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© Hachette Livre, département Marabout, 2021

Publié pour la première fois en 2017 par Yellow Jersey Press


sous le titre Klopp: Bring The Noise.
Yellow Jersey Press est une compagnie du groupe Penguin
Random House, 20 Vauxhall Bridge Road, London SW1V
2SA.

© Yellow Jersey Press


Copyright © Raphael Honigstein, 2017

Titre original : Klopp: Bring The Noise


Traduit de l’anglais par Sophie Serbini et Ali Farhat

Crédits iconographiques du cahier photos :


1 : © Hartmut and Ulrich Rath
2 : © Wolfgang Baur
3 : © (h) Sven Müller ; (b), (g) Wolfgang Baur ; (b), (d) Imago
4 : © (h) (m) Getty ; (b) Imago
5 : © (h), (b) Getty ; (m) Imago
6 : © (h) Imago ; (b) Press Association
7 : © (h), (m) Getty ; (b) Sven Müller
8 : © Pressesports

Tous droits réservés. Toute reproduction ou utilisation sous


quelque forme et par quelque moyen électronique, photocopie,
enregistrement ou autre que ce soit est strictement interdite
sans l’autorisation écrite de l’éditeur.

ISBN : 978-2-501-16238-8
Pour Mama et Papa.
« It Ain’t Where You’re From, It’s Where You’re At. »
Eric B. & Rakim, In the Ghetto
Sommaire
Couverture

Page de titre

Page de Copyright

1. La surprise

2. Le lundi des Roses : heure zéro

3. Révolution 09

4. Sur la route d'Anfield

5. Au nom du père

6. Wolfgang Frank : le mentor

7. « Schönen guten tag. Hier ist Jürgen Klopp »

8. Pousser le volume à fond

9. Un pas en avant, un pas en arrière

10. Le Rhin en flammes

11. Jamais deux sans trois ?

12. Chaos et théorie

13. La star du petit écran

14. Soixante mille larmes


15. Le crépuscule des dieux

16. Le frisson de la finale

17. Champions pour l'éternité

Remerciements

Index

Cahier photos
Chapitre 1

La surprise

Glatten, 1967

La Forêt-Noire n’est pas noire. Ce n’est même pas une forêt. Du moins,
ce n’est plus le cas. Il y a 1 800 ans, ce sont d’abord les tribus sauvages des
Alamans qui ont déchiré cette masse ténébreuse qui effrayait tant les
Romains, afin de faire de la place pour le bétail et construire des villages.
Par la suite, des missionnaires celtes d’Écosse et d’Irlande, armés de leurs
haches et de leur foi, ont continué à s’enfoncer dans cette masse, jusqu’à ce
que la nature soit vaincue, jusqu’à ce que le mal soit apprivoisé. Ce qu’il
reste de cette forêt ténébreuse sert aujourd’hui de matière première aux
cauchemars des enfants, à la fabrication de pendules à coucou et à
promouvoir la région.
Venus de tout le pays et d’ailleurs, les visiteurs affluent dans la basse
chaîne de montagnes du sud-ouest de l’Allemagne, histoire de débarrasser
leurs poumons et leurs cœurs de toute la misère urbaine. Après la Seconde
Guerre mondiale, la Forêt-Noire est devenue le lieu de prédilection d’une
industrie cinématographique en quête d’un décor sans souillure, d’un cadre
idyllique pour des cliniques réelles et fictives, un de ces endroits où
l’imaginaire et la réalité peuvent se fondre l’un dans l’autre pour créer un
lieu enchanté.
Les plus cyniques aimeraient ne pas y croire, mais dans la petite ville
parfaite de Glatten, tout cela semble pourtant bien réel. Des maisons
blanches aux toits couleur pain d’épice et aux balcons de bois ont poussé
sans prétention contre les collines et veillent sur d’interminables pentes de
verdure. « Certains construisent leurs maisons au sommet de la colline pour
faire étalage de leur splendeur ; les Souabes, eux, préfèrent construire leurs
maisons dans la colline, pour cacher leur grandeur », estime Rezzo
Schlauch, ancien président du parti des Verts au Parlement, pour expliquer
la modestie des habitants de la région, les siens. « Le genre de personnes
qui préfère mettre sa Mercedes au garage et laisser la Volkswagen dans
l’allée. »
La rivière Glatt (un terme en vieux haut allemand pour désigner quelque
chose de brillant ou de lisse) coule depuis le nord vers la petite ville qui lui
a emprunté son nom, en passant devant « J. Schmalz GmbH », une usine
revêtue d’acier spécialisée dans la technologie du vide. La rivière passe
discrètement à côté de la rue principale (qui comprend un concessionnaire
automobile, une banque, une boulangerie, un fleuriste, ou encore un kebab)
et fournit un peu d’eau à la piscine naturelle de la ville. Elle s’écoule
pleinement de nouveau lorsqu’elle passe à côté du terrain de sport, au
niveau de Böffingen, un village situé au sud qui a été absorbé par Glatten.
Le climat difficile qui règne ici – il pleut beaucoup en été – en fait un
paradis gagné, et non acquis. On y cultive de l’herbe, du maïs, des porcelets
et des gens d’une redoutable détermination et frugalité ; un type extrême
d’Allemands, plus travailleurs que les travailleurs. « Schaffe, schaffe,
Häusle baue » (Travaille, travaille, et construis une maison). Tel est le
célèbre dicton dans la région.
« Travailler jour et nuit représente une grande partie de ce qu’est un
Souabe, dit Schlauch. Ce comportement prend ses racines dans l’histoire,
les Souabes ayant la réputation d’être des gens innovants. Dans d’autres
régions, l’aîné héritait de la ferme de ses parents. Mais en Souabe, la terre
était équitablement répartie entre tous les enfants. Avec le temps, les terres
agricoles sont devenues de plus en plus petites, jusqu’à ne plus être viables,
ce qui fait que les descendants ont été forcés à aller trouver d’autres
emplois. Beaucoup d’entre eux sont devenus des inventeurs ou encore des
Tüftler, c’est-à-dire des gens qui cherchent des solutions à de vieux
problèmes. »
Les coutumes locales exigent que tout soit fait soigneusement et de
manière sérieuse. Y compris le plaisir. L’un des quatorze clubs sociaux que
compte Glatten est consacré au « carnaval ». Un autre rassemble les amis
du berger allemand.
Des granges bordent une petite rue parsemée de morceaux d’argile laissés
par les tracteurs. Et là, juste à côté d’un champ, se trouve le Haarstüble
d’Isolde Reich, un petit salon de coiffure, un lieu de rencontre discret qui
sert également de point de vente pour des chaussettes tricotées à la main par
une amie d’Isolde et dont les bénéfices de la vente sont destinés à l’achat de
chaussures pour les sans-abri.
Née en 1962 à Glatten, Isolde est la plus jeune des deux sœurs. Norbert,
son père, était un gardien de but talentueux, mais surtout un fanatique de
sport. Il fut brimé par un père sérieux (« Il insistait pour que Norbert ait une
véritable vocation, et non qu’il tente de devenir footballeur professionnel »,
raconte Isolde) ; ainsi, sa carrière s’est terminée avant même d’avoir
réellement commencé. Ses ambitions sportives restèrent néanmoins
intactes : au cours de sa vie, Norbert a joué au football (au niveau amateur),
au handball et au tennis, et a même essayé de transmettre sa passion à sa
famille. Lorsque Elisabeth, sa femme, et Stefanie, sa fille aînée, lui firent
comprendre qu’elles n’avaient pas envie de jouer, tous les espoirs de
Norbert se tournèrent vers Isolde. Que ce soit avant sa naissance (« Dans
mon album de photos de bébé, il avait écrit : “Isolde, tu aurais dû être un
garçon, en fait” », sourit-elle) ou même après. « J’ai été la première fille de
tout Glatten à me rendre aux entraînements de football. »
Norbert était son coach, et ses méthodes étaient exigeantes et pointues. Il
emmenait la petite Isolde, âgée de 5 ans seulement, au terrain de football de
Riedwiesen, situé non loin de la rivière. Là-bas, il l’entraînait à améliorer
son jeu de tête, en utilisant un vieux ballon très lourd, attaché à une corde,
elle-même attachée à une barre verte en métal. Si le placement d’Isolde
n’était pas idéal ou si ses bras étaient trop hauts, Norbert l’envoyait faire un
tour de terrain en guise de punition. « Il était sévère mais juste. C’était un
homme de principes, plein de passion », dit Isolde.
Lors de l’été 1967, sa mère dut quitter le domicile familial pendant un
mois. Elisabeth était enceinte, à un stade bien avancé, et le risque d’avoir
des complications fit qu’elle dut se rendre dans une clinique de Stuttgart,
située à une heure et vingt minutes de route au nord-est. En effet, l’hôpital
local de Freudenstadt, à seulement 8,5 kilomètres de Glatten, n’était pas
équipé pour effectuer des césariennes. Pour Stefanie et Isolde, ce fut
difficile d’être séparées de leur mère aussi longtemps. « On nous a promis
que notre mère nous ramènerait quelque chose d’extraordinaire quand elle
reviendrait », se souvient Isolde.
Quand Norbert et Elisabeth firent leur retour à la maison, ils avaient un
petit bébé dans les bras, qui n’arrêtait pas de crier à tue-tête. Au bout d’une
heure environ, les deux sœurs se demandèrent si ce bébé ne pouvait pas être
repris et échangé contre quelque chose d’autre. Quelle mauvaise surprise
que ce petit frère qui criait ! Isolde se rendit néanmoins compte qu’on lui
avait donné bien plus qu’un petit frère qui faisait des bruits agaçants. « Tout
l’intérêt sportif de mon père s’est alors immédiatement porté sur ce garçon.
Ce fut un soulagement. Je n’avais plus à m’entraîner à faire des têtes avec
cette espèce de pendule, j’avais le droit de faire du ballet et de l’athlétisme à
la place. La naissance de Jürgen a été de bon augure pour moi. Il m’a
libérée. »
Chapitre 2

Le lundi des Roses : heure zéro

Mayence, 2001

Christian Heidel aime tellement cette anecdote qu’il se demande parfois si


elle est vraie. « Comme je suis originaire de Mayence, je pourrais dire :
“Allez, je vais l’inventer.” Sauf que c’est vraiment ce qui s’est passé »,
insiste-t-il. Pour raconter cette histoire, il lui faut réaliser une sorte de
gymnastique mentale, qui va le conduire de la banalité de son bureau du FC
Schalke 04 à une ville où l’on chante et l’on danse avec entrain sous une
pluie de confettis. Une remontée dans le temps pour raconter le destin d’une
petite équipe de deuxième division sans espoir, forcée à un exil à la
campagne situé à quarante minutes de voiture de chez elle.
La veille, c’est-à-dire le 25 février 2001, le FSV Mayence 05 s’était
incliné 3-1 au Playmobil-Stadion face au SpVgg Greuther Fürth. « Klopp
était un peu blessé, et c’était le pire joueur sur le terrain. Il a dû sortir une
vingtaine de minutes avant la fin de la rencontre », raconte Heidel. Cette
défaite a plongé Mayence dans la zone de relégation. « Nous étions am
Arsch », sourit l’ancien directeur sportif du FSV. Littéralement tout en bas
du classement, sans véritable lumière au bout du tunnel. « Nous avions
3 000 spectateurs de moyenne, plus personne ne se souciait de nous. Tout le
monde était persuadé que nous allions descendre. »
Les collègues de Heidel au sein du conseil d’administration de Mayence
se trouvaient tous dans le centre-ville, profitant des festivités du carnaval en
ce lundi des Roses (Rosenmontag), événement pour lequel la capitale du
Land de Rhénanie-Palatinat est célèbre en Allemagne. Chaque année, un
demi-million de personnes mettent des costumes ridicules, se retrouvent
éméchées dans les rues de la ville et flirtent un peu. Les chaînes du service
public comme l’ARD et la ZDF consacrent une soirée entière à l’assemblée
des clubs de carnaval de la ville au Palais électoral, un pot-pourri de gags
imbibés de bière et de satire politique qui ne dure pas moins de quatre
heures.
Eckhard Krautzun, alors entraîneur de Mayence (il était surnommé
Weltenbummler, le Globe-Trotter), trouvait que les tentations du carnaval
étaient trop grandes pour une équipe qui avait un match décisif face à
Duisbourg le mercredi des Cendres. « Après la défaite à Fürth, les choses
étaient devenues vraiment compliquées au club. Nous savions que les
dirigeants allaient soit virer le coach, soit nous allumer. Nous avons été
isolés dans un hôtel à Bad Kreuznach pendant trois jours, de sorte que
personne ne puisse en sortir », raconte Jürgen Kramny, milieu de terrain de
Mayence et à l’époque camarade de chambrée de Jürgen Klopp.
Christian Heidel resta chez lui, à Mayence. Il n’était pas vraiment
d’humeur à faire la fête ; il faut dire que la situation de l’équipe était
beaucoup trop grave pour aller faire l’imbécile. Pour lui, il était évident que
l’entraîneur devait plier bagage. Krautzun était un technicien expérimenté
qui avait coaché un jour Diego Maradona quand celui-ci avait effectué une
pige pour le club d’Al-Ahli FC en Arabie Saoudite. Il avait aussi entraîné
les sélections nationales du Kenya et du Canada, ainsi qu’un paquet de
clubs à travers le globe. Un homme charmant, à n’en pas douter. Seulement,
depuis sa prise de fonction en novembre 2000, il présentait un maigre bilan
de six points pris en neuf rencontres. Le genre de statistiques qui menait
tout droit à la relégation. Par ailleurs, Heidel avait le sentiment que
Krautzun l’avait un peu piégé en premier lieu pour qu’il le nomme à la tête
du club.
Son prédécesseur, l’ancien international belge René Vandereycken, était
un entraîneur bourru, qui ne s’exprimait qu’avec parcimonie, en n’utilisant
que des mots très courts. Ce refus de communiquer avec les joueurs et les
dirigeants du club n’eut d’égal que sa réticence à proposer un système de
jeu cohérent. Il finit par être licencié après n’avoir pris que douze points
lors des douze premières rencontres de la saison 2000-2001, Mayence se
retrouvant une fois de plus dans la zone de relégation. Heidel voulait
quelqu’un qui pourrait remettre au goût du jour le système à quatre
défenseurs avec marquage en zone que Wolfgang Frank, l’ancien entraîneur
de Mayence, avait mis en place six ans plus tôt. Une tactique considérée
comme si moderne et si avancée par rapport aux standards du football
allemand de l’époque que personne (ou presque) ne comprenait comment la
mettre en pratique.
« J’ai dit à tout le monde que je voulais un entraîneur qui comprenne le
système à quatre défenseurs. Quelqu’un qui pourrait le mettre en pratique,
qui pourrait l’enseigner aux joueurs, poursuit Heidel. Soudain, je reçus un
coup de fil de Krautzun. Honnêtement, je n’avais pas du tout pensé à lui. Il
avait été à Kaiserslautern auparavant, ça n’avait pas vraiment fonctionné
pour lui là-bas, et j’avais le sentiment que ça ne servait à rien de discuter
avec lui. Mais il continua à parler et à parler, jusqu’à ce qu’il finisse par me
convaincre de le rencontrer. Je suis alors allé le voir à Wiesbaden. Il
m’expliqua absolument tout et dans le détail sur la défense à quatre, et à la
fin, je me dis : “Merde, ce gars sait vraiment de quoi il parle !” J’avais vu
tellement de séances d’entraînement de Frank que je savais à quoi
ressemblaient les exercices spécifiques. J’ai donc décidé d’engager
Krautzun comme entraîneur. Près de deux semaines plus tard, Klopp vint
me voir pour me dire que Krautzun l’avait appelé un mois plus tôt. “Il
voulait savoir comment la défense à quatre fonctionnait, me dit-il, et nous
en avons parlé pendant trois heures.” Et on a vu le résultat sur le terrain : on
a gagné un match au début, mais après, tout s’est cassé la gueule. »
Se séparer de Krautzun fut une décision logique et facile à prendre. Lui
trouver un successeur s’avéra être une tâche plus compliquée. Heidel
éplucha une montagne d’almanachs de Kicker, en espérant y trouver un
candidat adéquat. « Internet n’était pas si développé à l’époque. Vous ne
saviez pas, par exemple, qui entraînait à Bruges. Quoi qu’il en soit, ce genre
d’équipes était cinq fois plus grand que nous. Une autre époque. De même,
il n’y avait presque pas d’entraîneurs étrangers en Bundesliga. On pêchait
tout le temps dans le même étang, pour ainsi dire. » Au bout d’un moment,
Heidel ferma ses almanachs et dut admettre sa défaite. « Je pensais que la
seule chance qui nous restait, c’était de faire en sorte de jouer comme nous
le faisions sous Wolfgang Frank. Mais je ne trouvais personne. Je ne savais
pas s’il y avait quelqu’un capable de faire ce job. »
Il est possible que Heidel trouvât l’inspiration en regardant les badauds
défiler dans les rues de Mayence durant le Rosenmontag. Un jour de
carnaval bien particulier, où les règles d’usage ne s’appliquent pas
vraiment. Le directeur sportif de Mayence était à court de réponses
logiques. La seule chose sensée qu’il restait à faire, c’était de tenter quelque
chose d’absurde : s’il n’y avait pas de bon entraîneur à trouver, peut-être
que la réponse était… de faire sans ?
« Je me suis dit : “Faisons quelque chose de spectaculaire : entraînons-
nous nous-mêmes”. » Il y avait assez « de bons gars dans l’équipe, des
mecs intelligents » qui pouvaient faire en sorte que cette idée folle
fonctionne. Ils pourraient, par exemple, transmettre leurs acquis à ceux qui
n’avaient pas connu Wolfgang Frank du temps où il officiait du côté du
Bruchwegstadion. Mais le football étant ce qu’il est, il fallait quand même
quelqu’un qui soit désigné comme responsable. Heidel fut tenté de s’y
coller. « J’ai assisté à tellement de séances d’entraînement de Wolfgang que
j’aurais pu leur dire comment le système fonctionnait. Le problème, c’est
que je n’avais jamais disputé le moindre match en Bundesliga, même pas en
Oberliga (la quatrième division). Ça aurait eu l’air stupide. C’est pourquoi
j’ai décidé d’appeler Klopp, qui était dans sa chambre d’hôtel à Bad
Kreuznach. Il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. »
Heidel informa l’expérimenté latéral droit qu’il n’était pas possible de
continuer avec Krautzun, qu’il fallait changer quelque chose. « Je lui ai dit :
“Je pense que vous êtes impossibles à entraîner. Il n’y a personne en
Allemagne qui comprenne notre football – du moins celui que nous voulons
jouer. L’équipe et toi, vous comprenez ce football. Mais cela ne fonctionne
avec aucun entraîneur.” Klopp ne voyait toujours pas où je voulais en venir.
Et à un moment, j’ai dit : “Que penses-tu de l’idée que nous devons nous
entraîner nous-mêmes ? Il y en a un qui devra être la tête de pont, et je
pense que ça devrait être toi.” Pendant trois ou quatre secondes, il y eut un
silence à l’autre bout de la ligne. Puis Klopp dit : “Super idée. Faisons
comme ça.” »
Heidel appela ensuite Dimo Wache, le gardien de but et capitaine de
l’équipe. « Kloppo était le véritable capitaine, mais c’est Dimo qui avait le
brassard. Dietmar Constantini (un des prédécesseurs de Krautzun) l’avait
retiré à Klopp, parce que ce dernier râlait tout le temps sur la tactique. Il
était à fond dedans, plus qu’aucun autre joueur, il passait beaucoup de
temps à réfléchir sur le sujet. Constantini l’avait également sorti du onze de
départ pendant un moment. Kloppo sur le banc ? Cela ne fonctionnait pas
du tout. C’est drôle de le voir aujourd’hui se plaindre des joueurs qui sont
mécontents parce qu’ils ne sont pas titulaires ; il fallait voir comment il était
à l’époque… »
Harald Strutz, le débonnaire président du FSV Mayence, était occupé à
remplir ses fonctions carnavalesques, en tant que membre dirigeant de la
Ranzengarde, une garde du XIXe siècle composée de faux soldats, censée
moquer le militarisme prussien. « Heidel m’a appelé et m’a dit : “Nous
devons immédiatement virer le coach” », raconte Strutz, assis dans son
bureau bien rangé au siège du club, situé dans une zone industrielle à
l’extérieur de la ville. Dans le lobby, une vitrine en verre contient des
produits siglés FSV, avec notamment une version spéciale du Monopoly
avec Klopp et Heidel en têtes d’affiche. « Krautzun était très correct. Il
voulait rester, mais nous lui avons dit que c’était fini. J’ai donc retiré mon
uniforme de la Ranzengarde et roulé en direction de Bad Kreuznach. Oui,
tout le monde fait la fête durant le Rosenmontag, mais ça ne veut pas dire
que tout le monde est bourré. Sinon, je ne me serais pas rendu là-bas. Nous
avons demandé à Kloppo : “Tu penses que tu en es capable ?” Il n’a même
pas hésité une seconde : “Oui, absolument.” »
Strutz marque une pause dans son récit, comme s’il était toujours frappé
par l’absurdité de la plus importante décision qu’il n’a jamais prise en tant
que président de Mayence. Strutz est un politicien local, membre du FDP1.
Avocat de profession, il a une copie du Bürgerliches Gesetzbuch, le Code
civil allemand, qui trône sur sa table de conférence. Pour résumer, Strutz est
un homme plutôt sérieux. Pas le genre de dirigeant de club que l’on
imaginerait se laisser convaincre par la Schnapsidee (l’idée farfelue) de son
manager. « C’est une histoire vraiment particulière, enchaîne-t-il. C’était le
début. Pourquoi devrions-nous changer cela ? Si vous saviez à quoi ça
ressemblait ici, à l’époque… C’était un exploit extraordinaire que de
pouvoir garder toute l’équipe. Un départ extraordinaire pour une telle
carrière d’entraîneur. Je me remémore souvent cette histoire
exceptionnelle. »
Les dix journalistes locaux qui se rendirent à la conférence de presse qui
se tint le lendemain à Bad Kreuznach n’étaient pas aussi enthousiastes. « Ils
savaient déjà que Krautzun était parti. Nous n’avons fait que confirmer
cette information, raconte Heidel. Puis un journaliste, Reinhard Rehberg,
demanda : “Mais qu’est-ce que Klopp fait ici ?” Ils pensaient qu’on allait
nommer l’entraîneur adjoint comme coach par intérim, mais je crois qu’on
n’avait même pas d’adjoint à l’époque. Je répondis : “C’est Kloppo qui va
être coach.” Tout le monde éclata de rire. Ils avaient tous craqué. Le
lendemain, ils nous ont bien allumés dans les journaux. Les gens pensent
que tout le monde acclame Klopp tout le temps. Sauf que ce n’était pas le
Klopp d’aujourd’hui, c’était le Klopp d’avant. C’était un joueur, il n’avait
pas de diplôme d’entraîneur professionnel, il avait juste étudié les sciences
du sport. »
Klopp savait que les journalistes ne le croyaient absolument pas capable
de sauver Mayence de la descente. Il fit même une blague concernant son
manque d’expérience, prétendant qu’il ne savait pas quoi faire. « Vous
devez me dire ce que je dois dire, là », ordonna-t-il aux journalistes avec un
large sourire.
« Je n’oublierai jamais ce qui se passa ensuite, poursuit Heidel. Les
journalistes s’en allèrent, et Klopp dit : “Allez, on va s’entraîner.” Nous
sommes montés dans deux bus et nous nous sommes rendus au Friedrich-
Moebus-Stadion. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai vu quelque chose qui m’a
fait me dire : “Ah, il y a de la vie, ici.” Il y avait des piquets sur tout le
terrain. L’équipe se déplaçait d’un côté à l’autre en formation. C’est là que
j’ai su que nous étions retournés à l’époque où Wolfgang Frank travaillait
ici. »
L’équipe fut aussi surprise que les journalistes de voir que Klopp était le
nouveau patron. « Soudainement, Kloppo était dans la salle de réunion et
s’adressait à nous en tant que coach, se rappelle Sandro Schwarz, ancien
milieu de terrain du FSV Mayence. Il était toujours l’un d’entre nous,
vraiment, tu n’avais pas besoin de t’adresser à lui de manière formelle ou de
garder tes distances. Il avait une autorité naturelle, et même si nous étions
toujours proches, il a dû prendre des décisions. L’équipe ne lui en a pas tenu
rigueur ; après tout, nous étions vraiment en difficulté dans la lutte pour le
maintien. Plus personne ne croyait en nous. Les gars qui étaient au club
depuis longtemps étaient ravis de pouvoir jouer de nouveau en 4-4-2, le
système avec lequel nous étions forts à l’époque. L’attitude positive de
Klopp nous a également permis de nous remettre dans le bain. »
La toute première réunion d’équipe laissa une impression durable à
Heidel. « Je me souviens encore de la scène. Ce gars ne s’était jamais
adressé à une équipe auparavant. Jamais. J’étais un peu plus svelte à
l’époque, un peu plus en forme. Après l’avoir entendu parler, sérieusement,
si quelqu’un m’avait filé une paire de crampons, je serais sorti en courant
pour aller jouer contre Duisbourg. J’avais déjà connu dix, onze coachs
auparavant ; mais je n’avais jamais vu quelque chose comme ça. La seule
chose que tu voulais faire, c’était sortir et jouer tout de suite. Quand je suis
sorti de la salle, j’ai croisé beaucoup de sceptiques. “C’est seulement un
joueur…” disaient-ils. J’ai dit à Strutz et à mes autres collègues du board
que nous allions gagner, c’était sûr à 100 %. Si l’équipe était aussi sûre que
moi que nous allions gagner, alors nous allions le faire. Je ne me rappelle
plus exactement ce que Klopp avait dit, mais c’était un mix de tactique et de
motivation, une sorte de sermon. Honnêtement, on aurait pu jouer direct. Il
a parlé et parlé jusqu’à ce que les membres de l’équipe se mettent à croire
qu’ils étaient bons. »
« Prendre ce job avait tout d’une mission kamikaze, concéda Klopp à
Spox.com près d’une décennie plus tard. Il n’y avait qu’une question que je
me posais : que fallait-il faire pour arrêter de perdre ? Je ne pensais même
pas à gagner le match. La première session d’entraînement était consacrée à
courir à travers le terrain, mais de manière raisonnée. J’avais planté les
piquets et je me demandais quelles étaient les distances correctes entre les
lignes quand on jouait sous Wolfgang Frank. La plupart des joueurs avaient
les mouvements corrects inscrits quelque part au fond de leur mémoire, de
l’époque où Wolfgang les faisait courir jusqu’à en perdre haleine. Peu
importe l’équipe en face : nous voulions jouer un football qui nous était
propre. » Quant à la partie « motivation » de son discours d’encouragement,
elle faisait écho à l’un des thèmes si chers à Frank : convaincu que
« n’importe quel joueur de Bundesliga est en mesure de se donner à 95 % »,
Klopp avait en effet dit que c’est le fait d’« investir les cinq derniers
pourcents » qui ferait la différence.
Klopp prit des « décisions simples, selon Kramny. J’étais milieu droit, il
m’a mis dans l’axe. À côté de ça, il y a eu un ou deux changements
supplémentaires. Heidel nous a dit qu’après avoir donné tant de fil à
retordre à nos anciens coachs, nous devions cette fois-ci nous soutenir les
uns les autres. Nous nous sommes tous sentis responsables. Il n’y avait pas
le temps de faire beaucoup de choses, donc l’idée était de mettre un peu de
folie, de travailler notre configuration et de s’entraîner aux coups de pied
arrêtés. On s’est alors dit : “Allez, on y va. On court, on court, on court.” Il
pleuvait des cordes le jour du match. »
« Il y avait environ 4 500 personnes dans les tribunes. À Mayence, c’est
toujours quelque chose de spécial que de jouer le mercredi des Cendres,
raconte Heidel. Duisbourg était la meilleure équipe sur le terrain ; après
tout, le MSV était l’un des favoris à la montée. Mais honnêtement, nous les
avons complètement fait déjouer. Nous n’avons gagné que 1-0, mais ils
n’ont jamais réussi à s’approcher de nos cages. Ils n’arrivaient pas du tout à
comprendre notre système. Dans le stade, les gens sont devenus fous. »
Ceux qui se trouvaient dans la tribune principale passèrent un très bon
moment. Ils virent un coach de Mayence qui « se comportait comme un
douzième homme, qui semblait jouer la rencontre, mais depuis la ligne de
touche, ajoute Heidel. La tribune ne pouvait contenir que 1 000 personnes à
l’époque, mais tout le monde était mort de rire en regardant le mec en bas.
Je ne sais même pas dans quelle direction il s’est mis à courir quand nous
avons marqué. Peut-être s’était-il fait expulser par l’arbitre ? (Il ne l’a pas
été… à cette occasion.) C’était vraiment quelque chose de très, très spécial.
On peut dire que c’était comme une naissance. Il s’est ensuite mis en
route. »
Chapitre 3

Révolution 09

Dortmund, 2008

C’est une belle nuit de janvier 2017, à Marbella. Le lobby de l’hôtel Gran
Meliá Don Pepe ressemble à un décor de Dynastie, la série américaine
phare des années 1980. Du marbre blanc, des piliers plaqués or et des
palmiers en pots. Il y a même un homme qui joue du saxophone.
Les membres du staff de Dortmund sont en short et passent devant le bar
vide de l’hôtel, avec des chariots remplis d’affaires sales utilisées lors de la
session d’entraînement. Assis sur un canapé de couleur crème, Hans-
Joachim Watzke contemple la scène d’un air satisfait. Le directeur général
du Borussia Dortmund a alors 58 ans. C’est un entrepreneur qui connaît le
succès. Watex, son entreprise de vêtements de travail, génère 250 millions
d’euros de chiffre d’affaires annuel. Watzke est l’homme qui a sauvé le club
de la faillite en 2005. Il est aussi celui qui, en engageant Jürgen Klopp en
2008, a ramené le beau jeu, la joie et les trophées au Westfalenstadion. Mais
comme n’importe quel supporter, il semble plus heureux et fier lorsqu’il est
tout simplement là, auprès de l’équipe, pour un stage hivernal en
Andalousie. Il porte un survêtement du club avec ses initiales brodées près
du cœur.
« Pourquoi Klopp ? La réponse à cette question est facile, affirme-t-il. En
2007, il était clair que le club allait survivre, mais il était aussi évident que
nous n’avions aucun argent à investir dans le club. »
Le Ballspielverein Borussia 09 e.V. Dortmund, champion de Bundesliga
en 1995 et 1996, vainqueur de la Ligue des champions en 1997 et à
nouveau champion d’Allemagne en 2002, a fait ce que l’on pourrait appeler
une « Leeds ». Une injection de 130 millions d’euros en espèces provenant
de l’exploitation du club sur la Bourse de Francfort fut dépensée en joueurs
trop coûteux, dans le but de concurrencer le Bayern Munich. Quand, en
2005, l’équipe manqua, pour la seconde année consécutive, la qualification
pour la Ligue des champions, le club faillit s’écrouler sous une dette de
240 millions d’euros. « Nous étions au siège du club et n’avions aucune
idée de si nous aurions toujours un travail le lendemain, se souvient Norbert
“Nobby” Dickel, le speaker du stade et ancien attaquant du club. Une
époque horrible. »
« Dortmund est une ville qui vit avec le club, qui vit pour le club »,
explique Sebastian Kehl. L’ancien capitaine se souvient que toute la ville
était inquiète que le Borussia puisse être liquidé. « Les chauffeurs de taxi,
les boulangers, les employés dans les hôtels, etc., tout le monde avait peur
pour son futur. Pour nous, joueurs, c’était dur à vivre de savoir que de
gagner ou de perdre ne changeait pas grand-chose. »
C’est Hans-Joachim Watzke, l’ancien trésorier du club (mais pas de la
SARL), qui sauva le BVB en prenant le contrôle du club au duo discrédité
formé par le directeur sportif Michael Meier et le président Gerd Niebaum.
En négociant un prêt auprès de Morgan Stanley, ainsi qu’une augmentation
du capital, il permit au Borussia Dortmund de racheter le stade, alors que le
loyer pesait très lourd sur les finances du club. Mais son plan radical pour
économiser de l’argent ne laissait aucun fonds disponible pour acheter des
stars.
« Le directeur sportif, Michael Zorc, et moi nous étions mis d’accord
pour construire une équipe jeune. Marcel Schmelzer, latéral gauche, était
déjà là, tout comme Kevin Großkreutz. Nous voulions aussi jouer un autre
type de football. Sous Bert van Marwijk et Thomas Doll, la balle allait d’un
bout à l’autre du terrain dix fois de suite. Nous avions 57 % de possession
de balle, mais il n’y avait aucune occasion. Tu ne peux pas jouer comme ça
à Dortmund, explique Hans-Joachim Watzke. Nous voulions promettre aux
gens une équipe qui court tellement que des bouts pourraient en tomber.
C’est ce que nous avions vu à Mayence, lorsque nous avions joué là-bas les
deux dernières années où le club était en Bundesliga. Nous avions toujours
l’impression qu’ils n’étaient pas si bons que ça, mais que, d’une certaine
manière, ils nous rendaient la tâche difficile. Ils avaient une mentalité de
tueurs et un très bon plan tactique. Le coach devait en être le responsable.
Prendre un coach qui vient essentiellement de la deuxième division serait
très difficile pour Dortmund aujourd’hui, mais avant, c’était possible. »
Christian Heidel révèle que le Borussia n’était pas certain que Jürgen
Klopp pourrait passer du statut de saint patron à Mayence à celui
d’entraîneur en charge de ressusciter un géant de la Bundesliga. « Ils
avaient des inquiétudes », explique-t-il. En octobre 2007, Hans-Joachim
Watzke avait approché pour la première fois le manager général de
Mayence, en amont de l’assemblée générale annuelle de la DFL. « Il m’a
téléphoné et demandé si nous pouvions aller boire un café. Je ne le
connaissais pas à l’époque. Nous nous sommes assis et la conversation s’est
vite orientée vers Jürgen Klopp. Son contrat se terminait à la fin de la
saison. Watzke m’a demandé à quel point Klopp était fort. Je lui ai répondu
que si je lui disais qu’il était fort, il allait me le piquer, mais que si je lui
disais qu’il était inutile, cela allait revenir aux oreilles de Kloppo et celui-ci
serait énervé contre moi. Je lui ai alors dit : “C’est un coach de
Bundesliga.” Watzke a poussé plus loin, sans faire explicitement mention de
Dortmund. Est-ce que Klopp était capable d’entraîner un grand club de
Bundesliga ? Je lui ai dit que Klopp pourrait entraîner n’importe quel club
dans le monde, se souvient Christian Heidel. Parce qu’il possède un
avantage sur ses pairs : il est très intelligent. Il s’adaptera à un gros club. Si
tu as besoin d’un type en costume-cravate, ne prends pas Jürgen Klopp ;
mais si tu veux un super entraîneur, tu dois le prendre. Il n’était pas
question de prendre une décision immédiate, mais je savais qu’à partir de ce
jour, Dortmund le suivait d’un peu plus près. Cependant, ils n’étaient pas
encore complètement convaincus. Hans-Joachim Watzke a continué à
m’appeler je ne sais combien de fois. Je lui ai toujours dit : “Vas-y, vas-y !
Tu ne regretteras jamais le jour où tu as signé Jürgen Klopp.” »
Les regrets concernant l’embauche de Thomas Doll ne faisaient qu’être
plus présents à la Strobelallee. L’ancien milieu de terrain allemand, en poste
depuis mars 2007, n’avait réussi à inspirer ni ses joueurs ni le public, en
raison d’un style de football particulièrement ennuyeux. Plus proche de la
relégation que des places européennes, Dortmund finit la saison à la
treizième place, son pire classement en vingt ans. Même un beau parcours
en Coupe d’Allemagne, où Dortmund ne fut battu qu’en finale par le
Bayern Munich (2-1 après prolongation), ne pouvait masquer les lacunes.
« C’est peut-être la défaite en finale la plus importante de l’histoire du club,
écrivent Sascha et Frank Fligge dans Echte Liebe, une chronique sur le
retour au premier plan de Dortmund durant la dernière décennie. En cas de
victoire en Coupe, la direction du club aurait eu du mal à licencier Thomas
Doll, et ce bien qu’elle ne croyait plus en ses qualités. Jürgen Klopp ne
serait peut-être jamais venu à Dortmund. L’histoire aurait pris un autre
tournant. » « La défaite à Berlin faisait partie d’un plan stratégique pour
libérer la voie à Jürgen Klopp », déclarera plus tard avec humour Hans-
Joachim Watzke. Ironie du sort, Klopp avait suivi la finale en tant que
consultant pour la chaîne publique ZDF. Ce soir-là, il confia au chef
d’édition du programme Jan Doehling qu’il souhaitait « être en bas sur la
ligne de touche… un jour ». De retour à l’hôtel, les supporters de Dortmund
lui firent alors la cour en scandant des « Jürgen Klopp, tu es le meilleur
gars. » Les fans voulaient qu’il prenne la suite de Thomas Doll.
Hans-Joachim Watzke assure qu’il a toujours senti que la personnalité de
Jürgen Klopp était assez forte pour s’atteler à cette tâche herculéenne. « En
regardant son travail à la télévision, nous avions le sentiment qu’il était
capable de présenter un gros projet. Nous n’avons parlé d’aucun autre
entraîneur. Nous ne voulions que Klopp. » À la suite de la démission de
Thomas Doll le 19 mai, un rendez-vous secret dans le bureau d’un ami de
Watzke près de Mayence apporta de nouvelles certitudes. « Une fois tous
les employés partis, nous nous sommes réunis, raconte Watzke. C’était une
super conversation. Nous lui avons exposé notre vision pour le club, et elle
était en accord avec la sienne. Michael l’avait rencontré la veille. Nous
voulions former une opinion à son sujet, de manière séparée. Nous sommes
souvent d’accord, mais cette fois-ci nous étions complètement d’accord.
L’alchimie fut immédiatement très bonne. »
Une autre alchimie, un peu plus synthétique, était pourtant en train
d’exercer un pouvoir d’attraction sur Jürgen Klopp. Le Bayer Leverkusen,
propriété du géant pharmaceutique du même nom, avait également jeté son
dévolu sur l’entraîneur. Certes, le club n’avait pas le cachet du Borussia,
mais il n’avait pas de problèmes d’argent et possédait une équipe correcte,
plutôt équilibrée, qui pouvait espérer une qualification en C1. « Kloppo ne
voulait pas aller à Dortmund au début, il voulait aller à Leverkusen, révèle
Christian Heidel. Je lui ai dit qu’il devait aller à Dortmund pour l’émotion.
Il a eu une discussion avec le DG de Leverkusen, Wolfgang Holzhäuser. Ils
n’arrivaient pas à se décider au club. Puis, l’intérêt de Dortmund a grandi et
est devenu plus concret. Mais Klopp n’était pas sûr au début. »
La rémunération était un autre point d’accroche, selon Heidel. « Histoire
drôle : Dortmund est arrivé avec une première proposition plus basse que ce
qu’il gagnait déjà à Mayence, en 2. Bundesliga. Ils n’avaient pas beaucoup
de liquidités à ce moment-là. Kloppo m’a alors dit : “Ils m’ont proposé
moins que ce que je gagne à Mayence”, se souvient-il. Je lui ai dit de ne pas
s’inquiéter, que je l’aiderais. Dortmund avait du mal à comprendre le fait
que Jürgen gagne déjà autant d’argent. Watzke m’a de nouveau appelé, et
demandé combien il gagnait. Je lui ai répondu qu’il gagnait beaucoup
d’argent car il était la personne la plus importante au club, et que je
préférais économiser de l’argent sur un joueur. Il m’a dit qu’il ne me croyait
pas. Puis, ils ont révisé son salaire à la hausse. » Au matin du vendredi
23 mai, Jürgen Klopp signa finalement un contrat de deux ans avec le club
au Lennhof Hotel. Quelques heures plus tard, à 11 heures, il fut présenté au
stade.
En réalité, le Borussia avait plus à offrir qu’une contrepartie financière.
Pour commencer, le club employait comme attaché de presse Josef
Schneck, un homme que Jürgen Klopp aimait beaucoup. « Nous nous
sommes connus en avril 2004, à un événement à Cologne », raconte
Schneck, un homme gentil et jovial d’une soixantaine d’années. Ce soir-là,
Jürgen Klopp recevait le prix du Fair-Play remis par l’association des
journalistes sportifs allemands. Un prix qui venait récompenser son attitude
lors des deux dernières saisons de son équipe. Matthias Sammer, alors
entraîneur du BVB, était chargé du discours d’introduction. « Nous sommes
allés là-bas avec Matthias et Karin, ma femme. Nous nous sommes assis à
la même table que Jürgen Klopp. C’était une superbe soirée. » Une belle et
touchante anecdote si on considère le fait que Sammer et Klopp finiront par
se brouiller de manière spectaculaire à l’apogée de la rivalité Bayern-
Dortmund.
« Je connaissais aussi Jürgen en raison des conférences de presse
(notamment quand Mayence était en Bundesliga entre 2004 et 2007),
ajoute-t-il. Une fois, nous avions fait match nul 1-1 face à Mayence. Faire
nul à Dortmund était un succès pour Mayence, non ? Mais il me regarda et
me dit : “Félicitations à vous aussi.” Du Klopp tout craché. Après qu’il est
arrivé ici, lors des premières semaines, il a dit pour rigoler à Michael Zorc :
“Je n’étais pas sûr de devoir signer à Dortmund, mais vous avez un attaché
de presse décent, donc cela ne peut pas être un club trop nul.” »
De plus, peu de clubs jouissent d’un soutien aussi fort. Le fameux « Mur
jaune » du Signal Iduna Park, la plus grande tribune debout d’Europe avec
près de 25 000 places, a attiré Klopp, dont « la passion pour le football
brûle à l’intérieur de lui-même », selon son discours d’intronisation.
« Quiconque a déjà mis les pieds sur cette pelouse sait que la Südtribune est
quelque chose de très spécial, une des choses les plus impressionnantes
dans le monde du football. C’est un honneur pour moi que d’être
l’entraîneur du BVB et de pouvoir remettre le club sur de bons rails. C’est
une histoire incroyable. Je suis extrêmement excité à l’idée de travailler
ici. » Puis une question se dessina : est-ce que passer d’un club de carnaval
comme Mayence à un des poids lourds du championnat était une grosse
étape ? « Nous ne sommes pas passés d’un gala à un autre à Mayence,
répondit-il avec le sourire. Nous avons travaillé avec beaucoup de
discipline. Je me sens bien préparé. »
Dans la ville, des rumeurs disaient que certains sponsors et entreprises
concernés par le plan de reprise de Dortmund espéraient un entraîneur plus
moderne, un gros nom avec une renommée internationale.
Peut-être au courant de ces réticences, Jürgen Klopp décida de porter une
veste mais pas de cravate en conférence de presse. « Secrètement,
discrètement, il a travaillé à gentrifier sa garde-robe ces derniers mois »,
écrivit alors la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung. En revanche, sa
rhétorique fougueuse rendit hommage à l’amour profond de cette région
ouvrière pour un football divertissant, source d’identité et expérience quasi
religieuse.
« Il est toujours question de rendre le public heureux, de produire des
matchs avec un style reconnaissable, promet-il ce jour-là. Quand les matchs
sont ennuyeux, ils perdent de leur raison d’être. Mes équipes n’ont jamais
joué aux échecs sur le terrain. J’espère que nous verrons des occasions
sorties de nulle part ici. Le soleil ne brillera pas tous les jours à Dortmund,
mais nous avons une chance de le faire briller un peu plus souvent. »
Freddie Röckenhaus, reporter couvrant le BVB pour le Süddeutsche
Zeitung, fut très impressionné par cet optimisme quasi solaire. « Si Klopp
entraîne son équipe aussi bien qu’il maîtrise l’art de la phrase bien tournée,
Dortmund sera bientôt prêt pour la Ligue des champions, écrivit-il dans les
colonnes du quotidien. Grâce à son côté pétillant et à son éloquence, cela ne
lui a pris que quarante-cinq minutes pour convaincre les supporters du
BVB. Si la mentalité d’un coach semble faite pour aller de pair avec celle
de la Ruhr, folle de football, alors c’est bien celle de Klopp. »
L’excitation ne se borna pas aux fans du BVB. Sur la page personnelle de
Jürgen Klopp, un utilisateur donna son approbation. « C’est super que vous
alliez au BVB, écrivit-il. Ce club n’est pas mon équipe, mais j’en possède
plein d’actions. Comme j’ai confiance en vous et en vos compétences,
j’attends avec impatience d’avoir un peu plus d’argent dans la poche. » Ce
message anonyme se révélera pertinent. Le prix de l’action de Dortmund
passa de 1,59 euro au 23 mai 2008 à 3,70 euros le jour du départ de Klopp,
sept ans plus tard, soit une hausse de 132 % !
Chapitre 4

Sur la route d’Anfield

2012-2015

Le 11 avril 2014, à 22 heures, Jürgen Klopp retrouva Hans-Joachim


Watzke pour prendre un verre à l’hôtel Park Hilton de Munich afin de lui
annoncer qu’il avait pris une décision : il ne partira pas.
Un peu plus tôt dans la journée, alors que son équipe se préparait pour
aller jouer un match contre le Bayern Munich à l’Allianz Arena,
l’entraîneur du Borussia Dortmund était toujours indécis. Il venait de
recevoir une offre en provenance du nord-est de l’Angleterre, avec comme
opportunité de prendre en main et de révolutionner un des plus grands clubs
au monde. « Nous nous sommes d’abord vus dans ma cuisine, raconte
Hans-Joachim Watzke. Sans entrer dans les détails, c’était une conversation
intéressante. Je pense que cela a fait la différence, car, une fois dans l’avion,
il m’a dit que nous avions besoin de parler dans la soirée. Je devais dîner
avec ma fille qui vivait alors à Munich, alors je ne pouvais le voir qu’à
22 heures. Il m’a tout de suite dit : “Je ne supporte pas la pression, je vais
refuser leur offre.” »
Peu de temps avant, Ed Woodward, le vice-président de Manchester
United, était venu en Allemagne pour voir l’entraîneur. Le court mandat de
David Moyes à Old Trafford touchait à sa fin, et Klopp était le favori pour
prendre sa place et ramener un peu de folie dans le jeu des Red Devils.
Woodward expliqua à Klopp que « le théâtre des rêves » était comme une
version pour adultes de Disneyland, un endroit mythique, où, comme son
surnom le suggère, les rêves deviennent réalité et le show est toujours au
rendez-vous. Jürgen Klopp ne fut pas vraiment séduit par ce discours, ne le
trouvant pas « sexy », selon un ami, mais il ne rejeta pas la proposition tout
de suite. Après six ans passés sur le banc de Dortmund, il était peut-être
temps de changer d’air.
Au courant de l’intérêt de United, Hans-Joachim Watzke avait pour idée
de forcer Klopp à honorer son contrat jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’en
2018, puisque l’entraîneur avait prolongé à l’automne passé. Sentant que
l’homme, alors âgé de 46 ans, était indécis sur son avenir, le directeur
général du Borussia changea de tactique et opta pour une stratégie très
risquée. Si Klopp avait envie d’aller à Manchester United, il ne
l’empêcherait pas, lui a-t-il annoncé, jouant ainsi sur leur respect mutuel et
une connexion qui était, depuis un moment, bien plus apparentée à de
l’amitié qu’à une pure relation professionnelle. Après délibération – et cette
conversation autour de la table de cuisine de Watzke –, l’entraîneur du BVB
conclut que son travail au Signal Iduna Park n’était pas terminé.
Cependant, United sentait qu’il existait toujours une possibilité de
l’attirer. Lorsque David Moyes finit par être prié de faire ses bagages le
22 avril, Klopp devint le favori des bookmakers pour remplacer l’Écossais.
Les spéculations incessantes dans les médias britanniques poussèrent
finalement le Souabe à publier un communiqué dans The Guardian pour
couper court aux rumeurs. « Manchester United est un grand club et je me
sens proche de ses merveilleux supporters, mais mon engagement auprès de
Dortmund et de ses fans est incassable », pouvait-on lire dans les colonnes
du journal britannique.
Malgré tout, Jürgen Klopp continua d’attirer les acteurs de la Premier
League. Six mois après avoir refusé l’offre de Woodward, Manchester City,
le club rival de United, approcha l’entraîneur. Tottenham en fit de même.
Dans le même temps, avant un match de Ligue des champions à Arsenal,
Klopp se servit d’une interview avec BT Sport pour évoquer ses intentions
à long terme. Lorsqu’on lui demanda s’il pourrait venir en Premier League
une fois son mandat terminé à Dortmund, sa réponse fut sans équivoque.
« C’est le seul pays, je pense, où je devrais travailler après l’Allemagne,
assura-t-il. Car c’est le seul pays dont je parle un peu la langue, or j’ai
besoin du langage pour mon travail. Donc nous verrons. Si quelqu’un
m’appelle, nous en parlerons. »
Les choses étaient alors très claires, selon Hans-Joachim Watzke.
Dortmund était en train de vivre sa plus mauvaise saison sur la scène
nationale depuis l’arrivée de Klopp. Partir sous des cieux plus pluvieux
semblait alors attractif. « Notre saison était déjà foutue et il y avait un
sentiment différent dans l’air, se souvient Watzke. Pour moi, il était clair
qu’il n’irait nulle part en Allemagne après Dortmund. Il n’aurait pas été
capable de faire ça. Il dit toujours qu’il n’a pas étudié l’anglais, mais je suis
à peu près sûr qu’il l’a révisé un peu. Je pouvais voir que c’était le cas.
C’était évident qu’il irait en Premier League. C’est son type de jeu. »
En romantique du football, Jürgen Klopp a toujours été un avide fan du
« vrai jeu », celui sans retenue, pratiqué de l’autre côté de la Manche. En
2007, lors d’un stage hivernal en Espagne avec son équipe de Mayence, il
avait dévoré d’une traite le roman Carton jaune de l’écrivain à succès
britannique Nick Hornby (lors du même stage, il avait chassé un lézard à
l’aide de sa brosse à dents devant toute une équipe de télévision). Son type
de football, très musclé et rempli de passion, ainsi que l’idée que ses
équipes peuvent sentir l’énergie venant de fans survoltés dans les tribunes,
dérive en grande partie du football à l’anglaise. Que ce soit à Mayence ou à
Dortmund, la foule scande de manière plutôt convaincante You’ll Never
Walk Alone, conjurant ainsi une atmosphère qui fait écho, de manière
assumée, aux traditions anglaises (idéalisées). « J’aime ce qu’on appelle
“Englischer Fußball” en Allemagne : une journée pluvieuse, un terrain
lourd, tout le monde qui se salit le visage avant de rentrer à la maison et de
ne plus pouvoir jouer pendant quatre semaines », déclara Klopp dans une
interview au Guardian en 2013. Cette année-là, sa jeune équipe de
Dortmund s’était invitée à la fête du gratin européen, éclatant tout sur son
passage jusqu’à la finale de la Ligue des champions. Durant la campagne,
Klopp garda vissée sur sa tête une casquette avec écrit dessus « Pöhler », un
terme typique de la Ruhr décrivant quelqu’un qui joue au football à
l’ancienne, « le samedi matin, sur un champ, en utilisant les bases et en
aimant le jeu ».
Près d’un an après avoir dit non à United, son lien avec Dortmund se
brisa finalement. Il annonça qu’il partirait à la fin de la saison 2014-2015 et
précisa qu’il ne comptait pas prendre d’année sabbatique.
Dans une villa Art nouveau de Brême, dans le verdoyant quartier du
Schwachhausen, le téléphone se mit à sonner quelques semaines après la
reprise de la Premier League. Le mandat de Brendan Rodgers était alors en
train de se terminer lentement mais sûrement, et un nombre important de
personnes se mirent à contacter l’agent de Jürgen Klopp, Marc Kosicke, en
promettant de le présenter à Liverpool. Un agent allemand affirma qu’il
connaissait très bien Kenny Dalglish, mais Marc Kosicke préféra attendre.
Finalement, un homme se présentant comme Ian Ayre, P-DG de Liverpool,
appela. Était-il possible d’avoir une conversation avec Klopp pour qu’il
vienne à Anfield ? Oui, répondit Kosicke, mais seulement par un appel
vidéo sur Skype. Lorsque Ian Ayre raccrocha, l’agent de Jürgen Klopp fit
une rapide recherche sur Google Images, juste pour être certain. Après tout,
trop de blagueurs courent les rues de nos jours.
« Une fois que tu as été à Dortmund, où est-ce que tu peux aller ?
s’interroge Martin Quast, un ami de longue date de Jürgen Klopp. En
Allemagne, il n’y a que l’équipe nationale. Même le Bayern serait un pas en
arrière. Kloppo se nourrit de l’émotion, de l’empathie, de faire trembler les
murs, de faire partie de quelque chose de grand. Comparé à Dortmund, le
Bayern ne vous apporte pas vraiment ça. Je ne peux que l’imaginer aller à
l’étranger, dans un club comme Liverpool. »
Christian Heidel révèle que Jürgen Klopp n’avait qu’une réserve : son
niveau d’anglais. « Nous en avons parlé pendant un long moment. Il m’a
demandé : “Est-ce que je dois le faire ?” Je lui ai dit : “Le langage est ton
arme, tu le sais. Tu dois décider si tu es capable de transmettre ce qui est
important en anglais. Si tu laisses les gens parler pour toi, cela ne marchera
pas. Tu ne seras Klopp qu’à 70 %. Tu dois être sûr.” Finalement, il me
répondit : “Je m’en sortirai. Je vais étudier dès maintenant, et j’y arriverai.”
Et comme il est intelligent, il y est arrivé rapidement, explique Heidel. Je
pense qu’à ce moment, aucun autre club n’avait une chance. Il a toujours eu
une accointance pour eux, il était attiré par la dimension émotionnelle du
boulot. Je ne pense pas qu’il serait allé dans un club comme Manchester
City, même s’ils le voulaient vraiment. »
Le nom de Jürgen Klopp circulait déjà à Anfield au printemps 2012, alors
que différents successeurs de Kenny Dalglish étaient envisagés. Un homme
d’une cinquantaine d’années avait alors pris contact avec l’entraîneur du
Borussia Dortmund, mais on lui assura que Klopp n’avait pas l’intention de
bouger. Il était sur le point de réaliser un doublé historique.
En septembre 2015, les choses devinrent plus sérieuses, rapidement. Le
mauvais début de saison de Liverpool sous les ordres de Brendan Rodgers
avait poussé Fenway Sports Group, l’entreprise propriétaire du club, à
chercher un nouveau manager. « Nous pensions à quelqu’un qui avait de
l’expérience et du succès au plus haut niveau, explique le président de FSG
Mike Gordon. Jürgen avait réussi au niveau national en Bundesliga. Il avait
vraiment réussi, si on excepte un ou deux échecs. Pareil avec la Ligue des
champions. Je pense que ses compétences en tant qu’un des meilleurs
coachs du monde étaient évidentes. Et nous aimions le type de football qu’il
joue. Ce football énergique tourné vers l’attaque : quelque chose de très
électrique, d’attirant. Donc, d’un point de vue footballistique, c’était une
décision relativement facile. »
Selon Gordon, il y avait des « raisons évidentes » de soutenir Klopp. Le
patron de Liverpool avait conduit une étude détaillée pour savoir si la hype
Klopp était bien basée sur des faits réels. « J’ai essayé de mettre de côté sa
popularité dans le monde du football et son charisme pour faire une analyse
neutre, explique l’ancien administrateur de fonds, dont le premier travail
était de vendre du popcorn lors des matchs de baseball. J’ai fait une bonne
dose de recherche avec des personnes au sein même du club afin de savoir
comment il devait être évalué, dans un sens purement analytique et
footballistique. Le processus était un peu le même que celui qu’on subit
dans le business de l’investissement avant d’obtenir un gros poste. J’étais
heureux de savoir, et c’est évident aujourd’hui, que si sa réputation dans le
football était incroyable, les faits étaient encore plus parlants. »
Les recherches de Gordon indiquaient que Klopp avait « un effet positif
net et quantifiable » sur ses équipes, notamment en relation à ce qu’on
attendait de clubs comme Mayence ou Dortmund. Plus simplement, le
Souabe avait dépassé les attentes. L’intérêt pour Liverpool, dont le modèle
est basé sur une utilisation des ressources plus raisonnée que celle de ses
rivaux en Premier League, était évident. « C’était plutôt clair, affirme
Gordon. Mais, évidemment, je ne savais pas si les philosophies et les
personnalités du club et de Jürgen allaient bien se mélanger. Cela devait être
un arrangement mutuel. Nous avions aussi besoin de savoir si Jürgen avait
envie de gérer le projet Liverpool. Ces éléments importants devaient encore
être déterminés. »
Un rendez-vous était prévu pour le 1er octobre à New York, mais les
désirs d’anonymat de Jürgen Klopp et de son agent Marc Kosicke ne furent
pas respectés très longtemps. Dans le salon d’accueil de la Lufthansa, à
l’aéroport de Munich, un des membres du staff de la compagnie aérienne
demanda à Klopp, dont la casquette ne servait pas vraiment de camouflage,
pourquoi il allait à New York. « Nous allons voir un match de basketball »,
répondit Klopp. Une explication plausible… si seulement la saison NBA ne
commençait pas quatre semaines plus tard.
Une heure après leur arrivée à Manhattan, les deux hommes furent de
nouveau accostés. Une coïncidence, car le réceptionniste du célèbre Plaza
Hotel situé sur la 5e Avenue était originaire de Mayence. « Le monde est
petit, c’est Klopp », s’exclama-t-il en utilisant le dialecte local.
Bizarrement, ce voyage clandestin ne fut jamais révélé dans la presse.
John W. Henry, le principal propriétaire de FSG, Tom Werner, le
président de Liverpool, et Mike Gordon donnèrent rendez-vous à Jürgen
Klopp et à son agent dans les bureaux du cabinet d’avocats
Shearman & Sterling sur Lexington Avenue, quelques blocs plus à l’est du
palace. « Ma première impression fut qu’il était très grand et moi pas,
raconte avec humour Gordon. Il était très tard, mais nous avons eu une
conversation longue et substantielle que nous avons dû ajourner avant de
nous retrouver le lendemain pour une nouvelle conversation du même ordre
à l’hôtel. Je veux insister sur le fait que c’était un échange. La question était
de savoir si Klopp était le bon choix pour Liverpool et si Liverpool était le
bon choix pour Klopp. » Comme prévu, le charisme de Klopp était aussi
impressionnant que sa taille. « Il utilise son côté sociable et son empathie
pour faire passer son message. » Mais ce qui frappa Gordon, c’est « la
substance » qu’il détecta derrière le sourire carnassier et la personnalité hors
normes. « Ce n’était pas juste “Oh mon Dieu, ce gars est super charmant et
il va faire des choses superbes en conférences de presse et en tant que
représentant du club.” Très rapidement, ce qui ressortit, c’est son talent,
mais pas juste au niveau de sa personnalité. Cela concernait aussi son
intelligence, sa qualité d’analyse, sa logique, sa clarté, son honnêteté, mais
aussi sa capacité à communiquer de façon si effective en anglais alors que
ce n’est pas sa langue maternelle. Je pense que cette partie de sa personne
n’est pas assez reconnue, notamment en raison du fait que les gens l’aiment
tellement quand ils le voient en chair et en os. »
Jürgen Klopp expliqua aux cadres de FSG que le football était « plus
qu’un système » qu’il était aussi question « de pluie, de tacle, de bruit dans
un stade ». Plus important encore, il affirma que le public d’Anfield devait
être « activé » par le style de performance et vice versa pour créer une
certaine exubérance qui se nourrirait d’elle-même.
Pour Gordon, il était « très difficile » de trouver quoi que ce soit de
rédhibitoire. « C’est la vérité, assure-t-il. Ce que je veux dire, c’est qu’il
était clair que Jürgen, en tant que manager de football, était vraiment au
même niveau qu’un chef d’entreprise ou que quelqu’un que vous pourriez
choisir pour diriger votre entreprise. Je dis cela en tant que personne qui a
passé vingt-sept ans en tant qu’investisseur, engageant certains des plus
grands P-DG et dirigeants d’entreprises en Amérique et en Europe. À ce
moment-là, il était évident pour moi qu’il était la bonne personne. Nous
avons donc décidé de discuter des termes du contrat et c’est là que Jürgen
s’est excusé. »
Pendant que Kosicke continua à parler rémunération, Jürgen Klopp
marcha dans Central Park. Sa balade dura un peu plus longtemps que prévu
puisque les deux parties étaient, au début des négociations, assez éloignées
sur la question du salaire. Un accord fut finalement trouvé. Une fois que
Klopp fut rentré en Allemagne, Gordon lui envoya un message : « Aucun
mot ne peut expliquer à quel point nous sommes excités. » Dans sa réponse,
Klopp s’excusa de ne pas avoir le bon vocabulaire non plus. Mais il
connaissait cependant un mot qui pouvait résumer ses sentiments :
« Waouh !!! »
Chapitre 5

Au nom du père

Lors de l’été 1940, Norbert Klopp était théoriquement en vacances. Mais


son père, Karl, venait d’engager des hommes de main pour s’occuper de
fermes et de vignes autour de la ville de Kirn, en Rhénanie-Palatinat, et
avait besoin que son seul fils, âgé de seulement 6 ans, se joigne à eux.
S’occuper de parcelles fertiles dans le sud-ouest de l’Allemagne permit à
la famille Klopp de survivre lors des heures les plus sombres du pays. À
partir de 1945, quand le soleil brilla à nouveau, le 1. FC Kaiserslautern, le
club le plus connu de la région, se servit des ressources de ces mêmes terres
pour nourrir ses joueurs. L’équipe, qui comptait alors dans ses rangs la
superstar et ancien prisonnier de guerre Fritz Walter, joua des dizaines de
matchs amicaux contre des clubs de petits villages, en échange de patates et
d’oignons.
Norbert Klopp voulait être footballeur. Mais qui ne le voulait pas ? Du
haut de son 1,91 m, il était devenu un gardien de but fort et agile. Joueur
pour le club local du VfR Kirn, l’un des meilleurs de la région, son talent
lui permit d’être invité à passer un test pour Kaiserslautern, en 1952.
« J’étais subjugué, raconta le jeune de 18 ans à un ami de la famille, Ulrich
Rath. J’étais sur le terrain avec tous ces joueurs légendaires… »
Kaiserslautern était apparenté à la royauté du football allemand. Le club
venait de remporter le titre de champion, et le remporta une nouvelle fois la
saison suivante, en 1953. Quatre de ses joueurs – Fritz Walter, Ottmar
Walter, Werner Liebrich et Werner Kohlmeyer – remportèrent la Coupe du
monde, à Berne, en 1954.
Malgré tout son talent, Klopp n’était pas tout à fait à leur niveau. Au sein
du VfR Kirn, qui venait d’être promu en première division (alors
fragmentée régionalement) et qui se retrouvait dans le sillage de clubs
comme Kaiserslautern et Mayence, il n’arrivait pas à surclasser Alfred
Hettfleisch, le gardien titulaire. En tant que portier remplaçant, Klopp
bénéficia brièvement du statut de Vertragsamateur (amateur sous contrat),
qui introduit dans toute l’Allemagne de l’Ouest un professionnalisme qui ne
disait pas son nom. Mais avec un salaire mensuel allant de 40 à 75 marks,
les joueurs étaient largement dépendants des bonus, qui eux allaient de 10 à
40 marks. Klopp avait peu de chance de profiter de ces derniers, puisque les
remplacements n’étaient pas permis et qu’il n’arrivait jamais à être titulaire.
Il continua tout de même à jouer avec l’équipe réserve, contre d’autres
amateurs, juste pour le plaisir.
Karl Klopp insista pour que son fils trouve un « vrai travail ». Norbert
commença donc un apprentissage chez Müller et Meirer, une usine de
confection de produits en cuir. Environ la moitié des habitants de Kirn, ville
de 5 000 âmes, travaillait dans les entreprises de tannage dans les années
1950, alors que le miracle économique allemand permit rapidement une
amélioration de la qualité de la vie. « Un ouvrier dans le secteur du cuir
gagnait entre 250 et 300 marks par mois. C’était un bon métier pour
l’époque », explique l’ancien collègue de Norbert Klopp, Horst Dietz,
aujourd’hui octogénaire. L’homme travaillait un rang derrière Klopp. Un
rang était constitué de trois personnes : un apprenti, un colleur (souvent une
jeune fille) et un artisan. Chaque salle était constituée de vingt rangs, le tout
supervisé par un contremaître à l’entrée. C’était du travail à la chaîne :
chaque rang produisait une centaine de portefeuilles ou de produits
similaires en une journée, de 7 heures à 17 heures, avec seulement une
heure de pause pour le déjeuner.
À Kirn, dans la maison de Dietz, la mezzanine ressemble à un bar des
sports avec des maillots encadrés au mur, des coupes remportées lors de son
passage au VfR sur des étagères, une photo de lui avec Franz Beckenbauer,
un écran géant pour regarder les matchs et un véritable bar. Jeune, il vivait à
la campagne, alors que la famille Klopp vivait en centre-ville. Norbert
l’invitait souvent à la maison pour déjeuner avec lui durant la semaine de
travail. « Il était comme un grand frère. Les Klopp étaient très connus, mais
vivaient une vie normale, raconte Dietz. Travailler dur était une de leurs
principales valeurs. » Si une pièce n’était pas terminée à l’usine, la règle
voulait qu’elle soit terminée à la maison. « Nous essayions de les refourguer
à nos grands-mères car à 14 ou 15 ans, nous étions plus intéressés par les
filles et sortir le soir », dit-il avec le sourire. Contrairement à Klopp, qui
avait trois ans de plus que lui, Dietz réussit à intégrer le onze de départ au
sein du VfR Kirn en tant qu’attaquant. Il joua quelques années en deuxième
division avant de se mettre à travailler pour Coca-Cola. « Norbert était très
ambitieux. Il voulait toujours atteindre les sommets, se souvient Dietz.
C’était un casse-cou, et pas qu’en sport. Un mec hyper charismatique qui,
dès qu’il allait quelque part, charmait l’auditoire. Il était plein d’énergie et
de charme. Un play-boy, selon certains. Nous passions souvent nos journées
entières à parler de football. »
En 1959, Klopp déménagea un peu plus au sud, dans la Forêt-Noire et la
ville de Dornhan où il se mit à travailler pour l’usine de cuir Sola. Il
rejoignit le club du TSF Dornhan en tant que joueur-manager et évolua à
plusieurs postes. Selon Rath, ses tirs à l’entrée de la surface étaient très
craints. Âgé de plus de 70 ans et très propre sur lui, Rath était autrefois un
jeune joueur prometteur qui avait évolué pour l’équipe de Wurtemberg
avant qu’une fracture à la jambe ne mette un terme à sa carrière. Il est
aujourd’hui le président honoraire du SV Glatten.
Lors d’un mariage à Dornhan – « Ils étaient publics avant, pas besoin
d’invitation », explique Dietz –, Norbert rencontra Elisabeth « Lisbeth »
Reich. Fille d’un propriétaire de brasserie, elle était considérée comme un
« bon parti », ajoute Dietz. Après leurs noces en automne 1960, Klopp aida
dans la brasserie familiale Schwanen-Bräu, alors dirigée par sa belle-mère,
Helene Reich. Le père d’Elisabeth, revenu de la guerre avec un fragment
d’obus dans la tête, mourut rapidement après son retour. Le rôle de Klopp
au sein de l’entreprise consistait notamment à être un Festzeltmeister, c’est-
à-dire la personne responsable de monter les tentes pour les festivals. Le
frère d’Elisabeth, Eugen, prit les rênes de l’entreprise jusqu’à sa fermeture
en 1992.
La trentaine tout juste passée, Klopp se forma à un nouveau métier : celui
de vendeur, en prenant des cours du soir dans la ville voisine de
Freudenstadt. Son nouveau métier de VRP pour l’entreprise de fixations
Fischer le faisait voyager dans tout le sud du pays durant la semaine. Grand,
doux et beau, Klopp était « né pour être vendeur, assure Rath. Il était
aimable et sociable. Un mec super divertissant qui racontait les meilleures
histoires. Il pouvait parler en dialecte souabe à quelqu’un et en
haut allemand à une autre ». Selon la mère de Jürgen Klopp, Elisabeth, son
mari était un très bon orateur qui « pouvait juste se lancer ». Isolde Reich,
elle, décrit son père comme un « as de la rhétorique ».
Le père de Martin Quast, lui aussi originaire de Kirn, connaissait très
bien Norbert Klopp. Ils jouaient au handball ensemble. « Il m’a raconté que
Norbert était toujours au centre de tout : “Partout où les rires étaient, il y
avait Norbert au milieu.” N’importe qui d’impliqué dans le monde du sport
à Kirn le connaissait et l’appréciait. Cela vous rappelle quelqu’un, non ? »
Norbert était aussi très soucieux de son apparence. « Il passait plus de
temps dans la salle de bains le matin que nous trois, les filles de la maison,
réunies, raconte Isolde avec le sourire. Il était toujours endimanché. Le
pantalon de survêtement était approprié pour faire du sport, mais impossible
d’en porter un à la maison. Et jamais dans la rue ! » Elle se souvient aussi
qu’un jour, Norbert, un de ses beaux-frères, et un ami partirent voir Jürgen
jouer à Mayence. Il portait une chemise blanche, une cravate et un pull à col
en V jaune, « un peu comme l’ancien ministre des Affaires étrangères
Hans-Dietrich Genscher ». Ils s’arrêtèrent à une station-service et Norbert
se permit de faire la leçon à ses comparses du jour qu’il jugeait mal
habillés. Il leur rappela quelle était « la tenue correcte pour aller voir un
match de football à Mayence ». Même lors de carnavals, un dress code était
en vigueur. La famille entière s’y rendait déguisée en clowns, le petit Jürgen
se faisant balader dans une petite remorque en bois. Klopp, le père,
repassait avec soin ses propres chemises et coupait les cheveux de ses
enfants. Les sourcils de son fils formaient une ligne droite naturelle
qu’aucune mèche de cheveux ne devait jamais franchir. La barbe de trois
jours était aussi verboten. « Norbert était toujours habillé de façon
immaculée, et Jürgen détonnait un peu avec ses habits plus décontractés et
sportswear », explique Rath. De son côté, Isolde assure que la première
chose que son frère a faite en partant de la maison fut « de jeter son rasoir et
son peigne à cheveux ».
Il était très important pour Norbert que ses enfants soient les témoins de
grands événements historiques tels que l’alunissage de 1969 ou les combats
de Mohamed Ali. La famille se réunissait dans le salon devant la petite
télévision en noir et blanc, buvait du thé et mangeait des sandwichs. Si un
des enfants s’endormait, Norbert le réveillait en le tapant légèrement sur le
côté.
Quelques années seulement après son arrivée à Glatten, Norbert était
devenu un des sportifs les plus importants du coin. Il évolua au sein du SV
Glatten jusqu’à ses 40 ans (pendant que ses enfants ramassaient des
bouteilles vides, dans le but de les consigner et gagner quelques pfennigs),
entraîna l’équipe première pendant une saison et fut membre du comité de
direction. Alors que ses jambes commençaient à fatiguer, il se découvrit une
nouvelle passion pour le tennis. Norbert fut un des grands artisans de la
création d’une section tennis au SV Glatten et aida à construire le court en
terre battue (initialement, le club avait commandé un court en béton à une
vieille carrière de Dornhan après que Klopp eut payé 50 marks pour que les
gens de Glatten aient le droit d’y accéder). L’hiver, Norbert faisait du ski, en
compagnie d’Ulrich Rath. Isolde s’appelle comme la sœur de ce dernier.
Chaque samedi, alors que le père faisait son retour dans le foyer, la
maison était parfaitement rangée. Cependant, le petit Jürgen faisait de son
mieux pour éviter de participer aux corvées. Il racontait à ses sœurs qu’il
devait étudier pour l’école. « En réalité, il était confortablement allongé
dans son lit, la tête dans un bouquin », affirme Isolde. Son attitude espiègle
lui faisait souvent penser au personnage de roman pour enfants Emil i
Lönneberga. Un jeune garçon facétieux aux cheveux blonds et aux yeux
bleus dont les aventures, écrites par l’auteure suédoise Astrid Lindgren,
étaient très populaires en Allemagne de l’Ouest dans les années 1970.
Une photo, prise lors de sa première journée à l’école primaire, le montre
avec un bandage au genou. Le jeune Jürgen avait couru pour sortir de la
maison avec son paquet de bonbons en forme de cône, si cher à tous les
écoliers allemands, pour lourdement chuter. « Tu vois, si tu n’avais pas
couru aussi vite, tu n’aurais pas un pansement sur la photo », gronda
Norbert. Une autre fois, il tomba de la chaise de son bureau. Il s’ouvrit aussi
la paupière et se coupa la peau du nez après s’être pris un scooter.
« La naissance de Jürgen fut un moment important pour Norbert, déclara
Rath. Il avait enfin un vrai sportif pour partager sa passion. » La pression
d’exceller en sport mise sur les filles de la famille cessa presque du jour au
lendemain après la naissance de Jürgen. Elles pouvaient enfin se consacrer à
leurs propres passions, comme la musique ou la danse classique. Elisabeth,
mère calme et aimante, avait décidé que les enfants seraient protestants
comme elle, alors que Norbert était, lui, catholique. Elle avait un mal fou à
faire coexister toutes les activités de ses enfants. Norbert était le professeur
particulier de son fils dans de nombreux domaines, dont le football, le
tennis et le ski. Il lui imposa une routine très stricte. « Tôt le matin, qu’il
fasse beau ou qu’il pleuve, il me mettait sur la ligne de touche, me laissait
courir un peu puis se mettait à courir lui-même et me rattrapait. C’était tout
sauf drôle », raconta Jürgen au Hamburger Abendblatt en 2009. L’exercice
devait être répété, semaine après semaine, jusqu’à ce que Klopp fils soit
plus rapide que le père. Norbert lui prit aussi un abonnement au club
d’athlétisme afin qu’il améliore sa rapidité et lui demanda de réviser ses
coups de tête pendant des heures, comme sa sœur avait dû le faire
auparavant.
À l’âge de 6 ans, Jürgen rejoignit l’équipe des U11 du SV Glatten
qu’Ulrich Rath venait tout juste de créer, en 1973. Lors de son premier
match, il fit une culbute après un tacle et se cassa la clavicule. « La semaine
d’après, il était déjà de retour avec son bras en écharpe. Il regardait avec
envie ses coéquipiers depuis le banc de touche et courait dans tous les sens
pour récupérer les ballons qui sortaient, histoire d’être impliqué d’une façon
ou d’une autre, se souvient Rath. Cela nous a montré quel genre de garçon
il était. »
Dans son sous-sol, Rath invite à se pencher sur l’histoire locale. L’endroit
est une sorte de musée amateur dédié au SV Glatten. Naturellement, c’est
l’équipe de jeunes, qui comprenait notamment ses deux fils ainsi que
Jürgen, l’enfant de la ville, qui prend le plus de place. D’ailleurs, Rath est
toujours déçu quand les médias décrivent Klopp comme quelqu’un venant
de Stuttgart. « Il n’y a passé qu’une semaine, lors de sa naissance ! »
rappelle-t-il en secouant sa tête. Il montre ensuite une photo où l’on peut
voir une bande de gamins de 9 ans qui célèbre sa victoire lors de la finale
d’un tournoi régional disputé lors de la Pentecôte. Klopp, qui était à
l’époque l’attaquant de l’équipe, déclara plus tard avec humour que c’est le
seul trophée qu’il a remporté dans toute sa carrière de joueur. Depuis, des
centaines de footballeurs amateurs ont remporté le trophée Klopp. Mais peu
savent pourquoi il porte ce nom. Rath rappelle que Norbert créa lui-même
la coupe en 1977 en utilisant une vieille chaussure de football de son fils
qu’il avait peinte à la bombe dorée et montée sur un socle en bois.
La même année, l’équipe des U11 des Stuttgarter Kickers vint à Glatten
pour un match amical. Les garçons de la capitale de la région du Bade-
Wurtemberg arrivèrent avec des tentes, dormirent dans la forêt voisine et
mangèrent des cochons cuits au barbecue. Tout le monde dans la région se
souvient de ce moment-là, car, lors d’un parcours en rafting sur la Gumpen,
l’endroit où les rivières Glatt et Lauter se rejoignent, de nombreux joueurs
de l’équipe tombèrent dans l’eau. Parmi eux, Robert Prosinečki, le futur
meneur de jeu de l’Étoile rouge de Belgrade et futur vainqueur de la C1, qui
évoluait alors chez les Souabes (il ne resta que deux ans à Stuttgart avant de
repartir pour Zagreb à l’âge de 10 ans, après avoir été jugé comme pas assez
bon pour les Stuttgarter Kickers).
Comme la plupart des jeunes de la région, Jürgen supportait le grand
rival des Kickers, le VfB Stuttgart. Et s’il ne réussit pas son essai là-bas, il
repartit tout de même avec un survêtement rouge qu’il portait régulièrement
avec fierté, jusqu’à ce que Stefanie ne le ruine lors d’un accident de
repassage. Peut-être pour compenser cette tragique perte, sa grand-mère
Anna lui tricota un pull avec le numéro 4 comme motif pour honorer son
joueur préféré, Karl-Heinz Förster. Il le portait au Neckarstadion avec ses
amis et sa famille.
Jürgen admirait le dévouement et le calme, sous la pression, du défenseur
central. « Nous avons appris plus tard que nous avions les mêmes idoles,
raconte Quast. Förster, un homme avec une vision stratégique, et Boris
Becker, qui était impulsif et émotif. Kloppo m’a un jour dit que si le
football n’avait pas fonctionné pour lui, il serait devenu un ultra, qu’il avait
le VfB dans le sang. » Son amour pour le VfB s’est quelque peu atténué les
années suivantes. Rath est au bord des larmes lorsqu’il se souvient du jour
où Klopp, en tant que coach de Mayence, s’était joué de la sécurité pour
sauter dans les tribunes du stade de Stuttgart afin d’aller voir un groupe
d’amis venus de Glatten. « Je lui ai dit : “Jürgen, j’ai un dilemme, j’ai deux
cœurs qui battent dans mon corps. L’un pour le VfB, l’autre pour toi.” Et il
m’a répondu : “Ulrich, cela ne peut pas être vrai. Un homme n’a qu’un seul
cœur, et le tien bat pour moi.” Nous avons tous rigolé, mais je pense qu’il
était sérieux. »
Norbert était un de ses pères qui a du mal à se contenir en tribunes.
« Jürgen possède à la fois le tempérament de notre père et le calme de notre
mère », assure Isolde. Les standards très élevés de son père étaient
particulièrement pesants pour Jürgen lorsqu’il s’agissait de sport individuel.
Les matchs entre les deux Klopp tournaient souvent à l’avantage du père, ce
dernier étant incapable de concéder le moindre point. Le fils était frustré,
parfois même énervé et se faisait virer du court par un Norbert incapable du
moindre message d’encouragement. Aucun des deux n’aimait ces sessions
matinales, mais Klopp senior les jugeait essentiels dans l’éducation sportive
de Jürgen. La paire participa à des tournois de doubles pour le club de
tennis de Glatten. Une fois, le père, obsédé par le fait de gagner, refusa de
quitter le terrain alors qu’il était victime d’une sérieuse insolation et que son
corps était parcouru de violents frissons. Jürgen demanda l’arrêt du match
lui-même pour mettre son père au lit.
Sur les pistes, Norbert skiait tout schuss et s’attendait à ce que son fils le
rejoigne. « Nix gschwätzt isch Lob gnuag » (« Ne rien dire, c’est déjà assez
de louanges »), dit un proverbe souabe. Norbert Klopp en était l’incarnation
vivante. « C’était sa façon de me faire progresser, expliqua Klopp dans une
interview à Der Tagesspiegel. Quand je skiais et que je faisais des sauts, il
disait que ce n’était pas assez haut, qu’il y avait la place pour toute une
feuille de papier ! Il n’avait pas le bon logiciel pour communiquer avec
moi. Sa tactique était assez évidente, je l’ai su très tôt. » Klopp dut
apprendre à lire entre les lignes pour découvrir quelques traces de
satisfaction chez son père, ajouta-t-il, les critiques constantes ne l’aidant
pas. « Quand je marquais quatre buts, il remarquait que j’avais raté sept
autres occasions, ou parlait de combien mes coéquipiers avaient bien joué.
Toutefois, je savais qu’il était secrètement très fier de moi. »
Livré à lui-même après l’école, le jeune Jürgen jouait à nouveau au
football, mais cette fois avec les enfants Rath : Hartmut et Inod. La moindre
parcelle de gazon était transformée en terrain. Après le coucher du soleil, il
continuait à jouer dans le salon. Il se jetait sur le canapé pour arrêter des tirs
ou bien tirer dans une petite balle que Norbert lui avait laissée. « La maison
était pleine d’enfants. Jürgen était très gâté par notre mère. Tout était fait
pour le rendre heureux », raconte sa sœur Isolde. Il aura fallu que les verres
d’un des meubles du salon soient brisés à plusieurs occasions pour que la
balle en cuir soit remplacée par une autre, en mousse. « Il jouait et jouait
jusqu’à ce qu’il tombe de sommeil sous la table », raconte en rigolant Rath.
Dans la salle des sports de la ville, des matelas bleus servaient de poteaux
pour les cages des buts. Dans les années 1970, Rath avait introduit une
heure de sport par semaine pour les garçons. « Nous faisions de la gym,
mais les garçons voulaient toujours jouer au foot », dit-il. Jürgen, surnommé
alors « Klopple », c’est-à-dire « petit Klopp », était souvent poussé par ses
amis vers Herr Rath pour certaines demandes. « Jürgen était plutôt bon
joueur de tennis, mais dans sa tête, il a toujours été footballeur. Il était
rapide, dynamique et explosif. Il avait besoin de taper dans la balle tout le
temps, même quand certaines passaient largement au-dessus des cages. Le
jeu de tête était sa spécialité. Pour quelques matchs, je l’ai aligné en tant
que libero, ce qui n’était pas son poste. Il était plutôt branché attaque. »
« C’était le rêve, admit Klopp à la SWR en 2005. Nous n’étions que cinq
ou six garçons de mon âge dans ce petit village, et nous étions à la fois une
équipe de football, une équipe de tennis et une équipe de ski. C’était
merveilleux. J’ai eu une super enfance. » Jürgen n’avait aucun problème
avec l’école. Enfin, surtout pour s’y rendre. Il n’avait besoin que de
traverser la rue pour rejoindre son école primaire. Sauf lors du CE2 et du
CM1, lorsque les frères Rath et lui durent prendre le bus tous les jours pour
aller dans l’établissement d’un village plus au sud, Neuneck. Une légende
locale prétend que dans l’arrière-salle d’un pub, il y ait un bordel, mais tous
les efforts déployés par les curieux écoliers restèrent sans succès.
« Jürgen n’était pas le mec le plus ponctuel, mais tu pouvais compter sur
lui à 100 % », affirme Hartmut Rath, le parrain de Marc, fils de Jürgen né
en 1988. Quand les garçons ne tapaient pas dans la balle, ils construisaient
des maquettes et des puzzles. Klopp avait un « côté artistique, ajoute-t-il. Il
s’intéressait beaucoup à la culture. Il écoutait beaucoup de musique, mais
aussi des cassettes d’artistes de cabaret. » Son préféré était Fips Asmussen,
un comique réputé pour son débit rapide de blagues peu drôles et dont les
premiers sketchs étaient beaucoup plus politisés et satiriques (et à n’en pas
douter, beaucoup plus drôles). « Jürgen était un génie lorsqu’il s’agissait de
raconter des blagues. Il faisait rire tout le monde en classe. Il était très
populaire. Il était l’âme de la classe », se souvient Hartmut.
Jürgen Klopp décrit « Hardy » comme l’homme l’ayant aidé à passer son
Abitur (baccalauréat). Si cette affirmation est peut-être un peu généreuse,
Hartmut admet que son ami, qui excellait en langues et en sport mais
beaucoup moins en sciences, a bien profité d’être assis à côté de lui durant
les examens. « Copier était beaucoup plus facile à cette époque. » Tous
deux allèrent au Gymnasium à Dornstetten et furent dans la même classe
pendant de nombreuses années. Au départ, Klopp était en fait dans la même
classe qu’Ingo, le frère aîné des Rath, mais il redoubla une classe sur le
conseil de ses professeurs. « L’école n’était pas le truc le plus important du
monde pour lui, explique Hartmut avec le sourire. Il était plus branché foot
et filles. » Mais c’était un bon garçon, quelqu’un qui respectait ses
professeurs et ne posait pas de problème. Hartmut se rappelle que Jürgen et
lui ne se faisaient coller que quelquefois par an seulement.
D’autres transgressions furent, elles, suivies de punition. À l’âge de
14 ans, Klopp et ses amis prirent part à un tournoi de football. Les
participants devaient avoir au moins 16 ans, mais un des organisateurs,
Norbert, ferma les yeux. Les garçons jouèrent très mal, mais remportèrent
tout de même le premier prix, une bouteille de whisky, vu que l’équipe
gagnante ne se présenta pas à la remise des prix. Jürgen et les frères Rath
vidèrent leur butin mal acquis à l’extérieur du chapiteau (installé pour
l’occasion) et rentrèrent chez eux dans un état encore plus horrible que le
football qu’ils avaient proposé ce jour-là.
Le surnom « Klopple » fut rapidement remplacé par « Der Lange », (le
Long), au fur et à mesure que Jürgen devint bien plus grand que ses
camarades de classe et ses coéquipiers. Après la seconde, Hardy et Klopp
partirent pour le Spranger Wirtschaftsgymnasium de Freudenstadt afin de
préparer leur bac. À partir de l’âge de 15 ans, Jürgen avait un scooter puis il
conduisit plusieurs 2 CV, dont une bordeaux. Robert Mongiatti, un des
meilleurs amis de Norbert, s’occupait de la voiture devant la résidence des
Klopp. Plus tard, Jürgen hérita de la Golf jaune fluo de sa sœur Stefanie.
Un ami d’école invitait souvent ses camarades de classe à étudier dans
une cabane de jardin isolée. Le programme était rarement appliqué à la
lettre. Dans le sous-sol des Rath ou encore dans le garage des Klopp, les
adolescents organisaient des fêtes et jouaient au jeu de la bouteille. Si les
parents n’étaient pas là, les chambres étaient réservées aux couples. Et, bien
que les détails soient flous aujourd’hui, quelques galoches étaient sans
doute au rendez-vous. Lors d’un échange scolaire, la classe de Klopp se
rendit à Port-sur-Saône et ne parla que français pendant deux semaines. Les
garçons avaient tellement aimé le coin qu’ils y retournèrent l’été suivant
pour des vacances en camping.
« En ce qui concernait les activités sociales, Jürgen était le leader,
explique Hartmut. Il était extraverti et faisait partie de la troupe de théâtre
de l’école. Il s’intéressait à un tas de trucs différents, les gens disaient qu’il
arrivait toujours à voir the bigger picture. » À la maison, les discussions
politiques entre Jürgen et son père, plus conservateur, tournaient souvent au
vinaigre.
En 1998, trois semaines avant sa retraite, Norbert tomba malade. Un
cancer du foie. Les médecins lui donnèrent entre trois semaines et trois
mois avant de mourir. Le diagnostic choqua toute la famille. Norbert avait
mené une vie très saine. Il faisait du sport et ne fumait pas. « Le cancer ne
m’aura pas », avait-il promis. Il décida de rester positif et trouva une source
de motivation en lisant le livre de Lance Armstrong sur son cancer des
testicules. Ses enfants l’emmenèrent dans de nombreuses cliniques. Son
foie fut retiré, puis congelé et enfin réimplanté dans son corps. Cette
procédure lui permit de vivre deux ans de plus durant lesquels il profita
pleinement de chaque jour. « Ses vues conservatrices concernant les
femmes et les hommes changèrent. Il comprit plus mon côté rebelle et ma
quête de liberté », révèle Isolde. Peu de temps avant sa mort, en 2000,
malgré sa fatigue, Norbert repoussa ses limites pour jouer un dernier match
de tennis avec le club. Une sorte de testament, de dernière victoire. Les
Klopp trouvèrent une sorte de réconfort dans le fait que Norbert ait réalisé
son dernier souhait.
Lors de ses deux dernières semaines, il rentra à la maison, à Glatten. Les
deux sœurs restèrent à ses côtés et lui tinrent la main, jour et nuit, à tour de
rôle. Selon Isolde, Jürgen souffrit énormément de ne pas pouvoir être plus
souvent auprès de son père en raison de ses engagements en tant que joueur
de Mayence. Un soir, il retourna chez lui après un match et resta toute la
nuit dans la chambre de Norbert. Il reprit la route le lendemain matin après
avoir très peu dormi. « C’était une de mes premières chances dans la vie de
pouvoir faire exactement ce que mon père avait voulu que je fasse,
racontera Klopp des années après. J’ai vécu la vie dont il avait rêvé. Un
autre boulot aurait été source de conflit, je pense. Mon père n’aurait pas
compris si j’avais voulu être fleuriste, par exemple. Il n’aurait pas dit : “Pas
de problème, je t’achète ton premier bouquet.” Non, il aurait pensé que
j’étais fou. »
Après le décès de Norbert, Jürgen voulait obtenir des réponses, mais
décida finalement que « quelqu’un là-haut avait sans doute un plan ». La
tristesse de Klopp quant au fait que son père n’ait jamais pu témoigner de
ses succès en tant qu’entraîneur est tempérée par ses croyances religieuses.
« Je suis plutôt certain, ou du moins je crois profondément qu’il peut me
voir, d’en haut, en étant détendu », dit-il.
Lorsque l’on est enfant, l’idée de la dévotion paternelle ne ressemble pas
vraiment à quelqu’un qui vous dit régulièrement de faire mieux, que ce soit
sur un terrain de football, un court de tennis ou une piste de ski. Cependant,
plus de quarante ans plus tard, Jürgen Klopp est certain qu’avoir passé tous
ces week-ends à pousser à fond son fils était un moyen pour son père de lui
« montrer de l’affection ». L’amour d’un père prenant rarement la forme de
mots, ou de baisers, mais plutôt souvent de temps partagé.
Chapitre 6

Wolfgang Frank : le mentor

« N otre père était terriblement autodiscipliné. Certains diraient même


qu’il était un peu obsédé », raconte Benjamin Frank, 36 ans, assis aux côtés
de son frère aîné, Sebastian, 39 ans, autour d’un plat de pâtes dans un hôtel
de Mayence. Les deux hommes évoquent des souvenirs mitigés.
Les deux frères travaillent comme agents et recruteurs pour le compte du
Liverpool FC de Jürgen Klopp. Avant ça, ils étaient consultants pour
Leicester City, le champion surprise de Premier League en 2015-2016.
Frank et Sebastian ont grandi en Suisse, à Glaris, une petite ville de vallée
qui compte 12 000 habitants, où le rythme de la vie est très lent et où leur
père, Wolfgang, est vénéré comme un dieu. Son principal fait d’armes pour
les gens de la région : en 1988, l’ancien attaquant de Bundesliga (89 buts en
215 matchs pour le VfB Stuttgart, l’Eintracht Braunschweig, le Borussia
Dortmund et le 1. FC Nuremberg) avait réussi, en tant que joueur-
entraîneur, à emmener le très modeste FC Glaris en Nationalliga B, la
deuxième division suisse.
Benjamin et Sebastian se souviennent que leur père ne voyait aucune
différence entre être entraîneur et être père. Les deux rôles se résumaient à
la même chose : devoir éduquer. « C’était un fou, au bon sens du terme »,
dit Sebastian. Un homme immensément ambitieux pour qui le football
n’était pas seulement des matchs et de la tactique, mais représentait
absolument tout. Une école de la vie.
Lors de sa dernière saison en tant que joueur professionnel, Wolfgang
Frank obtint un diplôme d’enseignant, avec le sport et la religion comme
spécialités. Ces deux matières lui inculquèrent la conviction qu’il n’y avait
« pas de hasard dans la vie, que tout – les blessures, les défaites – arrive
pour une raison », dit Benjamin Frank. Il s’efforça de transmettre cet acte
de foi à qui l’écoutait.
Les deux garçons devaient régulièrement faire des courses d’endurance
dans la ville, à travers la glace et la neige. Quelques années plus tard, en
Grèce, au cours d’une des rares périodes de vacances en famille que
l’emploi du temps chargé de Wolfgang permettait, les deux frères, alors
adolescents, se levaient à 5 heures tous les matins pour aller faire un
jogging sur la plage, avant de prendre un petit-déjeuner et des pilules de
vitamines. Avant de déjeuner, ils faisaient une autre séance de sport, de
musculation cette fois-ci.
Dans leur maison de Glaris, le fax n’arrêtait pas de biper, que ce soit tard
le soir ou tôt le matin. C’était Frank, qui envoyait des pages et des pages à
des centaines de kilomètres de là, à l’un des quinze clubs qu’il avait
entraînés au cours de sa carrière. Des pages qui contenaient des phrases de
motivation et des conseils, ou encore des programmes d’entraînement
complexes assortis de vœux et de félicitations. « Chaque fois que nous
avions un problème à l’école ou en sport, on recevait un long fax, pour nous
remonter le moral et nous montrer qu’il avait réfléchi longuement à notre
problème, à distance, à sa manière », dit Benjamin.
Joueur, Wolfgang était fasciné par le style de jeu de l’AC Milan d’Arrigo
Sacchi, une équipe qui domina le football européen à la fin des années 1980
et au début des années 1990 grâce à sa tactique collective révolutionnaire,
une série de mouvements synchronisés qui prenait les adversaires à la gorge
en les privant d’espace et de temps. Il étudia les manœuvres collectives des
joueurs en regardant des vidéos jusque tard dans la nuit et réfléchit
également beaucoup à l’importance de la régénération, la nutrition et
l’entraînement mental à une époque où ces sujets étaient considérés comme
ésotériques en Allemagne. En Suisse, en revanche, le manque de moyens et
le nombre restreint de joueurs facilitaient une approche plus novatrice. Le
marquage de zone, ce système qui avait pour objectif premier de défendre
l’espace devant les buts et d’attaquer le ballon – et non plus simplement se
focaliser sur l’adversaire en position d’attaque, comme c’était le cas
auparavant –, fut adopté dès 1986, sous les ordres du sélectionneur suisse
Daniel Jeandupeux. Les internationaux ramenèrent leur connaissance du
système dans les clubs, et certains continuèrent à travailler dessus de leur
propre chef, se rappelle Andy Egli. L’ancien défenseur croit savoir que
Daniel Jeandupeux avait fait connaissance avec ce système de jeu du temps
où il était joueur pro puis coach en France.
Frank comprit que l’innovation tactique pouvait être une arme pour un
petit club face à des écuries plus grandes et bien meilleures. Il comprit
également que les bonnes idées pouvaient nettement améliorer la qualité
des performances.
Son exploit avec le FC Glaris lui permit d’être nommé à la tête du FC
Aarau, une équipe de première division qui avait connu des succès
inattendus sous la houlette de l’entraîneur allemand Ottmar Hitzfeld. « Le
Général », qui remportera plus tard la Ligue des champions avec le
Borussia Dortmund puis le Bayern Munich, avait si bien réussi dans ce
modeste club qu’en 1985, après avoir fini deuxième du championnat et
remporté la Coupe de Suisse, son équipe avait été surnommée « FC
Wunder1 » par les médias.
Frank parvint aussi à emmener Aarau en finale de Coupe de Suisse au
cours de sa première demi-saison à la tête de l’équipe (1989-1990).
Seulement, le miracle fut de courte durée : les Argoviens s’inclinèrent en
finale face aux Grasshoppers Zurich d’Ottmar Hitzfeld. Puis Frank s’en alla
un an plus tard. Par la suite, il ne réussit pas à imposer sa marque ni au sein
du FC Wettingen, qui se battait pour ne pas descendre (1991-1992), ni au
sein du FC Winterthur, qui évoluait en deuxième division. (Il se trouva que
le joueur clé et capitaine du Winterthur était un attaquant allemand
expérimenté qui s’appelait Joachim Löw, l’actuel sélectionneur de l’équipe
nationale allemande. Âgé alors de 32 ans, il se leva un jour dans le vestiaire
pour défendre ses coéquipiers contre les critiques de Frank. Löw s’était
également essayé à la mode : il vendait des cravates fantaisie à ses
coéquipiers de Winterthur depuis son coffre de voiture.)
En janvier 1994, Frank eut finalement l’occasion de faire ses preuves
dans son pays d’origine. Le Rot-Weiss Essen (RWE), club de deuxième
division très populaire qui se trouve dans la Ruhr, le cœur industriel et
footballistique de l’Allemagne, avait besoin d’un nouvel entraîneur après
que Jürgen Röber eut été débauché par le VfB Stuttgart durant la trêve
hivernale. Mais avant même qu’il ne puisse prendre ses fonctions au Georg-
Melches-Stadion, Frank et son équipe furent condamnés à la relégation. La
Fédération allemande de football (DFB) avait retiré sa licence pro au club à
la suite d’irrégularités sur le plan comptable. Pour couronner le tout, Frank
dut faire face à une révolte du vestiaire dès son premier jour de travail : en
effet, le capitaine Ingo Pickenäcker et son vice-capitaine Frank Kurth
quittèrent le club en signe de protestation, n’ayant pas été consultés sur le
successeur de Röber en dépit d’une promesse du conseil d’administration.
Le RWE espérait que la DFB fasse preuve d’un peu d’indulgence en
appel. Malin, l’avocat du club, Reinhard Rauball (aujourd’hui président du
Borussia Dortmund), dénicha de nombreuses erreurs procédurières de la
part de l’instance dirigeante du football allemand. Si les hommes de Frank
se hissèrent en finale de DFB Pokal après avoir remporté de manière
sensationnelle leur demi-finale face au Tennis Borussia Berlin (2-0) en
mars, leur descente forcée en troisième division fut confirmée quelques
jours plus tard. Tous les buts et les points du RWE furent annulés.
En mai, 35 000 supporters d’Essen se rendirent dans la capitale
allemande habités par un esprit de défi. De nombreuses banderoles
dénonçaient l’injustice de la décision de la DFB. « S’il y a une justice dans
les cieux, nous gagnerons », dit Frank. Sur le terrain de l’Olympiastadion,
néanmoins, le Werder Brême d’Otto Rehhagel, favori de cette finale, était
indifférent à un quelconque châtiment divin. L’équipe du nord de
l’Allemagne, qui avait soulevé la Coupe des coupes deux ans plus tôt après
avoir disposé de l’AS Monaco alors coaché par Arsène Wenger, s’imposa
sans trop de difficultés à Berlin. Score final : 3-1.
Des décennies plus tard, il apparut qu’une vilaine intrigue politique joua
un rôle dans cette défaite. Ancien joueur du RWE, Frank Kontny hésite
toujours à raconter une histoire qu’il qualifie de « moment le plus sombre
de [sa] carrière de joueur ». Aujourd’hui âgé de 55 ans, Kontny était
capitaine à l’époque et devait démarrer cette finale en défense. « Mais le
matin du match, Frank me dit que je n’étais plus dans l’équipe, et que je
devais trouver un nouvel employeur si je voulais un jour rejouer au foot,
raconte-t-il. Tout s’est effondré autour de moi ce jour-là. On m’a retiré le
droit de disputer le plus grand match de ma carrière. »
Comme beaucoup de joueurs du RWE, Kontny travaillait à mi-temps à
côté de son activité de footballeur pour pouvoir subvenir aux besoins de sa
famille durant la période d’insolvabilité du club. Wolfgang Thulius, un
membre du board, lui avait trouvé un job d’agent immobilier. En
mars 1994, après que le club eut atteint la finale de la Coupe d’Allemagne,
de nouvelles personnes sont arrivées au club et ont pris le contrôle du
board, et il semblerait qu’elles aient mis la pression sur Frank pour qu’il
rompe avec l’ancien régime. « J’étais visiblement du mauvais côté de la
barrière, et Frank a malheureusement pris une décision qui n’avait aucune
logique dans le football », raconte Kontny. À sa place, Frank décida de
titulariser Pickenäcker, qui était resté sur le flanc pendant plusieurs
semaines en raison d’une blessure à l’aine et qui n’était pas tout à fait remis.
Pickenäcker fut fautif sur les deux premiers buts du Werder et fut remplacé
sept minutes avant la mi-temps. Au retour des vestiaires, Essen se reprit et
réduisit la marque par l’intermédiaire de Daoud Bangoura. Mais Wynton
Rufer assura la victoire 3-1 du Werder en inscrivant un penalty en toute fin
de match. « Je suis convaincu que cela aurait été un match différent si
j’avais été sur le terrain, raconte Kontny, le cœur lourd. J’ai vraiment été
déçu par Frank, je l’ai même maudit. C’était un bon entraîneur, qui disait
tout le temps qu’il fallait continuer à apprendre et à étendre nos horizons.
Les séances d’entraînement duraient deux heures. Je crois qu’aujourd’hui, il
serait en mesure de reconnaître qu’il a fait une grosse erreur ce jour-là. »
Trois semaines après cette finale, le Rot-Weiss se rendit à Mayence pour
l’avant-dernier match de la saison. Ce match au Bruchwegstadion, disputé
devant 3 000 spectateurs, fut particulièrement agité, avec notamment trois
cartons rouges (dont deux pour Essen) et s’acheva par une égalisation à 1-1
à la 90e minute de Mayence signée Željko Buvač. Un score synonyme de
maintien pour le FSV.
En septembre 1995, Mayence, qui luttait constamment pour ne pas
descendre, se retrouva une fois de plus lanterne rouge de 2. Bundesliga et
cherchait un nouvel entraîneur. Christian Heidel, directeur sportif du club,
contacta Frank, surnommé « le Dernier Homme de paille » par le Rhein-
Zeitung.
« Il est venu nous voir et a dit beaucoup de choses qui semblaient très
jolies et charmantes, dit Heidel avec une certaine ironie. Il avait une attitude
de prof. Je fais toujours attention à ceux qui se conduisent comme des profs,
ils ne sont pas toujours faciles à gérer. Mais au bout d’un moment, je finis
par dire : “Bon, OK, pourquoi pas.” Rétrospectivement, il s’agit d’un jour
mémorable pour le FSV Mayence 05. J’aimerais vous dire que j’ai tout de
suite su que c’était un bon entraîneur. Mais la vérité, c’est que personne
d’autre ne voulait nous entraîner. »
Si l’équipe fut impressionnée par les méthodes d’entraînement qu’elle
trouvait « plutôt sophistiquées », selon Heidel, elle continua néanmoins à
perdre ses matchs. À la trêve hivernale, Mayence était la pire équipe de
deuxième division, avec seulement douze points au compteur, à cinq unités
du premier non relégable. « Le magazine Kicker avait écrit : “Chances de
Mayence de descendre : 100 %.” Pas 99 %, non. 100 %. Je n’oublierai
jamais cela », dit Heidel.
Frank toqua à la porte de Heidel. « Il me dit : “Nous devons changer
quelque chose.” Je me disais que oui, il fallait sûrement changer un truc, vu
nos résultats. Il me dit qu’il avait longuement réfléchi et que nous irions en
stage hivernal et qu’à l’avenir, nous ne jouerions plus jamais avec un libero.
Je me dis : “Quoi ? Il ne peut pas être sérieux.” »
Une équipe de football professionnelle sans libero, sans ce fameux
« dernier homme » derrière la défense, était une idée grandement
inconcevable dans l’Allemagne du milieu des années 1990. Depuis l’apogée
de Beckenbauer dans les années 1970, les clubs allemands ainsi que la
Nationalmannschaft avaient gagné tous leurs trophées avec un libero dans
le onze. « Nous croyions alors tous qu’il fallait absolument avoir quelqu’un
pour nous protéger au cas où l’équipe adverse arrivait à passer derrière nos
lignes, dit Heidel. Se débarrasser du libero ? Impossible. J’avais moi-même
joué comme libero, j’avais l’impression que dans un sens, on essayait aussi
de se débarrasser de moi. »
Ancien international allemand, Hans Bongartz essaya de jouer avec une
défense à plat composée de quatre joueurs, sans libero, et ce dès 1986 avec
le 1. FC Kaiserslautern. L’idée lui vint après une défaite face à l’IFK
Göteborg de Sven-Göran Eriksson, une équipe tactiquement supérieure qui
avait éliminé Lautern en demi-finales de la Coupe de l’UEFA en 1982.
Toutefois, cette innovation ne laissa pas un souvenir durable en première
division allemande. De son côté, Franz Beckenbauer, en qualité de
président du Bayern Munich, interdit formellement à Erich Ribbeck lors de
la saison 1993-1994 de poursuivre ses expériences (certes plutôt d’un
niveau amateur) avec quatre défenseurs derrière. Quelques semaines après
la nomination de Frank à Mayence, Berti Vogts, le sélectionneur allemand,
déclara au tabloïd Blick qu’un système sans libero était « fondamentalement
destructeur » et n’était donc pas destiné à être accepté en Bundesliga.
« Franchement, je pensais que nous serions la risée de tous, j’étais très
fataliste, se rappelle Heidel. Toutefois, durant le stage, je me suis promis
que j’irais voir ça d’un peu plus près. Il y avait tous ces piquets plantés sur
le terrain. Les joueurs, de leur côté, semblaient se dire : “Ce gars a perdu la
boule.” Ils couraient pendant des heures tout autour du terrain sans ballon,
ils apprenaient à aller d’un côté à un autre en formation. Aujourd’hui, cela
semble évident de voir qu’un côté est laissé complètement ouvert quand la
ligne de quatre défenseurs coulisse vers le côté du terrain où il y a la balle.
Mais quand nous avons joué à domicile pour la première fois de cette façon,
tout le stade nous gueulait dessus. Il y avait un attaquant adverse qui était
tout seul sur le côté gauche, alors que toute notre équipe était sur le côté
droit. Personne ne réalisait que le ballon ne pouvait aller aussi vite sur le
côté gauche, que la défense aurait suffisamment de temps pour coulisser de
nouveau. Cela s’appelait du « marquage en zone orienté vers le ballon », et
c’était quelque chose de complètement nouveau en Allemagne. De la
sorcellerie, en gros. Donc nous nous sommes entraînés, entraînés, et
entraînés. Et j’étais malgré tout certain que nous allions descendre. »
Au milieu des années 1990, les sessions d’entraînement se déroulaient
généralement en deux temps : il y avait le travail (beaucoup de courses) et il
y avait le plaisir (jouer au ballon). Les exercices de mouvement collectif ou
l’étude théorique étaient des concepts inconnus. Frank, en revanche, était
« possédé par la tactique. Je n’avais jamais rien vu de tel », raconte Heidel.
L’entraîneur passait des heures à regarder du foot, surtout du football
italien. Et Sacchi était toujours son idole. « Il nous montrait tous ses matchs
sur cassettes vidéo, et j’étais tout le temps là. “Un directeur sportif se doit
d’être présent”, disait Frank. Donc j’ai aussi regardé toutes ces conneries.
En plus, les vidéos n’étaient pas éditées. Donc il appuyait sur pause, faisait
retour rapide, lecture, retour rapide encore une fois, et ça durait des heures.
Il était complètement dingue des tactiques de Sacchi. »
Frank se rendait également en Italie pour aller voir les entraînements du
maître en personne. « Sacchi ne le prenait pas au sérieux, mais il était
autorisé à regarder depuis la ligne de touche, raconte Heidel. C’est de là que
venaient ses idées. En Allemagne, nous n’étions pas aussi avancés,
tactiquement parlant. »
Frank fit également la connaissance d’un théoricien du football, le Dr
Dieter Augustin, qui était professeur de sciences du sport à l’université de
Mayence, situé à quelques pas du stade. À la verticalité du FSV, Augustin
préférait un jeu de position plus structuré, mais malgré leurs différences de
goût, les deux hommes étaient d’accord pour dire que les joueurs avaient
besoin d’aides visuelles pour avoir une formation plus poussée en matière
de football. Augustin demanda à ses étudiants de faire des montages de
petits clips vidéo de Mayence et de leurs adversaires pour aider le FSV à
mieux préparer ses matchs. Une idée simple mais originale, puisque, à
l’époque, les équipes allemandes n’avaient ni le staff ni le savoir-faire
nécessaire pour travailler avec des analystes vidéo. L’un des jeunes
étudiants en sciences du sport qui se portèrent volontaires pour cette
expérience s’appelait Peter Krawietz. Plus tard, il deviendra le scout2 en
chef de Mayence et l’assistant de confiance de Klopp.
« Les séances vidéo de Frank qui se déroulaient à 7 h 30 du matin étaient
celles que nous redoutions le plus, se rappelle Torsten Lieberknecht, ancien
joueur de Mayence. Nous étions assis sur ces chaises de jardin en métal
dans une toute petite pièce et nous prenions notre petit-déjeuner pendant
que Wolfgang Frank appuyait sur des boutons du magnétoscope. On avait
l’impression que ça durait une éternité. »
Frank s’inspira également de l’époque où il était lui-même joueur. Il avait
passé un an à l’AZ Alkmaar, en Eredivisie, lors de la saison 1973-1974.
Cette année-là, il s’était émerveillé devant le football total de l’Ajax. À son
retour en Allemagne, celui qui était un attaquant tout fin surnommé
« Floh » (la Puce) avait retrouvé Branko Zebec, son entraîneur du temps où
il était à Stuttgart. Zebec était désormais à la tête de l’Eintracht
Braunschweig, où venait de signer Frank. Zebec était un entraîneur
yougoslave qui avait permis en 1969 au Bayern Munich de remporter son
premier titre en Bundesliga3 grâce à un programme fitness punitif et à une
discipline tactique très forte. Au milieu des années 1970, Zebec fut le
premier entraîneur à expérimenter le marquage en zone en première
division allemande. À l’époque, tout le monde faisait du marquage
individuel. « Sous Zebec, nous ne courions plus bêtement après nos
adversaires [individuels]. Il était en avance sur son temps », se souviendra
Frank quelques années plus tard.
Vingt et un ans plus tard, Mayence avait des idées tout aussi futuristes.
« En tant qu’équipe, nous étions presque morts durant la trêve hivernale »,
déclara Jürgen Klopp, alors défenseur à Mayence dans les colonnes du
Süddeutsche Zeitung en 1999. « Nous étions ouverts à de nouvelles idées.
Nous aurions même grimpé quinze fois de suite à un arbre si nous avions eu
la promesse de recevoir quelques points en retour. » Frank estimait qu’il
fallait 150 heures d’entraînement théorique avant que le nouveau système
ne soit internalisé. Au lieu de l’entraînement ludique auquel les joueurs en
Allemagne étaient habitués, ces derniers passèrent des jours entiers à
s’entraîner sans ballon. « Mais nous nous sommes dit : “Si Gullit et
Van Basten ont eu à apprendre ce genre de choses à Milan, nous pourrions
en faire de même”, déclara Klopp aux côtés de son mentor dans une
interview accordée à la Frankfurter Rundschau en 2007. Vous devez vous
rendre compte à quel point c’est courageux comme décision. Dans le
football, il faut beaucoup de temps pour mettre de nouvelles choses en
place. Wolfgang a introduit un système à quatre défenseurs en plein milieu
d’une lutte acharnée contre la relégation. En gros, nous étions dans la jungle
avant qu’il ne vienne. On courait après n’importe quel type qui portait un
maillot de l’équipe adverse. » Il est possible que Frank, se rappela-t-il, ait
demandé à l’équipe « de passer un examen de physique quantique, au vu de
tout ce que nous avions appris sur la défense à quatre ».
« Mayence jouait un football assez conservateur ; il fallait qu’il se passe
quelque chose. Le temps était venu », expliqua Frank. L’équipe n’était pas
tout à fait convaincue au départ, se rappelle Heidel. « Les joueurs ne
comprenaient pas ce qui leur arrivait. Ils ne faisaient que courir dans tous
les sens, sans le ballon. À gauche, à droite. Frank m’expliqua, pendant des
heures, dans un restaurant italien, qu’un mec en moins en défense signifiait
qu’il y aurait un type en plus au milieu de terrain. Je lui avais dit : “Oui,
mais s’il y a un gars qui fonce vers nos cages ?” Il m’avait répondu :
“Personne ne foncera vers nos cages, cela n’arrivera pas.” Devant, nous
allions presser, pour forcer l’adversaire à jouer de longs ballons devant. Et
derrière, nous avons des géants comme Klopp et son 1,93 m qui prenait tous
les ballons de la tête. C’était ça, notre nouvelle façon de jouer. Et c’est dans
ce mode que nous avons quitté le camp d’entraînement. »
La nouvelle configuration fut testée lors d’un match amical face au 1. FC
Sarrebruck, « une équipe très riche qui dominait sans partage la troisième
division et qui était certaine de monter, se rappelle Heidel. Le match se
jouait à Fraulautern, non loin de la frontière française, et j’étais assez sûr
que nous allions en prendre cinq. Mais à la mi-temps, nous menions 6-0. Je
croyais que je rêvais. Ils avaient aligné leur équipe type, mais ils n’avaient
aucune idée de la manière dont ils devaient jouer contre nous. Ils étaient
complètement dépassés. C’était la naissance… ou plutôt la renaissance du
FSV Mayence 05 et la naissance de la défense à quatre [en deuxième
division]. Nous étions les premiers à jouer de cette manière, c’est-à-dire en
combinaison avec un marquage en zone orienté vers le ballon. Ralf
Rangnick [à Ulm] et Uwe Rapolder [au Waldhof Mannheim] ne sont arrivés
qu’après nous ».
Lors de cette rencontre, l’ancien défenseur de Mayence Jürgen Kramny
jouait encore pour Sarrebruck. « J’étais là quand la défense à quatre de
Mayence est venue au monde, dit-il. Nous étions une très bonne équipe de
troisième division, tandis qu’eux, ils se battaient pour rester en
2. Bundesliga. Nous n’avions malgré tout aucune chance contre eux ce jour-
là. Ils nous ont tués. Ils nous ont complètement sortis du match. »
Ce jour-là, Jürgen Klopp, Peter Neustädter, Michael Müller et Uwe
Stöver étaient les quatre défenseurs en question. « Cela avait tellement bien
fonctionné qu’on n’a touché à rien au cours des dix-huit mois suivants »,
raconte Klopp.
Frank décrit sa tactique comme une version sophistiquée du football pour
enfants : « Tout le monde devait aller là où le ballon était. Le but était de
créer une supériorité numérique pour regagner le ballon et ensuite de
s’étendre, comme un poing qui s’ouvre. » Ces nouvelles méthodes firent de
Mayence la meilleure équipe de la Rückrunde (phase retour) de
2. Bundesliga. Le FSV avait pris 32 points, plus que n’importe quelle autre
équipe des deux premières divisions. « C’était la folie, c’était du jamais-vu
dans le football professionnel allemand », sourit Heidel.
Pour Klopp, ce fut « une véritable révélation ». « J’ai réalisé que c’est
notre système qui nous permettait de battre des équipes qui avaient de
meilleurs joueurs. Frank a fait en sorte que nos résultats soient indépendants
de notre talent, dans une certaine mesure. Jusqu’alors, nous pensions que
comme nous étions la plus mauvaise équipe, nous allions perdre. La grande
force de Frank, c’est qu’il avait un plan de jeu précis. » Il était largement
admis que travailler dur ou « en vouloir plus » que l’adversaire pouvait, un
petit peu, compenser le fait d’être une équipe de qualité inférieure. Mais un
concept collectif basé sur l’utilisation de l’espace ? Personne en Allemagne
ne pensait qu’il était possible que cela fasse autant la différence. « C’est la
première fois que je suis tombé amoureux de la tactique, concède Heidel.
D’un coup, nous étions capables de battre des équipes qui étaient meilleures
que nous sur le plan individuel, juste parce que nous avions une idée qui
fonctionnait. » L’équipe s’entraînait « jusqu’à l’évanouissement, ajoute-t-il.
À la fin, tout le monde avait compris le concept. De nos jours, c’est assez
commun d’avoir des joueurs intelligents et flexibles, mais à l’époque, vous
aviez besoin de quelques têtes pour diriger les autres. Bien évidemment,
Kloppo était la tête pensante de l’équipe, même si son jeu ne le montrait pas
vraiment. Il faisait confiance à sa puissance, à ses émotions, à son physique
en tant que joueur, il n’était pas celui qui faisait de jolies choses sur le
terrain. Malgré tout, c’était lui le cerveau de l’équipe ».
« C’est à Mayence que j’ai été confronté à la tactique pour la première
fois », raconte l’ancien milieu du club Christian Hock, qui a joué en jeunes
à l’Eintracht Francfort ainsi que pour l’équipe première du Borussia
Mönchengladbach. « On n’enseignait pas la tactique au Borussia. Il a fallu
beaucoup de temps pour apprendre le système, qui n’était absolument pas
familier : il fallait constamment regarder la balle et les joueurs en même
temps. Des années plus tard, quand j’ai passé mes diplômes d’entraîneur,
beaucoup d’anciens joueurs avaient du mal à comprendre la défense à
quatre, d’un point de vue théorique. Grâce à Wolfgang Frank, j’y étais déjà
très habitué. »
« L’objectif de Wolfgang a toujours été que nous, les joueurs, apprenions
de nouvelles choses, assure Klopp. Nous n’étions pas supposés juste nous
retrouver et jouer un petit peu au football le week-end. Bien sûr que nous
nous sommes plaints de temps à autre, quand nous passions quatre heures à
réviser nos formations sur le terrain ; seulement, nous avons toujours
compris pourquoi nous faisions ça. » Klopp se souvient de Frank en train de
dire aux journalistes locaux ne pas écrire trop de choses sur la défense à
quatre parce qu’il savait qu’en cas de défaite, il aurait beaucoup
d’explications à fournir. Cette rupture avec la tradition était vue avec
beaucoup de suspicion.
Malgré une nette amélioration des résultats, le maintien en 2. Bundesliga
était quand même loin d’être assuré, et ce à cause de la première partie de la
saison 1995-1996, qui avait été désastreuse. Mayence, qui recevait le VfL
Bochum lors du dernier match de la saison, n’avait d’autre choix que de
gagner.
Le journaliste Martin Quast se rappelle avoir couvert le match pour la
télé : « Il y avait 12 000 personnes au Bruchwegstadion, c’était quasiment à
guichets fermés. Marco Weißhaupt ouvrit le score très tôt dans le match.
Après 83 minutes très tendues, Mayence réussit finalement à se sauver. Tout
le monde s’est mis à faire la fête, les bras en l’air, sauf Wolfgang Frank. Il
avait le visage sérieux et allait et venait comme un lion en cage. Il ne savait
pas quoi faire. La situation lui était totalement étrangère. Il y avait des
milliers de personnes qui fêtaient comme s’il n’y avait pas de lendemain, et
Wolfgang Frank, lui, titubait sur le terrain, complètement replié sur lui-
même, comme si quelqu’un le contrôlait à distance. »
« Tout le monde faisait la fête, mais mon père était complètement vidé. Il
était incapable de dire le moindre mot et en plus, il avait un terrible mal de
tête », dit Sebastian, son fils. Il avait tout donné. Wolfgang Frank était l’un
de ces entraîneurs qui faisaient du 160 km/h coincés dans la zone neutre sur
la ligne de touche, en feu à l’intérieur mais incapables de trouver un
exutoire pour toute cette énergie. « Il ne voulait pas être au centre de
l’attention, ajoute Sebastian. Se baigner dans l’adulation, ce n’était pas son
truc. »
« La saison suivante, nous sommes restés unis. Et personne ne savait
comment nous manœuvrer, se rappelle Heidel. Pour la première fois de
l’histoire du FSV Mayence 05, nous nous battions pour monter en
Bundesliga. » « Personne n’a jamais pris au sérieux ce club, coincé depuis
des années dans le ventre mou », écrivit le Süddeutsche Zeitung en
octobre 1996. « Mais aujourd’hui, c’est la seule équipe de deuxième
division qui utilise (et qui comprend) un système à quatre défenseurs. »
L’autoproclamé « club de carnaval » suscita soudain le respect ainsi que
l’admiration pour ses méthodes radicales. « Nous avons soudain été pris
d’euphorie », aurait déclaré Harald Strutz, le président du club. Toute la
ville était dans un état d’excitation sans précédent.
Mayence continua de gagner. À la trêve hivernale de la saison 1996-
1997, l’équipe de Frank se classa deuxième, juste derrière le 1. FC
Kaiserslautern d’Otto Rehhagel, qui soulèvera le Meisterschale4 un an plus
tard.
Pourtant, pour Frank, le progrès n’arrivait pas assez vite. En
janvier 1996, en même temps qu’il introduisit des changements
fondamentaux tactiques, il surprit le comité de direction en demandant un
stade plus grand et plus moderne, ainsi que de meilleures infrastructures
d’entraînement. Le Bruchwegstadion n’avait alors que des projecteurs et un
tableau d’affichage électronique qui avait été installé quelques mois plus
tôt.
« Il nous a appris que nous devions avoir “une vision” si l’on voulait
atteindre nos objectifs, c’était quelque chose d’essentiel pour lui, dit Strutz.
Il nous a directement demandé : “Voulez-vous jouer en Bundesliga un
jour ?” Je ne suis pas sûr que quelqu’un ici y ait pensé avant. À l’époque,
nous étions encore lanterne rouge de 2. Bundesliga. La vision de Frank,
c’était de rénover le Bruchwegstadion – qui portait bien son nom, il faut
dire (Bruchweg signifie littéralement “chemin endommagé”) », concède
Strutz. L’entraîneur demanda aussi l’installation d’un bain ainsi que d’un
sauna, sans oublier de meilleurs terrains. « Wolfgang Frank était une
personne unique, très distinguée. Un homme formidable. Mais il était trop
intellectuel, trop spirituel. Il rendait le board complètement fou avec ses
demandes pour que le succès soit durable. Je me rappelle qu’il avait insisté
pour le bain. À l’époque, tout ce qu’il y avait à Mayence, c’était une
baignoire sale, où le responsable de l’équipement lavait parfois les
chaussures. Après un match, le capitaine s’y rendait, ce qui fait que
personne d’autre ne pouvait se rafraîchir. Frank était catégorique : il fallait
de nouveaux terrains, de nouveaux vestiaires. “La salle de presse ne peut
pas se trouver au centre de l’immeuble, là où se trouvent les joueurs”,
disait-il. Un progrès lent était signe de régression pour lui. Il fallait que tout
change à la vitesse de l’éclair. »
La petite zone VIP, située dans l’un des préfabriqués où se trouvait
également l’administration du club, fut convertie en une salle de repos pour
les joueurs, avec des chaises longues qu’ils pouvaient utiliser durant la
semaine. Il était également question d’engager un nutritionniste. « Il voulait
montrer aux potentielles recrues que nous avions les infrastructures pour
qu’ils s’entraînent bien. C’était très important pour lui, dit Strutz. Il était
toujours surpris de voir que les bulldozers n’étaient pas arrivés dès le
lendemain pour commencer les rénovations. » « La direction a dû se dire
que j’étais complètement dingue », admit Frank, des années plus tard.
Dans Karneval am Bruchweg, une anthologie du club, les journalistes
sportifs locaux Reinhard Rehberg et Christian Karn écrivent que les
négociations avec le conseil municipal de Mayence, propriétaire du stade,
furent difficiles. Les politiques ne voyaient aucune justification pour
dépenser une grosse somme d’argent pour un club qui n’avait que 3 000 à
5 000 spectateurs réguliers.
Ne se laissant pas décourager par de telles subtilités, Frank continua à
faire pression en interne, jusqu’à ce que Mayence finisse par disposer de
fonds pour une modeste extension du stade. « Ce n’était ni un coach ni une
personne facile, dit Strutz. Pour moi, en tant que président du club, il avait
une personnalité compliquée à gérer. Il avait tellement de volonté. Il voulait
que le club se développe rapidement. »
En janvier 1997, l’improbable candidat à la montée se rendit à Chypre
pour préparer la seconde moitié de la saison. Les fils de Frank étaient là
aussi, en tant qu’espoirs du club. « Certains joueurs pros riaient aux larmes
en nous voyant, parce que nous devions participer aux exercices de stabilité
de l’équipe sur le terrain voisin, se rappelle Benjamin. Notre père nous a
dit : “Ne vous préoccupez pas de ce que les autres pensent, faites juste votre
truc.” » (Sept ans plus tard, les tabloïds allemands et les experts aguerris
rigolèrent, aussi, quand Jürgen Klinsmann demanda à l’équipe nationale de
faire le même type d’exercices sous l’œil de coachs de fitness américains.
Après la Coupe du monde 2006, ces exercices sont devenus courants chez
les clubs.)
Lorsque, à la fin des dix jours de stage à Chypre, Frank apprit que la
neige tombait à Mayence, il décréta que l’équipe et lui devaient rester
quinze jours de plus sur l’île, histoire de profiter au maximum des
conditions idéales d’entraînement. Les joueurs n’étaient pas vraiment ravis.
Ils voulaient rentrer chez eux, être aux côtés de leurs familles. Mais le club
était tellement sous l’emprise de ce coach qui lui avait amené un semblant
de succès pour la première fois de son histoire qu’il se plia à toutes ses
volontés. « Nous étions deuxièmes au classement. Mayence 05 : deuxième
du classement », s’exclame Heidel, pour donner de l’effet à sa phrase. « Si
Frank avait dit : “Demain, le clocher de l’église doit être abattu”, nous
aurions grimpé et abattu le clocher de l’église. Nous n’avions jamais été
aussi hauts auparavant. Tout ce qu’il disait était immédiatement mis en
pratique. »
Après ce qui fut le plus long stage d’entraînement de l’histoire du
football professionnel allemand, Mayence rentra au pays et perdit le
premier match à domicile 1-0 contre le Hertha Berlin. Le FSV perdit
également le deuxième, à l’extérieur, 3-0 sur la pelouse du VfB Leipzig. Et
perdit également son entraîneur.
« J’étais resté à Leipzig en raison d’un événement, raconte Heidel. Le
lendemain, alors que je suis dans un taxi, Frank m’appelle. “Christian, il me
dit, je voulais juste te dire que vous devez trouver un nouvel entraîneur.”
Moi, je me dis : “Ah, mais il parle pour cet été”, parce que son contrat se
terminait en fin de saison. Mais je me suis vite rendu compte qu’il parlait de
maintenant, tout de suite. J’ai directement pris un vol retour pour Mayence.
Quatre journalistes attendaient au stade – ce qui était beaucoup, pour nos
standards de l’époque. Frank leur avait déjà dit à tous qu’il quittait le club.
Comme ça. »
Frank avait passé tout le trajet retour de Leipzig à ruminer les raisons des
deux défaites. Quelque part, il en avait conclu qu’il en était lui-même la
raison. Pour Heidel, cette démission de Frank était une Kurzschlussreaktion,
une réaction instinctive5. Personne ne réussit à lui faire changer d’avis, ni
même Jürgen Klopp, son confident dans le vestiaire.
Le successeur de Frank s’appelait Reinhard Saftig. Un homme
moustachu, chevronné, qui avait de l’expérience en Bundesliga (Dortmund,
Leverkusen) ainsi qu’en Turquie (Kocaelispor, Galatasaray). Un homme de
confiance, quoi. Du moins, c’est ce que crut Heidel au début. « L’engager
fut probablement l’une de mes heures de gloire, dit-il en rigolant. Je dois
être honnête : Saftig n’avait pas la moindre idée sur le jeu. Évidemment,
nous ne sommes pas montés en fin de saison. Nous avons tout foiré lors du
dernier match de la saison, à Wolfsburg. Nous avons perdu 5-4 là-bas, et ce
sont eux qui sont montés à notre place. Un match légendaire, avec un
Jürgen Klopp grandiose. » Aligné comme arrière droit dans ce match aux
allures de barrage, Klopp marqua un but qui permit à son équipe (qui avait
pris un carton rouge) de revenir à 3-2, mais fit également une erreur
monstrueuse qui scella la défaite de Mayence.
Frank, entre-temps, était devenu coach du FK Austria Vienne. Benjamin
se rappelle qu’il était dans la voiture avec son père sur la route de
l’aéroport. « Il n’a presque rien dit. Tout ce qu’il faisait, c’était répéter les
noms des joueurs de l’Austria pour les mémoriser. Il voulait tous les
connaître par cœur avant la première session d’entraînement. »
L’équipe viennoise, un groupe modeste de compagnons qui comprenait
l’hirsute international bulgare Trifon Ivanov, était aussi déconcertée par le
système de Frank que les joueurs de Mayence l’étaient par le système de
Saftig. En effet, ces derniers croyaient encore au système de son
prédécesseur. Et les tentatives de retour à une défense à trois avec la
nouvelle recrue Kramny en libero s’avérèrent désastreuses.
Visiblement, Saftig aimait bien prendre des verres avec les joueurs la
veille des matchs. « Les joueurs clés comme Klopp redoutaient ces
invitations. Saftig avait soif, et il était endurant. »
Cinq mois après son arrivée au Bruchwegstadion, Saftig fut remplacé par
Dietmar Constantini. L’Autrichien, qui avait travaillé comme assistant du
légendaire Ernst Happel, expliqua à des journalistes déconcertés que le
pressing de Mayence devait avoir « la forme d’une cornemuse ». En
pratique, cela voulait dire la réintroduction de la défense à quatre de Frank,
avec une différence importante : il y aurait également un libero derrière eux,
en la personne de Kramny. « Donc nous avions une ligne de défense à
quatre plus un libero derrière eux. Kloppo était désespéré par ce choix,
assure Heidel. Comme on avait une relation basée sur la confiance, il est
venu me voir dans mon bureau pour me dire : “Le coach n’y connaît rien en
tactique. Une défense à quatre plus un libero ? On ne peut pas jouer comme
ça.” C’est là que j’ai senti qu’il pourrait lui-même devenir coach un jour. »
Constantini ne perdit pas beaucoup de matchs, mais il n’en gagna pas
beaucoup non plus : seulement quatre sur dix-huit. L’Allgemeine Zeitung le
proclama « Roi des matchs nuls ». Début avril 1998, le dernier match de
Constantini se solda par une défaite 3-1 face au SG Wattenscheid 09 (avec
Souleymane Sané, le père de Leroy Sané, en attaque) et vit Mayence se
retrouver une fois de plus dans la zone de relégation. « Les entraîneurs qui
ont succédé à Frank ne croyaient pas en la défense à quatre, raconte
Kramny. Ils disaient que les joueurs étaient trop lents pour jouer ce système
et ils tentaient toutes sortes de schémas tactiques complètement fous à la
place. Mais l’équipe n’y croyait pas : fondamentalement, nous avions
encore foi en la formation de Frank. C’est pourquoi aucune autre tactique
n’a jamais fonctionné. »
Constantini admit à Heidel qu’il n’arrivait pas à créer une connexion
avec le vestiaire. Le directeur sportif de Mayence ravala sa fierté et appela
le seul entraîneur qu’il pensait capable de remettre l’équipe sur le chemin
de la victoire : Wolfgang Frank. Son engagement à Vienne touchait à sa fin,
les deux parties s’étant mises d’accord pour se séparer à la fin de la saison.
Après avoir reçu un coup de fil de Heidel, qui le séduisit avec des paroles
jusqu’à 3 heures du matin, Frank quitta immédiatement son poste pour
revenir en arrière et sauver Mayence une deuxième fois de la descente.
Grâce à une bonne dose d’espoir injectée dans la tête des joueurs, Mayence
s’imposa 2-1 sur la pelouse des Stuttgarter Kickers. « Ce gars déborde
tellement d’excitation, dit Klopp aux caméras à l’issue de la rencontre. S’il
y a bien quelqu’un qui peut effectuer des changements visibles en trois
jours seulement, c’est bien lui. » Mayence termina la saison à la dixième
place.
L’équipe était heureuse de jouer à nouveau dans le système dans lequel
elle se sentait le plus à l’aise. Après avoir remis au goût du jour une défense
à quatre à plat et le marquage en zone, Frank se concentra sur la conquête
d’un tout autre espace : celui situé entre les oreilles des joueurs.
« Il se donna pour mission de travailler sur la force mentale de l’équipe,
dit Strutz. Pour cela, il est allé très loin, avec l’introduction d’un
entraînement psychologique, mais aussi d’un entraînement autogène, une
espèce de technique de relaxation. Il employa un coach spécialisé dans le
domaine, qui – comme nous le découvrirons plus tard – était un ancien
conducteur de train qui avait changé de voie. »
Ancien triple sauteur, Strutz, qui avait remporté la médaille d’argent aux
championnats d’Allemagne en 1969 et 1970, estime qu’il est en partie
responsable de l’expédition de Frank dans le monde de l’esprit intérieur.
« Je lui ai offert un livre, Die Macht der Motivation (La puissance de la
motivation) de Nikolaus B. Enkelmann. Un bouquin que j’avais moi-même
reçu comme cadeau à Noël. J’avais pensé que cela lui plairait. Mais il a
adopté cette approche psychologique au point que ça lui a changé sa vie.
C’est allé très loin, avec des exercices de respiration et la répétition de
mantras. C’était devenu très ésotérique. »
La maison de Frank était remplie de livres et de vidéos d’Enkelmann,
racontent ses fils. Tous les matins, il se levait et donnait des leçons
d’élocution. Sur le miroir de la salle de bains étaient coincées de petites
notes sur lesquelles étaient écrites des phrases autopersuasives, du type :
« Jour après jour, je deviendrai de plus en plus fort. » « Ceux qui ne le
connaissaient pas bien pouvaient penser qu’il était parfois un peu bizarre ou
excentrique », concède Benjamin. Durant le stage hivernal de 1998, qui a eu
lieu une nouvelle fois à Chypre, les joueurs de Mayence ont suivi des cours
d’orthophonie, qui consistaient à entraîner leurs cordes vocales en criant des
voyelles, et ce à plusieurs reprises. Un exercice qui suscita l’hilarité des
joueurs du Greuther Fürth, qui étaient logés dans le même hôtel et les
entendaient crier : « Aaaaaa » et : « Oooooo » depuis le réfectoire. Le
gardien autrichien Herbert Ilsanker se rappelle que, un jour, Frank était en
train de faire une interview dans le sauna de l’équipe. Un endroit étrange
pour faire ça, pensa-t-il. Plus étrange encore : Frank était tout seul dans le
sauna, en train de s’interviewer – il s’entraînait à la manière dont il allait
s’adresser à l’équipe. « Le ton de sa voix n’était jamais monotone. Quand il
te parlait, tu étais tout ouïe », raconta Ilsanker à l’Allgemeine Zeitung. Et
Frank parlait beaucoup. Les réunions d’équipe duraient une heure en
moyenne, et il y en avait tous les jours. « Certains ont dû penser que les
choses étaient désormais hors de contrôle, dit Klopp. Des joueurs qui
avaient quitté l’école prématurément se retrouvaient soudainement à lire des
livres dans le bus. Des livres avec des titres que même moi, je ne
comprenais pas. »
« Nos priorités ont quelque peu changé, analyse Strutz. Frank voulait que
les joueurs progressent en leur donnant une “stabilité personnelle”. Il
voulait leur montrer qu’il y avait plus que la tactique et la course, qu’il était
possible de battre l’adversaire grâce à la puissance de l’esprit. » Quelques
années plus tard, au cours de son mandat du côté des Kickers Offenbach,
Frank mit une balle de ping-pong sur un goulot de bouteille et demanda à
ses joueurs de se concentrer sur le fait de lui mettre une pichenette en plein
vol. « Comment est-ce que je peux développer à fond mon potentiel
mental ? Ce sera l’une des questions décisives à l’avenir », déclara-t-il à la
Frankfurter Rundschau. (Peu nombreux sont ceux qui le crurent à l’époque,
mais aujourd’hui, beaucoup de grands entraîneurs sont convaincus que
l’entraînement cognitif et le travail sur la réduction des temps de réaction
sont vitaux si les esprits des joueurs veulent continuer à suivre un rythme de
jeu de plus en plus rapide. « S’améliorer, cela veut dire considérer les
choses plus rapidement, les analyser plus rapidement, décider plus
rapidement, agir plus rapidement », dit Ralf Rangnick.)
Frank était féru de discipline, mais c’était également un bon
communicant, se rappelle Sebastian, très différent des entraîneurs « Pères
Fouettards » qui dominaient le sport à cette époque. « La manière dont il se
comportait avec nous, les joueurs, nous faisait penser : “Ah, il y a une autre
manière de faire”, déclara Klopp à la Frankfurter Rundschau en 2007.
Frank mettait aussi l’humain au centre de tout. Nous l’aimions vraiment
beaucoup. Quand nous perdions, nous avions deux problèmes. Le premier
était que nous avions perdu. Le second était que nous avions déçu
Wolfgang. C’était assez important pour nous. C’était remarquable de voir
comment il avait réussi à rallier toute l’équipe à sa cause. »
Il arrivait que Klopp et Frank se disputent, mais ils ne se sont brouillés
réellement qu’une seule fois. Lors d’un autre stage d’entraînement, Klopp
avoua à Frank qu’il avait l’impression que ce dernier était en train de
« vider un seau d’eau sur un verre qui était déjà plein », et que nombreux
étaient les joueurs qui ressentaient la même chose. Frank se sentit insulté, et
Klopp eut peur de se faire virer (« Je n’ai pas dormi de la nuit »), mais le
lendemain, les choses reprirent leur cours, comme si de rien n’était. « J’ai
parlé aux joueurs de la manière dont j’aurais aimé que mes entraîneurs me
parlent », dit Frank, en faisant référence à son style de management.
Peut-être qu’il n’arrivait pas toujours à trouver le bon ton. « Frank était
un homme doté d’un caractère très spécial, dit Strutz. Il aurait pu être un
entraîneur fantastique s’il avait été un peu plus détendu. À la différence de
Jürgen Klopp plus tard, Frank était simplement trop sérieux. Et ils ne
comprenaient pas pourquoi les jeunes joueurs voulaient s’amuser de temps
à autre, aller boire de la bière, et non pas rester enfermés. »
Ses fils brossent néanmoins un portrait plus nuancé de lui. À la maison,
Frank pouvait être vraiment drôle, vraiment chaleureux. Mais il n’aimait
pas être sous les feux des projecteurs. Ce n’était pas le genre de type à
grimper sur la grille devant les supporters à domicile. « Mon père s’est
perdu dans la vie d’entraîneur de football, raconte Sebastian. Je ne suis pas
sûr qu’il savait combien coûtait un petit pain. Il avait parfois des problèmes
à mener une vie normale. Ses journées de travail commençaient à 7 heures
du matin avec un petit-déjeuner au club et s’achevaient après minuit. Papa a
repoussé ses limites, il voulait montrer à ses joueurs quel niveau
d’implication il était possible d’atteindre. »
Franck collectait tout ce qu’il considérait utile pour son métier. Il
découpait des articles, archivait ses programmes d’entraînement et ses
emplois du temps dans de gros dossiers. « Il absorbait absolument tout », dit
Benjamin. Comme beaucoup de personnes à caractère obsessionnel, il
estimait qu’il était impossible pour lui de déléguer une tâche, quelle qu’elle
soit. Il voulait avoir un contrôle total sur les choses, du moins voulait-il
savoir tout ce qui se passait, jusqu’au moindre détail. Il y avait souvent des
disputes à la maison, parce qu’il lui est souvent arrivé de donner ses primes
de victoire (qui étaient censées compléter son modeste salaire) au jardinier
ou à quelqu’un d’autre du club. Frank insistait sur le fait que ces personnes
étaient aussi importantes que les attaquants ou les défenseurs de son équipe.
Il voyait le club de football comme un large organisme et non une
entreprise constituée de différents services qui n’avaient pas grand-chose à
voir les uns avec les autres.
Ses émotions de coach étaient généralement intériorisées. Une fois, il fut
tellement déçu et fâché qu’il sortit toutes ses affaires de son bureau, au club.
Mayence raconta aux journalistes que la pièce allait être rénovée et
repeinte. En vérité, la colère de Frank n’avait rien à voir avec une prise de
bec avec les dirigeants ou les joueurs. Non : la vraie raison, c’était que son
équipe avait perdu un match de Coupe d’Allemagne. À l’extérieur, sur la
pelouse du Bayern Munich. « C’était tout lui, ça, acquiesce Sebastian. Il
était certain que la petite équipe de Mayence pouvait gagner à Munich si ses
joueurs repoussaient leurs limites et si, par le plus grand des hasards, le
Bayern était dans un mauvais jour. » (Pour la petite histoire, Klopp avait
suivi la rencontre à l’Olympiastadion de Munich depuis les tribunes. Il avait
pris un carton rouge lors du match précédent, face au Hertha Berlin, après
avoir découpé l’attaquant iranien Ali Daei. Lors du match à Munich,
Marcio Rodrigues, un autre joueur de Mayence, a lui aussi été renvoyé aux
vestiaires pour une célébration de but excessive. Le Brésilien, qui n’avait
pas remarqué que Klopp était dans les toilettes du vestiaire, a enfermé sans
faire exprès son coéquipier après la fin du match.)
Avec Frank à sa tête, Mayence dépassa une fois de plus les attentes,
notamment au vu de son minuscule budget. Le FSV termina septième de
l’exercice 1998-1999 et neuvième la saison d’après. Mais l’homme qui
avait « sorti Mayence de son profond sommeil », comme le reconnut le
Süddeutsche Zeitung des années plus tard, se montra une nouvelle fois
impatient. Il voulait entraîner en Bundesliga, et pensa que les Zèbres du
MSV Duisbourg lui offriraient une meilleure chance de gagner ses galons
au plus haut niveau. Mais ce passage au club de tradition de la Ruhr, plutôt
moyen, se retourna contre lui. Il fut licencié au bout de quatre mois de la
saison suivante en 2. Bundesliga, l’équipe se trouvant non loin de la zone de
relégation. « Dès le début, ses méthodes ont été rejetées par une grande
partie de l’équipe », nota le Rheinische Post. Il avait, entre autres, demandé
à ses joueurs de faire des câlins aux arbres durant une course d’endurance à
travers bois.
Son passage suivant au SpVgg Unterhaching fut plus fructueux. Il
emmena l’ancienne équipe de première division, située dans une banlieue
de Munich, de la troisième division à la 2. Bundesliga, mais se fit débarquer
un an plus tard. Son passage au SSC Farul Constaņta, en Roumanie, s’avéra
aussi être un échec. La liste de ses employeurs suivants se lit comme une
liste de clubs désespérés, végétant dans les championnats inférieurs, qui
avec le temps s’étaient spécialisés dans l’accumulation non plus de points,
mais de rêves brisés et d’espoirs déçus : FC Sachsen Leipzig (aujourd’hui
disparu), Kickers Offenbach, Wuppertaler SV, SV Wehen Wiesbaden, FC
Carl Zeiss Jena, KAS Eupen (Belgique). Dans aucun de ces clubs, les
choses ne fonctionnèrent vraiment pour lui.
Frank admit plus tard qu’il avait peut-être été responsable d’un peu trop
de clubs au cours de sa carrière. « Il aurait été mieux pour lui d’attendre la
bonne offre. Mais il était effrayé à l’idée de ne pas avoir de job, de ne pas
être en mesure de mettre tout ce qu’il avait dans son travail, dit Sebastian. Il
y avait aussi la peur d’être oublié s’il restait trop longtemps hors du radar.
Notre père a souvent pensé à ce qui aurait pu se passer, ce qu’aurait alors
été sa trajectoire. » Une fois, le Werder Brême l’avait contacté, mais Frank
était sûr qu’il allait trouver son bonheur en Autriche à ce moment-là. La
même chose arriva avec le Hansa Rostock quelques années plus tard.
« Notre père avait une base énorme de connaissances et des idées
novatrices, ajoute son fils. Il avait l’air sûr de lui, mais en réalité, il doutait
tout le temps de lui-même, notamment en ce qui concerne son travail et son
influence sur l’équipe. En tant qu’entraîneur, il est resté insatisfait. »
« Il n’est jamais entré dans la cour des grands parce qu’il avait un
caractère difficile, dit Heidel. J’étais le seul avec qui il s’entendait. Nous
étions assez proches, jusqu’au jour où nous nous sommes vraiment
disputés. Quand il est parti la deuxième fois et qu’il a rejoint Duisbourg,
nous ne nous sommes pas parlé pendant deux ans. Il a toujours pensé qu’il
pourrait trouver mieux ailleurs. »
Frank ne trouva rien. Et à vrai dire, Mayence non plus. Au tournant du
millénaire, le système révolutionnaire de Frank était si avancé pour les
standards du football allemand que les coachs suivants à Mayence n’avaient
aucune idée de comment le faire fonctionner. « Tactiquement parlant,
l’équipe était meilleure que ses entraîneurs », dit Klopp. La
Nationalmannschaft et la vaste majorité des clubs étaient encore fermement
attachés au système avec un libero. « À Mayence, la moitié des joueurs
savait jouer avec une défense à quatre, tandis que l’autre moitié, non,
raconte Heidel. Les entraîneurs ne comprenaient rien. Nous avons mis sur
notre banc de touche toute personne qui avait un survêtement dans sa garde-
robe ; mais aucun de ces coachs ne fut en mesure d’expliquer aux joueurs
ce qu’ils avaient déjà appris avec Wolfgang. À l’hiver 2001, nous étions
pratiquement morts. Finis. J’ai donc dit à Kloppo : “Tu es intelligent, tu es
éloquent, tu comprends le jeu. Tu veux voir si tu es capable de le faire
fonctionner ?” En deux semaines, il y était parvenu. »
Selon Benjamin Frank, son père et Klopp ont eu de longues discussions
sur le football et l’art de coacher. « Klopp posait tout le temps des
questions, il voulait connaître le but de certains exercices spécifiques. Papa
lui conseilla de tout écrire sur papier : les discussions d’équipe, la tactique,
les sessions d’entraînement, les idées de jeu. Il avait senti que Klopp en
ferait bon usage un jour. Notre père est certainement l’inspiration qui l’a
poussé à devenir entraîneur. »
Le jour où le défenseur élancé a été promu joueur-entraîneur, Mayence
est devenu le premier club de renom en Allemagne à mettre la charrue avant
les bœufs. À partir de Klopp, les entraîneurs allaient être choisis en fonction
de leur capacité à s’adapter à l’équipe et à un certain style de jeu, et non
plus l’inverse. « Nous ne voulons pas d’un coach qui nous explique son
concept, mais nous voulons nous-mêmes formuler un concept et trouver la
bonne personne pour le mettre en pratique, dit Heidel. C’est devenu notre
façon de faire les choses, jusqu’à ce que je quitte le club, en 2016. Et tout
cela remonte à Wolfgang Frank, à la toute première année où nous avons eu
du succès. Nous avions alors compris que même avec des joueurs moins
forts sur le plan individuel, la tactique pourrait nous mener quelque part.
C’est comme ça que fonctionne Mayence aujourd’hui. »
Ce qui est prudent pour le FSV, ajoute-t-il, devrait aussi être la bonne
chose à faire pour des clubs plus puissants, financièrement parlant. « Vous
ne pouvez pas changer toute votre façon de faire et toute votre équipe
chaque fois que vous changez d’entraîneur. Vous ne trouverez jamais la
stabilité de cette façon », en donnant l’exemple du Hamburger SV, un géant
de la Bundesliga dans les années 1970 et 1980 qui se trouve aujourd’hui
dans l’impasse en raison d’un manque de réflexion commune.
Comme un autre prophète agité et très nerveux avant lui, Frank n’eut
droit qu’à un aperçu de la terre promise : l’impatience l’empêcha lui aussi
d’y entrer. Mais au moins, il put voir que ses proches – son protégé Jürgen
Klopp bien sûr, mais aussi une foule d’anciens joueurs comme Joachim
Löw, Torsten Lieberknecht, Jürgen Kramny, Peter Neustädter, Christian
Hock, Stephan Kuhnert, Lars Schmidt, Sandro Schwarz, Sven Demandt ou
encore Uwe Stöver – contribuèrent, en tant qu’entraîneurs, à sortir des
ténèbres la tactique dans le football allemand.
« Il nous disait : “Le jour où vous deviendrez tous entraîneurs, venez me
voir et racontez-moi vos actes héroïques” », dit Klopp. En mai 2013, le jour
de la finale de la Ligue des champions, l’entraîneur du BVB envoya un
SMS à son vieil ami : « Sans toi, je ne serais pas ici aujourd’hui, à Londres,
à Wembley. » Klopp resta aussi en contact avec ses enfants et les invita à lui
rendre visite aux stages d’entraînement de Dortmund à Bad Ragaz, en
Autriche.
Aux côtés de Ralf Rangnick, un autre Souabe obsédé par la tactique, le
plus éminent apprenti de Frank établit le modèle de « la puce » (c’est-à-dire
un marquage en zone, une défense à quatre et un pressing très haut) comme
étant la nouvelle orthodoxie en Bundesliga, au milieu et à la fin des années
2000. Mais il fallut attendre quelques années encore avant que l’ampleur de
l’impact de Frank soit plus largement appréciée. « Lorsque de grandes
choses se produisent, les récompenses arrivent souvent trop tard », dit
Klopp quelques jours après la mort de Frank, le 7 septembre 2013. Il avait
été diagnostiqué d’une maligne tumeur au cerveau quatre mois plus tôt
seulement.
La dernière année de sa vie, Frank travailla comme analyste de
l’opposition pour le compte de Mayence. Il prenait soin de lui-même, faisait
attention à ce qu’il mangeait. Le diagnostic, ainsi que la vitesse à laquelle le
cancer l’emporta furent un grand choc pour tout le monde. « Une semaine
avant qu’il ne se fasse opérer, alors qu’il était déjà clair qu’il ne vivrait pas
longtemps, il me dit encore une fois que quitter Mayence fut la plus grande
erreur de sa vie, dit Heidel. Ce fut très difficile de surmonter sa mort… »
« Mais peut-être était-il destiné à tomber malade », se demande
Sebastian. Ses enfants l’accompagnèrent jusqu’à la fin. Quelques jours
après sa mort, les supporters de Mayence rendirent hommage à Frank, juste
avant le match de Bundesliga face à Schalke 04. « Mainz ist deins »
(Mayence est tienne), pouvait-on lire sur une banderole. De nombreux
coachs gagnent des trophées, mais peu sont ceux qui peuvent s’approprier
un club, une ville. Et encore moins sont ceux qui laissent derrière eux un
héritage qui dure bien plus longtemps que leur temps passé sur un banc de
touche.
« Il n’y a pas une seule personne qui travaille dans le football à Mayence
qui n’est pas convaincue à 100 % que tout a commencé avec Wolfgang
Frank », dit Klopp à propos de son Lehrmeister, son professeur et son
modèle.
Klopp s’assura également que de nombreux anciens joueurs viennent
présenter leurs respects lors des funérailles au cimetière principal de
Mayence, le 19 septembre. « Tout le monde est venu, se rappelle Martin
Quast. Des joueurs des clubs qu’il a coachés, des officiels de la DFB, de la
Bundesliga, de l’Académie des entraîneurs. J’ai la chair de poule rien que
d’y penser. La plupart des gens ne savent pas. Mais ceux qui travaillent
dans le football, les insiders, ils savent tous. Ils savent que Wolfgang Frank
a non seulement joué un rôle important dans le développement du football à
Mayence, mais dans le football moderne également. Fondamentalement. Il
a pensé à des choses auxquelles personne n’avait pensé auparavant. »
« Tu étais un entraîneur de Bundesliga, même si tu n’y as jamais
travaillé, dit Klopp en retenant ses larmes. J’ai dit à plus d’un millier de
joueurs que Wolfgang avait influencé toute une génération de footballeurs
et continue à le faire. Il est l’entraîneur qui m’a le plus influencé. C’était un
être humain extraordinaire. »
Quast connaît Klopp depuis vingt-cinq ans, mais lors des funérailles de
Frank, c’était la première fois qu’il vit son ami chercher désespérément ses
mots. « Il parlait, bien sûr, mais il dira sûrement que prononcer l’éloge
funèbre pour son grand mentor fut le job le plus difficile qu’il n’ait jamais
eu à faire. J’ai eu l’impression que ce n’étaient pas juste des adieux :
beaucoup sont venus chercher un message spirituel, ou en délivrer un.
C’était plus que de simples funérailles : c’était une reconnaissance. »
C’est à travers le travail de Klopp, le disciple le plus studieux de Frank,
que le football allemand s’est rendu compte de l’importance capitale de cet
homme introverti et compliqué dans sa renaissance. Il n’y a pas plus grand
honneur qu’un apprenti puisse faire à son mentor.
Chapitre 7

« Schönen guten tag.


Hier ist Jürgen Klopp »

Dortmund, 2008-2010

Six semaines avant le début de la saison, en juin 2008, des posters de


Jürgen Klopp flottaient déjà près de la voie rapide B1 qui passe devant le
Signal Iduna Park et au cœur des quartiers tranquilles du sud de Dortmund.
Son visage servait de message, de promesse. Le nouvel homme au volant
allait transformer une équipe qui jouait « un football aussi rythmé qu’un
train-couchette » (selon le Tagesspiegel) en un train à grande vitesse
grondant et rugissant.
« Dortmund n’était pas stupide, raconte l’ancien attaché de presse Josef
Schneck autour d’un verre d’eau dans un hôtel qui se trouve à quelques pas
du stade du BVB. Ils l’ont utilisé pour augmenter les ventes d’abonnements
à la saison. Et les ventes ont explosé. La nuit, il y avait même des gens qui
campaient devant le club. » Freddie Röckenhaus, du Süddeutsche Zeitung,
est un des deux journalistes qui a révélé au milieu des années 2000 les
énormes problèmes de management financier au sein du club et la colossale
dette contractée. Selon lui, ces posters de Klopp avaient tout d’affiches
électorales. « Elles auraient très bien pu dire : “Votez Merkel”, mais à la
place elles disaient “Votez Klopp”. Et les gens l’ont fait », assure-t-il.
Dortmund dut limiter les abonnements au nombre de 49 300 pour être
certain que quelques milliers de places resteraient en vente à chaque journée
pour les employés du club ainsi que les fan-clubs.
Selon Josef Schneck, dès le début, Klopp était heureux de parler à tout le
monde. « Il voulait rencontrer les ultras et les représentants des fan-clubs
pour qu’ils soient de son côté », explique-t-il. Jan-Henrik Gruszecki, un des
fondateurs du groupe ultra The Unity, se souvient de ne pas avoir été
impressionné par le choix du club… en tout cas au début. « On s’est dit
Mayence ? Le “lalalala club”, toujours de bonne humeur ? Pas super cool.
Klopp était aussi un des visages de la Coupe du monde 2006. Pas super cool
non plus. Et qu’avait-il fait en tant que coach ? Pas grand-chose. Nous
avions peur qu’il ne puisse pas arrêter la descente aux enfers. On jouait un
football ennuyeux, on n’avait pas de moyens. Watzke devait demander un
feu vert pour tout transfert au-dessus de 500 000 euros. On était bel et bien
en train de devenir un club du ventre mou, se remémore Gruszecki. Mais
Klopp… je ne sais pas si j’ai déjà été plus impressionné par quelqu’un dans
ma vie. Nous lui avons appris à jouer au Schocken, un jeu de dés local, et il
nous a parlé. Il était clair que lui et sa femme Ulla, qui était venue avec lui,
étaient 100 % concernés par le Borussia. Ils voulaient tout savoir sur le club
et les gens. Il nous a dit à quel point il était excité de démarrer la saison et
que nous avions un rôle important à jouer en tant que douzième homme,
que nous devions devenir un tout. Il nous a eus comme ça. Aucun
entraîneur n’avait fait ça avant. »
« Quand un employé du marketing a révélé à Klopp que quelques VIP
avaient rendu leur siège, il a déclaré qu’il les appellerait pour les faire
changer d’avis, raconte Josef Schneck. Il est venu au bureau, a pris le
téléphone et a dit : “Schönen guten Tag, hier ist Jürgen Klopp. Je suis le
nouvel entraîneur du Borussia Dortmund. On m’a dit que vous vouliez
annuler vos billets. Peut-être devriez-vous reconsidérer votre décision ?”
Certains en sont restés bouche bée et ont répondu : “Okay, on va y
réfléchir.” Il les a fait revenir dans le giron. Pouvez-vous imaginer un autre
coach faire ça ? C’est Jürgen. Il conquiert le cœur de tout le monde. »
« Nous avions eu des coachs à succès, capables de bien s’entendre avec
les gens à Dortmund », explique Fritz Lünschermann, un homme à lunettes
d’une soixantaine d’années, joyeux et qui ressemble à un ours. Au club
depuis 1998, il s’occupe désormais de l’organisation de l’équipe première
en tant qu’intendant. « Ottmar Hitzfeld, Matthias Sammer, par exemple.
Mais Jürgen Klopp est inégalable. Le staff lui mangeait dans la main car il
en traitait les membres sérieusement et avait de l’estime pour leurs efforts.
Jürgen demandait aux gens comment ils allaient, s’ils avaient des
problèmes, ce genre de choses. Je me rappelle que je portais des chemises
très colorées à cette époque. Un jour, Jürgen est venu vers moi et m’a
demandé : “Hey, écoute, tu portes toujours des trucs qui ressemblent à du
papier peint ?” J’ai répondu : “Je vais voir si j’ai autre chose dans mon
placard.” Alors j’ai mis mes chemises “papier peint” à la poubelle. J’ai
écouté son conseil. Il était impossible d’être en colère contre lui. »
En dehors de son travail en tant que styliste free-lance, Klopp se servit de
la trêve estivale pour s’imprégner des traditions et de l’héritage du club.
Fritz Lünschermann, en tant que « dictionnaire vivant du club » selon Josef
Schneck, lui expliqua l’importance des « Drei Alfredos », le trio d’attaque
des années 1950 composé d’Alfred « Ady » Preißler, Alfred Kelbassa et
Alfred Niepieklo, qui a remporté deux championnats de suite (1956 et
1957). Klopp et Lünschermann s’entendirent rapidement à merveille. « Il
est toujours en train de s’amuser et j’ai moi-même une attitude plutôt
positive, confesse l’intendant de l’équipe. Je devais m’occuper du
calendrier de la saison avec lui, mais, en ces premières semaines, il y avait
autre chose au programme. Chaque année, le conseil des anciens, formé
d’anciens joueurs du club et de ses plus vieux membres, organise une fête.
J’ai dit à Jürgen : “Ça serait bien si tu venais.” Tout le monde s’est retrouvé
dans un restaurant à Wickede1 et a vite été conquis par Jürgen. Il s’est assis
avec tout le monde et a parlé à toutes ces vieilles personnes et leurs femmes
qui ne connaissaient rien au football. Il leur a toutefois fait comprendre
qu’elles étaient appréciées et a pris leurs préoccupations au sérieux. Il est
resté bien plus longtemps qu’il ne l’avait prévu au départ. Il a eu un impact
sur cette génération. Aujourd’hui encore ils disent : “Jürgen était unique.” »
Selon Schneck, des joueurs de légende comme Aki Schmidt ou Hoppy
Kurrat adoraient Klopp. « Certains entraîneurs voient ce genre de réunions
comme une corvée. De son côté, Jürgen avait conscience que le club ne
serait pas là où il est sans ces gens. Son intérêt était honnête. Il chérit
l’histoire. »
Klopp s’est mis le club dans la poche même quand il perdait, et il lui est
arrivé de perdre dans les grandes largeurs. Quelques années plus tard, lors
d’une journée avec tout le staff, des groupes avaient été formés pour
participer à des jeux physiques et à un quiz. « J’étais dans un groupe avec
Jürgen, un jardinier et une femme de la compta, se remémore Schneck. Il y
avait une course à la cuillère, il fallait ensuite tirer au but, ce genre de
choses. Il y avait aussi un questionnaire sur l’histoire du club. Nous étions
certains d’être en tête, mais nous avons fini derniers. Ce qui a été un gros
soulagement pour les autres équipes, car nous, en tant que perdants, nous
avons dû nettoyer le bus de l’équipe. C’était possible de faire ce genre de
choses avec Jürgen. Il était facile d’accès. On avait le sentiment que c’était
un choix parfait. »
Toujours selon Josef Schneck, la forte personnalité de Klopp fit qu’il
cassa les barrières entre le travail et la vie privée. « Un jour, je lui ai
mentionné que ma mère allait bientôt avoir 90 ans et qu’elle était en pleine
forme. Klopp me répondit : “Je devrais peut-être aller la voir et la
féliciter ?” C’était un rêve, évidemment, mais je ne l’ai pas pris au sérieux
au début. Je n’en ai jamais reparlé. Et puis quelques semaines plus tard, il
me demanda : “Dis-moi, c’est bientôt son anniversaire, non ? Donne-moi
l’adresse, je passerai.” Et il a sonné à la porte. Nous avons bu du café et
mangé du gâteau. Les invités n’arrivaient pas à croire que Klopp était assis
là, en train de parler avec ma mère. Pour lui, c’était la chose la plus
naturelle au monde. »
La présaison de Dortmund commençait par un stage à Donaueschingen,
dans la Forêt-Noire. Et surtout par une descente de la rivière en canoë.
« C’est la première chose que nous avons faite tous ensemble. Nous avons
passé un bon moment, se souvient Neven Subotić, ancien défenseur de
Dortmund. Kloppo est le genre de type qui s’approche doucement de
quelqu’un et lui renverse son canoë. C’est à ce moment qu’on commence à
s’amuser. Vous savez, il n’est pas question pour lui d’être le boss et pour
nous d’avoir l’air sérieux. Je ne pense pas non plus que Klopp se demande
comment faire pour être drôle. C’est naturel chez lui. »
« Jürgen est un entertainer-né. Rapidement, à Donaueschingen, il a eu
cette énorme présence, cette aura, confesse Hans-Joachim Watzke. L’équipe
a tout de suite été avec lui. » Évidemment, il n’y avait pas d’autre choix
pour les joueurs. « Il savait ce qu’il voulait, il n’y avait qu’une méthode
pour lui, explique Subotić. Sa stratégie était de courir au point d’épuiser
l’équipe adverse et qu’elle finisse à terre. Pas le genre d’idées qui plaît à
tout le monde. Certains pensaient alors : “J’ai juste envie de jouer, donne-
moi le ballon.” Surtout les joueurs plus vieux, avec plus d’expérience… ils
avaient leur propre vision. Les convaincre de jouer de cette façon si intense
était un défi qu’il a bien relevé, je trouve. C’était une nouvelle situation
pour lui, puisque, à Mayence, il possédait une équipe faite pour jouer ainsi.
À Dortmund, il a eu besoin de savoir qui était de son côté et qui ne l’était
pas. »
Sebastian Kehl, 28 ans à l’époque, fut nommé capitaine par Jürgen Klopp
durant le stage. Kehl fait remarquer à juste titre que faire courir les joueurs
lors de la présaison ne représentait qu’une partie du job. Le nouveau
système était un changement radical par rapport à celui basé sur la
possession utilisé sous Doll et Van Marwijk. Il n’était pas juste question de
courir plus, mais de penser différemment le football.
« Klopp a travaillé d’arrache-pied pour implanter sa philosophie dans nos
têtes, affirme Sebastian Kehl. Je me rappelle qu’il m’a appelé pendant mes
vacances pour parler longuement de ses idées et de ses concepts. C’était
vraiment une nouvelle voie que nous empruntions. » Quelques équipes de
Bundesliga plus modestes, dont le Mayence de Klopp, avaient déjà utilisé
ce style de jeu extrême. Mais il existait un consensus qui voulait que les
équipes possédant plus de qualités n’avaient pas besoin de travailler si dur
et de penser autant. « La tactique, c’est pour les mauvais joueurs », avait
déclaré Felix Magath, l’ancien entraîneur de Wolfsburg et du Bayern,
quelques années avant. Une phrase qui était restée célèbre.
La marque de fabrique de Klopp, le pressing et le gegenpressing,
nécessitait de bonnes fondations théoriques et une attitude altruiste. Selon
Kehl, la base de travail était de « nombreuses sessions vidéo ». Certains
extraits provenaient d’autres championnats et d’autres clubs, notamment du
FC Barcelone, mais le cœur de l’analyse concernait les matchs de
Dortmund. Klopp dessinait des flèches sur l’écran, montrant ainsi où les
joueurs devaient se placer, ou se déplacer, pour apporter le surnombre près
du ballon. « Tout cela était complété par un travail très intense à
l’entraînement avec beaucoup de pauses pour corriger et bouger, explique
l’ancien capitaine du BVB. C’est bien de regarder des vidéos, mais il est
important de ressentir tout ça sur le terrain. Il faut savoir quand est le bon
moment, et comprendre le jeu d’une nouvelle manière. Il faut passer de
l’attaque à la défense beaucoup plus rapidement, il faut s’adapter dans sa
tête. Ces choses n’arrivent pas du jour au lendemain. »
En tant que milieu de terrain qui garde beaucoup le ballon, Sebastian
Kehl était habitué à protéger la défense et à distribuer calmement le ballon
aux joueurs devant lui. Il servait en quelque sorte de dos-d’âne. Mais Klopp
envisageait le football comme une autoroute, le football Autobahn. Kehl dut
changer son jeu plus que n’importe qui d’autre pour s’ajuster à
l’accélération du jeu autour de lui. Au lieu de rejoindre immédiatement leur
partie de terrain une fois la balle perdue, ses coéquipiers et lui devaient aller
de l’avant dans un effort pour récupérer le ballon tout de suite. « Certains
entraîneurs disent : “Laissez-leur la balle dans leur camp, nous attaquerons
une fois qu’ils seront plus proches”, explique Kehl. Les instructions de
Jürgen étaient : presser et bouger d’un seul bloc si nous avons perdu le
ballon ou s’ils reculent. Nous laissions aussi des “pièges”. Par exemple, ne
pas attaquer leur premier ballon, les laisser jouer là où ils voulaient, sur les
ailes notamment, où nous pouvions être en surnombre. C’était le plan de
match, avec, bien sûr, une volonté de courir et d’accepter la douleur.
“Même si ça a l’air bête”, c’était l’un des leitmotive de Klopp. Si le premier
joueur pressait, mais se faisait avoir, le suivant devait être prêt à le
rejoindre. C’était un peu sauvage, cette façon de courir vers le ballon.
“Sauvage” était un terme souvent utilisé par Klopp. Il voulait que le match
soit fou, que l’on pose des problèmes aux adversaires et qu’on les mette
dans des situations difficiles. Beaucoup de joueurs de Bundesliga étaient
habitués à contrôler calmement le ballon et ensuite à trouver une bonne
idée. Avec du temps et de l’espace, tous les joueurs sont bons. Mais si vous
leur marchez dessus dès qu’ils ont le ballon, même les meilleurs souffrent.
Si vous êtes à deux ou trois sur eux, c’est encore plus difficile. »
Après avoir passé deux saisons sous les ordres de Klopp à Mayence,
Neven Subotić avait l’habitude de ce schéma. Néanmoins, à Dortmund,
l’entraîneur dut reprendre les bases. « L’équipe était bien meilleure, mais le
système était complètement nouveau pour elle, reconnaît-il. Il y a eu de
nombreuses sessions qui n’étaient pas drôles du tout. Klopp expliquait des
trucs pendant que vingt mecs l’écoutaient en étant debout. La course
synchronisée ? Pas cool du tout. Mais c’était important. Avec le temps,
Željko Buvač est devenu de plus en plus important. Il est très silencieux en
dehors du terrain. De toute façon, personne ne demande jamais rien à
l’assistant, non ? Il a quand même noué une super relation avec les joueurs.
Il jouait aussi au football avec nous. Cela lui a conféré beaucoup de respect.
Les joueurs se sont dit : “Ah, il sait jouer.” »
La même chose allait bientôt être dite de la nouvelle doublette défensive
du BVB composée de Neven Subotić et de Mats Hummels, prêté par le
Bayern Munich. Tous deux âgés de 19 ans, la paire fut rapidement
surnommée Kinderriegel2 par Bild. Les deux défenseurs étaient novices en
Bundesliga, mais furent préférés à des joueurs plus expérimentés comme
l’international croate Robert Kovać. Un choix surprenant pour de nombreux
experts. La ligne défensive du BVB rajeunit encore un peu plus quand
Dedê, le chouchou du public, souffrit d’une rupture des ligaments croisés
dès le premier match de la saison (un match tout de même remporté 3-2 sur
le terrain du Bayer Leverkusen). Deux semaines plus tôt, Klopp avait décrit
le Brésilien à un ami comme « le meilleur joueur avec qui [il a] travaillé ».
Il était dévasté. Heureusement, Marcel Schmelzer, jeune latéral de 20 ans
formé au club, fut un super remplacement. « C’était une machine », déclara
Klopp aux frères Fligge dans Echte Liebe.
« Aucun des quatre défenseurs centraux de l’équipe n’était un titulaire
confirmé, et cela a grandement joué en notre faveur avec Neven », analyse
Mats Hummels, qui avait été vu comme en trop par un autre Jürgen,
Klinsmann, alors nouveau coach du Bayern Munich. « Nous nous sommes
vite mis à la compétition et Jürgen a pu voir que nous avions de bonnes
personnalités. Nous n’avions que 19 ans, c’est vrai, mais Klopp nous faisait
entièrement confiance ; peut-être parce qu’il avait remarqué que nous étions
plus matures que notre âge, notamment en raison de notre background. »
Hummels avait été un très bon joueur en équipes de jeunes du FC Bayern,
tandis que l’histoire personnelle de Subotić lui conférait, en revanche, un air
déterminé et une certaine maturité. Enfant de réfugiés bosniens qui se sont
établis dans la Forêt-Noire après avoir fui les États-Unis par peur d’être
déportés, Subotić avait rejoint Mayence à 17 ans en provenance des South
Florida Bulls durant l’été 2006. (Subotić avait un agent qui s’appelait Steve
Kelly, qui représentait également les intérêts de Conor Casey, attaquant de
Mayence. C’est Kelly qui organisa un essai pour Subotić, essai qui s’avéra
fructueux.)
En tant qu’ancien défenseur, Klopp aurait pu coacher de très près la jeune
paire. Mais, à la surprise de Mats Hummels, l’entraîneur fut très honnête
avec ses protégés sur ses lacunes. « Il nous a dit : “Je n’ai jamais joué à
votre niveau. Du coup, je ne prétendrai jamais tout savoir, mais j’essaierai
toujours de vous aider.” » Mats Hummels ajoute que le manque
d’expérience de la défense était compensé par le fait que la stratégie avait
reporté une grande partie des responsabilités défensives 40 mètres plus loin,
sur les attaquants et les milieux de terrain. « Les adversaires étaient
rarement capables de jouer au ballon sans être pressés, ce qui donnait de
nombreux longs ballons peu précis. Ces passes, jouées sous la pression,
finissaient souvent loin de nous. C’était plus facile de jouer derrière pour
nous. C’était nouveau, mais super agréable. Nous étions si jeunes que nous
n’avions pas encore développé notre routine, nous pouvions donc nous
consacrer à cette façon de jouer. » Finalement, tout était lié à la pression qui
pouvait être appliquée « contre le ballon », comme l’a souvent répété Klopp
à ses joueurs. Un missionnaire en survêtement, prêchant la bonne parole
tactique à des non-baptisés.
Tout le monde n’était pas réceptif à ce dogme. L’attaquant croate Mladen
Petrić, meilleur buteur du club avec 13 réalisations la saison précédente et
sans conteste le joueur le plus talentueux de l’effectif, eut du mal à accepter
cette nouvelle doctrine. Le lendemain du match contre Leverkusen, il fut
vendu à Hambourg pour 5 millions d’euros dans un échange qui permit à
Klopp de récupérer un de ses anciens chouchous à Mayence, l’Égyptien
Mohamed Zidan.
La volonté de Klopp de se débarrasser du très populaire Petrić fut
interprétée comme une manœuvre à risque, un coup de poker pour un
entraîneur qui avait envie de montrer de quoi il était capable. Mais Watzke
assure que des raisons financières ainsi que sportives ont rendu le transfert
possible du côté de la direction du club. « Nous voulions tous ce transfert,
assure-t-il en grimaçant au moment où le joueur de saxophone s’approcha
un peu du canapé. Jürgen voulait avoir Zidan, c’était la clé. Et l’offre de
Hambourg était bonne. Petrić et Frei n’allaient pas vraiment ensemble
devant dans ce système. » Alexander Frei, un attaquant suisse et traditionnel
renard des surfaces, n’était pas un joueur naturel pour Klopp non plus, mais
le Borussia pensait qu’il pourrait combiner correctement avec
l’imprévisible Zidan derrière lui. La combinaison de Frei et du très élégant
Petrić n’aurait pas produit la même somme de travail nécessaire.
« La stratégie était de jouer un football super offensif avec du
gegenpressing en plus, explique Watzke. Nous avions de bons joueurs, mais
pas ceux qu’il fallait pour ça. » Le jeu tout en pression de Dortmund
fonctionna encore mieux en conséquence. « On pouvait rapidement voir que
l’équipe était plus stable derrière », estime Watzke en parlant d’un
encourageant début de saison comprenant une victoire en Supercoupe
d’Allemagne contre le Bayern (2-1), une en DFB Pokal contre Essen (3-1),
et sept points pris lors des trois premiers matchs de Bundesliga. « Jürgen
apporta une stabilité défensive à l’équipe et le gegenpressing était sa
marque de fabrique. Aujourd’hui, tout le monde s’en sert plus ou moins. À
l’époque, dès le premier jour, on a senti que quelque chose se passait. Mais
honnêtement, on ne pensait pas que ce serait aussi grand. »
Le quatrième match de Klopp avec Dortmund en Bundesliga était déjà le
plus important de la saison : le Revierderby. Sur la pelouse du Signal Iduna
Park, « les Bleus » – les supporters de Dortmund n’utilisent jamais le nom
officiel de leur rival – menaient déjà 3-0 au bout de 66 minutes de jeu. La
jeune équipe du Borussia semblait complètement dépassée et les joueurs de
Schalke trottinaient de façon arrogante, convaincus que la forteresse Signal
Iduna Park était tombée. Kevin Kurányi était même proche d’inscrire un
quatrième but, mais sa tête heurta le poteau. Klopp était mortifié. « Ma
femme Ulla était en tribunes et elle a pensé à faire nos valises », raconta-t-il
plus tard. Mais l’impossible arriva. Agacé par la suffisance de Schalke 04,
Subotić inscrivit un but qui mit le feu au stade. Les visiteurs et l’arbitre
perdirent alors le contrôle du match. Remplaçant, Alexander Frei marqua
ensuite un but hors jeu. Puis, à la 88e minute, Dortmund obtint un très
généreux penalty. Klopp ne daigna même pas regarder et tourna le dos à
Frei, qui s’avança calmement et le convertit. La Frankfurter Rundschau
parla de « potentiellement l’un des meilleurs derbys de l’histoire », « une
épopée qui mériterait un récit de 1 000 pages », « une résurrection ». « Si ça
pue la transpiration, c’est moi », déclara en conférence de presse un Jürgen
Klopp soulagé, épuisé et bouleversé. « Le match était tellement fou. J’ai
connu des victoires qui n’étaient pas aussi agréables. » Le meilleur début de
saison de Dortmund en cinq ans excita la ville entière. « Partout où nous
allions, les gens levaient le pouce, je n’avais jamais vu ça en dix ans au
club, explique Josef Schneck. Si vous me demandez comment il a réussi à
réveiller un géant endormi ? Avec un baiser. Et une attitude qui allait de pair
avec celle de la Ruhr. C’est tout lui. Il n’a pas suivi un cours de rattrapage,
il n’a pas demandé comment les gens étaient ici. Il l’a senti,
instinctivement, et a agi d’une manière qui l’a lié aux gens. Il les a motivés.
Les gens n’arrêtaient pas de lui demander : “Vous êtes sûr que vous n’avez
pas d’ancêtres d’ici ? Un grand-père qui travaillait dans les mines ou dans
les usines de métallurgie ?” Ils étaient sûrs qu’il était l’un des leurs.
Personne ne croyait qu’il venait de la Forêt-Noire, qu’il était souabe. Lui-
même ne se voyait pas de cette façon. Il disait toujours : “Je savais depuis
très jeune que je devrais partir. Je ne m’imaginais pas balayer l’allée devant
la maison pour être sûr que mes voisins me voient et se disent que c’était
bien, que j’avais balayé mon allée.” Il n’a jamais eu cette étroitesse d’esprit
qui caractérise les Souabes. Il est très ouvert. Il va vers les gens. Mon Dieu,
au début, il acceptait toutes les demandes des fans. Si quelqu’un voulait
qu’il aille quelque part et dise bonjour, il y allait. Il est tout simplement
comme ça. Cela n’a jamais semblé être un calcul. Il est juste ce type de gars
qui aime les gens. Je crois l’avoir entendu dire un jour : “Un entraîneur qui
n’aime pas ses joueurs ne peut pas être un bon entraîneur.” »
Devenu éditorialiste pour Bild, Mario Basler compara Klopp à Barack
Obama, tous les deux possédant « une bonne dose d’intelligence et de
savoir-faire ». « Tous les deux sont synonymes d’espoir, tous les deux sont
des idoles. À Dortmund, les gens sont tellement conquis que même le fait
qu’il lave de manière semi-convaincante ses lunettes sur le banc de touche
provoque les applaudissements de la Südtribune », écrivit dans les colonnes
du tabloïd l’ancien milieu de terrain du Bayern Munich.
Klopp se mit à prévenir les gens qu’il n’était « pas un messie, juste un
entraîneur » et qu’il était trop tôt pour imaginer Dortmund en haut du
classement. « Si nous sommes capables de montrer de l’engagement et une
volonté de se battre pendant 90 minutes, quelque chose pourrait grandir
ici. »
Son scepticisme fut justifié bien plus qu’il ne l’aurait voulu lorsque
Dortmund perdit 2-0 face à l’Udinese, à la maison, lors du premier tour de
la Coupe de l’UEFA. Le premier match du BVB depuis cinq ans sur la
scène européenne montra combien cette jeune équipe et sa tactique avaient
besoin de voir du pays pour pouvoir rivaliser avec l’élite. Impassibles
devant le brouhaha tactique du BVB, les Italiens contournèrent calmement
le pressing de Dortmund et firent très mal au Borussia en contres. « Je n’ai
jamais vu une de mes équipes jouer aussi mal, c’était embarrassant à
certains moments », déclara Klopp, en bougeant la tête de dégoût. Deux
remplacements en début de match, en raison des blessures de Zidan et
Hummels, ne firent qu’aggraver les choses. Selon une très heureuse
Gazzetta dello Sport, les hôtes étaient impuissants comme « des baleines
échouées ». Pire, la manière dont l’équipe avait perdu posa beaucoup de
questions sur la politique de transfert du club. « Est-ce que cette équipe,
mise en place par le directeur sportif Michael Zorc depuis des années, est
assez bonne pour jouer au plus haut niveau sur le long terme ? » demanda le
Süddeutsche Zeitung.
Ces interrogations devinrent encore plus importantes après la défaite 4-1
face au promu (et surprenant candidat au titre) Hoffenheim. « C’était
calamiteux », déclara Klopp. Les hommes de Ralf Rangnick jouaient un
type de football très similaire à celui pratiqué par Dortmund… mais
beaucoup mieux. « C’était un football méthodique, comme il faut le
pratiquer, concéda Klopp. Nous devons être là où ils en sont maintenant.
Adopter un comportement tactique, ce n’est pas comme de conduire un
vélo, malheureusement. Il faut s’entraîner, encore et encore et encore. »
Selon Subotić, reprogrammer le système de l’équipe prit tout simplement
du temps. « Dans un trois-contre-trois, cinq-contre-cinq, c’est facile. Mais
dans un match, tu es fatigué et tu te demandes : “Est-ce que je dois presser
encore ?” explique le défenseur serbe. Et puis tu presses, et le gars arrive
quand même à tranquillement passer le ballon parce que ton coéquipier n’a
pas pressé avec toi, et donc tout est gâché. C’était dur de s’habituer à ça.
C’est mentalement et physiquement très demandeur comme type d’effort.
L’équipe était habituée à courir 105 kilomètres par match ; puis on est passé
à 115 kilomètres. L’objectif était d’atteindre 120 kilomètres, voire plus.
Klopp savait que cela n’arriverait pas du jour au lendemain. Il savait
que nous jouions au football depuis vingt ans et que personne ne nous avait
jamais demandé de suivre un tel plan avant. Plus de travail et plus de temps,
c’était ça la solution. »
Si les premières semaines étaient placées sous le signe du
Aufbruchsstimmung – un certain optimisme pour un futur glorieux en noir
et jaune –, Dortmund était arrivé à une destination peu enviable à
l’automne, celle de la case « crise » avec une défense perméable (« un stand
de tir » selon le SZ), un concept pas vraiment abouti et un entraîneur qui
n’arrivait pas à trouver son onze de départ. Six changements avaient été
effectués pour le match contre Hoffenheim, de même pour le suivant, contre
le Hertha Berlin en Coupe. Un match que Klopp n’avait pas le droit de
perdre. « C’est une journée noire, une semaine noire », se lamenta-t-il.
« Vous pouvez être le mec le plus sympa du monde en tant qu’entraîneur,
mais tout dépend des résultats », assure Josef Schneck. Subotić fait allusion
au fait que la confiance en Klopp et en ses méthodes au sein du groupe était
fragile durant cette période. « Ils le connaissaient et lui faisaient confiance,
explique-t-il. Mais comme dans chaque équipe, il est important pour les
joueurs que ce que raconte le type en face fonctionne vraiment. Peut-être
qu’ils aiment bien la personne, mais le vrai gage de qualité, c’est que ses
méthodes fonctionnent vraiment. »
« Il a dû convaincre les gens, ce n’est pas arrivé dès le premier jour,
raconte Kehl. Nous avons eu des moments difficiles au début. On se
demandait : “Est-ce que ça va marcher ?” Il y avait des discussions.
Cependant, il a été clair dès la première minute qu’il n’y avait que sa façon
de jouer qui existait car il était convaincu que c’était la bonne façon. »
Contre Berlin, la chance, pure, sauva Klopp. Dortmund remporta le
match à l’arraché 2-1 dans les arrêts de jeu en jouant avec un losange plus
défensif au milieu, histoire d’avoir un peu plus de sécurité. Le VfB Stuttgart
fut ensuite balayé 3-0 à la Mercedes-Benz Arena, avec un Borussia qui
montra alors à quel point un plan de match pouvait être bien exécuté.
« Maintenant, tout le monde à Dortmund doit se rendre compte que nous
sommes sur la bonne voie », déclara Watzke, après le match retour contre
l’Udinese. Son équipe avait perdu le match aux tirs au but après avoir gagné
2-0 dans le temps réglementaire au stade Friuli. Malgré l’élimination, la
qualité et le courage déployé par les joueurs permirent à l’équipe de repartir
du bon pied. Les progrès de Dortmund sous Klopp commençaient à devenir
évidents. Jugé par certains comme un entraîneur qui ne savait que motiver
ses troupes, qui levait toujours les poings en l’air et qui sautait dans tous les
sens sur la ligne de touche comme un enfant de 6 ans en plein sugar rush à
Disneyland, Klopp montra qu’il n’était pas seulement capable de lire le jeu.
Il pouvait l’écrire aussi.
Lors de cette même soirée, Klopp se mit aussi la presse dans la poche en
intervenant en son nom lors d’une altercation. Après le coup de sifflet final,
des stadiers avaient interdit l’accès aux joueurs aux journalistes.
L’entraîneur s’en mêla personnellement de façon musclée jusqu’à ce que la
voie soit libre. Un des Italiens insulta Klopp, lui lança un cazzo, mais il se
mit à sourire et resta droit dans ses bottes. « Ne vous inquiétez pas, je ne
parle pas italien », dit-il avec humour.
Dortmund ne perdit qu’un seul match avant Noël face à Hambourg – une
équipe qui deviendra de manière inexpliquée la bête noire de Klopp en
Bundesliga –, et passa la trêve hivernale à la sixième place, soit juste devant
Schalke. La progression était bien réelle.
« Nous savons que c’est l’argent qui vous permet de mettre des buts dans
le football », déclare Norbert Dickel, perché sur une chaise bancale en
plastique dans un petit café de Marbella en janvier 2017. De l’autre côté de
la rue, dans l’Estadio Municipal de Marbella, l’équipe première du BVB est
en train de s’entraîner. « Nous n’avions pas d’argent à l’époque. C’était déjà
une bénédiction divine d’avoir Klopp. L’équipe commençait à vraiment
bien jouer lors de cette première année, nous l’avons tous vu. Le style de
jeu avait complètement changé. Outre le développement sportif incroyable
que le club vivait, Jürgen aidait à ce que la popularité du BVB augmente
au-delà des espérances. Simplement parce qu’il était là, 24 h/24 à
rassembler les gens. Il ne s’est jamais plaint que des joueurs se blessent ou
tombent malades. Il disait : “Nous avons assez de bons joueurs.” Il n’était
pas du genre à se plaindre, il pensait que cela ne servait à rien de s’inquiéter
de ce qu’on ne peut pas contrôler. Nous sentions tous que les choses allaient
de l’avant, vers un point qui pourrait être le succès. » « C’était une
transformation, assure Lünschermann. Nous avions vu de nombreux matchs
qui étaient à la limite de l’inregardable. Soudainement, ces jeunes mecs
couraient comme des lièvres après chaque ballon. Au bout d’un moment, ils
commençaient à combiner aussi. C’était superbe. Nous nous sommes tous
dit : “Mon Dieu, cela pourrait être le début d’une ère.” Et ce fut le cas. Une
de celles que l’on ne peut pas oublier. C’est grâce à lui. »
La première moitié de saison de Klopp avec le BVB en Bundesliga se
solda sur un bilan de sept victoires, huit nuls et deux défaites. La phase
retour donna à peu près la même chose (huit victoires, six nuls et trois
défaites), et ce malgré une blessure sérieuse à la cheville pour Mats
Hummels et un mauvais début d’année 2009. L’équipe était en passe
d’atteindre une place qualificative à la Coupe de l’UEFA. Le contrat de
Klopp fut prolongé de manière prématurée jusqu’à 2012. « Pas une seule
personne au sein du club n’était contre Klopp. Tout le monde a soutenu
cette décision », déclara Watzke en mars 2009.
Malheureusement, l’équipe manqua l’Europe d’une manière dramatique,
typique des équipes de Klopp : à la dernière minute du dernier match de la
saison. Cinquième, le Hamburger SV (HSV) était mené 2-0 par Francfort
après une heure de jeu, mais gagna le match 3-2 grâce à un but hors jeu de
Piotr Trochowski. Dortmund, qui avait fait nul face au Borussia
Mönchengladbach, se retrouva sans rien. Le manque à gagner des 5 à
7 millions d’euros que le club aurait remporté en cas de qualification pour
la nouvelle Ligue Europa laissa un trou dans le budget.
« Il y aura un petit peu moins d’argent, déclara Klopp une fois que la
frustration fut passée. Mais nous avons vécu une expérience incroyablement
puissante et nous sommes devenus beaucoup plus unis avec les fans.
J’espère que certains sponsors se diront : “Quelque chose se passe ici, c’est
cool, je veux faire partie de ça.” Tout le monde peut prendre un train en
marche, mais c’est plus enrichissant d’être au départ de quelque chose. »
« De manière générale, ce fut une super saison, raconte Watzke.
Malheureusement, il manquait la cerise sur le gâteau. La façon dont elle
s’est terminée a été une grosse déception pour nous tous. Nous n’avions pas
vraiment été gâtés avant, une progression de sept places, c’était plutôt bien.
Il y a eu d’autres déceptions ensuite, et cela nous a toujours rapprochés.
Finalement, c’est un fait que de dire que nous trois – Jürgen, Michael Zorc
et moi – allions très bien ensemble. C’était la clé. »
Quelque part, à demi cachée derrière la facette continuellement positive
projetée par Klopp, existaient une certaine inquiétude et une appréhension
autour de cet entraîneur qui n’avait jamais entraîné qu’à la périphérie du
football allemand. Trop de coachs étaient venus et avaient échoué après le
départ de Matthias Sammer en 2004. « Il y avait une certaine peur au sein
du club en raison de l’histoire récente, confesse Subotić. “S’il vous plaît,
pas encore un échec”, disaient-ils. » « Nous avons réussi à dépasser ces
peurs la première année. Finir sixième après avoir terminé la saison
dernière à la treizième place était un succès. Nous avons gagné des matchs,
fait des matchs nuls, nous avons aussi perdu des matchs, mais, globalement,
nous pouvions voir que le plan fonctionnait. Le club entier pouvait prendre
une grande respiration, explique Kehl. Il était évident que l’ambiance avait
complètement changé. »
Mais tout le monde n’était pas fait pour cette aventure. L’attaquant suisse
Alexander Frei fut vendu au FC Bâle pour 4,25 millions d’euros. Dortmund
dépensa tout l’argent pour faire venir Lucas « la Panthère » Barrios en
remplacement. Un attaquant qui serait plus fait pour travailler tout seul sur
le front de l’attaque, comme le système de Klopp le demandait. Le prêt de
Hummels se transforma en deal permanent pour 4,2 millions d’euros. Une
vente que le Bayern Munich regrettera par la suite. Bien que peu onéreuses,
deux autres arrivées furent cruciales. Les joueurs hyper polyvalents que
sont Sven Bender (20 ans, Munich 1860, 1,5 million d’euros) et Kevin
Großkreutz (21 ans, Ahlen, gratuit) apportèrent du dynamisme dans
l’entrejeu.
Natif de Munich, Bender se souvient du coup de téléphone de Klopp
lorsque Dortmund voulait s’attacher ses services cet été-là. « J’étais dans la
voiture. La connexion a coupé quatre fois, mais il a continué à essayer de
me joindre. Je savais que Dortmund était intéressé, mais quand le coach
vous appelle et vous explique pourquoi et combien il vous veut, ça fait la
différence. Premièrement, c’était cool pour moi de lui parler. Je ne le
connaissais que par la télévision, donc, de l’avoir au téléphone, c’était
vraiment sympa. Il est exactement comme à la télé. La conversation était
vraiment plaisante. Il m’a raconté tout ce qui s’était passé pour lui la
première année là-bas, que Dortmund était un club fantastique, qu’il
pouvait me recommander à 100 % et que je devrais signer. Il a dit qu’il
serait “brutalement” heureux si je le choisissais comme mon entraîneur et le
Borussia comme mon club. Évidemment, j’étais partant. Dortmund est un
grand club, avec une énorme aura, et Klopp était l’homme parfait à la barre,
et ce depuis le début. » Bender était encore plus impressionné lorsqu’il
rencontra son nouvel entraîneur en personne. « Le gars est un géant. C’est
bluffant. Il ne semblait pas si grand à la télé, j’ai même dû vérifier. Il était
très doué pour motiver. En tant que jeune joueur, il a vraiment touché un
point sensible chez moi », assure-t-il.
Klopp a un certain talent pour viser juste avec tout le monde, selon
Lünschermann. « Avant un match, il n’avait pas de routine dans les
vestiaires ou de superstition, explique-t-il. Mais à l’extérieur, il cherchait
toujours un endroit calme et secret pour fumer. Cela le rendait sympathique
à mes yeux. Il ne prétendait pas être un ascète, il buvait une bière de temps
à autre. Il était profondément humain, au contraire de nombreux entraîneurs
qui cachent aux autres tout ce qui pourrait être vu comme une faiblesse.
C’était avant tout ce côté humain qui permit au club d’aller de l’avant. »
À Dortmund, le directeur sportif Michael Zorc et le scout en chef Sven
Mislintat étaient chargés de trouver des joueurs qui correspondaient au
budget serré du club (sauf les anciens joueurs de Mayence choisis par
Klopp, dont Zidan, Subotić et Feulner). Il n’y avait pas vraiment d’autres
choix que de se diriger vers des étrangers inconnus comme Barrios ou
encore l’attaquant polonais Robert Lewandowski, arrivé du Lech Poznan en
2010. Le prix de 4,25 millions d’euros était si important pour le club que le
Polonais fut observé environ trente fois avant. Klopp lui-même, affublé
d’une casquette et d’un sweat à capuche, se rendit en Pologne pour voir
l’attaquant de ses propres yeux.
Les caisses vides obligèrent à jouer la carte de la jeunesse. Heureusement
pour Dortmund, Klopp avait développé d’autres compétences que
l’entraînement pur. Il prenait du plaisir à construire une équipe. « Au BVB,
il a eu la chance de pouvoir changer l’équipe en partant de zéro pour
pouvoir imposer sa vision, raconte Subotić. Je pense que cela lui a vraiment
plu. Je pense que c’est pareil à Liverpool. »
Klopp proclamait régulièrement que sa jeune équipe était « chaude
comme la braise », mais le début de sa deuxième saison fut plutôt décevant.
Deux grosses défaites face à Hambourg (1-4) puis face au Bayern (1-5),
trois nuls et une défaite inquiétante 1-0 à la maison face à Schalke dans le
derby ; ces sept rencontres eurent pour conséquence le plus mauvais départ
du club en vingt-quatre ans. Un mois avant le centenaire du club, l’équipe
atterrit à la quinzième position. « Les supporters étaient un peu agités », se
rappelle Watzke. Après la défaite face à Schalke, une centaine d’ultras
énervés avaient débarqué au centre d’entraînement, exigeant des réponses
de la part des joueurs et des officiels. Klopp désamorça la situation en
s’entretenant directement avec les fans. « Il est sorti du bus et a dit : “OK,
dites-moi.” Ils se sont plaints du fait que l’équipe ne s’était pas assez battue,
que les joueurs n’étaient pas assez Borussia, ce genre de choses. Jürgen leur
a expliqué pendant quinze à vingt minutes pourquoi ce n’était pas le cas. Il
leur a assuré qu’il prenait sérieusement en compte leurs préoccupations et
leurs idées. Ils sont rentrés tranquillement et l’ont remercié pour sa
disponibilité. Ce n’était pas un long fleuve tranquille. D’autres entraîneurs
ne veulent rien avoir à faire avec ce genre de situations. »
Klopp a toujours eu du talent pour éviter les fausses notes avec les
supporters. « Il parle leur langage, assure Dickel. Nous avons eu plein
d’entraîneurs qui auraient dit : “Aujourd’hui, notre jeu entre les lignes, entre
la défense et le milieu et entre le milieu et l’attaque, n’a pas bien marché”
ou “Le jeu de transition n’était pas au rendez-vous.” Personne n’a envie
d’entendre ça dans la Ruhr. Jürgen était du genre à dire : “Nous avons joué
comme de la merde aujourd’hui, c’est pour ça que nous méritons de
perdre.” Tout le monde apprécie ça, ici. »
Les médias étaient moins faciles à apaiser. En novembre, quand
Dortmund fut éliminé de la DFB Pokal par le VfL Osnabrück, un club de
troisième division, le Berliner Zeitung remit en question la capacité de
Klopp à faire avancer le Borussia. « C’est une régression, pouvait-on lire
dans les colonnes du quotidien. Klopp a prouvé de manière impressionnante
à Mayence qu’il pouvait faire d’un petit club un club plus grand. S’il peut
faire d’un club plus vraiment grand un grand club ? Cela reste à déterminer.
Cette saison peut déjà être considérée comme un échec dans ce domaine. »
L’entraîneur de Dortmund se dit lui-même déçu de ce changement de
perception (« Tout est une crise de nos jours, les compétences des gens sont
remises en doute bien trop rapidement ») et promit une amélioration.
« Nous sortirons de cette situation, j’en suis plutôt certain », déclara-t-il.
Watzke assure que le club « n’avait aucun doute qu’il réussirait. 0,0 % ».
Pour Bender, l’aptitude de Klopp à conserver une humeur positive au
sein du groupe fut vitale à cette époque. Certains entraîneurs reportent leur
frustration sur leurs joueurs, ou perdent foi en leurs propres principes
footballistiques. Pas Klopp. « Naturellement, il pouvait dire de façon très
franche à untel qu’il n’avait pas couru dans la bonne direction ou qu’il s’est
arrêté de courir au mauvais moment, explique le milieu de terrain. Mais il
n’a jamais fait ressentir à un joueur qu’il était mort pour lui ou qu’il avait
tout gâché. Au contraire, il faisait toujours en sorte de donner une autre
chance au joueur en question s’il avait envie d’en avoir une. Vous pouviez
lui prouver que vous étiez toujours là, prêt à remettre le pied sur
l’accélérateur. »
Klopp traitait chaque match comme une chance supplémentaire de bien
faire les choses. Selon lui, le mauvais début de saison de Dortmund à
l’automne 2009 était une conséquence logique pour une équipe très jeune
qui avait besoin de s’adapter à un système qui nécessitait d’être
complètement concentré et d’être précis dans l’exécution pour fonctionner.
Tomber pour mieux se relever.
La réponse à ces problèmes était simple : plus de travail. « Nous avons eu
un court stage d’entraînement et expliqué aux garçons qu’ils auraient trois
jours de repos de plus au moment des fêtes si, en tant qu’équipe, ils
arrivaient à courir plus de 118 kilomètres lors de chacun des dix matchs
restants avant la trêve », expliqua-t-il au magazine britannique Four Four
Two des années plus tard. Et bien qu’ils n’y soient pas complètement
arrivés, Klopp leur accordera quand même ces jours de vacances en plus.
« Je l’ai fait car ils ont fourni un effort supplémentaire qui s’est tout de suite
transformé en un football plus vivant sur la pelouse. Nous étions tout de
suite plus confiants, nous avons créé le surnombre, toutes ces choses qui
sont associées à un effort supplémentaire. »
« Il restait debout près de la ligne de touche et criait à tue-tête que nous
devions pousser plus fort vers l’avant, explique Subotić. En tant que joueur,
surtout un défenseur, vous pensez souvent : “Jouons la sécurité, restons
derrière.” Il devait faire beaucoup d’ajustements durant les matchs à cette
époque. C’était toujours un système complètement nouveau pour la plupart
d’entre nous. Hoffenheim avait joué comme ça, mais seulement lors de la
phase aller de la saison 2008-2009. Ils n’ont pas réussi à tenir comme ça
jusqu’au bout. Pour nous, c’était un processus continu et nous ne pouvions
pas prendre d’autres équipes du championnat en exemple. »
Dortmund devait devenir son propre exemple. Chaque semaine, cette
équipe « absurdement jeune » selon le Süddeutsche Zeitung, avec une
moyenne d’âge dépassant rarement les 23 ans, se rapprocha de plus en plus
d’un style alliant un tempo complètement fou et de la stabilité. À la mi-
décembre, le club se retrouva en cinquième position. Grâce aux 19 buts de
Lucas Barrios, le club resta proche, durant tout le premier semestre 2010,
des places qualificatives à la Ligue des champions. Jusqu’à l’avant-dernier
match. Ce jour-là, l’adversaire était Wolfsburg, champion
d’Allemagne 2009 qui venait juste de perdre le titre au profit du FC Bayern
Munich de Louis van Gaal. La journée se termina sur une fête qui laissa
même Klopp sans voix. « Jamais je n’ai jamais ressenti un tel soutien »,
déclara-t-il, après que le Mur jaune et le reste du stade eurent salué l’équipe
de chants et de standing ovations à n’en plus finir. Il était impossible, à la
vue de ce bonheur, de savoir que Dortmund n’avait fait que 1-1 et que ce
résultat, conjugué à la victoire du Werder Brême 2-0 face à Schalke,
empêchait le Borussia de terminer mieux que quatrième et donc de se
qualifier pour la compétition européenne la plus lucrative. Mais les
supporters n’en avaient rien à faire. Leur bonheur venait du fait que la
défaite de Schalke assurait que le titre ne finirait pas dans les mains des
Königsblauen. Avec sa cinquième place, Dortmund était aussi assuré de
disputer la Ligue Europa sans passer par les qualifications, et ce pour la
première fois depuis sept ans. Le public le plus passionné, mais aussi le plus
avisé d’Allemagne, ne savait que trop bien combien le club avait progressé
sous Klopp lors de ses deux premières années et ne comptait pas être dépité
pour avoir manqué la C1 de quelques points. « Une fête incroyable :
l’équipe a été fêtée comme si elle avait réussi le coup du siècle », écrivit de
façon incrédule le FAZ.
À l’aube de son premier jour à Dortmund, Watzke et Zorc avaient donné
à Klopp une petite figurine représentant un rhinocéros ailé. Une sorte de
porte-bonheur. Choisie comme mascotte pour l’ouverture du nouveau
Konzerthaus de la ville en 2002, la chimère était devenue un symbole de la
ville, de sa peau dure et de ses aspirations. En mai, le Signal Iduna Park se
mit à croire que cette bête pourrait un jour voler. Le rhinocéros du BVB
donnait des coups de patte au sol et était prêt pour le décollage.
Chapitre 8

Pousser le volume à fond

Liverpool, 2015-2016

C’est une très belle journée de début d’été 2017 à Liverpool. Et un


excellent moyen de l’apprécier comme il se doit, c’est de passer un peu de
temps sur la terrasse réservée aux joueurs qui s’étend sur toute la longueur
du camp d’entraînement de Melwood, du centre de commande de Jürgen
Klopp aux bureaux de Mona Nemmer (nutritionniste) et d’Andreas
Kornmayer (responsable du fitness), en passant par la salle à manger.
Si on se fie à la tranquillité de cette belle après-midi, au silence qu’offre
le terrain vide et aux rires de Jordan Henderson, attablé juste à côté, il est
difficile de deviner que Liverpool doit jouer face à Southampton dans trois
jours, et que la pression de terminer quatrième est énorme. Adam Lallana
sourit et plisse des yeux devant le soleil, comme un touriste le ferait le
premier jour de ses vacances. Il boit une bouteille d’eau minérale, mais
n’aurait pas l’air plus relax en sirotant un cocktail avec une ombrelle en
papier.
La conversation a pour thème combien il est difficile de jouer comme
Klopp le souhaite, mais le milieu de terrain anglais a un peu de mal à
montrer que l’équipe et lui-même en souffrent. La raison est simple, il
trouve cette souffrance agréable.
« J’étais avec l’équipe nationale quand Klopp a été nommé (le 9 octobre
2015) et je me souviens que je n’avais qu’une seule envie : retourner à
Liverpool, raconte-t-il. J’ai regardé son parcours et comment ses équipes
jouaient. J’ai vu le mot gegenpressing partout, le style gegenpressing. Ça
sonnait comme du heavy metal. Depuis notre premier jour, et notre premier
match contre Tottenham, c’est un style de jeu qui demande beaucoup
d’efforts physiques. Mais vous embrassez ce style, et cela devient un
challenge de devenir de plus en plus en forme. Si tu es en forme, tu peux le
faire. Je regarde Philippe Coutinho parfois et combien il travaille dur. Il
demande sans cesse à ce qu’on lui remette la balle, et malgré les efforts
déployés, il a toujours l’énergie de dribbler un adversaire et de la mettre en
lucarne. »
« Mouvement » et « motivation » ont la même racine latine. L’un n’existe
pas sans l’autre. Le premier message de Klopp aux fans leur demandait de
passer de « sceptiques à croyants ». Ce mantra fut répété aux joueurs avant
leur première session d’entraînement. « Il parlait beaucoup du fait que
l’équipe devait avoir confiance elle-même, qu’elle devait croire en elle-
même et qu’elle ne devait avoir peur de personne, explique Lallana. Il avait
clairement lui-même cette confiance en lui, cette aura et cette croyance dans
le fait qu’il était un top coach. Dès qu’il passait la porte, on pouvait le
sentir. Et je pense que ça transparaît automatiquement sur ses joueurs. »
Avant que l’Allemand puisse compter sur les jambes des joueurs, il était
important de rentrer dans leurs têtes. Il était inutile de rejoindre le public
dans ses lamentations sur la faiblesse des défenseurs de l’équipe, et plus
généralement sur le manque de qualité par rapport aux autres prétendants au
titre. Klopp dut travailler avec l’équipe à sa disposition et essayer de jouer
sur ses forces. Sa stratégie était de jouer sur le lien entre performance et
effort, et non sur les capacités de chacun. « Il m’a dit : “Travaille pour
moi.” C’est tout ce qu’il souhaite. Il peut gérer les erreurs, les mauvais
matchs. “Travaille dur pour moi et donne-moi tout.” Il est convaincu que les
capacités techniques et la qualité suivront. C’est ce qu’il a fait pour moi
depuis ce match contre Tottenham. »
Alors que la saison 2015-2016 avait commencé depuis deux mois, il
n’était pas question, faute de temps, de s’entraîner à un nouveau style de
pressing sur le terrain. De plus, le calendrier chargé ne permettait pas des
séances de fitness en plus. Les doubles séances d’entraînement prônées par
Klopp – très critiquées par les consultants et experts, et jugées comme
contre-productives et excessives, en raison de l’étrange série de blessures
musculaires contractées par ses joueurs après chaque Noël – ne pouvaient
pas avoir lieu. L’introduction du pressing et du gegenpressing nécessitait un
ferme engagement collectif. « C’est une sorte de contrat que l’équipe signe
avec elle-même, explique Peter Krawietz, entraîneur adjoint et chef du
scouting. C’est un contrat social. “Oui, nous voulons faire cela ensemble.”
Un gars qui le fait tout seul, ça ne sert à rien. Il essaiera une fois, puis une
autre fois, puis se tournera et lancera un : “Où est tout le monde ? Allez, je
suis le seul à courir dans tous les sens et vous restez là à apprécier le
spectacle.” C’est pour ça qu’il faut un accord qui lie tout le monde. “Nous
le ferons ensemble, dès que nous perdrons la balle dans le dernier tiers,
nous ferons tout pour la récupérer.” C’est un avantage de procéder ainsi.
Vous pouvez gêner l’attaque adverse. Vous pouvez aussi surprendre
l’équipe alors qu’elle prépare une attaque et se trouve en transition. Le
latéral gauche était peut-être déjà en train de courir. Vous gagnez de
l’énergie ainsi. Si vous essayez de vous replier après un contre avec huit
joueurs, vous avez huit types qui courent chacun 80 mètres soit au
total 640 mètres. Ou alors vous utilisez un bon gegenpressing, avec une
bonne intensité, et du coup vous avez trois ou quatre joueurs qui courent
rapidement sur cinq ou dix mètres. C’est pour ça que ce n’est pas vraiment
dans les jambes, mais dans la tête. Il y a des moments où vous devez
vaincre l’inertie. Il ne faut pas s’éteindre. Ne jamais être déçu. L’attaque
n’est pas terminée. Cela demande du travail pour rentrer dans la tête des
joueurs. Il y a des sessions spéciales et des façons de travailler pour que
cela arrive. Des séances vidéo aussi. Nous avons dit aux joueurs :
“Regardez, ces gars sont hyper compacts, il est difficile de s’approcher,
mais il faut récupérer la balle dès qu’ils sont vulnérables.” Nous avons
essayé de rendre cette idée permanente dans leurs têtes. Quand on fait tout
ça, il faut le faire dans l’ordre, cela vous permet de gagner beaucoup de
mètres. »
Lallana, qui avait connu un régime similaire sous Mauricio Pochettino à
Southampton, révèle que les actions concertées permettent de réduire les
plaintes. « C’est très exigeant mentalement, mais quand vous avez
dix joueurs qui sont sur le même registre, c’est facile. Vous appréciez la
douleur parce que tout le monde la ressent aussi. Vous voulez continuer
pour vos potes. Ils souffrent, vous souffrez, mais tout va bien. C’est ce que
le coach aime, c’est comme ça qu’il est. Il célèbre les tacles comme les buts
parfois parce qu’il sait combien cela fait mal », explique-t-il. Il ajoute que la
tactique de Klopp s’accommode mal des dissidents et des égoïstes qui ne
suivraient pas ce diktat collectif. « Peut-être qu’il est possible de supporter
qu’un joueur se comporte ainsi, mais ce n’est pas comme ça qu’il veut
jouer. On ne peut pas opérer ainsi. »
À quel point a-t-il été difficile pour Klopp et son staff de convaincre les
joueurs de jouer et de penser de cette manière ? Krawietz attend pendant
quelques instants et réfléchit à la question. « Je pense que l’équipe que nous
avons rencontrée était prête, dit-il. Ils étaient prêts et avaient envie
d’essayer quelque chose de nouveau. Ils savaient pourquoi cela n’avait pas
très bien marché avant et pourquoi nous étions là maintenant, avec nos
survêtements rouge et noir. Nous l’avons senti dès le premier jour. Ils
veulent comprendre ce qu’on essaye de leur transmettre. » Les
complications ne sont pas vraiment venues d’un manque d’envie, mais
plutôt de la barrière linguistique. Željko Buvač, le cerveau de la tactique,
était réticent à l’idée de parler anglais au début. Klopp traduisait pour lui.
« Souvent, surtout quand il est en colère, Klopp dit : “Putain, si seulement
je pouvais vous parler en allemand”, explique Lallana avec humour. Son
anglais est fabuleux en vrai. Je comprends tout ce qu’il souhaite et doit dire.
Mais cela le frustre par moments. »
« Je m’en sors comme je peux avec mon niveau d’anglais pas terrible, et
l’équipe écoute », déclara Klopp avec son habituelle autodérision lors d’une
interview au magazine allemand Focus, quelques mois après son
intronisation. « Tout le monde est cool au sein du club et impatient de se
développer. Nous prenons notre temps pour le faire proprement. » Il
s’amusait alors tellement et avait tellement de travail qu’il n’avait pas
encore eu le temps de vraiment réaliser sa chance. « Cela nous passe un peu
au-dessus de la tête pour le moment, même si, évidemment, il y a des
moments où on se dit : “C’est tellement incroyable d’être entraîneur de
Liverpool.” Je ne pensais pas que je serais là un jour », révéla-t-il.
Cependant, les différences culturelles en matière de football mirent un
peu de temps à se réconcilier sur le terrain d’entraînement. « Certaines
incompréhensions étaient inévitables, assure Krawietz. Tout le monde arrive
avec un bagage de vingt ans d’expériences footballistiques. Vous pensez
que vous parlez de la même chose, mais à la fin vous comprenez qu’il
s’agissait en fait de deux choses complètement différentes. »
Presser et tacler, comme l’entraîneur l’envisage, induit une interdiction
de faire faute sur l’opposition. Une faute rend immédiatement l’idée de
récupérer la balle caduque. Mais lors du premier exercice tactique avec
l’équipe, une session qui devait être light, les joueurs de Liverpool allèrent
au duel en se lâchant complètement. Ils pensaient qu’ils devaient utiliser
n’importe quel moyen pour empêcher l’adversaire de construire. Klopp dut
alors leur dire de s’arrêter et se calmer. Krawietz se souvient de cet épisode
en souriant. « C’était cool de voir que les gars étaient absolument prêts à
intégrer de nouvelles idées et à s’immerger totalement dedans. Cela nous a
rendu la vie beaucoup plus facile. »
Lallana révèle que les joueurs ont répondu à l’honnêteté de l’entraîneur.
« Il peut vous passer une soufflante, il peut vous complimenter. Les câlins,
ils sont honnêtes. Il vous dit quand il est content de vous. Il vous dit quand
il n’est pas content de vous. Il est vrai et droit. Il ne peut pas cacher ses
émotions, n’est-ce pas ? S’il veut vous dire quelque, il vous le dira. Il dit
qu’il peut être votre ami, mais pas votre meilleur ami, car il doit avoir des
conversations désagréables avec vous parfois. »
L’attaquant belge Christian Benteke, par exemple, trouva la nouvelle
direction prise par l’équipe un peu compliquée à adopter. Klopp réalisa
rapidement que le joueur de 1,90 m n’était pas vraiment fait pour le jeu de
pressing et contre-pressing. Divock Origi et Roberto Firmino, l’ancien
attaquant d’Hoffenheim, lui furent préférés. L’association Klopp-Benteke
ne fonctionna jamais. L’Allemand avait décidé des années auparavant qu’il
n’expliquerait jamais à un joueur pourquoi il n’était pas pris, que tout ce
qu’il pouvait faire, c’est lui dire quelle partie de son jeu il pouvait
améliorer. Mais Benteke n’arrivait pas à réconcilier le silence du coach avec
son désir de le faire venir au Borussia Dortmund quelques saisons plus tôt.
Klopp avait rencontré l’ancien attaquant d’Aston Villa dans un hôtel en
Allemagne, lui avait parlé du fait de travailler ensemble et lui avait même
envoyé quelques messages pour la forme, mais le transfert ne se réalisa
jamais. (Comme ses homologues José Mourinho ou Antonio Conte, Klopp
est un textoteur maladif. Le jour de la finale de la Ligue des champions
avec Dortmund, il envoya un SMS à Kevin de Bruyne, alors joueur de
Chelsea, exprimant toute son excitation quant au fait d’entraîner le Belge
lors de la saison 2013-2014 avec Dortmund. Le transfert fut finalement
refusé par les Blues.)
En tant que remplaçant, Benteke inscrivit tout de même le troisième but
du 3-1 lors de la victoire de Liverpool face à Chelsea, à Stamford Bridge.
Une victoire cruciale, la première en championnat, survenue après deux
matchs nuls (0-0 contre Tottenham, 1-1 contre Southampton), un autre en
Ligue Europa (1-1 contre le Rubin Kazan) et une petite victoire contre
Bournemouth en League Cup (1-0). En battant les hommes de Mourinho,
champions en titre, à Londres, le tout en utilisant un parfait football de
contre, Liverpool montra l’étendue de ses premiers progrès. Peut-être que la
hype dans les médias autour de Klopp depuis son arrivée sur les bords de la
Mersey était finalement justifiée.
« Pouvez-vous gagner le championnat ? » demanda un journaliste à
Klopp après le coup de sifflet final. « Vous êtes fou ? répondit Klopp,
visiblement choqué. Au début, je n’ai pas compris la question. Je suis là
depuis trois semaines. La dernière fois que Liverpool a gagné à l’extérieur,
j’étais encore en vacances. » Plus tard, dans le tunnel, il fut bombardé de
questions sur le mercato hivernal et les chances de se qualifier pour la Ligue
des champions. Liverpool était classé huitième à ce moment-là. « Je
n’arrive pas à y croire, quelle impatience, dit-il. Ils veulent savoir si je vais
finir quatrième », cria-t-il en direction de l’arbitre Mark Clattenburg, qui lui
répondit : « Bienvenue en Angleterre. »
Le vol de Klopp en direction de Liverpool avait été suivi par 35 000 fans
des Reds sur Internet. Après cela, l’entraîneur passa du temps dans un hôtel
de Hope Street. [Littéralement, la rue de l’Espoir.] Le symbolisme n’était
pas un accident : pour beaucoup de fans, le Souabe n’était pas seulement le
nouvel entraîneur, mais un présage pour l’avenir. L’homme allait sortir
Liverpool du ventre mou et redonner son lustre d’antan au club. « Sa
nomination semble instinctivement juste, car la personnalité de cet homme
âgé de 48 ans va immédiatement rompre le silence qui règne la plupart du
temps à Anfield depuis que le club a failli gagner le championnat en 2014,
et qui va faire en sorte de remettre le volume à fond », écrivit le Guardian.
L’ancien joueur de Liverpool Mark Lawrenson, pas vraiment connu pour
ses flambées émotionnelles, prédit que Klopp « ramènerait de l’excitation à
Anfield ». « Sa personnalité surdimensionnée et son sourire de
1 000 mégawatts font de lui une véritable tête d’affiche », ajouta Lawrenson
lors d’une émission pour LFC.TV dans un gratte-ciel du centre-ville. « Les
gens espèrent qu’il leur fera vivre des moments comme au bon vieux temps.
Ça vaut déjà quelque chose. »
Aucun pays ne croit plus au pouvoir transformateur d’un entraîneur que
l’Angleterre, et Liverpool est la ville qui y croit le plus, notamment grâce à
Bill Shankly. Le passé glorieux du club et son présent plus compliqué,
notamment car le club est occupé à tenter de rattraper des rivaux plus
riches, avaient créé un climat instable. Le club alternait alors entre des
attentes trop grandes et des phases de dépression. De nombreux supposés
sauveurs sont venus et repartis, incapables de gérer la volatilité du club.
Vêtu d’un jean foncé, d’un blazer noir et de bottines, Klopp se présenta
lui-même comme un « électricien » du football super détendu lors de sa
présentation. Confiant que certains changements pouvaient permettre au
flow de revenir, Klopp reconnut tout de même la complexité globale du
défi. « Nous ne devons pas porter 20 kilos d’histoire sur notre dos », a-t-il
averti, tout en rappelant que le club ne devait pas se lamenter sur « ses
problèmes d’argent ». « Nous ne devons pas penser à l’argent, mais juste au
football. » Amen. Il ajouta que « la situation n’était pas si mauvaise » et que
« le moment était propice pour faire des changements, pour recommencer ».
Il fit la promesse d’un football joué à 100 % pour créer une sorte de tempête
émotionnelle dans le stade, mais eut du mal à minimiser son importance. Il
assura n’être ni « un idiot », ni « un génie », ni « un monsieur Je-Sais-
Tout », ni « un rêveur », avant de lancer la phrase qui fit mouche : « Je suis
juste un mec normal de la Forêt-Noire. Je suis le Normal One. » L’hilarité
traversa la salle. Il fallait une sacrée dose d’assurance pour s’autoproclamer
comme ordinaire devant des médias du monde entier juste avant son
premier jour de travail. Pour le Süddeutsche Zeitung, la scène rappelait celle
du film La Vie de Brian des Monty Python, dans laquelle le héros éponyme
essaie de convaincre une foule de disciples qu’il n’est vraiment pas digne
de leur adoration. « Seul le vrai Messie nie sa propre divinité », s’écrie une
femme dans le film. Liverpool sentit rapidement le potentiel marketing du
nouvel homme responsable de l’équipe. Le club déposa la marque « The
Normal One » et se mit à produire de nombreux produits officiels avec le
slogan.
Mike Gordon, le président de FSG, avoue qu’il n’a pas été surpris par
l’excitation provoquée par l’intronisation de Klopp. « Jürgen Klopp et
Liverpool FC, c’est une association parfaite. La passion de nos fans,
l’authenticité de nos supporters, la façon dont ils vivent le football, leur
intelligence en tant que fans, etc., tout cela signifiait qu’ils allaient
comprendre tout de suite que c’était une personne extraordinaire qui allait
mener un combat si important pour eux, assure-t-il. Bien que je continue à
mentionner que chez Jürgen, le fond surpasse la forme, la forme est
vraiment intéressante. On est tous d’accord là-dessus. Ce n’est pas étonnant
que les gens aient été charmés immédiatement et si profondément. Cela a
commencé dès la première conférence de presse. C’est une des choses les
moins surprenantes qui se soient passées pour le moment. »
Gordon avait prédit au département Presse de LFC qu’il aurait une
Ferrari à sa disposition avec Klopp. Kenny Dalglish aussi avait prévu que
l’aventure serait excitante. « Je viens juste d’entendre la conférence de
presse de Jürgen Klopp et c’est très impressionnant, déclara alors l’ancien
entraîneur. Je pense que les supporters vont devoir attacher leurs ceintures.
Je suis sûr qu’ils vont vraiment l’apprécier. »
Des amis de Klopp, venus lui rendre visite lors de sa première saison en
Angleterre, notèrent que tout le monde leur ouvrit les portes, que ce soit à
Anfield ou à Melwood, dès qu’ils annonçaient être là pour voir l’entraîneur.
Le reporter Martin Quast était un jour assis dans le bureau de Klopp en
attendant de l’interviewer. Il reconnut immédiatement le rire de son ami à
travers les couloirs. « J’ai jeté un œil hors du bureau et j’ai vu que des
employés de Liverpool s’affairaient avec un grand sourire sur leur visage.
Évidemment, Klopp était l’un d’entre eux, il faisait des blagues et les
mettait à l’aise. C’est son style, cette ouverture sur les autres. Je me rappelle
qu’à Mayence, là où il vivait, toutes les portes étaient ouvertes et l’homme
qui vivait au-dessus de chez lui débarquait pour prendre le petit-déjeuner. Il
adore être entouré de gens », raconte le journaliste télé. Le côté si social de
Klopp le rendit responsable, de façon officieuse, du courrier des cœurs à
Melwood. Au moins un employé des Reds vint le voir pour évoquer ses
problèmes de cœur et lui demander des conseils.
Avant l’arrivée du Souabe, le gardien Simon Mignolet était en charge
d’organiser les réunions entre les membres de l’équipe. Klopp vint le
trouver pour l’informer qu’il y en aurait beaucoup plus dans les semaines à
venir. « Nous sommes une équipe ainsi qu’une famille », annonça le coach.
Un slogan qui concerne tout le club, précisa Klopp. Il apprit le nom des
80 employés du centre de Melwood, leur demanda de se mettre en ligne
dans la salle à manger et les présenta aux joueurs en expliquant que l’équipe
et le staff avaient la responsabilité de s’entraider pour atteindre leurs
objectifs.
Pour Klopp, le public présent au stade avait aussi un rôle important à
jouer, même s’il était réticent à formuler des demandes ouvertes. À
Mayence et à Dortmund, il avait vu les joueurs se servir de l’énergie du
stade, mais Anfield, La Mecque du football, n’était pas vraiment à la
hauteur de sa réputation de chaudron. En novembre 2015, des supporters
étaient partis en grappe huit minutes avant la fin du match contre Crystal
Palace. Une rencontre qui s’est soldée par une défaite 2-1, la première de
Klopp sur le banc de Liverpool. « Je me suis senti un peu seul », avoua-t-il
après le match, visiblement déçu par la capitulation prématurée du public.
Mais en tant que nouveau membre de la communauté LFC, il se devait
d’être prudent et de ne pas blâmer le public pour le manque de spectacle. La
réaction des supporters était compréhensible et représentait une sorte
d’accord tacite mais puissant : l’équipe et lui devaient produire un football
sensationnel et donner une perspective de succès jusqu’à la dernière
seconde. « Notre responsabilité, c’est de faire en sorte que personne ne
quitte le stade une minute avant la fin, car tout peut arriver, expliqua Klopp.
C’est ce que nous devons montrer, et nous ne l’avons pas fait. » Lors du
match suivant, l’Etihad fut un environnement nettement plus accueillant.
Les Reds de Klopp n’eurent aucun mal à perforer la défense chancelante de
Manchester City et à gagner 4-1, une nouvelle preuve que la roue était en
train de tourner. Un an et demi plus tard, Lallana estime toujours que ce
voyage sur les bords de l’autoroute M62 représente le « meilleur match » de
l’ère Klopp jusque-là. « C’était très plaisant, c’était une véritable
performance d’équipe », dit-il. La même confrontation, cette fois-ci en
finale de League Cup, fut beaucoup moins plaisante pour Lallana et le reste
de l’équipe. À Wembley, Liverpool fit tout son possible pour revenir à 1-1
face à une équipe meilleure individuellement, mais finit par perdre lors de
la séance des tirs au but. « Nous avons le moral dans les chaussettes, mais
nous devons nous relever. Seuls les idiots restent par terre et attendent la
prochaine défaite », déclara Klopp. Sa déception d’avoir perdu un premier
trophée sur le sol britannique fut tempérée par l’idée que Liverpool s’était
battu vaillamment et avait puisé dans ses réserves.
La campagne en Premier League eut, elle, bien du mal à décoller. De
belles victoires laissèrent souvent la place à des nuls voire à des défaites
face à des équipes plus modestes. Un schéma qui allait devenir récurrent.
Six mois après son arrivée sur les bords de la Mersey, l’équipe était toujours
aux portes des places européennes. « Jürgen a fait beaucoup de belles
choses, déclara Steve McManaman au Süddeutsche Zeitung en avril 2016. Il
est très populaire, même les fans des autres clubs l’adorent. Ces derniers
mois, plein de supporters de Manchester United, Arsenal ou Chelsea sont
venus me voir pour me dire : “Nous aimerions qu’il soit notre manager.” Il
est très charismatique, il dit ce qu’il faut, les gens aiment sa passion sur le
banc de touche. Jürgen a conquis les fans, ils croient en lui. Mais il est
évident qu’il y a un manque de constance concernant les résultats pour le
moment. L’équipe de Jürgen manque de profondeur et de qualité pour faire
cinq ou six bons matchs de suite. »
Le progrès se fit plus ressentir au niveau des décibels que des points. Le
kop commença à laisser les doutes, amassés depuis une décennie sans
trophées majeurs remportés, de côté et reprit de la voix. Mi-décembre,
l’attaquant belge Divock Origi inscrivit le but de l’égalisation à la dernière
minute face à West Brom (2-2). Après le coup de sifflet final, Klopp prit ses
joueurs par la main pour les amener devant le kop afin de montrer que lui et
l’équipe avaient apprécié le soutien sans faille des supporters. « C’était la
meilleure ambiance depuis que je suis arrivé ici, déclara-t-il. Bien sûr, les
gens étaient déçus, mais ils ne nous l’ont pas laissé ressentir. Ils ont vu que
les gars avaient tout tenté et avaient joué au football. » Le geste fut, à
certains endroits, dénigré et vu comme la célébration d’un résultat médiocre
contre une équipe médiocre, mais Klopp n’en avait que faire. L’hommage
des joueurs était une façon intelligente de ménager la foule, de rappeler à
Anfield son extraordinaire pouvoir pour influencer un résultat.
Qui sème le vent récolte la tempête. Et cette dernière arriva très vite. Lors
des huitièmes de finale de Ligue Europa, Liverpool allait être opposé à son
grand rival : Manchester United. Normalement considérée comme un lot de
consolation pour les équipes n’ayant pas réussi à atteindre le Top 4 en
championnat, la deuxième Coupe d’Europe représentait aussi un ticket pour
la Ligue des champions en cas de victoire finale, ainsi qu’une opportunité
de gâcher la saison de United. Anfield, boosté par l’idée d’une grande
rencontre européenne, joua son rôle pour permettre aux Reds de gagner 2-0
le match aller. Un match nul 1-1 maîtrisé calmement à Old Trafford permit
à Liverpool d’assurer une qualification pour les quarts de finale. Klopp
connaissait bien l’adversaire : le Borussia Dortmund.
« Ces deux matchs ont clairement été un challenge pour nous deux, mais
aussi pour notre amitié », se souvient le DG de Dortmund, Hans-Joachim
Watzke, alors heureux que le saxophoniste de l’hôtel de Marbella ait enfin
terminé son pot-pourri des plus grands tubes de Kenny G. « Nous avons dû
faire des choses que nous n’aurions jamais faites en temps normal. » En
amont des retrouvailles émotionnelles avec leur ancien entraîneur, Watzke
avait imploré les joueurs de « rentrer dans la compétition et de sortir du
mode câlin ». « Il veut tuer notre équipe et nos fans avec sa gentillesse,
avait prévenu le boss du BVB. Mais nous ne jouons pas contre notre ami
Kloppo. Nous ne devons pas perdre notre agressivité. »
Watzke précise qu’il n’avait rien dit d’irrespectueux. « Tout ce que j’ai
dit, c’est que ces deux matchs ne devaient pas tourner au festival Jürgen
Klopp. J’ai entendu dire qu’il avait été un peu vexé à ce propos, et vu
comment sa famille m’a accueilli lors du match retour à Liverpool, j’ai pu
en effet constater qu’il l’avait mal pris. Cela l’avait aussi ennuyé car cela
avait fonctionné. » Cependant, cela n’avait fonctionné que jusqu’à un
certain point, admet rapidement Watzke. Si le public du Signal Iduna Park
était prêt pour la bataille, les joueurs ont eu du mal à voir Klopp assis sur le
banc opposé. « Dans un match normal, nous les aurions battus, assure
Watzke. Mais ce n’était pas un match normal. Au début, l’équipe était
complètement inhibée, on pouvait sentir lors de la première mi-temps que
l’on manquait de mordant. Cela aurait sans doute été pire si je n’avais pas
parlé autant aux joueurs et aux gens autour du club avant le match. »
Klopp eut du mal à cacher que ce retour en Westphalie l’avait touché
aussi. « Je vous mentirais si je vous disais que tout ce qui s’est passé ne m’a
pas touché », déclara-t-il après le match nul 1-1. Le visage froid qu’il avait
affiché la veille en conférence de presse n’était qu’une façade, confessa-t-il.
« Je préfère être ici qu’en Corée du Nord, avait-il dit avec humour la veille
du match. Mais je ne pense pas que tout cela aura de grandes conséquences
émotionnelles sur moi. Nous allons nous changer, sortir de là et jouer. C’est
tout. »
Pour Dortmund, ce ne fut certainement pas aussi simple. Incapable de
jouer au football de manière aussi impeccable que depuis le début de la
saison, l’équipe entraînée par Thomas Tuchel ne réussit à aller de l’avant
qu’en seconde mi-temps. En raison de la règle du but à l’extérieur,
l’avantage était du côté de Liverpool. « Anfield va être en feu », avait
prévenu Klopp. Son esprit de compétition terrassa, pour le moment, toute
connexion émotionnelle avec ses anciens frères d’armes. « Je lui ai rentré
dedans à la sortie des vestiaires – qui sont très proches les uns des autres à
Anfield – et je lui ai souhaité un “bon match” », se souvient Fritz
Lünschermann, l’intendant de l’équipe première du BVB. « Il m’a
répondu : “Écoute-moi, trou du cul. Je n’ai pas envie de voir un bon match,
je veux juste gagner.” »
Au début, c’est Dortmund qui mit le feu à l’antre de Liverpool. Les
multiples incursions de l’équipe allemande dans la surface de réparation des
Reds submergèrent complètement la défense à plat des Anglais, qui se
retrouvèrent menés 0-2 au bout de neuf minutes de jeu. Liverpool avait
alors besoin de trois buts pour sortir une équipe bien meilleure qu’elle. La
messe était dite.
Mais Klopp pensa différemment. À la mi-temps, dans les vestiaires, il
montra des extraits vidéo de trois attaques de Liverpool qui avaient presque
abouti, assurant à l’équipe qu’elle allait certainement se créer d’autres
occasions. Il rappela aussi à ses joueurs la capacité du club à triompher dans
des circonstances incertaines, mentionnant notamment le plus incroyable
des come-back celui contre l’AC Milan en finale de Ligue des
champions 2005. À Istanbul, le club était mené 3-0 au bout de 45 minutes,
mais s’était finalement imposé aux tirs au but. « Il nous expliqua qu’il
fallait faire quelque chose que nous pourrions raconter un jour à nos petits-
enfants », raconte Origi.
L’attaquant belge inscrivit un but juste au retour des vestiaires. Mais la
lueur d’espoir fut vite éteinte lorsque Marco Reus concrétisa une très belle
combinaison à la 57e. Liverpool était abattu. Anfield était prêt à accepter
l’inévitable. Mais un homme, habillé tout en blanc, ne l’était pas. Klopp
raconta qu’il pouvait « entendre et ressentir la sensation ». Il implora le
public de crier tant que l’espoir était là. « C’est comme s’il s’était fait
rentrer lui-même sur la pelouse en tant que douzième homme, en tant
qu’instigateur et motivateur pour les joueurs et le public », pouvait-on lire
après le match dans Die Welt.
« Il a préparé une tempête depuis la ligne de touche. Il est aussi fort que
ça, explique Watzke. Utiliser le pouvoir du public contre nous était légitime,
c’était son boulot après tout. Comme ce fut le mien lors du match aller.
Mais c’était quand même étrange pour nous. J’ai rarement vu quelque chose
comme ça, avec une telle intensité. » Norbert Dickel fut lui aussi quelque
peu blessé par le fait que Klopp retourne le stade contre eux. « Je n’ai pas
aimé qu’il utilise les fans comme ça, avoue l’ancien attaquant du BVB. De
son point de vue, c’était professionnel. C’était la chose à faire à ses yeux,
mais pas pour nous. Il aurait pu faire sans. Il ne l’admettra jamais, je le sais.
D’ailleurs, je ne suis plus fâché contre lui. »
Philippe Coutinho marqua le but du 2-3 à la 66e. Liverpool n’avait plus
que deux buts à remonter. Les Allemands continuèrent cependant de jouer
de manière impressionnante en se montrant techniquement bien supérieurs à
leurs hôtes. Mais c’était ce genre de nuit où le brouhaha d’Anfield devient
une arme et les cœurs adverses flétrissent sous son coup. Une sorte de force
mystique qui appartient au royaume des rêves ou des cauchemars, selon le
point de vue. « Nous avons commencé à nous faire dessus », déclara par la
suite Mats Hummels. Dortmund était si déstabilisé que « certaines parties
de l’équipe jouaient des systèmes différents des autres ».
Quand Mamadou Sakho inscrivit le troisième but des Reds alors qu’il
restait encore 12 minutes à jouer, Watzke savait que c’était fini. « J’étais
résigné à ce moment-là, dit-il. Nous savions quel type de pouvoir Jürgen
pouvait générer depuis le banc de touche. Ce n’est pas pour rien que nous
avons inscrit tant de buts à la 89e. Contre Malaga, il avait été le seul homme
dans le stade à croire que nous pouvions encore le faire, et nous l’avons fait.
À 3-3, ce n’était plus qu’une question de temps avant que nous prenions un
nouveau but. Et ensuite, le stade s’est mis à s’enflammer… » Watzke
n’arrive pas à finir sa phrase, incapable de surmonter la honte et
l’admiration. « Karl-Heinz Riedle et Nuri Şahin ont tous deux joué à
Anfield. Mais ils m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vu ça. C’est Klopp. »
À 90+2, Dejan Lovren fit de ce rêve complètement fou une réalité. Au
début, Klopp n’arrivait pas à croire que le ballon avait franchi la ligne.
Anfield scanda son nom encore et encore au coup de sifflet final.
« L’entraîneur allemand a quitté l’arène comme un gladiateur quitte le
Colisée après avoir tué une bête terrible », écrivit The Independent. Son
adversaire vaincu, Thomas Tuchel, eut du mal à accepter le résultat. « Je
n’arrive pas à l’expliquer car il n’y a aucune explication logique. L’émotion
a gagné aujourd’hui », dit-il, le regard hagard et plein de désolation.
Contrairement à Klopp, un faiseur de miracles expérimenté, il n’avait pas
été capable d’anticiper la folie. Une telle tournure des événements, si
irrationnelle, allait au-delà de son imagination.
« C’est une de mes pires défaites depuis que je suis à Dortmund, avoue
Watzke. Pas à cause de Jürgen – j’étais même content pour lui à la fin. Non,
parce que nous étions si proches de gagner un trophée international. Je
pense que nous l’aurions gagné. Nous avons perdu à Liverpool, mais je
pense que nous avons perdu la confrontation à Dortmund. » Sa relation avec
l’ancien entraîneur mit plus d’un mois pour revenir à la normale, ajoute-t-il.
Je ne pense pas que je revivrai un jour quelque chose de similaire. Mais
notre amitié est assez solide pour survivre. »
« Je sais que cela va paraître drôle de dire ça, mais pour être
complètement honnête, je pense qu’il l’a mérité, avoue Ilkay Gündoğan,
l’ancien milieu de terrain du BVB qui joue actuellement à Manchester City.
Même si nous avons été éliminés et que nous étions vraiment blessés, j’étais
heureux pour lui. » Lünschermann avait remarqué des signes involontaires
de fraternisation. « Ses anciens joueurs sont toujours liés à lui
émotionnellement. Vous pouviez le voir quand, par exemple, Sven Bender
est allé lui en taper cinq lors de l’échauffement. Je crois que tout le monde
n’a pas aimé. Mais c’est compréhensible. »
Du côté de FSG, les propriétaires de Liverpool, les preuves étaient
suffisantes. En avril 2016, ils vinrent trouver Klopp et son staff pour
prolonger leurs contrats jusqu’en 2022. « Quand vous avez une personne de
la qualité de Jürgen dans vos bureaux, cela fait complètement sens de
garder cette personne sur le long terme », déclara le triumvirat composé du
propriétaire majoritaire John Henry, du président Tom Werner et du
président de FSG, Mike Gordon, lors de la signature du nouveau contrat en
juillet. « Ce serait irresponsable de ne pas le faire. » En échange de la
confiance attribuée par le board, Klopp promit une loyauté éternelle. « Je
n’irai jamais dans un autre club de Premier League », assura-t-il aux
Américains.
FSG et le staff étaient d’accord pour que les ressources de l’équipe soient
concentrées sur la Ligue Europa lors des deux derniers mois de la saison.
Évidemment, Liverpool devait continuer à se battre en Premier league, mais
l’accent fut mis sur une victoire finale à Bâle.
Villarreal fut écarté sans trop de soucis en demi-finales, mais le FC
Séville, tenant du titre, se montra bien plus coriace. Peu impressionnés par
le superbe but de Daniel Sturridge à la 35e, les hommes d’Unai Emery se
lancèrent dans une superbe remontée en deuxième mi-temps et marquèrent
trois buts afin de remporter le trophée pour la troisième année consécutive.
En réfléchissant à cette défaite, Krawietz place la défaillance de l’équipe
en deuxième mi-temps sur le compte « d’une grande fatigue physique et
d’un coup sur la tête » pris lorsque Kevin Gameiro inscrivit le but de
l’égalisation une minute après le retour des vestiaires. « Nous manquions de
stabilité. La première mi-temps était pas mal, sans être très bonne.
Rétrospectivement, je pense que le temps fort que les Sévillans ont eu lors
du début de la deuxième mi-temps était leur dernière chance. Ils se sont
engouffrés dedans de manière intelligente. Ils se sont servis du momentum
et ont retourné la situation. Nous étions prêts mentalement à en découdre et
pensions que nous aurions des opportunités de contre. Sur la base du 1-0, le
plan était d’attendre qu’ils perdent patience. Mais ils ont marqué. Ils étaient
en mode “hourra”. Nous étions plutôt “aaaargh”. Nous ne pouvions pas
revenir de cela ; de plus, nous n’avions plus de jus, physiquement parlant. »
« Je savais d’expérience combien il est difficile de gagner un titre
européen, explique l’ancien défenseur du LFC Jamie Carragher. C’est
pourquoi perdre était vraiment une grande déception. Mais après, vous
repensez au parcours, et à toutes ces nuits magiques que nous avons
vécues : Manchester, Villarreal et bien sûr Dortmund, la plus
importante… » Les beaux souvenirs n’occupent jamais vraiment l’espace
vide laissé dans l’armoire à trophées. Mais si vous êtes chanceux, ils restent
avec vous à jamais, comme le métal l’aurait fait.
Chapitre 9

Un pas en avant,
un pas en arrière

Ergenzingen, Francfort, Mayence, 1983-2001

La rumeur concernant un Wunderkind âgé de 15 ans, originaire d’un petit


village, a balayé la région comme le ferait le vent frais de montagne de la
Forêt-Noire. Gracieux même sous la pression, toujours en avance de deux
secondes sur le jeu, doté d’un toucher de balle soyeux, cet enfant était bien
évidemment spécial. Il s’appelait Jürgen. Jürgen Haug.
L’adolescent prodige jouait dans l’équipe de jeunes du SV Glatten,
dirigée par Ulrich Rath, dans laquelle se trouvait également Hartmut
« Hardy » Rath et Jürgen Klopp. Raug était si bon que le TuS Ergenzingen,
le club le plus réputé de la région pour les footballeurs en herbe, accepta de
le prendre. Mais les parents de Haug étaient réticents à l’idée de faire
60 kilomètres aller-retour pour emmener leur fils à l’entraînement ainsi
qu’aux matchs dans la banlieue de Rottenburg. Walter Baur, le très respecté
coach d’Ergenzingen, dut réagir rapidement. Il étendit son offre à Klopp, en
partant du principe que Lisbeth, sa mère, accompagnerait également Haug
trois fois par semaine.
C’est en ces mots que Klopp, toujours désireux de rabaisser ses qualités
footballistiques, raconta plus tard l’histoire. Feu Baur (décédé en 2012)
admit à Die Zeit que si Haug était « clairement un plus grand talent »,
Klopp et Rath (lui aussi recruté par Ergenzingen) étaient également
capables de jouer au ballon. « Pour nous, Ergenzingen, c’était aussi loin que
Barcelone, déclara Klopp dans une interview accordée au Tagesspiegel en
2012. Si tu étais considéré comme assez bon par Walter Baur, c’est que tu
avais réussi. » De son côté, Ulrich Rath raconte que, trente ans après, il y a
toujours des gens à Glatten qui lui en veulent d’avoir laissé les trois garçons
partir. « Ces gens ne comprennent pas qu’Ergenzingen était une opportunité
immense pour eux, une véritable chance de progresser », dit-il. Finalement,
son fils Hartmut s’est avéré trop lent pour réussir dans le football
professionnel, tandis que la progression de Haug s’est arrêtée. « Nous
avions au moins cinq joueurs aux profils similaires, raconte Baur. Mais ce
n’est pas tout. Quand Klopp se mettait en tête de réussir quelque chose, il
finissait par y arriver. »
Soutenu par ses parents, qui ne pensaient pas un jour devoir se lever bien
avant 6 heures du matin pour l’amener à des matchs, Klopp s’établit dûment
comme capitaine d’Ergenzingen et comme buteur régulier. L’approche de
Baur – très en avance sur son temps – fut déterminante pour le
développement du jeune joueur. L’entraîneur d’Ergenzingen voulait que ses
joueurs passent un maximum de temps avec le ballon dans les pieds plutôt
que de passer des heures à courir autour du terrain. Baur s’était rendu au
Brésil, avait rencontré Pelé et avait été inspiré par le futsal, une version à
cinq contre cinq du football qui forçait les joueurs à affiner leur technique et
leur créativité. « Avant chaque session d’entraînement, nous devions jongler
pendant trente minutes, se rappelle Klopp. Au bout de six mois, nous
aurions pu être engagés pour les fêtes de Noël, pour jongler comme les
phoques le font. »
En 1977, Baur fut diagnostiqué d’un cancer de l’estomac, mais refusa
d’abandonner. Il était l’une de ces personnes dont l’amour sans limites pour
le football permet à six millions de licenciés en Allemagne de taper dans un
ballon.
Hermann Bauer, le manager général de l’équipe (aucun lien avec Baur),
possède une belle collection de photos et d’articles de journaux des exploits
des U19 du TuS Ergenzingen lors de la saison 1984-1985. L’équipe ne
termina certes que troisième en championnat, mais amassa un certain
nombre d’autres trophées. En mars 1985, à Katowice (Pologne),
Ergenzingen finit troisième d’un tournoi en salle qui comptait des équipes
du bloc soviétique. Les Allemands, salués comme « de grands
ambassadeurs de leurs pays » par un journal local, visitèrent Auschwitz
(« C’était très émouvant », aurait dit Jürgen Klopp) et donnèrent à leurs
hôtes un trousseau de tenues de football et cinq ballons. En retour, ils
reçurent un vase fabriqué à partir de charbon. « C’était un vrai
rassemblement entre l’Est et l’Ouest », pouvait-on lire dans l’article, alors
que la guerre froide était toujours d’actualité.
Plus tard, Klopp, Haug et leur coéquipier Ralf Scheurenbrand se
rendirent à Hambourg pour aller glaner le deuxième prix dans une
compétition sponsorisée par Hattric, une marque de lotion d’après-rasage.
L’attaque d’Ergenzingen avait réussi à inscrire dix coups du chapeau cette
saison-là en U19 – seul le Chemie Wirges, qui en avait inscrit treize, avait
fait mieux. À Hambourg, une sélection des vainqueurs de la compétition,
qui comprenait notamment le champion du monde 1990 Bodo Illgner dans
les cages, affronta une équipe des légendes du HSV dans laquelle se
trouvait Uwe Seeler. L’attaquant emblématique remit en mains propres le
prix pour la deuxième place à Klopp, lors du banquet organisé à l’hôtel
Plaza. Klopp avait marqué le but de la victoire lors du match d’exhibition.
Par ailleurs, l’équipe de Walter Baur remporta le tournoi international de
la Pentecôte qui se déroulait chaque année dans sa ville d’origine depuis le
début des années 1970. En finale, le Vítkovice Ostrava avait clairement été
la meilleure équipe, et Baur pensait laisser gagner les Tchécoslovaques aux
tirs au but après que la rencontre s’est terminée sur le score de 0-0 au bout
de 120 minutes. Une pensée qui rendit Klopp fou de colère. « Nous allons
marquer tous nos tirs au but, maintenant », promit-il. Ergenzingen s’imposa
3-2 aux tirs au but.
Klopp admirait tellement Baur qu’il menaça le club de partir si
l’entraîneur n’était pas autorisé à prendre en main l’équipe première, pour
laquelle il commença à jouer lors de la saison 1986-1987. Pour l’un de ses
premiers matchs en seniors, Klopp, alors âgé de 19 ans, se retrouva face à
l’Eintracht Francfort, qui avait choisi la Forêt-Noire pour sa présaison. Die
launische Diva (la Diva capricieuse), comme l’Eintracht était surnommée à
l’époque, n’était pas vraiment d’humeur indulgente. Malgré l’absence de
sept titulaires et sans faire véritablement d’efforts, l’équipe de Dietrich
Weise démolit purement et simplement ses hôtes.
Le fait d’être dans la mauvaise équipe durant cette rencontre, qui s’est
terminée en un humiliant 9-1, aurait pu persuader un ou deux joueurs
amateurs de l’équipe d’Ergenzingen qu’ils feraient mieux de s’essayer à un
autre sport. Mais pour Jürgen Klopp, l’attaquant du TuS, cette rencontre qui
s’est disputée le 21 juillet 1986 fut une révélation. « Ce jour-là, le jour où
Dietrich Weise est venu en Forêt-Noire, il y a beaucoup de choses décisives
pour ma vie qui se sont mises en route », reconnut-il dans une interview
avec le Tagesspiegel en 2012. « Weise m’a emmené dans la région de
Francfort – qui, dans le paysage du football allemand, est plus importante
que la Forêt-Noire. »
C’est Klopp qui marqua le but pour l’honneur d’Ergenzingen. Ce n’est
pas tout : il faillit en mettre un deuxième, après avoir pris de vitesse
Thomas Berthold, élégant défenseur de Francfort et international allemand
qui venait de terminer deuxième lors du Mondial au Mexique. Weise était
impressionné. En tant qu’ancien sélectionneur chez les jeunes, il avait un
œil d’expert pour repérer les joueurs talentueux et allait jouer un rôle clé
dans la réforme du système de base du football allemand au tournant du
millénaire.
Berthold, qui était retourné à l’entraînement après s’être à peine reposé à
la suite de la finale au stade Azteca face à l’Argentine de Maradona, se
souvient encore très bien du stage d’entraînement en Forêt-Noire. « C’était
très joli. » Néanmoins, l’ancien défenseur de l’AS Roma et du Bayern
Munich avoue qu’il n’a aucun souvenir du match contre Ergenzingen en
soi, et encore moi d’avoir eu Klopp comme adversaire. Il trouve que l’idée
d’avoir été passé par un amateur longiligne est incongrue, limite injurieuse.
« Il a fait quoi ? Il m’a pris de vitesse ? Jamais ! rigole-t-il. Je courais le
100 mètres en moins de 11 secondes à cette époque. Peut-être que je l’ai
laissé filer [pour leur offrir un but] ? »
Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’après la rencontre, Weise approcha
Klopp pour lui demander de venir à Francfort. « J’étais tellement content
que j’en ai cassé mon verre de Spezi », dit Klopp (le Spezi est un mélange
de Coca-Cola et de Fanta, le cocktail sans alcool de référence dans
l’Allemagne de l’Ouest du milieu des années 1980). Malgré tout, Klopp dut
poliment décliner l’offre. « Jürgen m’a dit qu’il devait d’abord passer son
Abitur (baccalauréat), dit Weise, aujourd’hui âgé de plus de 80 ans. Nous
nous sommes mis d’accord sur le fait que nous en reparlerions dans un an. »
Walter Baur, ami de Weise, promit de le tenir au courant des progrès de
l’attaquant.
Située à trois heures de voiture de Glatten, la ville de Francfort n’était
pas une destination viable pour un Klopp encore à l’école. Mais le 1. FC
Pforzheim, qui évoluait en Oberliga (quatrième division), était une option
possible. L’équipe, qui se trouvait dans une ville de 120 000 habitants à
soixante-dix minutes en voiture en direction du nord de la Forêt-Noire, était
coachée par Bernd Hoffmann, un ancien attaquant de 2. Bundesliga qui a
fait les beaux jours de Heilbronn et de Karlsruhe. Le club était une
progression bienvenue pour Klopp. « Il était connu dans le coin comme
étant un jeune et dangereux attaquant, dit Hoffmann. Je l’avais vu jouer à de
nombreuses reprises pour Ergenzingen, et j’avais vu combien de buts il
avait inscrits. Sa présence dans la surface, grâce à sa taille, ainsi que sa
vitesse étaient impressionnantes. »
Les dirigeants de Pforzheim et d’Ergenzingen se rencontrèrent à une
station-service située à mi-chemin, où 12 000 marks (6 000 euros) en
liquide furent remis en échange de la signature de Klopp. Ce dernier passa
six mois à faire des allers-retours pour l’entraînement et les matchs, dans la
Golf jaune de sa sœur Stefanie.
Entre 3 000 et 5 000 personnes venaient assister aux rencontres qui se
disputaient au Stadion im Brötzinger Tal. Klopp était lui aussi en tribunes,
la plupart du temps. Il ne participa qu’à quatre rencontres et se montra
inoffensif devant les cages. « Il n’arrivait pas à faire la transition en
Oberliga, raconte Hoffmann. Comme vous pouvez l’imaginer, il était
frustré. Mais il respectait le fait qu’il y avait des types dans l’équipe qui
étaient difficiles à remplacer. Mis à part deux ou trois explosions de colère,
son attitude à l’entraînement était toujours exemplaire. »
Pforzheim s’avéra être une impasse. Mais l’Eintracht Francfort ne l’avait
pas oublié.
« L’été 1987, après notre bac, Jürgen, moi, ainsi que d’autres camarades
d’école sommes allés faire un tour en train dans le sud de l’Europe, raconte
Hartmut Rath. Au bout de dix jours, nous nous sommes retrouvés dans un
coin reculé de Crète. Jürgen n’avait pas parlé à ses parents depuis un bon
moment. En plus, il n’y avait pas de téléphones portables à l’époque. Un
petit bateau de pêche l’emmena à un bureau de poste pour qu’il les joigne.
“C’est bien que tu appelles, lui dit Lisbeth, sa mère. Tu dois aller à
Francfort pour un essai.” Jürgen y pensa pendant quelques jours, puis prit
un train tout seul, depuis Athènes – un voyage de quarante-huit heures
jusqu’à Stuttgart. »
Norbert Klopp, ajoute Isolde Reich, accepta que Klopp s’installe à
Francfort, à condition que le club lui obtint une place à l’université Goethe
de la ville pour qu’il puisse étudier les sciences du sport.
Lors de l’essai, Klopp fit suffisamment bonne impression pour obtenir un
contrat avec les Aigles. Néanmoins, il s’agissait de l’Eintracht Francfort
Amateure, l’équipe B – constituée de réservistes et de jeunes talents – qui
évoluait en troisième division (à l’époque régionale, Oberliga Hessen) et
n’était pas autorisée à évoluer chez les pros – et ne pouvait donc pas être
promue en 2. Bundesliga ou en Bundesliga. Weise, le mentor de Klopp,
avait été relevé de ses fonctions six mois plus tôt. Et Karl-Heinz Feldkamp,
un coach un peu plus à l’ancienne, n’avait pas besoin du jeune espoir en
équipe première.
« Il y a ce grand blond tout bronzé avec sa moustache et ses lunettes en
métal qui s’est pointé et qui parlait avec un accent souabe très fort, raconte
Sven Müller, ancien attaquant de l’Eintracht Amateure. Il était supposé être
mon partenaire devant, donc il fallait que je le voie d’un peu plus près.
Jürgen m’a dit qu’il revenait de vacances en Grèce et qu’il avait fait
tellement chaud qu’il avait transpiré alors qu’il conduisait un scooter. »
Müller imite l’accent souabe, une mélodie aiguë avec des « sh » partout, ce
qui peut un peu irriter l’oreille quand on n’est pas de la région. « Tu t’ashois
shur le shcooter tu transhpires. » (« Da schitscht auf der Veschpa und
schwitscht. »)
Müller, qui avait deux ans de plus que Klopp, était techniquement plus
doué et se trouvait être un meilleur finisseur. Sous Hubert Neu, Klopp ne fut
quasiment pas titularisé. Il faut dire que – comme on pouvait s’y attendre –
l’entraîneur n’aimait pas trop que le jeune homme de 20 ans travaille tard
dans un bar de Sachsenhausen, le quartier de la vie nocturne de Francfort,
pour compléter ses maigres revenus.
Ses entrées en jeu pour les Amateure ne laissèrent pas les meilleures
impressions non plus. Au cours d’une saison sans, le moment le plus
marquant pour Klopp eut lieu lors d’un match face au SG Hoechst. « Nous
étions à égalité. Il y avait 1-1, ou 0-0, je ne sais plus, avec seulement
quelques minutes à jouer, raconte Müller. Klopp entre en jeu. Nous avons
obtenu un coup franc. Un de nos joueurs va pour le tirer… et le met en
lucarne ! On a commencé à célébrer le but de manière assez sauvage, mais
l’arbitre a sifflé et l’a annulé. Dans le mur, Klopp avait poussé deux
adversaires. L’équipe n’était pas vraiment contente. »
Le football mis à part, le p’tit gars de la Forêt-Noire passait du bon temps
dans la grande ville. Müller était chargé par Norbert Neu, le directeur
sportif de l’équipe d’Oberliga Hessen, de s’occuper de Klopp et de son
coéquipier Armin Bohn. Les deux venaient d’arriver en ville et vivaient
dans des chambres d’étudiants. Müller prit sa tâche très au sérieux. « Le
soir, nous sortions sur Sachsenhausen, pour aller boire du cidre. Jamais les
veilles de match – nous étions trop professionnels pour ça –, mais après,
généralement, et durant la semaine de temps à autre. Nous étions rivaux,
mais nous étions liés par un amour de la vie et un sens de l’humour
similaires. Nous avons retourné la ville, nous sommes allés partout où il y
avait de belles lumières. Fort heureusement, il n’y avait pas de smartphones
avec appareil photo intégré à l’époque. Personne ne nous a jamais chopés. »
Müller est convaincu que ces journées – ou plutôt ces soirées – ont
préparé Klopp à gérer ses jeunes joueurs, quand il est devenu entraîneur,
des années plus tard. « Il sait exactement comment sont les jeunes à cet âge-
là. Vous êtes encore un enfant, vraiment. Il arrive que vous dérailliez,
parfois. Et c’est normal : il faut que ça arrive. Il peut s’identifier à ça, parce
qu’il était pareil. »
À Francfort, Klopp connut également ses premiers frissons d’entraîneur.
Avec Michael Gabriel, son coéquipier chez les Amateure, il s’occupa des
U11 – « moyennant 400 marks, un manteau d’hiver et un abonnement à
l’année à l’Eintracht », raconta-t-il à Jonathan Northcroft du Sunday Times
en janvier 2017. « Nous, les deux entraîneurs et les joueurs, nous nous
sommes beaucoup amusés tous ensemble », dit Gabriel. L’expérience a
tellement plu à Klopp qu’il continua à entraîner la même équipe la saison
suivante, après son départ et qu’il évoluait désormais au Viktoria
Sindlingen, à la périphérie de la ville. « Ce fut ma première véritable
décision en tant que coach : garder tous ces gamins, dit-il, alors que le club
voulait les changer et en ramener de plus jeunes. » Klopp remporta certes
cette bataille particulière, mais se rendit vite compte qu’il avait trop à faire
pour continuer à entraîner correctement ces jeunes. Le milieu droit Patrick
Glöckner est le seul parmi les « enfants » de Kloppo à avoir réussi à jouer
en Bundesliga (quatorze apparitions pour l’Eintracht Francfort et les
Stuttgarter Kickers lors de la saison 1997-1998).
L’amitié entre Müller et Klopp dura bien plus longtemps que cette année
passée ensemble au sein de l’équipe réserve de Francfort. En tant
qu’organisateur d’événements et expert en relations publiques, Müller
organisa en 2006 les festivités pour le mariage sur la plage de Klopp et
d’Ulla, sa seconde femme. (Ils s’étaient déjà mariés civilement à la mairie
de Mayence-Gonsenheim. Klopp portait un jean délavé, un blazer rayé et
une chemise, rayée elle aussi, et pas rentrée dans son pantalon. Christian
Heidel avait fait en sorte que le chanteur Thomas Neger et son groupe
viennent chanter Im Schatten des Doms, « À l’ombre de la cathédrale », un
hymne de Mayence qui fait désormais partie du répertoire du DJ du stade
sur ordre direct de l’entraîneur du FSV.) « Jürgen est juste un gars
formidable, dit Müller. Il est drôle, il est authentique, c’est un bon gars qui
sait ce qui est important dans la vie, qui n’a pas oublié d’où il venait et qui
sait apprécier une bonne amitié. Il est le cool boy next door. »
Sauf quand il est impliqué dans un match de football, quel qu’il soit. Là,
toute sa « coolitude » s’envole. Il y a quelques années, lors de vacances
familiales en Turquie, Müller jouait un match à cinq contre cinq et était
dans la même équipe que Marc et Dennis, les fils de Klopp. Klopp lui-
même était blessé, mais coachait l’équipe avec une véritable passion et
donnait des instructions détaillées depuis la touche. « Je devais sortir parce
que j’avais extrêmement chaud et puis bon, je suis assez vieux, se rappelle
Müller. Je croyais qu’on menait au score, mais de peu. Kloppo, dans son
style inimitable, est alors venu vers moi et m’a giflé. “Tu vas aller marquer
un but de plus, tu vas en marquer un de plus !” m’a-t-il dit. Je suis retourné
sur le terrain et effectivement, j’en ai marqué un de plus. Il a cette ténacité
quand il s’agit de gagner des matchs de football. Même si c’est juste pour le
plaisir, sur une plage quelque part. Il ne peut pas s’en empêcher. »
Mais en ce qui concerne sa carrière à l’Eintracht Francfort, les dirigeants
n’ont rien fait pour l’empêcher de partir. Au printemps 1988, Jürgen
Sparwasser – le célèbre buteur de la victoire 1-0 de la RDA face à la RFA,
future gagnante de la Coupe du monde 1974 –, qui avait succédé à Hubert
Neu, déclara à Klopp qu’il n’entrait pas dans ses plans pour la saison à
venir. « Jürgen a carrément été poussé dehors », explique Müller.
Dietrich Weise sentait néanmoins que le jeune Souabe avait encore du
potentiel. Weise, qui entraînait à ce moment-là Al Ahly, au Caire (Égypte),
avait mis en place le premier centre régional pour jeunes talents dans la
région de Francfort, dix ans avant que la DFB n’accepte son plan pour le
développement des jeunes et déroule ses « bases » à travers tout le pays.
Weise était aussi consultant pour le compte du Viktoria Sindlingen, une
équipe de troisième division qui se trouvait non loin d’un site peu glamour :
l’usine chimique de Hoechst, située dans une banlieue à l’ouest de
Francfort. Norbert Neuhaus se souvient de la manière dont Weise lui avait
« vendu » le joueur : « Il est venu me voir et m’a dit : “J’ai fait venir ce
jeune de Pforzheim, ça ne se passe pas très bien pour lui à l’Eintracht, mais
je crois qu’il a quelque chose. Je crois qu’il a quelque chose à apporter au
football. Peut-être que ça fonctionnera s’il fait un détour par
Sindlingen…” »
Le journal de Neuhaus montre qu’il a rencontré Klopp le 16 avril 1988
sur le terrain du FC Hombourg pour un premier entretien. En mai, ils
avaient déjà un accord. Sindlingen acheta l’attaquant à l’Eintracht pour
8 000 marks (4 000 euros). Klopp, lui, était payé 1 200 marks (600 euros)
par mois, en espèces – et seulement durant la saison. À peine un peu plus
que de l’argent de poche.
Sindlingen se trouvait dans la zone de relégation une grande partie de la
saison. La frustration de Klopp était palpable, selon son coéquipier Axel
Schubert : « En tant que joueur, il n’avait pas fait les progrès qu’il
souhaitait. Peut-être qu’il était difficile pour lui de se concentrer sur le
football à cette époque, entre ses études en sciences du sport à Francfort et
le fait d’avoir une copine qui était enceinte. » (Son fils Marc est né en
décembre 1988.) Il y eut quand même une éclaircie au cours de cette
année : lors d’un match à l’extérieur face à l’Eintracht Frankfurt Amateure,
son ancienne équipe, Sindlingen s’imposa 6-0, avec quatre buts de Klopp.
« C’était horrible pour nous, mais super pour lui, raconte Müller. Ce jour-là,
il envoya un véritable message à Sparwasser, comme pour lui dire :
“Regarde ce que tu rates.” »
En novembre 1988, Sindlingen s’inclina 2-0 sur le terrain du Rot-Weiß
Francfort. À plus de 70 ans, Neuhaus garde fièrement le rapport du match.
Il avait été nommé coach par intérim après que l’entraîneur en chef, Günter
Dutiné (un ancien capitaine du FSV Mayence 05), eut été viré. « J’ai dit à
mes petits-enfants que j’avais coaché le grand Jürgen Klopp le temps d’un
match, raconte-t-il en rigolant. Honnêtement, ce n’était pas un crack, mais il
était toujours très impliqué et répondait présent à chaque session
d’entraînement. »
Ramon Berndroth, lors de sa toute première session d’entraînement en
tant que nouvel entraîneur en chef de Sindlingen, fit évoluer ses joueurs les
uns contre les autres, histoire d’en apprendre un peu plus sur les forces et
les faiblesses des uns et des autres. Au bout de trente minutes, Berndroth
stoppa la session pour exclure un joueur pour une absurdité. Ce joueur
n’était autre que Klopp. « Des années plus tard, Klopp croisa Berndroth
dans les travées du Stadion Rote Erde, où évoluent les jeunes du Borussia
Dortmund, raconte Neuhaus. Berndroth était venu voir un match. Klopp prit
beaucoup de plaisir à refaire l’histoire et à raconter l’anecdote à sa façon,
devant tout le monde dans la zone VIP du stade. » Berndroth, qui travaillait
il y a quelques années encore comme entraîneur de jeunes, raconta à
Neuhaus qu’avant Klopp, il n’avait jamais croisé d’entraîneur de
Bundesliga qui connaissait non seulement tous les noms des joueurs des
équipes de jeunes, jusqu’aux réserves, mais aussi leurs origines et des
choses sur leurs vies.
En tant que joueur, « Klopp était ambitieux et savait comment se
comporter sur le terrain, ce n’était pas un sensible, rapporte Schubert. Il
n’avait également aucun scrupule à dire à ses coéquipiers plus âgés
comment faire pour s’améliorer techniquement. Après les matchs, il
réfléchissait beaucoup sur la performance que l’équipe venait de réaliser. Il
y a des indices qui montrent qu’il savait lire un match ».
Des prouesses aériennes permirent à Berndroth de mettre en place une
combinaison sur coups de pied arrêtés. Le résultat se fit voir lors d’un
moment crucial de la saison de Sindlingen. Lors d’un match de barrage sur
terrain neutre, le Viktoria était à égalité avec le FC Erbach. Le score était de
2-2. Alors qu’il restait 20 minutes à jouer, Walter Braun plaça un corner au
premier poteau. Schubert le reprit de la tête, pour l’envoyer au second
poteau, où Klopp attendait. Ce dernier s’éleva dans les airs et propulsa le
ballon dans les filets. Sindlingen s’imposa finalement 4-2.
En 2009, Neuhaus envoya un DVD du match à Klopp. Une vidéo aux
images tremblantes. « C’est pas mal du tout ce que tu fais », écrivit-il,
ajoutant qu’il avait vu que la combinaison de l’époque avait été utilisée par
l’équipe de Mayence. Klopp l’appela et le remercia énormément pour ce
geste. Quant à Schubert, Klopp le revit également, mais pas en tant que
joueur. « Je travaillais comme jardinier pour la mairie de Mayence et je
m’occupais de la pelouse du Bruchwegstadion [alors propriété de la ville],
raconte Schubert. Lors de mon premier jour de boulot, Mayence s’entraînait
au stade. Klopp fut très surpris de me voir. Il était de l’autre côté du terrain,
où son équipe était en train de faire des étirements, il a couru vers moi pour
me faire un câlin, tout content. “Mais qu’est-ce que tu fais là ?” m’a-t-il
demandé, etc. Nous avons parlé assez longuement. Les exercices
d’étirement ont duré bien plus longtemps que prévu… Ce qui est bien avec
lui, c’est qu’il a toujours du temps pour les anciens joueurs et les anciens
coachs. Pour l’anniversaire de l’entraîneur Helmut Jakob, l’équipe de
Sindlingen a organisé une session d’entraînement avec Klopp, à Mayence.
Klopp a dit oui tout de suite. Jakob est revenu tout content, avec un poster
sur lequel Klopp et lui étaient l’un à côté de l’autre sur le terrain
d’entraînement. »
Les quatorze buts inscrits par Klopp lors de cette saison 1987-1988
jouèrent un rôle important dans le sauvetage de Sindlingen, mais le club en
« attendait plus, dit Neuhaus. Au vu de nos standards, les salaires étaient
très élevés ». Heureusement pour Klopp, il y avait une autre équipe dans la
même division qui avait un peu plus de moyens et de plus grandes
ambitions : le Rot-Weiß Francfort.
« Un ami est venu me voir et m’a dit qu’il y avait un ailier droit à
Sindlingen qui pourrait me plaire », raconte Dragoslav « Stepi »
Stepanović. Ancien international yougoslave, Stepanović rejoignit
l’Allemagne à la fin des années 1970 pour évoluer du côté de l’Eintracht
Francfort, avant de terminer sa carrière à Manchester City (1979-1981).
Après avoir pris sa retraite, il revint à Francfort et ouvrit un bar dans le
centre-ville (Stepi’s Tre), qui était très fréquenté, et se lia d’amitié avec de
nombreuses personnalités influentes de la ville. En 1991, Bernd
Hölzenbein, ancien coéquipier de Stepanović, devenu directeur sportif de
l’Eintracht Francfort, le nomma entraîneur. Sa jeune équipe – composée de
joueurs talentueux tels que Uwe Bein, Andreas Möller ou encore Anthony
Yeboah – faillit remporter la Bundesliga avec un football si rapide et si
plaisant à voir que les médias allemands surnommèrent cette façon de jouer
« Fußball 2000 ». Avec son cigare et la manière théâtrale dont il le fumait,
sa moustache de bandit mexicain, sa façon de parler avec des mots
empruntés au serbe et d’autres au dialecte de la Hesse, ainsi que son attrait
pour les vestes couleur saumon, Stepanović devint rapidement le chouchou
des nouvelles chaînes commerciales de télévision qui faisaient leur
apparition. Il chanta même My Way de Frank Sinatra lors d’une émission de
football.
Quelques années plus tard, « Stepi » fut chargé de faire passer le Rot-
Weiß Francfort, modeste voisin de l’Eintracht, de la troisième division (qui
était semi-professionnelle) à la 2. Bundesliga. Grâce au mécène Wolfgang
Steubing, le RW avait de l’argent dans ses caisses, ce qui lui valut le
surnom de « Club champagne » par les médias locaux. « Nous étions le
Bayern Munich de la Hessenliga », dit Stepanović.
Stepanović se rendit donc à un match de Sindlingen pour voir ce joueur
dont on lui avait parlé. L’ailier droit en question s’avéra être Jürgen Klopp.
« Lors de ce match, il joua comme un dieu, dit-il. Il a passé son vis-à-vis sur
l’aile un millier de fois et a réalisé de très beaux centres. En le voyant jouer,
je n’aurais jamais pu deviner qu’il avait des lacunes techniques. J’aimais les
joueurs qui étaient rapides et je voulais avoir des joueurs très offensifs sur
les côtés. » Le RW Francfort paya 8 000 marks (4 000 euros) à Sindlingen
pour s’attacher les services du joueur.
Klopp était « probablement lui-même surpris » d’obtenir un contrat avec
le RW, dit Stepanović. Toutefois, la présaison fut une désillusion pour les
deux hommes. Klopp n’était clairement pas le joueur que Stepanović
pensait avoir acheté. « Je l’ai envoyé en équipe réserve après trois ou quatre
matchs de championnat. J’ai eu des ennuis avec certaines personnes du
club, qui ne comprenaient pas pourquoi je l’avais acheté avant de
finalement considérer que c’était un échec. Il s’est même retrouvé sur le
banc en équipe réserve. Il n’était tout simplement pas assez bon pour être
dans le onze de départ. Je me suis demandé comment il était possible que je
me sois autant trompé sur un joueur. »
« Stepi m’a dit que j’étais le joueur préféré de sa femme et de sa fille,
mais que, malgré tout, il ne pouvait pas m’aligner sur le terrain, déclara
Klopp en 2014 lors d’un entretien avec Ruhr Nachrichten. Je pense que si je
m’étais assis sur le banc de touche en jean pendant six mois, il ne l’aurait
pas du tout remarqué. »
Après la trêve hivernale, l’entraîneur du RW décida de donner une
nouvelle chance à l’attaquant. Il le rappela en équipe première et le
positionna en 9. En tant que buteur, Klopp se mit soudain à marquer des
buts en quantité industrielle. « Trois, six, dix – il scorait à chaque session
d’entraînement. Personne ne pouvait l’atteindre dans les airs. Ses têtes
étaient sensationnelles. Il a marqué quatorze buts lors de la seconde moitié
de la saison, ce qui nous a permis de gagner le titre en Hessenliga en 1989-
1990. Ce sont ses buts qui nous ont permis de remporter le championnat. »
Stepanović pense que Klopp était prédestiné à une carrière dans le
football, mais sans crampons. « Je me suis toujours dit que ce gars savait
super bien s’exprimer malgré son jeune âge, qu’il allait probablement
devenir directeur sportif un jour. Je n’aurais jamais pensé qu’il deviendrait
entraîneur. C’était une véritable surprise pour moi. Il a toujours dit ce qu’il
pensait, il n’a jamais rien caché. Après les hauts et les bas que nous avons
eus tous les deux, nous n’étions certes pas les meilleurs amis du monde,
mais j’admire le fait qu’il n’ait jamais abandonné. »
La légende veut que Robert Jung, entraîneur de Mayence, signa Klopp
après que le Rot-Weiß Francfort eut joué deux fois (et s’inclina) contre
Mayence lors des barrages pour la 2. Bundesliga à l’été 1990. Mais selon
Stepanović, l’attaquant avait déjà signé pour le FSV à la fin de la saison
régulière, quelques semaines plus tôt. « Quand nous avons célébré notre
titre en championnat, j’ai vu Jürgen dans le vestiaire, en train de fumer une
cigarette. J’étais moi-même fumeur. Ça m’a fait rire. Je lui ai dit : “Si
j’avais su que tu fumais, je t’aurais fait jouer plus souvent !” Ce jour-là, il
nous a dit qu’il allait à Mayence. Nous étions déçus, mais c’était la suite
logique pour lui. » À l’âge de 23 ans, Jürgen Klopp devint finalement un
véritable joueur professionnel.
À l’autre bout du fil, Hermann Hummels ricane avant même de
commencer sa phrase. « C’était difficile de savoir avec Klopp, dit-il, en
marquant une pause pour donner un peu d’effet à sa phrase. Était-ce un
contrôle ou bien une frappe ? »
De son propre aveu, Jürgen Klopp n’était pas vraiment un magicien en
short. Il se décrit lui-même comme un « trou du cul agressif sur le terrain »
(propos recueillis par Die Tageszeitung – le taz – en 2004), ou comme « une
machine de mental et de combat, extrêmement bon dans les airs et très
rapide » (interview donnée au Tagesspiegel en 2012). Mais « techniquement
parlant », il concède qu’il « n’était pas assez bon ». « J’ai pris conscience de
mes limites avant que les autres ne le fassent. En résumé : dans ma tête,
j’étais niveau Bundesliga, alors que mes pieds étaient plutôt niveau
Landesliga [quatrième division à l’époque]. Résultat : je me suis retrouvé
en 2. Bundesliga. Une chose que j’ai rapidement acceptée. Cela aurait été
une perte de temps si je m’étais mis en colère pour ça », raconta-t-il. Il était
bien trop enthousiaste pour s’attarder sur ses propres lacunes. « Je n’arrivais
pas à croire que j’étais devenu footballeur professionnel, que j’allais être
payé pour jouer tout le temps au football ! »
En 2012, lors de la fête pour les 20 ans de Christian Heidel en tant que
directeur sportif de Mayence, Klopp raconta la fois où son ancien boss avait
vu un joueur de Homburg contrôler horriblement le ballon lors d’un match
et s’était écrié : « Regarde, ils ont aussi un Kloppo ! »
Son incompétence en tant que joueur a peut-être été un peu exagérée, par
lui-même ou par d’autres, pour faire bon effet. Guido Schäfer, un de ses
anciens coéquipiers à Mayence devenu journaliste à Leipzig, se montre en
effet plus nuancé. « Jürgen connaissait parfaitement ses forces et ses
faiblesses. Il n’essayait pas de dribbler, tout simplement parce qu’il savait
qu’il n’en était pas capable », estime-t-il. En revanche, il était extrêmement
rapide. Sur les premiers mètres, il n’en avait pas l’air, mais une fois lancé,
c’était difficile de tenir la distance avec lui. Son chrono sur 100 mètres était
très bon. Ce n’était absolument pas un joueur catastrophique. De toute
façon, vous ne pouvez pas disputer 325 matchs de deuxième division si
vous ne savez pas taper dans un ballon. Pendant des années, il a été un
joueur très important pour l’équipe, non seulement en raison de ses
performances, mais aussi grâce à son attitude exemplaire. »
Pour sa première saison au Bruchwegstadion (1990-1991), Jürgen Klopp
inscrivit un total respectable de dix buts en tant qu’avant-centre. Lors de
l’exercice suivant, il en marqua huit, jusqu’en février, dont un quadruplé sur
la pelouse du RW Erfurt (pour une victoire 5-0 de Mayence). Le moment le
plus marquant de sa carrière en pro. « C’était son heure de gloire, raconte
Martin Quast, qui couvrait le match pour un journal local. Kloppo avait
grimpé par-dessus la grille pour faire la fête avec les deux douzaines de
supporters de Mayence qui avaient fait le déplacement. La photo que j’ai
prise a été imprimée des centaines de fois depuis. Klopp, quatre buts. Dans
un maillot blanc avec un gros no 4 dans le dos. C’était fantastique. »
Peu de temps après cette formidable performance, le longiligne mais très
mobile attaquant fut contacté par un véritable géant de la Bundesliga : le
Hamburger SV. « Ils avaient le béguin pour lui, dit Schäfer. Mais pour on
ne sait quelle raison, le transfert ne s’est pas fait. Des années plus tard, ils
ont également manqué l’occasion de l’engager en tant que coach. Un club,
deux erreurs dramatiques. » Bien évidemment, Klopp était très intéressé par
le transfert. Passer de la laborieuse deuxième division à un club qui avait à
l’époque les moyens de vous rémunérer grassement, ça ne se refusait pas.
Mais d’après le président Harald Strutz, c’est Robert Jung qui a mis un veto
à ce transfert. L’entraîneur du FSV avait menacé de démissionner si jamais
on laissait partir son attaquant vedette.
« Kloppo était très énervé à l’époque. Ce n’est pas tous les jours que vous
recevez une telle opportunité, dit Strutz. Mais il a fini par l’accepter. Il avait
compris que nous nous battions pour nous maintenir en deuxième division
avec les joueurs que nous avions et que nous ne pouvions nous permettre de
voir l’un d’eux partir. Il faut dire que nous avons eu beaucoup de chance
que les choses se soient déroulées ainsi. »
L’effet de ce transfert avorté fut entièrement négatif, du moins au début.
Après la tentative avortée du HSV de le ramener dans le nord de
l’Allemagne, Klopp ne marqua qu’à trois reprises au cours des dix-huit
mois suivants. Il fut déplacé en défense, et les buts de Mayence
commencèrent à se faire plus rares encore, tandis que le manque relatif de
liquidités commençait à se faire ressentir. « Année après année, le seul
objectif était de se maintenir en deuxième division », raconte Hermann
Hummels, qui a coaché l’équipe pendant six mois lors de la saison 1994-
1995 après avoir été entraîneur adjoint pendant quelques années. « Quand
les mois d’avril et de mai se pointaient, les dirigeants allaient à l’église,
allumaient un cierge et priaient pour être sauvés. »
« Après douze ans en tant qu’amateurs, nous avons fini par être promus
en 1988, avant de redescendre et de remonter ensuite. En vérité, nous
n’étions pas une véritable équipe de deuxième division, dit Christian
Heidel. Quand je suis arrivé en 1992, nous étions dans la zone de
relégation. Nous sommes allés jouer à Darmstadt pour le dernier match de
la saison, en sachant que nous ne pouvions nous permettre de perdre de plus
d’un but. Nous avons perdu d’un but. Nous n’avions pas de terrain
d’entraînement, pas de véritable stade, et pas d’argent. En 1994, notre
budget était de 3,5 millions de marks (1,75 million d’euros). Un budget qui
incluait également celui des équipes de jeunes. »
Il fallut attendre 1998 pour que Mayence ait un premier joueur, en la
personne de Michael Müller, qui touche 10 000 marks (5 000 euros). Par
mois, et non par semaine. Le salaire de Klopp était bien plus faible,
quelques milliers de marks à peine. Pareil pour Schäfer. « En 1988-1989,
pour notre première saison de 2. Bundesliga, les salaires étaient organisés
en trois catégories, raconte Schäfer. Les “aveugles” touchaient 1 500 marks
(750 euros) ; les “borgnes” touchaient 2 500 marks (1 250 euros) et ceux
qui “pouvaient voir avec leurs deux yeux” touchaient 3 500 marks
(1 750 euros). Moi, je faisais partie des borgnes. Harald Strutz, le président,
est venu me voir un jour et m’a dit : “Mais Guido, ne t’inquiète pas, ça va
être super, parce que tu toucheras 2 000 marks de bonus pour chaque
victoire.” Le problème, c’est qu’on ne gagnait jamais. »
Un jour, Klopp dit en rigolant à sa femme Ulla que Heidel ne méritait pas
d’avoir un cadeau pour ses vingt ans en tant que responsable à Mayence :
« Ça va, j’ai déjà joué gratuit pour lui pendant dix ans. » Klopp, qui signait
ses contrats à la concession BMW de Heidel, de facto bureaux du club à
l’époque, avait mis très tôt son modeste salaire en évidence. « Avec ce qu’il
me payait, je n’étais pas en mesure de me payer les voitures qu’il vendait »,
déclara-t-il plus tard en rigolant.
Le seul employé du club, une sorte d’administrateur, était à temps partiel
et venait un jour sur deux pour trier le courrier qui était dans un container.
Klaus Hafner, le speaker du stade de Mayence, travaillait comme P-DG du
club à titre honorifique. Le week-end, il vendait des billets pour les matchs,
tandis qu’un autre bénévole s’occupait de la bouffe au stade : des sandwichs
au beurre faits maison. Quast se rappelle avoir vu Hafner dans le centre-
ville avec une boîte de collecte aux alentours de Noël, traquant les
supporters pour leur demander des fonds afin de payer de nouveaux
survêtements pour les U17, les anciens étant trop usés.
« En 1995, le seul article de merchandising que le club vendait, c’étaient
des serviettes, se rappelle Hummels. Je pense qu’ils en ont vendu quatre.
J’ai toujours la mienne. Si, à l’époque, quelqu’un m’avait dit que Mayence
serait en Bundesliga d’ici cinq, sept ou huit ans, j’aurais parié tout ce que
j’avais contre ça. J’aurais même contracté un prêt pour parier plus encore.
C’était tout simplement imprévisible. »
L’équipe réserve de Mayence (les U21), dont Heidel avait accepté de
s’occuper, était la pire de tout le football professionnel allemand. Elle jouait
en Kreisklasse C, la plus basse division possible. « Ils n’avaient même pas
un jeu de maillots complet et affrontaient des équipes qui ne savaient pas du
tout jouer au football », dit-il en souriant.
L’équipe première était répartie dans deux minivans Volkswagen pour se
rendre à l’entraînement. Et encore, il n’était possible de s’entraîner que si le
jardinier du terrain, qui appartenait à la ville, était d’accord. Le vestiaire,
qui était situé dans le stade, était un « biotope de zone humide » couvert de
moisissures, se rappelle Schäfer avec dégoût. « C’était dangereux
d’accrocher sa serviette quelque part là-dedans. Il n’y avait qu’une grande
baignoire rouillée, qui pouvait contenir quatre ou cinq joueurs maximum. Et
si vous passiez trop de temps dedans, vous pouviez attraper toutes sortes de
maladies. Franchement, c’était vraiment un exploit de ne jamais être
relégué avec ce club et ces joueurs. »
Le désespoir permanent qui régnait à Mayence dévora de nombreux
entraîneurs. Klopp, qui a passé onze ans en tant que joueur du FSV, a connu
pas moins de quatorze entraîneurs. L’instabilité au sommet créa une certaine
anarchie dans le vestiaire. « C’était une horde de joueurs assez sauvages, se
rappelle Hummels. Il a fallu appeler la police à quelques reprises. »
Le milieu offensif Ansgar Brinkmann, par exemple, avait une réputation
non usurpée de fêtard. Un jour, alors qu’il jouait pour Osnabrück, celui qui
était surnommé « le Brésilien blanc » se fit arrêter au volant de sa Porsche
Boxster pour conduite en état d’ivresse. Il réussit cependant à s’échapper de
la voiture de police et à s’enfuir à pied avant de passer l’alcootest. Il fut
finalement relâché. « Lors des matchs à l’extérieur, Heidel et Strutz me
mettaient dans la même chambre que Kloppo, pour qu’il garde un œil sur
moi, raconte Brinkmann. Il avait toujours la tête dans un livre alors que
moi, je regardais beaucoup la télévision. Il me disait : “Éteins ça, on a
match demain.” Je répondais : “Écoute, toi, demain, tu ne vas pas plus loin
que la ligne médiane. Y a un panneau Stop pour toi. Donne-moi la balle, et
je m’occupe du reste. Parce que tu ne sais pas jouer.” Et généralement,
Kloppo me balançait un coussin ou un autre truc sur la tête. Un soir, j’ai jeté
la télé par la fenêtre depuis le huitième étage. Kloppo s’est réveillé en
sursaut. “Ansgar, elle est où, la télé ?” “Je l’ai jetée par la fenêtre.” “Mais
pourquoi ?” “La fin du film était merdique.” »
Schäfer, qui, passé la cinquantaine, arbore toujours une merveilleuse
teinture peroxydée, était aussi un esprit libre. De temps à autre, il arrivait en
retard à l’entraînement, voire ne venait pas du tout. « J’ai payé un nombre
incalculable d’amendes “grâce” à Kloppo, qui était au conseil des joueurs.
Généralement, les entraîneurs laissaient le conseil décider du montant de
l’amende. Kloppo était sans pitié. Merci, Kloppo. Un jour, j’ai dû payer
500 marks (250 euros) d’amende, et pas parce que j’avais trop dormi ou
parce que j’avais passé la soirée dans un pub. J’étais en retard parce que
j’avais perdu mon chat. Évidemment, personne ne m’a cru. Kloppo s’est
foutu de ma gueule : “Ton chat ? Trouve une autre excuse la prochaine fois.
Cinq cents marks d’amende pour toi.” Trois jours plus tard, nous avons
perdu à Chemnitz. Hermann Hummels a alors déclaré : “C’est la première
fois qu’une équipe de deuxième division perd à cause d’un chat.” Une autre
fois, ils m’ont arraché 1 000 marks (500 euros) parce que j’avais passé trop
de temps dehors lors d’un stage d’entraînement. »
En comparaison, Klopp était un saint au début de la vingtaine : un garçon
moustachu de bonne humeur et assez calme, un mari et jeune père qui priait
sous une serviette avant les matchs. Sur le trajet du retour après les matchs à
l’extérieur, lui et d’autres se rassemblaient dans la dernière rangée du bus
pour écouter les histoires du flamboyant Schäfer qui parlaient de beuveries
et de femmes. « Il était le premier à venir s’asseoir là-bas. Dès que je sortais
la première phrase, il se mettait à rigoler, et il était le dernier à se marrer,
raconte Schäfer. Il était facilement impressionnable. Il a toujours aimé
écouter ces histoires, il n’était pas grande gueule à l’époque. Un jour, il m’a
dit qu’il avait appris à faire preuve d’esprit vif et de charme en écoutant
toutes ces histoires du fond du bus. »
Klopp n’était pas vraiment du genre à se nourrir comme un athlète de
haut niveau – « Son truc, c’était saucisses grillées et frites », se rappelle
Schäfer – et fumait une cigarette de temps à autre sous la hotte aspirante
dans la salle de bains de l’hôtel. Mais à en croire Brinkmann, les chambres
d’hôtel dans lesquelles se trouvait Klopp étaient « tellement emplies de
fumée qu’il fallait accrocher une boule disco pour y voir quelque chose ».
Une affirmation peut-être un peu exagérée. Quoi qu’il en soit, Schäfer et
Brinkmann s’accordent à dire que Klopp buvait rarement de l’alcool.
« Après l’entraînement, il filait directement chez lui, à Francfort. Il n’avait
pas l’occasion de faire la bringue avec nous en ville, se rappelle Schäfer.
L’une des rares fois où il a pris un verre, c’était lors d’une soirée en équipe
durant un stage d’entraînement. Et ça ne s’est pas bien passé. Il a pris deux
long drinks et a vomi ensuite. Il n’était pas capable du tout de tenir la
distance. »
Pendant les matchs, en revanche, c’était tout le contraire. La passion et
l’engagement de Klopp l’ont emmené loin dans le monde abrupt de la
2. Bundesliga, parfois trop loin, peut-être. « Jamais un adversaire ne m’a
insulté autant que lui l’a fait, alors que c’était mon coéquipier, raconte
Brinkmann. C’est un fait. Je jouais juste devant lui. Il n’arrêtait pas de
crier : “Ansgar, espèce d’idiot, replace-toi !” Ou encore : “Si tu ne reviens
pas tout de suite, je vais venir te frapper, espèce d’âne bâté ! Bouge ton
cul !” J’avais plus peur de lui que de mon adversaire direct. C’était toujours
lui qui était choisi en premier lors des matchs à l’entraînement. Personne ne
voulait jouer contre lui. Quand son équipe perdait, il commençait à distraire
l’entraîneur jusqu’à ce que celui-ci oublie que le match était déjà arrivé à sa
fin. Toutes ces rencontres ne se terminaient que quand Klopp avait gagné.
Tout ce que vous vouliez, c’était l’avoir dans votre équipe. Il ne voulait pas
et ne pouvait pas perdre. »
Le désir de gagner de Klopp était littéralement effrayant, comme le
reconnaît également Schäfer. « De temps à autre, il arrivait que ça devienne
vraiment embarrassant. Il était très impulsif, hystérique, on pourrait dire.
Colérique, même. Lors d’un match à Sarrebruck, il est venu me voir et m’a
hurlé dessus pendant trente secondes. Je crois que j’avais concédé un
corner, un truc comme ça. Une minute plus tard, c’était oublié, il était à
nouveau ton pote. Il n’a pas toujours été ce gars qui sourit et qui fait des
câlins. Il pouvait être sauvage et vraiment injuste. Mais il n’était pas
rancunier, ce qui est tout aussi bien. »
Autre ancien de Mayence qui a eu le plaisir – ou le malheur – de jouer
directement devant le très nerveux arrière droit, Jürgen Kramny a lui aussi
des histoires similaires à raconter. « J’étais un bon joueur, et ce n’était pas
facile d’avoir Klopp juste derrière moi. Il était bruyant. Quand je n’aidais
pas assez l’équipe, il râlait. Oh là là, comment il râlait. Il devenait dingue
sur le terrain. Il nous arrivait d’avoir, disons, des échanges très francs. Et
moi, j’avais un peu de repartie. Je lui disais des trucs comme : “Si tu faisais
de meilleures passes, je n’aurais pas à courir autant.” Mais dans un langage
plus fleuri, dit-il en rigolant. Dans l’ensemble, on pouvait tous les deux
supporter ce climat, et au final, ça a bien fonctionné entre nous. » De son
côté, Sven Demandt avait lui aussi une bonne relation de travail avec
Klopp. Après, il était avantagé par la distance qui les séparait sur le terrain.
« Fort heureusement, il était en défense, loin de moi, et je ne l’entendais pas
crier tant que ça. »
Kramny se rappelle néanmoins un incident à l’entraînement qui laissa
Klopp un peu en colère. « Il était assis sur un petit but mobile. Moi, j’étais
en face de lui avec le ballon. J’ai fait semblant de tirer. Il a sauté, le but a
basculé et il est mal retombé sur le bas du dos. Il s’est immédiatement levé
et a commencé à me courir après autour du terrain jusqu’à ce qu’il
abandonne parce qu’il avait beaucoup trop mal. Il est possible que ça lui
fasse encore mal aujourd’hui. »
En 2. Bundesliga, un championnat fait de boue, de dettes et de peurs, tout
le monde souffre la plupart du temps. Comme une majorité de clubs,
Mayence menait un combat sans fin pour la survie, et l’agressivité – que ce
soit sur le terrain ou en tribunes – était considérée comme une condition
préalable. En avril 1994, une affaire classique, mouvementée, eut lieu au
Carl-Benz Stadion du Waldhof Mannheim. Klopp fit l’erreur de mettre sa
tête dans un trou de la grille des tribunes afin de pouvoir insulter en retour
quelques fans de Mannheim qui s’en étaient pris à lui verbalement. Mal lui
en a pris. « Il s’est fait frapper au visage, raconte Schäfer. C’est la toute
dernière fois qu’il a glissé sa tête dans une grille de stade. »
Le principal problème de Klopp était celui de la division dans son
intégralité. Il voulait jouer un meilleur football, mais il ne pouvait pas. « Il
disait souvent qu’il avait la bonne idée – où la passe ou le centre devait
aller, par exemple –, mais malheureusement pas les moyens de le faire »,
raconte Schäfer. « Il savait comment les choses fonctionnaient mais son
corps n’était pas capable de les réaliser, dit Quast. Il m’a dit un jour qu’il se
sentait comme un prisonnier. »
Ce type d’incarcération s’avéra finalement libérateur puisque Klopp fut
en effet poussé à surmonter ses lacunes physiques et techniques en pensant
de manière un peu plus poussée au jeu. À la base, il n’avait pas tant
d’intérêt que ça pour la tactique. Selon Hummels, Klopp était plus fasciné
par les aspects sociodynamiques d’une équipe de football. « Que ce soit
dans le vestiaire ou au club, les relations sociales avaient éveillé la curiosité
de Jürgen. Il y était très sensible. Il ne disait pas : “Je n’en ai rien à faire, je
suis juste ici pour faire mon travail.” Il pensait toujours à l’équipe comme
un groupe de gens. Il n’a jamais été un trou du cul égoïste. Jamais, jamais,
jamais. »
« En termes de dynamique de groupe soumis à une pression extrême,
l’expérience qu’il a eue à Mayence l’a fortement marquée, dit Peter
Krawietz, le deuxième adjoint de Klopp à Liverpool. Pour parler
franchement, Mayence était constamment dos au mur. La maison était tout
le temps en feu. Il fallait toujours que tout le monde se donne à fond.
Durant ces années, Klopp a appris un nombre incalculable de choses qui
font tourner une équipe de football, ainsi que sur les différents types de
personnalités que tu peux rencontrer dans ce monde. Je pense qu’il a pris
toute l’expérience accumulée au cours de ces années dans le vestiaire, qu’il
y a réfléchi et qu’il a trouvé qu’il y avait des choses qui pouvaient être
réglées si on faisait preuve d’un peu de bon sens. Il a un feeling pour ce
genre de situation, pour dire le bon truc au bon moment et de manière
adéquate. »
Quand il se remémore son parcours en sciences du sport à l’université
Goethe de Francfort – qu’il poursuivit jusqu’en 1995, avant d’obtenir un
diplôme équivalent à un Bachelor –, Klopp considère que ses études lui ont
été tout aussi bénéfiques. « Elles sont la base de tout ce que j’ai fait par la
suite », déclara-t-il en décembre 2013. Il apprit de nombreuses choses sur la
théorie de l’entraînement, l’ergothérapie et la psychomotricité, qui est la
connexion entre les attributs mentaux et les mouvements du corps. « Sans le
savoir à l’époque, je travaillais sur le truc que je sais le mieux faire et que je
voulais faire le plus : entraîner. » Klopp ajouta qu’étudier lui a appris à
« travailler de manière indépendante », ainsi que l’importance de l’effort :
« Soit vous en tirez tout de suite profit, soit les choses vous explosent à la
figure si vous n’y mettez pas assez du vôtre. Vous ne pouvez pas apprendre
ces choses aussi facilement ailleurs. »
Dans une interview donnée au Tagesspiegel en 2012, Klopp admit qu’il
n’était pas un étudiant modèle. « J’avais une famille et je devais gagner ma
vie en jouant au football. » Mais, ajouta-t-il, « le fait d’être au contact
d’éducateurs, de psychologues et de sociologues, ainsi que de connaître des
choses en matière de méthodologie m’a probablement aidé à trouver des
solutions en tant qu’entraîneur sans que je ne m’en rende vraiment compte.
Étudier, c’est probablement ce qui m’a sauvé d’un échec précoce [en tant
que coach] ».
Malgré ses maigres finances et un emploi du temps chargé, Klopp
appréciait la vie étudiante. Son seul problème, c’étaient les modules
pratiques de son cursus, parfois étranges. Nager n’était pas son truc, la
gymnastique non plus, et encore moins le saut à la perche. Mais pourquoi
un tel homme, dont le football accorde une grande importance à la course,
décida-t-il de faire sa thèse universitaire sur… la marche à pied ?
D’après les dires de Klopp lui-même, il voulait écrire un mémoire sur la
Rückenschule (la thérapie préventive contre les maux de dos). Mais son
tuteur, le professeur Klaus Bös, était contre car il y avait déjà eu des
dizaines de papiers sur le sujet (ce qui avait probablement donné des idées à
Klopp, en fait). À la place, Bös lui conseilla de traiter le sujet de la marche,
un nouveau « sport à la mode » en provenance des États-Unis que personne
en Allemagne n’avait encore examiné de manière scientifique. « Avec un
autre étudiant, nous avons mené une véritable étude et collecté des
statistiques, c’était cool », dit Klopp.
En ce qui concerne l’enseignement supérieur du football, les cours ont
été donnés par Wolfgang Frank, le coach de Mayence. Son premier passage
au Bruchwegstadion (1995-1997) fut une sorte de réveil tactique pour
Klopp. D’un coup, il comprit qu’un match pouvait être vu en termes
structurels, comme une série de schémas qu’une équipe bien rodée pouvait
imposer à l’adversaire. Mais ni lui ni Frank n’étaient motivés par un souci
abstrait d’expression artistique ou d’esthétisme. Pour le professeur Frank, la
tactique était un moyen d’arriver à une fin. « Je n’ai jamais voulu réinventer
le football, dit Klopp plus tard. Tout ce que je voulais, c’était de trouver des
moyens pour faire en sorte que nous gagnions plus souvent. »
Après avoir servi comme le « bras droit de Frank sur le terrain », dixit
Schäfer, Klopp ne toléra aucun entraîneur qui vint s’asseoir sur le banc du
FSV. Il les considérait toujours comme inférieurs. Quast se rappelle un
incident lorsque Dirk Karkuth était en fonction, peu de temps après le
deuxième passage de Frank au Bruchwegstadion, qui s’était achevé en
avril 2000. « Klopp s’est fait sortir trois minutes avant la fin du temps
réglementaire. Mayence menait 2-0 contre les Stuttgarter Kickers.
Machado, un Brésilien, devait entrer en jeu à sa place. Sur la ligne de
touche, Karkuth était en train de lui parler. Klopp est arrivé, il a poussé
Karkuth et a donné un discours d’encouragement assez étrange à Machado,
en frappant son dos et en gesticulant, en lui disant ce qu’il était censé faire
sur le terrain. Puis il est sorti du terrain et, de frustration, a donné un coup
de pied dans un seau. »
Au fur et à mesure que celui qui avait été reconverti défenseur vieillissait
et devenait plus lent, son football – « in your face, de gros tacles, très bon
de la tête, dangereux dans la surface adverse », comme le résume l’ancien
milieu de terrain du FSV Sandro Schwarz – devenait une sorte de
témoignage, une idée que l’implication pouvait l’emporter sur la capacité.
Mayence montra à des équipes naturellement plus talentueuses qu’il était
possible de jouer régulièrement à la limite, voire au-delà. « Il a rendu
l’impossible possible », dit Schwarz. Âgé alors de 19 ans, celui qui était en
équipes de jeunes de Mayence venait juste d’intégrer le groupe
professionnel et allait souvent voir Klopp, qui avait alors 30 ans, pour lui
demander du soutien et des conseils. De nombreux joueurs procédaient
ainsi. « En tant que joueur, ou même en tant que coach, c’était le gars qu’il
fallait aller voir, si tu avais des questions ou des problèmes, dit-il. Dans le
vestiaire, il était le leader absolu, mais il était également très sociable. »
Klopp est même devenu une sorte de modèle pour le jeune milieu de
terrain, quand ce dernier s’est déchiré les ligaments croisés, en 1998. « Il
avait eu la même blessure [deux ans auparavant] et était revenu en trois
mois seulement, un temps record. Il m’a aidé durant le processus de
rééducation, faisant en sorte que je reste toujours optimiste. »
D’une manière générale, les professionnels mettent au moins six mois
avant de rejouer au football après une rupture des ligaments croisés. Le
retour précipité de Klopp sur le terrain souligna son extraordinaire dévotion
pour son équipe ainsi que sa profession, mais mit également en lumière sa
situation financière, qui était précaire. En Allemagne, les clubs de football
sont légalement tenus de verser les salaires en intégralité de leurs joueurs
blessés, du moins au cours des six premières semaines d’absence. Après
quoi, c’est une assurance qui verse 80 % du salaire mensuel. Pour Klopp,
ces 20 % en moins sur le peu qu’il gagnait à l’époque étaient plus que ce
qu’il ne pouvait se permettre. « En tant que joueur de deuxième division au
milieu des années 1990, il craignait pour son existence, dit Krawietz. Il ne
gagnait que quelques milliers de marks par mois, il avait un bébé à la
maison et il savait qu’une relégation pouvait signifier la fin du club ainsi
que la sienne, en tant que footballeur. » La volonté de Klopp de gagner
allait bien au-delà de la compétitivité dans le sport qu’il avait hérité de son
père. S’il voulait tellement gagner, c’est parce qu’il était obligé de gagner.
La vie qu’il menait en dépendait.
« Nous étions souvent dans des situations extrêmement compliquées, dit
Schäfer. Quelques semaines avant la fin d’une saison, nous ne savions
généralement pas si nous allions encore être footballeurs professionnels lors
de l’exercice suivant. Est-ce que je peux continuer à payer le loyer pour
mon appartement ? À notre niveau, c’étaient de vraies questions, des
questions sérieuses que nous nous posions. Après avoir passé dix ans à
Mayence, deux en troisième division et huit en 2. Bundesliga, j’avais gagné
juste assez d’argent pour acheter la moitié d’un appartement. »
Klopp estimait qu’il devait à lui-même de jouer avec tout son cœur, dit
Krawietz. « La capacité de travailler pendant une semaine en prévision du
match à venir, de se concentrer complètement sur les chances de gagner et
de rester en vie, pour ainsi dire, et ensuite tout donner pendant ces
90 minutes – c’est quelque chose qu’il a développé pour lui-même à
Mayence, en tant que joueur. Et aujourd’hui, c’est en tant qu’entraîneur
qu’il transmet ces notions à son équipe. »
Chapitre 10

Le Rhin en flammes

Mayence, 2001-2006

La victoire 1-0 de Klopp face à Duisbourg pour son premier match en tant
qu’entraîneur lui octroya le droit d’en diriger un deuxième. « Après le
match contre le MSV, tout le monde voulait savoir qui on allait engager
comme “vrai coach”, parce que j’avais vendu Klopp comme intérimaire,
pose Christian Heidel. J’ai alors déclaré : “Jürgen Klopp restera au moins
jusqu’au week-end prochain.” » La fin de semaine arriva, et Mayence
s’imposa 3-1 à domicile contre Chemnitz. Quinzième, le FSV était toujours
dans la zone de relégation, mais uniquement à la différence de buts. Klopp
fut alors confirmé entraîneur jusqu’à la fin de la saison. Il vida à contrecœur
son casier dans le vestiaire et déménagea dans le petit bureau dédié à
l’entraîneur. « Ce fut difficile pour moi », avoua-t-il à Reinhard Rehberg.
« Nous avions le momentum avec nous, explique Sandro Schwarz. Nous
sentions que le coach était l’un d’entre nous, que nous étions une grande
communauté, avec un type, en la personne de notre Kloppo, qui portait
notre drapeau au front. Nous avions le sentiment que notre destin était entre
nos mains. Nous avions cette croyance farouche que nous allions y arriver,
mais également un plan pour gagner. De fil en aiguille, tout s’est
enchaîné. »
Klopp regardait les sessions d’entraînement depuis une petite colline
située non loin du terrain que Mayence utilisait pour l’entraînement, un
terrain qui appartenait à la municipalité. « Je n’avais pas l’œil à l’époque, je
n’avais pas une bonne vue d’ensemble depuis le terrain, admet-il, pour
justifier son éloignement. L’équipe jouait des matchs à onze contre onze, et
quand je sifflais, tout le monde devait se tenir immobile, un peu comme
dans le “Mannequin Challenge1”, et devait attendre que je descende sur le
terrain pour leur montrer à quels endroits les distances [entre les lignes]
étaient trop grandes. »
« Klopp ne supportait pas de perdre, affirme Kramny en repensant à cette
époque. Outre les changements tactiques, c’était là un facteur très
important. Les lendemains de match, il se joignait souvent aux remplaçants
pour jouer des rencontres à cinq contre cinq. Les joueurs qui étaient dans
son équipe n’avaient pas la vie facile. Il était mû par l’ambition. Il pouvait
être très direct avec les gens. »
Schwarz se souvient de sessions d’entraînement disputées avec un
« maximum d’intensité », de sorte que l’équipe soit en forme pour la finale
à venir. Car chaque week-end, en Bundesliga, Mayence jouait l’équivalent
d’une finale. « Nous ne pensions à rien d’autre que réaliser une grosse
performance lors du match suivant. C’est comme si nous avions des
œillères. Nous avons créé un élan, qui était la conséquence logique de la
façon dont nous nous traitions les uns les autres, ainsi que nos
performances. »
Mayence prit huit points lors des quatre matchs suivants et quitta la zone
de relégation. À la suite d’une victoire 4-2 à Hanovre après avoir été mené
2-0 à la mi-temps, le FSV était quasiment certain de se maintenir, alors qu’il
restait un mois de compétition à disputer. « En rentrant de Hanovre, nous
nous sommes arrêtés à une station-service, et les parents de Christof
Babatz2 nous ont donné des boissons pour le bus, raconte Schwarz. Nous
sommes directement allés à l’Euro Palace, une boîte de nuit située non loin
de Mayence. Kloppo était au centre de la soirée. Il voulait être avec nous,
ses gars, et non pas rester à la maison sur son canapé. Mais le lendemain
matin, à 10 heures, tout le monde était sur le pont, et nous avons repris là où
nous nous étions arrêtés : on a fait des analyses vidéo, scruté les erreurs que
nous avions faites, cherché des moyens d’améliorer notre jeu. Kloppo était
notre coach, mais il voulait être là quand c’était l’heure de faire la fête.
C’était génial. »
Le sauvetage improbable de Mayence fut confirmé lors de l’avant-
dernière journée de championnat et un match nul 2-2 à domicile face au LR
Ahlen. « Jürgen ! Jürgen ! Jürgen ! » criaient les fans alors qu’il courait en
direction d’eux en tenant les mains de ses joueurs. « Je ne me sentais pas
vraiment à l’aise, étant donné que je n’avais pas joué », déclara-t-il plus
tard.
Il n’y avait plus rien à jouer sur la pelouse du Waldhof Mannheim lors de
la dernière journée. Klopp et Heidel se dirent néanmoins qu’une fête
spéciale avec les supporters était de mise. Le club loua soixante bus pour
les fans qui comptaient faire le déplacement et affréta, d’après Heidel, « le
plus grand bateau autorisé à naviguer sur le Rhin » pour les ramener à
Mayence, avec l’équipe et tout le staff. « À l’époque, les fumigènes étaient
encore légaux, précise Heidel. Tout le bateau était en flammes, c’était
incroyable. C’était un mur de feu qui naviguait sur le fleuve, avec le
crépuscule en fond. »
Au cours de ces dernières semaines, Heidel et Klopp apprirent une leçon
importante : en tant que club, Mayence ne pouvait grandir que si ses
supporters faisaient partie du processus. Ils devaient se sentir vraiment
impliqués, sentir qu’ils représentaient une part importante du succès du
FSV. « Il faut que les gens se sentent impliqués au niveau émotionnel, pose
Heidel. Nous devions former un tout. C’était la marche à suivre, il n’y avait
pas d’autre moyen. Il fallait expliquer ce que vous vouliez, et vous deviez
faire en sorte qu’ils participent à ce succès. Et ce genre de choses n’était
possible qu’avec un Jürgen Klopp qui montre la voie. Il pouvait aller voir
les ultras et leur dire : “Vous êtes tous tarés.” Venant de lui, ils l’acceptaient.
Il a toujours tout fait pour que les supporters soient impliqués. C’est un
Menschenfänger [littéralement quelqu’un qui capture les gens, et les gagne
à sa cause], c’est clair. Il joue beaucoup avec les émotions, mais il a aussi
un plan. »
Le pari avait payé. Après avoir signé un contrat de deux ans, Klopp était
désormais sur le banc de manière durable, non sans avoir demandé quelques
conseils à son homologue Ralf Rangnick. Comme il n’avait pas encore sa
licence professionnelle pour entraîner en Bundesliga ou en 2. Bundesliga,
Klopp hérita du statut de Teamchef3. Ce n’est que quelques années plus tard
qu’il remplit les conditions strictes requises par la DFB pour entraîner une
équipe professionnelle, quand il passa les diplômes adéquats. Nous avions
remarqué que l’équipe avait accepté un de ses anciens membres en tant
qu’entraîneur, note Harald Strutz. Cela n’a pas changé grand-chose pour lui,
étant donné qu’il avait déjà un statut spécial en tant que joueur, vu qu’il
était considéré comme le leader intellectuel, ou plutôt le cerveau de cette
équipe. C’est quelqu’un qui était parvenu à avoir une perspective
d’ensemble. Il ne faut pas oublier que nous n’étions pas le club que nous
sommes aujourd’hui. Les gens avaient soit pitié de nous, soit trouvaient
drôle le fait que nous voulions monter en première division. Ils souriaient et
nous disaient : “Vous n’allez jamais y arriver.” Mais je n’ai jamais douté du
fait que Klopp puisse y arriver un jour. Je n’ai pas douté une seule minute,
pas une seule seconde. Il était né pour entraîner. »
Quast, lui, se veut un petit peu plus sceptique. « Un jour, Strutz m’a dit la
même chose. Je lui ai répondu que c’était n’importe quoi. “Si vous n’aviez
aucun doute, alors pourquoi est-ce que vous n’avez pas nommé Klopp dès
l’automne, avant même de prendre Krautzun ?” Avec le recul, c’est facile
de dire que tout le monde savait. C’est la même chose avec les anciens
entraîneurs. Ils vous disent tous à quel point Klopp était incroyable à
l’entraînement. “Il a toujours eu une vision”, etc. C’est leur façon de
s’approprier un peu la gloire. C’est de la merde. La vérité, c’est qu’il fallait
quelqu’un d’aussi dingue que Kloppo pour prendre un tel risque. Et ce
quelqu’un, c’était Christian Heidel. C’est comme au poker, quand vous
faites all-in alors que vous n’avez rien en main. »
En décembre 2001, Klopp lui-même confia à Oliver Trust du Frankfurter
Allgemeine Zeitung qu’ [il était] « plus préparé [pour devenir entraîneur]
que pour toute autre chose dans ma vie, aussi étrange que cela puisse
paraître. J’avais plus confiance en mes qualités d’entraîneur qu’en mes
qualités à l’époque où j’étais joueur ». Pourtant, quelques années plus tard,
il admit que cette affirmation n’était peut-être pas exacte à 100 %. « J’avais
mille et une questions, mais personne ne pouvait vraiment m’aider, avoua-t-
il. Au début, je ne pouvais pas poser ces questions, parce qu’il fallait que je
prétende que je savais déjà tout. » Klopp s’était rendu compte qu’il avait
besoin d’un confident. Pour lui, il n’y en avait qu’un : Željko Buvač, son
ancien coéquipier à Mayence. « C’était mon choix numéro un, ainsi que
mon choix numéro deux et numéro trois », affirma Klopp au sujet du discret
Serbe, de six ans son aîné, qu’il considère comme étant « la connaissance
du football incarnée ».
L’ancien meneur de jeu, qui a évolué au Bruchwegstadion de 1992 à
1995, a la capacité « de lire le jeu, de deviner les intentions de l’adversaire,
et de réagir intuitivement en conséquence », comme l’explique Ansgar
Brinkmann. « Klopp ne voulait que lui, et personne d’autre, certifie Heidel.
Durant les trois ans où ils ont joué ensemble, ils ont passé des heures à
parler tactique, ils se sont creusé la tête ensemble pour que leur pauvre
équipe s’en sorte du mieux possible durant la saison. »
En 1995, le Serbe avait quitté Mayence pour jouer au Borussia
Neunkirchen (en troisième et quatrième divisions), avant d’y commencer sa
carrière d’entraîneur. « Klopp et lui avaient fait un pacte, raconte Jan
Doehling, journaliste télé basé à Mayence. Ils s’étaient dit que le premier à
devenir entraîneur dans un club important amènerait l’autre à ses côtés. En
théorie, cela signifie que Buvač aurait pu être coach, et Klopp son assistant.
Mais quand on y pense, cela ne pouvait pas se dérouler autrement : Klopp
est le commercial, tandis que Buvač est le type en arrière-plan qui s’occupe
des détails. Il ne parle jamais. Durant toutes ces années à Mayence, il n’a
jamais dit quoi que ce soit à quelqu’un, excepté aux gens du club. Pas un
mot. Je me rappelle un jour avoir traîné devant les vestiaires avec le gardien
Péter Disztl, un international hongrois. Il avait joué avec Buvač au RW
Erfurt. On a frappé à la porte. Buvač a ouvert une fenêtre près des douches
et dit : “Ah, c’est toi”, avant de refermer la fenêtre. J’étais sous le choc :
Buvač a parlé ! C’est la seule chose que j’ai jamais entendue sortir de sa
bouche. »
« Chucky », comme les joueurs surnommaient Buvač, était plus bruyant
sur le terrain d’entraînement, en revanche. Il lui arrivait également parfois
de se joindre à eux, gagnant le respect de l’équipe grâce à son excellente
technique. Mais le plus important, néanmoins, c’est qu’il était le sparring
partner théorique du nouvel entraîneur. « Un frère spirituel », comme le
qualifie Klopp. Par ailleurs, il possédait également la licence
professionnelle nécessaire pour entraîner en 2. Bundesliga, ce qui n’était
pas le cas de son « supérieur hiérarchique ».
« Tout le monde pensait qu’ils étaient comme cul et chemise, mais ce
n’était pas du tout le cas : ils avaient de grosses disputes », révèle Heidel, en
parlant de la dynamique du duo. « Ils s’embrouillaient uniquement sur le
football, en revanche. Buvač peut être très passionné. Parfois, il criait : “Va
te faire foutre ! Merde !”, et il quittait la pièce en claquant la porte. Mais
cinq minutes plus tard, ils se retrouvaient, et ils étaient de nouveau copains
comme cochons. »
Si leurs sessions d’entraînement étaient ouvertes au public, peu sont
venus y jeter un coup d’œil. Doehling et son ami entraîneur Kosta Runjaić
faisaient partie de ceux qui se rendaient régulièrement au Bruchweg ou à la
caserne de la police antiémeutes, où Mayence s’entraînait quand son propre
terrain était gorgé d’eau. Ils furent témoins d’une mise en scène qui
contenait différents éléments regroupés en un exercice. Tout le monde
bougeait, tout le temps. « Il n’y a rien de pire pour les joueurs que de rester
debout à rien faire en attendant que les autres terminent leurs exercices,
affirme Doehling. La plupart des sessions d’entraînement n’ont rien à voir
avec le mouvement constant et les changements de rythme qui ont lieu
durant les matchs. » L’idée de Buvač était justement de stimuler tout ça. Il
faisait courir les joueurs de Mayence à travers des parcours d’obstacles, de
telle sorte que leur pouls s’accélérait avant qu’ils ne frappent au but. Mais il
y avait autre chose aussi : des murets et des poteaux avaient été installés
pour que la balle ricoche de manière imprévisible après que le gardien a
effectué un sauvetage, histoire d’avoir une chance de réagir et de pouvoir
essayer de nouveau de marquer. Ce même côté aléatoire des choses, que les
joueurs pouvaient rencontrer les jours de match, faisait désormais partie du
programme d’entraînement. « Les joueurs s’entraînaient pour que certains
mouvements deviennent des automatismes, comme une seconde nature,
décrit Doehling. Mais Buvač faisait en sorte qu’ils ne sachent jamais ce qui
allait se passer ensuite. »
Quelques années plus tard, Klopp décrivit Željko comme « le meilleur
transfert que j’ai jamais fait et que je ferai jamais ». Pour Heidel, la
nomination de Buvač prouva que Klopp « n’est pas le genre de personne
qui n’écoute que son instinct. Il réfléchit aux choses et considère la situation
dans son ensemble ». En 2001, le débutant de 34 ans fut assez honnête pour
se convaincre qu’il avait besoin d’aide. « Dans un sport où les
égocentriques et les gens qui ont confiance en eux-mêmes sont légion, le
fait de savoir ce dont on est capable ou non est une des plus grandes
qualités possibles, estime Doehling. Ça, ainsi que sa capacité d’apprendre et
d’assimiler rapidement des connaissances. C’est un énorme avantage. »
Mayence, qui jouait jusqu’à présent en 4-4-2, opta pour un 4-3-3 plus
fluide et tourné vers l’attaque. L’équipe réagit immédiatement à cette
configuration plus raffinée : quelques semaines après le début de la
nouvelle saison, cette équipe, qui, aux dires de son propre entraîneur, était
composée de « joueurs dont personne ne voulait », trônait en tête de la
2. Bundesliga en jouant un football qui était « qualitativement et
tactiquement supérieur à la majorité des équipes de la division », comme le
nota la Süddeutsche Zeitung. Des reporters de tous les journaux nationaux,
qui furent détachés au Bruchwegstadion pour enquêter sur cette histoire de
vilain petit canard, revinrent avec des citations surprenantes. Klopp déclara
notamment que Mayence jouait son propre football, « indépendamment de
celui de l’adversaire, hormis les coups de pied arrêtés » et que « les
victoires et les défaites devaient être explicables, et non pas à mettre sur le
coup d’une coïncidence ou d’un mauvais tacle quelque part sur le terrain ».
En faisant bien attention à ne pas passer pour un Monsieur Je-Sais-Tout trop
bavard avec ses lunettes en métal et ainsi éviter de connaître le même destin
que Ralf Rangnick – qui avait été moqué et surnommé « le Professeur »
après avoir expliqué les vertus de la défense à quatre lors d’une émission du
service public en 1998 –, Klopp saupoudrait ses propos théoriques de
quelques éléments de langage issus du vestiaire. Son « seul problème,
estimait-il, était le manque de distance » avec ses anciens coéquipiers.
Mayence avait dépensé la gigantesque somme de zéro euro sur le marché
des transferts. Le départ de six joueurs avait rapporté la même somme
d’argent, c’est-à-dire rien. Le budget annuel s’élevait à 14 millions de
marks, soit 7 millions d’euros, et le stade était encore un amas d’acier et de
bois qui était aux deux tiers vide. Après avoir survécu à la descente au cours
du mois de mai précédent, les supporters saluèrent la série de victoires avec
beaucoup d’autodérision. « Nous ne sommes qu’un club de carnaval »,
chantaient-ils dans les travées. Les exploits mystérieux de Klopp ainsi
qu’une vague ressemblance avec un apprenti sorcier valurent à Bild de le
surnommer « le Harry Potter de la deuxième division ». « Les gens veulent
comprendre pourquoi nous sommes en haut [du classement] », déclara-t-il
en haussant les épaules. Dès la deuxième journée de championnat, Mayence
s’accrocha aux places synonymes de montée. Mi-avril 2002, une victoire 4-
1 à domicile face à l’Arminia Bielefeld, un concurrent direct, et ce devant
14 700 fans, entrouvrit la porte à la Bundesliga. Mayence n’avait alors
besoin que de trois points lors des trois matchs restants de la saison pour
réaliser la meilleure saison de l’histoire du club. Le FSV fit nul face à
Duisbourg. Puis nul à domicile contre sa bête noire, le Greuther Fürth.
Seule une défaite contre le 1. FC Union Berlin lors de la dernière journée,
couplée à des victoires de Bochum et de Bielefeld, pouvait faire chuter
l’équipe de Klopp à la quatrième place. « Nous allons nous rendre à Berlin,
faire le job et rentrer en qualité d’équipe de première division », prophétisa
Heidel.
Mayence se rendit donc au Stadion an der alten Försterei et tomba
directement sur une embuscade. Si de nombreux fans neutres s’étaient pris
d’affection pour cette petite équipe et son football divertissant, il en était
tout autre dans l’est de la capitale. L’air était lourd et chargé de rancœur
politique. « L’atmosphère était très agressive, brutale, se souvient Heidel.
Même si l’Union n’avait rien à jouer, la tension était palpable. Notre bus
s’est fait attaquer, on s’est fait cracher dessus, on s’est fait traiter
d’arrogants Allemands de l’Ouest. L’ambiance dans le stade donnait
l’impression que l’Union Berlin allait jouer une finale de Coupe du
monde. » Clairement, cette équipe de Mayence n’était pas prête à jouer
dans cette cocotte-minute.
L’atmosphère avait été empoisonnée par un article « créatif » d’un
journaliste du tabloïd Berliner Kurier. (« Un idiot », selon Strutz.) Quelques
propos très anodins de Klopp sur le penchant de l’Union à jouer un football
vigoureux furent largement détournés, ce qui donnait l’impression que le
coach de Mayence dénigrait l’équipe très populaire d’ex-RDA, et la faisait
passer pour un « gang de voyous » (Kloppertruppe). De plus, Klopp fut
dépeint comme une grande gueule, un innovateur autoproclamé du football
à la Rangnick, ainsi que comme le chouchou de DSF, la chaîne de
télévision qui diffusait la 2. Bundesliga.
Union joua la rencontre avec le couteau entre les dents et finit par
prendre l’avantage à la 58e minute. Côté Mayence, l’attaquant suisse Blaise
Nkufo fit son entrée en jeu, la jambe complètement bandée, et égalisa à
vingt minutes de la fin. « Nous pensions que nous l’avions fait, se rappelle
Heidel. Mais à la 82e minute, nous avons pris un autre but. Nous avons
envoyé tout le monde en attaque et nous en avons concédé un troisième.
Les équipes derrière nous avaient gagné. Nous avons terminé quatrièmes.
Tout le stade chantait des chansons qui se moquaient de l’échec de Klopp.
C’est la pire défaite de sa carrière. Il avait toujours été le Sonnyboy, le gars
que tout le monde voulait interviewer en raison de ses blagues idiotes, le
gars qui faisait rire tout le monde. Il n’avait jamais connu une telle
déception auparavant. »
Dans le vestiaire, Klopp pleura des larmes amères. « Le rêve de notre vie
a été détruit », sanglota-t-il, le visage blême. Heidel était lui aussi
désemparé. Il avait la certitude que Mayence n’aurait plus jamais l’occasion
de jouer dans l’élite. « Il y avait quelques joueurs qui étaient sûrs de partir,
et j’avais peur que l’équipe ne s’écroule. Je me suis dit que c’était fini. Pour
nous, c’était un peu comme la fin du monde. Nous ne savions pas encore
que l’année d’après serait bien, bien pire. »
À Berlin, les joueurs de Mayence et le staff noyèrent leur chagrin à
l’hôtel « jusqu’au lever du soleil, d’après Sandro Schwarz. Nous nous
sommes dit que nous devions trouver un moyen d’inverser la tendance, de
transformer cette tristesse en une espèce d’euphorie pour la saison à venir ».
Arrivé à la gare de Mayence, Schwarz se rappelle avoir été surpris de voir
une centaine de fans venus saluer l’équipe avec des drapeaux et des
banderoles. « Avant, il était possible de traverser la ville et que tout le
monde s’en fiche. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous nous sommes rendu
compte que les supporters étaient vraiment derrière nous. Le lendemain,
notre profonde tristesse s’était envolée et avait été remplacée par un
véritable fighting spirit, avec Klopp en tête de pont. »
Repartir de plus belle ne fut pas aussi facile la deuxième fois. Mayence
devait reconstruire. Trois joueurs importants (l’attaquant Blaise Nkufo, le
défenseur central Manuel Friedrich et l’arrière gauche Markus Schuler)
étaient partis, et deux tribunes du stade étaient en reconstruction, en
prévision d’une toute première saison en Bundesliga qui se faisait attendre.
(Le Land de Rhénanie-Palatinat avait payé la rénovation, qui s’élevait à
5,75 millions d’euros, tandis que le conseil municipal de Mayence avait fait
don de la propriété du stade au club et avait arrêté de lui réclamer
100 000 euros par an pour le loyer.) Les blessures de certains joueurs clés
rendirent également la vie du club un peu plus compliquée.
Après une victoire inaugurale sur le terrain de l’Union Berlin (le hasard,
parfois…), l’équipe de Klopp passa toute la saison non loin des trois
premières places. Les dirigeants du club étaient plus que jamais convaincus
que le Souabe (qui n’avait toujours pas sa licence pro à ce moment-là) était
la bonne personne pour les emmener plus haut. « Il ne faisait pas que diriger
l’équipe, il avait également compris et accepté la situation financière dans
laquelle nous nous trouvions », assure Strutz, expliquant de manière
implicite que la situation avait été différente avec d’anciens entraîneurs.
En octobre 2002, le contrat de Klopp fut prolongé de deux ans, et ce
malgré une période de deux mois sans victoire à domicile. « Mon intérêt
pour cette prolongation était aussi grand que celui du club, déclara-t-il à la
Frankfurter Rundschau. C’est toujours un plaisir que de travailler ici et
d’être en mesure de pouvoir me développer en tant qu’entraîneur. De plus,
dans la vie, ce n’est pas tous les jours que vous avez l’opportunité d’être
exactement ce que vous êtes, là où vous le voulez. Ici, c’est possible. De
toute façon, je ne pense pas que j’aurais les vêtements adéquats [pour
travailler] dans un autre club. »
En mai 2003, une dramatique victoire 3-2 dans le derby face au grand
voisin qu’est l’Eintracht Francfort permit à Mayence de monter à la
troisième place, alors qu’il restait trois rencontres à jouer. « Il n’y a rien en
moi qui crie “Hourra” ou “Nous y sommes presque” », affirma Klopp, se
voulant prudent. Les matchs restants étaient assez abordables : à l’extérieur
à Ahlen (menacé par la relégation), à domicile contre le modeste Lübeck, et
enfin sur le terrain de l’Eintracht Brunswick (également menacé par la
relégation). « Nous voulons jouer ce football électrisant tout le temps
maintenant », avança Strutz.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y eut des étincelles dans le tout petit
Wersestadion d’Ahlen. Mené 2-0, le FSV prit l’avantage 3-2 à la
52e minute, mais finit quand même par s’incliner, après deux buts dans le
temps additionnel. Mayence se retrouva à la cinquième place. À l’issue du
coup de sifflet final, Klopp et le gardien Dimo Wache faillirent en venir aux
mains. Mais juste au moment où l’équipe de Mayence pensa que c’était fini,
elle se retrouva de nouveau dans la course. Une victoire 5-1 face à Lübeck
ouvrit la voie à une autre finale, à Brunswick cette fois-ci. Mayence devait
gagner avec un but de plus que l’Eintracht Francfort (qui était troisième et
qui jouait à domicile face à Reutlingen) pour enfin assouvir son désir de
jouer en Bundesliga. En conséquence, Klopp prit ses hommes et les
emmena faire un mini-stage d’entraînement, histoire qu’ils se vident la tête.
L’entraîneur était conscient qu’un nouvel échec pour cet outsider populaire
risquait de le faire passer pour la risée de tous. Certains avaient d’ailleurs
pris l’habitude de les qualifier de « Bayer Leverkusen de la 2. Bundesliga »,
en référence aux éternels vice-champions de la première division.
Ce jour-là, l’équipe ne montra aucun signe de nervosité. Mayence mena
2-0 au bout de 20 minutes de jeu, puis 4-0, avant que Brunswick n’inscrive
un but pour l’honneur à la 80e minute. Game over en Basse-Saxe. À ce
moment-là, Mayence était promu, étant donné que, de son côté, Francfort
ne menait que 4-3 face à Reutlingen. Klopp, lui, n’arrêtait pas de faire de
grands gestes avec ses mains, comme pour éteindre d’éventuelles flammes
de joie. À raison : le match à Francfort était toujours en cours, et l’équipe à
domicile venait de porter le score à 5-3. L’entraîneur et ses joueurs se
prirent par les bras et formèrent un cercle autour d’Axel Schuster, le
manager de l’équipe, qui était au téléphone avec un journaliste à Francfort.
Au Waldstadion, il restait alors moins de trois minutes à jouer dans le temps
additionnel. Après deux minutes et demie d’anxiété et de prières,
l’inconcevable eut lieu : l’Eintracht inscrivit le but du 6-3 et le coup de
sifflet final retentit. Pour la deuxième année consécutive, Mayence termina
quatrième, et pour la deuxième année consécutive, des larmes coulèrent sur
les joues des joueurs. « On s’est dit : “C’est pas possible, c’est une caméra
cachée ou quoi ?” se souvient Sandro Schwarz. Nous avions eu
suffisamment d’occasions pour gagner 5 ou 6-0. J’ai des frissons rien que
d’y penser. Nous étions tous en train de regarder le visage d’Axel Schuster.
Toute l’équipe a semblé être déconnectée lors des minutes qui ont suivi la
rencontre, comme si nous n’étions plus de ce monde. Nous ne croyions plus
en rien. »
« Die Meister der Schmerzen », les champions de la souffrance : c’est
ainsi que la Frankfurter Rundschau qualifia cette équipe, en faisant preuve
d’une sincère pitié. D’autres disaient que Mayence devait être connu sous
l’appellation « ceux qui ne savent pas monter ». « C’était une horrible
expérience. Qu’y a-t-il à dire de plus ? » se rappelle Strutz. Sur le bord du
terrain, le président sanglotait de manière incontrôlable aux côtés de Heidel.
Klopp était parti en courant pour se réfugier à l’intérieur du stade, histoire
d’éviter les médias ainsi que d’entendre les chants de joie de l’équipe
locale. « Il alluma une cigarette et ne dit pas un mot, raconte Strutz. Je le
sais, parce que j’ai fait pareil. Après Berlin, il était impossible de penser
que l’histoire pouvait être encore plus cruelle. »
Klopp pleura quand Marc, son fils alors âgé de 13 ans, lui demanda s’il y
avait école le lendemain. Mais d’une manière générale, il parvint à garder
son calme, de façon remarquable. « Je crois que dans la vie, rien n’arrive
par hasard. Un jour, nous découvrirons ce qui s’est passé aujourd’hui… »
dit-il.
Le lendemain, 8 000 personnes se rendirent sur la Gutenbergplatz, une
place située dans le centre de Mayence (nommée ainsi en hommage à
Johannes Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie), pour accueillir l’équipe
qui rentrait de Brunswick. Les supporters étaient clairement dans la
défiance vis-à-vis de leurs joueurs. Après tout, Mayence avait été « frappé
deux fois au visage », confirme Heidel. « Mais Klopp est monté sur scène et
a prononcé un de ces formidables discours qui a touché tout le monde. Il est
parvenu à émouvoir et à inspirer les gens de façon incroyable. »
« Nous allons nous relever, dit le coach. Nous sommes encore jeunes, et
personne n’a encore abandonné. Nous sommes déterminés à faire beaucoup
plus pour cette ville et nos supporters. Je sais qu’il y a des gens qui pensent
que Mayence n’y arrivera jamais. Mais ces gens-là ont un problème : nous
reviendrons. Ceux qui pensent que nous sommes finis font une terrible
erreur. »
Le message était crédible parce que le messager l’était, explique
Schwarz. « Ce jour-là, on a vu quel genre de personne était Kloppo. C’est
un guerrier. On pouvait sentir qu’il était lui-même véritablement convaincu
par ses propos. Je suppose que, dès le premier jour, il a senti que toutes ces
choses qui nous étaient arrivées faisaient partie des épreuves et des
tribulations de la vie, et que nous finirions par y arriver, à condition de faire
les choses correctement, c’est-à-dire en nous focalisant sur l’ici et le
maintenant, et en faisant abstraction du passé. De mon point de vue,
l’essence de Kloppo, c’est ça : il était convaincant parce qu’il était lui-
même convaincu. Il n’a jamais rien feint devant nous. Il nous disait : “C’est
quoi l’alternative ? On ne peut pas démanteler le club.” Il était évident que
nous devions continuer à aller de l’avant, et il était évident pour lui que
nous réussirions lors de notre prochaine tentative. Je me rappelle qu’il avait
dit : “En 2002, il nous manquait un point. En 2003, il nous manquait un but.
Vous savez ce qu’il va se passer la prochaine fois, n’est-ce pas ?” Et ça a
fini par arriver. »
Cela finit par arriver, en effet. Mais pas tout à fait de la manière prévue.
La troisième saison pleine de Klopp fut sa pire, en termes de points.
L’attaquant Andriy Voronin, la star de l’attaque, était bien trop prolifique
pour la deuxième division (il avait inscrit vingt buts la saison passée) et
était parti monnayer son talent du côté du 1. FC Cologne. L’Ukrainien à la
queue-de-cheval laissa un grand vide en attaque. Les performances de
l’équipe s’avérèrent pour la plupart quelconques. Heidel tira la sonnette
d’alarme, arguant que trop de joueurs rêvaient de la Bundesliga au lieu de
se concentrer sur la lourde tâche qui était face à eux. Klopp défendit son
équipe contre les critiques extérieures (« Je ne supporte pas les entraîneurs
qui s’approprient les victoires et qui s’en prennent aux joueurs quand ils
perdent »), mais l’inconstance de Mayence dégénéra en véritable crise. Le
FSV, qui ne remporta que deux rencontres entre mi-décembre et mi-avril, se
retrouva à la huitième place, à six longueurs de la troisième, avec seulement
cinq matchs à jouer.
« La saison était terminée pour nous, assure Kramny. Il y avait des
discussions portant sur une refonte de l’équipe. Après trois échecs, il n’était
plus possible d’avoir les mêmes visages dans le vestiaire. Il a été dit à plein
de joueurs qu’ils étaient libres de partir. Je pense que l’idée, à ce moment-
là, était de retenter une nouvelle fois de monter, mais avec une nouvelle
équipe. » Mayence devait également réduire ses coûts, et ce de toute
urgence. Le club avait perdu de l’argent au cours des deux derniers
exercices et avait besoin de générer des fonds pour couvrir les coûts de
reconstruction du stade, qui se révélèrent plus élevés que prévu.
Ce printemps-là, Klopp sembla « pour la première fois quelque peu
dépourvu de réponses », ajoute Kramny. L’entraîneur organisa un sondage
dans le vestiaire, en demandant aux joueurs d’écrire sur une feuille de
papier (en conservant leur anonymat) les raisons du malaise que connaissait
l’équipe. Personne ne fournit de réponse utile. Dans une réunion d’équipe
qui se tint peu de temps après, Klopp dit à ses hommes d’arrêter de ruminer
les choses négatives ; eux seuls étaient responsables et capables de changer
l’ambiance et d’insuffler un nouvel esprit. « C’est notre mission pour les
cinq derniers matchs », décréta-t-il.
Fort heureusement pour Mayence, Duisbourg ne s’avéra pas un
adversaire à la hauteur, et s’inclina 4-1 au Bruchwegstadion. À Lübeck,
Mayence s’imposa une nouvelle fois 4-1, avant de battre Unterhaching 2-0
à domicile. Mais en Bavière, l’équipe de Klopp ne parvint pas à débloquer
le score face à la modeste équipe de Regensburg4. À la suite de ce 0-0,
Mayence se retrouva quatrième, et ne pouvait monter qu’à condition de
battre l’Eintracht Trèves à domicile et que si l’Alemannia Aix-la-Chapelle
(alors troisième) ne gagnait pas à Karlsruhe lors du dernier match de la
saison.
Klopp accrocha une banderole dans le vestiaire sur laquelle était écrit :
« Jaaaaaaaa ! » « Il voulait soulager l’équipe d’une pression énorme en
créant un sentiment d’anticipation, écrivent Rehberg et Karn, avec, au
centre de l’attention, la perspective de vivre un moment de joie, en lieu et
place du besoin de gagner. » Mayence s’imposa 2-0 devant un stade à
guichets fermés. Mais une fois de plus, le sort du FSV dépendait d’un autre
match. La rencontre à Karlsruhe était toujours en cours après le coup de
sifflet final au Bruchwegstadion. L’Alemannia perdait 1-0. Après quelques
minutes de tension, Mayence y était enfin parvenu.
Mayence termina la saison avec 54 points au compteur, soit le plus
mauvais total de points pour un promu en Bundesliga. Mais cela n’avait
aucune importance. « Toute la ville explosa, se rappelle Heidel. Vous savez,
Mayence est une ville pleine d’émotions, à cause du carnaval. Les gens
adorent faire la fête et sont très fiers. Et pourtant, personne n’avait jamais
vécu quelque chose de similaire à ce dimanche-là. » Quatre-vingt-dix-neuf
ans après la création du FSV, Mayence, petite ville sans véritable
background footballistique, était tombée amoureuse de ce sport et de son
équipe. « C’était le chaos, il y avait des gens partout. » Bloqué dans un
océan de visages souriants et délirants, le bus de l’équipe mit une éternité
pour effectuer la courte distance qui sépare le stade de la Gutenbergplatz.
Les joueurs et le staff montèrent sur le balcon du Staatstheater pour
s’adresser à la foule. Bien évidemment, c’est Klopp qui prit le micro, qui
était trempé à cause du champagne et des larmes de joie. Il ne cria qu’un
seul mot : « Jaaaaaaaa ! »
Une célébration de plus ne serait pas de trop, surtout après avoir vécu
deux crève-cœurs, se dirent Heidel et l’entraîneur. « Nous avons alors
annoncé qu’on se retrouverait tous au même endroit le lendemain pour fêter
une nouvelle fois la montée. Trente mille personnes sont venues. Un lundi,
vous vous rendez compte ? La ville était blindée. Le symbole de tout cela,
c’était Kloppo, aucun doute là-dessus. Et malgré tout, il n’a jamais fait
preuve de vanité, il n’a pas cherché à s’attribuer tout le mérite. Même les
gens qui ne le connaissent pas du tout vous diront que c’est quelqu’un qui
est droit dans ses bottes, qu’il est authentique. Et il est vraiment comme
ça. »
Le discours de Klopp en centre-ville « fit pleurer tout le monde. Il y avait
des mères qui tenaient leurs enfants à bout de bras et qui criaient qu’elles
allaient renommer leur enfant Jürgen », raconte Doehling, en faisant preuve
d’un tout petit peu d’exagération.
« Monter en Bundesliga fut le plus grand miracle que nous avons jamais
réalisé », estime Strutz, dont le père fut également président du club.
Quelque part, cette toute première promotion de Mayence dans l’élite fut le
couronnement de l’œuvre de plus d’une personne. « D’habitude, les équipes
qui se retrouvent dans notre situation explosent après deux échecs de cette
importance. Rétrospectivement, le fait que nous ne soyons montés qu’au
bout de trois saisons est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Vous savez
pourquoi ? Parce que tous les fans de football étaient heureux pour nous.
Parce que nous étions sympathiques. Parce que nous avons dit que nous
n’abandonnerions pas, que nous nous relèverions. Personne ne s’intéressait
vraiment à nous avant. Mais ce jour-là, nous sommes véritablement devenus
Mayence 05. » À l’inverse des perdants en série, qui disaient « oui » à
l’affreux visage du destin, le petit club de Rhénanie-Palatinat refusait de
considérer « non » comme une réponse valable. « Tout cela a été possible
uniquement grâce à la relation spéciale entre Klopp et ses joueurs.
Aujourd’hui encore, personne n’est indifférent à l’idée de jouer pour nous.
Les joueurs adorent être ici, et ceux qui ont évolué pour nous il y a dix ans
adorent revenir ici. »
S’il est vrai qu’après quelques années, les équipes de football ont
tendance à ressembler à leurs entraîneurs, à Mayence, les similitudes entre
les deux étaient bien plus évidentes qu’ailleurs. « Les joueurs étaient
limités, il n’y avait personne d’exceptionnel dans l’effectif, mis à part [le
défenseur central] Manuel Friedrich, estime Quast. Beaucoup m’ont rappelé
Kloppo. Il y avait Toni da Silva par exemple, “le seul Brésilien qui ne savait
pas jouer au foot”, comme a dit Klopp un jour. Eh bien, il en a fait une star.
Il y avait toutes ces âmes errantes, ces joueurs moyens qui n’auraient rien
pu faire de spécial ailleurs. Prenez un gars comme Marco Rose. Un jour, il
est sorti du bus de l’équipe en criant devant les caméras : “Marco Rose est
joueur de Bundesliga. Y a un problème ?” Il n’aurait pu jouer dans aucune
équipe de première division, où que ce soit sur la planète. Seulement à
Mayence. Tous ces joueurs avaient la même mentalité que Kloppo lui-
même. Ils fonçaient, ils donnaient tout ce qu’ils avaient. Et après, ils
allaient boire des coups tous ensemble au Ballplatzcafé, les joueurs, ainsi
que le coach. Donnez-moi le nom d’un entraîneur qui ferait ça. »
Cette montée dans l’élite permit à Mayence de doubler son budget, qui
était désormais de 20 millions d’euros. Grâce à cette manne financière, le
club avait la possibilité de gérer un peu plus tranquillement les travaux du
stade, ainsi que d’offrir de nouveaux contrats à des joueurs qui étaient là
depuis un bon moment, comme Sandro Schwarz et Jürgen Kramny. Mais
cela n’était pas suffisant pour attirer des stars.
« Mayence sera en compétition avec le SC Fribourg pour le titre de “club
le plus gentil de Bundesliga”, écrivit le Süddeutsche Zeitung. Mais il ne faut
pas oublier que ce sera très difficile pour cette équipe, qui travaille dur et
qui ne semble pas faire preuve d’une grande qualité artistique. Les joueurs
triment pendant que leurs fans chantent des chansons de carnaval en
tribunes, et leur façon de jouer trahit clairement l’amour que leur entraîneur
porte pour le style de jeu anglais. »
« La Bundesliga peut se réjouir de nous avoir, dit Klopp. Nous sommes
prêts. »
En juin 2004, le football allemand était au plus bas, complètement
désorienté et démoralisé. L’équipe nationale, dirigée par Rudi Völler, venait
tout juste de se faire éliminer de l’Euro en phase de poules, sans une seule
victoire au compteur, et ce pour la deuxième fois consécutive. La
Nationalmannschaft s’était montrée embarrassante, en produisant de très
mauvaises performances, qualifiées de « football de train de nuit » et de
Rumpelfußball (de rumpeln, « bégayer », « trébucher ») par des spécialistes
et des journaux tout simplement horrifiés par ce qu’ils voyaient.
Le football produit par ceux qui étaient censés être les meilleurs joueurs
du pays était tellement dépassé qu’à deux ans de la Coupe du monde à la
maison, aucun entraîneur d’expérience ne voulut se mouiller pour prendre
la relève. Privée de toute solution classique, la DFB confia à contrecœur la
tâche à Jürgen Klinsmann, le réformiste qui vivait désormais en Californie
et qui prêchait la nécessité de jouer plus vite, ainsi qu’une refonte de la
marque de l’équipe nationale, qu’il voulait plus jeune et plus agressive.
« L’Allemagne avait toujours été une nation d’action, mais nous avions
arrêté de prendre l’initiative il y a bien longtemps », se rappelle Klinsmann,
une décennie plus tard.
Il faudra attendre la fin de la compétition, soit deux ans plus tard, pour
que l’on se rende compte que les manœuvres de l’ancien attaquant, qui
suscitait alors la méfiance, étaient largement justifiées. Mais en Bundesliga,
le changement arriva un peu plus vite. La saison 2004-2005 fut celle où le
football allemand, qui était devenu ennuyeux, laborieux et tactiquement
obsolète, se mit à aller de l’avant. Trois jeunes entraîneurs souabes, qui
avaient appris en deuxième division que les petites équipes pouvaient
devenir bien plus grandes et meilleures qu’elles ne laissaient paraître, grâce
à une stratégie ingénieuse et à une exécution dévouée, avaient constaté que
leur formule pouvait également fonctionner contre les plus grandes équipes
du pays. « La Bundesliga est en plein essor, écrivit le Frankfurter
Allgemeine Zeitung. Un football risqué, une défense depuis l’attaque, du
pressing et un sentiment général d’accélération du jeu : ce sont là les
caractéristiques d’un mouvement incarné par ces “pauvres” outsiders. » Les
liberos et les meneurs de jeu paresseux n’avaient pas leur place dans une
approche systémique où l’importance du collectif était plus forte que la
conviction commune qui était que les individualités faisaient la différence à
ce niveau. « Ils jouent un football conceptuel, pas un football de héros »,
nota le Berliner Zeitung en parlant de cette nouvelle vague d’« entraîneurs
tournés vers le progrès » qui bouleversait le statu quo.
À Schalke 04, Ralf Rangnick bannit la passe en arrière et exigea de ses
joueurs qu’ils n’effectuent que deux touches de balle maximum [avant de
passer le ballon]. À Bielefeld, l’entraîneur Uwe Rapolder, qui avait permis
à l’Arminia de monter dans l’élite en coiffant Mayence sur le poteau,
remporta un nombre surprenant de rencontres avec une équipe qui, bien
qu’elle eût un niveau bien en dessous de la moyenne sur le papier, était
parfaitement rodée, ce qui lui permit de maîtriser et de faire déjouer des
équipes bien plus fortes. Enfin, il y avait Jürgen Klopp, le membre le plus
bruyant de ce triumvirat originaire du sud-ouest du pays, qui supervisa le
brillant début de campagne de son équipe, qui fit rapidement douter les
cyniques et leur idée que le FSV ferait la fête tout le long, jusqu’à une
relégation certaine. Cinq victoires et trois nuls lors des dix premières
rencontres en championnat donnèrent une preuve que même les débutants
sans grands moyens pouvaient triompher en jouant dans la cour des grands.
Malgré la solide base théorique de leur jeu, Schalke, Bielefeld et
Mayence étaient appréciées parce qu’elles étaient des Spaßmannschaften,
des équipes distrayantes. Leurs entraîneurs ne jouaient pas seulement un
football moderne et bon ; ils en parlaient de manière intéressante également.
Klopp, en particulier, brillait sous les feux de la rampe. Il amadouait le
public en donnant des descriptions élaborées de la stratégie de son équipe et
en louant le fighting spirit de ses joueurs, soulignant le fait que sans les
jambes et la passion de ces derniers, même le meilleur des schémas
tactiques ne valait rien. Deux interviews qu’il donna au Spiegel et au taz
fournirent suffisamment de citations intéressantes pour une décennie. Ces
entretiens n’étaient pas vraiment des sessions classiques de questions-
réponses ; ils sonnaient comme un manifeste en faveur d’une façon
différente de pratiquer le football, une manière différente d’entraîner, basée
sur les principes d’humanité et de respect.
« Nous voulons dominer la rencontre », déclara au sujet de son plan de
jeu celui qui était alors le plus jeune coach du championnat après Matthias
Sammer, « tout particulièrement quand nous n’avons pas le ballon. Nous
voulons que l’adversaire joue précisément le ballon dans les zones du
terrain où nous voulons qu’il le joue. En fait, quand l’adversaire a le ballon,
c’est là que commence notre offensive pour aller inscrire un but. Nous
voulons regagner la balle aussi vite que possible, de manière qu’une passe
seulement suffise pour se retrouver devant les cages. Nous ne courons pas
plus que les autres équipes, mais nous courons sans nous relâcher. Pourquoi
devrions-nous [nous relâcher] ? Nous nous entraînons toute la semaine pour
être vifs pendant 90 minutes. En plus, notre système est bien défini : nous
ne piquons pas à tout-va comme pourrait le faire un essaim de frelons. Nous
attirons l’adversaire vers nous, et ensuite nous le piquons. »
« L’expérience est plus importante que le résultat, ajouta-t-il. Nous
jouons un Erlebnisfußball (un football qui procure une certaine expérience),
et c’est exactement le genre de football que j’ai envie de regarder. Nous
voulons courir sans cesse. C’est notre identité. Nous sommes l’avant-garde
des gens qui sont au bar et qui nous regardent : ces gens-là veulent que l’on
coure et que l’on se batte jusqu’au bout. Semaine après semaine, notre billet
d’entrée est bien défini : de la passion, une volonté de courir, de la volonté
tout court. Si quelqu’un quitte le stade en se disant : “Ils auraient dû se
battre et courir un peu plus aujourd’hui”, c’est qu’on a commis une grosse
erreur. J’aime ce sport parce que c’est une question de puissance, parce
qu’il secoue la poussière. Ce n’est que grâce au rythme et à l’action qu’il est
possible d’entrer en contact avec l’émotion que procure ce sport. Une
victoire seule ne suscite jamais l’émotion. Un bon match vous donne des
frissons jusqu’au lundi ou au mardi suivant. Le football, c’est du théâtre. Et
si l’on ne réalise pas de bonnes performances, il n’y aura plus que deux gars
assis à la fin. »
Si Mayence affichait un niveau de cohésion aussi élevé sur le terrain,
c’est parce que cette cohésion était renforcée par une autre, qui avait été
créée en dehors du terrain, explique Klopp. Deux ans plus tôt, il avait
emmené son équipe dans un cabanon situé en Forêt-Noire et les joueurs
devaient eux-mêmes faire la cuisine et le ménage. Juste avant leur première
saison en Bundesliga, il les avait emmenés faire un stage de survie
extrêmement désagréable en Suède. Au programme, quatre jours de pluie
presque incessante, une multitude de piqûres de moustiques, sans oublier la
mutinerie qui a failli avoir lieu (« Ils voulaient affréter un hélicoptère pour
nous sortir de là »), mais aussi une nouvelle proximité entre les joueurs, le
résultat de cette expérience partagée. À la lueur du feu de camp, Klopp
demanda aux joueurs d’écrire une lettre à eux-mêmes, en détaillant leurs
impressions ainsi que leurs sentiments quant à ce voyage au cœur de la
nature sauvage scandinave. Les lettres furent mises dans des enveloppes et
ramassées par Klopp, qui dit à ses joueurs qu’elles seraient gardées et
ressorties au cas où l’équipe traverserait une crise dans les mois à venir.
« Chacun d’entre eux aurait alors l’occasion de lire à voix haute ce qu’il
avait écrit à l’époque, assis près du feu et de ses coéquipiers, et se rappeler
toutes les émotions particulières et vivifiantes. »
Klopp montra également aux joueurs de Mayence un documentaire sur
les All Blacks, l’équipe de rugby de Nouvelle-Zélande, et leur demanda ce
qu’ils pensaient du fait qu’ils s’appellent eux-mêmes les All Reds. Était-ce
gênant pour eux, ou bien pouvaient-ils se jurer à eux-mêmes qu’ils iraient
au bout de leurs limites aussi longtemps qu’ils porteraient le maillot du FSV
Mayence 05 ? Si l’équipe n’a jamais exécuté de haka dans les vestiaires, il y
avait quand même des chants de guerriers maoris qui étaient joués dans le
bus de l’équipe sur le chemin du stade.
Étant donné que le club n’avait pas les moyens d’acheter des joueurs qui
avaient le profil footballistique et psychologique adéquat, Heidel et Klopp
menaient eux-mêmes des entretiens d’embauche poussés avec les
potentielles recrues. Dans la mesure du possible, le joueur était invité à
venir à Mayence en compagnie de sa femme ou de sa petite amie. Klopp se
chargeait de parler football au joueur en premier, et ce pendant trois, quatre,
voire cinq heures, pendant que Heidel montrait les plus beaux coins de
Mayence à sa compagne. Ce n’est qu’ensuite que le directeur sportif
s’entretenait avec le joueur. « Je voulais en premier lieu en savoir plus sur
ses origines, sur sa famille. Je voulais d’abord avoir une impression de lui
en tant que personne, dit-il. Puis je lui racontais des choses sur Jürgen
Klopp ; ça aurait été un peu con que de le faire avec lui dans la même pièce.
Je disais au joueur qu’il était possible qu’il tombe amoureux du coach, ce
genre de choses. »
« Il y avait deux questions clés. La première, c’était : “Est-ce que tu
aimes t’entraîner ?” Si quelqu’un répondait : “Bah pas vraiment, mais je
suis au meilleur de ma forme le week-end” – eh bien, salut ! Aucune chance
qu’il ne joue pour nous. L’autre question, c’était : “Est-ce que tu aimes
courir ?” Si quelqu’un répondait : “Je préfère m’en sortir avec ma
technique” ou alors “Je n’ai pas besoin de courir”, alors on ne le prenait
pas. Je leur disais toujours : “Si tu penses que tu es capable de marquer trois
buts le week-end sans que tu ne t’entraînes dur, dis-le-moi tout de suite.
Parce que tu ne joueras jamais ici, quels que soient le nom que tu portes et
la réputation que tu as.” Les joueurs sont sensibles à un tel élan d’honnêteté.
Nous avons dû renoncer à beaucoup de joueurs parce que nous sentions
qu’ils n’étaient pas capables de fournir les efforts que nous demandions. Si
un joueur disait : “Mais ce n’est que Mayence, ici…”, nous le renvoyions
chez lui. Kloppo disait toujours : “Je veux que tu aies le sentiment de ne
pouvoir jouer que pour un seul club pour le moment : Mayence, et rien
d’autre. Si tu n’as pas ce sentiment en toi, si tu penses que tu dois parler
avec d’autres clubs d’abord, ce n’est pas la peine. Et si tu ne t’enflammes
pas après ce que je viens de te raconter sur le club, tu ne devrais pas signer
ici. Sois honnête, parce que sinon, ça ne fonctionnera pas pour toi.”
Généralement, le joueur était impressionné par ce genre de discours. Après
quoi on le renvoyait chez lui, sans aucune offre sur la table. On lui disait
que nous aussi, on devait en discuter entre nous. “Nous te dirons si nous
voulons de toi. Si ça ne fonctionne pas pour une question d’argent, qu’il en
soit ainsi.” Mais en vrai, ça a presque toujours fonctionné. Nous avons
presque toujours fini par avoir les joueurs que nous avions ciblés. On les
avait eus par K.-O. Une fois qu’ils signaient, Klopp et moi, on s’en tapait
cinq. Tout était parfaitement réglé comme une horloge. »
L’Égyptien Mohamed Zidan en est le parfait exemple. Son agent ne
voulait pas qu’il quitte le Werder Brême pour Mayence. « Mayence ?
Qu’est-ce qu’il irait faire à Mayence ? » se rappelle Heidel. Mais après
qu’on lui a parlé, il était aussi enthousiaste que possible. Il ne voulait jouer
que pour nous, pour personne d’autre. » Outre un système fonctionnel qui
tirait le maximum des qualités des joueurs et qui de fait augmentait leur
valeur sur le marché (« Quiconque réalise de bonnes performances à
Mayence aura la chance, à un certain niveau, de gagner ce que d’autres
gagnent », avait prédit Klopp), le club offrait également un équilibre
intéressant entre vie professionnelle et vie privée. « Il y a des endroits bien
pires où vivre. Au moins ici, il est possible d’avoir une vie normale en tant
que footballeur, estime Heidel. À Cologne, c’est impossible de sortir dans la
rue. À Mayence, si. Vous aurez du mal à trouver un joueur qui n’a pas
apprécié le fait de jouer chez nous. Nous n’avons jamais eu à pénaliser qui
que ce soit pour des indiscrétions. Ce n’était pas nécessaire. »
Cela ne signifiait pas pour autant que les règles habituelles n’étaient pas
en vigueur. Quiconque arrivait en retard pour l’entraînement prenait
quelques centaines d’euros d’amende. Il y avait même un tarif pour
l’entraîneur, si lui-même arrivait en retard : 500 euros. Un jour, alors que
Mayence était encore en deuxième division et que Klopp vivait toujours à
Gallusviertel, un quartier de la classe moyenne inférieure de Francfort, il se
rendit à l’appartement de Michael Thurk, son joueur, qui habitait dans le
même coin que lui, pour l’emmener à l’entraînement à Mayence, comme
tous les autres jours, en passant par l’autoroute A66, tristement célèbre pour
ses embouteillages. Klopp eut beau sonner de nombreuses fois en bas de
l’immeuble, pas de réponse. Il sonna alors à l’interphone des voisins,
jusqu’à ce que quelqu’un le laisse entrer, avant d’aller taper à la porte de
Thurk. Au bout d’un moment, la porte finit par s’ouvrir. Thurk était en
caleçon. « Oh, coach. Je suis désolé… »
« Je te donne exactement deux minutes. Si tu n’es pas là dans deux
minutes, je pars sans toi. »
Une minute et trente secondes plus tard, Thurk arriva à la voiture, portant
les premiers vêtements qu’il avait trouvés sur son chemin. Le trajet pour
Mayence était « particulièrement stressant », se rappelle Quast, qui était de
la partie. « Des embouteillages partout, tout était bloqué. Kloppo transpirait,
parce qu’il n’avait pas beaucoup d’argent à l’époque. Cinq cents euros,
c’était une sacrée somme, même pour lui, à ce moment-là. Thurk aussi se
mit à transpirer – Klopp lui avait dit qu’il aurait à payer pour eux deux s’ils
étaient en retard. Ils ont malgré tout réussi à arriver avec deux secondes
d’avance. »
Klopp mit un point d’honneur à traiter ses joueurs comme il aurait
souhaité que ses anciens entraîneurs le traitent, en tant que joueur. Par
exemple, le milieu de terrain Fabian Gerber fut exempté d’un jour
d’entraînement afin de pouvoir aller fêter l’anniversaire de sa mère – un
événement médiatique qui fut férocement débattu dans une Bundesliga
imprégnée de machisme. « Il y a dix ans, je n’avais pas été autorisé à être
avec mon fils pour son premier jour d’école. Je me demande encore
aujourd’hui comment j’ai fait pour être aussi stupide et suivre l’ordre de
mon entraîneur, déclara Klopp pour justifier son indulgence. Je veux que les
gens autour de moi se sentent bien. La vie, c’est ça. Oui, on joue au
football, le langage est brutal, et il y a des choses pires encore. Mais je n’ai
pas à marcher sur les plates-bandes des autres. Je n’ai pas à menacer mes
joueurs de punitions pour qu’ils réalisent des performances. Je dois leur
montrer des objectifs clairs, de telle sorte qu’ils veulent automatiquement
les atteindre. C’est en cela que je crois. »
Attaquants de Mayence, Benjamin Auer et Michael Thurk ont parfois
plaidé pour un style de jeu plus détendu, sans succès. Klopp était
intransigeant quant à son programme footballistique. « Mais un joueur
seulement, insiste Heidel, ne se sentait pas bien du tout à Mayence : Hanno
Balitsch. Il disait tout le temps que Klopp et l’équipe se comportaient
comme une secte, qu’ils passaient leurs journées à rigoler. Il ne supportait
pas ça, et il trouvait également étrange le fait que les joueurs tutoyaient le
coach, au lieu de le vouvoyer. Quand on se croise, Hanno et moi en rigolons
encore aujourd’hui. Mais je vous mets au défi de trouver d’autres joueurs,
même parmi ceux qui ne jouaient pas régulièrement, qui diront quelque
chose de négatif sur Mayence. Vous n’en trouverez pas. Aux joueurs que
nous avions pour cible, j’ai toujours dit qu’ils n’avaient qu’à entrer en
contact avec d’anciens joueurs à nous et de leur demander ce qu’ils en
pensent. Ces gars-là n’avaient aucune raison de mentir. »
Fin novembre, l’équipe de Mayence reçut de nombreux éloges pour sa
prestation face au Bayern Munich de Felix Magath, et ce malgré une
défaite 4-2 à l’Olympiastadion. Mais l’obscurité se rapprochait. Sept
défaites de plus et un match nul 0-0 face à l’Arminia Bielefeld de Rapolder
firent que Mayence se retrouva à la quinzième place, à quatre points de la
zone de relégation. Dans les publications les plus réputées du pays, les
interviews instructives de l’entraîneur avaient laissé place à des questions
sur la sécurité de son emploi. Néanmoins, le board de Mayence clarifia vite
les choses : même si le club venait à descendre, Klopp resterait en place.
Les questions disparurent alors. « Il n’a jamais été question de se
débarrasser de lui, affirme Strutz. Il nous a convaincus, aussi bien en tant
qu’entraîneur qu’en tant qu’être humain. »
Klopp demanda aux fans au Bruchweg d’arrêter de se balancer sur de la
musique de carnaval et à la place, de fêter chaque tacle de l’équipe. Il eut de
nombreuses nuits blanches, et admit plus tard se sentir seul face à cette
vague de mauvais résultats (« Je ne pouvais rien demander à personne,
parce que, généralement, les entraîneurs ne survivent pas à une série de huit
défaites consécutives »). Il resta néanmoins optimiste et diffusa le calme
dans le vestiaire. « Les joueurs n’ont jamais commencé à douter d’eux-
mêmes, et ça, pour un coach, c’est un véritable exploit », écrivirent Rehberg
et Karn. Une mise au point tactique – une formation en 4-3-2-1 – permit à
Mayence de retrouver le sens de la marche. Des victoires contre Fribourg
(5-0), Schalke 04 (2-1), Hanovre (2-0) et Bochum (6-2) éloignèrent les
craintes d’une possible descente. Après la 32e journée et une défaite 4-2 à
domicile face au Bayern Munich, champion, Mayence était
mathématiquement sauvé. Les deux équipes firent la fête avec les
supporters, en avalant de grandes chopes de bière sur le terrain. Pour sa
toute première saison en Bundesliga, Mayence termina à la onzième place.
Selon Doehling, ce qui distingue Klopp de Wolfgang Frank, c’est sa
capacité à se vendre lui-même, son football et son club aux autres, même
dans les moments difficiles. « Frank n’avait pas ce talent. Après chaque
défaite, il perdait son sang-froid, regrettant que son équipe ne fasse pas
mieux et que le stade soit toujours vide. Klopp a appris de tout cela. Il sait
comment parler aux gens. Est-ce que vous leur dites : “Vous êtes tous des
idiots parce que vous ne comprenez pas à quel point notre football est
formidable ?” ou bien est-ce que vous leur dites : “C’est un événement où
tout va à 100 à l’heure. Les gens qui décident de ne pas venir vivre
l’expérience vont vraiment rater un truc. Vous feriez mieux de venir.” Il a
un talent pour être tout le temps optimiste. Et puis, vous l’avez déjà entendu
avant, c’est quelqu’un qui captive les gens. Il n’y a pas beaucoup de gens en
Allemagne qui sont capables de faire ça. Êtes-vous capable d’avoir des gens
qui vous suivent, qui suivent vos idées ? La politique n’est pas si différente
que ça du coaching. C’est un politicien-né. Mais il ne faut pas envoyer les
gens au bûcher. Ça, vous ne pouvez le faire qu’une fois, ensuite c’est fini.
Vous devez les mener à la bataille, puis les en faire sortir, vivants. Vous
devez les délivrer. Et ensuite, ils vous suivront. »
Rester dans l’élite à l’issue de la saison 2004-2005 était un « conte de
fées footballistique », affirme Quast. À Mayence, les gens s’étaient presque
habitués aux miracles. L’extraordinaire était devenu ordinaire. Quast se
rappelle avoir vu des fans du Bayern devant le stade être restés bouche bée
en train de regarder Klopp faire la fête avec les supporters au Haasekessel,
le bar du stade, après le coup de sifflet final. « Mais, ce n’est pas votre
coach, ça ? » ont gueulé les supporters bavarois, stupéfaits. Ils sont allés le
voir et ont pris des photos avec lui. Il était toujours là, à boire des coups
avec les 25 fans qui l’avaient vu inscrire son quadruplé à Erfurt. Il ne
voulait pas changer. Klopp, c’était ça. Et Mayence, c’était ça. »
Quelques semaines après avoir assuré le maintien dans l’élite, le destin
de Mayence prit un tournant encore plus fantastique. Le plus petit club de
Bundesliga se retrouva à vivre un rêve au sein d’un rêve, comme dans
Inception, le film de Christopher Nolan. Grâce à l’attitude sympathique des
joueurs, des dirigeants et des fans – ainsi qu’à une bonne grosse dose de
chance –, le FSV fut l’un des deux clubs européens à être autorisés à jouer
la Coupe de l’UEFA grâce au prix du Fair-Play. (Ce rôle d’équipe la plus
gentille et la plus amusante du championnat ne fit pas pour autant
l’unanimité : des mois plus tard, les ultras de Hanovre 96 déployèrent une
banderole sur laquelle était écrite : « Votre sympathie nous fait vomir. »)
Jürgen Klopp la joua cool. « La Coupe UEFA ? Est-ce que c’est comme
des aigreurs d’estomac ? » répondit-il aux questions sur cette excursion
complètement inattendue de Mayence dans le football européen. Il balaya
également les inquiétudes sur les exigences accrues imposées à une équipe
certes inexpérimentée, mais très soudée : « Nous ne devons pas nous dire
que nous avons un problème. La seule différence, c’est que nous verrons
nos femmes un peu moins. »
Mais ce ne fut pas la seule différence. Des voyages pleins d’aventures en
Arménie (4-0 en cumulé contre le FK Mika Ashtarak), en Islande (4-0 en
cumulé contre Keflavik) et en Espagne (défaite 2-0 en cumulé contre le FC
Séville) amenèrent une excitation énorme, mais aussi beaucoup de fatigue
et d’épuisement dans les premières semaines de la saison 2005-2006.
Mayence s’inclina en effet lors de ses cinq premiers matchs en Bundesliga.
« Ah, c’est le syndrome de la deuxième saison, la fête est finie », dirent de
nombreuses personnes. La gravité ramenait enfin ces voltigeurs au sol, leur
habitat naturel. « On peut se demander combien de temps encore la société
hédoniste de Mayence va continuer à tenir sous une pression accrue »,
écrivit la Neue Zürcher Zeitung avec une certaine inquiétude.
Klopp trouva de l’inspiration dans une BD qu’il lisait quand il était
adolescent : Mortadel et Filémon, de l’Espagnol Francisco Ibañez. Deux
agents secrets à qui il arrivait tout le temps de terribles mésaventures et de
graves mutilations sans avoir aucun dégât durable, réapparaissant comme
neufs lors de la case suivante. « J’adorais cette BD, dit Klopp. La durée
dont les personnages avaient besoin pour se régénérer était géniale. Pas
grave s’ils se faisaient aplatir par un rouleau compresseur ou s’ils tombaient
d’une falaise de 800 mètres de haut : les choses suivaient simplement leur
cours, comme si de rien n’était ! »
Les lois de la physique et de la biologie n’ont pas cours dans Mortadel et
Filémon. En revanche, la Bundesliga était un environnement beaucoup
moins indulgent. Si la forme de Mayence revint après l’élimination en
Coupe de l’UEFA, ce ne fut pas le cas des résultats. Après dix rencontres de
championnat, le FSV était dans la zone de relégation, avec seulement sept
points au compteur. La défaite 3-1 sur la pelouse du Hertha BSC devint le
symbole de cette déconnexion inexplicable entre un splendide football
d’attaque et un score final déprimant. Klopp demanda à tout le monde de
regarder au-delà du résultat. « Nous analyserons cette rencontre
indépendamment du résultat », déclara-t-il aux journalistes dans la capitale
allemande. Le quotidien local taz fut quelque peu surpris de remarquer que
les joueurs continuaient à avoir la foi, qu’ils étaient déterminés « à rester la
clique de la bonne humeur du championnat, à continuer de faire preuve de
courage, à continuer à jouer de manière offensive, rapide, et avec un plan et,
par-dessus tout, à continuer à se montrer de telle manière que même les
observateurs les plus cyniques n’auraient d’autre choix que de dire que ces
gars aiment jouer au football ».
Klopp lui-même aimait toujours jouer au football. C’était quelque chose
d’évident pour ses proches. Il jouait régulièrement dans l’équipe de
Kemweb, une petite agence de presse dont les bureaux se trouvaient non
loin de chez lui, à Mayence-Gonsenheim. Kemweb jouait contre d’autres
entreprises – des banques, des supermarchés, des entreprises de
construction – dans une ligue amateur, et manquait souvent de joueurs.
Peter Krawietz, qui travaillait pour Kemweb, demanda un jour à Klopp si ça
lui disait de venir pour compléter l’équipe. Et Klopp vint. Toutes les trois
ou quatre semaines, chaque fois que le calendrier de Mayence en
Bundesliga le permettait, il jouait quelque part à la campagne, entre les
vignes et les champs de tulipes, « contre des mecs qui avaient des bedaines
de bière, qui étaient incroyablement mauvais mais qui étaient tous des
champions du monde de la troisième mi-temps, se rappelle Martin Quast.
C’est là que Kloppo était le plus heureux, quand il était entouré de ces gars.
Il était sur le terrain et il était mort de rire quand un gars frappait au but,
mais que son ballon finissait par taper le poteau de corner. Après quoi, tout
le monde se mettait autour de Kloppo dans une tente ou dans un bar, et il
n’arrêtait pas de rire, pendant toute la soirée. Ce rire qu’il a… Tout ce que
tu voyais, c’étaient ses grandes dents. Des gens qui travaillaient dans des
banques ou à Blendax, l’usine de dentifrice, rentraient chez eux en disant :
“Monsieur Klopp, on vous connaissait comme entraîneur, mais on ne savait
pas que vous étiez un mec aussi cool. Vous pourriez toujours jouer en
septième division, non ?” Et ça, c’était le plus grand éloge à ses yeux, parce
qu’il n’a jamais prétendu être quelqu’un d’autre ».
Alors que l’hiver arrivait lentement mais sûrement, le puissant secteur
offensif de Mayence – composé du meneur de jeu da Silva et des attaquants
Michael Thurk, Benny Auer, Petr Ruman et Mohamed Zidan – finit par
transformer une masse d’occasions de but en succès tangibles. À Noël,
Mayence compta 16 points. Cet élan positif ne put être ignoré : Klopp se vit
offrir une prolongation de contrat de deux ans, courant jusqu’à la trêve
hivernale de 2008, ce qu’il accepta. Christian Heidel ne démentit pas les
informations selon lesquelles le salaire de l’entraîneur avait été porté à
1,2 million d’euros (par an), ce qui signifiait que Klopp touchait à peine un
peu moins que les entraîneurs les plus réputés de Bundesliga.
« Le FSV Mayence 05 est un club fantastique, déclara Klopp en
janvier 2006 à la Frankfurter Rundschau dans une double interview aux
côtés de Heidel. En termes de développement, le club a littéralement
explosé au cours de ces cinq dernières années, et ce sans changer son
caractère d’un iota. C’est toujours un grand et amusant défi que de travailler
ici. Il n’a jamais été question d’aller chercher un autre défi ailleurs. »
Klopp, le détonateur de l’explosion de Mayence, nia avoir été changé par
l’exposition médiatique, mais concéda que sa notoriété grandissante
commençait à avoir un impact négatif. « Tu t’habitues à être reconnu dans
la rue, et ta vie privée en souffre, déclara-t-il. Si, il y a cinq ans, quelqu’un
m’avait téléporté en 2005, j’aurais été choqué. Je pouvais courir à poil dans
les rues de la ville à l’époque, personne ne connaissait mon nom. »
Il n’était peut-être plus possible de courir tout nu dans les rues huppées
de Mayence-Gonsenheim, mais ce n’est pas comme si Klopp s’était caché
non plus. Son nom était sur la sonnette de sa maison (et c’était toujours le
cas en novembre 2016). Il était possible de le trouver sur la terrasse du Café
Raab non loin de là, ou encore en train de louer des DVD à Video Toni, le
soir. Un jour, Toni, le propriétaire du vidéoclub, dit à Klopp qu’il pourrait
emprunter des vidéos à vie si son magasin était montré à la télévision.
Après avoir entendu ça, Martin Quast intégra Toni dans un reportage sur
Klopp pour Sport1. Toni tint sa promesse : « Kloppo ne payera plus jamais
aucun DVD. »
Heidel avertit Klopp que d’ici cinq mois, après avoir travaillé pour la
ZDF durant la Coupe du monde, il passerait de « la personne la plus connue
de Mayence » à quelqu’un qui serait connu « par 80 millions d’Allemands,
papys et mamies inclus ». Si quelqu’un n’avait pas bien compris le texte
situé sous l’interview de la Frankfurter Rundschau – comme quoi Klopp
devenait petit à petit plus grand que Mayence 05 –, l’entraîneur s’assura de
le dire haut et fort. « Mon envie d’être coach à Mayence ne durera pas toute
une vie, avoua-t-il. Je ne peux pas m’imaginer être encore ici dans dix ans.
Je suis trop curieux pour ça. Je me mettrai alors un coup de pied dans le cul
[pour bouger]. »
La popularité de Klopp aurait pu créer une attention indésirable pour lui,
mais, finalement, cela se transforma en cash pour le club. « Personne n’était
jaloux. Bien au contraire : on a profité de cette popularité, assure Heidel.
L’effet Kloppo nous a permis d’acquérir de nouveaux sponsors et de vendre
plus de billets. » Le club commença à penser plus grand, bien au-delà du
prochain match et du besoin immédiat d’échapper une deuxième fois à la
relégation. Le FSV mena une étude de faisabilité portant sur la construction
d’un nouveau stade. Après quinze ans de travail, Heidel finit par être
employé à plein temps en tant que manager général du club. « Ici, nous
avons la chance de créer une infrastructure dont nous n’aurions même pas
rêvé quelques années plus tôt, dit Klopp. Et je veux faire partie de ce défi.
Quand je partirai, je veux que le club ait profité de moi, de mon apport.
Cela a toujours été le plan. Je veux laisser une trace. »
« Les négociations avec Kloppo ont duré deux minutes, dit Heidel. Je lui
ai donné un bout de papier avec un nombre dessus. Il pouvait ajouter
l’année qu’il voulait. Nous nous sommes serré la main, fin de l’histoire.
Nous n’avons jamais négocié. Il était toujours d’accord avec ce que je lui
proposais. Vous savez, il se plaignait toujours de gagner si peu quand il était
joueur ; mais en tant qu’entraîneur, il était sans doute le mieux payé de toute
la deuxième division, et de loin. Et en première division, ce n’était pas un
misérable non plus. Je savais à quel point il était important pour nous. Il
gagnait autant que trois ou quatre de nos joueurs réunis. Il disait : “Arrête,
c’est trop.” Je lui répondais : “Non, pas du tout. C’est ce que tu vaux.”
Parfois, des gens l’ont appelé pour l’attirer dans leur club, et il rigolait.
Parce que personne ne réalisait vraiment combien on le payait. C’était une
somme à sept chiffres. Beaucoup d’entraîneurs en Bundesliga ne gagnaient
pas ce qu’il gagnait. Klopp remplissait tout le stade. C’était une icône
publicitaire pour Mayence 05. Et ça, vous ne pouvez pas le mesurer en
termes pécuniaires. Ça allait bien au-delà de son travail à l’entraînement. »
L’équipe, en revanche, avait besoin d’une refonte tactique, au vu de sa
supériorité dans l’un des compartiments du jeu. Les meilleurs joueurs de
Mayence étant tous en attaque, un nouveau système en 4-4-2, avec un
diamant au milieu du terrain – Thurk jouant derrière les deux attaquants –,
vit le jour, afin que ces joueurs puissent mettre leurs qualités au service de
l’équipe. En février, lors d’un match à Dortmund, cette nouvelle formation
sembla toutefois laisser trop d’espaces au milieu. Le staff réfléchit à laisser
tomber ce plan à la mi-temps : le FSV Mayence était en effet mené 1-0 et
semblait ne pas du tout être dans son match. Mais finalement, l’équipe
garda cette formation et les choses finirent par s’arranger : Thurk finit par
égaliser, et les visiteurs eurent la malchance de ne pas finir par l’emporter
en fin de rencontre. « C’était un moment très difficile pour nous, dit Klopp
plus tard, une leçon précieuse pour nous, comme nous en avons tant eues. »
Lors des trois matchs suivants, Mayence prit sept points, et s’éloigna de la
zone de relégation.
La reconnaissance du bon travail de Klopp se manifesta également d’une
autre manière : le défenseur central Manuel Friedrich fut convoqué en
équipe nationale par Jürgen Klinsmann. C’était la première fois qu’un
joueur de Mayence était appelé à jouer pour la Nationalmannschaft. « Manu
est un défenseur très classe et un super type. Je suis content que Jürgen
Klinsmann ait la possibilité de faire sa connaissance », dit Klopp avec
beaucoup de fierté.
Avec sa nouvelle formation, Mayence ne perdit qu’un match sur sept, une
défaite 3-0 à Nuremberg. Mais les autres résultats firent que la pression était
forte avant le match à domicile face au Bayern Munich, leader, pour la
31e journée de Bundesliga. L’équipe se retrouva confinée dans un endroit
sombre. Mais cela n’avait rien à voir avec une descente inattendue vers la
zone de relégation. Sur invitation de Herbert Mertin, ministre de la Justice
du Land de Rhénanie-Palatinat, Klopp avait emmené l’équipe pour une
visite à la prison fédérale de Rohrbach. Un détenu dit à l’entraîneur qu’il
s’était assis un jour à côté de lui dans un bus qui emmenait les fans de
Mayence voir un match à l’extérieur en deuxième division. Klopp était
suspendu ce jour-là, et avait fait le déplacement avec les supporters.
L’entraîneur écouta avec attention le détenu raconter sa vie. « Mec, tu dois
mettre de l’ordre dans ta vie quand tu sortiras », lui conseilla-t-il, rapporte
la Frankfurter Rundschau. Klopp dit au quotidien qu’il était important pour
les joueurs « de faire l’expérience d’un monde complètement différent qui
est tout sauf amusant et raffiné. Ce genre de choses vous aide à grandir en
tant qu’être humain et en tant que joueur, même si cela ne vous aide pas
forcément à gagner contre le Bayern Munich ».
La meilleure partie de cette excursion exceptionnelle fut néanmoins la
possibilité « de faire sortir les gars d’ici de leurs cellules pendant quelques
heures », ajouta-t-il. Après avoir appris qu’il n’y avait pas de football en
direct à la télévision au sein de la prison, Klopp demanda à Mertin
d’installer un décodeur pour permettre aux détenus de regarder la rencontre
entre Mayence et le Bayern. L’homme politique ne fit que sourire face à
cette proposition quelque peu éhontée, mais il semblerait que la visite de
l’équipe servit de « coup de fouet » pour la réhabilitation de certains
détenus.
Sur le terrain, Mayence fit match nul 2-2 contre le Bayern. « Ce serait un
désastre si Mayence descendait en deuxième division », déclara Uli
Hoeness, le manager bavarois, à l’issue de 90 minutes qui furent très
disputées. Une courageuse victoire 3-0 à Wolfsburg permit ensuite au club
de se retrouver dans une position très confortable, et puis Mayence se
retrouva de nouveau dans une ambiance de carnaval à l’issue de l’avant-
dernière journée. Une victoire 1-0 contre Schalke 04 permit au club de se
sauver. En larmes et plein de bière, Klopp grimpa par-dessus la grille du
stade pour aller chanter des chansons paillardes avec les supporters. « C’est
l’ultra parmi les entraîneurs de Bundesliga, écrivit le Süddeutsche Zeitung,
et Mayence 05 est devenue l’expression de sa personnalité », un club où les
joueurs comme le public ont été « entraînés dans une hystérie » par le gars
sur la ligne de touche et « des dizaines de milliers de personnes vivaient au
rythme des émotions prescrites par leur entraîneur ».
Après un 0-0 lors du dernier match de la saison face à Duisbourg,
l’équipe la plus pauvre du championnat (la masse salariale du MSV
s’élevait à 13 millions d’euros, soit moins de la moitié de la masse salariale
moyenne en Bundesliga, qui était de 28 millions d’euros), Mayence termina
à la onzième place. Si certains joueurs se demandèrent s’ils avaient été
moins bons que leurs capacités laissaient entendre, Friedrich, lui, maintint
que le club savait exactement ce qu’il venait d’accomplir. « Être en mesure
de jouer en Bundesliga la saison prochaine, c’est la plus belle chose qui
soit, déclara le défenseur. Pour nous, chaque match est un cadeau. Un
cadeau que l’on regarde comme un enfant le ferait, c’est-à-dire avec les
yeux grands ouverts. »
Seulement, deux petites histoires ennuyeuses vinrent légèrement troubler
les célébrations, à la manière d’un violon désaccordé dans un orchestre
philharmonique. Tout d’abord, lors du match face à Schalke 04, les
supporters s’en étaient pris à Mimoun Azaouagh, l’ancien milieu de terrain
du FSV. Un événement qui était peut-être signe que l’autoproclamé club
festif était devenu un peu moins spécial, un peu plus normal. « Ce n’est pas
ce que nous sommes », dit Klopp, en critiquant les fans. Ensuite, des
observateurs réguliers du club remarquèrent que Heidel protesta un peu trop
vigoureusement lorsque quelqu’un lui dit que les pertes du meneur de jeu
da Silva (qui allait à Stuttgart) et de l’attaquant clé Mohamed Zidan (qui
retournait au Werder) seraient difficiles à compenser. « Cela fait quinze ans
qu’on entend ce genre de propos », répondit-il avec dédain.
Mais cet été-là, les vannes finirent par s’ouvrir. Outre da Silva et Zidan,
l’attaquant Benny Auer et le défenseur Mathias Abel quittèrent également
le club. Mais pire encore fut le départ d’un cinquième titulaire, Michael
Thurk. Un départ qui fit beaucoup de mal, et à plus d’un titre. Lors de la
saison 2005-2006, les douze buts inscrits par l’attaquant contribuèrent
énormément au maintien de Mayence en première division, tout comme le
furent ses six buts lors de la phase retour de la saison précédente. Thurk
était le type d’attaquant que les Allemands qualifient de Schlitzohr,
« roublard ». Un terme qui signifie littéralement « oreille fendue ».
L’expression remonte à quelques siècles, à l’époque où les apprentis
artisans portaient des boucles d’oreilles en or et se les faisaient arracher en
guise de punition, quand ils commettaient des délits. Thurk était un roublard
sur le terrain, un voyou adorable et énervait sans cesse les défenseurs. Il a
grandi dans le Gallusviertel à Francfort, un quartier industriel et ouvrier
coincé entre deux grandes lignes ferroviaires. Les locaux surnomment le
quartier « Kamerun », en raison du nombre important d’immigrés.
Si le doublé de Thurk face à l’Eintracht Trèves lors de la dernière journée
de la saison 2003-2004 permit à Mayence de monter en Bundesliga,
l’attaquant sembla bien seul et désespéré au milieu des célébrations
extatiques du club. En effet, Thurk avait accepté de s’engager pour
l’Energie Cottbus lors de la saison suivante, anticipant le fait que le club
d’Allemagne de l’Est allait monter en première division. Mais c’est
finalement Mayence qui fut promu à la place de l’Energie Cottbus. « Putain,
je me sens mal. Est-ce que je dois vraiment aller là-bas ? » marmonna
Thurk durant toute la durée de la fête dans le centre-ville, en pleurant toutes
les larmes de son corps.
Heidel avait promis à l’attaquant qu’il serait à nouveau le bienvenu si son
séjour à Cottbus ne se passait pas bien. Ce séjour ne se passa pas bien, et
Thurk paya de sa poche une partie de l’indemnité de transfert pour revenir à
Mayence, en janvier 2005. « Dans l’histoire de Mayence, nous avons pris
deux incroyables [bonnes] décisions en matière de personnel, considéra
Strutz plus tard. La première, c’est Klopp. La seconde, c’était de reprendre
Thurk à Cottbus. C’est incroyable, les choses que fait ce gars sur le
terrain. »
En juillet 2006, Thurk apprit que l’Eintracht Francfort était intéressé par
son profil. Un transfert dans sa ville natale était bien évidemment très
important pour lui, aussi bien sur le plan financier qu’émotionnel. Mayence
voulait qu’il reste. Thurk provoqua alors une dispute avec Heidel et Klopp
pour forcer sa vente à Francfort. Il se dit déçu que le manager de Mayence
ne l’ait pas tenu au courant des demandes de l’Eintracht, puis attaqua Klopp
pour ne pas l’avoir assez soutenu quant à une éventuelle convocation en
équipe nationale. « Je dois y réfléchir », avait – honnêtement – répondu
l’entraîneur quand on lui posa la question des perspectives de Thurk avec
Klinsmann. « Ce n’est pas seulement une déclaration négative sur un
joueur, se plaignit Thurk. J’avais aussi l’impression qu’il se moquait de
moi. » Mais l’attaquant, qui était alors âgé de 30 ans, alla plus loin,
beaucoup plus loin. Il déclara que Klopp était une sorte de « super
gourou », dont les prouesses en termes de gestion de joueurs étaient
largement surcotées. « Cette gaieté constante, toujours à sortir une boutade
amusante… Les trucs qu’il dit lors des réunions d’équipe, sa façon de nous
motiver. Franchement, je déconnecte, parce que j’ai déjà entendu ces
discours un millier de fois. C’est dépassé. Je ne peux plus entendre les trois
quarts des trucs qu’il dit. »
Un retour en arrière était désormais impossible après ces propos.
Mayence le vendit donc à son rival local. Le changement de club ne
fonctionna cependant pas comme Thurk l’avait espéré : il ne marqua que
quatre buts en 36 rencontres (toutes compétitions confondues) avant d’être
transféré au FC Augsburg. « Ce que Thurk a dit était impardonnable, il a
mené une politique de la terre brûlée, dit Quast. Kloppo était un dieu à
Mayence, tu ne peux pas faire des trucs comme ça. C’était devenu très
personnel. Après tous ces trajets entre Francfort et Mayence, ils étaient
devenus vraiment proches, Topf und Arsch5. C’était calculé de la part de
Micha. Il savait que le club devait le vendre. Mais comment tu gères un
gars comme ça ? Pendant un moment, leur relation était très tendue. J’étais
sûr que Kloppo allait couper les ponts avec lui. Mais en 2015-2016,
Augsburg se retrouve à affronter Liverpool6. Et qui est là, assis dans la loge
VIP aux côtés d’Ulla [la femme de Klopp] ? Michael Thurk. C’était l’invité
d’honneur de Klopp. Comme Thurk avait joué pour Augsburg, c’était un
peu son match aussi, quelque part. Il n’y avait aucune rancœur, pas de
ressentiment, rien. C’est cool. Je respecte les gens qui sont capables de faire
fi du passé comme ça. »
Le début de la saison 2006-2007 fut spectaculaire. Le Liverpool de
Rafael Benítez fut balayé 5-0 lors d’un match amical au Bruchwegstadion.
Puis ce fut au tour de Bochum de s’incliner à Mayence, 2-1, lors du premier
match de la saison. Et puis… plus rien. La nouvelle équipe mise en place
n’arrivait pas à appliquer le système très exigeant de Klopp. À l’issue de la
phase aller du championnat, Mayence était lanterne rouge, avec une seule
victoire, huit nuls et huit défaites au compteur.
L’attaque de Thurk donna une explication simple aux mauvais résultats
de Mayence : Klopp ne parvenait plus à inspirer son vestiaire. Les tabloïds
se demandèrent s’il n’était peut-être pas trop occupé à analyser les matchs
de l’équipe nationale sur la ZDF pour s’intéresser aux affaires courantes de
la Bundesliga.
Pour Strutz, ce n’était pas ça, le problème. « Avant le match contre
Schalke 04, Klopp a tenu un discours incroyable en conférence de presse. Il
n’a fait que parler et parler, et à la fin, j’étais sûr qu’on irait là-bas et qu’on
gagnerait. Je suis allé voir un cameraman et je lui ai demandé de me donner
la cassette. » « Nous allons garder nos croyances naïves, avait dit Klopp.
Nous n’irons pas à Schalke avec un complexe d’infériorité, en faisant des
courbettes. Quand tu es encore en course, tu ne dois pas abandonner, tu ne
dois pas t’arrêter de travailler. Tu finiras par être récompensé. C’est ma
conviction fondamentale. Nous continuerons à nous battre jusqu’à ce que
quelqu’un nous dise : “Tu peux t’arrêter maintenant, la saison est
terminée.” » Mayence perdit le match 4-0.
Le FSV s’inclina également 4-0 à domicile face au Bayern Munich, le
dernier match avant la trêve. Dans un Bruchwegstadion à guichets fermés,
une ola se lança, un peu par défiance, beaucoup par autodérision. Une scène
qui ne plut pas à Strutz. « J’aurais préféré que le public se moque des
joueurs à la place. » Les dirigeants du club étaient d’accord pour dire que
l’équipe manquait de compétence et d’application, ce qui était surtout
visible chez les recrues. Des changements auraient lieu durant les vacances,
mais pas sur le banc. Heidel assura que Klopp ne pouvait pas se faire
renvoyer. « Nous sauterions de joie s’il prolongeait son contrat au-delà de
2008 », dit-il à la presse.
Klopp nia que son équipe avait été effrayée par la visite des Bavarois –
« Nous ne nous sommes pas chiés dessus, j’ai vérifié avant le match » – et
resta stoïquement optimiste. La trêve offrait une chance de faire les
changements adéquats. Quoi qu’il en soit, finir l’année civile en tant que
lanterne rouge de Bundesliga n’était pas le pire Noël qu’il ait jamais vécu.
« Quand j’avais 5 ans, je voulais un vélo Chopper, raconta-t-il aux
journalistes. J’en ai eu un, mais notre voisin Franz, qui faisait le Père Noël,
s’assit dessus pour rigoler. La jante se plia et forma un huit. Je ne pouvais
plus l’utiliser, et j’étais très contrarié. »
« On n’avait pas l’impression qu’il y avait péril en la demeure », dit
Neven Subotić, tranquillement installé au pittoresque Tasty Pasty Company,
un café en briques apparentes tenu par un Britannique expatrié à Cologne et
très bavard. « Cette saison-là n’était pas purement chaotique, ce n’était pas
l’anarchie qui régnait. Tout se passait normalement. Nous nous entraînions
dur, et nous avions un plan clair pour le week-end, tout en sachant que si
l’on prenait un point, ce serait déjà super. Nous étions focalisés là-dessus. Il
n’y avait pas de sentiment de frustration, nous n’avions pas l’impression
que rien n’allait dans notre sens. Je pense que tout le monde savait que nous
n’avions pas les qualités des grands clubs, et que nous étions
fondamentalement à notre place. Quoi qu’il en soit, en tant que jeune
joueur, j’étais plus préoccupé par mes propres prestations. »
Heidel décida de dépenser de l’argent pour endiguer la marée. En janvier
Mohamed Zidan, « le Petit Pharaon », un attaquant insouciant qui, comme
Thurk, n’avait exprimé tout son potentiel que sous Klopp, revint du Werder
contre 2,8 millions d’euros, un transfert record pour Mayence. Le milieu
danois Leon Andreasen (également du Werder) vint sous forme d’un prêt de
six mois pour renforcer l’axe, tandis que l’ailier colombien Elkin Soto fut
sorti des ténèbres (il était sans contrat après une pige au CD Once Caldas).
Les supporters aussi allèrent de l’avant. Ils débutèrent une campagne
intitulée « Mission Possible 15 » pour que Mayence 05 se sauve de la
relégation (la 15e place étant synonyme de maintien). Les ultras de Mayence
se firent la promesse que le Bruchwegstadion, à l’intérieur duquel le FSV
était un peu devenu un punching-ball, serait à nouveau un chaudron
bruyant.
Klopp, décrit dans le Guardian comme « un jeune homme mal rasé qui a
l’air de tout le temps sauter dans un château gonflable imaginaire », fut
celui qui profita le plus de cette reprise. Zidan, Andreasen (et dans une
moindre mesure Soto) furent les éléments clés qui permirent à Mayence de
remporter cinq de leurs six premiers matchs lors de la Rückrunde (la phase
retour). Mayence remonta à la dixième place. Il était question d’aller en
Coupe de l’UEFA pour la deuxième fois de l’histoire du club. « Mes
coéquipiers se battent comme si leurs adversaires les menaçaient de
kidnapper leurs enfants », déclara Andreasen avec beaucoup d’admiration.
Strutz salua l’attitude de l’équipe, qualifiant ses joueurs de « Bravehearts de
la Bundesliga ». Les similitudes avec les insurgés écossais s’avérèrent
toutefois superficielles. Sous les kilts des joueurs de Mayence, il ne se
passait pas grand-chose.
Des erreurs d’arbitrage, des blessures, des occasions de but gâchées, des
buts stupides concédés : les histoires des équipes reléguées sont toujours les
mêmes, et ce depuis la nuit des temps. Mayence ne semble pas échapper à
la règle : le FSV a connu les mêmes histoires, qui expliquent en partie
pourquoi le club a perdu sept des neuf matchs suivants. Plus important
encore : la désastreuse première partie de saison fit que la marge d’erreur de
l’équipe était devenue bien trop petite, au vu de ses compétences limitées.
La victoire 3-0 contre Gladbach lors de l’avant-dernière journée arriva trop
tard. Pour espérer se maintenir, Mayence devait gagner 7-0 à l’extérieur, à
Munich de surcroît. Battre le Bayern sur ce score, c’est déjà compliqué sur
PlayStation, alors à l’Allianz Arena… L’aventure en Bundesliga était
terminée. Mayence allait descendre en 2. Bundesliga après 102 matchs dans
l’élite.
Pour Subotić, il s’agissait là de sa première relégation en tant que joueur
professionnel, mais étonnamment, elle ne fut pas si douloureuse que ça :
« Dans le vestiaire, l’ambiance était bonne jusqu’à la fin, affirme-t-il. Nous
sommes restés une équipe, nous sommes restés ensemble. Ce fut une
expérience très importante pour moi. Cela m’a aidé à grandir en tant que
joueur. L’ambiance ne s’est pas particulièrement détériorée, ou n’est pas
devenue plus bruyante sur la fin. Peut-être un peu, mais pas tant que ça. »
Le Bruchwegstadion ne perdit pas de sa voix pour autant. Après le coup
de sifflet final du match contre Gladbach, une standing ovation accompagna
le tour d’honneur. « Nous voulons voir l’équipe », demanda le public en
chantant, afin que l’équipe sorte faire un deuxième tour. Ils chantèrent
You’ll Never Walk Alone encore une fois. « Mes mouchoirs sont mouillés »,
admit le Dr Theo Zwanziger, le patron de la DFB. « Le football ne peut pas
accomplir plus que ce qu’il a accompli ici, avec nous », estima Strutz au
sujet de l’adieu émouvant.
Klopp prit le micro. Une fois de plus, il trouva l’inspiration pour son
discours dans un personnage de dessin animé. Paraphrasant les crédits de
fin de la version allemande de La Panthère rose, il promit que « ce n’est pas
la fin des temps, nous reviendrons, sans aucun doute – comme l’a dit le
philosophe rose ». Klopp « semblait presque ravi de cette relégation, parce
qu’elle permettait de faire ressortir la véritable âme footballistique de
Mayence », estima la Frankfurter Allgemeine Zeitung. La descente ne fut
pas considérée comme une catastrophe, mais plutôt comme un échec
inévitable. « Tout ce qui s’est passé ici est ce que tout le monde avait
toujours souhaité, écrivit le journal. C’est super de voir comment les gens
gèrent cette relégation », déclara Klopp. « La vie, c’est ça : si tu as tout
donné, mais que tu échoues quand même, c’est plus facile de faire face à
cette situation. Les gens et le club ont réagi de manière très classe. Ici, les
joueurs ne seront jamais considérés comme des idiots juste parce qu’ils ont
perdu un match. » À Munich, les joueurs et les dirigeants du FSV avaient
mis des chapeaux rouges avant le coup d’envoi et tenu une banderole
devant leurs fans qui avaient fait le déplacement. Sur la banderole était
écrit : « Nous vous tirons notre chapeau. »
Klopp avoua qu’il eut un moment d’introspection (« Je me suis posé des
questions. Si j’avais su que j’étais à 90 % responsable de la relégation,
j’aurais tiré les conclusions nécessaires. Mais ce n’était pas le cas »), mais
prêta son allégeance au club. « Je n’ai pas le droit de m’arrêter maintenant.
Je dois m’assurer que je pourrai vivre à Mayence une fois que je serai à la
retraite ou quand je me serai fait virer ailleurs, sans qu’on n’ait à me poser
de questions. » Il ajouta qu’il acceptait le fait que certains joueurs voulaient
quitter le club pour rester en Bundesliga, mais la situation était différente
pour lui. « J’ai presque 40 ans, je peux faire ce job pendant quelques années
encore. Je ne suis pas pressé par le temps. Les joueurs, eux, ont moins de
temps, ils doivent faire ce genre de choses. Pour moi, il s’agit d’être à la
hauteur de mes responsabilités. Et je suis heureux de le faire. »
Chapitre 11

Jamais deux sans trois ?

Dortmund, 2010-2013

Nuri Şahin, Mats Hummels, Marcel Schmelzer, Neven Subotić et Sven


Bender se regardèrent et commencèrent à rigoler de manière incrédule
comme des écoliers qui venaient de réussir la blague la plus élaborée à
l’encontre de leur professeur. Le moment ne dura que « deux secondes »
selon Mats Hummels, mais « parut durer deux heures ». Les
80 000 spectateurs du Signal Iduna Park criaient tellement fort et tapaient
des pieds au point que les tribunes du stade vibraient et que la structure
devint instable. Un moment hors du temps.
Le speaker du stade, Norbert Dickel, est celui par qui le tremblement de
terre est arrivé lorsqu’il annonça que Cologne menait 2-0 face à
Leverkusen, le seul rival du BVB encore en course pour le titre. De son
côté, Dortmund menait 2-0 face à Nuremberg et n’était plus qu’à
20 minutes du titre, avec encore deux journées à jouer. « Nous savions alors
que nous avions réussi, mais nous avions du mal à réaliser complètement »,
raconte Hummels à propos de cette journée incroyable d’avril 2011. « Nous
étions des bébés, la plupart d’entre nous n’avaient même pas 23 ans,
explique pour sa part Subotić. Nous n’avions aucune idée de ce qui était en
train de nous arriver. Nous savions que nous avions réussi quelque chose.
Mais nous n’avions aucune idée de comment nous en étions arrivés là ou de
ce que ça voulait vraiment dire. » Bender, lui, avoue avoir eu « la chair de
poule comme jamais auparavant. C’était un moment émouvant de manière
presque brutale, comme une réalisation : nous, une bande de gamins, nous
l’avions fait. Rétrospectivement, je suis presque triste de ne pas avoir
apprécié un peu plus ce moment. Mais c’était trop irréel, et cela s’est
terminé trop vite pour apprécier pleinement l’occasion. Peut-être que la
pression était plus grande que nous n’étions prêts à l’admettre », dit-il
presque en s’excusant.
Pour les autres, les minutes, les heures et les jours suivants furent une
période très floue. Kevin Großkreutz courait comme un homme fou, à
moitié rasé seulement (les piles de son rasoir électrique étaient à plat),
tandis que le gardien de but Roman Weidenfeller utilisa un hilarant mix
d’anglais et d’allemand pour dire à un reporter d’Al Jazeera : « We have a
grandios saison gespielt. » « Les fans s’enlaçaient et pleuraient. Cinq cent
mille personnes dans les rues de Dortmund. De la bière, du champagne », se
souvient pêle-mêle Subotić. Reinhard Rauball, le président du BVB, évoque
quant à lui « deux semaines d’état d’urgence ». « C’était l’extase la plus
totale, impossible de la décrire avec des mots, explique Hummels. Vous
aviez une ville folle de football et un entraîneur comme Kloppo qui plaçait
toujours les fans au cœur du processus, et ce de manière extrême. La
combinaison créa une énergie dont les gens parlent encore aujourd’hui, et
ne cesseront jamais de parler. »
Sebastian Kehl était l’un des rares joueurs à avoir plus de 30 ans. Comme
Weidenfeller, il avait déjà gagné un titre avec Dortmund par le passé, en
2002. Selon lui, la quasi-faillite du club au milieu des années 2000 conférait
au titre de 2011 une saveur particulière. « Voir la joie des gens dans leurs
yeux alors qu’ils avaient été inquiets pendant si longtemps pour le futur de
leur club et qu’ils rêvaient de nouveaux jours de gloire… nous étions si
heureux pour eux. Nous avons été capables de leur donner quelque chose en
retour, après toutes ces années difficiles. Je pense que les gens d’ici n’ont
jamais oublié et n’oublieront jamais », raconte l’ancien capitaine du BVB.
Personne ne disposant d’une prédisposition pour les Jaune et Noir ne
pouvait anticiper ce triomphe. « Sans manquer de respect aux gars des
années 1950, je pense que ce succès est le plus grand de l’histoire du club »,
déclara Michael Zorc. Le directeur sportif avait gagné la Ligue des
champions en tant que joueur en 1997 mais pour lui, cette équipe, la plus
jeune de l’histoire de la Bundesliga à devenir championne, avait réussi
quelque chose de plus grand. « Personne ne s’attendait à ce que l’on ait une
chance, et encore moins à ce qu’on domine le championnat de la sorte, dit-
il. Quand nous avons gagné nos titres précédents, nous étions au moins
parmi les favoris. » Un nouveau ticket pour la Ligue Europa était un
objectif beaucoup plus réaliste pour une équipe sans stars – Robert
Lewandowski était le seul joueur qui avait vaguement coûté quelque
chose – et un entraîneur qui n’avait jamais été proche de gagner un seul
trophée, ni en tant que joueur ni en tant que manager.
Selon Hans-Joachim Watzke, les conseils de Klopp furent un « facteur
essentiel » pour permettre au Borussia de briller à nouveau. Cependant, le
club a également bénéficié du travail d’orfèvre de Zorc sur le marché des
transferts avant le début de la saison. « Nous avons eu beaucoup de chance
sur quelques transferts effectués par Zorc, en étroite collaboration avec
Jürgen et moi », admet le directeur général du BVB. Sur ce point, l’été 2010
fut probablement le plus beau d’entre eux. L’arrivée de Lewandowski, un
attaquant très physique mais très mobile, permit à Klopp de moins dépendre
d’un Lucas Barrios moins talentueux et d’avoir plus d’options tactiques. Le
Polonais, alors inconnu, qui allait devenir un des meilleurs numéros 9 au
monde, était souvent utilisé lors de sa première saison en Bundesliga en tant
que deuxième attaquant, ou en tant que numéro 10, placé derrière son
coéquipier argentin. Juste derrière, le milieu offensif japonais Shinji
Kagawa (21 ans), acheté pour seulement 350 000 euros au club de Cerezo
Osaka (deuxième division japonaise), apporta une certaine agilité et de la
roublardise, et fut associé au jeune Mario Götze, 18 ans. Fils d’un
professeur d’informatique et pur produit du centre de formation du
Borussia, il passait avec vista entre les adversaires et injectait encore plus
de rapidité dans le jeu d’attaque du Borussia. Matthias Sammer, alors
directeur sportif à la DFB, consacra « Super Mario » comme « un des plus
grands talents que l’Allemagne n’a jamais eus ».
Le trio Lewandowski-Kagawa-Götze apporta une dimension
supplémentaire à Dortmund dans le dernier tiers du terrain. « Ils ont ouvert
notre jeu », dit Subotić. Cependant, la progression de l’équipe est surtout
venue de la tactique. Après deux saisons entières, le Jagdfußball (football
de chasse) de Klopp était devenu comme une seconde nature, un rituel
collectif, accepté et pratiqué sans hésitation.
« Nous avons gardé le gros de l’équipe, la plupart d’entre nous étaient
vraiment jeunes, explique Subotić. Nous n’avons pas pris des joueurs qui
étaient déjà au top de leur forme, voire sur le déclin. Nos gars n’avaient pas
encore atteint leur plein potentiel, ils voulaient tout faire pour y arriver.
C’était très important, tout comme le fait d’avoir des gens qui acceptaient
complètement le système. Ils y croyaient, ils le vivaient. » Ils y apposaient
aussi leur signature. Avant le début de la campagne, Klopp avait demandé à
ses joueurs de mettre leur nom sur une sorte de feuille de route, « une
promesse », contenant sept règles. Les joueurs du BVB devaient promettre
« un engagement total, une dévotion passionnée, une détermination à
gagner qu’importe le score du match, d’encourager tout le monde,
d’accepter de l’aide, de mettre leur talent complètement au profit de
l’équipe et de prendre leurs responsabilités individuelles ».
« Cela peut paraître stupide, mais quand les choses sont réglées comme
une horloge, vous êtes content de courir, avance Bender. Vous ne le sentez
même plus. Nous étions tellement unis dans ce but, tellement droits et prêts
à nous aider les uns les autres. Nous étions des frères de sang. » « Nous
avons arrêté de poser des questions, assure quant à lui Hummels. Nous
savions exactement ce que le coach voulait que l’on fasse. En réalité, c’était
sympa de jouer de cette façon, c’était presque addictif. Sa phrase classique
était : “Cours comme si demain n’existait pas.” C’était facile pour nous. »
L’équipe se sentait grandir, explique Subotić. « Beaucoup de joueurs
étaient sur une pente ascendante. C’était cool. Nous avions cette confiance,
nous pensions être capables de battre tout le monde. Quand nous ne le
faisions pas, on se disait juste : “Okay, la leçon est retenue, nous les
exploserons au match d’après.” – Les deux premières années étaient comme
ça ; puis, lors de la troisième, nous avons vraiment explosé tout le monde. »
Après une défaite à domicile lors de la première journée face à
Leverkusen 2-0, le Borussia enchaîna sept victoires de suite. Tout signe
d’inhibition avait complètement disparu. L’irrésistible série comprit : une
victoire 3-1 lors du derby face à Schalke 04, un triomphe imprévisible face
au Bayern 2-0 en octobre – le premier succès de Klopp face aux Bavarois –
et une victoire 2-1 remportée aux tripes contre Cologne, qui prouva que
même les défauts de l’équipe pouvaient jouer en sa faveur. Lors de la
présaison, Klopp avait travaillé à ce que l’équipe soit un peu moins fofolle
et plus rationnelle, notamment lorsqu’elle avait la possession. Mais « se
donner à fond » était ce qu’elle faisait de mieux, concéda Watzke après la
victoire contre Cologne. « Ils ne sont pas faits pour ralentir le cours du
match. » Au lieu de se contenter d’un respectable match nul 1-1 sur la
pelouse du 1. FC, Dortmund poussa jusque dans les dernières minutes, plus
animé par une grande envie de gagner que par une peur de perdre. « Aucun
d’entre nous n’avait gagné de titres significatifs, évidemment nous avions
faim », explique Hummels. À la dernière seconde de cette rencontre, Nuri
Şahin marqua le but de la victoire et permit à Dortmund de prendre la tête
pour la première fois sous l’ère Klopp. Le Borussia n’avait tout simplement
pas occupé la première place depuis son titre remporté en 2002.
À Mayence, ainsi que lors de ses premiers mois à Dortmund, le mot
d’ordre de Klopp était geil. Utilisé comme adjectif ou adverbe, ce terme,
qui évoque légèrement la pop culture des années 1980, se traduit certes
littéralement par « excité », mais peut également faire référence à quelque
chose de très inspirant ou de très impressionnant. « Geil est le mot qui
décrit le mieux mon excitation », confia Klopp à la taz1 en 2004. « Les mots
que j’emploie sont importants, j’en ai besoin pour transmettre des idées à
mes joueurs. Mais je n’utilise pas le terme geil pour faire jeune ou cool.
C’est juste que je n’ai pas de meilleur mot pour décrire quelque chose que
je trouve immensément beau. »
Dans le vocabulaire employé par Klopp lors de la saison 2010-2011, le
terme geil était complété par Gier, l’avidité. L’équipe avait besoin d’être
avide dans sa quête du ballon, sa couverture du terrain et sa course aux
résultats, avait-il décrété. Les traits de caractère traditionnellement
considérés comme des péchés – comme l’envie, la gloutonnerie, ou encore
l’avarice – étaient devenus des vertus en matière de football. Il fallait qu’il
n’y ait aucune distinction entre le travail et le loisir, la douleur et le plaisir.
L’autosacrifice dans le labeur pouvait être une expérience sensuelle et
excitante. Klopp, qui saluait de manière excessive les tacles décisifs et les
dégagements en touche, incarnait ses propres enseignements. « Il disait des
trucs du genre : “J’attends ce match avec impatience, je le sens dans toutes
les cellules de mon corps”, et c’était tellement crédible que tu ressentais la
même chose que lui une seconde après, raconte Bender. Nous avons appris
à être complètement dans l’instant, à prendre uniquement les matchs les uns
après les autres. » L’idée que les grands objectifs devaient clairement être
formulés pour être atteints fut rejetée, car considérée comme contre-
productive. « Si quelqu’un dit ça, c’est qu’il n’a clairement aucune idée de
ce qu’il raconte, expliqua l’entraîneur. Un skieur de slalom ne lèverait
jamais ses bras en l’air pour célébrer sa victoire après avoir passé la
première porte, n’est-ce pas ? »
Klopp donna « l’exemple aux garçons » en vivant selon ses propres
convictions, raconte Fritz Lünschermann. « Son style, sa mentalité…
C’était un sacré quelque chose. Ce n’est pas un type de 1,75 m, il mesure
1,93 m. Une véritable bombe, un bâton de dynamite pure auquel vous aviez
juste besoin d’allumer la mèche. Il disait souvent : “Montez à bord du grand
huit.” Et la plupart du temps, c’est ce qui se passait. L’autre avantage
important était l’âge de l’équipe. Elle s’était rajeunie assez rapidement.
Neven, Mats, tous ces gars. C’étaient encore des enfants et ils le suivaient
comme des disciples de Jésus. Ils avaient un lien très fort entre eux. »
L’incroyable cohésion entre les joueurs s’étendait aussi hors des terrains.
« Nous avions l’habitude de nous retrouver à dix, en ligne, pour jouer
pendant des heures, se souvient Subotić. Nous savions que cela ne durerait
pas, parce que lorsque vous vieillissez, vous avez d’autres centres d’intérêt,
mais, à cette époque, c’était un important outil pour nous retrouver tous
ensemble. » Rétrospectivement, Hummels évoque une « situation unique ».
« Nous étions un groupe très talentueux, avec des joueurs de classe
mondiale, qui étaient contents de traîner ensemble, en bande. Cette
combinaison a tout rendu possible », assure le champion du monde. « Il
existe un vieux dicton dans le football allemand qui dit : “Vous devez être
onze amis”, rappelle Dickel. Ce n’est pas complètement faux. Et s’il y a
déjà huit amis dans l’équipe, c’est déjà pas mal. »
L’équipe, à l’image de Klopp, était alors unie. Elle restait sur une série de
victoires. Il n’y avait donc plus de voix dissonantes à gérer. Et si certains
doutes pouvaient être évoqués par untel ou untel en privé, l’intensité des
entraînements, de plus en plus grande, avait pour conséquence une sélection
naturelle qui de fait évitait toute déviation. Seuls les joueurs les plus en
forme et les plus dévoués pouvaient survivre au plus haut niveau.
« La première année, on pratiquait un football plutôt normal avec juste un
soupçon de la tactique de Klopp, analyse Subotić. La deuxième saison, ça
s’est corsé. Puis lors de la troisième : boum ! Nous avions atteint un tout
autre niveau, car les vingt-cinq joueurs avaient vraiment compris.
L’entraînement était comme une guerre. Les onze titulaires contre les
remplaçants. Au milieu de la saison, vous aviez une idée de la compo du
week-end. C’est impossible d’imaginer à quel point ces matchs étaient durs.
Avant, vous pouviez un peu respirer, mais tout ça, c’était fini. Tout le
monde attaquait le ballon, tout le monde défendait, tout le monde pressait.
Ces matchs étaient aussi durs que les vrais, peut-être même plus. »
En semaine, les entraînements suivaient un planning rigide. Le lundi était
le jour de repos. Le mardi se composait d’un entraînement à la salle de
gym, de sprints et de match quatre contre quatre avec l’équipe gagnante qui
reste sur le terrain. Subotić évoque « une façon amusante de commencer la
semaine, mais physiquement très éprouvante ». « Vous sprintez tout le
temps, allez au duel pour récupérer le ballon. « C’est une séance très
physique sans que vous vous en rendiez vraiment compte », explique le
défenseur. Le mercredi était réservé aux matchs onze contre onze avec deux
mi-temps de 10 minutes, le tout précédé d’un échauffement composé de jeu
de passes. Le jeudi, tous les joueurs s’entraînaient à tirer, même les
défenseurs. « Après deux jours intenses, c’était essentiel de s’amuser un
peu. Parfois, nous ajustions les sessions pour travailler sur une faiblesse
spécifique du futur adversaire. Par exemple, centrer d’une certaine façon.
Mais vous pouviez tirer dans des cages sans gardien. Je pense que
n’importe quel joueur du dimanche aurait dit : “Je serais heureux de
rejoindre cet entraînement” », affirme Subotić.
Le vendredi était destiné au travail des coups de pied arrêtés, comme les
coups francs ou encore et surtout les corners. C’était toujours les deux
mêmes équipes qui s’affrontaient, et le ballon allait dans tous les sens. Il y
avait des contre-attaques et des contre-contre-attaques, le tout sur un terrain
très petit, d’à peine 30 mètres de long, entouré de bordures pour que le
ballon reste constamment en jeu. « C’était tout petit, tout mignon, mais à
l’intérieur, c’était l’enfer, raconte Subotić. Pendant quelques minutes, ça
allait à 200 à l’heure. On comptabilisait les points tout au long de la saison.
Tout le monde était hyper motivé, personne ne voulait perdre. C’était nous
ou eux. C’était aussi ta dernière chance pour montrer au coach que tu étais
là, que tu étais prêt. Un dernier soubresaut avant les choses sérieuses. » Le
samedi, c’était jour de match. Quant au dimanche, il était consacré à la
régénération et à la récupération. En plus de tous ces efforts physiques, il y
avait des sessions vidéo, courtes et concises. Après une courte introduction
de Klopp, Krawietz prenait le relais et montrait à l’équipe des vidéos du
prochain adversaire, de ses coups de pied arrêtés, de sa défense de base
ainsi que de sa façon d’attaquer, et pointait du doigt ses problèmes et ses
lacunes.
Toute cette routine était « si brutale qu’il n’y avait pas de temps pour
réfléchir du tout », se souvient Subotić. Une bonne chose finalement,
puisque Klopp demandait à ses joueurs de vivre juste pour le moment
présent et de ne jamais penser au-delà du match suivant. Mètre par mètre,
tacle par tacle, ballon par ballon, Dortmund s’envolait vers le titre, gagnant
match après match alors que le Bayern s’embourbait dans le ventre mou,
s’autodétruisant lentement mais sûrement sous le leadership à poigne de
Louis van Gaal. Le Bayer Leverkusen allait beaucoup mieux, mais c’était le
Bayer Leverkusen. Un club à la réputation non usurpée de losers. Trois
mois après le début de la saison, Klopp et ses hommes commencèrent à
comprendre qu’il était possible d’aller jusqu’au bout.
Pour que l’équipe reste sous pression, toute mention du titre avait été
interdite et ce dès le début. « Nous ne parlons pas du titre, je n’en ai rien à
faire du classement, insista Klopp. J’ai 0,0 % d’intérêt pour ce classement.
Si quelqu’un parle de gagner le championnat maintenant, c’est qu’il n’a
aucune idée de ce qu’est le football », déclara quant à lui Zorc. Watzke
aussi prêcha pour cette politique de l’autruche. « C’est complètement
irréaliste de parler du titre de champion. Nous ne voulons pas imposer à
sept ou huit joueurs de moins de 23 ans cette idée dans leur tête. Parce qu’à
un moment, il y aura des contre-performances. »
En effet, quelques semaines plus tard, Klopp se retrouva à répondre à des
questions plutôt gênantes à la télé. « Pourquoi l’équipe a-t-elle joué si mal
face à Hanovre ? » demanda par exemple Arnd Zeigler, journaliste pour la
WDR. « Nous avons tant de problèmes, répondit Klopp en se frottant les
yeux sous ses lunettes. Les garçons n’adhèrent pas à mes consignes, je
n’arrive pas à leur faire entendre ce que je veux. Je ne sais pas si je suis
encore le bon coach. Nous devons analyser cette situation critique la
semaine prochaine. Peut-être que les joueurs veulent se séparer de moi. Je
suis un peu perdu pour le moment, pour être honnête. » Puis il se lamenta
sur le fait qu’il ne possédait aucune alternative à Roman Weidenfeller, son
gardien de 29 ans. « Aujourd’hui, cela allait mais le matin, lorsqu’il se lève,
il a l’air horrible. Nous n’avons pas d’autre choix que de trop boire pour
qu’il paraisse meilleur à nos yeux. » Cette tirade était évidemment une
blague, pour l’émission satirique de Zeigler. Dortmund venait en effet de
gagner 4-0 à Hanovre. Mais le sketch servait aussi un propos plus sérieux,
comme c’est souvent le cas avec les phrases pleines d’humour de Klopp.
Son humour permet de relâcher la tension au sein du vestiaire et garantit
que ses joueurs écoutent ce qu’il dit avec attention. « Ses punchlines sont
parfaites, affirme Watzke. Jürgen n’est jamais monotone ou prévisible. Cela
permet à tout le monde de rester concentré. »
En janvier, le BVB possédait une avance de douze points sur ses
poursuivants. Lors d’une victoire 3-1 face à Leverkusen, Klopp décida de
remplacer Mario Götze en cours de jeu, sous peine d’attirer encore plus
l’attention sur lui et d’éviter un potentiel châtiment pour avoir humilié ses
adversaires. Le jeune Mario venait tout simplement de réaliser un match de
rêve où chaque dribble et passe avait fonctionné à merveille. « Jouer aussi
bien était tellement fun, plus que de gagner en soi, raconte avec le sourire
Subotić. Notre système nous donnait un avantage considérable sur les
autres. C’était comme pêcher avec le meilleur appât du monde. Ou avec un
fusil. » En restant fidèle à la maxime « avoir toujours faim » utilisée par
Klopp, l’équipe resta en forme physiquement. Ils étaient à l’espace libre ce
que Takeru Kobayashi était aux hot-dogs : ils le mangeaient jusqu’à ce que
l’opposition perde haleine et rende les armes, victime de crampes. « Nous
mettions nos adversaires à terre en courant et ils étaient complètement
pétrifiés », résume Subotić. Le pressing était devenu tellement précis qu’ils
étaient capables de rediriger le jeu d’attaque de l’autre équipe dans la zone
de jeu la plus occupée du terrain, ou carrément sans issue. « Quand il n’y a
pas de pression sur la défense et le milieu adverse, vous ne pouvez pas
rester trop près de l’attaquant. L’équipe adverse peut juste jouer un long
ballon qui passe par-dessus tout le monde, et l’attaquant peut alors me
doubler et marquer, explique le défenseur. En mettant la pression au
moment où ils construisent le jeu, cela les force à jouer plus rapidement,
sous la contrainte. En sachant cela, je peux anticiper où le ballon va, rester
près de l’attaquant et tacler avant même que la passe arrive. » Le
gegenpressing est « le meilleur meneur de jeu du monde », déclara plus tard
Klopp à propos de la propension de son équipe à gagner le ballon quand
leurs adversaires sont mal organisés, notamment dans des zones où un but
peut être construit en seulement un ou deux bons mouvements. En la
personne de Şahin, le groupe possédait l’homme parfait pour ces ballons.
« Parfois, c’était comme s’il était 90 % de l’équipe, explique Subotić.
L’idée, c’était : “File à la balle à Nuri, il en fera quelque chose.” En le
voyant sans maillot, tu pouvais te dire : “C’est qui ce petit gars ?” Mais
c’était impossible de lui piquer le ballon. Il était le cerveau et le leader. »
Lors de la 24e journée, c’est Nuri Şahin qui, d’un superbe coup franc, le
deuxième de la soirée, donna la victoire au Borussia face au Bayern
Munich. Le BVB n’avait pas gagné depuis dix-neuf ans dans la capitale
bavaroise. « La plupart de mes gars étaient encore allaités par leur mère »,
déclara Klopp avec humour. Avant le match, Uli Hoeness avait prédit « une
victoire de deux buts ou plus » notant que « poste pour poste », les
champions en titre avaient une meilleure équipe. Cependant, le Borussia
avait un meilleur collectif. « Le Bayern a dérivé dans un océan de Noir et
Jaune », écrivit le Süddeutsche Zeitung en évoquant l’incapacité des hôtes à
gérer l’agressivité ciblée de Dortmund. Partout où leur ailier star Arjen
Robben allait, il y avait déjà deux joueurs du BVB à ses trousses. Cette
victoire 3-1 fut si large, si définitive et si symbolique que les officiels du
Bayern faisaient déjà la queue après le match pour féliciter les visiteurs
pour leur titre de champion.
En embrassant un peu trop fort ses joueurs après le coup de sifflet final,
Klopp perdit une paire de lunettes et quelques gouttes de sang. Un mince
prix à payer pour un résultat qui permit d’écarter le Bayern de la course au
titre. Avec douze points d’avance à dix journées de la fin, le titre était dans
les mains du Borussia. « Nous avons atteint un point où nous pouvons dire :
nous pouvons et nous voulons être champions », déclara Watzke, insensible
aux protestations de Klopp. « Aujourd’hui, je m’en fous complètement du
titre. Je suis juste trop heureux de la façon dont nous avons joué », insista
l’entraîneur.
Des années plus tard, Watzke se souvient d’avoir été assis dans le bus de
l’équipe devant l’Allianz Arena après la rencontre. « J’étais assis à côté de
Michael Zorc. Je lui ai demandé : “Ça y est ?” Et il m’a répondu : “Non, pas
encore, mais ça arrive.” Je n’oublierai jamais ce moment. Nous étions six
pieds sous terre il y a encore quelques années. Et maintenant, nous étions
aux portes du titre. C’était impossible à anticiper. »
Après une petite mauvaise passe, avec notamment une défaite à
Hoffenheim et un match nul contre Mayence, le Bayern essaya de nouveau
de rentrer dans la tête des Borussen. « Si je portais un bas jaune et noir, je
ne dormirais pas profondément la nuit », déclara Hoeness avant le match de
Dortmund face à Hanovre. Mais le club le plus important d’Allemagne
découvrit qu’il n’était plus forcément le meilleur de la classe dans le
domaine de la rhétorique. « Je me demande à quoi le pantalon de Hoeness
ressemble avant qu’il se mette au lit », répondit Klopp. Le Borussia
remporta le match 4-1. Avec sept points d’avance sur Leverkusen, le club
était presque champion.
Watzke était peut-être le seul à être encore pessimiste. « Je suis un
sceptique-né, concède-t-il. Ce qui crée une bonne entente avec Klopp
puisque le scepticisme lui est complètement étranger. Il m’a un jour dit qu’il
ne pensait pas à la défaite. C’est vrai, il n’a jamais passé une seule minute à
se demander ce qu’il se passerait si on perdait un match. Je suis
complètement à l’opposé de ça. Et je ne pouvais tout simplement pas croire
que l’on pouvait gagner le titre avec cette équipe. Une semaine avant que
l’on soit sacré, je doutais encore de tout à nouveau. Nous avions perdu 1-0 à
Gladbach. » Mais rien ne pouvait arriver à Dortmund. L’équipe était
inarrêtable.
« À chaque match, l’équipe de Klopp est devenue plus claire, plus lourde
et plus précise, explique Bender. Il nous a expliqué que nous étions
responsables maintenant, que tout dépendait de nous. Nous n’avions
presque plus besoin de motivation, mais ses speechs étaient la cerise sur le
gâteau. Nous allions sur le terrain et courions encore plus. »
L’équipe était tellement imprégnée de l’idée de fournir le maximum
d’efforts chaque fois qu’elle se détesta lorsqu’elle perdit 2-0 face au Werder
Brême, une semaine après avoir fêté le titre. Sans doute encore émoussé
après la fête, Dortmund n’était que l’ombre de lui-même. « Nous nous
sommes tous assis dans le bus et nous avions honte, se souvient Bender.
Mais après trente minutes, nous nous sommes regardés puis nous avons
pensé : “Avons-nous perdu la raison ? Sommes-nous complètement fous ?”
Nous étions champions d’Allemagne ! On s’en fout de perdre ce match.
Chantons ! » Et ils chantèrent sur tout le chemin jusqu’à Dortmund.
La politique de transferts plutôt mauvaise du Bayern et un manque de
continuité au niveau du coaching avaient déjà laissé la place à quelques
outsiders. Les titres du VfB Stuttgart (2007) et du VfL Wolfsburg (2009)
avaient beaucoup surpris. Mais cette fois-ci c’était différent, et bien plus
important. Le titre de Dortmund remporté sous l’ère Klopp ouvrit les yeux
aux gens sur la puissance d’une approche plus collective. Une tactique
ingénieuse, implantée de manière rigoureuse, avait permis à une bande de
jeunes joueurs peu onéreux et souvent étrangers, agrémentée de quelques
vétérans non pas de déjouer les pronostics, mais de devenir la nouvelle
référence. L’innovation perturbatrice à la base de leur succès fut
particulièrement importante dans le contexte de la Bundesliga, un
championnat qui perdait alors du terrain au niveau international en raison de
certaines restrictions financières et d’une culture du coaching trop passive.
Le Dortmund de Klopp prouva qu’il était possible de devenir plus productif
de manière organique, en utilisant des ressources renouvelables : une
éthique de travail ouvrière, de l’humilité et de l’intelligence.
Hors d’Allemagne, les spécialistes prenaient aussi des notes. Trois mois
après le titre, le staff technique de l’équipe d’Italie, coachée par Cesare
Prandelli, se rendit au centre d’entraînement du Borussia. Les mouvements
de l’équipe leur faisaient penser au Milan de Sacchi, expliquèrent-ils
ensuite à un Klopp très souriant. « Le football qu’on jouait était notre seule
arme de vente à cette époque, explique Watzke. Il ne faut pas oublier que le
Bayern n’était pas aussi fort à l’époque, qu’il n’avait pas autant de qualités
et qu’il ne dépensait pas autant. C’était un peu plus facile pour nous, mais
nous étions sur cette série incroyable. On pouvait sentir que l’équipe n’en
était qu’aux débuts de son développement. »
Mais le succès permit à certains pièges de s’installer. La moitié de
l’équipe reçut des offres lucratives pour changer de club. Finalement, parmi
les titulaires, seul Nuri Şahin partit pour le Real Madrid de José Mourinho,
qui avait activé la clause de départ du milieu de terrain (12 millions
d’euros) pour le faire venir au Santiago-Bernabéu.
Le successeur de Şahin était Ilkay Gündoğan, 21 ans. Assis à la table
d’un restaurant espagnol du centre de Manchester, six ans après, le natif de
Gelsenkirchen, lui aussi né de parents turcs, se souvient de sa rencontre
avec Zorc et Klopp à l’aéroport de Düsseldorf au printemps 2011. « Je
jouais pour Nuremberg à cette époque, et la saison était encore en cours.
Tout ça était très secret, raconte-t-il. Je dois dire que j’étais un peu intimidé
par Klopp au début. Il était tellement grand. Nous avons parlé pendant une
demi-heure juste tous les deux et il était évident que je voulais aller à
Dortmund après. Il a un don : il peut totalement vous captiver, vous éblouir,
vous rendre euphorique. Je n’ai jamais rencontré un coach comme lui. Il
m’a demandé : “Quels sont tes objectifs si tu nous rejoins ?” Je lui ai
répondu : “Jouer le plus souvent et le mieux possible.” Il m’a rétorqué : “Tu
vois, c’est déjà ta première erreur. Il n’est pas question de jouer souvent,
mais d’utiliser au mieux le temps que tu passes sur le terrain. Je ne peux pas
te promettre que tu joueras souvent. Ce n’est pas possible. Mais je peux te
promettre que tu vas apprendre beaucoup et que nous aurons beaucoup de
succès si vous dévoilez tous votre potentiel.” Je m’en souviens très bien.
C’était la première fois dans le monde du football que quelqu’un ne me
promettait pas la lune, mais était honnête et ouvert avec moi. J’ai trouvé
cela fascinant. »
Gündoğan trouva que de passer de la routine fitness de Nuremberg à celle
de Dortmund, notamment lors de présaison, était vraiment difficile. Les
joueurs devaient se soustraire aux Chucky Runs mis en place par l’assistant
coach Željko Buvać. Onze allers-retours, avec et sans la balle, sur un
parcours qui s’étendait sur tout le terrain. Après les onze allers-retours, les
joueurs devaient tirer sur la transversale du milieu du terrain. Ceux qui
rataient la cible devaient effectuer un douzième trajet. « Le truc le plus dur
que j’ai fait, c’était horrible, soupire Gündoğan en revivant dans sa tête ces
moments avec horreur. Mais c’était important. Survivre à cette session nous
permettait d’avoir plein de choses à raconter et permettait à l’équipe d’être
plus soudée encore. Vous pouviez sentir la camaraderie avec ceux qui
souffraient avec vous. Mats râlait tout le temps, mais il courait aussi. »
Les problèmes de Gündoğan continuèrent pendant toute la première
partie de la saison. Il avoue qu’il était introverti et immature. Il passait un
peu trop de temps avec sa famille et ses amis. Il jouait avec le frein à main,
ayant peur de faire des erreurs. « Klopp s’en est rendu compte. Cela m’a
fait un peu peur, pour être honnête. Je ne comprenais pas toujours
immédiatement ce qu’il voulait que je fasse. Il a fallu attendre que le déclic
arrive. »
La manière spécifique de jouer de Dortmund, physiquement et
mentalement, était difficile à intégrer. Et il fallait aussi se mettre au même
(très haut) niveau que ses coéquipiers. « Nous nous entraînions beaucoup au
gegenpressing. Klopp expliquait que les deux premières secondes après
avoir perdu le ballon étaient décisives. Nous ne devions pas être déçus
d’avoir perdu le ballon, mais heureux de pouvoir le récupérer. L’idée était
d’attaquer la balle directement, de surprendre nos adversaires. Ils étaient en
confiance et donc ne s’attendaient pas à ça. »
Les difficultés de la nouvelle recrue lors de la première partie de saison
coïncidèrent avec les problèmes de Dortmund en Ligue des champions.
L’histoire se répétait sur la scène internationale. Un an après avoir été
éliminé d’un groupe de Ligue Europa contenant le PSG, le FC Séville et le
Karpaty Lviv, Dortmund termina dernier de son groupe de C1 composé
d’Arsenal, de Marseille et l’Olympiakos. « Nous manquions d’expérience,
déclare Watzke. Ni les joueurs ni l’entraîneur n’avaient été en Ligue des
champions auparavant. Nous sommes arrivés à Athènes, Marseille et
Londres et nous avons joué de la même manière qu’en Bundesliga, mais le
niveau était incomparable. En Ligue des champions, chaque erreur est
punie. Nous avons pressé très haut, mais cela ne marchait pas. Chaque
match était le même. Nous étions la meilleure équipe, nous nous créions des
occasions, mais nous ne marquions pas. Et à la fin, on perdait 2-0 ou 3-0.
L’année d’après, nous avons changé notre style de jeu. Nous étions dans le
même groupe que le Real Madrid et Manchester City et nous sommes
passés. »
C’était une bonne leçon pour l’équipe, selon Gündoğan. « Nous étions
tous un peu jeunes et naïfs. Ces équipes européennes étaient un peu trop
intelligentes pour nous. Mais nous avons utilisé cette leçon et j’en ai fait de
même pour mon jeu. » L’introspection est finalement venue par un passage
en tribunes. « Un jour, Klopp m’a pris à part et m’a dit : “Je sais que cela ne
va pas être facile pour toi, mais tu ne seras pas dans le groupe ce week-
end.” Il n’a eu aucune explication. Il ne m’a pas critiqué ou dit : “Tu joues
comme une merde”, ce genre de choses. Mais il est intelligent. Je savais
qu’il avait ses raisons pour ne pas me mettre dans le groupe. C’était comme
une équation à résoudre. Que devais-je faire ? Pourquoi suis-je ici ? J’avais
un millier de questions dans la tête, mais après un moment, j’ai compris.
J’ai déchiffré le code. »
En février 2012, Gündoğan fit son entrée face à Hanovre alors que Sven
Bender s’était blessé pour la énième fois. Une révélation. « Ça a été le
déclic. Les chaînes étaient rompues. J’ai commencé à faire partie de
l’équipe première. Tout est arrivé d’un coup, naturellement. Mon football,
ma relation avec mes coéquipiers et avec Jürgen. »
Un incident un peu gênant finit de sceller leur entente. Gündoğan était
supposé jouer pour l’équipe première lors du match de simulation de la
session du mercredi. Mais en se levant le matin, il sentit une raideur dans
son ischio-jambier. Les joueurs avec des problèmes de blessure étaient
censés venir jusqu’à deux heures plus tôt pour se faire ausculter par un kiné
et prévenir, en cas de besoin, le staff pour qu’il trouve un remplaçant
provenant de l’équipe amateur ou des U19. Gündoğan pensait qu’il pouvait
s’entraîner, mais vit tout de même un médecin trente minutes avant le début
de la session. « Il m’examina et me dit : “Je dois dire au coach qu’il y a un
risque que tu te blesses.” Je lui dis : “Okay, mais, s’il te plaît, dis-lui que je
peux jouer.” Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre et Jürgen rentre.
Ce géant se met à me regarder avec énervement. “À quoi joues-tu ?” me dit-
il en criant. Je lui réponds : “Ça va coach, je peux jouer. Je voulais juste être
sûr.” Il me rappela que je devais venir au moins une heure et demie plus tôt.
Il était plutôt énervé contre moi et me dit : “Fais ce que tu veux.” Je me suis
dit : “Merde, qu’est-ce que je fais maintenant ?” » Gündoğan était le
premier sur le terrain. Klopp lui demanda de venir. « Il marcha un peu avec
moi, en s’éloignant des gars et il me dit : “Mon ami, tu me comprends,
n’est-ce pas ?” Je lui répondis que oui, que je voulais juste… Il me coupa la
parole et me dit : “Non, tu ne comprends pas. La prochaine fois que tu as un
problème, même si c’est juste une petite gêne, que ton cul te gratte ou je ne
sais quoi, tu appelles le docteur ou le kiné. Tu peux même m’appeler au
saut du lit et me casser les couilles. Mais dis-nous.” Je lui dis okay. Puis il
déclara : “Tu feras l’échauffement, mais tu sors dès que le match
commence.” Je lui dis que je voulais m’entraîner. Il me répondit : “Tais-toi,
tu sortiras.” Puis il s’est mis à rire et à me faire un câlin. Je lui ai demandé
une dernière fois si je ne devais pas rester pour l’entraînement, mais il me
demanda de partir après un dernier câlin. À partir de ce moment, il est
devenu plus qu’un entraîneur pour moi. Nous avions un lien spécial et qui
fonctionnait très bien. »
Les malheurs de Dortmund en Europe n’eurent pas d’impact négatif sur
sa forme en championnat. Au contraire, à partir d’octobre 2011, le BVB
enchaîna 28 matchs sans défaite. Et, encore une fois, une victoire lors d’un
match contre le Bayern, la quatrième de suite, donna le titre aux Borussen.
Lors de la première mi-temps, le positionnement parfait des joueurs au
milieu de terrain créa une sorte de zone morte près de la ligne médiane où
toutes les attaques du Bayern finirent par échouer. Après la pause, le Bayern
fut un peu meilleur en raison de la fatigue des Jaune et Noir, mais Arjen
Robben rata un penalty et Lewandowski marqua le but qui offrit les trois
points dans un Signal Iduna Park plein à craquer. Avec seulement quatre
matchs à jouer, le Borussia comptait six points d’avance. « Nous ne
pouvons pas vraiment jouer mieux que ça », s’exclama Klopp. Mais
l’entraîneur, alors âgé de 44 ans, était réticent à reconnaître l’importance de
cette victoire dans la course au titre. « Beaucoup de choses peuvent se
passer d’ici la fin de la saison, déclara-t-il avec précaution. Mais nous avons
trois jours pour fêter cette victoire et profiter de cet événement
exceptionnel. »
Quelques joueurs prirent cette déclaration un peu trop au sérieux. « Le
mercredi après le match contre le Bayern, cinq d’entre nous sont sortis faire
la fête. Nous n’avons pas bu, mais nous sommes restés en boîte jusqu’à 2
ou 3 heures du mat’ », se souvient Gündoğan. Le problème ? Le Borussia
devait affronter Schalke 04 le samedi suivant. Le derby. Schalke mena 1-0
durant le match, mais le BVB finit par gagner 2-1. Les joueurs firent la fête
à nouveau. Le matin suivant, au centre d’entraînement, Klopp s’adressa à
l’équipe : « J’ai appris que certains d’entre vous étaient sortis la semaine
dernière… je ne veux pas savoir qui, mais laissez-moi vous dire quelque
chose : ces joueurs devraient être heureux que l’on ait gagné hier, sinon ils
auraient été punis comme jamais dans l’histoire du football. » « Les joueurs
se sont regardés et se sont dit : “Putain, Dieu merci, nous avons retourné ce
match !” raconte Gündoğan. Nous sommes pas mal sortis en équipe à cette
époque. Huit ou dix d’entre nous. Il y avait beaucoup de célibataires dans le
groupe. Parfois, on pouvait voir les effets de ces sorties lors de
l’entraînement du dimanche matin, mais je ne pense pas qu’on ait abusé.
Cela nous a soudés, je pense. »
L’ambition de Klopp, celle de gagner tous les matchs même après avoir
acquis le titre à nouveau, resta intacte. Son équipe instaura un nouveau
record de points en Bundesliga : 81 unités. « De manière générale, tous nos
matchs cette année-là étaient incroyables, raconte Gündoğan avec le
sourire. Nous avons dominé les adversaires à la façon Klopp. Ils n’avaient
aucune idée de ce qui les attendait. Nous les avons presque agressés. Ils
n’arrivaient pas à gérer ça. Cela nous a procuré un plaisir supplémentaire.
Nous n’avions pas volé ces points, nous savions qu’ils n’avaient aucune
chance contre nous. Lors d’un match, contre Cologne, nous étions menés 1-
0 à la pause. Personne ne savait pourquoi. Nous avons gagné 6-1. Nous
étions si forts que cela n’avait aucune importance que l’adversaire mène au
score. »
« Lors de ces années, nous avons joué un nouveau style de football en
Allemagne, ajoute Kehl. Nous avons simplement coulé ou dépassé les
autres équipes. Elles étaient complètement sans espoir. »
Cependant, l’appétit du Borussia n’était pas encore satisfait. Quatre
semaines après avoir remporté le titre, le club avait l’occasion de remporter
son premier doublé. À Berlin, le Bayern de Jupp Heynckes se trouvait sur la
route des Borussen. Selon Watzke, ce match devint vite « une rencontre à
l’importance capitale pour les deux clubs ».
Pendant toute la durée de sa première série de succès en tant que coach,
Klopp montra à l’équipe des résumés des victoires précédentes, agrémentés
d’une musique dramatique. La veille de la finale de Coupe d’Allemagne,
une vidéo qui comprenait des moments historiques comme l’alunissage de
1969, la victoire de Boris Becker à Wimbledon en 1985 et le « Rumble in
the jungle » de Mohamed Ali fit monter la pression d’un cran. « Nous avons
dit aux joueurs : notre film n’est pas encore terminé, expliquera par la suite
Klopp dans une interview à la RedaktionsNetzwerk Deutschland. Il faut
attendre le bon moment pour ce genre de choses, et ensuite c’est super. »
Le Borussia n’avait pas remporté la Coupe d’Allemagne depuis trente-
trois ans. Au bout de trois minutes de jeu, Dortmund prit l’avantage 1-0
grâce à un but de Shinji Kagawa. Robben et Hummels se chargèrent chacun
de convertir un penalty, puis Lewandowski permit à Dortmund de prendre
le large 3-1 avant la pause. Le score permit aux Jaune et Noir de jouer le
contre en piégeant de manière répétée les Bavarois. « Dortmund a joué de
manière plus défensive, plus sournoise et plus calculatrice, complimenta un
Süddeutsche Zeitung admiratif. Ils ne sont pas seulement champions
d’Allemagne, mais aussi vainqueurs de la Coupe dans le fait de provoquer
des erreurs de la part de l’adversaire. »
Alors que les hommes de Klopp gambadaient vers la victoire dans le
stade Olympique de Berlin, le grand Bayern était décomposé et humilié.
Lewandowski scella le sort de la rencontre avec un triplé, pour une
victoire 5-2. « Ce n’est pas une coïncidence, concéda le patron du Bayern
Karl-Heinz Rummenigge devant un parterre de sponsors et d’invités VIP
lors du banquet de fin de soirée. C’était embarrassant. Chaque but était
comme une claque au visage pour nous. » Sur le terrain, Watzke et Zorc
avaient versé quelques larmes de joie alors que Klopp évoqua « un des plus
grands moments de l’histoire du Borussia ». Gündoğan se souvient que ce
dernier « dansait dans les vestiaires, une bière à la main, comme les
autres ». L’entraîneur raconta que Norbert Dickel, auteur du but de la
victoire lors de la finale de 1989, lui avait donné sa chaussure droite comme
porte-bonheur la veille du match. « Cela faisait vingt ans qu’elle était dans
sa cave et elle sentait un peu fort », déclara Klopp avec humour. Mais les
experts faisant preuve de neutralité rappelèrent qu’un pouvoir surnaturel ou
que la chance n’avait rien à avoir dans ce succès. La cinquième victoire du
BVB de suite face au Bayern était à la fois un record incomparable et
mérité. Le système de jeu des joueurs de Klopp était supérieur, leur
application aussi. Tout cela, conjugué à une bonne politique sur le marché
des transferts, permit au club de neutraliser l’avantage financier du
Rekordmeister et son armada de stars. « C’est un changement de
dynamique, assura Die Welt. Dortmund a remplacé le Bayern au sommet de
la chaîne alimentaire du football allemand. »
« Le système mis en place par Jürgen, Željko et Pete a dominé le football
allemand pendant deux ans, explique Dickel. Personne n’avait la moindre
idée de la façon de gérer notre pressing agressif et notre prise à deux voire à
trois sur les joueurs. Même le Bayern n’avait aucune idée de ce qui se
passait. C’était une époque merveilleuse, plus spectaculaire que lors des
victoires au milieu des années 1990. Nous étions sur une sorte de vague,
nous abordions chaque rencontre en sachant qu’on détruirait l’autre équipe.
Nous étions ivres de cette euphorie. C’était la folie BVB, un vrai délire. »
Ce soir-là à Berlin, Klopp était une espèce dealer en survêtement
complet, et venait de livrer une drogue (légale) d’une puissance presque
insoutenable à des millions de fans du Borussia. « Amour » était le nom de
sa drogue. « J’aime quand les choses deviennent plus intenses, quand ça
part dans tous les sens, déclara-t-il à Die Zeit quelques mois plus tard, ce
côté “tout ou rien” où on a l’impression que les gens ont du mal à reprendre
leur souffle. »
Ce soir-là à Berlin, Klopp était une espèce de dealer en survêtement
complet, et venait de livrer une drogue (légale) d’une puissance presque
insoutenable à des millions de fans du Borussia. « Amour » était le nom de
sa drogue. « J’aime quand les choses deviennent plus intenses, quand ça
part dans tous les sens », déclara-t-il à Die Zeit quelques mois plus tard,
« ce côté “tout ou rien” où on a l’impression que les gens ont du mal à
reprendre leur souffle. »
Martin Quast avait regardé la finale depuis le stade, arborant un vieux
maillot floqué Jürgen Kohler. Après le match, il vit Klopp et son équipe
chanter dans la petite tente que la ZDF avait installée sur la terrasse qui
surplombe la pelouse du côté ouest du stade. À la fin du programme, Klopp
portait avec affection les deux titres, à savoir la coupe en or et le trophée en
argent, surnommé avec amour « le Saladier ». Quast lança un « Gude », une
manière traditionnelle de saluer les gens à Mayence, et fit remarquer à
Klopp que ses lacets s’étaient défaits. « Il rigolait à n’en plus finir, se
souvient Quast. Puis il m’a filé la coupe et m’a dit : “Tiens ça deux
secondes.” Et il a refait ses lacets. Une tape dans la main puis il m’a dit :
“C’est dommage, mais je dois y aller” et a repris la coupe. Cool, non ? Cela
aurait pu être une bouteille de vin et des saucisses, il n’y a pas pensé une
seconde. Une coupe, un trophée ? Et alors ? C’est tout lui. Quelle personne
normale ferait ça ? »
Alex Ferguson était un autre observateur du show à Berlin. L’entraîneur
de Manchester United était venu observer Kagawa et Lewandowski. « Il
était assis quatre places à côté de moi, raconte Watzke. Je lui ai dit qu’il
pouvait en avoir un – Kagawa – mais que l’autre, ce n’était pas possible. Il
m’a regardé avec un air légèrement choqué. » Le milieu de terrain japonais
finira par partir pour la Premier League. Lucas Barrios, devenu « l’homme
de trop », s’envola, lui, pour la Chine et le Guangzhou Evergrande. Tous les
autres membres importants du groupe restèrent au club, malgré pléthore
d’offres reluisantes.
Watzke ne se faisait pas d’illusions quant à la tâche qui l’attendait avec
Klopp. L’empire bavarois allait forcément se rebeller. « Nous étions ivres
de bonheur, explique Watzke. C’était une sorte d’apogée, le plus haut
sommet sur lequel nous pouvions grimper, le plus beau jour de boulot pour
ma part. Je pouvais sentir tout ça. Je me souviens être allongé dans mon lit,
encore réveillé à 4 heures du matin, avec la porte de Brandebourg en fond.
Je savais que cela serait difficile à partir de là, qu’il y aurait une réaction,
que le Bayern chercherait à se venger et à prendre nos joueurs. Ils avaient
joué 40 finales de Coupe par le passé et n’avaient jamais pris cinq buts. Ils
se sentaient humiliés. À ce moment-là, ils ont complètement changé de
politique. All-in. Ils ont investi comme jamais au niveau financier dans une
équipe. Et cela a fonctionné. » Le tour de passe-passe du Borussia, qui
consistait à réussir quelque chose de plus grand que la somme de ses
éléments – une sorte d’alchimie footballistique possible grâce au grand
magicien Klopp – avait aussi été possible, d’une certaine manière, parce
que la meilleure équipe n’avait pas réussi à utiliser tout son potentiel.
Cet été-là, le Bayern battit son record d’achats sur le marché des
transferts en attirant Javi Martinez (40 millions d’euros, Athletic Bilbao),
Mario Mandžukić (11 millions, VfL Wolfsburg), Xherdan Shaqiri
(11,8 millions, FC Bâle) et Dante (4,7 millions, Borussia
Mönchengladbach). Une nette amélioration de l’effectif, notamment
derrière, fut une vraie bonne nouvelle pour mettre au point une nouvelle
tactique. « Avoir plus de stabilité derrière a permis aux milieux et aux
attaquants de presser plus haut. Le Bayern était devenu plus flexible, plus
dynamique », explique l’ancien directeur sportif du club Matthias Sammer.
Klopp n’était pas le seul à remarquer que la nouvelle direction prise par
les Bavarois était étrangement familière. « Ils nous ont fait ce que la Chine
fait à l’industrie, décria l’entraîneur. Ils ont vu ce que les autres faisaient,
ont copié et ont ensuite pris la même route avec plus d’argent que les autres
acteurs. »
« Le Bayern a pris des éléments du jeu de Dortmund pour devenir plus
Dortmund que Dortmund lui-même », observa alors Ralf Rangnick.
L’imitation a beau être une des formes les plus sincères de la flatterie, cela
ne consola pas Klopp, dont le minutieux plan de travail établi sur quatre ans
fut jeté aux oubliettes par le très riche club d’à-côté qui avait partiellement
utilisé le même modèle.
Cette nouvelle humilité du Bayern sans le ballon, cette intensité bien plus
forte et ce réveil tactique eurent des conséquences dévastatrices pour la
concurrence. Les hommes de Heynckes remportèrent la Bundesliga avec un
nouveau record de points (91, soit 10 de plus que Dortmund la saison
passée) ainsi que la Coupe.
Après deux ans où, selon Klopp, le Borussia avait réussi à « abaisser le
niveau du Bayern », l’excellence du BVB avait, par inadvertance, permis
aux Bavarois d’être plus performants. Le reste du championnat suivit le
même chemin. En s’inspirant des doubles champions en titre, de plus en
plus d’équipes commencèrent à inclure le gegenpressing dans leur
vocabulaire tactique. Combattre le feu par le feu. « Soudainement, tout le
monde se mit à le faire. C’est là que nous nous sommes rendu compte à
quel point c’était difficile de jouer contre une équipe comme la nôtre »,
avoue Subotić.
Les adversaires mirent aussi au point une deuxième mesure pour contrer
Dortmund. Comme le jeu du Borussia reposait sur la rapidité lors des
phases de transition après avoir gagné le ballon, les équipes cédèrent du
terrain et des ballons pour forcer le BVB à jouer plus lentement, et avec la
possession. La voiture de course imaginée par Klopp resta bloquée dans les
bouchons. « Notre façon de jouer a encouragé les petites équipes, explique
Gündoğan. Elles se sont dit : nous pouvons battre des équipes en principe
meilleures que nous en adoptant ces tactiques et en les appliquant
correctement. »
Dortmund prit certes quinze points de moins que les saisons précédentes,
mais la deuxième place ne fut pas considérée comme un échec. Le club
avait besoin de grandir. Les qualifications en Ligue des champions étaient
alors plus importantes que de défendre des titres.
Le léger recul sur le plan national fut compensé par une incroyable
aventure européenne. Les hommes de Klopp, adoubés par le magazine
britannique FourFourTwo comme l’équipe « la plus sexy d’Europe », furent
plus malins que de nombreuses équipes peu préparées à la férocité de leur
attaque très bien huilée. Un signe de la nouvelle maturité du Borussia dans
les matchs importants arriva lors de la rencontre à Manchester City lors de
la phase de groupes.
Les visiteurs, galvanisés par le soutien bruyant de leurs supporters ayant
fait le déplacement, étaient comme chez eux à l’Etihad, en face de l’équipe
la plus riche du monde. « Ils étaient aux commandes du match, avançant
comme une marée jaune et noir à l’image des taxis new-yorkais se ruant
aux abords de Wall Street pour pêcher de belles prises », s’enthousiasma le
Daily Telegraph. Dortmund prit la tête grâce à Marco Reus et aurait pu
inscrire trois buts de plus. Un penalty, converti à la dernière minute par
Mario Balotelli, tourna en dérision leur domination. « Ils étaient vraiment
d’une autre classe ce soir, même leurs fans », admit le gardien Joe Hart. La
manière dont Dortmund avait obtenu ce match nul 1-1 fut en tout cas
importante pour Klopp, qui se dit « satisfait et fier ». L’entraîneur du BVB
était plus énervé par les questions des journalistes sur le penalty que sur les
deux points perdus. « C’était un match superbe et la première question porte
sur le penalty », maugréa-t-il. Ses mauvais résultats lors des années
précédentes l’avaient visiblement irrité, mais maintenant « une étape
importante » venait d’être prise pour que le Borussia soit « vu autrement en
Ligue des champions ». « C’était un des meilleurs matchs que j’ai vus, et
j’en ai vu pas mal, déclara Klopp à FourFourTwo quelques semaines plus
tard. Nous étions presque terrifiés de la manière parfaite dont notre plan
s’est déroulé. » De son côté, Die Welt se demanda si « un jour, cette nuit
serait connue comme le jour où cette équipe est née sur la scène
européenne ». Enfin, le football de Klopp s’exportait au-delà des frontières
de l’Allemagne.
« Pour être honnête, Manchester City était très nul cette année-là,
vraiment faible. L’équipe était lente, trop grosse… je ne sais pas », explique
Watzke. Mais Dortmund prit aussi quatre points en deux matchs face au
Real Madrid et se qualifia pour les huitièmes de finale en terminant premier
de sa poule. Le Borussia était enfin arrivé dans la cour des grands. « Nous
sommes un peu surpris que tout le monde soit surpris », déclara Zorc, l’air
un peu indigné.
Pour Subotić, les progrès réalisés en 2012-2013 étaient liés à une plus
grande intuition collective. « Vous pouvez vous entraîner au contre-pressing
et à récupérer la balle, à cet état d’esprit. Mais il est impossible de
s’entraîner à déterminer le moment exact où vous allez perdre le ballon sur
le terrain. Tout le monde avait le pouvoir et la responsabilité d’être
l’élément déclencheur, ensuite tout le monde devait se regrouper. Cela nous
a pris quelques années à vraiment comprendre le truc. Puis c’est devenu
naturel, comme un réflexe. »
Dortmund ne rencontra aucun problème pour disposer du Shakhtar
Donetsk au tour suivant – « C’est toujours bien de tirer des équipes russes
ou ukrainiennes à ce stade-là car elles sont toujours en pause hivernale »,
explique Watzke. Mais en quarts de finale, Málaga fut une tout autre
histoire. Après 90 minutes de jeu lors du match retour, Dortmund était mené
2-1 en cumulé sur les deux manches. Ce qui se déroula ensuite allait
devenir connu sous le nom, choisi par Klopp, de « miracle de Dortmund ».
Les Jaune et Noir marquèrent par deux fois durant les arrêts de jeu, dont
une fois sur hors-jeu pour finalement battre les Espagnols 3-2. Le stade
s’embrasa, et déborda de bonheur comme un volcan en fusion. « J’ai couru
sur le terrain, j’ai enlacé Marco et je n’avais plus envie de le lâcher », se
souvient Gündoğan. « C’est très clairement le moment le plus fou de ma
carrière de footballeur, assure quant à lui Subotić. C’était comme tout droit
sorti d’un film hollywoodien. Nous savions que nous pouvions mettre un
but, ensuite pousser et voir si nous allions être chanceux. La chance était
clairement de notre côté ce jour-là. » « C’est juste fou, complètement fou ce
qu’il s’est passé au stade aujourd’hui », déclara Klopp, quelques minutes
avant de donner une accolade à Marcel Schmelzer en zone mixte, le tout en
secouant continuellement sa tête, toujours bouche bée par la tournure des
événements. Pour le Süddeutsche Zeitung, « rarement une équipe aura été
aussi unie et émerveillée par elle-même ». Dortmund était en demi-finale de
C1. « C’est incroyable, les gens ici sont heureux comme s’ils avaient tous
gagné au loto ! » remarqua Klopp.
La folie de Malaga, un moment inoubliable, est une de ces histoires « que
l’on racontera encore dans vingt ans, déclara Klopp à l’auteur Christophe
Biermann quelques mois plus tard pour son livre Wenn wir vom Fußball
träumen2. Ma motivation en tant que coach est d’amasser ce genre de
moments, pour que les gens en parlent et en reparlent encore. C’est
pourquoi ce club existe. Son socle le plus important, c’est toutes ces
histoires que le club a écrites depuis sa fondation. C’est aussi pourquoi
j’aime tellement vivre ces expériences ici : cela nous donne une chance
d’écrire ce genre d’histoires ». Le football, ajouta-t-il, est une collection
d’histoires que l’on partage, une histoire commune, une identité. « On
gagne et on perd, mais on est avec les gens qu’on aime. C’est la maison, ce
à quoi on appartient. C’est tout ce qu’on veut. Dix millions de gens veulent
en faire partie ici. »
Sur la route vers la finale, la prochaine étape était le Real Madrid de José
Mourinho. Deux jours avant la première manche, aux alentours de minuit,
Gündoğan était sur son portable, en train de lire un titre d’article qui ne
semblait faire aucun sens. « J’avais cette routine qui consistait à lire Bild
avant de me coucher, explique-t-il. Les articles du lendemain paraissaient
toujours après minuit, et là, en grosses lettres : “Götze part pour le Bayern”.
J’ai envoyé un texto à Marco Reus car lui et Mario avaient le même agent et
étaient meilleurs amis. “Est-ce que c’est vrai ?” “Oui, je le sais depuis hier.”
J’ai eu du mal à y croire. »
Âgé de 20 ans, Götze était alors l’enfant prodige du football allemand. Le
« talent du siècle » selon Matthias Sammer. Au BVB depuis ses 8 ans, il
était un symbole de la renaissance sous Klopp et la promesse d’un avenir
radieux. Dortmund s’était résigné à perdre certains joueurs chaque année,
mais pas un vrai Dortmunder. Pas Mario. Tout le monde était sous le choc.
« Certains joueurs n’arrivaient pas à dormir, expliqua Klopp au Guardian.
C’était comme une crise cardiaque. Je ne pouvais pas parler. Je ne suis pas
sorti avec ma femme ce soir-là. »
Selon Bild, le Bayern avait activé la clause libératoire de 37 millions
d’euros afin de faire de Götze le premier gros transfert de l’ère Guardiola à
venir. Mais qui avait fait fuiter cette information et pourquoi à ce moment-
là, à seulement quarante-huit heures d’un match contre l’armada de stars du
géant espagnol ?
Les suspicions se portèrent rapidement sur les dirigeants du Bayern
Munich. La signature de Götze était la sorte de tactique classique employée
par les Bavarois pour asseoir leur pouvoir. Pourquoi seraient-ils importunés
par le fait que l’information du transfert déstabilise leur principal
concurrent à la veille d’un match très important ? « Le Bayern a décidé de
nous détruire », assura Watzke. Que les Bavarois aient pu être les coupables
est toujours incertain. Dortmund était au courant de la décision de Götze
douze jours avant qu’elle ne soit communiquée. Il est fort possible qu’une
tierce personne – par exemple, un agent qui essaie de négocier pour qu’un
de ses joueurs retrouve le Bayern la saison prochaine ou un autre club qui
s’était intéressé à Götze – ait tout dévoilé sans arrière-pensée. Le Bayern
avait sa propre demi-finale contre le FC Barcelone à disputer et se serait
bien passé de la controverse. La clause du milieu offensif devait, dans tous
les cas, être officiellement activée avant le 30 avril.
Selon Watzke, Klopp se sentit « complètement lessivé »
émotionnellement par le départ de son prodige pour le sud de l’Allemagne.
« Il avait du mal à accepter que Mario veuille partir, qu’il veuille rejoindre
Guardiola. Finalement, ce fut l’erreur du siècle et Klopp l’avait vu venir. Il
savait, à 100 %, qu’il faisait une erreur. Cela lui a fait mal. Le gamin qu’il
avait construit le quittait. Lors d’un rendez-vous, juste tous les deux, il lui a
dit que c’était une erreur. Il l’a rencontré et son agent aussi. Il n’a pas arrêté
de dire : “Tu fais une erreur.” Mais la décision était prise. Cela a beaucoup
joué dans sa tête. Il n’était pas inquiet pour l’équipe mais pour Mario. »
Gündoğan se souvient que quelques ultras étaient venus au centre
d’entraînement pour exprimer leur mécontentement. Klopp tenta de calmer
le jeu. « Il a expliqué qu’il regrettait le choix de Mario, mais que c’est
normal dans le football et que le spectacle devait continuer, raconte le
milieu de terrain. Mario était toujours notre joueur jusqu’à la fin de la
saison et il était sûr qu’il ferait de son mieux. C’est tout. »
« J’ai expliqué à Mario que les gens n’oublieront jamais son départ pour
le Bayern, déclara Klopp. Mais ce soir, ils seront occupés à autre chose car
le club est la chose la plus importante. L’ambiance a permis de mettre tout
ça de côté. »
Après avoir démontré depuis déjà quatre ans toute sa passion, Klopp fut
récompensé ce soir-là. Madrid fut enseveli sous un déluge de cris et
d’attaques. Le Real sortit vivant tant bien que mal après une épique
défaite 4-1. Ni Götze ni ses coéquipiers n’avaient été de façon profonde
affectés par l’article de Bild. Cette semaine-là, la Bundesliga laissa une
impression de domination incroyable, dépassant ainsi la Liga puisque, de
son côté, le Bayern avait battu le FC Barcelone 4-0. Un affrontement final
dans le nord de Londres entre les deux équipes semblait sur le point
d’arriver. Avec encore plus de crispations. Selon un article paru dans Der
Spiegel, Robert Lewandowski, auteur d’un quadruplé face au Real Madrid,
avait donné son accord pour un transfert vers le Bayern Munich, en
compagnie de Götze. L’attaquant polonais et son camp ne firent rien pour
faire taire les spéculations. « Nous avons pour objectif de changer de club
cet été », déclara son agent Maik Barthel, alors que le contrat de son joueur
devait expirer à l’été 2014.
Klopp essaya de calmer la situation en utilisant l’humour. Il rappela
notamment aux journalistes présents au Signal Iduna Park que lui aussi, un
jour, avait inscrit un quadruplé en match : « C’était contre Erfurt. » Mais au
fond de lui, il était plus troublé qu’il ne souhaitait le montrer. « Robert
Lewandowski était un vrai problème pour lui. Nous n’arrivions pas à nous
mettre d’accord : fallait-il le vendre en 2013 ou le laisser partir gratuitement
en 2014 ? explique Watzke. Jürgen souhaitait plus le vendre. Mais Robert
est un professionnel comme il en existe peu. Il n’est pas dans l’émotion, il
n’embrassera jamais l’écusson du club. Mais si vous l’avez dans votre
équipe, c’est un cadeau. Il est comme une machine. Cependant, Klopp était
plutôt énervé de la manière dont tout s’était déroulé. Nous étions énervés et
déçus d’avoir perdu ces joueurs, plus que nous ne l’avons montré. Une fois
que vous admettez cela, les gens vous accusent de vous plaindre. »
Et en mai 2013, il n’y avait pas de temps pour cela au Borussia.
L’histoire était en marche. Dortmund contre le Bayern. Une rencontre de
Bundesliga sur la pelouse sacrée de Wembley. « Le football allemand est
arrivé dans le présent en apprenant du passé », salua le Süddeutsche
Zeitung. Le quotidien bavarois s’émerveilla aussi de la sophistication
tactique des deux équipes. Une tactique inspirée par des clubs historiques
comme l’Ajax Amsterdam, l’AC Milan ou le FC Barcelone et qui permit la
première finale 100 % allemande de l’histoire de la compétition. Selon la
Frankfurter Rundschau, l’énergie injectée par Klopp aida à établir « une
nouvelle école du football allemand. Il a réinventé le jeu physique à
l’allemande, celui qui peut à la fois faire peur et être détesté, en le
combinant avec une certaine finesse stratégique et une grande maturité ».
La finale pouvait aussi se lire d’une autre manière. Klopp déclara, à une
audience mondiale via une interview au Guardian, que le match opposait
« le projet footballistique le plus intéressant au monde, une nouvelle
histoire, une histoire spéciale » à un Bayern Munich qui se comportait
comme « un méchant tout droit sorti de James Bond ». Dortmund était
l’outsider en termes financiers. Des romantiques du football partis en
croisade contre de riches aristocrates. Ils ne souhaitaient pas juste les battre,
mais complètement les démanteler. En tant que grand amateur de films de
sport ayant grandi en regardant des longs-métrages comme Les Indians3,
Klopp croyait dur comme fer que les outsiders prévaudraient. « Nous ne
sommes pas la meilleure équipe du monde, mais nous pouvons battre la
meilleure équipe », avait-il prédit.
Et Dortmund l’a presque fait. De manière typique, le Borussia joua le jeu
à fond, hanta le Bayern et prit possession du match, se créant même un
nombre décent d’occasions. « Je me souviens qu’on aurait dû mener 2-0 ou
3-0 après 30 minutes de jeu », assure Gündoğan. Mais le Bayern laissa la
première tempête passer et peu à peu le match échappa à Dortmund. « Je
pense qu’il était impossible pour nous de tenir le même rythme que lors des
45 premières minutes. Le tempo était extrêmement élevé », explique
Bender. À l’heure de jeu, un but de Mario Mandžukić vit les hommes de
Jupp Heynckes prendre la tête.
Huit minutes plus tard, Gündoğan égalisa sur penalty. Dortmund était de
nouveau dans la course mais se sentait lésé. Dante, malgré un premier
carton jaune, n’avait pas été renvoyé aux vestiaires après une faute sur
Marco Reus dans la surface de réparation. « L’arbitre, Nicolas Rizzoli, nous
a dit : “Qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez déjà eu un penalty, non ?” »
se souvient Gündoğan. Le Bayern, imperturbable, et en meilleure forme
physique, fit preuve d’une certaine classe en marquant le but de la victoire à
la 88e minute via Arjen Robben.
Klopp et ses joueurs furent applaudis par les fans de Dortmund. De beaux
perdants. « Nous devons accepter la victoire du Bayern, déclara calmement
l’entraîneur. Nous ne devons pas oublier que beaucoup d’équipes voulaient
être en finale et que le Bayern a mis en pièces la moitié de l’Europe sur son
chemin. » Watzke concède que le Bayern était « un peu meilleur cette
année-là », mais que la clémence de Rizzoli n’est jamais vraiment passée.
« C’était une décision catastrophique. Sur 100 arbitres, 99 l’auraient
expulsé. J’aurais voulu voir comment le match se serait passé à partir de
là… »
Juste après la rencontre, Klopp avait laissé parler toute sa frustration dans
les couloirs du stade, criant notamment sur Pierluigi Collina, le patron des
arbitres de l’UEFA. « Une ou deux décisions auraient pu aller dans l’autre
sens », déclara-t-il en conférence de presse, ajoutant que la fierté qu’il avait
pour son équipe reprendrait bientôt le dessus sur l’énervement. Dans les
vestiaires, il consola ces joueurs en essayant de leur montrer une certaine
vue d’ensemble. « Un autre jour, avec un autre arbitre, on les battait. Mais
Klopp n’a pas surdramatisé ce fait, assure Subotić. Il a dit : “Rappelez-vous
d’où vous étiez au début de la saison, regardez jusqu’où vous êtes allés. Est-
ce que quelqu’un pensait aller en finale de Ligue des champions ? C’est bon
les gars, tout va bien. Profitez de votre soirée.” Il est l’homme qui dicte
l’humeur. Pour le club, l’équipe, tout le monde. Surtout lors des moments
difficiles, quand tout le monde a besoin d’une direction. » La philosophie de
Klopp permit une super fête d’après-match au Natural History Museum de
Londres. « Au bout d’un moment, personne ne pensait plus à la défaite.
Nous avons toujours su faire la fête », affirme Josef Schneck.
Rétrospectivement, Kehl se demande si une victoire de Dortmund à
Wembley n’aurait pas été un « conte de fées ». « Personne n’aurait voulu
voir ce film, cela aurait été une merde pas vraiment réaliste », déclara
Klopp à Biermann. Mais un peu plus tard, lors d’une interview avec
l’UEFA, l’entraîneur n’en était plus aussi certain. « Cela aurait été fou si
nous avions gagné la Ligue des champions la saison passée, dit-il. Je pense
que nous aurions perdu la tête. Cela aurait été une histoire incroyable.
J’aurais voulu regarder cette histoire si cela avait été un film. Une histoire
comme celle des Cleveland Indians en Major League Baseball. Les
Dortmund Indians. Mais cela aurait vraiment été complètement fou. C’est
pourquoi tout va bien, et c’est toujours aussi spécial. Il y a toujours du
temps pour que l’on gagne encore plus. »
Chapitre 12

Chaos et théorie

Liverpool, 2016-2017

À l’été 2016, la tournée de présaison des Reds aux États-Unis permit


enfin de travailler sur les fondamentaux. Au moins une des deux sessions
d’entraînement quotidiennes était réservée à des exercices tactiques très
pointilleux. Impressionnés par la complexité de certains exercices, des
membres de la presse qui suivaient alors le LFC se demandèrent si
l’entraînement devait être ouvert au public. Les journalistes en question
étaient habitués à ce que les entraîneurs de Premier League, craignant des
espions potentiellement envoyés par les autres clubs, cachent leurs secrets
de fabrication derrière des murs de trois mètres de haut.
Jürgen Klopp n’avait, lui, aucune peur. Lorsque l’Allemand eut vent des
craintes des journalistes, son visage prit la forme de celui d’un acteur muet
jouant l’étonnement, comme pour dire : « Je ne comprends pas de quoi vous
parlez. » « Ça ? C’est des trucs de maternelle, déclara-t-il à un membre du
staff de Liverpool en agitant la main comme pour attraper une mouche
invisible. Je ne pense pas qu’Arsène Wenger sera surpris par ce genre de
choses. » L’équipe de l’entraîneur français, Arsenal, était le premier
adversaire de la saison. Liverpool gagna 4-3.
Un bilan critique des huit premiers mois de Klopp sur les rives de la
Mersey prouva que trois domaines pouvaient être améliorés. Le premier
était évidemment le besoin d’implanter plus systématiquement et
profondément les idées de l’entraîneur. Ce point fut largement abordé lors
du stage sous le soleil californien. Une absence en Coupe d’Europe cette
saison-là allait aussi permettre de disposer de plus de temps pour préparer
les matchs.
Le deuxième point concernait l’équipe à proprement parler. Le groupe,
un mix de talents purs, de loyaux soldats et d’investissements qui n’avaient
pas vraiment payé pour le moment, vit l’arrivée de deux défenseurs issus de
la Bundesliga, Joël Matip et Ragnar Klavan, du gardien de Mayence Loris
Karius, du milieu de terrain polyvalent de Newcastle Georginio Wijnaldum
et de Sadio Mané, l’attaquant de Southampton. Deux saisons plus tôt, le
Sénégalais avait déjà été proposé à Liverpool pour un tiers de ses
37 millions de livres actuelles, mais le modèle d’évaluation utilisé par le
département technique du club ne l’avait pas classé assez haut.
Le troisième et dernier point concernait la condition physique, Klopp et
son staff estimant que les efforts demandés par le jeu en Premier League
nécessitaient d’être en meilleure forme. Andreas Kornmayer, une sorte de
mini-Klopp, arborant barbe et lunettes (« C’est fou comme ils se
ressemblent », assure en rigolant Adam Lallana), fut nommé chef du fitness
tandis que Mona Nemmer serait chargée de la nutrition. De lui-même,
Lallana explique que le travail des deux anciens employés du Bayern
Munich a eu des effets positifs sur la saison 2016-2017. « Mettre Mona à ce
poste a été une décision incroyable. Elle est venue et nous avons atteint un
nouveau palier concernant la nourriture que nous mangions, dit-il. Et
Andreas, le préparateur physique, est arrivé et nous avons fait une bonne
présaison sous ses ordres. Il nous a permis d’être en forme d’une façon qui
nous permettait de jouer le jeu que le coach voulait, un jeu qui est très
demandeur. »
Début août, un séjour à Wembley offrit un aperçu des perspectives
excitantes. Les cadors européens du FC Barcelone, peu en jambes et en
retard sur la préparation par rapport aux clubs anglais, furent battus 4-0 par
les Reds lors de l’International Champions Cup, un tournoi presque
compétitif dont Mané était la principale attraction. En revanche, vingt-
quatre heures plus tard, une équipe largement remaniée par Klopp se crasha
4-0 lors d’un match amical contre Mayence, rien que ça. Les milliers de
spectateurs venus en avance à l’Opel Arena pour saluer leur ancien héros
lui firent aussi une standing ovation après le coup de sifflet final.
L’entraîneur des Reds remercia son équipe de l’avoir accompagné dans ce
tour d’honneur un peu gênant. « Cela aurait été embarrassant que je coure
tout seul ici, déclara-t-il avec humour. Comme ça, c’était plus cool. Mes
gars ont pu montrer que même s’ils ne savaient pas jouer au football, ils
avaient de bonnes manières. Ils ont montré leur gratitude quant à
l’extraordinaire atmosphère. »
Ces deux 4-0 bien différents ainsi qu’une autre paire de matchs au
déroulement opposé – une victoire à l’arraché face à Arsenal 4-3 et une
défaite 2-0 bien morose sur le terrain du promu Burnley – donnèrent le ton
de la saison. La campagne, à la fois passionnante et épuisante, se termina
sous le signe du soulagement plus que sous celui de l’euphorie, un peu
comme après un tour de grand huit un peu trop long. Cette année-là,
Liverpool s’habitua à réussir de très belles performances face aux
meilleures équipes, mais aussi à vivre des défaites embarrassantes face à
des clubs moins réputés. Ce troublant schéma empêcha le club de terminer à
une meilleure place que celle de quatrième. Mais durant l’automne, l’espoir
de voir Liverpool remporter un titre pour la première fois depuis plus d’un
quart de siècle fut bel et bien vivant sur les rives de la Mersey.
À la suite des faux pas contre Burnley, les Reds s’imposèrent contre le
champion Leicester (4-1), puis face au futur champion Chelsea, à Stamford
Bridge (2-1), et contre dix autres équipes lors d’une série de quinze matchs
sans défaite qui propulsa Liverpool au sommet du classement. Une série
qui, selon le Liverpool Echo, permit aux supporters du club « d’apprécier, et
d’être simplement fans de Liverpool à nouveau ». « Les supporters aiment
voir jouer leur équipe. Ils ont hâte d’être à Anfield avec, en plus, le Main
Stand qui a été retapé et qui permet au stade de connaître un vacarme qu’il
n’avait pas entendu depuis quarante ans », pouvait-on lire dans les colonnes
du journal. Fini le temps du silence résigné qui avait pris place après le titre
perdu en 2014. « Nous battions les équipes en mode bulldozer », explique
Lallana. Comme promis, le football façon heavy metal était enfin là.
« Klopp est le meilleur coach du monde pour les spectateurs, car il crée
des équipes qui attaquent la défense en entier », déclara l’entraîneur de
Manchester City, Pep Guardiola. Ni lui ni ses très estimés collègues José
Mourinho (United), Arsène Wenger (Arsenal), Antonio Conte (Chelsea) ou
encore Mauricio Pochettino (Tottenham) ne réussirent à gagner un match
face à Liverpool cette saison-là.
L’arrivée de Mané permit à l’attaque d’aller plus vite et apporta de la
flexibilité. L’ancien ailier du Red Bull Salzbourg et ses deux coéquipiers
brésiliens Philippe Coutinho et Roberto Firmino changeaient tout le temps
de position de manière programmée afin de trouver le but. Et ce même face
à des équipes tellement regroupées que « leur dernière ligne de défense est
juste à côté de la tribune », explique Peter Krawietz, recruteur en chef pour
Klopp.
Lors d’une apparition très applaudie au « Monday Night Football » de
Sky Sports en septembre, Klopp déclara à nouveau son slogan de toujours :
« Le gegenpressing est le meilleur meneur de jeu. » Mais à Melwood,
l’accent était de moins en moins sur le travail sans ballon. Les entraîneurs
avaient réalisé que Liverpool avait besoin de plus de solutions pour les
matchs où l’équipe était dominante.
« Après s’être habitué à se côtoyer lors de la première saison, l’accent a
été mis sur le football de possession lors de la deuxième, révèle Krawietz.
L’idée était de contrôler le tempo du match avec le ballon et d’utiliser le
temps qu’on avait entre les matchs pour développer une idée du football
idéalement reproductible de manière flexible sous la pression. » Pour ce
faire, le staff passa de nombreuses heures durant l’entraînement à faire en
sorte que l’équipe adhère à un certain schéma de mouvements. Bien que les
exercices n’inclussent jamais des courses prédéterminées et précises, ils
consistaient à des « procédures convenues » afin de créer des espaces dans
les zones spécifiques où les équipes adverses étaient soupçonnées d’être les
plus vulnérables. Par exemple, l’une de ces procédures impliquait que deux
joueurs traînent leurs adversaires loin du centre grâce à des courses factices,
permettant ainsi de dégager un couloir pour un troisième joueur qui courait
alors vers le but sans opposition. Un mouvement assez simple, mais très
efficace s’il est exécuté avec une synchronisation parfaite.
« Le système en lui-même n’est pas très important dans le football,
assure Krawietz. Le but du coaching, c’est de faire du football, un jeu basé
sur de nombreux éléments aléatoires, un peu moins aléatoire. De forcer sa
chance, si je puis dire ainsi. Ma citation préférée est de Lukas Podolski :
“Le football, c’est comme les échecs, mais sans les dés.” Je la changerais
en : “Le football, c’est comme les échecs, mais avec un dé.” Ce que je veux
dire par là, c’est que chaque entraîneur passe énormément de temps à
pondérer chaque facteur : l’adversaire, la météo, etc., en sachant
pertinemment qu’un contrôle total du ballon est impossible. La seule chose
que vous pouvez vraiment faire, c’est de trouver un ordre général, un
système pour que les joueurs puissent s’orienter d’une manière qui vous
permet d’obtenir le meilleur de votre équipe. Une combinaison qui réussit
dépend de deux personnes qui ont la même idée en même temps. L’un a le
ballon, et l’autre se met à bouger. Le boulot du coach, c’est de faire
travailler ces séquences pour installer une idée, de faire répéter ses
situations, le but étant d’augmenter les chances que cela marche dans les
conditions du direct quand la pression et l’adversaire s’en mêlent.
L’alternative, c’est de se reposer sur les qualités individuelles, sur le fait
d’être simplement meilleur. Mais ce n’est pas notre approche. Nous n’avons
pas les moyens d’avoir ces joueurs, nous n’avons jamais pu acheter ces
joueurs dans aucun des clubs où nous avons travaillé. C’est pourquoi chez
nous, les idées passent avant le reste. »
Lors de ces beaux mois d’automne, la concision du football de Klopp
menaça d’éclipser tous les rivaux, la plupart d’entre eux ayant du mal à
obtenir le meilleur de leurs joueurs. Alors que la dernière belle saison des
Reds, sous Brendan Rodgers en 2013-2014, était surtout liée aux
performances de son attaquant superstar Luis Suárez, il s’agissait
maintenant d’une vraie équipe qui bougeait et jouait d’une manière où tous
les individus semblaient connectés par d’invisibles cordes nerveuses.
Soudainement, dans le sillage de ces belles performances collectives,
certains joueurs longtemps estimés comme finis se mirent à briller. James
Milner, un des éléments importants du vestiaire, fut repositionné au poste
d’arrière gauche. « C’était cool de voir que des joueurs qui avaient déjà
joué des centaines de matchs en Premier League étaient partants pour
essayer quelque chose de nouveau et s’y adapter », avoue Krawietz.
Le défenseur central Dejan Lovren fut un autre joueur qui fit taire les
critiques. « Quand nous sommes arrivés à Liverpool, tout le monde nous a
parlé de ses problèmes, des choses qu’il ne pouvait pas faire, mais nous
étions déterminés à le regarder, lui et les autres d’ailleurs, avec un œil
nouveau, explique Krawietz. Dès le premier jour, nous avons senti que nous
avions un vrai joueur et son développement a été super. Je pense que
l’arrivée d’un nouveau coach, essayer de nouvelles choses, de nouveaux
joueurs, prendre ses responsabilités si cela ne marche pas, etc., tout ça a été
vu comme une chance par certains d’améliorer leur situation. Et beaucoup
ont saisi cette chance. » Habitués au pressing en raison de leur passage à
Southampton et à Hoffenheim, Adam Lallana et Roberto Firmino n’eurent
aucun mal à s’habituer à la nouvelle tactique et devinrent rapidement des
piliers sur les côtés. Même chose au milieu de terrain, avec le vétéran Lucas
Leiva. Son expérience, son intelligence footballistique, ses capacités de
communication et d’apprentissage firent de lui un joueur clé de ce nouveau
système.
Lors de son premier jour à Anfield, Klopp avait insisté sur le fait que
Liverpool n’était pas aussi nul qu’une grande partie des médias et des
supporters le pensait. Peut-être que l’équipe commençait aussi à croire la
même chose. « Parfois, il était frustré. Il nous disait qu’on ne croyait pas
assez en nous-mêmes », dit Lallana. L’entraîneur et son staff estimaient
également que le public anglais était trop enclin à se faire rapidement une
opinion d’un joueur et bien trop lent lorsqu’il s’agissait de changer d’avis.
« Une fois qu’ils sont convaincus de quelque chose, par exemple que tel
gardien est nul, il est nul pour l’éternité. Ils attendront le temps qu’il faut et
dès qu’il fera une erreur, ils vous diront : “Tu vois, je te l’avais dit.” C’est
une sorte de prophétie qui se réalise, dans le mauvais sens du terme. C’est
assez présent ici », explique Krawietz.
Début décembre, lors d’une défaite 4-3 à Bournemouth, une boulette de
Loris Karius mit fin à la série d’invincibilité de Liverpool. Ce match
propulsa Simon Mignolet dans les cages jusqu’à la fin de la saison et le
jeune Allemand sur le banc de touche. Le timing de ce mauvais résultat
n’aurait pas pu être pire – les Reds menaient 3-1 avec seulement 15 minutes
à jouer. Ensuite, l’équipe était censée se rendre en Espagne pour une fête de
Noël. Klopp était tout de même imperturbable. « Quand nous avons atterri à
Barcelone, la musique a retenti dans l’avion et il a pris le micro, se souvient
Lallana avec un grand sourire. Il était en mode : “Écoutez les gars, si on
peut faire la fête quand on gagne, on peut faire la fête quand on perd,
putain.” Alors, tout le monde est descendu de l’avion en pensant : “T’as
raison, c’est le moment de faire la fête, faisons la fête, allons boire un
verre.” Cela prouve juste qu’il y a autre chose que le football dans la vie.
Nous avons fait de notre mieux et nous avons perdu. Eh oui, tu te sens
comme une merde quand tu perds, mais il y a plus important. Au plus tu
vieillis, au plus ça fait mal, mais au plus tu passes outre rapidement. »
Klopp, qui vit en face de l’ancienne maison de Lallana à Formby, une
tranquille ville côtière, est juste « un type cool ». Avant que le milieu de
terrain anglais ne déménage, son jeune fils Arthur faisait souvent coucou à
son grand et blond voisin. Il criait : « Klopp ! Klopp ! » en imitant le geste
préféré de l’entraîneur sur la ligne de touche, celui du poing serré. Et Klopp
répondait souvent en souriant et en faisant lui-même coucou, pour le plus
grand bonheur du jeune Lallana.
Après la nouvelle année, les sourires et les poings en l’air devinrent plus
rares. Entre janvier et février, l’équipe ne remporta que deux victoires en
douze matchs et fut éliminée des deux coupes nationales. Les fans
arrêtèrent de rêver du titre et commencèrent à avoir peur de laisser filer la
qualification pour la Ligue des champions.
Aligner des équipes moins fortes pour la League Cup et la FA Cup était
la seule manière « d’approcher cette série de matchs, de la passer et de
passer la suivante », assure Krawietz. S’habituer à un calendrier sans trêve
hivernale fut un des plus gros challenges pour le staff allemand. « Cela fait
une énorme différence. Et vous ne vous rendez pas compte à tel point tant
que vous n’en avez pas fait l’expérience. Ce n’est vraiment pas drôle. »
Aussi embarrassantes et décevantes que furent les éliminations par
Southampton et Wolverhampton, alors club de Championship, elles
permirent à l’équipe de partir au soleil à la mi-février pour faire un stage
sous le doux climat de Malaga. Après une première campagne sans pause
lors des fêtes, le staff allemand commençait à comprendre le poids physique
et mental presque absurde lié à la pratique non-stop du football. Les
propriétaires de Liverpool, FSG, étaient d’accord avec Klopp que l’équipe
devait passer une semaine ensemble au soleil pour recharger les batteries
chaque année, et ce dès que possible.
Le voyage en Espagne n’eut pas les effets escomptés, en tout cas pas à
court terme. De retour en championnat, Liverpool perdit 3-1 à Leicester.
Une des pires performances du club cette saison-là. « Le match contre
Leicester, on perd 3-1 un lundi soir. C’était vraiment un mauvais, mauvais
moment, confesse Lallana. Un mauvais résultat. On ne l’avait pas vu venir.
Sur ce match, on avait l’impression d’avoir laissé tomber le coach. Vous
savez, vous faites de votre mieux, mais ce soir-là, notre mieux, c’était
vraiment pas assez. Oui, la défaite contre Séville avait fait mal… mais ils
étaient fantastiques, ils ont gagné la compétition trois fois de suite. Je ne
m’en remettrai jamais, mais je peux comprendre pourquoi ils nous ont
battus, si je peux dire ainsi. Leicester était juste nul. »
Habitué à traverser des situations de crise, Klopp plaida pour mettre les
choses en perspective lors de ces semaines difficiles. « Nous devons croire
au projet sur le long terme. Personne ne veut entendre ça, mais perdre fait
partie du football, dit-il. Je me fiche de toutes ces paroles sur le fait
d’atteindre un nouveau low point. J’adore conduire pour aller à
l’entraînement le matin et travailler avec les garçons, même quand c’est dur.
Tu ne peux pas abandonner parce que tu perds. Tu dois essayer à nouveau
lors du match suivant. »
Klopp et son équipe furent, d’une certaine manière, victimes de leur
succès de l’automne. La série de victoires de Liverpool, pleine de
puissance, avait créé une attente, celle que de belles choses étaient à venir.
Mais en l’absence de Coutinho, blessé, et de Mané, parti jouer la CAN avec
le Sénégal, le manque de profondeur de l’effectif fut mis au premier plan de
manière brutale.
L’équipe ne fut pas aidée par une sorte de fatalisme, toujours présent sur
les rives de la Mersey. Selon les propos de Klopp prononcés dans une
interview à LFC.TV à la fin de la saison, Liverpool, en tant que club, avait
besoin de se séparer de l’idée selon laquelle ce genre de défaites « faisaient
partie de l’ADN du club ». Changer cet état d’esprit défaitiste en une
mentalité bien plus confiante était l’un de ses objectifs pour les saisons à
venir. Un mauvais résultat doit être mis de côté au lieu d’être vu comme le
signe d’un destin tragique inévitable. « Ce club, et peut-être cette ville, doit
apprendre à prendre ces moments-là pour ce qu’ils sont. Ne pas en faire tout
un plat. Dans la vie, on ne peut pas ignorer les choses négatives qui se sont
déroulées. Si vous pouvez les changer, changez-les ; si vous ne pouvez pas,
ignorez-les. C’est comme ça. Tout est question de réaction. Dans le football
comme dans la vie. Si la première heure après être sorti du lit est mauvaise,
faut-il aller se recoucher ? Non, cela veut dire qu’il faut essayer d’en vivre
une autre. »
Après avoir en quelque sorte touché le fond au King Power Stadium,
Liverpool se remit assez vite dans le sens de la marche pour obtenir la place
de quatrième. Une première mi-temps inquiétante face à Middlesbrough
lors du dernier match laissa finalement place à une avalanche de buts à
Anfield.
Mike Gordon, le directeur général de Liverpool, décrit ce 3-0 comme
« un des plus beaux moments » de son mandat. « Finir quatrième, avec ce
groupe qui a travaillé si dur, avec mes partenaires John [W. Henry] and Tom
[Werner] dans le public. Être là pour faire la fête avec Jürgen et son staff…
vous ressentez vraiment le bonheur au plus profond de vous. C’était
vraiment super », raconte-t-il. Mais en y regardant de plus près, existe-t-il
des regrets, des opportunités manquées ? À l’exception de Chelsea et
Tottenham, toutes les grosses équipes avaient plus ou moins déçu. Est-ce
que Liverpool aurait pu chiper le championnat avec une ou deux recrues
utiles lors du mercato de janvier ?
« J’aurais eu des regrets si nous n’avions pas essayé de faire venir des
joueurs en plus, explique Gordon après avoir réfléchi à la question avec
prudence. Mais nous avons clairement essayé. Il y a de moins en moins de
joueurs disponibles en janvier. C’est maintenant une anomalie si vous
arrivez à faire quelque chose. Je ne sais pas ce que cela aurait signifié si
nous avions trouvé la bonne solution. Est-ce que nous nous serions
renforcés ? Personne ne le sait. Montrer une certaine discipline [sur le
marché des transferts] et rester en accord avec ses principes est important.
C’est une des raisons pour lesquelles nous n’avons ajouté aucun joueur à
cet effectif. Nous avons essayé. Et c’est la même chose à chaque mercato.
Nous recherchons un avantage, une opportunité pour nous améliorer. »
Krawietz assure que le staff ne regarde jamais dans le rétroviseur avec
amertume. « Est-on déçu de ne pas avoir fait mieux ? Non. Le football est
un apprentissage, un jeu en constant développement, dit-il. Nous voulions
donner une chance à chacun des joueurs, un nouveau regard.
Financièrement, je ne sais pas si cela aurait été possible de nous renforcer
en janvier. Utiliser de l’argent à outrance n’est pas un truc excitant. Nous
avons des prospects intéressants comme Trent Alexander-Arnold, Ben
Woodburn ou encore Ovie Ejaria. Nous voulons qu’ils aient l’opportunité
de s’entraîner avec nous, pour évaluer leur vrai potentiel. Nous n’avions
aucun match européen. Nous avons joué une super première partie de
saison, avec de nombreux beaux matchs. En janvier, nous sommes un peu
tombés dans une espèce de trou. Nous avons eu de la malchance avec
certaines décisions arbitrales et malheureusement quelques blessures. Vous
devez faire avec, même si, évidemment, nous essayons de les éviter du
mieux qu’on peut. Nous avons fait des progrès énormes concernant le
développement athlétique des joueurs et nous avons utilisé tous les moyens
possibles pour prévenir les blessures. La chance et la malchance seront
toujours des facteurs. Est-ce qu’on aurait aimé gagner le titre ?
Évidemment. C’est ce pour quoi nous nous battons. Mais nous ne tournons
pas en rond en critiquant toutes nos décisions passées ou en ruminant en
pensant aux opportunités manquées. Nous prenons tout ça et le plaçons
dans notre sac à dos d’expériences. Et nous nous en servirons pour les
délibérations futures. »
Lors de la saison 2017-2018, Liverpool se retrouva de nouveau à jouer
deux fois par semaine, jonglant entre les demandes de la Premier League et
celles de l’Europe. Les joueurs, le staff et la direction du club étaient alors
tous d’accord pour dire qu’une expansion de l’équipe semblait obligatoire.
« Nous comprenons l’importance de la profondeur, affirme Gordon. Il n’est
pas juste question du meilleur onze possible. La saison est vraiment longue,
c’est un sport très demandeur et la plupart des meilleurs joueurs jouent
aussi pour leur pays. Nous avons besoin de renforts. Cette leçon s’est
révélée particulièrement véridique et importante lors de la dernière année et
demie. »
Lallana joue aussi la carte de l’honnêteté. « Je pense que nous avons
besoin de trois voire quatre top joueurs. Sans manquer de respect aux jeunes
gars, expliqua-t-il à la fin de l’exercice 2016-2017. Si vous regardez notre
banc de touche sur les trois derniers mois de cette saison-là, il y a beaucoup
de jeunes joueurs. Quand tu regardes le banc de Chelsea, ils font rentrer
Fàbregas, Willian. Parfois, avoir ces gars-là sur le banc permet aussi aux
joueurs titulaires de rester vigilants, inconsciemment évidemment. Trois ou
quatre top players de plus permettraient à tout le monde de rester
concentrés, d’augmenter un peu le niveau en termes de qualité. Cela ne peut
que nous aider. Avec l’Europe, nous aurons besoin de plus de joueurs. Nous
avons eu beaucoup de blessures cette année encore. Il n’y a pas à avoir
honte d’avoir besoin de quatre ou cinq grands joueurs en plus, et le coach
comprend ça. Jürgen n’est pas bête. Il faisait pas mal tourner ses joueurs à
Dortmund, notamment dans les gros matchs. S’il a les joueurs et qu’il a
confiance en eux, il fera tourner. J’en suis certain. »
Krawietz est d’accord avec Lallana. « Faire tourner et avoir un effectif
plus large est la seule façon d’aller de l’avant. C’est la conclusion. Nous
devons être dans une position qui nous permet d’être compétitifs dans
toutes les compétitions dans lesquelles nous sommes engagés, et de faire
tourner en proposant chaque fois une grande qualité sur le terrain. »
Une théorie intéressante, avancée dans les journaux anglais à la fin de la
saison, est que Liverpool aurait pu mieux faire grâce à un attaquant plus
orthodoxe. Un joueur qui servirait de phare lors des obscurs mois de janvier
et février, un spécialiste pour forcer le cours d’un match quand le football
proposé n’est pas florissant. Quelqu’un à qui on peut balancer le ballon
quand les pieds et la tête n’arrivent plus à aller jusqu’au bout du terrain par
eux-mêmes.
Mais Krawietz n’est pas convaincu par cette idée. « Je n’ai pas envie de
nier que c’est une option qui pourrait fonctionner. Je n’ai pas envie de
passer pour un naïf non plus, concède-t-il. Mais il est important de rester
fidèle à nos idées. Il faut les adapter, évidemment, mais on essaye de réussir
avec. Vous ne pouvez pas dire : “Écoutez les mecs, jusque-là nous avons
joué d’une manière précise, mais maintenant on est en janvier, il fait moche,
il y a du vent, vous devez oublier tout ça. Jouons un football merdique et
voyons comment nous nous en sortons.” Non. Cela ne peut pas marcher
ainsi. Il y a plein de manières de gagner un match. Parfois, vous devez
défendre tout le temps, laisser un mec devant et gagner 1-0 sur contre-
attaque. Cela arrive. Mais nous n’allons pas faire de ça une stratégie avant
chaque match et contourner nos propres principes. Nous avons notre propre
façon de jouer et nous n’allons pas abandonner. Nous gardons le même
plan. »
Mais pourquoi ce plan fonctionnait-il bien mieux contre les meilleures
équipes de Premier League que contre celles du ventre mou, voire du bas de
tableau ? Cette année-là, Liverpool aurait pu remporter un mini-
championnat composé des six meilleures équipes (cinq victoires, cinq
matchs nuls), mais perdit face à Burnley, Bournemouth, Hull City, Swansea
et Crystal Palace et partagea les points avec Sunderland et Bournemouth.
Le football de Klopp doit-il apprendre à lever le pied de l’accélérateur lors
de ses voyages vers des destinations moins glamours et apprendre à gagner
en allant plus lentement ?
Lallana pense bizarrement le contraire. Il estime que les problèmes du
LFC dans les matchs supposés plus faciles provenaient d’une sorte de
croyance inconsciente, celle qui veut que 80 ou 90 % des efforts habituels
soient suffisants pour gagner face à des équipes plus faibles. « C’est une
question de mentalité, assure-t-il. Si ta mentalité est bonne, la tactique va
être meilleure. Le coach le sait, et ce n’est pas quelque chose qui change
d’un coup. Mais il met l’accent sur le fait qu’on doit y arriver. Lorsque nous
arriverons à avoir cet état d’esprit pour ce genre de rencontres, je pense que
nous pourrons aller de l’avant et réussir quelque chose de spécial. »
« Si Adam dit ça, c’est que nous faisons un pas de plus vers
l’illumination, note Krawietz lorsque les remarques du milieu de terrain lui
sont présentées. Je pense que c’est humain de penser à ces matchs de la
sorte. Même pour les journalistes, je suppose. Vous allez à Aston Villa ou à
Burnley et vous pensez “Okay, finissons-en.” Mais pour Chelsea ou les
Spurs, vos sens sont plus aiguisés. Cependant, cela devrait être interdit de
penser comme ça en tant que joueur. Nous nous battons contre ça. Nous
rappelons sans cesse que, peu importe l’adversaire, le même nombre de
points est à prendre à la fin. Ce que nous voulons, c’est une énergie
constante. Avoir le ballon et imposer le rythme du match vient avec un
certain niveau d’intensité. C’est juste comme ça. Quatre-vingt-dix minutes
de football, c’est primo mauvais pour la santé et secundo épuisant. Cela ne
changera pas. »
Jamie Carragher, l’ancien défenseur de Liverpool devenu consultant pour
Sky, estime que le problème se trouvait ailleurs. « Je ne pense pas que ce
soit un problème d’attitude avec Liverpool. Vous ne pourrez jamais
critiquer une équipe de Klopp à ce sujet, assure-t-il. Chaque équipe peut
avoir un jour sans de temps en temps, évidemment. Mais je pense que le
problème est tactique. Le jeu de Liverpool est adapté pour jouer contre des
équipes qui construisent le jeu depuis l’arrière, qui ont des latéraux qui
montent, ce qui laisse des espaces pour les contre-attaques. Si la possession
est de 50-50, Liverpool a moins de chances de se faire surprendre en contre.
C’est ce qui semble se passer lors des rencontres face aux plus petites
équipes. Dès lors, les deux meilleures façons pour ces petites équipes de
marquer sont les coups de pied arrêtés et les contre-attaques. Et c’est là que
Liverpool est vraiment faible. Il faut s’attaquer à ce problème, il faut que ça
change. Liverpool a besoin d’acheter quelques gars qui sont grands. Même
aux postes offensifs, je pense. Tu peux également demander à tes latéraux
de rester plus derrière lors de certains matchs, histoire d’être moins
vulnérable sur contre-attaques. Et peut-être que parfois, cela fait sens de
laisser les plus petites équipes avoir le ballon. Tout simplement parce
qu’elles ne sont pas préparées à ça. »
Le staff de Klopp avait conscience que les coups de pied arrêtés étaient le
talon d’Achille de l’équipe. Krawietz est notamment plein d’admiration
lorsqu’il voit la qualité des coups de pied arrêtés en Angleterre. « C’est une
tradition, dit-il. Vous pouvez aller jusqu’en quatrième division ici et vous
trouverez de vraies combinaisons, de vraies bonnes idées. Chaque équipe a
au moins un mec qui peut délivrer des ballons dangereux et cinq ou six
qui attaquent le ballon avec détermination, tempo et puissance. La Premier
League est remplie de ces joueurs-là. Ce ne sont pas forcément des stars,
mais leur talent est incroyable. De plus, le gardien n’est pas aussi protégé
qu’en Allemagne. En Bundesliga, si vous touchez son maillot, il y a faute.
Ici, cela fait partie de l’échauffement. Et dans la surface, c’est la guerre.
Nous comprenons ça. Nous comprenons l’importance de défendre sur coups
de pied arrêtés. Au-delà de ça, nous passons beaucoup de temps à imaginer
des méthodes qui nous feraient tout simplement éviter de concéder des
coups de pied arrêtés. »
La capacité des petites équipes à importer certains éléments de chaos lors
d’une rencontre grâce à des idées simples, mais efficaces, pourrait aussi
expliquer pourquoi le Liverpool de Klopp réussissait, paradoxalement,
mieux face aux meilleures équipes. Leur jeu suit un schéma plus
reconnaissable, une sorte de code que le staff est capable de déchiffrer et de
casser. Leurs programmes sont capables d’être hackés, car ce sont bien des
programmes. En revanche, le mode opératoire bien plus aléatoire des
équipes ne jouant pas les places européennes nécessite une réponse bien
plus spontanée et musclée que Liverpool ne maîtrisait alors pas
complètement.
« Comme je l’ai dit plus tôt, nous apprenons. Tout le temps. C’est un
processus, assure Krawietz. Vous avez l’impression de gérer, et puis
l’arbitre siffle un coup franc à la 88e minute, le stade est en feu et le terrain
devient un sauna. Vous ne pouvez pas ignorer ça. C’est un énorme
challenge pour nous, mais nous sommes prêts à faire avec, à nous préparer
pour ça, à nous ajuster. Nous savons très bien que si nous n’y arrivons pas,
nous tomberons de haut. »
Grâce à un bon mois de mai 2017, Liverpool se qualifia à nouveau pour
la Ligue des champions 2017-2018. La deuxième fois seulement depuis
2010. L’incroyable somme engrangée par la Premier League grâce aux
droits télévisés – 2,76 milliards de livres par saison – n’oblige plus un club
de la stature de Liverpool à disputer la C1. Mais Mike Gordon explique que
rallumer les lumières d’Anfield les mardis et les mercredis soir était
important financièrement et symboliquement. « Cela fait tout de même une
différence en termes de revenus. De plus, cela place le club dans une autre
catégorie en termes de standing. Avant l’arrivée de Jürgen, certains se
demandaient si le club avait perdu de son lustre d’antan. Un retour en Ligue
des champions permet de faire taire les critiques. Nous avons ce que je
considère être le meilleur entraîneur du monde et nous avons une équipe de
joueurs de classe mondiale. Évidemment, ils veulent toujours jouer la C1.
C’est un signal pour le monde, Liverpool est de retour. Cela nous permet de
faire venir les meilleurs éléments. »
Mais selon Jamie Carragher, aucun joueur nouveau ou intéressant
n’arrivait encore à faire de l’effet sur la fanbase comme Jürgen Klopp
l’avait fait en octobre 2015. « Pour être honnête, c’est lui la star de l’équipe,
expliqua l’ancien défenseur. Si cela était possible, de nombreux fans
auraient son nom floqué au dos de leurs maillots. Il est le visage, le nom de
l’équipe. Quand vous pensez à Liverpool, vous pensez à Klopp. Sa
personnalité a conquis les gens. Il n’y a pas de “jeu” avec lui. Il est
l’homme que vous voyez à la télé. Il rigole, il fait des blagues, il est plein
d’énergie. Je suis déjà allé à quelques soirées organisées par l’équipe. L’une
d’entre elles était après la défaite face à Crystal Palace au printemps 2017,
quand la quatrième place semblait compromise. Mais il tapait dans la main
de tous les joueurs, tout le monde s’enlaçait. La relation qu’il a avec ses
joueurs est une partie importante de son succès en tant que coach. Je n’ai
jamais eu une telle relation avec aucun de mes entraîneurs. C’est juste un
grand type plein d’énergie, et vous voulez jouer avec lui. »
Un rêve devenu réalité pour l’ancien joueur de 39 ans qui participa, après
la fin de la saison 2016-2017, à un match amical entre des retraités de LFC
et le Sydney FC, en Australie. « Nous menions 2-0 juste avant la mi-temps,
et nous aurions dû avoir un penalty. Le trajet pour venir avait été très long.
Je me dis que c’est juste un match amical. Jouons et rentrons. À la pause,
Jürgen s’est tout de même mis à insulter l’arbitre pour ne pas nous avoir
donné de penalty. Je me suis dit qu’il avait vraiment, mais vraiment l’esprit
de compétition et bien plus encore. C’est ce qu’il faut. »
Cependant, certains fans soupçonnaient que la mentalité de vainqueur de
Klopp n’allait pas suffire à rejoindre Manchester United, Arsenal ou encore
les clubs à mécènes tels que Chelsea ou Manchester City. Selon eux, seule
une injection de liquidités par de nouveaux investisseurs aux poches plus
remplies que celles du relativement raisonnable Fenway Sports Group
pouvait faire de Liverpool un club à nouveau dominant dans la première
division anglaise. En mars 2016, et à nouveau en août de la même année, la
nouvelle d’un possible investissement à neuf chiffres de la part du
conglomérat chinois Sino Fortune fut accueillie avec ferveur sur les rives de
la Mersey.
Mais FSG refusa de vendre, les réticences de Klopp au sujet d’un
changement de propriétaire ayant potentiellement pesé sur la décision du
groupe. Quand le lien avec la Chine fit la une des journaux, Klopp expliqua
de manière explicite aux Américains que c’était en eux qu’il avait
confiance.
« Nous avons choisi Jürgen comme entraîneur, mais nous avions
vraiment conscience du fait que c’était une décision mutuelle. Il nous a
aussi choisis, assure Gordon. Je n’ai pas envie d’employer le mot
“légitime”, mais sa décision a validé tout ce que nous, qui travaillons dans
la partie football du groupe, avons cherché à réaliser. Il a changé
l’atmosphère autour du club, l’environnement. La philosophie du club et le
projet sont dans une meilleure phase. Cela a donné de l’espoir à nos
supporters. Je n’ai pas envie d’être trop dramatique, mais c’est vraiment la
vérité. Ils voient ce que nous voulons réussir en tant que club de football. Je
pensais que nous étions déjà en train de construire quelque chose avant son
arrivée, mais il ne fait aucun doute que ce que nous pouvons réussir est
maintenant réalisable parce qu’il est ici. Cet espoir se diffuse auprès de nos
fans, il se répand dans l’atmosphère pendant nos matchs, et pénètre presque
tous les aspects du club. Je l’aime bien, non ? » Gordon ajoute qu’il existe
« une forte tendance à essayer et à obtenir de son temps et son engagement
dans des choses qui dépassent son travail propre d’entraîneur du club » et
que Liverpool fait tout pour « résister à la tentation » de lui demander son
avis pour tout, de peur de l’épuiser.
Du côté de son pays natal, en Allemagne, ses amis et anciens collègues
ne sont pas surpris que « l’effet Klopp » existe aussi de l’autre côté de la
Manche. « Avant qu’il parte, j’ai dit à Jürgen que Liverpool était le seul
club qui pourrait lui aller en termes d’histoire et d’émotions, se souvient
Fritz Lünschermann, l’intendant du Borussia Dortmund. Comme
Dortmund, c’est un club d’ouvriers qui a connu des succès, mais qui en a
moins connu ces dernières années. Jürgen leur fera retrouver les sommets.
J’en suis sûr. Ils sont fous de football, il réveillera leur passion. » Ansgar
Brinkmann prédit la même chose, à l’orée de l’exercice 2017-2018.
« Jürgen est capable de mettre le feu à une ville entière. »
Et pourquoi pas à un pays entier ? Klopp avait déclaré à Martin Quast
qu’il serait « très content » s’il n’entraînait que trois clubs dans sa vie :
Mayence, Dortmund et Liverpool. En football, il ne lui resterait donc plus
qu’une étape : l’équipe nationale allemande. « C’est un entertainer-né et les
gens font corps autour de lui, dit Quast. Après ce qui s’est passé avec
Donald Trump aux États-Unis, j’en suis de plus en plus convaincu : s’il
souhaitait faire campagne pour être président, il serait élu. Il rassemblerait
les gens et les rendrait heureux. Ce n’est pas un homme d’État, en tout cas
pour le moment. Mais les jeunes seraient pour lui. À 100 %. Sauf peut-être
les fans de Schalke. » (Manque de bol pour Jürgen Klopp, en Allemagne, le
président est élu par les membres du Parlement et les représentants de
chaque État fédéral. Le rôle est largement cérémoniel.)
De nombreuses personnes dans la très populaire ville de Liverpool furent
heureux de découvrir que les convictions du Souabe étaient proches des
leurs. « Je ne dirais pas que je suis très branché politique, mais je suis de
gauche, évidemment. Plus à gauche que le centre, déclara Klopp à la taz en
2009. Je crois à la protection sociale par l’État. Cela ne me dérange pas de
payer pour la sécurité sociale. Je ne suis pas assuré de manière privée. Je ne
voterais jamais pour un parti qui promet de baisser les impôts pour les plus
riches. Mon idée de la politique est : si je réussis, j’ai envie que les gens
réussissent aussi. S’il y a quelque chose que je ne ferai jamais dans ma vie,
c’est voter à droite. »
Les croyances religieuses de Klopp lui ont appris que chacun doit utiliser
son temps pour aider les autres. « Je dirais que notre mission est de faire de
notre petite parcelle de territoire un endroit un peu plus beau », a-t-il
déclaré en 2007 à Westfälische Nachrichten. Un an plus tard, dans une autre
interview à Stern, il suggéra que la vie était faite « pour laisser derrière nous
un endroit plus beau, pour ne pas se prendre trop au sérieux, pour donner le
meilleur de soi-même et pour aimer et être aimé ».
Mais il manquait trop de belles choses reluisantes au kop pour qu’il se
contente de vivre d’amour et d’eau fraîche. La belle et profonde histoire
d’amour ne pourrait tenir le coup que si Klopp satisfaisait des aspirations
plus matérielles. « Il sera difficile de gagner le championnat, c’est beaucoup
plus compétitif qu’à mon époque, assurait Carragher en 2017. Mais c’est
pour ça qu’il est là, c’est pour ça qu’il est payé. Je ne dirai jamais que c’est
un raté s’il n’y arrive pas – Rafael Benítez et Gérard Houllier n’étaient
certainement pas des échecs. Ils ont gagné des trophées, mais, s’il gagne le
championnat, il les dépassera. Il sera un dieu absolu. Ils érigeront des
statues en son nom. »
Jürgen Klopp n’était alors pas encore un héros, mais les habitants de
Liverpool l’avaient déjà accepté comme l’un des leurs, selon Carragher. « Il
promène son chien à Formby et mange au pub du coin. Il leur ressemble.
Liverpool est une ville très terre à terre. Vous vous souvenez de qui vous
êtes, d’où vous venez. Il ne chante pas ses propres louanges, il fait son
boulot, il est passionné de football. Il est certes de la Forêt-Noire, mais pour
moi, c’est un Scouser1 typique. »
Chapitre 13

La star du petit écran

Les années qui ont suivi le triomphe de l’Allemagne lors de la Coupe du


monde 1990, la télévision privée commença à s’intéresser de plus près au
sport national. La chaîne SAT1 révolutionna la manière dont les résumés de
la Bundesliga étaient diffusés le samedi soir en consacrant autant de temps
d’antenne au spectacle ayant lieu autour du terrain (les copines des joueurs
en zone VIP, les colères de présidents de club, les aisselles humides des
entraîneurs, etc.) qu’aux matchs eux-mêmes.
Le format du docu-soap, utilisé pour l’émission ran, mettait en scène les
émotions humaines et offrait une certaine narration, un divertissement, qui
ne dépendait pas de la qualité du football. L’accent mis par ran sur le côté
showbiz du sport eut, involontairement, des conséquences sur ces acteurs, et
surtout sur la façon dont le football était évoqué en Allemagne. Les
vainqueurs gagnaient parce qu’ils avaient plus d’envie, les perdants
perdaient car… c’est ce que font les perdants, non ? Les joueurs et les
entraîneurs qui ne délivraient pas des speechs pleins d’adrénaline dans le
microphone de SAT1 après le coup de sifflet final étaient vus comme faibles
et malchanceux. De façon évidente, ils leur manquaient cette confiance et
cette force de caractère indispensable pour réussir dans un monde macho.
Le football passa du passe-temps préféré du prolétariat et des marginaux
à un produit de masse. Des millions de marks furent injectés dans ce sport
qui n’avait jamais été rentable auparavant. Mais cette simplification à
outrance de sa présentation eut un prix coûteux : la version de la Bundesliga
proposée par ran sonnait creux. C’était une version du football sans
football, jamais concerné par le pourquoi du comment. Le manque
d’analyse publique sérieuse contribua à laisser les clubs et l’équipe
nationale sur le bas-côté lors de la décennie suivante.
« Je me suis demandé s’il y avait des gens qui voulaient avoir des
informations pertinentes sur le jeu en Allemagne, raconte Klopp à Der
Spiegel en novembre 2004. Est-ce que quelqu’un a envie d’entendre : “Ils
auraient dû plus courir, ils auraient dû courir de manière plus intelligente” ?
J’en doute. Peut-être au sein d’une chaîne un peu confidentielle, pour un
programme exotique. » Il était temps que les choses changent. Au cours des
dix-huit mois suivants, l’entraîneur de Mayence allait devenir un des plus
grands bénéficiaires du vide analytique dans le football et fut un des
catalyseurs de cette transformation, en gagnant de nombreux prix en tant
que consultant. Franz Beckenbauer lui rendit hommage. Mais, sans que
beaucoup ne le sachent, ce succès soudain sur le petit écran a en fait mis du
temps à dessiner.
SAT1, la première chaîne de télévision privée en Allemagne, a
commencé à émettre en 1985. Son bureau régional pour le Land de
Rhénanie-Palatinat était basé dans la capitale, Mayence. Le P-DG de la
chaîne, Jürgen Doetz, était membre du conseil d’administration du FSV.
Quand le club eut à nouveau du mal à payer ses factures en prévision de la
saison 1990-1991, l’homme d’affaires lui fila un coup de main en faisant de
SAT1 le nouveau sponsor maillot de Mayence.
Peu de temps après, un des joueurs du club commença un stage à la
rédaction sport de la chaîne. Son nom ? Jürgen Klopp. « Il était déjà le mec
le plus bruyant dans l’équipe, un champion du monde du bavardage, se
souvient Martin Quast. Doetz lui a dit : “Si le football ça ne marche pas
pour toi, je te nommerai directeur de la communication de SAT1. Sans
aucun problème.” » Doetz était plutôt sérieux. SAT1 était encore une petite
start-up à l’époque. Seule une minorité de gens possédant un accès au câble
étaient en mesure de regarder ses programmes. Le bureau sport pour la
région Rhénanie-Palatinat était dans une sorte de préfabriqué, rattaché au
bâtiment principal. Il était peuplé de pigistes et d’une ribambelle d’étudiants
ou de jeunes ayant quitté les cours prématurément pour apprendre sur le
terrain. Klopp, qui avait toujours eu peur que sa carrière professionnelle ne
s’achève si Mayence était relégué en troisième division (qui était alors
seulement semi-pro), a sauté sur l’occasion pour se tester entre ses
entraînements et ses cours de sciences du sport à l’université de Francfort.
Un jour, le présentateur de « Wir im Südwestern », l’émission sportive du
jeudi soir, lança un reportage sur les sœurs Röschinger de Bad Vilbel, les
deux meilleures snowboardeuses du Land de Hesse. Un reportage signé
Jürgen Klopp. Il avait interviewé les jeunes filles, posé sa voix et monté le
tout. Quast s’en souvient comme d’un reportage plutôt bon, rempli de
détails intéressants et de petites anecdotes. « Il avait du talent et il
s’amusait. Un jour il a même dit : “Si le football n’avait pas fonctionné, je
serais sans doute devenu journaliste sportif.” »
Le 15 mai 1992, l’art de se faufiler dans les petits espaces, si cher à
Klopp, lui permit de réaliser un gros coup. Avant la dernière journée, pour
ce qui restera comme l’une des bagarres les plus serrées pour le titre en
Bundesliga, l’Eintracht Francfort, alors leader, comptait le même nombre de
points que le VfB Stuttgart et le Borussia Dortmund. Francfort et son projet
« Fußball 2000 », mené par Andy Möller, Uwe Bein et Anthony Yeboah,
possédaient une meilleure différence de buts que ses rivaux. Une victoire
face au Hansa Rostock, déjà relégué, pouvait permettre à l’Eintracht de
remporter le titre pour la première fois depuis 1959.
Dragoslav « Stepi » Stepanović, le coach de Francfort, avait ordonné un
black-out médiatique le jour où son équipe se déplaçait dans le nord-est du
pays. Tout le monde a tout même essayé de parler avec le Serbe, connu pour
ne pas avoir la langue dans sa poche, avant le dernier match de la saison.
Stepanović refusa toute demande d’entretien. SAT1 envoya Klopp comme
arme secrète. Après tout, il avait joué sous les ordres de Stepanović au Rot-
Weiß Francfort quelques années plus tôt. Mais finalement, son contact
décisif fut Hendrick Weiß, son coéquipier à Mayence, dont la mère
travaillait en tant qu’attachée de presse à l’aéroport de Francfort. Celle-ci
permit à Klopp de passer la sécurité et d’atteindre les portes de l’avion où il
intercepta Stepanović et obtint la seule interview d’avant-match de tout le
pays. « C’était son moment de gloire journalistique », raconte Quast. Pour
Francfort, la conclusion fut bien moins heureuse. Les joueurs de Stepanović
s’inclinèrent 2-1 sur la pelouse de Rostock dans des conditions
controversées, ce qui laissa le champ libre au triomphe inattendu du VfB
Stuttgart.
Le quotidien au sein du préfabriqué de SAT1 n’était pas aussi
passionnant. En tant que plus jeune membre de l’équipe éditoriale, Klopp
avait pour tâche principale de ramener des boîtes de bonbons Coca-Cola du
supermarché voisin. « Il était content de le faire, mais il a proposé qu’on en
fasse un jeu. Avec Kloppo, tout devenait une compétition, explique Quast,
alors un des journalistes du bureau. Nous étions assis à nos chaises et nous
lancions les petites bouteilles de Coca dans la bouche des collègues en étant
placés à trois ou quatre mètres les uns des autres. Le premier qui arrivait à
dix gagnait. Le perdant devait payer aux autres une bière. Ces scènes me
reviennent en mémoire quand je vois qu’aujourd’hui il est coach de
Liverpool. »
Après ses trois mois de stage, Klopp continua à se rendre régulièrement
au préfabriqué, soit pour faire quelques reportages, soit simplement pour
traîner avec ses anciens collègues, devenus entre-temps des amis proches.
L’un d’entre eux, Martin Schwalb, était alors un jeune joueur de handball. Il
remporta la Ligue des champions en 2013 en tant que coach du Hamburger
HSV.
À Mayence, les phrases bien senties de Klopp lors des interviews
d’après-match, que ce soit en tant que joueur ou en tant qu’entraîneur,
avaient fait de lui l’un des chouchous des reporters de DSF, la chaîne
diffusant la 2. Bundesliga en Allemagne. En septembre 2001, Klopp et Ralf
Rangnick – qui, de son côté, entraînait un autre club de deuxième division,
Hanovre 96 – furent invités à participer au talk-show Viererkette pour
évoquer la crise du football allemand. Paul Breitner, vainqueur de la Coupe
du monde en 1974 et consultant de prestige, était aussi présent. À la suite
d’un Euro 2000 raté, l’équipe nationale était sur le point de manquer sa
qualification pour le Mondial 2002 après un match nul 0-0 contre l’Ukraine
lors du barrage aller.
Au début, Breitner était réticent à l’idée de partager la scène avec Klopp
et Rangnick, explique le producteur de Viererkette Jörg Krause. Ils n’étaient
que de simples coachs en deuxième division. Que savaient-ils des
problèmes de l’équipe nationale ? Finalement, l’ancien joueur du Bayern
Munich et du Real Madrid accepta de rejoindre ces relatifs inconnus. Pressé
par le présentateur Rudi Brückner, Breitner suggéra, de manière plutôt
contradictoire, nombre de raisons différentes pouvant expliquer la chute de
l’Allemagne, parmi lesquelles une pression trop grande mise par la DFB,
une absence de plan sur le long terme et une mentalité trop faible au sein de
la Nationalmannschaft. Encore blessé à la suite de sa célèbre intervention
malheureuse dans ZDF Sportstudio trois ans plus tôt, au cours de laquelle il
avait vanté les mérites du marquage de zone – ce qui lui avait attiré les
moqueries de ses collègues de Bundesliga et des tabloïds –, Rangnick
essaya de ne pas trop contredire le très obtus et par ailleurs expérimenté
Breitner. Klopp, alors âgé de 34 ans, était rasé de près et portait ce qu’un
étudiant aurait pu porter à l’époque, c’est-à-dire un polo marron, un
pantalon kaki et des tennis. Sa carrure imposante avait du mal à rentrer dans
les chaises en cuir. Au début, lui aussi était dans la retenue. Sa voix,
légèrement chargée de son accent souabe, trahissait une certaine gêne lors
des premiers échanges.
Vêtu comme un graphiste lors de son jour de repos (tee-shirt noir en
dessous d’une chemise grise), Rangnick se mit à gagner en confiance à
mesure que le programme avançait. Pareil pour Klopp. Tous deux étaient
d’accord sur les deux principales raisons pour expliquer les problèmes du
football allemand : une faiblesse dans le développement des jeunes joueurs
et une incapacité à comprendre le football comme un sport collectif. « Les
jeunes joueurs s’entraînent dix heures par semaine, et ensuite le club décide
s’ils peuvent jouer lors des vacances scolaires, expliqua Rangnick. Nous
devons faire en sorte qu’ils s’entraînent entre trente et quarante heures par
semaine. » Il expliqua ensuite que les jeunes professionnels devaient être
dirigés par des entraîneurs qui « mettent en place de vraies sessions
d’entraînement, qui les traitent avec respect, leur expliquent leurs erreurs et
cherchent à accompagner leur développement ».
Breitner protesta. Selon lui, les professionnels de la Bundesliga étaient
par définition tellement bons qu’ils n’avaient pas besoin qu’on leur
apprenne les tenants et les aboutissants du football, et encore moins par
d’autoproclamés modernisateurs du jeu qui n’avaient jamais joué au plus
haut niveau. « Je n’ai pas envie de rabaisser qui que ce soit ici, dit-il en
faisant preuve de fausse diplomatie, mais les qualités individuelles des
meilleurs joueurs sont tellement élevées que la plupart des entraîneurs ne
sont pas capables de suivre. À ce niveau, vous apprenez en regardant vos
pairs, comme j’ai appris en regardant Franz [Beckenbauer] et Gerd [Müller]
à l’entraînement au Bayern. Vous n’avez pas besoin d’un entraîneur pour
vous expliquer pourquoi vous avez touché le poteau après avoir tiré de
20 mètres, ou pour pointer du doigt des petites erreurs techniques. »
Klopp était prêt à contre-argumenter de façon féroce, mais une coupure
pub permit à Breitner de ne pas vivre l’humiliation de se faire contredire en
direct à la télé par un entraîneur à lunettes et aux pattes de cheveux trop
longues qui venait de Mayence. Quand les caméras tournèrent à nouveau,
Klopp sourit à pleines dents et plaisanta en disant que la technique de tir en
2. Bundesliga n’était pas « si mauvaise » que ça. « Dans tous les cas, ce qui
est plus intéressant, c’est de rendre l’équipe entière meilleure et de préparer
chaque joueur pour que les combinaisons fonctionnent bien », ajouta-t-il
plus sérieusement. Klopp avoua sans honte qu’il n’avait pas été le meilleur
des joueurs, plutôt un cheval de bataille de deuxième division. Mais
pourquoi est-ce que cela devrait le discréditer en tant que coach ? « Oui, je
leur apprends plus que je n’ai jamais su », déclara-t-il avec joie.
Quelques années plus tard, Klopp prouva qu’il avait raison en emmenant
Mayence jusqu’en Bundesliga, et même jusqu’au milieu de tableau, sans
faire aucun investissement significatif pour renforcer l’équipe et sans
aucune expérience de l’élite. Professeur dans l’âme, il aimait déjà parler de
ses idées et de ses méthodes en public, et ce tout autant que d’entraîner ses
joueurs. « La plupart des choses que j’ai apprises dans ma vie, c’est parce
que quelqu’un m’a donné un bon conseil au bon moment, sans que je
demande quoi que ce soit, déclarera-t-il au Sunday Times des années plus
tard. J’ai été un homme chanceux. J’ai connu beaucoup de gens sympas au
début : des entraîneurs, des managers, etc. Et bien sûr mes parents, et tout
ce qui va avec. Je pense que c’est ce que la vie devrait être : on fait ses
propres expériences et, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, on les partage.
Comme ça, quelqu’un pourrait éviter de faire les mêmes erreurs. C’est ainsi
que le football doit marcher aussi. »
Contrairement à un ou deux de ses contemporains plus iconoclastes,
Klopp faisait passer la plupart de ses messages avec une bonne dose
d’autodérision, en minimisant soigneusement son importance et en
soulignant en revanche celle de ses compagnons de voyage dans le
cheminement vers un jeu plus rapide et plus collectif. L’enthousiasme de
Klopp pour l’éducation à cette nouvelle doctrine ne franchit jamais la ligne
de la vantardise et du non-respect de l’establishment.
Dieter Gruschwitz, l’ancien rédacteur en chef du service des sports de la
chaîne publique ZDF, aimait beaucoup parler football avec Klopp autour
d’une bière dans un bar non loin de la maison de l’entraîneur de Mayence,
dans la banlieue de Gonsenheim. « Nous avions l’habitude de nous voir tout
le temps, et nous avons fini par devenir amis, explique Gruschwitz. Klopp
avait cette façon très convaincante et captivante pour parler aux gens. Alors
j’ai commencé à me dire… »
La ZDF possédait les droits pour la prochaine Coupe des Confédérations,
en 2005, qui devait se disputer en Allemagne, un an avant la Coupe du
monde. Sa concurrente et associée, l’ARD, était représentée par un duo de
commentateurs prisé, composé du journaliste Gerhard Delling et du
consultant Günter Netzer. L’ancien meneur de jeu de la Nationalmannschaft
était réputé pour son ton acerbe et son honnêteté aussi tranchante qu’un
couteau, qui avaient le mérite de réveiller le public lors des plus médiocres
performances de l’équipe nationale au détour du siècle dernier. Netzer,
autrefois jeune rebelle devenu depuis une sorte d’aristocrate – s’il avait
vécu en Angleterre, il aurait depuis longtemps pris le titre de Lord Netzer
ou Sir Günter –, servait de rappel. Il évoquait une époque bien meilleure et
plus glorieuse. Il avait aussi toujours l’air extrêmement outré par les
tentatives de pratiquer un football ne correspondant pas à ses très élevés
standards esthétiques.
Du côté de la ZDF, le gros nom pour les deux futurs tournois à la maison
n’était autre que celui de Franz Beckenbauer. Mais en tant que président du
comité d’organisation, il ne pourrait être disponible que pour quelques
matchs seulement. « Outre Beckenbauer, nous n’avions personne du niveau
de Netzer, assure Gruschwitz. Et nous ne pouvions pas faire semblant. La
seule solution était de faire les choses différemment. En ayant un arbitre
comme expert (Urs Meier) et avec Klopp comme analyste qui disposerait
d’un nouvel outil : un tableau tactile diffusant des images du match et
permettant de dessiner des schémas dessus. Et l’idée était de faire ça devant
du public, à Berlin. »
Klopp n’a pas eu à réfléchir trop longtemps concernant cette offre.
« Gruschwitz est venu dans mon salon et m’a demandé si je me voyais
bosser comme analyste. La seule chose que je me suis dite, c’est : “Je vais
pouvoir regarder des matchs du Mondial !” Ensuite, j’ai demandé si mes
deux garçons pouvaient avoir des billets gratuits. Il a répondu oui. Ma
décision était prise », avoua-t-il.
Cependant, le cadre de la ZDF était inquiet. « Je savais qu’il pouvait
analyser un match, il n’y avait pas de questions à se poser. Mais est-ce que
les téléspectateurs allaient croire un entraîneur de deuxième division qui
leur parle de football international au plus haut niveau ? Est-ce que l’écart
entre Mayence et le Brésil était trop grand ? »
Beckenbauer avait l’air de le penser. « Le Kaiser était un peu suspicieux
et dubitatif quant aux analyses de Klopp en studio. Puis au bout de la
deuxième ou troisième fois, il a fini par dire : “Waouh, c’est vraiment super
comment il explique le jeu”, explique Gruschwitz. Après quelques matchs
de Coupe des Confédérations, Beckenbauer était totalement admiratif de
Jürgen. » L’approbation du Kaiser était comme un anoblissement pour
Klopp. Si Beckenbauer pensait que Klopp connaissait son sujet, cela voulait
dire qu’il connaissait vraiment son sujet », explique Jan Doehling qui
travaillait comme producteur pour les émissions.
Il n’y a eu aucune période d’essai. « Jürgen s’est levé et l’a fait.
Naturellement, affirme Gruschwitz. Immédiatement, personne ne s’est
inquiété de savoir s’il allait passer ou pas auprès de l’audimat. Il pouvait
parler de football sans être moralisateur, blessant ou encore trop
scientifique. Même une grand-mère comprenait de quoi il parlait. Lors d’un
Mondial, il n’y a pas que les fans de football, mais aussi les familles qui se
posent devant la télévision, soit beaucoup de gens qui ne s’intéressent pas
vraiment au foot dans leur vie quotidienne. Il était parfait pour faire
comprendre les arcanes du jeu à ces gens, de manière informative et
divertissante. C’est ce qu’il est. C’est un don, son grand talent. »
Les habits sans prétention de Klopp allaient de pair avec ses mots. Ses
petites observations (un arrière gauche était trop reculé, un milieu de terrain
avait permuté, etc.) étaient empaquetées dans un emballage verbal peu
compliqué, ne semblant pas être mis en scène ou condescendant, mais
simplement le reflet d’un gars qui parlerait de football à ses amis au pub.
Vingt-cinq millions de personnes regardaient l’émission, mais cela était
impossible à deviner en observant le comportement de Klopp. « Il possédait
une légèreté, une assurance et une authenticité qui ont tout de suite conquis
tout le monde. Même Pelé, qui intervenait parfois lors des émissions durant
le Mondial, commençait vraiment à l’apprécier », affirme Gruschwitz.
Selon l’ancien rédacteur en chef, ce qui passait le mieux était la passion
du jeune entraîneur pour le jeu. En combinant la même attitude foldingue
qu’il avait sur le banc de touche à Mayence et un enthousiasme débordant
même pour évoquer la formation du Costa Rica, Klopp prouva qu’il existait
quelqu’un qui « vivait vraiment pour le sport ».
Le style de Klopp, décontracté mais substantiel, « changea la façon dont
les bureaux de ZDF regardaient le football ». Doehling est complètement en
accord avec son ancien boss sur le sujet. « Il nous a appris comment
analyser, confesse-t-il. La première et principale chose que j’ai apprise de
lui, c’est qu’il n’y a pas de vérité absolue. Quand tu regardes un clip, tu ne
vois pas qu’une chose en particulier. Tout est ouvert à interprétations. Il m’a
aussi dit qu’il avait besoin de voir un match deux ou trois fois. Qu’il était
impossible de vraiment voir les choses la première fois. Tu verras peut-être
que quelque chose ne va pas, mais tu ne verras pas immédiatement ce qui
ne va pas. Cela m’a permis de surmonter mes propres peurs. Tu peux
devenir compétent. Tu peux adopter une routine, tu peux te développer.
C’est un processus, un métier. Ce n’est pas une question de “ou tu peux le
faire, ou tu ne peux pas”. C’est ce que je dis à mes collègues aujourd’hui.
L’analyse vidéo n’est pas de la magie. Peut-être que tu n’y arriveras pas
d’un coup, mais tu peux apprendre. »
La richesse de l’offre de la ZDF fut un parfait complément au parcours
excitant et inattendu de l’Allemagne jusqu’en demi-finale de Coupe du
monde. Ce parcours, sous un temps magnifique, permit au pays de prendre
une allure festive. Des années de psychologie de comptoir impliquant de
vagues discours sur la supposée faiblesse nerveuse d’une équipe et sur la
force mentale de l’autre furent remplacées par une exposition factuelle des
petites choses, tangibles et identifiables qui peuvent faire la différence.
« Klopp continue de faire ce qui n’existait en fait pas avant son passage à la
télé lors de la Coupe des Confédérations : il parle simplement de ce qui se
passe sur le terrain », écrit alors Christoph Biermann, un des premiers
journalistes allemands à s’être intéressés de manière exhaustive à la
tactique, dans les colonnes du Süddeutsche Zeitung. L’accent mis par Klopp
sur les mécanismes d’un match reflète son éducation footballistique sous
Wolfgang Frank. « Avant, tout le monde utilisait le marquage individuel,
explique-t-il. La question : “Est-ce que ce but serait rentré si ce type n’avait
pas perdu son un contre un ?” était importante avant. Aujourd’hui, il y a le
marquage en zone, mais beaucoup de questions sont encore liées au concept
antérieur. Nous devrions moins parler des joueurs, et plus du jeu. »
Les téléspectateurs vécurent une sorte d’émancipation. Des outils leur
avaient été donnés pour penser le football d’une manière bien moins
abstraite. En faisant la part belle à l’expertise et non au statut ou à
l’expérience d’untel, les programmes de la ZDF démocratisèrent la
discussion publique sur le jeu. Si un entraîneur de deuxième division
pouvait convaincre Beckenbauer de prendre note, alors peut-être que tout le
monde pouvait le faire.
Mais l’évolution alla même plus loin. Selon Doehling, le succès de
Klopp, notamment grâce à son tableau tactile lors du Mondial, changea
certaines vieilles perceptions au niveau des capacités de base qu’un
entraîneur se devait de posséder. « Si vous aviez joué en première division,
vous étiez un coach de première division. Si vous aviez joué en deuxième
division, vous étiez un coach de deuxième division. C’était comme ça
avant. Ce que Klopp a démontré, devant des millions de gens, c’est que le
savoir pouvait être collecté, qu’entraîner pouvait s’apprendre comme une
matière. Vous faites vos études, puis vous êtes diplômé, vous passez au
niveau supérieur et passez un autre examen, etc. Vous progressez, étape par
étape, jusqu’à devenir entraîneur. Et c’est grâce à ce que vous avez fait sur
le banc de touche et non sur le terrain. Une génération entière de jeunes
coachs qui n’ont jamais réussi au meilleur niveau sur le terrain a été
inspirée par ça », assure Doehling.
Les résultats de Klopp à Mayence et son passage triomphant en tant que
« Fernseh-Bundestrainer1 » ouvrirent la porte à de nombreux entraîneurs
anonymes et leur permirent d’avoir du succès en Bundesliga. Des hommes
comme Thomas Tuchel ou Julian Nagelsmann ont compris que leurs talents
limités sur le terrain n’étaient pas nécessairement handicapants. De leur
côté, les clubs commencèrent à regarder au-delà de l’expérience en tant que
joueur.
De manière générale, le Mondial 2006 sortit le football allemand de sa
torpeur et donna plus de pouvoir aux réformateurs. En seulement quelques
semaines, les méthodes les plus controversées de Jürgen Klinsmann, telles
qu’un gardien présent plus haut au sein de la ligne défensive, des exercices
de gainage avec des entraîneurs de fitness américains ou encore l’insistance
sur le développement personnel à l’aide de psychologues du sport étaient
devenues courantes au plus haut niveau.
Pour Klopp, travailler avec la ZDF lui offrit une opportunité d’étudier de
près les matchs de sélections nationales rarement diffusés sur les chaînes
allemandes. Ce temps passé à la télé fut riche en leçons. Premièrement, il
reconnut rapidement le potentiel de l’écran tactile et l’utilisa dans son
propre travail à Mayence. « En 2005, sa deuxième question avait été : “Est-
ce que je peux utiliser ce truc sur mon ordi portable dans les vestiaires ?” se
souvient Doehling. Sa première question avait été : “Où sont les toilettes ?”
Klopp est intelligent à ce point. Il pense vraiment. Il n’est pas un de ces
entraîneurs qui cherchent à s’en mettre plein les poches en un minimum de
temps. Il avait à cœur que les choses fonctionnent, de faire du mieux
possible. Un maximum de fun en utilisant l’outil à son maximum. Il avait
envie d’apprendre. Personne ne connaissait vraiment les possibilités de ce
système à l’époque, personne ne bossait avec ça en Bundesliga. Nous avons
rendu cela possible pour lui, et c’était génial pour nous qu’il l’utilise durant
sa saison. Cela l’a rendu encore meilleur lorsqu’il est revenu à la télé pour
le Mondial. C’était le boulot de Peter Krawietz de compiler les clips que
nous utilisions à la mi-temps ou que Klopp utilisait en avant-match à
Mayence. »
Deuxièmement, il réalisa le pouvoir du public pour pousser une équipe
au-delà de ses limites. Comme beaucoup d’experts, Klopp était très
sceptique avant les deux compétitions sur les chances de la
Nationalmannschaft. « Tout le monde savait que Klinsmann n’était pas le
meilleur tacticien au monde et nous avons tous sous-estimé l’influence de
son adjoint, Löw, assure Doehling. Le succès de l’Allemagne fut une vraie
surprise. Je suppose que Klopp a réalisé que la motivation avait fait la
différence. La motivation avait permis à l’équipe de passer outre certaines
faiblesses tactiques et techniques. Klopp s’était toujours servi des
encouragements du public, mais lors de la Coupe du monde, il remarqua à
quel point les fans pouvaient jouer un rôle. C’est ce qui s’est passé contre la
Pologne. David Odonkor a surfé sur cette euphorie pour faire le centre de sa
vie (un centre qui s’avéra décisif)2. C’était un signe de caractère. On a pu
voir la même chose lorsque Klopp harangua la foule à Liverpool lors du
match face à Dortmund. Le public d’Anfield a aidé l’équipe la plus faible
ce soir-là. C’est même lui qui a marqué le but décisif pour elle. »
En se remémorant ces étés passés à travailler avec Klopp, Gruschwitz
semble sur le point de verser une larme. « C’était vraiment un mec collectif,
affirme-t-il. Il ne venait pas juste avant de passer à l’antenne, il arrivait
plusieurs heures avant l’émission. Il se sentait concerné par le processus. Il
donnait son avis. Nous avions de longues discussions sur ce que nous
devions montrer. Il ne laissait rien passer. Lors des jours de repos, nous
allions manger ensemble. Il voulait vraiment faire partie de l’équipe. Il n’y
a pas d’autre façon de le dire. »
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu quelques crises. La veille du
premier match du Mondial, Klopp, très énervé, frappe dans un mur de la
réception et cria sur les gens que le système ne marchait pas. « Mais ça
allait, ce n’était pas vraiment un problème, assure Doehling. Il a fait ça une
fois car il voulait que les choses fonctionnent bien. Très bien. Il disait
toujours : “Mettons en place quelque chose qui marchera très bien demain.”
Il était intéressé par son travail, pas par le fait d’avoir l’air beau à la télé.
Donc il a perdu son calme une fois, et tout le monde a travaillé un peu plus
vite et le truc a marché et tout le monde a passé un bon moment. Et Klopp a
mentionné le nom des gens qui avaient travaillé derrière la caméra, pour
qu’ils se sentent concernés. “Mike, lance le magnéto”, a-t-il dit. Les patrons
lui ont dit que cela ne se faisait pas à la télé, mais Klopp n’en avait rien à
faire. »
À cette époque, sa popularité égalait presque celle de l’équipe nationale
et de son staff. Devant le stade de Berlin, les gens s’arrêtaient pour prendre
des photos avec lui et lui demander un autographe. Lors d’une soirée avec
des entraîneurs bavarois, à laquelle Klopp était l’invité d’honneur, le
président de la Fédération allemande de football, Dr Theo Zwanziger,
raconta que sa tante lui avait demandé de nommer Klopp en tant que
nouveau Bundestrainer.
Lors du premier match amical de Mayence après le Mondial, le speaker
du petit stade de Bad Göging présenta Klopp comme « la star de la
télévision » et lui demanda s’il comptait continuer à travailler dans le
football. L’entraîneur reconnut à reculons que les gens avaient besoin d’un
visage pour représenter et symboliser le club, mais s’énerva du fait qu’il
était le centre d’attention principal. Des témoins sur place rapportèrent que
beaucoup de fans voulaient avoir un autographe de Klopp, mais que
personne n’en réclama aux joueurs.
La couverture proposée par la ZDF lors du Mondial 2006 permit à la
chaîne de remporter le German TV Award du meilleur programme sportif
allemand en novembre 2006. Le contrat de Klopp avec ZDF fut prolongé
jusqu’à l’Euro 2008 puis en 2010, il fut de nouveau récompensé d’un
German TV Award pour son travail de consultant sur RTL lors de la Coupe
du monde 2010. Et d’autres trophées, encore plus convoités, allaient bientôt
suivre.
Chapitre 14

Soixante mille larmes

Mayence, 2007-2008

En mai 2007, quelques semaines seulement après avoir vécu la première


descente de sa carrière (que ce soit en tant que joueur ou entraîneur), Jürgen
Klopp se trouvait dans une auberge de jeunesse dans la campagne de
Thuringe, à l’endroit même de l’ancienne frontière interallemande. Quatre
ans plus tôt, Klopp avait emmené l’équipe de Mayence 05 dans une cabane
similaire, sans confort particulier, pour un exercice de groupe, à l’orée de la
saison 2003-2004, qui vit Mayence monter en première division. Ce
nouveau voyage dans les bois, avec l’effectif de 2007-2008, était censé
avoir le même effet positif et le même résultat.
Une trentaine d’hommes dormaient dans la même pièce, dans des lits
superposés. Les journées commençaient à 6 heures du matin, avec un Klopp
qui faisait cracher le Schlager allemand « Guten Morgen, Sonnenschein »
(un classique) depuis une sono. « C’est quelque chose que je n’oublierai
jamais », dit Neven Subotić, même s’il ne se souvient plus vraiment si cette
version était l’originale acoustique de la chanteuse grecque Nana
Mouskouri ou bien la reprise de 1989 par Ireen Sheer. « Même si
nous étions complètement K.-O. le matin, nous devions nous lever et faire
notre propre petit-déjeuner, ainsi que préparer le déjeuner et le dîner. Peler
des carottes, ce genre de trucs. [Le milieu de terrain] Milorad Peković était
blessé ; il ne pouvait pas participer aux différents exercices – des jeux dans
les bois où il fallait coopérer pour atteindre un but commun –, donc il était
un peu la “maman” du groupe : il remuait la gigantesque marmite de soupe
pendant des heures jusqu’à ce que tout le monde revienne pour déjeuner. »
À deux pas des modestes habitations, un bout de clôture grillagée, une
tour de garde et un musée rappellent aux visiteurs la division de
l’Allemagne. « Qu’ils soient sensibles ou non à de telles associations
d’idées, les joueurs ont pu comprendre que ce camp de base pour l’équipe
était symbolique : Mayence 05 veut passer la même frontière que celle
qu’ils viennent de franchir en sens inverse, du fait de la relégation », écrivit
Die Welt. Sur le plan physique, ils avaient déjà « franchi la ligne » durant le
stage d’entraînement, plaisanta Klopp.
Celui qui était désormais âgé de 40 ans vit dans cette « régression » une
opportunité d’affiner son métier. « En deuxième division, le style de jeu –
c’est-à-dire le travail du staff technique – a une plus grande influence sur la
réussite et l’échec qu’en Bundesliga, où la qualité individuelle de
l’adversaire peut ruiner même le meilleur des plans », déclara-t-il. Die Welt
soupçonnait qu’un bon parcours « pourrait, sur le plan personnel, permettre
à Klopp de franchir un pas [vers un nouveau club] par la suite ».
La ville de Mayence y croyait. Les 15 000 abonnements à l’année avaient
été vendus, et Coface, la compagnie locale de crédit, avait accepté d’acheter
les droits de naming pour le stade moderne et de premier plan (qui coûterait
60 millions d’euros et aurait une capacité de 35 000 places) que le conseil
municipal prévoyait de construire sur une friche industrielle, à cinq minutes
en voiture du centre-ville, non loin du domicile de Klopp, alors situé à
Gonsenheim.
Manuel Friedrich, Leon Andreasen et Mohamed Zidan, trois des
meilleurs joueurs de la saison précédente, ne descendirent pas avec
Mayence. Après les arrivées de Miroslav Karhan, international slovaque et
ancien pilier du VfL Wolfsburg, Tim Hoogland (Schalke 04) et Daniel
Gunkel (Energie Cottbus), l’équipe avait quasiment un nouveau milieu de
terrain. Il y avait également un très jeune défenseur central qui jouait avec
la sérénité d’un ancien et qui se rendit très vite indispensable : Neven
Subotić. Le Serbe, qui avait eu un avant-goût de la Bundesliga en tant que
titulaire lors du dernier match de la saison précédente face au FC Bayern
Munich, progressa rapidement, au point de jouer 33 des 34 matchs de
deuxième division. Il ne fit que très peu d’erreurs. De bonnes performances
qu’il attribue à la gestion prudente (mais pas toujours douce) de Jürgen
Klopp.
« Klopp a un spectre d’émotions très large, avance Subotić. Il pouvait
être très dur. Je me disais : “Hé, ce gars n’arrête pas de me crier dessus.
Calme-toi, mec.” Mais peut-être que j’en avais besoin, à ce moment-là. Il
est mieux placé pour juger ça. Ce côté-là, chez lui, était plutôt vieille école.
Une école dure. Mais il y avait aussi ces moments où il venait me voir et me
demandait : “Tout va bien ? Si tu as besoin de quoi que ce soit, tiens-nous
au courant. On veut t’aider. On est là pour toi. On veut que tu joues bien.”
En ce sens, il était plutôt comme un collègue, pas un supérieur. J’avais
l’impression que je pouvais l’approcher. Ça m’a permis de chasser une
grosse partie de mes doutes. J’étais encore un jeune gars, seul, sur un autre
continent, dans un appartement, j’étais payé pour jouer au football. C’était
absurde, vraiment. C’était une situation vraiment étrange. La dernière chose
dont vous avez besoin, c’est un entraîneur qui vous dit : “Tu dois livrer de
bonnes performances maintenant, sinon, l’année prochaine, tu dégages.” On
m’a donné du temps pour grandir. »
Si le ton montait de temps à autre sur le terrain d’entraînement, les
critiques de Klopp visaient toujours le joueur, et non la personne, explique
Subotić. « Pour moi, quand je me faisais gueuler dessus, c’était comme si
j’entendais une sonnette d’alarme. Je savais que j’avais fait une erreur, et
que j’aurais pu faire mieux. Néanmoins, c’était toujours dans le respect,
jamais le genre d’insultes que tu peux entendre sortir de la bouche des
entraîneurs de 2. Bundesliga. Les trucs qu’ils balancent parfois sont à pisser
de rire. »
Bien qu’il eût regardé plusieurs sessions d’entraînement depuis la touche,
Doehling ne remarqua jamais rien d’extraordinaire dans la manière dont
Klopp s’adressait à ses joueurs. « Mais si vous voyiez comment ils se
comportaient vis-à-vis de lui durant les matchs, vous pouviez
immédiatement comprendre qu’il avait trouvé un moyen de communiquer
avec eux dans le vestiaire. Vous ne pouvez pas traiter tout le monde de la
même façon. C’est de l’intelligence sociale : vous devez être capable de
jauger la façon dont vous devez parler à quelqu’un. Je suis sûr qu’il lui est
arrivé de se tromper, mais la plupart du temps, il faisait mouche. Les
histoires que vous entendez au sujet d’autres grands entraîneurs – ils ne
parlent pas à leurs joueurs pendant des semaines, ou bien ils les trucident
devant tout le groupe –, il n’y a rien de tout cela chez Kloppo. Ce n’est pas
son genre. »
« Tout était très humain avec Klopp, confirme Subotić. Je savais qu’il
avait une raison de dire certaines choses, qu’il faisait ça pour nous motiver,
comme un moyen d’arriver au sommet. Klopp alliait les deux caractères :
dur et doux. »
Cette année-là, son équipe de Mayence avait également deux côtés. Le
FSV commença très bien la saison, avec une victoire 4-1 contre Coblence.
Lors des sept matchs suivants, trois défaites contre trois équipes bien
meilleures du championnat – la bête noire Greuther Fürth (3-0), les Kickers
Offenbach, entraînés par Wolfgang Frank, le mentor de Klopp (2-0), et le
TSG Hoffenheim, un ensemble de joueurs qui avait coûté très cher et qui
était sous la direction experte de Ralf Rangnick – laissèrent entrevoir des
lacunes. Mayence passa tout de même la trêve hivernale à la deuxième
place avec 31 points, soit un tout petit peu d’avance sur Cologne et Fribourg
(30 points chacun), Fürth (29) et Munich 1860 (28).
Le 9 janvier 2008, le téléphone portable de Klopp sonna. Numéro
inconnu. Heidel, qui était assis à côté de lui à l’hôtel de Costa Ballena, en
Espagne, où l’équipe effectuait son stage hivernal, sut immédiatement que
c’était important : « Klopp s’est mis droit, et a commencé à hocher de la
tête. Il disait “oui, oui”, comme un garçon bien élevé. » Au bout du fil, il y
avait Uli Hoeness, le manager général du FC Bayern Munich. L’homme le
plus puissant du football allemand était en train d’appeler le petit club de
Mayence, il était en train d’appeler Klopp. « Le Rekordmeister » cherchait
un nouvel entraîneur pour succéder au vétéran Ottmar Hitzfeld la saison
prochaine. « Nous avons deux options : l’une serait de prendre un grand
nom, d’envergure internationale, et l’autre serait de prendre quelqu’un au
nom plus petit, un Allemand. Vous êtes l’option numéro deux. Pouvez-vous
vous imaginer venir ici si nous nous décidions pour l’option allemande ? »,
demanda Hoeness. « On peut en discuter », répondit sobrement Klopp.
« Je lui ai dit qu’il devait foncer, raconte Heidel. Je lui ai dit : “Tu serais
complètement fou si tu n’y allais pas.” » Klopp et lui étaient si proches,
ajouta-t-il, que Klopp se confiait toujours à lui quant aux approches des
autres clubs. Les avances du Bayern Munich étaient extrêmement
séduisantes. Klopp était conscient qu’il n’était que le second choix pour
s’asseoir sur le banc de l’Allianz Arena, une solution de rechange si les
négociations complexes et top secret avec le mystérieux poids lourd
d’envergure internationale venaient à échouer. Mais cela n’atténua pas
vraiment sa déception quand, deux jours plus tard, Hoeness rappela pour lui
communiquer la mauvaise nouvelle. « Nous avons décidé de prendre l’autre
Jürgen », déclara le patriarche du Bayern. « Quel autre Jürgen ? » répondit
Klopp, brièvement abasourdi. Il pensait que le plus grand club d’Allemagne
travaillait à engager un super entraîneur étranger. Mais en fait, il s’avéra
que la « grande option internationale » était en fait Jürgen Klinsmann,
l’ancien sélectionneur de l’équipe nationale allemande, qui se trouvait en
Californie. « Hoeness ajouta que le choix du Bayern s’était porté sur
quelqu’un de similaire à Klopp. Il ne l’admit pas, mais je voyais bien que
c’était un gros coup dur pour lui. Il était un peu blessé. » Reinhard Rehberg,
journaliste qui couvre Mayence, se souvint que Klopp était de mauvaise
humeur à l’entraînement ce jour-là. « Mais il s’en est vite remis, dit Heidel.
Klopp est très bon pour surmonter les échecs. »
Si l’entraîneur de Mayence a été irrité de perdre face à son homonyme et
compatriote souabe, cette défaite se tourna rapidement en victoire. La
confirmation publique par Hoeness que Klopp – ce coach de deuxième
division qui était à la tête de Mayence quand le club est descendu – avait été
considéré comme une alternative sérieuse pour le job le plus glamour du
football allemand de club « équivalait à une béatification, écrivit la
Frankfurter Rundschau. Il a été réduit à tort à un gourou de la motivation,
avec un talent aiguisé pour les relations publiques comme l’ont montré ses
passages à la télévision en tant qu’expert. Le fait qu’il ait été sélectionné
comme candidat potentiel pour succéder à Hitzfeld a attiré l’attention sur
[ses] autres qualités ». « C’était un honneur que de voir que le Bayern
Munich pensait à moi », dira Klopp.
Pour Heidel, « le Bayern Munich n’avait pas les couilles » de prendre un
coach sans bagage dans le football, ignorant le fait que Klopp était alors un
entraîneur avec plus d’expérience que Klinsmann. « On m’a convaincu de
tenter l’aventure Klinsmann, avouera avec regrets Hoeness, mais on avait
signé le mauvais Jürgen. Nous savons tous que ce fut une grosse erreur. »
S’il était « séduisant sur le papier », selon Hoeness, l’agenda réformiste de
Klinsmann ne parvint pas à convaincre l’équipe et le club en raison d’un
sévère manque de qualités tactiques. L’ancien attaquant du VfB Stuttgart fut
débarqué dix mois après son arrivée, le Bayern Munich étant alors à rien de
rater la Ligue des champions.
Au cours de la seconde moitié de la saison, les résultats de Mayence
étaient toujours corrects, sans que le club n’arrive pourtant à lancer une
véritable série de victoires. Derrière le Borussia Mönchengladbach et
Hoffenheim, les hommes de Klopp étaient certainement la meilleure équipe
de 2. Bundesliga, ce qui se manifestait par beaucoup de patience avec le
ballon et une technique bien plus sophistiquée que la grande majorité de
leurs adversaires. Malheureusement, cette supériorité s’est traduite par un
peu de complaisance. Des rencontres qui auraient dû être gagnées se sont
terminées par des matchs nuls. Des matchs qui auraient dû se terminer en
matchs nuls se sont soldés par des défaites.
Cependant, Mayence ne perdit jamais de vue les places pour la montée.
Et malgré le parcours décevant de son équipe, la valeur de Klopp sur le
marché n’en fut pas affectée. Bien au contraire : encouragés par la requête
du Bayern plus tôt dans l’année, un certain nombre de clubs de Bundesliga
partaient du principe que les perspectives incertaines du FSV Mayence 05
pourraient leur permettre d’arracher plus facilement Klopp à son habitat
naturel du Bruchwegstadion. Le 1. FC Cologne, qui était entraîné par le très
particulier Christoph Daum – un homme qui avait manqué d’être nommé
sélectionneur de l’équipe nationale allemande après avoir échoué à un test
de dépistage de drogue en octobre 2000 –, prit contact avec lui. « Les
choses ont toujours été transparentes entre lui et moi, dit Heidel. Kloppo est
venu me voir et m’a dit : “Je vais aller rencontrer Michael Meier [le
directeur sportif de 1. FC Cologne]. Je n’ai pas vraiment envie d’aller là-
bas, mais j’ai envie d’entendre ce qu’ils ont à me dire. Je voulais que tu le
saches.” Je lui ai dit : “Pas de problème. Va voir, écoute ce qu’il a à te dire.
La seule chose dont tu vas te rendre compte, c’est à quel point tu mènes la
belle vie à Mayence. Mais en revanche, s’il te plaît : fais en sorte que
personne ne l’apprenne.” » Tout comme Heidel l’avait prédit, le rendez-
vous secret dans une maison à Francfort appartenant à un membre de la
famille de Meier ne donna rien. Klopp quitta la réunion, visiblement peu
impressionné. (Par la suite, Cologne, qui était un rival pour la montée, se
plaignit effrontément du fait que Mayence essayait de semer la zizanie en
prétendant à tort que Meier avait contacté Klopp, ce qui conduisit Heidel à
rendre publique cette histoire d’approche ratée.)
En février de cette même année, une délégation de hauts responsables du
Hamburger SV – composée du directeur sportif Dietmar « Didi »
Beiersdorfer, du directeur général Bernd Hoffmann et de la directrice du
marketing et de la communication Katja Kraus – rendit également visite aux
Klopp, chez eux, à Gonsenheim. Autour d’une pizza, d’un gâteau et d’une
tasse de café, ces gens venus du nord décidèrent de sonder le coach de
Mayence sur sa volonté et son aptitude à prendre les rênes de l’un des clubs
historiques du championnat. Si Hoffmann et Kraus étaient certains d’avoir
trouvé leur homme, c’est-à-dire un entraîneur jeune, énergique qui pourrait
faire de cette équipe qui avait coûté cher un prétendant au titre,
Beiersdorfer, lui, était moins sûr. Est-ce qu’un club qui avait l’envergure du
HSV pouvait engager un coach surnommé « Kloppo », se demanda l’ancien
défenseur en présence de Klopp. « Vous avez bien un directeur sportif
surnommé “Didi”, non ? » rétorqua en souriant le coach de Mayence.
Les scouts de Hambourg avaient pour instructions d’observer
discrètement Klopp dans son travail (ainsi que d’autres candidats pour le
poste, tels que Bruno Labbadia ou les Néerlandais Fred Rutten et Martin
Jol). Les résultats furent compilés dans un dossier présenté lors d’une
réunion du board. Le coaching de Klopp et son style de jeu furent
largement salués, mais les espions du HSV notèrent également qu’il ne se
rasait pas, était en retard à l’entraînement, qu’il portait des jeans miteux et
qu’il parlait grossièrement aux journalistes sportifs locaux.
« C’est typique de Hambourg, ce genre d’histoires, dit Heidel en
secouant sa tête. Les recruteurs avaient raconté qu’il avait des trous dans ses
pantalons. Sinon, cette rumeur selon laquelle il était en retard à
l’entraînement ? Jürgen Klopp n’a jamais été en retard à l’entraînement,
même pas une seule fois au cours de toutes ces années. Ils disaient aussi
qu’il était insolent avec les journalistes. Oui, il l’était. Il connaît ces gars
depuis quinze ans, il les appelait tous par leur prénom. Ils l’avaient déjà
trucidé quand il était joueur. C’était comme des amis. Le jour où il leur a
dit : “Mais vous êtes devenus complètement fous” en conférence de presse,
alors qu’il n’y avait aucune caméra, ils savaient exactement ce qu’il voulait
dire. Mais ces gars de Hambourg étaient en mode : “Oh, mon Dieu, il ne
peut pas venir à Hambourg. C’est impossible”, blablabla. »
Klopp n’était pas vraiment ravi quand on lui communiqua ce que le scout
avait trouvé sur lui. « Les gens qui travaillent dans le football devraient
savoir comment je travaille et à quoi je ressemble. Il n’y a pas besoin de
mettre un scout sur la ligne de touche pour ça. C’est de l’amateurisme,
déclara-t-il à Bild am Sonntag en 2011. Ça m’a fait mal d’entendre que je
ne suis pas ponctuel. Il n’y a probablement personne de plus ponctuel que
moi. Il n’y a que le fait que je ne sois pas rasé qui soit vrai. J’ai appelé
M. Beiersdorfer et je lui ai dit : “Si je vous intéresse toujours, je décline
l’offre. Veuillez ne plus jamais me rappeler.” »
Le fiasco de Hambourg fait partie du folklore du football allemand.
C’était la version Bundesliga de l’histoire de Dick Rowe, le boss de Decca
Records, qui avait refusé les Beatles. Cependant, il n’est pas certain que ce
soit l’attitude désinvolte de Klopp qui ait fait pencher la balance en sa
défaveur. Un ancien officiel du HSV qui était directement concerné par la
recherche d’un nouveau coach, insiste en privé sur le fait que Jol – qui avait
terminé cinquième de Premier League avec Tottenham Hotspur lors de la
saison 2006-2007 et qui était sans contrat – a simplement été considéré
comme un meilleur choix par une majorité du board, indépendamment des
lacunes vestimentaires de Klopp. Quoi qu’il en soit, après les succès
initiaux sous Jol, qui parvint à qualifier l’équipe pour la Coupe de l’UEFA
et avait réussi à atteindre les demi-finales de la DFB Pokal lors de la saison
2008-2009, le HSV en vint bientôt à regretter sa décision. « Avec Klopp,
nous n’aurions peut-être pas atteint la finale de la Ligue des champions,
mais je suis sûr que le club se trouverait dans une meilleure position
aujourd’hui », déclara tristement Hoffmann à Sport Bild en 2014. De son
côté, Beiersdorfer avoua avoir passé « quelques nuits blanches » après avoir
manqué Jürgen Klopp. Quand ce dernier quitta Dortmund en 2015, le
Hamburger SV avait eu douze coachs différents (dont Labbadia, à deux
reprises), ne jouait plus l’Europe, mais se battait pour ne pas descendre, et
était devenu un synonyme d’incompétence.
En avril 2008, dans les médias, les discussions autour du futur incertain
de Klopp – il était en fin de contrat en juin – allaient bon train. Les ultras de
Mayence avaient tellement peur que leur coach s’en aille qu’ils décidèrent
de briser un accord pris en début de saison qui consistait à ne pas l’appeler
pour qu’il vienne les voir pour la traditionnelle session de « Humba », un
chant d’après-match. Klopp souhaitait que seuls les joueurs soient célébrés
par la foule. Mais après une victoire 3-0 dans le derby face au SV Wehen
Wiesbaden comptant pour la 27e journée de championnat, un « Jürgen,
viens à la grille » émana des tribunes, encore et encore, jusqu’à ce que le
coach finisse par céder. « Je comprends leur cause, et c’est pourquoi j’ai
accepté [de chanter avec eux] », déclara-t-il, non sans ajouter qu’il était
bien conscient de la force des sentiments dans le stade.
Quelques jours plus tard, Klopp déclara aux journalistes qu’il avait pris
sa décision : si le club montait en Bundesliga, il signerait un nouveau
contrat. « Nous avons eu beaucoup de discussions passionnées, et nous
sommes tombés d’accord sur le fait que s’il n’y avait pas de montée en fin
de saison, ce serait un bon moment pour se séparer », dit-il. Les journaux
considérèrent cette déclaration de Klopp comme un : « Jein clair » vis-à-vis
de son club – c’est-à-dire à la fois un : « Ja » et un : « Nein ». Les
perspectives immédiates de Mayence, en revanche, restaient pour le
moment au beau fixe. Le FSV était deuxième au classement, avec deux
points d’avance sur Hoffenheim. Il restait alors trois journées à jouer.
Klopp demanda au public du Bruchwegstadion de faire du bruit lors du
match à domicile contre l’Alemannia Aachen. Le souhait du
« propagandiste » (selon le Süddeutsche Zeitung) en chef de Mayence fut
exaucé. Sous les projecteurs, l’ambiance était électrique, le stade « était
plus bruyant qu’il ne l’avait été depuis un bon moment », notèrent Rehberg
et Karn. Mais c’était un de ces matchs étranges. Mayence se créa un grand
nombre d’occasions, mais n’en convertit aucune. Une contre-attaque de
l’Alemannia Aachen trouva le chemin des filets quinze minutes avant le
coup de sifflet final. Mayence tomba à la quatrième place. Trois jours plus
tard, le club s’y trouvait toujours, après que l’équipe, ravagée par les
blessures, eut perdu 2-0 sur la pelouse du 1. FC Cologne. Mais il y avait
encore de l’espoir, encore une possibilité. Pour cela, il fallait que
Hoffenheim, troisième, s’incline ou fasse match nul contre Greuther Fürth,
tandis que, dans le même temps, Mayence devait battre Sankt Pauli. Le
dernier match de Klopp en tant que coach du FSV s’acheva sur une
victoire 5-1 contre l’autoproclamé club de foot punk de Hambourg. Mais
Hoffenheim battit Fürth 5-0 et monta en Bundesliga, tandis que Mayence
resta au purgatoire. Dix-huit années de Klopp au Bruchweg – un peu moins
de onze en tant que joueur, un peu plus de sept en tant que coach – se
terminèrent dans un désespoir silencieux, une impuissance totale, le pire
sentiment dans le football. Rien de ce que lui ou son équipe auraient pu
faire ce jour-là n’aurait suffi pour que Mayence monte en Bundesliga et
prolonge l’histoire d’amour entre le club et l’entraîneur.
Dans le stade, 20 000 supporters se levèrent pour chanter You’ll Never
Walk Alone à leur entraîneur en larmes. Klopp ne parvint qu’à faire les deux
tiers du tour d’honneur avant de fondre en larmes. Il s’échappa en direction
des vestiaires, en courant à travers le terrain, pour fuir la tristesse. « Pour
Mayence, c’est le début d’un nouveau monde que nous n’avions jamais
souhaité, dit Heidel. Si ça ne tenait qu’à moi, nous aurions continué à
travailler ensemble pendant dix ans encore. »
Le vendredi suivant, 30 000 personnes se rendirent à la Gutenbergplatz
pour formuler des adieux plus joyeux à Klopp. Un peu plus tôt dans la
journée, il avait été présenté comme le nouvel entraîneur du Borussia
Dortmund. De retour dans sa ville natale (d’un point de vue footballistique),
sa voix s’effondra sous le poids des larmes. « Tout ce que je suis, tout ce
que je peux faire, c’est grâce à vous. Sans vous rien, n’aurait été possible »,
bégaya-t-il sur scène.
« Les gens pleuraient, raconte Subotić. Des adultes, des femmes, des
enfants. Il y avait aussi des bébés qui ne comprenaient rien à ce qui se
passait qui étaient en train de pleurer parce que tout le monde pleurait. Ces
adieux ont montré une fois de plus tout ce qu’il a suscité comme émotions
chez les gens, comment il les a rassemblés. Je l’avais déjà vu faire la fête, je
l’avais déjà vu perdu dans ses pensées par le passé. Mais là, c’était quelque
chose de différent. Ce n’était pas de la tristesse, c’était une affirmation : le
travail de sa vie avait été reconnu. Il était la star de l’équipe, le personnage
principal d’une équipe extraordinaire. Cette nuit-là, il était possible de voir
à quel point il comptait pour toute la ville. C’était vraiment touchant,
inoubliable. »
« Pour ce qui est de faire ses adieux, Kloppo est clairement le numéro un
mondial, dit fièrement Heidel. Je ne connais pas d’autre entraîneur qui
reçoit ce genre de départ, avec une scène dans le centre-ville, ainsi que
30 000 personnes qui sont toutes là pour une seule personne. Généralement,
les entraîneurs se font virer à la fin. Ou alors ils partent, d’une manière ou
d’une autre, avec un bouquet de fleurs à la main. À Mayence, c’était très
spectaculaire, il y avait notamment cette grande banderole sur laquelle était
inscrit : “Merci, Kloppo”. C’était la cérémonie d’adieux la plus émouvante
que l’on puisse imaginer. Et je ne dis pas ça parce que c’est moi qui l’ai
organisée. »
Klopp assura aux fidèles du FSV Mayence 05 qu’il ne les oublierait
jamais, et qu’il célébrerait avec eux la montée de Mayence dans le parc de
la ville la saison prochaine – mais d’un point de vue différent. Il remercia
Christian Heidel et Harald Strutz de « [lui] avoir donné la chance de choisir
la vocation de ses rêves », puis fustigea un journal local non cité pour avoir
imprimé des critiques « formulées par des idiots » concernant son
successeur, le Norvégien Jørn Andersen, et menaça « de ne plus lui donner
d’interviews ». Cela aurait pu paraître grossier et déplacé pour le non-initié,
mais le quadragénaire avait simplement réitéré un point qu’il avait souligné
à maintes reprises aux journalistes par le passé. Sur la scène, il était en train
de faire un sermon, arguant qu’un club de la taille et avec les moyens de
Mayence ne pouvait réussir que « si tout le monde poussait dans la même
direction, si tout le monde prenait en main le cœur géant qu’a cette ville en
entrant au stade ou en regardant Mayence à la maison pour nous
encourager, si tout le monde se donnait à fond pour nous supporter de toutes
leurs forces. Si après dix-huit ans ici, nous n’avons pas appris cette leçon, je
ne sais plus quoi dire. »
Subotić se rappelle bien cette soirée, mais pour une autre raison, plus
personnelle. En plein milieu de ces festivités pleines d’émotions, Klopp le
coinça dans un coin, afin de préparer le terrain pour que le défenseur aille à
Dortmund avec lui. « Il y avait 10 000 choses auxquelles il devait penser ce
soir-là, donc je me disais que la dernière chose dont il avait besoin, c’était
que je vienne le voir et que je le félicite [au cours de sa superbe soirée de
départ] et que je lui demande : “Comment ça va, comment tu te sens ?”
Mais, en définitive, c’est lui qui est venu me voir et m’a dit : “Si un jour tu
veux aller ailleurs, appelle-moi avant.” Il y avait là 30 000 personnes, sa
famille, ses amis, tous les joueurs qu’il avait coachés, sans oublier les
grands-mères de tout le monde, et lui, il a décidé de prendre quelques
minutes pour me parler. J’ai trouvé ça incroyable. Je n’oublierai jamais ce
moment, spécialement au vu des circonstances. Il avait déjà pris un verre,
on peut le dire. Après tout, il le méritait. Cela n’avait rien d’une cérémonie
commémorative, c’était plutôt une célébration. Et ça a changé ma vie pour
toujours. »
Chapitre 15

Le crépuscule des dieux

Dortmund, 2013-2015

Lors de la finale de la Ligue des champions 2013, le Borussia Dortmund


avait réussi à pousser dans ses retranchements la meilleure équipe
d’Europe. Pourtant, l’écart de 25 points entre le BVB et le Bayern Munich
en Bundesliga posait une question inconfortable : pourquoi Dortmund avait-
il perdu autant de terrain sur la scène nationale ? Les deux matchs nuls 1-1
face aux vainqueurs du triplé cette année-là suggéraient qu’une incapacité à
les battre était le principal problème. Jürgen Klopp et son staff pensaient
que la solution n’était pas le changement, mais une certaine continuité.
L’équipe devait juste être meilleure et plus rapide. « Nous voulons créer une
nouvelle machine à presser », annonça-t-il avant les vacances d’été.
Mario Götze avait rejoint Pep Guardiola, mais Robert Lewandowski ne
l’avait pas encore suivi. Le refus du Bayern Munich de proposer une
somme correcte pour s’attacher les services de l’attaquant polonais avant la
fin de son contrat avec le Borussia (une fin prévue pour juin 2014)
provoqua de vives tensions entre les deux clubs, au point que leurs relations
devinrent glaciales. Matthias Sammer, ancienne icône du BVB devenu
directeur sportif au Bayern Munich, attirait tout spécialement la foudre. « Si
j’étais lui, je remercierais Dieu que quelqu’un ait eu l’idée de m’engager
chaque fois que je pénètre sur le terrain d’entraînement du Bayern, déclara
Klopp. Je ne sais pas si le Bayern aurait obtenu un point de moins sans
Sammer. »
« Jürgen a cette habileté à dire exactement ce qu’il faut au moment où il
faut », affirme le DG du BVB, Hans-Joachim Watzke. Quand il a dit ça à
propos de Sammer, 200 personnes m’ont dit : “Enfin, quelqu’un a osé le
dire.” Il n’a pas peur des récriminations. Il n’en a rien à faire, il est
complètement sans peur dans ces moments-là. Il se fiche de ce que les gens
pourraient dire. Parfois, il va trop loin, mais cela ne le rend que plus
aimable à mon sens. »
Cette situation avec Lewandowski fit « perdre un peu d’énergie » à
l’équipe, avoue Watzke, bien que l’attaquant, lui, n’ait jamais semblé être
affecté par la guéguerre entre les deux clubs. Il marqua ainsi vingt buts en
championnat, ce qui lui permit de soulever le Torjägerkanone, le trophée de
meilleur buteur de Bundesliga, pour la première fois de sa carrière.
Une victoire nette (4-2) lors de la Supercoupe d’Allemagne face au
Bayern de Pep Guardiola, brillamment obtenue grâce à de belles contre-
attaques, promettait une nouvelle saison excitante. La machine à presser de
Klopp, la version 2.0, agrémentée de belles recrues comme Pierre-Emerick
Aubameyang et Henrikh Mkhitaryan, se mit à gagner plusieurs rencontres
de suite en Bundesliga. Après onze journées, le Borussia ne se trouvait qu’à
un point des Bavarois.
Puis, le paysage s’assombrit. Une défaite contre Wolfsburg mit en
lumière la longue liste de blessés au sein du club. Avant la rencontre face au
Bayern, à Dortmund, un journaliste demanda lors de la conférence de presse
si le style de jeu hyper intense et très athlétique prôné par Klopp n’en était
pas la raison. « C’est une question pitoyable, rétorqua l’entraîneur qui avait
du mal à contrôler son énervement. Nous sommes une équipe qui se donne
à 100 % et vous nous avez très souvent félicités pour cela. » Pour expliquer
ces problèmes physiques, Klopp mit en avant le calendrier – une demi-
douzaine de ses joueurs étant devenus internationaux allemands –, mais
aussi une pression bien plus forte. « Le Bayern aussi a des blessés, mais il
peut compenser plus facilement », ajouta-t-il. Son ton, très sec, laissa peu
de doute quant au fait qu’il était personnellement offensé par la suggestion
initiale du journaliste. Selon lui, ce genre de remarques étaient dangereuses
et pouvaient nuire au moral de l’équipe. « Le jour où vos articles
provoqueront la perte d’appétit des joueurs pour le mouvement, nous ferons
automatiquement face à des jours difficiles. »
Et ces jours difficiles arrivèrent rapidement. La victoire 3-0 du Bayern au
Signal Iduna (avec un premier but signé… Mario Götze) plongea le club
dans une série de mauvais résultats. Après « un dernier trimestre de
merde », selon les mots de Klopp, Dortmund termina l’année à la quatrième
place, avec douze points de retard sur le Bayern Munich, qui (en plus)
comptait un match en moins.
Dortmund ratait beaucoup trop d’occasions et avait du mal à en créer
face à des équipes qui se contentaient de rester derrière. Il était devenu
évident, comme jamais auparavant, qu’en tant que précurseurs d’une
nouvelle tactique, Klopp et les siens s’étaient eux-mêmes créé des
problèmes. Même les équipes promues, qui n’étaient pas du tout sur le
même plan au niveau individuel, avaient mis au point des contre-mesures.
« Vous jouez le ballon de la même manière que l’année d’avant, mais cette
fois-ci, les adversaires sont là. Vous jouez le ballon à nouveau. Ils sont à
nouveau là », explique Neven Subotić. « Il est toujours plus difficile de
jouer contre quelqu’un plutôt que de se concentrer sur ses propres
transitions, analyse pour sa part Mats Hummels. Nous avions du mal à
continuer ainsi. »
Un Klopp de plus en plus sec et irritable refusa de penser que le
problème venait d’un « manque de plan B », contrairement à ce que de
nombreux spécialistes dans les médias observaient. Pour lui, le problème
venait de l’application de la stratégie, et non de cette dernière elle-même.
Les blessures ? Elles étaient simplement liées à la malchance. Mais peut-
être pas. De nombreux observateurs pensaient alors que le départ en 2012
d’Oliver Bartlett, préparateur physique en chef, pouvait en être la cause.
Cependant, aucun des joueurs et des membres de l’encadrement du BVB
interrogés pour ce livre n’a confirmé cette théorie.
Sans surprise, selon Hermann Hummels, le père de Mats, « les choses
étaient devenues un peu compliquées lors des entraînements ». « Ce n’était
pas toujours sympa. Mais c’est normal. Être avec un coach depuis aussi
longtemps, c’est comme être dans une relation. Il y a des tensions. C’est
inévitable. »
Certains désaccords étaient aussi liés à la tactique. Parmi les joueurs les
plus expérimentés, certains étaient moins réceptifs qu’autrefois au mantra
« Cours, cours, cours. » « Quand, en tant que joueur, vous avez le sentiment
d’avoir réussi quelque chose, que vous avez un peu plus d’expérience, vous
n’avez plus envie de dire “oui” à tout, explique Subotić. Je pense que c’est
humain. Il arrivait à Klopp de hausser le ton, si cela était nécessaire. Il nous
a bousculés un peu, pour nous réveiller. Pas en disant : “Vous allez devoir
jouer différemment les gars, ça va être dur.” Non, il allait vers un joueur et
le giflait. Là vous vous dites : “Oh, peut-être que le joueur va le gifler en
retour.” C’était rude. Mais vous saviez qu’il ne le faisait pas pour se
défouler, mais pour maintenir l’intensité. Nous comprenions. Et cette
agression était toujours mesurée. Jamais excessive, cela n’aurait pas marché
sinon. »
« Il y avait des confrontations et parfois, c’est devenu personnel. Mais
c’est normal, aussi, assure Ilkay Gündoğan. La chose la plus importante,
c’est d’être d’accord sur la façon d’aller de l’avant par la suite, pour qu’il
n’y ait pas de ressentiment. Avec Kloppo, il n’y avait jamais de questions
laissées en suspens. Tout finissait par être réglé. »
Watzke explique aussi qu’à cette époque, une (fausse) idée très répandue
voulait que l’entraîneur soit le meilleur ami des joueurs. « Jürgen était plus
qu’un entraîneur pour tout le monde, mais jamais un frère. Et jamais non
plus ce bienveillant collègue un peu plus vieux. Il dirigeait avec grande
autorité, et ce n’était pas toujours aussi beau que vu de l’extérieur. Il
pouvait changer de discours, confesse Watzke. Il est imprévisible. Il peut
exploser à tout moment et tout casser en mille morceaux. Mais il a toujours
réussi à cacher ce genre de choses d’une manière ou d’une autre. »
Comme dans toutes les meilleures familles, Dortmund garda ces
querelles secrètes. Les désaccords ne franchissaient jamais les vestiaires, et
il n’y eut aucune véritable dispute. La jeune romance entre Klopp et ses
joueurs s’était transformée en une relation plus normale, faite de hauts et de
bas. Cependant, l’adoration mutuelle était toujours bel et bien présente.
Klopp traitait ses joueurs comme un père de famille strict, rendant leurs vies
inconfortables, non pas pour décharger sa frustration ou leur faire porter le
chapeau, mais pour faire ressortir le meilleur d’eux-mêmes. Il ne prit jamais
ses joueurs à partie devant les médias, ne joua à aucun jeu avec eux. « Il
était toujours question de football. Et tout le monde savait où il en était avec
lui », dit Subotić.
Le lien entre l’entraîneur et les fans restait aussi très fort. Quand Jan-
Henrik Gruszecki, ultra du BVB, s’approcha de Klopp pour lui demander
de mettre une de ses casquettes aux enchères afin de participer au
financement d’un film sur Franz Jacobi, le fondateur du Borussia, il refusa
directement. « Mais ensuite, il a immédiatement dit : “On peut faire bien
mieux, je peux vous donner une journée entière”, raconte Gruszecki. Nous
l’avons “vendu” à un des plus gros employeurs de la ville de Dortmund
pour une session d’autographes, nous avons gagné 20 000 euros et cela a
couvert un dixième du budget. »
« Une des raisons pour lesquelles nous avons tant obtenu de nos joueurs,
c’est ce lien extraordinaire entre le club et eux, ainsi qu’entre le coach et
eux, explique Watzke. Je sais que ça fait un peu cliché, mais nous étions un
groupe très soudé. Le fait que plein de joueurs soient revenus chez nous en
est la preuve. Ailleurs, ils n’ont pas fait cette expérience de la joie et de la
familiarité, de la confiance et de l’équité. » Nuri Şahin et Shinji Kagawa
sont tous les deux revenus jouer pour Klopp après des aventures à l’étranger
décevantes, et même Götze signa à nouveau pour le BVB en 2016, après
avoir failli partir pour le Liverpool de Klopp. « Il faisait une crise de temps
à autre, mais il était aussi très sensible et compréhensif avec ses joueurs.
Tout le monde apprécie ça. »
Željko Buvač, le responsable des détails tactiques, continuait lui aussi à
être largement soutenu. Le second de Klopp fut forcé d’entraîner l’équipe
lors de deux matchs de Ligue des champions après que son supérieur fut
suspendu par l’UEFA. Face à Naples, Klopp, très irrité, avait lancé au
quatrième arbitre en disloquant presque sa mâchoire : « Combien d’erreurs
comptez-vous encore faire ? Une de plus et cela fera quinze aujourd’hui. »
Privé de banc de touche, il regarda le reste de la rencontre à la télévision
dans le bureau du jardinier du stade. « Mon visage aurait pu m’obtenir cinq
matchs de suspension, concéda-t-il après. Parfois, je ne me reconnais pas
quand je suis sur la ligne de touche. » « Nous étions tous contents pour
Chucky, avoue Subotić. Ce n’est pas quelqu’un d’extraverti, et il est tout
sauf égocentrique. C’était cool qu’il nous parle, pour une fois. Nous avions
appris à l’aimer. » L’absence de Klopp n’empêcha pas Dortmund de se
qualifier pour le tour suivant, en sortant premier d’une poule encore une
fois relevée (Arsenal, Napoli, Marseille).
Lors de la trêve hivernale, le club faillit remporter une victoire plus belle
encore. S’appuyant sur son amitié avec le président du Real Madrid,
Florentino Pérez, Watzke réussit presque à torpiller le transfert de
Lewandowski au Bayern en encourageant les Merengue à s’attacher ses
services. Lewandowski hésita, mais il décida finalement d’honorer son
précontrat avec le Bayern Munich. Son départ vers l’Allianz Arena pour la
saison 2014-2015 fut officialisé le 4 janvier 2014.
Le retour de blessure de Hummels apporta rapidement plus de stabilité
derrière. Comme le jeu de Dortmund était basé sur la capacité à faire mal à
l’adversaire lors des contres, garder la cage inviolée était absolument vital.
Quand les autres équipes menaient au score et pouvaient se permettre
d’attendre bien sagement derrière, le BVB avait du mal à trouver des
espaces dont ses transitions explosives avaient toujours besoin. Une
amélioration progressive des résultats en championnat et une qualification
pour les quarts de finale de la Ligue des champions confortèrent Klopp dans
ses convictions. Ce qui manquait avant Noël n’était que des détails.
L’équipe avait assez de qualité individuelle et collective pour terminer
derrière le Bayern en championnat, aller en finale de Coupe d’Allemagne et
pousser dans ses retranchements le Real Madrid en C1. Bien que
vainqueurs du match aller 3-0, les Espagnols ne remportèrent la double
confrontation que 3-2. « Vous êtes éliminés, non ? » avait demandé le
présentateur de la ZDF Jochen Breyer, après le coup de sifflet final à
Bernabéu lors de la première manche. « Comment est-ce que quelqu’un
pourrait me payer pour faire ce travail si je restais planté là et disais que
oui, nous sommes déjà éliminés ? » rétorqua Klopp en hochant la tête,
incrédule.
« Mon ami Florentino Pérez a encore les mains qui tremblent en pensant
à la première mi-temps du match retour à Dortmund, raconte Watzke avec
le sourire. C’était un super quart de finale. D’une manière plus générale,
nous n’étions pas devenus plus mauvais, c’est juste que le Bayern était
encore plus fort. Il ne nous manquait que 3 % ou 5 % peut-être, mais ça
allait. Et, bien sûr, nous aurions dû gagner la finale de Coupe. Ce but de
Hummels… » Un Bayern Munich diminué aligna une défense à cinq pour
frustrer Dortmund. Un mois plus tôt, les hommes de Klopp avaient détruit
ceux de Guardiola 3-0 à l’Allianz Arena. Ils étaient l’équipe en forme, celle
qui possédait le momentum.
Pauvre en occasions, le match filait tout droit en prolongation quand
soudain, à la 65e minute, une tête de Hummels fut dégagée de derrière la
ligne de but par Dante. Mais l’arbitre ne valida pas le but, le Bayern
inscrivit deux buts dans les arrêts de jeu et quitta la ville de Berlin avec le
trophée entre les mains. « C’était tragique, se souvient Watzke. Une
véritable catastrophe au niveau de l’arbitrage. Il n’y a pas d’autres mots
pour cela. Le ballon se trouvait 35 centimètres au-delà de la ligne. Je ne
connais aucun autre entraîneur qui a eu si peu de chance avec les décisions
arbitrales dans les grandes finales. »
Les joueurs, les cadres du club et les invités étaient si désabusés lors du
banquet d’après-match que Klopp dut se résoudre à faire une de ses
fameuses « allocutions présidentielles ». Il ordonna à tout le monde de faire
la fête pour honorer une équipe qui avait tout donné au cours des dix
derniers mois et qui avait dû gérer toutes sortes de problèmes – dont « la
plus grande série de blessures de l’histoire du football » –, et ce « de
manière exemplaire ». « Il serait inconscient de notre part de tout foutre en
l’air », ajouta-t-il en référence aux doutes des médias sur son management
et au fait que la régularité de Dortmund ne devait pas être sous-estimée.
« Certains ne célèbrent même pas quand ils gagnent quelque chose, mais le
Borussia doit être différent. Si ce soir, quelqu’un me dit : “Quel dommage”,
je briserai le verre qui se trouve dans ses mains sans dire un mot. S’il vous
plaît, profitez de votre soirée et ne vous inquiétez pas : nous serons de
retour. C’est une équipe avec une ossature solide. Peu importe qui ils nous
piquent, nous ferons venir de nouveaux gars et tout ira bien. »
Malheureusement, ce fut loin d’être le cas. Alors que la saison 2014-2015
n’avait repris que depuis deux mois, Dortmund perdait match sur match en
championnat. Cinq défaites de suite entre fin septembre et début novembre
entraînèrent le club à la dix-septième place du classement. Dix-huit mois
après avoir atteint la finale de la compétition la plus prestigieuse du
continent, les hommes de Klopp étaient en route pour la 2. Bundesliga.
Même l’équipe reléguée à l’issue de la saison 1971-1972 n’avait pas connu
pareil début de saison. « C’est une situation brutale, merdique, folle »,
déclara un Klopp très exaspéré à la suite de la nouvelle défaite de son
équipe 2-1 à Munich. Dortmund n’avait alors que sept points au classement,
soit dix-sept de moins que le Bayern. Chaque résultat presque correct en
championnat, chaque victoire en Ligue des champions fut considéré comme
une sorte de signe que le cauchemar était sur le point de se terminer. Mais
non. À la trêve, le Borussia ne comptait que quinze points et était toujours
dix-septième, bien ancré dans la zone rouge. Seule la différence de buts
permettait au BVB de ne pas être dernier à la place du SC Fribourg. Le
Bayern Munich comptait déjà quarante-cinq points. « Nous sommes là,
comme de vrais crétins, et nous le méritons », affirma alors Klopp.
En tant que jeune entraîneur de Mayence en deuxième division (et parfois
rasé de près), Klopp avait dit à ses joueurs et au public allemand que les
succès sur le terrain devaient aussi être explicables en ces termes : ils sont
« le résultat d’un effort répété qui apporte des bénéfices de manière
objective ». Lors de sa septième saison au BVB, le manque de résultats
probants fut plus compliqué à juger. Puisque le football est un sport où l’on
marque peu, la distinction entre les maux et les symptômes, entre la
malchance et de vraies lacunes, est difficile à faire. Les hommes de Klopp
avaient-ils manqué énormément d’occasions en raison d’un style de jeu
éprouvant qui semblait, selon les mots du Süddeutsche Zeitung, être coincé
dans « une sorte d’adolescence éternelle » ? Le contraste avec le Bayern de
Guardiola, qui avait une telle maîtrise de son pressing que les joueurs
couraient moins que tous les autres en championnat, était particulièrement
cruel. Même Watzke notait à l’époque que Dortmund avait une manière de
jouer qui était « moins économique, plus laborieuse ».
Quelques années plus tard, les cadres, joueurs et personnes proches de
Klopp ont réussi à identifier une tonne d’explications pour ce crash,
certaines contradictoires. Tous ont en revanche du mal à comprendre la
force de cette chute. « C’était toujours une énigme pour moi », assure
Watzke.
Le départ de Robert Lewandowski n’a peut-être pas été le facteur le plus
important, mais il a sans doute été le détonateur. Plus que n’importe qui
dans l’équipe, le Polonais pouvait à la fois travailler dur et être efficace
devant le but. « C’était évident que nous ne pouvions plus le garder,
explique Norbert Dickel. Jürgen connaissait les capacités financières du
club. Nous ne pouvions pas et ne voulions pas payer un joueur 15 millions
d’euros par saison. Tout le monde savait que Robert partirait, j’espérais
juste qu’il aille ailleurs. Nous aurions pu le garder si nous avions vendu
l’hôtel de ville. » Avant, Dortmund avait plusieurs fois réussi à remplacer
des joueurs de gros calibre, mais l’attaquant polonais était littéralement
irremplaçable. Arrivé en provenance du Torino pour 18 millions d’euros,
Ciro Immobile eut beaucoup de mal à s’adapter à la Ruhr ainsi qu’au
système de Klopp. « Il n’arrivait pas vraiment à l’utiliser dans toute sa
complexité, explique Peter Krawietz. Certains automatismes, des
mouvements instinctifs et normalement pratiqués de façon synchro avec les
autres, “se sont perdus” ». Pourquoi ne pas avoir utilisé Aubameyang en
avant-centre à la place ? Le très rapide international gabonais était un
attaquant différent. Certes, bien moins physique que Lewandowski, mais il
avait la capacité de marquer beaucoup de buts comme ses saisons sous
Thomas Tuchel, le successeur de Klopp, l’ont prouvé par la suite. Sous ses
ordres et en jouant numéro 9, Aubameyang inscrira 79 buts toutes
compétitions confondues.
« Ce fut notre première grave erreur de jugement, concède Watzke. À
l’été 2014, nous étions tous convaincus – et Jürgen en particulier, puisqu’il
était chargé de la composition de l’équipe sur le terrain – qu’Aubameyang
n’était pas un 9. Sinon, nous n’aurions pas eu besoin d’Immobile. Les
choses se seraient sans doute passées différemment, cela aurait été plus
simple. Et ainsi de suite. Mais à la place, 2014-2015 fut une saison
merdique. »
« Aubameyang s’en sort très très bien en tant qu’attaquant maintenant,
déclare Krawietz. On pouvait déjà voir à l’époque qu’il était capable de
marquer, qu’il était peut-être plus fait pour jouer en pointe que sur le côté,
puisqu’il avait du mal à se replacer. Mais sur les ailes, c’était là que nous
avions besoin de lui à ce moment-là. » Selon lui, la perte de Lewandowski
était cependant le symbole d’un dilemme plus profond au sein du club.
« Nous nous étions développés bien plus rapidement sur le terrain que sur le
plan financier. Nous avions des joueurs jeunes et des joueurs que nous
avions eus pour pas grand-chose. Ces joueurs ont été tellement bons, aussi
bien en championnat qu’en Europe, que d’un coup ils sont passés dans une
autre sphère, en termes de valeur marchande. Le club ne pouvait pas les
garder et devait les vendre. Mais dans le même temps, il était évident que
des remplaçants de même calibre n’étaient pas disponibles, en raison de nos
finances. Cela a créé une situation où nous ne pouvions qu’espérer rester au
même niveau, mais pas vraiment progresser. De son côté, le Bayern
continuait à investir intelligemment et à se développer. Les attentes étaient
devenues tellement élevées à Dortmund que nous ne pouvions plus les
satisfaire. »
Watzke semble être d’accord avec cette macro-analyse. « L’équipe que
nous avions en 2012 et 2013 aurait sans doute pu passer à l’étape supérieure
si le Bayern n’avait pas commencé à nous tirer autant dessus, dit-il. C’est
certain. Nous avons continué à rouler la pierre au sommet de la montagne
chaque année comme Sisyphe. Mais il ne faut pas se plaindre, il faut vivre
avec ça quand vous êtes le Borussia. J’adorerais être financièrement aussi
large que le Bayern. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à grandir
assez rapidement – financièrement parlant – pour garder l’équipe intacte. »
Watzke et Krawietz pointent aussi du doigt la victoire de l’Allemagne
lors du Mondial au Brésil. L’arrivée tardive du quintet de Weltmeister
(champion du monde) – Mats Hummels, Roman Weidenfeller, Matthias
Ginter, Kevin Großkreutz et Erik Durm – provoqua des problèmes selon le
staff. « Ils ont eu trois semaines de vacances, ce qui est trop court, et ils
voulaient jouer à nouveau sans avoir eu de bonne préparation physique au
préalable, se souvient Krawietz. Cela a fait que nous n’avions pas la
confiance habituelle en notre système. De plus, des erreurs systématiques
en défense ont fait leur apparition. Nous étions très vulnérables en contres.
Nous avons joué plein de matchs où nous avions largement la possession,
où nous nous étions créé des occasions, mais où nous avons perdu 1-0 ou 2-
0 à cause de quelques contre-attaques. Pendant la saison, vous devez vous
appuyer sur le fait que les bases établies lors de la présaison fonctionnent
d’une certaine façon. Nous nous sommes rendu compte que nous devions
changer quelques petites choses. Nous avions besoin de bosser nos
mouvements sur les ailes et les centres deux ou trois fois par semaine. Mais
nous n’avions pas le temps. Pareil pour les trajectoires des attaquants, afin
qu’il y ait toujours quelqu’un près de ce foutu but. Nous ne pouvions qu’en
parler lors des sessions vidéo. Mais lorsqu’il était question d’impulsion, de
gegenpressing, nous n’avons pas réussi à faire passer le message de sorte
que cela fonctionne. »
Psychologiquement, le contingent de champions du monde semblait
épuisé. « Si on met de côté Hummels, les quatre autres joueurs n’avaient
pas joué au Brésil, mais ils étaient au milieu de cette énorme hype, se
souvient Krawietz. La Coupe du monde n’a pas joué un rôle très productif,
et le mot est faible. Nos joueurs n’avaient quasiment pas joué de rôle au
Brésil, mais ils se sentaient tous champions du monde. »
Les problèmes de Hummels étaient plus banals, explique ce dernier. « Je
suis revenu avec une blessure au dos et je n’ai jamais vraiment retrouvé ma
forme cette saison-là. En tant que capitaine, c’était mon boulot de montrer
l’exemple, mais j’étais trop occupé à gérer mes propres problèmes. Je ne
pouvais pas être un leader et parler avec les autres en étant en position de
force, puisque moi-même je jouais un football pourri. » Son calme balle au
pied et son influence sur ses coéquipiers manquèrent gravement à l’équipe.
Les problèmes du défenseur central, connu pour être très franc,
constituaient une autre explication à la fragilité du Borussia.
Une vague de blessures, conjuguée à un calendrier compliqué qui ne
permettait ni de faire tourner ni de faire des ajustements tactiques, exacerba
la crise. Les problèmes ne s’empilaient pas, ils se multipliaient. « Nous
continuions à perdre des matchs de la même manière, encore et encore et
encore, explique Krawietz. En tant qu’équipe, cela n’aide pas au niveau de
la confiance. En Ligue des champions, on s’en sortait, nous nous étions
qualifiés pour la phase finale, mais cela n’a fait que renforcer l’idée selon
laquelle nous n’avions peut-être pas la bonne attitude en championnat. C’est
une sorte de spirale, dans laquelle nous tournions en rond tout en continuant
à creuser. Et nous n’arrivions pas à en sortir. »
« Nous devenions fous, se souvient Dickel. C’était impossible à
comprendre. Nous avions 74 % de possession de balle et 15 tirs cadrés, nos
adversaires avaient deux tirs cadrés et nous perdions 1-0. Semaine après
semaine. C’était horrible. » « Après chaque match, nous nous disions que
nous n’étions pas si mauvais. Nous jetions plusieurs coups d’œil au
classement et à notre différence de buts. On se disait : “On ne peut pas
descendre.” Et puis vous êtes dans la zone rouge à la mi-saison et vous
comprenez que vous êtes dans la merde jusqu’au cou », explique Hummels.
Klopp était visiblement affecté par cette série désastreuse. Il n’était pas
sur la sellette – Watzke lui en avait fait la promesse –, mais il se sentait
personnellement responsable. « Toute cette histoire l’a épuisé. Il était le
conducteur, et il prenait très à cœur le fait que nous n’allions pas, pour une
raison étrange, dans la bonne direction. Je me rappelle l’avoir regardé et
m’être dit : “Oh, il a l’air vraiment fatigué et stressé” », se remémore
Subotić. « Comme c’est un homme très émotif, on savait que c’était dur
pour lui », dit Hummels. Comme presque nulle autre personne de pouvoir,
un entraîneur doit projeter une sorte de confiance en lui pour que les autres
aient aussi confiance en eux. Mais comment garder foi en ses idées quand
les résultats continuent à aller dans le mauvais sens ?
« Votre tête est alors pleine de questions, assure Krawietz. Est-ce que
c’est de votre faute ? Celle de l’équipe ? Que doit-on faire ? C’était une
situation extrêmement pénible. Plus pénible que nous ne pouvions tous le
supporter. Vous ne souhaitez pas ce genre de série, même à votre pire
ennemi. C’était incroyablement fatigant et déprimant. Et dans le même
temps, vous ne pouvez pas vraiment montrer vos émotions. Le staff doit
être le premier sur le terrain le lendemain à dire : “Allez les gars, on y
retourne, voilà ce qu’on a fait de mal, deux-trois détails et ça repart.” »
Watzke suggère qu’une partie de l’équipe n’était plus aussi prête
qu’avant à adhérer à l’idéologie de Klopp. « L’euphorie totale et la passion
de la première année n’étaient plus là. Cette sorte de dévotion. Les joueurs
étaient devenus plus vieux, plus riches et avaient eu du succès. Peut-être
voulaient-ils montrer que les choses pouvaient fonctionner à un rythme plus
lent. Mais ce n’est pas comme ça qu’opère Jürgen. »
Krawietz voit les choses un peu différemment. « Il ne serait pas juste de
dire que les joueurs n’avaient plus envie ou n’étaient plus capables de jouer
le gegenpressing. Je vois pourquoi certains pourraient dire ça, mais c’était
plus complexe que cela. Ne vous méprenez pas : certes, nous n’avons sans
doute pas tout bien fait, et, il est vrai, toutes les décisions que nous avons
prises n’ont pas fonctionné. Mais ce n’est pas aussi simple que cela. »
Cependant, les mauvais résultats créèrent des tensions. Parmi les joueurs
les plus expérimentés, certains ne se gênaient pas pour faire part de leur
façon de penser. Parfois, il y avait des échanges plutôt tendus. Et pourtant,
le lien de confiance entre Klopp et ses joueurs était assez fort pour éviter
que les choses ne se brisent complètement. « Chaque fois qu’il allait trop
loin lors d’une dispute, il était assez clément pour le comprendre et
s’excuser, soit auprès du joueur concerné, soit devant toute l’équipe,
explique Hummels. Avec lui, c’est toujours venu du cœur. Cela lui a valu
notre respect, d’une manière très forte. Il ne disait pas les choses, il les
ressentait. Il était capable de se mettre à la place du joueur. Quand nous
n’étions pas d’accord, il me disait : “Mats, je sais ce que tu ressens, j’ai été
joueur. Comment est-ce que je peux te punir pour ça ?” »
En revanche, l’entraîneur, de plus en plus acculé, n’acceptait pas que des
outsiders puissent avoir des doutes concernant sa tactique. Il reprit
notamment de volée un journaliste qui suggérait que les autres équipes
avaient peut-être « découvert » son équipe et par conséquent développé des
stratégies pour contrer le pressing haut du Borussia. « Je n’ai pas envie de
me battre, donc je vais même répondre aux questions stupides », rétorqua-t-
il de manière très sèche, avant d’affirmer que les problèmes de Dortmund
étaient liés à ses propres échecs. « Si vous dites que nous avons été
“découverts”, qu’est-ce que cela veut dire du travail des entraîneurs
adverses ces dernières années ? ajouta-t-il. Ils n’étaient pas capables de voir
ce qu’était notre jeu ? » Il maintient aussi que « le tempo n’était pas quelque
chose qui se déchiffrait » et que de gagner des matchs était surtout lié à la
capacité de Dortmund à jouer de nouveau à son meilleur niveau. Selon lui,
surestimer les progrès des équipes adverses qui s’étaient servies de son
concept originel pour en faire une sorte de nouvelle orthodoxie aurait été
contre-productif. Le succès était toujours lié à la capacité de reconnecter
avec soi-même ses propres forces. La bonne solution existait déjà. Elle avait
juste besoin d’être proprement implantée. « Le problème n’est pas le
problème, c’est la solution qui l’est », insista-t-il. Alors qu’il était confronté
à un déluge de critiques, il lui fut difficile de rester calme. Notamment
parce qu’il considérait qu’une grande partie des critiques n’était pas
justifiée.
« Jürgen pensait que les médias le traitaient vraiment durement. C’était
son problème, explique Josef Schneck. Il avait l’impression qu’ils ne le
traitaient pas justement et donc il s’est fait son avis : “Ils n’ont aucune idée,
ils ont juste besoin de remplir leur canard d’une manière ou d’une autre.” Je
me souviens d’un match que nous avions perdu, à Wolfsburg je crois. Il y
est vraiment allé à fond en conférence de presse. Je lui ai dit : “Mon pote,
c’était vraiment nul. Ce genre de ton est inapproprié.” Il m’a alors répondu :
“Laisse tomber, tu étais aussi un de ces journaleux de merde avant.” Il était
irascible et pas diplomatique pour deux sous. Bien sûr, après, il m’a dit : “Je
suis désolé, je ne voulais pas dire ça comme ça.” Je le connaissais assez
bien pour ne pas être offensé. Mais sa relation avec les médias était de plus
en plus compliquée. »
Klopp avait changé et les journalistes s’en étaient rendu compte. Sa
légèreté et son autodérision qui servaient à saupoudrer certains de ses
propos les plus francs avaient été remplacées par une agressivité passive
latente, finalement commune à la plupart des entraîneurs sous pression à
travers le monde. Cependant, auprès de ses amis et collègues, ceux qui
étaient extrêmement loyaux envers Klopp, il restait lui-même. Au vu du
classement de Dortmund, il aurait, par exemple, été facile pour lui
d’annuler sa participation à une conférence sur la motivation organisée par
son vieil ami Sven Müller, à Francfort, en décembre 2014. Mais Klopp
avait donné sa parole à Müller et fit une apparition.
« Voir quelqu’un qui se sent si mal assis ici mais qui rigole, c’est
motivant, non ? » déclara-t-il devant le public de la salle de réception de
l’hôtel. Jeter l’éponge en Bundesliga n’était pas à l’ordre du jour, ajouta-t-il.
« Soit j’y vais à fond, soit je n’y vais pas du tout. Pour l’instant, je suis avec
le Borussia Dortmund. C’est comme un mariage, il y a des bons et des
mauvais moments. Pourquoi devrais-je être tout le temps parfait ? » Klopp
déclara aussi qu’il était « un meilleur entraîneur qu’en 2012, quand le BVB
avait été champion », mais que le problème était que « le classement ne
reflétait pas cela ».
« J’entends des gens dire que Klopp n’est plus lui-même, que le succès
lui a monté à la tête, ce genre de choses. C’est n’importe quoi, assure
Martin Quast. Ceux qui le connaissent vraiment savent que rien de tout cela
n’est vrai. » Quast se souvient d’avoir croisé Klopp à la présentation d’une
nouvelle voiture à l’usine Opel de Rüsselsheim. Le Borussia était alors au
plus mal. « Je venais de recevoir de très mauvaises nouvelles concernant la
tumeur au cerveau de ma mère. C’était bénin, mais pas traitable. Son
docteur était le même que celui qui avait veillé sur Wolfgang Frank. Klopp
m’a demandé : “Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu n’as pas l’air bien.” Je lui ai
donc raconté l’histoire, se souvient Quast, au bord des larmes. Des
centaines d’employés Opel étaient là et le regardaient d’en haut. Il y avait
des milliers de caméras. De tas de gens qui voulaient juste avoir un bout de
Klopp. Nous étions un peu sur le côté, mais j’ai vu que tout le monde nous
regardait et les photographes se sont mis à “clic, clic, clic”. Mais Klopp
n’en avait rien à faire. Il m’a serré très fort, sans dire un mot, alors qu’il
n’était pas obligé de faire ça. »
Finalement, Dortmund fut sauvé par les cloches de Noël, signalant six
semaines de pause. « Je ne pense pas que nous nous soyons dit : “C’est fini
pour nous”, mais c’était vraiment bien d’avoir une trêve hivernale »,
explique Subotić. Klopp insista pour que la fête de Noël se déroule comme
prévu. Il y avait un temps pour le travail et un pour s’amuser, assura-t-il à
Lünschermann. Sans l’un, l’autre n’était pas possible. « Il était très doué
pour compartimenter les choses », affirme l’intendant du BVB. Krawietz se
rappelle avoir été vraiment soulagé après la dernière défaite de l’année 2014
face à Brême : « On savait qu’on ne pouvait pas aller plus bas. » « Nous
allions passer six semaines dans la zone rouge, mais nous avions une
chance de nous ressourcer et de travailler sur quelques détails, et ce sans
avoir la pression de la compétition. À ce moment-là, nous avions une bonne
idée de ce qui manquait à notre jeu : des schémas systématiques que nous
n’avions pas eu le temps de travailler. Il était clair qu’avec un peu de repos
pour les jambes et la tête, nous allions y arriver, que l’équipe tournerait à
nouveau, rapidement. Et c’est ce qui s’est passé », assure-t-il.
Enfin, pas tout à fait, ou en tout cas pas aussi rapidement que prévu. En
janvier, lors du premier match de l’année, Dortmund fit match nul 0-0 face
à Leverkusen puis perdit 1-0 à domicile face à une équipe d’Augsbourg
réduite à dix. Dortmund fut tellement mauvais lors de sa onzième défaite de
la saison que même les fans les plus loyaux, ceux du Mur jaune, hurlèrent
sur les joueurs en signe de dépit. Le BVB était désormais dix-huitième et
dernier. Hummels et Weidenfeller firent de leur mieux pour calmer les
supporters en parlant avec eux pendant plusieurs minutes à travers le
grillage de la tribune. « Il aurait été inacceptable de ne pas comprendre leur
frustration quant au fait que nous étions derniers après dix-neuf journées »,
explique Hummels. La très célèbre unité qui régnait au Borussia était en
train de craquer sous la pression d’une possible relégation.
« Ce fut notre pire moment, la première fois que j’ai commencé à
craindre le pire, dit Watzke. Nous avions l’impression d’être dans un film
d’horreur. » Des rumeurs concernant l’arrivée d’Ottmar Hitzfeld ou de
Lucien Favre comme pompiers de service avaient fait leur apparition. Mais
le directeur général de Dortmund assure qu’il « n’a jamais été question de
se séparer de Jürgen, même à ce moment-là ». « Personne n’y a pensé une
seule seconde », affirme-t-il.
Comme espéré par Krawietz, l’équipe rebondit. Elle gagna ses cinq
matchs suivants et commença une remontée fantastique. « Jouer, s’amuser,
vibrer : c’est ça, le Borussia Dortmund », déclara Klopp après la victoire 3-
0 dans le derby de la Ruhr. Le slogan était un hommage à celui utilisé dans
une pub pour les Kinder Surprise1 et faisait référence à la célébration
surprise d’Aubameyang et de Reus après le but : le duo s’était déguisé en
Batman et Robin. D’un coup, une qualification pour la Ligue des
champions semblait à nouveau envisageable.
Le leitmotiv pour la deuxième partie de saison était Aufholjagd2. « Klopp
utilisait toujours ce genre de termes. Ce n’étaient pas juste des mots, mais
une sorte de point d’ancrage pour nous, se souvient Subotić. Les gens
s’inspiraient de ça et rendaient la chose réelle. Il était brillant pour ce genre
de choses. » Lünschermann, qui à ce stade-là avait assisté à des centaines de
causeries de Klopp, maintient que l’entraîneur arrivait toujours à trouver
des mots qui « rentraient dans la peau ». Il était capable de les « remettre
dans le droit chemin, de les hypnotiser ». « Après sept ans, il n’avait pas
perdu son habitude de tirer le meilleur des gens », assure Lünschermann.
« De se recentrer et de revenir aussi fort, ce n’est pas normal, déclare
Sven Bender. Cela n’a été possible que parce que nous nous y sommes tous
mis. Tout comme l’équipe, l’entraîneur avait besoin de passer par les
ténèbres. Le club a pris une noble décision en réitérant sa confiance à son
entraîneur. Ce n’est pas gagné dans le football actuel. Normalement, le
coach se fait virer à ce moment-là. »
Si, en dehors des vestiaires, son attitude était irritable, Klopp était
toujours capable de détendre l’atmosphère avec un bon mot. « Nous avions
cet ostéopathe, Heiko. Un mec très gentil, mais un peu gauche, se souvient
en souriant Ilkay Gündoğan. Normalement, il n’était jamais sur le terrain
avec l’équipe mais un jour, il était là avant que Kloppo arrive. Il était allé
chez le coiffeur ce matin-là, ou alors la veille. Klopp l’a regardé et lui a dit :
“Est-ce que le coiffeur va finir de te couper les cheveux demain ?” Tous les
joueurs étaient à terre, en train de rigoler car c’était une punchline parfaite.
Et pourtant, à l’époque, l’ambiance n’était déjà plus terrible. »
La pire défaite était encore à venir. En huitièmes de finale aller de C1,
Dortmund avait perdu 2-1 face à la Juventus, en Italie. « Un résultat presque
parfait », avait déclaré Klopp. Au Signal Iduna Park, un énorme tifo
évoquant la victoire en finale de Ligue des champions 1997 face à la Vieille
Dame appelait à l’unité. Mais Carlos Tevez marqua dès la 3e minute de jeu,
Dortmund se retrouva complètement démuni et agonisa pendant les
87 minutes restantes. Les hommes de Klopp ne se créèrent quasiment
aucune occasion et concédèrent même deux buts supplémentaires. « Leur
football était presque invisible », nota le Süddeutsche Zeitung après ce
démoralisant revers 3-0. La manière dont l’équipe avait capitulé ne laissait
plus de place au moindre doute : le BVB de Klopp n’était pas juste éliminé
de l’Europe, il était fini. « Le club doit dire adieu aux anciennes habitudes,
à la glorification du passé et à certains tabous », ajouta le journal
munichois. L’entraîneur devra donner naissance à une nouvelle vision du
football. L’entraîneur ou un entraîneur ?
Watzke, Zorc et Klopp se réunirent dans le bureau du P-DG peu de temps
après Pâques. « Nous trépignions tous d’impatience, raconte Watzke. Sur le
principe, nous savions qu’il était mieux d’en finir. Mais Michael et moi,
nous n’arrivions pas à le dire. Finalement, Jürgen a dit : “Écoutez, nous
pensons tous la même chose ici, non ? Je vais vous le dire maintenant : je
vais m’en aller.” Nous étions d’accord sur le fait que les choses touchaient à
leur fin. Ce n’était pas vraiment que son effet sur l’équipe avait diminué ou
quelque chose comme ça, mais sept ans, c’est long. Nous ressentions cela
depuis un moment. Personne n’osait l’admettre. Et c’était vraiment pourri
de devoir prendre cette décision. »
« Aurait-on pu continuer à Dortmund ? se demande de manière
rhétorique Krawietz. Oui, en théorie. Mais c’était mieux que l’aventure
s’arrête à ce point précis. Pour continuer, de grandes décisions concernant
l’équipe auraient dû être prises. Il y a toujours deux solutions pour
continuer à se développer, pour rafraîchir les choses : soit le coach s’en va,
soit vous changez l’équipe, du moins ses piliers. » Le triumvirat avait
envisagé la deuxième option, mais la considéra comme financièrement
impossible à appliquer. Deux défaites en championnat contre le Bayern et le
Borussia Mönchengladbach rendirent une qualification pour la C1
impossible. Le club n’avait pas l’argent pour signer des joueurs importants
ou pour reconstruire l’équipe. « Il aurait fallu une révolution, une nouvelle
équipe avec un nouveau style de jeu, assure Krawietz. Mais n’était-il pas
plus facile de changer le capitaine ? C’était résolument la meilleure décision
pour tout le monde, pour le club et pour nous aussi. »
L’équipe était sous le choc. « Il y avait un message sur mon téléphone.
Une notification d’un magazine, une information de dernière minute.
L’article le plus important de l’année, raconte Subotić. Klopp allait partir ?
Vous n’auriez pas pu imaginer une autre personne faire ce travail, pas de la
façon dont il le faisait. Au début, personne ne voulait y penser. Il avait
propulsé le club au top du top, sans emprunter de l’argent et sans acheter les
meilleurs joueurs du monde, mais avec sa stratégie, sa philosophie. Penser
que cela allait s’arrêter à la fin de la saison… C’était fou. Tout Dortmund
était choqué. Même les gens qui ne supportent pas le club. » L’annonce
provoqua « une onde de choc massive » au sein du club, explique
Lünschermann. « Une pilule difficile à avaler. »
Lors de la conférence de presse du 15 avril pour annoncer le départ de
Klopp, Watzke retint tant bien que mal ses larmes. « Ces discussions ont été
très difficiles pour nous, car nous avons une relation spéciale, basée sur la
confiance et l’amitié, déclara-t-il avant d’enlacer Klopp. Tu peux être sûr de
la gratitude que ressent tout le Borussia. » Klopp expliqua pour sa part qu’il
n’était plus certain d’être « le bon entraîneur pour ce club si extraordinaire »
et qu’il avait été de son devoir d’informer ses supérieurs de ses doutes.
« Une tête devait tomber, la mienne », dit-il avec son humour pinçant. Tout
cela était un poil trop mélodramatique, mais dans la Ruhr, un endroit où les
gens s’enorgueillissent de dire ce que le reste de l’Allemagne ne dit pas,
cela fonctionna. Une approche plus entrepreneuriale n’aurait pas réussi à
rendre compte de l’émotion causée par le départ du porte-étendard du club.
En janvier 2017, Watzke était toujours fier de cette séparation, « la plus
classe de l’histoire du football ». « Ce n’était pas un jeu, nous trouvions tout
cela très dur », assure-t-il. Un divorce dans le monde du football, comme
dans la vie, se fait rarement à l’amiable, mais Watzke insiste que celui-ci
l’était. « Tout au long de ces sept années, nous avons toujours eu des
différences d’opinions. Cela aurait été une amitié étrange si ce n’était pas le
cas. Notre force a toujours été de ne jamais rien faire fuiter. Nous n’avons
jamais eu de problèmes à caractère personnel. Il n’y a jamais eu d’hostilité.
Nous n’avons jamais quitté une pièce rapidement en claquant la porte ou en
criant “connard”, etc. Cela n’est jamais arrivé. Nous avons continué à jouer
aux cartes même au cours de la dernière saison. Je ne pense pas que nous
aurons un jour un autre entraîneur comme ça. » La mauvaise série de
résultats ne laissa personne indemne. « Ces trois-là étaient si proches, ils
étaient vraiment meurtris », assure Dickel.
Klopp et Dortmund avaient amassé assez de bons souvenirs ensemble
pour que la peine soit rapidement remplacée par un sentiment de
satisfaction. « C’était comme la fin d’une longue relation où les deux
parties savent qu’il n’y a pas d’autre solution, mais qui se souviennent
quand même des bons moments partagés, explique Schneck. Les gens
peuvent toujours se regarder dans les yeux dans ces moments-là. Et à partir
de là, les relations entre le club et lui sont redevenues plus chaleureuses. »
Dans le vestiaire, le désespoir laissa place à la détermination. Celle de
donner une belle fin à ce leader spirituel. « Nous n’avions pas envie d’y
croire au début, confesse Subotić. Mais nous le respections tellement que
nous nous sommes dit : “Si c’est ce qu’il dit, cela doit être juste.” Tous les
entraîneurs n’auraient pas su créer le même type d’énergie. Donner notre
meilleur lors des derniers matchs jusqu’à la fin de la saison ou presque
semblait logique pour nous. Nous étions tellement reconnaissants envers
lui, du fond de notre cœur, de toutes ces années dont nous avons pu profiter
ensemble. Il a fait progresser presque chaque joueur. Il a fait progresser le
club. Nous voulions lui rendre ce qu’il nous avait offert. »
Dortmund engrangea treize unités lors des six derniers matchs de
championnat, soit assez de points pour décrocher la septième place,
synonyme de Ligue Europa. Une place décevante mais presque respectable,
et loin d’être désastreuse au regard de la saison du club.
Klopp eut trop peur de craquer pour donner un discours d’adieu lors de
son dernier match à domicile contre le Werder Brême. Dans un message
vidéo préenregistré, il se montra reconnaissant d’avoir pu être à la tête du
club pendant sept ans et pour « le sac rempli de joyeux souvenirs ». Il était
au bord des larmes en regardant son image sur les écrans du stade.
L’hommage de la Südtribune se fit l’écho de tous les supporters qui se
sentaient comme redevables envers leur héros en survêtement. « Merci
Jürgen », pouvait-on lire sur la bannière déployée par les ultras. Et sur celle
d’en dessous : « Cela peut prendre des années pour comprendre combien
des petits moments sont importants. »
« Je pense que Jürgen appréhendait autant que les fans les derniers
moments, explique Dickel. Plus de 75 000 personnes pleuraient dans le
stade, elles étaient unies dans le deuil et dans le déni aussi. “Jürgen Klopp
quittait le club.” Les gens ne voulaient pas le dire à voix haute, car le dire
rendait la chose réelle. »
Un beau parcours en DFB Pokal offrit une dernière chance pour vivre
une fin digne d’un conte de fées. En demi-finales, le Borussia réussit à
infliger au Bayern de Pep Guardiola sa seule défaite de Coupe en trois ans
et se qualifia après la séance de tirs au but pour la finale à Berlin. « Ce
match à Munich nous a fait beaucoup de bien et à lui aussi », raconte
Gündoğan qui prend alors son téléphone. Dans une vidéo tremblante
réalisée dans les vestiaires, il montre Klopp qui bouge ses hanches sur une
chanson de rap, une bière à la main. « Un match super cool » allait suivre,
promit Klopp.
Mais ce qui devait être une dernière finale, une nuit de passion dans la
capitale allemande ne fit que confirmer que l’histoire d’amour touchait à sa
fin malgré l’effort d’une armée de fans. Dortmund ne réussit pas à
capitaliser sur son ouverture du score contre Wolfsburg et finit par quitter le
terrain après avoir été battu 3-1. L’équipe était l’ombre de ce qu’elle avait
été. « Perdre contre Wolfsburg…, se souvient Gündoğan en secouant la tête
de dépit. Vraiment, c’était embarrassant. Il méritait mieux que ça. Mais
voilà, ça ne s’est pas passé comme on le voulait. »
« La peine s’est installée. Ça fait mal, extrêmement mal, déclara Klopp
après le match. Chaque fois que j’embrasse un de mes joueurs et que je
pense que c’est sans doute la dernière fois, les larmes arrivent
immédiatement. Je dois faire avec et vivre les choses les unes après les
autres. Et je préférerais les faire quand les caméras sont éteintes. » Lors de
la très contenue fête d’après-match, Klopp tenta de faire bonne figure.
« Gagner ce soir aurait été un peu trop kitch, un peu trop américain »,
affirma-t-il sur scène. Une standing ovation et des applaudissements
accompagnèrent une phrase en particulier, celle concernant son bilan au
BVB. « Ce que pensent les gens de vous quand vous arrivez n’est pas
important ; ce qui l’est, c’est ce qu’ils pensent de vous quand vous partez. »
Une fois les bagages pliés, Klopp s’assura tout de même de voir les ultras
du Borussia une dernière fois. Quelques jours après son retour de Berlin, il
passa quatre heures avec les membres du groupe The Unity à boire des
coups, les remerciant de leur soutien pendant toutes ces années et leur
faisant la conversation. « C’était une très belle soirée, raconte Jan-Henrik
Gruszecki. Je me rappelle très bien un de nos membres, allez, disons
costaud, qui lui demande : “Pourquoi vous alignez toujours Subotić ? Il est
fin comme une brindille.” Klopp l’a regardé, a haussé un sourcil et lui a dit :
“Il n’est pas maigre, il est en bonne santé.” Tout le monde était mort de
rire. »
Christian Heidel pense que Klopp était plus meurtri par sa fin de mandat
à Dortmund qu’il ne l’a montré. Non pas parce que c’était terminé – « Ils
s’étaient mis d’accord sur le fait que le moment était venu, il est difficile de
faire ce travail avec la même énergie pendant longtemps » –, mais parce que
le club n’a pas réussi à vraiment reconnaître l’importance de ses succès. « Il
est allé à Dortmund et a remporté deux fois le championnat, une coupe, est
allé en finale de Ligue des champions. Et pour tout ça, ils lui ont remis un
bouquet de fleurs devant la Südtribune, dit Heidel. Je suis certain qu’à ce
moment-là, il a pensé à la manière dont Mayence lui avait dit adieu, et je
devine qu’il a été déçu que Dortmund ne lui ait pas vraiment fait ressentir
que c’était lui qui avait sauvé le club, lui qui l’avait fait passer d’un club au
bord de la faillite à un club riche grâce à ses idées et à sa personnalité. Ils
n’auraient pas pu faire tout ça sans lui, pas même un peu. Il a changé le club
du tout au tout. Et tout cela a semblé être un peu oublié à la fin. Je ne suis
pas sûr qu’il soit toujours attaché émotionnellement au Borussia Dortmund.
Aux gens, au staff, au mec qui ramasse les maillots, au fan, oui. Mais au
club à proprement parler, non. Quand nous avons joué le derby de la Ruhr
avec Schalke, il a croisé les doigts pour moi. Ce n’était pas vraiment lié au
Borussia ou à Schalke, mais il était de mon côté. Et ça, je le sais vraiment. »
Aujourd’hui, il est cependant évident qu’il manque aux Jaune et Noir, qui
apprécient vraiment ce qu’il a fait. « Il était plus qu’un coach, il était un
coach pour le club en entier, admet un Watzke nostalgique. Jürgen était le
plus resplendissant des ambassadeurs que l’on aurait pu souhaiter pour le
club. » Dickel est d’accord avec cette déclaration. Même en mettant de côté
la manière dont le Borussia jouait sous ses ordres, il fut un facteur très
important dans le développement de l’image du club. « Nous sommes
devenus bien plus connus à travers le monde. Partout où nous allons, les
gens nous disent : “Je me rappelle, vous aviez cet entraîneur fou.” Mais
jamais avec une connotation négative. Peu importe où il travaillera, Kloppo
et le BVB seront toujours liés. »
Pour le journaliste du Süddeutsche Zeitung Freddie Röckenhaus, dont la
relation de travail avec Klopp s’était tendue à la fin de son mandat, le
Borussia le reprendrait sans réfléchir. « Si vous demandez à n’importe qui à
Dortmund, peut-être même au mec responsable des terrains et qui était
énervé contre Klopp, ils le reprendraient demain. Tout cela est lié au type de
personne qu’il est. Il est charmant, à sa manière. Il peut vous taper sur les
nerfs, c’est clair, mais vous pouvez facilement vous imaginer être assis à
côté dans le bus en roulant pendant des heures pour aller jouer un match
pourri. Ou aller boire un coup avec lui après une défaite. Et évidemment
faire la fête avec lui. Ils aimeraient tous qu’il revienne. »
Chapitre 16

Le frisson de la finale

Liverpool, 2017-2019

Peter Krawietz est lentement mais sûrement en train de brûler sous le


soleil andalou, à quelques mètres de la plage. Sur la table se trouve un
cappuccino et la version bossa-nova de « Work », le tube de Rihanna, se
répand gentiment au milieu des palmiers. Derrière lui, plusieurs joueurs
traînent dans et autour de la piscine. Difficile d’imaginer que la finale de la
Ligue des champions à Madrid, la deuxième en seulement douze mois pour
Liverpool, va avoir lieu dans quelques jours seulement. Mais après tout,
c’est bien l’idée derrière ce séjour.
« De l’air, de la lumière, un petit peu de chaleur et quelques rayons de
soleil. Ce sont des choses importantes, explique Krawietz à propos de la
semaine de travail/vacances sur la Costa del Sol. Vous avez envie de vous
éloigner du quotidien, vous ne voulez pas être au centre de l’attention, des
“j’ai besoin d’un ticket, j’ai besoin d’un hôtel, je ne peux pas avoir de vols”.
Ici, il y a la possibilité de vivre une vie en communauté, de se préparer
ensemble en tant que groupe pour quelque chose de grand. Nous avions fait
la même chose en 2018 avant Kiev. Nous n’avons pas gagné, mais nous
avons réalisé que nous étions sur le bon chemin. C’était bien pour nous de
passer du temps ensemble, de vivre ensemble, de travailler vers un but
commun. Ces dernières semaines, nous avons vu les joueurs être encore
plus soudés, en tant que groupe. L’ambiance est exactement celle que vous
voulez : relax et fun, mais avec de la concentration au moment opportun et
des joueurs prêts à travailler dur. C’est tout. Nous voulons nous servir de
ça. »
Face à l’étincelante mer Méditerranée, il est plus facile pour lui de
revenir en arrière et de retourner à ce moment si sombre, le plus difficile
que Klopp et lui aient connu depuis leur arrivée. Après la défaite contre le
Real Madrid, Krawietz explique que le vestiaire des Reds au Stade
Olympique avait « des airs d’infirmerie ». De retour de sa radio de l’épaule
à l’hôpital du coin, Mohamed Salah était assis en train de pleurer. Pour les
autres, la douleur était surtout psychologique, mais elle faisait tout aussi
mal. « Vous êtes tellement déçu que vous n’arrêtez pas de pleurer. » Dans la
salle d’à côté, leurs adversaires du jour fêtaient bruyamment leur triomphe.
Pire encore, les arbitres étaient eux aussi en train de faire la fête en gueulant
à tue-tête. « Nous avons vu une caisse de bière et ils faisaient la fête. Je ne
peux pas vous dire pourquoi. Mais ils faisaient la fête », assure Krawietz.
Le bras droit de Klopp ne suggère pas que Milorad Mazic et ses assistants
sont à blâmer pour la défaite 3-1 dans la capitale ukrainienne. Cependant, la
joie des officiels après la rencontre n’avait pas aidé à remonter le moral des
joueurs très abattus. Ces derniers n’arrivaient pas à comprendre pourquoi
tout était allé contre eux durant ce match cauchemardesque. Il y a eu la
blessure de Salah à la suite d’une faute de Sergio Ramos (une faute jugée
« cruelle et brutale » par Jürgen Klopp), mais aussi les deux boulettes de
Loris Karius survenues, elles aussi, après un violent coup de coude du
capitaine madrilène. Une fois à Boston, aux États-Unis, Karius fut
diagnostiqué d’une commotion.
« Ces moments sont une épreuve, vous êtes en plein procès en quelque
sorte, explique Krawietz. La déception est énorme. C’est important d’être
honnête avec vous-même, de ne pas mettre sa peine de côté. Mais il ne faut
pas remettre en cause toutes les choses qui vous ont emmené si loin, si
proches d’un grand succès. Il faut respecter l’adversaire, ne pas blâmer les
autres. Il faut garder la tête sur les épaules et utiliser la défaite pour gagner
en force et détermination, pour être encore plus affamé de succès. C’est ce
qu’il faut en faire ; c’est ça, le sport. C’est ça, la solution : si vous n’y
arrivez pas, continuez. Une occasion se présentera à vous dans un futur
proche. » C’est ce que dit Klopp à ses joueurs, ce qu’il avait déjà fait après
la défaite en finale de Ligue Europa en 2016. Il les complimenta pour être
arrivés aussi loin et les rassura : ce n’était pas encore fini. Il y avait encore
plein de choses à réaliser avec ce groupe.
À Kiev, les mots du capitaine Jordan Henderson à la presse semblaient
tout droit sortis de la bouche de son entraîneur. « Je pense que nous allons
dans la bonne direction, déclara le milieu de terrain. C’est très difficile
d’être ici maintenant et de dire ça, mais c’est la vérité. C’est ce que je
ressens. Nous devons faire en sorte que cela arrive. Je crois que nous serons
bientôt à nouveau en finale de la Ligue des champions. Je pense que nous
ferons bonne figure dans toutes les compétitions sur le plan national. Je ne
me suis jamais senti aussi mal depuis que je joue au foot, mais je crois en
cette équipe, je crois en cet entraîneur. » Sa réaction, ainsi que celle des
autres joueurs, fut remarquée par Klopp et son staff. « C’était à 100 % le
point de départ dans le développement de cette équipe, déclara Klopp. Ils
nous ont rendus très, très fiers », assure, quant à lui, Krawietz.
Malgré la nature dévastatrice de cette défaite, Klopp n’avait aucun doute
sur le fait que ses hommes avaient progressé de manière significative au
cours des dix derniers mois. Ils avaient même réussi à aller beaucoup plus
loin que prévu au début de l’exercice 2017-2018. Lors de la présaison,
Liverpool avait dû rapidement se montrer en forme pour écarter le TSG
Hoffenheim lors des barrages du mois d’août pour ainsi accéder à sa
première phase de groupes depuis 2014.
Selon Krawietz, « les pluies de la mousson » tombées sur Hong Kong en
juillet avaient rendu la préparation compliquée alors qu’une autre tempête,
moins visible, se préparait. Liverpool venait de recevoir une très belle offre
de la part du FC Barcelone pour Philippe Coutinho. Le Brésilien souhaitait
absolument prendre la direction du Camp Nou durant l’été. Mais FSG, qui
avait vendu par le passé des joueurs comme Luis Suárez (au Barça) et
Raheem Sterling (à City), n’avait pas pour intention d’autoriser son départ.
« Jürgen, Michael Edwards (le directeur sportif) et moi, nous étions
complètement d’accord, se souvient Mike Gordon. Non, il n’est pas à
vendre. Nous avons rencontré Philippe et lui avons expliqué que nous
avions de grandes ambitions et qu’il était partie intégrante de celles-ci,
qu’un transfert pourrait perturber le club. Nous avions une obligation envers
ses coéquipiers, les fans et tout le monde au club : celle d’essayer et
d’arriver à gagner des trophées. Vendre Philippe nous aurait éloignés de ce
but. La réponse était donc : “Non, aucune offre ne sera étudiée” », pouvait-
on lire dans un communiqué officiel du club. Klopp et son staff étaient
heureux de cette déclaration de fermeté, mais étaient aussi préoccupés par
son coût psychologique. Leur expérience leur avait appris qu’un « sujet de
discussion aussi important dans le vestiaire », comme le souligne Krawietz,
avait le potentiel d’avoir un impact négatif sur le moral de l’équipe.
Cependant, il y avait d’autres signes en parallèle, bien plus
encourageants. Arrivé en provenance de l’AS Rome, Mohamed Salah mit
rapidement tout le monde d’accord. « Nous savions que c’était un bon
joueur, mais après la première session d’entraînement on s’est dit : “Waouh,
c’est quoi ça ?” » La rapidité de l’Égyptien et l’intelligence de ses
mouvements apportèrent une nouvelle dimension au jeu offensif de
Liverpool. En guise de première preuve, Liverpool remporta une large
victoire (3-0) face au Bayern Munich de Carlo Ancelotti, sur la pelouse de
l’Allianz Arena. Les Reds pouvaient donc être efficaces, même sur la scène
européenne.
« Nous nous sommes rendu compte à quel point ce mec était rapide et
nous avons donc pensé à des moyens d’utiliser ses qualités sur le terrain,
explique Krawietz. Afin d’utiliser sa capacité à prendre la profondeur, nous
avions besoin d’aller au-delà de la simple contre-attaque qui arrive par
hasard. À la place, nous devions préparer des situations qu’il pourrait
exploiter de façon systématique. » Durant le stage estival au bord du lac
Tegern en Bavière, le travail se concentra notamment sur les courses de
Salah, dans le but de trouver des espaces dans les phases de possession,
mais pas que. L’idée était d’exploiter au mieux les dribbles dévastateurs de
l’attaquant.
Lors des barrages, Hoffenheim, l’ancienne équipe de Roberto Firmino,
fut laminée 6-3 sur les deux manches. Alors qu’une place en haut du
classement était de nouveau à portée de Liverpool, les rives de la Mersey
étaient en ébullition. Le club dut même s’excuser que les maillots soient
temporairement en rupture de stock à la fin du mois d’août.
En considérant les efforts qui avaient dû être consentis très tôt dans la
saison, une légère perte d’énergie était sans doute inévitable. Mais
rapidement, la saison prit un tournant catastrophique. Une défaite 5-0 face à
Manchester City, avec une exclusion de Sadio Mané à la 37e minute de jeu,
donna le ton pour ce qui deviendra la pire série de Klopp depuis son arrivée
à Anfield. Un match nul 0-0 sans saveur face à Manchester United coïncida
avec le septième match sans victoire du club en huit rencontres, toutes
compétitions confondues. Liverpool ne pointait qu’à la huitième place au
classement, la même que lorsque Klopp prit les rênes du club à l’automne
2015. Le titre était déjà perdu. Deux ans après son arrivée à Liverpool, le
club n’allait clairement pas aussi vite que Bip-Bip, selon les mots du
Guardian. Le quotidien évoquait « une équipe un peu fiévreuse et
perturbée, coincée dans cette débauche d’énergie, aux jambes agitées
rappelant celles du Coyote dans le dessin animé qui, suspendu au-dessus du
canyon, hésitait toujours entre tomber ou voler ».
Parmi les auditeurs des émissions de radio locales et les membres des
forums de fans, certains impatients demandaient la tête de Klopp. Ils
blâmaient de manière spécifique l’entraîneur pour son incapacité à stabiliser
la défense du club, à signer un nouveau gardien de but et à ne pas avoir
réussi à acheter le défenseur de Southampton Virgil van Dijk. En réponse
aux critiques, Klopp insista sur le fait qu’il était « très difficile » de trouver
« cinq défenseurs centraux qui rendraient l’équipe plus forte », mais pour
ses détracteurs, ses déclarations furent interprétées soit comme un signe de
la trop grande loyauté de l’entraîneur envers son équipe actuelle, soit
comme une certaine naïveté, une aversion inexplicable au fait de dépenser
de l’argent. Dans tous les cas, des erreurs défensives à domicile comme à
l’extérieur remirent le jugement de l’entraîneur en cause comme jamais
auparavant.
« Il y aura toujours des gens qui pensent que le coach est stupide, d’une
certaine manière, assure Krawietz en grimaçant. Si c’est ce que les gens
pensent, pas de problème. Mais nous ne pouvons pas être influencés par
cela. Il est vrai que nous soutenons nos joueurs. Ils doivent se battre pour
obtenir leur place, mais vous ne verrez jamais Jürgen jeter un joueur en
pâture. Il est aussi vrai que nous croyons à la capacité des joueurs de se
développer de manière positive, et ce jusqu’à un certain point, grâce à
l’entraînement et au travail des combinaisons. » Mais la décision d’attendre
pour Van Dijk et de ne pas acheter un gardien durant l’été était plus liée à
un calcul qu’à un sentiment quelconque, ajoute-t-il. « Ce n’est pas une
partie sur PlayStation. Nous ne pouvons pas créer nos propres joueurs ou
les acheter avec une monnaie virtuelle. Il est question de budget et des
options possibles. Qui est sur le marché et pour combien ? Et ensuite vous
devez comparer avec les joueurs qui sont déjà dans l’équipe. Si une dépense
de 40 millions de livres ne vous apporte rien, si nous ne voyons aucun type
pour faire passer nos performances au niveau supérieur, alors Jürgen ne fera
rien. Il ne dépensera pas pour le plaisir de dépenser. Nous devions décider si
ce serait van Dijk ou personne, et concernant les gardiens, dans mon
souvenir, il n’y avait personne sur le marché qui pouvait faire une vraie
différence pour nous. Nous aurions pris la même décision aujourd’hui. »
Une victoire 7-0 contre Maribor en C1 fit temporairement taire les
critiques, mais celles-ci reprirent de la voix lorsque Liverpool perdit à
nouveau face à Tottenham 4-1, à Wembley. Blessé juste avant la rencontre,
Gini Wijnaldum regarda la défaite en forme de capitulation depuis les
tribunes. « C’était dur à voir. Normalement, je ne suis pas le genre de
personne qui regarde son équipe jouer, cela me rend nerveux. Ce jour-là,
c’était vraiment difficile. Quand je suis allé dans les vestiaires, tout le
monde était silencieux. Le coach était très énervé de la façon dont nous
avions joué. De la manière dont nous avions encaissé les buts et perdu le
match. Il était très énervé cette fois-ci. Oui, il peut être énervé. »
« Après notre voyage en Slovénie, nous n’avons pas réussi à être en
forme et prêts pour Tottenham. Surtout mentalement, confesse Krawietz.
Nous aurions pu être menés 3-0, voire 4-0 après 20 minutes de jeu. » Klopp,
qui avait dû remplacer un Dejan Lovren complètement à côté de ses
pompes, détruisit l’équipe pour ne pas avoir été assez « dedans ». Il était
inutile de se rendre sur la pelouse, face à un concurrent direct, sans être
concentré à 100 %. Il leur passa un savon à l’aide d’un langage plus que
fleuri.
Liverpool était maintenant neuvième et ne tirait aucune fierté du fait de
posséder le plus mauvais bilan défensif du club en cinquante-trois ans.
Même les plus fervents fans commençaient à perdre patience. « Quand
Liverpool fait les mêmes erreurs encore et encore, et que ce sont les mêmes
coupables semaine après semaine, à quel moment l’entraîneur doit-il être
pointé du doigt pour ces choix ? se demanda Andy Heaton du Anfield’s
Wrap. Liverpool a eu tout l’été pour rectifier les problèmes en défense et
dans les cages. Le fait que cela n’ait pas été adressé est une négligence. »
Est-ce que FSG s’est alors demandé si Klopp était vraiment la meilleure
personne pour faire progresser l’équipe ? Gordon semble presque insulté
lorsque la question lui est posée. « Est-ce que j’ai un jour pensé que les
choses ne fonctionneraient pas avec Jürgen ? Jamais. Pas une seule fois.
Même pas une seconde. Honnêtement. Ce n’est pas une hyperbole : depuis
que j’ai parlé avec lui la toute première fois, je n’ai jamais eu aucun doute
qu’il était la personne et l’entraîneur parfait pour mener ce club. » Dans le
but de rendre public son soutien, FSG était prêt à prolonger le contrat de
Klopp au-delà de 2022. L’entraîneur était heureux de l’apprendre, mais leur
fit comprendre qu’il n’était pas nécessaire de faire un coup de
communication. Il était assuré de la confiance qu’il avait en lui, et c’était
tout ce dont il avait besoin à ce stade-là.
« Cela était notre chance, la chance de Jürgen, qu’il ait des gens derrière
lui qui croient en lui, que ce soit à Mayence, Dortmund et maintenant à
Liverpool, explique Krawietz. Ils lui font confiance car ils voient bien que
des choses positives ont lieu, et ce indépendamment des résultats, qu’un
travail méthodologique est entrepris avec toutes les ressources à notre
portée. Cela permet de gérer au mieux les situations difficiles. La
conséquence de cela, c’est un optimisme et une certaine patience. Les
progrès ne peuvent arriver que si l’on permet qu’ils arrivent et cela en
investissant de la confiance et du temps. »
Dans les jours suivants, la débâcle contre les Spurs, Klopp, au gré de
plusieurs réunions, somma son équipe de se réveiller et lui demanda de ne
plus jamais se présenter sur un terrain comme si elle était tout juste sortie
du lit. « Chaque saison et pour chaque équipe, il existe des moments clés.
Ce fut l’un de ces moments », affirme Krawietz. Lui et d’autres entraîneurs
du staff avaient remarqué que LFC avait bien mieux joué en deuxième mi-
temps lors de cette défaite concédée 4-1 – « mais personne en dehors du
club n’en avait rien à faire ». Des changements étaient donc en cours et ce
n’était que le début du processus. « C’est une chose d’aller voir les joueurs
et de leur dire ce qui ne va pas. La clé est qu’ils réalisent ce qui ne va pas en
même temps et qu’ils acceptent d’écouter les conseils pour se faire
pardonner. La grande qualité de cette équipe depuis des années, c’est
d’arriver à faire ça. » Une défense presque inchangée effectua des réglages,
sembla de nouveau mordante et réussit à enchaîner quatorze matchs de suite
sans défaite en Premier League. De fait, Liverpool était de retour aux portes
du Top 4.
Le problème Coutinho était, lui, tout sauf réglé. Gordon, Klopp et
Edwards avaient tenté de convaincre le joueur que de partir pour la
Catalogne était une mauvaise chose pour le club, mais aussi pour lui.
« Parfois, il donnait l’impression qu’il pouvait céder, dit Gordon. Au bout
du compte, nous n’avons pas réussi à le faire changer d’avis. » Quand
Barcelone se présenta avec une nouvelle offre, encore plus grande lors des
fêtes de fin d’année, Liverpool dut faire face à une décision difficile.
Klopp était enclin à laisser le meneur de jeu partir moyennant une bonne
compensation, car l’engagement du joueur était devenu moindre. « Vous
devez penser aux dynamiques sociales dans ce genre de situation, vous ne
voulez pas forcer qui que ce soit à être dans une certaine position »,
explique Krawietz. Il résume la situation ainsi : faire rester contre son
souhait le milieu de terrain, qui était de plus en plus turbulent, pendant
encore dix mois n’aurait rien apporté ; sa capacité à performer n’aurait pas
été meilleure, et le moral de l’équipe ne se serait pas amélioré. Il est
difficile de jouer au football à contrecœur, encore plus celui de Klopp.
Selon l’entraîneur, les désirs pressants de départ de Coutinho le rendraient
au mieux peu efficace, au pire toxique. La question était : Liverpool a-t-il
les moyens de continuer sans lui ? « C’était une question piège. Phil avait
beaucoup de responsabilités sur ses épaules dans notre jeu de possession,
explique Krawietz. Quand nous contrôlions la balle, il était l’homme avec
les idées importantes. Il était le mec qui mettait des parpaings sur coup
franc, ce genre de choses. Nous savions tous combien il serait difficile de le
remplacer. Vous ne voulez vraiment pas perdre un joueur de classe
mondiale comme lui. »
Cependant, un large tour d’horizon de l’équipe démontra que cette perte
pouvait être compensée. « Après un processus long de six mois, nous avions
calculé que nous étions assez bons pour rester stables et avoir du succès
sans ses qualités spécifiques », se souvient Krawietz. Gordon, Klopp et
Edwards se mirent d’accord pour obtenir la plus grande somme possible du
Barça, une somme avoisinant les 142 millions de livres avec bonus.
L’argent serait utilisé pour renforcer la défense – Van Dijk arriva finalement
pour la somme record de 75 millions et l’été suivant Alisson Beck rejoindra
Liverpool en provenance de la Roma pour 65 millions –, un nouveau
Coutinho n’étant pas sur les tablettes du club. Sadio Mané bascula sur la
gauche, et un troisième milieu de terrain fut placé derrière lui pour le
protéger. La somme de ces efforts personnels et tactiques montra
rapidement que Liverpool était dans une meilleure position qu’avant le
départ de Coutinho. L’équipe était à la fois plus solide derrière et plus
explosive devant. Elle pouvait construire grâce aux latéraux ou casser les
lignes de l’adversaire dans le jeu de transition sans trop s’exposer.
« Pour tout cela, je donne le crédit à Jürgen, dit Gordon. Quand nous
avons vendu Philippe, la position qu’il a prise était le signe qu’il était
unique et extraordinaire en tant qu’entraîneur de ce club. Premièrement, il a
redessiné l’équipe. Nous ne rations presque rien en attaque et, d’une
certaine manière, nous avons progressé, et ce malgré le fait que nous avions
perdu un des meilleurs joueurs offensifs au monde. Deuxièmement, il a
accepté la décision du club, il l’a soutenue, il l’a assumée. Si, comme de
nombreux managers l’auraient fait, il avait exprimé ses doutes, sa déception
ou des critiques, nous n’aurions pas eu le type de saison que nous avons
eu. »
Klopp ne poussa pas pour avoir immédiatement un remplaçant. Il n’avait
rien à redire sur le travail du département du scouting qui avait assuré
qu’aucune personne qui pouvait faire la différence n’était disponible pour le
même prix que Van Dijk. Les boss avaient conscience que des critiques
extérieures sur la passivité soi-disant apparente du club allaient être
formulées – « Les gens adorent penser que le mercato est la situation à tous
les problèmes », assure Krawietz –, mais Klopp joua alors sa main
préférée : une nouvelle fois, il se servit d’un mauvais moment (le départ de
Coutinho) et le transforma en quelque chose qui allait rendre l’équipe plus
heureuse vis-à-vis d’elle-même. Il raconta à ses joueurs qu’il n’y aurait pas
de problème, qu’ils iraient bien, qu’ils continueraient à bien jouer et à
gagner. Fin de l’histoire. « Nous nous sommes dit : “Oui, cela fait mal, mais
faisons en sorte de tirer le meilleur de cette situation, donnons plus de
responsabilités aux joueurs et faisons confiance à ceux que nous avons”, se
souvient Krawietz. On pensait que les joueurs répondraient à ce discours. »
Et ce fut le cas. En Ligue des champions, Liverpool balaya Porto – une
confrontation au cours de laquelle la chanson « Allez, allez, allez » fut
chantée pour la première fois – puis disposa de Manchester City, futur
champion d’Angleterre, d’une manière hyper précise rappelant celle des
missiles Exocet. Cette victoire sonna l’alarme dans toute l’Europe. Face à la
Roma, une victoire 5-2 à Anfield ouvrit la porte à la première finale du club
en C1 depuis 2007. Mais c’est une autre nouvelle qui fit la une des
journaux : Željko Buvač, l’assistant de toujours de Klopp, venait de quitter
le club trois jours seulement avant d’aller dans la capitale italienne. Dans un
communiqué, le club évoqua « des raisons personnelles ».
Cette fin abrupte d’une relation longue de dix-sept ans fut accompagnée
d’une ribambelle de rumeurs. Mais les sources proches de LFC n’étaient
pas surprises. Elles avaient remarqué que le Bosnien, naturellement
renfermé, était passé d’un discours monosyllabique à une absence de
discours tout court lors des derniers mois. Elles suspectaient que Buvač
était de plus en plus embêté par l’émergence du quatrième assistant Pepijn
Lijnders et de son nouveau statut d’homme clé. Facile à vivre et plein
d’énergie, le Néerlandais était très apprécié des joueurs et de plus en plus
écouté par Klopp avant qu’il ne parte entraîner le club du NEC Nimègue en
Eredivisie, en janvier 2018. Cependant, le retour de Lijnders dans son pays
n’améliora pas l’humeur de Buvač. Aucune réconciliation n’était possible
entre Klopp et lui. Sa relation avec le coach s’était tellement détériorée
qu’ils ne pouvaient plus travailler ensemble. Un signe de plus fut le retour
de Lijnders quelques mois plus tard après que Klopp lui eut demandé de
revenir à Melwood.
Pour leur premier match sans Buvač, les Reds surmontèrent quelques
obstacles et une défaite 4-2 pour célébrer avec les fans la qualification pour
la finale. L’équipe entière se rendit près du parcage visiteur du Stadio
Olimpico et brandit une bannière pour Sean Cox, un supporter qui avait
sauvagement été attaqué devant Anfield avant le match aller, une semaine
plus tôt.
En finale, à Kiev, le Real Madrid, double tenant du titre, était favori.
« Nous ne pouvons pas nous battre à leur niveau, admit Klopp, reprenant un
thème cher à ses années à Dortmund. Mais la tactique est là pour nous aider
à mettre l’adversaire à notre niveau. C’est dur, mais ça vaut le coup
d’essayer. » Il sentit que son équipe serait sans doute nerveuse, que c’était
son travail de les aider à « calmer leurs cœurs et leurs cerveaux ». Pour
contrer les palpitations et les maux de tête, l’homme, qui avait voulu être
médecin durant ses années au lycée, prescrivit une bonne dose de mises en
perspective. « Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter » fut son message de
prédilection lors du camp d’entraînement à Marbella. Rien à perdre, tout à
gagner. Le patron de Liverpool rappela aussi à ses hommes le pacte qu’il
avait fait avec eux juste après son arrivée, en octobre 2015. « Quand vous
gagnez, c’est grâce à vous, quand vous perdez, c’est à cause de moi », leur
avait-il dit afin d’apaiser leurs craintes quant à ce nouveau style de jeu
complexe et très demandeur.
En football, un sport collectif où le « je » n’existe quasiment pas lorsqu’il
est question d’avouer ses fautes, un entraîneur qui accepte d’office d’être
blâmé est extrêmement rare. Toutefois, Klopp ne prend pas sur lui la peine
de ses joueurs par seule bonté. Il pense juste que c’est la chose la plus
sensée à faire. La pression doit être diminuée et non augmentée. Il n’existe
aucun avantage à ajouter la peur des récriminations à celle de la défaite sur
le terrain. Il est bien plus important de se concentrer sur ses propres forces.
« Nous sommes arrivés ici parce que nous avons joué au football avec des
couilles, déclara Klopp quelques minutes avant le coup d’envoi au micro de
BT Sport. Cela ne ferait aucun sens de jouer différemment ce soir. »
Le manager utilisa aussi l’humour pour apaiser l’ambiance, révèle
Wijnaldum. « Avant de commencer la causerie à Kiev, il a soulevé son haut
et nous avons vu qu’il portait un boxer de la marque de Cristiano Ronaldo.
Il a fait toute la réunion d’équipe avec sa chemise dans son caleçon CR7.
Nous étions tous pliés de rire. Cela a vraiment brisé la glace. Normalement,
dans ce genre de situations, tout le monde est sérieux et concentré. Mais lui,
il était détendu et faisait des blagues. Il a fait ça 100 fois avant. Si vous
voyez que votre entraîneur est confiant et relâché, cela aura un effet sur les
joueurs. C’est comme un père pour les joueurs dans ces moments-là. Grâce
à ses blagues et à son langage corporel, il prend sur lui la pression des
joueurs. »
Il se trouve que, durant cette finale, Cristiano Ronaldo n’était pas dedans,
tandis que Liverpool « y était vraiment au cours des vingt-trente premières
minutes, se rappelle Krawietz, arrivant à appliquer un nombre important de
choses préparées à l’entraînement. Mais la blessure de Salah cassa
complètement notre façon de jouer ». Décimé par les blessures, Liverpool
n’avait pas de remplaçant adéquat pour l’Égyptien (Adam Lallana n’avait
pratiquement pas joué de la saison). La capacité des Reds à gêner la
construction du jeu du Real en prit un coup, tout comme celle de défendre
de façon agressive leurs cages. Leur perte de conviction les repoussa,
involontairement, dans leur partie de terrain. Les efforts acharnés de Klopp
pour pousser ses joueurs vers l’avant passèrent inaperçus. Liverpool résista
tout juste jusqu’à la mi-temps. « Klopp nous assura qu’il n’y avait pas de
raison d’être triste pour Mo, explique Wijnaldum à propos de la mi-temps et
de l’ambiance plutôt morose à ce moment-là. Nous ne pouvions rien
changer, nous devions passer outre et jouer à nouveau comme nous savions
le faire. Faire en sorte de gagner pour lui. »
Mais les problèmes de LFC ne faisaient que commencer. Trois buts
irréels – deux survenus à la suite des boulettes de Loris Karius et un après
une superbe bicyclette de Gareth Bale – donnèrent à la chanson « Sweet
Dreams » d’Eurythmics, diffusée dans le stade après le coup de sifflet final,
une dimension encore plus glauque que d’habitude. Surtout lorsque le
gardien, inconsolable, pleura devant la foule et lui demanda pardon comme
un hérétique au temps des cathédrales sur le chemin de l’échafaud. Est-ce
que Klopp et les joueurs ont pris trop de temps pour consoler Karius avec
des mots et des embrassades ? Krawietz hoche la tête pour dire non. « Tout
le monde avait besoin d’un moment ou deux pour accepter la situation. Si je
veux aider quelqu’un, je dois être moi-même prêt. C’est ça la clé, et non pas
faire un geste public qui aurait manqué d’honnêteté à ce moment-là. Ce
n’est pas nous. Je ne me rappelle même pas ma propre réaction. Nous étions
tous loin, à des kilomètres de là. Nous ne comprenions pas ce qui nous était
arrivé. Cela va au-delà de toute explication. Nous n’avons compris
qu’après… »
Liverpool regagna le Merseyside le soir même. Personne ne pouvait
dormir. La famille, les amis et un dernier verre aidèrent à combler le vide.
Lorsque le soleil se leva à nouveau, l’humeur de l’entraîneur changea. Dans
sa cuisine de Formby, sa femme Ulla, Krawietz, le présentateur Johannes
B. Kerner et Campino, le leader du groupe de punk rock allemand Die
Toten Hosen, se filmèrent en train de chanter et en tenant une photo d’Alex
Oxlade-Chamberlain, blessé depuis le mois d’avril.
Nous avons vu la Coupe d’Europe
Elle était très belle
Elle a malheureusement dû partir à Madrid,
On la ramènera l’année prochaine !
Après avoir manqué la montée par deux fois à la dernière minute avec
Mayence et perdu six finales de Coupe à la suite, Klopp alla de l’avant, une
nouvelle fois. « Nous devons accepter que, parfois, il y a quelqu’un de
meilleur, quelqu’un d’un peu plus chanceux. J’ai accepté cela il y a
longtemps », déclara-t-il. Cependant, il fut moins sympathique envers
Sergio Ramos et son attitude cynique d’homme prêt à tout pour gagner.
« Après le match, Ramos a dit beaucoup de choses que je n’ai pas aimées,
confessa Klopp lors de la tournée de présaison aux États-Unis. En tant que
personne, je n’ai pas aimé ses réactions. Il était en mode : “peu importe,
qu’est-ce qu’ils veulent ? C’est normal”. Non, ce n’est pas normal. Si vous
mettez bout à bout toutes ces situations avec Ramos, vous vous rendez
compte que Ramos est concerné directement par toutes ces situations…
C’est comme si le monde acceptait qu’il utilise toutes les armes possibles
pour gagner. Les gens s’attendent à ce que je sois comme tout le monde,
mais je ne le suis pas. »
Quelques mois plus tard, lors d’une interview avec le journaliste Roger
Bennett, connu pour le podcast « Men in Blazers », Klopp avoua que oui,
gagner « était à peu près tout ce qui compte dans le sport ». Mais
contrairement à Bill Shankly, l’entraîneur légendaire de Liverpool, il n’a
jamais cru que le sport était tout dans la vie. Cela ne peut simplement pas
être le cas. « Si à la fin de votre vie vous êtes jugé, que vous attendez
devant la porte et que quelqu’un vous demande : “As-tu gagné quelque
chose ou pas ?”, ça serait très étrange. Je pense qu’on vous demanderait
plutôt : “As-tu essayé d’améliorer la situation dans laquelle tu étais, la
maison dans laquelle tu vis, l’atmosphère autour de toi, l’amour ?” “Oui,
j’ai essayé, tous les jours.” “Alors, viens.” Et tous les autres gars, qui ont
ignoré les règles et les lois, je pense qu’ils doivent prendre une autre porte.
Je n’ai pas fait grand-chose dans ma vie, mais quand j’ai gagné, c’était une
sensation incroyable, car nous avons toujours gagné avec la manière. Il faut
être patient. Il faut plus travailler que les autres. Vous devez essayer,
pendant longtemps. Et ensuite, vous aurez une chance. »
En revanche, le point de vue d’un footballeur est souvent plus limité, car
le temps disponible pour réussir n’est pas le même. Cependant, selon
Krawietz, la peur que les joueurs souhaitent partir du club après la défaite
de Kiev fut vite mise de côté. « C’est extrêmement facile de s’amuser et de
dire : “Oh nous avons une super équipe” quand vous gagnez et goûtez au
succès. Le succès est toujours l’unité de mesure. Mais quand une défaite de
la sorte arrive, c’est un vrai challenge, un vrai test. Ils l’ont passé. Nous
avons vu que l’équipe était prête à nouveau. Cela nous a beaucoup aidés à
aborder la nouvelle saison. »
Dès le premier match de la saison, une victoire 4-0 à West Ham,
Liverpool joua avec un nouveau sens du calme et une certaine clarté.
Devant, l’attaque resta, elle, incisive. La présence imposante d’Alisson
Becker dans les cages se fit tout de suite ressentir, et Van Dijk, le futur
Joueur de l’année, ne commit quasiment aucune erreur de la saison. « Il
possède des qualités naturelles incroyables, surtout pour un défenseur
central, explique Krawietz à propos du Néerlandais. Sa stature, sa technique
avec le ballon, son intelligence de jeu, sa vitesse… c’est une combinaison
extrêmement rare. Et son caractère… C’est un gagnant, un commandant. Il
rend les gens autour de lui meilleurs. Il organise, il calme et projette une
certaine sécurité. Les autres peuvent progresser à ses côtés. C’est ce que
nous avions espéré en le prenant. Et nos espoirs ont été fondés. »
Les nouvelles recrues, Fabinho, Xherdan Shaqiri et dans une moindre
mesure Naby Keïta, apportèrent de nouvelles solutions au milieu de terrain,
ce qui permit à l’équipe de gagner en énergie et d’avoir encore plus la
capacité à pousser jusque dans les dernières minutes. « Nous avons pu jouer
jusqu’à la 95e minute sans perdre notre schéma tactique, explique Krawietz.
Du coup, nous avons pu jouer avec beaucoup de tranquillité et de foi. »
Liverpool resta invaincu durant toute la phase aller du championnat. À
Noël, les Reds comptaient quatre points d’avance au classement sur
Manchester City.
Il n’était plus nécessaire pour Klopp de trop sauter au bord de la ligne de
touche ou de serrer le poing en direction du terrain. Contrairement à ses
standards habituels, Il passa de nombreux matchs quasiment sans bouger. Il
regarda le match à travers sa casquette, certain que son équipe trouverait un
moyen de remporter les trois points. Sa sérénité était la raison, mais aussi la
conséquence du fait que Liverpool est devenu « une machine à gagner »,
comme Klopp dit de son équipe, selon Krawietz. « Voir tout ça vous rend
confiant [en tant que coach]. Mais il faut aussi projeter cette confiance. »
Toutefois, malgré cette placidité apparente, Klopp continuait sans relâche
de demander une implication totale de la part de ses joueurs, surtout dans le
cocon du vestiaire. « À l’intérieur, il est toujours exactement le même
qu’avant, affirme Wijnaldum. Il est toujours honnête et il fait en sorte qu’on
ne vole pas trop haut. Il veut que l’on garde les deux pieds sur terre. Au
début de la saison, quand on gagnait des matchs, il était parfois énervé ou
en colère contre nous, parce que nous n’étions pas concentrés à 100 %. Il
était en mode : “Faites tout correctement, travaillez avec justesse,
investissez-vous à 100 %. C’est ce pour quoi nous sommes ici. Ce n’est pas
grave si vous faites un faux pas. Ça peut aller dans l’autre sens aussi.” Nous
avons gardé nos deux pieds sur terre grâce à lui. C’est Jürgen. C’était bien
pour nous de voir ça. Il n’avait pas changé après les bons résultats que nous
avions eus. En tant que joueur, vous êtes parfois tellement confiant que
vous vous dites : “Ça ira.” Il dit toujours : “Vous ne pouvez pas gérer ce
qu’il se passe sur le terrain, mais vous pouvez vous préparer du mieux que
vous pouvez.” Maintenant, quand on est un peu en dedans et qu’on pense
que les choses vont s’arranger en étant à 95 %, il est là pour nous faire
redescendre. “C’est 100 % ou vous n’aurez rien. C’est comme ça que nous
faisons, c’est grâce à cela que nous sommes arrivés ici. C’est comme ça que
nous devons continuer à faire.” C’est pour ça que nous vivons une bonne
saison et que nous gagnons des points. Tout le monde reste concentré,
même à l’entraînement. »
Wijnaldum admet que l’attitude de Klopp qui consiste à vouloir que ses
joueurs donnent vraiment tout sur le terrain peut être énervante. « Cela peut
être lourd pour un joueur. Vous êtes occupé à jouer et parfois tout ne se
passe pas bien. Et là, vous le voyez sur la ligne de touche, en train de vous
crier dessus. Vous n’êtes pas autorisé à vous pencher ou à prendre un peu de
repos, pas autorisé non plus à montrer que vous êtes fatigué. Il veut que
vous vous teniez droit et que vous montriez à l’adversaire que vous n’êtes
pas fatigué. C’est très demandeur, mais il essaye toujours de nous aider à
aller de l’avant. »
Le Néerlandais fut au centre de la colère de Klopp après la défaite des
Reds contre l’Étoile rouge de Belgrade 2-0 lors de la phase de groupes de la
Ligue des champions. « J’avais fait un très mauvais match. Souvent, il dit
que quand je commence mal un match, je ne deviens jamais meilleur au
cours de la rencontre. Devant tout le monde, il a dit : “Je pouvais voir dans
tes yeux et dans ta façon de te tenir que ce serait ce genre de match.” J’étais
là, à me dire : “Waouh, je n’avais pas besoin de ça maintenant.” Mais à la
fin, vous analysez la situation et vous vous rendez compte qu’il avait raison.
Il ne l’a pas dit pour me faire mal, mais pour m’aider. Parfois, c’est difficile
pour moi quand il réagit de cette façon, ou quand il crie. Mais si vous me
demandez si j’ai envie qu’il change, je vous dirais : “Absolument pas.”
C’est le genre d’entraîneur qui, par exemple, va s’énerver à cause du match,
ou qui va montrer ses émotions pendant la rencontre. Cependant, à la mi-
temps, il parle avec vous et vous donne de la confiance. “Tu peux mieux
faire, tu dois faire ci, tu dois faire ça…” C’est l’un des premiers managers
que j’ai eus qui ne s’énerve pas quand tu essayes de faire des choses que tu
sais faire. Il ne s’énervera jamais si tu essayes d’utiliser ton talent ou tes
qualités. Même si cela se passe mal. Depuis que je suis à Liverpool, il m’a
beaucoup aidé. En termes de football, mais aussi en tant que personne. De
la manière dont je pense aux choses. C’est pourquoi j’apprécie chaque jour
de travail passé avec lui. Je peux être en colère contre lui un jour, mais le
lendemain, la colère est partie et nous nous aimons à nouveau. Car quand
j’ai des problèmes, je peux toujours aller le voir. Je peux lui envoyer un
SMS quelques jours plus tôt et lui demander s’il a une minute à me
consacrer. Il est toujours curieux de savoir pourquoi. “C’est positif ou
négatif ? C’est à propos de quoi ?” Il essaye toujours d’être dans l’empathie
avec la personne face à lui, de ressentir ce qui lui arrive. C’est une personne
spéciale pour moi. Je le vois plus que comme un entraîneur, je le vois aussi
comme un bon ami. »
Francina, la grand-mère de Wijnaldum, qui l’a élevé et l’accompagnait au
centre d’entraînement du Sparta Rotterdam qui se situait à quarante-
cinq minutes de marche de chez eux, est aussi enchantée par Klopp.
« Quand je rentre aux Pays-Bas pour la voir, elle me parle toujours de lui,
confesse le milieu de terrain. Elle me dit : “Il est toujours heureux après les
matchs et je vois qu’il fait des câlins à ses joueurs pour montrer qu’il les
apprécie.” Je lui ai demandé : “Tu veux qu’il te serre dans ses bras ?” Alors
un jour, elle est venue à Anfield, et j’ai demandé au coach si ma grand-mère
pouvait le voir. Il lui a fait un câlin. “Je ne veux pas rentrer chez moi”, m’a-
t-elle dit. Elle continue à en parler tout le temps. »
Wijnaldum a rejoint Liverpool en provenance de Newcastle à l’été 2016,
juste avant le début de la première saison pleine de Klopp à la tête des
Reds. Comme il le fait pour chaque recrue potentielle, l’entraîneur
rencontra le joueur lors d’un long rendez-vous, très personnel, dans sa
maison de Formby. Mais contrairement à d’habitude, c’est Wijnaldum lui-
même qui avait d’abord approché Klopp six mois auparavant lors d’une
visite de Liverpool dans le Tyneside. « Lors de la première mi-temps,
lorsque je suis rentré sur le terrain, j’étais juste derrière lui, et je lui ai tapé
sur l’épaule tout en me positionnant de l’autre côté. Il a regardé de l’autre
côté. C’est la première fois que nous avons eu un vrai contact. » La blague
bien connue des écoliers fonctionna. Wijnaldum signa à Liverpool pour
25 millions de livres.
Quatre jours après le début de l’année 2019, Liverpool perdit son premier
match en championnat de la saison sur le terrain de Manchester City 2-1.
Au cours d’une rencontre palpitante, les hommes de la Mersey manquèrent
de chance. Au fond d’eux, ils savaient que c’était une opportunité manquée.
Une victoire leur aurait permis de prendre douze points d’avance, à la place
l’écart n’était que de quatre points. Après vingt-neuf ans sans titre, les fans
eurent l’impression que l’histoire allait de nouveau se répéter. Mais Klopp,
énervé par la suggestion que son équipe n’avait pas la force mentale pour
supporter cette course au titre, maintint qu’il était inutile de regarder en
direction du passé. « J’ai tellement foi en mes joueurs, vous ne pouvez pas
imaginer à quel point. Si quelqu’un m’avait dit qu’après les deux matchs
contre Manchester City nous aurions quatre points d’avance sur eux,
j’aurais donné tout ce que j’ai. C’est vrai que nous n’avons pas gagné le
titre depuis longtemps, que ce soit le club ou nous, en tant qu’équipe, car
nous ne l’avons jamais gagné. C’est comme ça. Demain, quand nous allons
nous réveiller, nous nous sentirons toujours un peu en dedans, mais ensuite,
nous aurons la possibilité de travailler et de préparer le match suivant. C’est
ce que nous ferons, à 100 %. C’est tout. »
Lors des semaines suivantes, le momentum changea de camp. Début
mars, après un match nul insipide face à Everton – le quatrième en six
matchs de championnat pour Liverpool –, City prit les commandes du
classement. Liverpool remporta tous ses matchs restants pour finir avec
97 points au compteur, soit le troisième meilleur total de l’histoire de la
Ligue. Cependant, City ne perdit aucun point non plus sur son chemin et
finit avec 98 points. « Pour être honnête, j’étais au fond du trou, avoue
Wijnaldum. Nous avons eu une grosse occasion de devenir champions et
cela n’est pas arrivé. Après le match contre Wolverhampton, Klopp a
prononcé un discours. Il nous a dit qu’il était incroyablement fier et que
nous devrions être fiers de nous et de l’année que nous avons passée. »
L’Allemand laissa chaque joueur décider par lui-même s’il souhaitait aller
au banquet de fin de saison ayant lieu le soir même. Tout le monde s’y
rendit. « Allez vous reposer et préparez-vous pour le prochain match »,
conseilla Klopp à la fin de la soirée. Il y avait encore une occasion de
gagner un grand titre. Ce n’était pas le moment de s’apitoyer.
Le staff estimait que l’équipe n’aurait pas pu faire plus pour mettre fin à
vingt-neuf ans de disette. Devant son deuxième cappuccino, Krawietz
assure que personne « n’avait échoué ». « Nous n’avions rien à nous
reprocher. Une équipe a obtenu un point de plus que nous. Ce n’était pas
une défaite ou un échec pour nous. Au contraire, nous avions réussi à
retourner tellement de matchs grâce à notre force mentale. Nous étions fiers
des garçons. Nous nous voyons comme des vice-champions, pas des losers.
Pour moi, c’est une façon de voir les choses vraiment différente. » Le fait
que Liverpool ait réussi à se qualifier de façon miraculeuse pour sa
deuxième finale de C1 de suite influença évidemment cette façon de voir
les choses.
Peu de gens croyaient, de manière réaliste, que Liverpool arriverait à
retourner la situation après avoir perdu la demi-finale aller 3-0 à Barcelone.
Une rencontre où Lionel Messi avait fait parler tout son talent. À la
stupéfaction de Klopp, certaines connaissances prirent contact avec
l’entraîneur et lui assurèrent qu’ils n’avaient plus besoin de ticket pour le
match retour à Liverpool. D’un coup, ils se rappelaient que leur belle-mère
fêtait son anniversaire ce soir-là ou qu’ils avaient un important dîner
d’affaires impossible à décaler. (Naturellement, leurs demandes de tickets
pour la finale ne furent pas entendues.)
L’optimisme de l’entraîneur après le match (il déclara notamment que ce
match était selon lui « la meilleure rencontre à l’extérieur du club en Ligue
des champions ») fut largement moqué. Mais Klopp le pensait réellement,
et l’affirma à ses joueurs après le coup de sifflet final. « C’était un moment
très spécial, encore plus que le retour à Anfield, se souvient Wijnaldum,
avec une certaine joie dans les yeux. Il nous a dit qu’il était fier car nous
avions eu beaucoup d’occasions de marquer et que nous avions juste
manqué de chance. Il était complètement confiant et cherchait à nous
insuffler cette confiance afin que nous puissions gagner le match à la
maison. »
Le résultat était mauvais, mais aurait pu être encore pire si le Barça
s’était montré plus réaliste en fin de rencontre, concède Krawietz. « Mais la
façon dont nous avons joué là-bas nous a permis de croire en nous-mêmes.
Nous avons dominé le match. Le FC Barcelone a dû jouer un match
complètement différent de celui qu’il avait prévu. C’est pourquoi tout
n’était pas plié. Je ne peux pas prétendre que nous étions totalement
convaincus que cela fonctionnerait, mais nous savions que si nous jouions
le même type de match, en nous créant le même nombre d’occasions, en
finissant un peu mieux les actions, alors cela pourrait être une soirée
sympa. » Klopp raconta à ses joueurs comment son Borussia Dortmund
avait failli revenir d’une défaite 3-0 à Madrid en 2014. Le BVB avait
remporté le retour 2-0 au Signal Iduna Park mais aurait pu inscrire quelques
buts en plus. Peu importe si Liverpool allait devoir faire sans deux de ses
attaquants, Roberto Firmino et Mohamed Salah, ajouta-t-il. L’équipe n’avait
rien à perdre. « Si nous pouvons y arriver, ce serait merveilleux. Si nous ne
pouvons pas, alors perdons de la plus belle des manières. »
Mais il n’y avait rien de beau dans le jeu de Liverpool au cœur de cette
nuit noire et glaciale qui enveloppa les visiteurs dans une sorte de brouillard
fait de pure terreur. Un cri de guerre viscéral – un appétit de destruction,
une soif de sang – déchira le sol et coupa l’herbe fraîche. Après seulement
sept minutes de jeu, Barcelone était déjà mené 1-0 et semblait couler, couler
et couler, de plus en plus profondément dans les abysses d’une folie
incompréhensible.
Les Catalans arrivèrent tout de même à reprendre leur souffle et à se
rappeler qu’en leur sein, un homme était capable de faire disparaître les
ennemis et les problèmes. Messi n’avait qu’à faire parler sa magie. Mais
face à lui ce soir-là se dressa une armée revenue d’entre les morts, capable
d’être seulement arrêtée par une balle en argent, celle du but à l’extérieur.
Messi, Coutinho (oui, ce même Coutinho) et Jordi Alba tirèrent et
manquèrent leur cible.
Henderson se blessa au genou à la suite d’un contact. Le staff médical de
Liverpool décida de le placer sur un vélo d’appartement à la mi-temps. Si le
joueur s’arrêtait de pédaler, l’hématome n’allait cesser d’enfler. Juste avant
le début de la deuxième mi-temps, Henderson sauta de son vélo et passa
devant un des plus jeunes joueurs de l’équipe. Ce dernier lui suggéra de se
faire remplacer, mais le capitaine secoua la tête. « C’est juste de la douleur,
dit-il alors. À ce moment-là, je me suis dit qu’on pourrait le faire », déclara
plus tard Klopp.
Trent Alexander-Arnold remporta son duel face à Jordi Alba et récupéra
la balle au milieu du terrain. Pendant des années, le staff avait montré à
l’équipe un nombre incalculable de vidéos relatives à l’« effet papillon » :
en effet, un match entier pouvait changer grâce à un seul tacle, une bonne
course, une bonne passe. L’idée était de les sensibiliser à l’idée qu’une
minute pouvait tout changer. Cette situation fut l’un de ces moments où une
seconde de courage provoque un tremblement de terre. Lorsque le joueur de
22 ans centra, les joueurs de Barcelone étaient dans la mauvaise direction et
furent incapables de se remettre en formation. Wijnaldum, qui venait de
rentrer à la place d’Andy Robertson, blessé, tira dans le ballon qui trompa
Marc-André ter Stegen. Deux minutes plus tard, le Néerlandais inscrit un
but de la tête tout en puissance. À 3-0, les jeux sont alors presque faits.
« Beaucoup de gens pensent que c’est “pour de faux” quand ils voient
Klopp sur la ligne de touche, explique-t-il. Mais il est vraiment comme ça.
Il est vraiment content quand de petites choses fonctionnent comme les
tacles, ou un joueur qui vient aider et bloque un tir. Il vous le montre. Ce
sont les moments que j’apprécie le plus. »
Un but de plus ? Un but de plus fut en effet marqué par Origi. Alexander-
Arnold, le gamin du coin, profita d’une situation de rêve lorsque la défense
du Barça mit trop de temps à se replacer. En se déplaçant près du point de
corner, il réalisa qu’il possédait une super opportunité et joua calmement
pour Origi qui marqua d’une demi-volée. Quelques minutes furent
nécessaires pour accepter la réalité. Liverpool, dans son intégralité, avait
réalisé l’impensable. C’est l’histoire d’Anfield, un endroit que les
adversaires quittent avec stupeur et incompréhension pendant que les Reds
forment un rang en face de leurs plus fidèles supporters pour crier et chanter
avec eux l’hymne de l’espoir toujours présent.
« Si je devais définir ce club, je dirais que c’est un grand cœur », déclara
Klopp. « Ce soir, il battait à fond. Vous pouviez le sentir, et ce partout dans
le monde probablement. Je suis si heureux de pouvoir donner aux gens cette
expérience et je suis vraiment heureux d’avoir une chance de plus de faire
bien les choses de notre côté. »
Il y avait toujours un match à gagner, un premier trophée à remporter.
Klopp savait que les discussions allaient rapidement passer de cette demi-
finale miracle en Ligue des champions – le plus grand come-back de
l’histoire à ce stade de la compétition et selon Klopp « le meilleur match »
qu’il n’ait jamais vu, « un match pour l’éternité » – à son bilan
catastrophique en finale. Mais ce soir-là de mai, son vieil ami Martin Quast
assure avoir rencontré dans le stade un Klopp « heureux comme jamais
depuis son arrivée à Liverpool ». Avec ou sans trophée, son travail était fait.
Liverpool dans son intégralité, c’est-à-dire le club, l’équipe et les fans
étaient redevenus une force unie et crainte, qui pouvait battre n’importe
quelle équipe, même meilleure qu’elle. Le mythe était redevenu réalité.
Anfield est le genre d’endroit, le seul endroit où ce genre de choses arrive.
C’est la maison « des géants au putain de mental ». « Nous savons que ce
club est un mélange d’atmosphère, d’émotions, de désir et de qualité
footballistique, ajouta-t-il en conférence de presse. Si vous enlevez une de
ces choses, cela ne fonctionne pas. Nous le savons. »
L’équipe s’envola donc pour Marbella à nouveau afin de profiter d’un
peu de soleil, de se reposer et se préparer. L’équipe B de Benfica fut
secrètement engagée pour reproduire le pressing de Tottenham, le futur
adversaire en finale. De son côté, un membre de la sécurité était perché sur
une plateforme et vérifiait, à l’aide de jumelles, que personne n’espionnait
les préparations de Liverpool. Une scène qui semblait tout droit sortie d’une
planche du célèbre comic strip Spy vs Spy publié dans le magazine Mad.
L’inquiétude de perdre comme face à Madrid était plus difficile à trouver
qu’un serveur près de la piscine. « Aucun de nous n’est vraiment stupide.
Nous connaissons notre histoire, affirme Krawietz. J’ai lu quelque part que
nous avions développé une phobie des finales. Si cela était vrai, si nous
avions vraiment peur des finales, alors nous aurions tout fait pour les éviter.
Nous y arrivons chaque année même sans le vouloir vraiment. Est-ce qu’on
serait mieux sans y arriver ? C’est stupide. Plus que tout, nous sommes
motivés par le désir incroyable d’avoir du succès. Le désir de réussir
quelque chose parce que vous avez travaillé toute l’année, chaque jour, pour
ça… ce désir est plus fort que tout. Plus fort que les souvenirs ou la peur
que les choses ne fonctionnent pas à nouveau, pour une raison ou une autre.
Cela dépasse tout ce qui se passe à l’extérieur, ce qu’on dit sur nous ou
Jürgen. Ce désir est plus fort. C’est la base pour être un gagnant. »
La veille de la finale, Klopp blagua sur le fait qu’il pouvait écrire un livre
sur comment gagner une demi-finale, mais que « personne ne l’achètera,
probablement ». La confiance de l’entraîneur n’était pas celle d’un joueur
qui espérait que la bille tombe sur une case rouge après avoir atterri sur une
case noire six fois de suite. Dans sa tête, les probabilités avaient tourné en
sa faveur de manière significative. La chance d’être chanceux, ou tout
simplement celle que ses hommes obtiennent enfin ce qu’ils méritaient,
n’avait jamais été aussi grande. Notamment parce que Klopp n’avait jamais
eu « une meilleure équipe en finale ». Son Liverpool était en pleine forme,
croyait en lui-même et possédait une tactique parfaitement rodée.
Cependant, Klopp était préoccupé. Pas pour lui-même, mais pour les
gens autour de lui. « Je suis complètement en paix avec moi-même, confia-
t-il à un ami proche quelques jours avant de devenir un immortel du
football. Mais je suis inquiet pour ma femme. Si nous perdons encore, elle
devra encore lire plein de trucs sur toutes les choses dont je ne suis pas
capable, sur le fait que je suis un loser… elle n’arrivera pas à gérer ça. »
Ulla et leurs fils avaient pleuré après la finale à Kiev. « Ils étaient seulement
tristes et déçus parce qu’ils pensaient que je l’étais. Évidemment, je l’étais.
Mais je ne pensais pas que c’était la fin de quelque chose. C’était une étape
de plus. La vie est ainsi faite. » Toutefois, il craignait que sa famille ait
encore le cœur brisé, et que son système ou lui soit tenu pour responsable
de cet échec, cette incapacité à franchir le dernier obstacle.
« Quand la dramaturgie est là, Klopp n’est jamais loin », écrivit
Christoph Biermann quant à la capacité du coach à produire des histoires
empreintes de joie ou de désespoir. Mais ironiquement, son plus grand
triomphe arriva sans faire de bruit, ou presque. Au Wanda Metropolitano de
Madrid, Liverpool remporta la sixième C1 de son histoire de la même
manière que club gagna une grande partie de ses matchs de la saison : avec
contrôle, pragmatisme et un certain sens des affaires. Prendre l’avantage dès
la deuxième minute du match (Salah, sur penalty) aida énormément les
Reds, bien sûr. Tout comme le fait que les deux équipes n’étaient pas à leur
meilleur niveau ce soir-là. Tottenham aurait dû évoluer en léger surrégime
pour causer des problèmes à la défense mature et solide de Liverpool. Le
but du 2-0 (Origi), trois minutes avant le coup de sifflet final, chassa les
derniers doutes qui planaient.
Au milieu des célébrations, Klopp semblait presque perdu et dépassé par
la joie des siens sur la pelouse. Henderson et lui versèrent quelques larmes
ensemble avant de se checker. Ensuite, il déclina l’offre du capitaine de
soulever la Coupe avec lui et dédia la victoire à Ulla. Il se mit à chanter
« Let’s talk about six, baby » au son des Salt-N-Pepa et évita toute question
en rapport avec sa satisfaction personnelle. « Jordan Henderson, capitaine
de l’équipe vainqueur de la Ligue des champions 2019, ça c’est
satisfaisant », dit-il avec le sourire.
Que ce soit dans le stade ou à l’hôtel, pendant que les joueurs dansaient
et chantaient, il était évident que tout le monde était content pour tout le
monde. L’entraîneur pour ses joueurs, les joueurs pour l’entraîneur et tout
ce beau monde pour les supporters. L’accent mis par Klopp sur la
dimension communautaire de leur travail avait vraiment pris au sein de
l’équipe. Dans l’heure suivant la victoire, Liverpool ressemblait moins à
une association de joueurs très bien payés qu’à une société mutualiste, qui
travaillait pour le bien de tous les gens concernés.
« C’était tellement bien de voir ce que cela représentait pour nos fans,
explique Mike Gordon, toujours au septième ciel une semaine après les
faits. De toutes les choses à considérer au moment de contempler la
possibilité de gagner ce trophée, la première était la récompense que ce
serait pour les gens qui travaillent au club et avec qui je travaille. Ils ont
risqué leurs futurs et leurs carrières pour nous rejoindre, lorsque nous étions
à un niveau bien différent. Voir ce choix validé représente tout pour moi. »
Van Dijk, un géant ce soir-là, se focalisa sur le succès collectif de
Liverpool. « Je n’ai jamais été dans un groupe aussi soudé. Tout cela est lié
au coach. Il nous dit toujours : “Vous ne jouez pas pour vous, vous jouez
pour ceux qui sont toujours là, vos coéquipiers à côté de vous, les fans, les
gens à Melwood et dans le stade qui font tout, chaque jour, pour que vous
fassiez de votre mieux.” Cela nous touche vraiment. Nous faisons tout pour
qu’ils soient fiers. »
Au cas où des personnes présentes dans le stade n’avaient pas compris
comment ou pourquoi Liverpool était arrivé aussi loin, Henderson, le
dernier homme présent en zone mixte, offrit un dernier résumé. Le retour du
club au premier plan européen, après un passage dans le ventre mou, aurait
été « impossible sans l’entraîneur et l’incroyable atmosphère qu’il a créée.
Nous l’aimons tous beaucoup, vous pouvez voir cela aujourd’hui », dit-il.
Chapitre 17

Champions pour l’éternité

2019-2020

À l’aube de la nouvelle saison, Jürgen Klopp décida que le trophée de la


Ligue des champions ne devait pas être présenté à Anfield. Pas le temps de
regarder dans le rétroviseur et aucun intérêt à saliver sur les plaisirs de ce
triomphe passé. « Ayons faim de nouvelles victoires », asséna l’entraîneur
lors du premier jour du stage de présaison à Évian. C’était un message
plutôt facile à faire passer. Son équipe de Liverpool avait déjà goûté à
l’euphorie de rentrer dans les livres d’histoire ; et l’opportunité de soulever
deux trophées supplémentaires, la Supercoupe d’Europe et la Coupe du
monde des clubs, se présentait déjà. De plus, il était toujours question de
mettre fin à trente ans de douleur, surtout après que le Manchester City de
Pep Guardiola s’est mis en travers de la route de Liverpool alors que le club
se dirigeait vers son premier titre depuis 1990.
Pour beaucoup d’experts et de supporters, la complexité de la tâche à
accomplir imposait un renforcement de l’effectif. Mais à leur grande
surprise, Klopp et son staff pensaient le contraire. Liverpool ne recruta que
deux jeunes joueurs : Harvey Elliot (16 ans, Fulham) et Sepp van den Berg
(17 ans, PEC ZWolle). L’équipe première, elle, resta inchangée. Ne pas
dépenser des sommes importantes malgré de nets profits enregistrés lors des
deux saisons passées – 106 millions de livres sterling en 2017-2018 et
42 millions en 2018-2019 – était un signal pour l’équipe. Une façon pour
l’entraîneur de dire à son groupe qu’il était en pleine progression. Selon
Klopp, son équipe, complètement en phase avec elle-même et sa mission,
était parfaitement placée pour tout gagner.
« Nous étions complètement convaincus, déclare Peter Krawietz au
téléphone depuis sa maison de campagne dans le nord de la ville.
Complètement, complètement. Nous savions qu’il n’y avait aucune
garantie, mais nous étions convaincus que la composition de l’effectif était
idéale pour les challenges de cette saison. Il n’y avait aucune raison de faire
de profonds changements. Si vous n’êtes pas certain qu’un nouveau joueur
permettra à l’équipe d’aller de l’avant, mieux vaut ne rien faire. Sinon, vous
ne rendez service ni à l’équipe ni au joueur en question. Nous savions que
nous avions les cartes en main. Nous avons bien joué et avons eu du succès,
mais nous avons aussi vu qu’il y avait encore du potentiel à développer.
C’est toujours la base pour prendre ce genre de décisions. Les finances
entrent aussi en ligne de compte, mais cette décision de ne rien changer
était principalement due au fait que nous pensions que ce n’était pas
nécessaire. » Klopp et lui balayèrent d’une main toute suggestion extérieure
sur tel ou tel poste. Selon eux, l’idée qu’un joueur en particulier – un
meneur de jeu ou un autre attaquant – aurait pu apporter deux points de plus
pour battre City était tout simplement trop simpliste. Comme souvent avec
eux, la réponse au problème n’était pas de faire les choses différemment,
mais de faire du mieux que possible.
Le souvenir de Mike Gordon est similaire. Après dix ans à la tête de
Liverpool, le dirigeant est devenu habitué aux demandes incessantes du
public à chaque mercato estival. Il assure néanmoins que la seule chose qui
lui importe, c’est le jugement du staff et du directeur sportif Michael
Edwards. « Nous étions confiants et nous y croyions. Que ce soit Jürgen,
Michael ou même moi, notamment, car eux y croyaient. En tant que groupe,
nous nous concentrons sur nous-mêmes du mieux que nous pouvons, mais
aussi sur le fait que nos valeurs aillent de pair avec celles du club. Nous
voulons être fidèles à nos valeurs en tant que personnes. Tout cela est
étroitement lié. Il aurait été difficile de regarder cette saison de Premier
League où nous avions obtenu 97 points et de dire : “Oh mon Dieu, nous
devons changer des choses”, dit-il avec humour. Le fait que nous ayons
terminé deuxièmes en dit autant sur la qualité intrinsèque de Manchester
City que sur la nôtre. Si nous pouvions prendre 97 points chaque saison
pendant les vingt prochaines années, nous serions honorés. » En d’autres
termes, Liverpool avait réalisé une saison de champion, statistiquement
parlant. Si les Reds étaient capables de réitérer cette performance, le succès
serait au rendez-vous. Il n’était pas question de réagir de manière excessive
et de jeter l’argent par les fenêtres pour régler un problème qui n’existait
pas. « Encore une fois, tout est question de confiance et de croyance.
Parfois, les choses qui sont sous votre contrôle se passent comme vous
l’aviez prévu et espéré. Mais parfois, des données extérieures entraînent un
résultat différent de celui escompté, ou même envisagé. Et c’est ce que nous
pensions de la saison 2018-2019 en championnat. Cela s’est vraiment joué à
deux centimètres, non ? Il était difficile de regarder les 97 points ou ces
deux centimètres et de se dire que nous avions besoin d’améliorations au
niveau de l’effectif. »
L’idée selon laquelle Liverpool irait encore loin en restant lui-même était
au cœur de la présentation menée par le champion de surf Sebastian
Steudtner devant l’équipe à Évian. « Si vous regardez des vidéos de lui sur
YouTube, vous êtes déjà impressionné et vous vous dites : “Waouh, ce type
est toujours dans des situations de vie ou de mort, et il y va à fond”,
explique Klopp à la BBC. Il surfe sur les vagues les plus hautes qu’il n’a
jamais vues et ensuite il cherche une autre vague encore plus haute. Il
attend cela pendant un an, voire deux ou trois. Il attend cette vague et veut
surfer dessus. » Il n’était pas nécessaire d’expliciter les similarités entre la
chasse à la vague de Steudtner et la tâche à venir de Liverpool, ajouta
Klopp.
Steudtner enseigna aussi aux joueurs des techniques mentales pour
retenir leur respiration sous l’eau plus longtemps. « Il expliqua comment se
calmer, comment emmener son soi dans un meilleur endroit, afin de tenir
plus longtemps plus en apnée », dit Klopp. Des joueurs qui étaient remontés
à la surface après quarante ou cinquante secondes tinrent trois minutes après
les instructions de Steudtner. Cela permit à Klopp de prouver que l’équipe
« pouvait réussir de meilleures performances qu’elle ne l’avait imaginé ».
L’exercice était aussi fait pour rendre l’équipe plus résiliente
psychologiquement. En effet, Klopp avait remarqué que son groupe était
devenu un peu nerveux lors du seul passage à vide de la saison, lors des
mois de janvier et février 2019. L’équipe avait fait un match nul et perdu
par deux fois. Une petite perte d’équilibre qui avait suffi aux Citizens pour
soulever le trophée.
Lors de l’ouverture de la saison, le traditionnel Community Shield
disputé sur la pelouse de Wembley, City s’imposa de peu face à Liverpool,
à l’issue de la séance de tirs au but. Mais, à Melwood, l’armoire à trophées
se remplit à nouveau quelques jours plus tard lorsque Liverpool remporta la
Supercoupe d’Europe face au vainqueur de la Ligue Europa, Chelsea, là
aussi à l’issue d’une séance de tirs au but.
Avant de remporter le trophée, Klopp n’était pas certain de l’importance
à lui donner (« J’ai demandé à Jordan Henderson et James Milner :
“Comment les gens le voient ?” ») Cependant, une fois la coupe dans la
main, il fut agréable de célébrer ce succès devant une foule acquise à la
cause de LFC. « C’est géant. Je ne savais pas trop avant combien ça serait
important, mais maintenant je sais, et c’est super, assura-t-il. C’est vraiment
sympa, mais ce n’est pas pour moi. Vraiment, je le pense. On le fait pour les
gens et sur quatre occasions de remporter des trophées récemment, on en a
soulevé deux. C’est bien. »
Toutefois, trois jours plus tard, un déplacement périlleux à Southampton
attendait ses hommes. Entraînée par l’Autrichien Ralph Hasenhüttl,
surnommé par une partie de la presse anglaise « le Klopp des Alpes »,
l’équipe était réputée pour son rude pressing. Des bandages de glace
spécialement conçus par la NASA et un régime à base de sucres lents
concocté par la nutritionniste Mona Nemmer aidèrent l’équipe à se préparer
physiquement pour la bataille. « Tout le monde s’attend à ce que nous
chutions là-bas, les gros titres sont déjà écrits, déclara Klopp. Mais je
préférerais que les “unes” disent : “Les monstres du mental sont de
retour”. » Liverpool ne chuta pas. L’équipe marqua deux buts à la suite de
deux touches, ce qui était un peu devenu une sorte de spécialité. L’année
précédente, Klopp avait engagé un entraîneur dédié aux touches, Thomas
Grønnemark. L’idée était de mieux exploiter un des domaines du football
les moins approfondis et de le transformer en avantage.
Au départ, les joueurs et les consultants, pleins de vieilles habitudes,
étaient sceptiques quant à cette nouvelle tactique. Mais les chiffres étaient
bien là. Avant l’arrivée du Danois à l’été 2018, Liverpool était la troisième
pire équipe lorsqu’il s’agissait de garder la possession après une touche. Un
an après, Liverpool était devenue la meilleure, gardant le ballon deux fois
sur trois après une touche. Ce détail était donc un nouvel aspect du jeu que
Klopp avait réussi à maîtriser, alors que ses rivaux ne s’y étaient jamais
intéressés.
Ce résultat positif à St. Mary permit aux Reds d’enregistrer leur
onzième victoire consécutive en championnat et leur deuxième en deux
rencontres lors de la saison en cours. Et ce n’était que le début. Le match
suivant, une victoire 3-1 contre Arsenal fut un des meilleurs moments de
l’année. « C’était une rencontre brillante pour mon équipe, et ce si tôt dans
la saison, s’exclama-t-il. C’était merveilleux. Une performance pleine de
puissance, d’énergie, d’envie et de passion, c’est-à-dire tout ce dont vous
avez besoin face à une équipe comme Arsenal. Notre identité, c’est
l’intensité, et nous avons montré ça aujourd’hui. »
Liverpool remporta ses cinq rencontres suivantes du calendrier, ce qui lui
permit d’avoir huit points d’avance sur Manchester City dès le début du
mois d’octobre. « J’ai envoyé un message sur WhatsApp à Jürgen. Une
image du classement pour signaler à quel point cette place de leader était
incroyable, se souvient Gordon. Et sa réponse a été de m’envoyer le
calendrier. » Il en rigole. « Je n’avais pas pour but de suggérer que nous
avions gagné. C’était juste une capture d’écran à un instant T. J’ai une
conversation permanente avec Jürgen sur le fait d’apprécier le moment
présent et où nous sommes. Aussi dure que soit la Premier League et le
football en général, c’est toujours important de remarquer les bons
moments, les succès ou les opportunités qu’on a. C’était pareil avant que
l’on joue Barcelone. “Hey, nous sommes en demi-finales de Ligue des
champions face au Barça. Purée, j’espère… enfin nous espérons que nous
allons gagner.” Mais posons-nous un instant et réfléchissons au fait que ce
soit incroyable. C’était ça l’idée. Ce championnat est si dur, la compétition
si féroce. Je voulais juste envoyer une photo du classement et dire :
“Prenons-en note, et considérons cela comme un moment encourageant.
Soyons fiers avant de s’inquiéter pour la semaine suivante, car je sais que
nous le ferons.” Mais encore une fois, il est… l’idée n’était pas d’être super
confiant, pour ma part. Je connais Jürgen ; pour lui, c’est semaine après
semaine, match après match. Et j’ai appris à en faire de même. Le meilleur
moyen de perdre ses objectifs de vue et de créer des difficultés dans
l’équipe alors que la saison se passe très bien, c’est de commencer à se
reposer sur ses lauriers ou à regarder trop loin devant soi. »
Finalement, Liverpool perdit ses premiers points de la saison, de manière
un peu malchanceuse, face à son grand rival, Manchester United. Mais le
club ne se reposa pas sur ses lauriers, ne perdit pas son calme et remporta
ses deux matchs suivants (2-1 contre Tottenham et 2-1 sur la pelouse
d’Aston Villa).
Krawietz estime que le match contre Villa, incroyablement disputé et
décidé par deux buts du LFC dans les quatre dernières minutes de jeu, fut
un des moments clés de la saison, même s’il ne s’en était pas vraiment
rendu compte sur le moment. « Nous avons essayé et essayé pendant
88 minutes, et finalement nous avons surmonté les obstacles et inscrit deux
buts de la manière que nous avions prévu en amont. » En effet, les deux tirs
furent la conclusion naturelle de deux belles actions collectives répétées à
l’entraînement. Sur le premier but, Sadio Mané centra pour le latéral
Andrew Robertson, qui ajusta une tête après une course de plusieurs mètres.
Sur le second but, Trent Alexander-Arnold trouva la tête de Mané à la suite
d’un corner parfait au second poteau. Pour la quatrième fois de la saison,
Liverpool avait réussi à revenir au score, puis à remporter le match. Dans ce
genre de situation, leurs adversaires s’attendaient presque toujours à ce que
les Reds marquent. Ce genre d’aura avait déjà aidé des équipes habituées à
la gagne comme Manchester United à passer la ligne d’arrivée.
« Vous pouvez appeler ça de l’aura. Mais arriver à ce stade-là demande
un travail brutal, dit Krawietz. Ce n’est pas un acquis. Nous avions eu une
phase comme ça la saison précédente. Arriver à ce point demande une
présence constante. Vous devez être dedans, tout le temps. Ce que nous
avons réussi à développer, c’est cette idée que nous aurions toujours une
solution. Les garçons en étaient l’émanation. Nous avions toujours une
réponse. Nous n’avons pas paniqué quand nous étions menés 1-0 après
85 minutes de jeu. Il y a eu d’autres matchs comme ça où nous avons gardé
notre calme, où nous sommes restés au contrôle, un contrôle actif et où nous
avons joué en respectant le système. Il y a évidemment de la chance là-
dedans ; mais cette chance, vous la méritez. C’est votre récompense pour
avoir maintenu votre cap et ne pas avoir abandonné vos principes face à
l’adversité. Il existe une belle citation de Thomas Müller : “Avoir de la
chance tout le temps, c’est un gage de qualité.” Vous développez un style de
jeu. Si vous y croyez et que vous continuez à l’appliquer, cela portera ses
fruits. C’est un cercle vertueux que vous avez souvent avec les équipes qui
évoluent à leur meilleur niveau. »
Une semaine après le match contre Villa, et après un début de saison
quasi parfait, Liverpool se retrouva nez à nez avec son plus gros test :
Manchester City, à la maison. Une victoire contre les hommes de
Guardiola, doubles champions en titre, pourrait permettre à Liverpool
d’avoir neuf points d’avance sur le reste du championnat. Mais une défaite
permettrait à City de revenir dans la course et réveillerait les démons de la
saison passée. Klopp invoqua l’esprit d’Anfield. « Tout le monde dans le
stade doit être au top de sa forme, même le mec qui vend des hot-dogs,
demanda-t-il. Tout est réuni pour que ce soit un grand match de football. Je
suis certain que cela sera le cas, mais je ne suis pas sûr de qui en profitera. »
À la fin du match, tout le monde en était certain, c’était bien le jour de
Liverpool. À domicile, les Reds ne firent qu’une bouchée de City, et ce dès
le premier quart d’heure en inscrivant deux buts magnifiques : un tir de loin
de Fabinho et un centre terminé par Mohamed Salah. « Ils ont l’air
inarrêtables », déclara en forme de verdict la BBC après le match,
finalement remporté par Liverpool 3-1. Est-ce que le club pouvait terminer
la saison en étant invaincu ? La question fut posée à Klopp. « Nous ne
pensons absolument pas à cela », répondit-il, en ajoutant que ses joueurs et
lui ne faisaient pas non plus attention aux rumeurs qui voulaient que le titre
soit entre les mains de Liverpool.
L’expérience avait permis à Klopp d’apprendre qu’il n’y avait aucune
bonne raison de se laisser aller à rêver en plein milieu d’une saison.
D’autres problèmes allaient certainement arriver. C’est toujours le cas avec
lui. « La saison dernière nous a montré à nouveau que nous avons besoin de
nous battre jusqu’au dernier match, déclara Klopp quelques semaines après.
Si vous regardez tout au long de ma carrière, vous pouvez voir que ça s’est
souvent joué lors de la dernière journée. C’est toujours dur jusqu’au bout.
Ulla n’est pas très fan, mais ça fait partie de ma carrière. Je devrais m’y
habituer. Nous essayons toujours de donner tout ce que nous avons. »
Mais bien qu’il s’y préparât, les bas n’arrivèrent jamais. Les résultats
n’allaient que dans un sens. Le trio d’attaque était inarrêtable, le milieu de
terrain infatigable et la défense imprenable. Des combinaisons bien huilées
sur les coups de pied arrêtés, un processus de jeu prédéterminé et une
emphase sur la régénération physique aidèrent l’équipe à se rapprocher de
la zone d’invincibilité.
« Dominer et contrôler, voilà le but », explique Krawietz alors qu’il
réfléchit au fait que l’équipe a maîtrisé cet art de gagner avec calme et en
laissant le moins de place possible au hasard. « Cela a toujours été notre
approche du football lorsqu’il s’agit de contrôler les matchs de manière
dominatrice. C’est peut-être ce qui nous différencie d’autres équipes. Nous
cherchons à dominer même quand nous n’avons pas la possession. Le
gegenpressing n’est pas une course folle vers le ballon, c’est un détonateur,
quelque chose de programmé pour minimiser le temps que l’opposition
passe avec le ballon. Mais la super qualité individuelle de nos joueurs nous
permet maintenant de contrôler aussi les matchs où nous avons la
possession et de rester dans des positions proches de la balle pour la
récupérer rapidement si jamais nous la perdons. Avoir le ballon ne doit pas
vous permettre de vous reposer sur le ballon, mais il est vrai que cela
permet d’avoir l’air d’être plus dans le contrôle. Vous pouvez ainsi
manœuvrer de sorte que l’adversaire soit dans une certaine position sur le
terrain. Nous ne sommes pas obligés d’aller vers le but à chaque
mouvement, nous pouvons avoir une idée plus stratégique en couvrant le
terrain avec le ballon, en préparant des espaces et en attaquant d’une
manière qui a été répétée. Notre équipe a fait de grands progrès dans ces
domaines, surtout grâce à ses qualités individuelles. »
En tant qu’arrière gauche, Robertson explique que Liverpool bénéficiait
aussi d’une certaine expérience, notamment celle de ralentir le jeu lorsque
l’équipe menait au score. Dorénavant, face à eux, les petits clubs jetaient
souvent l’éponge rapidement. Que faire face à une équipe de Liverpool qui
jouait chaque match comme si un seul résultat était possible ?
Pour autant, les hommes de Klopp ne se sont jamais arrêtés de courir non
plus. Une grande attention était portée sur la régénération, sur la capacité à
gérer la charge de travail et à éviter les petites baisses de régime qui avaient
eu de graves conséquences la saison dernière. Pepin Lijnders, un des
adjoints de Klopp, eut l’idée de laisser les joueurs récupérer à la maison,
avec leur famille, les lendemains de match. Cela permettait de réduire leur
temps de trajet. Ils n’avaient plus besoin de venir à Melwood puisque le
club leur envoyait un kiné à la maison. Mais, selon Klopp, la plus grande
partie du boulot avait déjà été faite. Comme il l’avait promis lors de sa
première conférence de presse et l’avait répété lors d’une réunion avec
l’équipe première, son équipe de Liverpool croyait désormais en elle-même.
Le succès est complètement lié à ce qui se passe dans la tête des joueurs,
expliqua-t-il dans une interview à The Athletic. « Mais ce n’est pas quelque
chose que vous pouvez simplement ordonner et penser que les joueurs vont
y arriver. Si c’était si simple, vous auriez juste à leur dire, lorsqu’ils sont
menés 1-0 : “Il faut encore y croire.” » L’assurance de Liverpool n’était pas
un tour de magie, expliqua-t-il. Elle était basée sur le réel et sur un savoir,
celui d’avoir conscience que les joueurs étaient capables de faire les choses
bien comme il faut, encore et encore. « Vous avez besoin de créer quelque
chose. Et ce que nous avons créé ensemble a commencé il y a bien
longtemps. Je commence déjà à être gêné d’en parler car je n’ai pas envie
de prendre cela pour acquis, même pas pour une seconde. C’est juste que si
quelque chose arrive aussi souvent, psychologiquement, les choses sont
claires. Si vous faites quelque chose correctement, il est fort probable que la
prochaine fois, cela ira aussi. Si vous échouez dans quelque chose, vous
devez vous convaincre que “oui, je peux le faire.” Vous devez au moins voir
que cela peut probablement fonctionner. C’est ce sur quoi les garçons ont
travaillé pendant les quatre dernières années. Tout est différent
maintenant. »
Évidemment, les fans de Liverpool avaient déjà connu cette situation.
Lors des trois dernières décennies, les supporters rivaux les avaient souvent
taquinés sur l’espoir que cette année en championnat soit « leur année »,
entre autres car, invariablement, ce n’était jamais le cas. Mais au moment
où, mi-décembre, les Reds s’envolèrent pour le Qatar et la Coupe du monde
des clubs, le très attendu triomphe en Premier League ressemblait de plus
en plus à une réalité et non à une chimère. Après quatre nouveaux matchs,
Liverpool prit douze points supplémentaires.
Mais avant de penser à l’Angleterre, le club conquit le monde. Deux buts
de Roberto Firmino dans les dernières minutes permirent à Liverpool de
l’emporter face à Monterrey (2-1) puis à Flamengo (1-0 après
prolongation). « Les garçons ont encore puisé dans leurs ressources et livré
une superbe performance, déclara Klopp avec fierté. Dans des moments
comme ça, j’ai du mal à trouver les mots justes pour exprimer tout le
respect que j’ai pour eux. Ils passent leur vie à être testés – notre vie est
ainsi faite. En ce moment, nous réussissons test après test. Nous devons
faire en sorte de passer les prochains tests également avec succès. » Après
le coup de sifflet final contre Flamengo, de la musique, mise à fond,
s’échappa des vestiaires du Khalifa International stadium. Mais ensuite, les
joueurs se concentrèrent rapidement sur le prochain match, à l’extérieur,
face à Leicester City. Les Foxes, très en forme, et entraînés par le
prédécesseur de Klopp à Liverpool, Brendan Rodgers, occupaient la
deuxième place du classement, à dix points du leader.
Krawietz décrit ce voyage au King Power Stadium lors du Boxing Day
comme un « autre moment clé, une victoire symbolique ». Le séjour au
Moyen-Orient avait été épuisant. « Nous sommes revenus et nous nous
sommes rendu compte : “Waouh, nous avons dépensé beaucoup d’énergie.”
La concentration, le décalage horaire, le long vol au retour… C’étaient des
circonstances particulières. » Une défaite aurait pu être excusable et surtout
acceptable, notamment en raison de la différence de points, mais l’équipe
surprit le staff en jouant extrêmement bien. Cette victoire 4-0 fut sa
meilleure performance de la saison. Une déclaration. « Ce que les garçons
ont fait ce jour-là… être si concentrés et avoir autant d’énergie, c’était
incroyable, se souvient Krawietz. Leicester avait été si fort avant ce match,
mais notre performance et le résultat furent remarquables. Cela montre tout
le caractère de l’équipe. Ce match fut une des clés. »
Au début de l’année 2020, Liverpool comptait treize points d’avance au
classement. Même les plus prudents et les plus fatalistes parmi les Scousers
commençaient à se rendre compte que cette année était peut-être la leur.
Cette année, les problèmes rencontrés en janvier 2019 furent évités.
« Nous ne nous sommes pas réunis et n’avons pas décidé de faire les choses
différemment, assure Krawietz. Le plan était de mieux répartir le travail
tout au long de la saison, de trouver un équilibre entre rythme et
récupération. Nous avions beaucoup joué, mais nous n’étions pas épuisés.
Cela a bien fonctionné. Et nous avons eu de la chance aussi car nous
n’avons pas eu trop de blessés. »
Deux nouvelles performances de qualité (2-0 contre Sheffield United, 1-0
face à Tottenham) rajoutèrent six points de plus dans la besace, et ce à
quelques jours d’affronter Manchester United à Anfield. Les dernières
rencontres entre les deux équipes avaient été plutôt tendues, mais les
(presque) champions mirent de côté leurs dernières peurs et par la même
occasion l’adversaire. « Nous allons gagner le championnat, nous allons
gagner le championnat », scandèrent les supporters du kop, fous de joie,
après la victoire de leur équipe 2-0. « Maintenant, vous allez nous croire. »
Cependant, Klopp n’était pas d’humeur à se joindre à la foule.
« Évidemment, ils ont le droit de rêver et de chanter ce qu’ils veulent,
déclara-t-il. Et tant qu’ils font leur travail quand nous jouons, tout va bien.
Mais nous n’allons pas prendre part à la fête pour le moment. Nous sommes
ici pour travailler. »
Soixante-quatre points sur soixante-six possibles. Une avance de seize
points. La question n’était plus de savoir si Liverpool allait gagner le titre,
mais quand cela allait-il avoir lieu. L’équipe avait remporté la course au
titre avec quatre mois d’avance en étant d’une régularité monstrueuse. Une
régularité qui avait empêché les fans de craindre un nouveau revirement, et
ce après trente ans de douleurs. Par le passé, le poids insupportable de
l’histoire avait fait vaciller psychologiquement plusieurs équipes de
Liverpool au moment crucial de la saison. Mais ce Liverpool-là avait réussi
à se libérer de toute forme de pression.
« L’histoire aurait-elle été différente si cela avait été très serré avec nous
en tête d’un point seulement, une différence de +4 et quatre matchs à jouer
encore ? se demande Krawietz. C’est une hypothèse, mais cela aurait
forcément amené une autre forme de stress, mentalement parlant. C’était
vraiment cool de faire les choses différemment, d’être constant dans nos
performances et d’avoir des résultats qui créent une situation confortable
avec un bon matelas de points d’avance. Cette situation nous aurait même
permis quelques faux pas, si seulement il y en avait eu. Oui, c’était apaisant.
Je me souviens que cela nous a un peu aidés. Pour mettre fin à cette
malédiction, il était évident que quelque chose d’extraordinaire devait
arriver. Et ce fut le cas. »
Liverpool gagna ses quatre matchs suivants et, à la mi-février, comptait
25 points d’avance sur Manchester City. « L’écart est tellement fou. Je ne
comprends pas, s’étonna Klopp. Je ne suis pas intelligent. Je n’ai jamais
réussi à faire ça avant. » Liverpool était inarrêtable mais pas infaillible. Le
même mois, les Reds perdirent face à l’Atlético Madrid en Ligue des
champions (1-0), puis, finalement, pour la première fois de la saison, en
championnat face à Watford (3-0). Une défaite étonnante et qui ne
correspondait pas au caractère de l’équipe. Liverpool ne pourrait donc pas
imiter Arsenal et ses Invincibles de 2004. Mais comme toujours, Klopp
réussit à faire de cette défaite quelque chose de positif. « Les garçons
peuvent jouer de façon plus libérée maintenant », assura-t-il, ajoutant que la
pression de finir la saison invaincus avait peut-être dû peser lourdement sur
leurs épaules. De fait, Liverpool reprit sa marche en avant en championnat
grâce à une victoire 2-1 sur le terrain de Bournemouth. Cependant, une
mauvaise performance défensive et une attaque un peu chancelante contre
l’Atlético Madrid eurent pour conséquence une élimination de la C1. Le
club madrilène remporta la deuxième manche à Anfield 3-2 grâce à un but
dans les arrêts de jeu.
Ensuite, le football prit une pause forcée. Alors que la crise de la Covid-
19 s’aggrava en Grande-Bretagne ainsi que dans le reste de l’Europe, tous
les matchs de Premier League furent suspendus à partir du 13 mars.
Quelques jours plus tard, l’Angleterre entière fut confinée. Alors que la
National Health Service avait du mal à gérer le flux de patients et que les
décès par jour se comptaient par milliers, toute vie publique cessa. L’idée
même de jouer au football parut rapidement bien superflue. Liverpool était
alors en tête du championnat, à six points seulement du titre, mais regardait
tout de même dans le vide. Des discussions avaient lieu pour décider d’un
arrêt, voire d’une annulation totale de la saison.
Klopp publia une lettre pour les supporters de LFC, les suppliant de
protéger la NHS et de s’occuper d’abord de leur santé. Une personne lui
envoya une vidéo du personnel soignant d’un hôpital local chantant You’ll
Never Walk Alone juste devant l’unité de réanimation. Une prière, plus
qu’un hymne de club de football. « J’ai commencé à pleurer
immédiatement, dit Klopp au site internet du club. Mais cela montre tout.
Ces gens travaillent, mais en plus, ils le font avec la meilleure attitude
possible. Ils ont l’habitude d’aider les gens. Nous devons nous habituer à
cette situation. »
Krawietz se souvient du sentiment de choc qui régnait au club, au début.
« Tout cela était nouveau pour nous, personne ne pouvait évaluer la
situation. Combien de temps ce truc allait durer ? Notre instinct a été de
réagir rapidement. Nous étions tous rentrés à la maison. Mais ensuite, nous
n’avons pas mis longtemps pour penser aux choses que nous devions
continuer à faire d’une manière ou d’une autre. Nous avons essayé d’aider
l’équipe du mieux possible. Il n’y avait plus de restaurants, et les joueurs ne
pouvaient pas sortir faire leurs courses dans les magasins. Ils devaient se
protéger. Donc nous nous sommes occupés de ça. Jürgen a pris en charge
l’organisation, dirigeant un travail impressionnant. Le club a investi
beaucoup d’argent et de personnel pour aider avec la nourriture. Mais il n’y
avait pas que ça. Nous savions que nous avions besoin de nous préparer à
une éventuelle reprise et finir cette tâche immense. Korni [Andreas
Kornmayer, le responsable du fitness] a fait un boulot incroyable, en
pensant à plein de moyens créatifs pour que les gens aient des vélos dans
leurs jardins ainsi que des cages mobiles, pour qu’ils continuent à courir.
C’était une grosse opération logistique. »
Si les ventres et les jambes des joueurs étaient sous contrôle, Klopp
réalisa rapidement que les cerveaux de ses hommes allaient demander tout
autant d’attention. Un groupe sur WhatsApp, composé des joueurs mais
aussi du staff, servit de lieu virtuel de rencontre. L’entraîneur incorpora aux
instructions sérieuses des blagues et autres taquineries afin de détendre
l’atmosphère si nécessaire. « Sa capacité à mettre tout le monde à l’aise
grâce à son sens de l’humour s’est vraiment révélée pendant cette période
sombre », confesse Joël Matip, défenseur central qui, en tant qu’ancien
joueur de Schalke 04, s’était souvent retrouvé de l’autre côté des gentilles
blagues de Jürgen Klopp, icône du club ennemi, le Borussia Dortmund.
Durant le confinement, l’entraîneur a fait bien trop de bonnes blagues pour
que Matip se souvienne de toutes, mais il rigole lorsqu’il repense à ce jour
où Klopp a envoyé des photos de lui en tant que joueur, avec des coupes de
cheveux qui n’avaient pas très bien vieilli. À ce moment-là, en raison du
manque d’accès aux coiffeurs et barbiers, tout le monde au LFC était en
proie à des problèmes capillaires. Mais en leur montrant ses coupes de
cheveux des années 1980 et 1990, clairement plus à la mode, Klopp utilisa
une bonne dose d’autodérision pour argumenter une thèse plus sérieuse :
personne ne doit jamais se fier aux apparences.
« Organiser la vie quotidienne ne suffisait pas, assure Krawietz. Nous
devions aussi parler du côté psychologique. Tout le monde n’avait pas de
famille à ses côtés. Certains joueurs venaient juste d’arriver à Liverpool et
devaient rester seuls dans leur appartement. Nous devions nous assurer
qu’ils ne deviendraient pas fous. C’est sympa d’avoir un frigo rempli, mais
avoir une vie sociale qui continue d’une manière ou d’une autre, c’est tout
aussi important. Tout le staff, et en particulier Jürgen, a fait attention à ça. »
Le manager a fait personnellement attention à ce que « l’équipe reste en
contact même si les joueurs étaient physiquement éloignés les uns des
autres », ajoute Matip.
Gordon assure que les efforts de Klopp n’étaient pas « surprenants ou
bizarres au vu de son caractère ». Toutefois, il fut quand même étonné par le
niveau d’attention de l’entraîneur. « C’était extraordinaire que sa
préoccupation et ses attentions se soient portées sur le bien-être des gens et
des joueurs. »
Klopp s’occupa aussi de son physique. Il faisait partie d’un autre groupe
WhatsApp avec ses deux fils et une poignée d’amis proches, dont Johannes
B. Kerner. Les membres se battaient les uns contre les autres lors de
compétitions de pompes bizarrement très disputées.
En avril, la situation sanitaire empira et montra aux footballeurs qu’ils
pouvaient s’estimer heureux. Alors qu’ils étaient calfeutrés dans leurs villas
luxueuses, autour d’eux, des gens normaux perdaient des êtres chers et leurs
emplois. En qualité de capitaine, Jordan Henderson contacta toute l’équipe
pour qu’elle donne de l’argent à des banques alimentaires et à la NHS. Le
club, lui, prit part à des initiatives locales via sa fondation. De son côté, et
de manière discrète, Klopp donna de l’argent à une douzaine d’habitants de
Liverpool – des conducteurs, des vigiles ou encore des membres du
personnel soignant dans les hôpitaux – qui avaient perdu leur travail et ne
pouvaient profiter d’aide de l’État, ou qui vivaient des moments difficiles
pour lesquels ils n’étaient aucunement responsables. « On parle d’une petite
fortune », assure un ami proche.
La peur de ne pas gagner le titre ne pouvait guère être comparée aux
problèmes des gens normaux. Cependant, Klopp était secrètement inquiet,
avance Gordon. « C’était une époque épuisante. Pensez à ce parcours
incroyable en championnat que nous avions fait l’année d’avant et au fait
d’être passé à rien d’atteindre la terre promise… Il s’est servi de ça et l’a
utilisé pour faire une campagne encore plus impressionnante cette année.
D’être plongé dans le doute quant au fait que cela pourrait ne pas aboutir
sur un titre ou un titre qu’on ne pourrait pas fêter sur le terrain… C’était
dur. C’était dur pour tout le monde. Et je ne peux imaginer combien c’était
dur pour Jürgen. Cependant, il n’en a pas parlé. Il n’a rien laissé
transparaître. »
Krawietz admet avoir ressenti un sentiment « d’impuissance », du moins
au début. Klopp, lui, essaya de tout faire pour reprendre le football. Il
commença à appeler, de manière presque quotidienne, Christian Seifert, le
patron de la DFL et donc de la Bundesliga, et lui posa plein de questions sur
le plan de l’Allemagne pour reprendre la saison en cours. Dans son pays
natal, le taux d’infections alors relativement bas et le peu de décès avaient
permis de prendre le dessus sur la première vague. Le championnat pouvait
donc reprendre en implantant un cordon sanitaire strict. Des problèmes
financiers pour certains clubs imposaient de facto une reprise plus rapide
qu’en Angleterre.
Klopp fit part des progrès de la Bundesliga à Liverpool qui, de son côté,
avait commencé à travailler avec le Premier League sur un projet de reprise.
« Jürgen était très concerné, dès le début, affirme Krawietz. Il n’avait pas
envie de rester là sans rien faire, à espérer le meilleur. En Angleterre,
personne ne semblait savoir ce qu’il se passait, certaines personnes parlaient
d’annuler le championnat. Du coup, notre idée était de voir ce qu’il se
passait autour de nous et de trouver des solutions. Jürgen était en contact
constant avec la Bundesliga et les gens dans les clubs là-bas. Heureusement
pour nous, ce sont des pionniers qui ont fait un super boulot, ce qui a permis
au foot de reprendre en Allemagne, puis en Europe. »
Un mois après la reprise de la Bundesliga dans des stades à huis clos mi-
mai, la Premier League fit aussi son grand retour. Le premier match de
Liverpool dans le Goodison Park d’Everton complètement vide se termina
sur un score nul et vierge, mais quelques jours plus tard, à Crystal Palace,
les Reds jouèrent comme des champions et s’imposèrent 4-0.
Vingt-quatre heures plus tard, Klopp réunit le staff et son équipe au
Formby Hall Golf Resort pour un barbecue devant Manchester City-
Chelsea. Si les hommes de Pep Guardiola ne s’imposaient pas, le rêve de
Liverpool deviendrait réalité. « Nous savions que cela pouvait arriver, se
souvient Krawietz. L’idée était de se réunir pour être certain que personne
ne soit seul dans son canapé si cela arrivait. Nous voulions vivre cette
expérience ensemble. »
Et le moment arriva quand Chelsea s’imposa 2-1. « C’était une explosion
d’émotions. Tout le monde a réalisé : “Waouh, c’est réel.” Puis le DJ a
trouvé la chanson parfaite… c’était vraiment spécial », se remémore
Krawietz.
« Je ne pourrais pas être plus fier de mon staff et de tous les gens de
Liverpool depuis que nous sommes arrivés ici, déclara Klopp via Skype,
quelques minutes après le coup de sifflet final à Chelsea. Cela a été une
aventure excitante depuis le premier jour et ce n’est pas terminé. Nous
avons regardé tout ça avec les gars et, apparemment, ils ont encore quelques
bonnes années dans les jambes. C’est plus que je n’ai jamais rêvé. Je n’ai
pas de mots. C’est un moment si grand et je suis complètement dépassé. Je
n’aurais jamais pu penser que je ressentirais cela, je ne savais pas… » Il
s’excusa puis se leva, au bord des larmes.
Pour Klopp, c’est un cycle de trente ans qui prit fin. En 1990, à 23 ans, il
n’était qu’un médiocre joueur de football. En 2020, il venait de réussir un
des plus grands exploits de l’histoire de son sport : remettre Liverpool au
sommet du football britannique.
« Il ne ressentira pas de fierté, dit Christian Heidel. Il ne sait pas ce que
ça veut dire. Mais il sera fier que les gens soient fiers de lui. Il a gagné pour
eux. » « Nous savions tous que cela allait arriver, se souvient quant à lui
Gordon. Mais cela nous a quand même mis un coup sur la tête, surtout de
savoir ce que cela signifiait pour nos supporters. »
Les larmes de Klopp étaient apparentées à de la joie, mais aussi à un
certain soulagement, explique Krawietz. Il a beaucoup de responsabilités
sur ses épaules. Il savait combien les fans languissaient d’avoir ce trophée,
ce qu’ils avaient dû supporter dans les dernières années, combien il avait
demandé aux autres mais aussi à lui-même. Et à cela se rajoutait la situation
très spéciale avec le coronavirus. À ce moment, vous ressentez tout ce poids
sur vos épaules, vous êtes submergé par toutes sortes d’émotions. Au cœur
de tout ça se trouvent un vrai sentiment de bonheur et un soulagement. Vous
l’avez fait. Vous y êtes arrivé. »
Comme il l’avait fait à Madrid, le capitaine Henderson rendit un
émouvant hommage à l’homme qui avait délivré Liverpool de son
cauchemar. « Après la finale de la Ligue des champions, j’ai dit que cela
aurait été impossible sans l’entraîneur. C’est la même chose pour ce titre.
Sans manquer de respect aux autres coachs. Dès son arrivée, il a passé le
pas de la porte, et il a tout changé. Tout le monde l’a suivi et a cru en lui.
Jusqu’ici, cela a été quelque chose de spécial et j’espère que nous allons
continuer ainsi et rester morts de faim. C’est un leader et un super être
humain. Il a une super relation avec les joueurs, il est capable d’être leur
ami, mais aussi de leur passer une soufflante et de ne pas être aussi gentil. Il
est aussi impitoyable par moments. Peu importe, nous le suivons tous, nous
croyons tous en lui et il a réussi à nous amener ici. C’est génial de faire
partie de ça. »
Selon Gordon, s’il y a une chose qu’il a apprise sur Klopp durant la
saison 2019-2020 c’est que « le succès en C1 ne l’avait pas changé d’un
pouce. Il était toujours exactement la même personne qu’avant. Il permettait
à tout le monde d’être concentré et mort de faim. Il dirigeait et motivait. Et
ce même si nous étions à des postes différents ». Grâce à ce dynamisme,
Liverpool remporta les trophées les plus importants du football européen en
seulement douze mois. Mais cela sera-t-il difficile de continuer ainsi ?
Klopp trouvera-t-il de nouvelles méthodes pour obtenir les mêmes
résultats ?
La réponse de Gordon est immédiate, comme si ces questions n’étaient
que rhétoriques. « Deux choses : donnons un peu de crédit aux gars et à
l’équipe. Nous disposons d’un groupe de joueurs inhabituellement fort en
caractère et dévoué. Aussi efficace et incroyable que Jürgen soit dans le
domaine de l’attitude, rien ne serait possible si nous n’avions pas un groupe
de joueurs fait pour travailler avec lui. Donc, bravo à lui, Michael, le staff et
les joueurs. Nous avons un groupe incroyable. La personnalité de Jürgen
est, comme vous le savez, contagieuse. Pourquoi ? Les gens louent souvent
son charme, son sens de l’humour, etc. Je pense que cette explication met
de côté son intelligence, son intellect, ses capacités de leader et de
communicant. La raison pour laquelle sa personnalité est contagieuse, c’est
parce qu’il se rapproche des gens, il communique bien. Il a un fort caractère
et une grande capacité à comprendre ce qui motive les gens. Tout ça pour
dire : “Continuons ainsi.” Il va continuer car nous savons comment il est.
Vous savez et je sais qu’il est concentré sur un but précis et hyper motivé. Il
est intensément focalisé sur l’obtention de plus de succès encore. Je parie
sans soucis qu’il sera capable de transmettre ça à son groupe de joueurs qui,
de toute manière, est naturellement comme ça aussi. »
Quand Liverpool était cette force ultra dominatrice, quasi intouchable,
dans le football anglais des années 1970 et 1980, beaucoup de discussions
portaient sur la culture de la gagne. Cette dernière est enfin de retour, selon
Gordon. « Et je mettrais cela au crédit de Jürgen. En tant que club, nous
sommes restés très proches de nos racines, qui sont le labeur et un succès
basé sur le collectif. Gagner ou perdre en équipe, et non pas tout seul. Ceci
est le mantra de notre club. Cela se reflète dans notre équipe. »
Klopp a aidé Liverpool à vivre avec sa propre histoire, mais a toujours
assuré qu’il entraînait dans le présent, sans regarder trop en arrière ou en
avant. Cet accent mis sur le moment présent rendit sa prolongation de
contrat jusqu’en 2024, signée en décembre 2019, quelque peu surprenante.
Comme Gordon l’explique, la décision avait moins à voir avec le pouvoir
de persuasion de FSG qu’à un processus basé sur la confiance et le respect.
« C’est un partenariat. Cela se voit dans la manière que les gens ont d’être
connectés les uns aux autres au sein du club. C’est vraiment un partenariat.
Jürgen et moi sommes des partenaires. Nous avons parlé du contrat. Je
n’étais pas vraiment focalisé là-dessus. Il n’aurait pas été juste de lui mettre
la pression avec ça ou de lui rappeler constamment. Je lui ai juste fait savoir
que j’aimerais qu’il reste plus longtemps, évidemment. Si cela était
réciproque, je lui ai dit : “Nous devons parler.” Il m’a dit : “Merci.” Et
ensuite, à un moment dans l’année, il a dit : “J’aimerais rester, voilà ce que
j’en pense. Dites-moi ce que vous en pensez.” Puis, je me suis posé avec
son agent et ça n’a été ni long ni difficile. Il était plus question de continuer
ce partenariat que d’une relation employé-employeur. C’est à peu près
toujours la même chose, nous n’avons vraiment pas changé la façon dont
nous fonctionnons en tant que club. Jürgen, Michael, le staff, la direction
sportive… cela vaut quelque chose, je suppose, pour Jürgen. En tout cas, je
l’espère. »
Selon Klopp, il y avait une autre raison derrière son souhait de réaffirmer
son engagement envers le club à ce moment-là. Certains titulaires et
quelques joueurs prêts à signer se demandaient si le club n’allait pas vivre
un changement d’entraîneur. À la fin de la saison 2019, 2022 ne semblait
plus si loin. En prolongeant son contrat, Klopp permit au club de planifier le
futur de l’équipe plus facilement, mais aussi de penser à sa succession. À ce
sujet, Gordon acquiesce. « C’est assez juste. Je pense aussi qu’en tant que
personne, Jürgen aime quand les choses sont claires. Je pense qu’il était
important pour lui de rendre la situation plus claire. Je ne parlerai jamais,
mais alors jamais, de son mandat comme étant à durée indéterminée juste
parce que je voudrais qu’il reste tant qu’il est présent dans le monde du
football. Il a été plutôt clair sur son passage à Liverpool. Je pense que c’est
important pour lui. Maintenant, nous savons en termes de temps quand la
transition aura lieu. Cela nous laisse beaucoup de temps pour nous préparer.
Les joueurs, envers qui il se sent responsable, savent à quoi correspond cet
espace-temps. Tout le monde comprend que quand le jour arrivera, il
partira. Nous pouvons tous prendre des décisions et nous préparer en
conséquence. »
Sauf s’il prolonge pour deux années supplémentaires évidemment.
« Cela serait super, affirme du tac au tac Gordon. Écoutez, de là où je
suis, je dois me préparer et penser à cela. Mais pas maintenant. Il reste
beaucoup de temps pour se consacrer au présent et au futur proche. Nous
avions un deal de quatre ans au début et seulement quelques mois après
nous l’avons contacté et nous avons suggéré de le prolonger car tout allait
bien. Tant que c’est le cas, je suis heureux et il est heureux. Voyons ce que
le futur nous réserve. »
Not the end.
Remerciements

Cette version de l’histoire de Jürgen Klopp doit tout aux souvenirs,


aux observations et aux anecdotes généreusement partagés par les
membres de sa famille, ses amis proches et ses collaborateurs d’hier et
d’aujourd’hui dans le monde du football. Je suis immensément
reconnaissant pour le temps accordé et les pensées partagées par Isolde
Reich, Benjamin et Sebastian Frank, Peter Krawietz, Christian Heidel,
Harald Strutz, Jan Doehling, Mike Gordon, Hans-Joachim « Aki »
Watzke, Martin Quast, Josef Schneck, Fritz Lünschermann, Sven Müller,
Ilkay Gündoğan, Neven Subotić, Sven « Manni » Bender, Mats
Hummels, Sebastian Kehl, Dietrich Weise, Matthias Sammer, Matthias
Dersch, Freddie Röckenhaus, Sandro Schwarz, Jürgen Kramny, Ansgar
Brinkmann, Guido Schäfer, Ramon Berndroth, Hermann Bauer,
Hermann Hummels, Ulrich Rath, Hartmut « Hardy » Rath, Dragoslav
« Stepi » Stepanović, Adam Lallana, Thomas Berthold, Michael Theis,
Marcel Reif, Jonathan Northcroft, Dominic King, Simon Hughes, Axel
Schubert, Norbert Neuhaus, Jamie Carragher, Steve McManaman, Horst
Dietz, Frank Kontny, Bernd Hoffmann et Reinhard Mongiatti.
Merci à Hannes Winzer, Thorsten « Toto » Wirth, Ronald « Ronny »
Reng, Matthias Schneider, Dr Michael Becker, Sascha Fligge, Daniel
Stolpe, Frieder Gamm, Ilkay Gündoğan, Jörg Krause, Martin Hägele,
Jörg Vorländer et Matt McCan pour votre aide et vos conseils
extrêmement précieux.
Sans les efforts inlassables et l’incroyable ingéniosité d’Oliver Trust,
une grande partie de ce livre n’aurait tout simplement pas vu le jour.
Merci beaucoup.
Merci à Tim Broughton et Frances Jessop de Yellow Jersey Press pour
votre confiance, votre soutien et votre patience. Et pour votre patience. Et
aussi pour votre patience.
Philip Röber : Merci, mec.
Merci à David Luxton, Rebecca Winfield et Nick Walters de David
Luxton Associates pour vous être occupés de moi ainsi que de ce livre.
Enfin, en ce qui concerne ma famille… Elinor, Mia, Ayalah et Naomi,
sachez que je vous aime beaucoup. Merci de me tolérer.
Index
Abel Mathias 1
Abendblatt 1
Ahlen Rot-Weiss (LR Ahlen) 1, 2, 3, 4
Ajax (AFC) 1, 2
alcool 1, 2
Alemannia Aix-la-Chapelle 1, 2, 3, 4, 5
Alexander-Arnold Trent 1, 2, 3, 4
Ali Mohamed 1, 2
Al Jazeera 1
Alkmaar AZ 1
Allgemeine Zeitung 1, 2
Allianz Arena Munich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Andalousie (Espagne) 1
Andreasen Leon 1, 2, 3, 4
Anfield (Liverpool) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Anfield’s Wrap The 1
ARD 1
Arminia Bielefeld 1, 2
Arsenal 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Aston Villa 1, 2, 3
Aubameyang Pierre-Emerick 1
Auer Benjamin 1, 2, 3
Aufholjagd 1
Augsbourg FC 1
Bad Kreuznach (Rhénanie-Palatinat) 1, 2, 3, 4
Bâle FC 1, 2, 3
Barcelone FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20
Barrios Lucas 1, 2, 3, 4, 5
Baur Walter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Bayer 04 Leverkusen 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Bayern Munich FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39
Beckenbauer Franz 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Becker Alisson 1
Becker Boris 1
Beiersdorfer Dietmar « Didi » 1
Bein Uwe 1, 2
Belgique 1
Bender Sven 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Benítez Rafael 1, 2
Benteke Christian 1, 2, 3, 4
Berliner Zeitung 1, 2
Biermann Christophe 1, 2, 3, 4
Bild 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
BochumVfL 1, 2, 3, 4
Bongartz Hans 1
Borussia Dortmund 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69,
70, 71, 72, 73, 74, 75, 76
Borussia Mönchengladbach 1, 2, 3, 4, 5
Breitner Paul 1, 2, 3, 4, 5, 6
Brême 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Brésil 1, 2, 3, 4
Brinkmann Ansgar 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Bruchwegstadion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21
Brunswick Eintracht 1, 2, 3, 4
BT Sport 1, 2
Bundesliga 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71,
72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89,
90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105,
106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115
Burnley FC 1, 2, 3, 4
Buvač Željko 1, 2, 3, 4, 5, 6
carnaval 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Carragher Jamie 1, 2, 3, 4, 5, 6
Chelsea FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Chine 1, 2, 3
Cologne 1
Cologne 1. FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Constantini Dietmar 1, 2, 3, 4, 5, 6
Conte Antonio 1, 2
contre-attaque 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Costa Ballena (Espagne) 1
Coupe des Confédérations 1, 2, 3
Coupe du monde 1954 1
Coupe du monde 1974 1, 2
Coupe du monde 1990 1
Coupe du monde 2006 1, 2, 3, 4
Coupe du monde 2010 1
Coupe du monde 2014 1
coup franc 1, 2, 3, 4
coups de pied arrêtés 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Coutinho Philippe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Daei Ali 1
Daily Telegraph 1
Dalglish Kenneth « Kenny » 1, 2, 3
Dante 1, 2, 3
Da Silva António « Toni » 1, 2, 3, 4
défense à quatre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
DFB (Deutscher Fußball-Bund fédération allemande de football)
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
DFB Pokal 1, 2, 3, 4, 5
Dickel Norbert « Nobby » 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Doehling Jan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Doll Thomas 1, 2, 3, 4, 5, 6
Dornhan 1, 2, 3
DSF 1, 2
Duisbourg MSV 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Edwards Michael 1, 2, 3, 4
Eintracht Francfort 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Energie Cottbus 1, 2
entraînement mental 1
Erfurt Rot-Weiss 1, 2, 3, 4
Ergenzingen TuS 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17
Espagne 1, 2, 3, 4, 5
Essen Rot-Weiss 1, 2, 3, 4, 5
Estadio Municipal de Marbella 1
Etihad Stadium Manchester 1, 2
Everton 1, 2
Fenway Sports Group (FSG) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15
finale de la Ligue des champions 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Firmino Roberto 1, 2, 3, 4, 5, 6
Focus 1
football de possession 1
football « heavy metal » 1, 2
Forêt-Noire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Formby (Merseyside) 1, 2, 3, 4, 5
FourFourTwo 1, 2
Francfort 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Francfort université 1
Frank Benjamin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Frankfurter Allgemeine Zeitung 1, 2, 3
Frankfurter Rundschau 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Frank Sebastian 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Frank Wolfgang 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22
Frei Alexander 1, 2, 3, 4, 5, 6
Fribourg SC 1, 2, 3, 4
Friedrich Manuel 1, 2, 3, 4
Friedrich-Moebus-Stadion Friedrich-Moebus-Stadion Bad
Kreuznach 1
gardien de but 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20
Gazzetta dello Sport 1
gegenpressing 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Gelsenkirchen (Rhénanie du Nord-Westphalie) 1
Ginter Matthias 1
Glatten 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Glatten SV 1, 2, 3
Goethe université 1, 2
Gordon Mike 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38
Götze Mario 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Greuther Fürth SpVgg 1, 2
Großkreutz Kevin 1, 2, 3, 4
Gruschwitz Dieter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Guardian The 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Guardiola Josep « Pep » 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Gündoğan Ilkay 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Gutenbergplatz (Mayence) 1, 2, 3
Hambourg 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Hamburger HSV 1
Hamburger SV 1, 2, 3, 4, 5
Hanovre 96 1, 2
Hansa Rostock FC 1, 2
Heidel Christian 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70,
71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88,
89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108
Henderson Jordan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Henry John W. 1, 2, 3
Hertha BSC 1, 2, 3, 4
Hessenliga 1, 2
Heynckes Jupp 1, 2, 3
Hitzfeld Ottmar 1, 2, 3, 4, 5, 6
Hoeness Ulrich « Uli » 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Hoffenheim TSG 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Hoffmann Bernd 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hummels Hermann 1, 2, 3, 4, 5
Hummels Mats 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Immobile Ciro 1, 2
Independent The 1
Juventus FC 1
Kagawa Shinji 1, 2, 3, 4, 5, 6
Kaiserslautern 1. FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Karius Loris 1, 2, 3, 4, 5, 6
Karn Christian 1, 2, 3, 4
Kehl Sebastian 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Kicker 1, 2
Kickers Offenbach 1, 2, 3
Kirn 1, 2, 3, 4, 5, 6
Klinsmann Jürgen 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Klopp Dennis 1
Klopp Elisabeth 1, 2, 3, 4, 5
Klopp Karl 1, 2
Klopp Norbert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20
Klopp Stefanie 1, 2, 3, 4, 5
Klopp Ulla 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
kop Anfield 1, 2, 3
Kosicke Marc 1, 2, 3, 4, 5
Kramny Jürgen 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Krautzun Eckhart 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Krawietz Peter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70,
71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81
Labbadia Bruno 1, 2
Lallana Adam 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21
League Cup 1, 2, 3
Leicester City FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Lewandowski Robert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17
LFC.TV 1
libero 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Lieberknecht Torsten 1, 2
Ligue des champions 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34
Ligue Europa 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Liverpool FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35,
36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53,
54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71,
72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89,
90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105,
106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119,
120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132,
133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145,
146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158,
159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171,
172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184,
185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195
Lovren Dejan 1, 2, 3
Löw Joachim 1
lundi des Roses 1, 2
Lünschermann Fritz 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Magath Felix 1, 2
Málaga FC 1
Manchester City FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21
Manchester United FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Mandžukić Mario 1, 2
Mané Sadio 1, 2, 3, 4
Marbella (Espagne) 1, 2, 3, 4, 5, 6
marquage en zone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Marseille Olympique de 1, 2, 3
Matip Joël 1, 2, 3, 4
Mayence 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72,
73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90,
91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106,
107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120,
121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146,
147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159,
160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172,
173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185,
186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198,
199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211,
212, 213, 214, 215, 216, 217
Mayence 05 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Mayence université 1
Melwood (centre d’entraînement Liverpool) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Men in Blazers 1
mercredi des Cendres 1, 2
Messi 1, 2
Mignolet Simon 1, 2
Milan AC 1, 2, 3, 4, 5
Milner James 1, 2
Mislintat Sven 1
Mkhitaryan Henrikh 1
Möller Andreas 1, 2
Monday Night Football 1
Mourinho José 1, 2, 3, 4, 5
Müller Michael 1
Müller Sven 1
Mur jaune (Südtribune) 1, 2, 3
Nagelsmann Julian 1
Nationalmannschaft (équipe nationale allemande) 1, 2, 3, 4, 5, 6,
7
Nemmer Mona 1, 2, 3
Netzer Günter 1, 2, 3, 4
Neue Zürcher Zeitung 1
Neuhaus Norbert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Neu Hubert 1, 2
Neustädter Peter 1, 2
Nkufo Blaise 1, 2
Normal One The 1, 2
Nuremberg 1. FC 1, 2, 3, 4, 5
nutrition 1, 2
Old Trafford 1, 2
Opel Arena (Mayence) 1
Origi Divock 1, 2, 3, 4, 5, 6
Osnabrück VfL 1, 2
Oxlade-Chamberlain Alex 1
Paris Saint-Germain FC 1
Pérez Florentino 1, 2
Pforzheim 1. FC 1, 2, 3, 4
Pickenäcker Ingo 1, 2, 3
Pochettino Mauricio 1, 2
Premier League 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Prosinečki Robert 1
Quast Martin 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Ramos Sergio 1, 2, 3, 4, 5
ran 1, 2, 3
Rangnick Ralf 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Rapolder Uwe 1, 2, 3
Rath Hartmut 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Rath Ingo 1
Rath Ulrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Rauball Reinhard 1, 2
RDA (1949-1990) 1, 2
Real Madrid 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
RedaktionsNetzwerk Deutschland 1
Rehberg Reinhard 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Reich Elisabeth 1, 2
Reich Eugen 1
Reich Helene 1
Reich Isolde 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20
Reus Marco 1, 2, 3, 4, 5
RFA (1949-1990) 1
Rheinische Post 1
Rhein-Zeitung 1
Ribbeck Erich 1
Riedle Karl-Heinz 1
Robben Arjen 1, 2, 3, 4
Robertson Andrew 1, 2, 3
Röckenhaus Freddie 1
Rodgers Brendan 1, 2, 3, 4
Roma AS 1, 2, 3
Ronaldo Cristiano 1, 2
Rose Marco 1, 2
RTL 1
Ruhr Nachrichten 1
Rummenigge Karl-Heinz 1
Rumpelfußball 1
Sacchi Arrigo 1, 2, 3, 4, 5
Sachsenhausen (Francfort) 1, 2
Şahin Nuri 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Sakho Mamadou 1
Salah Mohamed 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Sammer Matthias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Sankt Pauli FC 1
Sarrebruck 1. FC 1, 2, 3
Schäfer Guido 1
Schalke 04 FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Schmelzer Marcel 1, 2, 3, 4
Schneck Josef 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Schubert Alex 1, 2, 3, 4, 5, 6
Schwarz Sandro 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
sciences du sport 1, 2, 3, 4, 5, 6
sessions vidéo 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Séville FC 1, 2, 3, 4
Shankly William « Bill » 1, 2
Shaqiri Xherdan 1, 2
Signal Iduna Park (Dortmund) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12,
13
Sino Fortune 1
Sky Sports 1
Soto Elkin 1, 2
Southampton FC 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Sparta Rotterdam 1
Sparwasser Jürgen 1, 2
Spiegel Der 1, 2, 3
Sport1 1
Sport Bild 1
Spox.com 1
stade Olympique (Olympiastadion, Berlin) 1
Stadion an der alten Försterei Berlin 1
Stamford Bridge (Londres) 1, 2
Stepanović Dragoslav « Stepi » 1, 2, 3, 4, 5
Stöver Uwe 1, 2
Strutz Harald 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35
Sturridge Daniel 1
Stuttgart 1, 2, 3
Stuttgarter Kickers 1, 2, 3, 4
Stuttgart VfB 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Suárez Luis 1, 2
Subotić Neven 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48
Subotić Sven 1
Süddeutsche 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
Sunday Times 1, 2
Supercoupe d’Allemagne 1, 2
SWR 1
Tagesspiegel Der 1, 2, 3, 4, 5, 6
taz 1, 2, 3, 4, 5
Thurk Michael 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Tuchel Thomas 1, 2, 3, 4
ultras 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Union Berlin 1. FC 1, 2, 3
Unity The 1, 2
Van Dijk Virgil 1, 2
Van Gaal Louis 1, 2
Van Marwijk Bert 1
VfR Kirn 1
Watzke Hans-Joachim 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82
WDR 1
Weidenfeller Roman 1, 2, 3, 4, 5
Weise Dietrich 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Welt Die 1, 2, 3, 4, 5
Wembley (Londres) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Wenger Arsène 1, 2, 3
Werder Brême 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Werner Tom 1, 2, 3, 4, 5
Westfalenstadion (Dortmund) 1
Wolfsburg VfL 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Yeboah Anthony 1, 2
You’ll Never Walk Alone 1, 2, 3, 4
ZDF 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Zeit Die 1, 2
Zidan Mohamed 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Zorc Michael 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Zwanziger Theo 1, 2
Notes
1. Freie Demokratische Partei, le Parti libéral-démocrate [NdT].
Notes
1. En allemand, Wunder signifie « miracle » [NdT].
2. Un observateur sportif chargé de repérer de nouveaux talents ou
d’analyser la tactique d’un futur adversaire [NdE].
3. Le deuxième titre de champion de son histoire [NdT].
4. Le « saladier de champion », trophée remis à l’équipe qui remporte la
Bundesliga [NdT].
5. Kurzschluss signifie « court-circuit » [NdT].
Notes
1. Une ville bucolique à l’ouest de Dortmund [NdT].
2. Littéralement le « verrou enfantin », qui est aussi le nom du « Kinder
Chocolat » en Allemagne [NdT].
Notes
1. Phénomène internet datant de fin 2016 qui consiste en une vidéo où les
gens restent immobiles sur la musique « Black Beatles » de Rae Sremmurd.
Un concept qui a fait le buzz [NdT].
2. Joueur de Mayence originaire de Hanovre [NdT].
3. Le chef d’équipe ; en Allemagne, désigne un entraîneur sans licence
[NdT].
4. Ratisbonne en français [NdT].
5. Comme cul et chemise, en français [NdT].
6. En seizièmes de finale de Ligue Europa [NdT].
Notes
1. Taz est le diminutif de Die Tageszeitung, le quotidien de Berlin [NdT].
2. Littéralement : Quand nous rêvons de football [NdT].
3. Titre original : Major League [NdT].
Notes
1. Terme utilisé pour désigner une personne originaire de Liverpool [NdE].
Notes
1. L’entraîneur national à la télévision [NdT].
2. Lors du deuxième match de poule du Mondial 2006, l’Allemagne s’est
imposée 1-0 contre la Pologne à Dortmund sur un but de Neuville à la
90e+1, consécutif à un centre de David Odonkor (qui jouait dans son stade,
étant donné qu’il était joueur du Borussia Dortmund/du BVB à cette
époque).
Notes
1. “Spiel, Spaß, Spannung, Schokolade” [NdT].
2. La course pour rattraper son retard ; la remontée, la remontada [NdT].

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