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ISBN : 978-2-501-16238-8
Pour Mama et Papa.
« It Ain’t Where You’re From, It’s Where You’re At. »
Eric B. & Rakim, In the Ghetto
Sommaire
Couverture
Page de titre
Page de Copyright
1. La surprise
3. Révolution 09
5. Au nom du père
Remerciements
Index
Cahier photos
Chapitre 1
La surprise
Glatten, 1967
La Forêt-Noire n’est pas noire. Ce n’est même pas une forêt. Du moins,
ce n’est plus le cas. Il y a 1 800 ans, ce sont d’abord les tribus sauvages des
Alamans qui ont déchiré cette masse ténébreuse qui effrayait tant les
Romains, afin de faire de la place pour le bétail et construire des villages.
Par la suite, des missionnaires celtes d’Écosse et d’Irlande, armés de leurs
haches et de leur foi, ont continué à s’enfoncer dans cette masse, jusqu’à ce
que la nature soit vaincue, jusqu’à ce que le mal soit apprivoisé. Ce qu’il
reste de cette forêt ténébreuse sert aujourd’hui de matière première aux
cauchemars des enfants, à la fabrication de pendules à coucou et à
promouvoir la région.
Venus de tout le pays et d’ailleurs, les visiteurs affluent dans la basse
chaîne de montagnes du sud-ouest de l’Allemagne, histoire de débarrasser
leurs poumons et leurs cœurs de toute la misère urbaine. Après la Seconde
Guerre mondiale, la Forêt-Noire est devenue le lieu de prédilection d’une
industrie cinématographique en quête d’un décor sans souillure, d’un cadre
idyllique pour des cliniques réelles et fictives, un de ces endroits où
l’imaginaire et la réalité peuvent se fondre l’un dans l’autre pour créer un
lieu enchanté.
Les plus cyniques aimeraient ne pas y croire, mais dans la petite ville
parfaite de Glatten, tout cela semble pourtant bien réel. Des maisons
blanches aux toits couleur pain d’épice et aux balcons de bois ont poussé
sans prétention contre les collines et veillent sur d’interminables pentes de
verdure. « Certains construisent leurs maisons au sommet de la colline pour
faire étalage de leur splendeur ; les Souabes, eux, préfèrent construire leurs
maisons dans la colline, pour cacher leur grandeur », estime Rezzo
Schlauch, ancien président du parti des Verts au Parlement, pour expliquer
la modestie des habitants de la région, les siens. « Le genre de personnes
qui préfère mettre sa Mercedes au garage et laisser la Volkswagen dans
l’allée. »
La rivière Glatt (un terme en vieux haut allemand pour désigner quelque
chose de brillant ou de lisse) coule depuis le nord vers la petite ville qui lui
a emprunté son nom, en passant devant « J. Schmalz GmbH », une usine
revêtue d’acier spécialisée dans la technologie du vide. La rivière passe
discrètement à côté de la rue principale (qui comprend un concessionnaire
automobile, une banque, une boulangerie, un fleuriste, ou encore un kebab)
et fournit un peu d’eau à la piscine naturelle de la ville. Elle s’écoule
pleinement de nouveau lorsqu’elle passe à côté du terrain de sport, au
niveau de Böffingen, un village situé au sud qui a été absorbé par Glatten.
Le climat difficile qui règne ici – il pleut beaucoup en été – en fait un
paradis gagné, et non acquis. On y cultive de l’herbe, du maïs, des porcelets
et des gens d’une redoutable détermination et frugalité ; un type extrême
d’Allemands, plus travailleurs que les travailleurs. « Schaffe, schaffe,
Häusle baue » (Travaille, travaille, et construis une maison). Tel est le
célèbre dicton dans la région.
« Travailler jour et nuit représente une grande partie de ce qu’est un
Souabe, dit Schlauch. Ce comportement prend ses racines dans l’histoire,
les Souabes ayant la réputation d’être des gens innovants. Dans d’autres
régions, l’aîné héritait de la ferme de ses parents. Mais en Souabe, la terre
était équitablement répartie entre tous les enfants. Avec le temps, les terres
agricoles sont devenues de plus en plus petites, jusqu’à ne plus être viables,
ce qui fait que les descendants ont été forcés à aller trouver d’autres
emplois. Beaucoup d’entre eux sont devenus des inventeurs ou encore des
Tüftler, c’est-à-dire des gens qui cherchent des solutions à de vieux
problèmes. »
Les coutumes locales exigent que tout soit fait soigneusement et de
manière sérieuse. Y compris le plaisir. L’un des quatorze clubs sociaux que
compte Glatten est consacré au « carnaval ». Un autre rassemble les amis
du berger allemand.
Des granges bordent une petite rue parsemée de morceaux d’argile laissés
par les tracteurs. Et là, juste à côté d’un champ, se trouve le Haarstüble
d’Isolde Reich, un petit salon de coiffure, un lieu de rencontre discret qui
sert également de point de vente pour des chaussettes tricotées à la main par
une amie d’Isolde et dont les bénéfices de la vente sont destinés à l’achat de
chaussures pour les sans-abri.
Née en 1962 à Glatten, Isolde est la plus jeune des deux sœurs. Norbert,
son père, était un gardien de but talentueux, mais surtout un fanatique de
sport. Il fut brimé par un père sérieux (« Il insistait pour que Norbert ait une
véritable vocation, et non qu’il tente de devenir footballeur professionnel »,
raconte Isolde) ; ainsi, sa carrière s’est terminée avant même d’avoir
réellement commencé. Ses ambitions sportives restèrent néanmoins
intactes : au cours de sa vie, Norbert a joué au football (au niveau amateur),
au handball et au tennis, et a même essayé de transmettre sa passion à sa
famille. Lorsque Elisabeth, sa femme, et Stefanie, sa fille aînée, lui firent
comprendre qu’elles n’avaient pas envie de jouer, tous les espoirs de
Norbert se tournèrent vers Isolde. Que ce soit avant sa naissance (« Dans
mon album de photos de bébé, il avait écrit : “Isolde, tu aurais dû être un
garçon, en fait” », sourit-elle) ou même après. « J’ai été la première fille de
tout Glatten à me rendre aux entraînements de football. »
Norbert était son coach, et ses méthodes étaient exigeantes et pointues. Il
emmenait la petite Isolde, âgée de 5 ans seulement, au terrain de football de
Riedwiesen, situé non loin de la rivière. Là-bas, il l’entraînait à améliorer
son jeu de tête, en utilisant un vieux ballon très lourd, attaché à une corde,
elle-même attachée à une barre verte en métal. Si le placement d’Isolde
n’était pas idéal ou si ses bras étaient trop hauts, Norbert l’envoyait faire un
tour de terrain en guise de punition. « Il était sévère mais juste. C’était un
homme de principes, plein de passion », dit Isolde.
Lors de l’été 1967, sa mère dut quitter le domicile familial pendant un
mois. Elisabeth était enceinte, à un stade bien avancé, et le risque d’avoir
des complications fit qu’elle dut se rendre dans une clinique de Stuttgart,
située à une heure et vingt minutes de route au nord-est. En effet, l’hôpital
local de Freudenstadt, à seulement 8,5 kilomètres de Glatten, n’était pas
équipé pour effectuer des césariennes. Pour Stefanie et Isolde, ce fut
difficile d’être séparées de leur mère aussi longtemps. « On nous a promis
que notre mère nous ramènerait quelque chose d’extraordinaire quand elle
reviendrait », se souvient Isolde.
Quand Norbert et Elisabeth firent leur retour à la maison, ils avaient un
petit bébé dans les bras, qui n’arrêtait pas de crier à tue-tête. Au bout d’une
heure environ, les deux sœurs se demandèrent si ce bébé ne pouvait pas être
repris et échangé contre quelque chose d’autre. Quelle mauvaise surprise
que ce petit frère qui criait ! Isolde se rendit néanmoins compte qu’on lui
avait donné bien plus qu’un petit frère qui faisait des bruits agaçants. « Tout
l’intérêt sportif de mon père s’est alors immédiatement porté sur ce garçon.
Ce fut un soulagement. Je n’avais plus à m’entraîner à faire des têtes avec
cette espèce de pendule, j’avais le droit de faire du ballet et de l’athlétisme à
la place. La naissance de Jürgen a été de bon augure pour moi. Il m’a
libérée. »
Chapitre 2
Mayence, 2001
Révolution 09
Dortmund, 2008
C’est une belle nuit de janvier 2017, à Marbella. Le lobby de l’hôtel Gran
Meliá Don Pepe ressemble à un décor de Dynastie, la série américaine
phare des années 1980. Du marbre blanc, des piliers plaqués or et des
palmiers en pots. Il y a même un homme qui joue du saxophone.
Les membres du staff de Dortmund sont en short et passent devant le bar
vide de l’hôtel, avec des chariots remplis d’affaires sales utilisées lors de la
session d’entraînement. Assis sur un canapé de couleur crème, Hans-
Joachim Watzke contemple la scène d’un air satisfait. Le directeur général
du Borussia Dortmund a alors 58 ans. C’est un entrepreneur qui connaît le
succès. Watex, son entreprise de vêtements de travail, génère 250 millions
d’euros de chiffre d’affaires annuel. Watzke est l’homme qui a sauvé le club
de la faillite en 2005. Il est aussi celui qui, en engageant Jürgen Klopp en
2008, a ramené le beau jeu, la joie et les trophées au Westfalenstadion. Mais
comme n’importe quel supporter, il semble plus heureux et fier lorsqu’il est
tout simplement là, auprès de l’équipe, pour un stage hivernal en
Andalousie. Il porte un survêtement du club avec ses initiales brodées près
du cœur.
« Pourquoi Klopp ? La réponse à cette question est facile, affirme-t-il. En
2007, il était clair que le club allait survivre, mais il était aussi évident que
nous n’avions aucun argent à investir dans le club. »
Le Ballspielverein Borussia 09 e.V. Dortmund, champion de Bundesliga
en 1995 et 1996, vainqueur de la Ligue des champions en 1997 et à
nouveau champion d’Allemagne en 2002, a fait ce que l’on pourrait appeler
une « Leeds ». Une injection de 130 millions d’euros en espèces provenant
de l’exploitation du club sur la Bourse de Francfort fut dépensée en joueurs
trop coûteux, dans le but de concurrencer le Bayern Munich. Quand, en
2005, l’équipe manqua, pour la seconde année consécutive, la qualification
pour la Ligue des champions, le club faillit s’écrouler sous une dette de
240 millions d’euros. « Nous étions au siège du club et n’avions aucune
idée de si nous aurions toujours un travail le lendemain, se souvient Norbert
“Nobby” Dickel, le speaker du stade et ancien attaquant du club. Une
époque horrible. »
« Dortmund est une ville qui vit avec le club, qui vit pour le club »,
explique Sebastian Kehl. L’ancien capitaine se souvient que toute la ville
était inquiète que le Borussia puisse être liquidé. « Les chauffeurs de taxi,
les boulangers, les employés dans les hôtels, etc., tout le monde avait peur
pour son futur. Pour nous, joueurs, c’était dur à vivre de savoir que de
gagner ou de perdre ne changeait pas grand-chose. »
C’est Hans-Joachim Watzke, l’ancien trésorier du club (mais pas de la
SARL), qui sauva le BVB en prenant le contrôle du club au duo discrédité
formé par le directeur sportif Michael Meier et le président Gerd Niebaum.
En négociant un prêt auprès de Morgan Stanley, ainsi qu’une augmentation
du capital, il permit au Borussia Dortmund de racheter le stade, alors que le
loyer pesait très lourd sur les finances du club. Mais son plan radical pour
économiser de l’argent ne laissait aucun fonds disponible pour acheter des
stars.
« Le directeur sportif, Michael Zorc, et moi nous étions mis d’accord
pour construire une équipe jeune. Marcel Schmelzer, latéral gauche, était
déjà là, tout comme Kevin Großkreutz. Nous voulions aussi jouer un autre
type de football. Sous Bert van Marwijk et Thomas Doll, la balle allait d’un
bout à l’autre du terrain dix fois de suite. Nous avions 57 % de possession
de balle, mais il n’y avait aucune occasion. Tu ne peux pas jouer comme ça
à Dortmund, explique Hans-Joachim Watzke. Nous voulions promettre aux
gens une équipe qui court tellement que des bouts pourraient en tomber.
C’est ce que nous avions vu à Mayence, lorsque nous avions joué là-bas les
deux dernières années où le club était en Bundesliga. Nous avions toujours
l’impression qu’ils n’étaient pas si bons que ça, mais que, d’une certaine
manière, ils nous rendaient la tâche difficile. Ils avaient une mentalité de
tueurs et un très bon plan tactique. Le coach devait en être le responsable.
Prendre un coach qui vient essentiellement de la deuxième division serait
très difficile pour Dortmund aujourd’hui, mais avant, c’était possible. »
Christian Heidel révèle que le Borussia n’était pas certain que Jürgen
Klopp pourrait passer du statut de saint patron à Mayence à celui
d’entraîneur en charge de ressusciter un géant de la Bundesliga. « Ils
avaient des inquiétudes », explique-t-il. En octobre 2007, Hans-Joachim
Watzke avait approché pour la première fois le manager général de
Mayence, en amont de l’assemblée générale annuelle de la DFL. « Il m’a
téléphoné et demandé si nous pouvions aller boire un café. Je ne le
connaissais pas à l’époque. Nous nous sommes assis et la conversation s’est
vite orientée vers Jürgen Klopp. Son contrat se terminait à la fin de la
saison. Watzke m’a demandé à quel point Klopp était fort. Je lui ai répondu
que si je lui disais qu’il était fort, il allait me le piquer, mais que si je lui
disais qu’il était inutile, cela allait revenir aux oreilles de Kloppo et celui-ci
serait énervé contre moi. Je lui ai alors dit : “C’est un coach de
Bundesliga.” Watzke a poussé plus loin, sans faire explicitement mention de
Dortmund. Est-ce que Klopp était capable d’entraîner un grand club de
Bundesliga ? Je lui ai dit que Klopp pourrait entraîner n’importe quel club
dans le monde, se souvient Christian Heidel. Parce qu’il possède un
avantage sur ses pairs : il est très intelligent. Il s’adaptera à un gros club. Si
tu as besoin d’un type en costume-cravate, ne prends pas Jürgen Klopp ;
mais si tu veux un super entraîneur, tu dois le prendre. Il n’était pas
question de prendre une décision immédiate, mais je savais qu’à partir de ce
jour, Dortmund le suivait d’un peu plus près. Cependant, ils n’étaient pas
encore complètement convaincus. Hans-Joachim Watzke a continué à
m’appeler je ne sais combien de fois. Je lui ai toujours dit : “Vas-y, vas-y !
Tu ne regretteras jamais le jour où tu as signé Jürgen Klopp.” »
Les regrets concernant l’embauche de Thomas Doll ne faisaient qu’être
plus présents à la Strobelallee. L’ancien milieu de terrain allemand, en poste
depuis mars 2007, n’avait réussi à inspirer ni ses joueurs ni le public, en
raison d’un style de football particulièrement ennuyeux. Plus proche de la
relégation que des places européennes, Dortmund finit la saison à la
treizième place, son pire classement en vingt ans. Même un beau parcours
en Coupe d’Allemagne, où Dortmund ne fut battu qu’en finale par le
Bayern Munich (2-1 après prolongation), ne pouvait masquer les lacunes.
« C’est peut-être la défaite en finale la plus importante de l’histoire du club,
écrivent Sascha et Frank Fligge dans Echte Liebe, une chronique sur le
retour au premier plan de Dortmund durant la dernière décennie. En cas de
victoire en Coupe, la direction du club aurait eu du mal à licencier Thomas
Doll, et ce bien qu’elle ne croyait plus en ses qualités. Jürgen Klopp ne
serait peut-être jamais venu à Dortmund. L’histoire aurait pris un autre
tournant. » « La défaite à Berlin faisait partie d’un plan stratégique pour
libérer la voie à Jürgen Klopp », déclarera plus tard avec humour Hans-
Joachim Watzke. Ironie du sort, Klopp avait suivi la finale en tant que
consultant pour la chaîne publique ZDF. Ce soir-là, il confia au chef
d’édition du programme Jan Doehling qu’il souhaitait « être en bas sur la
ligne de touche… un jour ». De retour à l’hôtel, les supporters de Dortmund
lui firent alors la cour en scandant des « Jürgen Klopp, tu es le meilleur
gars. » Les fans voulaient qu’il prenne la suite de Thomas Doll.
Hans-Joachim Watzke assure qu’il a toujours senti que la personnalité de
Jürgen Klopp était assez forte pour s’atteler à cette tâche herculéenne. « En
regardant son travail à la télévision, nous avions le sentiment qu’il était
capable de présenter un gros projet. Nous n’avons parlé d’aucun autre
entraîneur. Nous ne voulions que Klopp. » À la suite de la démission de
Thomas Doll le 19 mai, un rendez-vous secret dans le bureau d’un ami de
Watzke près de Mayence apporta de nouvelles certitudes. « Une fois tous
les employés partis, nous nous sommes réunis, raconte Watzke. C’était une
super conversation. Nous lui avons exposé notre vision pour le club, et elle
était en accord avec la sienne. Michael l’avait rencontré la veille. Nous
voulions former une opinion à son sujet, de manière séparée. Nous sommes
souvent d’accord, mais cette fois-ci nous étions complètement d’accord.
L’alchimie fut immédiatement très bonne. »
Une autre alchimie, un peu plus synthétique, était pourtant en train
d’exercer un pouvoir d’attraction sur Jürgen Klopp. Le Bayer Leverkusen,
propriété du géant pharmaceutique du même nom, avait également jeté son
dévolu sur l’entraîneur. Certes, le club n’avait pas le cachet du Borussia,
mais il n’avait pas de problèmes d’argent et possédait une équipe correcte,
plutôt équilibrée, qui pouvait espérer une qualification en C1. « Kloppo ne
voulait pas aller à Dortmund au début, il voulait aller à Leverkusen, révèle
Christian Heidel. Je lui ai dit qu’il devait aller à Dortmund pour l’émotion.
Il a eu une discussion avec le DG de Leverkusen, Wolfgang Holzhäuser. Ils
n’arrivaient pas à se décider au club. Puis, l’intérêt de Dortmund a grandi et
est devenu plus concret. Mais Klopp n’était pas sûr au début. »
La rémunération était un autre point d’accroche, selon Heidel. « Histoire
drôle : Dortmund est arrivé avec une première proposition plus basse que ce
qu’il gagnait déjà à Mayence, en 2. Bundesliga. Ils n’avaient pas beaucoup
de liquidités à ce moment-là. Kloppo m’a alors dit : “Ils m’ont proposé
moins que ce que je gagne à Mayence”, se souvient-il. Je lui ai dit de ne pas
s’inquiéter, que je l’aiderais. Dortmund avait du mal à comprendre le fait
que Jürgen gagne déjà autant d’argent. Watzke m’a de nouveau appelé, et
demandé combien il gagnait. Je lui ai répondu qu’il gagnait beaucoup
d’argent car il était la personne la plus importante au club, et que je
préférais économiser de l’argent sur un joueur. Il m’a dit qu’il ne me croyait
pas. Puis, ils ont révisé son salaire à la hausse. » Au matin du vendredi
23 mai, Jürgen Klopp signa finalement un contrat de deux ans avec le club
au Lennhof Hotel. Quelques heures plus tard, à 11 heures, il fut présenté au
stade.
En réalité, le Borussia avait plus à offrir qu’une contrepartie financière.
Pour commencer, le club employait comme attaché de presse Josef
Schneck, un homme que Jürgen Klopp aimait beaucoup. « Nous nous
sommes connus en avril 2004, à un événement à Cologne », raconte
Schneck, un homme gentil et jovial d’une soixantaine d’années. Ce soir-là,
Jürgen Klopp recevait le prix du Fair-Play remis par l’association des
journalistes sportifs allemands. Un prix qui venait récompenser son attitude
lors des deux dernières saisons de son équipe. Matthias Sammer, alors
entraîneur du BVB, était chargé du discours d’introduction. « Nous sommes
allés là-bas avec Matthias et Karin, ma femme. Nous nous sommes assis à
la même table que Jürgen Klopp. C’était une superbe soirée. » Une belle et
touchante anecdote si on considère le fait que Sammer et Klopp finiront par
se brouiller de manière spectaculaire à l’apogée de la rivalité Bayern-
Dortmund.
« Je connaissais aussi Jürgen en raison des conférences de presse
(notamment quand Mayence était en Bundesliga entre 2004 et 2007),
ajoute-t-il. Une fois, nous avions fait match nul 1-1 face à Mayence. Faire
nul à Dortmund était un succès pour Mayence, non ? Mais il me regarda et
me dit : “Félicitations à vous aussi.” Du Klopp tout craché. Après qu’il est
arrivé ici, lors des premières semaines, il a dit pour rigoler à Michael Zorc :
“Je n’étais pas sûr de devoir signer à Dortmund, mais vous avez un attaché
de presse décent, donc cela ne peut pas être un club trop nul.” »
De plus, peu de clubs jouissent d’un soutien aussi fort. Le fameux « Mur
jaune » du Signal Iduna Park, la plus grande tribune debout d’Europe avec
près de 25 000 places, a attiré Klopp, dont « la passion pour le football
brûle à l’intérieur de lui-même », selon son discours d’intronisation.
« Quiconque a déjà mis les pieds sur cette pelouse sait que la Südtribune est
quelque chose de très spécial, une des choses les plus impressionnantes
dans le monde du football. C’est un honneur pour moi que d’être
l’entraîneur du BVB et de pouvoir remettre le club sur de bons rails. C’est
une histoire incroyable. Je suis extrêmement excité à l’idée de travailler
ici. » Puis une question se dessina : est-ce que passer d’un club de carnaval
comme Mayence à un des poids lourds du championnat était une grosse
étape ? « Nous ne sommes pas passés d’un gala à un autre à Mayence,
répondit-il avec le sourire. Nous avons travaillé avec beaucoup de
discipline. Je me sens bien préparé. »
Dans la ville, des rumeurs disaient que certains sponsors et entreprises
concernés par le plan de reprise de Dortmund espéraient un entraîneur plus
moderne, un gros nom avec une renommée internationale.
Peut-être au courant de ces réticences, Jürgen Klopp décida de porter une
veste mais pas de cravate en conférence de presse. « Secrètement,
discrètement, il a travaillé à gentrifier sa garde-robe ces derniers mois »,
écrivit alors la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung. En revanche, sa
rhétorique fougueuse rendit hommage à l’amour profond de cette région
ouvrière pour un football divertissant, source d’identité et expérience quasi
religieuse.
« Il est toujours question de rendre le public heureux, de produire des
matchs avec un style reconnaissable, promet-il ce jour-là. Quand les matchs
sont ennuyeux, ils perdent de leur raison d’être. Mes équipes n’ont jamais
joué aux échecs sur le terrain. J’espère que nous verrons des occasions
sorties de nulle part ici. Le soleil ne brillera pas tous les jours à Dortmund,
mais nous avons une chance de le faire briller un peu plus souvent. »
Freddie Röckenhaus, reporter couvrant le BVB pour le Süddeutsche
Zeitung, fut très impressionné par cet optimisme quasi solaire. « Si Klopp
entraîne son équipe aussi bien qu’il maîtrise l’art de la phrase bien tournée,
Dortmund sera bientôt prêt pour la Ligue des champions, écrivit-il dans les
colonnes du quotidien. Grâce à son côté pétillant et à son éloquence, cela ne
lui a pris que quarante-cinq minutes pour convaincre les supporters du
BVB. Si la mentalité d’un coach semble faite pour aller de pair avec celle
de la Ruhr, folle de football, alors c’est bien celle de Klopp. »
L’excitation ne se borna pas aux fans du BVB. Sur la page personnelle de
Jürgen Klopp, un utilisateur donna son approbation. « C’est super que vous
alliez au BVB, écrivit-il. Ce club n’est pas mon équipe, mais j’en possède
plein d’actions. Comme j’ai confiance en vous et en vos compétences,
j’attends avec impatience d’avoir un peu plus d’argent dans la poche. » Ce
message anonyme se révélera pertinent. Le prix de l’action de Dortmund
passa de 1,59 euro au 23 mai 2008 à 3,70 euros le jour du départ de Klopp,
sept ans plus tard, soit une hausse de 132 % !
Chapitre 4
2012-2015
Au nom du père
Dortmund, 2008-2010
Liverpool, 2015-2016
Un pas en avant,
un pas en arrière
Le Rhin en flammes
Mayence, 2001-2006
La victoire 1-0 de Klopp face à Duisbourg pour son premier match en tant
qu’entraîneur lui octroya le droit d’en diriger un deuxième. « Après le
match contre le MSV, tout le monde voulait savoir qui on allait engager
comme “vrai coach”, parce que j’avais vendu Klopp comme intérimaire,
pose Christian Heidel. J’ai alors déclaré : “Jürgen Klopp restera au moins
jusqu’au week-end prochain.” » La fin de semaine arriva, et Mayence
s’imposa 3-1 à domicile contre Chemnitz. Quinzième, le FSV était toujours
dans la zone de relégation, mais uniquement à la différence de buts. Klopp
fut alors confirmé entraîneur jusqu’à la fin de la saison. Il vida à contrecœur
son casier dans le vestiaire et déménagea dans le petit bureau dédié à
l’entraîneur. « Ce fut difficile pour moi », avoua-t-il à Reinhard Rehberg.
« Nous avions le momentum avec nous, explique Sandro Schwarz. Nous
sentions que le coach était l’un d’entre nous, que nous étions une grande
communauté, avec un type, en la personne de notre Kloppo, qui portait
notre drapeau au front. Nous avions le sentiment que notre destin était entre
nos mains. Nous avions cette croyance farouche que nous allions y arriver,
mais également un plan pour gagner. De fil en aiguille, tout s’est
enchaîné. »
Klopp regardait les sessions d’entraînement depuis une petite colline
située non loin du terrain que Mayence utilisait pour l’entraînement, un
terrain qui appartenait à la municipalité. « Je n’avais pas l’œil à l’époque, je
n’avais pas une bonne vue d’ensemble depuis le terrain, admet-il, pour
justifier son éloignement. L’équipe jouait des matchs à onze contre onze, et
quand je sifflais, tout le monde devait se tenir immobile, un peu comme
dans le “Mannequin Challenge1”, et devait attendre que je descende sur le
terrain pour leur montrer à quels endroits les distances [entre les lignes]
étaient trop grandes. »
« Klopp ne supportait pas de perdre, affirme Kramny en repensant à cette
époque. Outre les changements tactiques, c’était là un facteur très
important. Les lendemains de match, il se joignait souvent aux remplaçants
pour jouer des rencontres à cinq contre cinq. Les joueurs qui étaient dans
son équipe n’avaient pas la vie facile. Il était mû par l’ambition. Il pouvait
être très direct avec les gens. »
Schwarz se souvient de sessions d’entraînement disputées avec un
« maximum d’intensité », de sorte que l’équipe soit en forme pour la finale
à venir. Car chaque week-end, en Bundesliga, Mayence jouait l’équivalent
d’une finale. « Nous ne pensions à rien d’autre que réaliser une grosse
performance lors du match suivant. C’est comme si nous avions des
œillères. Nous avons créé un élan, qui était la conséquence logique de la
façon dont nous nous traitions les uns les autres, ainsi que nos
performances. »
Mayence prit huit points lors des quatre matchs suivants et quitta la zone
de relégation. À la suite d’une victoire 4-2 à Hanovre après avoir été mené
2-0 à la mi-temps, le FSV était quasiment certain de se maintenir, alors qu’il
restait un mois de compétition à disputer. « En rentrant de Hanovre, nous
nous sommes arrêtés à une station-service, et les parents de Christof
Babatz2 nous ont donné des boissons pour le bus, raconte Schwarz. Nous
sommes directement allés à l’Euro Palace, une boîte de nuit située non loin
de Mayence. Kloppo était au centre de la soirée. Il voulait être avec nous,
ses gars, et non pas rester à la maison sur son canapé. Mais le lendemain
matin, à 10 heures, tout le monde était sur le pont, et nous avons repris là où
nous nous étions arrêtés : on a fait des analyses vidéo, scruté les erreurs que
nous avions faites, cherché des moyens d’améliorer notre jeu. Kloppo était
notre coach, mais il voulait être là quand c’était l’heure de faire la fête.
C’était génial. »
Le sauvetage improbable de Mayence fut confirmé lors de l’avant-
dernière journée de championnat et un match nul 2-2 à domicile face au LR
Ahlen. « Jürgen ! Jürgen ! Jürgen ! » criaient les fans alors qu’il courait en
direction d’eux en tenant les mains de ses joueurs. « Je ne me sentais pas
vraiment à l’aise, étant donné que je n’avais pas joué », déclara-t-il plus
tard.
Il n’y avait plus rien à jouer sur la pelouse du Waldhof Mannheim lors de
la dernière journée. Klopp et Heidel se dirent néanmoins qu’une fête
spéciale avec les supporters était de mise. Le club loua soixante bus pour
les fans qui comptaient faire le déplacement et affréta, d’après Heidel, « le
plus grand bateau autorisé à naviguer sur le Rhin » pour les ramener à
Mayence, avec l’équipe et tout le staff. « À l’époque, les fumigènes étaient
encore légaux, précise Heidel. Tout le bateau était en flammes, c’était
incroyable. C’était un mur de feu qui naviguait sur le fleuve, avec le
crépuscule en fond. »
Au cours de ces dernières semaines, Heidel et Klopp apprirent une leçon
importante : en tant que club, Mayence ne pouvait grandir que si ses
supporters faisaient partie du processus. Ils devaient se sentir vraiment
impliqués, sentir qu’ils représentaient une part importante du succès du
FSV. « Il faut que les gens se sentent impliqués au niveau émotionnel, pose
Heidel. Nous devions former un tout. C’était la marche à suivre, il n’y avait
pas d’autre moyen. Il fallait expliquer ce que vous vouliez, et vous deviez
faire en sorte qu’ils participent à ce succès. Et ce genre de choses n’était
possible qu’avec un Jürgen Klopp qui montre la voie. Il pouvait aller voir
les ultras et leur dire : “Vous êtes tous tarés.” Venant de lui, ils l’acceptaient.
Il a toujours tout fait pour que les supporters soient impliqués. C’est un
Menschenfänger [littéralement quelqu’un qui capture les gens, et les gagne
à sa cause], c’est clair. Il joue beaucoup avec les émotions, mais il a aussi
un plan. »
Le pari avait payé. Après avoir signé un contrat de deux ans, Klopp était
désormais sur le banc de manière durable, non sans avoir demandé quelques
conseils à son homologue Ralf Rangnick. Comme il n’avait pas encore sa
licence professionnelle pour entraîner en Bundesliga ou en 2. Bundesliga,
Klopp hérita du statut de Teamchef3. Ce n’est que quelques années plus tard
qu’il remplit les conditions strictes requises par la DFB pour entraîner une
équipe professionnelle, quand il passa les diplômes adéquats. Nous avions
remarqué que l’équipe avait accepté un de ses anciens membres en tant
qu’entraîneur, note Harald Strutz. Cela n’a pas changé grand-chose pour lui,
étant donné qu’il avait déjà un statut spécial en tant que joueur, vu qu’il
était considéré comme le leader intellectuel, ou plutôt le cerveau de cette
équipe. C’est quelqu’un qui était parvenu à avoir une perspective
d’ensemble. Il ne faut pas oublier que nous n’étions pas le club que nous
sommes aujourd’hui. Les gens avaient soit pitié de nous, soit trouvaient
drôle le fait que nous voulions monter en première division. Ils souriaient et
nous disaient : “Vous n’allez jamais y arriver.” Mais je n’ai jamais douté du
fait que Klopp puisse y arriver un jour. Je n’ai pas douté une seule minute,
pas une seule seconde. Il était né pour entraîner. »
Quast, lui, se veut un petit peu plus sceptique. « Un jour, Strutz m’a dit la
même chose. Je lui ai répondu que c’était n’importe quoi. “Si vous n’aviez
aucun doute, alors pourquoi est-ce que vous n’avez pas nommé Klopp dès
l’automne, avant même de prendre Krautzun ?” Avec le recul, c’est facile
de dire que tout le monde savait. C’est la même chose avec les anciens
entraîneurs. Ils vous disent tous à quel point Klopp était incroyable à
l’entraînement. “Il a toujours eu une vision”, etc. C’est leur façon de
s’approprier un peu la gloire. C’est de la merde. La vérité, c’est qu’il fallait
quelqu’un d’aussi dingue que Kloppo pour prendre un tel risque. Et ce
quelqu’un, c’était Christian Heidel. C’est comme au poker, quand vous
faites all-in alors que vous n’avez rien en main. »
En décembre 2001, Klopp lui-même confia à Oliver Trust du Frankfurter
Allgemeine Zeitung qu’ [il était] « plus préparé [pour devenir entraîneur]
que pour toute autre chose dans ma vie, aussi étrange que cela puisse
paraître. J’avais plus confiance en mes qualités d’entraîneur qu’en mes
qualités à l’époque où j’étais joueur ». Pourtant, quelques années plus tard,
il admit que cette affirmation n’était peut-être pas exacte à 100 %. « J’avais
mille et une questions, mais personne ne pouvait vraiment m’aider, avoua-t-
il. Au début, je ne pouvais pas poser ces questions, parce qu’il fallait que je
prétende que je savais déjà tout. » Klopp s’était rendu compte qu’il avait
besoin d’un confident. Pour lui, il n’y en avait qu’un : Željko Buvač, son
ancien coéquipier à Mayence. « C’était mon choix numéro un, ainsi que
mon choix numéro deux et numéro trois », affirma Klopp au sujet du discret
Serbe, de six ans son aîné, qu’il considère comme étant « la connaissance
du football incarnée ».
L’ancien meneur de jeu, qui a évolué au Bruchwegstadion de 1992 à
1995, a la capacité « de lire le jeu, de deviner les intentions de l’adversaire,
et de réagir intuitivement en conséquence », comme l’explique Ansgar
Brinkmann. « Klopp ne voulait que lui, et personne d’autre, certifie Heidel.
Durant les trois ans où ils ont joué ensemble, ils ont passé des heures à
parler tactique, ils se sont creusé la tête ensemble pour que leur pauvre
équipe s’en sorte du mieux possible durant la saison. »
En 1995, le Serbe avait quitté Mayence pour jouer au Borussia
Neunkirchen (en troisième et quatrième divisions), avant d’y commencer sa
carrière d’entraîneur. « Klopp et lui avaient fait un pacte, raconte Jan
Doehling, journaliste télé basé à Mayence. Ils s’étaient dit que le premier à
devenir entraîneur dans un club important amènerait l’autre à ses côtés. En
théorie, cela signifie que Buvač aurait pu être coach, et Klopp son assistant.
Mais quand on y pense, cela ne pouvait pas se dérouler autrement : Klopp
est le commercial, tandis que Buvač est le type en arrière-plan qui s’occupe
des détails. Il ne parle jamais. Durant toutes ces années à Mayence, il n’a
jamais dit quoi que ce soit à quelqu’un, excepté aux gens du club. Pas un
mot. Je me rappelle un jour avoir traîné devant les vestiaires avec le gardien
Péter Disztl, un international hongrois. Il avait joué avec Buvač au RW
Erfurt. On a frappé à la porte. Buvač a ouvert une fenêtre près des douches
et dit : “Ah, c’est toi”, avant de refermer la fenêtre. J’étais sous le choc :
Buvač a parlé ! C’est la seule chose que j’ai jamais entendue sortir de sa
bouche. »
« Chucky », comme les joueurs surnommaient Buvač, était plus bruyant
sur le terrain d’entraînement, en revanche. Il lui arrivait également parfois
de se joindre à eux, gagnant le respect de l’équipe grâce à son excellente
technique. Mais le plus important, néanmoins, c’est qu’il était le sparring
partner théorique du nouvel entraîneur. « Un frère spirituel », comme le
qualifie Klopp. Par ailleurs, il possédait également la licence
professionnelle nécessaire pour entraîner en 2. Bundesliga, ce qui n’était
pas le cas de son « supérieur hiérarchique ».
« Tout le monde pensait qu’ils étaient comme cul et chemise, mais ce
n’était pas du tout le cas : ils avaient de grosses disputes », révèle Heidel, en
parlant de la dynamique du duo. « Ils s’embrouillaient uniquement sur le
football, en revanche. Buvač peut être très passionné. Parfois, il criait : “Va
te faire foutre ! Merde !”, et il quittait la pièce en claquant la porte. Mais
cinq minutes plus tard, ils se retrouvaient, et ils étaient de nouveau copains
comme cochons. »
Si leurs sessions d’entraînement étaient ouvertes au public, peu sont
venus y jeter un coup d’œil. Doehling et son ami entraîneur Kosta Runjaić
faisaient partie de ceux qui se rendaient régulièrement au Bruchweg ou à la
caserne de la police antiémeutes, où Mayence s’entraînait quand son propre
terrain était gorgé d’eau. Ils furent témoins d’une mise en scène qui
contenait différents éléments regroupés en un exercice. Tout le monde
bougeait, tout le temps. « Il n’y a rien de pire pour les joueurs que de rester
debout à rien faire en attendant que les autres terminent leurs exercices,
affirme Doehling. La plupart des sessions d’entraînement n’ont rien à voir
avec le mouvement constant et les changements de rythme qui ont lieu
durant les matchs. » L’idée de Buvač était justement de stimuler tout ça. Il
faisait courir les joueurs de Mayence à travers des parcours d’obstacles, de
telle sorte que leur pouls s’accélérait avant qu’ils ne frappent au but. Mais il
y avait autre chose aussi : des murets et des poteaux avaient été installés
pour que la balle ricoche de manière imprévisible après que le gardien a
effectué un sauvetage, histoire d’avoir une chance de réagir et de pouvoir
essayer de nouveau de marquer. Ce même côté aléatoire des choses, que les
joueurs pouvaient rencontrer les jours de match, faisait désormais partie du
programme d’entraînement. « Les joueurs s’entraînaient pour que certains
mouvements deviennent des automatismes, comme une seconde nature,
décrit Doehling. Mais Buvač faisait en sorte qu’ils ne sachent jamais ce qui
allait se passer ensuite. »
Quelques années plus tard, Klopp décrivit Željko comme « le meilleur
transfert que j’ai jamais fait et que je ferai jamais ». Pour Heidel, la
nomination de Buvač prouva que Klopp « n’est pas le genre de personne
qui n’écoute que son instinct. Il réfléchit aux choses et considère la situation
dans son ensemble ». En 2001, le débutant de 34 ans fut assez honnête pour
se convaincre qu’il avait besoin d’aide. « Dans un sport où les
égocentriques et les gens qui ont confiance en eux-mêmes sont légion, le
fait de savoir ce dont on est capable ou non est une des plus grandes
qualités possibles, estime Doehling. Ça, ainsi que sa capacité d’apprendre et
d’assimiler rapidement des connaissances. C’est un énorme avantage. »
Mayence, qui jouait jusqu’à présent en 4-4-2, opta pour un 4-3-3 plus
fluide et tourné vers l’attaque. L’équipe réagit immédiatement à cette
configuration plus raffinée : quelques semaines après le début de la
nouvelle saison, cette équipe, qui, aux dires de son propre entraîneur, était
composée de « joueurs dont personne ne voulait », trônait en tête de la
2. Bundesliga en jouant un football qui était « qualitativement et
tactiquement supérieur à la majorité des équipes de la division », comme le
nota la Süddeutsche Zeitung. Des reporters de tous les journaux nationaux,
qui furent détachés au Bruchwegstadion pour enquêter sur cette histoire de
vilain petit canard, revinrent avec des citations surprenantes. Klopp déclara
notamment que Mayence jouait son propre football, « indépendamment de
celui de l’adversaire, hormis les coups de pied arrêtés » et que « les
victoires et les défaites devaient être explicables, et non pas à mettre sur le
coup d’une coïncidence ou d’un mauvais tacle quelque part sur le terrain ».
En faisant bien attention à ne pas passer pour un Monsieur Je-Sais-Tout trop
bavard avec ses lunettes en métal et ainsi éviter de connaître le même destin
que Ralf Rangnick – qui avait été moqué et surnommé « le Professeur »
après avoir expliqué les vertus de la défense à quatre lors d’une émission du
service public en 1998 –, Klopp saupoudrait ses propos théoriques de
quelques éléments de langage issus du vestiaire. Son « seul problème,
estimait-il, était le manque de distance » avec ses anciens coéquipiers.
Mayence avait dépensé la gigantesque somme de zéro euro sur le marché
des transferts. Le départ de six joueurs avait rapporté la même somme
d’argent, c’est-à-dire rien. Le budget annuel s’élevait à 14 millions de
marks, soit 7 millions d’euros, et le stade était encore un amas d’acier et de
bois qui était aux deux tiers vide. Après avoir survécu à la descente au cours
du mois de mai précédent, les supporters saluèrent la série de victoires avec
beaucoup d’autodérision. « Nous ne sommes qu’un club de carnaval »,
chantaient-ils dans les travées. Les exploits mystérieux de Klopp ainsi
qu’une vague ressemblance avec un apprenti sorcier valurent à Bild de le
surnommer « le Harry Potter de la deuxième division ». « Les gens veulent
comprendre pourquoi nous sommes en haut [du classement] », déclara-t-il
en haussant les épaules. Dès la deuxième journée de championnat, Mayence
s’accrocha aux places synonymes de montée. Mi-avril 2002, une victoire 4-
1 à domicile face à l’Arminia Bielefeld, un concurrent direct, et ce devant
14 700 fans, entrouvrit la porte à la Bundesliga. Mayence n’avait alors
besoin que de trois points lors des trois matchs restants de la saison pour
réaliser la meilleure saison de l’histoire du club. Le FSV fit nul face à
Duisbourg. Puis nul à domicile contre sa bête noire, le Greuther Fürth.
Seule une défaite contre le 1. FC Union Berlin lors de la dernière journée,
couplée à des victoires de Bochum et de Bielefeld, pouvait faire chuter
l’équipe de Klopp à la quatrième place. « Nous allons nous rendre à Berlin,
faire le job et rentrer en qualité d’équipe de première division », prophétisa
Heidel.
Mayence se rendit donc au Stadion an der alten Försterei et tomba
directement sur une embuscade. Si de nombreux fans neutres s’étaient pris
d’affection pour cette petite équipe et son football divertissant, il en était
tout autre dans l’est de la capitale. L’air était lourd et chargé de rancœur
politique. « L’atmosphère était très agressive, brutale, se souvient Heidel.
Même si l’Union n’avait rien à jouer, la tension était palpable. Notre bus
s’est fait attaquer, on s’est fait cracher dessus, on s’est fait traiter
d’arrogants Allemands de l’Ouest. L’ambiance dans le stade donnait
l’impression que l’Union Berlin allait jouer une finale de Coupe du
monde. » Clairement, cette équipe de Mayence n’était pas prête à jouer
dans cette cocotte-minute.
L’atmosphère avait été empoisonnée par un article « créatif » d’un
journaliste du tabloïd Berliner Kurier. (« Un idiot », selon Strutz.) Quelques
propos très anodins de Klopp sur le penchant de l’Union à jouer un football
vigoureux furent largement détournés, ce qui donnait l’impression que le
coach de Mayence dénigrait l’équipe très populaire d’ex-RDA, et la faisait
passer pour un « gang de voyous » (Kloppertruppe). De plus, Klopp fut
dépeint comme une grande gueule, un innovateur autoproclamé du football
à la Rangnick, ainsi que comme le chouchou de DSF, la chaîne de
télévision qui diffusait la 2. Bundesliga.
Union joua la rencontre avec le couteau entre les dents et finit par
prendre l’avantage à la 58e minute. Côté Mayence, l’attaquant suisse Blaise
Nkufo fit son entrée en jeu, la jambe complètement bandée, et égalisa à
vingt minutes de la fin. « Nous pensions que nous l’avions fait, se rappelle
Heidel. Mais à la 82e minute, nous avons pris un autre but. Nous avons
envoyé tout le monde en attaque et nous en avons concédé un troisième.
Les équipes derrière nous avaient gagné. Nous avons terminé quatrièmes.
Tout le stade chantait des chansons qui se moquaient de l’échec de Klopp.
C’est la pire défaite de sa carrière. Il avait toujours été le Sonnyboy, le gars
que tout le monde voulait interviewer en raison de ses blagues idiotes, le
gars qui faisait rire tout le monde. Il n’avait jamais connu une telle
déception auparavant. »
Dans le vestiaire, Klopp pleura des larmes amères. « Le rêve de notre vie
a été détruit », sanglota-t-il, le visage blême. Heidel était lui aussi
désemparé. Il avait la certitude que Mayence n’aurait plus jamais l’occasion
de jouer dans l’élite. « Il y avait quelques joueurs qui étaient sûrs de partir,
et j’avais peur que l’équipe ne s’écroule. Je me suis dit que c’était fini. Pour
nous, c’était un peu comme la fin du monde. Nous ne savions pas encore
que l’année d’après serait bien, bien pire. »
À Berlin, les joueurs de Mayence et le staff noyèrent leur chagrin à
l’hôtel « jusqu’au lever du soleil, d’après Sandro Schwarz. Nous nous
sommes dit que nous devions trouver un moyen d’inverser la tendance, de
transformer cette tristesse en une espèce d’euphorie pour la saison à venir ».
Arrivé à la gare de Mayence, Schwarz se rappelle avoir été surpris de voir
une centaine de fans venus saluer l’équipe avec des drapeaux et des
banderoles. « Avant, il était possible de traverser la ville et que tout le
monde s’en fiche. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous nous sommes rendu
compte que les supporters étaient vraiment derrière nous. Le lendemain,
notre profonde tristesse s’était envolée et avait été remplacée par un
véritable fighting spirit, avec Klopp en tête de pont. »
Repartir de plus belle ne fut pas aussi facile la deuxième fois. Mayence
devait reconstruire. Trois joueurs importants (l’attaquant Blaise Nkufo, le
défenseur central Manuel Friedrich et l’arrière gauche Markus Schuler)
étaient partis, et deux tribunes du stade étaient en reconstruction, en
prévision d’une toute première saison en Bundesliga qui se faisait attendre.
(Le Land de Rhénanie-Palatinat avait payé la rénovation, qui s’élevait à
5,75 millions d’euros, tandis que le conseil municipal de Mayence avait fait
don de la propriété du stade au club et avait arrêté de lui réclamer
100 000 euros par an pour le loyer.) Les blessures de certains joueurs clés
rendirent également la vie du club un peu plus compliquée.
Après une victoire inaugurale sur le terrain de l’Union Berlin (le hasard,
parfois…), l’équipe de Klopp passa toute la saison non loin des trois
premières places. Les dirigeants du club étaient plus que jamais convaincus
que le Souabe (qui n’avait toujours pas sa licence pro à ce moment-là) était
la bonne personne pour les emmener plus haut. « Il ne faisait pas que diriger
l’équipe, il avait également compris et accepté la situation financière dans
laquelle nous nous trouvions », assure Strutz, expliquant de manière
implicite que la situation avait été différente avec d’anciens entraîneurs.
En octobre 2002, le contrat de Klopp fut prolongé de deux ans, et ce
malgré une période de deux mois sans victoire à domicile. « Mon intérêt
pour cette prolongation était aussi grand que celui du club, déclara-t-il à la
Frankfurter Rundschau. C’est toujours un plaisir que de travailler ici et
d’être en mesure de pouvoir me développer en tant qu’entraîneur. De plus,
dans la vie, ce n’est pas tous les jours que vous avez l’opportunité d’être
exactement ce que vous êtes, là où vous le voulez. Ici, c’est possible. De
toute façon, je ne pense pas que j’aurais les vêtements adéquats [pour
travailler] dans un autre club. »
En mai 2003, une dramatique victoire 3-2 dans le derby face au grand
voisin qu’est l’Eintracht Francfort permit à Mayence de monter à la
troisième place, alors qu’il restait trois rencontres à jouer. « Il n’y a rien en
moi qui crie “Hourra” ou “Nous y sommes presque” », affirma Klopp, se
voulant prudent. Les matchs restants étaient assez abordables : à l’extérieur
à Ahlen (menacé par la relégation), à domicile contre le modeste Lübeck, et
enfin sur le terrain de l’Eintracht Brunswick (également menacé par la
relégation). « Nous voulons jouer ce football électrisant tout le temps
maintenant », avança Strutz.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y eut des étincelles dans le tout petit
Wersestadion d’Ahlen. Mené 2-0, le FSV prit l’avantage 3-2 à la
52e minute, mais finit quand même par s’incliner, après deux buts dans le
temps additionnel. Mayence se retrouva à la cinquième place. À l’issue du
coup de sifflet final, Klopp et le gardien Dimo Wache faillirent en venir aux
mains. Mais juste au moment où l’équipe de Mayence pensa que c’était fini,
elle se retrouva de nouveau dans la course. Une victoire 5-1 face à Lübeck
ouvrit la voie à une autre finale, à Brunswick cette fois-ci. Mayence devait
gagner avec un but de plus que l’Eintracht Francfort (qui était troisième et
qui jouait à domicile face à Reutlingen) pour enfin assouvir son désir de
jouer en Bundesliga. En conséquence, Klopp prit ses hommes et les
emmena faire un mini-stage d’entraînement, histoire qu’ils se vident la tête.
L’entraîneur était conscient qu’un nouvel échec pour cet outsider populaire
risquait de le faire passer pour la risée de tous. Certains avaient d’ailleurs
pris l’habitude de les qualifier de « Bayer Leverkusen de la 2. Bundesliga »,
en référence aux éternels vice-champions de la première division.
Ce jour-là, l’équipe ne montra aucun signe de nervosité. Mayence mena
2-0 au bout de 20 minutes de jeu, puis 4-0, avant que Brunswick n’inscrive
un but pour l’honneur à la 80e minute. Game over en Basse-Saxe. À ce
moment-là, Mayence était promu, étant donné que, de son côté, Francfort
ne menait que 4-3 face à Reutlingen. Klopp, lui, n’arrêtait pas de faire de
grands gestes avec ses mains, comme pour éteindre d’éventuelles flammes
de joie. À raison : le match à Francfort était toujours en cours, et l’équipe à
domicile venait de porter le score à 5-3. L’entraîneur et ses joueurs se
prirent par les bras et formèrent un cercle autour d’Axel Schuster, le
manager de l’équipe, qui était au téléphone avec un journaliste à Francfort.
Au Waldstadion, il restait alors moins de trois minutes à jouer dans le temps
additionnel. Après deux minutes et demie d’anxiété et de prières,
l’inconcevable eut lieu : l’Eintracht inscrivit le but du 6-3 et le coup de
sifflet final retentit. Pour la deuxième année consécutive, Mayence termina
quatrième, et pour la deuxième année consécutive, des larmes coulèrent sur
les joues des joueurs. « On s’est dit : “C’est pas possible, c’est une caméra
cachée ou quoi ?” se souvient Sandro Schwarz. Nous avions eu
suffisamment d’occasions pour gagner 5 ou 6-0. J’ai des frissons rien que
d’y penser. Nous étions tous en train de regarder le visage d’Axel Schuster.
Toute l’équipe a semblé être déconnectée lors des minutes qui ont suivi la
rencontre, comme si nous n’étions plus de ce monde. Nous ne croyions plus
en rien. »
« Die Meister der Schmerzen », les champions de la souffrance : c’est
ainsi que la Frankfurter Rundschau qualifia cette équipe, en faisant preuve
d’une sincère pitié. D’autres disaient que Mayence devait être connu sous
l’appellation « ceux qui ne savent pas monter ». « C’était une horrible
expérience. Qu’y a-t-il à dire de plus ? » se rappelle Strutz. Sur le bord du
terrain, le président sanglotait de manière incontrôlable aux côtés de Heidel.
Klopp était parti en courant pour se réfugier à l’intérieur du stade, histoire
d’éviter les médias ainsi que d’entendre les chants de joie de l’équipe
locale. « Il alluma une cigarette et ne dit pas un mot, raconte Strutz. Je le
sais, parce que j’ai fait pareil. Après Berlin, il était impossible de penser
que l’histoire pouvait être encore plus cruelle. »
Klopp pleura quand Marc, son fils alors âgé de 13 ans, lui demanda s’il y
avait école le lendemain. Mais d’une manière générale, il parvint à garder
son calme, de façon remarquable. « Je crois que dans la vie, rien n’arrive
par hasard. Un jour, nous découvrirons ce qui s’est passé aujourd’hui… »
dit-il.
Le lendemain, 8 000 personnes se rendirent sur la Gutenbergplatz, une
place située dans le centre de Mayence (nommée ainsi en hommage à
Johannes Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie), pour accueillir l’équipe
qui rentrait de Brunswick. Les supporters étaient clairement dans la
défiance vis-à-vis de leurs joueurs. Après tout, Mayence avait été « frappé
deux fois au visage », confirme Heidel. « Mais Klopp est monté sur scène et
a prononcé un de ces formidables discours qui a touché tout le monde. Il est
parvenu à émouvoir et à inspirer les gens de façon incroyable. »
« Nous allons nous relever, dit le coach. Nous sommes encore jeunes, et
personne n’a encore abandonné. Nous sommes déterminés à faire beaucoup
plus pour cette ville et nos supporters. Je sais qu’il y a des gens qui pensent
que Mayence n’y arrivera jamais. Mais ces gens-là ont un problème : nous
reviendrons. Ceux qui pensent que nous sommes finis font une terrible
erreur. »
Le message était crédible parce que le messager l’était, explique
Schwarz. « Ce jour-là, on a vu quel genre de personne était Kloppo. C’est
un guerrier. On pouvait sentir qu’il était lui-même véritablement convaincu
par ses propos. Je suppose que, dès le premier jour, il a senti que toutes ces
choses qui nous étaient arrivées faisaient partie des épreuves et des
tribulations de la vie, et que nous finirions par y arriver, à condition de faire
les choses correctement, c’est-à-dire en nous focalisant sur l’ici et le
maintenant, et en faisant abstraction du passé. De mon point de vue,
l’essence de Kloppo, c’est ça : il était convaincant parce qu’il était lui-
même convaincu. Il n’a jamais rien feint devant nous. Il nous disait : “C’est
quoi l’alternative ? On ne peut pas démanteler le club.” Il était évident que
nous devions continuer à aller de l’avant, et il était évident pour lui que
nous réussirions lors de notre prochaine tentative. Je me rappelle qu’il avait
dit : “En 2002, il nous manquait un point. En 2003, il nous manquait un but.
Vous savez ce qu’il va se passer la prochaine fois, n’est-ce pas ?” Et ça a
fini par arriver. »
Cela finit par arriver, en effet. Mais pas tout à fait de la manière prévue.
La troisième saison pleine de Klopp fut sa pire, en termes de points.
L’attaquant Andriy Voronin, la star de l’attaque, était bien trop prolifique
pour la deuxième division (il avait inscrit vingt buts la saison passée) et
était parti monnayer son talent du côté du 1. FC Cologne. L’Ukrainien à la
queue-de-cheval laissa un grand vide en attaque. Les performances de
l’équipe s’avérèrent pour la plupart quelconques. Heidel tira la sonnette
d’alarme, arguant que trop de joueurs rêvaient de la Bundesliga au lieu de
se concentrer sur la lourde tâche qui était face à eux. Klopp défendit son
équipe contre les critiques extérieures (« Je ne supporte pas les entraîneurs
qui s’approprient les victoires et qui s’en prennent aux joueurs quand ils
perdent »), mais l’inconstance de Mayence dégénéra en véritable crise. Le
FSV, qui ne remporta que deux rencontres entre mi-décembre et mi-avril, se
retrouva à la huitième place, à six longueurs de la troisième, avec seulement
cinq matchs à jouer.
« La saison était terminée pour nous, assure Kramny. Il y avait des
discussions portant sur une refonte de l’équipe. Après trois échecs, il n’était
plus possible d’avoir les mêmes visages dans le vestiaire. Il a été dit à plein
de joueurs qu’ils étaient libres de partir. Je pense que l’idée, à ce moment-
là, était de retenter une nouvelle fois de monter, mais avec une nouvelle
équipe. » Mayence devait également réduire ses coûts, et ce de toute
urgence. Le club avait perdu de l’argent au cours des deux derniers
exercices et avait besoin de générer des fonds pour couvrir les coûts de
reconstruction du stade, qui se révélèrent plus élevés que prévu.
Ce printemps-là, Klopp sembla « pour la première fois quelque peu
dépourvu de réponses », ajoute Kramny. L’entraîneur organisa un sondage
dans le vestiaire, en demandant aux joueurs d’écrire sur une feuille de
papier (en conservant leur anonymat) les raisons du malaise que connaissait
l’équipe. Personne ne fournit de réponse utile. Dans une réunion d’équipe
qui se tint peu de temps après, Klopp dit à ses hommes d’arrêter de ruminer
les choses négatives ; eux seuls étaient responsables et capables de changer
l’ambiance et d’insuffler un nouvel esprit. « C’est notre mission pour les
cinq derniers matchs », décréta-t-il.
Fort heureusement pour Mayence, Duisbourg ne s’avéra pas un
adversaire à la hauteur, et s’inclina 4-1 au Bruchwegstadion. À Lübeck,
Mayence s’imposa une nouvelle fois 4-1, avant de battre Unterhaching 2-0
à domicile. Mais en Bavière, l’équipe de Klopp ne parvint pas à débloquer
le score face à la modeste équipe de Regensburg4. À la suite de ce 0-0,
Mayence se retrouva quatrième, et ne pouvait monter qu’à condition de
battre l’Eintracht Trèves à domicile et que si l’Alemannia Aix-la-Chapelle
(alors troisième) ne gagnait pas à Karlsruhe lors du dernier match de la
saison.
Klopp accrocha une banderole dans le vestiaire sur laquelle était écrit :
« Jaaaaaaaa ! » « Il voulait soulager l’équipe d’une pression énorme en
créant un sentiment d’anticipation, écrivent Rehberg et Karn, avec, au
centre de l’attention, la perspective de vivre un moment de joie, en lieu et
place du besoin de gagner. » Mayence s’imposa 2-0 devant un stade à
guichets fermés. Mais une fois de plus, le sort du FSV dépendait d’un autre
match. La rencontre à Karlsruhe était toujours en cours après le coup de
sifflet final au Bruchwegstadion. L’Alemannia perdait 1-0. Après quelques
minutes de tension, Mayence y était enfin parvenu.
Mayence termina la saison avec 54 points au compteur, soit le plus
mauvais total de points pour un promu en Bundesliga. Mais cela n’avait
aucune importance. « Toute la ville explosa, se rappelle Heidel. Vous savez,
Mayence est une ville pleine d’émotions, à cause du carnaval. Les gens
adorent faire la fête et sont très fiers. Et pourtant, personne n’avait jamais
vécu quelque chose de similaire à ce dimanche-là. » Quatre-vingt-dix-neuf
ans après la création du FSV, Mayence, petite ville sans véritable
background footballistique, était tombée amoureuse de ce sport et de son
équipe. « C’était le chaos, il y avait des gens partout. » Bloqué dans un
océan de visages souriants et délirants, le bus de l’équipe mit une éternité
pour effectuer la courte distance qui sépare le stade de la Gutenbergplatz.
Les joueurs et le staff montèrent sur le balcon du Staatstheater pour
s’adresser à la foule. Bien évidemment, c’est Klopp qui prit le micro, qui
était trempé à cause du champagne et des larmes de joie. Il ne cria qu’un
seul mot : « Jaaaaaaaa ! »
Une célébration de plus ne serait pas de trop, surtout après avoir vécu
deux crève-cœurs, se dirent Heidel et l’entraîneur. « Nous avons alors
annoncé qu’on se retrouverait tous au même endroit le lendemain pour fêter
une nouvelle fois la montée. Trente mille personnes sont venues. Un lundi,
vous vous rendez compte ? La ville était blindée. Le symbole de tout cela,
c’était Kloppo, aucun doute là-dessus. Et malgré tout, il n’a jamais fait
preuve de vanité, il n’a pas cherché à s’attribuer tout le mérite. Même les
gens qui ne le connaissent pas du tout vous diront que c’est quelqu’un qui
est droit dans ses bottes, qu’il est authentique. Et il est vraiment comme
ça. »
Le discours de Klopp en centre-ville « fit pleurer tout le monde. Il y avait
des mères qui tenaient leurs enfants à bout de bras et qui criaient qu’elles
allaient renommer leur enfant Jürgen », raconte Doehling, en faisant preuve
d’un tout petit peu d’exagération.
« Monter en Bundesliga fut le plus grand miracle que nous avons jamais
réalisé », estime Strutz, dont le père fut également président du club.
Quelque part, cette toute première promotion de Mayence dans l’élite fut le
couronnement de l’œuvre de plus d’une personne. « D’habitude, les équipes
qui se retrouvent dans notre situation explosent après deux échecs de cette
importance. Rétrospectivement, le fait que nous ne soyons montés qu’au
bout de trois saisons est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Vous savez
pourquoi ? Parce que tous les fans de football étaient heureux pour nous.
Parce que nous étions sympathiques. Parce que nous avons dit que nous
n’abandonnerions pas, que nous nous relèverions. Personne ne s’intéressait
vraiment à nous avant. Mais ce jour-là, nous sommes véritablement devenus
Mayence 05. » À l’inverse des perdants en série, qui disaient « oui » à
l’affreux visage du destin, le petit club de Rhénanie-Palatinat refusait de
considérer « non » comme une réponse valable. « Tout cela a été possible
uniquement grâce à la relation spéciale entre Klopp et ses joueurs.
Aujourd’hui encore, personne n’est indifférent à l’idée de jouer pour nous.
Les joueurs adorent être ici, et ceux qui ont évolué pour nous il y a dix ans
adorent revenir ici. »
S’il est vrai qu’après quelques années, les équipes de football ont
tendance à ressembler à leurs entraîneurs, à Mayence, les similitudes entre
les deux étaient bien plus évidentes qu’ailleurs. « Les joueurs étaient
limités, il n’y avait personne d’exceptionnel dans l’effectif, mis à part [le
défenseur central] Manuel Friedrich, estime Quast. Beaucoup m’ont rappelé
Kloppo. Il y avait Toni da Silva par exemple, “le seul Brésilien qui ne savait
pas jouer au foot”, comme a dit Klopp un jour. Eh bien, il en a fait une star.
Il y avait toutes ces âmes errantes, ces joueurs moyens qui n’auraient rien
pu faire de spécial ailleurs. Prenez un gars comme Marco Rose. Un jour, il
est sorti du bus de l’équipe en criant devant les caméras : “Marco Rose est
joueur de Bundesliga. Y a un problème ?” Il n’aurait pu jouer dans aucune
équipe de première division, où que ce soit sur la planète. Seulement à
Mayence. Tous ces joueurs avaient la même mentalité que Kloppo lui-
même. Ils fonçaient, ils donnaient tout ce qu’ils avaient. Et après, ils
allaient boire des coups tous ensemble au Ballplatzcafé, les joueurs, ainsi
que le coach. Donnez-moi le nom d’un entraîneur qui ferait ça. »
Cette montée dans l’élite permit à Mayence de doubler son budget, qui
était désormais de 20 millions d’euros. Grâce à cette manne financière, le
club avait la possibilité de gérer un peu plus tranquillement les travaux du
stade, ainsi que d’offrir de nouveaux contrats à des joueurs qui étaient là
depuis un bon moment, comme Sandro Schwarz et Jürgen Kramny. Mais
cela n’était pas suffisant pour attirer des stars.
« Mayence sera en compétition avec le SC Fribourg pour le titre de “club
le plus gentil de Bundesliga”, écrivit le Süddeutsche Zeitung. Mais il ne faut
pas oublier que ce sera très difficile pour cette équipe, qui travaille dur et
qui ne semble pas faire preuve d’une grande qualité artistique. Les joueurs
triment pendant que leurs fans chantent des chansons de carnaval en
tribunes, et leur façon de jouer trahit clairement l’amour que leur entraîneur
porte pour le style de jeu anglais. »
« La Bundesliga peut se réjouir de nous avoir, dit Klopp. Nous sommes
prêts. »
En juin 2004, le football allemand était au plus bas, complètement
désorienté et démoralisé. L’équipe nationale, dirigée par Rudi Völler, venait
tout juste de se faire éliminer de l’Euro en phase de poules, sans une seule
victoire au compteur, et ce pour la deuxième fois consécutive. La
Nationalmannschaft s’était montrée embarrassante, en produisant de très
mauvaises performances, qualifiées de « football de train de nuit » et de
Rumpelfußball (de rumpeln, « bégayer », « trébucher ») par des spécialistes
et des journaux tout simplement horrifiés par ce qu’ils voyaient.
Le football produit par ceux qui étaient censés être les meilleurs joueurs
du pays était tellement dépassé qu’à deux ans de la Coupe du monde à la
maison, aucun entraîneur d’expérience ne voulut se mouiller pour prendre
la relève. Privée de toute solution classique, la DFB confia à contrecœur la
tâche à Jürgen Klinsmann, le réformiste qui vivait désormais en Californie
et qui prêchait la nécessité de jouer plus vite, ainsi qu’une refonte de la
marque de l’équipe nationale, qu’il voulait plus jeune et plus agressive.
« L’Allemagne avait toujours été une nation d’action, mais nous avions
arrêté de prendre l’initiative il y a bien longtemps », se rappelle Klinsmann,
une décennie plus tard.
Il faudra attendre la fin de la compétition, soit deux ans plus tard, pour
que l’on se rende compte que les manœuvres de l’ancien attaquant, qui
suscitait alors la méfiance, étaient largement justifiées. Mais en Bundesliga,
le changement arriva un peu plus vite. La saison 2004-2005 fut celle où le
football allemand, qui était devenu ennuyeux, laborieux et tactiquement
obsolète, se mit à aller de l’avant. Trois jeunes entraîneurs souabes, qui
avaient appris en deuxième division que les petites équipes pouvaient
devenir bien plus grandes et meilleures qu’elles ne laissaient paraître, grâce
à une stratégie ingénieuse et à une exécution dévouée, avaient constaté que
leur formule pouvait également fonctionner contre les plus grandes équipes
du pays. « La Bundesliga est en plein essor, écrivit le Frankfurter
Allgemeine Zeitung. Un football risqué, une défense depuis l’attaque, du
pressing et un sentiment général d’accélération du jeu : ce sont là les
caractéristiques d’un mouvement incarné par ces “pauvres” outsiders. » Les
liberos et les meneurs de jeu paresseux n’avaient pas leur place dans une
approche systémique où l’importance du collectif était plus forte que la
conviction commune qui était que les individualités faisaient la différence à
ce niveau. « Ils jouent un football conceptuel, pas un football de héros »,
nota le Berliner Zeitung en parlant de cette nouvelle vague d’« entraîneurs
tournés vers le progrès » qui bouleversait le statu quo.
À Schalke 04, Ralf Rangnick bannit la passe en arrière et exigea de ses
joueurs qu’ils n’effectuent que deux touches de balle maximum [avant de
passer le ballon]. À Bielefeld, l’entraîneur Uwe Rapolder, qui avait permis
à l’Arminia de monter dans l’élite en coiffant Mayence sur le poteau,
remporta un nombre surprenant de rencontres avec une équipe qui, bien
qu’elle eût un niveau bien en dessous de la moyenne sur le papier, était
parfaitement rodée, ce qui lui permit de maîtriser et de faire déjouer des
équipes bien plus fortes. Enfin, il y avait Jürgen Klopp, le membre le plus
bruyant de ce triumvirat originaire du sud-ouest du pays, qui supervisa le
brillant début de campagne de son équipe, qui fit rapidement douter les
cyniques et leur idée que le FSV ferait la fête tout le long, jusqu’à une
relégation certaine. Cinq victoires et trois nuls lors des dix premières
rencontres en championnat donnèrent une preuve que même les débutants
sans grands moyens pouvaient triompher en jouant dans la cour des grands.
Malgré la solide base théorique de leur jeu, Schalke, Bielefeld et
Mayence étaient appréciées parce qu’elles étaient des Spaßmannschaften,
des équipes distrayantes. Leurs entraîneurs ne jouaient pas seulement un
football moderne et bon ; ils en parlaient de manière intéressante également.
Klopp, en particulier, brillait sous les feux de la rampe. Il amadouait le
public en donnant des descriptions élaborées de la stratégie de son équipe et
en louant le fighting spirit de ses joueurs, soulignant le fait que sans les
jambes et la passion de ces derniers, même le meilleur des schémas
tactiques ne valait rien. Deux interviews qu’il donna au Spiegel et au taz
fournirent suffisamment de citations intéressantes pour une décennie. Ces
entretiens n’étaient pas vraiment des sessions classiques de questions-
réponses ; ils sonnaient comme un manifeste en faveur d’une façon
différente de pratiquer le football, une manière différente d’entraîner, basée
sur les principes d’humanité et de respect.
« Nous voulons dominer la rencontre », déclara au sujet de son plan de
jeu celui qui était alors le plus jeune coach du championnat après Matthias
Sammer, « tout particulièrement quand nous n’avons pas le ballon. Nous
voulons que l’adversaire joue précisément le ballon dans les zones du
terrain où nous voulons qu’il le joue. En fait, quand l’adversaire a le ballon,
c’est là que commence notre offensive pour aller inscrire un but. Nous
voulons regagner la balle aussi vite que possible, de manière qu’une passe
seulement suffise pour se retrouver devant les cages. Nous ne courons pas
plus que les autres équipes, mais nous courons sans nous relâcher. Pourquoi
devrions-nous [nous relâcher] ? Nous nous entraînons toute la semaine pour
être vifs pendant 90 minutes. En plus, notre système est bien défini : nous
ne piquons pas à tout-va comme pourrait le faire un essaim de frelons. Nous
attirons l’adversaire vers nous, et ensuite nous le piquons. »
« L’expérience est plus importante que le résultat, ajouta-t-il. Nous
jouons un Erlebnisfußball (un football qui procure une certaine expérience),
et c’est exactement le genre de football que j’ai envie de regarder. Nous
voulons courir sans cesse. C’est notre identité. Nous sommes l’avant-garde
des gens qui sont au bar et qui nous regardent : ces gens-là veulent que l’on
coure et que l’on se batte jusqu’au bout. Semaine après semaine, notre billet
d’entrée est bien défini : de la passion, une volonté de courir, de la volonté
tout court. Si quelqu’un quitte le stade en se disant : “Ils auraient dû se
battre et courir un peu plus aujourd’hui”, c’est qu’on a commis une grosse
erreur. J’aime ce sport parce que c’est une question de puissance, parce
qu’il secoue la poussière. Ce n’est que grâce au rythme et à l’action qu’il est
possible d’entrer en contact avec l’émotion que procure ce sport. Une
victoire seule ne suscite jamais l’émotion. Un bon match vous donne des
frissons jusqu’au lundi ou au mardi suivant. Le football, c’est du théâtre. Et
si l’on ne réalise pas de bonnes performances, il n’y aura plus que deux gars
assis à la fin. »
Si Mayence affichait un niveau de cohésion aussi élevé sur le terrain,
c’est parce que cette cohésion était renforcée par une autre, qui avait été
créée en dehors du terrain, explique Klopp. Deux ans plus tôt, il avait
emmené son équipe dans un cabanon situé en Forêt-Noire et les joueurs
devaient eux-mêmes faire la cuisine et le ménage. Juste avant leur première
saison en Bundesliga, il les avait emmenés faire un stage de survie
extrêmement désagréable en Suède. Au programme, quatre jours de pluie
presque incessante, une multitude de piqûres de moustiques, sans oublier la
mutinerie qui a failli avoir lieu (« Ils voulaient affréter un hélicoptère pour
nous sortir de là »), mais aussi une nouvelle proximité entre les joueurs, le
résultat de cette expérience partagée. À la lueur du feu de camp, Klopp
demanda aux joueurs d’écrire une lettre à eux-mêmes, en détaillant leurs
impressions ainsi que leurs sentiments quant à ce voyage au cœur de la
nature sauvage scandinave. Les lettres furent mises dans des enveloppes et
ramassées par Klopp, qui dit à ses joueurs qu’elles seraient gardées et
ressorties au cas où l’équipe traverserait une crise dans les mois à venir.
« Chacun d’entre eux aurait alors l’occasion de lire à voix haute ce qu’il
avait écrit à l’époque, assis près du feu et de ses coéquipiers, et se rappeler
toutes les émotions particulières et vivifiantes. »
Klopp montra également aux joueurs de Mayence un documentaire sur
les All Blacks, l’équipe de rugby de Nouvelle-Zélande, et leur demanda ce
qu’ils pensaient du fait qu’ils s’appellent eux-mêmes les All Reds. Était-ce
gênant pour eux, ou bien pouvaient-ils se jurer à eux-mêmes qu’ils iraient
au bout de leurs limites aussi longtemps qu’ils porteraient le maillot du FSV
Mayence 05 ? Si l’équipe n’a jamais exécuté de haka dans les vestiaires, il y
avait quand même des chants de guerriers maoris qui étaient joués dans le
bus de l’équipe sur le chemin du stade.
Étant donné que le club n’avait pas les moyens d’acheter des joueurs qui
avaient le profil footballistique et psychologique adéquat, Heidel et Klopp
menaient eux-mêmes des entretiens d’embauche poussés avec les
potentielles recrues. Dans la mesure du possible, le joueur était invité à
venir à Mayence en compagnie de sa femme ou de sa petite amie. Klopp se
chargeait de parler football au joueur en premier, et ce pendant trois, quatre,
voire cinq heures, pendant que Heidel montrait les plus beaux coins de
Mayence à sa compagne. Ce n’est qu’ensuite que le directeur sportif
s’entretenait avec le joueur. « Je voulais en premier lieu en savoir plus sur
ses origines, sur sa famille. Je voulais d’abord avoir une impression de lui
en tant que personne, dit-il. Puis je lui racontais des choses sur Jürgen
Klopp ; ça aurait été un peu con que de le faire avec lui dans la même pièce.
Je disais au joueur qu’il était possible qu’il tombe amoureux du coach, ce
genre de choses. »
« Il y avait deux questions clés. La première, c’était : “Est-ce que tu
aimes t’entraîner ?” Si quelqu’un répondait : “Bah pas vraiment, mais je
suis au meilleur de ma forme le week-end” – eh bien, salut ! Aucune chance
qu’il ne joue pour nous. L’autre question, c’était : “Est-ce que tu aimes
courir ?” Si quelqu’un répondait : “Je préfère m’en sortir avec ma
technique” ou alors “Je n’ai pas besoin de courir”, alors on ne le prenait
pas. Je leur disais toujours : “Si tu penses que tu es capable de marquer trois
buts le week-end sans que tu ne t’entraînes dur, dis-le-moi tout de suite.
Parce que tu ne joueras jamais ici, quels que soient le nom que tu portes et
la réputation que tu as.” Les joueurs sont sensibles à un tel élan d’honnêteté.
Nous avons dû renoncer à beaucoup de joueurs parce que nous sentions
qu’ils n’étaient pas capables de fournir les efforts que nous demandions. Si
un joueur disait : “Mais ce n’est que Mayence, ici…”, nous le renvoyions
chez lui. Kloppo disait toujours : “Je veux que tu aies le sentiment de ne
pouvoir jouer que pour un seul club pour le moment : Mayence, et rien
d’autre. Si tu n’as pas ce sentiment en toi, si tu penses que tu dois parler
avec d’autres clubs d’abord, ce n’est pas la peine. Et si tu ne t’enflammes
pas après ce que je viens de te raconter sur le club, tu ne devrais pas signer
ici. Sois honnête, parce que sinon, ça ne fonctionnera pas pour toi.”
Généralement, le joueur était impressionné par ce genre de discours. Après
quoi on le renvoyait chez lui, sans aucune offre sur la table. On lui disait
que nous aussi, on devait en discuter entre nous. “Nous te dirons si nous
voulons de toi. Si ça ne fonctionne pas pour une question d’argent, qu’il en
soit ainsi.” Mais en vrai, ça a presque toujours fonctionné. Nous avons
presque toujours fini par avoir les joueurs que nous avions ciblés. On les
avait eus par K.-O. Une fois qu’ils signaient, Klopp et moi, on s’en tapait
cinq. Tout était parfaitement réglé comme une horloge. »
L’Égyptien Mohamed Zidan en est le parfait exemple. Son agent ne
voulait pas qu’il quitte le Werder Brême pour Mayence. « Mayence ?
Qu’est-ce qu’il irait faire à Mayence ? » se rappelle Heidel. Mais après
qu’on lui a parlé, il était aussi enthousiaste que possible. Il ne voulait jouer
que pour nous, pour personne d’autre. » Outre un système fonctionnel qui
tirait le maximum des qualités des joueurs et qui de fait augmentait leur
valeur sur le marché (« Quiconque réalise de bonnes performances à
Mayence aura la chance, à un certain niveau, de gagner ce que d’autres
gagnent », avait prédit Klopp), le club offrait également un équilibre
intéressant entre vie professionnelle et vie privée. « Il y a des endroits bien
pires où vivre. Au moins ici, il est possible d’avoir une vie normale en tant
que footballeur, estime Heidel. À Cologne, c’est impossible de sortir dans la
rue. À Mayence, si. Vous aurez du mal à trouver un joueur qui n’a pas
apprécié le fait de jouer chez nous. Nous n’avons jamais eu à pénaliser qui
que ce soit pour des indiscrétions. Ce n’était pas nécessaire. »
Cela ne signifiait pas pour autant que les règles habituelles n’étaient pas
en vigueur. Quiconque arrivait en retard pour l’entraînement prenait
quelques centaines d’euros d’amende. Il y avait même un tarif pour
l’entraîneur, si lui-même arrivait en retard : 500 euros. Un jour, alors que
Mayence était encore en deuxième division et que Klopp vivait toujours à
Gallusviertel, un quartier de la classe moyenne inférieure de Francfort, il se
rendit à l’appartement de Michael Thurk, son joueur, qui habitait dans le
même coin que lui, pour l’emmener à l’entraînement à Mayence, comme
tous les autres jours, en passant par l’autoroute A66, tristement célèbre pour
ses embouteillages. Klopp eut beau sonner de nombreuses fois en bas de
l’immeuble, pas de réponse. Il sonna alors à l’interphone des voisins,
jusqu’à ce que quelqu’un le laisse entrer, avant d’aller taper à la porte de
Thurk. Au bout d’un moment, la porte finit par s’ouvrir. Thurk était en
caleçon. « Oh, coach. Je suis désolé… »
« Je te donne exactement deux minutes. Si tu n’es pas là dans deux
minutes, je pars sans toi. »
Une minute et trente secondes plus tard, Thurk arriva à la voiture, portant
les premiers vêtements qu’il avait trouvés sur son chemin. Le trajet pour
Mayence était « particulièrement stressant », se rappelle Quast, qui était de
la partie. « Des embouteillages partout, tout était bloqué. Kloppo transpirait,
parce qu’il n’avait pas beaucoup d’argent à l’époque. Cinq cents euros,
c’était une sacrée somme, même pour lui, à ce moment-là. Thurk aussi se
mit à transpirer – Klopp lui avait dit qu’il aurait à payer pour eux deux s’ils
étaient en retard. Ils ont malgré tout réussi à arriver avec deux secondes
d’avance. »
Klopp mit un point d’honneur à traiter ses joueurs comme il aurait
souhaité que ses anciens entraîneurs le traitent, en tant que joueur. Par
exemple, le milieu de terrain Fabian Gerber fut exempté d’un jour
d’entraînement afin de pouvoir aller fêter l’anniversaire de sa mère – un
événement médiatique qui fut férocement débattu dans une Bundesliga
imprégnée de machisme. « Il y a dix ans, je n’avais pas été autorisé à être
avec mon fils pour son premier jour d’école. Je me demande encore
aujourd’hui comment j’ai fait pour être aussi stupide et suivre l’ordre de
mon entraîneur, déclara Klopp pour justifier son indulgence. Je veux que les
gens autour de moi se sentent bien. La vie, c’est ça. Oui, on joue au
football, le langage est brutal, et il y a des choses pires encore. Mais je n’ai
pas à marcher sur les plates-bandes des autres. Je n’ai pas à menacer mes
joueurs de punitions pour qu’ils réalisent des performances. Je dois leur
montrer des objectifs clairs, de telle sorte qu’ils veulent automatiquement
les atteindre. C’est en cela que je crois. »
Attaquants de Mayence, Benjamin Auer et Michael Thurk ont parfois
plaidé pour un style de jeu plus détendu, sans succès. Klopp était
intransigeant quant à son programme footballistique. « Mais un joueur
seulement, insiste Heidel, ne se sentait pas bien du tout à Mayence : Hanno
Balitsch. Il disait tout le temps que Klopp et l’équipe se comportaient
comme une secte, qu’ils passaient leurs journées à rigoler. Il ne supportait
pas ça, et il trouvait également étrange le fait que les joueurs tutoyaient le
coach, au lieu de le vouvoyer. Quand on se croise, Hanno et moi en rigolons
encore aujourd’hui. Mais je vous mets au défi de trouver d’autres joueurs,
même parmi ceux qui ne jouaient pas régulièrement, qui diront quelque
chose de négatif sur Mayence. Vous n’en trouverez pas. Aux joueurs que
nous avions pour cible, j’ai toujours dit qu’ils n’avaient qu’à entrer en
contact avec d’anciens joueurs à nous et de leur demander ce qu’ils en
pensent. Ces gars-là n’avaient aucune raison de mentir. »
Fin novembre, l’équipe de Mayence reçut de nombreux éloges pour sa
prestation face au Bayern Munich de Felix Magath, et ce malgré une
défaite 4-2 à l’Olympiastadion. Mais l’obscurité se rapprochait. Sept
défaites de plus et un match nul 0-0 face à l’Arminia Bielefeld de Rapolder
firent que Mayence se retrouva à la quinzième place, à quatre points de la
zone de relégation. Dans les publications les plus réputées du pays, les
interviews instructives de l’entraîneur avaient laissé place à des questions
sur la sécurité de son emploi. Néanmoins, le board de Mayence clarifia vite
les choses : même si le club venait à descendre, Klopp resterait en place.
Les questions disparurent alors. « Il n’a jamais été question de se
débarrasser de lui, affirme Strutz. Il nous a convaincus, aussi bien en tant
qu’entraîneur qu’en tant qu’être humain. »
Klopp demanda aux fans au Bruchweg d’arrêter de se balancer sur de la
musique de carnaval et à la place, de fêter chaque tacle de l’équipe. Il eut de
nombreuses nuits blanches, et admit plus tard se sentir seul face à cette
vague de mauvais résultats (« Je ne pouvais rien demander à personne,
parce que, généralement, les entraîneurs ne survivent pas à une série de huit
défaites consécutives »). Il resta néanmoins optimiste et diffusa le calme
dans le vestiaire. « Les joueurs n’ont jamais commencé à douter d’eux-
mêmes, et ça, pour un coach, c’est un véritable exploit », écrivirent Rehberg
et Karn. Une mise au point tactique – une formation en 4-3-2-1 – permit à
Mayence de retrouver le sens de la marche. Des victoires contre Fribourg
(5-0), Schalke 04 (2-1), Hanovre (2-0) et Bochum (6-2) éloignèrent les
craintes d’une possible descente. Après la 32e journée et une défaite 4-2 à
domicile face au Bayern Munich, champion, Mayence était
mathématiquement sauvé. Les deux équipes firent la fête avec les
supporters, en avalant de grandes chopes de bière sur le terrain. Pour sa
toute première saison en Bundesliga, Mayence termina à la onzième place.
Selon Doehling, ce qui distingue Klopp de Wolfgang Frank, c’est sa
capacité à se vendre lui-même, son football et son club aux autres, même
dans les moments difficiles. « Frank n’avait pas ce talent. Après chaque
défaite, il perdait son sang-froid, regrettant que son équipe ne fasse pas
mieux et que le stade soit toujours vide. Klopp a appris de tout cela. Il sait
comment parler aux gens. Est-ce que vous leur dites : “Vous êtes tous des
idiots parce que vous ne comprenez pas à quel point notre football est
formidable ?” ou bien est-ce que vous leur dites : “C’est un événement où
tout va à 100 à l’heure. Les gens qui décident de ne pas venir vivre
l’expérience vont vraiment rater un truc. Vous feriez mieux de venir.” Il a
un talent pour être tout le temps optimiste. Et puis, vous l’avez déjà entendu
avant, c’est quelqu’un qui captive les gens. Il n’y a pas beaucoup de gens en
Allemagne qui sont capables de faire ça. Êtes-vous capable d’avoir des gens
qui vous suivent, qui suivent vos idées ? La politique n’est pas si différente
que ça du coaching. C’est un politicien-né. Mais il ne faut pas envoyer les
gens au bûcher. Ça, vous ne pouvez le faire qu’une fois, ensuite c’est fini.
Vous devez les mener à la bataille, puis les en faire sortir, vivants. Vous
devez les délivrer. Et ensuite, ils vous suivront. »
Rester dans l’élite à l’issue de la saison 2004-2005 était un « conte de
fées footballistique », affirme Quast. À Mayence, les gens s’étaient presque
habitués aux miracles. L’extraordinaire était devenu ordinaire. Quast se
rappelle avoir vu des fans du Bayern devant le stade être restés bouche bée
en train de regarder Klopp faire la fête avec les supporters au Haasekessel,
le bar du stade, après le coup de sifflet final. « Mais, ce n’est pas votre
coach, ça ? » ont gueulé les supporters bavarois, stupéfaits. Ils sont allés le
voir et ont pris des photos avec lui. Il était toujours là, à boire des coups
avec les 25 fans qui l’avaient vu inscrire son quadruplé à Erfurt. Il ne
voulait pas changer. Klopp, c’était ça. Et Mayence, c’était ça. »
Quelques semaines après avoir assuré le maintien dans l’élite, le destin
de Mayence prit un tournant encore plus fantastique. Le plus petit club de
Bundesliga se retrouva à vivre un rêve au sein d’un rêve, comme dans
Inception, le film de Christopher Nolan. Grâce à l’attitude sympathique des
joueurs, des dirigeants et des fans – ainsi qu’à une bonne grosse dose de
chance –, le FSV fut l’un des deux clubs européens à être autorisés à jouer
la Coupe de l’UEFA grâce au prix du Fair-Play. (Ce rôle d’équipe la plus
gentille et la plus amusante du championnat ne fit pas pour autant
l’unanimité : des mois plus tard, les ultras de Hanovre 96 déployèrent une
banderole sur laquelle était écrite : « Votre sympathie nous fait vomir. »)
Jürgen Klopp la joua cool. « La Coupe UEFA ? Est-ce que c’est comme
des aigreurs d’estomac ? » répondit-il aux questions sur cette excursion
complètement inattendue de Mayence dans le football européen. Il balaya
également les inquiétudes sur les exigences accrues imposées à une équipe
certes inexpérimentée, mais très soudée : « Nous ne devons pas nous dire
que nous avons un problème. La seule différence, c’est que nous verrons
nos femmes un peu moins. »
Mais ce ne fut pas la seule différence. Des voyages pleins d’aventures en
Arménie (4-0 en cumulé contre le FK Mika Ashtarak), en Islande (4-0 en
cumulé contre Keflavik) et en Espagne (défaite 2-0 en cumulé contre le FC
Séville) amenèrent une excitation énorme, mais aussi beaucoup de fatigue
et d’épuisement dans les premières semaines de la saison 2005-2006.
Mayence s’inclina en effet lors de ses cinq premiers matchs en Bundesliga.
« Ah, c’est le syndrome de la deuxième saison, la fête est finie », dirent de
nombreuses personnes. La gravité ramenait enfin ces voltigeurs au sol, leur
habitat naturel. « On peut se demander combien de temps encore la société
hédoniste de Mayence va continuer à tenir sous une pression accrue »,
écrivit la Neue Zürcher Zeitung avec une certaine inquiétude.
Klopp trouva de l’inspiration dans une BD qu’il lisait quand il était
adolescent : Mortadel et Filémon, de l’Espagnol Francisco Ibañez. Deux
agents secrets à qui il arrivait tout le temps de terribles mésaventures et de
graves mutilations sans avoir aucun dégât durable, réapparaissant comme
neufs lors de la case suivante. « J’adorais cette BD, dit Klopp. La durée
dont les personnages avaient besoin pour se régénérer était géniale. Pas
grave s’ils se faisaient aplatir par un rouleau compresseur ou s’ils tombaient
d’une falaise de 800 mètres de haut : les choses suivaient simplement leur
cours, comme si de rien n’était ! »
Les lois de la physique et de la biologie n’ont pas cours dans Mortadel et
Filémon. En revanche, la Bundesliga était un environnement beaucoup
moins indulgent. Si la forme de Mayence revint après l’élimination en
Coupe de l’UEFA, ce ne fut pas le cas des résultats. Après dix rencontres de
championnat, le FSV était dans la zone de relégation, avec seulement sept
points au compteur. La défaite 3-1 sur la pelouse du Hertha BSC devint le
symbole de cette déconnexion inexplicable entre un splendide football
d’attaque et un score final déprimant. Klopp demanda à tout le monde de
regarder au-delà du résultat. « Nous analyserons cette rencontre
indépendamment du résultat », déclara-t-il aux journalistes dans la capitale
allemande. Le quotidien local taz fut quelque peu surpris de remarquer que
les joueurs continuaient à avoir la foi, qu’ils étaient déterminés « à rester la
clique de la bonne humeur du championnat, à continuer de faire preuve de
courage, à continuer à jouer de manière offensive, rapide, et avec un plan et,
par-dessus tout, à continuer à se montrer de telle manière que même les
observateurs les plus cyniques n’auraient d’autre choix que de dire que ces
gars aiment jouer au football ».
Klopp lui-même aimait toujours jouer au football. C’était quelque chose
d’évident pour ses proches. Il jouait régulièrement dans l’équipe de
Kemweb, une petite agence de presse dont les bureaux se trouvaient non
loin de chez lui, à Mayence-Gonsenheim. Kemweb jouait contre d’autres
entreprises – des banques, des supermarchés, des entreprises de
construction – dans une ligue amateur, et manquait souvent de joueurs.
Peter Krawietz, qui travaillait pour Kemweb, demanda un jour à Klopp si ça
lui disait de venir pour compléter l’équipe. Et Klopp vint. Toutes les trois
ou quatre semaines, chaque fois que le calendrier de Mayence en
Bundesliga le permettait, il jouait quelque part à la campagne, entre les
vignes et les champs de tulipes, « contre des mecs qui avaient des bedaines
de bière, qui étaient incroyablement mauvais mais qui étaient tous des
champions du monde de la troisième mi-temps, se rappelle Martin Quast.
C’est là que Kloppo était le plus heureux, quand il était entouré de ces gars.
Il était sur le terrain et il était mort de rire quand un gars frappait au but,
mais que son ballon finissait par taper le poteau de corner. Après quoi, tout
le monde se mettait autour de Kloppo dans une tente ou dans un bar, et il
n’arrêtait pas de rire, pendant toute la soirée. Ce rire qu’il a… Tout ce que
tu voyais, c’étaient ses grandes dents. Des gens qui travaillaient dans des
banques ou à Blendax, l’usine de dentifrice, rentraient chez eux en disant :
“Monsieur Klopp, on vous connaissait comme entraîneur, mais on ne savait
pas que vous étiez un mec aussi cool. Vous pourriez toujours jouer en
septième division, non ?” Et ça, c’était le plus grand éloge à ses yeux, parce
qu’il n’a jamais prétendu être quelqu’un d’autre ».
Alors que l’hiver arrivait lentement mais sûrement, le puissant secteur
offensif de Mayence – composé du meneur de jeu da Silva et des attaquants
Michael Thurk, Benny Auer, Petr Ruman et Mohamed Zidan – finit par
transformer une masse d’occasions de but en succès tangibles. À Noël,
Mayence compta 16 points. Cet élan positif ne put être ignoré : Klopp se vit
offrir une prolongation de contrat de deux ans, courant jusqu’à la trêve
hivernale de 2008, ce qu’il accepta. Christian Heidel ne démentit pas les
informations selon lesquelles le salaire de l’entraîneur avait été porté à
1,2 million d’euros (par an), ce qui signifiait que Klopp touchait à peine un
peu moins que les entraîneurs les plus réputés de Bundesliga.
« Le FSV Mayence 05 est un club fantastique, déclara Klopp en
janvier 2006 à la Frankfurter Rundschau dans une double interview aux
côtés de Heidel. En termes de développement, le club a littéralement
explosé au cours de ces cinq dernières années, et ce sans changer son
caractère d’un iota. C’est toujours un grand et amusant défi que de travailler
ici. Il n’a jamais été question d’aller chercher un autre défi ailleurs. »
Klopp, le détonateur de l’explosion de Mayence, nia avoir été changé par
l’exposition médiatique, mais concéda que sa notoriété grandissante
commençait à avoir un impact négatif. « Tu t’habitues à être reconnu dans
la rue, et ta vie privée en souffre, déclara-t-il. Si, il y a cinq ans, quelqu’un
m’avait téléporté en 2005, j’aurais été choqué. Je pouvais courir à poil dans
les rues de la ville à l’époque, personne ne connaissait mon nom. »
Il n’était peut-être plus possible de courir tout nu dans les rues huppées
de Mayence-Gonsenheim, mais ce n’est pas comme si Klopp s’était caché
non plus. Son nom était sur la sonnette de sa maison (et c’était toujours le
cas en novembre 2016). Il était possible de le trouver sur la terrasse du Café
Raab non loin de là, ou encore en train de louer des DVD à Video Toni, le
soir. Un jour, Toni, le propriétaire du vidéoclub, dit à Klopp qu’il pourrait
emprunter des vidéos à vie si son magasin était montré à la télévision.
Après avoir entendu ça, Martin Quast intégra Toni dans un reportage sur
Klopp pour Sport1. Toni tint sa promesse : « Kloppo ne payera plus jamais
aucun DVD. »
Heidel avertit Klopp que d’ici cinq mois, après avoir travaillé pour la
ZDF durant la Coupe du monde, il passerait de « la personne la plus connue
de Mayence » à quelqu’un qui serait connu « par 80 millions d’Allemands,
papys et mamies inclus ». Si quelqu’un n’avait pas bien compris le texte
situé sous l’interview de la Frankfurter Rundschau – comme quoi Klopp
devenait petit à petit plus grand que Mayence 05 –, l’entraîneur s’assura de
le dire haut et fort. « Mon envie d’être coach à Mayence ne durera pas toute
une vie, avoua-t-il. Je ne peux pas m’imaginer être encore ici dans dix ans.
Je suis trop curieux pour ça. Je me mettrai alors un coup de pied dans le cul
[pour bouger]. »
La popularité de Klopp aurait pu créer une attention indésirable pour lui,
mais, finalement, cela se transforma en cash pour le club. « Personne n’était
jaloux. Bien au contraire : on a profité de cette popularité, assure Heidel.
L’effet Kloppo nous a permis d’acquérir de nouveaux sponsors et de vendre
plus de billets. » Le club commença à penser plus grand, bien au-delà du
prochain match et du besoin immédiat d’échapper une deuxième fois à la
relégation. Le FSV mena une étude de faisabilité portant sur la construction
d’un nouveau stade. Après quinze ans de travail, Heidel finit par être
employé à plein temps en tant que manager général du club. « Ici, nous
avons la chance de créer une infrastructure dont nous n’aurions même pas
rêvé quelques années plus tôt, dit Klopp. Et je veux faire partie de ce défi.
Quand je partirai, je veux que le club ait profité de moi, de mon apport.
Cela a toujours été le plan. Je veux laisser une trace. »
« Les négociations avec Kloppo ont duré deux minutes, dit Heidel. Je lui
ai donné un bout de papier avec un nombre dessus. Il pouvait ajouter
l’année qu’il voulait. Nous nous sommes serré la main, fin de l’histoire.
Nous n’avons jamais négocié. Il était toujours d’accord avec ce que je lui
proposais. Vous savez, il se plaignait toujours de gagner si peu quand il était
joueur ; mais en tant qu’entraîneur, il était sans doute le mieux payé de toute
la deuxième division, et de loin. Et en première division, ce n’était pas un
misérable non plus. Je savais à quel point il était important pour nous. Il
gagnait autant que trois ou quatre de nos joueurs réunis. Il disait : “Arrête,
c’est trop.” Je lui répondais : “Non, pas du tout. C’est ce que tu vaux.”
Parfois, des gens l’ont appelé pour l’attirer dans leur club, et il rigolait.
Parce que personne ne réalisait vraiment combien on le payait. C’était une
somme à sept chiffres. Beaucoup d’entraîneurs en Bundesliga ne gagnaient
pas ce qu’il gagnait. Klopp remplissait tout le stade. C’était une icône
publicitaire pour Mayence 05. Et ça, vous ne pouvez pas le mesurer en
termes pécuniaires. Ça allait bien au-delà de son travail à l’entraînement. »
L’équipe, en revanche, avait besoin d’une refonte tactique, au vu de sa
supériorité dans l’un des compartiments du jeu. Les meilleurs joueurs de
Mayence étant tous en attaque, un nouveau système en 4-4-2, avec un
diamant au milieu du terrain – Thurk jouant derrière les deux attaquants –,
vit le jour, afin que ces joueurs puissent mettre leurs qualités au service de
l’équipe. En février, lors d’un match à Dortmund, cette nouvelle formation
sembla toutefois laisser trop d’espaces au milieu. Le staff réfléchit à laisser
tomber ce plan à la mi-temps : le FSV Mayence était en effet mené 1-0 et
semblait ne pas du tout être dans son match. Mais finalement, l’équipe
garda cette formation et les choses finirent par s’arranger : Thurk finit par
égaliser, et les visiteurs eurent la malchance de ne pas finir par l’emporter
en fin de rencontre. « C’était un moment très difficile pour nous, dit Klopp
plus tard, une leçon précieuse pour nous, comme nous en avons tant eues. »
Lors des trois matchs suivants, Mayence prit sept points, et s’éloigna de la
zone de relégation.
La reconnaissance du bon travail de Klopp se manifesta également d’une
autre manière : le défenseur central Manuel Friedrich fut convoqué en
équipe nationale par Jürgen Klinsmann. C’était la première fois qu’un
joueur de Mayence était appelé à jouer pour la Nationalmannschaft. « Manu
est un défenseur très classe et un super type. Je suis content que Jürgen
Klinsmann ait la possibilité de faire sa connaissance », dit Klopp avec
beaucoup de fierté.
Avec sa nouvelle formation, Mayence ne perdit qu’un match sur sept, une
défaite 3-0 à Nuremberg. Mais les autres résultats firent que la pression était
forte avant le match à domicile face au Bayern Munich, leader, pour la
31e journée de Bundesliga. L’équipe se retrouva confinée dans un endroit
sombre. Mais cela n’avait rien à voir avec une descente inattendue vers la
zone de relégation. Sur invitation de Herbert Mertin, ministre de la Justice
du Land de Rhénanie-Palatinat, Klopp avait emmené l’équipe pour une
visite à la prison fédérale de Rohrbach. Un détenu dit à l’entraîneur qu’il
s’était assis un jour à côté de lui dans un bus qui emmenait les fans de
Mayence voir un match à l’extérieur en deuxième division. Klopp était
suspendu ce jour-là, et avait fait le déplacement avec les supporters.
L’entraîneur écouta avec attention le détenu raconter sa vie. « Mec, tu dois
mettre de l’ordre dans ta vie quand tu sortiras », lui conseilla-t-il, rapporte
la Frankfurter Rundschau. Klopp dit au quotidien qu’il était important pour
les joueurs « de faire l’expérience d’un monde complètement différent qui
est tout sauf amusant et raffiné. Ce genre de choses vous aide à grandir en
tant qu’être humain et en tant que joueur, même si cela ne vous aide pas
forcément à gagner contre le Bayern Munich ».
La meilleure partie de cette excursion exceptionnelle fut néanmoins la
possibilité « de faire sortir les gars d’ici de leurs cellules pendant quelques
heures », ajouta-t-il. Après avoir appris qu’il n’y avait pas de football en
direct à la télévision au sein de la prison, Klopp demanda à Mertin
d’installer un décodeur pour permettre aux détenus de regarder la rencontre
entre Mayence et le Bayern. L’homme politique ne fit que sourire face à
cette proposition quelque peu éhontée, mais il semblerait que la visite de
l’équipe servit de « coup de fouet » pour la réhabilitation de certains
détenus.
Sur le terrain, Mayence fit match nul 2-2 contre le Bayern. « Ce serait un
désastre si Mayence descendait en deuxième division », déclara Uli
Hoeness, le manager bavarois, à l’issue de 90 minutes qui furent très
disputées. Une courageuse victoire 3-0 à Wolfsburg permit ensuite au club
de se retrouver dans une position très confortable, et puis Mayence se
retrouva de nouveau dans une ambiance de carnaval à l’issue de l’avant-
dernière journée. Une victoire 1-0 contre Schalke 04 permit au club de se
sauver. En larmes et plein de bière, Klopp grimpa par-dessus la grille du
stade pour aller chanter des chansons paillardes avec les supporters. « C’est
l’ultra parmi les entraîneurs de Bundesliga, écrivit le Süddeutsche Zeitung,
et Mayence 05 est devenue l’expression de sa personnalité », un club où les
joueurs comme le public ont été « entraînés dans une hystérie » par le gars
sur la ligne de touche et « des dizaines de milliers de personnes vivaient au
rythme des émotions prescrites par leur entraîneur ».
Après un 0-0 lors du dernier match de la saison face à Duisbourg,
l’équipe la plus pauvre du championnat (la masse salariale du MSV
s’élevait à 13 millions d’euros, soit moins de la moitié de la masse salariale
moyenne en Bundesliga, qui était de 28 millions d’euros), Mayence termina
à la onzième place. Si certains joueurs se demandèrent s’ils avaient été
moins bons que leurs capacités laissaient entendre, Friedrich, lui, maintint
que le club savait exactement ce qu’il venait d’accomplir. « Être en mesure
de jouer en Bundesliga la saison prochaine, c’est la plus belle chose qui
soit, déclara le défenseur. Pour nous, chaque match est un cadeau. Un
cadeau que l’on regarde comme un enfant le ferait, c’est-à-dire avec les
yeux grands ouverts. »
Seulement, deux petites histoires ennuyeuses vinrent légèrement troubler
les célébrations, à la manière d’un violon désaccordé dans un orchestre
philharmonique. Tout d’abord, lors du match face à Schalke 04, les
supporters s’en étaient pris à Mimoun Azaouagh, l’ancien milieu de terrain
du FSV. Un événement qui était peut-être signe que l’autoproclamé club
festif était devenu un peu moins spécial, un peu plus normal. « Ce n’est pas
ce que nous sommes », dit Klopp, en critiquant les fans. Ensuite, des
observateurs réguliers du club remarquèrent que Heidel protesta un peu trop
vigoureusement lorsque quelqu’un lui dit que les pertes du meneur de jeu
da Silva (qui allait à Stuttgart) et de l’attaquant clé Mohamed Zidan (qui
retournait au Werder) seraient difficiles à compenser. « Cela fait quinze ans
qu’on entend ce genre de propos », répondit-il avec dédain.
Mais cet été-là, les vannes finirent par s’ouvrir. Outre da Silva et Zidan,
l’attaquant Benny Auer et le défenseur Mathias Abel quittèrent également
le club. Mais pire encore fut le départ d’un cinquième titulaire, Michael
Thurk. Un départ qui fit beaucoup de mal, et à plus d’un titre. Lors de la
saison 2005-2006, les douze buts inscrits par l’attaquant contribuèrent
énormément au maintien de Mayence en première division, tout comme le
furent ses six buts lors de la phase retour de la saison précédente. Thurk
était le type d’attaquant que les Allemands qualifient de Schlitzohr,
« roublard ». Un terme qui signifie littéralement « oreille fendue ».
L’expression remonte à quelques siècles, à l’époque où les apprentis
artisans portaient des boucles d’oreilles en or et se les faisaient arracher en
guise de punition, quand ils commettaient des délits. Thurk était un roublard
sur le terrain, un voyou adorable et énervait sans cesse les défenseurs. Il a
grandi dans le Gallusviertel à Francfort, un quartier industriel et ouvrier
coincé entre deux grandes lignes ferroviaires. Les locaux surnomment le
quartier « Kamerun », en raison du nombre important d’immigrés.
Si le doublé de Thurk face à l’Eintracht Trèves lors de la dernière journée
de la saison 2003-2004 permit à Mayence de monter en Bundesliga,
l’attaquant sembla bien seul et désespéré au milieu des célébrations
extatiques du club. En effet, Thurk avait accepté de s’engager pour
l’Energie Cottbus lors de la saison suivante, anticipant le fait que le club
d’Allemagne de l’Est allait monter en première division. Mais c’est
finalement Mayence qui fut promu à la place de l’Energie Cottbus. « Putain,
je me sens mal. Est-ce que je dois vraiment aller là-bas ? » marmonna
Thurk durant toute la durée de la fête dans le centre-ville, en pleurant toutes
les larmes de son corps.
Heidel avait promis à l’attaquant qu’il serait à nouveau le bienvenu si son
séjour à Cottbus ne se passait pas bien. Ce séjour ne se passa pas bien, et
Thurk paya de sa poche une partie de l’indemnité de transfert pour revenir à
Mayence, en janvier 2005. « Dans l’histoire de Mayence, nous avons pris
deux incroyables [bonnes] décisions en matière de personnel, considéra
Strutz plus tard. La première, c’est Klopp. La seconde, c’était de reprendre
Thurk à Cottbus. C’est incroyable, les choses que fait ce gars sur le
terrain. »
En juillet 2006, Thurk apprit que l’Eintracht Francfort était intéressé par
son profil. Un transfert dans sa ville natale était bien évidemment très
important pour lui, aussi bien sur le plan financier qu’émotionnel. Mayence
voulait qu’il reste. Thurk provoqua alors une dispute avec Heidel et Klopp
pour forcer sa vente à Francfort. Il se dit déçu que le manager de Mayence
ne l’ait pas tenu au courant des demandes de l’Eintracht, puis attaqua Klopp
pour ne pas l’avoir assez soutenu quant à une éventuelle convocation en
équipe nationale. « Je dois y réfléchir », avait – honnêtement – répondu
l’entraîneur quand on lui posa la question des perspectives de Thurk avec
Klinsmann. « Ce n’est pas seulement une déclaration négative sur un
joueur, se plaignit Thurk. J’avais aussi l’impression qu’il se moquait de
moi. » Mais l’attaquant, qui était alors âgé de 30 ans, alla plus loin,
beaucoup plus loin. Il déclara que Klopp était une sorte de « super
gourou », dont les prouesses en termes de gestion de joueurs étaient
largement surcotées. « Cette gaieté constante, toujours à sortir une boutade
amusante… Les trucs qu’il dit lors des réunions d’équipe, sa façon de nous
motiver. Franchement, je déconnecte, parce que j’ai déjà entendu ces
discours un millier de fois. C’est dépassé. Je ne peux plus entendre les trois
quarts des trucs qu’il dit. »
Un retour en arrière était désormais impossible après ces propos.
Mayence le vendit donc à son rival local. Le changement de club ne
fonctionna cependant pas comme Thurk l’avait espéré : il ne marqua que
quatre buts en 36 rencontres (toutes compétitions confondues) avant d’être
transféré au FC Augsburg. « Ce que Thurk a dit était impardonnable, il a
mené une politique de la terre brûlée, dit Quast. Kloppo était un dieu à
Mayence, tu ne peux pas faire des trucs comme ça. C’était devenu très
personnel. Après tous ces trajets entre Francfort et Mayence, ils étaient
devenus vraiment proches, Topf und Arsch5. C’était calculé de la part de
Micha. Il savait que le club devait le vendre. Mais comment tu gères un
gars comme ça ? Pendant un moment, leur relation était très tendue. J’étais
sûr que Kloppo allait couper les ponts avec lui. Mais en 2015-2016,
Augsburg se retrouve à affronter Liverpool6. Et qui est là, assis dans la loge
VIP aux côtés d’Ulla [la femme de Klopp] ? Michael Thurk. C’était l’invité
d’honneur de Klopp. Comme Thurk avait joué pour Augsburg, c’était un
peu son match aussi, quelque part. Il n’y avait aucune rancœur, pas de
ressentiment, rien. C’est cool. Je respecte les gens qui sont capables de faire
fi du passé comme ça. »
Le début de la saison 2006-2007 fut spectaculaire. Le Liverpool de
Rafael Benítez fut balayé 5-0 lors d’un match amical au Bruchwegstadion.
Puis ce fut au tour de Bochum de s’incliner à Mayence, 2-1, lors du premier
match de la saison. Et puis… plus rien. La nouvelle équipe mise en place
n’arrivait pas à appliquer le système très exigeant de Klopp. À l’issue de la
phase aller du championnat, Mayence était lanterne rouge, avec une seule
victoire, huit nuls et huit défaites au compteur.
L’attaque de Thurk donna une explication simple aux mauvais résultats
de Mayence : Klopp ne parvenait plus à inspirer son vestiaire. Les tabloïds
se demandèrent s’il n’était peut-être pas trop occupé à analyser les matchs
de l’équipe nationale sur la ZDF pour s’intéresser aux affaires courantes de
la Bundesliga.
Pour Strutz, ce n’était pas ça, le problème. « Avant le match contre
Schalke 04, Klopp a tenu un discours incroyable en conférence de presse. Il
n’a fait que parler et parler, et à la fin, j’étais sûr qu’on irait là-bas et qu’on
gagnerait. Je suis allé voir un cameraman et je lui ai demandé de me donner
la cassette. » « Nous allons garder nos croyances naïves, avait dit Klopp.
Nous n’irons pas à Schalke avec un complexe d’infériorité, en faisant des
courbettes. Quand tu es encore en course, tu ne dois pas abandonner, tu ne
dois pas t’arrêter de travailler. Tu finiras par être récompensé. C’est ma
conviction fondamentale. Nous continuerons à nous battre jusqu’à ce que
quelqu’un nous dise : “Tu peux t’arrêter maintenant, la saison est
terminée.” » Mayence perdit le match 4-0.
Le FSV s’inclina également 4-0 à domicile face au Bayern Munich, le
dernier match avant la trêve. Dans un Bruchwegstadion à guichets fermés,
une ola se lança, un peu par défiance, beaucoup par autodérision. Une scène
qui ne plut pas à Strutz. « J’aurais préféré que le public se moque des
joueurs à la place. » Les dirigeants du club étaient d’accord pour dire que
l’équipe manquait de compétence et d’application, ce qui était surtout
visible chez les recrues. Des changements auraient lieu durant les vacances,
mais pas sur le banc. Heidel assura que Klopp ne pouvait pas se faire
renvoyer. « Nous sauterions de joie s’il prolongeait son contrat au-delà de
2008 », dit-il à la presse.
Klopp nia que son équipe avait été effrayée par la visite des Bavarois –
« Nous ne nous sommes pas chiés dessus, j’ai vérifié avant le match » – et
resta stoïquement optimiste. La trêve offrait une chance de faire les
changements adéquats. Quoi qu’il en soit, finir l’année civile en tant que
lanterne rouge de Bundesliga n’était pas le pire Noël qu’il ait jamais vécu.
« Quand j’avais 5 ans, je voulais un vélo Chopper, raconta-t-il aux
journalistes. J’en ai eu un, mais notre voisin Franz, qui faisait le Père Noël,
s’assit dessus pour rigoler. La jante se plia et forma un huit. Je ne pouvais
plus l’utiliser, et j’étais très contrarié. »
« On n’avait pas l’impression qu’il y avait péril en la demeure », dit
Neven Subotić, tranquillement installé au pittoresque Tasty Pasty Company,
un café en briques apparentes tenu par un Britannique expatrié à Cologne et
très bavard. « Cette saison-là n’était pas purement chaotique, ce n’était pas
l’anarchie qui régnait. Tout se passait normalement. Nous nous entraînions
dur, et nous avions un plan clair pour le week-end, tout en sachant que si
l’on prenait un point, ce serait déjà super. Nous étions focalisés là-dessus. Il
n’y avait pas de sentiment de frustration, nous n’avions pas l’impression
que rien n’allait dans notre sens. Je pense que tout le monde savait que nous
n’avions pas les qualités des grands clubs, et que nous étions
fondamentalement à notre place. Quoi qu’il en soit, en tant que jeune
joueur, j’étais plus préoccupé par mes propres prestations. »
Heidel décida de dépenser de l’argent pour endiguer la marée. En janvier
Mohamed Zidan, « le Petit Pharaon », un attaquant insouciant qui, comme
Thurk, n’avait exprimé tout son potentiel que sous Klopp, revint du Werder
contre 2,8 millions d’euros, un transfert record pour Mayence. Le milieu
danois Leon Andreasen (également du Werder) vint sous forme d’un prêt de
six mois pour renforcer l’axe, tandis que l’ailier colombien Elkin Soto fut
sorti des ténèbres (il était sans contrat après une pige au CD Once Caldas).
Les supporters aussi allèrent de l’avant. Ils débutèrent une campagne
intitulée « Mission Possible 15 » pour que Mayence 05 se sauve de la
relégation (la 15e place étant synonyme de maintien). Les ultras de Mayence
se firent la promesse que le Bruchwegstadion, à l’intérieur duquel le FSV
était un peu devenu un punching-ball, serait à nouveau un chaudron
bruyant.
Klopp, décrit dans le Guardian comme « un jeune homme mal rasé qui a
l’air de tout le temps sauter dans un château gonflable imaginaire », fut
celui qui profita le plus de cette reprise. Zidan, Andreasen (et dans une
moindre mesure Soto) furent les éléments clés qui permirent à Mayence de
remporter cinq de leurs six premiers matchs lors de la Rückrunde (la phase
retour). Mayence remonta à la dixième place. Il était question d’aller en
Coupe de l’UEFA pour la deuxième fois de l’histoire du club. « Mes
coéquipiers se battent comme si leurs adversaires les menaçaient de
kidnapper leurs enfants », déclara Andreasen avec beaucoup d’admiration.
Strutz salua l’attitude de l’équipe, qualifiant ses joueurs de « Bravehearts de
la Bundesliga ». Les similitudes avec les insurgés écossais s’avérèrent
toutefois superficielles. Sous les kilts des joueurs de Mayence, il ne se
passait pas grand-chose.
Des erreurs d’arbitrage, des blessures, des occasions de but gâchées, des
buts stupides concédés : les histoires des équipes reléguées sont toujours les
mêmes, et ce depuis la nuit des temps. Mayence ne semble pas échapper à
la règle : le FSV a connu les mêmes histoires, qui expliquent en partie
pourquoi le club a perdu sept des neuf matchs suivants. Plus important
encore : la désastreuse première partie de saison fit que la marge d’erreur de
l’équipe était devenue bien trop petite, au vu de ses compétences limitées.
La victoire 3-0 contre Gladbach lors de l’avant-dernière journée arriva trop
tard. Pour espérer se maintenir, Mayence devait gagner 7-0 à l’extérieur, à
Munich de surcroît. Battre le Bayern sur ce score, c’est déjà compliqué sur
PlayStation, alors à l’Allianz Arena… L’aventure en Bundesliga était
terminée. Mayence allait descendre en 2. Bundesliga après 102 matchs dans
l’élite.
Pour Subotić, il s’agissait là de sa première relégation en tant que joueur
professionnel, mais étonnamment, elle ne fut pas si douloureuse que ça :
« Dans le vestiaire, l’ambiance était bonne jusqu’à la fin, affirme-t-il. Nous
sommes restés une équipe, nous sommes restés ensemble. Ce fut une
expérience très importante pour moi. Cela m’a aidé à grandir en tant que
joueur. L’ambiance ne s’est pas particulièrement détériorée, ou n’est pas
devenue plus bruyante sur la fin. Peut-être un peu, mais pas tant que ça. »
Le Bruchwegstadion ne perdit pas de sa voix pour autant. Après le coup
de sifflet final du match contre Gladbach, une standing ovation accompagna
le tour d’honneur. « Nous voulons voir l’équipe », demanda le public en
chantant, afin que l’équipe sorte faire un deuxième tour. Ils chantèrent
You’ll Never Walk Alone encore une fois. « Mes mouchoirs sont mouillés »,
admit le Dr Theo Zwanziger, le patron de la DFB. « Le football ne peut pas
accomplir plus que ce qu’il a accompli ici, avec nous », estima Strutz au
sujet de l’adieu émouvant.
Klopp prit le micro. Une fois de plus, il trouva l’inspiration pour son
discours dans un personnage de dessin animé. Paraphrasant les crédits de
fin de la version allemande de La Panthère rose, il promit que « ce n’est pas
la fin des temps, nous reviendrons, sans aucun doute – comme l’a dit le
philosophe rose ». Klopp « semblait presque ravi de cette relégation, parce
qu’elle permettait de faire ressortir la véritable âme footballistique de
Mayence », estima la Frankfurter Allgemeine Zeitung. La descente ne fut
pas considérée comme une catastrophe, mais plutôt comme un échec
inévitable. « Tout ce qui s’est passé ici est ce que tout le monde avait
toujours souhaité, écrivit le journal. C’est super de voir comment les gens
gèrent cette relégation », déclara Klopp. « La vie, c’est ça : si tu as tout
donné, mais que tu échoues quand même, c’est plus facile de faire face à
cette situation. Les gens et le club ont réagi de manière très classe. Ici, les
joueurs ne seront jamais considérés comme des idiots juste parce qu’ils ont
perdu un match. » À Munich, les joueurs et les dirigeants du FSV avaient
mis des chapeaux rouges avant le coup d’envoi et tenu une banderole
devant leurs fans qui avaient fait le déplacement. Sur la banderole était
écrit : « Nous vous tirons notre chapeau. »
Klopp avoua qu’il eut un moment d’introspection (« Je me suis posé des
questions. Si j’avais su que j’étais à 90 % responsable de la relégation,
j’aurais tiré les conclusions nécessaires. Mais ce n’était pas le cas »), mais
prêta son allégeance au club. « Je n’ai pas le droit de m’arrêter maintenant.
Je dois m’assurer que je pourrai vivre à Mayence une fois que je serai à la
retraite ou quand je me serai fait virer ailleurs, sans qu’on n’ait à me poser
de questions. » Il ajouta qu’il acceptait le fait que certains joueurs voulaient
quitter le club pour rester en Bundesliga, mais la situation était différente
pour lui. « J’ai presque 40 ans, je peux faire ce job pendant quelques années
encore. Je ne suis pas pressé par le temps. Les joueurs, eux, ont moins de
temps, ils doivent faire ce genre de choses. Pour moi, il s’agit d’être à la
hauteur de mes responsabilités. Et je suis heureux de le faire. »
Chapitre 11
Dortmund, 2010-2013
Chaos et théorie
Liverpool, 2016-2017
Mayence, 2007-2008
Dortmund, 2013-2015
Le frisson de la finale
Liverpool, 2017-2019
2019-2020