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Hegel Heidegger Néant (Mabille)
Hegel Heidegger Néant (Mabille)
Bernard Mabille
2006/4 - n° 52
pages 437 à 456
ISSN 0035-1571
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Hegel, Heidegger
et la question du néant 1
Dans le volume Beiträge zur Philosophie (GA 2 65) – encore inédit en fran-
çais –, Heidegger écrit : « Dans toute l’histoire de la métaphysique [...] l’être
(das “Sein”) a toujours été conçu en tant qu’étantité de l’étant (als Seiendheit
des Seienden) ». Une telle assimilation, poursuit-il, engage l’impuissance de la
métaphysique à penser le néant : « correspondant à cela (Dementsprechend), le
néant a toujours été compris comme le non-étant » 3. La Leçon inaugurale de
1929 (Was ist Metaphysik ?) 4 avait déjà montré cette impuissance en faisant de
Hegel une de ses figures paradigmatiques 5 ; ce que confirme la première partie
(Die Negativität) du volume Hegel (GA 68) – également inédit en français. Nous
voudrions, dans le prolongement d’autres travaux 6, poser trois questions. Com-
ment Heidegger comprend-il la pensée spéculative hégélienne du néant ? Cette
compréhension correspond-elle à ce que les textes de Hegel 7 nous apprennent ?
Quels fruits peut-on tirer de cette confrontation pour tenter de caractériser une
philosophie première du néant ?
Seiende) ? » 10. C’est à cette question que Hegel ne répond pas et ne peut pas
répondre.
La Conférence de 1929 le montre en s’appuyant sur une formule du début
de la Science de la logique : « “L’être pur et le néant pur, c’est donc le même” 11,
[cela] est juste (“Das reine Sein und das reine Nichts ist also dasselbe”, besteht
zu Recht). » Hegel a bien entrevu (sinon pensé) que « l’être et le néant s’entre-
appartiennent (gehören zusammen) ». Mais il ne voit là qu’une identité due à
une commune indétermination immédiate, alors que ce Zusammengehören
nomme la manifestation de l’être « essentiellement fini » 12 dans l’ouverture du
Dasein 13. Si Hegel dit du néant qu’il faut le penser « en tant que non de l’être
(Nichts – als Nicht des Seins) », il n’entend pas et ne peut pas entendre ce que
signifie Sein. « Être » chez Hegel reste pensé à partir de l’étance – étance en
l’occurrence vide parce que si l’être pur n’est certes pas un quelque chose, il
reste de l’ordre de l’étant. L’être pur comme le néant pur sont en quelque sorte
les deux exténuations symétriques et inversées du quelque chose ; l’être-là vidé
de lui-même : la privation 14 de l’étance.
Mais si cette compréhension du ne-ens est bien celle de Hegel, on s’attendrait
alors à le voir opposer strictement Être et Néant. Or dans la phrase même que
retient la Conférence de 1929, Hegel les dit « le même ». Mais que signifie
cette « mêmeté (Selbigkeit) » ? D’abord dasselbe ne peut être pris au sens où
Parménide déclare : to; ga;r aujto; noei'n ejstivn te ka; ei\nai. Heidegger traduit
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qu’une identité et, dès lors, l’entre-appartenance n’est qu’une commune indé-
termination et immédiateté. La véritable « mêmeté » ne dit pas l’identité mais
implique la différence. Non pas une différence logique mais ce que les Beiträge
nomment « le frémissement essentiel de l’être même (die wesentliche Erzitte-
rung des Seyns selbst) » dont le Néant (ou le Rien) est le voile. Le cours sur la
« Négativité » l’explique : « Le Néant est la différence abyssale de l’Être en
tant que néantisation et, pour cela ? – son essence (Das Nichts ist das ab-gründig
Verschiedene vom Seyn als Nichtung und deshalb ? – seines Wesens). » 16 Pensée
magistralement ressaisie au début de l’alinéa suivant : « L’Être en tant que fond
abyssal 17 est le Néant [...] le Néant néantise (Das Seyn als Abgrund ist das
Nichts [...] das Nichts nichtet) ». Pourquoi Hegel ne peut-il accéder à la pensée
du néant comme néantisation ? Que signifie chez lui la « négativité » ? Bien
que néantisation et négativité aient au moins en commun de ne pas signifier
« anéantissement », ont-elles la moindre proximité ? Si ce n’est pas le cas,
qu’est-ce qui frappe la pensée hégélienne d’impuissance ?
La réponse à ces questions passe par l’examen du second point : l’approche
logique. Si la voie hégélienne est bloquée, c’est parce qu’elle obéit au primat
traditionnel d’un traitement logique du néant. Second point sans doute plus
originaire que le premier puisque, en tant que telle, « la métaphysique est une
logique 18 » ou encore puisque la coappartence Sein/Grund s’ancre dans le
Logos. L’oubli de l’être et l’instauration de la métaphysique comme logique
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générale (Der Satz vom zu vermeiden Widerspruch, die Allgemeine Logik,) abat
[tent] cette question (schlägt diese Frage nieder). » 21 Penser, c’est penser quel-
que chose. La pensée du néant est un néant de pensée. Dire « le néant est A ou
B » est une contradiction qui stoppe le discours dès son commencement – une
« mê-onto-logique » est donc un objet monstrueux.
Au sens plus large d’une exigence logique de connaissance, pour qu’il y ait
néant, il faut qu’il y ait négation du tout (et non d’une simple partie) de ce qui
est. Or quel est le moteur de cette négation ? C’est « l’opération de négation » 22.
Verneinung dit plus que Negation et ce supplément désigne l’activité d’un
entendement (Verstandshandlung) 23. Autrement dit, la pensée logique du néant
suppose l’opérateur « négation » qui lui-même ne peut jouer que par l’activité
du logicien. Double origine de néant : la négation et le sujet.
Heidegger impose un renversement 24 : « N’y a-t-il le Néant que parce qu’il
y a le non, c’est-à-dire l’acte de nier (Gibt es das Nichts nur, weil es das Nicht,
d.h. die Verneinung gibt) ou bien est-ce l’inverse (oder liegt es umgekehrt) ? »
La voie dessinée par Heidegger est ici celle d’un Néant plus originaire non
seulement que toute négation logique mais encore que toute opération subjective
de négation. Mais 1) Qu’en est-il de ce néant ? 2) Comment y accéder puisqu’il
est en deçà de nos efforts logiciens ? Autant de questions auxquelles Hegel ne
saurait répondre. Pourquoi ?
Reprenons notre lecture du cours sur « la négativité » (GA 68). Heidegger
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21. GA 9, p. 107.
22. Ibid.
23. GA 9, p. 108.
24. Ibid.
25. GA 68, p. 38.
26. GA 68, pp. 15-16.
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On peut, à partir de là, voir Heidegger tracer un autre chemin vers le Néant :
passer de la voie de la logique à l’épreuve existentiale de l’angoisse. Mais pour
que cette épreuve du néant soit pensée, il faut que soit élucidée la question
paradoxale de la donation du néant. C’est cette question qu’affronte la Confé-
rence de 1929 : « Si le néant, comme toujours, doit être questionné – lui-même –,
alors il doit nécessairement d’abord être donné (Wenn das Nichts, wie immer,
befragt werden soll – es selbst – dann muß es zuvor gegeben können). » 27 La
question est monstrueuse : celle de la donation du néant ! Impossible d’y répon-
dre par la voie de la connaissance (et pas seulement par la logique qui travaille
justement hors donné). Heidegger explique cela en suivant une démarche kan-
tienne. Il part d’une nécessité d’essence : le Néant ne peut pas être une simple
négation partielle, régionale mais « la complète négation de la totalité de l’étant
(die vollständige Verneinung der Allheit des Seienden) » 28. La totalité est bien
chez Kant une catégorie de l’entendement. Cependant elle n’opère que sur des
totalités partielles (« la totalité de mes biens sera léguée à... »), or le néant
requiert la (et non pas une) totalité de l’étant dans son ensemble. Cette totalité
est, à la limite 29, « pensable » mais pas connaissable car elle ne fait précisément
pas l’objet d’une donation (sensible). En lecteur assidu de la Critique de la
raison pure, Heidegger le reconnaît : impossible de « saisir le tout de l’étant
(Erfassen das Ganze des Seienden) » 30.
Mais la connaissance est-elle seul accès à l’étant en totalité ? Nous pouvons
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27. GA 9, p. 108.
28. GA 9, p. 109.
29. La quatrième figure de la table kantienne du néant (évoquée plus haut) montre au moins un
cas où le néant n’est même plus pensable : le nihil negativum (une figure rectiligne à deux côtés)
est l’expression de l’impensable, d’une signification qui se détruit dans son énonciation même.
30. GA 9, p. 110.
31. GA 9, pp. 113-114.
32. GA 9, p. 114.
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Hegel semble donc condamné à ne pas pouvoir penser le néant et parce que
son concept est formé à partir de l’étant et parce que l’approche logique – en
tant qu’essentielle à la métaphysique – bloque d’avance l’accès à ce qui est
digne d’être pensé (Denkwürdig). Nous reviendrons sur le cas de la logique
mais il faut d’abord évaluer le jugement sur l’unilatéralité ontique dans laquelle
la spéculation hégélienne se déploie. L’étant hégélien n’est pas monolithique ;
comme nous le suggérions plus haut, tout lecteur de Hegel confronté à l’inter-
prétation heideggérienne se demande immédiatement si la négativité de l’étant
est bien prise en compte dans l’accusation de l’absence de pensée du rien.
Heidegger est un lecteur trop averti de Hegel pour éluder ce problème. Lorsqu’on
examine l’ensemble des cours de 1938-1939 repris en 1941 (GA 68), on s’aper-
çoit d’abord que la première partie s’intitule précisément Negativität. Lorsqu’on
l’observe de plus près, on voit Heidegger reconnaître que chez Hegel l’être de
l’étant n’est pas substance inerte, existence neutralisée 33 ou être-là réduit à une
simple thèse 34 mais que, en apparence au-delà de la sphère de la métaphysique
de la subjecti(vi) té, il est pensé en relation avec Aristote 35 : « ce que nous
nommons être, conformément au commencement de la philosophie occidentale,
s’appelle pour Hegel Wirlichkeit (effectivité) ; et cette dénomination n’est pas
contingente mais est prédéterminée chez Aristote à la première fin du commen-
cement : ejnevrgeia - ejntelevceia ». La Wirklichkeit en sa Wirkung dit l’activité
et non la substance inerte. C’est à partir de cette « actualité » ou de cette
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33. Nous faisons ici allusion aux célèbres analyses de GILSON (L’être et l’essence, Paris, Vrin,
3e éd., 1994, chapitre VI.
34. « Das Dasein ist die absolute Position eines Dinges », in Beweisgrund zu einer Demonstration
des Daseins Gottes, § 2.
35. GA 68, p. 50.
36. Le thème de la Fraglosichkeit der Negativität est égrené tout au long du cours : p. 14, 15,
38, 39 (au moins 4 fois), 40, 41, 42, etc.
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l’essence de la négativité : « parce que la négativité est déjà posée avec l’en-
ceinte 37 présupposée de son questionner (weil die Negativität mit dem voraus-
gestzten “Bezirk” seines Fragens schon gesetzt ist) – posé avec le penser qui
signifie ici : “je représente quelque chose [littéralement : je pose quelque chose
devant] en général” (gesetzt mit dem Denken, das hier besagt : “Ich stelle etwas
vor im allgemein”) » 38. Comme à chaque fois 39 que Heidegger doit affronter le
lien entre Wirklichkeit et ejnevrgeia, il la ramène la première à la représentation
(Vorstellung), la replace dans l’orbe de la métaphysique postcartésienne de la
subjecti(vi) té. L’origine et la nature de la négativité (ni interrogée ni susceptible
de l’être) sont subjectives et cette subjectivité est représentative. Au bout du
compte, Hegel reste tributaire des deux critères traditionnels (déjà repérés dans
la Conférence de 1929) de toute conception du néant : négation et subjectivité.
L’IRRÉDUCTIBILITÉ HÉGÉLIENNE
Heidegger a bien vu comment le néant joue chez Hegel selon deux opposi-
tions : d’une part avec l’être pur et d’autre part avec le quelque chose. La
réduction ou plutôt la subordination de la pensée du néant à l’ontique est
particulièrement nette dans la seconde opposition. Commençons donc par elle.
Il est incontestable que le néant (en tant que négation ou privation d’un « ceci »)
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37. Nous préférons traduire par enceinte plutôt que par région pour faire ressortir ce qu’il y a
de clos dans la pensée hégélienne, ce cercle totalement parcouru mais dont le centre reste inacces-
sible (GA 24, p. 400).
38. GA 68, p. 37.
39. Voir notre HHM, chap. 2, pp. 55 et sq. et chap. 5, pp. 211 et sq.
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sement » réciproque. Lorsque Hegel déclare Être pur et Néant pur « le même
(Dasselbe) », est-ce vraiment à dire qu’il les déclare identiques ? En fait la
Science de la logique ne voit là ni une identité abstraite, ni une différence
extérieure (opposition) d’entendement. Pour ce dernier, l’opposition stricte entre
être et néant est une évidence. Pour le spéculatif, le sens de la « mêmeté » de
l’être et du néant n’est pas exprimable directement 47. Ce n’est que depuis le
devenir que l’identité et/avec la différence de l’être pur et du néant pur peuvent
apparaître 48. À partir de là, il devient possible de comprendre le thème annoncé
de leur renversement réciproque. Ce renversement, explique Hegel, est en deçà
d’un « rapport » 49 parce qu’un rapport implique stabilité et détermination de
ses termes. Ici l’unité est un « passage », non point passage dans un devenir
qui serait un troisième terme, mais passage qui est ce devenir même en tant
qu’indéterminé. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’expliciter la « mêmeté » de
l’être et du néant purs, la troisième division (devenir) du premier chapitre (être)
de la logique de la qualité déclare que « leur mouvement est l’immédiat dispa-
raissant de l’un dans l’autre (des unmittelbaren Verschwindens des einen in dem
anderen) » 50. Il faut bien comprendre la forme substantivée du présent « Ver-
schwinden ». Chacun n’est pas disparaissant (comme si quelque chose dispa-
raissait) mais le renversement réciproque de ces deux indéterminations en un
devenir lui-même indéterminé est ce disparaître même.
On peut comprendre dès lors pourquoi la question « qu’est-ce que le Néant
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soi-même comme être pur puis être-là. Cela ne veut pas dire qu’au Néant ne
sont pas reconnus une fonction logique, un sens capital non seulement au
commencement mais peut-être même au principe de l’onto-logique spéculative
– celui, comme nous allons le montrer dans la troisième partie de notre texte,
d’une pensée limite.
D’où vient cette impensabilité ? Si l’on se souvient du diagnostic de Heideg-
ger, on répondra : le néant est, pour la métaphysique, impensable, non interro-
geable et s’il en est ainsi, c’est parce que l’approche logique, caractéristique de
la métaphysique, nous condamne à le manquer, à rester muet. Pourtant, il ne
faut pas nous en tenir là. La logique spéculative ne peut pas si facilement être
rabattue sur ce que Kant s’est mis à nommer la « logique formelle ». Que signifie
le fait que et Hegel et Heidegger mettent en garde contre la tentation de répondre
à la question « qu’est-ce que le néant ? » par une proposition du type « le néant
est x » ? Pourquoi, dans les deux cas, y a-t-il dénonciation du fait qu’une telle
démarche fait perdre sa « pureté » au rien pour en faire un quelque chose ou
pour l’étantifier ? La relation entre question du néant et logique est-elle de pure
divergence entre Hegel et Heidegger ou admet-elle des traits communs ? Si oui,
jusqu’où peut-on aller ?
Il n’est pas difficile de repérer des traits homologues dans les critiques des
procédures de la logique classique (celle que Hegel nomme logique d’entende-
ment). Il ne faut cependant pas forcer les homologies : là où Heidegger exige
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lequel Heidegger insistait tant. Si la négativité est liée à la subjectivité elle n’a
pas son origine dans la subjectivité représentative. Lorsque la Phénoménologie
de l’esprit évoque « la pure et simple négativité » 61, c’est dans un contexte où
Hegel vient de déclarer qu’il convient de « saisir le Vrai non seulement comme
substance mais tout aussi bien comme sujet » 62. Or cette subjectivité ne désigne
pas le sujet pensant fini mais l’Absolu comme Sujet. La négativité est négativité
de l’étant lui-même (et non de la subjectivité représentative comme le répète
Heidegger). L’unité de l’Être et du Néant en tout étant et dans toute pensée 63
n’est pas une unité comme identité abstraite et inerte ; elle est négativité. Ren-
versement Être/Néant mais dans l’ordre du déterminé, c’est-à-dire « d’un quel-
que chose ou d’un effectif quelconque » 64.
Mais comment cette négativité en tant que négation de la négation de toute
thèse se manifeste-t-elle ? Traduit-elle un « flottement » ou un « frémissement »
de l’étant ? Cette négativité se manifeste de deux façons. Dans Doctrine de
l’être, elle apparaît dans « l’idéalité du fini » : tout étant (tout être-là) est « déter-
miné » en deux sens. Il est d’abord défini, il a cette limite (au sens du pevra")
qui le fait être ce qu’il est, c’est-à-dire cela et pas autre chose. Cette détermi-
nation est en quelque sorte ce par quoi il se rassemble en son essence. Mais il
est ensuite « déterminé » au sens où il est fini, où sa dé-finition même en fait
un non-tout et donc un étant qui porte en soi le germe de sa disparition 65. Si
l’on tente de penser ensemble, comme la dialectique nous y enjoint, ces deux
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66. Voir notre Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, sections 6 et 7.
67. GA 9, p. 122.
68. GA 68, p. 48.
69. Encyclopédie, § 145 addition, traduction Bourgeois, pp. 577-579.
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Ce que nous apporte notre lecture croisée de Hegel et Heidegger, c’est d’abord
la possibilité d’énoncer ce que nous pourrions appeler les dimensions ou les
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72. « Théo » est le constituant le plus ambigu de la constitution telle que Heidegger la dégage.
Il peut être Dieu, le dieu (o théos) ou le divin (théion) mais il joue surtout le rôle (dans et par son
lien au logos) de « premier ». On a parlé de « katholou-proto-logie » ; onto-proto-logie nous semble
bien caractériser une constitution à condition de préciser seulement que le « premier » ne se concen-
tre pas exclusivement dans le thé(i) ologique mais peut relever de l’ontologique comme du logique.
Sur ce point, voir notre article « Philosophie première et pensée principielle (le révélateur néopla-
tonicien) », in Le principe, Paris, Vrin, 2006, chap. 1, pp. 9-42.
73. GA 9, p. 105.
74. HGW 21, p. 87.
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Resultat, daß dem Einen das Sein nicht zukomme »). Dès lors, il faut en arriver
au non-être de l’Un (« zu dem Nichtsein des Einen »), c’est-à-dire à l’Un qui
– comme tel – n’est pas. D’où la différence marquée par Hegel entre d’une
part la formule « l’Un est (das Eine ist) » qui le fait immédiatement devenir
autre et d’autre part « l’Un (das Eine) » qui – en retranchant le verbe être –
respecte l’irréductibilité du Principe. Cependant, en disant que le Principe n’est
rien d’étant ou en rien étant, la pensée se condamne d’une part au mutisme et
d’autre part à faire de la relation du Principe au principié une difficulté, aux
yeux de Hegel, insurmontable. En commençant par Être pur et Néant pur, la
Science de la logique donne donc les limites au-delà ou en deçà desquelles la
philosophie première (en tant que Logique) ne peut aller sans renoncer à la
raison (et donc à elle-même) 75, sans retrouver une parole mythique, une parole
indéterminée qui revendique son indétermination foncière sur un ton inspiré
ou prophétique. Il y a là une sorte de « discipline de la raison » – mais de la
raison spéculative 76.
Mais comme nous le rappelions en résumant les acquis de notre réflexion
sur une constitution de la philosophie première, l’arsique (l’in-déterminant) et
le thétique (le déterminant) ne se donnent jamais à l’état pur mais selon un
dosage dans lequel une dimension ou l’autre est prédominante. C’est pourquoi
nous avons d’emblée parlé de « primat ». C’est ainsi que l’on peut comprendre
comment, chez Heidegger, le « soulèvement » à partir de l’unilatéralité ontique
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est « soulevée », dé-posée par la négativité qui la traverse. Cette négativité n’est
pas anéantissement mais découverte du fait que l’in-stabilité de toute thèse
l’ouvre à une relation déterminante aux autres – détermination réciproque que
déploie le système de la Logique. Ce « soulèvement » de toute position, cette
intériorisation de toute extériorité (qui se révèle dès lors extériorisation) exprime
le rythme de l’Absolu dont le nom le plus haut est liberté.
Lorsque l’on tente de tenir ensemble d’une part la détermination des trois
dimensions invariantes d’une pensée du néant et d’autre part les deux types de
gestes dégagés chez nos deux auteurs, on se retrouve devant trois figures pos-
sibles d’une philosophie première du néant.
1) La première se caractérise à la fois par son refus et son inconscience.
Refus parce qu’il s’agit de déclarer que le néant n’est ni pensable ni à penser ;
que cela s’établisse en y montrant une contradiction qui en détruit le concept
même (Carnap) ou en le dénonçant comme une pseudo-idée (Bergson). Incons-
cience parce que, comme le montre Hegel, le rejet de la question du néant
présuppose une conception non pensée et unilatérale de la négation comme
opération extérieure appliquée à l’ensemble de l’étant réduit à une présence
neutre et compacte. Inconscience parce que, comme le montre Heidegger,
même si une telle démarche ne veut rien avoir à faire avec la question du néant,
le néant a à voir avec cette démarche. La formule en apparence anodine « sinon
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de plus 80. Dire et penser ce qui est, c’est accepter de quitter le séjour brumeux
de ce qui n’est qu’être ou n’est en rien étant pour entrer dans l’ordre relatif
du déterminé et dire (comme Aristote nous l’a appris) quelque chose de quel-
que chose. L’essentiel étant de refonder cette diction sur une nouvelle « logi-
cité » (celle, en particulier, de la proposition spéculative) dont l’autodéploie-
ment ne va pas sans négation déterminante.
3) L’indétermination du néant n’est une faiblesse ou même une tare que si
l’on présuppose la primauté de l’étance et de la détermination. Or une telle
acceptation conduit soit à refuser purement et simplement la question du néant
pour s’installer dans la pleine présence d’un étant sans au-delà (geste 1), soit à
ne frôler cette question que pour la désamorcer en la déterminant logiquement
(geste 2). La tâche de la pensée consiste alors à reprendre un parcours arsique
ou indéterminant qui, comme nous l’ont appris les néoplatoniciens et comme
le retrouve très différemment Heidegger, nous permet de nous ouvrir à une
irréductible différence entre l’étance (liée à un logos logique) et « l’au-delà de
l’étance » (dont l’expression exige un autre logos qu’Être et temps qualifie de
dêlotique) 81 pour tenter de recueillir ou d’accueillir ce qui, en toute rigueur,
n’est pas mais sans quoi n’adviendrait pas ce qui est.
Néant refoulé, néant déterminé ou néant préservé – tels sont les trois grands
gestes que nous donne à voir la tradition métaphysique et qu’il appartient encore
à une philosophie première de déployer ou d’articuler selon les significations
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Bernard MABILLE
Professeur à l’université de Poitiers