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C’est dur de faire l’Europe

LE PRÉSENTATEUR, LA TRADUCTRICE, L’INVITÉE

LE PRÉSENTATEUR : Bonsoir ! Je reçois aujourd’hui madame Audrey Vilamortchac, danseuse étoile du


Ballet national de la République populaire démocratique réunifiée, dont l’interprétation de
Carmen dans Le Soulier de satin reste dans toutes les mémoires. Elle commence une tournée, qui
s’annonce triomphale, en Europe, et même dans toute la France, et elle a choisi de nous
réserver sa première apparition publique. Je la remercie et lui souhaite la bienvenue.
LA TRADUCTRICE : Tamosh, Audrey Vilamortchac ! Gabous dinsare Stella National Ballet demos
Popular Réunificated Republica eta dinsare Carmen popolardi « Velvet soulier » avantar big
plausidium tournich Europa bravo bravo ! Milesker eta ongui etori !
L’INVITÉE : Tamosh. Scusate affirmatouch no
soy Audrey étcétera but Andréa Villa-Ortcha, cum tracto de unione !
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Bonsoir ! Je suis désolée de vous dire que je ne m’appelle pas
Audrey quelque chose mais Andréa Villa- Ortcha, avec un trait d’union.
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Bonsoir, Andréa! Voulez-vous traduire à Audrey...
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Non, moi, c’est Nicole !
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Eh bien, bonsoir Nicole, voulez-vous dire à Audrey...
LA TRADUCTRICE : Non, elle, c’est Andréa !
LE PRÉSENTATEUR : Andréa :
LA TRADUCTRICE : Andréa Villa-Ortcha.
L’INVITÉE : Cum tracto de unione !
LA TRADUCTRICE : Avec un trait d’union !
LE PRÉSENTATEUR : (montrant l’Invitée) Qui ça ! Nicole '
LA TRADUCTRICE : Mais non, Nicole, c’est moi, la traductrice. Votre invitée, c’est Andréa Villa-
Ortcha, c’est pourtant simple, non 1
LE PRÉSENTATEUR : (il commence à perdre pied) Mais regardez... (Il montre ses fiches.) ici, c’est bien marqué :
invitée du jour Audrey Vilamortchac, sans trait d’union !
L’INVITÉE : (ayant saisi le mot « union » et voulant aider) Unione cri talam !
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Que dit-elle ;
LA TRADUCTRICE : Elle dit : « Union, belle chose!»
LE PRÉSENTATEUR : (à l'Invitée)
Oui. Oui. Union, belle chose, Audrey !
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Andréa !
L’INVITÉE : (à la Traductrice) Ta es Nicole ?
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Que dit-elle 1
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Vous, c’est Nicole?
L’INVITÉE : (à la Traductrice) Him, somat dicatur ?
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Que dit-elle ?
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Et lui, comment s’appelle-t-il ?
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Mais qui ?
LA TRADUCTRICE: (à l'Invitée) ]ean-Pierre ! (Au Présentateur.) Mais vous !
L’INVITÉE : (au Présentateur) Ah ! Tamosh ! Jean-Pierre !
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Que dit-elle ?
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Ah ! bonsoir ! Jean-Pierre !
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Répondez, bonsoir Audrey !
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Andréa ! (À l’Invitée.) Tamosh, Andréa !
L’INVITÉE : (à la Traductrice) Tamosh, Nicole !
LE PRÉSENTATEUR : (à la Traductrice) Que dit-elle ?
LA TRADUCTRICE : (au Présentateur) Bonsoir, Nicole!
LE PRÉSENTATEUR : (il explose) Mais c’est incroyable ! On ne va pas passer la nuit à faire des monda -
nités. J’ai des questions à poser, moi !
LA TRADUCTRICE : Eh bien, posez-les vos questions au lieu de pousser des hurlements !
LE PRÉSENTATEUR : (essayant de se reprendre) Bien... Êtes-vous heureuse de retrouver une grande scène
française avec votre nouvelle chorégraphie ?
La Traductrice a traduit à mi-voix à l’oreille de l'Invitée.
L’INVITÉE : Es, oy happy soma, for estimago our produtionnes habilabem pénétratosh euro-
péan market, even habituatos in Popular Réunificated habere product fortissimo cum mélio
aïoli !
LA TRADUCTRICE : je suis très heureuse ! Car j’estime que nos productions devraient pouvoir
pénétrer le marché européen, même si nous sommes habitués en République réunifiée à
produire une matière plus forte avec beaucoup plus d’ail !
LE PRÉSENTATEUR : (interloqué) Avec plus d’ail... Bien... Et que pensez-vous de vos partenaires ?
LA TRADUCTRICE : Ovit pensarem partanora- vitch 1
L’INVITÉE : Oy soma supertissimé caprotch !
LA TRADUCTRICE : Ce sont d’excellentes chèvres !
LE PRÉSENTATEUR : Des chèvres ;
LA TRADUCTRICE : Caprotch ?
L’INVITÉE : Tofernibal caprinare productich milka qualitatem !
LA TRADUCTRICE : Un troupeau de chèvres produisant un lait de haute qualité !
LE PRÉSENTATEUR : Elle danse avec des chèvres ?
LA TRADUCTRICE : Je traduis, là ?
LE PRÉSENTATEUR : Non. Attendez. Je me demande si on parle de la même chose. Elle est bien
danseuse ;
LA TRADUCTRICE : Je ne sais pas, moi. Voulez- vous que je lui demande ?
LE PRÉSENTATEUR : (perdu) Lui demander quoi ?
LA TRADUCTRICE : Si elle est danseuse, en plus...
LE PRÉSENTATEUR : En plus de quoi ?
LA TRADUCTRICE : Eh bien, des chèvres, en plus des chèvres !
LE PRÉSENTATEUR : C’est ça ! Finissons-en ! Elle danse oui ou non ?
LA TRADUCTRICE : Vantare cognosco dansare, es or nien ?
L’INVITÉE : (elle s’enflamme) Dansare ! Dansare ! Him obsedare por la dansa, niente ? As cravaritch
tim por dansare cum assemblagi très centirem caprotch, nou parlare buci ! Es, oi tanam
dansare, dansare sito plaisurem, but for instantanotch oy ostro things to do !
LA TRADUCTRICE : (s’enflammant comme l’Invitée) Danser ! Danser ! Il est obsédé par la danse celui-là !
Si vous croyez que j’ai le temps de danser avec un troupeau de trois cents chèvres, sans
compter les boucs ! Oui, j’aime danser, danser est certes un plaisir, mais pour l’instant j’ai
d’autres choses à faire !
LE PRÉSENTATEUR : Bon ! Apparemment, elle s’occupe de chèvres !
LA TRADUCTRICE : Voilà !
LE PRÉSENTATEUR : Pas de danse 1
LA TRADUCTRICE : En effet.
Un temps.
LE PRÉSENTATEUR : (montrant ses fiches)
Donc, ce n’est pas la bonne fiche !
LA TRADUCTRICE : Ou ce n’est pas la bonne invitée !
Pendant cet échange, l Invitée a serti deux petits morceaux de fromage
de chèvre qu'elle leur tend. Ils goûtent machinalement.
LE PRÉSENTATEUR : Qu’est-ce que c’est que ça :
LA TRADUCTRICE : Son fromage de chèvre... évidemment ! (Un temps.) Pas mauvais... Pas assez
relevé, peut-être ?
LE PRÉSENTATEUR : (se prenant machinalement au jeu) Attendez... (Il goûte.) Je sais... ça manque d’ail !
LA T RADUCTRICE : (à l'Invitée qui guette avec anxiété leur réaction)
Ditare es good produtiam but non est
enough aïoli !
L’INVITÉE : Interrogo non es raisonatch. Felicita- tem adaptare productoch.
LA T RADUCTRICE : Je me demande si vous n’avez pas raison. Nous avons eu tort de vouloir
adapter notre produit...
LE PRÉSENTATEUR : Que mettez-vous là-dedans ;
LA TRADUCTRICE : Soy eta compositionem ?
L’INVITÉE : Caprotch milka...
LE PRÉSENTATEUR : Bien sûr ! Mais quoi d’autre ?
LA TRADUCTRICE : Soy esta ?
L’INVITÉE : Oilitch.
LA TRADUCTRICE : De l’huile...
L’INVITÉE : Salto... ma non troppo !
LA TRADUCTRICE : Du sel... mais pas trop !
LE PRÉSENTATEUR : (pour lui-même)
Tiens... ça j’avais compris !
L’INVITÉE : Poveritchanalamanirotogosavoritch.
LA TRADUCTRICE : Du poivre.
Silence. Le Présentateur attend manifestement la suite de laTraduction
LE PRÉSENTATEUR : Oui ; Et quoi d'autre 1
LA TRADUCTRICE : Du poivre. C’est tout.
LE PRÉSENTATEUR : Ce qu’elle vient de dire signifie seulement « poivre » 1
LA TRADUCTRICE : Absolument.
LE PRÉSENTATEUR : C’est long, non, pour un mot si simple ?
LA TRADUCTRICE : Ça arrive. C’est une langue mystérieuse. C’est un peuple mystérieux...
LE PRÉSENTATEUR : Avec un fromage mystérieux! (Il se tourne vers l’Invitée.) À mon avis vous devriez
rajouter de l’ail !
LA TRADUCTRICE : Pinsare rastroprotch aïoli !
L’INVITÉE : Oi es veritas, senor présidente. Pinsare cum aïoli our product possibilamente o rasta-
porovitch labellisatione européan market :
LE PRÉSENTATEUR : Que raconte-t-elle encore ?
LA TRADUCTRICE : Elle vous dit que vous êtes dans le vrai, monsieur le président. Elle ajoute : «
Pensez-vous qu’avec un léger rajout d’ail notre produit pourrait obtenir le label pour être
diffusé sur le marché européen ? »
LE PRÉSENTATEUR : Monsieur le président ?
LA TRADUCTRICE : Oui. Je crois qu’elle vous prend maintenant pour le président de la commission
pour l’agrément des produits laitiers du marché économique européen.
L’INVITÉE : Sector caprem ramagom.
LA TRADUCTRICE : Section fromage de chèvre !
LE PRÉSENTATEUR : (perdant son sang-froid) Je ne suis président de rien du tout ! De rien ! Je suis un
simple présentateur qui voudrait enfin pouvoir terminer son interview ! Alors dites-lui ... (Il se
reprend. Un temps.) Non. Attendez. Ne vous lancez pas dans de nouvelles explications, sinon nous
voilà repartis pour des heures. Je suis crevé, moi, je n’en peux plus ! Alors qu’on en finisse...
dites-lui que c’est d’accord !
LA TRADUCTRICE : (stupéfaite) Que c’est d’accord ;
LE PRÉSENTATEUR : Oui. Pour son fromage de chèvre. Qu’elle rajoute de l’ail. Elle obtiendra son label
et qu’on n’en parle plus !
LA TRADUCTRICE : Mais on ne peut pas lui faire ça!
LE PRÉSENTATEUR : (il hurle) Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Dites-lui que c’est d’accord et qu’elle
dégage de mon plateau et vous avec !
LA TRADUCTRICE : (à l'Invitée) Cum plus aïoli, thinkat es possibile obtinare labellisation européan
market.
L’INVITÉE : Ah !
LA TRADUCTRICE : Ah !
LE PRÉSENTATEUR : Merci ! Là, je suivais !
L’INVITÉE : Es grandissime novate por el païs et velvot dinsare to senor présidente grandis-
simotch ta tafernapal vilamorflé est somat tamosh tamosh tractare cum aïoli. (Son ton devient
grandiloquent.) Caprotch canem canis lupus tansare et tansare vrac loukoum soritch tospana
varitch vodka somavitetavasistas !
LE PRÉSENTATEUR : (détruit) Faites-moi un résumé de tout ça ! Je suis à bout...
LA TRADUCTRICE : Elle vous remercie et promet de veiller à rajouter de l’ail en quantité...
LE PRÉSENTATEUR : D’accord ! D’accord ! (Il les pousse vers la sortie.) Merci ! Merci à toutes les deux !
L’INVITÉE : Tovar radot senor présidente !
LA TRADUCTRICE : Merci à vous, monsieur le président !
LE PRÉSENTATEUR : Très bien ! Très bien ! Voilà ! Au revoir !
L’INVITÉE : Somitar our product bello bellissimo ci postam subitavotch por vos sector.
LA TRADUCTRICE : Dès que notre produit sera définitivement au point, j’en ferai parvenir des
échantillons à vos services...
LE PRÉSENTATEUR : C’est ça ! Prenez votre temps ! Allez, à un de ces jours...
L’INVITÉE : Et dinsare, senor présidente, oi volem one more time...
LE PRÉSENTATEUR : (il se remet en colère) Mais foutez- moi le camp, nom d’un chien ! J’en ai assez
entendu ! J’en ai assez vu ! Allez, dehors !
L’INVITÉE : Volem dinsare las affirmationam. Oi es narravotch too much too much. Es
impossibile faréEuropéan cum narravotch. Es grapotch project askam serinity !
LA TRADUCTRICE : Mais laissez-moi vous dire une dernière chose. Vous êtes beaucoup trop
nerveux. Oui, pour faire l’Europe, il ne faut pas être nerveux. C’est un grand projet qui
réclame de la sérénité.
LE PRÉSENTATEUR : C’est ça ! Il ne faut pas être
nerveux pour faire l’Europe ! Je m’en souviendrai ...
L’INVITÉE : (essayant de parler français) Au revoirrr prrresidente monsieur ! Et merrrci...
LE PRÉSENTATEUR : Au revoir Audrey !
LA TRADUCTRICE : Andréa !
LE PRÉSENTATEUR : Andréa ! Bien sûr ! Andréa ! (Elles sortent. Un grand moment de silence. La Traductrice revient seule.) Ah ! non
! Pas vous ! Que se passe-
t-il encore ?
LA TRADUCTRICE : Je viens simplement prendre congé. Et vous remercier... Pour Andréa ! Elle est
vraiment contente. Pour son pays, vous savez, c’est très important ! Le fromage de chèvre,
c’est leur ressource principale. Alors, vous comprenez, le label européen, c’est quelque chose !
LE PRÉSENTATEUR : Mais...
LA TRADUCTRICE : Voilà ! Allez, je n’abuse pas de votre temps ! Au revoir, monsieur le président !
LE PRÉSENTATEUR : Mais...
LA TRADUCTRICE : Portez-vous bien ! Et restez serein, même si c’est dur, l’Europe !
Elle sort. Le Présentateur reste un grand moment abasourdi. Il essaie
de se reprendre, puis se tourne vers le public.
LE PRÉSENTATEUR: J’ai été très heureux, mesdames et messieurs, de recevoir Audrey... euh...
Andréa... enfin... vous voyez qui je veux dire... La semaine prochaine... (Il consulte ses fiches.)
d’après mes fiches... je précise bien... d’après mes fiches... je recevrai le célèbre ténor
José Lafuentes. (Un temps.) C’est-à-dire que nous parlerons probablement de la culture intensive de l’endive d’eau
douce en Moldavie occidentale ! (Un temps.) C’est dur de faire l'Europe !
Il n’est plus que l’ombre de lui-même.
Musique. Noir.

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