécritures et lui obtenait bon nombre d’informations
importantes, qui motivèrent et appuyèrent ses fouilles. Le journaliste et le Colombien
travaillaient sans relâche, jour et nuit, n’hésitant pas à écourter leur nuit pour travailler plus
longtemps.
Il n’est donc pas difficile d’imaginer l’état de fatigue dans lequel les deux hommes se
trouvaient quand on leur annonça, ainsi qu’au reste du village, qu’une offensive avait
récemment été lancée sur le siège de l’autorité nationale par les alliés de Castillò, et qu’il était
par conséquent dans le devoir des soldats du village de leur prêter main forte. Cette annonce
fut accompagné de pleurs et de plaintes déchirantes. Les familles se prenaient dans les bras,
les mères s’accrochaient à leur fils, eux aussi incapable de retenir leurs larmes. Puis ce fut
l’heure du départ, l’heure des adieux. Tout le village se réunit autour de la porte principale, les
bras chargés de vivres, de vêtements, et de toutes sortes d’objets, utiles ou inutiles, qu’on pût
imaginer. On s’embrassa, on pleura encore, on hurla de désespoir et de haine, on insulta le
régime au pouvoir, et sa cruauté sans nom. Antoine cherchait Eva des yeux dans la cohue et
l’entrevit tout à coup, s’apprêtant à monter dans un camion. Il accourut vers elle, l’appelant
par son prénom. Elle se retourna, la mine sérieuse, mais se détendit quand elle vit qui venait à
elle. Il s’arrêta à deux pas de la jeune femme, qui, un pied sur la marche du camion, le
dominait d’une tête.
- Qu’est-ce que tu fais là ?
- Je viens te dire adieu. On risque de ne plus se voir pendant un moment, je ne sais pas
si tu es au courant.
Elle rit doucement.
- Arrête, tu es bête, lui lança-t-elle avec douceur.
Tout à coup, Eva se laissa tomber dans les bras d’Antoine, avant de l’embrasser avec une
fougue qu’il ne lui connaissait pas. Puis elle releva la tête, lui sourit facétieusement, et lui
murmura : « Je t’aime. »
Cela n’avait duré qu’une poignée de seconde tout au plus, et le journaliste fut vraiment
pris de court. Il la regarda remonter dans l’habitacle du camion, un sourire béat sur les lèvres.
Finalement le véhicule démarra et Eva agita sa main à l’intention d’Antoine. Il lui répondit
pareillement, heureux comme il ne l’avait plus été depuis des années.
Les véhicules suivirent le mouvement et se pressèrent à la sortie, tandis que les soldats,
des maris, des fils, des pères, des frères, des oncles, montaient tour à tour à l’intérieur des
habitacles, s’entassaient dans les remorques à ciel ouvert, galvanisés par la perspective de
défendre leur patrie. Ils agitèrent leurs mains devant femmes et enfants, devant tous ces
visages inquiets, qui n’espéraient qu’une chose : voir leur famille être au complet à nouveau.
Une fois les troupes parties, Antoine ne s’attarda pas et retourna directement dans sa
baraque. Dans sa tête, il faisait face à des sentiments très contradictoires : d’une part, il se
languissait déjà d’Eva, de qui, il s’en rendit compte une fois seul, il était fou amoureux.
D’autre part, il était extrêmement inquiet pour elle. Dani le rejoignit environ une heure plus
tard. Il était l’un des seuls hommes, hormis les quelques vieillards de Castillò, à avoir été
exempté des combats : sa fonction particulière en était la raison. C’était donc en partie grâce à
Antoine que le traducteur se voyait autorisé à rester chez lui, loin de l’horreur de la guerre.
Les deux hommes s’attablèrent à la minuscule table que le journaliste avait réclamé, pour
boire et fumer. Ils s’adonnaient chaque soir à ce petit rituel, se racontant leur journée et leurs
idées pour le lendemain, ou encore leur avis sur tel ou tel sujet. Mais ce soir, Dani n’avait pas
le cœur à discuter. Par ailleurs, Antoine non plus.
- Qu’est-ce qui ne va pas Dani ?
Son ami leva vers lui des yeux luisants, la figure empreinte d’une grande tristesse.
- Mon frère était dans le convoi qui est parti. Je crains pour lui, et j’ai honte d’être assis
là, au chaud, pendant que lui et tous les autres souffrent.
Antoine serra les dents. Le départ d’Eva l’attristait aussi, mais il parvenait à passer outre,
à ne pas y penser. Pour Dani c’était différent. Il ne pouvait pas oublier la condition de son
frère, c’était impossible.
- Je suis sûr que tout ira bien pour eux. Ils ne sont pas seuls, n’est-ce pas ?
- Non, mais ils sont tout de même moins nombreux que l’ennemi. Et moins puissants.
Le journaliste réfléchit.
- Oui, mais tu sais ce qu’ils ont, vos soldats ? L’effet de surprise. Et ça, c’est un sacré
avantage.
Son ami acquiesça, sans grand enthousiasme. Il faut dire qu’avec ces paroles, Antoine
n’avait pas été très convaincant. Voyant bien que Dani souffrait, il lui proposa de le
raccompagner à sa case, car une bonne nuit de sommeil lui ferait du bien. Dani répondit que
oui, c’était une bonne idée. Ils se levèrent donc, burent le fond de leur bière d’une traite et
sortirent dans la nuit fraîche.

Les trois jours suivants, outre les pluie torrentielles qui s’abattirent sur la bourgade,
rien de notable ne se passa. Les villageois étaient anxieux, et la météo n’arrangeait rien,
obligeant tout le monde à rester cloîtrer chez soi. Puis vint le retour du beau temps, et avec
cela, les mauvaises nouvelles.
A l’aube, alors que le jour pointait à peine, un bruit de moteur résonna, se rapprochant
du village. Les cloches annonçant le danger sonnèrent ; un véhicule venait par ici, seul.
Finalement, une sentinelle identifia l’engin : c’était un des leurs. On fut soulagé en premier
lieu, puis surpris. Des sanglots éclatèrent un peu partout, des femmes tombèrent à genoux
dans la boue, peu soucieuse de salir leurs vêtements en ces circonstances. Après qu’on eut
ouvert les portes, le véhicule, qui s’avéra en fait être un des camions avec une grosse
remorque, déchargea en tout et pour tout dix hommes, sur les deux-cent cinquante envoyés.
La carrosserie du véhicules était en miettes, criblés de balles, et le pare-brise en miettes,
s’était en partie détaché. Les soldats avaient le visage sale, creusé, strié de griffures
rougeâtres. Un homme, qui était maintenu debout par deux de ses compagnons, avait été
sérieusement touché au ventre ; on l’amena à la guérisseuse sur-le-champ. Tandis qu’on
emmenait l’homme pour le soigner, Dani était sorti de nulle part et avait couru droit au blessé,
pleurant et hurlant des mots en espagnol. Il s’avéra que cet homme était son frère. Pendant
que le frère de Dani rejoignait l’infirmerie, si j’ose appeler ça ainsi, car c’était en réalité une
simple cabane muni de toutes sortes de plantes et de remèdes compliqués, les survivants
restants furent accueillis, soignés, lavés et nourris, puis on les fit se reposer. Antoine, ne
voyant pas Eva sortir du camion, détourna les yeux, et partit se réfugier dans sa cabane. Ce
jour-là, le village fut en deuil.
Ce n’est que lorsqu’ils furent tout à fait rétablis qu’on les interrogea sur la tournure
qu’avaient pris les événements, et Dani, bien qu’affligé par la mort de son frère, prit soin de
traduire fidèlement chaque propos à Antoine. Voici ce que le journaliste écrivit le soir-même
dans son journal à propos de l’échec cuisant que fut l’assaut :

« Les neuf rescapés (le dixième étant gravement blessé) étaient assis en face de
nous, l’œil vide comme des gens qui ont vu la mort de près. Jamais je n’ai vu de
visage si épouvanté, c’était réellement triste à voir. L’un des hommes, leur chef
à ce qu’il me semble, nous raconta la chose, et je dois dire que ce fut poignant
que d’écouter ce pauvre Colombien, encore tout tremblant de peur, nous narrer
l’horrible épisode qu’il venait de vivre, et dont ses hommes seuls s’en étaient
sortis vivant. Voici à peu près comment cela s’était passé :
Le groupe d’une quinzaine de véhicules roulaient sagement en file indienne
pour rejoindre le reste des troupes, mais soudain ils durent stopper leur
avancée. Et pour cause : la route qu’ils empruntaient d’ordinaire était bloquée
par une patrouille de l’armée colombienne. Par chance, c’était un véhicule
parti en éclaireur qui les avait aperçu, et il put donc aisément partir sans être
repéré. D’après ce qu’on m’a dit, ils contournèrent le barrage par un chemin
dans la jungle. Mais une autre surprise les attendait à l’extérieur : ils se
trouvèrent nez à nez avec une autre patrouille, et cette fois ils ne purent fuir. Ils
engagèrent donc le combat, une dizaine d’hommes de l’armée contre deux cents
rebelle environ. L’issue du combat est assez logique, et une fois la patrouille
entièrement décimée, ils brûlèrent les corps, pour ne laisser aucune trace. Ils
reprirent la route, en évitant au maximum les patrouilles, et pour cela ils
envoyaient une voiture en éclaireur. Je ne vais pas m’attarder dans les détails,
faute de temps et d’envie, alors j’abrégerai la chose ainsi :
Je crois que les choses prirent une mauvaise tournure lorsqu’ils n’étaient plus
qu’à quelques kilomètres de la zone de combat. L’armée avait le dessus sur les
rebelles des autres groupes, en infériorité numérique flagrante, et il est logique
de penser que l’arrivée des Tigrillos apporta un peu d’espoir aux combattants.
Ils combattirent toute la nuit. Les rebelles se sont défendus jusqu’au bout,
sacrifiant leur vie au nom d’une noble cause. Enfin, au petit matin, seuls ceux
qui nous ont raconté cette tragique histoire eurent la possibilité de fuir, tandis
que le reste des milliers de rebelles étaient soi fait prisonnier, soit déjà mort. »
Antoine dut s’y reprendre plusieurs fois avant de réussir à obtenir une bonne version
pour son article. Il fut forcé d’arracher au moins une dizaine de pages, car les larmes qui
coulaient de ses yeux embués imbibaient le papier, le gondolant et étalant l’encre. Lorsqu’il
réussit à finir, il referma son carnet et partit se coucher. Cette nuit-là, il fit des cauchemars,
dans lesquels il assistait à la mort d’Eva. Le lendemain, en se réveillant, il découvrit qu’il
avait pleuré pendant la nuit, et que ses draps étaient trempés.

CHAPITRE SIXIÈME
Cela faisait deux jours environ que les survivants de la guerre étaient rentré au village,
et ils reprenaient (ou plutôt essayaient de reprendre) une vie normale. Cependant, la tristesse
régnait toujours dans Castillò, et plus rien ne semblait avoir de l’importance pour les
habitants. Le soir, ils se réunissaient autour de grands feux, pour pleurer leur mort et chanter
des chants religieux. Antoine n’y participait jamais. Il passait ses soirées à boire, fumer, puis
tombait de sommeil totalement ivre, et se réveillait chaque matin avec la gueule de bois.
Toutes les nuits, il rêvait d’Eva, et toutes les nuits elle se faisait brutalement assassiner devant
lui, sans qu’il puisse rien n’y faire.
Dani, quand il n’était pas au chevet de son frère blessé, avait essayé à de multiples de
reprises de tirer le journaliste hors de sa cabane, car il craignait pour la santé mentale
d’Antoine. Sans succès. Il trouvait à chaque fois une porte barricadée, et derrière le battant on
entendait grogner et insulter. Parfois, quand Dani venait, Antoine frappait avec violence la
porte depuis l’autre côté, en beuglant des insultes. Puis, il s’arrêtait de lui-même, ivre mort et
épuisé, et s’écroulait.
Un soir, alors que Dani venait parler à Antoine comme il le faisait depuis maintenant
plusieurs jours, il trouva celui-ci sur le palier de sa porte, fumant une cigarette. Il avait les
joues tapissées d’une barbe de trois jours, lui qui d’ordinaire était rasé de près, et il était très
sale. Hormis cela, il semblait aller mieux. Son traducteur accourut vers lui, et le prit dans ses
bras ; c’était la première fois depuis presque une semaine qu’il le voyait au-dehors. Ils
restèrent donc assis tous les deux sur les trois petites marches de sa case pendant un long
moment, profitant de la nuit fraîche et du ciel clair, qui laissait apparaître les étoiles.
Bientôt ce fut l’heure de la prière du village. Les habitants allumèrent des grands feux
un peu partout dans Castillò, et des groupes de vingt ou trente personnes s’amassaient autour
des foyers, en tailleur dans la terre séchée par le soleil tout au long de la journée. Antoine se
leva et fit mine de rentrer à l’intérieur. Il détestait ces cérémonies, étant lui-même un athée,
mais surtout parce que ces rituels réveillaient en lui la douleur causée par la mort de son amie.
Cependant, alors qu’il passait l’embrasure de la porte, Dani le retint par le bras. Le journaliste,
se retourna, et questionna Dani du regard. Celui-ci lui répondit :
- Antoine, joins-toi à nous, je t’en prie. Au moins une fois.
- Je ne peux pas, Dani.
- Je t’en prie.
- Non.
Sa mâchoire se serra sur ces mots. Il reprit, la voix tremblotante.
- Pour elle, je ne peux pas. Elle… ça ne changera rien aux faits.
- Non, mais ça te fera du bien.
- Je ne veux pas du bien !
Il s’écarta de l’étreinte de son traducteur, conscient qu’il avait parlé trop fort. Il reprit, plus
calmement.
- Je ne veux pas l’oublier. Si la douleur disparaît, elle aussi.
- Tu ne l’oublieras pas.
Antoine le regarda, une expression peinée dans les yeux.
- Tu me le promets ? demanda le journaliste.
- Promis, répondit fermement Dani.
Antoine sourit, et ce fut le sourire le plus triste que le traducteur eût jamais vu. Le journaliste
prit une grande inspiration, puis hocha la tête.
- D’accord. Je vais venir.
Dani hocha la tête, et les deux se mirent en marche, côte à côte. A un moment, Antoine leva
les yeux vers son ami, et lui dit :
- Elle me manque tu sais.
Dani le regarda avec une peine sincère.
- Je sais, Antoine. Je sais.

CHAPITRE SEPTIÈME

Les pas du journaliste crissaient sur le sol, tandis qu’il progressait dans le noir
complet, avec pour seul lueur la Lune. Il n’avait pas desserré les poings depuis qu’il avait
quitté Castillò, et avait marché sans s’arrêter, sans destination précise, l’esprit aveuglé par la
colère et la douleur. Des larmes avaient coulé, mais il n’avait pas pris la peine de les essuyer.
Le silence autour de lui était complet, seul ses pas le brisaient à coup de bruissement régulier.
Il ne pensait à rien, uniquement à poser un pied devant l’autre. Contrairement à ce qu’on
pourrait penser, le journaliste respirait en cet instant le calme et la sérénité. Cette marche dans
la nuit, avec pour seules compagnes les étoiles, lui avait permis de se remettre les idées en
place, de s’aérer l’esprit. Il se sentait bien, même si Eva occupait toujours sa pensée,
omniprésente, comme une douleur refoulée qui se tapit dans l’ombre, prête à ressurgir à
n’importe quel instant.
Antoine grimpait depuis maintenant une bonne demi-heure une sorte de colline, un
monticule de terre et de roche recouvert d’une herbe soyeuse et fraîche. Il atteint bientôt le
sommet et, repérant un gros rocher à la forme particulière non loin de lui, il décida de s’y
asseoir pour faire une pause. Le ciel, il ne s’en était pas aperçu jusque-là, était parfaitement
clair, et les étoiles y scintillaient par milliers. Il les observa longuement sans pouvoir en
détacher les yeux. Au bout d’un certain temps, il décida de rentrer pour dormir quelque peu ;
il ne voulait pas passer la nuit dehors.
Le chemin du retour lui parut beaucoup plus long qu’à l’aller, peut-être parce qu’il
était impatient de retrouver son lit, et que son corps était gagné peu à peu par la fatigue. Au
bout de deux heures il repéra un arbre qu’il connaissait bien, c’était un long palmier très fin,
terminé en son bout par une petite touffe de feuilles vertes. Il l’utilisait comme repérage pour
retrouver le village car, étant l’arbre le plus haut à des centaines de mètres à la ronde, il
perçait la voûte formée par les plus petits arbres alentours et faisait comme un phare au milieu
de cette mer de feuilles. Antoine pouvait par conséquent l’apercevoir depuis une distance
éloignée et retrouver facilement son chemin sans trop de difficultés.
Apercevant donc cet arbre, le journaliste sut être sur le bon chemin et continua à
marcher en cette direction. Il était cependant étonné de ne pas voir la lueur des feux à travers
la forêt, car généralement ils restaient allumés jusqu’à l’aube, pour effrayer les animaux qui
rôdaient dans cette partie reculée de la jungle. Cette nuit pourtant, ils avaient été éteint plus tôt
qu’à l’habitude. Mais Antoine ne s’en inquiéta pas, du moins pas tout de suite.
Enfin il se retrouva sur le sentier qui menait à Castillò. Il se rendit compte que même
depuis ici, proche du hameau, il ne pouvait en distinguer les contours, et que sans les feux il
serait difficile de retrouver sa cabane. D’autant plus que la lueur de la Lune ne passait la
barrière de feuillage qui surplombait le village, et qui ne lui serait par conséquent d’aucune
aide. Il marchait maintenant d’un pas plus dynamique, et sa fatigue corporelle croissait à
mesure qu’il se rapprochait du village. Il se sentit soudain peiné, regrettant ce qui s’était passé
auparavant avec les habitants. Intérieurement, Antoine se promit de demain s’excuser auprès
d’eux, et principalement auprès de Dani. Il releva les yeux ; le village était maintenant tout
proche. Tout à coup un bruit éclata non loin de lui, qu’il reconnut immédiatement : un bruit de
portière qu’on ferme. Une portière de voiture ? Étrange, car le seul véhicule qu’il restait à
Castillò était le camion qui avait ramené les survivants, et il était pratiquement inutilisable en
raison des multiples tirs qu’il avait essuyé. Par instinct, il s’accroupit derrière une souche, à
une centaine de mètres des portes grandes ouvertes qui donnaient sur Castillò. Antoine passa
le haut de sa tête hors de sa cachette, de manière à n’avoir que le front et les yeux qui
dépassaient, pour pouvoir observer ce qui se tramait. Il attendit ainsi une dizaine de minutes.
Bizarrement, tout était extrêmement calme, ce qui d’ordinaire n’arrivait jamais ; il y avait
toujours des insomniaques, ou les hennissements et les bêlements des moutons pour percer le
silence. Cette fois, rien de tout ça.
Après un long moment de silence, le journaliste, toujours tapi derrière sa souche,
entendit des pas. Il plissa les yeux, et vit à cinq mètres de lui deux hommes qu’il n’avait
jamais vu, vêtu de treillis militaires, et qui portaient un casque en métal rond. Leur ceinture
était bardé de munitions, et ils tenaient chacun un lourd fusil d’assaut dans les mains. Les
deux militaires venaient vers lui, conversant entre eux à voix basse, dans ce qu’Antoine
reconnut être de l’espagnol. Toutefois, même s’ils parlaient la langue du pays, Antoine était
persuadé de n’avoir jamais aperçut ces hommes de sa vie. Sentant le danger tout proche, il se
mit à paniquer, ne sachant que faire. Les deux soldats inconnus se rapprochaient, et Antoine
ne pouvait se cacher nulle part d’autre car la zone était entièrement à découvert. Et le moindre
de ses mouvements seraient à coup sûr entendu et repéré par les deux hommes. Il se plaqua
donc du mieux qu’il pût dans sa cachette, utilisant le feuillage d’un buisson pour dissimuler
ses jambes. Il resta dans cette position sans bouger, essayant de respirer le plus doucement
possible. Il entendit sans les voir que les deux soldats le dépassaient, il l’espérait sans l’avoir
vu, et bientôt l’intensité de leurs voix s’amenuisa, alors qu’ils s’éloignaient de sa position.
Mais Antoine n’eut pas la possibilité de crier victoire de sitôt : à force de contenir son souffle,
le journaliste en était venu à manquer d’air, et dut prendre une grande inspiration, qui, malgré
tous ses efforts pour rester silencieux, attira l’attention des deux soldats qui firent
immédiatement volte-face :
- C’était quoi ça ? dit l’un en espagnol, en levant son fusil d’assaut à hauteur d’épaule.
Antoine se sut fini. Il est difficile de décrire avec précision ce qu’il ressentit à cet instant, mais
en l’espace de quelques secondes, il sentit sa fin proche, et eu une vision de lui-même étendu
mort ici-même, le corps maculé de sang. Il ferma les yeux, et entendit le second militaire crier
quelque chose en espagnol, le son de sa voix brusquement couvert par une détonation
assourdissante. C’était fini. Il était trop tard. Curieusement, il ne ressentit aucune douleur, et
ressentait même une sorte de calme, de paix intérieure. Lentement, il se laissa glisser dans
cette douce couverture chaude qui l’appelait, qui n’attendait que lui, et qui était si confortable.
Persuadé de sa mort, il fut cependant parfaitement troublé en entendant une sorte de
gargouillis visqueux lui parvenir aux oreilles, comme une gorge remplie d’eau. Il ouvrit alors
les yeux sèchement, et eut la grande surprise de se trouver indemne, sans blessure aucune.
Puis, en levant les yeux, il vit se profiler devant lui une scène des plus étonnantes : l’un des
hommes avait lâché son arme, qui gisait à ses pieds, et il titubait en se tenant la gorge. C’était
lui qui produisait ce son dégoûtant, en ouvrant et fermant la bouche à la manière des poissons,
incapable de comprendre ce qu’il lui arrivait. Un liquide noir qu’Antoine supposa être du sang
coulait abondamment entre ses doigts, pressés autour de sa carotide. Antoine fit ensuite
pivoter son regard sur le second soldat, qu’il trouva aussi estomaqué que son acolyte. Avant
que celui-ci ait pu esquisser le moindre mouvement, deux autres coups de feu claquèrent, et
vinrent toucher l’homme à la poitrine. Il flancha, les yeux exorbités, et vint s’écraser
lourdement sur le sol, droit comme un I, dans un affreux bruit mou et sec. Antoine restait
pétrifié, dans une incapacité totale d’effectuer le moindre mouvement. A sa droite,
soudainement, un bruissement. Recouvrant en un instant l’entièreté de ses fonctions motrices,
le journaliste se leva d’un bond et plongea vers les corps des deux militaires, en saisissant au
passage un des fusils d’assaut, qu’il pointa en direction du bruit. Ses mains enroulées autour
du canon et de la crosse de l’arme tremblaient, sa gorge était nouée et sèche. Il resserra son
étreinte sur le fusil pour se donner un peu de courage et hurla à l’intention de son ennemi
invisible :
- Montrez-vous ! Je… Je suis armé moi aussi !
Un second bruissement, plus proche. Le buisson à sa droite frémit, et Antoine pivota d’un
geste brusque dans sa direction, tenant toujours son fusil pointé droit devant lui. Il tremblait
maintenant de tous ses membres, et il lui devenait de plus en plus difficile de proférer la
moindre parole.
- J’ai- pas peur. J’ai-
- Je ne vous veux aucun mal !
La voix, masculine et calme, provenait du buisson qu’Antoine visait du canon de son fusil
d’assaut. Bientôt, deux mains sortirent lentement d’entre les feuilles, suivies d’une silhouette
sombre, à l’allure lourdaude et massive, qui se découvrait petit à petit hors du feuillage.
Antoine ne pouvait distinguer clairement son visage dans la pénombre, si bien qu’il ne lâcha
pas son arme et continua de la pointer dans la direction de l’inconnu.
- Je ne vous veux aucun mal, répéta l’inconnu, plus doucement.
La voix soudain parut familière au journaliste. Il plissa alors les yeux, et les écarquilla tout à
coup de stupeur.
- Dani, souffla Antoine, laissant tomber son arme à terre.
Dani inclina la tête sur le côté, ne comprenant pas de prime abord comment cet homme
connaissait son nom. Antoine fit un pas vers lui, et son visage fut révélé à la lueur de la Lune.
Dani ouvrit la bouche de stupéfaction, et accourut jusqu’à son ami, qu’il serra ensuite dans ses
bras de toutes ses forces. La tête contre l’épaule du grand Colombien, Antoine se laissa aller à
pleurer toutes les larmes de son corps, le corps encore secoué de tremblements. A peine les
deux amis se fussent retrouvés que des voix se firent entendre non loin ; les soldats
colombiens accouraient, alertés par le bruit. Dani s’écarta de l’étreinte de son ami et le fixa
dans les yeux, le visage soudain extrêmement sérieux.
- Antoine, regarde-moi. Regarde-moi !
Antoine, effrayé, obéit à son traducteur. Dani faisait soudain preuve d’une autorité qu’il ne lui
connaissait pas.
- On a pas de temps, Antoine. Il faut que tu partes loin, très loin, en direction du cœur
de la jungle sans jamais t’arrêter. C’est le seul moyen.
- Le seul moyen de quoi ?
Antoine était livide, terrifié, et il peinait à parler tant sa gorge était nouée. Il répéta :
- Le seul moyen de quoi ?!
- De leur fuir. De survivre.
- A qui ? Survivre à qui ?
Dani ne voulut pas répondre. Il s’éloigna d’Antoine et retourna au buisson d’où il était sorti il
y a quelques instants, s’y pencha et, farfouillant à travers les branches et les feuilles, il
ressortit un pistolet qu’il fourra dans sa ceinture. Le Colombien se retourna et plongea son
regard dans celui du journaliste.
- Où sont les autres Dani ? demanda Antoine, connaissant déjà la réponse.
- Ils sont morts Antoine. Tous. Il n’y a plus que nous.
Ces mots lui firent mal, bien plus que n’importe quel balle. Ils lui transpercèrent le cœur, et il
vacilla comme si un coup invisible lui avait été porté. La mine soudain sombre, il baissa la
tête, et acquiesça, faisant comme s’il acceptait. Mais il n’acceptait pas, au fond de lui. Il ne
pouvait pas. Ces gens, il leur avait parlé. Il avait mangé avec eux, ces repas faits par les
femmes du village. Il avait ri et joué avec ces enfants, ces enfants qui lui rappelaient Léo.
Dani brusquement le secoua, faisant sortir Antoine de sa torpeur. L’attrapant par les
épaules avec force, il l’attira à lui et lui murmura :
- Antoine, pars maintenant. L’ennemi arrive, tu dois t’échapper et prendre de l’avance
sur eux, autrement ils te rattraperont.
- Mais, et toi ?
- Je vais les ralentir, et puis je te rejoindrai.
- Dans combien de temps ?
- Un, deux, trois jours, je n’en sais rien. Mais je promets qu’on se retrouvera. Fais-moi
confiance.
Antoine hocha vigoureusement la tête. Les voix résonnèrent à nouveau, nombreuses et de plus
en plus proches.
- Et maintenant, prends ça.
Dani lui tendit un chiffon rempli de plusieurs choses. Il expliqua :
- Ce sont des provisions, et un briquet pour que tu puisses allumer un feu le soir.
Marche sans t’arrêter jusqu’au lever du jour, tout droit vers le Nord. Aide-toi du soleil
dès qu’il se lèvera. Quand le soleil sera à son zénith, tu t’arrêteras et tu établiras un
camp, en y allumant d’abord un feu. Assure-toi de toujours le garder en vie, sinon les
bêtes sauvages ne mettront pas longtemps à te sauter dessus. Et attends-moi le temps
qu’il faudra.
Dani plongea sa main dans la poche de sa veste en toile et en ressortit une montre à gousset
rouillée, qu’il tendit à son ami.
- Si toutefois je ne t’ai pas rejoint au bout de trois jours, tu devras te débrouiller seul.
Compris ?
Antoine mit quelques secondes à assimiler toutes ces informations, et finalement acquiesça.
Dani le prit brièvement dans ses bras et le repoussa avec la même insistance.
- Pars maintenant ! Allez !
Sans un regard dans son dos, Antoine se mit à courir à travers la jungle étouffante, les
poumons en feu et le souffle court. Le vent lui cinglait le visage, pénétrait à travers ses
vêtements et frappait ses oreilles si violemment qu’il crut à un moment être devenu sourd.
Malgré cela, Antoine gardait le rythme, sautant par-dessus les racines, traversant les barrières
de lianes et de branches enchevêtrées en s’aidant de ses bras, les ronces et leurs épines lui
égratignant les mollets et le visage. Dans sa tête, tout tournait au ralenti. Une seule idée
persistait, courir, encore et encore, fuir l’ennemi. Survivre.
Il ne ralentit pas une fois, pas la moindre seconde, jusqu’à ce que les premiers rayons
du soleil levant fassent leur apparition et viennent frapper le sol droit devant ses pieds. Là
seulement il s’arrêta, et repérant un arbre à la forme recourbée, il s’y assit, plaquant son dos
contre l’écorce dure, et s’autorisa un peu de repos.

CHAPITRE HUITIÈME
Dani observa la fuite de son ami jusqu’à ce que ce dernier disparaisse entièrement
dans la pénombre de la jungle. Une angoisse le prit soudain à la gorge : Et si lui ne survivait
pas ? Si l’armée colombienne l’attrapait, il le ferait prisonnier ou se débarrasserait de lui sans
attendre ; alors Antoine serait seul face à cette forêt hostile, aux milles dangers tapis dans
l’ombre et qui, à la première occasion, vous sautent à la gorge et vous mettent en pièce. Sans
Dani, et ce dernier comprenait sa responsabilité dans l’histoire, le journaliste ne tiendrait pas
plus de quelques jours. Sans lui, le Français était condamné.
Dani fut soudainement coupé dans sa réflexion par un hurlement ; un des soldats
colombiens, arrivés avant ses camarades sur les lieux, venait de l’apercevoir et avait donné
l’alerte. Réagissant rapidement, Dani attrapa d’un geste vif le revolver à sa ceinture et appuya
trois fois sur la détente. Le soldat fut frappé de plein fouet par les tirs et projeté violemment
en arrière, mort sur le coup. Dani devait maintenant agir vite, car les autres rappliqueraient
dans peu de temps. Ainsi, le Colombien ramassa le fusil d’assaut d’une de ses précédents
victimes, car lui était trop légèrement armé pour faire face à la puissance de feu de l’ennemi.
Sans perdre un instant il courut ensuite se mettre à l’abri, s’accroupissant derrière la même
souche où Antoine s’était réfugié quelques minutes auparavant.

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