Vous êtes sur la page 1sur 191

Elles ont le nom de reines guerrières, et tout semble les opposer.

Aminah a quinze ans, guette les caravanes de marchands dans la


région de Gonja, vend un peu de nourriture. Bientôt, un raid de
cavaliers fait d’elle une captive.
Wurche est une princesse, fille têtue du chef de Salaga, la ville aux
cent puits, haut lieu du commerce d’esclaves. Elle a l’âge d’être
bientôt mariée, alors qu’elle ne rêve que de pouvoir, en ces temps
d’alliances et de conflits entre chefs de tribus, avec les Ashantis de
la forêt voisine, avec les Allemands, les Anglais, les Français.
Et il y a Moro, l’homme à la peau si noire qu’elle est bleue. Il vit de
la vente d’esclaves mais croit à la destinée, et cède à la beauté.
Les cent puits de Salaga se déroule à la fin du XVIIIe siècle dans
l’actuel Ghana, à la période précoloniale et avant que l’esclavage
soit réellement aboli. Une histoire de courage, de pardon, d’amour et
de liberté.

De parents ghanéens tous deux journalistes, Ayesha Harruna Attah grandit à Accra. Elle
écrit dans différents magazines dont le New York Times Magazine, et collabore à des
anthologies. Ses romans ont été sélectionnés pour des prix du Commonwealth et publiés
en anglais et néerlandais. Elle est pour la première fois traduite en français.
Ayesha Harruna Attah

Les cent puits de Salaga

traduit de l’anglais (Ghana) par Carine Chichereau

roman

GAÏA ÉDITIONS
Gaïa Éditions
82, rue de la Paix 40380 Montfort-en-Chalosse téléphone : 05 58 97 73 26
contact@gaia-editions.com
www.gaia-editions.com

Illustration de couverture :
© iStock / incomible
Carte :
© Cassava Republic Press

© Ayesha Harruna Attah, 2018.


Publié avec l’accord de Pontas Literary & Film Agency.
© Gaïa Éditions pour la traduction française, 2019.
ISBN 13 : 978-2-84720-944-0
Aminah
Les caravanes. Elles arrivaient à l’aube. Elles arrivaient quand le soleil
atteignait le zénith dans le ciel. Elles arrivaient quand minuit enveloppait le
monde de son velours bleu. La seule certitude, c’était que la caravane de
Sokoto viendrait avant la fin de la saison sèche. Pourtant aujourd’hui, les
choses avaient changé. Pendant des semaines, Aminah et le reste des
habitants de Botu avaient même douté que la caravane vienne. Les nuages
qui apportaient la pluie n’avaient pas encore crevé, mais déjà les éclairs
illuminaient le ciel au loin et le tonnerre résonnait. L’herbe était haute. Et on
parlait de cavaliers qui se rapprochaient. Des cavaliers qui rasaient tout sur
leur passage. Des cavaliers qui effrayaient les caravanes. Des cavaliers qui
enlevaient les gens. Ce n’était pas bon signe. Le père d’Aminah devait aller
à Jenne vendre ses chaussures. La famille d’Aminah devait vendre sa
nourriture.
Une semaine avant les premières pluies, Aminah entendit des tambours
résonner alors qu’elle allait préparer le repas du soir. Elle lâcha ses oignons,
remercia Otienu de leur avoir épargné cette infortune, et alla chercher en
hâte ses sœurs jumelles dans la case de sa mère. Les filles se pressèrent de
rejoindre la foule de leurs sœurs et leurs frères du village, qui entonnaient à
pleins poumons des chants de bienvenue. Aminah distinguait à peine leurs
voix, étouffées par les tambours de la caravane. Avec les jumelles, elles se
faufilèrent pour passer devant.
Les dromadaires et ceux qui les montaient défilaient, avançant presque au
rythme des battements de tambours, suivis de femmes portant d’énormes
paquets en forme de nuages qui oscillaient sur leur tête. Après elles,
venaient des ânes, chargés d’amoncellements vertigineux, puis des porteurs,
hommes et femmes à l’air misérables, encombrés de paniers et de poêles,
vêtus seulement de quelques bandes d’étoffe couvrant leurs parties intimes.
Hassana, l’aînée des jumelles, se mit à agiter les bras d’enthousiasme en
apercevant au loin une silhouette qui semblait flotter au-dessus de tout le
reste de la procession. Le madugu ! Le cœur d’Aminah se mit à cogner
d’excitation. Figure majestueuse chevauchant un cheval gigantesque, le
madugu leva la main pour saluer la foule. On aurait cru que le monde
tremblait sous son pas. C’était à cause de sa tenue. De sa monture, de sa
danse, du fait qu’il avait vu des lieux en ce monde qu’aucun d’entre eux ne
connaissait. C’était à cause de son pouvoir. Il était le point culminant de la
caravane. À la fin de la procession, venaient des garçons en haillons tapant
sur des calebasses, qui mendiaient de l’argent à ceux qui voulaient bien leur
en donner. Aminah ressentit de la tristesse en les voyant. Quant à la foule,
elle se mit à avancer pour rester à la hauteur du madugu, comme si, en le
regardant, les gens absorbaient un peu de sa grandeur. L’air était saturé de
l’odeur de la pluie retenue par les nuages, du bétail aux effluves de
fourrage, de l’arôme des épices, des soupes qui bouillonnaient. La lumière
rose du soir commençait à rayer le ciel, et l’excitation de la foule prenait
corps.
« Laissez passer le chef de Botu, laissez passer Obado », dit une voix qui
ne pouvait qu’être celle d’Eeyah, la grand-mère d’Aminah.
Entouré par Eeyah et son groupe de griots, Obado disparaissait presque.
Aminah se l’imagina, son batakari se gonflant sur sa poitrine, son chapeau
de travers, son air sérieux, ses petits bras se balançant pour affirmer
combien il était important. Quand il apparut, il portait un batakari, mais pas
de chapeau. Il se tenait à plusieurs mètres devant les autres, une grosse
poche de cuir en travers de sa bedaine, annonçant qu’il était là pour récolter
de l’argent.
Le madugu s’avança sur son cheval jusqu’à Obado afin d’entamer les
négociations déterminant le prix de leur passage. Le paiement de la
caravane de Sokoto dépassait à lui seul la somme versée par toutes les
autres caravanes. C’était le plus difficile à négocier. Une fois, la caravane
était restée à Botu pendant une semaine car le madugu et Obado
ne parvenaient pas à conclure un accord.
Le madugu, avec ses longues robes d’une riche nuance de bleu indigo, sa
peau sombre luisante, la tête entourée d’un turban blanc, oscillait de droite
et de gauche au rythme des tambours, et son poing fermé semblait écraser
l’air au-dessus de lui chaque fois que son cheval faisait un pas en avant.
Aminah se demanda ce que cela faisait de détenir un tel pouvoir. On voyait
qu’il était bien dans sa peau, contrairement à Obado. Mais ça n’était pas
étonnant : le madugu était responsable de milliers de gens. Botu ne comptait
que quelques centaines d’habitants.
Le madugu mit pied à terre et se présenta devant Obado, le chef de Botu –
l’homme vers lequel les gens se tournaient pour maintenir la paix –, qui eut
soudain presque l’air d’un enfant. Les roulements de tambours atteignirent
leur comble, puis ils diminuèrent.
Les deux hommes se donnèrent l’accolade, et le madugu se pencha pour
parler à Obado, tout en faisant signe aux caravaniers d’aller s’installer dans
le zongo. Ensemble, ils se retirèrent dans la maison d’Obado, suivis par
Eeyah et les autres griots, dont les voix aiguës chantaient les louanges
du madugu et d’Obado.
Aminah ramena les jumelles à la maison. Na serait fâchée qu’elles n’aient
pas commencé à faire la cuisine et à vendre de la nourriture à la caravane.
Aminah pensait toujours à la caravane en voyant le morceau de beurre de
karité fondre pour se transformer en huile jaune d’or. Elle songeait aussi au
madugu. Eeyah lui avait dit un jour qu’il avait vingt épouses et qu’il en
cherchait encore de nouvelles. Quand elle l’avait raconté à ses amies,
celles-ci s’étaient mises à conspirer pour savoir comment croiser son
chemin. Devenir la vingt et unième épouse. Qu’y avait-il là d’admirable ?
Aminah, quant à elle, préférait voyager à dos de dromadaire, ou à cheval,
avec un sac rempli de chaussures, pour effectuer le même genre de travail
que Baba. Fabriquer quelque chose de ses propres mains, puis partir au loin
le vendre. Le beurre de karité bouillonnait, crachotait, et diffusait son arôme
dans l’air. Aminah posa la tête dans sa main et contempla la marmite.
Aucune femme à Botu ne fabriquait de souliers. Elles travaillaient toutes la
terre. Elle devait parler à Baba. Et si elle fabriquait des souliers, à son tour ?
Un petit coup à l’arrière de sa tête la fit sursauter. Ce devait être Na, qui ne
pouvait supporter de la voir rêvasser. Ou Eeyah, qui prenait plaisir à la
surprendre ainsi. Aminah se retourna et croisa le regard froid d’Issa-Na. Ses
yeux étaient d’un blanc perçant, ses cheveux tressés formaient des cônes sur
sa tête. Des piquants. Des images de porc-épic lui venaient en tête chaque
fois qu’elle voyait Issa-Na. Elle était la seconde épouse, et cela lui laissait
un goût amer. Aminah n’avait pas besoin d’autre preuve pour conclure
qu’être la vingt et unième épouse n’était pas un sort enviable.
Aminah regarda sa belle-mère, qui était la mère d’Issa, son seul frère. Elle
se donna l’air aussi respectueuse que possible.
« Tu vas brûler le maasa, dit Issa-Na. Il n’y a rien de pire que du maasa
brûlé. »
Elle avait raison. Le beurre de karité commençait à noircir sur les bords de
la marmite. Aminah la retira du feu. Issa-Na tourna les talons et quitta la
cuisine avant même qu’Aminah ait pu la remercier.
Aminah remit la marmite sur le feu, confectionna des boules de pâte de riz
et de millet et les plongea dans le beurre, l’excitation battant plus fort dans
sa poitrine. On ne savait jamais ce qu’apportait la caravane. Le maasa virait
au brun doré. Dans une grande bassine de cuivre, elle entassa un gros pot de
bouillie de millet, du miel, du lait fermenté de vache et plusieurs calebasses
vidées qui servaient de coupelles. Elle posa le maasa sur un petit plateau,
puis transporta la bassine dehors, où Na, légèrement floue derrière le voile
de fumée qui montait de sa grande marmite, préparait son tuo. Il était réputé
car il était léger. Le secret de famille : saupoudrer de la farine de riz dans la
pâte de millet.
Na l’interpella : « Je l’ai vue te frapper, non ? »
Aminah acquiesça lentement. Le coup l’avait seulement fait sursauter ;
elle n’avait pas eu mal. Et bien qu’Issa-Na ne soit pas gentille avec elle, elle
ne voulait pas lui attirer de problèmes. « Le beurre de karité brûlait.
– La prochaine fois, ne lui donne pas de raison de te toucher. »
Na disait que, grâce à sa peau plus claire, Issa-Na finissait en général par
l’emporter. Na disait que longtemps auparavant, on avait empoisonné les
gens en les poussant à croire que plus leur peau était claire, meilleurs ils
étaient. Elle disait aussi qu’Issa-Na avait l’air mal cuite, que dans un monde
parfait, Aminah serait considérée plus belle qu’Issa-Na. Mais, concluait-elle
: « La beauté, ça ne se mange pas. »
Elle regarda longuement la case d’Issa-Na, puis se retourna vers Aminah.
« Qu’est-ce que tu fais encore là ? Les gens de la caravane ont faim. Allez,
ouste ! »
Aminah emmena les jumelles hors du village. Elles saluèrent des vieilles
dames qui se croyaient trop âgées pour prendre part aux activités, mais qui
ne voulaient pas manquer les derniers potins et avaient installé leurs
tabourets près du zongo.
Dans la lumière du soir, les tentes du zongo se dressaient déjà, hautes et
confortables, comme si elles avaient toujours été installées sur les terres du
peuple d’Aminah. D’autres étaient encore en pleine édification, et les
hommes de la caravane aidés de ceux de Botu fauchaient les hautes herbes.
Des gens apportaient du sable du point d’eau, qu’ils utilisaient pour
délimiter l’espace ; des femmes coupaient des branches, tandis que d’autres
tressaient des graminées pour confectionner des clôtures. Le zongo s’était
transformé en foire. Les feux crépitaient, les tambours battaient. Dans l’air,
des odeurs de fumée, de viande et d’alcool. Aminah voulait vendre tout ce
qu’elles avaient apporté pour que Na soit fière d’elle, mais lorsqu’elles
arrivèrent, toutes les places assises étaient déjà occupées par d’autres
vendeurs. Elles n’eurent d’autre choix que de faire de la vente itinérante.
Aminah distribua les rôles, donnant à Hassana le maasa et à Husseina, la
benjamine, le lait fermenté. Quant à elle, elle porterait la bouillie.
« Maasakokodanono, chantaient les jumelles qui avaient hérité la voix
musicale d’Eeyah. Maasakokodanono. »
D’étroites allées séparaient les groupes de tentes. Le sol était jonché d’os
d’animaux, de lambeaux de tissu, de restes de repas, de tessons, de touffes
de poils, de mares de liquides. Devant une tente, une femme reconnut
Aminah et lui dit qu’elle attendait avec impatience de déguster son maasa
depuis son dernier voyage à Kano. Elle parlait en haoussa, la langue des
gens de la caravane, et pas en gurma, la langue de Botu. Aminah songea à
Kano. Elle se demanda si c’était petit comme Botu. Ou si c’était comme
Jenne, que Baba lui avait décrit : une ville de maisons de terre avec des
ruelles où l’on se perdait. Une ville qui enserrait les deux bras d’une rivière.
Une ville avec une mosquée qui montait jusqu’au ciel, assez grande pour
accueillir des milliers de fidèles. Son esprit voyagea en d’autres lieux où
Baba était allé vendre ses souliers : Tombouktou, Salaga. Il n’était jamais
allé à Kano.
La femme soupira, tirant Aminah de sa rêverie. Déjà les jumelles s’en
allaient, alors elle remercia la femme, rassembla Hassana et Husseina, et
continua à se frayer un chemin à travers le zongo. Certains des voyageurs
vendaient déjà leurs marchandises, tandis que d’autres étaient partis dormir,
leurs pieds sales en éventail sur leur paillasse. Dans une tente, des centaines
de lumières attirèrent l’attention d’Aminah. C’était un stand de miroirs de
différentes tailles, certains aussi hauts qu’elle, d’autres tout petits, juste
assez grands pour qu’on y découvre son visage. Il était peu fréquent qu’elle
puisse ainsi se mirer, et le propriétaire n’était nulle part, alors elle posa sa
bouillie et jeta un coup d’œil dans un petit miroir d’argent avec une poignée
en ivoire sculptée de lianes fleuries. Le cadre était orné de deux espèces de
lézards à l’air apeuré, aux yeux en forme d’œufs, le corps couvert
d’écailles, leurs multiples membres s’emmêlant les uns les autres. Elle se
laissa aller à sa contemplation. Les rares fois où elle voyait son visage,
c’était avant les fêtes au village. Seule la femme d’Obado possédait un
miroir. Tous les villageois faisaient la queue devant sa case pour arranger
leurs cheveux et leur figure avant de se rendre à la cérémonie. Aminah
considéra ses larges sourcils, ses cheveux qui partaient dans toutes les
directions. Elle avait un petit nez, dont le volume augmentait lorsqu’elle
gonflait les narines. Elle allait tirer la langue quand, dans la glace, ses yeux
rencontrèrent un autre regard derrière elle. Elle faillit crier, éprouvant
soudain la sensation que ses entrailles allaient se répandre, mais sa mère lui
avait appris à ne jamais manifester sa peur en public. Elle se retourna et
découvrit un vieil homme aux cheveux de la couleur des nuages quand ils
sont lourds de pluie.
« Je vois que tu aimes mes miroirs », dit-il, et dans ses yeux, Aminah vit
son père – un homme bon qui travaillait sans jamais s’arrêter.
« Pardon…
– Dans certains endroits, on dit que si tu regardes trop longtemps dans un
miroir, il te volera ton âme. Dans d’autres lieux, on dit que si tu te regardes
trop longtemps, tu deviendras vaniteuse. Qui sait où est la vérité ? »
Aminah jeta un coup d’œil derrière elle pour vérifier qu’il ne s’adressait
pas à une autre personne. Quelqu’un qui avait l’habitude des énigmes, peut-
être.
« Qu’en penses-tu ? »
Soudain, elle se rappela les jumelles. Elle les avait oubliées.
« Je suis désolée. » Elle se baissa pour ramasser sa bouillie. Si elle ne
retrouvait pas ses sœurs, que dirait-elle à ses parents ?
Elle fit trois fois le tour du zongo avant d’arriver à un endroit où des
hommes en turban installés autour d’un feu riaient dans une totale
insouciance. À côté d’eux, les jumelles étaient assises sur un tapis de raphia
devant une pile de poupées de bois enveloppées d’un arc-en-ciel de perles
et de coquillages porcelaines. En la voyant s’approcher, un des hommes
cessa de parler, son regard se posa sur elle, puis il leva la main pour lui faire
signe de venir. Elle sentit ses bras se hérisser, jeta un regard à ses sœurs,
fascinées par les poupées. Aminah était sûre de pouvoir vendre rapidement
de la nourriture à l’homme, puis de venir les récupérer ensuite. Elle était là
pour ça, raisonna-t-elle, or cet homme était un client potentiel. Elle vint vers
lui.
« Qu’est-ce que tu vends, Beauté ? » demanda-t-il. Il sourit de toutes ses
dents, d’une blancheur éclatante. Dans l’ombre de son turban, il ne quittait
pas Aminah des yeux. Il affichait une espèce de rictus permanent.
« Du maasa, du lait fermenté et de la bouillie de millet.
– Ma mère fait la meilleure bouillie de millet au monde. Voyons ce que
donne le tien, pour comparer. »
Aminah posa sa marmite, mais ses mains tremblaient si fort que l’homme
lui saisit le poignet pour l’arrêter, et avec douceur et fermeté, il l’obligea à
s’asseoir à ses côtés.
« Détends-toi », murmura-t-il. Puis il s’écria : « Qui veut goûter à la
bouillie préparée par Beauté ? »
Tous les hommes présents se portèrent volontaires. Elle commença par
servir celui qui l’avait hélée, mais il désigna les autres, indiquant qu’elle
devait s’occuper de ses amis en premier, pour terminer par lui. Le feu
attisait tout en elle : il accélérait le battement de son cœur, faisait perler la
sueur sur sa peau, lui donnait le vertige. Elle regarda les jumelles, qui
jouaient toujours avec les poupées, mais alors, elle renversa un peu de
bouillie sur la robe blanche d’un homme. Elle considéra, horrifiée, la bêtise
qu’elle avait commise, mais l’homme s’essuya avec un autre pan de sa robe
et lui fit signe de s’éloigner. Elle servit tout le monde, prit leur paiement en
coquillages porcelaines, et revint vers l’homme au turban turquoise. Elle
sentit son regard sur elle tandis qu’elle versait de la bouillie dans sa
calebasse. Elle lui tendit la nourriture.
« Assieds-toi près de moi, Beauté. »
Il lui avait fourni plusieurs clients, et elle devait récupérer ses bols, aussi
elle accepta. Elle s’installa par terre en essayant de ne pas laisser la peur
remonter de sa poitrine jusqu’à son visage. Elle regardait les jumelles. Elles
n’avaient même pas remarqué sa présence. L’homme passa son bras musclé
et sec autour de sa taille et l’attira contre lui. Il avait l’air petit, mais il était
fort. Il avala sa bouillie. Ses amis mangeaient en bavardant.
« Je ne suis pas d’accord. Les hommes de Babatu ne font aucune
différence, beugla l’un d’eux. Il y a des gens qui deviennent esclaves, et des
gens qu’on devrait laisser tranquilles. Ces hommes-là attrapent n’importe
qui. Personne n’est à l’abri de leurs raids, qu’on soit de haute naissance ou
pas. Et ils donnent mauvaise réputation aux cavaliers.
– Du calme, Mus », dit en riant l’homme qui avait attiré Aminah contre
lui. Il montrait toutes ses dents. « Babatu et ses hommes ont besoin de nous.
Si lui et ses chasseurs d’esclaves commencent à s’en prendre aux
négociants, où iront-ils se fournir ? Nous sommes leur seul lien avec les
Européens et leurs marchandises. Et puis qui leur achète des esclaves à
présent que les Européens ont déclaré que c’était illégal ?
– Il a raison, dit un autre. Même s’il y a encore un certain nombre
d’Européens qui demandent des esclaves.
– La plupart de mes porteurs ont été capturés par les soldats de Babatu »,
déclara un troisième homme.
De son index recourbé, orné d’une bague en argent irrégulière, l’homme
qui tenait toujours Aminah attrapa le reste de bouillie au fond de la
calebasse. La jeune fille attendait son verdict, dans l’espoir qu’il la libère.
« Comment tu t’appelles ? demanda-t-il.
– Aminah.
– La belle reine Aminah », dit-il avec un grand sourire.
Cela ne la rassura guère.
« Vous avez aimé la bouillie ? » demanda-t-elle.
Il mit la main sur sa cuisse et ses doigts s’y posèrent à la manière dont un
pied trouve son équilibre sur un terrain inconnu : d’abord en avançant la
pointe légère, puis en pesant de tout son poids. Il pinça entre le pouce et
l’index l’étoffe qui la recouvrait, puis trouva l’ouverture et son doigt entra
en contact avec sa peau. Il se mit à décrire des cercles, et une chaleur se mit
à grandir en elle à cet endroit, menaçant de s’étendre plus haut, mais elle
décida que cette sensation en resterait là. Elle ne comprenait pas pourquoi
son corps aimait ce que lui faisait cet homme, et elle pensa que c’était mal.
Ses doigts remontaient de plus en plus haut sur sa cuisse. Les autres
continuaient de parler, indifférents ou feignant l’indifférence. Aminah se
concentrait sur l’étoffe de son vêtement, plissant et se déplissant chaque fois
qu’il bougeait la main. Il approcha son visage du sien. Son souffle chaud
n’était plus qu’à quelques centimètres.
« Je te dirai pour la bouillie, mais allons ailleurs », murmura-t-il.
Sa main remontait toujours sur sa cuisse et, alors que ses doigts allaient
toucher son triangle, elle bondit. Elle prit son bol et se hâta de ramasser les
autres, déposés par terre.
« Hassana, Husseina, s’écria-t-elle. On rentre ! »
Elle courut vers les jumelles, parvenant à peine à calmer les tremblements
de ses mains.
« Belle Aminah », dit l’homme d’une voix traînante en se penchant en
arrière pour mieux la fixer des yeux.
« Est-ce qu’on peut rester encore un peu… » fit Hassana d’un ton plaintif.
Aminah ne l’écouta pas. Elle aurait voulu se draper d’un voile épais. Elle
sortit du zongo, les hautes herbes émettaient toutes sortes de bruits, elles
sifflaient, crissaient, croassaient, gazouillaient, gargouillaient et puis elles
frémissaient, dansaient, ployaient. Submergée par la peur face à ce monde
qu’elles dissimulaient – léopards, chacals, crocodiles, cavaliers, hommes
enturbannés –, elle obligea les jumelles à courir jusqu’à la maison.
Elle les pressa jusqu’à la case de Na, et abandonna les ustensiles et les
calebasses sans les laver. Le lendemain, Na ne cesserait d’évoquer ce bazar,
les restes de nourriture qui attirent les rats, les rats qui attirent les serpents,
mais après l’expérience de ce soir-là, les mots de Na seraient comme
un baume apaisant pour Aminah. En allant à la case qu’elle partageait avec
Eeyah, elle entendit le bruit d’un objet de métal tombant par terre. Baba. Il
laissait toujours choir quelque chose. Elle alla le voir.
Un petit feu éclairait la pièce, contenu dans la magnifique lampe avec la
couronne en forme d’éventail aux entrelacs de métal que le forgeron avait
offerte à son père.
« Qu’est-ce que tu en penses ? » Il souleva une haute botte brune brodée
de fil rouge. Ce n’était pas sa meilleure broderie, mais le fait qu’il sollicite
son opinion réconforta Aminah, et en effet, cette botte était étonnante !
« C’est beau. » Elle prit place sur le seul tabouret de la pièce. « Baba, j’ai
peur, dit-elle après un instant de silence.
– Pourquoi ? »
Elle ne pouvait pas lui parler de l’homme au turban – elle ne pouvait le
confier à personne. Mais la conversation au sujet de Babatu et de ses
terribles cavaliers lui offrait un bon prétexte.
« Les cavaliers. Et si jamais ils viennent ici pendant que tu n’es pas là ? »
Baba garda le silence. C’était un silence calme et mesuré. Pas la
respiration lourde et oppressée de quelqu’un qui n’aime pas le silence. Cette
tranquillité, c’était sa nature par essence, et elle avait pour effet de s’étendre
jusqu’à la lisière plus irrégulière de la pièce. Baba avait étendu sur le sol un
grand tissu gris sur lequel il entassait ses souliers. Il prit un couteau, coupa
un fil qui dépassait et ajouta la botte à la pile.
« On n’est en sécurité nulle part, dit-il au bout d’un moment. Mais on ne
peut pas vivre dans la peur. Les gens ne cessent de parler de ces cavaliers,
on dirait que c’est nouveau. Quand ce ne sont pas les cavaliers, c’est une
maladie, ou la sécheresse. Il y aura toujours un danger inconnu qui rôde
autour de nous. Les cavaliers, c’est à cause de ces endroits où il y a des rois
et des reines. Dans des lieux comme Botu, où tous les gens sont égaux, on
ne trouve pas d’esclaves. Mais il ne reste plus beaucoup d’endroits comme
Botu. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prier pour obtenir la protection
d’Otienu. Veille bien sur tes mères pour moi. C’est toi qui t’occupes de tout
jusqu’à mon retour. Fais attention à ne pas trop rêvasser. »
Sur ses paupières un peu tombantes, la lampe dessinait des ombres.
À croire qu’Otienu avait tiré chaque partie de son corps d’un moule de
douceur.
Trois jours plus tard, il partit à l’aube dans la fanfare des tambours qui
annonçaient le départ de la caravane. Aminah et les jumelles
l’accompagnèrent, leurs bras maigres s’agitant pour lui faire au revoir, mais
Baba et son âne albinos furent bientôt engloutis par la foule. Elles allaient
reprendre leur vie habituelle, songea Aminah, jusqu’à son retour dans
quelques mois.
Wurche
Pour empêcher que l’effervescence de Salaga ne déborde chez eux, la
famille royale qui régnait sur les villes jumelles de Salaga et Kpembe avait
annexé cette dernière, où seuls pouvaient résider ses membres. Tous les
autres devaient demeurer à Salaga. Mais pour Wurche, Salaga était comme
les soupes que préparait sa grand-mère, bouillonnantes de viandes et de
poissons de toutes sortes. Là-bas vivaient des Mossis, des Yorubas, des
Haoussas, des Dioulas, des Dagombas. Lorsqu’elle s’y rendait, elle
observait avec envie les armes européennes qui arrivaient depuis la côte, les
chevaux amenés par les Mossis, elle écoutait les marchandages entre les
commerçants, qui voulaient se débarrasser de leurs cargaisons, et les clients,
qui parfois voulaient simplement marchander. Tout était à vendre, à Salaga.
Etuto, le père de Wurche, l’emmenait souvent aux courses, le vendredi,
mais un peu plus tôt dans la semaine, il était parti avec ses fils rencontrer
les autres chefs de Kpembe lors d’une réunion en urgence à Kete-Krachi,
ville dont le puissant oracle était devenu le médiateur des royaumes de la
région. Wurche et sa grand-mère, Mma Suma, représentaient donc la
famille en l’absence des hommes. Aussi se rendirent-elles aux courses,
longeant les karités dont les branches accueillaient les formes ovales de
mille cigognes, puis longèrent des cases en ruine et d’innombrables puits.
« Pièces du monde entier ! »
« Souliers en cuir brodé ! »
« Maasa maasa maasa ! »
À l’entrée du champ de courses, un fou dansait au rythme des tambours à
larges bords – padada padada padada. Cheveux aplatis. Le corps couvert
de poussière. Pa pa pa padada pa pa. Il tenait à la main un gros morceau de
viande. Ses épaules tressautaient, lentement il levait un genou, puis l’autre.
Pa pa pa. Chacune des fibres musculaires de ses bras et de ses jambes
brunes était en mouvement. Les musiciens tapaient sur leurs tambours. Pa
pa pa padadadada. Étincelle de folie dans ses yeux. Il oscillait de gauche,
puis de droite. Wurche songea qu’il allait tomber.
La course équestre se nimba d’un halo quand les chevaux et leurs
cavaliers accélérèrent. Venir à Salaga était un plaisir, mais Wurche se serait
volontiers passée d’assister aux courses car c’était toujours Shaibu qui
gagnait. Le fils du vieux Kpembewura était en tête, son cheval gris
caparaçonné d’une couverture de selle en velours bleu au capuchon assorti.
Elle fit un grand geste de la main, souhaitant que les cavaliers accélèrent.
Mma la pinça sous le bras. « Voilà le genre de choses qui t’empêchent de
trouver un mari. »
Les vieilles dames de Kpembe disaient que Wurche aurait dû naître
garçon, tout ce qui lui manquait, c’était qu’un peu de chair lui pende entre
les jambes. Elles disaient que ses seins étaient des galets, et ses fesses des
plateaux. D’après Etuto, son corps mince faisait d’elle une cavalière née,
cependant il ne la laissait jamais participer aux courses du vendredi. Ça ne
se fait pas, déclarait-il. Les vieilles dames de Kpembe disaient également
qu’elle était la préférée de son père, mais elle n’était pas d’accord. Il ne la
laissait pas toujours faire ce qu’elle voulait.
« Souris, lui ordonna Mma. Froncer les sourcils ne sied pas à un visage
rond.
– Je perds mon temps ici. Je devrais être à Kete-Krachi, moi aussi.
– Ton père a dit qu’une fille ne pouvait pas se joindre à eux. Et il a raison.
On ne plaisante pas avec l’oracle de Dente. Une fois, il a accordé la victoire
aux Ashantis en causant de fortes averses. Si tu n’es pas Allah et que tu sois
capable de faire pleuvoir, ne devrait-on pas te craindre ? Et puis cette
mésentente entre les chefs pourrait tourner au cauchemar à la mort du
Kpembewura. J’étais petite quand la dernière guerre a éclaté parce que les
trois lignées ne parvenaient pas à s’entendre sur un successeur. Crois-moi,
ces choses-là reviennent de manière cyclique. »
Wurche écoutait à peine sa grand-mère. Si même Dramani était allé à
Kete-Krachi, elle aurait dû y aller également. On aurait dû l’autoriser à faire
tout ce que faisait son frère. Mma lui avait dit un jour que l’esprit d’un
homme habitait son corps à elle, alors que l’esprit d’une femme habitait
celui de Dramani. Que c’était sans doute le cadeau d’adieu de la mère de
Wurche à Etuto, car elle était morte en mettant au monde son enfant à lui, et
qu’elle n’avait pas toujours été bien traitée.
Wurche observa sa grand-mère, qui ne s’intéressait guère aux courses, elle
non plus. La vieille dame était sans doute à la recherche d’un mari potentiel
pour sa petite-fille. Wurche scruta la foule : dignitaires de Dagbon en tenues
flamboyantes à rayures indigo, semblables à des tambours tama ; seigneurs
de Salaga adorant échapper aux impôts qu’ils devaient à Etuto et aux autres
chefs de Kpembe ; marchands haoussas en turbans blancs ; Mossis en robes
longues bouffantes, tenant leurs ânes par les rênes ; quelques blancs
éparpillés ; Dom Francisco de Sousa, le Brésilien qui de temps à autre
venait depuis la côte pour acheter des marchandises. Originaire de Sokoto,
Dom Sousa avait été vendu comme esclave et emmené dans une contrée
appelée Bahia, là il avait réussi à racheter sa liberté, puis à revenir sur la
Côte-de-l’Or. On racontait qu’il aimait assister aux courses à Salaga car
cela lui rappelait Sokoto. Il y avait aussi des femmes qui proposaient du
maasa et du lait fermenté ; des hommes qui vendaient des robes ; des
esclaves avec des cercles de cuivre autour du cou qui allaient chercher du
bois pour leurs maîtres. Partout flottait une odeur de pourriture. Voilà la
chose qu’elle n’aimait pas à Salaga : des ordures partout, avec les vautours
pour seuls nettoyeurs.
Les clameurs de la foule ramenèrent l’attention de Wurche vers les
courses. Quelqu’un avait dépassé Shaibu. Elle se pencha en avant. Enfin,
les choses devenaient intéressantes. Le nouveau venu fusa sur un cheval
blanc caparaçonné d’une peau de léopard.
« Soit cet homme est très courageux, soit c’est un fou, dit Wurche. Mais
que quelqu’un fasse comprendre à Shaibu qu’il n’a aucun talent, cela me
plaît beaucoup. »
Le cavalier courageux prit une avance considérable. Les autres traînaient
derrière, n’osant pas se rapprocher de Shaibu. Quand le cheval blanc
franchit la ligne d’arrivée, la foule explosa. Wurche hurla. Le cavalier mit
pied à terre et attendit que le prince et les autres concurrents terminent
la course.
Un petit groupe se rassembla autour de Shaibu, qui semblait faire la
révérence à chacune de ses paroles. Shaibu prit la main du gagnant et la
leva très haut. La foule explosa en applaudissements. Shaibu acquiesça,
sans paraître fâché.
« Qui est cet homme qui semble faire ce qu’il veut de Shaibu ? demanda
Wurche.
– Moro, répondit Mma. J’ai entendu Etuto dire qu’il avait amené des
centaines d’esclaves à Salaga l’autre jour. Avec le temps, sa réputation
pourrait rivaliser avec celle de Babatu et Samory Touré.
– Je n’ai jamais entendu parler de lui.
– Tu ne sais pas tout, Wurche, surtout pour ce qui touche aux affaires de
Salaga. Pour toi, tout cela est insignifiant, n’est-ce pas ? Mais c’est grâce à
des gens comme Moro que Salaga reste vivant. Et saches que tu as grandi
avec lui. »
Quand Wurche était enfant, expliqua Mma, Moro vivait à Kpembe. Il était
toujours derrière Shaibu, vêtu d’une tenue crasseuse. Wurche se creusa la
tête, en vain.
Elles allèrent féliciter le vainqueur puisque c’était la coutume. Pour la
première fois depuis bien longtemps, le gagnant n’était pas Shaibu, et
Wurche avait hâte de faire sa connaissance. Elles attendirent tranquillement
que Shaibu les aperçoive. Wurche dut faire des efforts pour se taire ; elle
voulait se débarrasser de lui le plus vite possible.
Les hommes allaient et venaient, serrant la main à Shaibu et Moro. En
voyant les deux femmes, Shaibu leur dit : « Bonjour, Mma Suma. Bonjour,
princesse indomptable de Kpembe qui m’a brisé le cœur.
– Comment va la famille de ta mère ? » demanda Mma en pliant le genou
avec une grimace de douleur. C’était Shaibu qui aurait dû s’incliner devant
elle, et non l’inverse. Mais comme c’était un homme et qu’il était prince,
Mma ne put s’en empêcher.
« Ils sont en bonne santé, répondit Shaibu.
– Et la famille de ton père.
– Ils sont en bonne santé.
– Et toi-même ?
– Je suis en bonne santé.
– Remercions Allah. » Puis Mma se tourna vers Moro. « C’était une très
belle course. Toutes mes félicitations. »
Shaibu, Mma et Moro se tournèrent vers Wurche, qui avait omis de le
féliciter elle aussi. Quelque chose dans le visage de Moro, dans son attitude,
ébranlait sa confiance.
« Ma petite-fille semble avoir oublié les bonnes manières.
– Bravo », dit Wurche.
À ce moment-là, un hurlement guttural déchira l’atmosphère enthousiaste
et les bavardages. Le genre de cri qui hérisse la nuque. Tout le monde
regarda alentour, plongé dans la confusion. Une femme surgit, à peine
vêtue, un lourd collier de métal lui enchaînant le cou, et elle fonça vers eux.
Ce fut Moro qui mit fin à sa course, il apparut soudain derrière elle et la
frappa à l’épaule. Elle s’écroula, alors il se pencha, l’aida à s’asseoir, la
souleva du sol et la hissa sur son épaule. Sa peau brune maculée de terre
rouge, la femme se tordait de douleur ; de son gosier émergeait un
grognement rauque. Qui était cet homme ? Il lui parla doucement, comme
un père qui gronde un enfant récalcitrant, et lui tapota le dos. Un homme
apparut là d’où avait surgi la femme, une chaîne à la main, regardant autour
de lui. Moro se dirigea vers lui.
« Une rebelle », expliqua Shaibu. Puis il ajouta, visiblement satisfait: « Je
ne sais pas comment elle a pu s’échapper. On laisse les récalcitrants au
soleil, mais ils sont enchaînés. C’est à croire qu’elle savait qu’il y avait là
un rassemblement de personnes royales. Elle est venue droit vers nous. »
Sur le chemin du retour vers Kembe, Wurche fit aller lentement son
cheval, Baki, car sa grand-mère était assise derrière elle et elle se plaignait
dès que Wurche dépassait la vitesse d’un escargot.
« Salaga est dans un état pitoyable, dit Mma. Je n’y viens pas souvent,
mais chaque fois, on dirait que c’est pire. Quand j’étais petite, on pouvait
boire l’eau des puits. Aujourd’hui, je suis sûre que même les esclaves ne
veulent pas y toucher. Et cette horrible femme qui s’est précipitée vers
nous… Je déteste dire cela, mais du temps des Ashantis, ce genre de chose
ne se serait jamais produit. Ils s’occupaient de la ville de façon plus
stratégique. Depuis qu’on les a mis dehors, nous n’avons rien bâti de
nouveau. Tout ce que nous savons faire, c’est nous battre entre nous. »
Perdue dans ses pensées, Wurche grommela une réponse. Moro
l’intriguait. Était-ce la symétrie parfaite de son visage, le noir bleuté de sa
peau ? Ou bien parce qu’ils avaient un passé commun qu’elle ne pouvait se
rappeler ? Elle essaya de ressusciter des images, mais sa mémoire était aussi
asséchée que la moitié des puits de Salaga. Puis, comme cela lui arrivait
souvent, penser au passé la conduisit vers l’avenir, un avenir auquel il lui
faudrait bientôt penser et qui chaque jour lui apparaissait de plus en plus
déplaisant, car tout le monde la poussait vers le mariage. Elle avait réussi à
échapper à l’ennui des corvées ménagères en convainquant son père de la
laisser étudier auprès d’une lettrée de Salaga, mais pourtant les choses
n’avaient guère avancé. L’étape suivante consistait à enseigner aux femmes
à être de bonnes musulmanes, mais elle ne pourrait s’en acquitter qu’une
fois mariée, ce qu’elle refusait. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était
aider à gouverner son peuple, les Gonjas. On ne l’avait pas baptisée Wurche
pour rien. Reine. La Wurche des origines avait mené un bataillon de trois
cents hommes en toute sécurité. Qu’une telle femme ait existé trois siècles
plus tôt aurait dû lui donner de l’espoir. Et qu’en était-il d’Aminah de Zaria,
qui à une époque encore plus ancienne refusait de se marier et tuait ses
amants pour empêcher quiconque d’usurper son trône ? Aminah de Zaria
avait pu vivre ainsi après la mort de ses parents. Wurche ne voulait pas
perdre sa famille, mais elle savait que bientôt ils insisteraient pour qu’elle
se marie. Que se passerait-il si elle acceptait, mais à la condition de pouvoir
choisir ? La règle générale était que les personnes royales devaient épouser
des personnes royales. Et si elle leur disait qu’elle voulait épouser un
homme comme Moro ? Un homme du commun. Peut-être lorsqu’il aurait la
stature de Babatu deviendrait-il acceptable.
De retour à Kpembe, Wurche mit pied à terre, aida Mma à descendre, puis
mena Baki à l’écurie. Dans la cour du palais d’Etuto, un homme blanc
discutait avec son père et ses frères. Ils étaient rentrés plus vite qu’elle ne
l’escomptait. Son père était assis sur les peaux de léopards de cérémonie,
indiquant son statut de chef secondaire de Kpembe. Cela signifiait-il
quelque chose que les deux autres soient absents ? Et ces hommes blancs !
Ils lui paraissaient moins gênants et moins impressionnants qu’aux autres.
Leur couleur de beurre de karité leur donnait un air maladif et elle s’en
méfiait jusque dans la moelle de ses os. Chaque semaine désormais de
nouveaux hommes blancs venaient voir Etuto et les autres chefs pour leur
offrir leur amitié. Salaga, lui avait expliqué son père, était un endroit
stratégique : aux confluents de la forêt et du Sahel, avec accès au point où
se rejoignaient les rivières Nakambe, Daka et Adirri, qui allaient se jeter
dans la mer.
Des fusils, des bouteilles d’alcool brun et des sacs de sel étaient posés aux
pieds d’Etuto. Près de l’homme blanc et de son entourage, quatre moutons
attachés, un tas d’ignames et deux grosses défenses d’éléphant.
« Votre peuple nous a aidés à nous débarrasser du joug cruel des Ashantis,
disait Etuto, et nous vous en serons toujours redevables, mais Salaga n’est
plus la même depuis.
– Nous savons l’importance de Salaga », dit l’interprète de l’homme
blanc, un grand chauve. « Voilà pourquoi nous aimerions trouver des
moyens pour vous aider. Salaga est une ville importante pour nous tous et
nous devons l’ouvrir à la côte. Avec votre aide et votre amitié, bien sûr.
– Les Ashantis ont cessé de nous alimenter en noix de kola après votre
victoire sur eux. Nous avons besoin de la noix de kola sur les marchés de
Salaga. Les caravanes cesseront de passer ici si nous n’en avons plus à
vendre. Si vous voulez que Salaga prospère, faites revenir la noix de kola. »
Par le passé, les Gonjas et les autres nations de la région avaient été
contraints de verser chaque année aux Ashantis un tribut en esclaves. Ceux-
ci travaillaient les terres des Ashantis, ou on les envoyait dans des contrées
lointaines, comme Dom Francisco de Sousa à Bahia. Puis les Britanniques
avaient vaincu les Ashantis. Quand les gens de Salaga avaient eu vent de la
nouvelle, ils avaient massacré tous les Ashantis de la ville. Ensuite, les
Ashantis avaient tenté d’étouffer le commerce de Salaga en n’exportant plus
de noix de kola, et d’après Mma la ville n’avait jamais réussi
à s’en remettre.
De sa manche, Wurche essuya la sueur qui perlait sur son nez.
« La noix de kola », répéta Etuto.
Après le départ des visiteurs, Wurche passa en trombe près de ses frères
pour se rendre dans la case d’Etuto. Elle prit son père dans ses bras, qui
demeura immobile pour s’abandonner à son étreinte. Elle sentit contre son
sternum la bouteille qu’il rangeait dans sa poche. Elle s’installa sur une
peau de bête dans l’antichambre de son père en attendant qu’il se change. Il
revint, ouvrit la bouteille, prit une longue gorgée et fit la grimace.
« Mauvaise qualité. » Il inclina la bouteille en direction de Wurche, qui
secoua la tête. C’était un rituel, bien qu’elle ne bût pas.
« Pourquoi continues-tu à les accueillir ?
– Notre position est de plus en plus délicate. J’ai besoin de toute l’aide
dont je peux m’entourer.
– C’est à cause de Kete-Krachi ? De qui succédera au vieux Kpembewura

Après la mort du vieux seigneur, son successeur serait soit son fils,
Shaibu, soit Etuto, soit un autre des chefs secondaires. Chacun représentait
une lignée différente de la famille royale. La lignée d’Etuto n’avait pas eu le
pouvoir depuis des générations, et à la manière dont les choses se
dessinaient, cela risquait de perdurer. Toutefois, Etuto était convaincu que si
l’homme blanc l’aidait à faire revenir la noix de kola à Salaga, il pourrait
redorer le blason de la ville et les deux autres lignées le couronneraient
successeur du vieux Kpembewura.
« La journée a été longue. Nous sommes arrivés, et les officiers
britanniques étaient déjà là. J’ai besoin de me reposer. Je promets de tout te
raconter demain. »
Les frères de Wurche entrèrent, à croire que les paroles de leur père leur
servaient de mot de passe.
« Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de prendre contact avec nos alliés de
Dagbon ? demanda Wurche. Plutôt que de travailler avec les blancs. Ou de
nous réconcilier avec les Ashantis ?
– Quoi ? fit Dramani. Les Ashantis qui ont fait de nous leurs marchands
d’esclaves, qui nous ont envoyés mener des raids dans les villages pour leur
verser leur tribut annuel d’esclaves ?
– Au moins nous étions indépendants.
– Comment pouvions-nous être indépendants alors que même notre
marché était sous le contrôle des Ashantis ? » Dramani disait toujours que
les gens ne devraient pas asservir d’autres gens, et c’était à l’issue d’un tel
discours que Mma avait déclaré qu’il y avait en lui l’esprit d’une femme.
« Les alliances changent tout le temps. Nous l’avons fait. À une époque,
nous étions l’ennemi de Dagbon. Combien de guerres nous ont-elles
opposés ? À présent, il s’agit du meilleur ami d’Etuto. J’ai plus confiance
dans les Ashantis que dans les blancs.
– Comme l’a dit Etuto, coupa Sulemana, la journée a été longue. Tu lui as
dit ?
– Quoi ?
– Nous partons nous installer à la campagne, dit-il gravement.
– Pourquoi ?
– Je suis fatigué, dit Etuto.
– Il dit qu’il a besoin d’être au calme pour réfléchir », ajouta Dramani.
Ils se rendaient seulement à la campagne une fois par an pour qu’Etuto
puisse se reposer. Morte d’ennui dès le lendemain où ils arrivaient là-bas,
Wurche se mettait dès lors à compter le nombre de jours qu’il leur restait
avant de rentrer. Là-bas, il n’y avait rien à faire. Aucun d’entre eux ne
pratiquait l’agriculture. Les esclaves d’Etuto s’occupaient des terres peu
fertiles. Et contrairement à Kpembe, il n’y avait pas une grande ville à un
quart d’heure à cheval. Quelque chose n’allait pas. Pourquoi ainsi
déménager ?
« Wurche, dit Sulemana, va t’occuper des petits. »
Elle dirait à Mma de préparer ses frères et sœurs le plus jeunes en disant
que c’était un ordre d’Etuto. Elle ne comprenait rien aux enfants. Ils la
dérangeaient. Ils étaient imprévisibles. Et leurs mères étaient toujours dans
ses jambes. Celle de Wurche venait de la région qui entourait leur domaine
à la campagne, et là-bas les gens lui disaient sans cesse combien elle
ressemblait à cette femme qu’elle n’avait jamais eu la chance de connaître.
Aminah
D’autres caravanes passaient par Botu, mais aucune d’elles n’était aussi
spectaculaire que celle qui allait de Sokoto à Jenne. Baba revenait la plupart
du temps avec la caravane de Salaga. Le nombre de voyageurs avait beau se
réduire de plus en plus, puisque Baba était susceptible d’arriver avec eux,
Na continuait de cuisiner et de leur vendre de la nourriture.
Chaque fois, Aminah se rendait auprès des nouveaux venus le ventre noué,
effrayée à l’idée de revoir l’homme de la caravane de Sokoto. Elle
s’assurait que les jumelles restent à ses côtés et qu’elles crient
« Maasakokodanono » de leurs voix aiguës et chantantes, car leur excitation
apaisait son anxiété. Leur enthousiasme n’avait rien à voir avec l’attrait de
la nouveauté, mais elles se réjouissaient d’avance à l’idée d’entendre le
récit des aventures de Baba.
D’autres villageois cherchaient parmi les caravanes des visages familiers,
même si certains ne voulaient pas non plus rater la chance de jeter un coup
d’œil aux jolis objets ; on guettait des vêtements qu’on connaissait, même si
ceux qui partaient revenaient toujours habillés avec plus d’éclat, pour
souligner qu’ils avaient quitté Botu ; le nez collectif du village semblait
flairer l’odeur des êtres chers, pourtant l’arôme de la nourriture, des
nouvelles épices et des parfums enivraient leurs sens. La lutte s’engageait
dans leur cœur entre l’attirance pour le familier et la nouveauté. Et toujours,
le familier l’emportait. Ils voulaient revoir leurs pères, leurs mères, leurs
frères et leurs sœurs.
Pendant un mois, Hassana, Husseina et Aminah dévisagèrent les
voyageurs, jusqu’au dernier des mendiants. Au bout du mois suivant, elles
commencèrent à poser des questions. Personne n’avait vu Baba ni son âne
albinos. Le troisième mois, Na leur dit de ne plus aller vendre de nourriture
aux caravanes. Elles avaient gagné assez d’argent pour vivre au cours des
mois précédents, et les rumeurs commenceraient à courir si elles
persistaient à se comporter comme si tout allait bien. Le cinquième mois,
Na interdit à ses filles de porter du noir et de pleurer devant les autres. Il n’y
avait pas de raison de pleurer.
Aminah découvrit bientôt que Na disait seulement ce genre de choses pour
empêcher les commérages. De même que sa fille, elle gardait les choses
enfouies au plus profond d’elle-même, et il fallait l’apprivoiser pour qu’elle
accepte de s’ouvrir. Une nuit, il plut si fort que le toit de la case d’Aminah
et Eeyah s’effondra, aussi Aminah alla-t-elle dormir avec Na, et Eeyah avec
Issa-Na. Aminah fut surprise de découvrir que des larmes coulaient sur les
joues de sa mère. Hassana et Husseina étaient couchées sur la natte, la
seconde s’enroulant le long du dos de sa mère, tandis qu’Hassana caressait
le ventre de Na. C’est à ce moment seulement qu’Aminah s’aperçut qu’il
était gros comme la calebasse où Obado buvait son vin de millet.
Ses vêtements larges lui avaient jusqu’ici caché cet important détail.
« Pourquoi n’as-tu pas parlé à Baba du bébé ? » demanda Aminah, se
souvenant qu’à la naissance d’Issa, son père n’était pas parti avec la
caravane.
« C’était trop tôt, dit Na. Il est encore trop tôt d’ailleurs. J’ignore si ce
bébé va rester ou pas. Tous les bébés ne sont pas faits pour ce monde.
Parfois, Otienu envoie un esprit dans un corps, puis il réalise qu’il préfère
garder cet esprit auprès de lui. Et c’est la destinée du bébé. J’ai essayé de
prévenir ton père. J’avais le pressentiment qu’il ne devrait pas partir, mais
est-ce que les hommes nous écoutent jamais ? »
Chaque soir, Aminah revenait à la case de Na et la trouvait en pleurs. La
jeune fille sentait ses propres larmes alourdir sa poitrine, prêtes à se
déverser en une fontaine sans fin, mais alors elle se rappelait les dernières
paroles de son père, qui lui avait enjoint de s’occuper de ses deux mères.
Savait-il qu’il ne reviendrait pas ?
Le lendemain, elle alla chez les voisins et demanda à leur fils, Motaaba, de
réparer le toit de sa case. Elle fit sortir les jumelles de chez Na, défit leurs
tresses collées, plus ébouriffées que les herbes folles autour de Botu, et fit
asseoir Husseina sur un tabouret, entre ses jambes.
« Comment est-ce que Na a eu le bébé dans son ventre ? » demanda celle-
ci.
Aminah avait une petite idée de la manière dont apparaissaient les bébés.
Certaines de ses amies étaient déjà mariées, et elles étaient revenues à Botu
avec leur progéniture, donc elle savait qu’il fallait un homme pour faire
un bébé, mais comme elle n’avait pas encore de fiancé, on ne l’avait pas
initiée aux mystères de la féminité.
« C’est un cadeau de Baba.
– Baba n’est pas là, rétorqua Hassana qui dessinait des bonshommes et des
bonnes femmes bâtons dans le sable à côté d’elles. Et il ne reviendra pas.
– En fait, il lui a donné avant de partir ». Aminah se tourna vers Hassana :
« Et pour le reste, on n’en est pas certaines.
– Pourquoi est-ce qu’il n’a pas fait un cadeau à Issa-Na ? » demanda
Husseina.
Aminah aurait voulu avoir des réponses. Elle se posait beaucoup de
questions. Elle souhaitait savoir comment on faisait les bébés. Pourquoi
Baba avait épousé Na, puis Issa-Na. Pourquoi il n’était pas encore rentré.
Pourquoi, si elle était si belle, elle n’avait pas de fiancé. Hélas, la seule
personne à qui elle pouvait parler s’était perdue.
« Aminah, réponds-moi.
– Parce que c’est la première épouse, donc elle a droit à un cadeau
d’abord. Quand Baba reviendra, il en fera un autre à Issa-Na.
– Baba ne reviendra pas, répéta Hassana.
– Pourquoi continues-tu à dire ça ?
– J’ai rêvé qu’il était dans une pièce sans porte ni fenêtre, et il touchait les
murs pour trouver un trou.
– Alors c’était Baba, dit Husseina. Moi aussi j’ai rêvé de quelqu’un qui
était prisonnier d’un endroit sans lumière. »
Bien sûr, cela s’était déjà produit, mais Aminah n’était pas certaine que les
jumelles puissent faire les mêmes rêves. En général, leurs songes communs
avaient pour thème Botu ou leurs amis, à la mare. Des choses sans
conséquences. Ce rêve-là avait une allure plus sinistre.
« Ça ne signifie pas qu’il ne reviendra pas », déclara-t-elle, davantage
pour se rassurer.
Après avoir terminé de tresser les cheveux des jumelles, elle se rendit dans
la case d’Issa-Na, et se retrouva enveloppée dans une atmosphère aux
odeurs d’herbe et de menthe, à cause des plantes médicinales qu’Issa-Na
donnait à son fils pour le guérir de ses nombreux maux. Racine d’ébène,
feuilles de baobab, soumbala : Issa-Na possédait tout. Elle apprenait
justement à son fils à jouer à l’awalé, et les graines cliquetèrent dans les
creux du bois quand Aminah entra. L’awalé était son jeu préféré, et les gens
étaient souvent étonnés de voir avec quelle ardeur elle cherchait à mettre les
quatre graines dans chaque trou pour gagner la partie. Issa lui fit signe.
« Je suis venue voir si je pouvais t’aider à faire quelque chose, dit
Aminah.
– Non, je te remercie », répondit Issa-Na.
Aminah allait ressortir mais Issa-Na murmura d’une voix tremblante :
« On ne se rend pas compte à quel point on aime les autres jusqu’à ce qu’ils
ne soient plus là. Peut-être qu’il a mangé quelque chose qui l’a rendu
malade. Peut-être qu’on a voulu lui jouer un mauvais tour et que ça s’est
mal terminé. Il nous aurait envoyé un message s’il avait pu. Ou peut-être
qu’il s’est perdu. Mais ce silence… sans doute qu’il n’a pu parler à
personne. » En disant ces mots, elle détacha ses cheveux, qui étaient retenus
en arrière, et ils formèrent autour de son visage un halo de boucles épaisses
et serrées. Soudain, Aminah la trouva très belle. Et la voir ainsi enseigner
à son fils à jouer à l’awalé lui réchauffa le cœur.
« Il faut prier », répondit Aminah.
Comme si elle sortait soudain de sa transe, Issa-Na s’aperçut alors à qui
elle s’adressait et se tut.
Aminah décida de parler à Eeyah le soir suivant. Tout le monde disait que
les anciens étaient sages. Elle lui donnerait des réponses. En général, la
vieille dame dormait déjà au moment où Aminah allait se coucher, aussi ce
soir-là elle finit de nettoyer la vaisselle le plus vite possible, et revint à la
case qu’elle partageait avec sa grand-mère.
Eeyah essuya sa poitrine tombante avec sa robe, puis elle prit sa pipe,
rangée avec soin dans un tissu, près du matelas qu’elle partageait avec
Aminah. Depuis sa naissance, la jeune fille dormait avec sa grand-mère.
C’était elle qui lui donnait le bain et la surveillait, enfant. C’était une idée
pleine de bon sens de laisser la grand-mère s’occuper de sa petite-fille afin
que Na et Baba puissent passer du temps ensemble. Eeyah sortit sa pipe de
son enveloppe, prit le bol et y préleva des feuilles de tabac. Elle en bourra
sa pipe, et soudain, elle prit conscience de la présence d’Aminah.
« Le feu est-il encore allumé ?
– Oui, Eeyah. »
La vieille dame sortit et revint d’un pas traînant, sa pipe allumée. Elle
regarda Aminah en plissant les yeux. « Pourquoi es-tu là de si bonne heure
? » Elle tira la langue et prit la pipe dans sa bouche.
Aminah réfléchit à sa réponse tout en regardant sa grand-mère. Baba
devait ressembler davantage à son père. Il avait des yeux ronds, alors que
ceux d’Eeyah étaient fins et allongés. Baba avait toujours l’air absent ;
Eeyah était le genre de personne à qui on ne pouvait pas mentir. Quand
Aminah était petite, ses amis évitaient sa maison car ils disaient que sa
grand-mère était une sorcière.
« Est-ce que Baba est vivant ?
– Oh, mon enfant. En voilà une question ! murmura Eeyah, sa pipe entre
ses dents. Seul Otienu le sait. »
La peau d’Eeyah, qu’Aminah avait toujours trouvée belle, commençait
peu à peu à perdre son lustre. L’atmosphère était chaude, lourde, elle laissait
un film de sueur sur la peau de tous, sauf d’Eeyah. La disparition de son fils
affectait-elle sa santé ?
« À l’époque où j’étais enfant, mon père me racontait qu’on enlevait les
gens et qu’on les amenait dans un désert où ils devenaient des esclaves.
Beaucoup ne survivaient pas à ce terrible voyage. On retrouvait souvent
leurs corps près des puits. Ils mouraient au moment d’atteindre la source.
Nous n’habitions pas à Botu à l’époque ; nous vivions plus près de Jenne. Il
disait qu’avec ses parents ils avaient habité jadis encore plus loin de Jenne,
mais à cause des enlèvements et des gens du Livre, ils étaient partis au sud.
Aujourd’hui, ceux qui enlèvent les autres viennent du sud, pas du nord.
Il est plus sûr d’aller à Jenne qu’à Salaga. Mais je prie…
– Eeyah, qu’est-ce que tu racontes ?
– Rien, mon enfant. N’écoute pas mes bavardages. Mais retiens ceci : on
ne sait pas quand ton père reviendra, ni s’il reviendra. Mais quoi qu’il
arrive, tu dois te montrer forte. Certaines personnes ont besoin qu’on
s’occupe d’elles. Tu es la fille de ta mère. Elle prend soin des autres,
comme toi. Mais avec le bébé qu’elle porte, j’ai peur qu’elle ne s’effondre.
Nous savons tous qu’Issa-Na est à peine capable de s’occuper d’elle-même.
Et ce n’est qu’une question de temps avant que je retourne auprès de mes
ancêtres. Il te revient d’être forte pour les autres. La tâche que je te
demande d’accomplir n’est pas facile. Cela va te prendre beaucoup
d’énergie. Tu fais déjà tant pour nous tous. Et cela va te coûter là aussi, dit-
elle en pointant le doigt sur le cœur d’Aminah. Mais nous avons besoin que
quelqu’un s’occupe de nous, et cette personne, c’est toi, malgré tes
quinze ans. Nous n’avons pas le choix. Tu n’as pas le choix. »
Eeyah posa sa pipe, attira Aminah dans ses bras et se mit à lui chanter la
chanson qu’elle lui avait toujours chantée. C’est alors seulement
qu’Aminah en comprit le sens. C’était une triste complainte à propos de
gens qui quittaient leur terre, à l’est, là où un grand fleuve rendait les sols
fertiles au point qu’on ne manquait jamais de nourriture, seulement des
envahisseurs les avaient forcés à quitter cette contrée et à partir dans le
désert, jusqu’à ce qu’ils se morcellent en clans de plus en plus restreints et
disparaissent.
Wurche
Un petit bois bordait la partie basse de la ferme d’Etuto, non loin d’un trou
d’eau. À l’autre extrémité, les sols étaient secs et pierreux. Les terres arides
de la ferme s’étendaient sans fin, pourtant on ne pouvait échapper à
l’impression d’être enfermé dans une petite pièce sombre. L’ennui et la
claustrophobie de Wurche étaient aggravés par ses rêves, où revenait sans
cesse Moro, le chasseur d’esclaves. Son père n’était pas sorti de sa chambre
depuis des jours, ses femmes entraient et sortaient, l’air chaque fois un peu
plus perplexes, serrant parfois contre elles des bouteilles d’alcool vides.
Impossible de savoir quand le clan retournerait à Salaga-Kpembe, ni même
s’il y retournerait. Etuto traversait ce genre de crises de temps à autre : dans
ces périodes-là, il ne faisait apparemment rien d’autre que fixer le mur
devant lui. D’après les rumeurs, il ne mangeait plus, ne se lavait plus,
refusait de parler à quiconque tant qu’il n’était pas sorti de cette passe
difficile, et il se contentait de boire un peu de rhum ou de gin. Mma, qui
avait toujours des explications pour tout, disait qu’il était possédé par les
djinns. Dans ses moments de lucidité, il demandait qu’on ne laisse jamais sa
fille le voir dans cet état-là.
Wurche enfourcha Baki et prit la direction de Salaga. Elle pouvait
prétendre que sa préceptrice la mandait auprès d’elle. Ou que Mma avait
oublié quelque chose là-bas – elle pouvait jouer sur la distraction de sa
grand-mère. Elle était si occupée à chercher un prétexte qu’elle faillit ne pas
voir Dramani qui astiquait un fusil dans l’herbe, une cartouchière en travers
de la poitrine. Malgré la patine brune, l’inscription en arabe était encore
visible sur l’arme. L’une des premières d’Etuto, portant son nom gravé. Un
grand sourire illumina le visage de Dramani, comme chaque fois qu’il
voyait sa sœur. Les gens qui n’étaient pas au courant les croyaient jumeaux,
ressemblance que Wurche refusait de reconnaître. Ils étaient nés à un jour
d’intervalle, mais de mères différentes. Celle de Dramani se rendait encore
dans la case d’Etuto ; Wurche se demanda si la sienne aurait fait de même.
« Qui t’a donné ça ? lui demanda-t-elle sans lui renvoyer son sourire.
– Etuto. Il veut que j’apprenne à mieux tirer pour devenir un homme. »
Sulemana était le seul qui possédait un fusil. Wurche eut envie d’aller voir
Etuto pour protester contre cette partialité. Certes, elle n’avait pas à prouver
qu’elle était un homme, mais elle lui avait souvent demandé une arme.
Sulemana avait autorisé plusieurs fois son frère et sa sœur à se servir de son
fusil, et chaque fois Wurche s’était avérée bien meilleure que Dramani.
Etuto le savait. Pourtant, on refusait de lui laisser sa chance. D’autant plus
que les blancs avaient offert de nombreux fusils à Etuto, qui ne s’en servait
pas. Il aurait pu leur en donner un à chacun. Une autre idée lui vint.
« Si on tirait des pintades ? proposa-t-elle. Que sont devenus ton cher arc
et tes flèches ? » Dramani ne répondit pas. « Tu ne devrais pas aller
apprendre à cultiver les ignames ?
– Peut-être, répondit-il au bout d’un moment.
– Tu me caches quelque chose. »
Il était très possible qu’Etuto prépare Dramani pour de futures fonctions
puisqu’il voulait se reposer – il n’existe pas de soupçon sans raison, et il
devait y en avoir une pour qu’on ait ainsi donné un fusil à Dramani.
« On y va ensemble ? » proposa-t-il.
Il était la dernière personne avec laquelle elle ait envie de passer l’après-
midi, mais s’entraîner au tir lui éviterait de faire des bêtises. Elle acquiesça
et attendit, le laissant retourner à l’écurie chercher son cheval. Ils se
rendirent en silence jusqu’à la petite forêt aux odeurs de poussière et de
cannelle. Wurche mit pied à terre et attacha Baki à un tronc. Les arbres
étaient suffisamment espacés pour qu’ils puissent tirer à leur aise en
s’éloignant afin de ne pas effrayer les chevaux, mais sans pour autant les
perdre des yeux. Les rayons du soleil traversaient les ramures des grands
arbres, éclaboussant le sol gris et desséché. Trop heureux de s’en
débarrasser, Dramani jeta le fusil entre les mains de Wurche, qui l’accepta
de bonne grâce.
À présent qu’elle y réfléchissait, les pintades feraient vraiment
d’excellentes cibles, mais les terres de la ferme étaient trop arides et tous les
oiseaux avaient fui. Elle regarda autour d’elle et vit à dix pas un arbre
mince au tronc tordu. Elle avisa des fruits de baobab desséchés, mais ils
s’effritèrent entre ses mains. Elle prit et reposa une grosse pierre – la balle
risquait de ricocher dangereusement –, et choisit une petite branche qu’elle
alla déposer sur le tronc. Puis elle revint vers Dramani.
« Où sont les cartouches ? J’espère que tu en as apporté beaucoup. »
Dramani fouilla avec frénésie dans sa cartouchière et en sortit une
cartouche en papier et un petit pot en terre cuite remplis de beurre de karité,
semblable à ceux que Mma gardait sur elle, afin que sa peau soit toujours
brillante. Soudain, Wurche se sentit inquiète. Jusqu’ici, elle n’avait pas
douté d’elle-même, mais en réalité, elle avait seulement tiré deux ou trois
fois avec Sulemana, ce qui ne faisait pas d’elle une experte. Elle prit quand
même l’arme des mains de Dramani et agit comme si elle avait fait ça toute
sa vie. Elle mordit la cartouche en papier pour l’ouvrir, découvrant la
poudre, aussi noire que la robe de Baki, et la versa dans le canon. Elle sortit
ensuite la balle, l’enduisit de beurre de karité et l’inséra à son tour dans le
canon, puis elle ajouta ce qui restait de poudre et le reste de la cartouche.
Elle introduisit ensuite la baguette et enfonça bien le contenu, puis elle fixa
le fusil contre son épaule en essayant de ne pas faire attention à la
respiration nerveuse de son frère, à côté d’elle, et visa la petite branche. Elle
pressa sur la détente. Rien ne se passa.
« Tu es sûre que tu as rempli le canon correctement ? » lui demanda
Dramani. Dans sa voix, aucune malice. Sa question était tout à fait
innocente. Quelqu’un d’autre – Wurche la première – aurait posé la
question avec impatience. « Tu n’as pas retiré la sécurité. »
C’était ainsi qu’on déclenchait le processus.
« J’ai oublié », murmura-t-elle en y remédiant.
Elle versa de la poudre dans la chambre, et au moment où elle refermait,
une forte détonation résonna, accompagnée de volutes de fumée sortant du
fusil, qu’elle lâcha, terrifiée. Même au loin, Baki hennit.
« Tu es blessée ? demanda Dramani.
– Non. »
Elle reprit le fusil.
« On peut arrêter si c’est trop dangereux. Ces armes sont vraiment
terribles. On devrait pouvoir s’occuper de son peuple sans y recourir. Et je
ne devrais pas avoir besoin d’apprendre à les utiliser pour prouver que je
suis un homme.
– Si nous n’avions pas d’armes, nous serions pareils à ces gens qui
finissent sur le marché de Salaga. Le monde a toujours fonctionné ainsi. Tu
peux bien avoir des idées, mais il faut le moyen de les faire appliquer. Et
malheureusement, ce moyen, c’est la force. Voilà pourquoi nous faisons le
jihad. Jaji a dit que c’était la même chose chez les chrétiens. Ils ont un
prophète qu’ils appellent Issa. Tous ses enseignements appellent à la paix.
Mais la seule manière qu’on a trouvé pour transmettre son message, c’est
par les croisades, qui étaient très violentes. Ah, et plus proche de nous. Les
Ashantis. Ils sont devenus très puissants parce que c’était un peuple de
militaires. Si nous voulons rester unis, il nous faut autant d’armes que
possible, et nous devons apprendre à nous en servir.
– Tu penses donc que les gens n’ont pas le droit de choisir ce qu’ils
veulent. Qu’il faut les forcer à penser comme toi.
– Si les gens savaient ce qu’ils voulaient, les familles royales comme nous
n’existeraient plus. Tu ne jouirais plus du privilège d’être le fils d’Etuto. Tu
n’aurais même pas le temps de rester assis là à réfléchir à des questions
pareilles. Tu serais en train de suer sang et eau sur une ferme aussi stérile
que celles d’ici. Allons, essayons ce fusil.
– Comment s’appelle réellement Jaji ? Tu l’appelles toujours ainsi. Ta
préceptrice. Pourquoi pas Hajia ? Elle a bien fait le pèlerinage à la Mecque,
non ?
– Dramani, avec toutes tes questions, j’ai l’impression que tu n’as pas
envie de tirer. Si tu veux qu’Etuto te prenne au sérieux, il faut que tu
apprennes. Tu ne peux pas renoncer parce que tu as raté la première fois. »
Elle recommença, versant cette fois la poudre dans le canon avant
d’ajouter le reste de la cartouche. Elle visa et tira sur la branche. La balle la
fit sauter, et Wurche eut envie d’exploser de joie. Elle tendit le fusil à
Dramani.
« Tu as un talent naturel pour ce genre de choses, dit-il.
– À quoi bon avoir des talents que personne n’apprécie ?
– Moi je l’apprécie.
– Contente-toi de tirer. »
Une semaine plus tard, après une autre séance de tir, Wurche et Dramani
surprirent Sulemana qui se baignait dans le trou d’eau, près de la forêt.
Wurche voulut lui faire peur, mais il les aperçut et leur fit signe
d’approcher.
« Je te vois moins sur cette petite ferme qu’à Kpembe, dit-elle.
– La vie est étrange, répondit Sulemana en avançant dans l’eau. On peut
s’égarer dans de petits espaces. Alors que dans des endroits plus vastes, on
se sent moins perdu. Je sais que tu n’aimes pas être ici.
– Au moins, Dramani me laisse tirer avec son fusil. Dis-nous ce qui se
passe. Personne ne cultive la terre, Etuto ne sort pas de sa chambre, il se
passe quelque chose et personne ne me dit rien.
– Tu sais qu’il est malade.
– Quand il ira mieux, on s’en ira ? » Sulemana haussa les épaules, laissant
ses mains retomber dans l’eau à grand fracas. « On ne peut pas rester pour
toujours sur cette ferme stérile. Sulemana, je t’en prie, dis-moi quelque
chose !
– Très bien, mais je ne t’ai pas parlé. À toi non plus, Dramani. Tout ce que
je peux te révéler, c’est qu’Etuto va mieux, et qu’il parle beaucoup de toi,
Wurche.
– Tu mens. Rien de ce qui s’est passé depuis trois semaines n’a quoi que
ce soit à voir avec moi. S’il pensait à moi, il m’aurait donné un fusil à moi
aussi.
– Je suis désolé, reprit Sulemana en leur lançant de l’eau. Je ne peux rien
dire de plus. »
Quelques jours plus tard, Wurche commença à comprendre. À son réveil,
elle trouva les femmes de la ferme assises derrière des monceaux de
pintades qu’elles plumaient, découvrant leur peau rose foncé. D’autres
broyaient des pois de terre. D’autres encore étaient assises devant des
marmites d’omo tuo. Mma racontait comme il serait bon d’avoir un bébé à
nouveau dans la maison, tout en arrachant les plumes mouchetées d’une
volaille. Une fois terminé, elle la posa sur une planche et la découpa en
morceaux. Wurche trouva étrange que sa grand-mère parle de bébé tout en
mettant en pièce cette petite créature. Puis Mma se releva en faisant craquer
ses os, elle compta sur ses doigts, contempla les carcasses des pintades,
murmura quelque chose à une autre tante, et sourit de toutes ses dents. Elle
vivait pour ce genre de moments où elle pouvait montrer à tout le monde à
quel point elle était bien éduquée.
Quand Wurche était plus jeune, Mma avait jugé bon que sa petite-fille
participe aux corvées domestiques, d’autant plus qu’elle n’avait pas de mère
qui puisse la convier à partager ce genre de tâches. Wurche l’avait entendue
dire que même si sa mère n’était pas morte en couches, c’était elle, sa
grand-mère, qui aurait néanmoins fait son éducation. Celle-ci s’était
demandé ce que de telles paroles pouvaient signifier. Pendant des semaines,
Mma lui avait appris à tenir une cuisine : comment découper une volaille,
comment choisir une pièce de bœuf, de mouton, de chèvre, comment cuire
le riz pour que les grains se détachent, ou au contraire, comment faire pour
qu’il soit collant afin de faire du tuo, comment trouver les meilleures herbes
médicinales dans la savane, comment laver les vêtements, les plier, qui
à Kpembe savait le mieux les défroisser, comment se débarrasser des odeurs
dans la buanderie. Wurche avait compris une chose : tout ce travail était
destiné à plaire à un mari. Ces semaines avaient été pour elle une véritable
torture, et elle n’en avait que davantage détesté ces femmes capables de
faire tant d’efforts pour des hommes qui, eux, ne se rendaient compte de
rien. À présent, Wurche devinait que tous ces préparatifs devaient être liés à
un homme. Son père ? Qu’avait-il donc à fêter, lui qui avait passé les
dernières semaines à contempler les murs de sa chambre ? Il avait de jeunes
enfants – combien, elle n’aurait su le dire –, et un de plus serait de trop.
Wurche était curieuse, mais elle savait que si elle se montrait, elle le
regretterait : Mma lui mettrait un couteau entre les mains pour l’obliger à
participer. Alors elle garda ses distances, se faufila autour de sa case, et se
dirigea vers celle de son père, où un petit groupe de femmes s’affairaient,
chuchotant en attachant et rattachant leurs foulards sur leurs têtes. Wurche
ne les avait jamais vues, mais en raison de leur nombre, elle songea
qu’Etuto n’aurait pas le temps de répondre à ses questions.
Elle alla nager pour se rafraîchir, et s’installa pour faire une sieste sous
l’arbre le plus proche. Elle rêva qu’elle était à nouveau une enfant.
Sulemana la faisait sauter en l’air, la rattrapait dans ses bras, et elle éclatait
de rire. Il la prit contre lui, et c’est alors qu’elle réalisa qu’il ne s’agissait
pas de Sulemana, mais de Moro. Moro adulte. Cela calma aussitôt ses
ardeurs et elle se réveilla. Elle serra les bras autour d’elle. Le soleil avait
réchauffé sa peau, pourtant elle avait la chair de poule, comme si un courant
d’air froid avait soufflé sur elle. Elle ignorait combien de temps s’était
écoulé, mais quand elle vit Mma arriver en se traînant, elle se dit qu’il
devait être tard.
Mma s’assit près d’elle en murmurant : « Par Allah, mes genoux. » Puis
elle dit à Wurche : « Ton père t’a acheté une nouvelle robe. » Peut-être
Dramani avait-il raconté à Etuto qu’elle voulait un fusil, elle aussi, et que
celui-ci trouvait qu’une robe était un cadeau plus approprié.
« Qui sont ces gens devant la case d’Etuto ?
– Tu vas faire sa connaissance », répondit calmement Mma.
Pourquoi ne répondait-elle pas à la question de Wurche ? À moins qu’elle
ne l’ait fait. Puis elle sut : un nouveau prétendant. Jamais on n’avait préparé
autant de nourriture pour les précédents. Celui-ci devait être d’un genre
différent.
« Vous n’avez rien compris. Tout cela ne mènera nulle part.
– Il va te plaire », répondit Mma en posant une main sur l’épaule de
Wurche.
Un nouveau prétendant. Malgré ses paroles, Wurche n’était pas tout à fait
convaincue qu’il serait comme les autres et que cela ne mènerait nulle part.
Cette fois, c’était différent.
Wurche avait appris que les rois d’Europe s’asseyaient sur des trônes. Les
rois ashantis prenaient place sur des tabourets. Quant aux rois et aux
seigneurs de Gonja, ils demeuraient sur des peaux. Quand vous deveniez
roi, on vous offrait une peau – de lion ou de léopard. Plus vous étiez
puissant, plus la peau était sophistiquée. Celle du roi de Kpembe était
luxueuse, on disait que Namba, le père fondateur de Gonja, s’était assis
dessus. Etuto, lui, possédait des peaux de léopard, qui étaient à présent
disposées dans la cour de la ferme. Elles étaient entourées de nattes
tressées, vertes, rouges, jaunes, indigo, et de poufs en cuir disposés dans
tous les coins. Devant la case d’Etuto, des femmes faisaient bouffer des
coussins, aplatissaient des nattes, disposaient des bols de noix de kola. Les
enfants de la ferme sautaient de pouf en pouf, jusqu’à ce que Mma
apparaisse et les chasse. La doublure de la nouvelle robe en soie de Wurche
était si douce qu’elle avait l’impression de ne rien porter. Le contact rêche
de ses robes habituelles lui manquait, ainsi que l’odeur d’usure de celles
qu’elle préférait.
« Tu es pire qu’un gecko », lui disait souvent Mma, car les geckos
revenaient toujours au même endroit.
Dès qu’elle aperçut Wurche, sa grand-mère se précipita vers elle, elle
sortit un petit flacon de khôl glissé entre ses seins et commença d’en
appliquer sur les yeux de sa petite-fille. Ensuite, elle l’aspergea d’un parfum
qui était à la fois sacré et portait bonheur car, d’après le vendeur, il venait
de la Mecque.
« Tu es superbe », dit Mma. Wurche se sentait nue. Et étrangement
effrayée.
Le soir venu, Etuto et ses conseillers, ses fils et les autres hommes de la
famille se rassemblèrent dans une moitié de la cour de la ferme, laissant
l’autre aux femmes. Chaque fois que Wurche essayait d’aller voir son père,
quelqu’un l’arrêtait pour l’emmener saluer un parent dont elle n’avait
jamais entendu parler. Le neveu du grand-père de sa mère. Une tante
éloignée, qui fondit en larmes car Wurche ressemblait trait pour trait à sa
mère. La femme appuya la tête de Wurche trois fois sur sa poitrine, tout en
continuant à pleurer. Ces rencontres commençaient toujours par la même
question : « Tu me reconnais ? » Bien sûr que non, elle ne les reconnaissait
pas, et elle avait envie de leur dire d’arrêter de lui faire perdre son temps,
mais alors la personne en face d’elle lui renvoyait un regard si insistant,
presque implorant, – tu devrais me reconnaître – que cela l’amusait. Donc,
elle considérait la personne, considérait la question, et elle répondait par un
geste de la tête, entre négation et approbation. Aux autres de se rendre
compte si Wurche était trop jeune, à moins qu’elle ne soit pas née
à l’époque – alors seulement, ils la laissaient partir.
Quant à Etuto, il était encadré par deux femmes auxquelles il ne cessait de
glisser des mots à l’oreille. Son visage était illuminé par le feu, et chaque
fois qu’il se penchait vers elles, les femmes gloussaient. Il n’avait pas l’air
d’avoir passé les dernières semaines au fond d’un puits obscur.
La mère de Wurche avait grandi dans une ferme à une dizaine de minutes
de la ferme d’Etuto. Mma ne lui avait jamais dit qui elle était, mais au fil
des ans, elle avait glané des informations, et conclu que sa mère n’était pas
une personne de sang royal, sans doute même pas une épouse. Une
« concubine », c’était probablement le mot juste. Pareille aux femmes
assises auprès d’Etuto ce soir-là. Soudain cela la frappa : si la famille de sa
mère avait été conviée – ils étaient présents en nombre – inutile de se
demander ce qui se passait. C’était une cérémonie prénuptiale.
« Wurche », cria Etuto en lui faisant signe d’approcher. Elle sursauta.
Lorsqu’elle arriva auprès de lui, une des femmes se leva d’un bond pour lui
laisser la place. Wurche prit son temps pour s’asseoir. Etuto baissa d’un ton.
« Tu n’es pas heureuse, je le sais. »
Wurche regardait les seins de l’autre femme assise près de son père, qui
tombaient comme des fruits de baobab.
« Vous allez mieux ? demanda-t-elle.
– Beaucoup mieux. Je suis désolé de ne pas avoir pris le temps de
m’asseoir avec toi pour t’expliquer ce qui se passe. C’est à cause de cette
sale tradition qui veut qu’on hérite la peau pour devenir le seigneur de
Kpembe et de Salaga. Notre famille est écartée du trône depuis trop
longtemps. Tu me rends un vrai service… non seulement à moi mais à toute
notre lignée Kanyase. Quand se sont présentés tes autres prétendants, nous
n’avions pas besoin de conclure une alliance, aussi j’ai accepté ton refus
sans te forcer. Ce jeune homme va te plaire. »
Wurche songea aux fois où Etuto en personne lui avait dit que les femmes
de Gonja étaient les plus chanceuses au monde : elles pouvaient choisir leur
partenaire, même s’il était déjà marié. Aujourd’hui, on lui retirait ce
privilège. Elle eut soudain la bouche très sèche. Et pourquoi insistaient-ils
tous sur le fait que ce jeune homme lui plairait ? Aucun d’eux ne la
comprenait, comment auraient-ils pu savoir quel genre d’homme lui plaisait
?
« Nous devons affronter de dures réalités, Wurche, poursuivit Etuto. La
guerre est à nos portes. Je suis venu ici afin de mettre au point une
stratégie. » Malgré ses paroles, son visage restait réjoui. Il avait l’air
heureux. Wurche ne pouvait l’imaginer fixant un mur lors de ses crises, ni
même être en guerre avec quiconque. Toutefois, son intuition ne l’avait pas
trompée non plus. Son père était nerveux. « C’est même toi qui m’as donné
cette idée de consolider nos liens avec Dagbon. Une alliance est le seul
moyen pour nous de sortir de cette situation. Ils sont bien armés et ils
m’apprécient car ma sœur a épousé l’un d’entre eux. Grâce à ce mariage,
nous nous traiterons mutuellement avec respect… »
Des roulements de tambours noyèrent la voix d’Etuto.
« Ah, les voilà », s’écria-t-il en se levant. C’était un homme imposant, à la
peau sombre, luisant dans la lueur du feu. Tout le monde se leva de concert.
« Dagbon possède les meilleurs tambours du monde. Écoutez. »
Il fit signe à ses hommes de se rendre à l’entrée de la ferme. Quatre
garçons tournaient sur eux-mêmes, tapant sur leurs tambours avec frénésie
et battant la poussière tandis qu’ils s’approchaient. Etuto et ses hommes
formèrent deux rangées pour les laisser passer. Les tambours étaient suivis
par un groupe de femmes qui hululaient et tapaient dans leurs mains. Puis
arrivèrent trois hommes, tous vêtus de la même tenue aux fines rayures bleu
marine, de bottes de cavalier brodées, et de châles blancs drapant leurs
épaules. Les femmes se turent et applaudirent celui du milieu. Quand les
tambours firent à leur tour silence, Etuto mena les nouveaux arrivants
jusqu’à leurs peaux.
L’homme qui était au centre de l’attention avait lui aussi un visage rond,
mais alors qu’Etuto était grand, il était gros et mou. Wurche jeta un regard à
son prétendant, et préféra s’intéresser à ses ongles. Rien à voir avec Moro.
C’était pour ainsi dire l’exact opposé. Même la couleur de sa peau manquait
d’éclat. Elle n’avait pas ce ton profond et lumineux, comme celle de Moro.
Wurche avait espéré un miracle. Mais elle s’était mise elle-même dans cette
situation. À l’avenir, il lui faudrait préciser sa propre position lorsqu’elle
conseillerait son père.
On fit passer des plateaux de fromage frais et des calebasses de bière de
millet. Etuto vint vers le prince de Dagbon, et ils durent échanger de fort
bons mots car tous deux éclatèrent de rire. Puis il posa la main dans le dos
de son invité et l’emmena saluer les hommes de sa maison, puis les
femmes, en commençant par les plus âgées. Enfin ils s’arrêtèrent devant
Wurche.
« Puis-je vous présenter ma fille. Wurche, voici le prince Adnan, le beau
neveu du seigneur de Dagbon. »
Wurche serra la main molle qu’on lui tendait. Si c’était la volonté d’Etuto,
elle s’y soumettrait. Ensuite, elle pourrait lui demander ce qu’elle voulait.
Aminah
Aminah faisait tout ce qu’elle pouvait pour Na et le nouveau-né. Elle
donnait son bain à la petite fille, la portait sur son dos, la berçait pour
l’endormir, veillait auprès de Na en prenant des tours de garde, l’aidait à
nourrir cette enfant dont l’appétit semblait insatiable, et avait appris à
distinguer les bons rots et pets des mauvais. Le chagrin que lui causait
l’absence de Baba avait beau peser sur elle, cela ne l’empêchait pas
d’apprécier cette éponge qu’était devenue la fillette, sa façon de tout
regarder autour d’elle en imitant les expressions des autres, et parfois avec
les mêmes mimiques que ses parents. Elle ressemblait tant à Baba que c’en
était ahurissant. Sa manière paresseuse d’ouvrir et de fermer les yeux. Tout
le monde le voyait mais nul ne disait rien.
Le temps passait. La petite commençait à tenir sa tête et émettait des
bruits, des espèces de gargouillis qui faisaient rire toute la maison. Elle
mettait tout à la bouche, et Hassana n’aimait rien autant que la laisser lui
mâchouiller le nez de ses gencives dépourvues de dents. Ces petits
moments permettaient à la famille de survivre. Le bébé remplissait le
gouffre que Baba avait laissé derrière lui, même si partout demeuraient
encore des signes de sa présence : un soulier abandonné dans la cour, telle
une bouche béante ; un trou qu’il avait mal réparé au-dessus de la porte de
la cuisine ; l’odeur persistante de patchouli et de cuir à l’extérieur de sa
chambre ; l’auge de son âne, qui se remplissait d’herbe et de poussière.
Un homme bon, disaient tous les visiteurs qui venaient les voir. Chaque
fois qu’Aminah tentait de se rappeler son visage, il lui échappait un peu
plus, devenait plus flou. Sa peau cuivrée, son sourire hésitant, ses grands
yeux qui voyaient tout et ne jugeaient rien ; ces détails-là n’avaient pas
perdu de leur acuité. Elle n’avait pas la force d’entrer dans son atelier.
Aucune d’entre elles ne s’en sentait capable, même au bout d’un an. La case
avait besoin d’être nettoyée, Aminah l’imaginait remplie de toiles
d’araignées, un monticule de poussière amassé sur les outils, mais elle
n’avait pas le courage d’y pénétrer. Si elle essayait, alors le mur solide
qu’elle avait construit au fil des jours, des semaines, des mois,
s’effondrerait plus vite qu’une fourmilière dans la tempête. Toutes
ensemble, elles parvenaient à continuer de vivre, et il devait en rester ainsi.
Aminah faisait souvent le ménage dans la chambre de Na, mais elle
n’avait pas touché aux vêtements que Baba avait laissés derrière lui et qui
formaient toujours une pile bien nette sur le tabouret où il s’asseyait parfois,
après avoir fabriqué ses souliers. Quand il venait s’asseoir là, Aminah
trouvait un prétexte pour sortir. Entre les chaussures et la nécessité de
s’occuper de deux épouses, il n’avait guère l’occasion de passer du temps
avec Na. Elle imaginait sa mère entamant ainsi la conversation : « Tu sais
ce que Rama-Na m’a dit aujourd’hui ? » « Tu sais où Adjaratu-Na est allée,
ce matin ? » ; « Tu sais comment Motaaba-Na prépare sa soupe neri ? »
Puis elle se lançait sans plus s’arrêter dans une histoire riche de détails
tandis que Baba l’écoutait, observant avec amour les fossettes qui se
creusaient sur ses joues à mesure qu’elle parlait. Aminah était convaincue
qu’ils partageaient des sentiments profonds, qu’ils n’avaient pas de secret
l’un pour l’autre. La famille de Na, un clan d’éleveurs de bétail, était
nomade. Ils passaient par Botu, et Baba avait observé la jeune Na qui trayait
une vache. Lorsqu’il avait enfin trouvé le courage d’aller lui demander sa
main, le clan était parti au nord. Par chance, c’était la saison sèche, et Baba
avait réussi à les retrouver au bout de trois jours en allant d’une parcelle
herbeuse à l’autre, guidé par les vaches.
Aminah regarda le bébé qui tétait avec gourmandise le sein de Na, tandis
que celle-ci fixait le plafond.
« Na, dit Aminah en arrachant sa mère à sa rêverie.
– Je savais que tu étais là. Excuse-moi, je pensais juste à…
– À quoi ?
– Rien en particulier.
– Le père de Mootaba vient de rentrer de Jenne. »
Na considéra soudain sa fille avec surprise et espoir. Il était cruel de
laisser sa mère penser qu’elle avait des nouvelles de Baba, aussi Aminah se
reprit-elle vite: « Motaaba-Na dit qu’il a rapporté largement assez de sel, et
elle propose de nous en donner.
– C’est gentil de sa part, dit Na en changeant la fillette de sein.
– Donc je vais en chercher ? »
Na se tut un moment. « J’ai fait un sacrifice pour ramener Baba, dit-elle
soudain. Je sais qu’on doit accepter ce qui nous arrive parce que c’est ainsi
qu’en a décidé Otienu pour notre âme, notre destinée, mais c’est facile à
dire. La vie n’est pas juste. Je ne peux pas accepter que le destin de Baba
soit de faire une apparition dans nos vies et puis de disparaître sans laisser
de trace. Je me sens tellement perdue. Je ne savais plus quoi faire d’autre,
alors j’ai consulté Eeyah et Obado. Nous avons donné à Obado un vieux
bélier, et il lui a tranché la gorge. Quand tu as parlé de Jenne, j’ai cru… j’ai
espéré que le sacrifice avait porté ses fruits. » Sa voix se lézarda.
« Je suis désolée, Na…
– Nous devons être fortes. » Elle ravala ses larmes. « Va chercher le sel du
père de Motaaba et dis à Motaaba-Na qu’elle peut venir prendre ce qu’elle
veut en échange. »
Un après-midi, Issa-Na fit venir à la maison Obado ainsi qu’un homme
nerveux et frêle aux yeux bovins. Dans le ciel, de lourds nuages gris. Il
régnait une chaleur étouffante et tout le monde priait pour que la pluie
vienne.
« La maison des femmes, dit Obado en s’installant sur une natte
qu’Aminah avait disposée pour lui. Vois comme elle est respectueuse »,
ajouta-t-il à l’adresse du petit homme.
Un courant d’air emporta le chapeau d’Obado, laissant exposée sa calvitie.
Hassana courut le rattraper, et feignant une grande attention, le lui remit sur
la tête.
Toute la famille était assise en cercle, et le bébé observait l’inconnu,
conscient de cette présence nouvelle. Aminah apporta de l’eau aux invités,
ratant le début du discours d’Obado, mais à son retour, elle l’entendit dire
que la communauté était telle une volée d’oiseaux.
« Donc nous devons œuvrer en groupe, sans quoi nous sommes
vulnérables. Notre frère, notre père… » Il marqua une pause et inspira
profondément. « … est parti depuis plus d’un an. Aussi quand ce bon
monsieur, l’oncle de notre Issa-Na, est venu demander ma bénédiction, je
n’ai pas pu refuser, car cette maison a besoin d’un homme à la manière dont
les plantes ont besoin d’eau. L’oncle d’Issa-Na souhaite demander la main
d’Aminah. Issa-Na dit que son mari, et ton mari à toi, Aminah-Na, parliez
depuis un moment de marier Aminah, et que la noce aurait été envisagée à
son retour. »
Ces paroles furent pareilles à un coup de poing dans le ventre pour
Aminah. Na était-elle au courant ? Eeyah ? Aminah lui lança un regard,
mais sa grand-mère fumait sa pipe entre ses dents. Elle paraissait calme.
Issa-Na était resplendissante. Baba et elle avaient-ils réellement planifié
tout ça ? Tout le monde était mal à l’aise mais donnait le change, à croire
que rien d’outrageant ne s’était produit. La seule personne qui semblait
partager la confusion d’Aminah, c’était Na, qui faisait sauter son bébé sur
les genoux avec une ardeur excessive. Aminah la fixa jusqu’à ce qu’elle la
regarde à son tour, et Na releva les sourcils, comme pour demander à
Aminah ce qu’elle désirait. Au moment où Obado disait qu’ils avaient tout
leur temps pour engager les préparatifs, les nuages se déchirèrent. Na se
précipita dans sa case avec la petite, et Aminah la suivit.
Na s’assit sur sa paillasse et essuya le bébé.
« C’est vrai, ce qu’ils ont dit ? » demanda Aminah.
Na ne répondit pas tout de suite. « La question, c’est : est-ce que tu le
veux ? Ne te préoccupe pas de nous autres.
– Je veux ce que tu as avec Baba. » Je veux ce que tu avais avec Baba.
Aucune des deux phrases ne semblait correcte. Na ne dit rien. « Je ne
souhaite pas lui manquer de respect, continua Aminah, mais Issa-Na ment
quand elle dit que Baba voulait me marier. Il t’en aurait parlé… ou à moi. »
Na secoua la tête avec tristesse. Son silence en disait long, révélant à
Aminah qu’elle s’était peut-être trompée sur le degré d’intimité qui régnait
entre ses parents. Puis elle s’interrogea… si ses parents avaient connu ce
sentiment profonds qu’elle imaginait, Baba aurait-il épousé Issa-Na ?
Au fond d’elle-même, Aminah savait que même si la famille avait insisté,
Baba, tranquille et intraitable, ne se serait pas laissé faire. Donc, il avait bel
et bien choisi Issa-Na.
« Ne fais rien, répondit sa mère. Je vais lui parler, lui dire qu’il est dans
notre nature de réfléchir aux choses et de ne pas prendre de décision hâtive.
Dans deux semaines, j’enverrai Issa-Na le chercher, et lorsqu’il sera là,
nous lui présenterons des demandes si déraisonnables qu’il réfléchira deux
fois à sa proposition. »
Aminah fut heureuse de constater qu’en dépit du malheur qui la frappait,
Na n’avait rien perdu de sa combativité.
Issa-Na retourna à son village chercher son oncle, ainsi que Na l’avait
demandé. Elle laissa derrière elle Issa, car le voyage était long, et qu’il
serait trop dur pour le petit garçon déjà faible. La maisonnée s’organisa
donc différemment pour dormir : Na resta dans sa chambre avec le bébé ;
Eeyah partagea la sienne avec Husseina ; et Hassana (que les ronflements
d’Eeyah empêchaient de dormir), Issa et Aminah dormirent ensemble dans
la case d’Issa-Na. Issa semblait manifester davantage d’assurance. Il se
tenait droit, comme si l’absence de sa mère le laissait libre de grandir pour
prendre sa place naturelle : celle de l’homme de la maison. Aminah
l’emmena travailler aux champs, et il se montra utile car ses petites mains
plantaient les graines plus vite que quiconque.
Une semaine plus tard, Issa-Na n’était toujours pas rentrée. Eeyah
racontait l’histoire de la petite araignée coquine qui aimait se montrer plus
maligne que les autres, surtout le roi, quand elle s’arrêta brusquement en
plein milieu, disant qu’elle leur raconterait la suite le lendemain. Aminah
n’aimait pas qu’on interrompe ainsi les histoires à mi-chemin, mais le bébé
s’était endormi, et elle devait le coucher avant qu’il ne se réveille à
nouveau. Elle l’emmena jusque dans la chambre de Na, où celle-ci était
allongée, les bras étendus telle une chauve-souris, le regard fixé au plafond.
Elle s’assit, renifla et tenta discrètement de s’essuyer les yeux avant
d’attraper la petite fille. Elle la posa sans un regard pour Aminah, qui
soudain sentit l’agacement monter en elle, se demandant soudain pourquoi
elle pleurait tant un homme lui cachait des choses.
« Peut-être qu’Issa-Na et Obado ont raison, dit la jeune fille. Nous devons
accepter la disparition de Baba, prendre le deuil et donner un nom au bébé.
Est-ce qu’elle va rester toute sa vie sans nom ? »
Na lui décocha un regard à lui écorcher l’âme.
Aminah se leva, murmura des excuses et sortit en regrettant d’avoir été si
brutale. Elle s’éloigna sur un chemin baigné par la lune bleue, sentant la
honte grandir en elle de minute en minute. Elle aurait voulu faire une
longue promenade, mais l’herbe était plus haute que jamais, aussi s’assit-
elle sur un rocher devant la maison et laissa la honte l’envahir. Elle fondit
en larmes, ces larmes qu’elle retenait depuis si longtemps. Elles coulaient,
menaçant de ne plus s’arrêter. Puis elle pria pour Baba. S’il était vivant,
qu’il leur revienne, surtout pour Na. S’il ne l’était plus, que son voyage vers
ses ancêtres soit sans encombre. Et que la famille puisse continuer à vivre
sans lui.
Elle eut du mal à s’endormir cette nuit là. Hassana lui donnait des coups
de pied chaque fois qu’Aminah changeait de position pour être plus à l’aise.
Elle s’éveilla peu de temps après s’être assoupie et crut qu’elle avait une
fois encore trop bougé. C’est alors qu’elle entendit un bruit étrange, et de
plus en plus fort. Des chevaux qui hennissaient. Des gens qui criaient. Des
pleurs, des craquements, un tagada-tagada régulier de plus en plus sonore à
l’extérieur. Hassana et Issa étaient également réveillés. Il faisait trop sombre
pour qu’elle puisse lire leurs expressions, mais elle sentit qu’ils s’étaient
redressés, trop effrayés pour bouger davantage.
« Attendez-là. » Elle jeta un coup d’œil dans la cour. Eeyah et Husseina
étaient déjà sorties. Au-dessus du toit de l’entrée, irradiait un dôme orange,
illuminant le ciel comme si le village n’était plus qu’un bûcher. Aminah
rejoignit Husseina et Eeyah. Les maisons voisines étaient en flammes. Les
bruits de sabots, tout proches. Issa et Hassana coururent dehors. Au moment
où tous se précipitaient vers la case de Na, un cheval fit irruption à l’entrée
de la maison, sur le dos, un cavalier vêtu de noir dont les vêtements
flottaient dans les airs. Il semblait suspendu, figure ailée apportant un
déluge de feu. Il brandit un long fusil par-dessus sa tête d’une manière qui
en d’autres circonstances les aurait éblouis, et à cet instant, Aminah eut
envie de se terrer sous un rocher. Le cavalier frappa Eeyah d’un grand coup
de crosse, et elle s’écroula, puis il pointa le canon sur les enfants en leur
demandant de sortir de la maison. Issa resta figé sur place, tremblant.
Aminah l’attrapa, puis elle saisit Hassana par le poignet, qui à son tour prit
Husseina par la main.
« Il n’y a personne d’autre », s’écria Aminah, frénétique et désespérée,
dans l’espoir qu’ils laissent leur maison tranquille, bien qu’elle ignorât s’ils
parlaient la même langue. Si jamais elle pouvait sauver quelqu’un, elle
voulait que ce soit Na et le bébé.
Le cavalier abandonna Eeyah, qui ne bougeait plus, et fit sortir les enfants
dehors, où plusieurs cavaliers poussaient d’autres gens hors de chez eux. Ils
rassemblèrent les villageois et les attachèrent les uns aux autres par la taille
avec des cordes, mélangeant les hommes, les femmes, les filles et les
garçons. Cela n’avait pas d’importance. Les familles étaient séparées, liées
à d’autres familles. Aminah posa Issa et le prit par la main tout en tenant
Hassana par le poignet. Elle savait qu’elle leur faisait mal, mais il le fallait
s’ils voulaient rester ensemble. Tout autour d’eux, les gens criaient,
suppliaient. Aminah regarda vers sa maison ; Na et le bébé n’étaient
toujours pas sortis. Elle se sentit soulagée car la petite n’aurait pu survivre à
un traitement aussi brutal. Elle espéra que sa mère dormait profondément,
comme cela lui arrivait parfois. Si elle avait entendu tout ce fracas, elle
serait forcément sortie.
Les cavaliers mirent alors le feu aux toits des maisons. D’autres frappaient
les captifs à coups de fouet en leur hurlant de se dépêcher. Personne n’était
sorti de chez eux. Na avait-elle choisi de rester à l’intérieur ?
Les prisonniers avançaient en file indienne, et quand Aminah se retourna,
le village tout entier était la proie des flammes. Au-dessus d’eux, un ciel
froid, bleuté, indifférent, une lune entourée d’un halo semé de flocons de
nuages. Aminah pria pour qu’Eeyah reprenne conscience et sauve Na et le
bébé. Un objet carbonisé s’éleva dans les airs. Le feu rougeoyant dévorait
tout, la fumée les faisait tousser, leur piquait les yeux, et soudain Aminah ne
fut plus certaine que demeurer en arrière soit une bénédiction. Elle avançait
tel un automate, incapable de comprendre ce qui arrivait. Quelque chose de
terrible s’était produit, et cela ne faisait que commencer.
Issa trébucha, Aminah perdit l’équilibre à son tour, puis Hassana leur
tomba dessus, Husseina avec elle. Les cavaliers avaient des porteurs. Ceux-
ci fouettèrent les mollets d’Aminah, qui se releva. Une fois debout, elle aida
Issa à se redresser.
Le village n’était plus qu’un brasier. Ils en sentaient encore la chaleur
alors même que l’arbre le plus haut paraissait de la taille d’une petite
branche. Rien ne pouvait subsister après pareil incendie. Aminah toussa.
Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Elle aurait dû réveiller Na. Les
larmes brouillaient tout ce qu’elle voyait. Elle ne distinguait même plus le
sol. Na, la petite et Eeyah avaient-elles survécu ? Elle vomit en les
imaginant brulées vives. Les gens gémissaient, sanglotaient, geignaient. Et
cri-cri-cri, les criquets chantaient leur éternelle chanson.
Wurche
Elle attendait avec appréhension la date de son mariage, telle une esclave
destinée à être vendue, sûre que ce jour viendrait, mais sans savoir quand.
Et elle était en colère. Lorsqu’elle s’enquérait des détails, on lui répondait
seulement qu’il fallait trouver une date de bon augure. Elle n’aimait pas
l’homme qu’on lui avait présenté et qui avait déjà apporté les douze noix de
kola nécessaires pour demander sa main, ainsi que le voulait la coutume.
Toutefois, ce n’était pas contre Etuto ou Mma qu’elle était en colère, bien
qu’ils aient tout planifié ; elle s’en voulait à elle-même de s’être mise dans
une telle position d’impuissance. Elle avait beau avoir accepté d’épouser le
prince dagomba, elle cherchait le moyen de saboter ce mariage. S’enfuir
serait le plus simple, mais chaque plan qu’elle échafaudait s’effondrait de
lui-même dès qu’elle le mettait à l’épreuve des faits, comme une robe
mangée par les mites tombe en poussière. Pourtant, cela lui permettait de
garder espoir.
Sa première idée avait consisté à emménager dans la famille de sa mère,
non loin de la ferme. Mais ces gens-là étaient les plus ardents partisans de
son mariage. Chaque jour, de nouvelles inconnues arrivaient, prétendant
être ses tantes, et elles s’asseyaient là en attendant le jour des noces. Les
regards de concupiscence qu’elles jetaient sur les plateaux de nourriture qui
circulaient laissaient deviner chez elle une telle reconnaissance à l’idée
d’être liées à une riche famille royale (même si celle qui incarnait ce lien,
en l’occurrence la mère de Wurche, n’était plus), que pour rien au monde
elles ne trahiraient Etuto. Si jamais Wurche s’enfuyait chez ces gens-là, ils
la ligoteraient et la ramèneraient plus vite que l’éclair à Etuto.
Son deuxième plan consistait à s’enfuir chez les Ashantis. Quand elle était
petite, elle avait si peur lorsque Mma la menaçait de l’envoyer chez les
Ashantis qu’elle n’avait jamais réussi à se débarrasser complètement de la
crainte que lui inspiraient ces habitants de la forêt, capables de vous dévorer
sans ciller malgré leur petite taille. Mma disait que c’étaient leurs pratiques
cannibales qui faisaient de leur royaume le plus puissant de la région.
En réalité, les Ashantis étaient forts car ils contrôlaient le commerce de l’or
et des noix de kola, que leur souverain ne pouvait être renversé aussi
facilement que les rois de Gonja, et enfin parce que la forêt dense où ils
vivaient les protégeait de leurs ennemis, même des redoutables
Britanniques. Savoir tout cela ne diminuait en rien sa peur : ce sentiment
plongeait ses racines trop profondément en elle. C’eût été malgré tout
l’endroit parfait où se réfugier, seulement elle ne parlait pas leur langue, et
les vastes étendues de la savane lui manqueraient. Elle ne pourrait garder
son cheval dans la forêt. En outre, après avoir découvert qu’elle venait de
Salaga-Kpembe et qu’elle était princesse, ils la décapiteraient sûrement.
Ainsi revenait-elle à son idée initiale qu’accepter ce mariage lui
permettrait de conclure un marché avec son père : elle insisterait pour jouer
un rôle actif dans la direction du royaume. Hélas, le vieux roi de Kpembe
mourut soudain, et les événements se précipitèrent plus vite que Wurche ne
l’avait prévu.
Un important groupe de femmes s’était rassemblé devant la case d’Etuto.
Sortant de nulle part, elles étaient apparues en grand nombre comme par
magie, telles des mouches autour d’un morceau de poisson.
Individuellement, elles ne parlaient pas fort, mais ajoutées les unes aux
autres, cela créait un fond sonore riche en vibrations. L’une d’elles se mit à
gémir, et le gémissement se transforma en cri.
« Wo yo ! »
« Wo yo ! »
« Wo yo ! »
Wurche était certaine qu’aucune de ces femmes n’avait jamais ne serait-ce
que vu le seigneur de Kpembe, pourtant à les voir le pleurer on aurait pu
croire qu’elles avaient perdu leur propre enfant. Elle s’aperçut que Mma se
tamponnait les yeux. Ah non, pas elle, pensa la jeune femme, mais Mma
avait d’autres raisons.
« Il était le socle qui maintenait ensemble les villes jumelles de Kpembe et
Salaga et unissait les trois lignées en lice pour la peau suprême. À présent,
les familles sont divisées au sujet de sa succession. Je te l’ai déjà dit : cela
ne peut qu’apporter des ennuis. Et le vieux Kpembewura était comme un
frère pour moi. Ton grand-père et lui étaient très proches. C’était un homme
bon. »
Un groupe de vieillards portant presque tous d’épaisses barbes blanches
arrivèrent à cheval, mirent pied à terre et se dirigèrent vers la case d’Etuto,
certains bousculant même les femmes sur leur passage. Wurche saisit
l’occasion de leur emboiter le pas. Elle croisa le regard de sa grand-mère au
moment où celle-ci tentait de l’en empêcher, mais elle fut plus rapide et
parvint à se glisser à l’intérieur.
Dans l’antichambre, les hommes s’assirent en cercle, ceux qui étaient déjà
là s’éventaient. Wurche vit Sulemana et Dramani et s’approcha d’eux. Elle
sentait sur elle des regards perçants et réprobateurs. Un vieil homme agita le
doigt dans sa direction. Elle s’assit près de Sulemana, qui secoua la tête en
riant. Etuto regardait l’assistance à travers ses yeux gonflés, attendant que
tout le monde s’installe. Il croisa le regard de Wurche, fronça un instant les
sourcils, puis passa à autre chose. Il semblait avoir en tête des soucis
beaucoup plus graves que sa rebelle de fille. Celle-ci ignorait ce qui allait se
passer à présent que le Kpembewura était mort, mais cela ne signifiait rien
de bon pour la santé d’Etuto. Elle regarda autour d’elle et Mma entra en
boitant, une calebasse à la main. Elle vint vers Wurche.
« Les choses sont allées trop vite, dit l’un des hommes à ses voisins.
Maintenant, avec la vacance du pouvoir, les vautours vont s’abattre.
– Nous ne sommes pas prêts pour la guerre », répondit son voisin.
Les murmures des hommes se firent plus sonores, et le mallam d’Etuto
entra – son plus précieux conseiller. Etuto aida le vieil homme à s’asseoir
sur la peau de vache, à ses côtés, puis il se pencha vers lui et chuchota
quelque chose. Enfin, il s’éclaircit la gorge bruyamment pour faire silence.
Mma dut s’asseoir là où elle se trouvait – ce fut un immense soulagement
pour Wurche, car sa grand-mère l’aurait fait sortir de force.
« Que le Kpembewura repose en paix.
– Ami, répondit l’assemblée des hommes. Ami, Ami, Ami.
– Voici ce qui va se passer, poursuivit Etuto. Dans un jour, nous
retournerons à Kpembe pour rencontrer les anciens des autres lignées
Kanyase afin de choisir qui sera le prochain Kpembewura. Nous
présenterons ensuite notre chef aux lignées Lepo et Singbung. Les Kanyase
sont depuis trop longtemps tenus à l’écart du pouvoir ; quand notre
royaume a été fondé, notre père fondateur, Namba, a laissé Kpembe à ses
trois fils : Kanyase, Lepo et Singbung. Chacun était censé hériter la peau à
tour de rôle. Pourquoi deux d’entre eux ont-ils mis de côté le troisième ?
Pourquoi nous a-t-on éloignés du pouvoir ? Il y a eu quatre chefs lepo et
trois chefs singbung à la suite. Pas un seul Kanyase. Certains racontent que
Lepo et Kanyase étaient jumeaux et comptaient donc pour un seul, voilà
pourquoi la succession est toujours allée aux Singbung ou aux Lepo, mais
c’est faux, Kpembe fut laissé aux trois fils. »
Les hommes murmuraient toujours.
« Que le Kpembewura repose en paix, dit l’un d’eux face à Etuto. Je
soutiendrai ta candidature pour que tu deviennes Kpembewura, bien que
j’apporte de mauvaises nouvelles. Avant que nous quittions Salaga, les
autres lignées ont décrété que la peau devrait revenir non pas à toi, ni au
prince Shaibu, qui a dit lui-même qu’il ne voulait pas être Kpembewura,
mais au prince Nafu, car il est riche. Et à ce stade, il faut de l’argent pour
reconstruire Kpembe et Salaga.
– Nafu n’a aucune compétence pour gouverner, déclara un autre.
– Nafu n’a aucune intention de nous rassembler, murmura Wurche. Tout
ce qu’il veut, c’est s’enrichir davantage.
– Richesse ou pas, fit Etuto, il faut mettre fin à cette injustice. Trois
lignées ont hérité la peau, et il faut revenir à l’équilibre sur lequel notre
royaume fut fondé.
– Et si les autres lignées refusent d’écouter notre proposition ? demanda le
vieillard qui avait désigné Wurche avec réprobation.
– Il faut d’abord unir les nôtres, chuchota Sulemana. Ce sera le plus
difficile. Et nous avons tous peur d’envisager que notre peuple dise non.
– Dans ce cas nous nous tournerons vers nos alliés de Dagbon », répondit
Etuto au vieil homme. Wurche regarda autour d’elle. Etuto était le centre de
l’attention. Elle comprit qu’aller à Dagbon signifiait que son mariage était
imminent. « Ma fille a fait un jour une observation astucieuse. Elle a dit que
nos lignées étaient comme les marmites des femmes : instables sur deux
pieds, parfaites sur trois. Les deux autres lignées se sont altérées sans nous.
Et nous nous sommes habitués à ne jouer qu’un rôle cérémonial. »
Soudain, la crainte de Wurche laissa place à la liesse, qui s’effaça à
l’instant où un messager d’Etuto s’engouffra dans la pièce, l’air d’avoir été
battu et traîné dans la poussière, ses vêtements noyant son corps émacié. Il
salua l’assemblée et se prosterna devant Etuto, qui l’autorisa à se relever.
Pantelant, il murmura à l’oreille de son seigneur. Etuto resta bouche bée,
puis il se reprit et remercia le messager qui s’inclina et se retira. Etuto se
tourna alors vers son mallam et s’entretint avec lui avant de s’adresser à
l’assemblée.
« Nous devons agir au plus vite, dit-il gravement. Mon messager s’en
allait à Kpembe pour annoncer notre intention de réunir les chefs kanyases,
lorsqu’il a rencontré un ami de confiance. Celui-ci lui a appris que des
soldats envoyés par les Singbung et les Lepo se dirigent actuellement vers
nous pour nous attaquer car ils croient que nous complotons contre eux. Ils
projettent de m’éliminer, puis de désigner le prince Nafu comme
Kpembewura. Les deux lignées le soutiennent, et les autres chefs kanyases
m’ont déclaré rebelle. Mes amis, ici, nous sommes en position de faiblesse.
Nous devons partir pour Dagbon au plus vite. Ainsi, à son arrivée, l’ennemi
ne trouvera plus personne. À Dagbon, nous affinerons notre stratégie. Dites
aux femmes de préparer notre départ. Merci d’être venus. »
Wurche sentit ses entrailles se nouer. Elle n’était pas prête. Elle devait
faire quelque chose, trouver une idée pour retarder le départ à Dagbon.
« Nos problèmes ont commencé quand nous nous sommes scindés en
lignées », s’écria-t-elle. Elle ne pouvait plus se taire. « Si nous ne faisions
qu’un peuple, qu’une famille, et que nous résolvions nos problèmes
ensemble, imaginez combien nous serions puissants. En arrivant à Dagbon,
notre stratégie doit consister à convaincre les autres lignées d’œuvrer avec
nous. »
Le silence tomba. Etuto se leva et fit sortir tout le monde. Il allait se retirer
dans ses appartements privés mais il se retourna et vint vers Sulemana,
Dramani et Wurche. Elle avait l’impression que son cœur avait doublé de
volume et s’apprêtait à exploser. Mma s’approcha, sourcils froncés,
réprobateurs.
« Etuto, je vous présente mes excuses, dit Wurche. Je devais
m’exprimer…
– Tu as entendu toi-même la nouvelle. Tu dois épouser le prince Adnan le
plus tôt possible », répondit Etuto. Mma garda pour elle les paroles qu’elle
s’apprêtait à prononcer, et une expression de pitié se peignit sur son visage.
La pitié, c’était pire que la colère.
« Etuto, j’accepte ce mariage pour vous. Je veux participer aux
négociations qui auront lieu à Dagbon. Je vous en prie. Prenons contact
avec les autres lignées, et demandons à Dagbon de faire la médiation. »
Etuto acquiesça lentement, l’air de ne pas voir Wurche. Elle n’était pas
certaine qu’il l’ait entendue. Il retourna dans sa chambre.
Les deux heures suivantes furent consacrées à tout ranger, fermer les cases
et la ferme. On remplit des charrettes, tirées par des ânes, de gens et de
paniers de victuailles, tandis que derrière marchaient les moutons, les
chèvres et les personnes trop lourdes pour les charrettes. À l’avant des ânes,
Etuto et une petite armée attendaient, à cheval, que le mallam donne le
départ. Etuto avait revêtu sa tenue de guerrier, il était recouvert des pieds à
la tête de rangées de talismans de cuir brun, et portait deux fusils à l’épaule.
Mma chevauchait Baki avec Wurche – une idée d’Etuto. Ni l’une ni
l’autre n’étaient satisfaites de cet arrangement : Mma se plaignait que
Wurche allait trop vite, et la dernière personne que Wurche avait envie de
côtoyer, c’était quelqu’un qui pensait que ce mariage était justement ce dont
elle avait besoin. On avait ordonné à Dramani de rester auprès de Wurche
pour la protéger, ce qui n’avait fait qu’augmenter son irritation.
« Nous sommes capables de nous défendre, dit Wurche à Sulemana qui
était également bardé de talismans. Vous devriez avoir davantage confiance
en moi.
– Tu vas te marier, répondit Sulemana d’un air grave. On ne peut pas
prendre le risque qu’il t’arrive quelque chose.
– Il a raison, renchérit Mma. Wurche, calme-toi. Ces hommes de
Dagbon… ils ne te laisseront pas faire à ta guise comme Etuto. Leur culture
est très différente de la nôtre. »
De l’avant, on fit signe à Sulemana, et il s’éloigna.
« Tu te rappelles cette histoire que tu nous racontais encore et encore,
déclara Wurche.
– Laquelle ? Je suis certaine de ne jamais vous avoir raconté une même
histoire encore et encore.
– L’histoire de Gonja, précisa Dramani.
– Oui, acquiesça Wurche. Celle du roi qui dit à ses deux fils, Umar et
Namba, d’aller à Bigu, le pays de l’or, et de le conquérir, pour l’ajouter à
son royaume. Les princes courageux soumettent les habitants de Bigu, mais
on raconte à Namba qu’il y a d’autres terres à conquérir, aussi laisse-t-il son
frère et part vers l’est avec ses soldats. Il bat les gens de cette nouvelle
contrée et s’installe dans ce qui est aujourd’hui Gonja. Et c’est bien là le
problème.
– C’était une prophétie, précisa Mma. Namba savait qu’il ne serait jamais
roi dans son propre pays.
– Eh oui, c’est ça le problème : tout le monde veut être roi. Même moi.
Au moment où Namba a quitté son frère, il a créé une division. À sa mort, il
a laissé derrière lui plusieurs lignées. Nous ne nous considérons pas comme
un peuple uni, mais comme des Kanyases, des Lepos ou des Singbungs. Si
nous ne mettons pas fin à ce processus, nous resterons divisés.
– Mais nous avons toujours agi en ce sens. Et les gens partaient ailleurs
parce qu’ils voulaient être certains qu’il y ait assez de terres pour tout le
monde. »
Wurche savait qu’elle ne parviendrait pas à convaincre sa grand-mère,
alors elle se tut. Mma lui pinça la taille, sans doute pour la rassurer, mais ce
geste eut l’effet contraire.
« Je suis sûre que ce mariage t’inquiète, reprit la vieille femme à voix
basse pour que Dramani ne l’entende pas. Quelle sunguru ne le serait pas ?
En arrivant à Dagbon, les femmes t’emmèneront dans une pièce et elles te
parleront de ton mari. Je t’en prie, écoute-les. Je suis heureuse d’avoir
convaincu Etuto de te faire apprendre le dgbani dès ton plus jeune âge.
Ainsi, ils ne pourront rien te cacher. »
En entendant cette allusion à sa virginité, Wurche fit la grimace. Sunguru.
Jeune fille nubile. Wurche avait environ douze ans quand Mma avait acheté
à Salaga une femme pour s’occuper du ménage. Cette femme avait une
fille, Fatima, du même âge que Wurche. Les deux jeunes filles devinrent
inséparables. Un après-midi où elles étaient assises dans la petite forêt près
de Kpembe, Wurche s’allongea près de Fatima, euphorique, après avoir fait
un discours à Etuto pour le convaincre de l’inclure dans le cercle de ses
proches. Jamais elle n’avait oublié ce sentiment profond
d’accomplissement, d’amour et de promesse : les applaudissements de
Fatima étaient si éloquents ! Son brillant discours expliquait pourquoi les
femmes faisaient de bons chefs. Jaji venait de lui parler d’Aminah de Zaria.
Wurche serra Fatima contre elle, et elles restèrent longuement enlacées
ainsi, jusqu’à ce que leur étreinte se fasse plus ardente encore. Wurche
éprouvait le puissant désir d’aller plus loin, de céder à l’appétit intense qui
venait de naître en elle. Ainsi, leurs corps se trouvèrent, se rencontrèrent, se
mêlèrent, comme à la recherche de quelque chose de caché, d’essentiel. Et
après avoir découvert la perle de plaisir à la base de son ventre, Wurche ne
parvint plus à s’arrêter. Chaque fois qu’elles en avaient l’occasion, elle et
Fatima s’enlaçaient. Jusqu’au jour où Mma les surprit. Fatima et sa mère
furent renvoyées, et Mma ne parla plus jamais de cet incident. Mais Wurche
était certaine que l’obsession de la marier était née ce jour-là dans la tête de
sa grand-mère.
« Ainsi que je le disais, leurs coutumes sont très différentes des nôtres,
continua la vieille dame. Si tu avais épousé un homme de Gonja, tu serais
restée enfermée pendant sept jours. Mais j’ignore comment on procède à
Dagbon. Le soir des noces, je t’en prie, pleure. Pleure quand on t’exhibera.
Pleure quand on te présentera ton époux. Tu es trop fière pour pleurer. Mais
je sais aussi que tu n’as guère envie de te marier. Alors montre-le. »
Sulemana revint au galop.
« Nous allons nous diviser ; Etuto et les soldats vont prendre une autre
route pour arriver plus vite à Dagbon. Nous allons emprunter le chemin
habituel. »
Le voyage durait douze heures, et lorsqu’ils arrivèrent à Dagbon, les
attendait une foule de tambours, de femmes qui hululaient
« Wuliwuliwuliwuli », et d’enfants qui leur faisaient de grands signes entre
les chevaux et les ânes. Les palais étaient blanchis à la chaux comme à
Kpembe, mais ils étaient plus vastes. Mma dit qu’elle avait beau être venue
à Dagbon plusieurs fois, elle ne parvenait toujours pas à croire combien
cette ville était plus majestueuse de Kpembe. Wurche y était également
venue plusieurs fois. En effet, c’était impressionnant, mais elle aurait
préféré de loin se trouver à Salaga, où étaient rassemblés des gens du
monde entier. Dagbon n’était qu’une version plus importante de Kpembe :
gonflée de pompe royale.
« Notre épouse est arrivée ! Notre épouse est arrivée », chantaient de
vieilles femmes à l’entrée.
Un groupe de jeunes filles s’approcha de Baki et aida Mma et Wurche à
mettre pied à terre. Traitant la jeune femme telle une fleur délicate, elles
l’amenèrent dans une grande salle où trois femmes âgées étaient assises sur
de luxueux coussins devant un plateau de noix de kola posé sur une natte.
Mma s’assit près de Wurche et lui prit le bras. Les trois femmes
considérèrent Wurche d’un air grave, puis d’autres arrivèrent et
s’installèrent derrière Wurche et Mma, les encerclant. La jeune princesse
aurait dû s’enfuir. Tenter de négocier avec Etuto avait été une erreur, et à
présent, il était trop tard.
« Il va falloir l’engraisser, dit l’une des anciennes.
– Oui, sinon il va l’écraser. »
Elles continuaient de l’observer, et Wurche, lasse d’être traitée telle une
poupée, demanda : « Quand doit avoir lieu le mariage ? » Mma fit semblant
d’ôter quelque chose sur sa robe et la pinça.
« Ah, fit une des anciennes. Impatiente.
– Impatiente d’épouser votre fils, répondit Mma.
– Eh bien, nous sommes en train de fixer la date », dit une autre en
croquant dans une noix de Kola. Elle fit passer la coupe autour d’elle.
« Allons te nettoyer pour le dîner. Ensuite, nous commencerons tes leçons. »
Les mallams de Dagbon avaient fixé la date du mariage au moment de la
pleine lune, deux semaines après l’arrivée de la famille de Wurche. L’élite
de Dagbon s’était rassemblée pour célébrer l’union de son fils à la fille de
Gonja. Des vaches, des moutons, des chèvres avaient été tués ; de nouveaux
vêtements tissés ; et les tambours de résonner du crépuscule jusqu’à
l’aurore. Etuto semblait le plus heureux du monde. Il n’avait pas l’air d’un
homme qui s’apprête à se battre pour sa vie. Il buvait, prenait une bouchée
de viande après l’autre, et il s’était attribué les services d’une fille, guère
plus âgée que Wurche, qui avait pour tâche de lui fournir à boire. Le regard
de Wurche allait de son père à son futur époux. Adnan était du genre à
respecter les règles, lui avaient appris les anciennes de Dagbon. Il ferait un
bon père. Il était loyal. Traditionnel. Elle le voyait refuser les calebasses
d’alcool mais accepter de bon cœur les félicitations des invités, ses joues
s’arrondissant lorsqu’il leur souriait. Il n’était pas désagréable à regarder,
certaines l’auraient même jugé beau. Seulement Wurche ne pouvait
imaginer partager sa couche.
Elle ne parvenait pas à avaler quoi que ce soit, mais tout le monde était
ivre de bière de millet, ou avait trop mangé pour le remarquer. Les
roulements de tambours se faisaient de plus en plus forts. L’un d’eux était
tellement habile qu’on aurait cru qu’il n’avait pas de poignets. Ses mains
battaient aussi vite que les ailes des colibris, et c’est là qu’il vit qu’elle le
regardait. Il s’approcha et mit toute l’ardeur qu’il pouvait à frapper. Elle le
regardait, fascinée, oubliant presque où elle était, quand soudain, on
l’attrapa par-derrière pour l’arracher au cercle des convives. Elle fut si
surprise qu’elle se mit à crier et, comprenant soudain ce qui se passait,
fondit en larmes. Mma serait contente d’elle. Elle se débattit, frappa la
personne qui la transportait. Elle écorcha le bras qui la maintenait, et on la
frappa en retour. Le sol devint plafond et elle aperçut confusément les pieds
nus de la foule. Ces pieds se levaient au rythme des tambours, d’autres se
traînaient, mais soudain ils s’arrêtèrent tous et semblèrent tournés dans une
seule direction, alors elle sut que tout était fini. On l’amena dans une pièce
où flottait une odeur d’encens, et on la laissa choir sur le lit. Adnan était
assis en face d’elle, vêtu d’un léger pantalon de coton. Les vieilles femmes
quittèrent la pièce et tirèrent le rideau.
Wurche essaya de se calmer en se disant qu’on pouvait y prendre du
plaisir, que ce que les anciennes lui avaient dit de la douleur ne
s’appliquerait pas à elle. Avec Fatima, elle avait découvert quels endroits il
fallait toucher pour faire battre le cœur plus vite. Les anciennes lui avaient
dit que les jeunes messieurs savaient où placer leur engin. Guide-le, fais en
sorte d’être prête à le recevoir. Un homme tel qu’Adnan ne va rien faire
pour t’aider, il ne prendra pas son temps, il ne te fera pas de bien et ne
pensera qu’à son propre plaisir. Mieux vaut te préparer. Et se préparer, cela
commence dans la tête. L’imagination est un outil puissant.
Aussi, cette nuit-là, elle convoqua deux esprits : celui de Moro, et celui de
Fatima. Le corps fin et sombre de l’un, les doigts doux et ardents de l’autre.
C’était une manière adéquate de se préparer. Elle écarta les jambes sur le
drap de lin blanc, les orteils recroquevillés. Il n’attendit pas. Il se jeta sur
elle et lui prit sa virginité avec une telle brutalité qu’elle dut se mordre la
langue pour ne pas hurler. C’était une torture. Moro et Fatima s’étaient
depuis longtemps enfuis. Elle n’était plus qu’une pierre battante. Puis le
visage d’Adnan se crispa. À son expression on aurait pu croire qu’il
demandait s’il devait arrêter. Wurche l’encouragea à continuer. Les
anciennes lui avaient dit qu’elle devait l’amener jusqu’au plaisir.
Lorsqu’il se raidit au-dessus d’elle en grognant, elle n’eut plus qu’une idée
en tête : se cacher dans la forêt. Il quitta la pièce. Pas de tendresse. Il ne
s’était pas écoulé une minute que les anciennes revenaient pour arracher le
drap sous elle. Son honneur s’étalait fièrement : une tache rouge.
« Wuliwuliwuliwuli », se mirent à chanter les anciennes.
Aminah
Ils marchaient, ils marchaient toujours. Les cavaliers fondaient sur les
villages et emmenaient leurs prisonniers vers une destination inconnue, et à
mesure que leur nombre croissait, ils les attachaient en rond autour des
arbres, comme des colliers obscènes. Ils volaient aussi du bétail, des
moutons, des chèvres, qu’ils mêlaient aux captifs pour que ceux-ci ne
puissent s’enfuir. Aminah avait réussi à garder auprès d’elle Hassana et
Issa, qui n’avait plus que la peau sur les os. Par contre elle avait perdu
Husseina. Les cavaliers l’avaient arrachée à Hassana pour l’adjoindre à un
autre groupe. Chaque fois qu’elle le pouvait, Hassana tournait la tête dans
l’espoir d’apercevoir sa jumelle, ensuite elle se sentait soulagée. Les
femmes et les enfants étaient attachés par le cou, leurs mains restant libres.
Les hommes en revanche – ils n’étaient pas nombreux – avaient les
poignets attachés, et les plus forts portaient une armature de bois autour du
cou. Une fois, un des cavaliers qui rajustait la corde d’Hassana serra trop
fort. Elle devint violette, et c’est alors seulement que le cavalier desserra un
peu la corde autour de son cou. Husseina se mit sur la pointe des pieds, et
ne cessa de fixer sa sœur que quand la personne qui se trouvait derrière elle
la heurta.
Un homme tenta de fuir. Aminah ne vit pas les cavaliers le pendre, mais
dans la lumière éclatante du matin, elle découvrit son corps inerte qui se
balançait à une branche, les pieds oscillant au-dessus du sol boueux. Sa tête
chauve en forme de cône de beurre de karité ployait contre son épaule, son
corps nu était lacéré de plaies sanglantes. Les cavaliers discutaient autour
d’un feu. Une odeur de viande rôtie parvenait jusqu’au nez des prisonniers,
forant le vide de leurs ventres, jusqu’à la nausée.
« J’espère qu’ils font des cauchemars », cria Hassana. De ses yeux hâves,
elle regardait les cavaliers avec envie.
« Ça va aller, dit Aminah pour essayer de la faire taire. La situation va
s’améliorer. »
Hassana se tut mais son regard se porta ensuite sur le pendu. Aminah ne
croyait pas réellement que la situation puisse s’améliorer. En fait, elle n’en
savait rien. Elle était déchirée de culpabilité à l’idée d’avoir causé la mort
de sa mère. Elle aurait dû la réveiller.
Une femme – une Gurma comme Aminah, mais pas de Botu – disait qu’on
allait les amener au bord d’un lac qui n’avait pas de fin. Un lac infini. Elle
appelait ça « les grandes eaux ».
Son mari, qui fabriquait des paniers, était parti au sud vendre sa
production sur les marchés, et il avait vu ces misérables enchaînés devant
les maisons. On lui avait expliqué qu’on les faisait embarquer sur des
bateaux contrôlés par des blancs pour les envoyer sur le lac infini. Son mari
avait été bouleversé de découvrir tout ça et n’avait plus posé de questions.
La femme était allée rendre visite à sa mère quand les cavaliers avaient
attaqué le village où celle-ci se trouvait. Lorsqu’ils l’avaient attachée, elle
avait compris ce qui l’attendait.
Au moins, elle était préparée. Pour le reste des captifs, c’était comme
avancer dans une forêt par une nuit sans lune. Ils marchaient à tâtons, se
heurtaient à des obstacles. Des créatures sauvages se tenaient en
embuscade, qui parfois les mordaient.
Une bourrasque fit osciller le corps du pendu et dirigea l’odeur de viande
vers les narines d’Aminah. Elle sentit sa poitrine se soulever. Les muscles
de son ventre se contractèrent, en proie à des convulsions. Une bile amère
remonta dans sa gorge. Elle la ravala. Ce fut horrible. Jamais auparavant
elle n’avait ravalé son vomi.
Leur repas terminé, les cavaliers versèrent de l’eau sur le feu. Ils
donnèrent à leurs porteurs les restes, et ceux-ci distribuèrent aux captifs
quelques os et cartilages. Issa ne toucha pas au minuscule morceau de
viande qu’Aminah lui donna.
Puis les cavaliers se séparèrent en deux groupes. Un des porteurs compta
les individus dans la file jusqu’à un certain nombre, puis il coupa la corde.
Le groupe qui se trouvait devant Aminah, Issa et Hassana partit vers la
gauche, avec Husseina. Bientôt, ils disparurent dans les hautes herbes. Où
allaient-ils ? Quand les deux groupes seraient-ils réunis ? Aminah aurait
voulu se lancer à leur poursuite pour ramener Husseina, mais au moment où
cette pensée la traversait, un hurlement neutralisa tous les bruits alentour.
Hassana. C’était un cri à vous glacer le sang. Elle se recroquevilla sur elle-
même, les bras entourant son ventre, continuant de vociférer. Un cavalier
arriva et lui ordonna de se taire. Elle était à présent roulée en boule par
terre, ses ongles creusant la terre rouge. Le cavalier mit pied à terre et la
fouetta de toutes ses forces. Elle hurlait toujours. Il lui donna un coup de
pied dans les côtes, en vain. Lorsqu’une tache rouge apparut sur la robe
blanche de sa sœur, Aminah reprit ses esprits. Elle se jeta à terre, faisant un
rempart de son corps pour protéger sa sœur tout en lui couvrant la bouche
afin de la faire taire. Le cavalier se mit à fouetter Aminah jusqu’à ce
qu’Hassana se calme.
Tout l’après-midi, la fillette continua de geindre. Aminah avait menti : la
situation ne s’améliorait pas.
Les captifs tentaient de ne faire qu’un seul corps. Ils urinaient et
déféquaient ensemble, sous surveillance. Quand on leur donnait à manger,
ils s’assuraient que tout le monde ait sa part. Hélas, il était impossible de
rester unis dans de telles conditions. Certains souffraient plus que d’autres.
Issa luttait pour avancer, ralentissant la file. Aminah supplia un des porteurs
de la laisser le prendre, bien qu’elle n’ait plus de forces. De toute façon, il
ne pesait presque plus rien.
Après avoir marché pendant environ une semaine, comme s’ils n’allaient
jamais s’arrêter, ils arrivèrent à un endroit qui ne ressemblait à rien de ce
qu’ils avaient traversé jusque-là. Des rochers émergeaient du sol et les
arbres poussaient partout. De l’herbe verte comme l’okra tapissait la terre,
et malgré son désespoir, Aminah trouva cette couleur belle et
rafraîchissante, et les rochers magnifiques. Non loin de là, des vautours
volaient en cercle. Les cavaliers mirent pied à terre, attachèrent les moutons
et les chèvres volés, puis amenèrent les captifs jusqu’à de gros rochers
auprès d’arbres aux ramures noueuses. Sur une roche plate, des gens
mangeaient. Aminah sentit son cœur battre en un soudain regain
d’excitation – c’était la première fois depuis longtemps qu’elle ressentait un
soupçon d’espoir. Peut-être était-ce le groupe qui les avait quittés. Peut-être
allaient-elles être réunies avec Husseina. Aminah regarda Hassana mais
garda le silence. Ses yeux rougis fixaient quelque chose droit devant elle,
telle une somnambule. Si elles mouraient maintenant, deviendraient-elles
des esprits errants ? Il ne fallait pas penser à ça. Elle serra la main
d’Hassana – pour lui transmettre l’idée que quelque chose de bon allait
arriver, et puis pour s’en convaincre elle-même.
Sur le rocher, Aminah parcourut les visages à la recherche de quelqu’un de
Botu. Elle ne reconnut personne. Soudain, leurs ravisseurs se mirent à les
fouetter et leur hurlèrent d’avancer. Aminah ne comprenait pas leur langue,
mais le mot « Babatu » revenait sans cesse. Elle avait entendu ce nom-là à
Botu, les gens des caravanes craignaient cet homme. Si des cavaliers aussi
impitoyables le redoutaient également, c’est qu’il devait réellement être
terrifiant. Les autres partirent, et le peu d’espoir qui demeurait en elle flétrit.
Les cavaliers les menèrent jusqu’à un replat de rocher nu, et l’un d’eux
s’approcha de trois femmes assises derrière de grandes marmites. Aminah
ne voyait pas ce qu’elles contenaient, mais elle avait si souvent fait la
cuisine qu’elle reconnut aussitôt l’épais clapotis de la bouillie qui cuit. Le
cavalier revint vers eux et, avec les autres, ils divisèrent les captifs en
groupes plus petits, puis les firent asseoir devant des auges ovales maculées
des restes du groupe précédent. Les femmes versèrent l’épaisse bouillie
fumante dans les auges. Aminah remplit le creux de sa main de nourriture
brûlante, souffla dessus, et la porta à la bouche d’Issa. Il secoua la tête et
pinça les lèvres. Elle eut beau le supplier : il refusait de s’alimenter. Le voir
ainsi faire la moue finit par l’agacer. Elle eut soudain envie de le gifler.
Hassana avala une bouchée de millet et fit la grimace, mais elle continua de
manger. La bouillie était âcre, sans rien pour l’adoucir. Finalement, Aminah
prit pour elle ce dont Issa n’avait pas voulu. Après s’être restaurés, on les
mena jusqu’à des bassins remplis d’eau, où ils purent étancher leur soif.
Pour la première fois, Aminah sentit son corps et son esprit se calmer. Avoir
le ventre plein l’apaisait. Elle songea à Baba et Na en se demandant ce
qu’ils étaient devenus. Les choses étaient restées en suspens avec sa mère.
Et elle ne l’avait pas fait sortir de sa case. Comment pourrait-elle jamais
réparer cela ?
Quand les cavaliers dirent qu’il était l’heure de repartir, Aminah se leva,
rassasiée. Pas comme après un bon repas, mais avec suffisamment d’énergie
pour se remettre en marche. Ils descendirent la colline. En contrebas, des
bosquets d’arbres parsemaient une prairie luxuriante. Aminah n’avait
jamais vu tant de verdure à Botu, et soudain elle eut envie de retourner chez
elle, mais fait étrange, ce sentiment de perte et de nostalgie la poussa à
espérer qu’ils arriveraient bientôt sur le lac sans fin. Elle ignorait ce que
l’avenir lui réservait là-bas, elle voulait juste ne plus marcher.
Issa s’effondra. Il ne trébucha pas ni ne chuta. Son corps s’écroula, aspiré
par la terre. Sa silhouette squelettique formait un petit tas sur la pierre grise
aux reflets métalliques. Aminah resta bouche bée devant la façon dont ses
jambes maigres étaient croisées, à croire qu’on les avait disposées en pile
bien nette. Ce fut Hassana qui se pencha vers lui pour le remettre sur pied.
Les cavaliers s’aperçurent qu’Aminah et Hassana s’étaient arrêtées, aussi
l’un d’eux accourut vers elles en hurlant, accompagné d’un porteur.
En s’approchant, ils comprirent ce qui s’était passé. Le cavalier mit pied à
terre en marmonnant quelque chose. Il repoussa Hassana et attrapa Issa tel
un petit oiseau. Ils l’emportèrent et le jetèrent sur les rochers, un peu plus
loin. Dans le ciel, au-dessus, des vautours décrivaient des cercles, attirés par
la mort. Aminah imagina qu’en contrebas se trouvait un cimetière rempli de
gens qui n’avaient pas trouvé la force d’aller plus loin. Elle se représenta
des squelettes empilés les uns sur les autres, avec encore de la chair sur les
os, comme Issa. Soudain, elle eut froid, elle eut peur, prit la petite main
sèche d’Hassana et essaya de trouver des paroles réconfortantes, pour sa
sœur, mais surtout pour elle-même. Sa langue était pétrifiée. Elle essaya
plusieurs fois avant que les mots puissent enfin sortir.
« Peut-être que c’est mieux pour lui. Il était si faible.
– J’espère qu’il va revenir sous forme d’esprit errant pour hanter ces gens-
là », dit Hassana en reprenant sa main pour s’essuyer le visage, mouillé de
larmes.
Ils quittèrent la zone rocheuse, et soudain la mort parut une option
envisageable. S’enfuir à toutes jambes était au-dessus des forces d’Aminah
; en outre, elle était complètement désorientée, ne savait plus comment
rentrer chez elle et risquait de se retrouver dans une situation pis encore. Le
nom de Babatu résonnait, plus terrible que tout puisque même les cavaliers
le craignaient. Alors comment s’y prendre ? En mourant ? En avalant de
l’écorce empoisonnée ? Mais elle regarda Hassana et chassa ces pensées.
Elles avaient besoin l’une de l’autre.
Ils arrivèrent devant une étendue d’eau vaste et sans fin. Une mouette
descendit du ciel, se posa sur la surface brillante et s’éloigna. Était-ce le lac
dont on lui avait parlé ? Un porteur y entra, avec une longue perche, suivi
d’un cavalier. L’eau lui arrivait au mollet, et plus il avançait, en tâtant le
terrain devant lui grâce à la perche, plus l’eau montait. Quand il en eut
jusqu’à la poitrine, il fit un signe au cavalier et changea de direction. Là, il
en avait jusqu’au cou, aussi reprit-il sa direction première. Aminah
l’observait avec surprise et inquiétude ; sans doute devraient-ils emprunter
le même chemin.
Le cavalier leur fit signe d’avancer. Certains se jetèrent aussitôt dans l’eau
tandis que d’autres ralentirent, ce qui provoqua une certaine confusion.
Hassana et Aminah furent entraînées de l’avant. Une fillette fut prise de
panique. Elle n’aurait eu de l’eau que jusqu’au mollet si elle s’était levée,
mais elle se débattit et but la tasse. Un cavalier arriva au trot et les frappa
tous jusqu’à ce que la fillette se relève. Elle se mit à sourire bêtement en
comprenant que le niveau de l’eau était encore très bas. L’homme qui était à
côté d’elle la prit par la main, Hassana fit de même, et ils se remirent
à avancer. La fillette s’agita de nouveau lorsqu’ils eurent de l’eau jusqu’au
cou. Elle coula, entraînant Hassana avec elle, puis elle remonta, reprit sa
respiration mais poussa Hassana vers le fond. À nouveau, elle sombra, sans
qu’Hassana soit remontée. L’homme et Aminah les sortirent alors de l’eau
et les détachèrent l’une de l’autre, Hassana se débattit pour se libérer,
ahanant pour retrouver son souffle. Quand elle eut repris ses esprits, elle
gifla la fillette. L’homme attrapa celle-ci, tandis qu’Aminah tirait sa sœur de
son côté. L’homme porta la fillette pendant tout le reste de la traversée.
L’étendue d’eau n’était pas infinie. D’après ce qu’on leur avait dit,
l’immense lac où ils devaient se rendre n’avait ni début ni fin. Et là-bas, on
les embarquerait sur un grand bateau. Donc, ce n’était pas là. La traversée
avait épuisé Aminah. Elle aurait voulu hurler sur les cavaliers, leur
demander pourquoi ils faisaient ça. Elle marchait, pourtant elle avait
l’impression de ne plus être dans son corps. Elle voulait que la terre la
rappelle à elle, ainsi qu’elle l’avait fait pour Issa, parce qu’elle était si
fatiguée, parce que seule elle n’y arriverait pas.
Ils parvinrent à une forêt où les troncs ressemblaient à des chemins
menant jusqu’à un ciel de feuilles épaisses. On entendait des chants, des
sifflements, des gazouillis, des frémissements, des trilles, des aboiements,
des croassements. Ces bruits s’amplifiaient, comme si les animaux de la
forêt se rapprochaient. Aminah se sentit soulagée quand s’ouvrit une
clairière avec plusieurs cases. Des femmes lavaient des vêtements dans un
petit ruisseau ; elles ne leur jetèrent pas le moindre regard. Des enfants
vinrent vers eux et se mirent à courir le long de la chaîne humaine, jusqu’à
se lasser. Puisqu’ils étaient arrivés en plein jour, Aminah sut que ces
villageois seraient épargnés. Les villages qu’ils atteignaient dans la journée
accueillaient bien les cavaliers.
On les fit passer entre deux maisons par un sentier étroit qui s’ouvrait sur
une place où s’élevaient cinq arbres de taille modeste, alignés les uns
derrière les autres. On les détacha, pour les rattacher aux trois premiers
troncs. Les deux autres étaient déjà cernés de leur lot de captifs, mais pas
trace de Husseina. Seuls deux cavaliers restèrent auprès d’eux. La femme
qui avait mentionné l’eau sans fin la première était attachée au même arbre
qu’Aminah et Hassana. Elles demeurèrent dans l’ombre jusqu’à ce que le
soleil arrive haut dans le ciel et fonde sur elles telle la colère d’Otienu.
Soudain, les nuages s’amassèrent et crevèrent, avant de disparaître aussi
vite qu’ils étaient venus. Quel était cet endroit ? Qu’avaient-ils donc fait
pour subir pareil châtiment ? Aminah ne pouvait trouver d’autre raison pour
expliquer pareil cauchemar. Chacun d’eux avait dû faire du mal à
quelqu’un. Mais qu’en était-il du pauvre Issa qui n’avait jamais fait preuve
de malice envers la moindre créature ? Pourquoi était-il mort ? Était-ce un
moyen de l’épargner ? Valait-il mieux disparaître plutôt que de mener cette
existence-là ? Car ce n’était pas une vie. Ce n’était pas un destin.
La température fraîchit, le soleil entama sa descente et la place se remplit.
Des hommes sortirent des cases alentour, et observèrent les nouveaux
venus, attachés aux arbres. Ils chuchotèrent à l’oreille des cavaliers.
Cet après-midi-là, on détacha plusieurs captifs qui repartirent avec les
hommes sortis des cases. Ils ne revinrent pas. Aminah dit à Hassana de lui
tenir la main et de ne plus la lâcher.
Le soir tomba. Hassana et Aminah relâchèrent leur étreinte car plus
personne ne venait les voir. Les moustiques se gorgeaient de leur sang.
Deux femmes leur apportèrent des feuilles qui contenaient une espèce de
tuo (jaune, plus sucré) et du ragoût, et il sembla à Aminah que c’était le
meilleur repas qu’elle ait jamais mangé.
« Ah ! » s’exclama la femme qui avait parlé du lac sans fin. Aminah faillit
bondir de terreur, imaginant qu’une créature avait grimpé sur le corps de sa
voisine.
« J’ai mes menstrues. D’habitude, je sais quand ça commence, mais ces
gens ont bouleversé mon horloge intérieure comme tout le reste. »
De ses doigts, elle creusa le sol le long d’une racine de l’arbre. Une fois
que le trou fut de la taille et de l’épaisseur de sa main, elle s’assit au-dessus
et releva sa robe. Aminah espéra qu’elle garderait son sang à l’intérieur le
plus longtemps possible. Elle n’avait pas envie de marcher avec des traînées
rouges sur les jambes.
Cette nuit-là, son sommeil fut plus profond qu’il ne l’avait été depuis
longtemps.
« Je n’ai pas pu dormir, déclara Hassana le lendemain. J’entendais des
animaux qui criaient et se rapprochaient. » Elle les avait imaginés, dévorant
tout le monde pendant qu’ils dormaient, et elle avait fait le guet.
Un petit homme portant une étoffe noir et blanc jetée sur l’épaule gauche
arriva avec l’un des cavaliers. Celui-ci fouetta Aminah et lui ordonna de se
lever. Elle prit la main d’Hassana et toutes deux se mirent debout. L’homme
les examina et dit quelque chose au cavalier. Puis ils s’en allèrent vers les
autres arbres. Le petit homme revint, et ainsi de suite, trois fois. Aminah
voyait que le cavalier perdait patience. Hassana enfonçait ses ongles dans
les mains de sa sœur, et Aminah priait, priait Otienu.
« Ces deux-là », dit le petit homme en haoussa, en désignant Aminah et
Hassana.
Le cavalier lui donna une bourrade dans le dos et ils disparurent dans l’une
des cases. Enfin, on vint détacher Aminah et Hassana de l’arbre, et le petit
homme les emmena avec lui. Aminah regretta soudain de ne pas être
Husseina, pour pouvoir partager ses rêves avec Hassana et mettre au point
un plan pour s’enfuir.
Un âne et une charrette étaient attachés à un arbre.
« Montez. Ce n’est pas loin. »
Aminah grimpa dans la charrette, puis elle aida Hassana. Elles s’assirent
sur un sac de jute près d’une brebis blanche, puis l’âne se mit en marche et
la forêt se referma sur eux.
Wurche
Une semaine après le mariage de Wurche, Etuto et ses soldats, soutenus
par l’armée de Dagbon, partirent en guerre contre Salaga-Kpembe. Wurche
n’était pas autorisée à quitter le palais, pas tant que les ennemis de son père
rôdaient dehors. Les anciennes de Dabgon, qui essayaient de l’engraisser en
vue d’une future grossesse, voulaient à tout prix la garder cloîtrée. Elle
avalait d’épaisses pièces de bœuf sans toutefois leur dire que jamais elle ne
prenait de poids. Une semaine après la déclaration de guerre, un messager
revint avec l’ordre de ramener Mma, Wurche et le reste de la famille à
Kpembe. Wurche fut heureuse de retrouver le grand air et de monter Baki,
mais ce qu’elle vit à Salaga la plongea dans la tristesse. Les maisons étaient
réduites en cendres. Les murs criblés de balles. L’effervescence de Salaga
n’était plus que cendres et squelettes. Etuto avait gagné la guerre, mais le
prix à payer était si élevé qu’il ôtait toute joie à la victoire.
« Wo yo ! » déclara Mma derrière Wurche.
Celle-ci donna un coup de talon dans les flancs de Baki qui partit en
trombe. Mma hurla et s’accrocha à la taille de Wurche. Elles filèrent le long
du marché principal, de la mosquée Lampour, du petit marché, du quartier
de Jaji, la préceptrice de Wurche, et galopèrent jusqu’à Kpembe. Après ces
mois passés à ne rien faire, où on l’avait brutalisée, nourrie de force, tout se
cristallisa dans le sursaut de peur qui s’empara alors d’elle.
Bras croisés enfoncés dans le ventre de sa petite-fille, Mma lui cria qu’elle
avait perdu l’esprit.
Quand elles arrivèrent au sommet de la colline, quinze minutes plus tard,
la peur de Wurche n’avait pas diminué. Le palais avait été étonnamment
préservé, mais pas ses habitants. Plusieurs hommes traînaient dans la cour,
dont certains boitaient, tandis que d’autres astiquaient leur fusil. Deux
soldats examinaient la flèche plantée dans l’épaule d’un troisième. Ce fut
seulement en découvrant ses frères que Wurche se calma. Elle arrêta Baki et
Mma descendit tant bien que mal. La vieille dame se pencha en ahanant, se
tenant la poitrine à croire qu’elle allait s’évanouir et mourir sur place.
Dramani courut vers elle et elle prit son visage dans ses mains pour
s’assurer qu’il était réel. Puis elle le serra contre elle. Wurche, elle, se
dirigea vers Sulemana, qui ne s’était pas levé pour les accueillir. Son visage
était déformé par la douleur. Sa jambe déchirée reposait sur un pouf. Elle
toucha la peau près de la blessure.
« Couteau, fusil ou flèche ? » demanda-t-elle. Sulemana fit la grimace et
repoussa sa main.
« Flèche.
– Où est Etuto ? demanda-t-elle, craignant le pire.
– Il fête la victoire.
– Wo yo », dit Mma en voyant soudain Sulemana. Elle fondit en larmes et
prit la tête de son petit-fils contre elle.
Wurche lui demanda pourquoi personne ne l’avait encore soigné, et il
répondit qu’Etuto avait versé du rhum sur sa blessure, et qu’il y avait des
blessés dans un état beaucoup plus grave qui passaient avant lui. Elle se
précipita hors du palais, cherchant parmi les herbes sèches un signe de vie.
Mma lui avait appris quelles étaient les plantes qui guérissaient ce genre de
blessure, mais la saison sèche avait effacé toute vie dans la savane, et la
guerre n’avait fait qu’aggraver les choses. Elle rentra bredouille. À son
retour, Mma en larmes serrait toujours la tête de Sulemana en contemplant
les soldats autour d’elle. Il fallut que Wurche lui dise qu’il risquait de
perdre sa jambe pour que la vieille dame le lâche. Elle se rendit alors à ses
appartements, Wurche sur les talons.
« Une chambre doit pouvoir respirer, sinon elle meurt, dit-elle en éternuant
à cause de la poussière. Je ne parviens pas à croire que nous ayons causé
encore une de ces guerres insensées. »
Elle prit un pot rempli de petits fagots de plantes, et un gros gecko fila.
Elle fouilla dedans et grogna en mettant la main sur un petit paquet. Elle
donna à Wurche une bande de coton, et elles retournèrent dehors. Après
avoir mélangé les plantes avec un peu d’eau du puits, la jeune femme
souleva la jambe de Sulemana pour l’installer sur ses cuisses, ce qui le fit
grimacer. Quand elle commença à appliquer le cataplasme sur la plaie,
Sulemana poussa un cri si terrible que tout le monde au palais se tut. Etuto
sortit en trombe de ses appartements. Adnan le suivait ; Wurche l’avait
presque oublié.
« Ma famille ! » bredouilla Etuto en venant vers eux. Wurche, qui
enroulait la bande de coton autour de la jambe de son frère, essaya de se
soustraire à son étreinte et aux effluves de rhum, mais il était plus fort
qu’elle. Elle se laissa faire.
« Toi, ma fille, c’est grâce à toi que je suis vivant. » Il lui tapota le dos.
Malgré son sourire, il avait les yeux caves, dépourvus de joie. « Je ne
l’oublierai pas. »
Il retourna à ses appartements. Wurche se retrouva alors face à son mari. Il
était sorti de sa chambre à elle. Elle se demanda si ses frères l’avaient
installé là, où s’il avait de lui-même pris possession des lieux. Elle ne le
connaissait pas et ne pouvait anticiper le type de décisions qu’il prenait.
Elle n’avait pas fait l’effort de chercher à savoir qui se cachait derrière ce
masque mais son intuition lui disait qu’il était du genre à ne jamais s’en
départir. Elle s’inclina très légèrement en signe de respect, puis se remit à
panser la plaie de Sulemana.
Ce soir-là, toute la famille se rassembla en formant trois cercles autour des
bols de tuo et de la soupe de pois de terre. Wurche demanda qu’on lui
raconte la bataille en détails. Adnan était assis à côté d’elle. Elle se
demanda si elle s’habituerait jamais à l’idée de devoir désormais tout faire
avec son époux.
« Nous avons campé une nuit devant Salaga pour faire la danse gangang,
commença Dramani. Nous avions l’air d’imbéciles, mais si jamais Nafu et
ses hommes avaient tenté quelque chose contre nous, ils ne nous auraient
pas surpris dans notre sommeil. Le matin de la bataille, nous portions des
bourses de cuir avec des inscriptions saintes que nous avait données le
mallam d’Etuto, et des amulettes trempées dans du gin et de la bière de
millet. Nous avions mis du khôl autour de nos yeux, et ciré nos bottes.
– Pourquoi du khôl ? Pour empêcher la poussière de vous rentrer dans les
yeux ?
– C’est un rituel. On fait ça pour se donner confiance. Nul ne voudrait se
soustraire aux rituels de peur que cela mène à la défaite, expliqua Dramani.
Nos bottes étaient impressionnantes. Puis nous nous sommes mis en ligne.
Etuto a armé son fusil. Soudain, il s’est redressé, a brandi son arme, et il a
crié : “Si nous appelons la mort mère, nous mourrons ! Si nous appelons la
mort père, nous périrons ! Appelons la mort par son propre nom, et qu’elle
se livre au pire !” Puis il a bu une rasade à sa gourde, et il l’a fait passer.
J’en ai pris une gorgée à mon tour. C’était horrible.
– Pourquoi ? Qu’est-ce que c’était ? » s’enquit Wurche. Elle devait
l’admettre : Dramani savait raconter une histoire. Il aurait fait un meilleur
disciple pour Jaji. D’après elle, raconter une histoire était la meilleure
manière d’enseigner.
« C’était un filtre mélangeant des herbes amères et de la poudre de varan
que le mallam d’Etuto lui avait donné. J’ai tout avalé, je me suis essuyé la
bouche, j’ai passé mon carquois en bandoulière, je suis monté à cheval et
j’ai suivi Etuto. Il a donné la charge. Nous étions face à des cavaliers issus
de notre lignée kanyase, qui s’étaient alliés aux deux autres lignées. Nos
propres oncles. Tu imagines ! D’abord ils m’ont paru intimidants, ainsi
rassemblés avec leurs montures, mais je me suis retourné, et j’ai vu Adnan
et l’armée de Dagbon qui grossissait nos rangs, alors j’ai repris confiance.
J’ai fait face à l’ennemi et j’ai reconnu des visages familiers : Nafu,
Shaibu… les amis de Sulemana. Nos amis à nous. Et pourtant nous étions
là, face à face. Etuto s’est avancé vers l’armée de Nafu. C’était leur dernière
chance de parlementer, mais une flèche a fendu l’air et s’est plantée juste
devant son cheval, qui a fait une petite ruade.
« Etuto a relevé son fusil et l’a pointé sur le camp adverse. Il a tiré vers le
ciel et un nuage de fumée a jailli. J’ai chargé. Etuto, Sulemana et une
rangée de soldats gonjas étaient devant nous, ils ont brandi leurs fusils haut
avant de tirer. Ensuite, ils se sont repliés pour laisser la place à une rangée
de soldats de Dagbon. Etuto et ses hommes ont rechargé leurs fusils. J’ai
pris une flèche dans mon carquois. Après que les Dagbons ont tirés, nous
sommes passés devant eux et nous avons pris leur place.
– Il y a eu des morts ?
– Beaucoup. Un homme à côté de moi est tombé. Une balle lui a déchiré le
cou en laissant un grand trou d’où a jailli le sang, et il s’est écroulé, tombant
de son cheval. Le soleil se levait quand nous sommes arrivés sur le marché
de Salaga. Les hommes de Nafu commençaient à comprendre qu’ils
perdaient la bataille alors ils ont mis le feu à toutes les maisons possible. On
m’a dit que leurs partisans continuent toujours à incendier les maisons.
– Il ne reste rien à brûler à Salaga. La ville est entièrement consumée. Que
s’est-il passé ensuite ?
– Nous avancions comme la foudre. D’autres gens sont tombés de cheval.
Une flèche m’a effleuré l’épaule, mais ne m’a même pas éraflé. Sulemana a
levé son fusil en l’air, et à ce moment-là, une flèche lui a déchiré la jambe.
Il a mis fin à sa démonstration, a coincé son arme contre son épaule et il a
tué son assaillant avant de se retirer. À chaque pas, mon cheval trébuchait
sur des corps qui gisaient sur la terre rouge. Lorsqu’on est arrivés à l’autre
bout du marché, les soldats de Nafu battaient en retraite. Etuto, Sulemana,
Adnan et les soldats dagbons ont tiré vers le ciel. Nous étions vainqueurs.
– Wo yo, dit Wurche en regardant Mma aller d’un cercle à l’autre pour
ajouter de la viande à la soupe de pois de terre.
– Qu’Allah soit loué, nous avons survécu, dit Sulemana en prenant un
morceau de viande.
– Pourquoi Etuto est-il le seul à célébrer la victoire ? demanda Wurche. Je
ne comprends pas. Pourquoi ne la fêtez-vous pas tous ? Si vous saviez
combien de fois j’ai failli sauter en selle pour venir me battre avec vous.
– Mes tantes ne l’auraient jamais permis, dit Adnan en tapotant la cuisse
de Wurche. Mais si nous étions à Dagbon, ma chère, nos maîtres tambours
chanteraient déjà nos louanges. Vous avez vu comme nous savons y faire.
– Ce sont des gens que nous connaissions », répondit Dramani, venant en
aide à Wurche qui s’apprêtait à dire quelque chose de désagréable. Elle
devait montrer de la gratitude car la victoire d’Etuto reposait en grande
partie sur l’aide d’Adnan et son armée. « Des gens avec qui nous sommes
allés à la mosquée… C’est une victoire chèrement payée. J’ai beaucoup
pensé à ce que tu avais dit, Wurche. Nous sommes plus divisés que jamais.
– Oui, reprit-elle, encouragée par ces paroles. Dagbon et Gonja font les
choses différemment. Nous ne parlons même pas la même langue. Et en
cherchant à étendre notre territoire, nous avons fini par entrer en guerre les
uns contre les autres. Mais regarde, nous nous sommes rassemblés, et Etuto
a gagné la guerre. Si nous unissons toutes nos forces, alors nous pouvons
réaliser l’unité du nord.
– Vous, les hommes de Gonja, vous êtes trop sentimentaux », déclara
Adnan. Les hommes. Il la remettait à sa place.
« Non, Dramani a raison, reprit Sulemana. Ce sont nos frères que nous
avons combattus, pas un ennemi venant d’une terre étrangère. Il n’y a là
rien de sentimental. »
Adnan sembla mal prendre son intervention, aussi Sulemana essaya-t-il de
le remettre dans de meilleures dispositions.
« En vérité, si nous n’avions pas eu Adnan et Dagbon avec nous, nous
n’aurions pas eu la moindre chance. Nous ignorons si Nafu est encore
vivant. Certains disent qu’il est mort. D’autres qu’il s’est transformé en
crocodile et qu’il nage à présent quelque part dans une rivière.
– J’en conclus que la guerre est une chose insensée, dit Dramani. Je vais
demander à Etuto la permission de me retirer à la ferme quand tout sera
fini. »
Wurche écarquilla les yeux. En dehors de cultiver les champs, à quoi
Dramani pourrait-il donc s’occuper ? Travailler la terre, c’était bon pour les
esclaves des villages comme Sisipe. Elle se demanda quelle serait la
réaction d’Etuto.
« Et Shaibu ? demanda-t-elle.
– Parti pour Kete-Krachi, répondit Sulemana. Il s’est enfui plus vite
qu’une antilope pourchassée par un lion. Je ne l’ai même pas vu se battre.
La plupart d’entre eux se sont réfugiés là-bas. Etuto voudrait leur donner la
chasse, mais nous devons d’abord récupérer des forces.
– Pourquoi Kete-Krachi ?
– Pour passer une alliance avec les Allemands qui sont sur place, puisque
Etuto s’est allié à Dagbon et semble s’aligner du côté des Britanniques,
précisa Dramani. Sans doute que les seuls alliés intéressants qui restent sont
les Ashantis et les Allemands. Aller voir les Ashantis, ce serait retomber
dans la servitude, alors ils ont choisi les Allemands.
– Mais Etuto est encore en pleine négociation avec les Britanniques. Il n’y
a pas d’alliance formelle.
– Chacun choisit son camp. Et j’ai le sentiment que les choses ne vont
qu’empirer. »
Trois jours après l’arrivée de Wurche, ceux qui n’avaient pas fui à Kete-
Krachi se rassemblèrent au palais d’Etuto avec les représentants du plus
grand seigneur de Gonja, le Yagbumwura, le « faiseur de roi ». Etuto
chevauchait une nouvelle monture imposante, récemment arrivée de Mossi,
aux épaules et aux jambes musclées, et à la belle robe brune luisante.
Wurche eut envie de la monter elle aussi.
Etuto mit pied à terre. Le porte-parole du Yagbumwura lui passa une
tunique neuve rayée et étendit d’un geste empreint de gravité une vieille
peau de lion et une peau de léopard également usée. Les peaux du père
fondateur, Namba. Il fit signe à Etuto de s’approcher, et lorsqu’il s’assit sur
les peaux, un des tambours résonna trois fois. Nul ne sourit. Un étranger
aurait pu croire qu’il s’agissait d’une cérémonie funèbre. Le moment aurait
dû être joyeux, mais la moitié de ceux qui auraient dû se trouver là étaient
morts ou en fuite. Wurche se sentit soulagée d’avoir donné à Etuto
l’occasion de s’amuser lors de son mariage. Après le départ des mallams,
les gens de Salaga et Kpembe vinrent féliciter Etuto et lui apportèrent des
présents : moutons, étoffes, or, myrrhe, esclaves. Les mets et la bière de
millet détendirent un peu l’atmosphère, mais la cérémonie d’intronisation
avait été si sobre que Wurche passa le reste de l’après-midi dans la chambre
de Mma, seul moyen d’éviter Adnan.
Elle était convaincue que quelque chose avait germé en elle, seulement
elle ne se sentait pas prête. Elle parvenait à peine à accepter l’idée de vivre
avec quelqu’un d’autre et ne pouvait imaginer prendre soin d’un bébé.
Chaque jour, elle regardait les pots de Mma, remplis d’herbes médicinales,
mais la vieille dame ne quittait pas les lieux, comme si elle avait deviné les
intentions de Wurche. Plus elle attendait, plus il lui serait difficile de se
débarrasser de l’enfant d’Adnan.
Un matin de bonne heure, elle prit Baki et partit pour Salaga. L’air
empestait des relents de fumée, les ruelles étaient pleines de débris et
d’ordures. « Qu’avons-nous donc fait ? » murmura-t-elle. En épousant
Adnan, elle s’était rendue complice de ce désastre. Sans l’appui de l’armée
de Dagbon, Etuto n’aurait jamais déclenché cette guerre. D’un autre côté, il
serait peut-être mort.
Une odeur d’œuf pourri montait des puits où l’eau avait croupi. Wurche
fut prise de nausées. Elle s’arrêta, jusqu’à ce que cela passe. Un tambour
solitaire retentissait avec neutralité. Sur la place du marché, seule une
poignée de gens commençaient à rebâtir lentement ce qui avait été détruit,
pour reconstruire leur vie et la reprendre là où ils l’avaient laissée. La
capacité des gens à tout surmonter était rassurante.
Avant d’arriver sur le petit marché où l’on vendait des potions, des herbes
curatives et des purges, Wurche aperçut Moro. Il conduisait un groupe de
captifs. Il disparut derrière une case rectangulaire, y laissa ses esclaves puis
entra. Elle mit pied à terre, attacha Baki à un arbre et réfléchit. Elle pouvait
entrer dans cette case et feindre de s’être trompée. Ou bien l’attendre et le
saluer. Mais il était sans doute dans le camp des ennemis de son père. Dans
ce cas pouvait-elle le saluer dans la rue ?
Il ressortit, et elle fut prise de panique. Elle se trouvait sur son chemin,
mais il regardait quelque chose dans sa main, et il la bouscula.
« La belle en colère, dit-il avec un grand sourire.
– Je ne peux pas être vue avec toi.
– Pourquoi ? » Il avait l’air plus doux que la première fois, en ce jour où il
avait battu Shaibu aux courses, et avait frappé l’esclave rebelle.
« Tu es dans le camp de Shaibu.
– Je ne suis du parti de personne.
– Peut-on parler en privé ? »
En tant que princesse de Gonja, elle pouvait faire ce qu’elle voulait, mais
en tant qu’épouse de Dagbon, ce n’était pas possible. Mieux valait éviter de
provoquer la colère de Dagbon, puisque le sort de son père en dépendait
encore.
Il l’invita à entrer dans la case dont il venait de sortir. À l’intérieur, deux
femmes étaient assises face à face sur une natte. Elle s’inclina légèrement et
le suivit dans la pièce du fond. L’endroit était sombre, avec des relents de
millet fermenté, et sans doute grouillant de rats.
« Comment se fait-il que tu sois encore à Salaga et pas à Kete-Krachi ?
– Je travaille.
– Comment puis-je être sûre que tu n’as pas combattu contre mon père ?
Shaibu est ton ami.
– Je connais Shaibu depuis longtemps et je travaille pour lui, mais je n’ai
pas pris part à cette guerre. »
Ces paroles lui convinrent. Elle sentit un creux se former dans son ventre.
Entre ses jambes, le monde s’alluma, aussi, lorsqu’il lui toucha la joue, elle
lui prit la main pour l’y maintenir. C’était tout ce qu’elle désirait. Elle
l’avait attendu pendant si longtemps. Elle avait imaginé toutes sortes de
scénarios. Mais la réalité était mille fois supérieure. Son odeur – de noix et
de sueur – ne faisait pas partie de ses fantasmes. Ni le contact de sa peau
contre la sienne – rugueuse et douce à la fois. Elle s’accroupit, il sembla
hésiter, mais il ne dit rien en la voyant commencer à se déshabiller, puis le
dévêtir à son tour. Dès lors il ne la quitta plus des yeux, même quand en
silence, frénétique, elle vint sur lui, mêlant sa chair à la sienne.
« Katcheji », dit Moro, après.
Certes, elle n’avait pas respecté ses obligations conjugales, elle était donc
immorale, mais ce ne fut pas sa première pensée. Elle songea à quel point
c’était différent avec Adnan, ce sentiment qu’elle éprouvait d’être une
coupe vide, après son passage. Tandis que cette fois, elle était comblée. À la
fois affamée et repue, comme si son corps allait exploser de plaisir et de
plénitude, et que le seul remède consistait à recommencer. « Mais qu’est-ce
que je fais avec une femme mariée ? reprit Moro. Et qui plus est, princesse
de deux puissants royaumes. Cela pourrait m’attirer de gros ennuis. Mais
sans doute pas à toi. Il m’arrive souvent de faire des choses et de me
demander comment j’ai bien pu en arriver là. Dans ce cas je me dis que
c’est sans doute parce qu’on m’a appris à croire au destin. Je laisse les
choses arriver. C’est une façon de vivre dangereuse. »
Elle n’avait pas envie de parler. Puisqu’elle se taisait, il posa la tête contre
sa poitrine. Au cours d’une des leçons avec sa préceptrice, elle avait appris
que la personne adultère sécrète une odeur pire qu’une charogne. L’espace
d’un instant, cela l’effraya. Qu’avait-elle donc fait ? Elle était désormais
une femme adultère. Chose étrange, s’octroyer ce titre lui ôta toute crainte.
« Il n’y a pas de danger. Personne ne le saura. » Elle se sentait invincible.
« Ne t’en va pas. Passons nos journées à Salaga.
– Pour l’instant, je dois faire des aller-retour. Je travaille aussi à Kete-
Krachi. Et tu as un mari.
– Quand reviendras-tu ?
– Bientôt, si tel est notre destin. Nous pouvons nous retrouver ici.
Maigida, le maître des lieux, est un homme très discret. »
Sur le chemin du retour, elle se repassa les images de ce qui venait
d’arriver. Deux fois, elle arrêta Baki en se demandant si ce n’était pas un
rêve. Alors elle se rappela qu’elle n’avait pas pris les mesures nécessaires
pour endiguer ce qui risquait de se développer en elle. Elle venait même de
compliquer la situation.
Ce soir-là, le sang menstruel se mit à couler entre ses cuisses, et elle s’en
réjouit.
Aminah
Liste des choses bruyantes : lézards, chiens, ânes, hyènes, poulets et
pintades, oiseaux en général, mouches et moustiques, geckos en plein
accouplement, Wofa Sarpong (le petit homme) dans la journée, Wofa
Sarpong s’adressant à ses femmes, Wofa Sarpong se querellant avec ses
femmes, les femmes de Wofa Sarpong pilant des feuilles séchées ou du
foufou, Hassana quand Aminah lui refaisait ses tresses collées, la pluie
battante sur le toit de chaume, les bracelets qui cliquetaient en montant et
descendant le long des bras de la première épouse de Wofa Sarpong, la
deuxième épouse lorsqu’elle chantait, les enfants de la troisième épouse
quand ils hurlaient, les joueurs de tambour locaux qui mendiaient, Wofa
Sarpong attachant la charrette à l’âne, les gros cochons, les petits cochons,
le crieur du village apportant les nouvelles de la ville, l’estomac d’Aminah,
presque tous les jours.
Liste des choses silencieuses : le soleil, les serpents, les étoiles, le cœur
d’Aminah au matin, l’épaisse forêt qui entourait la ferme de Wofa Sarpong,
le grain, les germes de millet quand ils jaillissaient des graines, la fourrure
de moisissures qui recouvrait tout, Hassana depuis son arrivée à la ferme,
Wofa Sarpong lorsqu’il entrait dans la case d’Aminah et Hassana la nuit, sa
respiration en pleine excitation, le souffle d’Hassana près d’Aminah, Wofa
Sarpong se glissant dehors la nuit, la pesanteur qui s’abattait sur Aminah et
l’enveloppait jusqu’au matin, les femmes de Wofa Sarpong au sujet des
allées et venues de Wofa Sarpong dans la case d’Aminah, le clair de lune.
Il ne toucha pas à sa virginité. Elle se demandait pourquoi, mais lui poser
la question aurait pu l’inciter à vouloir plus que sa bouche. Elle voulait
cacher à Hassana cette chose honteuse qu’il faisait avec elle. Qu’ils
faisaient ensemble. Elle se sentait impliquée car, au fond d’elle-même, elle
savait que si elle l’avait mordu, cela aurait changé le cours des choses pour
elle et pour Hassana. Wofa Sarpong lui-même devait le savoir – voilà
pourquoi il avait l’air aussi effrayé pendant l’acte lui-même. Pourtant, elle
ne pouvait se résoudre à faire autre chose que rester allongée, immobile
jusqu’à la fin, tandis qu’il serrait son visage et sa gorge entre ses mains.
Quand il se levait pour repartir, Aminah sentait ses jambes s’alourdir, et son
cœur lui faisait mal. Elle était pétrifiée de honte. Elle demeurait allongée là,
et une part d’elle-même, fait étrange, se montrait reconnaissante. Parce qu’il
ne prolongeait pas l’acte au-delà de sa bouche, ainsi, si jamais elle
retournait un jour à Botu, elle ne serait pas une femme déchue.
Botu. Le village existait-il encore ? Elle ne savait même pas à quelle
distance elle se trouvait, mais cet endroit était tellement différent. Même
l’odeur de la pluie était autre : plus saturée, suffocante. Souvent, après le
départ de Wofa Sarpong, elle songeait à ses parents, à sa maison. Elle se
demandait si Baba avait fait avec Na ce que Wofa Sarpong lui imposait.
L’amour rendait-il la chose moins humiliante ? À nouveau, elle essayait de
se convaincre que ses parents avaient connu un grand amour, malgré ce
qu’elle avait découvert les derniers jours à Botu. Elle décida qu’en quittant
leur case avec son frère et ses sœurs, ils avaient dit adieu à Baba. Issa-Na
l’avait trahi en partant. Mais pas Na. Elle était restée dans sa case par
loyauté envers Baba. C’était sa manière à elle de l’attendre. La tristesse
l’envahissait lorsqu’elle pensait à tout ça.
Le silence avait peu à peu pris possession d’Hassana depuis leur arrivée à
la ferme, dix mois plus tôt. Il s’était étendu en elle comme les moisissures
qui recouvraient leurs vêtements, leurs draps, tout. Était-ce parce qu’elle
avait compris qu’il n’y avait aucun espoir de retourner à leur ancienne vie,
ni de retrouver sa jumelle, ou à cause des visites nocturnes de Wofa
Sarpong ? Elle n’en disait rien.
« Elle est bizarre, ta sœur », déclarait souvent Sahada. Son père devait de
l’argent à Wofa Sarpong, voilà pourquoi il avait mis sa fille en gage chez
lui, jusqu’à ce qu’il puisse le rembourser. Aminah aurait voulu dire à
Sahada de laisser Hassana tranquille, mais elle se contentait d’émettre des
grognements. Sahada devait trouver l’aînée étrange elle aussi, juste un peu
plus facile d’accès. L’Hassana d’autrefois réapparaissait seulement quand
elle s’asseyait entre les genoux d’Aminah pour que celle-ci lui refasse ses
tresses collées. Souvent, Aminah faisait exprès de tirer trop fort, alors,
oubliant tout, Hassana criait et frappait la main de sa sœur. L’instant
d’après, elle replongeait dans le silence, baissant la tête en signe de
résignation.
Hassana avait pour tâche de laver les vêtements et les ustensiles de cuisine
de Wofa Sarpong et sa famille. La peau de ses pauvres petites mains était
devenue pareille à la terre à la saison des pluies : érodée, crevassée. Aminah
travaillait dans les champs où elle plantait les graines, désherbait, arrosait,
chassait les oiseaux, et récoltait le sorgho et le millet. Elle nourrissait
également les porcs de Wofa Sarpong, dans leur enclos au toit de chaume.
Elle travaillait en compagnie de quatre autres filles, dont trois avaient
comme elle été arrachées à leur village en pleine nuit. Parfois, elles allaient
dans la forêt chercher des noix de kola. Ce n’était pas la saison, et d’après la
première épouse, les filles n’étaient pas censées récolter les noix de kola,
mais Wofa Sarpong y tenait absolument, il les insultait chaque fois qu’elles
rentraient les mains vides. À la ferme, la première épouse et ses fils
surveillaient les jeunes filles, prenant garde à ce qu’elles n’essaient pas de
fuir ou de voler. C’était la seule qui connaissait assez bien la langue haoussa
pour parler avec Hassana et Aminah.
D’une certaine manière, la vie d’Aminah n’était pas si différente de celle
qu’elle menait à Botu. Certaines personnes lui en rappelaient même
d’autres, de son village. Mais à présent, elle ne riait plus guère. Ne rêvait
plus. Et puis un homme la forçait à faire des choses inommables.
Wofa Sarpong partait souvent avec son âne et sa charrette. Son absence
avait ses avantages et ses inconvénients. Ses épouses obligeaient les jeunes
filles à nettoyer leurs propres cases, celle de Wofa Sarpong et celles de leurs
enfants, ensuite, c’était à peine si elles les nourrissaient. Par contre, la nuit,
Hassana et Aminah pouvaient dormir tranquilles, sachant qu’il ne viendrait
pas. Parfois, les autres filles les invitaient dans leur chambre, séparée de
celle d’Aminah par une simple cloison de feuilles de palmiers.
« À Botu, il y avait un trou d’eau, et parfois, les garçons jouaient à être des
crocodiles et des hippopotames pour nous faire peur, dit un jour Aminah.
– À Larai, déclara une autre fille, quand il pleuvait, c’était une grande
occasion. On sortait tous pour danser sous la pluie. Il n’y avait pas d’éclairs
ni de tonnerre. »
Lorsqu’elles se racontaient ainsi des histoires de chez elles à mi-voix,
Hassana se taisait, mais elle souriait dès qu’on disait quelque chose de
drôle.
Les épouses de Wofa Sarpong étaient de petites femmes aux cheveux très
courts. La première d’entre elles avait de profondes cicatrices sur les joues.
La deuxième avait une voix chantante, qui laissait penser à Aminah qu’elle
éprouvait de la compassion, alors qu’en réalité elle était méchante. La
troisième avait une voix d’homme. Aminah regardait Wofa Sarpong se
disputer avec ses épouses qui lui disaient qu’elles allaient manquer de
nourriture ; il se mettait ensuite à hurler, regrettant le jour où il les avait
épousées, et parfois il ne leur fournissait plus aucune provision jusqu’à ce
qu’elles reviennent à genoux le supplier. Cela lui rappelait la relation de ses
parents. Chaque fois qu’ils se querellaient, c’était parce que son père avait
oublié quelque chose. La tête dans les nuages, disait Na à son sujet.
Les jours, les semaines, les mois passèrent. Hassana ne parlait pas.
Aminah travaillait à la ferme et laissait Wofa Sarpong user de son corps
selon son bon plaisir. Dans les grandes occasions, elles recevaient les
vêtements usagés de la première épouse.
Wofa Sarpong acheta d’autres filles pour travailler à la ferme, et deux
d’entre elles emménagèrent avec Hassana et Aminah. Cela ne mit pas fin
aux visites nocturnes.
Certains jours, cette routine sans fin devenait insupportable à Aminah.
Elle pleurait et se demandait à quoi bon continuer de vivre dans ces
conditions. Puis elle voyait Hassana assise à côté d’elle, ses épaules qui
montaient et descendaient à chaque respiration, et elle se gourmandait de ne
penser qu’à son propre bien-être.
Un matin, Hassana se réveilla trempée de sueur. Elle tira Aminah du
sommeil et, dès lors, ne cessa plus de parler.
« Il faisait beau là-bas. On était dans un bateau, sur un grand lac entouré
par des collines toutes petites, et l’eau avait deux couleurs différentes.
Devant, elle était bleu clair comme le ciel, et derrière bleu foncé, une
couleur que j’avais jamais vue. Il y avait une ligne entre les bleus. Et puis
on est descendus sur le sol mouillé et on a vu qu’au bord de l’eau, il y avait
une forêt épaisse. Ça ressemblait à ici, mais avec le lac, c’était plus
lumineux. Le soleil pénétrait. Il y avait des palmiers, des palmiers très très
hauts. On était nombreux à descendre du bateau. Je ne voyais pas les
visages, il y avait une grande confusion. Et c’est là que le rêve s’est arrêté.
Je n’ai jamais vu un endroit pareil avant. Même le bateau. Il était grand,
avec des carrés de tissu blancs en haut pour attraper le vent. Ça ne peut
vouloir dire qu’une seule chose. Ce sont ses rêves à elle. Husseina est
vivante ! »
Le crieur du village arriva de la ville en hurlant quelque chose, puis
repartit, vif comme un chat. La famille de Sahada était de la région, aussi
celle-ci comprenait-elle le twi, la langue des Ashantis, si bien qu’au début,
Aminah lui demandait de traduire, mais le crieur ne rapportait jamais rien
d’intéressant – de nouveaux chargements en provenance de la côte, une
nouvelle église qui ouvrait ses portes. Alors Aminah ne cherchait plus à
savoir. En outre, elle commençait à comprendre un peu le twi. Cette après-
midi là, les jeunes filles se reposaient après une dure journée de labeur, mais
après le départ du crieur, Wofa Sarpong les appela et les fit mettre en ligne
par ordre de taille. Ses épouses sortirent de leurs cases pour regarder. Il
désigna Hassana.
« Toi, Adwoa », dit-il dans un mauvais haoussa. Hassana eut l’air de ne
pas comprendre. « Tu comprends ? Toi, Adwoa. »
Il désigna la fille suivante et lui dit qu’elle s’appelait Abena. Il leur
donnait de nouveaux noms. La troisième fille était Akua, Aminah devint
Yaa, et ainsi de suite : il leur donna des noms qui correspondaient aux jours
de la semaine. Yaa. Née un jeudi. Puis il leur dit que leur nom de famille
était Sarpong, son propre nom. Yaa Sarpong. Aminah le répéta plusieurs
fois dans sa tête.
Wofa Sarpong fit tout un discours en twi, puis il se tourna vers celles qui
n’avaient pas compris et dit en haoussa : « L’inspecteur vient. Il faut bien se
tenir, compris ? Pas parler. Vous prenez le nom que je vous donne. »
Aminah fut surprise de la vitesse à laquelle elle avait appris le twi. Parfois
les mots étaient les mêmes que dans sa langue à elle, comme di, qui
signifiait « manger ». Elle surprenait même les conversations entre Wofa
Sarpong et ses épouses. Elle avait ainsi découvert qu’ils se trouvaient non
loin d’une ville nommée Kintampo. Et que Kintampo se trouvait non loin
d’un autre endroit appelé la Côte-de-l’Or, gouverné par les blancs. Mais les
phrases complexes étaient plus difficiles à comprendre, aussi quand elles
retournèrent à l’ombre de l’arbre abrofo nkatie où elles discutaient
auparavant, elle demanda à Sahada de lui expliquer.
« Les gens n’ont pas le droit d’acheter, de vendre ni de posséder des
esclaves, ici », expliqua Sahada en ramassant un fruit de l’abrofo nkatie
dans lequel elle mordit avidement, la chair rouge dégoulinant de jus sur son
poignet. « Si l’inspecteur découvre qu’il a des esclaves, il aura une grosse
amende. Évidemment, beaucoup de gens ont encore des esclaves, mais ils
prétendent que ce sont leurs enfants.
– Mais Hassana et moi, on ne lui ressemble pas du tout », rétorqua
Aminah. Puis, montrant les nouvelles arrivantes : « Et elles, elles sont
beaucoup plus grandes que lui.
– Il n’a qu’à se montrer sympathique, donner des cadeaux à l’inspecteur,
et tout ira bien. C’est ce que fait mon père », répondit Sahada en suçant ce
qui restait de chair, puis en crachant le noyau dans sa main. Elle chercha
ensuite un caillou au pied de l’arbre, déposa le noyau sur une racine et tapa
dessus jusqu’à ce qu’il se fende. L’ouvrir lui demanda un effort tel qu’elle
fit la grimace.
Puis Sahada expliqua à Aminah combien Wofa Sarpong était pingre : il
achetait des esclaves bon marché à Kintampo et les revendait beaucoup plus
cher à Salaga en même temps que des noix de kola. Aminah lui demanda où
se trouvait Salaga, mais Sahada n’en avait aucune idée.
L’inspecteur ne vint pas au moment où on l’attendait. Il arriva finalement
un après-midi, alors que les filles ôtaient les petits cailloux mêlés aux grains
de millet dans des bols. Aminah entendit la voix de Wofa Sarpong grimper
dans les aigus en emboitant le pas à un homme aux pieds poussiéreux,
coiffé d’un casque rond, vêtu d’une chemise beige et d’un bermuda. Cet
homme semblait connaître les lieux et savait trouver son chemin. Il
témoignait de cette assurance qu’Aminah avait vue chez certains marchands
haoussas qui s’en venaient avec les caravanes. C’était le pas de quelqu’un à
qui l’on a confié une cuillerée de pouvoir, et qui se comporte comme si on
lui en avait donné tout un tonneau. Les épouses et les enfants de Wofa
Sarpong sortirent en troupeau de leurs cases. Sahada fit la traduction pour
Aminah.
« Il dit qu’il sait que Wofa Sarpong a des esclaves. Sarpong a répondu :
“Mais, c’est ma famille ! Quelles esclaves ?” » Celui-ci leur jetait des coups
d’œil furtifs. « Il a dit à l’inspecteur qu’il devrait nous interroger. »
Wofa Sarpong se dirigea vers sa première épouse et lui demanda de
décliner son nom et celui de ses enfants. Puis, la deuxième épouse avec sa
progéniture. Enfin la troisième et ses petits. Puis l’inspecteur, qui semblait
peu intéressé par tout ce cérémonial, posa les yeux sur les jeunes filles.
« Ce sont mes filles et mes nièces », expliqua Wofa Sarpong. Cette fois,
elles n’étaient pas rangées par ordre de taille. Aminah se présenta la
première en disant qu’elle s’appelait Yaa Sarpong. Les autres filles à sa
suite annoncèrent leurs nouveaux noms.
« Hassana », dit Hassana d’une voix très claire. S’ensuivit un silence à
couper au couteau.
« Son défunt père était mon frère, compensa Wofa Sarpong. Il a épousé
une femme du nord. Très belle. Vous savez comme elles sont grandes. Elle
s’appelle Hassana Sarpong. »
L’inspecteur la regarda et la fit venir vers lui.
« D’où viens-tu ?
– De Botu. Je suis la deuxième fille de Baba Yero et d’Aminah-Na. »
Wofa Sarpong bredouilla une volée de mots, puis désignant sa tête : « Elle
ne va pas bien. »
L’inspecteur sortit deux cartes de sa poche poitrine et les tendit à Wofa
Sarpong. « Vous en méritez cinq. Ceci est un premier avertissement. Je
reviendrai.
– Oui, inspecteur », répondit obséquieusement Wofa Sarpong, et il le
raccompagna en priant pour qu’il jouisse d’une nombreuse descendance.
Hassana s’était remise à trier les grains de millet à la recherche de petits
cailloux. Aminah aurait voulu la cacher.
Quand Wofa Sarpong battait ses enfants, il ne faisait pas semblant. Sa
baguette si particulière sifflait lorsqu’il levait le bras vers le ciel, puis
retombait comme l’éclair sur les jeunes chairs. Il s’arrêtait seulement quand
toute colère l’avait quitté. Jusqu’ici, Aminah et Hassana avaient eu de la
chance. Au pire, elles avaient reçu un coup sur la tête, ou encore on leur
avait hurlé de travailler plus vite, mais jamais elles n’avaient fait
l’expérience du bâton de Wofa Sarpong.
De lourds pas retentirent. Wofa Sarpong était de retour. Hassana continuait
de trier le millet sans réagir. Les enfants de Wofa Sarpong sortirent de leurs
cases, se réjouissant d’avance avec de mauvais sourires.
Hassana ne le regarda pas, ce qui dut accroître encore davantage sa colère.
Il l’attrapa par l’oreille pour l’obliger à se lever. Son bol de millet se
renversa et les minuscules graines grises s’éparpillèrent sur le sol rouge,
prenant la forme d’un éventail sur lequel les yeux d’Aminah se
concentrèrent tandis que la baguette retentissait encore et encore sur le
corps d’Hassana. Les graines de millet devinrent floues. Hassana hurlait.
Relève-toi et va la protéger, ne cessait de se dire Aminah, mais elle était
paralysée. Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Fais quelque chose ! Elle se força à
se lever et se précipita pour s’interposer entre Hassana et Wofa Sarpong.
S’ensuivit un silence lourd de sens. Il hésita avant de distribuer le coup
suivant. Mais avant qu’il n’atteigne Aminah, Hassana poussa sa sœur sur le
côté, si bien que la canne s’abattit sur elle à nouveau. Impuissante, Aminah
vit Wofa Sarpong continuer de frapper Hassana. Lorsqu’il s’arrêta, il
dégoulinait de sueur, et le tissu posé sur son épaule était tombé à ses pieds.
Avec brusquerie, il le ramassa, le remit en place et retourna à sa case avec la
baguette. Aminah se rua vers Hassana, recroquevillée par terre, le sang
transperçant ses vêtements. Sahada vint à la rescousse, et toutes deux
ramenèrent la petite fille dans sa case.
« Va chercher des feuilles d’abrofo nkatie », dit Sahada. Aminah courut
jusqu’à l’arbre et cassa une branche aux larges feuilles vertes. Elle s’en
retournait en hâte quand Wofa Sarpong sortit brusquement de sa case, suivi
de sa deuxième épouse.
« Oui, il faut qu’elle s’en aille, dit la femme à la voix chantante.
– Va la chercher », ordonna-t-il à Aminah, qui lâcha la branche et, avec
Sahada, elle ramena Hassana. « Mettez-la là », dit-il en désignant la
charrette.
« Je vous en supplie, fit Aminah pour tenter de retarder l’inéluctable.
– Allez, allez ! glapit-il.
– S’il vous plaît, emmenez-nous toutes les deux »
Wofa Sarpong la toisa de ses yeux globuleux. Elle demeura là, les bras
ballants, tandis que Sahada et Wofa Sarpong hissaient Hassana à l’arrière de
la charrette. Celui-ci grimpa devant sans dire un mot et frappa l’âne pour
qu’il démarre. Sahada saisit la branche qu’Aminah avait lâchée et la jeta à
Hassana en lui expliquant qu’elle devait mâcher les feuilles, puis frotter sa
peau avec. Aminah suivit la charrette en courant jusqu’à ce que sa poitrine
soit près d’exploser, mais Wofa Sarpong ne s’arrêta pas.
Lorsqu’elle revint dans sa case, elle comprit enfin ce qui s’était passé.
Hassana voulait être battue. À présent qu’elle s’était reconnectée avec
Husseina, elle ne voulait plus rester à la ferme. Elle avait tout fait pour que
Wofa Sarpong se débarrasse d’elle.
Quand l’âne revint clopin-clopant quelques heures plus tard, Aminah fila
dehors en priant pour que Wofa Sarpong ait changé d’avis, mais Hassana
avait été troquée contre du tissu, un sac de sel, du matériel agricole et deux
poules.
Qu’est-ce qui ne va pas, chez moi ? se demanda Aminah. Elle n’était pas
physiquement attachée : certains jours, après avoir travaillé aux champs,
elle passait des heures seule, sans que personne ne se préoccupe d’elle.
Autour de la ferme s’étendait une vaste forêt sans doute grouillante
d’animaux sauvages, mais elle était certaine que personne ne chercherait à
la rattraper. Et pourtant, elle restait.
« Elle a trouvé un bon acheteur à Kintampo », lui dit plus tard Wofa
Sarpong en se redressant et en se rhabillant. « Il va l’emmener sur les
grandes eaux. »
Wurche
Un groupe de femmes, jeunes et vieilles, étaient assises sur des nattes
devant la case de Jaji, à l’ombre de la grande mosquée Lampour, aux murs
et aux poutres de soutènement en oblique du sol au plafond. Elles
regardaient patiemment Wurche, attendant qu’elle leur apprenne le poème
de Nana Asma’u : « Avertissement II ». Wurche avait l’impression qu’on lui
avait enfoncé le cœur dans la bouche, et cette anxiété la surprenait autant
qu’elle l’ennuyait. Après tous ces discours tenus à Fatima dans la forêt de
Kpembe, elle pensait que s’exprimer devant les disciples de Jaji serait
facile, mais à présent, elle ne savait plus quoi faire de ses mains. Elle les
cacha derrière elle, et ses doigts s’enfoncèrent dans son dos. Elle voyait les
femmes s’essuyer le visage avec leurs foulards aux vives couleurs. De loin,
elle entendait des tambours. Des cloches. Dans l’air, une odeur de feu de
bois. La puanteur d’œufs pourris des cent puits de Salaga que le vent portait
jusqu’à ses narines. Les mouches bourdonnaient autour d’elle. Ses sens se
faisaient soudain plus aigus. L’air était lourd et humide. Elle s’essuya le
visage à son tour et récita :
Femmes, voici un avertissement.
Ne quittez pas votre maison sans une bonne raison.
Sortez quérir de quoi vous nourrir le ventre ou l’esprit.
En islam, s’instruire est un devoir sacré.
Pour cela, les femmes peuvent quitter leur maison en toute liberté.
Repentez-vous et soyez de vertueuses épouses.
Obéissez aux justes commandements de votre mari.
Vêtez-vous pudiquement et craignez Allah.
Ne vous mettez pas en danger en risquant les feux de l’enfer.
La femme qui se refuse à cela n’en tirera aucun profit.
Le Dieu de miséricorde lui octroiera la récompense des damnés.
« Très bien », dit Jaji, qui était debout face à Wurche, coiffée de son
éternel chapeau tressé. Elle joignit les mains sous son menton et ses épaules
retombèrent, posture qu’elle adoptait lorsqu’elle souhaitait gentiment
réprimander quelqu’un. « À présent, Wurche va répéter de nouveau ces vers
lentement, pour que vous les mémorisiez. »
Ce matin-là, Wurche n’avait pas pris le temps de réfléchir à ce poème,
mais en le récitant à nouveau, elle réalisa combien la mise en garde valait
pour elle-même. Elle avait certes quitté sa maison pour aller s’instruire,
mais se comporter en musulmane vertueuse était la dernière chose qu’elle
faisait. Elle chassa l’idée de finir dans les flammes de l’enfer, et se mit à
observer, de plus en plus amusée, la manière dont les élèves luttaient pour
répéter le poème. Au bout de la cinquième récitation, son anxiété disparut.
Le cours se termina vers midi. Jaji disait que Wurche possédait une
autorité naturelle, et qu’avec son aide, elle réussirait à atteindre davantage
de femmes, ce que l’imam apprécierait, car il était persuadé que les épouses
étaient garantes de la foi de leur mari. Il était si déçu par la situation qui
régnait depuis la guerre qu’il envisageait de quitter Salaga. Or une ville sans
guide spirituel était condamnée. En entendant Jaji expliquer ainsi combien
la vie était devenue difficile, Wurche fut prise de panique. Enseigner à ces
femmes était à présent la seule raison pour laquelle Adnan l’autorisait à
quitter la maison. Sa peur était mêlée d’un sentiment de perte – une absence
qu’elle ne pouvait nommer –, mais aussi d’une autre sensation, celle d’être
recouverte par un voile épais. Sensation qui fut décuplée au moment où Jaji
lui demanda des nouvelles de son mari, et ne disparut pas non plus quand
elle se rendit à la case rectangulaire où elle et Moro avait fait Katcheji, dont
elle trouva la porte verrouillée. Ce fut pire encore quand elle rentra au
palais et s’assit sans un mot auprès de son époux pour dîner.
Cette chape de plomb qui s’était abattue sur elle se levait seulement
lorsqu’elle enfourchait Baki pour aller passer du temps avec Moro. Un jour,
en se rendant auprès de Jaji, elle avait croisé son chemin alors qu’il menait
une file d’hommes et de femmes enchaînés les uns derrière les autres, suivis
par deux autres cavaliers. Moro avançait avec solennité, mais en voyant
qu’elle lui adressait des signes, il avait souri, dit quelque chose aux autres
cavaliers, et il était venu à sa rencontre.
En sa compagnie, elle était telle une malade qui se sent bien seulement
auprès de son guérisseur ; son mal était bénin, facile à guérir, mais dès que
son guérisseur s’en allait, ses symptômes revenaient. Elle était stupéfaite de
constater que ses sentiments puissent exercer un tel contrôle sur elle.
Wurche appréciait d’autant plus que Moro lui parle, car depuis son
mariage elle n’avait pratiquement plus accès à Etuto ni à ses frères en
dehors des repas. Ce matin-là, avant de partir pour Salaga, elle s’était
rendue dans les appartements d’Etuto et l’avait trouvé penché sur un
manuscrit en compagnie de son malam. Elle lui avait demandé de quoi
il s’agissait.
« C’est un traité d’amitié que nous avons signé avec les Allemands il y a
cinq ans, avait-il dit en se levant pour la faire sortir. Comment vont les
choses avec Adnan ?
– Celui qui a fait de Salaga une zone neutre ? avait-elle demandé en
éludant sa question.
– Mallam Abu est là. Une autre fois ? »
Ces derniers temps, elle se faisait chaque fois éconduire ainsi.
Wurche se rendit à Salaga et, après la leçon chez Jaji, elle retrouva Moro
chez Maigida.
« Tu passes beaucoup de temps avec les Allemands ? demanda-t-elle. Ils
ont signé un traité pour que Salaga et le nord restent en zone neutre, et
pourtant ils ont pris parti. Ils protègent ceux qui ont fuient Salaga après la
guerre. »
Il se pencha en avant. Une jeune fille respirait difficilement dans un recoin
de la case. Quand les esclaves étaient présents, Wurche et Moro se
contentaient de discuter.
« Ils ont signé un traité d’amitié avec les chefs du nord, pas un traité de
protection. Kete-Krachi ne fait pas partie de la zone neutre, et ceux qui
pénètrent dans la ville se retrouvent sous la protection des Allemands.
– Si les Allemands se disent nos amis, ils ne devraient pas protéger ceux
qui nous fuient.
– Tu confonds amitié et protection. Si Salaga n’est pas sous protection,
c’est à cause de sa localisation. Au sud, il y a les Britanniques, au sud-est,
les Allemands, et au nord, les Français. Aucun d’eux ne veut faire la guerre
aux autres. Et n’oublie pas les puissants Ashantis. Tout le monde veut
mettre la main sur Salaga, et pour l’instant, la laisser en zone neutre est la
meilleure solution. »
La jeune esclave éternua, faisant intrusion dans leur conversation. Avant
de passer ainsi du temps dans la pièce du fond chez Maigida, Wurche
n’avait jamais songé à ce qu’une fille comme celle-là, ou comme Fatima,
son amie d’enfance, avait pu vivre avant de devenir esclave. Elle ne voyait
pas cet aspect-là de la traite. Dans la pièce sombre et humide, les esclaves
n’étaient plus semblables à ceux qui travaillaient à la ferme d’Etuto ou au
palais ; ici, ils étaient en cage.
« Tu n’éprouves rien face à eux ? demanda-t-elle.
– Si », dit-il en regardant intensément la jeune fille. Puis, un instant plus
tard : « Mais le destin m’a placé en travers de leur chemin. Chez moi, on
pense que même un voleur doit bien faire son travail. »
Ses parents l’avaient placé auprès du père de Shaibu alors qu’il était
encore enfant. Puisqu’il montrait de bonnes dispositions en tant qu’archer et
cavalier, le vieux seigneur avait décidé qu’il deviendrait chasseur
d’esclaves. Moro était certain que le destin le mènerait quelque part. Mais
où ? Il n’en savait rien.
« Ma grand-mère dit que gouverner Kpembe m’intéresse plus que le
commerce de Salaga, reprit-elle. Peut-être qu’elle a raison. Je n’y connais
pas grand-chose. Les conséquences seraient-elles si graves pour Salaga si
l’on mettait simplement fin au commerce des esclaves ?
– Oui. Il faudrait trouver un négoce de remplacement.
– Mon père a pensé à la noix de kola… Mais dis-m’en davantage. Tu
lances des raids sur les villages, tu ramènes ces gens à Salaga, pour des
marchands comme Maigida. Que se passe-t-il ensuite ?
– Maigida accueille les clients qui viennent acheter des esclaves.
– Et où les emmènent-ils ensuite ?
– Certains chez les Ashantis, mais nous ne travaillons plus beaucoup avec
eux. À présent, on les emmène surtout vers la Côte-de-l’Or, ou l’Adirri.
Certains restent à Salaga et travaillent dans des familles telles que la
tienne. »
Parmi toutes ces options, la meilleure place, pour un esclave, était sans
doute auprès de sa famille à elle, pensa Wurche.
« Et ensuite ?
– J’ai entendu parler d’une vaste mer. Tu connais le Brésilien, Dom
Francisco de Sousa ? » Elle acquiesça. « Il raconte que le voyage jusqu’à
Bahia est pire que l’enfer. Que le bateau où il était enfermé avec une
centaine d’autres, une espèce de grosse pirogue, secouait tout dans son
ventre, chaque jour de la traversée. Il ne gardait rien en lui. La moitié des
esclaves sont morts sur le bateau et on les a jetés à l’eau, et lorsqu’il a enfin
touché terre, on l’a marqué au cuivre rougi et vendu comme un taureau.
– Comment peux-tu continuer à mener ces raids en sachant cela ? »
Il resta un moment sans répondre, puis déclara : « Cette pièce n’est rien
comparée à ce que c’est quand nous les arrachons à leurs villages. J’essaie
de ne laisser personne derrière. La plupart des chasseurs d’esclaves
n’emmènent ni les anciens ni les bébés. » Sa voix n’était qu’un murmure.
« Ils les laissent derrière et incendient tout. Certains trouvent que ma
manière de faire est pire, que je fais souffrir les anciens pendant le long
voyage jusqu’à Salaga, mais je préfère ça plutôt que de les tuer. Je sais bien
que j’ai l’air de vouloir passer pour honorable, alors que je ne le suis pas.
Je travaille pour une organisation qui me dépasse. »
Il y avait à présent cinq mois que leur liaison avait débuté, et Wurche était
assise dans la pièce sombre et humide, environnée d’odeurs de millet
fermenté et de corps crasseux. Même Baki n’avait jamais senti aussi fort.
Elle se couvrit la bouche avec le col de sa robe pour étouffer la nausée. Les
quatre personnes présentes étaient silencieuses, à part une fille dont la toux
faisait vibrer toute la pièce. Des voix dans la pièce de devant : Maigida,
Moro, et une tierce personne. Moro avait apporté une cruche d’eau pour ses
esclaves, petit acte de gentillesse qu’elle n’avait jamais vu aucun autre
chasseur accomplir. La plupart de ceux qui défilaient chez Maigida
abandonnaient leurs esclaves dans la pièce du fond et repartaient sans se
retourner. Pourtant elle ne pouvait concilier ce qu’il disait ressentir à l’égard
de ces gens avec le fait qu’il continue de leur infliger pareils malheurs.
Mais bon, une fois encore, de quel droit remettait-elle en question
la moralité de Moro alors que sa propre famille insistait pour que perdure la
traite ?
La fille toussait, ses entrailles gargouillaient et elle ne cessait d’éternuer.
Wurche appuya son col plus fort contre son visage. Maigida entra et traîna
deux des filles dehors sans le moindre regard pour Wurche. S’il savait qui
elle était, il n’en laissait rien paraître.
Quand la dernière personne fut vendue, Wurche eut l’impression que des
heures s’étaient écoulées. Moro lui fit des excuses et proposa de l’emmener
manger du mouton grillé chez le vendeur haoussa suya. Elle rejeta sa
proposition et posa la main sur sa cuisse. Il ne bougea pas. Au lieu de cela,
il lui demanda comment se passaient ses leçons.
« Je préfère monter à cheval. »
Elle décrivait des cercles sur sa cuisse, mais il ne réagissait toujours pas. Il
s’assit face à elle et lui prit la main.
« Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
– Ça a été tellement difficile tout à l’heure. De moins en moins de gens
viennent à Salaga. On a du mal à gagner de l’argent. La seule manière que
j’ai trouvée de convaincre le dernier acheteur de prendre ces deux femmes,
c’est de lui en offrir une. Je continue de venir ici parce que je connais les
marchands et les clients, mais ces derniers ne viennent plus. Les affaires
sont plus florissantes à Kete-Krachi. »
Une certaine lassitude dans la voix de Moro laissa penser à Wurche que
mieux valait se taire et le laisser poursuivre, mais la phrase suivante lui fit
venir les larmes aux yeux.
« Je vais sans doute arrêter de venir à Salaga pour ne plus vendre qu’à
Kete-Krachi jusqu’à ce que je me retire de ce commerce. Je continuerai
encore pendant quelques mois, le temps d’opérer la transition, mais je ne
veux pas que tu sois déçue quand je ne serai plus là. »
C’était trop tard. Déjà la déception et un immense désespoir s’installaient
en elle.
« Je ne serai pas déçue, mentit-elle.
– Je ne veux pas être injuste avec toi.
– Moro, répondit Wurche en essayant de se montrer courageuse tout en
caressant à nouveau sa cuisse. Tout a une fin. Si tu dois t’en aller à Kete-
Krachi, c’est très bien. C’est toi qui parles toujours du destin. Laissons-le
faire son œuvre. »
Il se détendit et céda à ses caresses.
Leurs rencontres s’étaient transformées en éclairs d’excitation suivis
d’explosions de frustration. Du moins pour Wurche. Dans la pièce du fond,
leur échange se fit plus silencieux, ombreux, plein de mouvements
minuscules dont Wurche rêva ensuite pendant des jours. Des rêves qu’elle
devait faire perdurer car la plupart du temps désormais, la porte de Maigida
était fermée, et Moro n’était pas là.
Le vœu de Dramani de retourner à la ferme fut exaucé. Il vint faire ses
adieux à Wurche, en serrant un objet enveloppé dans un tissu de coton.
« Je ne l’ai pas utilisé. Et j’espère que tu ne t’en serviras pas non plus. »
Il le lui tendit. Sa main se referma sur le long cylindre. Elle se mit alors à
saliver, si copieusement qu’elle ne pouvait plus parler. Elle sortit en vitesse
pour cracher et revint. Depuis une semaine, elle ne cessait de cracher.
« Pourquoi ? demanda-t-elle.
– Je ne crois pas que la violence soit le bon moyen de diriger notre peuple.
J’ai vu les dommages causés. Et puis je ne suis pas doué avec cet objet qui a
été conçu dans le seul but d’ôter la vie. J’espère que tu ne t’en serviras que
pour chasser. »
Wurche le remercia en se demandant si son frère était un pleutre, comme
le prétendaient certains, ou si c’était un sage extrêmement précoce. Puis elle
se sentit triste : il allait lui manquer. Dramani et Moro étaient les deux seuls
hommes qui parlaient avec elle en toute franchise et honnêteté, et elle allait
les perdre tous les deux en même temps.
« Wurche, dit-il avant de partir. Si jamais tu as envie de tirer sur lui, pense
d’abord à Etuto. Ne déclenche pas une guerre avec Dagbon. »
L’homme sage doit vivre environné de sots.
Une pierre ne marche pas.
Mais elle roule.
Proverbe gonja
Wurche
Elle releva sa robe et examina la calebasse qui saillait devant elle. C’était
une boule dure, presque ronde. Une autre vie, qui grandissait en elle. Elle
était tombée enceinte à peu près au moment où Dramani était parti, quatre
mois plus tôt, ce qui expliquait qu’elle crachât autant alors. Enfant, elle
avait demandé à Mma pourquoi les hommes ne portaient pas d’enfants. La
vieille dame lui avait répondu qu’Allah avait créé les femmes plus fortes à
l’intérieur, tandis que les hommes étaient plus forts à l’extérieur. Cette
réponse ne lui avait jamais convenu, d’autant plus qu’elle était capable de
soulever de lourds objets, et pas Dramani. Qui était le père de son enfant ?
Adnan, avec son gros corps flasque, ou Moro, à la peau bleue, et pareil au
guépard ?
Celui-ci ne se trouvait pas dans la pièce du fond. Une fois encore, elle se
força à ne pas être déçue. C’était un pacte tacite qu’elle avait conclu avec
elle-même le jour où elle avait décidé de poursuivre cette liaison en dépit
des avertissements de Moro (le destin, Kete-Krachi, Katcheji) :
ne pas laisser de place à la déception. Pourtant, après avoir remercié
Maigida, en sortant dans la lumière aveuglante du soleil de l’après-midi,
elle ressentit un pincement de tristesse. Depuis que son ventre avait gonflé,
elle n’avait pas revu Moro. Elle se demanda ce qu’il penserait de la
possibilité que cet enfant soit le sien.
De retour à Kpembe, Wurche mit pied à terre ; Mma choisissait des
tomates dans le panier d’une jeune fille accroupie, et elle leva les yeux vers
sa petite-fille.
« Il faut que tu arrêtes de monter à cheval si tu veux garder ce bébé »,
déclara-t-elle. Wurche acquiesça, laissant la vieille dame poursuivre ses
imprécations : Wurche devait cesser de ne penser qu’à elle-même. Elle était
fragile à présent. Et si elle tombait de cheval, perdait le bébé et ne pouvait
en avoir d’autre ? La vendeuse de tomates ajouta d’une voix éraillée que sa
sœur aînée était morte en couches, mais c’était parce qu’une malédiction
frappait toutes les aînées dans la famille de son père. Wurche ne resta pas
écouter la suite de l’histoire.
Elle était allongée sur le dos, le ventre exposé. Adnan entra, son propre
ventre gonflé sous ses vêtements, et il s’allongea à ses côtés. La sueur
perlait sur son visage.
« Ma pagamulana », dit-il en lui caressant le ventre. (Mon épouse
enceinte.) « La grossesse te sied à merveille.
– Il fait trop chaud, dit-elle en repoussant sa main.
– Mma a raison. Etuto et moi, nous l’avons entendue depuis sa case, et
nous sommes d’accord. Plus de cheval. Plus de visites à Salaga. »
Wurche sentit son estomac se révulser. Son corps ne lui appartenait plus,
elle était devenue la prisonnière de son hôte. « Les femmes ont besoin de
mes leçons.
– Si tu étais à Dagbon, mes tantes te bichonneraient à présent. Elles ne te
laisseraient même plus prendre ton bain seule. Tu aurais toujours quelqu’un
pour s’occuper de toi. »
Les vantardises d’Adnan l’agaçaient, et elle aurait parié son cheval qu’il
embellissait la plupart des choses qu’il racontait au sujet de Dagbon. Ses
prétentions l’irritaient tant qu’elle ne put s’empêcher de lui rétorquer : « Si
Dagbon est tellement parfait, retournes-y et laisse-moi tranquille. »
Adnan eut un mouvement de recul et regarda Wurche avec colère en se
demandant ce qu’il devait faire. Depuis le mariage, elle s’était comportée
avec une indifférence qui pouvait passer pour de la timidité aux yeux d’un
homme aussi peu sensible qu’Adnan. C’était la première fois qu’elle se
montrait ouvertement dure envers lui. Lorsqu’il sortit, elle fut émerveillée
de la grâce de ses mouvements en dépit de son embonpoint.
Ils seraient retournés à Dagbon si Etuto n’avait pas demandé à Adnan et
ses soldats de rester pour le protéger. Puis Wurche était tombée enceinte et
elle avait insisté pour rester auprès de sa famille jusqu’à ce que le bébé
sache marcher. C’était l’une de ses petites victoires. Etuto avait accepté,
ainsi qu’Adnan.
« C’est parce qu’elle attend un garçon », dit à Adnan Mma dont la voix
portait jusque dans la chambre de Wurche.
Celle-ci regarda la porte, et les larmes jaillirent. Elle s’était souvent sentie
piégée par la vie, mais les contraintes étaient toujours extérieures : son père
ou Mma ne la laissaient pas faire ce qu’elle voulait. À présent, la contrainte
avait investi son corps. Elle ne voulait pas éprouver de rancœur contre cet
enfant qui la rendait prisonnière de son propre corps, car si elle pensait en
ces termes, elle perdait la bataille. Or elle devait lutter, sinon elle
deviendrait folle.
Le lendemain, elle demeura au lit même après que le troisième coq eut
chanté, même quand elle entendit toute la maisonnée s’affairer. Adnan, qui
était lève-tard, quitta la pièce. Ce n’était pas le genre d’homme à remarquer
que quelque chose sortait de l’ordinaire. Ce fut Mma qui le nota et vint voir
Wurche. Elle posa la main sur son front.
« Tu n’as pas de fièvre, mais j’avais raison, n’est-ce pas ? Ces visites à
Salaga ont fini par te rendre malade.
– Je ne quitterai pas cette pièce tant que le bébé ne sera pas né. N’est-ce
pas cela que vous voulez ?
– Par Allah ! » s’exclama Mma en sortant. Elle revint avec Etuto,
Sulemana et Adnan après leur avoir raconté que Wurche était en grève.
Celle-ci les regarda : Sulemana et Etuto paraissaient amusés ; Mma et
Adnan montraient un mélange d’inquiétude et d’irritation.
« Wurche, commença Etuto, nous nous sommes mis d’accord pour que tu
continues de te rendre chez Jaji, mais lorsque tu auras atteint le sixième
mois, cela devra cesser. Désormais, mon messager t’accompagnera.
À présent, lève-toi. »
Ce n’était pas la solution idéale, mais Wurche ne put réprimer un sourire.
« Sheitan », murmura Mma en quittant la pièce.
Maigida, le maître des lieux, était assis dans la pièce principale face à un
vieil homme blanc qui portait un foulard indigo autour du cou et mâchait
une noix de kola. Le vieil homme salua Wurche en haoussa, l’observa
comme pour chasser les toiles d’araignée qui encombraient sa mémoire afin
de se souvenir où il l’avait rencontrée, puis reprit sa discussion.
« Le nouveau Kpembewura a adressé plusieurs messages à Shaibu et aux
autres princes pour qu’ils reviennent, dit le blanc. Il leur a fait la promesse
qu’il ne leur arriverait rien, mais ils refusent de rentrer. » Il se pencha en
arrière et croisa les bras avec la satisfaction et l’assurance d’un homme qui
vient de raconter une bonne histoire.
Maigida se tourna vers Wurche et lui dit : « Désolé, il n’est pas venu cette
semaine. Cela fait un moment. Tout va bien ?
– Oui. Je vais attendre pour voir s’il se montre. »
« C’est la fille du Kempbewura, murmura Maigida quand Wurche fut
passée dans la pièce du fond. Elle et cet homme se retrouvent ici depuis
quelque temps. Vous l’avez peut-être vu à Kete-Krachi. C’est un ami de
Shaibu. La manière dont les membres des familles royales se comportent
me rend malade. Les hommes comme les femmes. Une princesse peut
choisir un homme marié si tel est son désir. Voilà pourquoi elles se
comportent aussi mal. »
Le blanc s’éclaircit la gorge.
Maigida avait raison au sujet de son comportement. Elle était venue à
Salaga avec le messager d’Etuto. Chez Jaji, elle lui avait demandé de
l’attendre là tandis qu’elle se rendait à pied au marché. À présent, elle se
trouvait dans la pièce du fond chez Maigida, avec deux filles à l’air perdues,
enchaînées par les poignets, attendant son amant. Elle aurait dû s’alarmer de
savoir que Maigida connaissait son identité – il pouvait la faire chanter par
exemple. Mais elle ne pensait qu’à Moro.
Elle s’installa près de la porte pour mieux entendre la conversation des
deux hommes. Si le vieillard lui apprenait quelque chose qui puisse servir
Etuto, peut-être serait-elle enfin traitée autrement qu’en simple épouse.
« Maigida, les Allemands investissent à Kete-Krachi. La ville surpasse
déjà Salaga en nombre de caravanes. La seule manière pour que cette ville
se relève, c’est de laisser les Allemands y entrer.
– Tu dis cela parce que tu es allemand.
– Mon ami, tu me connais depuis plus de dix ans et je ne t’ai jamais caché
mes sentiments à l’égard de mon peuple. Ce sont des hypocrites. Mais je
sais aussi qu’ils peuvent faire de grandes choses. Cette zone neutre décidée
par le Kpembewura, la Grande-Bretagne et l’Allemagne est nocive pour
Salaga. Personne ne cherche à développer cette ville parce qu’elle reste
neutre. Les Britanniques ont des arrière-pensées.
– Ei, Mallam Musa ! Tu dis toujours que les Britanniques ont des arrière-
pensées. Parce que les Allemands n’en ont pas, peut-être ?
– Rappelle-toi ces paroles. »
Ainsi donc c’était lui, le célèbre Mallam Musa, un blanc qui avait passé
tant de temps à aller et venir à Salaga qu’on lui avait donné un nom local.
Elle aurait voulu savoir quelles étaient les arrière-pensées des Britanniques.
Quelqu’un entra chez Maigida et Wurche repoussa ces réflexions comme
on chasse un moustique, dans l’espoir d’entendre la voix de Moro.
Mais ce n’était pas lui.
Il ne vint pas.
Après ce qui lui parut des mois, elle retrouva Moro chez Maigida. Il passa
le doigt dans son cou, puis descendit vers sa poitrine. Quand ses mains
rencontrèrent une protubérance dure et ronde, il écarquilla les yeux. Il
releva sa robe, l’examina, puis la baissa à nouveau.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-il en s’écartant, en se rétractant. Wurche
ne voyait plus la lumière dans ses yeux. Il était devenu telle une masse
solide dans l’obscurité. Elle entendit un bruit lorsqu’il s’assit sur un sac de
millet.
« N’y pense pas », répondit-elle.
Au bout d’un moment, il risqua : « Vais-je être père ? »
C’était en effet tout à fait possible. Mais il n’y avait aucun moyen d’en
être sûr. L’enfant pouvait être le sien tout autant que celui d’Adnan. Il
sembla le comprendre, car malgré le silence de Wurche, il n’insista pas.
« À présent que tu vas devenir mère, c’est trop risqué. Même si je suis le
père, pour ton honneur et pour le bien de l’enfant, mieux vaut dire qu’il
s’agit de celui de ton mari. Désormais tu dois te concentrer sur lui et sur le
bébé. Wurche, nous ne devons plus nous voir. » Elle lisait clairement dans
ses yeux. Dans sa voix, davantage de regret que de rancœur.
Wurche sentit sa gorge se nouer et ravala ses larmes. Elle s’agenouilla
devant lui et se surprit elle-même en s’entendant dire : « Je peux vivre sans
lui. Mais pas sans toi. J’ai besoin de toi. » Elle essuya ses larmes. « Je t’en
prie. »
Il se leva et serra brusquement les cordons de son pantalon de cheval,
comme si c’était là sa manière de couper court, d’étouffer leur relation.
« Nous savions tous les deux que cette histoire n’irait nulle part, qu’elle se
terminerait un jour. Tu es mariée. Je ne suis personne. Tu es à Salaga-
Kpembe. Je suis à Kete-Krachi.
– Tu n’es pas personne. » Elle se saisit de lui pour le faire asseoir. Elle eut
l’impression qu’on lui enfonçait quelque chose dans le cœur.
« Tu es belle et puissante. Je n’aurais jamais dû laisser les choses aller
aussi loin. Je suis désolé. »
Wurche empoigna la chemise de Moro et enfouit sa tête contre sa poitrine.
« S’il te plaît, ne nous quittons pas. Moro, je ne peux pas vivre sans toi.
– Après la naissance de ton bébé, tu oublieras jusqu’à mon existence »,
dit-il en lui caressant le dos.
Wurche se mit à sangloter et se détesta pour ça. Si elle avait pu s’y
préparer, elle aurait paru inflexible. Elle aurait voulu effacer ses
supplications et accepter froidement la fin de leur idylle, mais son cœur
battait trop fort, oblitérant toute tentative pour feindre l’indifférence. Elle se
sentait mise à nu, exposée comme les esclaves du marché de Salaga. La
douleur en son cœur était telle qu’elle voulait sortir, s’écouler par ses bras,
ses mains, et frapper Moro, mais il continua de l’étreindre alors même
qu’elle tentait de se soustraire à lui. Cesserait-elle de souffrir si elle le
battait jusqu’à lui faire perdre connaissance ? S’il n’existait plus,
ressentirait-elle encore quelque chose ? Sa présence semblait être la source
même de sa douleur, dans ce cas pourquoi ne pas l’éliminer ?
Adnan ronflait quand elle ressentit les premières contractions. D’abord, ce
furent des pincements. Puis des coups. Elles disparurent. Revinrent. Plus
fortes. Elle avait l’impression qu’on la tordait à l’intérieur ; que son bassin
allait se disloquer. Le cri qui jaillit soudain était si fort, si brutal, si
effrayant, qu’elle-même eut du mal à croire qu’il provenait d’elle. Adnan
s’éveilla en sursaut et en la voyant serrer son ventre, il sortit en courant. La
douleur diminua et Wurche se leva. Elle alla jusqu’à la porte et s’aperçut
que la nuit s’accrochait encore aux arbres et aux cases. Elle était folle de
douleur, de malheur. Mma et trois autres anciennes arrivèrent à la porte,
suivies d’Adnan.
On ramena Wurche jusqu’à son lit, qu’on avait recouvert de lin blanc.
Mma lui releva sa robe et frotta la dure protubérance de son ventre avec du
beurre de karité. Une autre femme appuya une compresse sur le front de
Wurche, tandis qu’une troisième broyait ensemble de l’écorce sèche et un
assortiment de racines et de feuilles ressemblant à celles du sorgho, longues
et lancéolées. La troisième mit à bouillir de l’eau.
Une vague de douleur surgit, qui partit cette fois de son ventre pour aller
jusqu’aux extrémités. Wurche aurait voulu s’échapper de son corps. Mma
porta à ses lèvres une calebasse remplie du mélange tiède des feuilles,
écorce et racines, en disant que cela lui donnerait des forces.
La douleur arrivait par à-coups, et au bout de ce qui lui parut des jours,
Wurche expulsa un bébé gigantesque. Une des anciennes sortit propager la
bonne nouvelle. Les femmes sursautèrent lorsqu’elles entendirent trois
coups de fusil si proches qu’ils auraient pu être tirés dans la pièce. Elles se
serrèrent les unes contre les autres et attendirent, en espérant que ce jour
heureux ne soit pas gâché par le début d’une nouvelle guerre.
Des hululements calmèrent la crainte qui s’était infiltrée dans la chambre.
Soudain, toutes les femmes de Kpembé surgirent ensemble. Wurche sourit
faiblement à ses admiratrices, souhaitant en silence qu’elles la laissent en
paix afin qu’elle puisse se reposer.
« Qu’étaient donc ces coups de feu ? » demanda Mma à Sulemana qui se
trouvait devant la case. Les hommes en effet avaient interdiction d’entrer
pendant les huit premiers jours.
« Une coutume de Dagbon. On tire trois coups de fusils à la naissance
d’un garçon. »
Quand les félicitations furent terminées, Wurche prit son bébé. Cette belle
et étrange créature qui s’était formée dans son corps avant d’en sortir.
Huit jours plus tard, Adnan baptisa l’enfant Wumpini. Don de Dieu.
Aminah
Quand soufflait sur Botu le vent du nord, sec et poussiéreux, il arrachait à
la terre toute humidité, gerçait les lèvres, séchait la sueur sur la peau, et
laissait derrière lui un froid à vous glacer les os. Des vents secs s’abattaient
aussi sur les terres de Wofa Sarpong, mais là, ils rencontraient la lourde
humidité de la forêt et une âpre lutte s’engageait, que ni les uns ni l’autre ne
gagnait. Alors, c’étaient les filles qui souffraient. Surtout Aminah. C’était la
deuxième saison sèche qu’elle passait là depuis que Wofa Sarpong l’avait
amenée à la ferme, ce qui signifiait qu’elle s’y trouvait depuis presque
deux ans. Eeyah l’avait mise en garde autrefois contre ce vent qui pouvait
causer des maladies ou des difformités, un vent qui emportait des voix avec
lui. Et Aminah entendait les voix de Na, d’Issa, le timbre enroué d’Eeyah et
les vagissements du bébé.
Par un de ces après-midi venteux, elle était assise sous l’abrofo nkatie, en
face de sa case : les voix ne voulaient plus s’arrêter. Elle se boucha les
oreilles pour ne plus les entendre, mais elles ne se turent pas. Elle se mit à
marcher droit devant elle, jusqu’à la forêt, où les arbres arrêtaient le vent.
Bientôt, elle se retrouva profondément enfoncée dans le sous-bois ; où
qu’elle se tourne, elle se retrouvait face à un tronc identique aux autres. Elle
avait perdu le chemin de la ferme de Wofa Sarpong. Puis elle entendit des
voix bien réelles, cette fois, et voulut reculer, mais elle marcha sur des
feuilles mortes. Les voix se turent. Aminah s’accroupit. Le bruit des pas se
rapprocha. Des pieds s’arrêtèrent juste devant elle, grands, des cors sur
chaque orteil. Elle leva les yeux et vit Kwesi, le fils aîné de Wofa Sarpong.
Il portait un panier de noix de kola rouges et un grand couteau. Il dit à ses
amis de continuer leur route. Il la regarda comme on regarde l’assiette
appétissante du voisin. Il sourit et lui dit quelque chose en posant ses noix
de kola. Elle ne comprit pas.
Quelques secondes plus tard, il pesait de tout son poids sur elle. Sa sueur
rance lui envahit le nez, il écarta ses vêtements et tenta d’attraper ceux
d’Aminah. Elle avait conclu une sorte de pacte difficile avec Wofa Sarpong,
et jamais il n’avait changé d’attitude envers elle, mais elle comprit que
Kwesi allait finir ce que son père n’avait pas pu ou pas voulu achever. Avec
toute la force dont elle était capable, elle lui mordit le nez, partie de son
corps la plus proche de son visage, plantant ses dents dans le cartilage, sans
toutefois aller jusqu’au sang – l’idée de répandre le sang d’une autre
personne l’arrêta. Elle lui fit toutefois très mal et, surpris, il fit un bon en
arrière.
Elle détala dans la direction qu’avaient pris les amis de Kwesi. Elle
courut, courut, jusqu’à ce qu’elle arrive aux abords de la ferme de Wofa
Sarpong. Elle alla se réfugier dans sa case, et se recroquevilla dans un coin
tandis que les voix portées par le vent s’infiltraient à travers les fissures
du mur pour revenir la hanter.
Plus tard dans la soirée, quand le vent se calma, les voix s’en allèrent,
mais d’autres alors résonnèrent. Les filles allèrent voir pourquoi les épouses
de Wofa Sarpong faisaient plus de bruit que de coutume, mais Aminah resta
sur sa natte, sachant déjà de quoi il s’agissait. Elle se recroquevilla à
nouveau pour ne plus rien entendre, elle avait la chair de poule.
Les filles revinrent et sans qu’on lui demande, Sahada lui dit : « Kwesi a
dit qu’il t’avait surprise en train de fuir et que tu l’as mordu. Sa mère dit
que tu dois t’en aller. Wofa Sarpong t’emmènera demain matin. »
Aminah s’attendait à recevoir une correction, mais cela ne se produisit
pas. À la place, cette nuit-là, elle dormit d’un profond sommeil peuplé de
rêves remplis de souvenirs bizarres évoquant le voyage qui l’avait conduite
là. Des images de Baba dans une pièce sans fenêtre. Des images d’incendie,
de pendaisons, de petits garçons morts. Elles traversaient son esprit et elle
ne parvenait ni à se réveiller, ni à transformer l’histoire, quels que soient ses
efforts.
Elle se réveilla tôt. Les autres filles gisaient tels des troncs abattus, laissés
en désordre dans la forêt. La respiration bruyante de Sahada soulevait et
abaissait sa poitrine de façon théâtrale. Son bras était passé par-dessus le
dos d’une autre fille. Aminah éprouvait un sentiment étrange à l’idée de les
quitter, elle s’était habituée à elles ; elles avaient partagé quelques moments
de complicité lorsqu’elles riaient de Wofa Sarpong et de sa famille, pourtant
chacune était restée sur son quant-à-soi, sachant que cette situation était
temporaire, aucune d’entre elles ne s’était mise à nu pour se révéler telle
qu’elle était réellement. Aminah sortit de la case et faillit heurter Wofa
Sarpong. Il avait les cheveux trop longs, hirsutes, et les yeux injectés de
sang.
« Très bien, dit-il. Allons-y. »
L’expression de son visage lui apprit qu’elle n’aurait pas le temps d’aller
chercher ses maigres biens. Des sacs étaient posés à terre, à côté de son âne
timide – sans doute les noix de kola ramassées par Kwesi. Elle aida Wofa
Sarpong à les hisser dans la charrette. Il lui dit de les recouvrir d’un grand
tissu rouge, puis ils quittèrent la ferme d’un bon pas, comme s’ils étaient
poursuivis par un ennemi.
Au bout d’environ deux heures, le paysage redevint familier. À présent, la
forêt était derrière eux, les herbes étaient hautes, les baobabs et les nérés
formaient des bosquets. Du néré, on tirait le dawadawa. C’était un
condiment qui divisait la maisonnée à Botu. Le préféré de Na et Eeyah. Et
d’Aminah elle-même. Ça lui manquait de ne plus écraser les cosses dans la
poussière – c’est alors qu’elles relâchaient dans l’air cette odeur fermentée
que Baba et les jumelles détestaient tant. Elle s’aperçut que ses souvenirs
étaient moins tristes qu’auparavant. Elle sourit même en voyant les
branches noueuses des baobabs, à présent dépourvues de feuilles et de
fruits. Wofa Sarpong semblait lui aussi avoir oublié ses soucis car il
chantait, sifflotait, et avait ralenti l’allure.
« J’allais te prendre pour femme, dit-il soudain en regardant Aminah. Ça
ne plaisait pas à mes épouses, mais en leur laissant un peu de temps, elles
auraient fini par comprendre. Et puis tu as tenté de t’enfuir et tu as mordu
Kwesi. Tu travaillais dur, tu étais respectueuse. Je ne comprends pas
pourquoi tu as fait ça. »
Aminah l’ignora. Il continua de siffloter. Sa bonne humeur était
contagieuse et gagna la jeune fille. Bien que son sort soit incertain, elle se
sentait plus calme qu’elle ne l’avait été depuis des mois. Ils passèrent
devant un gardien de vaches qui ressemblait à son ancien voisin, le
malicieux Motaaba, et elle lui fit signe de loin.
Wofa Sarpong tenta sa chance à nouveau. « Aminah, tu es comme ma
mère. C’était la plus belle du village. Elle venait de loin. Et puis elle s’est
enfuie, elle est retournée chez elle. Et elle m’a laissé. »
Aminah se taisait toujours, mais cela n’empêcha pas Wofa Sarpong de
continuer. « Hein, imagine que tu abandonnes ton fils de cinq ans ? Tu
ferais ça ? Hein ? Parce que tu es belle et que tu me rappelles ma mère, j’ai
été bon avec toi. Tu pourras dire aux gens que Wofa Sarpong ne t’a jamais
battue. Je t’ai traitée le mieux possible. »
Un peu plus loin au-devant, des femmes en rose, en jaune, en vert,
pataugeaient dans une vaste rivière limoneuse. Cela rappela à Aminah
l’étendue d’eau qu’ils avaient traversée sur le chemin de Kintampo, quand
Hassana avait failli se noyer à cause de la fillette prise de panique. Mais
cette fois, il n’y avait pas de danger. Ils se rapprochaient. Des femmes
étaient penchées sur des bassines remplies de poissons. D’autres fumaient
leurs prises, l’odeur arriva jusqu’aux narines d’Aminah et son estomac se
crispa de faim. Elle n’avait rien mangé depuis l’incident avec Kwesi. Wofa
Sarpong acheta deux morceaux de poisson et lui en donna un. Ils suivirent
la rivière pendant encore quelques instants et arrivèrent au gué, que gardait
un homme assis sur un tabouret. Wofa Sarpong paya le passage et fit
descendre Aminah de la charrette, puis mena l’âne. En traversant, Aminah
songea à se jeter à l’eau pour se laisser emporter au gré du courant. Elle
laissa cette pensée grandir en elle, et son corps balança de l’avant, causant
des ridules autour de ses jambes. Mais le temps de s’en convaincre, elle
était déjà de l’autre côté.
Retrouver les grands espaces la mit de bonne humeur. Elle eut
l’impression qu’elle s’éveillait après un long cauchemar. À nouveau, elle
avait une vie. Miyema, aurait-on dit à Botu. Son esprit retrouvait sa maison.
Et elle avait beau ne pas savoir réellement où se trouvait sa maison, ni
même si elle existait encore, cet endroit lui plaisait. Des tourbillons de
poussière s’élevaient autour d’eux et Wofa Sarpong se couvrit la bouche
d’un tissu. Aminah se sentit heureuse que le vent ne transporte plus de voix
cette fois. Il était sec et léger, ainsi que l’harmattan doit l’être. Jamais elle
n’avait été aussi proche de Botu, elle en était certaine.
Ils avancèrent pendant des heures. Le soleil commençait à descendre,
peignant le ciel de grandes rayures roses, orange et violettes. Wofa Sarpong
retira le tissu de son visage pour le remettre sur son épaule. Il était nerveux.
« Ça prend trop de temps », dit-il alors que le ciel s’obscur-cissait.
Ils faisaient de petits arrêts rapides pour que l’âne puisse s’abreuver et se
reposer. Elle imagina que s’ils s’arrêtaient trop longtemps, Wofa Sarpong
voudrait poursuivre le jeu, seulement à présent ses épouses n’étaient plus là,
si bien que rien ne l’empêcherait de mener les choses jusqu’à leur terme.
Aminah dormit sur les noix de kola, et à l’aube, Wofa Sarpong la réveilla en
hurlant : « Les choses ont changé. Quelque chose ne va pas. »
Ils voyageaient depuis deux jours, et ils poursuivaient leur route. La
charrette amorça une descente, et des maisons se dessinèrent.
« Ah, enfin, dit Wofa Sarpong. Mais tout a changé. C’est une ville
fantôme. »
Le soleil montait dans le ciel à mesure qu’ils approchaient. C’était le plus
gros bourg qu’Aminah ait jamais vu, malgré ce que disait Wofa Sarpong.
Des centaines, peut-être des milliers de bâtiments, beaucoup en ruines,
couverts de suie, entourés d’arbres énormes. Le minaret d’une mosquée se
dressait dans le ciel, aussi haut que les arbres. Une volée de pintades s’éleva
dans les airs, et le cœur d’Aminah se serra en pensant à Botu.
« Ah, ils ont détruit Salaga », déclara Wofa Sarpong en descendant vers la
vallée, levant la main comme si cette ville était sa propre création.
C’était donc Salaga ? D’après les dires de Baba, Aminah avait rêvé de
tours, de bâtiments colorés, de milliers de gens vaquant à leurs occupations.
Ils pénétrèrent dans une rue étroite de la couleur rouge des noix de kola, et
une chienne aux mamelles gonflées traînant par terre les suivit. L’appel du
muezzin retentit, et bientôt des bruits de voix, d’ustensiles de métal, des
cocoricos prirent le dessus. Ils empruntèrent des ruelles plus étroites encore,
dont Aminah doutait qu’elles laissent passer une charrette, pourtant ils
poursuivirent leur route. Ils traversèrent une place rouge à la terre sèche et
craquelée sur laquelle des hommes et des femmes étendaient des carrés
d’étoffe brune, et ils s’arrêtèrent devant un bâtiment rectangulaire. Il y avait
deux entrées, deux fenêtres sur la façade, et des marches menaient à l’entrée
principale. Wofa Sarpong mit pied à terre et aida Aminah à descendre à son
tour. Il la regarda avec tristesse et désir.
« Pourquoi tu as mordu Kwesi ? » Aminah était certaine que sa réponse
n’avait aucune importance.
Un homme de haute taille avec la peau la plus noire qu’elle eût jamais vue
arriva, suivi d’un groupe d’hommes et de femmes attachés ensemble.
Aminah frissonna au souvenir des cavaliers qui l’avaient enlevée. L’homme
s’arrêta près du même bâtiment qu’eux. Il leur sourit et entra avec ses
captifs par la grande porte.
« Ah, celui-là, paaa, dit Wofa Sarpong d’un ton vexé. Il ne voit pas que
j’étais là avant lui ? »
Pourtant, il ne bougea pas d’un pouce. Il demeura près de la charrette
jusqu’à ce que l’inconnu ressorte, sans ses captifs. Alors qu’ils s’apprêtaient
à entrer, l’autre s’arrêta pour parlementer à voix basse avec Wofa Sarpong,
et son regard rencontra celui d’Aminah. Elle détourna les yeux. Elle vit
qu’il avait pitié d’elle. Wofa Sarpong hocha la tête lentement tout d’abord,
puis beaucoup plus vite. Un sourire fleurit sur son visage, et il s’écarta pour
laisser son interlocuteur retourner à l’intérieur. Quand il ressortit, il serra la
main à Wofa Sarpong, lança un regard chaleureux à Aminah, puis s’en fut.
À l’intérieur, il faisait sombre et frais. Des peaux de vaches étaient
étendues par terre et un homme assis déposait des coquillages porcelaines
sur le plateau d’une balance.
« Ah, Wofa Sarpong », dit-il en haoussa. À l’autre bout de la pièce, un
tissu fermait l’accès à une autre pièce. Quatre fenêtres s’ouvraient dans les
murs, et il n’y avait pas grand-chose pour remplir l’espace. « Je suis
heureux que vous soyez là. Pourquoi avez-vous mis si longtemps ?
– Ah, les vôtres n’arrêtent pas de se faire la guerre. On n’est pas en
sécurité. Et s’ils découvrent que je suis ashanti, je risque ma tête.
– Mais nous payons plus pour vos noix de kola, répondit l’autre en
remontant les manches de sa tunique blanche. Voici donc la beauté que
notre ami s’est achetée.
– C’est votre ami. Je viens juste de le rencontrer devant chez nous. Allons,
allons.
– Pourquoi vendez-vous un gemme si précieux ?
– C’est une longue histoire. J’ai besoin d’argent.
– Vous ne perdez pas de temps. Eh bien, il a dit qu’il me paierait, donc je
vous l’achète, et il me remboursera plus tard.
– Il a parlé d’un bon prix. Vous lui faites confiance ? Il a l’air d’un homme
honnête. Quelqu’un d’autre aurait marchandé, vous aurait privé de votre
commission.
– Oui, je le connais depuis longtemps. Il paie toujours. Je vais l’amener
derrière », dit le négociant en se levant. Il était aussi petit que Wofa
Sarpong. Aminah se demanda combien elle valait, mais l’homme, devinant
peut-être sa question, la poussa vers l’autre pièce, où flottait une odeur de
millet fermenté. Par terre et sur des sacs étaient assises les personnes que
l’homme très noir avait amenées. Devant elles, un petit pot de terre rempli
d’eau. Elles étaient comme Aminah à son arrivée à Kintampo :
poussiéreuses et déshydratées. Elle leur adressa un signe de tête et trouva un
petit espace où s’asseoir. Elle tendit l’oreille pour écouter la suite de la
conversation, mais les voix étaient trop assourdies.
Donc cet homme l’avait achetée. Et les autres ? Aminah en compta huit.
Une vieille dame, quatre jeunes filles, deux hommes, un jeune garçon.
Quelle serait leur destination finale ? Wofa Sarpong passa la tête à
l’intérieur et lui fit signe.
« Pourquoi as-tu voulu t’enfuir ? demanda-t-il à nouveau.
– Je ne me suis pas enfuie. Votre fils a voulu finir ce que vous avez
commencé. »
Il inclina la tête sur le côté puis disparut. Cette absence soudaine lui
procura un léger sentiment de panique. Elle avait beau être malheureuse, là-
bas, la vie était stable, meilleure que lorsqu’elle avançait avec les cavaliers.
Elle se mit à se ronger les ongles. Jusqu’à mettre sa chair à vif.
Pendant toute la journée, l’homme en tunique blanche – Maigida, ainsi
qu’Aminah avait entendu les gens l’appeler – fit des allées et venues pour
chercher ses compagnons d’infortune. Parfois ils revenaient, mais pas
toujours. En fin d’après-midi, il emmena ceux et celles qui restaient se
soulager derrière sa maison, où s’élevait un bosquet d’arbres au milieu
d’une savane luxuriante malgré la sécheresse.
Bientôt, elles ne furent plus que trois : Aminah, la vieille dame et une
jeune fille.
Recroquevillée dans un coin, l’ancienne ne disait pas un mot. Aminah fut
surprise que les cavaliers ne l’aient pas abandonnée à son sort. La jeune
fille s’adressa à Aminah dès qu’elle comprit qu’il n’y avait plus personne
dans la pièce de devant.
« Tu es belle », dit-elle dans une langue qui ressemblait à celle d’Aminah,
mais dont les l ressemblaient à des r. Aminah la remercia, et la jeune fille
sursauta, puis elle lui dit combien elle était heureuse qu’elles puissent se
comprendre. Au début Aminah eut du mal à décrypter ses phrases, puis elle
s’habitua. La jeune fille s’appelait Khadija.
« Tu es si belle, tu dois valoir cher, pas comme moi. Je vais rester là une
semaine avant qu’il me vende. Mon père disait que j’étais tellement laide
que si j’allais en enfer, même Sheitan ne voudrait pas de moi. » Elle sourit
et ses yeux se plissèrent. Aminah ne la trouvait pas désagréable à regarder.
Elle avait de grands yeux, très écartés l’un de l’autre. Trois lignes
balafraient ses joues en diagonale. Son nez et sa bouche étaient petits. Le
problème venait peut-être de là, ses traits étaient trop petits pour son visage
; il aurait fallu qu’ils soient plus prononcés. Mais Aminah ne la trouvait pas
laide. « Dans moins d’une journée, tu ne seras plus là. Je suis sûre qu’il t’a
mise de côté pour quelqu’un qui a beaucoup d’argent.
– J’ai déjà été vendue, répondit Aminah.
– Tu vois ! » fit Khadija, rayonnante.
Aminah songea à l’homme qui l’avait achetée. Elle n’avait pas la moindre
idée de ce qu’elle ferait pour lui, mais son regard l’avait rassurée. Elle
demanda à Khadija depuis combien de temps elle était captive. Elle ne
pouvait se résoudre à employer le mot « esclave », car dès lors il se serait
appliqué à elle également. Or elle ne se considérait pas comme une esclave.
« Il y a trois ans, mon père m’a donnée pour rembourser une dette. Tout
allait bien car c’était à un ami à lui et que je connaissais ses enfants. Je
faisais partie de la famille. J’allais même épouser l’un de ses fils. » Khadija
bâilla et Aminah l’imita. Puis elle rugit de plaisir. « Tu imagines ! Moi, si
laide, mariée ! J’étais très heureuse. Et puis les cavaliers sont arrivés, et ils
ont mis le feu à la ferme. Oh, comme je suis fatiguée !
– Le grand, là ? » demanda Aminah. Il lui avait paru gentil.
Elle hocha la tête et s’étira. « C’est agréable de dormir à nouveau dans une
case. Mais tu es si belle. Ce n’est pas juste. »
Aminah admirait Khadija d’avoir si bon moral. Elle avait autant perdu
qu’elle, avait peut-être même souffert davantage, mais sa peine demeurait
invisible. Elle ne ressassait pas ses malheurs. Aminah, quant à elle, ne
parvenait pas à être joyeuse, et elle ne se sentait pas belle, c’était fini depuis
longtemps. De plus, elle n’avait jamais su comment réagir quand les gens
lui disaient qu’elle était belle. Otienu avait sculpté son corps. Il aurait pu
décider de donner son esprit à un arbre. Elle n’avait pas choisi son corps, ni
créé sa beauté, voilà pourquoi elle trouvait presque malhonnête de
remercier les gens pour quelque chose dont elle n’était pas responsable.
Voilà ce qu’elle répondit à Khadija.
« Si on échangeait nos corps, alors », dit Khadija en se frappant les cuisses
d’hilarité.
Le rideau s’ouvrit et Maigida déposa une grosse calebasse devant elles.
Khadija et Aminah interpellèrent la vieille dame, mais elle les ignora, si
bien que les deux jeunes filles se jetèrent sur la nourriture comme des
hyènes et se gavèrent de tuo gluant et de soupe de feuilles de corète. Il y
avait longtemps qu’Aminah n’avait pas mangé de tuo de millet, plutôt que
le tuo de plantain qu’on préparait chez Wofa Sarpong, et ça lui manquait.
Chez Wofa Sarpong, on mangeait aussi des feuilles de taro, qu’elle trouvait
insipides, dépourvues de la souplesse et de l’arôme de terre de la corète.
Après avoir terminé, Khadija se lécha les doigts. Elles laissèrent à la vieille
dame un tiers du plat, qu’elles poussèrent vers elle. Dans l’autre pièce, elles
entendirent Maigida s’entretenir avec plusieurs personnes, dont une à la
voix haut perchée.
« Ah, vous avez enfin des noix de kola.
– Nous venons juste d’être livrés depuis Kintampo, dit Maigida.
– Allah soit loué. Je craignais de devoir poursuivre jusqu’à Kete-Krachi, si
je ne trouvais rien ici. »
Khadija paraissait contente.
Aminah la questionna sur son fiancé, et elle eut un sourire si radieux
qu’Aminah songea que le monde n’était pas si terrible après tout. Son
promis, ainsi qu’elle l’appelait, était le fils de deux parents de très haute
stature, mais il était né tout petit. C’était pour cette raison, pensait-elle,
qu’ils s’entendaient si bien : parce que leurs familles leur avaient donné le
sentiment d’être rejetés. On avait confié à Khadija la responsabilité de faire
dormir les bébés de la maison, mais dès qu’ils la voyaient, ils ne pensaient
plus qu’à jouer. Un jour, il faisait si chaud qu’elle les emmena dehors, sous
un grand arbre. Ils étaient grognons, ne voulaient pas faire leur sieste, et elle
ne savait plus du tout quoi faire, au point même d’envisager de fuir chez ses
parents. C’est alors qu’une voix se mit à chanter. Les enfants l’entendirent
aussi. Ils s’assirent, se calmèrent, et l’un après l’autre, s’assoupirent. Quand
le dernier fut endormi, le chanteur se montra. Khadija le serra dans ses bras,
et de ce jour, ils furent les meilleurs amis du monde. Juste avant que les
cavaliers ne surviennent, il lui avait proposé de devenir sa femme.
Aminah aurait voulu savoir s’il avait survécu au raid, mais elle hésitait à
poser la question car elle était intrusive, aussi elle dit : « Est-ce qu’il est
venu avec toi ?
– Je remercie Allah qu’il soit allé chez mes parents pour présenter sa dot.
Peu importe où je vais, il me retrouvera, ou c’est moi qui le retrouverai. »
La vieille dame grogna. Aminah se demanda si c’était un hasard, ou si elle
les écoutait. Elle semblait ne pas comprendre leur langue. Et elle n’avait pas
bougé d’un pouce.
« Ce qu’Allah a prévu pour moi, personne ne peut le détruire », affirma
Khadija. Aminah était surprise que Khadija parle d’Allah et pas d’Otienu.
Cela signifiait que les siens étaient devenus des gens du Livre. Ce n’était
pas le cas à Botu. Sa famille avait refusé de se convertir. C’était une des
raisons pour lesquelles les parents d’Eeyah avaient dû quitter leur village.
« Et toi ? Je suis sûre que les hommes faisaient la queue devant ta porte
pour demander ta main. »
Aminah secoua la tête. « Un seul. Un vieux tout ridé qui est venu voir ma
famille juste avant que je sois enlevée.
– Je ne te crois pas ! » Elle écarquillait les yeux. « Une belle fille comme
toi. » Elle secoua la tête. « Ou alors c’est que les gens sont vraiment
aveugles. »
Khadija parlait, parlait, parlait. Par moments, Aminah avait envie qu’elle
se taise, pour pouvoir se recueillir et comprendre où elle se trouvait, mais en
même temps, elle était contente d’avoir de la compagnie. Seule, elle aurait
sombré dans l’auto-apitoiement.
Lorsque Aminah se réveilla le lendemain, Khadija n’était plus là. Devait-
elle se résigner à voir les gens apparaître et disparaître ? À présent, elle était
seule avec la vieille dame. Sa vessie menaçait d’exploser, aussi ravala-t-elle
sa peur et se rendit dans la pièce voisine. Maigida l’amena dehors, dans
la savane derrière le bâtiment, mais il ne l’attacha pas ainsi qu’il l’avait fait
pour le groupe précédent. Il resta sur le côté, sans guère lui prêter attention.
Au-delà, s’étendait le flanc désert d’une colline. Les inconvénients étaient
nombreux : grimper en courant serait difficile et Aminah risquait un coup
de fusil.
« Tu mets trop longtemps », déclara Maigida.
Elle retourna à l’intérieur, la vieille dame n’avait pas bougé. Elle ne
broncha pas bien qu’Aminah la secoue pour la réveiller. Sa peau était sèche
et froide.
« Maigida !
– Ah ! Qu’y a-t-il à présent ?
– La vieille dame est morte. »
Il prit son temps et arriva d’un pas traînant. Il se pencha et lui saisit le
poignet. Il aspira ses lèvres à l’intérieur. Il ressortit et revint avec deux
garçons. L’un d’eux prit la vieille dame par les épaules, l’autre par les
jambes. Ils la soulevèrent et la sortirent de la pièce sans un mot. Maigida
vint inspecter l’endroit où elle était morte, puis il repartit.
« Quand vais-je m’en aller ? demanda Aminah.
– Quand ton acheteur reviendra. »
Peut-être était-ce la petite taille de l’homme, ou son visage rond de bébé
avec de petits yeux, qui enhardirent Aminah à lui poser d’autres questions :
« Je vais dormir ici toute seule ?
– D’autres vont arriver. »
C’était surtout l’esprit de la vieille dame qui l’inquiétait. Elle n’avait pas
connu une fin heureuse. Et si elle revenait hanter la maison sous forme
d’esprit errant maléfique ?
Quelques personnes arrivèrent, mais elles furent toutes vendues avant la
fin de la journée.
Aminah passa la nuit éveillée, allongée sur un sac de millet, à écouter les
hyènes et les chacals au-dehors, et des bruits de grattements à l’intérieur.
Elle s’endormit à l’aube.
Les jours se succédèrent, Aminah demeurait cloîtrée dans la pièce du fond.
Le quatrième ou cinquième jour, Maigida lui dit : « Je ne sais pas
exactement où est ton maître, mais il me coûte de l’argent. »
Le lendemain, Maigida l’attrapa par le poignet et la traîna dehors. Le
premier coq n’avait pas encore chanté. Ils longèrent une rangée de cases, la
grande mosquée avec son haut minaret, puis il l’emmena à travers un lacis
de ruelles. Aminah trébuchait, la puanteur des ordures lui soulevait le cœur.
Ainsi que la peur. Ils quittaient la ville, semblait-il. Ils dépassèrent les
dernières cases et s’enfoncèrent dans la savane, parmi les karités. Maigida
avançait si vite, sautant par-dessus les obstacles, que par deux fois Aminah
faillit tomber dans un puits. Un chacal détala alors qu’ils approchaient une
zone broussailleuse. D’autres gens apparurent, rassemblés autour de petits
étangs. Des filles se lavaient sous la garde d’hommes armés de longs fusils.
Maigida lui ordonna d’entrer dans un étang où une jeune fille se baignait
seule. Aminah retira sa robe et entra dans l’eau. Elle se lava en tremblant.
L’eau touchait à peine sa peau qu’elle s’évaporait déjà sous le souffle sec de
l’harmattan. Une fois terminé, les jeunes filles sortaient de l’eau et des
femmes venaient à leur rencontre avec de grosses calebasses remplies de
beurre de karité. Aminah sortit à son tour et une femme au visage sévère lui
donna une noix de beurre qu’elle étala sur ses bras, son ventre et ses
jambes. La femme lui en redonna davantage. C’était trop, mais d’un geste
sec du menton, elle intima à Aminah d’en mettre davantage. Une fois
satisfaite, elle appela Maigida. Avant qu’Aminah ait eu le temps d’attraper
sa robe, Maigida la saisit par le poignet et l’entraîna dans la direction d’où
ils étaient venus. Aminah regarda sa robe chiffonnée, en tas sur l’herbe,
voulant plus que tout la rattraper. Mais la poigne de Maigida était de fer.
Au lieu de la ramener chez lui, ils s’arrêtèrent au marché. Il conduisit
Aminah jusqu’à un arbre, l’attacha par la cheville, et lui désigna une large
pierre. Elle essaya de croiser son regard, mais il refusait de la regarder.
« Je vous en prie », le supplia-t-elle. Je vous en prie, rhabillez-moi. Pas
ça, je vous en supplie. Il ne dit rien de plus. D’autres chasseurs amenèrent
leurs captifs, qui s’assirent auprès d’elle. Elle baissa la tête et vit ses seins,
son triangle noir. Jamais elle ne s’était sentie aussi exposée depuis qu’on
l’avait arrachée à Botu. Même avec une robe, elle attirait des gens comme
Wofa Sarpong et l’homme au turban de la caravane. Qu’en serait-il, nue ?
Qu’était devenu ce grand homme qui voulait l’acheter ? Pourquoi ne lui
arrivait-il rien de bon ?
Elle se recroquevilla par terre, enroula les bras autour de ses jambes, et
enfouit sa tête entre ses genoux. Quand cela va-t-il finir ? aurait-elle voulu
crier. Mais elle se contenta de se bercer d’avant en arrière, essayant
d’ignorer les rayons du soleil qui s’abattaient sur son dos.
Wurche
Le bébé grandissait à vue d’œil, et dès qu’il fut capable de se rouler par
terre, Wurche se sentit prête à revenir à sa vie normale. Elle se rendit avec
lui chez Etuto que, pour la première fois depuis longtemps, elle trouva seul.
Fusils, mousquets, arcs et flèches constellaient les murs de son antichambre.
Dans chaque coin de la pièce, un baril de poudre. Elle craignait qu’un faux
mouvement de son père ne fasse tout exploser, ainsi qu’il était arrivé à
Oumar Tall, fondateur de l’empire toucouleur, mort dans l’explosion de ses
réserves de poudre. Cette comparaison avec le grand homme plaisait à
Etuto, mais il répondit que ses ennemis étaient beaucoup trop nombreux
pour qu’il puisse baisser la garde. Le bébé regardait son grand-père avec de
grands yeux. Etuto le prit, le lança en l’air et le rattrapa. Wumpini hurla
de rire.
Wurche exposa ses demandes. « Je veux être présente la prochaine fois
que vous rencontrerez les Allemands et les Britanniques. J’écouterai et je
vous dirai ce que j’en pense quand ils seront partis. Je sais déjà que les
Allemands essaient de récupérer les marchands de Salaga pour les attirer à
Kete-Krachi. »
Etuto lui rendit Wumpini en le montrant du doigt.
« Il passe plus de temps avec Mma qu’avec moi, répondit Wurche.
– J’espérais que la maternité te guérirait. Ne ferais-tu pas mieux d’aller
enseigner auprès de Jaji ?
– Etuto, vous avez admis que je vous avais rendu service en épousant
Adnan. Vous ne pouvez pas sans cesse repousser mes demandes.
– Très bien. Mais cette information n’est pas nouvelle. Ils appellent Kete-
Krachi la “Nouvelle Salaga”. Les Allemands travaillent avec les princes
déserteurs à installer un nouveau roi de Salaga là-bas. Ils veulent plonger
les négociants dans la confusion.
– Je sais que votre stratégie consiste à poursuivre les princes déserteurs.
Seulement je ne pense pas qu’il faille concentrer là nos efforts, mais plutôt
sur les traités que nous signons avec les blancs. J’ai entendu un commerçant
allemand à Salaga…
– Mallam Musa ?
– Oui, il a dit que les Britanniques avaient des motivations cachées. Peut-
être a-t-il dit ça parce qu’il est allemand, mais cela m’a semblé sérieux.
– Ce sont les princes qu’il faut arrêter, car ce sont eux qui essaient d’attirer
les commerçants de Salaga à Kete-Krachi. Les gens aiment la nouveauté.
Quand bien même j’essaierais de leur donner une leçon, et après ? Tu
connais ce dicton : Si quelqu’un t’offense, venge-toi. » Etuto désigna un
pouf. « Assieds-toi. Tu dois être fatiguée à force de le transporter partout,
celui-là. »
Wurche s’installa et fit sauter Wumpini sur ses genoux.
« Tu as cependant raison sur un point. Les Européens jouent à un jeu que
je ne comprends pas. Nous nous sommes mis d’accord pour déclarer la zone
neutre avec les Allemands et les Britanniques, mais depuis un certain
temps, j’ai l’impression qu’ils sont en compétition les uns avec les autres et
qu’ils ne travaillent pas avec nous. Les Britanniques m’apportent de
magnifiques cadeaux. Les Allemands me semblent un peu froids quand ils
nous rendent visite. Ils ne restent jamais avec nous pour partager une bière.
J’ignore quel est leur plan. Mais Wurche, je ne voudrais pas que tu sois
déçue. Avant de t’impliquer dans tout ça, demande la permission à ton
mari. »
Adnan dirait non, mais ce n’était pas ça qui allait l’arrêter. Elle demanda
en quoi les accords passés avec les Européens étaient si importants.
« Ils nous protègent avant tout des Ashantis, et puis des Français, qui eux
aussi voudraient mettre la main sur Salaga. Tout est affaire de contrôle,
Wurche. Ceux qui contrôlent Salaga sont les plus puissants. Mon objectif,
c’est que les Européens viennent ici faire du commerce directement. Sans
intermédiaires ashantis. Les Européens veulent la même chose. S’ils
viennent directement ici, les gens de Mossi, de Kano et des royaumes
yorubas reviendront à leur tour. Mais nous devons absolument rester
maîtres du jeu. Kete-Krachi est aux mains des Allemands, et les
Britanniques tiennent la Côte-de-l’Or.
– Honnêtement, ces traités ne me paraissent pas particulièrement bons
pour nous.
– Ils le sont. En réalité, depuis que les Européens ont vaincu les Ashantis,
la plupart d’entre nous parvenons à dormir. L’époque où nous devions leur
envoyer des tributs de milliers d’esclaves fut terrible pour nous. Ton voisin
pouvait décider de te vendre sur un coup de tête. »
Wurche eut envie de dire à son père qu’il n’avait pas interdit l’esclavage,
et qu’il ne courait aucunement le risque d’être lui-même vendu comme
esclave un jour. Elle voulut lui décrire les gens qu’elle avait croisés dans la
pièce du fond chez Maigida. Mais quelle solution alternative à la traite
pouvait-elle lui offrir ? Elle n’était pas allée assez loin dans ses réflexions.
Son père l’observait. Le blanc de ses yeux était gris désormais. Depuis qu’il
était devenu Kpembewura, il n’avait pas connu de crise l’obligeant à se
cloîtrer dans ses appartements. Wurche priait pour qu’il reste fort, car si la
moindre faille apparaissait, ses ennemis s’y engouffreraient. Etuto devait
également la jauger, car il dit soudain :
« Avec tous ces changements, notre alliance avec Dagbon est plus que
jamais capitale.
– Alors laissez-moi vous aider.
– Demande d’abord à ton mari. Tout ce qu’il lui faut, c’est un petit verre
de temps à autre, et il s’adoucira. » Puis il prit son flacon préféré. « Ce gars-
là est trop rigide. »

Tout rond et potelé, Wumpini était allongé sur le dos et agitait les jambes,
ses petits orteils recroquevillés. Un peu de bave lui coulait sur la joue.
Wurche l’essuya. Elle mit le doigt dans sa menotte qui se referma aussitôt
dessus. Sa bouche prit une forme ovale comme s’il voulait dire quelque
chose. Elle s’émerveilla devant sa vulnérabilité, puis à l’idée qu’elle aussi
avait été ainsi. Elle ne se retrouvait pas en lui, mais Mma affirmait que ses
gestes étaient ceux de Wurche. Elle le prit, remonta sa tunique et lui donna
le sein, qu’il engloutit avec gourmandise.
Adnan fit si brusquement irruption que le rideau continua de s’agiter
derrière lui. Wurche lui jeta un bref regard, vit qu’il n’avait nullement
besoin d’elle, et continua de nourrir Wumpini.
« J’ai compris pourquoi les hommes épousent plusieurs femmes. » Il
s’arrêta, et puisqu’elle ne lui répondait pas, il poursuivit : « C’est parce que
après la naissance des enfants, les épouses n’ont plus de temps pour leur
mari. L’islam a tout gâché. Mon arrière-grand-père avait autant d’épouses
que d’enfants. » Il se mit à rire, visiblement de bonne humeur. C’était le
moment de passer à l’action.
« Tu as aimé cette partie de chasse avec Sulemana ? »
Il fallait approcher le sujet avec délicatesse, elle marchait sur des œufs.
« Ton frère est doué avec un arc et des flèches. Il a eu plusieurs pintades.
Moi, j’ai tout raté.
– Il m’a appris à tirer, et je peux dire avec fierté que je vise mieux que lui.
– J’ai du mal à le croire. Sule est extraordinaire. »
Wurche fit la grimace en l’entendant l’appeler « Sule ». Personne
n’appelait son frère ainsi. Pourquoi est-ce qu’un surnom aussi innocent
l’irritait à ce point ? Elle donna à Wumpini l’autre sein, afin que son mari
voie les grands yeux de son fils. Puis elle tapota la place à côté d’elle.
Adnan s’assit. « Puis-je avoir ta permission de travailler avec Etuto ? »
Adnan soupira. « Et qui va s’occuper de Wumpini ? » Il lui donna une
pichenette sur la joue, puis se leva et s’étira comme un gros chat. Il retira sa
chemise. Son ventre pendait par-dessus son pantalon. « Je pars pour
Dagbon dans deux nuits, et je serai de retour dans deux semaines,
inch’Allah. Quand nous serons installés là-bas, je suis sûr que tu trouveras à
canaliser ton énergie. Mes tantes auront plein de tâches à te confier. En
attendant, occupe-toi de Wumpini. »
Un sentiment bien connu de panique prit Wurche à la gorge. Elle s’était
tellement habituée à cette vie qu’elle en avait oublié que leur présence à
Salaga n’était que temporaire. Les femmes allaient s’installer chez leur mari
et non l’inverse. Seule la guerre à Salaga avait poussé Adnan à venir
y vivre.
Une cuisse épaisse sortit du pantalon, puis une autre. Ses gestes, d’une
fluidité et d’une souplesse surprenante, donnaient l’impression qu’il était à
l’aise dans son corps. Tout en l’observant ainsi avec un mélange de
fascination et de répulsion, elle se consola en songeant qu’elle avait négocié
de pouvoir demeurer ici tant que Wumpini ne marcherait pas. Elle pria pour
qu’il soit pareil à Sundiata, le Lion du Mali, qui avait marché à quatre pattes
jusqu’à l’âge de sept ans.
Wurche fut brutalement tirée hors du sommeil. Elle ouvrit les yeux et vit
Adnan accroupi devant elle. Elle ne pouvait croire que ces deux semaines
soient passées si vite. Désorientée, elle regarda autour d’elle. Wumpini
dormait, les fesses en l’air. Il devait être deux heures après minuit. Adnan
défit sa robe et elle sentit son menton rugueux sur son ventre. Depuis que
Wumpini était né, elle avait réussi à le tenir en respect. Elle voulut protester,
ôter ses mains de ses cuisses, mais il l’entendit à peine, la souleva et la prit
d’un seul coup. D’abord, elle accueillit ses assauts sans réagir, mais à
mesure qu’il s’emballait, elle sentit une bulle de chaleur se former dans son
ventre, s’étendre à sa matrice, à ses cuisses. Elle donna un coup de pied, et
son talon heurta quelque chose de dur mais de vivant. Adnan vacilla en
arrière en se tenant le front, et la toisa un instant. Avant qu’elle ait pu
l’arrêter, il la gifla. Pendant quelques secondes, le claquement fit taire le
monde. Puis la douleur se mit à hurler à l’oreille de Wurche. Il la frappa à
nouveau.
« Il est normal qu’un mari désire sa femme après avoir été éloigné d’elle.
Il est également normal qu’un mari et une femme aient des relations. Ce qui
n’est pas normal, c’est qu’une femme frappe son époux. Tu m’y as poussé,
Wurche. Tu n’as jamais songé à ce que j’ai sacrifié pour venir ici. Tu n’as
jamais songé que moi non plus je ne le voulais pas. Qu’on m’avait forcé,
moi aussi, à t’épouser. Tu n’as pas fait le moindre effort pour apprendre à
me connaître. »
Il quitta la pièce. Wurche se recroquevilla par terre et regarda le bébé qui
dormait toujours malgré leur empoignade.
Devant la case de Jaji, un homme titubait en chantant des chansons
ébrieuses. La ville était en ruines, mais son esprit n’était pas mort.
« Salam Aleikoum, dit Wurche.
– Salam Aleikoum, répéta-t-il. Aleikoum salam. »
– Aleikoum salam », répondit Jaji en ouvrant le rideau de sa porte,
chassant ensuite le fou qui s’inclina et prit la direction de Kpembe, dont
venait Wurche. Jaji accueillit la jeune femme. De même que les
appartements d’Etuto étaient distinctement les siens – on y sentait presque
le goût du métal –, la case de Jaji donnait la même impression. Y flottait
une odeur d’encens et de vieux papier. Des livres et des rouleaux manuscrits
étaient éparpillés sur une peau de vache. Elle rangea un manuscrit qu’elle
avait ouvert et dit à Wurche que les femmes n’avaient cessé de demander de
ses nouvelles. Wurche sourit tristement. Après leur querelle, Adnan avait
rapporté à Etuto comment elle s’était comportée, et celui-ci avait dit qu’elle
devait obéir à son mari et attendre son heure. La seule raison pour laquelle
elle avait pu venir à Salaga, c’était parce que les hommes de la maison
s’étaient rendus à une réunion et que Mma avait besoin de sel.
Jaji, dont la tête touchait presque le plafond, examina Wurche, comme
pour tenter de comprendre ce qu’elle ne disait pas. C’était une de ses
astuces pour faire parler les gens davantage. Mais Wurche n’était pas dupe.
Jaji se mit à chercher parmi sa collection de bols et de calebasses dans
un coin, faisant choir un plat de métal par mégarde. Elle remplit la coupe
d’eau dans une large jarre en terre et la tendit à Wurche avec un bol de noix
de kola.
« Je suis heureuse de te voir, dit Jaji. Parce que, c’est bien triste, mais ma
présence à Salaga touche à sa fin. Je m’en vais à Kete-Krachi. L’imam a
déjà déménagé. Il m’a demandé de le rejoindre. »
Wurche lui apprit qu’Adnan, persuadé que Wumpini marcherait bientôt,
avait l’intention de les ramener à Dagbon. « Je n’aime pas Dagbon. »
C’était la première fois qu’elle l’admettait. Elle prit une longue gorgée
d’eau, sous les yeux observateurs de sa préceptrice. « Je suffoque, Jaji. Si je
reste mariée, je vais perdre l’esprit.
– Pourquoi ? Que s’est-il passé ?
– C’est simple : il n’y a aucun amour entre nous. Ou peut-être que c’est à
cause de moi. Je ne l’aime pas, et je pense que jamais je ne l’aimerai. »
Jaji ne fit aucun commentaire. Le silence devint pesant. Elle demanda à
Wurche si Adnan l’avait insultée. Wurche répondit que non. S’il avait
insulté son père. Non. S’il buvait. Non. S’il la battait. Wurche lui raconta la
nuit où elle lui avait donné ce coup de pied.
« Je suis désolée d’entendre cela. Voyons ce que dit le Coran. »
Jaji prit son exemplaire usé du livre sacré et tourna délicatement les pages.
« Voilà quelque chose : “Ceux qui veulent répudier leur femme doivent
attendre trois mois ; s’ils changent d’avis et se réconcilient, alors Allah le
Miséricordieux accorde Son pardon. S’ils vont jusqu’au bout, alors Allah
est celui qui entend, et qui sait.” Voilà pour les hommes. » Elle tourna les
pages. « Écoute. La bonne musulmane éduquée doit aussi être une bonne
épouse. Je ne retrouve pas le passage, mais il me semble que tu ne réussis
pas à être une bonne épouse pour Adnan. Si je me souviens bien, je crois
qu’une femme peut demander le divorce si son époux la bat ou l’oblige à
accomplir des actes interdits.
– Je préférerais qu’il me répudie.
– Pourquoi ?
– Je l’ai épousé pour renforcer notre alliance avec Dagbon. Mon père veut
coûte que coûte maintenir ce lien. Si je divorce, il faudra que je fuie Salaga
et Kpembe et que je me cache au fond d’un puits. »
Jaji avait été mariée, autrefois, mais son époux était mort de la variole.
Wurche devinait qu’elle était plus heureuse depuis qu’elle était veuve. Elle
prit congé. Elle devait se rendre au marché et rentrer à Kpembe avant le
retour d’Adnan et d’Etuto.
« Prie en réfléchissant à cela », lui conseilla Jaji tandis qu’elle détachait
Baki.
Elles se dirent au revoir, et Wurche prit la direction du marché de l’après-
midi. Sur le chemin de Salaga, et même en parlant avec Jaji, pas un instant
elle n’avait cessé de se demander si Moro serait chez Maigida. Elle s’était
persuadée qu’elle irait rendre visite à sa préceptrice, achèterait du sel puis
rentrerait au palais, mais son ventre s’était noué, et elle était certaine que le
seul moyen de défaire ce nœud consistait à se rendre chez Maigida. Pour
s’assurer que Moro n’y était pas.
Quand elle s’amusait avec Fatima, elle ne pensait pas qu’il y eût grand
mal à ça, toutefois, elle savait que si on les surprenait, elles auraient des
ennuis, ce qui était précisément arrivé le jour où Mma les avait découvertes.
Peu après, elle avait étudié avec Jaji un poème concernant le chemin de la
vérité. Wurche avait demandé à sa préceptrice comment elle faisait pour
demeurer sur le chemin insaisissable de la vertu, et Jaji avait répondu :
« Le Coran nous dit : “Cesse de t’écarter du droit chemin.” Le verbe
“s’écarter” est capital ici. Il souligne notre humanité, que parfois nous
faisons les choses de manière répétée, jusqu’à ce que nous réussissions. Il
nous est donné plus d’une chance. En général, je prie, et j’essaie de ne pas
répéter mes erreurs. »
Wurche fit avancer Baki, elle voulait se changer les idées. Prononcer une
sorte de prière. Cesse de répéter tes erreurs. Que dirait-elle à Moro
lorsqu’elle le verrait ? Parlerait-elle du bébé ? Cesse de répéter tes erreurs.
Elle traversa la route qui menait à Kpembe et songea à rentrer en inventant
une excuse pour le sel. Mais cette pensée s’envola, car elle continua tout
droit, passa devant la mosquée en ruines, pénétra sur le marché et s’arrêta
devant la case où Moro et elle s’étaient aimés. Cesse de répéter tes erreurs.
Elle attacha Baki à l’arbre le plus proche et se dirigea vers la porte.
« Salam Aleikoum ! » s’écria-t-elle, mais nul ne répondit.
La porte était verrouillée. À la déception succéda le soulagement. Elle
revint vers sa jument, et défit le nœud.
« Ah ah ! » s’exclama une voix, puis quelqu’un frappa trois fois dans ses
mains. C’était Maigida, l’ami de Moro. Elle ne l’avait jamais vu dehors, ni
même debout. Il avait la peau couleur de cendre, et elle était deux fois plus
grande que lui. Il avait besoin de prendre le soleil. « Votre ami a laissé cette
esclave ici, et il n’est pas revenu la chercher. Cela me coûte de l’argent. Il
faut la nourrir, alors qu’elle est toute seule…
– Baisse d’un ton », lança Wurche entre ses dents. Elle rattacha Baki. « Et
ne l’appelle pas mon ami.
– Pardon. Vous voyez… On ne peut plus faire confiance à personne dans
cette ville. Il faisait partie des derniers hommes fiables.
– Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?
– Il y a une semaine. » Donc Moro venait encore à Salaga. « Entrez. » Ils
pénétrèrent dans la pièce fraîche, et il offrit à Wurche de s’asseoir sur une
peau de vache. « Il a acheté cette fille à un autre de mes fournisseurs. Il était
très enthousiaste, et puis il l’a laissée là, et je n’ai reçu aucune nouvelle de
lui.
– Où est-il parti ?
– Pour Kete-Krachi. Il a dit qu’il allait revenir, au plus tard dans trois
jours. Cela en fait sept. Je pourrais gagner beaucoup d’argent en la vendant
à quelqu’un d’autre. Je suis un homme honnête, mais ma patience a des
limites. »
Moro vendait les gens. Il ne les achetait pas, songea Wurche. Pourquoi
avait-il acheté cette fille ?
« Montre-la-moi.
– Veuillez me suivre. »
Ils retournèrent au marché. Rires, tambours, éclats de voix, chiens qui
aboient, chant, cloches, bouchers découpant de la viande. Où qu’elle se
tourne, un tourbillon d’activité s’offrait à ses yeux. La capacité des humains
à tout surmonter l’émerveillait. La ville était détruite, pourtant la vie
continuait. Maigida ne cessait de saluer des gens, et au bout d’un moment,
il s’arrêta devant un groupe de personnes enchaînées les unes aux autres.
« C’est celle-là. » Il désigna une fille un peu plus jeune que Wurche. Elle
leva les yeux vers Maigida d’un air accusateur. Elle avait la peau rouge
comme la terre du marché, les cheveux tressés, un nez fin, des lèvres
pleines et de petits seins pointus. Wurche sentit son cœur se serrer, et son
ventre se noua de nouveau. Pendant quelques secondes, elle fut à court de
paroles. Cette fille était belle. Que Moro voulait-il faire d’elle ?
« Je la prends », dit Wurche tout en réprimant sa nausée. À force de passer
du temps avec Moro, l’idée même de l’esclavage lui paraissait désormais
discutable, et pourtant, en un instant, sans réfléchir, elle avait proposé
d’acheter quelqu’un.
Maigida blêmit. Il ne paraissait pas du tout satisfait, pourtant il ne dit rien.
Alors Wurche comprit. En général, on offrait au Kpembewura les esclaves
non vendus. Maigida pensait sûrement qu’elle allait lui demander de lui
donner la jeune fille. Sous le règne du précédent Kpembewura, Shaibu et
d’autres princes choisissaient en toute impunité des esclaves, causant chez
les marchands une immense colère. Wurche ne voulait pas se comporter à la
manière de Shaibu. Elle fouilla dans la poche de sa tunique. Elle avait
les coquillages porcelaines pour le sel de Mma, et même un peu plus, car
elle emportait toujours quelque chose en se rendant à Salaga, même si elle
ne dépensait guère.
« Combien en veux-tu ? » demanda-t-elle.
Les dispositions de Maigida changèrent aussitôt, il frappa dans ses mains,
et prit Wurche par le bras.
« Retournons discuter à l’intérieur. On ne conclut pas une vente au-dehors.
– Combien voulais-tu la vendre à Moro ?
– Eh bien, vous savez, c’est un ami…
– D’accord. Dis-lui que j’ai enchéri. Inutile de faire traîner les choses. »
Moro l’avait achetée deux cent cinquante porcelaines. En général, les
filles en valaient quatre cents. Maigida accepta de la lui laisser pour trois
cents. Il commença à lui raconter que certains de ses clients aimaient
marchander. Certains y passaient l’après-midi, juste pour repartir la tête
haute. Il se tut lorsqu’il s’aperçut que Wurche regardait la porte.
Se posait aussi le problème du transport. La jeune fille devrait monter en
croupe derrière Wurche. Mma allait en avoir une attaque. Pas de sel. Une
esclave à cheval. Mma lui avait dit un jour que quand un manant montait à
cheval, cela raccourcissait la vie de sa monture.
Le marchand retourna détacher la fille. Elle était de la même taille que
Wurche. Celle-ci sentit à nouveau son cœur se serrer. Jalousie pure. Mais il
y avait autre chose. Une sorte d’attirance.
« Quelle langue parle-t-elle ?
– Réponds », ordonna le marchand, mais la jeune fille continua de le toiser
d’un regard qui le condamnait pour quelque mauvaise action. « Haoussa,
dit-il. Et un peu de twi, je crois.
– Parfait, dit Wurche. Comment t’appelles-tu ? »
La jeune fille regarda Wurche, sans rien répondre. Ses yeux montaient et
descendaient tandis qu’elle l’examinait, hésitant à parler.
« Aminah », finit-elle par dire.
Aminah
La femme aux cheveux courts vêtue d’une tunique d’homme fit traverser
le marché à Aminah et lui acheta une robe de coton, que celle-ci revêtit
aussitôt avec gratitude. Elles avançaient en silence, la femme aux allures de
garçon devant, Aminah derrière, déconcertée. Une seule chose était claire :
l’homme qui devait l’acheter n’était pas revenu, et Maigida l’avait vendue à
cette femme. Elles s’arrêtèrent devant un cheval à la robe si noire et luisante
qu’Aminah crut y découvrir son reflet.
« Monte », aboya la femme en haoussa, mais Aminah ne bougea pas.
Avant que la jeune fille ait trouvé le moyen de grimper sur le dos de
l’animal, la femme la poussa contre sa monture, puis elle l’attrapa par la
taille comme si c’était une enfant, et elle la hissa le plus haut possible. Ses
doigts appuyaient douloureusement sur les côtes d’Aminah, aussi fit-elle
tous ses efforts pour grimper. La femme grimpa ensuite telle un singe
devant elle, et accrocha les mains d’Aminah autour de sa taille. Elles
détalèrent si vite que la jeune fille crut qu’elles allaient tomber, mais la
cavalière maîtrisait parfaitement sa monture. Le coton rude frottait contre la
peau d’Aminah, le sac en cuir de l’autre lui rentrait dans l’estomac, mais
surtout la peur lui nouait la gorge. Elles sortirent de la vallée, et en montant,
le sable fit place à un paysage rocheux semé de touffes de graminées.
Aminah imagina qu’en arrivant au sommet, elle baisserait les yeux et
verrait Botu. Alors elle sauterait à terre, se mettrait à courir, goûterait à la
terre, et reviendrait serrer dans ses bras cette femme qui l’avait sauvée.
Seulement lorsqu’elles furent sur le plateau, elles se retrouvèrent au milieu
de grands arbres bordant un sentier mordoré. La brise soufflait, éparpillant
les feuilles mortes. Ce n’était pas Botu.
« Descends », ordonna la femme.
La hauteur était considérable. La femme aux allures de garçon bondit à
terre, puis elle tendit les bras à Aminah en lui faisant signe de descendre.
Tremblante, celle-ci se pencha, mais ne put sauter, à croire que son corps
était rivé au cheval. La femme poussa un soupir ennuyé, puis tira Aminah
avec une telle force qu’elle tomba. Elle grimpa à nouveau sur sa monture
avec aisance et partit au petit trot. Aminah s’épousseta et la suivit, surprise
d’avoir été autorisée à monter en croupe, et d’être soudain forcée de
descendre. Était-ce à cause de son odeur ?
Quinze minutes plus tard, elles arrivèrent à une autre ville, plus petite et
plus solennelle que Salaga. Il y manquait les bruits qui donnaient à Salaga
son caractère particulier et qui faisait battre son cœur : l’appel du muezzin,
les chiens qui aboyaient, l’ivrogne – il y avait toujours un ivrogne quelque
part – qui chantait en rentrant chez lui, les cloches, les tambours, les coqs
paresseux qui poussaient leurs cocoricos alors que la matinée était déjà bien
entamée, d’autres muezzins, les éclats de rire, les voix des gens qui
achetaient et vendaient, tout cela, sans arrêt, jusqu’au soir.
Des fillettes jouaient devant une case, et soudain le souvenir de Husseina
et Hassana traversa l’esprit d’Aminah. S’étaient-elles retrouvées ? Elle
espérait les voir bientôt. Elle croyait que les sentiments en elle s’étaient
assoupis – bonheur, tristesse, nostalgie – mais voir ces petites filles lui
permit de comprendre que non. Sa famille lui manquait. Elle aurait voulu ne
plus regarder ces enfants, qui à leur tour la dévisageaient, comme on le
faisait à Botu chaque fois qu’une personne inconnue arrivait. Aminah
poursuivit son chemin, sentant le regard brûlant des fillettes dans son dos.
Elles firent halte devant une grande maison blanche, à l’entrée flanquée de
deux gros rochers, et la femme entra. Elle mit pied à terre, atterrissant sur
un sol lisse fait de milliers d’éclats de miroir qui réfléchissaient la lumière
de toutes parts. Elle mena la jument dans une écurie, à gauche de l’entrée.
Aminah tendit le cou et aperçut trois autres chevaux. La femme aux allures
de garçon devait être riche. Aminah fut amenée devant l’une des cases qui
bordaient la cour, un rideau de tissu rayé blanc et bleu fermant l’entrée.
La femme appela quelqu’un dans une langue qu’Aminah n’avait jamais
entendue avant d’arriver à Salaga. Elle la préférait à celle de Wofa Sarpong
– chaque fois que les gens ouvraient la bouche, on aurait dit qu’on frappait
un gong. Une vieille femme sortit lentement. Elle était toute ronde,
contrairement à Eeyah. Ses yeux, son nez et même sa bouche étaient ronds.
Malgré tout, elle rappela à Aminah sa grand-mère. Elle songea que les
personnes âgées devaient toutes se ressembler. Leurs pommettes, leurs
mâchoires, leurs cous pleins de plis. Les deux femmes échangèrent
quelques paroles houleuses, puis celle qui avait des allures de garçon
s’adressa à Aminah en haoussa.
« Voici Mma, ma grand-mère. » La vieille dame accueillit Aminah dans sa
case, où elle s’allongea sur un lit surélevé par des blocs de sable. Entre la
vieille dame et le mur dormait un bébé. Il était recroquevillé comme une
feuille et paraissait si paisible qu’étrangement Aminah se prit à l’envier.
Le ton monta à nouveau entre les deux femmes, mais elles s’arrêtèrent
soudain, à croire qu’elles s’étaient rappelées en même temps la présence de
l’enfant, et regardèrent Aminah, dont les pieds semblaient vissés au sol. La
vieille dame prit alors la parole.
« Tu es là pour aider Wurche, ma petite-fille, à prendre soin de son bébé. »
Le petit garçon avait quatre mois, et la tâche d’Aminah consisterait à lui
donner son bain, le nourrir et le mettre au lit. Lorsqu’il dormirait, elle
devrait aider aux tâches domestiques, à la cuisine et au ménage. « Repose-
toi aujourd’hui. Il y aura beaucoup de choses à faire dans les jours qui
viennent. »
Aminah ne parvenait pas à croire que la femme aux airs de garçon ait eu
un enfant. Elle était telle une liane. En quittant la case de Mma pour se
rendre à la suivante, elle se demanda aussi quand allait apparaître un
homme dans le genre de Wofa Sarpong. Wurche déverrouilla la porte :
à l’intérieur se trouvaient un matelas, une armée de marmites et de
casseroles couvertes de poussière, avec des tombereaux de sable accumulés
le long des murs. Elle ouvrit la fenêtre. L’odeur de métal s’amplifiait à
mesure que les minutes passaient. Wurche montra ensuite à Aminah
l’endroit où l’on cuisinait, un espace ouvert, rempli de poêles et de
casseroles en métal, de pots en terre et d’ustensiles de cuisine empilés sur
une large table basse. Sous cette table, des balais, des nattes, des houes et
autres instruments pour creuser, et encore des marmites et casseroles.
Wurche la laissa avec un balai, et revint les bras chargés de vêtements,
qu’Aminah s’imagina devoir laver.
« C’est pour toi, dit Wurche. Je ne les ai jamais portés, et je ne les porterai
jamais. »
Qui étaient Wurche et les siens ? Ils traitaient Aminah trop bien. Combien
de temps cette générosité allait-elle durer ? Elle sortit le matelas de sa
chambre pour le secouer ; des herbes sèches se brisèrent entre ses doigts.
En rapportant le balai à la cuisine, elle vit un homme sortir en boitant de la
case d’en face. Il vint vers elle, et s’adressa à elle dans la langue de Wurche
et Mma. Aminah secoua la tête. Il essaya le haoussa.
« Je ne t’ai jamais vue ici ».
Aminah expliqua qu’elle était là pour s’occuper du bébé de Wurche. Il
répondit qu’il était son frère aîné, Sulemana. Et que si Aminah avait besoin
de quoi que ce soit, qu’elle vienne le voir, il l’aiderait. Mais la jeune fille
savait qu’elle n’en ferait rien. Ce genre de traitement était agréable, mais
elle avait l’impression de porter des vêtements d’emprunts, trop petits pour
elle. Ou encore, qu’elle devait retenir son souffle, car lorsqu’elle le
relâcherait, tout s’effondrerait autour d’elle. Elle regarda ses ongles, à vif à
force de les ronger. Une fois de retour dans la chambre qu’on lui avait
attribuée, elle ferma les yeux, ses pensées ricochant de tous les côtés.
Qu’était-il arrivé à l’homme qui voulait l’acheter ? Combien de temps
allait-elle rester chez ces gens ?
Elle ne se rendit pas compte qu’elle s’endormait, mais à son réveil – en
sursaut –, la pièce baignait dans l’obscurité. La panique la saisit. Elle aurait
dû être dehors, à aider aux cuisines. Un jour, chez Wofa Sarpong, elle avait
fait la sieste et ne s’était réveillée qu’après le dîner. La première épouse
l’avait traitée de paresseuse et l’avait obligée à aller chercher du petit bois,
seule, pendant un mois.
Dehors, trois enfants de l’âge d’Hassana jouaient avec des boîtes de
conserve vides. Mma était assise sur un tabouret près d’une femme
minuscule, qui s’avéra la tante de Wurche. Nul ne fit observer qu’Aminah
avait dormi trop longtemps. Au lieu de cela, Mma lui donna une énorme
calebasse en lui demandant d’aller puiser de l’eau, et elle désigna quelque
chose du côté de la chambre de Sulemana. Aminah ne comprit pas comment
l’eau pouvait se trouver là avant d’arriver au bord d’un puits entouré d’une
margelle de larges pierres, près de laquelle se trouvait un pot. Elle remplit la
calebasse et revint vers Mma, qui versa le liquide sur de gros morceaux de
viande. Tout suggérait que ces gens-là étaient riches. De l’eau directement
dans la cour, des chevaux, d’énormes morceaux de viande. Mma passa à
Aminah un bol d’oignons et la regarda les découper d’un air approbateur.
Soudain, Aminah fut fière que Na l’ait si bien éduquée. C’était un sentiment
nouveau chez elle, cette envie d’impressionner. Depuis deux ans, tout lui
était indifférent.
Mma jeta une poignée de beurre de karité dans un pot qu’elle posa sur les
trois supports qui entouraient le feu. C’était exactement pareil qu’à Botu.
Trois petits monticules fondus dans le sol.
Wurche sortit de sa chambre, le bébé sur la hanche. À présent qu’il était
réveillé, il donnait l’impression de faire la moitié de la taille de sa mère.
Aminah n’avait jamais vu un bébé aussi énorme. Wurche le tendit à Mma.
Aminah avait presque fini d’étendre les nattes de raphia pour le dîner,
lorsqu’un homme sortit de la case qui se trouvait près de l’entrée. Il était
grand, vêtu d’une tunique élaborée, avec une étoffe repliée sur l’épaule. Ce
devait être le père de Wurche, ils avaient la même tête ronde. Aussitôt,
Aminah s’inclina comme elle le faisait devant les anciens à Botu.
D’une voix de stentor, il prononça des paroles dans la langue de Salaga.
Puis il fit signe à Aminah de se lever.
« C’est la jeune fille qui va s’occuper de Wumpini », annonça Mma en
haoussa. Peu après, elle murmura à Aminah de son haleine amère aux
relents d’oignons : « C’est le roi de Salaga et Kpembe. Je suis certaine que
Wurche ne te l’a pas dit, mais il est important que tu le saches. »
Aminah acquiesça, abasourdie. Elle en eut soudain la chair de poule. Pas
étonnant. Comment avait-elle fait pour se retrouver à la cour du roi de
Salaga ?
Un homme corpulent sortit de la chambre de Wurche, suivi par la jeune
femme, et Aminah comprit qu’il s’agissait de son mari.
Quand tout le monde fut assis pour manger, Mma servit le riz sur trois
grands plateaux, et Aminah versa la sauce de la viande par-dessus, les
mains tremblantes car elle sentait le regard du roi posé sur elle. Elle était
nerveuse parce que c’était un roi, mais aussi parce qu’il lui rappelait
l’homme de la caravane dont les mains s’étaient aventurées à un endroit qui
n’était pas autorisé. Aminah tentait de se concentrer sur la nourriture, mais
le regard du roi ne la quittait pas. Pas plus que celui de Sulemana. L’époux
de Wurche était le seul homme à ne pas faire attention à elle.
Après le dîner, Aminah suivit Wurche dans sa chambre pour laver le bébé.
Comme la pièce respirait ! Il aurait fallu trois personnes juchées les unes sur
les autres pour atteindre le plafond. Des coffres et des paniers assez grands
pour y cacher quelqu’un étaient alignés le long des murs ronds de la case, et
il y avait encore assez d’espace. Elle aperçut son reflet dans un miroir posé
en oblique contre la paroi près de la fenêtre, et elle regretta d’avoir regardé.
Elle n’avait plus que la peau sur les os. Ses tresses collées étaient emmêlées
de manière indescriptible et ses yeux cernés d’une couleur plus sombre que
le reste de son visage. Les hommes la regardaient-ils parce qu’elle avait
l’air maladif ? L’exemple même de la beauté, à ses yeux, c’était Na pendant
sa grossesse. Malgré sa tristesse, sa peau était douce comme le limon près
du trou d’eau, sa chevelure avait épaissi, et quand elle la peignait, on avait
envie de plonger dans ses boucles cotonneuses. Le reflet qu’elle voyait dans
le miroir n’avait rien de beau.
Le bébé gazouillait tandis qu’Aminah frottait son petit corps replet avec
un tissu mouillé. Son père entra et ressortit plusieurs fois, et chaque fois,
Aminah le surprit qui regardait son épouse. La jeune fille avait déjà vu ce
regard-là. Baba regardait Na de la même manière lorsqu’elle était résolue à
l’emporter après une querelle. Ce n’était peut-être pas de l’amour, mais en
tout cas, on y lisait l’admiration. Il était trop tôt pour commencer à les
comprendre, mais Aminah pria Otienu qu’il n’y ait pas un autre Wofa
Sarpong dans cette maison, ou pire encore, son fils. Elle avait déjà peur du
roi, mais elle espérait que sa position exige de lui un comportement
honorable.
« Une fois que tu te seras habituée à lui, dit soudain Wurche, tu le garderas
jusqu’à ce qu’il s’endorme. »
Wumpini avait environ huit mois et Aminah était au service de Wurche
depuis quatre mois, quand le père du bébé vint voir la jeune fille. C’était
l’après-midi. Tout le monde faisait la sieste et elle jouait dehors avec
Wumpini, qui refusait de dormir et ne cessait de babiller. Adnan s’accroupit
devant elle et la dévisagea. C’était la dernière personne qu’elle s’attendait à
voir ainsi. D’habitude, il se contentait de lui sourire, et prononçait son nom
comme si c’était une chanson, mais la seule personne qu’il semblait voir,
c’était sa femme. Aminah et Adnan avaient peu affaire l’un à l’autre.
Anticipant sa proposition, elle rassembla ses forces. Elle n’aimait pas cette
sensation qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle rencontrait un homme, celle
de devenir son objet : c’était épuisant. Demanderait-il la même chose que
Wofa Sarpong ? Ou davantage ? Et Wurche ? Elle avait l’air complètement
indifférente à Adnan, mais elle tuerait certainement Aminah si elle
découvrait que son mari faisait des choses avec elle. Wurche n’avait rien à
voir avec les épouses soumises de Wofa Sarpong.
Adnan prit quelque chose dans la poche de sa tunique.
« Y a-t-il du lait ? demanda-t-il.
– Je vais aller en chercher », répondit Aminah, soulagée.
Il lui tendit des porcelaines et un morceau de tissu renfermant quelque
chose, en ajoutant : « Mouds bien ceci en poudre fine. Ajoute-le au lait et
dépose-le devant ma porte, à gauche. N’en parle à personne. »
Il ouvrit un carré de calicot qui renfermait une masse grise. Aminah
n’avait pas la moindre idée de ce que c’était et n’osa pas demander à quoi
cela servirait. Heureuse que cette étrange requête n’ait rien à voir avec elle,
elle prit Wumpini, le hissa sur son dos, enroula une étoffe autour de lui et
l’attacha ainsi contre elle. Elle se rendit dans les vastes pâtures où Ahmed le
Peul faisait brouter ses vaches et vendait du lait aigre. Elle aimait acheter
chez lui car sa langue était proche de la sienne.
Elle prit le lait, rentra au palais, pila la substance inconnue, la mélangea, et
alla déposer le tout à l’entrée de la chambre de Wurche et Adnan, ainsi qu’il
le lui avait demandé.
Tous les dix jours environ, Adnan apportait à Aminah une chose à réduire
en poudre, et lui demandait de la mélanger à du lait puis de tout laisser
devant sa porte. Feuilles séchées, objets semblables à des cailloux, écorce –
c’étaient presque toujours des choses qu’elle ne pouvait identifier, mais
qu’elle parvenait facilement à écraser au moyen d’un galet et d’une plaque
de pierre. Un jour, il lui donna un lézard desséché, en état de choc définitif.
Après être allée chercher le lait, elle revint au palais, où tout le monde
faisait encore la sieste. Elle posa le lézard fossilisé sur une grosse pierre
plate qu’elle utilisait pour réduire les oignons en purée. Elle n’avait pas le
choix : un homme de la maison lui avait donné un ordre. Elle essaya
d’écraser la créature durcie, en vain. Alors elle prit le mortier et le pilon,
sachant très bien que c’était une erreur : elle était certaine de réveiller
quelqu’un, hélas elle ne pouvait effectuer cette besogne à aucun autre
moment car on la verrait forcément. Parfois, Wurche lui hurlait dessus :
« Ça t’arrive de réfléchir ? » était sa phrase préférée, quand par exemple,
perdue dans ses pensées, Aminah oubliait d’éteindre le feu. Pour l’essentiel,
néanmoins, la bienveillance qu’elle avait rencontrée le premier jour avait
perduré, et elle commençait à se sentir à l’aise. À tel point qu’elle
commettait parfois des bêtises. Comme si elle se trouvait à nouveau dans
les vallées aux sols fertiles de Botu. Elle se laissait même aller à des choses
qu’elle faisait seulement lorsqu’elle était dans sa chambre d’antan, avec
Eeyah. Elle posa Wumpini sur une natte, s’étira et lâcha un gros pet.
Elle laissa tomber le lézard dur comme de la pierre au fond du mortier et
se mit à le pilonner doucement, réprimant son dégoût. Elle ignorait toujours
à quoi servaient ces potions. Peut-être un sacrifice ? À Botu, seuls les
garçons se servaient d’animaux morts pour jouer de mauvais tours aux
filles, on tuait aussi des bêtes lors des sacrifices, mais c’était Obado qui s’en
occupait. Les femmes n’avaient pas le droit de toucher à quoi que ce soit.
Aminah entendit bouger quelque chose. Elle s’arrêta et regarda autour
d’elle. Personne. Elle recommença à pilonner.
« Pourquoi fais-tu autant de bruit ? » demanda Wurche.
Aminah sursauta, puis présenta des excuses tout en essayant de trouver un
prétexte. Wurche, qui n’était pas convaincue, s’approcha pour regarder au
fond du mortier. Le lézard était déjà en plusieurs morceaux, mais sa tête
affreuse était encore entière. Wurche hurla. Aminah baissa les yeux. Où
était Adnan ?
« Tu essaies de nous empoisonner ? s’écria Wurche.
– Je vous en prie, commença Aminah.
– Mma, viens voir ! »
Mma se traîna hors de sa case, rajustant son voile blanc autour de sa tête.
Elle s’approchant en nouant l’étoffe sur sa poitrine. Elle regarda au fond du
mortier, là où Wurche pointait le doigt.
« Wo yo ! dit-elle en se couvrant la bouche.
– Est-ce cela qu’on mange là d’où tu viens ? demanda Wurche. Ton pays
te manque-t-il ? »
Aminah secoua la tête. Le lézard, le mortier et le pilon devinrent flous
dans ses yeux mouillés. Adnan sortit de sa chambre, les vit rassemblées
autour du mortier, et quitta les lieux comme s’il n’était en rien concerné.
« Wurche, ton père nous a fait pilonner toutes sortes de potions pour lui,
dit Mma. Ceci n’est rien. J’ai cuit et réduit en purée un varan tout entier
pour en faire une soupe qui donne du courage à ses hommes. Aminah,
nettoie bien ce mortier quand tu auras fini. »
Wurche ramassa Wumpini et retourna à sa chambre en lui essuyant la
bouche, à croire qu’Aminah lui avait fait goûter cette créature répugnante.
Aminah avait honte, elle avait envie de frapper le mortier, de tout jeter,
pourtant elle continua de pilonner. Elle le fit pour préserver sa dignité et
évacuer la colère qu’elle éprouvait à l’égard d’Adnan. Une fois le lézard
réduit en poudre, elle le versa dans le lait aigre, qu’elle déposa à l’entrée de
la chambre de Wurche. Lorsqu’il rentrerait, Adnan comprendrait combien il
était lâche et il aurait honte.
Aminah s’apprêtait à entrer dans ce doux espace qui vient juste avant le
sommeil, ce moment où l’on se remémore les passages agréables de la
journée sur le rose soyeux de ses paupières. Sa journée n’avait guère été
agréable, mais cet instant était doux malgré tout. Elle s’imaginait sur
l’herbe verte où paissaient les vaches d’Ahmed, et elle allait plonger quand
Mma entra dans sa chambre, la tête enveloppée de son voile.
« Ce n’était pas pour toi, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle. Aminah fut
déconcertée. « Le lézard, c’était pour un homme, bien sûr ? Regarde-moi.
Si je prononce le nom du commanditaire, cligne deux fois. »
Mma s’approcha de plus près et Aminah sentit son haleine. Autre point
commun aux personnes âgées : l’haleine rance qui murmurait combien la
mort était proche.
« Était-ce Etuto ? »
Aminah ne bougea pas.
« Sulemana ? » Sa voix était montée d’un cran, incrédule.
Aminah ne bougeait toujours pas. Mma passa en revue la liste des soldats
d’Etuto. Puis elle se tut.
« Ah. Adnan. »
Aminah cligna deux fois les yeux.
Mma éclata de rire et grommela : « Wo yo », pour elle-même. Puis : « Je
suis certaine que tu sais à quoi cela sert ? »
Aminah secoua la tête.
« Certains disent que c’est un filtre d’amour. D’autre que cela renforce
l’énergie sexuelle. Qu’un homme avec suffisamment de vigueur peut
obtenir tout ce qu’il veut de son épouse. »
Adnan utilisait ces potions depuis des semaines et, visiblement, Wurche
discutait davantage avec Sulemana qu’avec lui. Aminah eut pitié de lui.
« Mma, je vous en prie, ne lui dites pas que je vous ai raconté. »
La vieille dame assura à Aminah qu’elle lui avait seulement posé la
question par curiosité. Puis elle se tut ; ses yeux, que l’âge avait rendus gris,
fouillèrent ceux d’Aminah, comme si cela pouvait lui apprendre quelque
chose. Sa voix se fit murmure. « Tu es une bonne fille. Cela se voit.
Comporte-toi bien avec nous, et tout ira au mieux pour toi. »
Wumpini eut un an et son père fit tuer un mouton gras. Le bébé refusait
toujours de marcher, aussi Aminah le porta-t-elle pendant toute la matinée,
tandis qu’elle faisait cuire les morceaux de viande pour les invités qui
venaient célébrer l’événement. Dans la cuisine, une vapeur âcre s’élevait
au-dessus de deux gros pots de bière de millet. Aminah ne comprenait pas
que les gens puissent boire un liquide si nauséabond. Des peaux étaient
étendues devant les cases d’Etuto et de Wurche, et pendant toute la matinée,
les hôtes se succédèrent.
Cette journée était la plus intense qu’Aminah ait connue jusque-là. À un
moment, Sulemana s’approcha, prit un morceau de viande et lui demanda
d’où venait sa famille.
« De Botu », répondit Aminah, mais avant qu’il puisse ajouter quelque
chose, un groupe d’hommes portant talismans, hautes bottes de cavaliers et
fusils arriva et s’installa devant la case d’Etuto. Sulemana se joignit à eux,
au grand soulagement d’Aminah. Elle ne pouvait faire la conversation tout
en préparant la nourriture et en s’occupant de Wumpini.
Etuto sortit, et tout le monde se prosterna devant lui, chose qui surprenait
toujours Aminah. Que le sol fût boueux ou poussiéreux, les gens se
prosternaient devant le Kpembewura. Etuto portait des bottes brodées
semblables à celles que Baba avait commencé à fabriquer. Comme s’il
s’était aperçu qu’elle le regardait, Etuto leva le bras en l’air et s’écria : « De
la bière ! »
Aminah posa plusieurs calebasses sur un plateau, y versa le répugnant
liquide et se hâta vers l’assemblée. Elle se baissa à la hauteur d’Adnan, qui
déclina mais la remercia sincèrement. Depuis l’incident du lézard, la simple
vue de son visage agaçait Aminah. Ensuite, elle s’en voulait d’être irritée
contre lui. C’était une vraie malédiction d’être aussi sensible aux autres.
Elle se présenta devant Etuto qui leva sa calebasse en disant : « Merci
Aminah, la plus belle. » Ses yeux s’attardèrent sur son visage, descendirent
sur sa poitrine. Le cœur de la jeune fille se mit à battre plus fort. Tout le
monde éclata de rire comme s’il s’agissait d’une bonne blague.
D’autres gens arrivèrent et Aminah fut frappée de découvrir la présence de
deux hommes qui s’attardaient à l’extérieur, plus pâles que du beurre de
karité frais. À croire qu’ils n’avaient plus de sang dans les veines. Si Na
trouvait qu’Issa-Na avait l’air mal cuite, Aminah se demandait bien
comment elle aurait décrit ces hommes. C’était donc une personne de ce
genre qui avait acheté Husseina pour aller sur les grandes eaux. Les
nouveaux venus s’entretinrent avec Etuto, et il fit signe à son bataillon de
quitter le palais.
« Encore de la bière, Aminah », ordonna Etuto.
Elle alla chercher d’autres calebasses et revint en hâte le servir. Les
hommes pâles étaient accompagnés d’un homme noir également vêtu d’une
chemise et d’un pantalon court, semblable à la tenue de l’inspecteur qui
s’était présenté sur la ferme de Wofa Sarpong. Etuto fit traverser la cour à
ses invités et les mena devant la case de Wurche, où celle-ci était assise en
compagnie de Mma et des autres femmes de Kpembe.
Les hommes parlaient gonja, haoussa et une langue qui devait être celle
des hommes pâles. À leurs propos en haoussa, Aminah comprit qu’ils
étaient venus là pour renforcer des liens déjà existants. Et pour cela, ils
avaient apporté des présents. Les messagers des hommes pâles donnèrent à
Etuto des colliers de perles, qu’il tendit à Wurche. Celle-ci s’inclina devant
les visiteurs et les distribua à son tour à Mma et aux autres femmes, qui se
mirent à hululer. Les hommes pâles présentèrent ensuite des bouteilles
contenant un liquide brun. Ahmed entra à son tour avec une vache noir et
blanc, aussi haute que le portail, et un autre homme suivit avec un gros sac
d’ignames posé sur la tête. Si Aminah avait dû choisir, elle aurait largement
préféré les cadeaux offerts par Etuto.
Les hommes discutèrent pendant des heures, et à la fin, celui qui était noir
et habillé comme un inspecteur donna à Etuto un tissu avec du rouge, du
bleu et du blanc. Plus tard dans la soirée, Mma expliqua à Aminah qu’elle
venait d’assister à un moment historique. En prenant leur drapeau, Etuto
acceptait l’amitié des blancs de Grande-Bretagne. Wurche affirma que la
rencontre entre Etuto et ces blancs signifiait que la situation avait changé.
Les blancs avaient l’habitude de venir le voir. Si Etuto acceptait ce drapeau,
alors Salaga n’était plus une zone neutre, il s’agissait désormais de
protection, et non plus d’amitié. Aminah n’avait pas la moindre idée de ce
dont elles parlaient.
Wurche
De plus en plus de blancs venaient à Salaga-Kpembe, sollicitant chaque
fois une audience auprès d’Etuto ; parallèlement, le mariage de Wurche
virait au cauchemar. Elle devait demander à Adnan la permission pour tout,
et il profitait au maximum de sa position dominante. Il lui avait interdit de
siéger avec Etuto lors des réunions, s’interrogeant sur sa propre réputation
si sa femme ne respectait pas les règles. Il l’obligea à cesser d’enseigner
avec Jaji. Si elle voulait se rendre à Salaga, elle n’avait qu’à l’accompagner,
comme une bonne épouse. Au début, elle protesta en lui disant que cela
allait à l’encontre de tout ce qu’elle avait appris. Mais il répondit que ce
genre d’idée était subversif. Et quand elle lui rétorqua qu’elle ferait ce que
bon lui semblerait, il la frappa. Elle essaya d’en parler à Etuto, hélas son
père se montra inflexible. Vouloir garder le contrôle de Salaga l’absorbait
tant qu’il la pria d’attendre que son pouvoir soit assez solide pour que plus
personne ne puisse lui prendre Salaga (ni ceux de Kete-Krachi, ni les
Ashantis, ni les Français, ni les Allemands). Jusque-là, il avait besoin de la
protection de Dagbon. Elle essaya d’en parler à Mma. Après avoir vanté les
bienfaits du mariage aussi loin que la mémoire de Wurche remontait, Mma
changea soudain de discours :
« C’est seulement après être devenue veuve que j’ai eu la paix. »
Wurche tenta de ne plus réagir. Non qu’elle voulût laisser Adnan la tuer
intérieurement : c’était au contraire une question de survie. Il possédait des
réserves inépuisables d’énergie, et plus elle se rebellait, plus il était agressif,
et elle finirait par perdre la partie. Lorsque Adnan tripotait les perles de son
chapelet, les yeux perdus dans le vide, Wurche le regardait, stupéfaite
d’avoir jamais pensé qu’il puisse être doux. Son visage portait à présent
tous les stigmates de l’homme violent. Ses yeux, qui naguère lui
paraissaient petits et innocents, n’étaient plus que des fentes pleines de ruse.
Sa respiration bruyante l’avait toujours dérangée, mais à présent, lorsqu’il
dormait, elle avait l’impression qu’un lion affamé était étendu à ses côtés,
inspirant par à-coups, prêt à ne faire d’elle qu’une bouchée dés qu’il se
serait suffisamment reposé. Il n’était pas facile pour elle de se soumettre à
ses besoins insatiables, mais elle essayait.
Désormais, au lieu de répliquer quand Adnan la frappait, Wurche attrapait
Wumpini, l’attachait sur son dos, prenait un objet qu’elle aimait et allait le
déposer dans la chambre d’Aminah. Un matin où Adnan s’était montré si
violent que de gros caillots de sang s’étaient écoulés du nez de Wurche,
quand le soleil se leva, elle prit deux sacs, attrapa Wumpini (tout endormi et
presque impossible à porter), et sortit. Ils s’étaient querellés à propos de
l’endroit où l’enfant devait dormir. Adnan voulait qu’il passe les nuits
auprès d’Aminah ou de Mma. Wurche savait ce que cela signifiait : que
désormais elle serait dans une position de totale soumission à son mari. Elle
secoua la tête, refusant de ravaler ce qu’elle pensait. Avant qu’elle ait
seulement ouvert la bouche, la main d’Adnan s’abattait sur son visage.
Aminah était déjà levée et elle balayait. Même dans les tâches les plus
ingrates, elle se mouvait avec grâce. Wurche l’observa, puis elle s’arracha à
sa transe, lui tendit Wumpini et les sacs. Elle revint dans sa chambre, où le
lion dormait toujours, et s’interrogea : Et si je l’étouffais ?
« Madame Wurche », l’appela Aminah. Elle parlait trop fort. Wurche
profitait de ces moments où elle échappait à son mari. « Madame, venez
voir. »
Dans la cour, Wumpini faisait quelques pas hésitants. Il tomba, mais
aussitôt il se mit à quatre pattes et se releva pour recommencer. Wurche
courut vers lui et le prit dans ses bras. La terreur l’étreignit.
« Ne dis rien à personne.
– Mais madame, c’est une bonne nouvelle, fit Aminah avec perplexité.
– Continue de le porter. Ne laisse personne le voir mar-cher. »
Wurche devait gagner du temps, bien qu’elle ait envie de partager la
nouvelle avec Mma et Etuto. Mais si jamais l’un d’eux l’apprenait, Adnan
finirait par le savoir, et ils partiraient à Dagbon. Il était temps de faire ce
qu’elle n’avait pas pu se convaincre de tenter quatre ans plus tôt. Mais
d’abord, elle devait s’assurer qu’Aminah était prête.
Elle demanda à la jeune fille d’amener Wumpini et un morceau de tissu.
Elle sella Baki, monta à cheval, attacha le bébé devant elle avec le tissu et
partit en faisant signe à Aminah de la suivre. Elles étaient trop proches du
palais pour pouvoir chevaucher ensemble. Wurche prit la route bordée
d’arbres qui menait à Salaga, puis elle tourna sur un sentier étroit, arrêta sa
monture et demanda à Aminah de monter à son tour. La jeune fille hésita, et
Wurche jura à mi-voix. Aminah regardait droit devant elle. Quand enfin elle
se décida, elle mit le pied à l’étrier, mais ne réussit pas à monter.
« Donne-moi ta main droite », dit Wurche.
Aminah s’exécuta, mais ne put lever le pied gauche.
« Aminah, lève ton pied.
– Pardon, madame. »
Aminah s’écarta, Wurche lui lâcha la main, descendit de cheval et attacha
Wumpini sur son dos. Elle fixa le pied d’Aminah dans l’étrier et lui poussa
les fesses jusqu’à ce qu’elle soit assez haute pour enfourcher la jument.
Wurche remonta à son tour en selle en marmonnant : « Ay Allah ! C’est ma
vie à moi qui raccourcit chaque fois qu’une manante monte à cheval, pas
celle de Baki. »
Wumpini se mit à rire comme un fou lorsqu’ils dévalèrent le sentier. Ils se
retrouvèrent dans la forêt de son enfance, là où Wurche avait appris à tirer
avec Sulemana, où elle avait joué avec Fatima, où s’étaient exprimés ses
rêves les plus fous. Elle mit pied à terre la première, aida Aminah à
descendre, et attacha Baki à un tronc. Les arbres, plus grands désormais,
étaient bien alignés – Mma disait que c’étaient elle et ses amies qui les
avaient plantés quand elles étaient jeunes. Elle leva les yeux vers la canopée
et se souvint des applaudissements enthousiastes de Fatima quand Wurche
achevait un discours. Elle se demanda où pouvait être son amie désormais,
et ce qu’elle aurait dit si elle avait appris que Wurche n’avait toujours pas
réussi à obtenir ce qu’elle voulait.
« Au palais, porte-le toujours sur ton dos. Je ne veux pas qu’il marche là-
bas. Ici, il peut faire ce qu’il veut », expliqua Wurche en détachant
Wumpini pour le laisser glisser à terre. Elle ne voulait à aucun prix
qu’Adnan découvre que son fils savait marcher, mais elle voulait malgré
tout que celui-ci puisse être vite indépendant. Il vacilla, fit un pas, tomba.
Wurche l’applaudit. Il se releva et recommença. Elle montra un arbre tout
proche, à environ dix pas de Wumpini. « Aminah, mets-toi là-bas. Oui,
Wumpini, va vers Aminah. »
Tandis que Wumpini progressait, Wurche observait Aminah. À présent,
ses joues étaient pleines et ses cheveux joliment tressés. Wurche comprenait
que tous les hommes n’aient d’yeux que pour elle. Elle vivait avec eux
depuis plus d’un an et ne se livrait pas ; elle accomplissait son travail sans
jamais se plaindre. Aminah. Celle que Moro avait choisie. Tous les hommes
du palais étaient ensorcelés, et Wurche ne doutait pas que Moro le fût
également. Ce n’était pas seulement une question de beauté physique, il y
avait chez cette fille un calme et une réserve qui attiraient aussi Wurche.
Elle ne possédait pas l’énergie inépuisable et vaine de sa maîtresse, ni la
nature inquiète de Mma, ni le sérieux de Sulemana, ni le farouche désir de
pouvoir d’Etuto. Mais on avait envie de la regarder. Ou de devenir elle. Ou
de la dévorer. Wurche chassa ces idées de sa tête. Elle devait se concentrer.
Pendant une semaine, Aminah rangea tous les objets que Wurche avait
déposés dans sa chambre, et avec Wumpini elles se rendirent dans la forêt
pour que l’enfant s’essaie à la marche et qu’Aminah s’habitue à Baki. Elle
expliqua à Aminah qu’elles allaient bientôt partir en voyage, et qu’elle
devait apprendre à se hisser à cheval dans l’urgence.
Deux jours plus tard, Etuto manda Wurche dans ses appartements. Il
paraissait tout enflé. Le manque de sommeil se lisait dans les poches sous
ses yeux, et ses lèvres semblaient ramollies par l’alcool.
« Nous devons nous occuper de ces princes à Kete-Krachi, marmonna-t-il.
Je vais envoyer Sulemana sur la Côte-de-l’Or, car les princes veulent
détruire Salaga. »
À présent qu’il était ami avec les Britanniques, il voulait qu’ils lui
procurent leur aide militaire. Les gens de Kete-Krachi avaient même
commencé à lui prendre ses meilleurs soldats. Il but une gorgée de vin.
« Est-ce que tu veux les accompagner ? La présence d’une femme dans la
délégation pourrait amadouer le gouverneur.
– Oui. » Elle ne prit pas le temps de penser à son mari, ni à son fils, ni à
son projet de fuite. C’était le commencement de ce qu’elle avait toujours
voulu.
« Ils partent demain. À l’aube. »
Elle alla voir Aminah dans sa chambre, contente d’avoir déjà mis des
affaires de côté. Aminah était enroulée autour du petit corps dodu de
Wumpini.
« Je pars demain pour la Côte-de-l’Or, murmura Wurche. Sors-moi mes
trois plus belles tuniques. »
Au même moment, Mma passa la tête à l’intérieur.
« Aminah, va chercher du lait aigre chez le garçon peul pour le voyage de
Sulemana.
– Je pars avec lui, annonça Wurche.
– Et ton mari ? »
Wurche haussa les épaules puis, se tournant vers Aminah :
« Tu t’en occuperas après. »
Aminah jeta un regard nerveux à Wumpini, dont la respiration sonore
s’était transformée en ronflement. Tout allait bien. Aminah avait le temps
d’aller faire cette commission, l’enfant ne se réveillerait pas. Les trois
femmes quittèrent la case. Wurche se rendit dans sa chambre et trouva
Adnan allongé sur le lit, la tête relevée, son chapelet enroulé autour de sa
main droite. Elle ne lui adressa pas la parole. Pour ce voyage, elle aurait
besoin de son fusil, de son chapeau, et de son khôl – ça allait faire plaisir à
Mma. S’il fallait un peu de charme et de séduction pour convaincre le
gouverneur, qu’il en soit ainsi. Alors qu’elle farfouillait dans une panière
remplie de peignes et de bijoux qu’elle ne portait jamais, elle entendit
hurler. Elle se précipita dehors. Adnan la suivit. Etuto sortit à son tour de sa
case. Mma applaudissait en l’air et continuait de crier. Devant elle,
Wumpini marchait, comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie.
« Ay Allah ! » s’exclama Mma.
Wurche hésita entre feindre l’indifférence ou la surprise. Aminah arriva à
son tour avec deux petits pots. Elle s’arrêta, échangea un regard avec
Wurche.
« Oui ! Allah soit loué ! s’écria Wurche en se précipitant pour attraper
Wumpini.
– Je croyais que ce jour n’arriverait jamais, dit Adnan. Enfin, nous allons
pouvoir rentrer. Etuto, cher père, avec votre permission, nous aimerions
retourner à Dagbon le plus tôt possible et vous rendre votre espace.
– Et mon voyage, demain ? » coupa Wurche, tandis que Wumpini luttait
pour redescendre. Son regard se posa sur son père. Il paraissait noyé dans sa
tunique. Jamais il n’avait eu l’air aussi ratatiné. Personne ne dit mot. Même
les feuilles cessèrent de s’agiter. « Etuto ?
– Si ton mari le permet », répondit-il.
Wurche, qui ne voulait pas donner à Adnan la satisfaction de lui ordonner
ce qu’elle devait faire, adressa un signe à Aminah et prit la direction de la
chambre de la jeune fille.
« Prépare les sacoches que je t’ai données, et mets tes affaires dans un sac.
Porte-les à l’extérieur. Ensuite, va chercher Baki et attache-la dehors à un
arbre, sans trop serrer. Arrange les sacoches sur son dos et attends-moi là. »
Elle lui installa Wumpini sur le dos, inspira profondément, et se dirigea
vers sa case. Elle prit le fusil que Dramani lui avait donné et regarda autour
d’elle. Elle n’avait pas le temps de trier le reste de ses affaires. Si Adnan
était malin et qu’il voie Aminah transporter des sacoches, il commencerait à
comprendre. Elle sortit au moment où la croupe de Baki disparaissait sous
le portail. Bien. Aminah était presque prête. Adnan était seul dans la cour.
« Adnan », dit Wurche en venant vers lui, tenant son fusil par le canon. Il
aurait pu s’imaginer qu’elle allait lui tirer dessus, mais il était si satisfait de
lui-même que cela devait être le dernier de ses soucis – les commissures de
sa bouche étaient relevées, son nez ressemblait à un groin.
« Après notre mariage, j’ai eu des relations avec un autre homme », dit-
elle en le regardant droit dans les yeux.
Silence. L’expression d’Adnan se dissipa. Il laissa choir son chapelet, et
Wurche en profita pour prendre la fuite. Elle cria de courir à Aminah qui
détachait Baki. La jeune fille détala, Wumpini tressautant dans son dos,
Wurche derrière elle, tirant les rênes de Baki. Les sacoches ralentissaient la
jument, mais elle se mit au trot rapidement.
« Putain ! Sheitan ! » beugla Adnan.
Wurche sentait son cœur battre jusque dans ses oreilles. Les deux femmes
et la jument filèrent. Wurche regarda derrière elle et fut soulagée, bien
qu’un peu déçue de ne voir personne se lancer à leur poursuite. Elles prirent
le chemin qui menait à la forêt et enfourchèrent Baki. Leur destination :
Kete-Krachi.
Elles traversèrent trois villages avant que Wurche s’estime assez loin de
Kpembe pour s’arrêter. Elles achetèrent du lait et du maasa à une fille qui
transportait sur la tête un panier en forme de couronne, puis elles reprirent
leur voyage, s’arrêtant à nouveau trois villages plus loin pour nettoyer
Wumpini et laisser Baki se reposer. C’était à croire qu’elles n’atteindraient
jamais Kete-Krachi. Au bout d’une journée de voyage, lors d’une halte pour
se reposer et se restaurer, un homme de Hiamankyen affirma que Kete-
Karchi était la prochaine étape sur leur chemin.
Lorsqu’elles entrèrent dans la cité, Wurche entendit un bruit de vaguelettes
qui se brisaient contre une berge : une claque, suivie d’un murmure, à la
fois violents et apaisants. Elle se demanda combien de temps il lui faudrait
pour s’habituer aux secrets de ce lieu, à ses odeurs nocturnes, aux bruits de
ses aurores. Sur la terre pelée, l’herbe était sèche, mais l’air était humide, et
Wurche ne sentait pas sa peau tirer comme à Salaga. Des cases rondes et
carrées bordaient la route qui menait en ville. Elle avait planifié sa fuite,
mais ignorait combien de temps elle serait absente. Un homme traversa la
route en direction de la ville, une houe sur l’épaule. Wurche le salua en
gonja, mais il se contenta de la dévisager, alors elle essaya le haoussa et il
répondit en inclinant sèchement la tête. Elle lui demanda ensuite s’il
connaissait Jaji, mais il secoua la tête.
« Pas de chevaux, dit-il à la place.
– Pourquoi ?
– Le Dente interdit les chevaux. »
Wurche soupira et mit pied à terre. Il ne fallait pas s’aliéner le puissant
oracle de Dente dès le premier jour. Elle prit Wumpini à Aminah, qui
descendit avec maladresse. Wurche posa le bébé, détacha les sacoches, en
donna deux à Aminah et prit la dernière. Elle attacha Baki à un arbre en
faisant un nœud complexe et appuya le front contre la crinière de la jument.
Son soulagement avait beau être mêlé de regrets, elle éprouva soudain
l’envie de rire. Pendant toutes ces années, elle s’était sentie piégée,
prisonnière, et tout à coup, enfin, elle s’était libérée. Elle avait l’impression
de flotter dans les airs. Sa famille lui manquerait, seulement aucun d’entre
eux n’avait dit : Adnan est mauvais, voilà la manière de t’en sortir.
Elles avançaient lentement, mais la ville s’éveillait juste, aussi Wurche
n’était pas inquiète. Si elles ne rencontraient personne qui connaisse Jaji,
elles iraient à la mosquée. L’imam local était forcément en relation avec elle
ou avec son imam. Elles croisèrent un groupe de petites filles très minces
qui transportaient des marmites vides. Wurche les salua et leur décrivit Jaji
(grande, toujours coiffée d’un chapeau de paille pour sortir de chez elle), et
deux des filles désignèrent une maison rectangulaire derrière plusieurs
autres qui étaient rondes. Wurche leur demanda ensuite si Aminah pouvait
les suivre pour aller chercher de l’eau afin d’abreuver Baki.
Quand la jument eut bu, elles allèrent voir Jaji, qui leur répondit tout de
suite en s’exclamant de surprise.
« J’ai fait quelque chose de terrible, annonça Wurche.
– Quoi ?
– J’ai quitté mon mari.
– Ay Allah. »
Jaji leur proposa de s’asseoir tandis qu’elle allait chercher de l’eau. Elle
voulait qu’on lui raconte tout. Wurche, qui ne souhaitait pas démériter aux
yeux d’Aminah, s’exprima en gonja. Elle expliqua à Jaji qu’elle ne
supportait plus la violence d’Adnan et qu’elle s’était enfuie avant qu’il
puisse les emmener à Dagbon, car si elle était restée, elle n’aurait jamais
rien pu faire d’utile ni pratiquer aucune activité agréable. Jaji leur dit que sa
maison était petite, mais qu’elle serait heureuse de bénéficier de l’aide de
Wurche.
« Que dois-je faire de ma jument ? Un homme m’a dit que je ne pouvais
pas l’amener ici à cause du Dente.
– Les chevaux sont acceptés à Kete. C’est à Krachi que le Dente
interdisait les chevaux. Mais il a été exécuté l’an dernier. Je ne sais pas si
cela signifie que les chevaux y sont à présent tolérés. En vérité, je ne vais
jamais à Krachi…
– Il a été exécuté ? » Wurche aurait dû le savoir. Une fois encore, Adnan
avait veillé à ce qu’elle ne soit pas tenue au courant des événements
politiques. Moro le lui aurait dit, mais il était sorti de sa vie depuis
longtemps. Elle se demanda combien de temps s’écoulerait avant qu’elle le
revoie.
« Les Allemands l’ont exécuté. Ils veulent contrôler le peuple, or le peuple
n’écoutait que le Dente. Avant sa mort, proches ou éloignés, les gens
avaient peur de lui. Pendant longtemps, il n’a pas autorisé les marchands à
venir à Kete-Krachi. C’est seulement après avoir signé un accord avec les
Britanniques que Kete est devenue une ville commerçante. En réalité,
certains ici pensent que les Allemands ont éliminé le Dente parce qu’il était
ami avec les Britanniques. Bienvenue dans un nouveau jeu politique. Je
pensais fuir Salaga… mais je m’écarte du sujet. Les règles ici sont plus
relâchées qu’à Krachi. Va chercher ton cheval. Tu peux le garder ici. Cet
homme s’est trompé. »
Wurche envoya Aminah chercher Baki. La case de Jaji était plus petite que
n’importe quelle pièce à Kpembe. Il n’y avait pas assez de place pour
quatre personnes, surtout pour un bébé qui venait juste de découvrir l’usage
de ses jambes. Wurche devrait trouver un autre logement.
Aminah s’absenta plus d’une heure. À son retour, elle avait le front
constellé de sueur, et froncé de confusion et de peur.
« La jument n’est plus là, madame. » Elle avait cherché partout. En amont
et en aval du fleuve.
Jaji se mordit la lèvre. « Le vol est partout aujourd’hui.
– Je possède cette jument depuis que j’ai dix ans. » Il devait y avoir une
erreur. Elle se coucha par terre. Elle avait besoin de sentir le sol sous elle.
« Tu es certaine que tu as bien regardé partout ?
– Oui, madame. »
Wurche se releva et sortit. Aminah n’était pas du genre à mentir. Elle
regarda à droite : un chemin de latérite bordé de cases de chaque côté.
À gauche : un autre sentier rouge au milieu des nérés. Devant elle, le fleuve
s’écoulait, brun et indifférent. Elle retourna jusqu’à l’arbre auquel elle avait
attaché Baki. Elle n’était plus là. Elle revint chez Jaji. Perdre Baki ne faisait
pas partie de ses plans.
« Elle est unique en son genre : si le voleur vit à Kete-Krachi, on finira par
l’attraper », déclara Jaji.
Wurche s’écroula à nouveau. La perte de sa jument lui donnait soudain
l’impression que s’enfuir avait été une erreur. Elle contempla la pile de
papiers jaunissants près du lit de Jaji.
Aminah
Un jour, peu après l’arrivée de Wurche et Aminah à Kete-Krachi, Jaji leur
annonça qu’elle attendait des visiteurs. L’un d’eux ne faisait pas partie des
amis de Wurche, mais il avait été bon pour Jaji, alors si Wurche ne voulait
pas le voir, elle n’avait qu’à s’absenter pendant quelques heures. Mais celle-
ci resta là, assise sur une natte, et ne daigna pas se lever quand les invités
entrèrent. Elle était la seule qui puisse se faire pardonner une telle
impolitesse, surtout envers des hommes, songea Aminah.
Parmi les invités, Aminah en reconnut un : l’homme qui était censé
l’acheter ! Il la regarda comme s’ils se connaissaient, la forçant à détourner
les yeux. Parmi toutes les émotions qui la traversèrent, la honte s’avéra la
plus intense, ce qu’elle ne sut s’expliquer car elle n’avait rien fait de mal.
Le deuxième homme – que Jaji appelait Shaibu – portait une longue tunique
bleu et blanc qui venait lui caresser les chevilles. Le troisième était un
homme pâle en uniforme noir, avec un ceinturon noir et des boutons dorés,
qui tenait entre ses mains un chapeau rigide. Aminah avait déjà vu des
hommes pâles lorsqu’ils rendaient visite à Etuto à Kpembe, mais c’était la
première fois qu’elle se trouvait assez près pour en examiner un. Il avait
tous les attributs d’une personne normale – les yeux, le nez, la bouche, les
oreilles – et ses membres étaient identiques à ceux des autres, mais le
marron dans ses yeux était vert, semblable à du verre. Il les salua en
haoussa d’un ton saccadé, entrecoupé, et Aminah dut se retenir de rire.
Au début, Wurche resta auprès de Jaji, très raide. Puis Shaibu lui tendit la
main, lui dit quelque chose qui la fit sourire, et elle lui serra la main tout en
lui répondant en gonja.
« Wurche, la belle princesse de Kpembe, dit Shaibu aux autres en haoussa.
Depuis que nous sommes enfants, elle rejette mes avances, donc je lui ai dit
que j’acceptais que nous soyons frère et sœur, qu’il ne fallait pas laisser les
péchés de nos pères affecter notre amitié, je suis un homme de paix et je
n’ai rien contre elle.
– Quant à moi, je lui ai dit qu’il avait essayé de tuer mon père », répondit
aussitôt Wurche. Cette joute verbale semblait lui plaire. Visiblement, elle se
délectait du conflit, ou juste de se sentir différente des autres. « Tu as
soutenu Nafu, nous sommes donc ennemis. Et si tu veux que nous soyons
amis, retrouve ma jument et occupe-toi du voleur comme il convient.
– Wurche, nous savons tous les deux que je suis un lâche. Ma vie passe
avant le reste. Si un jour je suivais un groupe engagé dans une mission
suicide, alors le soleil ne se lèverait pas. J’ai pris soin de partir pour Kete-
Krachi dès que la guerre a commencé. Jaji m’a parlé de ton cheval.
Quelqu’un m’a dérobé l’une de mes plus belles tuniques dès ma première
semaine ici. Nous allons poursuivre les recherches. À présent, laisse-moi te
présenter mes amis. » Il désigna l’homme qui devait acheter Aminah.
« Je crois que tu connais déjà Moro. » Puis il montra l’homme pâle.
« Et voici Helmut. »
Wurche adressa un étrange sourire à Moro. C’était une moue, mais ses
yeux flirtaient et laissaient entendre que Wurche connaissait ses secrets.
Moro lui répondit par un bref sourire.
Shaibu expliqua qu’ayant appris l’arrivée de Wurche à Kete-Krachi, ils
étaient venus lui présenter leurs respects. « C’est Moro qui m’y a poussé en
réalité. Mais il aurait été impoli d’ignorer la princesse rebelle de Kpembe,
donc, nous voici. »
Ils ne pouvaient rester déjeuner, fort heureusement, car Aminah n’avait
préparé à manger que pour quatre personnes.
« Retrouve-moi ma jument ! » cria Wurche quand ils repar-tirent.
En retournant chez Jaji après avoir découvert le vol de Baki, Aminah avait
eu l’impression que la terre s’était solidifiée autour de ses pieds. Voir
Wurche s’écrouler sur le sol l’avait irritée, mais elle avait compris. Aux
yeux de Wurche, Baki faisait partie de la famille. Pendant une semaine,
celle-ci s’était montrée inconsolable ; elle portait même des vêtements de
deuil bruns. Jaji lui avait dit qu’elle pouvait acheter un nouveau cheval aux
écuries, mais elle refusait de bouger. Wurche arguait qu’on ne remplaçait
pas un cheval comme ça. Aminah était certaine que Baki restait introuvable
uniquement parce que Wurche était trop fière pour solliciter de l’aide. Elle
avait demandé à Shaibu de s’en occuper, mais ce n’était pas le genre
d’homme à s’impliquer dans un travail quelconque. Wurche aurait pu se
rendre elle-même aux écuries pour voir si quelqu’un avait tenté de vendre
un cheval ressemblant à Baki ; visiblement elle préférait porter le deuil.
Aminah était quelque peu soulagée que la jument ne soit plus là car cela lui
faisait une tâche de moins à effectuer. Elle n’avait plus à se lever avant
l’aube pour la laver. Ce qu’elle détestait par-dessus tout, c’était quand, après
avoir brossé Baki, celle-ci émettait un long jet d’urine qui ne manquait pas
d’éclabousser la jeune fille.
Après cette première visite, les trois hommes ne cessèrent de revenir chez
Jaji. Chaque fois, Shaibu mangeait, Helmut chatouillait Wumpini jusqu’à ce
qu’il se torde de rire, et Moro regardait Aminah. D’abord, elle pensa qu’il
croyait qu’elle l’avait trahi en suivant Wurche. Mais son regard restait
imprimé en elle, et peu à peu, sa honte se métamorphosa en une sorte de
palpitation, un battement d’ailes de papillon. Elle devint curieuse de cet
homme, se mit à lui rendre ses regards.
Un après-midi, les doigts de Wurche s’arrêtèrent sur le bras de Moro et le
pincèrent comme elle l’aurait fait avec un vieux sac, à croire qu’il lui
appartenait. Elle lui murmura quelque chose à l’oreille, mais en entendant
ces mots, le front de Moro se plissa, et Aminah ressentit quelque chose
d’étrange face à cela. De la jalousie. C’est alors qu’il leva les yeux vers elle,
et ses lèvres s’étirèrent en un beau sourire. Elle sortit. Il vint la voir pendant
qu’elle faisait la vaisselle.
« Est-ce que Wurche te traite bien ? »
Le cœur d’Aminah faillit s’arrêter. Les mots refusaient de sortir, alors elle
acquiesça, puis baissa les yeux vers les ustensiles sales.
Un autre après-midi, elle prépara un délicieux plat de riz et de haricots car
elle savait qu’il viendrait. Elle prit son temps pour retirer les petits cailloux
des haricots et rinça le riz trois fois. La dernière fois qu’elle avait préparé
un repas avec amour, c’était à Botu. Ce jour-là, elle se rendit au marché de
bonne heure, choisit l’ail et le gingembre de la meilleure qualité possible, et
cueillit les plus belles tomates dans le potager de Jaji. Chez le boucher, elle
battit des cils en demandant le morceau de mouton le plus tendre. Aussi en
voyant Shaibu et Helmut arriver seuls, elle ne put cacher sa déception. Tout
le monde pensa qu’elle était malade. Jaji insista même pour qu’elle
s’allonge. C’était comme si une force extérieure tirait son corps vers le sol,
et elle eut du mal à se relever ensuite.
Plus tard, quand tout fut redevenu tranquille, Wumpini assoupi à ses côtés,
Jaji et Wurche étant sorties, elle s’aperçut que ses pensées s’étaient égarées.
Tout cela était insensé. Cet homme avait tenté de l’acheter, il était peut-être
pire que tous ceux qu’elle avait connus. Son apparence physique était
trompeuse. Mais il n’était pas différent des cavaliers qui l’avaient enlevée.
Il avait amené Khadija à Salaga. Certes il était beau ; cela, nul ne pouvait le
nier. Mais la notion de beauté était si personnelle, songea Aminah. Ses
sœurs, par exemple – des jumelles qui partageaient les mêmes rêves – s’en
faisaient des idées différentes. Aux yeux d’Hassana, leur voisin, Motaaba,
était le garçon le plus laid de Botu. Aminah et Husseina n’étaient pas
d’accord, même si à l’adolescence, il avait perdu tout attrait. Qu’est-ce qui
rendait une personne belle aux yeux de la majorité des gens : le pouvoir ?
Tout le monde trouvait que le madugu de la caravane était beau. Moro ne
possédait pas son pouvoir, pourtant Wurche et Aminah se sentaient toutes
les deux attirées par lui. Elle devait se forcer à se rappeler qui il était.
Elles demeurèrent pendant trois mois chez Jaji, tout en essayant de ne pas
la déranger – Aminah emmenait Wumpini faire de longues promenades,
tandis que Wurche disparaissait, mais même Jaji la sainte avait ses mauvais
jours. Un matin, Aminah se leva de bonne heure et profita de la chance de
pouvoir se laver tranquillement avant que Wumpini se réveille. Même avec
les jumelles, Aminah n’avait jamais eu cette sensation de manquer à ce
point de temps. Elle avait l’impression de passer chaque minute de la
journée auprès de Wumpini. Aussi prit-elle son temps pour se laver, frottant
toutes les parties de son corps, et quand elle eut fini, elle se sentit bien –
impression qui disparut à l’instant où elle entendit le cri perçant de l’enfant.
Lorsqu’elle arriva à la case, une terrible odeur frappa ses narines. Wumpini
s’était soulagé sur une feuille de papier, par terre. Il hurlait dans un coin, et
Jaji se tenait sur le côté, bras croisés, l’air inexpressif.
« Je suis désolée, Jaji, dit Aminah. Que dois-je faire de votre papier ?
– Rien de grave. C’est juste un journal. »
Aminah fila chercher une serpillière, de l’eau savonneuse et du sable. Il
était clair que Jaji en avait assez de leur présence. Aminah se demanda si
cela signifiait qu’elles retourneraient bientôt à Salaga – Wurche n’avait pas
dit combien de temps elles resteraient, et Aminah était certaine que Jaji
aurait aimé le savoir. Elle frotta une allumette pour brûler de l’encens, puis
elle emmena Wumpini dehors pour le nettoyer. Elle lui sécha ses larmes
sans parvenir à faire cesser son hoquet. Sa ressemblance avec Adnan était
incroyable.
Cet incident dut décider Wurche à agir, car peu de temps après, Shaibu
vint leur annoncer que les Allemands leur donnaient l’autorisation de
construire une autre maison derrière celle de Jaji. Ce qui laissait présager
une certaine permanence. Aminah s’aperçut que cela la réjouissait. Elle
aimait bien les gens de Kpembe, mais elle avait plus de liberté à Kete-
Krachi. Il ne lui fallait pas longtemps pour faire le ménage dans la case de
Jaji, aussi passait-elle beaucoup de temps le matin à flâner le long du fleuve
avec Wumpini, l’esprit libre. Elle était si heureuse de cette nouvelle qu’en
entendant Moro proposer de construire les cases, elle déclara qu’elle
l’aiderait. Quel esprit avait donc pu la posséder à cet instant pour lui faire
dire une chose si audacieuse ?
« En parlant des Allemands, dit Wurche après l’annonce de Shaibu, où est
Helmut ?
– Parti pour Salaga, et ensuite il doit pousser jusqu’à Dagbon. Ils doivent
éclaircir un problème. On dirait que les Britanniques ont rompu l’accord
qu’ils avaient signé avec ton père et les Allemands. » Il tendit le cou,
s’humecta les lèvres comme s’il s’apprêtait à goûter à un plat délicieux,
puis il ajouta : « Il semblerait qu’Helmut t’apprécie beaucoup. »
Wurche feignit de n’avoir rien entendu et demanda quand la construction
commencerait. Moro était prêt à démarrer le lendemain.
Il arriva alors que retentissait la longue plainte du muezzin, dont c’était le
deuxième appel. Wurche sortit de la case de Jaji et le salua froidement.
Aminah essayait de comprendre leurs relations. Moro souriait à Wurche,
elle feignait de s’en moquer, puis elle essayait de le toucher, et il se
raidissait.
Moro apporta des sacs de fins branchages et un bâton droit en demandant
à Aminah de se tenir au milieu de ce qui serait la première case. Il lui tendit
une extrémité du bâton, et s’en servit pour tracer un cercle sur la terre.
Wurche ordonna que la porte soit face au soleil. Elle était tel un faucon,
observant le moindre geste de Moro et d’Aminah. Il fallut attendre que
Wumpini se réveille pour qu’elle les laisse tranquille et cesse d’observer la
jeune fille, à croire qu’elle lisait les émotions qui la traversaient.
Moro creusa les fondations à l’intérieur du cercle tandis que Wumpini
jouait sur un tas de sable, et Aminah alla chercher de l’eau à la rivière. Les
puits de Kbembe lui manquaient, qui se trouvaient juste au milieu de la
cour. Des attelages de bœufs tiraient des charrettes de sel le long du fleuve,
et des pirogues glissaient sur les eaux. L’une d’elles contenait environ dix
personnes – des jeunes filles pour la plupart, un anneau de métal autour du
cou. Aminah frissonna en se demandant où finirait leur voyage. Elle non
plus n’était pas libre, mais contrairement à ces filles, son sort n’était plus
incertain. Elle les regarda jusqu’à ce qu’elles se fondent dans l’horizon.
Le deuxième jour, alors qu’elle versait de l’eau dans un petit trou que
Moro avait creusé parmi un mélange de sable et de brindilles, il lui toucha
la main. Sa paume maculée de boue se posa juste au-dessus de son poignet,
et elle sentit une décharge d’énergie remonter le long de son bras. Il sembla
sur le point de lui dire quelque chose, mais se retint et retira sa main.
L’excitation et la peur se mêlaient dans le corps de la jeune fille. C’est un
chasseur d’esclaves, se rappela-t-elle. À cet instant, Wurche sortit de sa
case.
Le troisième jour, Moro déclara : « Je suis content que les choses se soient
passées ainsi. » Aminah ne le regarda pas, ne sachant pas si elle était
autorisée à discuter ainsi avec lui. « Cela signifie que nous pouvons être
amis », poursuivit-il.
Elle examina le bloc qu’elle était en train d’installer sur le mur, le cœur
battant à tout rompre. Du fait qu’elle appartenait à Wurche, avait-elle le
droit d’avoir un ami ? La ferme de Wofa Sarpong était tellement isolée du
reste du monde que la question ne s’était jamais posée. Elle se força à
penser au côté sombre de Moro. Les gens dans la pirogue lui traversèrent
l’esprit. Elle ne voulait pas d’un ami comme lui.
La beauté simple de Botu lui manquait. En plus des arbres, des douces
collines et du trou d’eau, les cases étaient colorées, couvertes de motifs
magnifiques. À Kpembe et Kete-Krachi, elles étaient noir et blanc, ou
couleur de boue. Quand ils eurent terminé de bâtir leurs nouvelles
habitations, Aminah traça trois traits autour de la porte de la sienne, puis
elle dessina des lignes courbes à l’intérieur. Wurche ne dit rien. Construire
les cases avait rappelé à Aminah qu’elle aimait travailler de ses mains. Si
un jour Wurche la laissait partir, elle fabriquerait des choses. Des
vêtements, de la céramique. Ou des souliers.
Na lui disait autrefois qu’il fallait exprimer ce qui lui causait du trouble,
ne pas le garder à l’intérieur d’elle-même, même si ni l’une ni l’autre
n’avaient beaucoup pratiqué cela. Il y avait longtemps qu’Aminah n’avait
pas rencontré une oreille bienveillante, prête à l’écouter, mais quelque
chose dans ses yeux et dans la manière dont Jaji s’adressait à Wurche –
avec une pointe de respect, bien qu’elle soit sa préceptrice – laissait
entendre à Aminah qu’elle pouvait lui confier ses problèmes. Elle profita de
la sieste de Wumpini pour aller la voir. Jaji était assise sur un matelas,
tenant devant elle une grande feuille de papier. Aminah s’approcha du mur,
s’éclaircit la gorge et s’agenouilla. Jaji releva la tête et le bord de son voile
blanc lui caressa le front. Aminah fondit en larmes.
« Oh ma fille, que t’arrive-t-il ? » dit Jaji en lui prenant la main.
Aminah renifla, cherchant ses mots. « J’ai dix-neuf ans », commença-t-
elle, et dès lors, elle ne parvint plus à s’arrêter. Elle raconta la disparition de
Baba, l’enlèvement par les cavaliers, la perte de son frère et de ses sœurs, le
séjour dans la forêt, puis le marché de Salaga. Les larmes brouillaient
sa vue, et Jaji les essuya du bord de son voile.
« Est-ce qu’un jour je vais retrouver la liberté ? » demanda Aminah.
Jaji soupira. « Écoute, je vais te raconter ce que j’ai entendu dire. » Elle
leva les yeux vers la porte, et poursuivit à mi-voix. « Les chefs d’ici, de
Salaga, et d’un peu partout ailleurs ont signé des traités avec les Anglais et
les Allemands. Ce que la plupart d’entre eux ignorent, c’est que ces traités
appellent à mettre un terme à l’esclavage. L’un de mes précepteurs, Alhaji
Umar – tu l’as vu du côté de la mosquée, il a des cheveux blancs et une
barbe blanche, c’est l’ancien imam de Salaga –, naguère disait que nos
chefs devaient résister aux Anglais et aux Allemands. Il les appelle les
chrétiens. Mais la dernière fois où j’ai discuté avec lui, il a dit qu’il
comprenait pourquoi nos chefs signaient des traités avec ces étrangers ; nos
armes sont des jouets face à celles des chrétiens. Les puissants Ashantis par
exemple ont ainsi déjà été vaincus plusieurs fois. Tu as l’air perdue.
J’espère que tu me suis ?
– Oui, Jaji, répondit Aminah en se demandant où la préceptrice voulait en
venir.
– Très bien. Il dit que les chrétiens ont certaines idées qui sont bonnes. Ils
nous apportent toutes sortes d’améliorations, par exemple avoir plus
d’écoles, plus de sécurité, des routes plus larges. Et ils veulent mettre fin à
l’esclavage. Alhaji Umar dit que les chrétiens, mais aussi les musulmans,
ont pris part à la traite pendant des siècles, ils ont encouragé les raids de
gens tels que Babatu et notre ami Moro, mais soudain ils ont décidé qu’il
fallait y mettre fin. Sur la Côte-de-l’Or, d’où vient ce journal – j’apprends la
langue anglaise, tu vois –, l’esclavage a été interdit. Imagine, juste de
l’autre côté de ce fleuve. Ça s’appelle l’émancipation. »
Aminah n’avait pas réalisé combien Jaji était bavarde, et elle commençait
à regretter de lui avoir raconté son histoire, d’autant plus que ses solutions
s’appliquaient de l’autre côté du fleuve, mais pas sur cette rive. Ce qui
signifiait qu’Aminah aurait dû rester chez Wofa Sarpong.
Comme si la préceptrice l’avait entendue penser, elle ajouta : « Tout ça
pour dire que ce n’est qu’une question de temps avant que les choses
arrivent jusqu’ici, et j’en serai personnellement heureuse. Mon conseil est
de prendre ton mal en patience. Le moment venu, Wurche comprendra. Elle
a bon cœur. »
Aminah s’apprêtait à la remercier pour l’empêcher de continuer, quand un
bruit de pas pressés mit fin à la conversation. Dehors, tout près de là, une
large foule s’était rassemblée et formait un cercle. Les voix se mêlaient,
tonitruantes, incompréhensibles, pourtant le groupe parvenait à avancer
d’un seul mouvement. Jaji se coiffa de son chapeau de paille et sortit.
Aminah la suivit, priant pour que Wumpini dorme encore un moment. Jaji
tapota l’épaule d’une femme à l’extérieur du cercle et lui demanda ce qui
se passait.
« C’est un voleur ! » s’écria la femme aux yeux exorbités, crachant sa
haine. Mais elle ne savait pas ce qu’il avait volé. Comprenant qu’elle
n’avait guère renseigné son interlocutrice, elle ajouta : « On l’a battu, et il a
demandé qu’on l’emmène chez les Allemands. »
Jaji hocha la tête et s’écarta de la masse humaine. Aminah aurait voulu
suivre le mouvement pour savoir s’il s’agissait de l’homme qui avait volé
Baki. Elle se fraya un chemin parmi la foule, ne faisant plus qu’une avec
elle. Elle avait l’habitude de ce genre de choses à Botu. Si Wurche lui
demandait où elle était partie, elle prétendrait qu’elle avait cru que Jaji était
là elle aussi. Elle poussa les gens jusqu’à se retrouver au milieu, pour
pouvoir jeter un regard à celui qu’on emmenait. Son corps à demi nu était
couvert d’ecchymoses, son visage gonflé. Il ne pouvait plus marcher, alors
deux hommes l’avaient attrapé sous les aisselles. Certains criaient qu’il
fallait continuer à le battre, d’autres qu’on devait d’abord l’amener chez les
Allemands. Aminah voyait à peine où ils allaient. Elle se laissa emporter
par la foule, si bien que quand la masse s’arrêta, elle faillit tomber.
Les baraquements chaulés des Allemands étaient les plus importantes
constructions de Kete-Krachi, ils étaient peints en noir au pied des murs, et
leurs jardins étaient ornés de rochers également blanchis à la chaux. Ils
s’arrêtèrent devant le bâtiment le plus petit, et un blanc mince en sortit, vêtu
du même uniforme qu’Helmut. Un autre le rejoignit, puis un troisième,
jusqu’à ce qu’ils soient six, tous lourdement armés.
Celui qui semblait être le plus haut gradé pointa son fusil vers la foule, qui
se fendit en deux. Les deux hommes qui transportaient l’accusé
s’avancèrent et le laissèrent choir dans la poussière.
« Il a volé une vache, annonça l’homme de droite en essuyant sa main
ensanglantée sur sa tunique.
– Que dit votre imam ? demanda le blanc dans un haoussa imparfait.
– Le voleur a insisté pour qu’on l’amène jusqu’ici. »
Les blancs s’entretinrent entre eux. L’un d’eux alla voir de près le voleur
et l’examina.
« Amenez-le à votre imam, reprit le chef des Allemands, et arrêtez de le
battre. »
La foule gronda et les deux hommes reprirent le voleur en charge comme
un vulgaire paquet. Aminah les quitta là et retourna chez elle en courant,
défaillant presque de peur à l’arrivée. Wurche tenait Wumpini dans ses bras,
une larme coulait sur la joue ronde du bébé, et il suçait sa menotte dodue.
Aminah raconta toute l’histoire mais cela ne calma pas Wurche qui la gifla.
C’était la première fois. Aminah eut l’intuition que ce geste n’était pas
seulement dicté par le fait qu’elle avait laissé Wumpini seul.
Le bébé se mit à se tortiller et tendit ses bras potelés vers Aminah. Wurche
le serra contre sa poitrine et le ramena dans sa case. L’oreille d’Aminah
résonnait encore de la claque. Un jour à Salaga, elle avait entendu
quelqu’un dire qu’un esclave n’était libre que le jour de la mort de son
maître ou de sa maîtresse. Elle n’avait pas la force de tuer Wurche, ni
personne d’autre d’ailleurs, mais soudain, elle songea que ce serait bien que
celle-ci périsse d’une terrible maladie. L’instant d’après, elle s’en voulut de
telles pensées.
Aminah entra dans la case de Jaji avec un plateau d’ignames bouillis et de
ragoût aux feuilles amères de vernonia. Les invités habituels étaient
rassemblés. Jaji avait fait brûler de l’encens, et l’odeur remplissait la pièce.
Moro prit le plateau des mains d’Aminah, comme s’il la déchargeait d’un
lourd fardeau. Wurche expliquait aux autres qu’elle avait l’intention de se
lancer dans l’élevage.
« Je vais commencer par des poules. Aminah va nous construire le
poulailler. Elle a décoré notre maison des motifs les plus exquis. »
Aminah croyait que Wurche n’avait rien remarqué.
« Je l’aiderai », proposa Moro.
Aminah aurait voulu voir la réaction de Wurche, mais elle ne put lever les
yeux vers elle. Elle n’avait le courage d’affronter le regard de personne.
Elle se sentait toute nue car tous les yeux étaient braqués sur elle. Elle se
tourna vers Helmut, qui en sa qualité d’étranger ne faisait pas non plus
complètement partie du groupe. Son visage juvénile avait rougi sous l’effet
des piments. Il était totalement imperméable à la tension que ressentait
Aminah. Elle se demanda ce qui le rendait différent de ses frères, ceux qui
avaient tenu la foule en joue lorsqu’on leur avait amené ce voleur, traitant
les gens tels des criminels ! Pourquoi venait-il tout le temps chez Jaji en
compagnie de Shaibu et Moro ? Aucun autre blanc n’était si proche d’eux.
Il essuya son nez humide sur le dos de sa main. Les pensées d’Aminah
revinrent vers Moro. S’il était aussi gentil qu’il semblait l’être, pourquoi
lançait-il des raids sur les villages, pourquoi divisait-il les familles et
vendait-il les gens ? Ces questions déchiraient ses entrailles et
l’empêchaient d’être ne serait-ce qu’amie avec lui.
« Le Salagawura organise une cérémonie pour baptiser son fils », annonça
Shaibu. Il se tourna vers Wurche. « Tu viendras ?
– Cela ne te paraît-il pas ridicule de nommer une personne qui n’habite
pas à Salaga “Salagawura” ? C’est stupide et c’est un manque de respect. »
Aminah ne comprenait toujours pas grand-chose à la politique locale, mais
elle savait que Wurche avait trahi son père en venant à Kete-Krachi, ce
qu’elle tentait de réparer en le défendant toujours avec force. Ceux qui
avaient fui Salaga pour Kete-Krachi après la grande bataille avaient élu un
nouveau chef, le Salagawura, qui était à la tête des immigrants, mais
Wurche s’obstinait à le déclarer illégitime et inutile.
« Il n’y a qu’un seul chef à Salaga, poursuivit-elle, c’est le Kempewura. »
Elle se tourna vers Helmut. « Ce sont les vôtres qui sont la cause de tout
cela.
– Je me contente de suivre les ordres », répondit-il en reniflant.
Wurche déclara qu’elle n’irait pas à la cérémonie et sortit en tapant du
pied, mandant Aminah et Moro à l’extérieur. Elle s’arrêta près de la case
d’Aminah.
« C’est décidé. Je vais élever des poules. »
Les poules puaient, et Aminah n’était guère enthousiaste à l’idée de les
avoir pour voisines.
Wurche posa une main sur le bras de Moro et leva l’autre à hauteur
d’épaule. « Cette hauteur là. Aminah, mets-toi là et tends les mains. » Elle
tendit à son tour les siennes, et elles se touchèrent. Wurche prit celle
d’Aminah et la regarda d’un air qui plongea la jeune fille dans la confusion.
Entre désir et semonce. Puis, de manière tout aussi soudaine, Wurche
la lâcha et revint à Moro. Elle lui prit le bras et le ramena à la case de Jaji.
Cette nuit-là, Aminah ne put dormir. Elle débordait de colère. Ce jeu de
main de Wurche, la froideur de Moro. Lui et tout ce qu’il représentait.
C’était une bonne chose qu’elle soit en colère. Chez Wofa Sarpong, elle
n’éprouvait plus le moindre sentiment, voilà sans doute pourquoi elle était
restée si longtemps sans réagir. La colère était saine. Cela lui donnait une
motivation. C’était elle qui l’avait poussée à mordre le nez de Kwesi. Qui
sait où la colère la mènerait la prochaine fois ?
Le lendemain, Moro arriva avant même qu’Aminah ait fait sa toilette. Elle
essuya les croûtes aux commissures de ses lèvres et se frotta les yeux. Ses
cheveux étaient emmêlés, mais elle n’y pouvait rien.
Moro avait apporté des feuilles de palmier séchées qu’ils tissèrent pour en
faire des nattes, qu’ils installèrent ensuite à la verticale au moyen de bâtons.
Ils terminèrent l’enclos en confectionnant une porte. Aminah l’ouvrit, la
referma, stupéfaite qu’elle soit si belle. Moro s’approcha. Il posa la main
sur la sienne. Elle la retira.
Sa douce expression laissa place un instant à la confusion : il regarda
autour de lui, puis fixa de nouveau Aminah.
« J’aimerais que vous n’enleviez pas les gens pour les vendre », dit
Aminah sans pouvoir se retenir. Et puis, prononcer ces paroles l’enhardit.
« Pourquoi avez-vous voulu m’acheter ? Pour que je sois votre esclave ?
– Non. Je ne voulais pas faire de toi mon esclave. Quand je t’ai vue devant
chez Maigida, j’ai eu l’impression que sans le savoir c’était toi que je
cherchais. Que toutes ces choses horribles que j’avais faites par le passé
avaient servi à me mener jusqu’à toi. » Il s’arrêta, puis reprit : « Je suis
désolé pour toutes les souffrances que tu as vécues. »
À Botu, Eeyah parlait souvent de « licabili ». Aminah n’y avait jamais
vraiment réfléchi. Selon cette croyance, quel que soit le chemin qu’on
prenne dans la vie, il vous menait là où vous deviez arriver. Pour la jeune
fille, tout cela n’avait guère eu d’importance au cours des quinze premières
années de sa vie, car rien ne changeait autour d’elle. Elle connaissait
parfaitement Botu et n’avait aucune raison de vouloir s’en aller, aussi
n’avait-elle jamais pensé que la vie pourrait la mener ailleurs. Cela
signifiait-il que tout ce qu’elle avait vécu – les cavaliers, la perte de sa
famille, Wofa Sarpong – l’avait menée à cet homme ? Elle avait les mains
moites. Naguère elle pensait qu’Otienu pouvait contrôler ce qui vous
arrivait si vous l’apaisiez, si vous vous comportiez bien, mais qui était
Otienu et où résidait-il, elle n’en savait rien. Eeyah disait qu’Otienu était
partout, mais à présent elle n’en était plus très sûre. Peut-être que les choses
arrivaient sans raison, et qu’il était vain de se demander pourquoi. Ils
se regardèrent, et Moro lui sourit. Aminah ne voulait pas lui sourire en
retour. Trop de confusion régnait en elle.
Wurche sortit de sa case. Elle ouvrit et referma la porte du poulailler en
s’émerveillant, comme Aminah quelques instants plus tôt. « Très beau
travail. Ne perdons pas une minute. Aminah, donne à manger à Wumpini et
va acheter des poules au marché. »
Wurche
En retrouvant Moro, elle avait espéré que leur liaison reprenne, puisque
Adnan n’était plus un obstacle. Comme il se rétractait chaque fois qu’elle le
touchait aux endroits sensibles, elle avait décidé de se montrer plus
audacieuse. Elle s’était mise à le toucher en présence d’Aminah – tout le
monde pouvait voir ce qu’il y avait entre eux –, mais chaque fois il
s’écartait. Une fois, serrant les dents, il l’avait même sommée d’arrêter. Ce
soir-là, il était seulement venu avec Shaibu, et ils avaient parlé d’Aminah.
« Je veux la récupérer, avait-il déclaré à mi-voix.
– J’ai payée pour l’avoir, avait répondu Wurche.
– Tu n’avais pas à le faire. Mais dans ce cas, je te la rachète.
– Elle n’est pas à vendre. Et si tu insistes encore, je la vendrai à quelqu’un
qui l’emmènera vers le sud en suivant le fleuve. »
À travers cette dernière affirmation, Wurche s’était déchargée de toute sa
frustration, de sa rage, de son trouble – flot d’émotions qui l’ennuyaient.
Elle avait un peu honte d’avoir acheté Aminah, surtout maintenant que
l’idée de posséder des gens lui apparaissait de plus en plus discutable. Elle
n’était pas fière non plus d’avoir menacé de vendre Aminah pour l’envoyer
dans le sud. Mais surtout, elle était mal à l’aise à l’idée de vivre sans
Aminah à ses côtés. La jeune fille était devenue son ancrage. D’une part,
elle la déchargeait de Wumpini. Et puis, en sa présence, Wurche se sentait
en paix et en sécurité, sans parler d’autres sentiments qu’elle préférait
laisser enfouis. Des sentiments qui transparaissaient dans ses rêves, où peu
à peu Aminah prenait la place de son amie Fatima. Dans la vraie vie,
Wurche savait bien qu’Aminah ne montrerait pas les mêmes dispositions
que Fatima à son égard.
Alors elle tenait en respect ce genre de pensées et de sentiments. De très
nombreuses choses l’occupaient. Elle aimait l’indépendance qu’elle avait
gagnée à Kete-Krachi, mais Kpembe lui manquait, comme sa jument et les
grands espaces où la faire courir. Sa famille lui manquait également. Ainsi
que la politique de Kpembe. Pour pouvoir y retourner et y vivre à l’aise, il
lui fallait gagner son indépendance. Ce qui signifiait avoir de l’argent.
À présent qu’elle montait son affaire, elle allait pouvoir réaliser des
économies. Quand les poules lui rapporteraient assez d’argent, elle
achèterait des chevaux. C’était plus lucratif. L’argent, c’était le pouvoir.
Rester indépendante signifiait être informée. Elle enseignait aux femmes de
Kete-Krachi avec Jaji durant le jour, et passait ses soirées à étudier les
manuscrits de sa préceptrice quand Shaibu, Moro et Helmut ne leur
rendaient pas visite. Lorsqu’ils étaient là, elle les questionnait pour être au
courant des derniers faits politiques de Kete-Krachi et d’ailleurs. Elle apprit
ainsi que les Allemands avaient recruté beaucoup d’Haoussas dans leur
armée, que les Britanniques s’enfonçaient de plus en plus profondément
dans la région, jusqu’à Dagbon, pour y signer des traités avec les chefs.
Cela ne plaisait guère aux Allemands. Mais une fois encore, elle n’avait que
des bribes d’informations car les hommes ne pensaient qu’à se régaler des
plats préparés par Aminah, et Shaibu changeait de sujet chaque fois qu’elle
essayait d’entrer dans les détails.
Un soir, elle suivit Shaibu et Helmut jusqu’à la résidence des Allemands.
Elle espérait qu’en passant plus de temps avec eux, elle apprendrait des
choses sur les stratégies des Européens. Que si elle en savait suffisamment
sur les Allemands, Etuto lui pardonnerait et l’autoriserait à revenir à
Kpembe. Plus important encore, elle deviendrait l’intermédiaire avec les
blancs, car elle serait capable de les comprendre, de savoir s’ils aidaient son
peuple ou au contraire profitaient de lui.
La pleine lune, basse sur l’horizon, traçait un chemin de lumière bleue. Le
fleuve scintillait, calme et lisse, seulement troublé par le passage d’une
pirogue. En arrivant aux baraquements, les deux gardes qui étaient assis
bondirent et saluèrent Helmut, sans rien dire à Wurche et Shaibu qui
le suivaient. L’Allemand les mena jusqu’à une véranda, puis dans une
grande salle.
Celle-ci contenait une douzaine de chaises en bois alignées sur trois
rangées face à un bureau. À Kpembe, les gens s’installaient en cercle pour
les réunions. Un drapeau noir, blanc et rouge était enfoncé dans un pot près
du bureau. Helmut les fit passer par une porte sur la droite. Une petite
lampe était accrochée au mur, un misérable filet de fumée noire émanait de
l’extrémité de la flamme. De chaque côté du couloir s’alignaient des portes.
Helmut les amena jusqu’à sa chambre. À l’intérieur, un lit de bois avec un
drap blanc et un oreiller ; un bureau surmonté de trois piles de livres, et
deux chaises. Shaibu se dirigea vers un gros meuble en bois, s’assit devant,
sur un siège, et souleva le couvercle, révélant une rangée de rectangles
ivoire et noirs sur lesquels il appuya de toutes ses forces.
Wurche s’assit sur le lit, effrayée, tandis que Shaibu tirait de l’instrument
une véritable cacophonie. Une fois sa peur vaincue, elle s’approcha pour
essayer de comprendre ce que faisait Shaibu. Helmut le poussa et se mit à
jouer une mélodie sombre et magnifique. Shaibu hocha la tête, leva les
mains en l’air comme s’il tenait un bâton imaginaire, et sa tête se mit à
osciller. Les blancs étaient étranges, et Shaibu était de plus en plus aspiré
dans leur monde.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Wurche.
– Un piano, répondit Shaibu.
– Bach, un compositeur allemand, dit qu’il n’y a rien de remarquable dans
le fait d’en jouer. Il a peut-être raison, dit Helmut. Ce fut très difficile de le
faire venir par bateau, mais cela m’évite d’avoir le mal du pays. »
Il ouvrit un grand coffre dans lequel il fouilla pour en ressortir une
bouteille verte et trois verres transparents – du même genre que Mma
gardait dans sa malle aux trésors reçus des Européens. Il versa un liquide
aussi transparent que de l’eau et tendit les verres à ses invités. Wurche prit
le sien, le regarda, petit et lisse, puis elle porta le contenu à ses narines et
faillit perdre conscience. C’était encore plus fort que les boissons qu’aimait
son père. Shaibu, qui l’agaçait toujours, lui conseilla de le boire d’un seul
trait. Elle l’écouta, et avala tout d’un coup. Le liquide lui brûla la gorge, la
fit tousser. Helmut vida son verre et lui tapa dans le dos. Elle n’y trouva
aucun plaisir et fit la grimace.
« C’est après que c’est merveilleux », expliqua l’Allemand.
Elle sentit en effet ses entrailles se réchauffer. Elle accepta un autre verre.
Dans cette pièce, les yeux d’Helmut étaient encore plus verts, et ils ne
quittaient pas Wurche. Elle avait déjà vu ce regard. Chez Moro et Adnan.
Était-il possible qu’il s’intéresse réellement à elle ? Shaibu n’avait cessé d’y
faire allusion, mais elle ne l’avait pas écouté, pensant qu’il s’agissait de ses
sottises habituelles. Elle n’avait jamais fait confiance à Helmut ni aux siens.
Elle refusa le verre suivant. Elle voulait garder l’esprit clair.
« Que vient faire votre peuple ici ? » demanda-t-elle, l’alcool brusquant
ses paroles, oblitérant en elle tout semblant de politesse.
« Wurche, pas maintenant », la réprimanda Shaibu.
Elle continua en disant que, dans son enfance, on ne voyait jamais de gens
semblables à Helmut. Oui, il y avait des personnes à la peau claire, mais
elles étaient pareilles aux siens : elles avaient les mêmes cheveux, leur peau
était juste dépourvue de sa couleur brune. Et puis soudain, c’était comme si
les gens à la peau claire, aux cheveux étrangement raides et aux yeux de
toutes les couleurs, avaient été de plus en plus nombreux. « On nous a dit
que vous alliez nous protéger. Mais de quoi ?
– De peuples tels que les Ashantis, dit Helmut qui avait désormais le
visage rouge. Les Ashantis vous ont dominés pendant des décennies…
C’est votre père qui me l’a dit.
– Nous sommes capables de livrer nos propres batailles. Et quand vous
dites que vous allez nous aider, comment pouvons-nous être sûrs que ce
n’est pas pour nous prendre nos terres et nous en chasser ?
– Si nous avions cet objectif, nous vous aurions déclaré la guerre.
– Ça suffit », interrompit Shaibu.
Helmut prit un rouleau de papier sur la table, s’assit près de Wurche et
l’étendit entre eux. C’était une carte. Les inscriptions n’étaient pas en arabe,
contrairement à celles que Jaji lui avait montrées. Celle-là était plus grande
et montrait des contrées que Wurche n’avait jamais vues auparavant, dont
certaines en forme d’ailes de poulet.
« Voici une carte du monde », expliqua Helmut. Plusieurs lieux avaient été
marqués à l’encre : l’ouest et le sud de l’Afrique, et d’autres parties qui se
trouvaient dans l’océan bleuté. Il lui indiqua l’Europe, puis son doigt glissa
le long de la courbe de l’Afrique, et il lui raconta que s’il avait parcouru
toute cette distance en bateau, c’était pour une bonne raison.
« Mon peuple s’est également déplacé. Pour aller conquérir d’autres
peuples.
– Il s’agit d’amitié. »
Wurche n’était pas convaincue, mais elle était fatiguée. Helmut lui
proposa de la raccompagner et elle ne refusa pas. Arrivé à sa porte, il porta
la main de Wurche à ses lèvres. Elle se demanda s’il se serait montré plus
honnête en l’absence de Shaibu. Aussi, le lendemain, elle pria Aminah de
préparer du tuo et de la soupe à la poudre de baobab, plat qu’Helmut
adorait. Elle rangea le plat dans un panier avec des jarres de bière de millet,
et, le panier accroché à son bras, se rendit d’un bon pas jusqu’aux
baraquements des Allemands.
« Bonjour, salua-t-elle.
– Bonjour », dit le premier garde, dont les yeux presque transparents
réduits à deux fentes laissaient filtrer un regard soupçonneux. Elle se
demanda si c’était lui qui avait repoussé Hafisa, la femme qui vendait des
pois de terre bouillis emballés dans de vieux journaux de la Côte-de-l’Or.
Hafisa avait donné le jour à un enfant de la couleur de ses pois de terre,
mais le jour où elle s’était présentée chez les Allemands avec son bébé, le
garde ne l’avait même pas regardée. Wurche demanda à voir Helmut, mais
on lui répondit qu’il n’était pas là. Au moment où elle tendait au garde le
panier, une bourrasque de vent froid s’abattit. Le ciel s’assombrit, et les
arbres les plus solides se mirent soudain à se balancer de droite à gauche.
Wurche se mit à courir, tandis que des gouttes d’eau lui grêlaient les joues.
Lorsqu’elle arriva chez elle, la pluie tombait à verse, et elle était trempée.
Le temps à Kete-Krachi était souvent ainsi : violent et imprévisible. Elle
s’extrayit de ses vêtements et se faufila dans son lit, noyée sous des vagues
de découragement. Sa mission était un échec. Ses pensées la ramenèrent à
Kpembe, il en était toujours ainsi après une journée difficile quand elle se
retrouvait seule. À son arrivée à Kete-Krachi, elle avait reçu un message de
Mma, la suppliant de revenir. Mais rien de son père, ni de son mari ou de
ses frères. Il était certes réconfortant de savoir qu’une personne au moins se
souciait encore d’elle, mais un mot d’Etuto aurait eu davantage de poids –
elle aurait voulu savoir qu’elle manquait à son père, qu’il avait besoin
d’elle. Pourtant, au bout de neuf mois, elle n’avait rien reçu d’autre.
Un peu plus tard, Wurche prit le manuscrit fragile d’un poème de Nana
Asma’u et se mit à lire sur son lit, dans la faible lumière de sa chambre,
bercée par le clapotis du fleuve dans le silence du soir. Elle commençait
toujours par lire les poèmes avant de les recopier pour Jaji – bien qu’en fin
de compte, ils parlent toujours d’une personne qu’elle n’était pas : une
femme vertueuse. Elle préférait choisir ses propres lectures, au sujet de
personnages comme Alexandre le Grand, seulement la bibliothèque de Jaji
ne contenait que des fragments de ce genre de livres. Elle n’avait lu qu’une
ligne lorsqu’on frappa à sa porte, rompant le silence. Elle alla voir et
découvrit le sourire rayonnant d’Helmut. Dans sa main, une petite lanterne.
Il la remercia pour le tuo et l’invita à aller se promener avec lui. Elle enfila
une tunique et des bottes de cheval.
Dans l’air, des relents de cendre, de pluie et de néré. Le ciel était d’un noir
profond, piqueté d’étoiles – la lune n’apparaissait nulle part. Ils ne dirent
rien en se dirigeant vers le fleuve. Elle aurait voulu à nouveau lui demander
ce qu’il faisait à Kete-Krachi, mais pas de la manière brutale dont elle s’y
était prise la première fois. Il lui fallait apprendre la patience.
« Cela ne vous dérange pas si la promenade est un peu longue ? demanda
Helmut.
– J’ai mes bottes. »
Un troupeau de bœufs paissaient sur la berge, leurs longues cornes tel un
jardin d’épines.
« Les Peuls croient que le bétail vient de l’eau, dit-elle. Ils racontent qu’un
esprit aquatique a engrossé une femme qui habitait près du fleuve. À cette
époque, le bétail vivait dans l’eau. L’esprit les a fait sortir pour le bien de
ses enfants humains. Il leur a appris à veiller sur les troupeaux et à les faire
se reproduire. Voilà pourquoi les Peuls sont toujours accompagnés de
vaches. »
Helmut lui demanda si Aminah était peule. Wurche, qui n’avait jamais
demandé à Aminah d’où elle venait, répondit : « Oui, de par là. »
Elle était gênée de ne rien savoir de la personne qui s’occupait de son fils.
Cette personne dont la beauté envahissait ses rêves. Helmut était-il
amoureux d’elle ?
« Elle travaille très dur », dit-il.
Wurche s’interrogea sur la tournure que prenait cette conversation. S’il
l’avait invitée à aller marcher pour savoir s’il pouvait courtiser Aminah,
alors il était temps que cette promenade touche à sa fin.
« Pourquoi dites-vous ça ? »
Il hésita, puis répondit : « J’ai lu un dossier contenant des informations sur
la région où l’on raconte que les Peuls sont paresseux. On dit aussi qu’ils
préfèrent commander aux autres et acheter des esclaves, essentiellement
parce qu’ils furent parmi les premiers convertis à l’islam.
– Et que dit le dossier sur Gonja ?
– Seulement que le nom vient du mot qui signifie kola en haoussa.
– Il y a autre chose.
– Et peut-être que votre civilisation est supérieure parce que vous êtes
musulmans. Un groupe était décrit avec un despote en guise de roi, qui
régnait sur un peuple d’ivrognes. »
Une lueur de triomphe passa sur le visage de Wurche, qui laissa vite place
à l’agacement. Quel était donc ce dossier ? Et comment pouvait-on dire de
tout un peuple qu’il était paresseux, travailleur, ou ivrogne ? Elle
connaissait des gens à Kpembe qui travaillaient la terre jusqu’à en avoir les
articulations calcifiées, et d’autres qui buvaient jusqu’à ce que leurs lèvres
deviennent roses.
Ils atteignirent une zone où des troncs jonchaient la rive. Wurche s’assit
sur l’un d’eux. L’écorce rugueuse se planta dans sa peau. Helmut s’assit à
son tour, posa la lanterne dans l’herbe et se rapprocha de Wurche. Elle avait
envie de le repousser, pourtant elle ne parvenait pas à contrôler ce qui
sourdait de ses entrailles. Ses émotions débordaient de toutes parts.
« Vous l’avez, ce dossier ? »
Il secoua la tête. « C’est en Allemagne que je l’ai lu. »
Il serait bon de savoir quel genre de blancs s’en venaient dans des endroits
tels que Kete-Krachi, et s’ils étaient là pour les aider ou pour leur propre
profit. Elle devait garder son calme. Si elle se mettait en colère, il se
fâcherait, et elle perdrait le seul lien qui la rattachait à leur monde. Elle
l’invita à lui parler de sa famille.
Son père enseignait dans un endroit appelé l’université, une école pour les
adultes. Sa mère avait élevé ses cinq frères et sœurs ainsi que lui-même. Il
pensait que ses parents menaient des vies sans intérêt, aussi après avoir
effectué son année de service militaire obligatoire, il s’était engagé en tant
que volontaire dans l’armée, voilà comment il s’était retrouvé à Kete-
Krachi. Il avait grandi dans une ville appelée Munich, au bord d’une rivière,
comme Kete-Krachi. Il avait été récemment promu lieutenant, mais il avait
encore l’impression de suivre les ordres la plupart du temps.
« Rien de très exaltant, conclut-il. À présent, racontez-moi, comment une
princesse de Salaga finit dans le camp de ses ennemis ?
– En fuyant le mari qu’on l’a obligée à épouser. Que Shaibu vous a-t-il
raconté d’autre ?
– Il dit de bonnes choses à votre sujet. Que vous le battiez quand vous
faisiez la course à cheval, naguère.
– Fait-il quelque chose au sujet de ma jument ? Et vous ? Cela fait plus de
neuf mois.
– Je n’ai encore rien entendu au sujet d’un cheval volé. Nous avons eu
beaucoup de cas de bétail. Des moutons, des vaches dérobés.
– Il y a quelque temps, un homme a été surpris en train de voler une
vache. Aminah m’a dit que vous aviez renvoyé l’affaire devant les imams.
Pourquoi ne l’avez-vous pas tout simplement arrêté ?
– Parce que vos imams sont aussi importants pour vous que nos prêtres le
sont pour nous. Ils sont garants de la paix, et nous ne voulons pas que cela
change.
– Et le Dente, n’était-il pas également garant de la paix ? Vous avez
exécuté l’un de nos chefs religieux. Il me semble que vous cherchez à nous
diviser.
– Cela s’est produit avant mon arrivée ici, mais on m’a dit qu’il était tout
sauf garant de la paix. »
Wurche tendit les bras vers le ciel. La stratégie des Européens consistait
bien à les diviser. Elle observa Helmut. Il lui parut honnête.
Plus tard, il la raccompagna jusqu’à sa porte, et une fois encore, il lui fit
un baise-main.
Devant la maison de Jaji, deux chiens se reniflaient. L’un, petit et noir,
l’autre, brun et tacheté. Le gros essayait de monter le petit, mais celui-ci ne
voulait pas et il se mit à aboyer. Le gros se retira, se dirigea vers un arbre,
leva la patte arrière et lâcha un jet d’urine. Le petit chassa le gros, puis se
mit à le flairer à nouveau et lui sauta dessus. Le gros, encouragé, tenta une
fois encore de le monter, et le petit grogna. Et ainsi se poursuivit la danse
des chiens. Chaque fois qu’ils approchaient de Jaji, elle agitait son chapeau
de paille pour les chasser. Wurche vit un chien blanc qui s’en venait vers
eux. Le petit courut vers lui.
« Ce petit chien va de l’un à l’autre, dit Wurche. Il flirte avec tout le
monde.
– Ils sont trop nombreux, dit Jaji qui s’éventait avec son chapeau. On
dirait que depuis la mort du Dente, ce sont les chiens qui dirigent la ville.
– Comment cela ?
– Rappelle-toi que, pendant longtemps, il a refusé d’accueillir la plupart
des étrangers. Ce sont les marchands qui ont amené les chiens. »
Soudain, Wurche songea à Baki. Elle repoussa cette pensée car elle ne
voulait pas laisser sa bonne humeur se dissiper. Jaji aimait ces samedis
matin où elle n’enseignait pas à l’école coranique, ni aux femmes de Kete-
Krachi. Et Wurche aimait par-dessus tout sa préceptrice dans ces moments-
là, quand elle pouvait passer du temps auprès d’elle tout en s’occupant de sa
propre entreprise. Les ventes étaient si bonnes qu’elles avaient acheté
d’autres poules, et Wurche pouvait payer sa part à Aminah, même si elle
était restreinte, car elle devait faire des économies. Aminah rassemblait les
œufs dans des paniers et les vendait ensuite soit tels quels, soit durs, soit
frits. Les femmes achetaient les œufs nature, les enfants les achetaient durs
en se rendant à l’école coranique, et les hommes les adoraient frits dans du
pain (et ils pouvaient lorgner Aminah au passage, imaginait Wurche).
Les chiens aboyaient l’un contre l’autre. Tout en les regardant, Wurche
demanda à Jaji pourquoi elle ne s’était jamais remariée après la mort de son
époux.
« Tu éprouves sûrement du désir, dit-elle.
– Lorsque je m’enferme dans ma case, c’est que je m’occupe de mes
désirs. En outre, je ne suis pas certaine qu’un mari comprendrait mon
travail.
– Ne te sens-tu pas seule ?
– Je n’en ai pas le temps », répondit Jaji. Mais Wurche ne la crut pas. Jaji
n’avait même pas d’amis proches. Sa famille vivait près de Sokoto, il fallait
deux semaines pour se rendre là-bas. Jaji, Shaibu et Helmut tenaient, quant
à eux, compagnie à Wurche, mais cela n’avait rien à voir avec la famille.
Son père, ses frères et Mma lui manquaient. Elle était heureuse d’avoir
Aminah auprès d’elle, cette compagne silencieuse, et à cet instant elle la vit
qui s’en revenait du marché, tenant Wumpini par la main, un panier
accroché à son autre bras. Elle donna à Wurche les porcelaines qu’elle avait
gagnées et rentra dans la maison. Wurche se demandait à quoi elle pouvait
bien penser. Jamais elle n’avait vu le souci plisser son front. Elle arborait un
sourire tranquille qui n’était pas toujours heureux, mais qui était agréable et
formait une espèce de centre de gravité.
« Arrête ! » s’exclama Jaji, faisant sursauter Wurche.
Wumpini avait attrapé un caillou et s’apprêtait à le jeter sur les chiens.
« Ne sois pas cruel, lui dit Wurche.
– Ils vont me mordre », répondit Wumpini. Elle ressentit alors de la
douleur. Elle ne voulait pas que son fils devienne un être craintif. Si Mma
avait été là, elle l’aurait attribué au fait que Wumpini grandissait sans
l’autorité d’un père. Plus jeune, Wurche s’était demandé si ne pas avoir eu
de mère l’avait rendue plus dure, car les femmes de Kpembe la décrivaient
souvent ainsi. À présent, elle ne le croyait plus, car elle avait eu une mère :
Mma s’était occupée d’elle. S’il manquait quelque chose à Wumpini, c’était
la famille dans son ensemble, car chacun de ses membres participait à
l’éducation des enfants. Plus tôt ils retourneraient à Kpembe, mieux ce
serait. Elle devait travailler plus dur pour arracher des informations à
Helmut afin de comprendre ce que voulaient les blancs, et elle devait
gagner encore plus d’argent.
Elle décida de porter elle-même un panier d’œufs aux baraquements des
Allemands. D’habitude, c’était Aminah qui s’en chargeait. Elle donna le
panier à Bonsu, le cuisinier, un Ashanti qui vivait à Salaga avant que
n’éclate la guerre.
« C’est une triste journée », fit-il, assis devant une grande bassine remplie
d’assiettes maculées de nourriture, les joues mouillées de larmes.
« Qu’y a-t-il ?
– L’Ashantihene a été capturé et les Anglais l’ont exilé dans un endroit qui
s’appelle les Seychelles. »
Wurche n’aimait guère les Ashantis qui avaient bien trop exigé de Gonja à
une époque, mais elle les préférait malgré tout aux Européens. Aujourd’hui,
ces derniers venaient de vaincre le roi le plus puissant de la région –
qu’allaient-ils faire ensuite ? La porte grinça, et un soldat au teint pâteux
entra suivi d’Helmut, l’assiette du petit déjeuner à la main. Wurche tapota
Bonsu dans le dos et salua Helmut. Il répondit de la même manière en
rougissant. Elle lui demanda s’il voulait aller faire une promenade ce soir-
là. Il hocha la tête et ressortit. Étrange échange. Helmut était plus collet-
monté que d’ordinaire. Peut-être parce qu’un autre blanc était là. Bonsu
tendit brusquement son panier à Wurche : ses yeux étaient tels de petits
étangs. Il secoua la tête et se remit à récurer les assiettes.
Ce soir-là, Wurche avait l’intention de rester légère, pour tirer d’Helmut le
plus d’informations possible. Elle répondit même à ses questions intrusives
concernant son propre mariage, qu’il compara à celui d’une reine d’Europe
appelée la Grande Catherine. Puis, sur un ton de conspirateur, il ajouta :
« Après avoir fui son mari, elle a pris un amant. »
Wurche se raidit. Moro l’avait-il repoussée pour ensuite raconter qu’il
avait eu une liaison avec elle ? Qu’Helmut soit au courant ne la gênait
guère. Mais s’il l’était, alors sûrement Shaibu l’était-il aussi, ce qui
signifiait par extension tous les ennemis de son père. Et ça, elle ne le voulait
pas. Si Moro avait parlé à Shaibu, elle se transformerait à son tour en
meurtrière, comme semblait-il la Grande Catherine. En plein jour, elle ferait
usage du fusil que lui avait donné Dramani. Mais lorsque Helmut lui prit la
main, elle comprit ce qu’il voulait dire. C’était lui qui espérait être son
amant. Soudain, Wurche se sentit bête.
« Je suis heureux que vous m’ayez proposé d’aller nous promener. J’ai
essayé de trouver des prétextes pour passer du temps avec vous. Seuls. Mais
je n’étais pas certain que ce soit une bonne idée… ni même si vous étiez
intéressée. »
Il avala le dernier mot. Il avait la couleur des ouïes de poisson frais.
« Les contraintes seraient trop nombreuses », pensa-t-elle à voix haute.
Elle n’ajouta pas ces mots : même si j’étais intéressée. Il lui parut perplexe,
si bien qu’elle mit sa main contre la sienne, soulignant leur couleur. « Que
se passerait-il si nous avions un enfant ?
– Eh bien…
– Les choses finiraient mal. Regardez Hafisa. » Wurche songeait à cette
pauvre femme, qui paraissait aller plus mal de jour en jour, avec son enfant
à la peau jaune. Cette image la poussa à continuer. « Votre garde l’a rejetée.
Vous et les vôtres, vous pouvez faire tout ce que bon vous semble. Cela n’a
pas d’importance que je sois la fille d’un roi ou d’un manant. Et vous
pouvez faire ce que bon vous semble parce que vous possédez des armes
puissantes et l’appui de peuples encore plus puissants. Vous prétendez que
vous venez en amis, pour nous protéger, mais j’ai vu la manière dont les
vôtres – Anglais comme Allemands – s’adressent à nos chefs. Ils ne
montrent aucun respect. On a exilé le roi des Ashantis. Pourquoi ? Pour
avoir défendu sa terre et son peuple ? Vous dites que vous venez en amis,
mais est-ce là une manière de traiter ses amis ? Pouvez-vous me dire la
vérité ? Pourquoi êtes-vous ici ? Et pourquoi êtes-vous ainsi en concurrence
? Anglais, Français, Allemands ? Pourquoi ne nous laissez-vous pas régler
nos affaires entre nous ? »
Helmut regardait ses pieds, rouge d’embarras. Le temps s’arrêta. Le
silence entre eux était semblable à l’air par un jour humide. Poisseux.
« Je suis désolée, dit Wurche qui soudain eut honte de sa tirade. Vous vous
êtes toujours montré bon pour moi et Jaji. Vous nous avez témoigné de
l’amitié, vous êtes ouvert, merveilleux. J’essaie juste de comprendre ce qui
nous arrive. Si vous voyiez les choses de notre point de vue, vous
comprendriez qu’on nous force à changer de mode de vie, et que c’est
compliqué pour nous.
– Je comprends. J’ai promis d’être aussi honnête que possible avec vous.
D’après ce que je vois, nous bénéficions autant que vous de ces relations. Il
s’agit d’un échange.
– Un échange, je pourrais l’accepter. Ce qui me gêne, c’est que vous nous
expliquiez comment nous devons vivre. Laissez-moi vous donner un
exemple. Avant votre arrivée, les esclaves étaient des gens qui avaient été
faits prisonniers pendant la guerre, ou dont la famille ne pouvait pas
s’occuper. Beaucoup se mariaient, certains même dans des familles royales.
Après votre arrivée, c’est devenu un commerce. Les raids, les enlèvements.
Tout ça, pour vous fournir ce que vous demandiez. À présent, on nous dit
que les Européens veulent mettre fin à l’esclavage. En d’autres termes, vous
rejetez la faute sur nous !
– Vous avez peut-être raison au sujet de notre hypocrisie. »
Helmut admit que beaucoup s’étaient enrichis grâce à l’esclavage, et
même grâce à son abolition. Mais il pensait que les bienfaits l’emportaient
sur les méfaits. « Nous construisons des écoles à Kete-Krachi et nous nous
assurons que les enfants y aillent. À Lomé, nous avons construit un chemin
de fer, des routes, des ponts. Si jamais vous allez là-bas, vous verrez ce que
Kete-Krachi pourrait devenir dans quelques années. »
Wurche le regarda dans les yeux et vit qu’il était sincère. Il croyait à ce
qu’il disait. Pourtant, elle n’était pas certaine que les autres blancs, comme
ceux qui avaient exilé l’Ashantihene, partagent les convictions d’Helmut. Il
soutint son regard. Le clapotis de l’eau contre la berge brisait le silence qui
s’étendait à nouveau entre eux.
Alors Helmut fit une chose des plus étranges. Il posa la main sur sa joue et
appuya ses lèvres contre les siennes. Ce n’était pas ainsi qu’elle et Moro
avaient exprimé leurs sentiments l’un pour l’autre : ils pressaient leurs
fronts l’un contre l’autre. Un instant, elle songea qu’il avait très vite changé
de sujet : cela la fit douter de sa sincérité. Mais elle se sentait bien.
Quand elle céda à ses avances, ce fut d’abord par curiosité, par défi, dans
l’espoir que cela la ramènerait chez elle. Cela arriva, encore et encore.
***
« J’ai besoin de tes conseils », déclara Wurche.
Jaji détourna à regret les yeux de son manuscrit. Elle n’aimait pas être
interrompue lorsqu’elle lisait, mais le moment était propice pour poser la
question. Aminah n’était pas dans les parages, pas plus que Wumpini, qui
avait pris l’habitude de répéter tout ce qu’il entendait. Jaji fit signe à
Wurche de poursuivre.
« Est-ce mal de garder Aminah ?
– Comment cela ?
– Est-ce mal d’avoir une esclave ? »
Jaji posa le manuscrit sur ses genoux. Elle prit son menton entre ses
doigts, et ses épaules s’arrondirent.
« J’aime beaucoup l’histoire du philosophe et du vieillard. Le philosophe
dit au vieillard : “J’ai un oiseau dans la main : est-il mort ou vivant ?” Le
vieillard lui répond : “Tu tiens la vie de cet oiseau entre tes mains.” »
Jaji reprit sa lecture. Pourquoi ne pouvait-elle tout simplement répondre
par oui ou par non ? Wurche supposa que cela signifiait qu’elle tenait la vie
d’Aminah entre ses mains. Était-ce une bonne ou une mauvaise chose ?
Helmut pensait que c’était mal. À la suite de cette réponse en forme
d’énigme, Wurche conclut que Jaji était d’accord avec Helmut.
Aminah
Aminah venait d’acheter à Wumpini un collier de perles colorées au
marché, mais déjà il montrait un petit tambour entouré de cordes noires,
près d’une collection de kora et de flûtes. Aminah lui fit non, et lui prit la
main qu’il tendait vers l’instrument. Il voulait sans cesse quelque chose de
plus, ce qui causait à la jeune femme une certaine déception, car elle faisait
remonter la source de ce désir insatiable à Adnan. En effet, seule la
goinfrerie avait pu le rendre si gros. Elle était déçue parce qu’elle
considérait Wumpini ainsi qu’un membre de sa famille : il était pareil à un
fils pour elle, et représentait la seule famille qu’elle possèdait désormais.
Aussi, de même que n’importe quelle mère, elle voulait le meilleur pour lui,
et projetait sur lui ses espoirs et ses rêves. Malgré cette déception, elle
tentait de lui faire plaisir quand elle le pouvait.
Ce jour-là, le marché était aussi bruyant et bondé que d’habitude. Ils
longèrent des nattes où étaient exposés des fusils rouillés, des haches, des
rouleaux de cotonnade et de batik, des sandales, des cônes de beurre de
karité, ou des boules de tabac semblables à celles qu’Eeyah utilisait pour
bourrer sa pipe. Bientôt, ils arrivèrent sur le marché aux bestiaux.
« Salam aleikoum », dit-elle pour saluer le boucher qui découpait des
morceaux de viande. Il lui répondit d’un signe de la tête. « Je voudrais du
mouton et une tête de chèvre, coupés en morceaux comme d’habitude, et
puis un pied de vache. »
La négociation commença, sorte de danse qu’elle aimait et détestait à la
fois. Elle était contente de faire une bonne affaire, mais n’appréciait guère
le temps que cela lui prenait. Elle se retourna pour chercher Wumpini des
yeux et, ne le trouvant pas, dévisagea le boucher, qui se contenta de hausser
les épaules. Quel châtiment Wurche lui ferait-elle subir ? Elle préférait ne
jamais le découvrir. Elle scruta ce qui l’entourait : un barbier tenait un
rasoir tout près du crâne d’un négociant mossi ; une eau verte s’écoulait sur
le sol ; un chien brun miteux buvait dans cette rigole ; une femme avait
étendu devant elle un tissu et posé dessus des poissons séchés ; un homme
vendait des outils de métal. Et là, Moro, tenant Wumpini par la main. Le
cœur d’Aminah se calma peu à peu.
Elle rencontrait souvent Moro en sortant de chez Jaji. En général, il était
très occupé, si bien que c’était elle ou Wumpini qui l’apercevaient en
premier. Elle ne voulait pas penser qu’une volonté supérieure puisse les
mettre sur le chemin l’un de l’autre. Toute cette histoire de licabili. Il levait
les yeux, lui souriait, et dans ce genre de situation, elle filait, non parce
qu’elle avait peur, mais en raison des émotions contradictoires qui
l’assaillaient. L’attirance qu’elle éprouvait pour lui. La répulsion qu’elle
ressentait pour ce qu’il était. Le fait qu’elle doive lui pardonner. Elle pensait
à Eeyah, gisant dans la cour, à Issa, aux jumelles, à Na et à la petite, brûlées
vives. Elle n’était pas encore prête.
« Wumpini ! » Elle se précipita pour le prendre par la main, adressa à
Moro un rapide signe de tête, et revint devant l’étal du boucher.
« C’est de ma faute, dit soudain Moro à côté d’elle. Je lui ai fait bonjour,
et il a couru vers moi. Et toi, donne à ma sœur les meilleurs morceaux, hein

Le boucher ricana, flanqua la tête de chèvre sur la planche, et la tailla en
pièces. Aminah examina les morceaux de viande, les mouches qui
voletaient autour du boucher, la grosse carcasse de mouton pendue derrière,
adossée aux cloisons en paille tressée. Tout pour ne pas parler à Moro. Puis
le boucher donna sa viande à Aminah qui la rangea dans son panier, sourit
pour indiquer qu’elle s’en allait et entraîna Wumpini en direction du
barbier. Elle se retourna : Moro avait déjà disparu dans la foule. Elle
souffla.
Comme il ne s’était pas montré insistant, elle fut moins anxieuse la fois
suivante en le retrouvant chez le boucher. Elle acceptait qu’il l’accompagne
sur de courtes distances, mais seulement à condition que Wumpini soit là.
Elle ne savait pas encore comment l’accueillir dans sa vie. Très vite, elle
s’aperçut qu’il était généreux, et que Wumpini bénéficiait largement de cet
arrangement. Moro offrit à l’enfant le tambour qu’il désirait. Puis ce fut une
plume d’autruche. Il achetait toujours des noix de kola qu’il distribuait aux
aveugles.
Un soir, après avoir apporté des œufs aux baraquements des Allemands,
Aminah aperçut Helmut assis sur la véranda en compagnie d’un autre blanc
qui fumait une pipe semblable à celle d’Eeyah. Wumpini se précipita vers
Helmut avant qu’Aminah ait pu l’arrêter. Celui-ci attrapa l’enfant et se mit à
le chatouiller, ce qui le fit éclater de rire. Aminah se figea. Si Helmut avait
été seul, elle serait venue vers lui, mais l’autre homme avec sa grosse
moustache l’intimidait. Chaque fois qu’elle venait là, les gardes la faisaient
passer par-derrière, l’emmenant en hâte jusqu’à Bonsu, le cuisinier. Elle
n’était jamais allée sur la véranda. L’homme à la moustache éclata de rire à
son tour, et Helmut fit signe à Aminah de venir. Elle s’inclina et arracha
Wumpini à Helmut.
« Madame nous attend. »
Helmut se redressa et chatouilla encore le ventre de l’enfant qui se tordit à
nouveau de rire.
« Allez-y, alors. » Il descendit les marches et posa la main sur le bras
d’Aminah. « Peut-être qu’il ne me revient pas de vous dire ça, mais je le
dirai quand même : Moro tient vraiment à vous. » Il essaya de lire une
réaction dans ses yeux, mais elle ne savait ni quoi lui dire, ni comment
réagir. Elle savait déjà cela, et l’entendre confirmer était à la fois
réconfortant et effrayant. Elle avait besoin d’un ami. Elle avait besoin qu’on
dissèque pour elle ses sentiments avant de pouvoir les comprendre. À Botu,
naguère, elle parlait constamment de Motaaba, et ses amis lui avaient appris
qu’elle l’aimait bien. Ce béguin de courte durée s’était terminé lorsqu’elle
avait eu ses règles. Soudain, Motaaba lui avait paru trop immature, avec ses
jambes maigrichonnes et sa façon de se déguiser avec une peau de
crocodile. Cette fois, elle aurait dit à ses amis que le problème, c’était que
Moro et les gens de son espèce avaient détruit sa famille, qu’ils l’avaient
détruite elle-même. C’était folie que d’aimer un tel homme. Où se trouvait
la limite entre pardon et sottise ?
En attendant, l’émancipation dont elle avait entendu parler ne semblait pas
avoir dépassé la Côte-de-l’Or pour gagner l’autre rive du grand fleuve
jusqu’à Kete-Krachi. La traite continuait, les personnes capturées défilaient
toujours dans des pirogues, et Wurche ne parlait pas de lui rendre sa liberté.
Jaji lui avait dit de prendre son mal en patience, mais cela ne faisait
qu’envenimer la situation. Wurche agaçait de plus en plus Aminah : sa
façon de boire trop vite en avalant de l’air, de tenir sa bouche entre ses
doigts pour parler, tout cela donnait envie à Aminah de lui sauter dessus.
Mais dès que ce genre de pensées lui venaient, sitôt après, la honte
l’envahissait. Quand elle était de cette humeur, mieux valait qu’elle reste à
l’écart de Wurche. Elle se rendait alors au marché, la main minuscule de
Wumpini bien serrée dans la sienne, tenant dans l’autre les précieuses
porcelaines qu’elle avait gagnées en vendant les œufs.
Wurche ne lui donnait pas grand-chose – ce qui aurait pu irriter Aminah
encore davantage – mais elle avait décidé de mettre de l’argent de côté.
Petit à petit, l’oiseau fait son nid : Aminah ferait de même. Peut-être
pourrait-elle racheter sa liberté sans attendre que l’émancipation arrive
jusqu’à Kete-Krachi. Elle en serait si fière.
Relents de poulailler : œufs, viande, fiente ; étrange mélange de bonnes et
de mauvaises odeurs. Un million de caquètements. Le poulailler plein de
crotte. Aminah se demandait pourquoi l’odeur des lieux étrangement
l’attirait et lui répugnait à la fois. Ce n’était pas à vomir comme les
excréments d’autres animaux – les cochons de Wofa Sarpong par exemple.
Pourtant, au bout de cinq minutes, elle devait retenir sa respiration. Et ce
bruit ! Les poules étaient bavardes.
« Quelle bonne surprise ! » entendit-elle. C’était la voix de Wurche.
Aminah ne pouvait quitter le poulailler sans que celle-ci s’imagine qu’elle
l’épiait. Elle se força à respirer. C’est alors qu’Helmut murmura un bonjour.
« Tu n’étais jamais venu de si bon matin, continua Wurche. C’est bon de
te voir dans cette lumière.
– En effet, répondit Helmut d’un ton éteint. Écoute. J’ai appris la chose
suivante, et je voulais que tu le saches, car tu es en droit de savoir. Et parce
que je tiens à toi. Et que j’ai promis d’être honnête avec toi.
– Qu’y a-t-il ?
– Tôt ce matin, une petite troupe est partie pour Salaga. Ton père a
visiblement rompu l’accord qu’il avait passé avec nous. Il a accepté le
drapeau britannique il y a des années, mais récemment, un de nos généraux
a voulu lui remettre le nôtre et il l’a refusé. J’ignore ce qu’ils vont faire à
Salaga, mais ils étaient lourdement armés. Je pars pour Dagbon avec une
autre troupe. Nous avons pour ordre de faire accepter aux chefs principaux
notre drapeau quoi qu’il en coûte. »
Aminah avait l’impression que ses narines étaient tapissées de fiente. Il
n’y avait plus rien d’agréable, alors elle décida de s’y prendre autrement.
« Je dois retourner là-bas, dit Wurche.
– Tu ne pourras rien faire. Tu es plus en sécurité ici.
– Je dois les prévenir.
– Ils seront à Salaga avant toi. »
Une plume pénétra presque dans le nez d’Aminah. Elle éternua
violemment.
« Aminah ! » s’exclama Wurche.
La jeune fille ouvrit la porte du poulailler et en sortit. Helmut portait son
uniforme vert, sa casquette et son fusil sur l’épaule.
« Je ne peux pas rester. Je t’en prie, ne fais rien d’impru-dent. »
Puis il s’approcha et colla ses lèvres contre celles de Wurche. Celle-ci
demeura là, les bras le long du corps, l’air pincé comme si on lui avait fait
avaler de force une cuillérée de dawadawa fermenté. Pourtant, la scène était
si intime qu’Aminah détourna les yeux. Ainsi s’expliquaient les absences de
Wurche.
« Ne le répète pas à Jaji », dit-elle à Aminah après le départ d’Helmut.
Celle-ci s’attendait à se faire tancer pour avoir écouter leur conversation,
mais Wurche n’ajouta rien de plus.
Ce soir-là, elle fit les cent pas dans la cour. Elle n’avait pas touché à son
dîner. Jaji, elle, s’était goulûment jetée sur le tuo. La préceptrice si cultivée
n’avait aucun talent pour cuisiner, si bien qu’elle était ravie de partager les
repas de Wurche et Aminah.
« Comment vais-je faire pour rentrer ? dit-elle.
– Penses-tu vraiment que tu doives déjà retourner là-bas ? demanda Jaji.
Tout le monde ne se montrera pas aussi magnanime que Shaibu. Ton père a
de nombreux ennemis, et si les Allemands sont à Salaga, ils ont
probablement emmené avec eux des ennemis de ton père qui te connaissent.
– Si les Allemands ont déjà attaqué, je suis certaine que les ennemis
d’Etuto ne me chercheront pas. »
Aminah vit une porte s’entrouvrir. Lorsque Wurche reviendrait de
Kpembe, elle serait partie depuis longtemps. Si les Allemands attaquaient
Salaga, Wurche et son père – s’il était encore en vie – seraient trop affaiblis
pour se préoccuper d’une fugitive. Le problème, c’était Wumpini.
Qu’adviendrait-il de lui ? Jaji ne pouvait s’occuper de lui.
« J’irai aux écuries demain pour nous trouver un moyen de transport, dit
Wurche en mettant ainsi fin aux divagations d’Aminah. Nous partirons en
fin de journée. Aminah, prépare les bagages.
– C’est trop risqué, dit alors Jaji. Attends d’en savoir plus. Ou au moins,
n’emporte qu’une partie de tes affaires, au cas où vous devriez revenir.
– Nous aurons Wumpini avec nous. Les gens sont bienveillants envers les
mères avec enfant. »
Aminah eut envie de faire la leçon à Wurche. Les cavaliers ne s’étaient
pas montrés bienveillants envers les mères avec enfant. Toutefois après
avoir dit ceci, Wurche sembla s’adoucir, elle devint plus réceptive. Aminah
ne l’avait jamais vue si calme.
« Et s’il n’y a plus rien là-bas en arrivant ? demanda Jaji. Tu reviendras ?
Pourquoi ne pas attendre d’avoir de nouvelles informations ?
– Je dois y retourner. Ils n’ont pas toujours été bons avec moi, mais c’est
ma famille. »
Wurche retourna dans sa case.
Aminah la suivit. « Madame. » Wurche leva les yeux vers elle. « Je veux
rester à Kete-Krachi.
– Moi aussi. » Ce n’était pas le genre de réponse qu’attendait Aminah.
Elle pensait qu’on lui dirait que son devoir consistait à s’occuper de
Wumpini. Puis Wurche ajouta : « J’imaginais que je construirais quelque
chose avant de rentrer… J’aurai besoin de toi à Kpembe. »
Aminah n’avait pas su s’exprimer. Elle aurait dû lui dire qu’elle voulait
être libre.
Elle empaqueta ses affaires et celles de Wumpini dans un sac en tissu.
Ensuite, elle attacha les poules, comme Wurche le lui avait ordonné, et les
installa dans deux paniers. Tout se passait si vite qu’elle était remplie de
panique et de tristesse, et de colère envers elle-même car elle n’avait pas
fait preuve d’assez d’audace. Elle finit par partir à la recherche de Moro.
Peut-être aussi parce qu’elle avait surpris ce moment d’intimité entre
Wurche et Helmut. Elle était désormais prête à pardonner à Moro.
Elle se rendit chez Shaibu. Il vivait dans un palais semblable à celui
d’Etuto, à Kpembe, constitué de différentes cases. Les Allemands l’avaient
construit pour le nouveau Salagawura, et Shaibu et Moro y habitaient.
Aminah lui apprit que les Allemands allaient attaquer Salaga, mais Shaibu
resta de marbre. Elle était complètement folle, elle le savait, mais cela
n’avait plus d’importance. Pour elle, c’était la fin du monde, et il n’y avait
pas une minute à perdre.
« Où est Moro ? demanda-t-elle.
– Au marché. »
Elle passa au peigne fin le moindre recoin du marché, levant les yeux vers
toutes les silhouettes de haute taille qu’elle apercevait. Elle le trouva en
train d’examiner une houe chez un homme qui fabriquait et vendait des
outils en métal. Elle lui tapota l’épaule, il se retourna, la regarda, et elle
bafouilla : « Nous repartons à Kpembe. »
Elle lui raconta que les Allemands allaient à Salaga et que Wurche voulait
s’y rendre sans perdre une minute. Mais Aminah aurait préféré rester à
Kete-Krachi. Elle voulait pouvoir choisir. Elle voulait être libre.
« Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? demanda-t-elle.
– J’ai été à ta place. Et de bien des manières, j’y suis encore. J’ai grandi
dans un des villages d’esclaves de Salaga et Kpembe, un endroit qui
s’appelle Sisipe. Voilà pourquoi on me considère comme descendant
d’esclaves. J’étais très jeune quand on m’a emmené vivre au palais du
Kpembewura. Mes parents pensaient que j’avais de la chance d’être pris en
charge par le roi. Ils n’ont même pas protesté le jour où je leur ai appris
qu’il m’avait chargé d’aller enlever des gens dans les villages, à l’âge
adulte. Mon père disait que chacun venait sur terre pour remplir un certain
nombre de tâches. La vie te mènera vers ces tâches, aussi effectue chacune
d’entre elles avec soin, et laisse le destin se charger du reste. »
Moro paya la houe qu’il avait examinée. Le vendeur portait autour des
yeux des fils de métal ronds, un genre de bijou qu’Aminah n’avait jamais
vu. Qu’advient-il de nous deux, aurait-elle voulu demander. Pourquoi leurs
destins s’étaient-ils croisés si elle devait repartir au loin ? Elle laissait enfin
éclore cette pensée : si leurs chemins s’étaient rencontrés, c’est qu’il y avait
une raison.
« À Salaga, pourquoi ne m’avez-vous pas emmenée avec vous, et
pourquoi n’êtes-vous pas revenu ?
– En te voyant la première fois, je t’ai trouvée belle. Et j’ai pensé qu’il
était bien triste que tu sois avec ce petit homme si laid. Au début, j’ignorais
quelle relation vous aviez. Puis j’ai découvert qu’il s’apprêtait à te vendre,
j’ai conclu un arrangement pour pouvoir t’acheter. Je n’avais pas
suffisamment d’argent sur moi, car Shaibu m’avait demandé de lui
rapporter des tuniques avec l’argent des ventes que j’avais conclues. Je ne
pouvais pas rentrer à Kete-Krachi sans ces tuniques. Mon plan consistait à
récupérer l’argent auprès de Shaibu et revenir trois jours plus tard payer ma
dette à Maigida. Seulement Shaibu a mis une semaine à me rembourser, et à
mon retour, Wurche t’avait achetée. On pourrait croire que Shaibu est mon
ami, mais en réalité je suis là pour le servir. Les membres de la famille
royale ne me laissent jamais oublier que je suis descendant d’esclaves.
« Quand je suis revenu à Salaga, j’étais en colère contre Maigida, mais
j’étais heureux qu’il ne t’ait pas vendue à un inconnu. Ensuite, j’ai appris
que Wurche était arrivée à Kete-Krachi. Il fallait que je découvre si elle
t’avait amenée avec elle. C’est moi qui ai supplié Shaibu de se rendre chez
Jaji pour vous saluer, et tu étais là, encore plus étonnante que la première
fois où je t’avais vue. À croire que le destin jouait en notre faveur.
– Et à présent il me renvoie au loin, dit Aminah malgré elle. Si je retourne
à Kpembe, que se passera-t-il ? Je ne resterai pas esclave toute ma vie.
Contrairement à vous, je ne suis pas née pour mener une vie de servitude. »
Elle regretta aussitôt ses paroles. Elle ne voulait pas le blesser.
« Je m’en vais à Sisipe pour cultiver la terre. Tu m’as dit que je ne devrais
pas faire le commerce des personnes… je t’ai entendue. Il y avait déjà un
moment que j’essayais de me retirer, et tes mots ont scellé l’affaire. Suis-la
à Kpembe parce qu’elle a besoin de toi. Ensuite, demande-lui qu’elle
t’accorde la liberté. Redemande-lui jusqu’à ce qu’elle t’entende. Ensuite, tu
seras la bienvenue si tu veux venir à Sisipe. »
D’un geste d’abord timide, il posa la main sur son épaule, la serra, puis la
lâcha.
Cet après-midi-là, Wurche, Aminah et Wumpini prirent place sur une
charrette chargée de leurs effets et des poules, et ils partirent pour Salaga.
Aminah comprit alors seulement que Wurche n’était plus la riche dame qui
l’avait achetée à l’époque. Elle fut surprise qu’elles n’aient même pas les
moyens d’avoir leur âne à elles. Cela calma ses récriminations, elle se sentit
désolée pour Wurche et fut finalement contente de l’accompagner à
Kpembe. Une fois Wurche et Wumpini à nouveau installés à Kpembe, si la
ville existait encore, Aminah lui demanderait de lui rendre sa liberté.
L’âne s’arrêta devant un bâtiment qui d’après le conducteur de la charrette
était la mosquée Lampour. Telle une nuit étoilée, la façade était constellée
de trous laissés par les balles, et le conducteur refusait d’aller plus loin.
Wurche eut beau discuter avec lui et faire tous les efforts possibles pour
qu’il les amène jusqu’à Kpembe, il fut intraitable : c’était là sa dernière
étape.
« Ça sent le tuo brûlé », dit Wumpini quand Aminah l’aida à descendre de
la charrette. À presque quatre ans, il était plus grand et plus mince, mais ses
os étaient lourds. Elle déchargea les deux paniers qui contenaient les poules
et regarda autour d’elle. Wumpini avait raison. Dans l’air, des relents de
cendre. Cela rappela à Aminah le jour où elle avait perdu sa maison.
À quelques mètres devant elle, un cadavre nu. La charrette faillit rouler
dessus en partant. Aminah serra Wumpini contre elle et lui mit la main sur
les yeux. Au loin résonnèrent des tirs. Ta-ca-ta-ca-ta !
Wurche fouilla dans un sac et en sortit un long fusil. Elle le mit entre les
mains d’Aminah et lui dit d’attendre là tandis qu’elle allait chercher le
moyen de se rendre à Kpembe. Aminah regarda l’arme aux inscriptions en
arabe. C’était un lourd objet, dont elle aurait pu se passer. Elle ne se sentait
pas davantage en sécurité.
« Pourquoi tout est cassé ? demanda Wumpini. Où est maman ?
– Des mauvaises gens sont venus brûler la ville. Ta maman va bientôt
revenir. » Où qu’ils se tournent, ils découvraient des tas de murs éboulés, de
chaume et de cendres. Ce serait un miracle si Wurche parvenait à trouver un
moyen de transport. Aminah posa le fusil, pour le reprendre immédiatement
en voyant approcher un homme couvert de suie. Où était Wurche ? Mais
l’homme continua son chemin.
Wurche revint avec quelqu’un qu’Aminah crut reconnaître. Lorsqu’ils
furent tout près, Aminah ne sut plus que dire. C’était lui en effet qui avait
présidé à sa vente.
« Maigida, dit-elle froidement.
– Tu as bonne mine, déclara-t-il avant de se tourner vers Wurche qui lui
montra les poules.
– Maigida a eu la gentillesse d’accepter de garder nos poules jusqu’à ce
que je revienne les chercher, expliqua Wurche. Nous allons devoir aller à
pied jusqu’à Kpembe. »
Aminah déposa les paniers avec les poules dans la pièce du fond de chez
Maigida. Le reste de Salaga avait beau être en ruines, cette pièce était une
capsule hors du temps. Rien n’avait changé, pas même l’odeur de
moisissure et de fermentation. Combien de vies avaient-elles été troquées
ici même ? Où étaient tous ces gens ?
Ils quittèrent Maigida et prirent la route de Kpembe. Dans les ruelles
étroites de Salaga, des gens vêtus de haillons crasseux penchés sur des tas
de gravats encore fumants tentaient de rassembler les morceaux épars de
leur existence. Un homme plongea un seau dans un puits et rinça son visage
couvert de suie.
« Encore un puits ! s’exclama Wumpini.
– Salaga est la ville aux cent puits, répondit Wurche.
– Pourquoi y en a-t-il autant ? demanda Aminah.
– Ils ont été creusés pour qu’on puisse laver les esclaves après leurs longs
voyages. »
Une ville créée pour vendre les êtres humains, pensa Aminah. Pareille
ville ne pouvait prospérer. Voilà pourquoi Salaga avait subi tant de guerres.
« C’est quoi, les esclaves ? » demanda Wumpini.
Je suis l’esclave de ta mère, eut envie de répondre Aminah.
« Des gens qui appartiennent à d’autres gens.
– Pourquoi…
– Wumpini, garde tes forces, dit sa mère. La route est encore longue
jusqu’à la maison. »
Ce qui aurait dû leur prendre une heure se transforma en deux heures d’un
long châtiment. La route était bloquée par de hauts tas de pierres, et deux
fois, ils aperçurent des blancs portant le même uniforme qu’Helmut.
Installés sur place, ils cuisinaient en riant, certains à moitié dévêtus. Ils
n’avaient pas l’air menaçants, mais Wurche sortit son fusil et fit rentrer
Aminah et Wumpini dans les bois qui bordaient la route.
Ils traversèrent la forêt où Aminah avait appris à monter Baki et où
Wumpini avait fait ses premiers pas. Des zones brunes et noires avaient
remplacé le vert magnifique qui couvrait le sol. Les arbres naguère si
majestueux étaient désormais secs, consumés jusqu’aux racines.
Lorsqu’ils arrivèrent à Kpembe, Wumpini était couvert de poussière,
Aminah souffrait d’un atroce mal de tête, et Wurche marchait plus vite que
jamais, toujours devant eux. Aminah aurait pu la suivre si elle avait eu les
mêmes souliers qu’elle. Au palais, les salles principales étaient intactes,
mais les cases qui bordaient l’extérieur avaient été détruites par un incendie.
Même les deux pierres qui s’élevaient à l’entrée avaient disparu. Avec
prudence, tenant son fusil devant elle, Wurche les mena jusque dans la cour
intérieure. Mma était penchée sur le puits près de la chambre de Sulemana,
une main sur son dos, l’autre tenant un pot pour puiser de l’eau.
« Mma », dit Wurche en baissant son arme. La vieille dame se retourna
d’un seul coup, ses mains se portèrent à sa bouche et elle lâcha le pot qui se
brisa en mille morceaux. Elle s’approcha, les yeux remplis de larmes.
« Oh, Allah soit loué ! Alhamdulillah. Je m’attendais au pire.
– Moi aussi », répondit Wurche en prenant sa grand-mère dans ses bras.
Mma fit tous ses efforts pour attraper Wumpini qu’elle serra fort contre
elle. Puis elle se pencha et attrapa Aminah. Elle se retourna ensuite pour
crier : « Maraba, maraba, maraba ! Elles sont revenues ! »
Alors sortirent Sulemana, et certains des enfants les plus jeunes d’Etuto.
Celui-ci fut le dernier à se montrer. Aminah fut impressionnée de découvrir
comment en deux ans, cet homme de haute stature s’était voûté, les épaules
recroquevillées comme si une main invisible appuyait dessus. Sa peau était
blême, mouchetée. Il avait perdu le poids qui lui donnait naguère son air
effrayant. Tous regardaient, le cœur battant. Etuto étreignit Wurche.
Aminah fut surprise d’entendre celle-ci pousser soudain un gros sanglot.
Elle était contente que personne n’ait été blessé. Et heureuse pour Wurche.
Cela signifiait également que celle-ci n’avait plus besoin d’elle.
Elle pouvait désormais demander sa liberté.
Wurche
Wurche dissimulait le doux renflement de son ventre sous de larges
tuniques. Elle avait vomi pendant quelques semaines. D’abord, elle avait
cru que c’était l’anxiété. Puis elle avait pensé qu’elle n’était plus habituée à
l’eau des puits de Kpembe. Quelques semaines plus tard, dans son miroir,
elle avait découvert une bosse plutôt basse sur son abdomen. Elle avait tout
fait pour échapper au regard inquisiteur de Mma, la seule chose qui
fonctionnât consistant à lui confier Wumpini.
Elle était contente d’être à nouveau auprès des siens, surtout parce que
Adnan était reparti à Dagbon. Sulemana lui avait raconté avec beaucoup
d’entrain comment son mari avait demandé qu’on lui restitue l’argent de la
dot qu’il avait apportée, refusant de retourner à Dagbon les mains vides.
C’était soit une épouse de sang royal, soit sa dot. Il était resté un mois dans
la chambre de Wurche, et ne s’était radouci que parce que Etuto avait usé de
son pouvoir de Kpembewura pour forcer un chef de moindre importance à
lui céder l’une de ses filles. En représailles, le chef en question s’était enfui
à Kete-Krachi, comme beaucoup des soldats de confiance d’Etuto. Cet
épisode, ajouté à l’attaque des Allemands, avait coûté très cher à Etuto, et
Wurche y était sensible, car elle était en partie responsable de la situation
puisqu’elle aussi avait déserté. À présent, elle était déterminée à rester et à
faire tout son possible pour l’apaiser.
Toutefois le bébé qui grandissait dans son ventre n’allait pas arranger la
situation.
Seule Aminah s’en était aperçue. La jeune fille feignit de ne rien savoir,
jusqu’au soir où elle demanda à Wurche ce qu’elle ferait à la naissance du
bébé. Celle-ci fit semblant de ne pas comprendre de quoi elle parlait. Bien
entendu, cette naissance allait causer des remous, comme lorsque la
vendeuse de pois de terre de Kete-Krachi avait accouché d’un enfant à la
peau claire, couleur de bois d’iroko, et que tout le monde avait compris que
le père était blanc. Néanmoins, ce n’était pas une raison pour s’en
débarrasser. Helmut avait été bon avec elle, il avait montré une tendresse
que ni Adnan ni Moro n’avaient manifestée. Elle avait tenté de se
convaincre qu’elle couchait avec lui uniquement dans le but de découvrir
les secrets et les tactiques des Allemands, mais qu’un peu d’affection ne
nuisait en rien à leur relation, au contraire, seulement elle était triste de ne
plus le voir, sa gentillesse et son honnêteté lui manquaient. Bientôt, il fut
toutefois clair que leur relation n’avait aucune chance de se développer, car
sa tristesse avait disparu en retrouvant sa famille : Mma avec Wumpini ;
Etuto, malgré sa fragilité ; Sulemana. Aminah.
Un matin, de terribles contractions la mirent dans l’impossibilité de
préserver plus longtemps son secret. Wurche hurla à Aminah d’aller
chercher Mma. La douleur lui déchirait les entrailles, elle poussa un cri, et
s’installa par terre, exposant son ventre. Elle pensait que passé la première
fois, accoucher devenait plus facile. Mma entra et couvrit sa bouche de ses
mains, puis elle reprit ses esprits et envoya Aminah de l’autre côté de la rue
chercher la sage-femme et ses assistantes.
Le bébé était petit, la tête couverte de cheveux bouclés, et au début
personne ne remarqua sa couleur, car la plupart des nouveau-nés sont pâles.
Mais au bout d’une semaine, sa peau n’était toujours pas brune ; elle était
même plus claire, de la couleur du beurre de karité qu’aurait caressé un
rayon de soleil mordoré. Et ses yeux étaient tel du verre, avec des éclats de
vert. Huit jours plus tard, quand Etuto fut autorisé à entrer dans la chambre,
il arriva, et sans avoir prononcé un mot repartit.
« Ils parlent de moi, n’est-ce pas ? » demanda Wurche. Aminah nettoyait
le bébé tandis que Wurche se reposait dans son lit. La jeune fille la regarda
en écarquillant les yeux. « J’ai un bébé blanc, ils me prennent pour une
putain.
– Madame, les gens disent que votre bébé est magnifique.
– Et mon père ? Il ne lui a pas donné de nom. Il ne m’a pas dit un mot. »
Wurche se tut. Du lait suintait de ses seins, tachant sa blouse de coton. Elle
fixa son regard sur les motifs orange qui s’enroulaient sur le rideau de la
porte. Les formes en colimaçon se répétèrent comme des volutes
translucides lorsqu’elle regarda de nouveau Aminah. « Tu me crois si je te
dis qu’au début je ne savais pas qui était le père de Wumpini ? » Elle
s’arrêta, lut l’expression d’Aminah, dont l’attention se porta du bébé
couleur sable foncé à sa mère. « Je ne savais pas si c’était Adnan ou
Moro. »
Aminah se raidit, puis se remit à nettoyer l’enfant. Elle souleva les cuisses
rebondies de la petite fille et lui essuya les fesses.
« Mais très vite, il est apparu que c’était Adnan. »
Le soulagement envahit Wurche. Elle n’avait pas l’intention de blesser
Aminah, elle voulait juste satisfaire son désir égoïste de révéler la chose à
quelqu’un qui connaissait toutes les personnes concernées. Et puis, se
confesser ainsi à Aminah en particulier était un moment cathartique. Elle
avait envie qu’Aminah la serre dans ses bras. Rien de plus. Mais au lieu de
cela, Aminah finit de langer l’enfant et la rendit à Wurche.
« Tu n’es pas fâchée que je t’aie raconté ça ? »
Aminah secoua la tête.
« Tu ne dis jamais rien. Dis-moi ce que tu penses vraiment. »
Aminah réfléchit.
« J’ai déjà pardonné à Moro, dit-elle finalement. Et je ne pense pas que
vous êtes une putain. Vous avez aimé plusieurs personnes et ce n’est pas un
crime. J’ai vu comme le père du bébé vous regardait. Cela m’a rappelé mes
parents. Il vous aimait… »
Puis le visage d’Aminah se crispa.
« Qu’y a-t-il ?
– Je veux retrouver ma liberté. »
Aminah sortit avant que Wurche ait eu le temps de répondre.
Deux semaines passèrent, le bébé de Wurche n’avait toujours pas de nom.
D’abord, celle-ci pensa qu’Etuto traversait une de ses mauvaises périodes,
mais quand elle vit son messager sortir de sa case en riant de bon cœur, elle
se précipita à l’intérieur.
Elle le salua, fit la révérence avec la plus grande politesse possible.
« Wurche », dit Etuto en la regardant depuis le pouf sur lequel il était
assis. Il ne se leva pas pour la prendre dans ses bras, ni ne sourit, ni ne lui
montra le dernier gadget qu’on lui avait offert. Ses yeux étaient rouges et
gonflés. Les vapeurs d’alcool arrivaient jusqu’à elle, à plus d’un mètre de
lui.
« Etuto, mon bébé n’a toujours pas de nom.
– C’est au père de le baptiser. » Il chassa une mouche de sa joue.
« Le père du bébé n’est pas là, donc c’est au grand-père de jouer ce rôle. »
Etuto la regarda longuement.
« Donne-lui le nom qu’il te plaira. »
Wurche sentit son cœur se serrer. Son père ne s’était jamais montré aussi
froid envers elle.
« Je vous en prie, reprit-elle.
– Que veux-tu que je te dise ? D’abord, tu t’enfuies, je passe pour un
imbécile aux yeux de tous jusqu’à Dagbon. Quand c’étaient les autres qui
s’enfuyaient, ça allait, mais une personne de mon sang ? Laisse-moi
terminer. J’ai fini par comprendre. Ton esprit et celui d’Adnan ne pouvaient
s’unir, et je te forçais à tuer ton esprit. Je suis passé sur cette trahison. Mais
ça, je ne comprends pas. Ces gens-là m’ont détruit. Nous ont détruits.
– Je n’ai pas d’explication. Mais j’ai besoin de votre bénédiction. Faites-le
pour l’enfant. »
Wurche tomba à genoux pour le supplier, mais Etuto se releva en
grimaçant de douleur. Que la vie était étrange. Elle, qui ne faisait pas
confiance aux hommes blancs, avait désormais un bébé dont le père était
blanc. Son père à elle, qui avait ouvert les bras à ces mêmes blancs, refusait
à présent d’accepter leur enfant.
« Eh bien, le proverbe ne ment pas, une putain ne peut engendrer qu’une
putain. »
Il rentra dans ses appartements privés. Wurche regarda le rideau reprendre
peu à peu sa place, et avala la boule qui lui nouait la gorge. Toute sa vie,
elle avait redouté d’entendre ça au sujet de sa mère. Cela ne l’affecta pas
autant qu’elle l’aurait cru ; ce qui la mit en colère, ce fut que son père croie
pouvoir s’en servir pour l’insulter.
Quelques jours plus tard, elle décida d’appeler son enfant Bayaba, comme
sa mère à elle.
Depuis la naissance de Bayaba, le silence avait envahi le palais et ses
serres duveteuses s’étaient en particulier refermées sur Wurche, qui
envisageait de retourner à Kete-Krachi, ou ailleurs sur la Côte-de-l’Or, près
de la mer. Elle avait appris que les femmes avec des enfants telle que la
sienne n’étaient pas rares là-bas. Etuto avait envoyé Sulemana rencontrer le
gouverneur de la Côte-de-l’Or et Wurche avait souhaité l’accompagner,
mais Mma l’avait suppliée d’attendre que le bébé marche.
Wurche avait envie de dire à Aminah qu’elle était libre, mais elle voulait
attendre le retour de Sulemana. Elle avait besoin d’avoir au moins une
personne à ses côtés.
Le silence était tel au palais que le hurlement qui réveilla tout le monde
quelques jours plus tard, si fort, si profond, continua de résonner dans les
oreilles de tous bien après qu’il se fut tu. Wurche enfila une tunique,
laissant Bayaba dormir, et sortit, découvrant un messager agenouillé devant
Etuto et Mma. Le regard d’Etuto, immobile comme une jarre d’eau, se
perdait au-dessus de la tête du messager, pas un tremblement n’animait son
corps. C’était Mma qui avait hurlé. Aminah était là, tenant Wumpini par la
main.
« Que se passe-t-il ? demanda Wurche.
– Il est arrivé quelque chose à Sulemana mais ils l’ont annoncé en gonja et
je n’ai pas compris.
– Sulemana et les autres ont été tués, annonça Mma du même ton que les
élèves de Jaji quand elles apprenaient leurs versets. À Yeyi. Nous ne savons
pas si c’étaient des brigands ou des ennemis de ton père.
– Ce n’est pas vrai, répondit Wurche. Ce n’est pas possible…
– Je suis anéanti, dit Etuto. C’est la fin. Ils vont venir me chercher. »
Wurche se sentit soudain très faible, à croire qu’une lance l’avait frappée
et lui tordait la colonne vertébrale. Elle s’accrocha à Aminah, et soudain, ne
put résister davantage. Elle retourna dans sa chambre. Enfin, elle comprit de
quel mal souffrait son père. Soudain, le monde perdait ses couleurs, ses
goûts, ses odeurs, on réalisait combien pesait son propre corps, combien sa
vie était inutile. Wurche fixa longtemps le mur. Serait-elle morte si elle était
partie avec eux ? Sa présence aurait-elle suffi à repousser la mort ? Ces
questions tournaient dans sa tête. Sulemana ne reviendrait jamais plus.
Son sommeil était haché et rempli de rêves brumeux. Le seul détail
saillant de ce jour-là, ce fut ce coup de fusil qui déchira l’air. À la fois
proche et distant. Définitif, et insistant dans sa note finale. On ne pouvait
penser à autre chose qu’à la sècheresse du son. Dehors, il y avait juste assez
de lumière pour distinguer la forme des cases, des arbres, des personnes, car
il faisait encore sombre. Les gens se massèrent devant la case d’Etuto.
Étaient-ils venus à cause de Sulemana ?
« Excusez-moi. » Wurche se frayait un chemin parmi eux quand Aminah
lui bloqua le passage.
« Madame, s’il vous plaît. Il ne faut pas.
– Si tu as vu ce qui s’était passé, alors je veux voir moi aussi. » Wurche la
poussa, mais Aminah ne bougea pas. « Laisse-moi passer », dit-elle d’une
voix qui se lézardait, comme si elle savait déjà. Elle poussa Aminah si fort
qu’elle tomba.
La scène : du sang ; une mère et son enfant ; une mère et son fils. Mma
enlaçait le corps d’Etuto. Le fusil fatal gisait sur une peau de léopard,
inerte. Wurche serra Mma et le corps sans vie d’Etuto.
Le cœur de son père s’était brisé.
De partout à travers Gonja et Dagbon, des gens vinrent assister aux
funérailles d’Etuto et Sulemana, et des hommes blancs arrivèrent même
depuis la Côte-de-l’Or. Dramani rentra de la ferme et, en homme de la
maison, il accueillit les visiteurs et accepta leurs condoléances. Tout se
déroula comme dans un rêve. Ce fut seulement après que les corps eurent
été enveloppés de suaires de coton et ensevelis que Wurche comprit ce qui
s’était passé. Le pouvoir avait changé à Salaga-Kpembe, à Kete-Krachi.
Partout.
« Il y a désormais une vacance », dit Wurche à Mma, qui était maintenant
telle une enfant. La vieille dame avait répondu aux condoléances par des
gémissements, sans pratiquement articuler le moindre mot. Wurche
continua. « Nos guerres fratricides, notre lutte contre les Européens. Tout
cela concerne la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir, auquel on
s’accroche par tous les moyens. Les Européens possèdent une puissance
largement supérieure à nos armes minuscules. La seule manière pour nous
d’exister, c’est de nous unir. Il y a longtemps que je prêche l’unité, mais je
n’ai jamais essayé de travailler avec quelqu’un. Je suis prête à m’adresser
aux femmes de Salaga. Nous allons nous reconstruire ensemble. Parle aux
anciens. Ils t’écouteront. Il y a eu assez de morts comme ça. Il est temps
que nous nous mettions à œuvrer ensemble. »
Mma acquiesça.
Aminah
Elle se rendit au puits près de la case de Sulemana, plongea un pot en terre
dans l’eau et le remplit à ras bord. Puis elle attrapa un balai et se rendit chez
Etuto. Personne dans la famille n’avait eu le courage de faire le ménage
dans sa case. Elle n’avait certes jamais vu en lui une figure paternelle, mais
elle avait l’impression de boucler la boucle en faisant pour lui ce qu’elle
n’avait jamais pu faire pour Baba et son atelier. La case d’Etuto était
immense, alors que celle de Baba était petite, mais elle était nue alors que
Baba avait décoré la sienne de magnifiques lignes noires et blanches. Elle
repoussa le lourd rideau et entra. Après qu’Etuto se fut tué d’une balle, les
femmes de Kpembe avaient enlevé son corps et nettoyé le sang, mais
l’odeur métallique demeurait. Elle était encore plus forte que celle du cuir
qui émanait des peaux et des souliers d’Etuto. Les murs de l’antichambre
étaient constellés d’armes à feu, et Aminah repensa aux couteaux de son
père ainsi accrochés. L’un était un lieu de création, l’autre un lieu de
destruction. Mais au bout du compte, ces deux hommes avaient disparu.
Tous deux avaient laissé leurs biens derrière eux. Quoi que vous fassiez,
que vous soyez bon ou mauvais, la mort finissait par vous arracher votre
esprit. Par conséquent que fallait-il faire quand on avait le choix ? Le bien
ou le mal ? Eeyah lui disait que si elle choisissait le mal, son esprit
reviendrait sur terre dans un corps très laid.
Elle secoua les étoffes épaisses et rances qui recouvraient le lit d’Etuto et
les plia. Elle essuya ses nombreuses bottes de cavalier, dans certaines
desquelles s’étaient installés des geckos. Elle rangea toutes les bouteilles
vides dans un coin de la pièce. Elle ne toucha pas à ses amulettes et
talismans car cela l’effrayait trop. On racontait qu’ils le rendaient invisible.
Lorsqu’elle sortit de la case, elle éprouva un tel sentiment de perte qu’elle
dut se réfugier dans sa chambre pour pleurer. Elle pleura jusqu’à en avoir
les yeux à vif, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus respirer, et que sa poitrine se
soulève pour faire entrer l’air.
Deux semaines plus tard, Aminah lava Bayaba puis la tendit à sa mère.
Mma avait pris Wumpini sous son aile, comme s’il pouvait remplacer
Etuto.
« Aminah, tu es libre, dit Wurche. J’aurais dû te le dire il y a longtemps,
mais avec les funérailles… »
Aminah s’aperçut pour la première fois que Wurche devait l’aimer, peut-
être à la manière dont elle-même avait aimé ses sœurs naguère, très
possiblement à la manière dont les hommes et les femmes s’aimaient entre
eux. Elle s’approcha et prit Wurche dans ses bras, dont le corps très mince
se raidit encore davantage. Wurche lui tapota le dos. Cela suffisait, lui
disait-elle.
« Merci, madame, dit Aminah.
– Emporte une des poules.
– Merci. Est-ce que je pourrai revenir pour voir Wumpini ?
– Oui. » Et un instant plus tard : « Où iras-tu ?
– Auprès de Moro. »
Aminah nettoya sa case et rangea ses affaires dans un sac – des vêtements
qu’elle avait hérités de Wurche, de l’argent qu’elle avait économisé sur la
vente des œufs. Pendant que le palais dormait, elle prit sa poule et quitta
Kpembe. Elle ne voulait pas que tout le monde la regarde s’éloigner et
devenir de plus en plus petite.
Elle prit la route de Salaga, et une fois sur place longea la grande mosquée
pour se rendre jusque chez Maigida. Là, elle s’arrêta afin de réfléchir à ce
qui se serait passé si quelqu’un d’autre l’avait achetée. Si cela avait été
Moro. Ou si elle ne l’avait jamais rencontré. Où serait-elle alors ? On l’avait
traitée comme du bétail, comme une noix de kola. On lui avait ôté toute
maîtrise de sa vie.
Elle longea d’autres cases, les deux marchés, à présents désertés, à part
quelques chiens cherchant charogne. Les Allemands avaient tué la ville.
Même au cours de son bref séjour à Salaga, elle avait été intriguée par les
quantités de choses qui s’échangeaient ici. Elle avait le cœur lourd, et
pourtant, l’instant d’après, il devint léger. C’était un nouveau départ. Elle se
prit à rêver d’un atelier de cordonnerie, qu’elle bâtirait avec Moro et qu’elle
décorerait en souvenir de Botu. Elle fabriquerait des souliers qu’elle
vendrait, tandis que Moro travaillerait la terre, et leurs enfants grandiraient
en apprenant à créer des objets et à cultiver le sol. Enfin, un jour, son père
arriverait juché sur son âne albinos en disant qu’il avait perdu son chemin.
Remerciements
Merci à ma famille pour m’avoir toujours dit oui, même quand mes rêves
étaient sans limite. ARHA, NYA, RHA, PAP et ESPA, vous êtes géniaux !
Merci aux Gee et aux Hot Gyals pour votre amitié et votre soutien.
À la famille de Pontas Literacy Agency de m’avoir toujours soutenue dans
l’effort. Anna Soler-Pont, Marina Penalva, Maria Cardona, Leticia Vila-
Sanjuan et Jessica Craig : merci.
À mes éditeurs Bibi Bakare-Yusuf, Jeremy Weate et Lauren Smith de
l’équipe de Cassava Republic, merci de m’avoir lue si attentivement, de
m’avoir aidée à rester debout, et d’avoir cru en mon projet.
À mes premiers lecteurs : Jakki Kerubo, Mohammed Naseehu Ali, Anissa
Bazari, Ayi Kwai Armah et Max Lyon Ross.
À Pierre Poncelet pour cette magnifique carte. Mille mercis.
À l’Africa Centre et l’Insituto Sacatar pour le temps que vous m’avez
laissé afin de pouvoir écrire, et pour la magie de Bahia. À Natalia Kanem
pour le magnifique KSMT et la magie de Popenguine.
Enfin, à mon défunt oncle Muntawakilu, qui fut mon guide à Salaga. Ma
gratitude est sans limite.
Quelques mots de l’autrice

1. Qu’est-ce qui vous a inspiré Les cent puits de Salaga ?

Il y a quelques années, j’ai appris que mon arrière-arrière-grand-mère avait été réduite en esclavage
et vendue sur le marché aux esclaves de Salaga. En cherchant à en découvrir davantage, je me suis
heurtée à deux obstacles : soit les gens ne savaient pas grand-chose, soit ils ne voulaient pas en parler.
En écrivant ce livre, je lui ai donné la possibilité de s’exprimer à travers moi. J’ai calculé qu’elle
avait dû vivre à Salaga durant une période turbulente de l’histoire de cette ville. À cette époque, non
seulement différentes familles royales se disputaient le contrôle de la région, mais les Européens
voulaient eux aussi avoir accès à Salaga pour pouvoir rallier l’intérieur de l’ouest de l’Afrique.

2. Nous en savons si peu au sujet de l’esclavage en Afrique, comparé à la traite transatlantique.


Comment avez-vous mené vos recherches pour ce roman ? Avez-vous visité les archives de Salaga ?

Je suis allée pour la première fois à Salaga en 2012. Un oncle décédé depuis m’a fait visiter le
marché aux esclaves, qui aujourd’hui est un espace réservé au stationnement des camions ; les étangs
où l’on nettoyait les esclaves avant de les vendre ; les cent puits qui parsèment le paysage, qui sont à
présent des trous d’eau où s’abreuve le bétail ; et le musée, où se trouvent des chaînes qui servaient à
entraver les captifs, ainsi que des fusils utilisés pour leur capture. La plupart de ces sites sont envahis
par les herbes folles et le musée est dans un état de délabrement complet. Manifestement, peu de gens
étaient au courant de cette facette de l’histoire du Ghana. J’ai lu beaucoup de livres et j’ai passé
plusieurs jours au Schomburg Center à Harlem, et à la Balme Library à l’université du Ghana. Mes
guides y ont été Salaga: The Struggle for Power de J. A. Braimah et J. R. Goody, The Two
Isanwurfo’s de Braimah, et The Salaga Papers de Marion Johnson, une véritable mine de récits
balayant des décennies de l’histoire de Salaga, écrits par des missionnaires de la Côte-de-l’Or et par
des voyageurs européens.
Ce roman se déroule entre le moment qui précède la guerre de Salaga en 1892, et la prise de la ville
par les forces allemandes en 1897. Ce fut une période dramatique non seulement à cause des
querelles des familles qui se disputaient le pouvoir, mais aussi parce que les Européens
(Britanniques, Français, Allemands) arrivaient peu à peu dans cette région, suite à la conférence de
Berlin en 1884-1885. Initialement, cette zone avait été déclarée neutre, mais les puissances
européennes sont peu à peu revenues sur leurs propres engagements et ont commencé à signer des
traités avec les chefs locaux.
À travers mes recherches, j’ai appris beaucoup de choses sur l’esclavage en Afrique. À l’époque où
se déroule le livre, l’esclavage et la traite avaient été abolis aussi bien en Afrique qu’aux Amériques,
toutefois, comme le montre mon roman, c’était encore un commerce prospère. Des gens comme
Samory Touré et Babatu sont devenus célèbres car ils ont refusé de se plier aux injonctions
coloniales, mais ils étaient aussi très engagés dans la traite. Comme eux, les familles nobles dans Les
cent puits de Salaga ont intérêt à prolonger la lutte pour empêcher l’abolition de l’esclavage. Sur la
Côte-de-l’Or par exemple, les propriétaires d’esclaves voulaient que le gouvernement britannique
leur octroie des dédommagements pour la perte de leurs esclaves.

3. Ce livre traite autant de l’esclavage que des querelles intestines entre les différentes familles
régnantes et il nous donne une idée de ce à quoi ressemblaient les cours africaines. Pourquoi était-ce
si important pour vous d’écrire sur ce sujet ?

Je voulais en parler car on n’a pas assez raconté à quel point les familles royales africaines étaient
impliquées dans la traite humaine. J’ai lu des essais qui les dédouanaient car « l’esclavage en Afrique
était bénin ». Le raisonnement qui sous-tend ce genre de propos, c’est que, contrairement aux
Amériques, l’enfant d’une esclave ne devenait pas forcément lui-même esclave. Néanmoins, au
Ghana, les esclaves recevaient des noms qui jusqu’à ce jour continuent de les stigmatiser. On trouve
aussi d’autres arguments comme par exemple la possibilité pour les esclaves de se marier avec un
membre de la famille de leur propriétaire, ce qui constitue encore une différence avec l’esclavage
pratiqué outre-Atlantique. Mais ici aussi, les familles étaient déchirées. Les vies des gens étaient
brisées lorsqu’on jugeait qu’ils n’étaient pas assez rentables.
La servitude, c’est la servitude, et je veux qu’on parle du passé, qu’on s’en préoccupe. Le laisser de
côté, cela signifie que régulièrement il relève sa tête affreuse. En 2017, quand le monde a découvert
qu’en Libye, on vendait des personnes venues du Sénégal, de la Gambie et du Nigeria pour
seulement quatre cents dollars, on a cru revenir des siècles en arrière, à une époque révolue qu’on
espérait ne jamais revivre. Et pourtant non, l’esclavage perdure et prospère. Tout le monde s’est senti
outragé, à juste titre. Mais en plus de l’outrage, pour moi, il y a la honte : d’après un rapport
d’avril 2017 de l’agence de la migration des Nations unies, la vente de ces personnes a été facilitée
par des gens venant du Ghana et du Nigeria. J’avais envie de me cacher tellement j’avais honte. Cela
signifie qu’il est temps pour nous de nous réveiller. Nous devons reconnaître le rôle que nous avons
joué dans le commerce des esclaves – interne, transsaharien et transatlantique –, et combien cela a
semé la méfiance au sein de nos communautés jusqu’à ce jour. Alors seulement nous pourrons
réconcilier tout le monde, panser nos plaies et parler de vrai progrès.

4. Le livre repose sur deux points de vue, celui d’Aminah et celui de Wurche, deux personnages très
différents qui occupent des places opposées dans l’échelle sociale. Pourtant, vous parvenez à tisser
entre elles une relation très complexe et très intéressante. Quel était votre but en créant cette relation
?

Les femmes telles que Wurche ont laissé une trace dans l’Histoire. Nous connaissons les reines
Amina de Zaria, Nzinga en Angola, Yaa Asantewaa reine des Ashantis, et bien plus tôt encore, dans
l’Égypte ancienne, les reines Hatchepsout et Tiyi. Les faits et gestes de l’aristocratie ont été gravés
dans la pierre, immortalisés dans des chansons et transmis par les griots : voilà comment j’ai trouvé
des matériaux pour écrire l’histoire de Wurche. Il y a eu des précédents. Pour Aminah, en revanche,
j’ai dû chercher en moi-même. Les explorateurs européens n’accordent presque aucune place aux
femmes dans leurs récits, et les éléments concernant les femmes du peuple sont inexistants. En outre,
même si l’histoire des femmes de la noblesse paraît toujours enviable, dès qu’on creuse un peu, on
comprend que, malgré leur rang, elles n’étaient guère mieux traitées que les autres. Premièrement, on
peut compter sur les doigts d’une main le nombre de femmes guerrières sur le continent africain.
Je voulais souligner le fait que même si Aminah et Wurche sont issues de mondes différents, le fait
d’être une femme les expose aux mêmes souffrances, ce qu’Aminah finit par comprendre, voilà
pourquoi elle parvient à pardonner à Wurche. Wurche, quant à elle, ne l’admet jamais. Les deux
femmes se rapprochent, à cause de cela peut-être, mais leur relation se tisse grâce à ce qui n’est pas
dit ; souvent, quand elles sont ensemble, elles ne se parlent pas. La timidité de Wurche résulte d’un
mélange complexe entre son sentiment de supériorité et son attirance pour Aminah, tandis que celle
d’Aminah vient de son désir incessant d’être libre, et de sa compassion pour celle qui l’a achetée.

5. Si vous deviez choisir, préféreriez-vous être amie avec Aminah ou Wurche ?

J’irais sans doute vers Wurche tout simplement parce qu’elle a tellement confiance en elle, qu’elle
fait ce qu’elle veut et qu’elle est séduisante. Mais si j’avais besoin d’une confidente, ou d’une oreille
pour m’écouter, je me rapprocherais d’Aminah. Par conséquent, je ne peux pas choisir !

6. Jaji est la préceptrice de Wurche, mais c’est aussi une figure intrigante. Pouvez-vous nous en
dire plus sur ce qui vous a poussée à la créer, et vous a-t-elle été inspirée par une figure historique ?

J’aime les mentors. J’ai bénéficié de leurs conseils presque toute ma vie, aussi Jaji est une sorte de
clin d’œil à toutes les femmes et les hommes merveilleux qui m’ont guidée jusqu’ici. Et en effet, les
jajis ont bel et bien existé. À la fin du XIXe siècle, vivait Nana Asma’u, la fille d’Usman dan Fodio,
fondateur du califat de Sokoto, dans le nord du Nigeria. Elle forma un groupe d’enseignantes qui
allaient de village en village pour apprendre aux femmes les valeurs musulmanes en les incitant à être
de bonnes mères et de bonnes épouses. Les jajis formaient d’autres enseignantes. Elles portaient un
chapeau de paille particulier afin d’être aisément reconnaissables et se servaient de la poésie pour
transmettre leurs valeurs.

7. En littérature, les méchants sont souvent caricaturaux, ils veulent tout s’approprier sans égards
pour les peuples conquis. Dans Les cent puits de Salaga, le personnage d’Helmut, l’Allemand,
apparaît à la fois complexe et sympathique. Son personnage est-il basé sur une personne réelle ?
Qu’avez-vous tenté de faire à travers ce portrait multifacettes ?

Helmut est un personnage entièrement fictif. On a souvent critiqué mes premiers livres en disant
que mes personnages masculins étaient plats, aussi, dans ce roman, j’ai eu envie de créer de vraies
personnalités. Je ne voulais pas non plus faire le portrait de méchants caricaturaux, car les gens les
plus gentils sont capables de cruauté, et ceux qui sont réputés mauvais peuvent se montrer généreux.
Mon intention était de construire un personnage qui ne soit pas parfait, mais qui soit capable de
s’interroger sur lui-même et sur la façon dont les siens se comportaient.
Ouvrage réalisé par l’atelier graphique de Gaïa Éditions.

Vous aimerez peut-être aussi