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Les Cent Puits de Salaga
Les Cent Puits de Salaga
De parents ghanéens tous deux journalistes, Ayesha Harruna Attah grandit à Accra. Elle
écrit dans différents magazines dont le New York Times Magazine, et collabore à des
anthologies. Ses romans ont été sélectionnés pour des prix du Commonwealth et publiés
en anglais et néerlandais. Elle est pour la première fois traduite en français.
Ayesha Harruna Attah
roman
GAÏA ÉDITIONS
Gaïa Éditions
82, rue de la Paix 40380 Montfort-en-Chalosse téléphone : 05 58 97 73 26
contact@gaia-editions.com
www.gaia-editions.com
Illustration de couverture :
© iStock / incomible
Carte :
© Cassava Republic Press
Tout rond et potelé, Wumpini était allongé sur le dos et agitait les jambes,
ses petits orteils recroquevillés. Un peu de bave lui coulait sur la joue.
Wurche l’essuya. Elle mit le doigt dans sa menotte qui se referma aussitôt
dessus. Sa bouche prit une forme ovale comme s’il voulait dire quelque
chose. Elle s’émerveilla devant sa vulnérabilité, puis à l’idée qu’elle aussi
avait été ainsi. Elle ne se retrouvait pas en lui, mais Mma affirmait que ses
gestes étaient ceux de Wurche. Elle le prit, remonta sa tunique et lui donna
le sein, qu’il engloutit avec gourmandise.
Adnan fit si brusquement irruption que le rideau continua de s’agiter
derrière lui. Wurche lui jeta un bref regard, vit qu’il n’avait nullement
besoin d’elle, et continua de nourrir Wumpini.
« J’ai compris pourquoi les hommes épousent plusieurs femmes. » Il
s’arrêta, et puisqu’elle ne lui répondait pas, il poursuivit : « C’est parce que
après la naissance des enfants, les épouses n’ont plus de temps pour leur
mari. L’islam a tout gâché. Mon arrière-grand-père avait autant d’épouses
que d’enfants. » Il se mit à rire, visiblement de bonne humeur. C’était le
moment de passer à l’action.
« Tu as aimé cette partie de chasse avec Sulemana ? »
Il fallait approcher le sujet avec délicatesse, elle marchait sur des œufs.
« Ton frère est doué avec un arc et des flèches. Il a eu plusieurs pintades.
Moi, j’ai tout raté.
– Il m’a appris à tirer, et je peux dire avec fierté que je vise mieux que lui.
– J’ai du mal à le croire. Sule est extraordinaire. »
Wurche fit la grimace en l’entendant l’appeler « Sule ». Personne
n’appelait son frère ainsi. Pourquoi est-ce qu’un surnom aussi innocent
l’irritait à ce point ? Elle donna à Wumpini l’autre sein, afin que son mari
voie les grands yeux de son fils. Puis elle tapota la place à côté d’elle.
Adnan s’assit. « Puis-je avoir ta permission de travailler avec Etuto ? »
Adnan soupira. « Et qui va s’occuper de Wumpini ? » Il lui donna une
pichenette sur la joue, puis se leva et s’étira comme un gros chat. Il retira sa
chemise. Son ventre pendait par-dessus son pantalon. « Je pars pour
Dagbon dans deux nuits, et je serai de retour dans deux semaines,
inch’Allah. Quand nous serons installés là-bas, je suis sûr que tu trouveras à
canaliser ton énergie. Mes tantes auront plein de tâches à te confier. En
attendant, occupe-toi de Wumpini. »
Un sentiment bien connu de panique prit Wurche à la gorge. Elle s’était
tellement habituée à cette vie qu’elle en avait oublié que leur présence à
Salaga n’était que temporaire. Les femmes allaient s’installer chez leur mari
et non l’inverse. Seule la guerre à Salaga avait poussé Adnan à venir
y vivre.
Une cuisse épaisse sortit du pantalon, puis une autre. Ses gestes, d’une
fluidité et d’une souplesse surprenante, donnaient l’impression qu’il était à
l’aise dans son corps. Tout en l’observant ainsi avec un mélange de
fascination et de répulsion, elle se consola en songeant qu’elle avait négocié
de pouvoir demeurer ici tant que Wumpini ne marcherait pas. Elle pria pour
qu’il soit pareil à Sundiata, le Lion du Mali, qui avait marché à quatre pattes
jusqu’à l’âge de sept ans.
Wurche fut brutalement tirée hors du sommeil. Elle ouvrit les yeux et vit
Adnan accroupi devant elle. Elle ne pouvait croire que ces deux semaines
soient passées si vite. Désorientée, elle regarda autour d’elle. Wumpini
dormait, les fesses en l’air. Il devait être deux heures après minuit. Adnan
défit sa robe et elle sentit son menton rugueux sur son ventre. Depuis que
Wumpini était né, elle avait réussi à le tenir en respect. Elle voulut protester,
ôter ses mains de ses cuisses, mais il l’entendit à peine, la souleva et la prit
d’un seul coup. D’abord, elle accueillit ses assauts sans réagir, mais à
mesure qu’il s’emballait, elle sentit une bulle de chaleur se former dans son
ventre, s’étendre à sa matrice, à ses cuisses. Elle donna un coup de pied, et
son talon heurta quelque chose de dur mais de vivant. Adnan vacilla en
arrière en se tenant le front, et la toisa un instant. Avant qu’elle ait pu
l’arrêter, il la gifla. Pendant quelques secondes, le claquement fit taire le
monde. Puis la douleur se mit à hurler à l’oreille de Wurche. Il la frappa à
nouveau.
« Il est normal qu’un mari désire sa femme après avoir été éloigné d’elle.
Il est également normal qu’un mari et une femme aient des relations. Ce qui
n’est pas normal, c’est qu’une femme frappe son époux. Tu m’y as poussé,
Wurche. Tu n’as jamais songé à ce que j’ai sacrifié pour venir ici. Tu n’as
jamais songé que moi non plus je ne le voulais pas. Qu’on m’avait forcé,
moi aussi, à t’épouser. Tu n’as pas fait le moindre effort pour apprendre à
me connaître. »
Il quitta la pièce. Wurche se recroquevilla par terre et regarda le bébé qui
dormait toujours malgré leur empoignade.
Devant la case de Jaji, un homme titubait en chantant des chansons
ébrieuses. La ville était en ruines, mais son esprit n’était pas mort.
« Salam Aleikoum, dit Wurche.
– Salam Aleikoum, répéta-t-il. Aleikoum salam. »
– Aleikoum salam », répondit Jaji en ouvrant le rideau de sa porte,
chassant ensuite le fou qui s’inclina et prit la direction de Kpembe, dont
venait Wurche. Jaji accueillit la jeune femme. De même que les
appartements d’Etuto étaient distinctement les siens – on y sentait presque
le goût du métal –, la case de Jaji donnait la même impression. Y flottait
une odeur d’encens et de vieux papier. Des livres et des rouleaux manuscrits
étaient éparpillés sur une peau de vache. Elle rangea un manuscrit qu’elle
avait ouvert et dit à Wurche que les femmes n’avaient cessé de demander de
ses nouvelles. Wurche sourit tristement. Après leur querelle, Adnan avait
rapporté à Etuto comment elle s’était comportée, et celui-ci avait dit qu’elle
devait obéir à son mari et attendre son heure. La seule raison pour laquelle
elle avait pu venir à Salaga, c’était parce que les hommes de la maison
s’étaient rendus à une réunion et que Mma avait besoin de sel.
Jaji, dont la tête touchait presque le plafond, examina Wurche, comme
pour tenter de comprendre ce qu’elle ne disait pas. C’était une de ses
astuces pour faire parler les gens davantage. Mais Wurche n’était pas dupe.
Jaji se mit à chercher parmi sa collection de bols et de calebasses dans
un coin, faisant choir un plat de métal par mégarde. Elle remplit la coupe
d’eau dans une large jarre en terre et la tendit à Wurche avec un bol de noix
de kola.
« Je suis heureuse de te voir, dit Jaji. Parce que, c’est bien triste, mais ma
présence à Salaga touche à sa fin. Je m’en vais à Kete-Krachi. L’imam a
déjà déménagé. Il m’a demandé de le rejoindre. »
Wurche lui apprit qu’Adnan, persuadé que Wumpini marcherait bientôt,
avait l’intention de les ramener à Dagbon. « Je n’aime pas Dagbon. »
C’était la première fois qu’elle l’admettait. Elle prit une longue gorgée
d’eau, sous les yeux observateurs de sa préceptrice. « Je suffoque, Jaji. Si je
reste mariée, je vais perdre l’esprit.
– Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
– C’est simple : il n’y a aucun amour entre nous. Ou peut-être que c’est à
cause de moi. Je ne l’aime pas, et je pense que jamais je ne l’aimerai. »
Jaji ne fit aucun commentaire. Le silence devint pesant. Elle demanda à
Wurche si Adnan l’avait insultée. Wurche répondit que non. S’il avait
insulté son père. Non. S’il buvait. Non. S’il la battait. Wurche lui raconta la
nuit où elle lui avait donné ce coup de pied.
« Je suis désolée d’entendre cela. Voyons ce que dit le Coran. »
Jaji prit son exemplaire usé du livre sacré et tourna délicatement les pages.
« Voilà quelque chose : “Ceux qui veulent répudier leur femme doivent
attendre trois mois ; s’ils changent d’avis et se réconcilient, alors Allah le
Miséricordieux accorde Son pardon. S’ils vont jusqu’au bout, alors Allah
est celui qui entend, et qui sait.” Voilà pour les hommes. » Elle tourna les
pages. « Écoute. La bonne musulmane éduquée doit aussi être une bonne
épouse. Je ne retrouve pas le passage, mais il me semble que tu ne réussis
pas à être une bonne épouse pour Adnan. Si je me souviens bien, je crois
qu’une femme peut demander le divorce si son époux la bat ou l’oblige à
accomplir des actes interdits.
– Je préférerais qu’il me répudie.
– Pourquoi ?
– Je l’ai épousé pour renforcer notre alliance avec Dagbon. Mon père veut
coûte que coûte maintenir ce lien. Si je divorce, il faudra que je fuie Salaga
et Kpembe et que je me cache au fond d’un puits. »
Jaji avait été mariée, autrefois, mais son époux était mort de la variole.
Wurche devinait qu’elle était plus heureuse depuis qu’elle était veuve. Elle
prit congé. Elle devait se rendre au marché et rentrer à Kpembe avant le
retour d’Adnan et d’Etuto.
« Prie en réfléchissant à cela », lui conseilla Jaji tandis qu’elle détachait
Baki.
Elles se dirent au revoir, et Wurche prit la direction du marché de l’après-
midi. Sur le chemin de Salaga, et même en parlant avec Jaji, pas un instant
elle n’avait cessé de se demander si Moro serait chez Maigida. Elle s’était
persuadée qu’elle irait rendre visite à sa préceptrice, achèterait du sel puis
rentrerait au palais, mais son ventre s’était noué, et elle était certaine que le
seul moyen de défaire ce nœud consistait à se rendre chez Maigida. Pour
s’assurer que Moro n’y était pas.
Quand elle s’amusait avec Fatima, elle ne pensait pas qu’il y eût grand
mal à ça, toutefois, elle savait que si on les surprenait, elles auraient des
ennuis, ce qui était précisément arrivé le jour où Mma les avait découvertes.
Peu après, elle avait étudié avec Jaji un poème concernant le chemin de la
vérité. Wurche avait demandé à sa préceptrice comment elle faisait pour
demeurer sur le chemin insaisissable de la vertu, et Jaji avait répondu :
« Le Coran nous dit : “Cesse de t’écarter du droit chemin.” Le verbe
“s’écarter” est capital ici. Il souligne notre humanité, que parfois nous
faisons les choses de manière répétée, jusqu’à ce que nous réussissions. Il
nous est donné plus d’une chance. En général, je prie, et j’essaie de ne pas
répéter mes erreurs. »
Wurche fit avancer Baki, elle voulait se changer les idées. Prononcer une
sorte de prière. Cesse de répéter tes erreurs. Que dirait-elle à Moro
lorsqu’elle le verrait ? Parlerait-elle du bébé ? Cesse de répéter tes erreurs.
Elle traversa la route qui menait à Kpembe et songea à rentrer en inventant
une excuse pour le sel. Mais cette pensée s’envola, car elle continua tout
droit, passa devant la mosquée en ruines, pénétra sur le marché et s’arrêta
devant la case où Moro et elle s’étaient aimés. Cesse de répéter tes erreurs.
Elle attacha Baki à l’arbre le plus proche et se dirigea vers la porte.
« Salam Aleikoum ! » s’écria-t-elle, mais nul ne répondit.
La porte était verrouillée. À la déception succéda le soulagement. Elle
revint vers sa jument, et défit le nœud.
« Ah ah ! » s’exclama une voix, puis quelqu’un frappa trois fois dans ses
mains. C’était Maigida, l’ami de Moro. Elle ne l’avait jamais vu dehors, ni
même debout. Il avait la peau couleur de cendre, et elle était deux fois plus
grande que lui. Il avait besoin de prendre le soleil. « Votre ami a laissé cette
esclave ici, et il n’est pas revenu la chercher. Cela me coûte de l’argent. Il
faut la nourrir, alors qu’elle est toute seule…
– Baisse d’un ton », lança Wurche entre ses dents. Elle rattacha Baki. « Et
ne l’appelle pas mon ami.
– Pardon. Vous voyez… On ne peut plus faire confiance à personne dans
cette ville. Il faisait partie des derniers hommes fiables.
– Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?
– Il y a une semaine. » Donc Moro venait encore à Salaga. « Entrez. » Ils
pénétrèrent dans la pièce fraîche, et il offrit à Wurche de s’asseoir sur une
peau de vache. « Il a acheté cette fille à un autre de mes fournisseurs. Il était
très enthousiaste, et puis il l’a laissée là, et je n’ai reçu aucune nouvelle de
lui.
– Où est-il parti ?
– Pour Kete-Krachi. Il a dit qu’il allait revenir, au plus tard dans trois
jours. Cela en fait sept. Je pourrais gagner beaucoup d’argent en la vendant
à quelqu’un d’autre. Je suis un homme honnête, mais ma patience a des
limites. »
Moro vendait les gens. Il ne les achetait pas, songea Wurche. Pourquoi
avait-il acheté cette fille ?
« Montre-la-moi.
– Veuillez me suivre. »
Ils retournèrent au marché. Rires, tambours, éclats de voix, chiens qui
aboient, chant, cloches, bouchers découpant de la viande. Où qu’elle se
tourne, un tourbillon d’activité s’offrait à ses yeux. La capacité des humains
à tout surmonter l’émerveillait. La ville était détruite, pourtant la vie
continuait. Maigida ne cessait de saluer des gens, et au bout d’un moment,
il s’arrêta devant un groupe de personnes enchaînées les unes aux autres.
« C’est celle-là. » Il désigna une fille un peu plus jeune que Wurche. Elle
leva les yeux vers Maigida d’un air accusateur. Elle avait la peau rouge
comme la terre du marché, les cheveux tressés, un nez fin, des lèvres
pleines et de petits seins pointus. Wurche sentit son cœur se serrer, et son
ventre se noua de nouveau. Pendant quelques secondes, elle fut à court de
paroles. Cette fille était belle. Que Moro voulait-il faire d’elle ?
« Je la prends », dit Wurche tout en réprimant sa nausée. À force de passer
du temps avec Moro, l’idée même de l’esclavage lui paraissait désormais
discutable, et pourtant, en un instant, sans réfléchir, elle avait proposé
d’acheter quelqu’un.
Maigida blêmit. Il ne paraissait pas du tout satisfait, pourtant il ne dit rien.
Alors Wurche comprit. En général, on offrait au Kpembewura les esclaves
non vendus. Maigida pensait sûrement qu’elle allait lui demander de lui
donner la jeune fille. Sous le règne du précédent Kpembewura, Shaibu et
d’autres princes choisissaient en toute impunité des esclaves, causant chez
les marchands une immense colère. Wurche ne voulait pas se comporter à la
manière de Shaibu. Elle fouilla dans la poche de sa tunique. Elle avait
les coquillages porcelaines pour le sel de Mma, et même un peu plus, car
elle emportait toujours quelque chose en se rendant à Salaga, même si elle
ne dépensait guère.
« Combien en veux-tu ? » demanda-t-elle.
Les dispositions de Maigida changèrent aussitôt, il frappa dans ses mains,
et prit Wurche par le bras.
« Retournons discuter à l’intérieur. On ne conclut pas une vente au-dehors.
– Combien voulais-tu la vendre à Moro ?
– Eh bien, vous savez, c’est un ami…
– D’accord. Dis-lui que j’ai enchéri. Inutile de faire traîner les choses. »
Moro l’avait achetée deux cent cinquante porcelaines. En général, les
filles en valaient quatre cents. Maigida accepta de la lui laisser pour trois
cents. Il commença à lui raconter que certains de ses clients aimaient
marchander. Certains y passaient l’après-midi, juste pour repartir la tête
haute. Il se tut lorsqu’il s’aperçut que Wurche regardait la porte.
Se posait aussi le problème du transport. La jeune fille devrait monter en
croupe derrière Wurche. Mma allait en avoir une attaque. Pas de sel. Une
esclave à cheval. Mma lui avait dit un jour que quand un manant montait à
cheval, cela raccourcissait la vie de sa monture.
Le marchand retourna détacher la fille. Elle était de la même taille que
Wurche. Celle-ci sentit à nouveau son cœur se serrer. Jalousie pure. Mais il
y avait autre chose. Une sorte d’attirance.
« Quelle langue parle-t-elle ?
– Réponds », ordonna le marchand, mais la jeune fille continua de le toiser
d’un regard qui le condamnait pour quelque mauvaise action. « Haoussa,
dit-il. Et un peu de twi, je crois.
– Parfait, dit Wurche. Comment t’appelles-tu ? »
La jeune fille regarda Wurche, sans rien répondre. Ses yeux montaient et
descendaient tandis qu’elle l’examinait, hésitant à parler.
« Aminah », finit-elle par dire.
Aminah
La femme aux cheveux courts vêtue d’une tunique d’homme fit traverser
le marché à Aminah et lui acheta une robe de coton, que celle-ci revêtit
aussitôt avec gratitude. Elles avançaient en silence, la femme aux allures de
garçon devant, Aminah derrière, déconcertée. Une seule chose était claire :
l’homme qui devait l’acheter n’était pas revenu, et Maigida l’avait vendue à
cette femme. Elles s’arrêtèrent devant un cheval à la robe si noire et luisante
qu’Aminah crut y découvrir son reflet.
« Monte », aboya la femme en haoussa, mais Aminah ne bougea pas.
Avant que la jeune fille ait trouvé le moyen de grimper sur le dos de
l’animal, la femme la poussa contre sa monture, puis elle l’attrapa par la
taille comme si c’était une enfant, et elle la hissa le plus haut possible. Ses
doigts appuyaient douloureusement sur les côtes d’Aminah, aussi fit-elle
tous ses efforts pour grimper. La femme grimpa ensuite telle un singe
devant elle, et accrocha les mains d’Aminah autour de sa taille. Elles
détalèrent si vite que la jeune fille crut qu’elles allaient tomber, mais la
cavalière maîtrisait parfaitement sa monture. Le coton rude frottait contre la
peau d’Aminah, le sac en cuir de l’autre lui rentrait dans l’estomac, mais
surtout la peur lui nouait la gorge. Elles sortirent de la vallée, et en montant,
le sable fit place à un paysage rocheux semé de touffes de graminées.
Aminah imagina qu’en arrivant au sommet, elle baisserait les yeux et
verrait Botu. Alors elle sauterait à terre, se mettrait à courir, goûterait à la
terre, et reviendrait serrer dans ses bras cette femme qui l’avait sauvée.
Seulement lorsqu’elles furent sur le plateau, elles se retrouvèrent au milieu
de grands arbres bordant un sentier mordoré. La brise soufflait, éparpillant
les feuilles mortes. Ce n’était pas Botu.
« Descends », ordonna la femme.
La hauteur était considérable. La femme aux allures de garçon bondit à
terre, puis elle tendit les bras à Aminah en lui faisant signe de descendre.
Tremblante, celle-ci se pencha, mais ne put sauter, à croire que son corps
était rivé au cheval. La femme poussa un soupir ennuyé, puis tira Aminah
avec une telle force qu’elle tomba. Elle grimpa à nouveau sur sa monture
avec aisance et partit au petit trot. Aminah s’épousseta et la suivit, surprise
d’avoir été autorisée à monter en croupe, et d’être soudain forcée de
descendre. Était-ce à cause de son odeur ?
Quinze minutes plus tard, elles arrivèrent à une autre ville, plus petite et
plus solennelle que Salaga. Il y manquait les bruits qui donnaient à Salaga
son caractère particulier et qui faisait battre son cœur : l’appel du muezzin,
les chiens qui aboyaient, l’ivrogne – il y avait toujours un ivrogne quelque
part – qui chantait en rentrant chez lui, les cloches, les tambours, les coqs
paresseux qui poussaient leurs cocoricos alors que la matinée était déjà bien
entamée, d’autres muezzins, les éclats de rire, les voix des gens qui
achetaient et vendaient, tout cela, sans arrêt, jusqu’au soir.
Des fillettes jouaient devant une case, et soudain le souvenir de Husseina
et Hassana traversa l’esprit d’Aminah. S’étaient-elles retrouvées ? Elle
espérait les voir bientôt. Elle croyait que les sentiments en elle s’étaient
assoupis – bonheur, tristesse, nostalgie – mais voir ces petites filles lui
permit de comprendre que non. Sa famille lui manquait. Elle aurait voulu ne
plus regarder ces enfants, qui à leur tour la dévisageaient, comme on le
faisait à Botu chaque fois qu’une personne inconnue arrivait. Aminah
poursuivit son chemin, sentant le regard brûlant des fillettes dans son dos.
Elles firent halte devant une grande maison blanche, à l’entrée flanquée de
deux gros rochers, et la femme entra. Elle mit pied à terre, atterrissant sur
un sol lisse fait de milliers d’éclats de miroir qui réfléchissaient la lumière
de toutes parts. Elle mena la jument dans une écurie, à gauche de l’entrée.
Aminah tendit le cou et aperçut trois autres chevaux. La femme aux allures
de garçon devait être riche. Aminah fut amenée devant l’une des cases qui
bordaient la cour, un rideau de tissu rayé blanc et bleu fermant l’entrée.
La femme appela quelqu’un dans une langue qu’Aminah n’avait jamais
entendue avant d’arriver à Salaga. Elle la préférait à celle de Wofa Sarpong
– chaque fois que les gens ouvraient la bouche, on aurait dit qu’on frappait
un gong. Une vieille femme sortit lentement. Elle était toute ronde,
contrairement à Eeyah. Ses yeux, son nez et même sa bouche étaient ronds.
Malgré tout, elle rappela à Aminah sa grand-mère. Elle songea que les
personnes âgées devaient toutes se ressembler. Leurs pommettes, leurs
mâchoires, leurs cous pleins de plis. Les deux femmes échangèrent
quelques paroles houleuses, puis celle qui avait des allures de garçon
s’adressa à Aminah en haoussa.
« Voici Mma, ma grand-mère. » La vieille dame accueillit Aminah dans sa
case, où elle s’allongea sur un lit surélevé par des blocs de sable. Entre la
vieille dame et le mur dormait un bébé. Il était recroquevillé comme une
feuille et paraissait si paisible qu’étrangement Aminah se prit à l’envier.
Le ton monta à nouveau entre les deux femmes, mais elles s’arrêtèrent
soudain, à croire qu’elles s’étaient rappelées en même temps la présence de
l’enfant, et regardèrent Aminah, dont les pieds semblaient vissés au sol. La
vieille dame prit alors la parole.
« Tu es là pour aider Wurche, ma petite-fille, à prendre soin de son bébé. »
Le petit garçon avait quatre mois, et la tâche d’Aminah consisterait à lui
donner son bain, le nourrir et le mettre au lit. Lorsqu’il dormirait, elle
devrait aider aux tâches domestiques, à la cuisine et au ménage. « Repose-
toi aujourd’hui. Il y aura beaucoup de choses à faire dans les jours qui
viennent. »
Aminah ne parvenait pas à croire que la femme aux airs de garçon ait eu
un enfant. Elle était telle une liane. En quittant la case de Mma pour se
rendre à la suivante, elle se demanda aussi quand allait apparaître un
homme dans le genre de Wofa Sarpong. Wurche déverrouilla la porte :
à l’intérieur se trouvaient un matelas, une armée de marmites et de
casseroles couvertes de poussière, avec des tombereaux de sable accumulés
le long des murs. Elle ouvrit la fenêtre. L’odeur de métal s’amplifiait à
mesure que les minutes passaient. Wurche montra ensuite à Aminah
l’endroit où l’on cuisinait, un espace ouvert, rempli de poêles et de
casseroles en métal, de pots en terre et d’ustensiles de cuisine empilés sur
une large table basse. Sous cette table, des balais, des nattes, des houes et
autres instruments pour creuser, et encore des marmites et casseroles.
Wurche la laissa avec un balai, et revint les bras chargés de vêtements,
qu’Aminah s’imagina devoir laver.
« C’est pour toi, dit Wurche. Je ne les ai jamais portés, et je ne les porterai
jamais. »
Qui étaient Wurche et les siens ? Ils traitaient Aminah trop bien. Combien
de temps cette générosité allait-elle durer ? Elle sortit le matelas de sa
chambre pour le secouer ; des herbes sèches se brisèrent entre ses doigts.
En rapportant le balai à la cuisine, elle vit un homme sortir en boitant de la
case d’en face. Il vint vers elle, et s’adressa à elle dans la langue de Wurche
et Mma. Aminah secoua la tête. Il essaya le haoussa.
« Je ne t’ai jamais vue ici ».
Aminah expliqua qu’elle était là pour s’occuper du bébé de Wurche. Il
répondit qu’il était son frère aîné, Sulemana. Et que si Aminah avait besoin
de quoi que ce soit, qu’elle vienne le voir, il l’aiderait. Mais la jeune fille
savait qu’elle n’en ferait rien. Ce genre de traitement était agréable, mais
elle avait l’impression de porter des vêtements d’emprunts, trop petits pour
elle. Ou encore, qu’elle devait retenir son souffle, car lorsqu’elle le
relâcherait, tout s’effondrerait autour d’elle. Elle regarda ses ongles, à vif à
force de les ronger. Une fois de retour dans la chambre qu’on lui avait
attribuée, elle ferma les yeux, ses pensées ricochant de tous les côtés.
Qu’était-il arrivé à l’homme qui voulait l’acheter ? Combien de temps
allait-elle rester chez ces gens ?
Elle ne se rendit pas compte qu’elle s’endormait, mais à son réveil – en
sursaut –, la pièce baignait dans l’obscurité. La panique la saisit. Elle aurait
dû être dehors, à aider aux cuisines. Un jour, chez Wofa Sarpong, elle avait
fait la sieste et ne s’était réveillée qu’après le dîner. La première épouse
l’avait traitée de paresseuse et l’avait obligée à aller chercher du petit bois,
seule, pendant un mois.
Dehors, trois enfants de l’âge d’Hassana jouaient avec des boîtes de
conserve vides. Mma était assise sur un tabouret près d’une femme
minuscule, qui s’avéra la tante de Wurche. Nul ne fit observer qu’Aminah
avait dormi trop longtemps. Au lieu de cela, Mma lui donna une énorme
calebasse en lui demandant d’aller puiser de l’eau, et elle désigna quelque
chose du côté de la chambre de Sulemana. Aminah ne comprit pas comment
l’eau pouvait se trouver là avant d’arriver au bord d’un puits entouré d’une
margelle de larges pierres, près de laquelle se trouvait un pot. Elle remplit la
calebasse et revint vers Mma, qui versa le liquide sur de gros morceaux de
viande. Tout suggérait que ces gens-là étaient riches. De l’eau directement
dans la cour, des chevaux, d’énormes morceaux de viande. Mma passa à
Aminah un bol d’oignons et la regarda les découper d’un air approbateur.
Soudain, Aminah fut fière que Na l’ait si bien éduquée. C’était un sentiment
nouveau chez elle, cette envie d’impressionner. Depuis deux ans, tout lui
était indifférent.
Mma jeta une poignée de beurre de karité dans un pot qu’elle posa sur les
trois supports qui entouraient le feu. C’était exactement pareil qu’à Botu.
Trois petits monticules fondus dans le sol.
Wurche sortit de sa chambre, le bébé sur la hanche. À présent qu’il était
réveillé, il donnait l’impression de faire la moitié de la taille de sa mère.
Aminah n’avait jamais vu un bébé aussi énorme. Wurche le tendit à Mma.
Aminah avait presque fini d’étendre les nattes de raphia pour le dîner,
lorsqu’un homme sortit de la case qui se trouvait près de l’entrée. Il était
grand, vêtu d’une tunique élaborée, avec une étoffe repliée sur l’épaule. Ce
devait être le père de Wurche, ils avaient la même tête ronde. Aussitôt,
Aminah s’inclina comme elle le faisait devant les anciens à Botu.
D’une voix de stentor, il prononça des paroles dans la langue de Salaga.
Puis il fit signe à Aminah de se lever.
« C’est la jeune fille qui va s’occuper de Wumpini », annonça Mma en
haoussa. Peu après, elle murmura à Aminah de son haleine amère aux
relents d’oignons : « C’est le roi de Salaga et Kpembe. Je suis certaine que
Wurche ne te l’a pas dit, mais il est important que tu le saches. »
Aminah acquiesça, abasourdie. Elle en eut soudain la chair de poule. Pas
étonnant. Comment avait-elle fait pour se retrouver à la cour du roi de
Salaga ?
Un homme corpulent sortit de la chambre de Wurche, suivi par la jeune
femme, et Aminah comprit qu’il s’agissait de son mari.
Quand tout le monde fut assis pour manger, Mma servit le riz sur trois
grands plateaux, et Aminah versa la sauce de la viande par-dessus, les
mains tremblantes car elle sentait le regard du roi posé sur elle. Elle était
nerveuse parce que c’était un roi, mais aussi parce qu’il lui rappelait
l’homme de la caravane dont les mains s’étaient aventurées à un endroit qui
n’était pas autorisé. Aminah tentait de se concentrer sur la nourriture, mais
le regard du roi ne la quittait pas. Pas plus que celui de Sulemana. L’époux
de Wurche était le seul homme à ne pas faire attention à elle.
Après le dîner, Aminah suivit Wurche dans sa chambre pour laver le bébé.
Comme la pièce respirait ! Il aurait fallu trois personnes juchées les unes sur
les autres pour atteindre le plafond. Des coffres et des paniers assez grands
pour y cacher quelqu’un étaient alignés le long des murs ronds de la case, et
il y avait encore assez d’espace. Elle aperçut son reflet dans un miroir posé
en oblique contre la paroi près de la fenêtre, et elle regretta d’avoir regardé.
Elle n’avait plus que la peau sur les os. Ses tresses collées étaient emmêlées
de manière indescriptible et ses yeux cernés d’une couleur plus sombre que
le reste de son visage. Les hommes la regardaient-ils parce qu’elle avait
l’air maladif ? L’exemple même de la beauté, à ses yeux, c’était Na pendant
sa grossesse. Malgré sa tristesse, sa peau était douce comme le limon près
du trou d’eau, sa chevelure avait épaissi, et quand elle la peignait, on avait
envie de plonger dans ses boucles cotonneuses. Le reflet qu’elle voyait dans
le miroir n’avait rien de beau.
Le bébé gazouillait tandis qu’Aminah frottait son petit corps replet avec
un tissu mouillé. Son père entra et ressortit plusieurs fois, et chaque fois,
Aminah le surprit qui regardait son épouse. La jeune fille avait déjà vu ce
regard-là. Baba regardait Na de la même manière lorsqu’elle était résolue à
l’emporter après une querelle. Ce n’était peut-être pas de l’amour, mais en
tout cas, on y lisait l’admiration. Il était trop tôt pour commencer à les
comprendre, mais Aminah pria Otienu qu’il n’y ait pas un autre Wofa
Sarpong dans cette maison, ou pire encore, son fils. Elle avait déjà peur du
roi, mais elle espérait que sa position exige de lui un comportement
honorable.
« Une fois que tu te seras habituée à lui, dit soudain Wurche, tu le garderas
jusqu’à ce qu’il s’endorme. »
Wumpini avait environ huit mois et Aminah était au service de Wurche
depuis quatre mois, quand le père du bébé vint voir la jeune fille. C’était
l’après-midi. Tout le monde faisait la sieste et elle jouait dehors avec
Wumpini, qui refusait de dormir et ne cessait de babiller. Adnan s’accroupit
devant elle et la dévisagea. C’était la dernière personne qu’elle s’attendait à
voir ainsi. D’habitude, il se contentait de lui sourire, et prononçait son nom
comme si c’était une chanson, mais la seule personne qu’il semblait voir,
c’était sa femme. Aminah et Adnan avaient peu affaire l’un à l’autre.
Anticipant sa proposition, elle rassembla ses forces. Elle n’aimait pas cette
sensation qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle rencontrait un homme, celle
de devenir son objet : c’était épuisant. Demanderait-il la même chose que
Wofa Sarpong ? Ou davantage ? Et Wurche ? Elle avait l’air complètement
indifférente à Adnan, mais elle tuerait certainement Aminah si elle
découvrait que son mari faisait des choses avec elle. Wurche n’avait rien à
voir avec les épouses soumises de Wofa Sarpong.
Adnan prit quelque chose dans la poche de sa tunique.
« Y a-t-il du lait ? demanda-t-il.
– Je vais aller en chercher », répondit Aminah, soulagée.
Il lui tendit des porcelaines et un morceau de tissu renfermant quelque
chose, en ajoutant : « Mouds bien ceci en poudre fine. Ajoute-le au lait et
dépose-le devant ma porte, à gauche. N’en parle à personne. »
Il ouvrit un carré de calicot qui renfermait une masse grise. Aminah
n’avait pas la moindre idée de ce que c’était et n’osa pas demander à quoi
cela servirait. Heureuse que cette étrange requête n’ait rien à voir avec elle,
elle prit Wumpini, le hissa sur son dos, enroula une étoffe autour de lui et
l’attacha ainsi contre elle. Elle se rendit dans les vastes pâtures où Ahmed le
Peul faisait brouter ses vaches et vendait du lait aigre. Elle aimait acheter
chez lui car sa langue était proche de la sienne.
Elle prit le lait, rentra au palais, pila la substance inconnue, la mélangea, et
alla déposer le tout à l’entrée de la chambre de Wurche et Adnan, ainsi qu’il
le lui avait demandé.
Tous les dix jours environ, Adnan apportait à Aminah une chose à réduire
en poudre, et lui demandait de la mélanger à du lait puis de tout laisser
devant sa porte. Feuilles séchées, objets semblables à des cailloux, écorce –
c’étaient presque toujours des choses qu’elle ne pouvait identifier, mais
qu’elle parvenait facilement à écraser au moyen d’un galet et d’une plaque
de pierre. Un jour, il lui donna un lézard desséché, en état de choc définitif.
Après être allée chercher le lait, elle revint au palais, où tout le monde
faisait encore la sieste. Elle posa le lézard fossilisé sur une grosse pierre
plate qu’elle utilisait pour réduire les oignons en purée. Elle n’avait pas le
choix : un homme de la maison lui avait donné un ordre. Elle essaya
d’écraser la créature durcie, en vain. Alors elle prit le mortier et le pilon,
sachant très bien que c’était une erreur : elle était certaine de réveiller
quelqu’un, hélas elle ne pouvait effectuer cette besogne à aucun autre
moment car on la verrait forcément. Parfois, Wurche lui hurlait dessus :
« Ça t’arrive de réfléchir ? » était sa phrase préférée, quand par exemple,
perdue dans ses pensées, Aminah oubliait d’éteindre le feu. Pour l’essentiel,
néanmoins, la bienveillance qu’elle avait rencontrée le premier jour avait
perduré, et elle commençait à se sentir à l’aise. À tel point qu’elle
commettait parfois des bêtises. Comme si elle se trouvait à nouveau dans
les vallées aux sols fertiles de Botu. Elle se laissait même aller à des choses
qu’elle faisait seulement lorsqu’elle était dans sa chambre d’antan, avec
Eeyah. Elle posa Wumpini sur une natte, s’étira et lâcha un gros pet.
Elle laissa tomber le lézard dur comme de la pierre au fond du mortier et
se mit à le pilonner doucement, réprimant son dégoût. Elle ignorait toujours
à quoi servaient ces potions. Peut-être un sacrifice ? À Botu, seuls les
garçons se servaient d’animaux morts pour jouer de mauvais tours aux
filles, on tuait aussi des bêtes lors des sacrifices, mais c’était Obado qui s’en
occupait. Les femmes n’avaient pas le droit de toucher à quoi que ce soit.
Aminah entendit bouger quelque chose. Elle s’arrêta et regarda autour
d’elle. Personne. Elle recommença à pilonner.
« Pourquoi fais-tu autant de bruit ? » demanda Wurche.
Aminah sursauta, puis présenta des excuses tout en essayant de trouver un
prétexte. Wurche, qui n’était pas convaincue, s’approcha pour regarder au
fond du mortier. Le lézard était déjà en plusieurs morceaux, mais sa tête
affreuse était encore entière. Wurche hurla. Aminah baissa les yeux. Où
était Adnan ?
« Tu essaies de nous empoisonner ? s’écria Wurche.
– Je vous en prie, commença Aminah.
– Mma, viens voir ! »
Mma se traîna hors de sa case, rajustant son voile blanc autour de sa tête.
Elle s’approchant en nouant l’étoffe sur sa poitrine. Elle regarda au fond du
mortier, là où Wurche pointait le doigt.
« Wo yo ! dit-elle en se couvrant la bouche.
– Est-ce cela qu’on mange là d’où tu viens ? demanda Wurche. Ton pays
te manque-t-il ? »
Aminah secoua la tête. Le lézard, le mortier et le pilon devinrent flous
dans ses yeux mouillés. Adnan sortit de sa chambre, les vit rassemblées
autour du mortier, et quitta les lieux comme s’il n’était en rien concerné.
« Wurche, ton père nous a fait pilonner toutes sortes de potions pour lui,
dit Mma. Ceci n’est rien. J’ai cuit et réduit en purée un varan tout entier
pour en faire une soupe qui donne du courage à ses hommes. Aminah,
nettoie bien ce mortier quand tu auras fini. »
Wurche ramassa Wumpini et retourna à sa chambre en lui essuyant la
bouche, à croire qu’Aminah lui avait fait goûter cette créature répugnante.
Aminah avait honte, elle avait envie de frapper le mortier, de tout jeter,
pourtant elle continua de pilonner. Elle le fit pour préserver sa dignité et
évacuer la colère qu’elle éprouvait à l’égard d’Adnan. Une fois le lézard
réduit en poudre, elle le versa dans le lait aigre, qu’elle déposa à l’entrée de
la chambre de Wurche. Lorsqu’il rentrerait, Adnan comprendrait combien il
était lâche et il aurait honte.
Aminah s’apprêtait à entrer dans ce doux espace qui vient juste avant le
sommeil, ce moment où l’on se remémore les passages agréables de la
journée sur le rose soyeux de ses paupières. Sa journée n’avait guère été
agréable, mais cet instant était doux malgré tout. Elle s’imaginait sur
l’herbe verte où paissaient les vaches d’Ahmed, et elle allait plonger quand
Mma entra dans sa chambre, la tête enveloppée de son voile.
« Ce n’était pas pour toi, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle. Aminah fut
déconcertée. « Le lézard, c’était pour un homme, bien sûr ? Regarde-moi.
Si je prononce le nom du commanditaire, cligne deux fois. »
Mma s’approcha de plus près et Aminah sentit son haleine. Autre point
commun aux personnes âgées : l’haleine rance qui murmurait combien la
mort était proche.
« Était-ce Etuto ? »
Aminah ne bougea pas.
« Sulemana ? » Sa voix était montée d’un cran, incrédule.
Aminah ne bougeait toujours pas. Mma passa en revue la liste des soldats
d’Etuto. Puis elle se tut.
« Ah. Adnan. »
Aminah cligna deux fois les yeux.
Mma éclata de rire et grommela : « Wo yo », pour elle-même. Puis : « Je
suis certaine que tu sais à quoi cela sert ? »
Aminah secoua la tête.
« Certains disent que c’est un filtre d’amour. D’autre que cela renforce
l’énergie sexuelle. Qu’un homme avec suffisamment de vigueur peut
obtenir tout ce qu’il veut de son épouse. »
Adnan utilisait ces potions depuis des semaines et, visiblement, Wurche
discutait davantage avec Sulemana qu’avec lui. Aminah eut pitié de lui.
« Mma, je vous en prie, ne lui dites pas que je vous ai raconté. »
La vieille dame assura à Aminah qu’elle lui avait seulement posé la
question par curiosité. Puis elle se tut ; ses yeux, que l’âge avait rendus gris,
fouillèrent ceux d’Aminah, comme si cela pouvait lui apprendre quelque
chose. Sa voix se fit murmure. « Tu es une bonne fille. Cela se voit.
Comporte-toi bien avec nous, et tout ira au mieux pour toi. »
Wumpini eut un an et son père fit tuer un mouton gras. Le bébé refusait
toujours de marcher, aussi Aminah le porta-t-elle pendant toute la matinée,
tandis qu’elle faisait cuire les morceaux de viande pour les invités qui
venaient célébrer l’événement. Dans la cuisine, une vapeur âcre s’élevait
au-dessus de deux gros pots de bière de millet. Aminah ne comprenait pas
que les gens puissent boire un liquide si nauséabond. Des peaux étaient
étendues devant les cases d’Etuto et de Wurche, et pendant toute la matinée,
les hôtes se succédèrent.
Cette journée était la plus intense qu’Aminah ait connue jusque-là. À un
moment, Sulemana s’approcha, prit un morceau de viande et lui demanda
d’où venait sa famille.
« De Botu », répondit Aminah, mais avant qu’il puisse ajouter quelque
chose, un groupe d’hommes portant talismans, hautes bottes de cavaliers et
fusils arriva et s’installa devant la case d’Etuto. Sulemana se joignit à eux,
au grand soulagement d’Aminah. Elle ne pouvait faire la conversation tout
en préparant la nourriture et en s’occupant de Wumpini.
Etuto sortit, et tout le monde se prosterna devant lui, chose qui surprenait
toujours Aminah. Que le sol fût boueux ou poussiéreux, les gens se
prosternaient devant le Kpembewura. Etuto portait des bottes brodées
semblables à celles que Baba avait commencé à fabriquer. Comme s’il
s’était aperçu qu’elle le regardait, Etuto leva le bras en l’air et s’écria : « De
la bière ! »
Aminah posa plusieurs calebasses sur un plateau, y versa le répugnant
liquide et se hâta vers l’assemblée. Elle se baissa à la hauteur d’Adnan, qui
déclina mais la remercia sincèrement. Depuis l’incident du lézard, la simple
vue de son visage agaçait Aminah. Ensuite, elle s’en voulait d’être irritée
contre lui. C’était une vraie malédiction d’être aussi sensible aux autres.
Elle se présenta devant Etuto qui leva sa calebasse en disant : « Merci
Aminah, la plus belle. » Ses yeux s’attardèrent sur son visage, descendirent
sur sa poitrine. Le cœur de la jeune fille se mit à battre plus fort. Tout le
monde éclata de rire comme s’il s’agissait d’une bonne blague.
D’autres gens arrivèrent et Aminah fut frappée de découvrir la présence de
deux hommes qui s’attardaient à l’extérieur, plus pâles que du beurre de
karité frais. À croire qu’ils n’avaient plus de sang dans les veines. Si Na
trouvait qu’Issa-Na avait l’air mal cuite, Aminah se demandait bien
comment elle aurait décrit ces hommes. C’était donc une personne de ce
genre qui avait acheté Husseina pour aller sur les grandes eaux. Les
nouveaux venus s’entretinrent avec Etuto, et il fit signe à son bataillon de
quitter le palais.
« Encore de la bière, Aminah », ordonna Etuto.
Elle alla chercher d’autres calebasses et revint en hâte le servir. Les
hommes pâles étaient accompagnés d’un homme noir également vêtu d’une
chemise et d’un pantalon court, semblable à la tenue de l’inspecteur qui
s’était présenté sur la ferme de Wofa Sarpong. Etuto fit traverser la cour à
ses invités et les mena devant la case de Wurche, où celle-ci était assise en
compagnie de Mma et des autres femmes de Kpembe.
Les hommes parlaient gonja, haoussa et une langue qui devait être celle
des hommes pâles. À leurs propos en haoussa, Aminah comprit qu’ils
étaient venus là pour renforcer des liens déjà existants. Et pour cela, ils
avaient apporté des présents. Les messagers des hommes pâles donnèrent à
Etuto des colliers de perles, qu’il tendit à Wurche. Celle-ci s’inclina devant
les visiteurs et les distribua à son tour à Mma et aux autres femmes, qui se
mirent à hululer. Les hommes pâles présentèrent ensuite des bouteilles
contenant un liquide brun. Ahmed entra à son tour avec une vache noir et
blanc, aussi haute que le portail, et un autre homme suivit avec un gros sac
d’ignames posé sur la tête. Si Aminah avait dû choisir, elle aurait largement
préféré les cadeaux offerts par Etuto.
Les hommes discutèrent pendant des heures, et à la fin, celui qui était noir
et habillé comme un inspecteur donna à Etuto un tissu avec du rouge, du
bleu et du blanc. Plus tard dans la soirée, Mma expliqua à Aminah qu’elle
venait d’assister à un moment historique. En prenant leur drapeau, Etuto
acceptait l’amitié des blancs de Grande-Bretagne. Wurche affirma que la
rencontre entre Etuto et ces blancs signifiait que la situation avait changé.
Les blancs avaient l’habitude de venir le voir. Si Etuto acceptait ce drapeau,
alors Salaga n’était plus une zone neutre, il s’agissait désormais de
protection, et non plus d’amitié. Aminah n’avait pas la moindre idée de ce
dont elles parlaient.
Wurche
De plus en plus de blancs venaient à Salaga-Kpembe, sollicitant chaque
fois une audience auprès d’Etuto ; parallèlement, le mariage de Wurche
virait au cauchemar. Elle devait demander à Adnan la permission pour tout,
et il profitait au maximum de sa position dominante. Il lui avait interdit de
siéger avec Etuto lors des réunions, s’interrogeant sur sa propre réputation
si sa femme ne respectait pas les règles. Il l’obligea à cesser d’enseigner
avec Jaji. Si elle voulait se rendre à Salaga, elle n’avait qu’à l’accompagner,
comme une bonne épouse. Au début, elle protesta en lui disant que cela
allait à l’encontre de tout ce qu’elle avait appris. Mais il répondit que ce
genre d’idée était subversif. Et quand elle lui rétorqua qu’elle ferait ce que
bon lui semblerait, il la frappa. Elle essaya d’en parler à Etuto, hélas son
père se montra inflexible. Vouloir garder le contrôle de Salaga l’absorbait
tant qu’il la pria d’attendre que son pouvoir soit assez solide pour que plus
personne ne puisse lui prendre Salaga (ni ceux de Kete-Krachi, ni les
Ashantis, ni les Français, ni les Allemands). Jusque-là, il avait besoin de la
protection de Dagbon. Elle essaya d’en parler à Mma. Après avoir vanté les
bienfaits du mariage aussi loin que la mémoire de Wurche remontait, Mma
changea soudain de discours :
« C’est seulement après être devenue veuve que j’ai eu la paix. »
Wurche tenta de ne plus réagir. Non qu’elle voulût laisser Adnan la tuer
intérieurement : c’était au contraire une question de survie. Il possédait des
réserves inépuisables d’énergie, et plus elle se rebellait, plus il était agressif,
et elle finirait par perdre la partie. Lorsque Adnan tripotait les perles de son
chapelet, les yeux perdus dans le vide, Wurche le regardait, stupéfaite
d’avoir jamais pensé qu’il puisse être doux. Son visage portait à présent
tous les stigmates de l’homme violent. Ses yeux, qui naguère lui
paraissaient petits et innocents, n’étaient plus que des fentes pleines de ruse.
Sa respiration bruyante l’avait toujours dérangée, mais à présent, lorsqu’il
dormait, elle avait l’impression qu’un lion affamé était étendu à ses côtés,
inspirant par à-coups, prêt à ne faire d’elle qu’une bouchée dés qu’il se
serait suffisamment reposé. Il n’était pas facile pour elle de se soumettre à
ses besoins insatiables, mais elle essayait.
Désormais, au lieu de répliquer quand Adnan la frappait, Wurche attrapait
Wumpini, l’attachait sur son dos, prenait un objet qu’elle aimait et allait le
déposer dans la chambre d’Aminah. Un matin où Adnan s’était montré si
violent que de gros caillots de sang s’étaient écoulés du nez de Wurche,
quand le soleil se leva, elle prit deux sacs, attrapa Wumpini (tout endormi et
presque impossible à porter), et sortit. Ils s’étaient querellés à propos de
l’endroit où l’enfant devait dormir. Adnan voulait qu’il passe les nuits
auprès d’Aminah ou de Mma. Wurche savait ce que cela signifiait : que
désormais elle serait dans une position de totale soumission à son mari. Elle
secoua la tête, refusant de ravaler ce qu’elle pensait. Avant qu’elle ait
seulement ouvert la bouche, la main d’Adnan s’abattait sur son visage.
Aminah était déjà levée et elle balayait. Même dans les tâches les plus
ingrates, elle se mouvait avec grâce. Wurche l’observa, puis elle s’arracha à
sa transe, lui tendit Wumpini et les sacs. Elle revint dans sa chambre, où le
lion dormait toujours, et s’interrogea : Et si je l’étouffais ?
« Madame Wurche », l’appela Aminah. Elle parlait trop fort. Wurche
profitait de ces moments où elle échappait à son mari. « Madame, venez
voir. »
Dans la cour, Wumpini faisait quelques pas hésitants. Il tomba, mais
aussitôt il se mit à quatre pattes et se releva pour recommencer. Wurche
courut vers lui et le prit dans ses bras. La terreur l’étreignit.
« Ne dis rien à personne.
– Mais madame, c’est une bonne nouvelle, fit Aminah avec perplexité.
– Continue de le porter. Ne laisse personne le voir mar-cher. »
Wurche devait gagner du temps, bien qu’elle ait envie de partager la
nouvelle avec Mma et Etuto. Mais si jamais l’un d’eux l’apprenait, Adnan
finirait par le savoir, et ils partiraient à Dagbon. Il était temps de faire ce
qu’elle n’avait pas pu se convaincre de tenter quatre ans plus tôt. Mais
d’abord, elle devait s’assurer qu’Aminah était prête.
Elle demanda à la jeune fille d’amener Wumpini et un morceau de tissu.
Elle sella Baki, monta à cheval, attacha le bébé devant elle avec le tissu et
partit en faisant signe à Aminah de la suivre. Elles étaient trop proches du
palais pour pouvoir chevaucher ensemble. Wurche prit la route bordée
d’arbres qui menait à Salaga, puis elle tourna sur un sentier étroit, arrêta sa
monture et demanda à Aminah de monter à son tour. La jeune fille hésita, et
Wurche jura à mi-voix. Aminah regardait droit devant elle. Quand enfin elle
se décida, elle mit le pied à l’étrier, mais ne réussit pas à monter.
« Donne-moi ta main droite », dit Wurche.
Aminah s’exécuta, mais ne put lever le pied gauche.
« Aminah, lève ton pied.
– Pardon, madame. »
Aminah s’écarta, Wurche lui lâcha la main, descendit de cheval et attacha
Wumpini sur son dos. Elle fixa le pied d’Aminah dans l’étrier et lui poussa
les fesses jusqu’à ce qu’elle soit assez haute pour enfourcher la jument.
Wurche remonta à son tour en selle en marmonnant : « Ay Allah ! C’est ma
vie à moi qui raccourcit chaque fois qu’une manante monte à cheval, pas
celle de Baki. »
Wumpini se mit à rire comme un fou lorsqu’ils dévalèrent le sentier. Ils se
retrouvèrent dans la forêt de son enfance, là où Wurche avait appris à tirer
avec Sulemana, où elle avait joué avec Fatima, où s’étaient exprimés ses
rêves les plus fous. Elle mit pied à terre la première, aida Aminah à
descendre, et attacha Baki à un tronc. Les arbres, plus grands désormais,
étaient bien alignés – Mma disait que c’étaient elle et ses amies qui les
avaient plantés quand elles étaient jeunes. Elle leva les yeux vers la canopée
et se souvint des applaudissements enthousiastes de Fatima quand Wurche
achevait un discours. Elle se demanda où pouvait être son amie désormais,
et ce qu’elle aurait dit si elle avait appris que Wurche n’avait toujours pas
réussi à obtenir ce qu’elle voulait.
« Au palais, porte-le toujours sur ton dos. Je ne veux pas qu’il marche là-
bas. Ici, il peut faire ce qu’il veut », expliqua Wurche en détachant
Wumpini pour le laisser glisser à terre. Elle ne voulait à aucun prix
qu’Adnan découvre que son fils savait marcher, mais elle voulait malgré
tout que celui-ci puisse être vite indépendant. Il vacilla, fit un pas, tomba.
Wurche l’applaudit. Il se releva et recommença. Elle montra un arbre tout
proche, à environ dix pas de Wumpini. « Aminah, mets-toi là-bas. Oui,
Wumpini, va vers Aminah. »
Tandis que Wumpini progressait, Wurche observait Aminah. À présent,
ses joues étaient pleines et ses cheveux joliment tressés. Wurche comprenait
que tous les hommes n’aient d’yeux que pour elle. Elle vivait avec eux
depuis plus d’un an et ne se livrait pas ; elle accomplissait son travail sans
jamais se plaindre. Aminah. Celle que Moro avait choisie. Tous les hommes
du palais étaient ensorcelés, et Wurche ne doutait pas que Moro le fût
également. Ce n’était pas seulement une question de beauté physique, il y
avait chez cette fille un calme et une réserve qui attiraient aussi Wurche.
Elle ne possédait pas l’énergie inépuisable et vaine de sa maîtresse, ni la
nature inquiète de Mma, ni le sérieux de Sulemana, ni le farouche désir de
pouvoir d’Etuto. Mais on avait envie de la regarder. Ou de devenir elle. Ou
de la dévorer. Wurche chassa ces idées de sa tête. Elle devait se concentrer.
Pendant une semaine, Aminah rangea tous les objets que Wurche avait
déposés dans sa chambre, et avec Wumpini elles se rendirent dans la forêt
pour que l’enfant s’essaie à la marche et qu’Aminah s’habitue à Baki. Elle
expliqua à Aminah qu’elles allaient bientôt partir en voyage, et qu’elle
devait apprendre à se hisser à cheval dans l’urgence.
Deux jours plus tard, Etuto manda Wurche dans ses appartements. Il
paraissait tout enflé. Le manque de sommeil se lisait dans les poches sous
ses yeux, et ses lèvres semblaient ramollies par l’alcool.
« Nous devons nous occuper de ces princes à Kete-Krachi, marmonna-t-il.
Je vais envoyer Sulemana sur la Côte-de-l’Or, car les princes veulent
détruire Salaga. »
À présent qu’il était ami avec les Britanniques, il voulait qu’ils lui
procurent leur aide militaire. Les gens de Kete-Krachi avaient même
commencé à lui prendre ses meilleurs soldats. Il but une gorgée de vin.
« Est-ce que tu veux les accompagner ? La présence d’une femme dans la
délégation pourrait amadouer le gouverneur.
– Oui. » Elle ne prit pas le temps de penser à son mari, ni à son fils, ni à
son projet de fuite. C’était le commencement de ce qu’elle avait toujours
voulu.
« Ils partent demain. À l’aube. »
Elle alla voir Aminah dans sa chambre, contente d’avoir déjà mis des
affaires de côté. Aminah était enroulée autour du petit corps dodu de
Wumpini.
« Je pars demain pour la Côte-de-l’Or, murmura Wurche. Sors-moi mes
trois plus belles tuniques. »
Au même moment, Mma passa la tête à l’intérieur.
« Aminah, va chercher du lait aigre chez le garçon peul pour le voyage de
Sulemana.
– Je pars avec lui, annonça Wurche.
– Et ton mari ? »
Wurche haussa les épaules puis, se tournant vers Aminah :
« Tu t’en occuperas après. »
Aminah jeta un regard nerveux à Wumpini, dont la respiration sonore
s’était transformée en ronflement. Tout allait bien. Aminah avait le temps
d’aller faire cette commission, l’enfant ne se réveillerait pas. Les trois
femmes quittèrent la case. Wurche se rendit dans sa chambre et trouva
Adnan allongé sur le lit, la tête relevée, son chapelet enroulé autour de sa
main droite. Elle ne lui adressa pas la parole. Pour ce voyage, elle aurait
besoin de son fusil, de son chapeau, et de son khôl – ça allait faire plaisir à
Mma. S’il fallait un peu de charme et de séduction pour convaincre le
gouverneur, qu’il en soit ainsi. Alors qu’elle farfouillait dans une panière
remplie de peignes et de bijoux qu’elle ne portait jamais, elle entendit
hurler. Elle se précipita dehors. Adnan la suivit. Etuto sortit à son tour de sa
case. Mma applaudissait en l’air et continuait de crier. Devant elle,
Wumpini marchait, comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie.
« Ay Allah ! » s’exclama Mma.
Wurche hésita entre feindre l’indifférence ou la surprise. Aminah arriva à
son tour avec deux petits pots. Elle s’arrêta, échangea un regard avec
Wurche.
« Oui ! Allah soit loué ! s’écria Wurche en se précipitant pour attraper
Wumpini.
– Je croyais que ce jour n’arriverait jamais, dit Adnan. Enfin, nous allons
pouvoir rentrer. Etuto, cher père, avec votre permission, nous aimerions
retourner à Dagbon le plus tôt possible et vous rendre votre espace.
– Et mon voyage, demain ? » coupa Wurche, tandis que Wumpini luttait
pour redescendre. Son regard se posa sur son père. Il paraissait noyé dans sa
tunique. Jamais il n’avait eu l’air aussi ratatiné. Personne ne dit mot. Même
les feuilles cessèrent de s’agiter. « Etuto ?
– Si ton mari le permet », répondit-il.
Wurche, qui ne voulait pas donner à Adnan la satisfaction de lui ordonner
ce qu’elle devait faire, adressa un signe à Aminah et prit la direction de la
chambre de la jeune fille.
« Prépare les sacoches que je t’ai données, et mets tes affaires dans un sac.
Porte-les à l’extérieur. Ensuite, va chercher Baki et attache-la dehors à un
arbre, sans trop serrer. Arrange les sacoches sur son dos et attends-moi là. »
Elle lui installa Wumpini sur le dos, inspira profondément, et se dirigea
vers sa case. Elle prit le fusil que Dramani lui avait donné et regarda autour
d’elle. Elle n’avait pas le temps de trier le reste de ses affaires. Si Adnan
était malin et qu’il voie Aminah transporter des sacoches, il commencerait à
comprendre. Elle sortit au moment où la croupe de Baki disparaissait sous
le portail. Bien. Aminah était presque prête. Adnan était seul dans la cour.
« Adnan », dit Wurche en venant vers lui, tenant son fusil par le canon. Il
aurait pu s’imaginer qu’elle allait lui tirer dessus, mais il était si satisfait de
lui-même que cela devait être le dernier de ses soucis – les commissures de
sa bouche étaient relevées, son nez ressemblait à un groin.
« Après notre mariage, j’ai eu des relations avec un autre homme », dit-
elle en le regardant droit dans les yeux.
Silence. L’expression d’Adnan se dissipa. Il laissa choir son chapelet, et
Wurche en profita pour prendre la fuite. Elle cria de courir à Aminah qui
détachait Baki. La jeune fille détala, Wumpini tressautant dans son dos,
Wurche derrière elle, tirant les rênes de Baki. Les sacoches ralentissaient la
jument, mais elle se mit au trot rapidement.
« Putain ! Sheitan ! » beugla Adnan.
Wurche sentait son cœur battre jusque dans ses oreilles. Les deux femmes
et la jument filèrent. Wurche regarda derrière elle et fut soulagée, bien
qu’un peu déçue de ne voir personne se lancer à leur poursuite. Elles prirent
le chemin qui menait à la forêt et enfourchèrent Baki. Leur destination :
Kete-Krachi.
Elles traversèrent trois villages avant que Wurche s’estime assez loin de
Kpembe pour s’arrêter. Elles achetèrent du lait et du maasa à une fille qui
transportait sur la tête un panier en forme de couronne, puis elles reprirent
leur voyage, s’arrêtant à nouveau trois villages plus loin pour nettoyer
Wumpini et laisser Baki se reposer. C’était à croire qu’elles n’atteindraient
jamais Kete-Krachi. Au bout d’une journée de voyage, lors d’une halte pour
se reposer et se restaurer, un homme de Hiamankyen affirma que Kete-
Karchi était la prochaine étape sur leur chemin.
Lorsqu’elles entrèrent dans la cité, Wurche entendit un bruit de vaguelettes
qui se brisaient contre une berge : une claque, suivie d’un murmure, à la
fois violents et apaisants. Elle se demanda combien de temps il lui faudrait
pour s’habituer aux secrets de ce lieu, à ses odeurs nocturnes, aux bruits de
ses aurores. Sur la terre pelée, l’herbe était sèche, mais l’air était humide, et
Wurche ne sentait pas sa peau tirer comme à Salaga. Des cases rondes et
carrées bordaient la route qui menait en ville. Elle avait planifié sa fuite,
mais ignorait combien de temps elle serait absente. Un homme traversa la
route en direction de la ville, une houe sur l’épaule. Wurche le salua en
gonja, mais il se contenta de la dévisager, alors elle essaya le haoussa et il
répondit en inclinant sèchement la tête. Elle lui demanda ensuite s’il
connaissait Jaji, mais il secoua la tête.
« Pas de chevaux, dit-il à la place.
– Pourquoi ?
– Le Dente interdit les chevaux. »
Wurche soupira et mit pied à terre. Il ne fallait pas s’aliéner le puissant
oracle de Dente dès le premier jour. Elle prit Wumpini à Aminah, qui
descendit avec maladresse. Wurche posa le bébé, détacha les sacoches, en
donna deux à Aminah et prit la dernière. Elle attacha Baki à un arbre en
faisant un nœud complexe et appuya le front contre la crinière de la jument.
Son soulagement avait beau être mêlé de regrets, elle éprouva soudain
l’envie de rire. Pendant toutes ces années, elle s’était sentie piégée,
prisonnière, et tout à coup, enfin, elle s’était libérée. Elle avait l’impression
de flotter dans les airs. Sa famille lui manquerait, seulement aucun d’entre
eux n’avait dit : Adnan est mauvais, voilà la manière de t’en sortir.
Elles avançaient lentement, mais la ville s’éveillait juste, aussi Wurche
n’était pas inquiète. Si elles ne rencontraient personne qui connaisse Jaji,
elles iraient à la mosquée. L’imam local était forcément en relation avec elle
ou avec son imam. Elles croisèrent un groupe de petites filles très minces
qui transportaient des marmites vides. Wurche les salua et leur décrivit Jaji
(grande, toujours coiffée d’un chapeau de paille pour sortir de chez elle), et
deux des filles désignèrent une maison rectangulaire derrière plusieurs
autres qui étaient rondes. Wurche leur demanda ensuite si Aminah pouvait
les suivre pour aller chercher de l’eau afin d’abreuver Baki.
Quand la jument eut bu, elles allèrent voir Jaji, qui leur répondit tout de
suite en s’exclamant de surprise.
« J’ai fait quelque chose de terrible, annonça Wurche.
– Quoi ?
– J’ai quitté mon mari.
– Ay Allah. »
Jaji leur proposa de s’asseoir tandis qu’elle allait chercher de l’eau. Elle
voulait qu’on lui raconte tout. Wurche, qui ne souhaitait pas démériter aux
yeux d’Aminah, s’exprima en gonja. Elle expliqua à Jaji qu’elle ne
supportait plus la violence d’Adnan et qu’elle s’était enfuie avant qu’il
puisse les emmener à Dagbon, car si elle était restée, elle n’aurait jamais
rien pu faire d’utile ni pratiquer aucune activité agréable. Jaji leur dit que sa
maison était petite, mais qu’elle serait heureuse de bénéficier de l’aide de
Wurche.
« Que dois-je faire de ma jument ? Un homme m’a dit que je ne pouvais
pas l’amener ici à cause du Dente.
– Les chevaux sont acceptés à Kete. C’est à Krachi que le Dente
interdisait les chevaux. Mais il a été exécuté l’an dernier. Je ne sais pas si
cela signifie que les chevaux y sont à présent tolérés. En vérité, je ne vais
jamais à Krachi…
– Il a été exécuté ? » Wurche aurait dû le savoir. Une fois encore, Adnan
avait veillé à ce qu’elle ne soit pas tenue au courant des événements
politiques. Moro le lui aurait dit, mais il était sorti de sa vie depuis
longtemps. Elle se demanda combien de temps s’écoulerait avant qu’elle le
revoie.
« Les Allemands l’ont exécuté. Ils veulent contrôler le peuple, or le peuple
n’écoutait que le Dente. Avant sa mort, proches ou éloignés, les gens
avaient peur de lui. Pendant longtemps, il n’a pas autorisé les marchands à
venir à Kete-Krachi. C’est seulement après avoir signé un accord avec les
Britanniques que Kete est devenue une ville commerçante. En réalité,
certains ici pensent que les Allemands ont éliminé le Dente parce qu’il était
ami avec les Britanniques. Bienvenue dans un nouveau jeu politique. Je
pensais fuir Salaga… mais je m’écarte du sujet. Les règles ici sont plus
relâchées qu’à Krachi. Va chercher ton cheval. Tu peux le garder ici. Cet
homme s’est trompé. »
Wurche envoya Aminah chercher Baki. La case de Jaji était plus petite que
n’importe quelle pièce à Kpembe. Il n’y avait pas assez de place pour
quatre personnes, surtout pour un bébé qui venait juste de découvrir l’usage
de ses jambes. Wurche devrait trouver un autre logement.
Aminah s’absenta plus d’une heure. À son retour, elle avait le front
constellé de sueur, et froncé de confusion et de peur.
« La jument n’est plus là, madame. » Elle avait cherché partout. En amont
et en aval du fleuve.
Jaji se mordit la lèvre. « Le vol est partout aujourd’hui.
– Je possède cette jument depuis que j’ai dix ans. » Il devait y avoir une
erreur. Elle se coucha par terre. Elle avait besoin de sentir le sol sous elle.
« Tu es certaine que tu as bien regardé partout ?
– Oui, madame. »
Wurche se releva et sortit. Aminah n’était pas du genre à mentir. Elle
regarda à droite : un chemin de latérite bordé de cases de chaque côté.
À gauche : un autre sentier rouge au milieu des nérés. Devant elle, le fleuve
s’écoulait, brun et indifférent. Elle retourna jusqu’à l’arbre auquel elle avait
attaché Baki. Elle n’était plus là. Elle revint chez Jaji. Perdre Baki ne faisait
pas partie de ses plans.
« Elle est unique en son genre : si le voleur vit à Kete-Krachi, on finira par
l’attraper », déclara Jaji.
Wurche s’écroula à nouveau. La perte de sa jument lui donnait soudain
l’impression que s’enfuir avait été une erreur. Elle contempla la pile de
papiers jaunissants près du lit de Jaji.
Aminah
Un jour, peu après l’arrivée de Wurche et Aminah à Kete-Krachi, Jaji leur
annonça qu’elle attendait des visiteurs. L’un d’eux ne faisait pas partie des
amis de Wurche, mais il avait été bon pour Jaji, alors si Wurche ne voulait
pas le voir, elle n’avait qu’à s’absenter pendant quelques heures. Mais celle-
ci resta là, assise sur une natte, et ne daigna pas se lever quand les invités
entrèrent. Elle était la seule qui puisse se faire pardonner une telle
impolitesse, surtout envers des hommes, songea Aminah.
Parmi les invités, Aminah en reconnut un : l’homme qui était censé
l’acheter ! Il la regarda comme s’ils se connaissaient, la forçant à détourner
les yeux. Parmi toutes les émotions qui la traversèrent, la honte s’avéra la
plus intense, ce qu’elle ne sut s’expliquer car elle n’avait rien fait de mal.
Le deuxième homme – que Jaji appelait Shaibu – portait une longue tunique
bleu et blanc qui venait lui caresser les chevilles. Le troisième était un
homme pâle en uniforme noir, avec un ceinturon noir et des boutons dorés,
qui tenait entre ses mains un chapeau rigide. Aminah avait déjà vu des
hommes pâles lorsqu’ils rendaient visite à Etuto à Kpembe, mais c’était la
première fois qu’elle se trouvait assez près pour en examiner un. Il avait
tous les attributs d’une personne normale – les yeux, le nez, la bouche, les
oreilles – et ses membres étaient identiques à ceux des autres, mais le
marron dans ses yeux était vert, semblable à du verre. Il les salua en
haoussa d’un ton saccadé, entrecoupé, et Aminah dut se retenir de rire.
Au début, Wurche resta auprès de Jaji, très raide. Puis Shaibu lui tendit la
main, lui dit quelque chose qui la fit sourire, et elle lui serra la main tout en
lui répondant en gonja.
« Wurche, la belle princesse de Kpembe, dit Shaibu aux autres en haoussa.
Depuis que nous sommes enfants, elle rejette mes avances, donc je lui ai dit
que j’acceptais que nous soyons frère et sœur, qu’il ne fallait pas laisser les
péchés de nos pères affecter notre amitié, je suis un homme de paix et je
n’ai rien contre elle.
– Quant à moi, je lui ai dit qu’il avait essayé de tuer mon père », répondit
aussitôt Wurche. Cette joute verbale semblait lui plaire. Visiblement, elle se
délectait du conflit, ou juste de se sentir différente des autres. « Tu as
soutenu Nafu, nous sommes donc ennemis. Et si tu veux que nous soyons
amis, retrouve ma jument et occupe-toi du voleur comme il convient.
– Wurche, nous savons tous les deux que je suis un lâche. Ma vie passe
avant le reste. Si un jour je suivais un groupe engagé dans une mission
suicide, alors le soleil ne se lèverait pas. J’ai pris soin de partir pour Kete-
Krachi dès que la guerre a commencé. Jaji m’a parlé de ton cheval.
Quelqu’un m’a dérobé l’une de mes plus belles tuniques dès ma première
semaine ici. Nous allons poursuivre les recherches. À présent, laisse-moi te
présenter mes amis. » Il désigna l’homme qui devait acheter Aminah.
« Je crois que tu connais déjà Moro. » Puis il montra l’homme pâle.
« Et voici Helmut. »
Wurche adressa un étrange sourire à Moro. C’était une moue, mais ses
yeux flirtaient et laissaient entendre que Wurche connaissait ses secrets.
Moro lui répondit par un bref sourire.
Shaibu expliqua qu’ayant appris l’arrivée de Wurche à Kete-Krachi, ils
étaient venus lui présenter leurs respects. « C’est Moro qui m’y a poussé en
réalité. Mais il aurait été impoli d’ignorer la princesse rebelle de Kpembe,
donc, nous voici. »
Ils ne pouvaient rester déjeuner, fort heureusement, car Aminah n’avait
préparé à manger que pour quatre personnes.
« Retrouve-moi ma jument ! » cria Wurche quand ils repar-tirent.
En retournant chez Jaji après avoir découvert le vol de Baki, Aminah avait
eu l’impression que la terre s’était solidifiée autour de ses pieds. Voir
Wurche s’écrouler sur le sol l’avait irritée, mais elle avait compris. Aux
yeux de Wurche, Baki faisait partie de la famille. Pendant une semaine,
celle-ci s’était montrée inconsolable ; elle portait même des vêtements de
deuil bruns. Jaji lui avait dit qu’elle pouvait acheter un nouveau cheval aux
écuries, mais elle refusait de bouger. Wurche arguait qu’on ne remplaçait
pas un cheval comme ça. Aminah était certaine que Baki restait introuvable
uniquement parce que Wurche était trop fière pour solliciter de l’aide. Elle
avait demandé à Shaibu de s’en occuper, mais ce n’était pas le genre
d’homme à s’impliquer dans un travail quelconque. Wurche aurait pu se
rendre elle-même aux écuries pour voir si quelqu’un avait tenté de vendre
un cheval ressemblant à Baki ; visiblement elle préférait porter le deuil.
Aminah était quelque peu soulagée que la jument ne soit plus là car cela lui
faisait une tâche de moins à effectuer. Elle n’avait plus à se lever avant
l’aube pour la laver. Ce qu’elle détestait par-dessus tout, c’était quand, après
avoir brossé Baki, celle-ci émettait un long jet d’urine qui ne manquait pas
d’éclabousser la jeune fille.
Après cette première visite, les trois hommes ne cessèrent de revenir chez
Jaji. Chaque fois, Shaibu mangeait, Helmut chatouillait Wumpini jusqu’à ce
qu’il se torde de rire, et Moro regardait Aminah. D’abord, elle pensa qu’il
croyait qu’elle l’avait trahi en suivant Wurche. Mais son regard restait
imprimé en elle, et peu à peu, sa honte se métamorphosa en une sorte de
palpitation, un battement d’ailes de papillon. Elle devint curieuse de cet
homme, se mit à lui rendre ses regards.
Un après-midi, les doigts de Wurche s’arrêtèrent sur le bras de Moro et le
pincèrent comme elle l’aurait fait avec un vieux sac, à croire qu’il lui
appartenait. Elle lui murmura quelque chose à l’oreille, mais en entendant
ces mots, le front de Moro se plissa, et Aminah ressentit quelque chose
d’étrange face à cela. De la jalousie. C’est alors qu’il leva les yeux vers elle,
et ses lèvres s’étirèrent en un beau sourire. Elle sortit. Il vint la voir pendant
qu’elle faisait la vaisselle.
« Est-ce que Wurche te traite bien ? »
Le cœur d’Aminah faillit s’arrêter. Les mots refusaient de sortir, alors elle
acquiesça, puis baissa les yeux vers les ustensiles sales.
Un autre après-midi, elle prépara un délicieux plat de riz et de haricots car
elle savait qu’il viendrait. Elle prit son temps pour retirer les petits cailloux
des haricots et rinça le riz trois fois. La dernière fois qu’elle avait préparé
un repas avec amour, c’était à Botu. Ce jour-là, elle se rendit au marché de
bonne heure, choisit l’ail et le gingembre de la meilleure qualité possible, et
cueillit les plus belles tomates dans le potager de Jaji. Chez le boucher, elle
battit des cils en demandant le morceau de mouton le plus tendre. Aussi en
voyant Shaibu et Helmut arriver seuls, elle ne put cacher sa déception. Tout
le monde pensa qu’elle était malade. Jaji insista même pour qu’elle
s’allonge. C’était comme si une force extérieure tirait son corps vers le sol,
et elle eut du mal à se relever ensuite.
Plus tard, quand tout fut redevenu tranquille, Wumpini assoupi à ses côtés,
Jaji et Wurche étant sorties, elle s’aperçut que ses pensées s’étaient égarées.
Tout cela était insensé. Cet homme avait tenté de l’acheter, il était peut-être
pire que tous ceux qu’elle avait connus. Son apparence physique était
trompeuse. Mais il n’était pas différent des cavaliers qui l’avaient enlevée.
Il avait amené Khadija à Salaga. Certes il était beau ; cela, nul ne pouvait le
nier. Mais la notion de beauté était si personnelle, songea Aminah. Ses
sœurs, par exemple – des jumelles qui partageaient les mêmes rêves – s’en
faisaient des idées différentes. Aux yeux d’Hassana, leur voisin, Motaaba,
était le garçon le plus laid de Botu. Aminah et Husseina n’étaient pas
d’accord, même si à l’adolescence, il avait perdu tout attrait. Qu’est-ce qui
rendait une personne belle aux yeux de la majorité des gens : le pouvoir ?
Tout le monde trouvait que le madugu de la caravane était beau. Moro ne
possédait pas son pouvoir, pourtant Wurche et Aminah se sentaient toutes
les deux attirées par lui. Elle devait se forcer à se rappeler qui il était.
Elles demeurèrent pendant trois mois chez Jaji, tout en essayant de ne pas
la déranger – Aminah emmenait Wumpini faire de longues promenades,
tandis que Wurche disparaissait, mais même Jaji la sainte avait ses mauvais
jours. Un matin, Aminah se leva de bonne heure et profita de la chance de
pouvoir se laver tranquillement avant que Wumpini se réveille. Même avec
les jumelles, Aminah n’avait jamais eu cette sensation de manquer à ce
point de temps. Elle avait l’impression de passer chaque minute de la
journée auprès de Wumpini. Aussi prit-elle son temps pour se laver, frottant
toutes les parties de son corps, et quand elle eut fini, elle se sentit bien –
impression qui disparut à l’instant où elle entendit le cri perçant de l’enfant.
Lorsqu’elle arriva à la case, une terrible odeur frappa ses narines. Wumpini
s’était soulagé sur une feuille de papier, par terre. Il hurlait dans un coin, et
Jaji se tenait sur le côté, bras croisés, l’air inexpressif.
« Je suis désolée, Jaji, dit Aminah. Que dois-je faire de votre papier ?
– Rien de grave. C’est juste un journal. »
Aminah fila chercher une serpillière, de l’eau savonneuse et du sable. Il
était clair que Jaji en avait assez de leur présence. Aminah se demanda si
cela signifiait qu’elles retourneraient bientôt à Salaga – Wurche n’avait pas
dit combien de temps elles resteraient, et Aminah était certaine que Jaji
aurait aimé le savoir. Elle frotta une allumette pour brûler de l’encens, puis
elle emmena Wumpini dehors pour le nettoyer. Elle lui sécha ses larmes
sans parvenir à faire cesser son hoquet. Sa ressemblance avec Adnan était
incroyable.
Cet incident dut décider Wurche à agir, car peu de temps après, Shaibu
vint leur annoncer que les Allemands leur donnaient l’autorisation de
construire une autre maison derrière celle de Jaji. Ce qui laissait présager
une certaine permanence. Aminah s’aperçut que cela la réjouissait. Elle
aimait bien les gens de Kpembe, mais elle avait plus de liberté à Kete-
Krachi. Il ne lui fallait pas longtemps pour faire le ménage dans la case de
Jaji, aussi passait-elle beaucoup de temps le matin à flâner le long du fleuve
avec Wumpini, l’esprit libre. Elle était si heureuse de cette nouvelle qu’en
entendant Moro proposer de construire les cases, elle déclara qu’elle
l’aiderait. Quel esprit avait donc pu la posséder à cet instant pour lui faire
dire une chose si audacieuse ?
« En parlant des Allemands, dit Wurche après l’annonce de Shaibu, où est
Helmut ?
– Parti pour Salaga, et ensuite il doit pousser jusqu’à Dagbon. Ils doivent
éclaircir un problème. On dirait que les Britanniques ont rompu l’accord
qu’ils avaient signé avec ton père et les Allemands. » Il tendit le cou,
s’humecta les lèvres comme s’il s’apprêtait à goûter à un plat délicieux,
puis il ajouta : « Il semblerait qu’Helmut t’apprécie beaucoup. »
Wurche feignit de n’avoir rien entendu et demanda quand la construction
commencerait. Moro était prêt à démarrer le lendemain.
Il arriva alors que retentissait la longue plainte du muezzin, dont c’était le
deuxième appel. Wurche sortit de la case de Jaji et le salua froidement.
Aminah essayait de comprendre leurs relations. Moro souriait à Wurche,
elle feignait de s’en moquer, puis elle essayait de le toucher, et il se
raidissait.
Moro apporta des sacs de fins branchages et un bâton droit en demandant
à Aminah de se tenir au milieu de ce qui serait la première case. Il lui tendit
une extrémité du bâton, et s’en servit pour tracer un cercle sur la terre.
Wurche ordonna que la porte soit face au soleil. Elle était tel un faucon,
observant le moindre geste de Moro et d’Aminah. Il fallut attendre que
Wumpini se réveille pour qu’elle les laisse tranquille et cesse d’observer la
jeune fille, à croire qu’elle lisait les émotions qui la traversaient.
Moro creusa les fondations à l’intérieur du cercle tandis que Wumpini
jouait sur un tas de sable, et Aminah alla chercher de l’eau à la rivière. Les
puits de Kbembe lui manquaient, qui se trouvaient juste au milieu de la
cour. Des attelages de bœufs tiraient des charrettes de sel le long du fleuve,
et des pirogues glissaient sur les eaux. L’une d’elles contenait environ dix
personnes – des jeunes filles pour la plupart, un anneau de métal autour du
cou. Aminah frissonna en se demandant où finirait leur voyage. Elle non
plus n’était pas libre, mais contrairement à ces filles, son sort n’était plus
incertain. Elle les regarda jusqu’à ce qu’elles se fondent dans l’horizon.
Le deuxième jour, alors qu’elle versait de l’eau dans un petit trou que
Moro avait creusé parmi un mélange de sable et de brindilles, il lui toucha
la main. Sa paume maculée de boue se posa juste au-dessus de son poignet,
et elle sentit une décharge d’énergie remonter le long de son bras. Il sembla
sur le point de lui dire quelque chose, mais se retint et retira sa main.
L’excitation et la peur se mêlaient dans le corps de la jeune fille. C’est un
chasseur d’esclaves, se rappela-t-elle. À cet instant, Wurche sortit de sa
case.
Le troisième jour, Moro déclara : « Je suis content que les choses se soient
passées ainsi. » Aminah ne le regarda pas, ne sachant pas si elle était
autorisée à discuter ainsi avec lui. « Cela signifie que nous pouvons être
amis », poursuivit-il.
Elle examina le bloc qu’elle était en train d’installer sur le mur, le cœur
battant à tout rompre. Du fait qu’elle appartenait à Wurche, avait-elle le
droit d’avoir un ami ? La ferme de Wofa Sarpong était tellement isolée du
reste du monde que la question ne s’était jamais posée. Elle se força à
penser au côté sombre de Moro. Les gens dans la pirogue lui traversèrent
l’esprit. Elle ne voulait pas d’un ami comme lui.
La beauté simple de Botu lui manquait. En plus des arbres, des douces
collines et du trou d’eau, les cases étaient colorées, couvertes de motifs
magnifiques. À Kpembe et Kete-Krachi, elles étaient noir et blanc, ou
couleur de boue. Quand ils eurent terminé de bâtir leurs nouvelles
habitations, Aminah traça trois traits autour de la porte de la sienne, puis
elle dessina des lignes courbes à l’intérieur. Wurche ne dit rien. Construire
les cases avait rappelé à Aminah qu’elle aimait travailler de ses mains. Si
un jour Wurche la laissait partir, elle fabriquerait des choses. Des
vêtements, de la céramique. Ou des souliers.
Na lui disait autrefois qu’il fallait exprimer ce qui lui causait du trouble,
ne pas le garder à l’intérieur d’elle-même, même si ni l’une ni l’autre
n’avaient beaucoup pratiqué cela. Il y avait longtemps qu’Aminah n’avait
pas rencontré une oreille bienveillante, prête à l’écouter, mais quelque
chose dans ses yeux et dans la manière dont Jaji s’adressait à Wurche –
avec une pointe de respect, bien qu’elle soit sa préceptrice – laissait
entendre à Aminah qu’elle pouvait lui confier ses problèmes. Elle profita de
la sieste de Wumpini pour aller la voir. Jaji était assise sur un matelas,
tenant devant elle une grande feuille de papier. Aminah s’approcha du mur,
s’éclaircit la gorge et s’agenouilla. Jaji releva la tête et le bord de son voile
blanc lui caressa le front. Aminah fondit en larmes.
« Oh ma fille, que t’arrive-t-il ? » dit Jaji en lui prenant la main.
Aminah renifla, cherchant ses mots. « J’ai dix-neuf ans », commença-t-
elle, et dès lors, elle ne parvint plus à s’arrêter. Elle raconta la disparition de
Baba, l’enlèvement par les cavaliers, la perte de son frère et de ses sœurs, le
séjour dans la forêt, puis le marché de Salaga. Les larmes brouillaient
sa vue, et Jaji les essuya du bord de son voile.
« Est-ce qu’un jour je vais retrouver la liberté ? » demanda Aminah.
Jaji soupira. « Écoute, je vais te raconter ce que j’ai entendu dire. » Elle
leva les yeux vers la porte, et poursuivit à mi-voix. « Les chefs d’ici, de
Salaga, et d’un peu partout ailleurs ont signé des traités avec les Anglais et
les Allemands. Ce que la plupart d’entre eux ignorent, c’est que ces traités
appellent à mettre un terme à l’esclavage. L’un de mes précepteurs, Alhaji
Umar – tu l’as vu du côté de la mosquée, il a des cheveux blancs et une
barbe blanche, c’est l’ancien imam de Salaga –, naguère disait que nos
chefs devaient résister aux Anglais et aux Allemands. Il les appelle les
chrétiens. Mais la dernière fois où j’ai discuté avec lui, il a dit qu’il
comprenait pourquoi nos chefs signaient des traités avec ces étrangers ; nos
armes sont des jouets face à celles des chrétiens. Les puissants Ashantis par
exemple ont ainsi déjà été vaincus plusieurs fois. Tu as l’air perdue.
J’espère que tu me suis ?
– Oui, Jaji, répondit Aminah en se demandant où la préceptrice voulait en
venir.
– Très bien. Il dit que les chrétiens ont certaines idées qui sont bonnes. Ils
nous apportent toutes sortes d’améliorations, par exemple avoir plus
d’écoles, plus de sécurité, des routes plus larges. Et ils veulent mettre fin à
l’esclavage. Alhaji Umar dit que les chrétiens, mais aussi les musulmans,
ont pris part à la traite pendant des siècles, ils ont encouragé les raids de
gens tels que Babatu et notre ami Moro, mais soudain ils ont décidé qu’il
fallait y mettre fin. Sur la Côte-de-l’Or, d’où vient ce journal – j’apprends la
langue anglaise, tu vois –, l’esclavage a été interdit. Imagine, juste de
l’autre côté de ce fleuve. Ça s’appelle l’émancipation. »
Aminah n’avait pas réalisé combien Jaji était bavarde, et elle commençait
à regretter de lui avoir raconté son histoire, d’autant plus que ses solutions
s’appliquaient de l’autre côté du fleuve, mais pas sur cette rive. Ce qui
signifiait qu’Aminah aurait dû rester chez Wofa Sarpong.
Comme si la préceptrice l’avait entendue penser, elle ajouta : « Tout ça
pour dire que ce n’est qu’une question de temps avant que les choses
arrivent jusqu’ici, et j’en serai personnellement heureuse. Mon conseil est
de prendre ton mal en patience. Le moment venu, Wurche comprendra. Elle
a bon cœur. »
Aminah s’apprêtait à la remercier pour l’empêcher de continuer, quand un
bruit de pas pressés mit fin à la conversation. Dehors, tout près de là, une
large foule s’était rassemblée et formait un cercle. Les voix se mêlaient,
tonitruantes, incompréhensibles, pourtant le groupe parvenait à avancer
d’un seul mouvement. Jaji se coiffa de son chapeau de paille et sortit.
Aminah la suivit, priant pour que Wumpini dorme encore un moment. Jaji
tapota l’épaule d’une femme à l’extérieur du cercle et lui demanda ce qui
se passait.
« C’est un voleur ! » s’écria la femme aux yeux exorbités, crachant sa
haine. Mais elle ne savait pas ce qu’il avait volé. Comprenant qu’elle
n’avait guère renseigné son interlocutrice, elle ajouta : « On l’a battu, et il a
demandé qu’on l’emmène chez les Allemands. »
Jaji hocha la tête et s’écarta de la masse humaine. Aminah aurait voulu
suivre le mouvement pour savoir s’il s’agissait de l’homme qui avait volé
Baki. Elle se fraya un chemin parmi la foule, ne faisant plus qu’une avec
elle. Elle avait l’habitude de ce genre de choses à Botu. Si Wurche lui
demandait où elle était partie, elle prétendrait qu’elle avait cru que Jaji était
là elle aussi. Elle poussa les gens jusqu’à se retrouver au milieu, pour
pouvoir jeter un regard à celui qu’on emmenait. Son corps à demi nu était
couvert d’ecchymoses, son visage gonflé. Il ne pouvait plus marcher, alors
deux hommes l’avaient attrapé sous les aisselles. Certains criaient qu’il
fallait continuer à le battre, d’autres qu’on devait d’abord l’amener chez les
Allemands. Aminah voyait à peine où ils allaient. Elle se laissa emporter
par la foule, si bien que quand la masse s’arrêta, elle faillit tomber.
Les baraquements chaulés des Allemands étaient les plus importantes
constructions de Kete-Krachi, ils étaient peints en noir au pied des murs, et
leurs jardins étaient ornés de rochers également blanchis à la chaux. Ils
s’arrêtèrent devant le bâtiment le plus petit, et un blanc mince en sortit, vêtu
du même uniforme qu’Helmut. Un autre le rejoignit, puis un troisième,
jusqu’à ce qu’ils soient six, tous lourdement armés.
Celui qui semblait être le plus haut gradé pointa son fusil vers la foule, qui
se fendit en deux. Les deux hommes qui transportaient l’accusé
s’avancèrent et le laissèrent choir dans la poussière.
« Il a volé une vache, annonça l’homme de droite en essuyant sa main
ensanglantée sur sa tunique.
– Que dit votre imam ? demanda le blanc dans un haoussa imparfait.
– Le voleur a insisté pour qu’on l’amène jusqu’ici. »
Les blancs s’entretinrent entre eux. L’un d’eux alla voir de près le voleur
et l’examina.
« Amenez-le à votre imam, reprit le chef des Allemands, et arrêtez de le
battre. »
La foule gronda et les deux hommes reprirent le voleur en charge comme
un vulgaire paquet. Aminah les quitta là et retourna chez elle en courant,
défaillant presque de peur à l’arrivée. Wurche tenait Wumpini dans ses bras,
une larme coulait sur la joue ronde du bébé, et il suçait sa menotte dodue.
Aminah raconta toute l’histoire mais cela ne calma pas Wurche qui la gifla.
C’était la première fois. Aminah eut l’intuition que ce geste n’était pas
seulement dicté par le fait qu’elle avait laissé Wumpini seul.
Le bébé se mit à se tortiller et tendit ses bras potelés vers Aminah. Wurche
le serra contre sa poitrine et le ramena dans sa case. L’oreille d’Aminah
résonnait encore de la claque. Un jour à Salaga, elle avait entendu
quelqu’un dire qu’un esclave n’était libre que le jour de la mort de son
maître ou de sa maîtresse. Elle n’avait pas la force de tuer Wurche, ni
personne d’autre d’ailleurs, mais soudain, elle songea que ce serait bien que
celle-ci périsse d’une terrible maladie. L’instant d’après, elle s’en voulut de
telles pensées.
Aminah entra dans la case de Jaji avec un plateau d’ignames bouillis et de
ragoût aux feuilles amères de vernonia. Les invités habituels étaient
rassemblés. Jaji avait fait brûler de l’encens, et l’odeur remplissait la pièce.
Moro prit le plateau des mains d’Aminah, comme s’il la déchargeait d’un
lourd fardeau. Wurche expliquait aux autres qu’elle avait l’intention de se
lancer dans l’élevage.
« Je vais commencer par des poules. Aminah va nous construire le
poulailler. Elle a décoré notre maison des motifs les plus exquis. »
Aminah croyait que Wurche n’avait rien remarqué.
« Je l’aiderai », proposa Moro.
Aminah aurait voulu voir la réaction de Wurche, mais elle ne put lever les
yeux vers elle. Elle n’avait le courage d’affronter le regard de personne.
Elle se sentait toute nue car tous les yeux étaient braqués sur elle. Elle se
tourna vers Helmut, qui en sa qualité d’étranger ne faisait pas non plus
complètement partie du groupe. Son visage juvénile avait rougi sous l’effet
des piments. Il était totalement imperméable à la tension que ressentait
Aminah. Elle se demanda ce qui le rendait différent de ses frères, ceux qui
avaient tenu la foule en joue lorsqu’on leur avait amené ce voleur, traitant
les gens tels des criminels ! Pourquoi venait-il tout le temps chez Jaji en
compagnie de Shaibu et Moro ? Aucun autre blanc n’était si proche d’eux.
Il essuya son nez humide sur le dos de sa main. Les pensées d’Aminah
revinrent vers Moro. S’il était aussi gentil qu’il semblait l’être, pourquoi
lançait-il des raids sur les villages, pourquoi divisait-il les familles et
vendait-il les gens ? Ces questions déchiraient ses entrailles et
l’empêchaient d’être ne serait-ce qu’amie avec lui.
« Le Salagawura organise une cérémonie pour baptiser son fils », annonça
Shaibu. Il se tourna vers Wurche. « Tu viendras ?
– Cela ne te paraît-il pas ridicule de nommer une personne qui n’habite
pas à Salaga “Salagawura” ? C’est stupide et c’est un manque de respect. »
Aminah ne comprenait toujours pas grand-chose à la politique locale, mais
elle savait que Wurche avait trahi son père en venant à Kete-Krachi, ce
qu’elle tentait de réparer en le défendant toujours avec force. Ceux qui
avaient fui Salaga pour Kete-Krachi après la grande bataille avaient élu un
nouveau chef, le Salagawura, qui était à la tête des immigrants, mais
Wurche s’obstinait à le déclarer illégitime et inutile.
« Il n’y a qu’un seul chef à Salaga, poursuivit-elle, c’est le Kempewura. »
Elle se tourna vers Helmut. « Ce sont les vôtres qui sont la cause de tout
cela.
– Je me contente de suivre les ordres », répondit-il en reniflant.
Wurche déclara qu’elle n’irait pas à la cérémonie et sortit en tapant du
pied, mandant Aminah et Moro à l’extérieur. Elle s’arrêta près de la case
d’Aminah.
« C’est décidé. Je vais élever des poules. »
Les poules puaient, et Aminah n’était guère enthousiaste à l’idée de les
avoir pour voisines.
Wurche posa une main sur le bras de Moro et leva l’autre à hauteur
d’épaule. « Cette hauteur là. Aminah, mets-toi là et tends les mains. » Elle
tendit à son tour les siennes, et elles se touchèrent. Wurche prit celle
d’Aminah et la regarda d’un air qui plongea la jeune fille dans la confusion.
Entre désir et semonce. Puis, de manière tout aussi soudaine, Wurche
la lâcha et revint à Moro. Elle lui prit le bras et le ramena à la case de Jaji.
Cette nuit-là, Aminah ne put dormir. Elle débordait de colère. Ce jeu de
main de Wurche, la froideur de Moro. Lui et tout ce qu’il représentait.
C’était une bonne chose qu’elle soit en colère. Chez Wofa Sarpong, elle
n’éprouvait plus le moindre sentiment, voilà sans doute pourquoi elle était
restée si longtemps sans réagir. La colère était saine. Cela lui donnait une
motivation. C’était elle qui l’avait poussée à mordre le nez de Kwesi. Qui
sait où la colère la mènerait la prochaine fois ?
Le lendemain, Moro arriva avant même qu’Aminah ait fait sa toilette. Elle
essuya les croûtes aux commissures de ses lèvres et se frotta les yeux. Ses
cheveux étaient emmêlés, mais elle n’y pouvait rien.
Moro avait apporté des feuilles de palmier séchées qu’ils tissèrent pour en
faire des nattes, qu’ils installèrent ensuite à la verticale au moyen de bâtons.
Ils terminèrent l’enclos en confectionnant une porte. Aminah l’ouvrit, la
referma, stupéfaite qu’elle soit si belle. Moro s’approcha. Il posa la main
sur la sienne. Elle la retira.
Sa douce expression laissa place un instant à la confusion : il regarda
autour de lui, puis fixa de nouveau Aminah.
« J’aimerais que vous n’enleviez pas les gens pour les vendre », dit
Aminah sans pouvoir se retenir. Et puis, prononcer ces paroles l’enhardit.
« Pourquoi avez-vous voulu m’acheter ? Pour que je sois votre esclave ?
– Non. Je ne voulais pas faire de toi mon esclave. Quand je t’ai vue devant
chez Maigida, j’ai eu l’impression que sans le savoir c’était toi que je
cherchais. Que toutes ces choses horribles que j’avais faites par le passé
avaient servi à me mener jusqu’à toi. » Il s’arrêta, puis reprit : « Je suis
désolé pour toutes les souffrances que tu as vécues. »
À Botu, Eeyah parlait souvent de « licabili ». Aminah n’y avait jamais
vraiment réfléchi. Selon cette croyance, quel que soit le chemin qu’on
prenne dans la vie, il vous menait là où vous deviez arriver. Pour la jeune
fille, tout cela n’avait guère eu d’importance au cours des quinze premières
années de sa vie, car rien ne changeait autour d’elle. Elle connaissait
parfaitement Botu et n’avait aucune raison de vouloir s’en aller, aussi
n’avait-elle jamais pensé que la vie pourrait la mener ailleurs. Cela
signifiait-il que tout ce qu’elle avait vécu – les cavaliers, la perte de sa
famille, Wofa Sarpong – l’avait menée à cet homme ? Elle avait les mains
moites. Naguère elle pensait qu’Otienu pouvait contrôler ce qui vous
arrivait si vous l’apaisiez, si vous vous comportiez bien, mais qui était
Otienu et où résidait-il, elle n’en savait rien. Eeyah disait qu’Otienu était
partout, mais à présent elle n’en était plus très sûre. Peut-être que les choses
arrivaient sans raison, et qu’il était vain de se demander pourquoi. Ils
se regardèrent, et Moro lui sourit. Aminah ne voulait pas lui sourire en
retour. Trop de confusion régnait en elle.
Wurche sortit de sa case. Elle ouvrit et referma la porte du poulailler en
s’émerveillant, comme Aminah quelques instants plus tôt. « Très beau
travail. Ne perdons pas une minute. Aminah, donne à manger à Wumpini et
va acheter des poules au marché. »
Wurche
En retrouvant Moro, elle avait espéré que leur liaison reprenne, puisque
Adnan n’était plus un obstacle. Comme il se rétractait chaque fois qu’elle le
touchait aux endroits sensibles, elle avait décidé de se montrer plus
audacieuse. Elle s’était mise à le toucher en présence d’Aminah – tout le
monde pouvait voir ce qu’il y avait entre eux –, mais chaque fois il
s’écartait. Une fois, serrant les dents, il l’avait même sommée d’arrêter. Ce
soir-là, il était seulement venu avec Shaibu, et ils avaient parlé d’Aminah.
« Je veux la récupérer, avait-il déclaré à mi-voix.
– J’ai payée pour l’avoir, avait répondu Wurche.
– Tu n’avais pas à le faire. Mais dans ce cas, je te la rachète.
– Elle n’est pas à vendre. Et si tu insistes encore, je la vendrai à quelqu’un
qui l’emmènera vers le sud en suivant le fleuve. »
À travers cette dernière affirmation, Wurche s’était déchargée de toute sa
frustration, de sa rage, de son trouble – flot d’émotions qui l’ennuyaient.
Elle avait un peu honte d’avoir acheté Aminah, surtout maintenant que
l’idée de posséder des gens lui apparaissait de plus en plus discutable. Elle
n’était pas fière non plus d’avoir menacé de vendre Aminah pour l’envoyer
dans le sud. Mais surtout, elle était mal à l’aise à l’idée de vivre sans
Aminah à ses côtés. La jeune fille était devenue son ancrage. D’une part,
elle la déchargeait de Wumpini. Et puis, en sa présence, Wurche se sentait
en paix et en sécurité, sans parler d’autres sentiments qu’elle préférait
laisser enfouis. Des sentiments qui transparaissaient dans ses rêves, où peu
à peu Aminah prenait la place de son amie Fatima. Dans la vraie vie,
Wurche savait bien qu’Aminah ne montrerait pas les mêmes dispositions
que Fatima à son égard.
Alors elle tenait en respect ce genre de pensées et de sentiments. De très
nombreuses choses l’occupaient. Elle aimait l’indépendance qu’elle avait
gagnée à Kete-Krachi, mais Kpembe lui manquait, comme sa jument et les
grands espaces où la faire courir. Sa famille lui manquait également. Ainsi
que la politique de Kpembe. Pour pouvoir y retourner et y vivre à l’aise, il
lui fallait gagner son indépendance. Ce qui signifiait avoir de l’argent.
À présent qu’elle montait son affaire, elle allait pouvoir réaliser des
économies. Quand les poules lui rapporteraient assez d’argent, elle
achèterait des chevaux. C’était plus lucratif. L’argent, c’était le pouvoir.
Rester indépendante signifiait être informée. Elle enseignait aux femmes de
Kete-Krachi avec Jaji durant le jour, et passait ses soirées à étudier les
manuscrits de sa préceptrice quand Shaibu, Moro et Helmut ne leur
rendaient pas visite. Lorsqu’ils étaient là, elle les questionnait pour être au
courant des derniers faits politiques de Kete-Krachi et d’ailleurs. Elle apprit
ainsi que les Allemands avaient recruté beaucoup d’Haoussas dans leur
armée, que les Britanniques s’enfonçaient de plus en plus profondément
dans la région, jusqu’à Dagbon, pour y signer des traités avec les chefs.
Cela ne plaisait guère aux Allemands. Mais une fois encore, elle n’avait que
des bribes d’informations car les hommes ne pensaient qu’à se régaler des
plats préparés par Aminah, et Shaibu changeait de sujet chaque fois qu’elle
essayait d’entrer dans les détails.
Un soir, elle suivit Shaibu et Helmut jusqu’à la résidence des Allemands.
Elle espérait qu’en passant plus de temps avec eux, elle apprendrait des
choses sur les stratégies des Européens. Que si elle en savait suffisamment
sur les Allemands, Etuto lui pardonnerait et l’autoriserait à revenir à
Kpembe. Plus important encore, elle deviendrait l’intermédiaire avec les
blancs, car elle serait capable de les comprendre, de savoir s’ils aidaient son
peuple ou au contraire profitaient de lui.
La pleine lune, basse sur l’horizon, traçait un chemin de lumière bleue. Le
fleuve scintillait, calme et lisse, seulement troublé par le passage d’une
pirogue. En arrivant aux baraquements, les deux gardes qui étaient assis
bondirent et saluèrent Helmut, sans rien dire à Wurche et Shaibu qui
le suivaient. L’Allemand les mena jusqu’à une véranda, puis dans une
grande salle.
Celle-ci contenait une douzaine de chaises en bois alignées sur trois
rangées face à un bureau. À Kpembe, les gens s’installaient en cercle pour
les réunions. Un drapeau noir, blanc et rouge était enfoncé dans un pot près
du bureau. Helmut les fit passer par une porte sur la droite. Une petite
lampe était accrochée au mur, un misérable filet de fumée noire émanait de
l’extrémité de la flamme. De chaque côté du couloir s’alignaient des portes.
Helmut les amena jusqu’à sa chambre. À l’intérieur, un lit de bois avec un
drap blanc et un oreiller ; un bureau surmonté de trois piles de livres, et
deux chaises. Shaibu se dirigea vers un gros meuble en bois, s’assit devant,
sur un siège, et souleva le couvercle, révélant une rangée de rectangles
ivoire et noirs sur lesquels il appuya de toutes ses forces.
Wurche s’assit sur le lit, effrayée, tandis que Shaibu tirait de l’instrument
une véritable cacophonie. Une fois sa peur vaincue, elle s’approcha pour
essayer de comprendre ce que faisait Shaibu. Helmut le poussa et se mit à
jouer une mélodie sombre et magnifique. Shaibu hocha la tête, leva les
mains en l’air comme s’il tenait un bâton imaginaire, et sa tête se mit à
osciller. Les blancs étaient étranges, et Shaibu était de plus en plus aspiré
dans leur monde.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Wurche.
– Un piano, répondit Shaibu.
– Bach, un compositeur allemand, dit qu’il n’y a rien de remarquable dans
le fait d’en jouer. Il a peut-être raison, dit Helmut. Ce fut très difficile de le
faire venir par bateau, mais cela m’évite d’avoir le mal du pays. »
Il ouvrit un grand coffre dans lequel il fouilla pour en ressortir une
bouteille verte et trois verres transparents – du même genre que Mma
gardait dans sa malle aux trésors reçus des Européens. Il versa un liquide
aussi transparent que de l’eau et tendit les verres à ses invités. Wurche prit
le sien, le regarda, petit et lisse, puis elle porta le contenu à ses narines et
faillit perdre conscience. C’était encore plus fort que les boissons qu’aimait
son père. Shaibu, qui l’agaçait toujours, lui conseilla de le boire d’un seul
trait. Elle l’écouta, et avala tout d’un coup. Le liquide lui brûla la gorge, la
fit tousser. Helmut vida son verre et lui tapa dans le dos. Elle n’y trouva
aucun plaisir et fit la grimace.
« C’est après que c’est merveilleux », expliqua l’Allemand.
Elle sentit en effet ses entrailles se réchauffer. Elle accepta un autre verre.
Dans cette pièce, les yeux d’Helmut étaient encore plus verts, et ils ne
quittaient pas Wurche. Elle avait déjà vu ce regard. Chez Moro et Adnan.
Était-il possible qu’il s’intéresse réellement à elle ? Shaibu n’avait cessé d’y
faire allusion, mais elle ne l’avait pas écouté, pensant qu’il s’agissait de ses
sottises habituelles. Elle n’avait jamais fait confiance à Helmut ni aux siens.
Elle refusa le verre suivant. Elle voulait garder l’esprit clair.
« Que vient faire votre peuple ici ? » demanda-t-elle, l’alcool brusquant
ses paroles, oblitérant en elle tout semblant de politesse.
« Wurche, pas maintenant », la réprimanda Shaibu.
Elle continua en disant que, dans son enfance, on ne voyait jamais de gens
semblables à Helmut. Oui, il y avait des personnes à la peau claire, mais
elles étaient pareilles aux siens : elles avaient les mêmes cheveux, leur peau
était juste dépourvue de sa couleur brune. Et puis soudain, c’était comme si
les gens à la peau claire, aux cheveux étrangement raides et aux yeux de
toutes les couleurs, avaient été de plus en plus nombreux. « On nous a dit
que vous alliez nous protéger. Mais de quoi ?
– De peuples tels que les Ashantis, dit Helmut qui avait désormais le
visage rouge. Les Ashantis vous ont dominés pendant des décennies…
C’est votre père qui me l’a dit.
– Nous sommes capables de livrer nos propres batailles. Et quand vous
dites que vous allez nous aider, comment pouvons-nous être sûrs que ce
n’est pas pour nous prendre nos terres et nous en chasser ?
– Si nous avions cet objectif, nous vous aurions déclaré la guerre.
– Ça suffit », interrompit Shaibu.
Helmut prit un rouleau de papier sur la table, s’assit près de Wurche et
l’étendit entre eux. C’était une carte. Les inscriptions n’étaient pas en arabe,
contrairement à celles que Jaji lui avait montrées. Celle-là était plus grande
et montrait des contrées que Wurche n’avait jamais vues auparavant, dont
certaines en forme d’ailes de poulet.
« Voici une carte du monde », expliqua Helmut. Plusieurs lieux avaient été
marqués à l’encre : l’ouest et le sud de l’Afrique, et d’autres parties qui se
trouvaient dans l’océan bleuté. Il lui indiqua l’Europe, puis son doigt glissa
le long de la courbe de l’Afrique, et il lui raconta que s’il avait parcouru
toute cette distance en bateau, c’était pour une bonne raison.
« Mon peuple s’est également déplacé. Pour aller conquérir d’autres
peuples.
– Il s’agit d’amitié. »
Wurche n’était pas convaincue, mais elle était fatiguée. Helmut lui
proposa de la raccompagner et elle ne refusa pas. Arrivé à sa porte, il porta
la main de Wurche à ses lèvres. Elle se demanda s’il se serait montré plus
honnête en l’absence de Shaibu. Aussi, le lendemain, elle pria Aminah de
préparer du tuo et de la soupe à la poudre de baobab, plat qu’Helmut
adorait. Elle rangea le plat dans un panier avec des jarres de bière de millet,
et, le panier accroché à son bras, se rendit d’un bon pas jusqu’aux
baraquements des Allemands.
« Bonjour, salua-t-elle.
– Bonjour », dit le premier garde, dont les yeux presque transparents
réduits à deux fentes laissaient filtrer un regard soupçonneux. Elle se
demanda si c’était lui qui avait repoussé Hafisa, la femme qui vendait des
pois de terre bouillis emballés dans de vieux journaux de la Côte-de-l’Or.
Hafisa avait donné le jour à un enfant de la couleur de ses pois de terre,
mais le jour où elle s’était présentée chez les Allemands avec son bébé, le
garde ne l’avait même pas regardée. Wurche demanda à voir Helmut, mais
on lui répondit qu’il n’était pas là. Au moment où elle tendait au garde le
panier, une bourrasque de vent froid s’abattit. Le ciel s’assombrit, et les
arbres les plus solides se mirent soudain à se balancer de droite à gauche.
Wurche se mit à courir, tandis que des gouttes d’eau lui grêlaient les joues.
Lorsqu’elle arriva chez elle, la pluie tombait à verse, et elle était trempée.
Le temps à Kete-Krachi était souvent ainsi : violent et imprévisible. Elle
s’extrayit de ses vêtements et se faufila dans son lit, noyée sous des vagues
de découragement. Sa mission était un échec. Ses pensées la ramenèrent à
Kpembe, il en était toujours ainsi après une journée difficile quand elle se
retrouvait seule. À son arrivée à Kete-Krachi, elle avait reçu un message de
Mma, la suppliant de revenir. Mais rien de son père, ni de son mari ou de
ses frères. Il était certes réconfortant de savoir qu’une personne au moins se
souciait encore d’elle, mais un mot d’Etuto aurait eu davantage de poids –
elle aurait voulu savoir qu’elle manquait à son père, qu’il avait besoin
d’elle. Pourtant, au bout de neuf mois, elle n’avait rien reçu d’autre.
Un peu plus tard, Wurche prit le manuscrit fragile d’un poème de Nana
Asma’u et se mit à lire sur son lit, dans la faible lumière de sa chambre,
bercée par le clapotis du fleuve dans le silence du soir. Elle commençait
toujours par lire les poèmes avant de les recopier pour Jaji – bien qu’en fin
de compte, ils parlent toujours d’une personne qu’elle n’était pas : une
femme vertueuse. Elle préférait choisir ses propres lectures, au sujet de
personnages comme Alexandre le Grand, seulement la bibliothèque de Jaji
ne contenait que des fragments de ce genre de livres. Elle n’avait lu qu’une
ligne lorsqu’on frappa à sa porte, rompant le silence. Elle alla voir et
découvrit le sourire rayonnant d’Helmut. Dans sa main, une petite lanterne.
Il la remercia pour le tuo et l’invita à aller se promener avec lui. Elle enfila
une tunique et des bottes de cheval.
Dans l’air, des relents de cendre, de pluie et de néré. Le ciel était d’un noir
profond, piqueté d’étoiles – la lune n’apparaissait nulle part. Ils ne dirent
rien en se dirigeant vers le fleuve. Elle aurait voulu à nouveau lui demander
ce qu’il faisait à Kete-Krachi, mais pas de la manière brutale dont elle s’y
était prise la première fois. Il lui fallait apprendre la patience.
« Cela ne vous dérange pas si la promenade est un peu longue ? demanda
Helmut.
– J’ai mes bottes. »
Un troupeau de bœufs paissaient sur la berge, leurs longues cornes tel un
jardin d’épines.
« Les Peuls croient que le bétail vient de l’eau, dit-elle. Ils racontent qu’un
esprit aquatique a engrossé une femme qui habitait près du fleuve. À cette
époque, le bétail vivait dans l’eau. L’esprit les a fait sortir pour le bien de
ses enfants humains. Il leur a appris à veiller sur les troupeaux et à les faire
se reproduire. Voilà pourquoi les Peuls sont toujours accompagnés de
vaches. »
Helmut lui demanda si Aminah était peule. Wurche, qui n’avait jamais
demandé à Aminah d’où elle venait, répondit : « Oui, de par là. »
Elle était gênée de ne rien savoir de la personne qui s’occupait de son fils.
Cette personne dont la beauté envahissait ses rêves. Helmut était-il
amoureux d’elle ?
« Elle travaille très dur », dit-il.
Wurche s’interrogea sur la tournure que prenait cette conversation. S’il
l’avait invitée à aller marcher pour savoir s’il pouvait courtiser Aminah,
alors il était temps que cette promenade touche à sa fin.
« Pourquoi dites-vous ça ? »
Il hésita, puis répondit : « J’ai lu un dossier contenant des informations sur
la région où l’on raconte que les Peuls sont paresseux. On dit aussi qu’ils
préfèrent commander aux autres et acheter des esclaves, essentiellement
parce qu’ils furent parmi les premiers convertis à l’islam.
– Et que dit le dossier sur Gonja ?
– Seulement que le nom vient du mot qui signifie kola en haoussa.
– Il y a autre chose.
– Et peut-être que votre civilisation est supérieure parce que vous êtes
musulmans. Un groupe était décrit avec un despote en guise de roi, qui
régnait sur un peuple d’ivrognes. »
Une lueur de triomphe passa sur le visage de Wurche, qui laissa vite place
à l’agacement. Quel était donc ce dossier ? Et comment pouvait-on dire de
tout un peuple qu’il était paresseux, travailleur, ou ivrogne ? Elle
connaissait des gens à Kpembe qui travaillaient la terre jusqu’à en avoir les
articulations calcifiées, et d’autres qui buvaient jusqu’à ce que leurs lèvres
deviennent roses.
Ils atteignirent une zone où des troncs jonchaient la rive. Wurche s’assit
sur l’un d’eux. L’écorce rugueuse se planta dans sa peau. Helmut s’assit à
son tour, posa la lanterne dans l’herbe et se rapprocha de Wurche. Elle avait
envie de le repousser, pourtant elle ne parvenait pas à contrôler ce qui
sourdait de ses entrailles. Ses émotions débordaient de toutes parts.
« Vous l’avez, ce dossier ? »
Il secoua la tête. « C’est en Allemagne que je l’ai lu. »
Il serait bon de savoir quel genre de blancs s’en venaient dans des endroits
tels que Kete-Krachi, et s’ils étaient là pour les aider ou pour leur propre
profit. Elle devait garder son calme. Si elle se mettait en colère, il se
fâcherait, et elle perdrait le seul lien qui la rattachait à leur monde. Elle
l’invita à lui parler de sa famille.
Son père enseignait dans un endroit appelé l’université, une école pour les
adultes. Sa mère avait élevé ses cinq frères et sœurs ainsi que lui-même. Il
pensait que ses parents menaient des vies sans intérêt, aussi après avoir
effectué son année de service militaire obligatoire, il s’était engagé en tant
que volontaire dans l’armée, voilà comment il s’était retrouvé à Kete-
Krachi. Il avait grandi dans une ville appelée Munich, au bord d’une rivière,
comme Kete-Krachi. Il avait été récemment promu lieutenant, mais il avait
encore l’impression de suivre les ordres la plupart du temps.
« Rien de très exaltant, conclut-il. À présent, racontez-moi, comment une
princesse de Salaga finit dans le camp de ses ennemis ?
– En fuyant le mari qu’on l’a obligée à épouser. Que Shaibu vous a-t-il
raconté d’autre ?
– Il dit de bonnes choses à votre sujet. Que vous le battiez quand vous
faisiez la course à cheval, naguère.
– Fait-il quelque chose au sujet de ma jument ? Et vous ? Cela fait plus de
neuf mois.
– Je n’ai encore rien entendu au sujet d’un cheval volé. Nous avons eu
beaucoup de cas de bétail. Des moutons, des vaches dérobés.
– Il y a quelque temps, un homme a été surpris en train de voler une
vache. Aminah m’a dit que vous aviez renvoyé l’affaire devant les imams.
Pourquoi ne l’avez-vous pas tout simplement arrêté ?
– Parce que vos imams sont aussi importants pour vous que nos prêtres le
sont pour nous. Ils sont garants de la paix, et nous ne voulons pas que cela
change.
– Et le Dente, n’était-il pas également garant de la paix ? Vous avez
exécuté l’un de nos chefs religieux. Il me semble que vous cherchez à nous
diviser.
– Cela s’est produit avant mon arrivée ici, mais on m’a dit qu’il était tout
sauf garant de la paix. »
Wurche tendit les bras vers le ciel. La stratégie des Européens consistait
bien à les diviser. Elle observa Helmut. Il lui parut honnête.
Plus tard, il la raccompagna jusqu’à sa porte, et une fois encore, il lui fit
un baise-main.
Devant la maison de Jaji, deux chiens se reniflaient. L’un, petit et noir,
l’autre, brun et tacheté. Le gros essayait de monter le petit, mais celui-ci ne
voulait pas et il se mit à aboyer. Le gros se retira, se dirigea vers un arbre,
leva la patte arrière et lâcha un jet d’urine. Le petit chassa le gros, puis se
mit à le flairer à nouveau et lui sauta dessus. Le gros, encouragé, tenta une
fois encore de le monter, et le petit grogna. Et ainsi se poursuivit la danse
des chiens. Chaque fois qu’ils approchaient de Jaji, elle agitait son chapeau
de paille pour les chasser. Wurche vit un chien blanc qui s’en venait vers
eux. Le petit courut vers lui.
« Ce petit chien va de l’un à l’autre, dit Wurche. Il flirte avec tout le
monde.
– Ils sont trop nombreux, dit Jaji qui s’éventait avec son chapeau. On
dirait que depuis la mort du Dente, ce sont les chiens qui dirigent la ville.
– Comment cela ?
– Rappelle-toi que, pendant longtemps, il a refusé d’accueillir la plupart
des étrangers. Ce sont les marchands qui ont amené les chiens. »
Soudain, Wurche songea à Baki. Elle repoussa cette pensée car elle ne
voulait pas laisser sa bonne humeur se dissiper. Jaji aimait ces samedis
matin où elle n’enseignait pas à l’école coranique, ni aux femmes de Kete-
Krachi. Et Wurche aimait par-dessus tout sa préceptrice dans ces moments-
là, quand elle pouvait passer du temps auprès d’elle tout en s’occupant de sa
propre entreprise. Les ventes étaient si bonnes qu’elles avaient acheté
d’autres poules, et Wurche pouvait payer sa part à Aminah, même si elle
était restreinte, car elle devait faire des économies. Aminah rassemblait les
œufs dans des paniers et les vendait ensuite soit tels quels, soit durs, soit
frits. Les femmes achetaient les œufs nature, les enfants les achetaient durs
en se rendant à l’école coranique, et les hommes les adoraient frits dans du
pain (et ils pouvaient lorgner Aminah au passage, imaginait Wurche).
Les chiens aboyaient l’un contre l’autre. Tout en les regardant, Wurche
demanda à Jaji pourquoi elle ne s’était jamais remariée après la mort de son
époux.
« Tu éprouves sûrement du désir, dit-elle.
– Lorsque je m’enferme dans ma case, c’est que je m’occupe de mes
désirs. En outre, je ne suis pas certaine qu’un mari comprendrait mon
travail.
– Ne te sens-tu pas seule ?
– Je n’en ai pas le temps », répondit Jaji. Mais Wurche ne la crut pas. Jaji
n’avait même pas d’amis proches. Sa famille vivait près de Sokoto, il fallait
deux semaines pour se rendre là-bas. Jaji, Shaibu et Helmut tenaient, quant
à eux, compagnie à Wurche, mais cela n’avait rien à voir avec la famille.
Son père, ses frères et Mma lui manquaient. Elle était heureuse d’avoir
Aminah auprès d’elle, cette compagne silencieuse, et à cet instant elle la vit
qui s’en revenait du marché, tenant Wumpini par la main, un panier
accroché à son autre bras. Elle donna à Wurche les porcelaines qu’elle avait
gagnées et rentra dans la maison. Wurche se demandait à quoi elle pouvait
bien penser. Jamais elle n’avait vu le souci plisser son front. Elle arborait un
sourire tranquille qui n’était pas toujours heureux, mais qui était agréable et
formait une espèce de centre de gravité.
« Arrête ! » s’exclama Jaji, faisant sursauter Wurche.
Wumpini avait attrapé un caillou et s’apprêtait à le jeter sur les chiens.
« Ne sois pas cruel, lui dit Wurche.
– Ils vont me mordre », répondit Wumpini. Elle ressentit alors de la
douleur. Elle ne voulait pas que son fils devienne un être craintif. Si Mma
avait été là, elle l’aurait attribué au fait que Wumpini grandissait sans
l’autorité d’un père. Plus jeune, Wurche s’était demandé si ne pas avoir eu
de mère l’avait rendue plus dure, car les femmes de Kpembe la décrivaient
souvent ainsi. À présent, elle ne le croyait plus, car elle avait eu une mère :
Mma s’était occupée d’elle. S’il manquait quelque chose à Wumpini, c’était
la famille dans son ensemble, car chacun de ses membres participait à
l’éducation des enfants. Plus tôt ils retourneraient à Kpembe, mieux ce
serait. Elle devait travailler plus dur pour arracher des informations à
Helmut afin de comprendre ce que voulaient les blancs, et elle devait
gagner encore plus d’argent.
Elle décida de porter elle-même un panier d’œufs aux baraquements des
Allemands. D’habitude, c’était Aminah qui s’en chargeait. Elle donna le
panier à Bonsu, le cuisinier, un Ashanti qui vivait à Salaga avant que
n’éclate la guerre.
« C’est une triste journée », fit-il, assis devant une grande bassine remplie
d’assiettes maculées de nourriture, les joues mouillées de larmes.
« Qu’y a-t-il ?
– L’Ashantihene a été capturé et les Anglais l’ont exilé dans un endroit qui
s’appelle les Seychelles. »
Wurche n’aimait guère les Ashantis qui avaient bien trop exigé de Gonja à
une époque, mais elle les préférait malgré tout aux Européens. Aujourd’hui,
ces derniers venaient de vaincre le roi le plus puissant de la région –
qu’allaient-ils faire ensuite ? La porte grinça, et un soldat au teint pâteux
entra suivi d’Helmut, l’assiette du petit déjeuner à la main. Wurche tapota
Bonsu dans le dos et salua Helmut. Il répondit de la même manière en
rougissant. Elle lui demanda s’il voulait aller faire une promenade ce soir-
là. Il hocha la tête et ressortit. Étrange échange. Helmut était plus collet-
monté que d’ordinaire. Peut-être parce qu’un autre blanc était là. Bonsu
tendit brusquement son panier à Wurche : ses yeux étaient tels de petits
étangs. Il secoua la tête et se remit à récurer les assiettes.
Ce soir-là, Wurche avait l’intention de rester légère, pour tirer d’Helmut le
plus d’informations possible. Elle répondit même à ses questions intrusives
concernant son propre mariage, qu’il compara à celui d’une reine d’Europe
appelée la Grande Catherine. Puis, sur un ton de conspirateur, il ajouta :
« Après avoir fui son mari, elle a pris un amant. »
Wurche se raidit. Moro l’avait-il repoussée pour ensuite raconter qu’il
avait eu une liaison avec elle ? Qu’Helmut soit au courant ne la gênait
guère. Mais s’il l’était, alors sûrement Shaibu l’était-il aussi, ce qui
signifiait par extension tous les ennemis de son père. Et ça, elle ne le voulait
pas. Si Moro avait parlé à Shaibu, elle se transformerait à son tour en
meurtrière, comme semblait-il la Grande Catherine. En plein jour, elle ferait
usage du fusil que lui avait donné Dramani. Mais lorsque Helmut lui prit la
main, elle comprit ce qu’il voulait dire. C’était lui qui espérait être son
amant. Soudain, Wurche se sentit bête.
« Je suis heureux que vous m’ayez proposé d’aller nous promener. J’ai
essayé de trouver des prétextes pour passer du temps avec vous. Seuls. Mais
je n’étais pas certain que ce soit une bonne idée… ni même si vous étiez
intéressée. »
Il avala le dernier mot. Il avait la couleur des ouïes de poisson frais.
« Les contraintes seraient trop nombreuses », pensa-t-elle à voix haute.
Elle n’ajouta pas ces mots : même si j’étais intéressée. Il lui parut perplexe,
si bien qu’elle mit sa main contre la sienne, soulignant leur couleur. « Que
se passerait-il si nous avions un enfant ?
– Eh bien…
– Les choses finiraient mal. Regardez Hafisa. » Wurche songeait à cette
pauvre femme, qui paraissait aller plus mal de jour en jour, avec son enfant
à la peau jaune. Cette image la poussa à continuer. « Votre garde l’a rejetée.
Vous et les vôtres, vous pouvez faire tout ce que bon vous semble. Cela n’a
pas d’importance que je sois la fille d’un roi ou d’un manant. Et vous
pouvez faire ce que bon vous semble parce que vous possédez des armes
puissantes et l’appui de peuples encore plus puissants. Vous prétendez que
vous venez en amis, pour nous protéger, mais j’ai vu la manière dont les
vôtres – Anglais comme Allemands – s’adressent à nos chefs. Ils ne
montrent aucun respect. On a exilé le roi des Ashantis. Pourquoi ? Pour
avoir défendu sa terre et son peuple ? Vous dites que vous venez en amis,
mais est-ce là une manière de traiter ses amis ? Pouvez-vous me dire la
vérité ? Pourquoi êtes-vous ici ? Et pourquoi êtes-vous ainsi en concurrence
? Anglais, Français, Allemands ? Pourquoi ne nous laissez-vous pas régler
nos affaires entre nous ? »
Helmut regardait ses pieds, rouge d’embarras. Le temps s’arrêta. Le
silence entre eux était semblable à l’air par un jour humide. Poisseux.
« Je suis désolée, dit Wurche qui soudain eut honte de sa tirade. Vous vous
êtes toujours montré bon pour moi et Jaji. Vous nous avez témoigné de
l’amitié, vous êtes ouvert, merveilleux. J’essaie juste de comprendre ce qui
nous arrive. Si vous voyiez les choses de notre point de vue, vous
comprendriez qu’on nous force à changer de mode de vie, et que c’est
compliqué pour nous.
– Je comprends. J’ai promis d’être aussi honnête que possible avec vous.
D’après ce que je vois, nous bénéficions autant que vous de ces relations. Il
s’agit d’un échange.
– Un échange, je pourrais l’accepter. Ce qui me gêne, c’est que vous nous
expliquiez comment nous devons vivre. Laissez-moi vous donner un
exemple. Avant votre arrivée, les esclaves étaient des gens qui avaient été
faits prisonniers pendant la guerre, ou dont la famille ne pouvait pas
s’occuper. Beaucoup se mariaient, certains même dans des familles royales.
Après votre arrivée, c’est devenu un commerce. Les raids, les enlèvements.
Tout ça, pour vous fournir ce que vous demandiez. À présent, on nous dit
que les Européens veulent mettre fin à l’esclavage. En d’autres termes, vous
rejetez la faute sur nous !
– Vous avez peut-être raison au sujet de notre hypocrisie. »
Helmut admit que beaucoup s’étaient enrichis grâce à l’esclavage, et
même grâce à son abolition. Mais il pensait que les bienfaits l’emportaient
sur les méfaits. « Nous construisons des écoles à Kete-Krachi et nous nous
assurons que les enfants y aillent. À Lomé, nous avons construit un chemin
de fer, des routes, des ponts. Si jamais vous allez là-bas, vous verrez ce que
Kete-Krachi pourrait devenir dans quelques années. »
Wurche le regarda dans les yeux et vit qu’il était sincère. Il croyait à ce
qu’il disait. Pourtant, elle n’était pas certaine que les autres blancs, comme
ceux qui avaient exilé l’Ashantihene, partagent les convictions d’Helmut. Il
soutint son regard. Le clapotis de l’eau contre la berge brisait le silence qui
s’étendait à nouveau entre eux.
Alors Helmut fit une chose des plus étranges. Il posa la main sur sa joue et
appuya ses lèvres contre les siennes. Ce n’était pas ainsi qu’elle et Moro
avaient exprimé leurs sentiments l’un pour l’autre : ils pressaient leurs
fronts l’un contre l’autre. Un instant, elle songea qu’il avait très vite changé
de sujet : cela la fit douter de sa sincérité. Mais elle se sentait bien.
Quand elle céda à ses avances, ce fut d’abord par curiosité, par défi, dans
l’espoir que cela la ramènerait chez elle. Cela arriva, encore et encore.
***
« J’ai besoin de tes conseils », déclara Wurche.
Jaji détourna à regret les yeux de son manuscrit. Elle n’aimait pas être
interrompue lorsqu’elle lisait, mais le moment était propice pour poser la
question. Aminah n’était pas dans les parages, pas plus que Wumpini, qui
avait pris l’habitude de répéter tout ce qu’il entendait. Jaji fit signe à
Wurche de poursuivre.
« Est-ce mal de garder Aminah ?
– Comment cela ?
– Est-ce mal d’avoir une esclave ? »
Jaji posa le manuscrit sur ses genoux. Elle prit son menton entre ses
doigts, et ses épaules s’arrondirent.
« J’aime beaucoup l’histoire du philosophe et du vieillard. Le philosophe
dit au vieillard : “J’ai un oiseau dans la main : est-il mort ou vivant ?” Le
vieillard lui répond : “Tu tiens la vie de cet oiseau entre tes mains.” »
Jaji reprit sa lecture. Pourquoi ne pouvait-elle tout simplement répondre
par oui ou par non ? Wurche supposa que cela signifiait qu’elle tenait la vie
d’Aminah entre ses mains. Était-ce une bonne ou une mauvaise chose ?
Helmut pensait que c’était mal. À la suite de cette réponse en forme
d’énigme, Wurche conclut que Jaji était d’accord avec Helmut.
Aminah
Aminah venait d’acheter à Wumpini un collier de perles colorées au
marché, mais déjà il montrait un petit tambour entouré de cordes noires,
près d’une collection de kora et de flûtes. Aminah lui fit non, et lui prit la
main qu’il tendait vers l’instrument. Il voulait sans cesse quelque chose de
plus, ce qui causait à la jeune femme une certaine déception, car elle faisait
remonter la source de ce désir insatiable à Adnan. En effet, seule la
goinfrerie avait pu le rendre si gros. Elle était déçue parce qu’elle
considérait Wumpini ainsi qu’un membre de sa famille : il était pareil à un
fils pour elle, et représentait la seule famille qu’elle possèdait désormais.
Aussi, de même que n’importe quelle mère, elle voulait le meilleur pour lui,
et projetait sur lui ses espoirs et ses rêves. Malgré cette déception, elle
tentait de lui faire plaisir quand elle le pouvait.
Ce jour-là, le marché était aussi bruyant et bondé que d’habitude. Ils
longèrent des nattes où étaient exposés des fusils rouillés, des haches, des
rouleaux de cotonnade et de batik, des sandales, des cônes de beurre de
karité, ou des boules de tabac semblables à celles qu’Eeyah utilisait pour
bourrer sa pipe. Bientôt, ils arrivèrent sur le marché aux bestiaux.
« Salam aleikoum », dit-elle pour saluer le boucher qui découpait des
morceaux de viande. Il lui répondit d’un signe de la tête. « Je voudrais du
mouton et une tête de chèvre, coupés en morceaux comme d’habitude, et
puis un pied de vache. »
La négociation commença, sorte de danse qu’elle aimait et détestait à la
fois. Elle était contente de faire une bonne affaire, mais n’appréciait guère
le temps que cela lui prenait. Elle se retourna pour chercher Wumpini des
yeux et, ne le trouvant pas, dévisagea le boucher, qui se contenta de hausser
les épaules. Quel châtiment Wurche lui ferait-elle subir ? Elle préférait ne
jamais le découvrir. Elle scruta ce qui l’entourait : un barbier tenait un
rasoir tout près du crâne d’un négociant mossi ; une eau verte s’écoulait sur
le sol ; un chien brun miteux buvait dans cette rigole ; une femme avait
étendu devant elle un tissu et posé dessus des poissons séchés ; un homme
vendait des outils de métal. Et là, Moro, tenant Wumpini par la main. Le
cœur d’Aminah se calma peu à peu.
Elle rencontrait souvent Moro en sortant de chez Jaji. En général, il était
très occupé, si bien que c’était elle ou Wumpini qui l’apercevaient en
premier. Elle ne voulait pas penser qu’une volonté supérieure puisse les
mettre sur le chemin l’un de l’autre. Toute cette histoire de licabili. Il levait
les yeux, lui souriait, et dans ce genre de situation, elle filait, non parce
qu’elle avait peur, mais en raison des émotions contradictoires qui
l’assaillaient. L’attirance qu’elle éprouvait pour lui. La répulsion qu’elle
ressentait pour ce qu’il était. Le fait qu’elle doive lui pardonner. Elle pensait
à Eeyah, gisant dans la cour, à Issa, aux jumelles, à Na et à la petite, brûlées
vives. Elle n’était pas encore prête.
« Wumpini ! » Elle se précipita pour le prendre par la main, adressa à
Moro un rapide signe de tête, et revint devant l’étal du boucher.
« C’est de ma faute, dit soudain Moro à côté d’elle. Je lui ai fait bonjour,
et il a couru vers moi. Et toi, donne à ma sœur les meilleurs morceaux, hein
!»
Le boucher ricana, flanqua la tête de chèvre sur la planche, et la tailla en
pièces. Aminah examina les morceaux de viande, les mouches qui
voletaient autour du boucher, la grosse carcasse de mouton pendue derrière,
adossée aux cloisons en paille tressée. Tout pour ne pas parler à Moro. Puis
le boucher donna sa viande à Aminah qui la rangea dans son panier, sourit
pour indiquer qu’elle s’en allait et entraîna Wumpini en direction du
barbier. Elle se retourna : Moro avait déjà disparu dans la foule. Elle
souffla.
Comme il ne s’était pas montré insistant, elle fut moins anxieuse la fois
suivante en le retrouvant chez le boucher. Elle acceptait qu’il l’accompagne
sur de courtes distances, mais seulement à condition que Wumpini soit là.
Elle ne savait pas encore comment l’accueillir dans sa vie. Très vite, elle
s’aperçut qu’il était généreux, et que Wumpini bénéficiait largement de cet
arrangement. Moro offrit à l’enfant le tambour qu’il désirait. Puis ce fut une
plume d’autruche. Il achetait toujours des noix de kola qu’il distribuait aux
aveugles.
Un soir, après avoir apporté des œufs aux baraquements des Allemands,
Aminah aperçut Helmut assis sur la véranda en compagnie d’un autre blanc
qui fumait une pipe semblable à celle d’Eeyah. Wumpini se précipita vers
Helmut avant qu’Aminah ait pu l’arrêter. Celui-ci attrapa l’enfant et se mit à
le chatouiller, ce qui le fit éclater de rire. Aminah se figea. Si Helmut avait
été seul, elle serait venue vers lui, mais l’autre homme avec sa grosse
moustache l’intimidait. Chaque fois qu’elle venait là, les gardes la faisaient
passer par-derrière, l’emmenant en hâte jusqu’à Bonsu, le cuisinier. Elle
n’était jamais allée sur la véranda. L’homme à la moustache éclata de rire à
son tour, et Helmut fit signe à Aminah de venir. Elle s’inclina et arracha
Wumpini à Helmut.
« Madame nous attend. »
Helmut se redressa et chatouilla encore le ventre de l’enfant qui se tordit à
nouveau de rire.
« Allez-y, alors. » Il descendit les marches et posa la main sur le bras
d’Aminah. « Peut-être qu’il ne me revient pas de vous dire ça, mais je le
dirai quand même : Moro tient vraiment à vous. » Il essaya de lire une
réaction dans ses yeux, mais elle ne savait ni quoi lui dire, ni comment
réagir. Elle savait déjà cela, et l’entendre confirmer était à la fois
réconfortant et effrayant. Elle avait besoin d’un ami. Elle avait besoin qu’on
dissèque pour elle ses sentiments avant de pouvoir les comprendre. À Botu,
naguère, elle parlait constamment de Motaaba, et ses amis lui avaient appris
qu’elle l’aimait bien. Ce béguin de courte durée s’était terminé lorsqu’elle
avait eu ses règles. Soudain, Motaaba lui avait paru trop immature, avec ses
jambes maigrichonnes et sa façon de se déguiser avec une peau de
crocodile. Cette fois, elle aurait dit à ses amis que le problème, c’était que
Moro et les gens de son espèce avaient détruit sa famille, qu’ils l’avaient
détruite elle-même. C’était folie que d’aimer un tel homme. Où se trouvait
la limite entre pardon et sottise ?
En attendant, l’émancipation dont elle avait entendu parler ne semblait pas
avoir dépassé la Côte-de-l’Or pour gagner l’autre rive du grand fleuve
jusqu’à Kete-Krachi. La traite continuait, les personnes capturées défilaient
toujours dans des pirogues, et Wurche ne parlait pas de lui rendre sa liberté.
Jaji lui avait dit de prendre son mal en patience, mais cela ne faisait
qu’envenimer la situation. Wurche agaçait de plus en plus Aminah : sa
façon de boire trop vite en avalant de l’air, de tenir sa bouche entre ses
doigts pour parler, tout cela donnait envie à Aminah de lui sauter dessus.
Mais dès que ce genre de pensées lui venaient, sitôt après, la honte
l’envahissait. Quand elle était de cette humeur, mieux valait qu’elle reste à
l’écart de Wurche. Elle se rendait alors au marché, la main minuscule de
Wumpini bien serrée dans la sienne, tenant dans l’autre les précieuses
porcelaines qu’elle avait gagnées en vendant les œufs.
Wurche ne lui donnait pas grand-chose – ce qui aurait pu irriter Aminah
encore davantage – mais elle avait décidé de mettre de l’argent de côté.
Petit à petit, l’oiseau fait son nid : Aminah ferait de même. Peut-être
pourrait-elle racheter sa liberté sans attendre que l’émancipation arrive
jusqu’à Kete-Krachi. Elle en serait si fière.
Relents de poulailler : œufs, viande, fiente ; étrange mélange de bonnes et
de mauvaises odeurs. Un million de caquètements. Le poulailler plein de
crotte. Aminah se demandait pourquoi l’odeur des lieux étrangement
l’attirait et lui répugnait à la fois. Ce n’était pas à vomir comme les
excréments d’autres animaux – les cochons de Wofa Sarpong par exemple.
Pourtant, au bout de cinq minutes, elle devait retenir sa respiration. Et ce
bruit ! Les poules étaient bavardes.
« Quelle bonne surprise ! » entendit-elle. C’était la voix de Wurche.
Aminah ne pouvait quitter le poulailler sans que celle-ci s’imagine qu’elle
l’épiait. Elle se força à respirer. C’est alors qu’Helmut murmura un bonjour.
« Tu n’étais jamais venu de si bon matin, continua Wurche. C’est bon de
te voir dans cette lumière.
– En effet, répondit Helmut d’un ton éteint. Écoute. J’ai appris la chose
suivante, et je voulais que tu le saches, car tu es en droit de savoir. Et parce
que je tiens à toi. Et que j’ai promis d’être honnête avec toi.
– Qu’y a-t-il ?
– Tôt ce matin, une petite troupe est partie pour Salaga. Ton père a
visiblement rompu l’accord qu’il avait passé avec nous. Il a accepté le
drapeau britannique il y a des années, mais récemment, un de nos généraux
a voulu lui remettre le nôtre et il l’a refusé. J’ignore ce qu’ils vont faire à
Salaga, mais ils étaient lourdement armés. Je pars pour Dagbon avec une
autre troupe. Nous avons pour ordre de faire accepter aux chefs principaux
notre drapeau quoi qu’il en coûte. »
Aminah avait l’impression que ses narines étaient tapissées de fiente. Il
n’y avait plus rien d’agréable, alors elle décida de s’y prendre autrement.
« Je dois retourner là-bas, dit Wurche.
– Tu ne pourras rien faire. Tu es plus en sécurité ici.
– Je dois les prévenir.
– Ils seront à Salaga avant toi. »
Une plume pénétra presque dans le nez d’Aminah. Elle éternua
violemment.
« Aminah ! » s’exclama Wurche.
La jeune fille ouvrit la porte du poulailler et en sortit. Helmut portait son
uniforme vert, sa casquette et son fusil sur l’épaule.
« Je ne peux pas rester. Je t’en prie, ne fais rien d’impru-dent. »
Puis il s’approcha et colla ses lèvres contre celles de Wurche. Celle-ci
demeura là, les bras le long du corps, l’air pincé comme si on lui avait fait
avaler de force une cuillérée de dawadawa fermenté. Pourtant, la scène était
si intime qu’Aminah détourna les yeux. Ainsi s’expliquaient les absences de
Wurche.
« Ne le répète pas à Jaji », dit-elle à Aminah après le départ d’Helmut.
Celle-ci s’attendait à se faire tancer pour avoir écouter leur conversation,
mais Wurche n’ajouta rien de plus.
Ce soir-là, elle fit les cent pas dans la cour. Elle n’avait pas touché à son
dîner. Jaji, elle, s’était goulûment jetée sur le tuo. La préceptrice si cultivée
n’avait aucun talent pour cuisiner, si bien qu’elle était ravie de partager les
repas de Wurche et Aminah.
« Comment vais-je faire pour rentrer ? dit-elle.
– Penses-tu vraiment que tu doives déjà retourner là-bas ? demanda Jaji.
Tout le monde ne se montrera pas aussi magnanime que Shaibu. Ton père a
de nombreux ennemis, et si les Allemands sont à Salaga, ils ont
probablement emmené avec eux des ennemis de ton père qui te connaissent.
– Si les Allemands ont déjà attaqué, je suis certaine que les ennemis
d’Etuto ne me chercheront pas. »
Aminah vit une porte s’entrouvrir. Lorsque Wurche reviendrait de
Kpembe, elle serait partie depuis longtemps. Si les Allemands attaquaient
Salaga, Wurche et son père – s’il était encore en vie – seraient trop affaiblis
pour se préoccuper d’une fugitive. Le problème, c’était Wumpini.
Qu’adviendrait-il de lui ? Jaji ne pouvait s’occuper de lui.
« J’irai aux écuries demain pour nous trouver un moyen de transport, dit
Wurche en mettant ainsi fin aux divagations d’Aminah. Nous partirons en
fin de journée. Aminah, prépare les bagages.
– C’est trop risqué, dit alors Jaji. Attends d’en savoir plus. Ou au moins,
n’emporte qu’une partie de tes affaires, au cas où vous devriez revenir.
– Nous aurons Wumpini avec nous. Les gens sont bienveillants envers les
mères avec enfant. »
Aminah eut envie de faire la leçon à Wurche. Les cavaliers ne s’étaient
pas montrés bienveillants envers les mères avec enfant. Toutefois après
avoir dit ceci, Wurche sembla s’adoucir, elle devint plus réceptive. Aminah
ne l’avait jamais vue si calme.
« Et s’il n’y a plus rien là-bas en arrivant ? demanda Jaji. Tu reviendras ?
Pourquoi ne pas attendre d’avoir de nouvelles informations ?
– Je dois y retourner. Ils n’ont pas toujours été bons avec moi, mais c’est
ma famille. »
Wurche retourna dans sa case.
Aminah la suivit. « Madame. » Wurche leva les yeux vers elle. « Je veux
rester à Kete-Krachi.
– Moi aussi. » Ce n’était pas le genre de réponse qu’attendait Aminah.
Elle pensait qu’on lui dirait que son devoir consistait à s’occuper de
Wumpini. Puis Wurche ajouta : « J’imaginais que je construirais quelque
chose avant de rentrer… J’aurai besoin de toi à Kpembe. »
Aminah n’avait pas su s’exprimer. Elle aurait dû lui dire qu’elle voulait
être libre.
Elle empaqueta ses affaires et celles de Wumpini dans un sac en tissu.
Ensuite, elle attacha les poules, comme Wurche le lui avait ordonné, et les
installa dans deux paniers. Tout se passait si vite qu’elle était remplie de
panique et de tristesse, et de colère envers elle-même car elle n’avait pas
fait preuve d’assez d’audace. Elle finit par partir à la recherche de Moro.
Peut-être aussi parce qu’elle avait surpris ce moment d’intimité entre
Wurche et Helmut. Elle était désormais prête à pardonner à Moro.
Elle se rendit chez Shaibu. Il vivait dans un palais semblable à celui
d’Etuto, à Kpembe, constitué de différentes cases. Les Allemands l’avaient
construit pour le nouveau Salagawura, et Shaibu et Moro y habitaient.
Aminah lui apprit que les Allemands allaient attaquer Salaga, mais Shaibu
resta de marbre. Elle était complètement folle, elle le savait, mais cela
n’avait plus d’importance. Pour elle, c’était la fin du monde, et il n’y avait
pas une minute à perdre.
« Où est Moro ? demanda-t-elle.
– Au marché. »
Elle passa au peigne fin le moindre recoin du marché, levant les yeux vers
toutes les silhouettes de haute taille qu’elle apercevait. Elle le trouva en
train d’examiner une houe chez un homme qui fabriquait et vendait des
outils en métal. Elle lui tapota l’épaule, il se retourna, la regarda, et elle
bafouilla : « Nous repartons à Kpembe. »
Elle lui raconta que les Allemands allaient à Salaga et que Wurche voulait
s’y rendre sans perdre une minute. Mais Aminah aurait préféré rester à
Kete-Krachi. Elle voulait pouvoir choisir. Elle voulait être libre.
« Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? demanda-t-elle.
– J’ai été à ta place. Et de bien des manières, j’y suis encore. J’ai grandi
dans un des villages d’esclaves de Salaga et Kpembe, un endroit qui
s’appelle Sisipe. Voilà pourquoi on me considère comme descendant
d’esclaves. J’étais très jeune quand on m’a emmené vivre au palais du
Kpembewura. Mes parents pensaient que j’avais de la chance d’être pris en
charge par le roi. Ils n’ont même pas protesté le jour où je leur ai appris
qu’il m’avait chargé d’aller enlever des gens dans les villages, à l’âge
adulte. Mon père disait que chacun venait sur terre pour remplir un certain
nombre de tâches. La vie te mènera vers ces tâches, aussi effectue chacune
d’entre elles avec soin, et laisse le destin se charger du reste. »
Moro paya la houe qu’il avait examinée. Le vendeur portait autour des
yeux des fils de métal ronds, un genre de bijou qu’Aminah n’avait jamais
vu. Qu’advient-il de nous deux, aurait-elle voulu demander. Pourquoi leurs
destins s’étaient-ils croisés si elle devait repartir au loin ? Elle laissait enfin
éclore cette pensée : si leurs chemins s’étaient rencontrés, c’est qu’il y avait
une raison.
« À Salaga, pourquoi ne m’avez-vous pas emmenée avec vous, et
pourquoi n’êtes-vous pas revenu ?
– En te voyant la première fois, je t’ai trouvée belle. Et j’ai pensé qu’il
était bien triste que tu sois avec ce petit homme si laid. Au début, j’ignorais
quelle relation vous aviez. Puis j’ai découvert qu’il s’apprêtait à te vendre,
j’ai conclu un arrangement pour pouvoir t’acheter. Je n’avais pas
suffisamment d’argent sur moi, car Shaibu m’avait demandé de lui
rapporter des tuniques avec l’argent des ventes que j’avais conclues. Je ne
pouvais pas rentrer à Kete-Krachi sans ces tuniques. Mon plan consistait à
récupérer l’argent auprès de Shaibu et revenir trois jours plus tard payer ma
dette à Maigida. Seulement Shaibu a mis une semaine à me rembourser, et à
mon retour, Wurche t’avait achetée. On pourrait croire que Shaibu est mon
ami, mais en réalité je suis là pour le servir. Les membres de la famille
royale ne me laissent jamais oublier que je suis descendant d’esclaves.
« Quand je suis revenu à Salaga, j’étais en colère contre Maigida, mais
j’étais heureux qu’il ne t’ait pas vendue à un inconnu. Ensuite, j’ai appris
que Wurche était arrivée à Kete-Krachi. Il fallait que je découvre si elle
t’avait amenée avec elle. C’est moi qui ai supplié Shaibu de se rendre chez
Jaji pour vous saluer, et tu étais là, encore plus étonnante que la première
fois où je t’avais vue. À croire que le destin jouait en notre faveur.
– Et à présent il me renvoie au loin, dit Aminah malgré elle. Si je retourne
à Kpembe, que se passera-t-il ? Je ne resterai pas esclave toute ma vie.
Contrairement à vous, je ne suis pas née pour mener une vie de servitude. »
Elle regretta aussitôt ses paroles. Elle ne voulait pas le blesser.
« Je m’en vais à Sisipe pour cultiver la terre. Tu m’as dit que je ne devrais
pas faire le commerce des personnes… je t’ai entendue. Il y avait déjà un
moment que j’essayais de me retirer, et tes mots ont scellé l’affaire. Suis-la
à Kpembe parce qu’elle a besoin de toi. Ensuite, demande-lui qu’elle
t’accorde la liberté. Redemande-lui jusqu’à ce qu’elle t’entende. Ensuite, tu
seras la bienvenue si tu veux venir à Sisipe. »
D’un geste d’abord timide, il posa la main sur son épaule, la serra, puis la
lâcha.
Cet après-midi-là, Wurche, Aminah et Wumpini prirent place sur une
charrette chargée de leurs effets et des poules, et ils partirent pour Salaga.
Aminah comprit alors seulement que Wurche n’était plus la riche dame qui
l’avait achetée à l’époque. Elle fut surprise qu’elles n’aient même pas les
moyens d’avoir leur âne à elles. Cela calma ses récriminations, elle se sentit
désolée pour Wurche et fut finalement contente de l’accompagner à
Kpembe. Une fois Wurche et Wumpini à nouveau installés à Kpembe, si la
ville existait encore, Aminah lui demanderait de lui rendre sa liberté.
L’âne s’arrêta devant un bâtiment qui d’après le conducteur de la charrette
était la mosquée Lampour. Telle une nuit étoilée, la façade était constellée
de trous laissés par les balles, et le conducteur refusait d’aller plus loin.
Wurche eut beau discuter avec lui et faire tous les efforts possibles pour
qu’il les amène jusqu’à Kpembe, il fut intraitable : c’était là sa dernière
étape.
« Ça sent le tuo brûlé », dit Wumpini quand Aminah l’aida à descendre de
la charrette. À presque quatre ans, il était plus grand et plus mince, mais ses
os étaient lourds. Elle déchargea les deux paniers qui contenaient les poules
et regarda autour d’elle. Wumpini avait raison. Dans l’air, des relents de
cendre. Cela rappela à Aminah le jour où elle avait perdu sa maison.
À quelques mètres devant elle, un cadavre nu. La charrette faillit rouler
dessus en partant. Aminah serra Wumpini contre elle et lui mit la main sur
les yeux. Au loin résonnèrent des tirs. Ta-ca-ta-ca-ta !
Wurche fouilla dans un sac et en sortit un long fusil. Elle le mit entre les
mains d’Aminah et lui dit d’attendre là tandis qu’elle allait chercher le
moyen de se rendre à Kpembe. Aminah regarda l’arme aux inscriptions en
arabe. C’était un lourd objet, dont elle aurait pu se passer. Elle ne se sentait
pas davantage en sécurité.
« Pourquoi tout est cassé ? demanda Wumpini. Où est maman ?
– Des mauvaises gens sont venus brûler la ville. Ta maman va bientôt
revenir. » Où qu’ils se tournent, ils découvraient des tas de murs éboulés, de
chaume et de cendres. Ce serait un miracle si Wurche parvenait à trouver un
moyen de transport. Aminah posa le fusil, pour le reprendre immédiatement
en voyant approcher un homme couvert de suie. Où était Wurche ? Mais
l’homme continua son chemin.
Wurche revint avec quelqu’un qu’Aminah crut reconnaître. Lorsqu’ils
furent tout près, Aminah ne sut plus que dire. C’était lui en effet qui avait
présidé à sa vente.
« Maigida, dit-elle froidement.
– Tu as bonne mine, déclara-t-il avant de se tourner vers Wurche qui lui
montra les poules.
– Maigida a eu la gentillesse d’accepter de garder nos poules jusqu’à ce
que je revienne les chercher, expliqua Wurche. Nous allons devoir aller à
pied jusqu’à Kpembe. »
Aminah déposa les paniers avec les poules dans la pièce du fond de chez
Maigida. Le reste de Salaga avait beau être en ruines, cette pièce était une
capsule hors du temps. Rien n’avait changé, pas même l’odeur de
moisissure et de fermentation. Combien de vies avaient-elles été troquées
ici même ? Où étaient tous ces gens ?
Ils quittèrent Maigida et prirent la route de Kpembe. Dans les ruelles
étroites de Salaga, des gens vêtus de haillons crasseux penchés sur des tas
de gravats encore fumants tentaient de rassembler les morceaux épars de
leur existence. Un homme plongea un seau dans un puits et rinça son visage
couvert de suie.
« Encore un puits ! s’exclama Wumpini.
– Salaga est la ville aux cent puits, répondit Wurche.
– Pourquoi y en a-t-il autant ? demanda Aminah.
– Ils ont été creusés pour qu’on puisse laver les esclaves après leurs longs
voyages. »
Une ville créée pour vendre les êtres humains, pensa Aminah. Pareille
ville ne pouvait prospérer. Voilà pourquoi Salaga avait subi tant de guerres.
« C’est quoi, les esclaves ? » demanda Wumpini.
Je suis l’esclave de ta mère, eut envie de répondre Aminah.
« Des gens qui appartiennent à d’autres gens.
– Pourquoi…
– Wumpini, garde tes forces, dit sa mère. La route est encore longue
jusqu’à la maison. »
Ce qui aurait dû leur prendre une heure se transforma en deux heures d’un
long châtiment. La route était bloquée par de hauts tas de pierres, et deux
fois, ils aperçurent des blancs portant le même uniforme qu’Helmut.
Installés sur place, ils cuisinaient en riant, certains à moitié dévêtus. Ils
n’avaient pas l’air menaçants, mais Wurche sortit son fusil et fit rentrer
Aminah et Wumpini dans les bois qui bordaient la route.
Ils traversèrent la forêt où Aminah avait appris à monter Baki et où
Wumpini avait fait ses premiers pas. Des zones brunes et noires avaient
remplacé le vert magnifique qui couvrait le sol. Les arbres naguère si
majestueux étaient désormais secs, consumés jusqu’aux racines.
Lorsqu’ils arrivèrent à Kpembe, Wumpini était couvert de poussière,
Aminah souffrait d’un atroce mal de tête, et Wurche marchait plus vite que
jamais, toujours devant eux. Aminah aurait pu la suivre si elle avait eu les
mêmes souliers qu’elle. Au palais, les salles principales étaient intactes,
mais les cases qui bordaient l’extérieur avaient été détruites par un incendie.
Même les deux pierres qui s’élevaient à l’entrée avaient disparu. Avec
prudence, tenant son fusil devant elle, Wurche les mena jusque dans la cour
intérieure. Mma était penchée sur le puits près de la chambre de Sulemana,
une main sur son dos, l’autre tenant un pot pour puiser de l’eau.
« Mma », dit Wurche en baissant son arme. La vieille dame se retourna
d’un seul coup, ses mains se portèrent à sa bouche et elle lâcha le pot qui se
brisa en mille morceaux. Elle s’approcha, les yeux remplis de larmes.
« Oh, Allah soit loué ! Alhamdulillah. Je m’attendais au pire.
– Moi aussi », répondit Wurche en prenant sa grand-mère dans ses bras.
Mma fit tous ses efforts pour attraper Wumpini qu’elle serra fort contre
elle. Puis elle se pencha et attrapa Aminah. Elle se retourna ensuite pour
crier : « Maraba, maraba, maraba ! Elles sont revenues ! »
Alors sortirent Sulemana, et certains des enfants les plus jeunes d’Etuto.
Celui-ci fut le dernier à se montrer. Aminah fut impressionnée de découvrir
comment en deux ans, cet homme de haute stature s’était voûté, les épaules
recroquevillées comme si une main invisible appuyait dessus. Sa peau était
blême, mouchetée. Il avait perdu le poids qui lui donnait naguère son air
effrayant. Tous regardaient, le cœur battant. Etuto étreignit Wurche.
Aminah fut surprise d’entendre celle-ci pousser soudain un gros sanglot.
Elle était contente que personne n’ait été blessé. Et heureuse pour Wurche.
Cela signifiait également que celle-ci n’avait plus besoin d’elle.
Elle pouvait désormais demander sa liberté.
Wurche
Wurche dissimulait le doux renflement de son ventre sous de larges
tuniques. Elle avait vomi pendant quelques semaines. D’abord, elle avait
cru que c’était l’anxiété. Puis elle avait pensé qu’elle n’était plus habituée à
l’eau des puits de Kpembe. Quelques semaines plus tard, dans son miroir,
elle avait découvert une bosse plutôt basse sur son abdomen. Elle avait tout
fait pour échapper au regard inquisiteur de Mma, la seule chose qui
fonctionnât consistant à lui confier Wumpini.
Elle était contente d’être à nouveau auprès des siens, surtout parce que
Adnan était reparti à Dagbon. Sulemana lui avait raconté avec beaucoup
d’entrain comment son mari avait demandé qu’on lui restitue l’argent de la
dot qu’il avait apportée, refusant de retourner à Dagbon les mains vides.
C’était soit une épouse de sang royal, soit sa dot. Il était resté un mois dans
la chambre de Wurche, et ne s’était radouci que parce que Etuto avait usé de
son pouvoir de Kpembewura pour forcer un chef de moindre importance à
lui céder l’une de ses filles. En représailles, le chef en question s’était enfui
à Kete-Krachi, comme beaucoup des soldats de confiance d’Etuto. Cet
épisode, ajouté à l’attaque des Allemands, avait coûté très cher à Etuto, et
Wurche y était sensible, car elle était en partie responsable de la situation
puisqu’elle aussi avait déserté. À présent, elle était déterminée à rester et à
faire tout son possible pour l’apaiser.
Toutefois le bébé qui grandissait dans son ventre n’allait pas arranger la
situation.
Seule Aminah s’en était aperçue. La jeune fille feignit de ne rien savoir,
jusqu’au soir où elle demanda à Wurche ce qu’elle ferait à la naissance du
bébé. Celle-ci fit semblant de ne pas comprendre de quoi elle parlait. Bien
entendu, cette naissance allait causer des remous, comme lorsque la
vendeuse de pois de terre de Kete-Krachi avait accouché d’un enfant à la
peau claire, couleur de bois d’iroko, et que tout le monde avait compris que
le père était blanc. Néanmoins, ce n’était pas une raison pour s’en
débarrasser. Helmut avait été bon avec elle, il avait montré une tendresse
que ni Adnan ni Moro n’avaient manifestée. Elle avait tenté de se
convaincre qu’elle couchait avec lui uniquement dans le but de découvrir
les secrets et les tactiques des Allemands, mais qu’un peu d’affection ne
nuisait en rien à leur relation, au contraire, seulement elle était triste de ne
plus le voir, sa gentillesse et son honnêteté lui manquaient. Bientôt, il fut
toutefois clair que leur relation n’avait aucune chance de se développer, car
sa tristesse avait disparu en retrouvant sa famille : Mma avec Wumpini ;
Etuto, malgré sa fragilité ; Sulemana. Aminah.
Un matin, de terribles contractions la mirent dans l’impossibilité de
préserver plus longtemps son secret. Wurche hurla à Aminah d’aller
chercher Mma. La douleur lui déchirait les entrailles, elle poussa un cri, et
s’installa par terre, exposant son ventre. Elle pensait que passé la première
fois, accoucher devenait plus facile. Mma entra et couvrit sa bouche de ses
mains, puis elle reprit ses esprits et envoya Aminah de l’autre côté de la rue
chercher la sage-femme et ses assistantes.
Le bébé était petit, la tête couverte de cheveux bouclés, et au début
personne ne remarqua sa couleur, car la plupart des nouveau-nés sont pâles.
Mais au bout d’une semaine, sa peau n’était toujours pas brune ; elle était
même plus claire, de la couleur du beurre de karité qu’aurait caressé un
rayon de soleil mordoré. Et ses yeux étaient tel du verre, avec des éclats de
vert. Huit jours plus tard, quand Etuto fut autorisé à entrer dans la chambre,
il arriva, et sans avoir prononcé un mot repartit.
« Ils parlent de moi, n’est-ce pas ? » demanda Wurche. Aminah nettoyait
le bébé tandis que Wurche se reposait dans son lit. La jeune fille la regarda
en écarquillant les yeux. « J’ai un bébé blanc, ils me prennent pour une
putain.
– Madame, les gens disent que votre bébé est magnifique.
– Et mon père ? Il ne lui a pas donné de nom. Il ne m’a pas dit un mot. »
Wurche se tut. Du lait suintait de ses seins, tachant sa blouse de coton. Elle
fixa son regard sur les motifs orange qui s’enroulaient sur le rideau de la
porte. Les formes en colimaçon se répétèrent comme des volutes
translucides lorsqu’elle regarda de nouveau Aminah. « Tu me crois si je te
dis qu’au début je ne savais pas qui était le père de Wumpini ? » Elle
s’arrêta, lut l’expression d’Aminah, dont l’attention se porta du bébé
couleur sable foncé à sa mère. « Je ne savais pas si c’était Adnan ou
Moro. »
Aminah se raidit, puis se remit à nettoyer l’enfant. Elle souleva les cuisses
rebondies de la petite fille et lui essuya les fesses.
« Mais très vite, il est apparu que c’était Adnan. »
Le soulagement envahit Wurche. Elle n’avait pas l’intention de blesser
Aminah, elle voulait juste satisfaire son désir égoïste de révéler la chose à
quelqu’un qui connaissait toutes les personnes concernées. Et puis, se
confesser ainsi à Aminah en particulier était un moment cathartique. Elle
avait envie qu’Aminah la serre dans ses bras. Rien de plus. Mais au lieu de
cela, Aminah finit de langer l’enfant et la rendit à Wurche.
« Tu n’es pas fâchée que je t’aie raconté ça ? »
Aminah secoua la tête.
« Tu ne dis jamais rien. Dis-moi ce que tu penses vraiment. »
Aminah réfléchit.
« J’ai déjà pardonné à Moro, dit-elle finalement. Et je ne pense pas que
vous êtes une putain. Vous avez aimé plusieurs personnes et ce n’est pas un
crime. J’ai vu comme le père du bébé vous regardait. Cela m’a rappelé mes
parents. Il vous aimait… »
Puis le visage d’Aminah se crispa.
« Qu’y a-t-il ?
– Je veux retrouver ma liberté. »
Aminah sortit avant que Wurche ait eu le temps de répondre.
Deux semaines passèrent, le bébé de Wurche n’avait toujours pas de nom.
D’abord, celle-ci pensa qu’Etuto traversait une de ses mauvaises périodes,
mais quand elle vit son messager sortir de sa case en riant de bon cœur, elle
se précipita à l’intérieur.
Elle le salua, fit la révérence avec la plus grande politesse possible.
« Wurche », dit Etuto en la regardant depuis le pouf sur lequel il était
assis. Il ne se leva pas pour la prendre dans ses bras, ni ne sourit, ni ne lui
montra le dernier gadget qu’on lui avait offert. Ses yeux étaient rouges et
gonflés. Les vapeurs d’alcool arrivaient jusqu’à elle, à plus d’un mètre de
lui.
« Etuto, mon bébé n’a toujours pas de nom.
– C’est au père de le baptiser. » Il chassa une mouche de sa joue.
« Le père du bébé n’est pas là, donc c’est au grand-père de jouer ce rôle. »
Etuto la regarda longuement.
« Donne-lui le nom qu’il te plaira. »
Wurche sentit son cœur se serrer. Son père ne s’était jamais montré aussi
froid envers elle.
« Je vous en prie, reprit-elle.
– Que veux-tu que je te dise ? D’abord, tu t’enfuies, je passe pour un
imbécile aux yeux de tous jusqu’à Dagbon. Quand c’étaient les autres qui
s’enfuyaient, ça allait, mais une personne de mon sang ? Laisse-moi
terminer. J’ai fini par comprendre. Ton esprit et celui d’Adnan ne pouvaient
s’unir, et je te forçais à tuer ton esprit. Je suis passé sur cette trahison. Mais
ça, je ne comprends pas. Ces gens-là m’ont détruit. Nous ont détruits.
– Je n’ai pas d’explication. Mais j’ai besoin de votre bénédiction. Faites-le
pour l’enfant. »
Wurche tomba à genoux pour le supplier, mais Etuto se releva en
grimaçant de douleur. Que la vie était étrange. Elle, qui ne faisait pas
confiance aux hommes blancs, avait désormais un bébé dont le père était
blanc. Son père à elle, qui avait ouvert les bras à ces mêmes blancs, refusait
à présent d’accepter leur enfant.
« Eh bien, le proverbe ne ment pas, une putain ne peut engendrer qu’une
putain. »
Il rentra dans ses appartements privés. Wurche regarda le rideau reprendre
peu à peu sa place, et avala la boule qui lui nouait la gorge. Toute sa vie,
elle avait redouté d’entendre ça au sujet de sa mère. Cela ne l’affecta pas
autant qu’elle l’aurait cru ; ce qui la mit en colère, ce fut que son père croie
pouvoir s’en servir pour l’insulter.
Quelques jours plus tard, elle décida d’appeler son enfant Bayaba, comme
sa mère à elle.
Depuis la naissance de Bayaba, le silence avait envahi le palais et ses
serres duveteuses s’étaient en particulier refermées sur Wurche, qui
envisageait de retourner à Kete-Krachi, ou ailleurs sur la Côte-de-l’Or, près
de la mer. Elle avait appris que les femmes avec des enfants telle que la
sienne n’étaient pas rares là-bas. Etuto avait envoyé Sulemana rencontrer le
gouverneur de la Côte-de-l’Or et Wurche avait souhaité l’accompagner,
mais Mma l’avait suppliée d’attendre que le bébé marche.
Wurche avait envie de dire à Aminah qu’elle était libre, mais elle voulait
attendre le retour de Sulemana. Elle avait besoin d’avoir au moins une
personne à ses côtés.
Le silence était tel au palais que le hurlement qui réveilla tout le monde
quelques jours plus tard, si fort, si profond, continua de résonner dans les
oreilles de tous bien après qu’il se fut tu. Wurche enfila une tunique,
laissant Bayaba dormir, et sortit, découvrant un messager agenouillé devant
Etuto et Mma. Le regard d’Etuto, immobile comme une jarre d’eau, se
perdait au-dessus de la tête du messager, pas un tremblement n’animait son
corps. C’était Mma qui avait hurlé. Aminah était là, tenant Wumpini par la
main.
« Que se passe-t-il ? demanda Wurche.
– Il est arrivé quelque chose à Sulemana mais ils l’ont annoncé en gonja et
je n’ai pas compris.
– Sulemana et les autres ont été tués, annonça Mma du même ton que les
élèves de Jaji quand elles apprenaient leurs versets. À Yeyi. Nous ne savons
pas si c’étaient des brigands ou des ennemis de ton père.
– Ce n’est pas vrai, répondit Wurche. Ce n’est pas possible…
– Je suis anéanti, dit Etuto. C’est la fin. Ils vont venir me chercher. »
Wurche se sentit soudain très faible, à croire qu’une lance l’avait frappée
et lui tordait la colonne vertébrale. Elle s’accrocha à Aminah, et soudain, ne
put résister davantage. Elle retourna dans sa chambre. Enfin, elle comprit de
quel mal souffrait son père. Soudain, le monde perdait ses couleurs, ses
goûts, ses odeurs, on réalisait combien pesait son propre corps, combien sa
vie était inutile. Wurche fixa longtemps le mur. Serait-elle morte si elle était
partie avec eux ? Sa présence aurait-elle suffi à repousser la mort ? Ces
questions tournaient dans sa tête. Sulemana ne reviendrait jamais plus.
Son sommeil était haché et rempli de rêves brumeux. Le seul détail
saillant de ce jour-là, ce fut ce coup de fusil qui déchira l’air. À la fois
proche et distant. Définitif, et insistant dans sa note finale. On ne pouvait
penser à autre chose qu’à la sècheresse du son. Dehors, il y avait juste assez
de lumière pour distinguer la forme des cases, des arbres, des personnes, car
il faisait encore sombre. Les gens se massèrent devant la case d’Etuto.
Étaient-ils venus à cause de Sulemana ?
« Excusez-moi. » Wurche se frayait un chemin parmi eux quand Aminah
lui bloqua le passage.
« Madame, s’il vous plaît. Il ne faut pas.
– Si tu as vu ce qui s’était passé, alors je veux voir moi aussi. » Wurche la
poussa, mais Aminah ne bougea pas. « Laisse-moi passer », dit-elle d’une
voix qui se lézardait, comme si elle savait déjà. Elle poussa Aminah si fort
qu’elle tomba.
La scène : du sang ; une mère et son enfant ; une mère et son fils. Mma
enlaçait le corps d’Etuto. Le fusil fatal gisait sur une peau de léopard,
inerte. Wurche serra Mma et le corps sans vie d’Etuto.
Le cœur de son père s’était brisé.
De partout à travers Gonja et Dagbon, des gens vinrent assister aux
funérailles d’Etuto et Sulemana, et des hommes blancs arrivèrent même
depuis la Côte-de-l’Or. Dramani rentra de la ferme et, en homme de la
maison, il accueillit les visiteurs et accepta leurs condoléances. Tout se
déroula comme dans un rêve. Ce fut seulement après que les corps eurent
été enveloppés de suaires de coton et ensevelis que Wurche comprit ce qui
s’était passé. Le pouvoir avait changé à Salaga-Kpembe, à Kete-Krachi.
Partout.
« Il y a désormais une vacance », dit Wurche à Mma, qui était maintenant
telle une enfant. La vieille dame avait répondu aux condoléances par des
gémissements, sans pratiquement articuler le moindre mot. Wurche
continua. « Nos guerres fratricides, notre lutte contre les Européens. Tout
cela concerne la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir, auquel on
s’accroche par tous les moyens. Les Européens possèdent une puissance
largement supérieure à nos armes minuscules. La seule manière pour nous
d’exister, c’est de nous unir. Il y a longtemps que je prêche l’unité, mais je
n’ai jamais essayé de travailler avec quelqu’un. Je suis prête à m’adresser
aux femmes de Salaga. Nous allons nous reconstruire ensemble. Parle aux
anciens. Ils t’écouteront. Il y a eu assez de morts comme ça. Il est temps
que nous nous mettions à œuvrer ensemble. »
Mma acquiesça.
Aminah
Elle se rendit au puits près de la case de Sulemana, plongea un pot en terre
dans l’eau et le remplit à ras bord. Puis elle attrapa un balai et se rendit chez
Etuto. Personne dans la famille n’avait eu le courage de faire le ménage
dans sa case. Elle n’avait certes jamais vu en lui une figure paternelle, mais
elle avait l’impression de boucler la boucle en faisant pour lui ce qu’elle
n’avait jamais pu faire pour Baba et son atelier. La case d’Etuto était
immense, alors que celle de Baba était petite, mais elle était nue alors que
Baba avait décoré la sienne de magnifiques lignes noires et blanches. Elle
repoussa le lourd rideau et entra. Après qu’Etuto se fut tué d’une balle, les
femmes de Kpembe avaient enlevé son corps et nettoyé le sang, mais
l’odeur métallique demeurait. Elle était encore plus forte que celle du cuir
qui émanait des peaux et des souliers d’Etuto. Les murs de l’antichambre
étaient constellés d’armes à feu, et Aminah repensa aux couteaux de son
père ainsi accrochés. L’un était un lieu de création, l’autre un lieu de
destruction. Mais au bout du compte, ces deux hommes avaient disparu.
Tous deux avaient laissé leurs biens derrière eux. Quoi que vous fassiez,
que vous soyez bon ou mauvais, la mort finissait par vous arracher votre
esprit. Par conséquent que fallait-il faire quand on avait le choix ? Le bien
ou le mal ? Eeyah lui disait que si elle choisissait le mal, son esprit
reviendrait sur terre dans un corps très laid.
Elle secoua les étoffes épaisses et rances qui recouvraient le lit d’Etuto et
les plia. Elle essuya ses nombreuses bottes de cavalier, dans certaines
desquelles s’étaient installés des geckos. Elle rangea toutes les bouteilles
vides dans un coin de la pièce. Elle ne toucha pas à ses amulettes et
talismans car cela l’effrayait trop. On racontait qu’ils le rendaient invisible.
Lorsqu’elle sortit de la case, elle éprouva un tel sentiment de perte qu’elle
dut se réfugier dans sa chambre pour pleurer. Elle pleura jusqu’à en avoir
les yeux à vif, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus respirer, et que sa poitrine se
soulève pour faire entrer l’air.
Deux semaines plus tard, Aminah lava Bayaba puis la tendit à sa mère.
Mma avait pris Wumpini sous son aile, comme s’il pouvait remplacer
Etuto.
« Aminah, tu es libre, dit Wurche. J’aurais dû te le dire il y a longtemps,
mais avec les funérailles… »
Aminah s’aperçut pour la première fois que Wurche devait l’aimer, peut-
être à la manière dont elle-même avait aimé ses sœurs naguère, très
possiblement à la manière dont les hommes et les femmes s’aimaient entre
eux. Elle s’approcha et prit Wurche dans ses bras, dont le corps très mince
se raidit encore davantage. Wurche lui tapota le dos. Cela suffisait, lui
disait-elle.
« Merci, madame, dit Aminah.
– Emporte une des poules.
– Merci. Est-ce que je pourrai revenir pour voir Wumpini ?
– Oui. » Et un instant plus tard : « Où iras-tu ?
– Auprès de Moro. »
Aminah nettoya sa case et rangea ses affaires dans un sac – des vêtements
qu’elle avait hérités de Wurche, de l’argent qu’elle avait économisé sur la
vente des œufs. Pendant que le palais dormait, elle prit sa poule et quitta
Kpembe. Elle ne voulait pas que tout le monde la regarde s’éloigner et
devenir de plus en plus petite.
Elle prit la route de Salaga, et une fois sur place longea la grande mosquée
pour se rendre jusque chez Maigida. Là, elle s’arrêta afin de réfléchir à ce
qui se serait passé si quelqu’un d’autre l’avait achetée. Si cela avait été
Moro. Ou si elle ne l’avait jamais rencontré. Où serait-elle alors ? On l’avait
traitée comme du bétail, comme une noix de kola. On lui avait ôté toute
maîtrise de sa vie.
Elle longea d’autres cases, les deux marchés, à présents désertés, à part
quelques chiens cherchant charogne. Les Allemands avaient tué la ville.
Même au cours de son bref séjour à Salaga, elle avait été intriguée par les
quantités de choses qui s’échangeaient ici. Elle avait le cœur lourd, et
pourtant, l’instant d’après, il devint léger. C’était un nouveau départ. Elle se
prit à rêver d’un atelier de cordonnerie, qu’elle bâtirait avec Moro et qu’elle
décorerait en souvenir de Botu. Elle fabriquerait des souliers qu’elle
vendrait, tandis que Moro travaillerait la terre, et leurs enfants grandiraient
en apprenant à créer des objets et à cultiver le sol. Enfin, un jour, son père
arriverait juché sur son âne albinos en disant qu’il avait perdu son chemin.
Remerciements
Merci à ma famille pour m’avoir toujours dit oui, même quand mes rêves
étaient sans limite. ARHA, NYA, RHA, PAP et ESPA, vous êtes géniaux !
Merci aux Gee et aux Hot Gyals pour votre amitié et votre soutien.
À la famille de Pontas Literacy Agency de m’avoir toujours soutenue dans
l’effort. Anna Soler-Pont, Marina Penalva, Maria Cardona, Leticia Vila-
Sanjuan et Jessica Craig : merci.
À mes éditeurs Bibi Bakare-Yusuf, Jeremy Weate et Lauren Smith de
l’équipe de Cassava Republic, merci de m’avoir lue si attentivement, de
m’avoir aidée à rester debout, et d’avoir cru en mon projet.
À mes premiers lecteurs : Jakki Kerubo, Mohammed Naseehu Ali, Anissa
Bazari, Ayi Kwai Armah et Max Lyon Ross.
À Pierre Poncelet pour cette magnifique carte. Mille mercis.
À l’Africa Centre et l’Insituto Sacatar pour le temps que vous m’avez
laissé afin de pouvoir écrire, et pour la magie de Bahia. À Natalia Kanem
pour le magnifique KSMT et la magie de Popenguine.
Enfin, à mon défunt oncle Muntawakilu, qui fut mon guide à Salaga. Ma
gratitude est sans limite.
Quelques mots de l’autrice
Il y a quelques années, j’ai appris que mon arrière-arrière-grand-mère avait été réduite en esclavage
et vendue sur le marché aux esclaves de Salaga. En cherchant à en découvrir davantage, je me suis
heurtée à deux obstacles : soit les gens ne savaient pas grand-chose, soit ils ne voulaient pas en parler.
En écrivant ce livre, je lui ai donné la possibilité de s’exprimer à travers moi. J’ai calculé qu’elle
avait dû vivre à Salaga durant une période turbulente de l’histoire de cette ville. À cette époque, non
seulement différentes familles royales se disputaient le contrôle de la région, mais les Européens
voulaient eux aussi avoir accès à Salaga pour pouvoir rallier l’intérieur de l’ouest de l’Afrique.
Je suis allée pour la première fois à Salaga en 2012. Un oncle décédé depuis m’a fait visiter le
marché aux esclaves, qui aujourd’hui est un espace réservé au stationnement des camions ; les étangs
où l’on nettoyait les esclaves avant de les vendre ; les cent puits qui parsèment le paysage, qui sont à
présent des trous d’eau où s’abreuve le bétail ; et le musée, où se trouvent des chaînes qui servaient à
entraver les captifs, ainsi que des fusils utilisés pour leur capture. La plupart de ces sites sont envahis
par les herbes folles et le musée est dans un état de délabrement complet. Manifestement, peu de gens
étaient au courant de cette facette de l’histoire du Ghana. J’ai lu beaucoup de livres et j’ai passé
plusieurs jours au Schomburg Center à Harlem, et à la Balme Library à l’université du Ghana. Mes
guides y ont été Salaga: The Struggle for Power de J. A. Braimah et J. R. Goody, The Two
Isanwurfo’s de Braimah, et The Salaga Papers de Marion Johnson, une véritable mine de récits
balayant des décennies de l’histoire de Salaga, écrits par des missionnaires de la Côte-de-l’Or et par
des voyageurs européens.
Ce roman se déroule entre le moment qui précède la guerre de Salaga en 1892, et la prise de la ville
par les forces allemandes en 1897. Ce fut une période dramatique non seulement à cause des
querelles des familles qui se disputaient le pouvoir, mais aussi parce que les Européens
(Britanniques, Français, Allemands) arrivaient peu à peu dans cette région, suite à la conférence de
Berlin en 1884-1885. Initialement, cette zone avait été déclarée neutre, mais les puissances
européennes sont peu à peu revenues sur leurs propres engagements et ont commencé à signer des
traités avec les chefs locaux.
À travers mes recherches, j’ai appris beaucoup de choses sur l’esclavage en Afrique. À l’époque où
se déroule le livre, l’esclavage et la traite avaient été abolis aussi bien en Afrique qu’aux Amériques,
toutefois, comme le montre mon roman, c’était encore un commerce prospère. Des gens comme
Samory Touré et Babatu sont devenus célèbres car ils ont refusé de se plier aux injonctions
coloniales, mais ils étaient aussi très engagés dans la traite. Comme eux, les familles nobles dans Les
cent puits de Salaga ont intérêt à prolonger la lutte pour empêcher l’abolition de l’esclavage. Sur la
Côte-de-l’Or par exemple, les propriétaires d’esclaves voulaient que le gouvernement britannique
leur octroie des dédommagements pour la perte de leurs esclaves.
3. Ce livre traite autant de l’esclavage que des querelles intestines entre les différentes familles
régnantes et il nous donne une idée de ce à quoi ressemblaient les cours africaines. Pourquoi était-ce
si important pour vous d’écrire sur ce sujet ?
Je voulais en parler car on n’a pas assez raconté à quel point les familles royales africaines étaient
impliquées dans la traite humaine. J’ai lu des essais qui les dédouanaient car « l’esclavage en Afrique
était bénin ». Le raisonnement qui sous-tend ce genre de propos, c’est que, contrairement aux
Amériques, l’enfant d’une esclave ne devenait pas forcément lui-même esclave. Néanmoins, au
Ghana, les esclaves recevaient des noms qui jusqu’à ce jour continuent de les stigmatiser. On trouve
aussi d’autres arguments comme par exemple la possibilité pour les esclaves de se marier avec un
membre de la famille de leur propriétaire, ce qui constitue encore une différence avec l’esclavage
pratiqué outre-Atlantique. Mais ici aussi, les familles étaient déchirées. Les vies des gens étaient
brisées lorsqu’on jugeait qu’ils n’étaient pas assez rentables.
La servitude, c’est la servitude, et je veux qu’on parle du passé, qu’on s’en préoccupe. Le laisser de
côté, cela signifie que régulièrement il relève sa tête affreuse. En 2017, quand le monde a découvert
qu’en Libye, on vendait des personnes venues du Sénégal, de la Gambie et du Nigeria pour
seulement quatre cents dollars, on a cru revenir des siècles en arrière, à une époque révolue qu’on
espérait ne jamais revivre. Et pourtant non, l’esclavage perdure et prospère. Tout le monde s’est senti
outragé, à juste titre. Mais en plus de l’outrage, pour moi, il y a la honte : d’après un rapport
d’avril 2017 de l’agence de la migration des Nations unies, la vente de ces personnes a été facilitée
par des gens venant du Ghana et du Nigeria. J’avais envie de me cacher tellement j’avais honte. Cela
signifie qu’il est temps pour nous de nous réveiller. Nous devons reconnaître le rôle que nous avons
joué dans le commerce des esclaves – interne, transsaharien et transatlantique –, et combien cela a
semé la méfiance au sein de nos communautés jusqu’à ce jour. Alors seulement nous pourrons
réconcilier tout le monde, panser nos plaies et parler de vrai progrès.
4. Le livre repose sur deux points de vue, celui d’Aminah et celui de Wurche, deux personnages très
différents qui occupent des places opposées dans l’échelle sociale. Pourtant, vous parvenez à tisser
entre elles une relation très complexe et très intéressante. Quel était votre but en créant cette relation
?
Les femmes telles que Wurche ont laissé une trace dans l’Histoire. Nous connaissons les reines
Amina de Zaria, Nzinga en Angola, Yaa Asantewaa reine des Ashantis, et bien plus tôt encore, dans
l’Égypte ancienne, les reines Hatchepsout et Tiyi. Les faits et gestes de l’aristocratie ont été gravés
dans la pierre, immortalisés dans des chansons et transmis par les griots : voilà comment j’ai trouvé
des matériaux pour écrire l’histoire de Wurche. Il y a eu des précédents. Pour Aminah, en revanche,
j’ai dû chercher en moi-même. Les explorateurs européens n’accordent presque aucune place aux
femmes dans leurs récits, et les éléments concernant les femmes du peuple sont inexistants. En outre,
même si l’histoire des femmes de la noblesse paraît toujours enviable, dès qu’on creuse un peu, on
comprend que, malgré leur rang, elles n’étaient guère mieux traitées que les autres. Premièrement, on
peut compter sur les doigts d’une main le nombre de femmes guerrières sur le continent africain.
Je voulais souligner le fait que même si Aminah et Wurche sont issues de mondes différents, le fait
d’être une femme les expose aux mêmes souffrances, ce qu’Aminah finit par comprendre, voilà
pourquoi elle parvient à pardonner à Wurche. Wurche, quant à elle, ne l’admet jamais. Les deux
femmes se rapprochent, à cause de cela peut-être, mais leur relation se tisse grâce à ce qui n’est pas
dit ; souvent, quand elles sont ensemble, elles ne se parlent pas. La timidité de Wurche résulte d’un
mélange complexe entre son sentiment de supériorité et son attirance pour Aminah, tandis que celle
d’Aminah vient de son désir incessant d’être libre, et de sa compassion pour celle qui l’a achetée.
J’irais sans doute vers Wurche tout simplement parce qu’elle a tellement confiance en elle, qu’elle
fait ce qu’elle veut et qu’elle est séduisante. Mais si j’avais besoin d’une confidente, ou d’une oreille
pour m’écouter, je me rapprocherais d’Aminah. Par conséquent, je ne peux pas choisir !
6. Jaji est la préceptrice de Wurche, mais c’est aussi une figure intrigante. Pouvez-vous nous en
dire plus sur ce qui vous a poussée à la créer, et vous a-t-elle été inspirée par une figure historique ?
J’aime les mentors. J’ai bénéficié de leurs conseils presque toute ma vie, aussi Jaji est une sorte de
clin d’œil à toutes les femmes et les hommes merveilleux qui m’ont guidée jusqu’ici. Et en effet, les
jajis ont bel et bien existé. À la fin du XIXe siècle, vivait Nana Asma’u, la fille d’Usman dan Fodio,
fondateur du califat de Sokoto, dans le nord du Nigeria. Elle forma un groupe d’enseignantes qui
allaient de village en village pour apprendre aux femmes les valeurs musulmanes en les incitant à être
de bonnes mères et de bonnes épouses. Les jajis formaient d’autres enseignantes. Elles portaient un
chapeau de paille particulier afin d’être aisément reconnaissables et se servaient de la poésie pour
transmettre leurs valeurs.
7. En littérature, les méchants sont souvent caricaturaux, ils veulent tout s’approprier sans égards
pour les peuples conquis. Dans Les cent puits de Salaga, le personnage d’Helmut, l’Allemand,
apparaît à la fois complexe et sympathique. Son personnage est-il basé sur une personne réelle ?
Qu’avez-vous tenté de faire à travers ce portrait multifacettes ?
Helmut est un personnage entièrement fictif. On a souvent critiqué mes premiers livres en disant
que mes personnages masculins étaient plats, aussi, dans ce roman, j’ai eu envie de créer de vraies
personnalités. Je ne voulais pas non plus faire le portrait de méchants caricaturaux, car les gens les
plus gentils sont capables de cruauté, et ceux qui sont réputés mauvais peuvent se montrer généreux.
Mon intention était de construire un personnage qui ne soit pas parfait, mais qui soit capable de
s’interroger sur lui-même et sur la façon dont les siens se comportaient.
Ouvrage réalisé par l’atelier graphique de Gaïa Éditions.