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L'Homme de la rue

COLLECTION M O N D E NOIR P O C H E
sous la direction de Jacques Chevrier
avec la collaboration de Paul Désalmand

L'Homme de la rue
Pabe Mongo
Roman

© HATIER - PARIS - JANVIER 1987


Reproduction interdite sous peine de poursuites judiciaires
ISBN 2-218-07767-1
DU MÊME AUTEUR

Un enfant comme les autres (Nouvelles), Éditions CLE, 1971.


Bogam Woup (Roman), Éditions CLE, 1980.
La guerre des calebasses (Théâtre), Éditions Le Flambeau, 1982.
Tel père, quel fils (Récit), EDICEF, Paris, 1984.
Père inconnu (Récit), EDICEF, Paris, 1985.
Le philosophe et le sorcier (Théâtre), 5e Prix du Concours Théâtral
Interafricain, 1980.
CHAPITRE 1

Quand l'antilope
change de forêt

Après la mort de son père adoptif, Wamakoul, qui


se trouvait pour la deuxième fois orphelin, décida de
changer d'air, selon la bonne sagesse de l'antilope qui
change de forêt quand elle commence à entendre des
bruits insolites. Il attendit néanmoins de récolter une der-
nière fois son cacao avant de s'en aller. La production
de cette année-là fut l'une des plus fructueuses que
Wamakoul eût jamais connues ; elle lui rapporta la miro-
bolante somme de cent cinquante mille francs, laquelle
fit de lui un millionnaire. La jolie Moabandine, sa
femme l'aidait dans les préparatifs du voyage. Elle avait
trempé du manioc et mis des arachides à sécher, car le
bâton de manioc et le gâteau d'arachides sont les mets
traditionnels qui se conservent le mieux. Aussi les trouve-
t-on dans les sacs de tous les voyageurs.
La veille du départ, la jolie Moabandine tressa l'abon-
dante chevelure qui lui tombait sur les épaules et lava
ses deux robes qu'elle plia sans les repasser. Wamakoul
jubilait secrètement de la détermination avec laquelle sa
bien-aimée s'engageait dans l'aventure. N'étant attaché
à aucun arbre généalogique, il considérait les père, mère,
frères, cousins, oncles et tantes comme un carcan insup-
portable, un joug pour « enfants de famille ». Lui n'était
pas un enfant de famille ; c'était une bête mâle, sans
mors ni bride, galopant vers des horizons vermeils.
La belle et douce Moabandine, cependant, adorait la
terre natale. Elle appréciait la chaleur communautaire
et la sagesse des ancêtres. Mais elle était de son époque
et devait voyager, découvrir la ville et, surtout, Ongola,
la capitale.
Motivé de façon contradictoire, le jeune couple ne
s'entendait que sur un point : partir.
Les cars pour Ongola voyageaient de nuit, ce qui favo-
risa le dessein de fuite de Wamakoul, lequel disparut du
village comme une malicieuse tortue. Aucune lumière ne
brillait dans le vieux véhicule de marque Saviem qui
transportait les passagers. Tassés les uns contre les
autres, grelottant de froid et toussant de poussière, ils
voyagèrent comme un troupeau de bœufs jusqu'à des-
tination. Le trajet fut long, très long, et fatigant, très
fatigant.
Comme un nageur qui se noie, Wamakoul passa plu-
sieurs fois du sommeil au réveil. Ils allaient sûrement
au bout du monde, on ne pouvait pas dire autrement.
La nuit s'épaissit puis s'éclaircit de nouveau.
Au petit jour, la ville aux sept collines apparut, sor-
tant lentement de son épaisse couverture de brume. Com-
mandés par un signal magique, les lampions nocturnes
aux reflets jaunes s'éteignirent tout d'un coup pour faire
place à la clarté blafarde du jour naissant. La ligne
d'horizon délimitait au loin ce qui, aux yeux de Moa-
bandine, apparaissait comme une immense clairière.
Dans les rues, les taxis roulaient à vitesse modérée. Les
piétons étaient rares. Quelques cocoricos insolites mêlés
au timbre des véhicules jetèrent un frisson nostalgique
dans le cœur de la jeune femme. Mais le chant de la per-
drix ne se faisait pas entendre. Aucun bêlement de mou-
ton alentour, ni la charge bourrue des cochons, ni les
aboiements des chiens chassant les derniers fantômes de
la nuit.
La plupart des passagers avaient déjà récupéré leurs
effets et, à pied ou en taxi, s'éloignaient de la gare
routière.
- Où allons-nous partir ? demanda la tendre Moaban-
dine.
- Je ne sais pas, répondit Wamakoul. Commençons
toujours par marcher, nous verrons bien ce que nous
verrons.
Disant cela, il rajusta sur son dos l'unique sac de
voyage qui contenait leurs vêtements et les provisions
alimentaires. C'est à ce moment-là qu'une femme qu'ils
n'avaient pas remarquée jusque-là et qui se tenait à côté
du véhicule les interpella.
- Mes enfants, vous êtes des M a k a ?
- Oui, mère, répondit promptement Moabandine dont
le cœur se réchauffa à cette apostrophe.
Elle leur avait parlé en maka, langue qu'ils avaient
eux-mêmes utilisée.
- Si je comprends bien, reprit la femme, vous êtes éga-
rés, vous ne connaissez personne ici.
- Oui, répondit encore Moabandine.
- Venez, invita la femme. Je vais vous héberger en
attendant que vous vous familiarisiez avec la ville.
C'était une femme forte, corpulente, au visage gras.
Elle portait une grande robe tombant en de nombreux
plis. Elle tenait dans chaque main un gros singe qu'elle
avait certainement achetés au chauffeur. Wamakoul se
souvenait avoir vu ce dernier marchander des singes le
long de la route. La femme se dirigea vers un pick-up
bâché dans lequel elle monta. Moabandine, enchantée,
prit place à côté d'elle dans la cabine, tandis que Wama-
koul, boudeur, traînait le pas. Il était fâché intérieure-
ment de se faire récupérer à peine arrivé dans la ville.
Il craignait de tomber dans le vaste filet de la parenté
africaine, ce qui aurait compromis son rêve d'indépen-
dance. Il avait le sentiment de rater quelque chose dans
ce débarquement en ville. Plutôt que de jeter son amarre
à un endroit de son choix, il se sentait harponné et capté
par cette femme. Il balança un instant entre la peur de
l'inconnu et la peur du filet familial, entre l'appel de
l'aventure et l'instinct de sécurité puis, ayant soupiré,
il se jucha à l'arrière de la camionnette en se promet-
tant bien de rester le moins longtemps possible chez cette
femme qui, pour Moabandine, par contre, représentait
la providence.
La femme n'habitait pas loin. Ils n'avaient fait que

1. Maka : l'une des tribus peuplant la province de l'Est Cameroun.


gravir une petite colline avant de se garer devant Phi-
lanthrope Bar, sorte de boîte de nuit pour bourses
modestes, qui sommeillait à cette heure matinale. Aban-
donnant là le véhicule, ils empruntèrent une piste
sinueuse qui s'arrêta en cul-de-sac devant une conces-
sion entourée de grillage. Il y avait une petite cour
encombrée de caisses et de meubles hors d'usage, une
baraque en bois servant sans doute de dépendance et la
maison principale dont le vaste séjour parqueté conte-
nait trois salons confortables, méthodiquement disper-
sés dans les angles.
Wamakoul et Moabandine suivirent leur guide dans
une pièce qui devait être la cuisine, à en juger par la pré-
sence de marmites. Mais de nombreux appareils s'y trou-
vaient aussi, dont la nature et l'usage échappaient aux
nouveaux venus, qui cherchèrent vainement les pierres
du foyer.
Une demoiselle de l'âge de Moabandine lavait la vais-
selle sous le filet d'eau d'un robinet. Elle se retourna à
leur arrivée et lança un regard qui alla de la tête des visi-
teurs au butin porté à bout de bras.
- Tu n'as trouvé que des singes aujourd'hui ? deman-
da-t-elle, montrant plus d'intérêt aux animaux qu'aux
hommes.
- Rien que des singes. Le chauffeur est passé trop tôt,
avant que les chasseurs ne rentrent de la brousse. Salue
tes frères là. Ils arrivent de chez nous et ne connaissent
personne ici, en ville.
La fille tendit une main mouillée aux arrivants. Elle
était une fleur de jardin à côté de Moabandine, la fleur
sauvage. Deux roses qui auraient pu être identiques si
elles avaient poussé ensemble.
Wamakoul avait posé son sac par terre, le maintenant
par la bretelle.
- Conduis-les dans la baraque, ordonna la femme.
- C'est là qu'ils vont dormir ?
- Oui. Toi, tu vas venir me rejoindre.
La fille exécuta les instructions reçues.
- Comment vous appelez-vous ? demanda enfin la
femme en s'adressant à ses hôtes.
Wamakoul marqua un temps d'embarras avant de
répondre à la question. Son nom signifiait « carapace-
de-tortue », ou mieux « robe-de-tortue », et cela faisait
toujours rire les étrangers, surtout ceux qui savaient par-
ler maka. Mais leur hôte semblait être une personne de
haute classe. Peut-être ne rirait-elle pas ?
- Je m'appelle Wamakoul, risqua-t-il.
Hélas, son nom était d'un comique irrésistible. Un
énorme fou rire secoua la bonne femme de pied en cap,
la faisant danser comme un polichinelle.
Sa fille entra dans la danse et Moabandine lui emboîta
le pas. Devant une telle hilarité, Wamakoul lui-même
sentit des picotements aux côtes.
- Robe-de-tortue ne se mouille pas de pluie, énonça la
femme, sentencieuse, lorsque l'accès de joie se fut calmé.
En effet, la robe de la tortue est un symbole d'imper-
méabilité. Ceux qui en font un patronyme ou un pseu-
donyme prétendent à une réputation de mystère.
Il revenait à Moabandine de se présenter maintenant.
Elle s'appelait en réalité Moaband, ce qui signifie
« l'enfant-du-fumier ». Le suffixe -ine avait été ajouté
par Wamakoul (qui connaissait la grammaire française)
pour assouplir et poétiser ce nom un peu trop barbare.
Moabandine hésitait. Elle ne voulait pas se donner en
ridicule comme son compagnon. Mais il était impossi-
ble de se dérober. Il fallait se présenter.
- Je m'appelle Moaband, finit-elle par avouer.
Curieusement, personne ne rit. Son nom n'était pas
comique, mais tragique.
- Il faut l'appeler Moabandine, intervint Wamakoul.
- Va pour Moabandine, acquiesça la grasse femme.
Vous êtes très bien tous les deux. Un beau couple, vrai-
ment.
- Ils sont mariés ? demanda la fille, avec des inflexions
d'envie dans la voix.
- Sans doute. Tout le monde n'est pas comme nous,
mon enfant. Il y en a qui ont plus de chance.
En fait, leur union n'était scellée ni par la dot tradi-
tionnelle, ni par l'état civil, ni par une cérémonie reli-
gieuse. Un jour, Mamy Meyana avait simplement mis
en présence sa nièce Moaband et son fils adoptif Wama-
koul et leur avait demandé de vivre ensemble dans une
sorte d'adoption réciproque, au grand dam des concu-
piscents du village, polygames, monogames et célibatai-
res qui se voyaient frustrés du plus gros lot qu'une tom-
bola ait jamais offert. Et ils vivaient ainsi depuis près
d'un an, preuve qu'on n'a pas encore fini d'inventer les
formes de mariage.
- Moi, je m'appelle Mézénie, se présenta enfin la
femme. Les familiers disent tante Mézénie. Votre sœur-là
s'appelle Atsamgba Madeleine. Mais les uns l'appellent
Mado, les autres Madé. Vous choisirez.
- Nous l'appellerons Mado Madé, s'exclama Moaban-
dine.
- Voilà aussi une bonne trouvaille, apprécia tante
Mézénie.
Un peu épuisés par ces présentations réciproques, ils
restèrent un moment sans parole. Cependant les regards
se croisaient et se chevauchaient, se dérobaient et s'enro-
baient. Tante Mézénie, avec sa corpulence, faisait un peu
reine mère, bien qu'elle n'eût jamais procréé. Mado
Madé, quant à elle, frappait surtout par ses larges yeux
noirs qui semblaient s'ouvrir sur un monde intérieur
immense et poétique. Les yeux de Moabandine faisaient
d'elle une sorte d'ondine terrestre. Enfin, Wamakoul,
avec ses culottes courtes, ses muscles et son thorax de
gorille, pouvait se substituer à Tarzan. C'était le type
même de l'habitant de la jungle.
- Bon, je vais vous abandonner un instant, dit tante
Mézénie. Je dois courir à la gare. La lutte est âpre de
ce côté. Mado Madé, tu leur fais le petit déjeuner et vous
commencez le travail. Wamakoul va dépecer le gibier.
Tu lui montres la grosseur des morceaux. Moabandine
t'aidera à la cuisine.
La grosse femme disparut avec agilité. Mais son visage
bourru et ses grosses lèvres impressionnèrent pendant un
temps encore la rétine de Wamakoul. Cette femme, de
par sa complexion, représentait la somme de Mamy
Nanga, Mamy Anatachia et Mamy Meyana, les célèbres
tenancières de Mbamé. Elle possédait les gros seins de
l'une, les grosses fesses de l'autre, l'aisance et l'autorité
de la dernière.
Mado Madé alluma deux foyers sur l'une des cuisi-
nières et y plaça des marmites.
- C'est un réchaud ça ? demanda Moabandine.
- Oui, c'est-à-dire une cuisinière à gaz. Elle est très dan-
gereuse. A la moindre erreur, elle explose et provoque
un incendie.
- Toi tu as la chance de vivre en ville, envia Moaban-
dine.
- Je suis arrivée ici il y a environ un an et j'ai été recueil-
lie de la même façon que vous.
« Harponnée », pensa Wamakoul.
- Tu n'es pas sa fille alors ? s'enquit Moabandine.
- Non. Moi, je suis b a k o u m elle est maka.
- C'est vrai, reconnut Moabandine, tu as l'accent
bakoum.
- Alors, tu vis ici ? demanda Wamakoul.
- Oui, Ici, c'est une espèce de cabaret. Mais au lieu du
k p a t a tante Mézénie vend de la boisson européenne,
vous pouvez voir.
Elle ouvrit un congélateur et un réfrigérateur.
- Elle vend aussi de la nourriture, continua-t-elle. Vous
verrez à midi et le soir. Moi, je l'aide à préparer et à
servir. C'est ce que vous allez faire aussi.
Elle retira les marmites du foyer et invita ses hôtes à
manger. C'était un composé de restes des repas des
clients où l'on retrouvait des morceaux de singe, de
vipère et d'antilope. Les mets étaient accompagnés de
manioc, de riz ou de banane plantain.
Ils mangeaient en silence, assis par terre, sur un sol
très propre. La vaste cuisine avait des étagères, deux cui-
sinières et un nombre impressionnant de marmites.
- Dépêchons-nous, cria soudain Mado Madé en empi-
lant les ustensiles. Le temps passe vite. Heureusement
que nous sommes nombreux aujourd'hui. Prends les sin-
ges et suis-moi, dit-elle à Wamakoul.

1. Bakoum : une autre tribu de la province de l'Est Cameroun.


2. Kpata : bière de maïs.
E l l e le c o n d u i s i t d e r r i è r e la b a r a q u e . L à se t r o u v a i e n t
une espèce d ' a b a t t o i r , une large planche, un g r a n d cou-
telas s u s p e n d u a u m u r , u n e m e u l e à aiguiser, u n billot
s u r l e q u e l é t a i t p o s é e u n e h a c h e . W a m a k o u l c o m p r i t ce
qu'il avait à faire.
- C h a q u e singe d o i t d o n n e r dix m o r c e a u x é g a u x , expli-
q u a M a d o M a d é . C a r o n v e n d le m o r c e a u m i l l e f r a n c s
Ç a fera d o n c dix mille francs.
- E t c o m b i e n a c o û t é le s i n g e ? d e m a n d a W a m a k o u l ,
curieux.
- Mille cinq cents francs, r é p o n d i t M a d o M a d é .
- Formidable ! s'exclama Moabandine après avoir
effectué un calcul mental.
W a m a k o u l s ' a t t a q u a à son travail. Le dépouillement
d u g i b i e r , c ' é t a i t s o n a f f a i r e . Il p o u v a i t d é p e c e r u n élé-
p h a n t et le p a r t a g e r e n a u t a n t d e m o r c e a u x q u ' i l y a v a i t
de familles à pourvoir. Alléché p a r l ' o d e u r d u sang, un
c h i e n s ' a v e n t u r a u n p e u t r o p p r è s d e W a m a k o u l . Il r e ç u t
u n v i o l e n t c o u p d e p i e d q u i le p r o j e t a à d i x m è t r e s .
- C ' e s t n o t r e c h i e n , se p l a i g n i t M a d o M a d é . Il s ' a p p e l l e
Nganlet.
- Q u ' i l a t t e n d e s a p a r t , g r o g n a W a m a k o u l . M ê m e si
c ' é t a i t lui q u i a v a i t a t t r a p é ce s i n g e , il d e v r a i t a t t e n d r e
la répartition.
Il f u t s o u d a i n i n t e r r o m p u p a r les v a g i s s e m e n t s d ' u n
bébé p r o v e n a n t d u local en bois derrière eux.
- C ' e s t C h i n g a R o s a l i e , d i t M a d o M a d é e n se p r é c i p i -
tant.
- D o n c elle a u n b é b é , c h u c h o t a M o a b a n d i n e . S a p o i -
t r i n e est t r o p d é v e l o p p é e p o u r u n e j e u n e fille.
M a d o M a d é revint avec u n b é b é a c c r o c h é à la poi-
trine.
- Q u e l âge a-t-elle ? d e m a n d a M o a b a n d i n e .
- Bientôt quatre mois.
- O ù est s o n p è r e ?
- S o n père ? d e m a n d a M a d o M a d é en o u v r a n t e n c o r e
p l u s g r a n d ses y e u x p r o f o n d s .

1. Franc CFA.
S u r ces entrefaites, tante Mézénie arriva, chargée
d'une antilope, d'un pangolin, d'une vipère et d'une tor-
tue qu'elle jeta devant le boucher.
- L'antilope vingt morceaux, le pangolin cinq, la vipère
dix, la tortue trois, ordonna-t-elle en entraînant les fil-
les avec elle.
Resté seul, Wamakoul travailla encore plus vite. « Où
est-ce qu'elle trouve une telle variété de gibier ? se
demandait-il. Même à Mbamé, on ne trouve plus de pan-
golin. »
Une heure plus tard, sa besogne était achevée. Il lava
la viande sous le robinet et la transporta à la cuisine.
Puis, quelque peu désœuvré, il s'installa sur un banc sous
la véranda et se mit à contempler les piétons et les engins
qui passaient sur la route. C'était du mouvement, du
bruit et des couleurs. C'était de la vie, ou plutôt de l'ani-
mation dont le sens vital lui échappait encore. Mais il
avait tout son temps.
CHAPITRE II

Le comédien
change de costume

L'une des tâches les plus difficiles dans la tenue d'une


gargote, c'est le dépouillement des bêtes. Si ces braves
veuves et ces vieilles demoiselles sont imbattables dans
l'art de marchander le gibier, d'apprêter le bouillon et
de flatter le consommateur, elles sont plutôt embarras-
sées quand il s'agit d'enlever sa peau au singe, ses écail-
les au pangolin et ses piquants au porc-épic.
Elles doivent se faire aider par un homme, de préfé-
rence un « frère », un « cousin » ou un « neveu », tou-
tes relations qui sous-entendent des obligations
d'entraide dans le travail, sans contrepartie. Tante Mézé-
nie avait donc fait une bonne prise en la personne de
Wamakoul, ce « cousin » qui lui tombait du ciel.
Pendant quelques jours, l'emploi du temps de ce der-
nier se limita à jouer les bouchers avec les dépouilles
d'animaux dont il fallait proportionner les morceaux.
Très matinale, tante Mézénie revenait de son marché au
moment où la maisonnée commençait à peine à se réveil-
ler. Wamakoul ne se levait de son lit que pour aller dis-
séquer les antilopes et autres civettes. Un jour cependant,
il décida de fausser compagnie à sa bienfaitrice et de
s'octroyer une bonne balade. Il n'était pas venu en ville
pour se faire rougir les doigts avec du sang d'animaux.
Il se leva « avant le chant de la perdrix », mit toute sa
fortune dans sa poche et marcha sur la pointe des pieds
pour ne pas alerter la très douce et bien-aimée Moaban-
dine.
Le mois de février est au cœur de la saison sèche. A
Mbamé comme à Ongola, les hommes se lèvent tôt pour
profiter au maximum de la douceur précaire du soleil
qui, comme le vin de palme, ne tarde pas à fermenter.
Le mouvement, le bruit et les couleurs s'étaient déver-
sés dans les rues. Les gens allaient de-ci, de-là, dans un
entrelacement assez bizarre pour un campagnard habi-
tué à voir toute la population du village se diriger d'un
seul bloc vers les champs, vers la chapelle ou vers la case
à palabres.
Cependant, le flot humain qui partait de la périphé-
rie vers le centre urbain était le plus important. C'est
par ce flot que Wamakoul se laissa emporter. Le quar-
tier Mvog-Ada où il était descendu donne sur la ville par
le carrefour Brouillet, véritable cheville sur l'avenue du
27 Août qui divise Ongola en deux.
La place n'avait pas encore subi les transformations
révolutionnaires que vous connaissez, avec des feux sus-
pendus et des feux bas, des voies à double sens et une
forêt de panneaux de signalisation. Mais, pour Wama-
koul, le décor était inédit. Un flot de véhicules (rappelez-
vous les embouteillages et le tintamarre des klaxons à
l'époque) s'agglutinaient dans ces artères étroites,
jusqu'à l'immobilité. Le mouvement repartait tout dou-
cement comme l'eau d'un tuyau qu'on débouche. Les
bras en croix, un agent de la circulation, au centre de
ces engins de la mort, semblait bien plus subir un sup-
plice que régler le trafic des automobiles.
Wamakoul se joignit à un groupe de piétons pour
franchir la rue. Il était sidéré par les vitrines qu'il léchait
littéralement, s'émerveillant de la qualité et de la variété
des articles, saluant les mannequins qu'il prenait pour
des jeunes filles. Il n'osait cependant pas entrer dans les
magasins. Il avait déjà pris conscience de son apparence
singulière. Il était le seul à aller pieds nus. De plus, son
boubou et sa culotte détonnaient dans la cohue. Il était
bigarré comme un arc-en-ciel. Sa tignasse ébouriffée
n'avait rien à envier aux r a s t a s Grâce à Dieu, personne
ne faisait attention à lui. On lui lançait bien des coups

1. Rastas : longues tresses à mèches portées aussi bien par les femmes
que par les hommes, et dont la mode viendrait des Antilles.
Wamakoul tomba presque amoureux de Beti Beti,
malgré son gigantisme, ses fards criards et cette idée sau-
grenue qu'elle avait de ficeler ses grandes jambes dans
un pantalon étroit. Cela donnait un boudin articulé,
une sorte de clarinette debout dont le son, malgré tout,
charmait.
Marthe Zambo par contre, miniaturisée comme un
objet d'art japonais, tâchait d'augmenter sa stature par
des talons en échasse et son gabarit par une robe en para-
chute. La douceur de sa voix pouvait guérir un cancé-
reux et les coquetteries de ses yeux allumaient des feux
sur plus d'un spectateur.
Anne-Marie Nzié, la voix d'or, était huppée comme
une grue. Elle revêtait la tenue traditionnelle de la danse
Ozila. Elle ne chantait que des chansons patriotiques ou
des berceuses. Certains de ses fans n'hésitaient pas à la
comparer à Miryam Makeba. Pourquoi pas ?
Toute la population du pays devait s'être regroupée
dans la capitale. Des observateurs étaient venus du
monde entier. Plus de deux mille invités dont les louan-
ges unanimes ne pouvaient pas être feintes. Tout le
monde s'accordait à dire que le pays venait de se doter,
pendant les deux dernières années, de plus d'infrastruc-
tures qu'en vingt-trois ans. C'était une œuvre impres-
sionnante par sa qualité et sa diversité. Jamais le quali-
ficatif de « Bâtisseur de la nation » ne fut plus employé
qu'en cette semaine culturelle. Aux yeux de certains,
même, tout était désormais accompli. La nation était
bâtie, le peuple uni, adulte et prospère, à en juger par
la splendeur de sa culture. Il ne restait plus au bâtisseur
qu'à se coucher dans le magnifique mausolée qu'il venait
de construire et à recevoir le culte des ancêtres.
Vox populi, vox dei. Les commérages du peuple se
révélèrent des prophéties. La grande magnificence de la
fête n'avait d'égal que la splendeur de la chanson du
cygne avant sa mort.
Nous étions à la fin d'un règne et d'un empire.
CHAPITRE XXIII

Nouvelles alliances

Enfin Wamakoul cessa de bouder et de faire le mysté-


rieux. La poche de fiel qu'il avait en son cœur s'était
résorbée. Et son bonheur était devenu si ample et si pro-
fond qu'il ne pouvait plus le contenir tout seul. Il faut
croire qu'être heureux tout seul n'est pas plus suppor-
table qu'être malheureux tout seul.
Une fois de plus, il pensa à son vieux frère. Il attendit
un samedi à treize heures pour se présenter devant mon
pavillon. Il avait pris soin de déployer la splendeur de
son afro et de donner un coup de mouchoir huilé à sa
radio, ses bijoux et ses chaussures.
Dès que je le vis, je jetai ma blouse et le rejoignis.
- Je t'emmène visiter ma cambuse, me dit-il, jovial.
Et il arrêta un taxi qui nous conduisit à Ndjong Melen.
Son studio se situait dans la deuxième rangée de mai-
sons à partir du bord de la route. Point besoin d'acro-
batie pour y accéder. Point de pente, ni de rivière pol-
luée, ni de chemin tortueux. Un studio attenant à une
maison principale bourgeoise.
- Je loue à quinze mille francs le mois, me dit mon frère
en ouvrant la porte.
- Tu es devenu un vrai boss, dis-je en manière de com-
pliment.
Car, me rappelant la morgue de Wamakoul le jour
de sa première visite dans ma cambuse, j'avais décidé
de me montrer plus agréable que lui et mieux éduqué.
Au surplus, ma situation ne me permettait aucune hau-
teur. Comment pouvais-je ne pas faire honneur à la mar-
mite de viande de hérisson qu'il me présenta ? A côté
de ce régal, combien était ridicule et pénible le souvenir
de mon riz d'alors ! Je me jetai sur l'aubaine avec la
bonne volonté d'un affamé.
- Sais-tu que tu es mon beau-frère ? demandai-je à
Wamakoul entre deux bouchées.
- Comment cela ? s'enquit-il.
- J'épouse définitivement Mado Madé.
- Ah !
- Du moins, nous sommes d'accord tous les deux pour
nous marier. Mézénie est prête à nous aider. Elle m'a
demandé de réunir une dame-jeanne de vin rouge, une
bouteille de whisky, un casier de « 33 », un casier de
top, un sac de sel, et une somme de trente mille francs
pour qu'elle aille voir le chef de famille.
- Tu ajouteras un costume pour moi, dit Wamakoul
en riant. Cela me consolera de bien des choses.
- Tu es un chic gars ! m'exclamai-je tout heureux.
- Sans rancune ! répondit-il. Je te demanderai seule-
ment de tâcher de ménager Mado Madé. Les Bulu sont
réputés pour leur tyrannie sur les femmes. Ils les gar-
dent encore en état de soumission comme au temps de
nos arrière-grands-pères.
- Les Bulu sont de vrais hommes, dis-je pour me défen-
dre. Cependant, ta sœur étant émancipée, je la traiterai
comme telle.
- Touche là ! cria Wamakoul en me tendant la main.
Et il ajouta :
- Je te souhaite meilleure chance que moi en ménage.
- Que vas-tu faire de Moabandine ? demandai-je sur
un ton sérieux. Tu devrais la reprendre.
- Vraiment ?
- Elle a succombé comme toutes les femmes qui arri-
vent en ville, avant de se ressaisir.
- Si elles se ressaisissent.
- C'est ça, si elles se ressaisissent. Mado Madé a fait
son mauvais pas aussi. J'aurai à adopter un enfant.
- Alors, si je comprends bien, tu me conseilles d'aller
supplier Moabandine de venir me retrouver, sans com-
mentaire ni palabre, et m'estimer heureux de la revoir,
en attendant qu'elle recommence avec un autre ?
- La formule de votre réconciliation, je ne la connais
pas. Je te demande seulement de ne pas être fermé à une
telle éventualité. Je ne suis même pas certain que c'est
toi qui dois faire le premier pas.
Sur ce, je quittai mon ami avec un « à demain » qui
n'était pas une simple formule de politesse. Je devais
revenir le lendemain et les jours suivants, effectuant à
sens unique les déplacements nécessaires à la bonne
camaraderie qui s'était rétablie. Marmite de hérisson
oblige !
Un jour, Mado Madé tint à m'accompagner chez
Wamakoul. Je n'étais pas très chaud pour cette idée que
je croyais provenir des trop nombreuses fables que je
lui racontais sur l'aisance de mon ami. Elle était sans
doute piquée par la curiosité et je me reprochais déjà
mes bavardages inconséquents. Mais devant l'insistance
de Mado Madé je craignis de trahir mes craintes par un
refus catégorique. Il me fallut céder.
Wamakoul nous reçut avec une joie et une sincérité
non dissimulées. Je surveillais particulièrement ses réac-
tions vis-à-vis de Mado Madé pour m'assurer qu'il
n'allait pas profiter de sa nouvelle situation pour tenter
de la reconquérir. Mais la loyauté de mon frère était sans
faille. Il ne tenta même pas de parler à sa sœur en maka.
Nous utilisâmes le français ou le mongo éwondo tout
le long de la rencontre.
Soudain, à ma grande surprise, il dit à Mado Madé :
- Je te félicite pour tes fiançailles avec Mann Bulu. Je
lui ai demandé de m'acheter un costume, en ma qualité
de beau-frère.
- Tu as raison, répondit vivement Mado Madé. Et je
veillerai à que ce costume te soit remis, ajouta-t-elle en
me regardant dans les yeux.
La marmite de hérisson était au rendez-vous, accom-
pagnée de deux litres d'un vin de palme tout frétillant.
Mado Madé mangea de très bon appétit. Elle compli-
mentait sans discontinuer Wamakoul sur son endurance,

1. Mongo éwondo : petit éwondo, l'éwondo vulgaire des revendeuses


et des voyageurs.
ses hardiesses, son succès, la bonne organisation de sa
vie, la bonne tenue de la maison où elle découvrait des
détails de goût que je n'avais pas observés.
Le noir a la chance de ne pas changer de couleur sous
la contrariété. Cet amas de louanges sur mon frère n'était
pas sans me plonger dans quelque dépit ! J'avais
l'impression de porter tous les défauts dont Wamakoul
avait les qualités. Aussi est-ce avec un soulagement cer-
tain que je pris congé de mon frère.
Malgré mon trouble, j'avais quand même noté avec
étonnement que nous n'avions pas prononcé une seule
fois le nom de Moabandine que tout le monde avait
pourtant sur la langue. Nous étions comme saisis d'une
paralysante pudeur vis-à-vis de son souvenir. Ne pou-
vant pas poser de questions à Mado Madé sur le sujet
qui me tenait à cœur, je me permis de lui faire part de
ma remarque sur ce curieux oubli de Moabandine.
- Ce n'est pas un oubli, répondit Mado Madé. Moa-
bandine était au centre de notre rencontre, pour la bonne
raison que c'est elle qui m'a envoyée constater la situa-
tion de son mari. Elle a l'intention de tenter une récon-
ciliation et elle voulait savoir si sa place n'était pas déjà
prise dans la maison et dans le cœur de Wamakoul. J'ai
le plaisir de lui rapporter que toutes ses places sont
vacantes et que son homme l'attend. La trop grande exu-
bérance que mettait Wamakoul à nous recevoir vient du
fait qu'il avait à la fois peur et envie de parler de Moa-
bandine. Ce n'est pas le Wamakoul de l'Ane rouge que
tu as vu ce soir.
Ah, les femmes, quelles psychologues ! Quelles détec-
tives ! Toutes mes craintes étaient tombées. J'avais reçu
deux réponses en une seule.
Quelques jours plus tard, Mado Madé alla porter une
convocation du Chef des Maka à Wamakoul. On avait
besoin de lui le dimanche suivant à quinze heures.
- Sais-tu pourquoi on m'appelle ? demanda Wamakoul
à la messagère.
- Non, mentit cette dernière en se sauvant.
Au jour J, Wamakoul se présenta dans la concession
du Chef de famille. La salle était pleine. Le Chef trô-
nait seul dans un coin, assisté de deux personnes âgées.
Mézénie, Mado Madé, Moabandine et moi-même occu-
pions un long banc contre le mur. Les autres personnes
présentes m'étaient inconnues.
Wamakoul s'était immobilisé au milieu de la pièce
comme s'il était intimidé par tant de monde. Mais, en
réalité, ses yeux étaient pris dans un filet : Moabandine.
Il y avait des siècles qu'il ne l'avait vue ! Et elle était
toujours aussi belle ! Bien plus qu'auparavant ! Une telle
femme était digne d'épouser un ministre... Curieuse-
ment, elle portait une robe « future maman » ! Ses che-
veux défrisés retombaient sur les épaules. Elle était
l'image exacte de la mamy wata des contes.
Wamakoul était ébloui et quelque peu complexé. Et
pourtant, c'était un beau gosse lui aussi. Son blouson
de play-boy et son afro n'étaient pas moins impression-
nants que la « future maman » et les cheveux défrisés.
Il était paré d'une chaîne et d'une gourmette dorées. Un
tel jeune homme, à vrai dire, était épousable par une
« ministresse ».
- Prends place, invita le Chef. Il me semble qu'il y a
encore moyen de s'asseoir.
L'unique place disponible se trouvait sur notre banc,
entre Moabandine et Mézénie. Mon vieux frère se raidit
et s'inséra entre les deux femmes sans saluer personne.
On eût dit qu'un double torticolis l'empêchait de regar-
der ses voisines.
L'attention que je portais à Wamakoul ne diminuait
en rien mes propres interrogations. En effet, je ne savais
plus en quel honneur était organisée la cérémonie. Lors-
que Mézénie m'avait demandé de la suivre chez le Chef
de famille, j'avais cru qu'il s'agissait de la palabre pour
mon mariage, et ceci d'autant plus qu'elle avait chargé
toute la dot que j'avais fournie dans son pick-up. A pré-
sent que Wamakoul faisait son entrée, il n'était pas
impossible que la palabre tournât plutôt autour de sa
réconciliation avec Moabandine. Dans ce cas, j'allais
certainement être appelé à témoigner.
Un pot circulait.
- C'est du vin de palme qui vient du pays Eton, déclara
le Chef de famille au moment où le service arriva au
niveau de Wamakoul.
- J'en ai suffisamment bu aujourd'hui, déclina ce der-
nier. Et d'ajouter, en guise d'excuse : « Les Eton met-
tent de l'eau dans leur cueillette. »
- Non, pas les Eton, corrigea le Chef, mais les bayam
s a l l a m Elles veulent trop gagner. Moi, j'ai la chance
d'acheter du vin tout frais chez les producteurs mêmes,
avant que les revendeuses ne l'aient frelaté. Vous savez
que ce marché se passe dans ma cour, toutes les nuits.
Puis la conversation tomba. Un silence impatient
s'établit. On se demandait comment allait débuter la
palabre. Le premier assistant du Chef, celui de droite,
se racla la gorge et dit, en s'adressant à Wamakoul :
- Cela fait longtemps qu'on ne t'a pas vu. Où t'es-tu
caché pendant tout ce temps ? Et que fais-tu ? J'ai cru
à un moment que tu étais rentré au village. Mais les frè-
res t'apercevaient de-ci, de-là.
- Depuis qu'on m'a chassé de Djoungolo, je n'ai fait
qu'errer comme Caïn, répondit Wamakoul.
- On dit que tu as une maison bien meublée, intervint
l'homme de gauche. Tu t'habilles correctement et tu
manges bien. Un sans-emploi ne peut s'offrir tant de
choses dans cette ville sévère.
On était bien renseigné sur lui !
- Je ne travaille pourtant pas, se contenta-t-il de répon-
dre prudemment.
Car chez nous, travailler veut dire exercer un emploi
rémunéré chez un patron.
- Voilà qui est bien, conclut curieusement le Chef de
famille, comme s'il avait été totalement satisfait du man-
que d'emploi de Wamakoul.
Il marqua une pause, toussota et dit :
- Je t'ai fait venir pour te demander de reprendre ta
femme.
Et il s'arrêta de parler. Il avait terminé. Il se laissa

1. Bayam sallam : de l'anglais to buy and to sell, indique les reven-


deuses.
choir sur le dossier incliné de son fauteuil en peau de
bête, puis se mit à bourrer sa pipe. S'attendait-il vrai-
ment à ce que Wamakoul sur cette simple injonction se
lève et embrasse sa femme ? Je n'avais jamais vu une
réconciliation aussi simplifiée. Une atmosphère d'attente
planait sur la salle.
- Comment peux-tu lui demander de reprendre sa
femme, chef, s'il ne l'a pas renvoyée ? intervint alors
l'homme de gauche, lançant le débat. Il faudrait que
nous sachions comment elle est partie, et surtout com-
ment elle revient. Car, à ma connaissance, son mari ne
l'a envoyée ni au champ, ni au marigot, ni à aucun de
ces endroits où les femmes font habituellement des cour-
ses d'intérêt familial. A supposer même qu'elle se fût
égarée en forêt, entraînée par des fantômes malfaisants,
la coutume exige qu'elle soit soumise à l'exorcisme avant
de réintégrer le foyer.
- Voilà bien ce qu'on appelle chercher des poux dans
la veste du voisin, s'exclama l'homme de droite. Je pense
pour ma part que la femme infidèle est une brebis éga-
rée. A ce titre, il ne faut jamais lui fermer la porte de
la bergerie. Au contraire, son retour doit être accueilli
avec chaleur.
- Nous connaissons la Bible et ses brebis, coupa
l'homme de gauche. Seulement, nos pères considèrent
la femme infidèle comme un crachat. Le crachat ne
demande pas d'autorisation pour sortir de la tranquil-
lité du ventre. Mais son retour est difficilement envisa-
geable.
- Je m'excuse d'intervenir dans ce débat sans que vous
m'ayez donné la parole, déclara Mézénie. Mais je crois
que la femme n'est ni une brebis, ni un crachat, mais
simplement un être humain. Nous sommes en ville et non
au village, et les temps ont changé. On ne fait plus tout
à fait les choses comme autrefois. Le problème qui nous
préoccupe ici est simple : un conflit a eu lieu dans un
ménage et nous tentons une réconciliation. Or, dans une
telle situation, tout dépend de la personne qui fait le pre-
mier pas. Si c'est l'homme qui veut sa femme, les négo-
ciateurs se chargent de faire revenir celle-ci ; mais si c'est
la femme qui désire regagner son foyer, les négociateurs
se chargent de la faire accepter par le mari.
- C'est exactement de cette manière que les réconcilia-
tions se produisent, approuva une autre voix de femme
dans la salle. Et vous savez que dans ce genre d'histoi-
res le premier pas n'est pas nécessairement fait par le
fautif. Un homme peut aller à la recherche d'une femme
qui l'a quitté et une femme peut vouloir regagner un
foyer d'où elle a été chassée.
- Vous avez tous beaucoup de lumière dans vos paro-
les, reprit le Chef. Dans le cas qui nous intéresse donc,
notre fille Moabandine a été trompée par un homme
comme cela arrive souvent et elle a sorti sa main de
l'huile pour la plonger dans la cendre. Grâce à Dieu, elle
s'en est aperçue et désire reprendre sa place dans son
foyer. Je vous ai donc réunis pour qu'ensemble nous
demandions à notre fils Wamakoul de reprendre sa
femme.
- Est-ce que Wamakoul est informé que sa femme
attend un enfant ? demanda l'homme de gauche, inci-
sif.
- Nous n'y sommes pas encore, gronda le Chef. Il faut
procéder par étapes. Attendre un enfant, surtout à cet
âge (la grossesse a à peine trois mois), est une grâce. C'est
un grand acte d'amour qu'une femme accepte de don-
ner son enfant à un homme. Vous le savez comme moi,
une grossesse de cet âge, pour arriver à maturité, a encore
besoin d'être augmentée et nourrie régulièrement. Le
père nourricier de la grossesse n'est pas moins père que
celui qui a engendré.
- Je pourrais encore dire, moi, intervint Mézénie, que
cet enfant doit être une bénédiction pour Wamakoul qui
n'était pas si sûr de procréer quand il arrivait ici.
J'ajoute, en guise de conseil, qu'ici en ville, une femme
ça se garde comme un objet précieux. Ce n'est pas une
vieille cuillère qu'on jette dans un coin et à laquelle on
ne songe que lorsqu'on doit manger.
Sur ce, Mézénie se leva et se dirigea vers le milieu de
la salle. Elle ouvrit son sac à main et en sortit une liasse
de billets qu'elle se mit à compter.
- Voici trente mille francs que je pose à terre. Cet
argent remplace la chèvre et le régime de bananes que
Moabandine aurait dû apporter pour demander grâce
à son mari et implorer la bénédiction des anciens.
Les femmes de la salle poussèrent des youyous stri-
dents.
- Selon la coutume, rappela l'homme de gauche, il
appartient à Wamakoul de manifester son pardon en
remettant cette somme à qui de droit.
Wamakoul se leva, comme soulevé par la multitude
des regards fixés sur lui, ramassa la liasse et la remit au
Chef. Ce dernier retint sa main et le raccompagna au
milieu de la salle. Il fit signe à Moabandine d'approcher,
prit également l'une de ses mains et les réunit en une
étreinte.
Wamakoul était marié pour la seconde fois. Le bon-
heur qui se lisait sur le visage des deux jeunes gens était
si intense que j'en avais les larmes aux yeux. Si toutes
les scènes de ménage devaient se terminer de cette façon,
l'homme pourrait être tenté d'en créer pour escompter
ce plaisir final.
Sur notre banc, Mado Madé et moi n'osions pas nous
regarder. Mais nos cœurs étaient bien plus soudés que
les mains de Wamakoul et Moabandine.
Deux femmes se levèrent pour raccompagner les
mariés. On fit circuler un autre pot de vin de palme.
- Nous n'avons pas fini nos joies de la journée, cria
le Chef pour se faire entendre. Après avoir sauvé un
mariage en péril, je suis heureux à présent de fonder un
nouveau foyer. Un proverbe dit : « Si on rase ton cama-
rade à sec, mouille-toi la tête et attends. » Il était bon
que ceux qui vont se marier voient les difficultés du
mariage et se préparent en conséquence. Pour ceux qui
ne sont pas au courant, l'ami intime de Wamakoul est
venu nous demander la main de Mado Madé, la fille de
Mézénie. Voilà le garçon en question. (Je me levai.)
Il s'appelle Mann Bulu. Et, quoique jeune homme
d'aujourd'hui, il a voulu respecter la tradition en nous
saluant avec des cadeaux.
Sur un signe de main du Chef, mes cadeaux défilè-
rent dans la salle. Les femmes poussèrent des youyous.
- N'a-t-il pas de famille ? demanda l'homme de gau-
che, jamais satisfait.
- Il dit que non, répondit le Chef.
- C'est embêtant, reprit l'homme de gauche.
- Pourquoi embêtant ? demanda l'homme de droite.
Ce que nous faisons ici est un simulacre de cérémonie,
juste pour faire survivre la coutume. Il n'y a pas plus
de parents de Mado Madé ici que de parents de Mann
Bulu. Par cette assemblée, nous souhaitons faire com-
prendre aux deux jeunes gens que leur amour relie deux
tribus et s'intègre dans une société.
- Pouvons-nous savoir au moins de quelle tribu il est ?
demanda encore l'homme de gauche avec perfidie.
- Il est Bulu, naturellement, comme l'indique son nom,
répondit Mézénie.
- Est-ce que nous avons des relations de mariage avec
les Bulu ? insista le diable.
- Et comment ! s'exclama l'homme de droite. Depuis
des temps immémoriaux. Les Maka et les Bulu se sont
mutuellement donné leurs filles. Nos alliances en ce
domaine n'ont jamais connu d'ombrage.
L'homme de gauche sembla enfin à court d'argu-
ments. Et soudain, par une volte-face inattendue, il
s'écria : « Que Mado Madé manifeste son assentiment
en remettant ces cadeaux à qui de droit. »
Mado Madé bondit plus qu'elle ne se leva pour aller
remettre au Chef mes cadeaux.
Bien que n'ayant prononcé aucun mot, j'étais en nage.
J'avais eu chaud ! Et je croyais rêver quand le Chef me
demanda de me lever pour joindre nos mains. Il s'ensui-
vit une fête improvisée, animée par les vieilles femmes
qui firent cercle autour de nous.
Mon vieux frère et moi devînmes des plus-que-frères.
CHAPITRE XXIV

Excellence dans la médiocrité

Voici le point final. Il faut tout quitter, rompre le


charme, abandonner ce rendez-vous quotidien avec la
petite table branlante que soutient mon genou. Ah, ce
crayon taillé et retaillé avec une vieille lame qui me laisse
des entailles sur le pouce ! Et la lueur jaune de la lampe
tempête qui projette des fantômes sur le mur ! De si lon-
gues heures de méditation et de fantaisie, pendant que
Mado Madé, allongée près de la petite Chinga Rosalie,
dort ou fait semblant. Dans la chambre d'à côté, Wama-
koul et sa bien-aimée Moabandine ignorent tout de mes
activités nocturnes. Écrivain de la clandestinité, je goûte
seul à des plaisirs interdits.
Mais que de difficultés pour le gratte-papier novice !
Passons sur la langue d'écriture (de plus lettrés que moi
s'en sont plaints), mais la composition ! Mettre en forme
une histoire que j'ai vécue et apprise par bribes, sup-
pléer par l'imagination les défauts de la mémoire, trou-
ver des raisons plausibles à toutes les actions, deviner
les sentiments des personnes, transformer en personna-
ges de fiction les êtres avec lesquels je vis, telles sont les
principales épreuves de la compétition.
Et que dire en définitive de Wamakoul ? Il n'est pas
un véritable héros, dans la mesure où il n'est porteur
d'aucune ambition humanitaire, d'aucun message pour
« son peuple », comme ce fut souvent le cas pour les
héros de la négritude et, par héritage, pour tous les
protagonistes de la « bonne » tradition littéraire nègre,
condamnés à combattre la colonisation ou les indé-
pendances.
Wamakoul, lui, ne combat rien, il ne fait que se débat-
tre, tout comme des milliers de congénères dont il est
parfaitement représentatif sans en être le représentant.
Notre héroïsme aujourd'hui consiste à vivre.
Mais il faut achever cette histoire et la jeter enfin sur
le trottoir. Il me reste à dire comment nous avons pu
atteindre une certaine stabilité en nous soustrayant à la
précarité.
Depuis le jour de notre double mariage, Wamakoul
et moi avons décidé d'unir nos moyens pour essayer de
relever le défi de la vie. Nous avons pu trouver ce stu-
dio à deux chambres à Ndjong-Melen pour ne pas nous
éloigner de l'exploitation des palmiers.
Le début de la cohabitation ne fut pas aisé, à cause
de la maladive rivalité des femmes qui comptent leurs
robes, leurs chaussures, leurs foulards, leurs marmites,
leurs assiettes, les tours de ménage et les tours de cuisine.
Où étaient passées leur belle amitié et leur bonne
entente de jadis ? Oh, mystère féminin !
Cependant, mon plus-que-frère et moi sûmes mettre
fin à leurs coups d'œil en dessous, à leurs menaces
cachées, à leurs paroles voilées en les traitant comme des
coépouses. De ce côté donc, tout rentra dans l'ordre.
Un seul malaise subsistait encore : l'insatisfaction de
Wamakoul sur le véritable tour de passe-passe qu'avait
été sa réconciliation avec Moabandine. En somme, tout
était resté dans l'ombre : la combine par laquelle Moa-
bandine s'était donnée ou avait été donnée à Manguélé,
les cachotteries durant la cohabitation à trois, la vie dans
la villa après son départ, et les circonstances de la rup-
ture finale. Wamakoul avait besoin de tirer toutes ces
choses au clair, bien qu'il sût que cela n'allait rien chan-
ger à son existence. Il était tenaillé par une sourde jalou-
sie, rebelle à tout raisonnement.
Mais, plutôt que de demander directement ces expli-
cations à sa femme, Wamakoul ressassait ses plaintes
en ma personne. Las de ses jérémiades, et n'arrivant pas
à le consoler, je m'en ouvris à Mado Madé qui prit sur
elle d'amener habilement sa coépouse à la confession
salutaire.
L'épilogue vint un soir, alors que nous consommions
un magnifique plat de rat palmiste.
- Aucune femme ne peut épouser le mari d'autrui,
lança Moabandine d'un air enjoué.
- Tu dis vrai, enchaîna aussitôt Mado Madé. Il existe
une réelle prédestination dans le mariage. Un homme
qui veut prendre par force ou subterfuge une femme qui
ne lui était pas destinée doit s'attendre à une catastro-
phe. Parallèlement, un homme qui semble perdre sa
femme la retrouvera immanquablement, s'il le souhaite.
J'avais tout de suite deviné l'intention des deux fem-
mes et je décidai d'apporter ma contribution à leur noble
entreprise.
- Chaque homme a sa femme comme chaque orga-
nisme a son cœur, dis-je. Les greffes de cœurs sont
vouées à l'échec.
Je venais de lire un article ce matin-là sur les greffes
de cœur, ce qui m'inspira cette métaphore plutôt dou-
teuse. Wamakoul nous écoutait en silence. Il nous voyait
venir et il nous laissait avancer en procession vers lui.
- C'est exact, approuva Moabandine. Je suis née pour
être la femme de Wamakoul. Mais, par étourderie, j'ai
voulu me greffer à Manguélé. Le rejet n'a pas tardé.
Aussitôt que mon mari fut mis à la porte et alors que
je croyais pouvoir accéder au monde bourgeois, la vilaine
fille à la voiture rouge vint tout compromettre en déci-
dant de s'installer chez nous. Pris au dépourvu, le doc-
teur me présenta comme « sa bonne ». Mais la fille, qui
avait dû pressentir autre chose, se mit à me traiter avec
un mépris insupportable. Elle me faisait faire des tra-
vaux ignobles et prenait un malin plaisir à me faire laver
ses dessous ainsi que la literie souillée. Elle m'interdi-
sait de manger la nourriture que je préparais moi-même
et m'expulsa de ma chambre pour me loger dans le
débarras. Elle me poussait expressément à bout pour étu-
dier mes réactions ainsi que celles du docteur Manguélé.
Son plus grand plaisir était de m'agonir d'injures quand
elle avait des visiteurs et de me faire courir dans tous
les sens. Elle me traitait alors de sotte, de villageoise.
Elle trouvait mes toilettes ridicules, et les appelait des
accoutrements. Quand je faisais la même coiffure
qu'elle, dans le même salon, elle me traitait de « gue-
non » imitatrice. Mes parfums étaient des puanteurs. Je
devais l'accompagner au marché et porter le sac. Elle
exigeait que je marche derrière elle et que je lui réponde
par « oui, madame », ou « non, madame ». Je leur ser-
vais des rafraîchissements pendant qu'ils regardaient la
vidéo. Elle demandait à Manguélé de l'embrasser sur sa
poitrine qu'elle dégrafait. J'étais obligée de m'enfuir.
Elle riait alors et me traitait de sauvagesse.
- Et le docteur Manguélé dans tout ça ? demanda
Wamakoul ému.
- Il était complètement subjugué : il faisait les quatre
volontés de cette femme. Il ne me payait même plus et
pouvait à peine voler cinq mille francs pour mes menues
dépenses. En vérité, c'est moi qui m'étais trompée en
croyant épouser Manguélé. Mais lui savait très bien qu'il
me bernait.
- Et comment as-tu quitté la maison ? s'enquit encore
Wamakoul.
- Le jour où elle m'a giflée. Elle m'avait trouvée dans
le cabinet du docteur alors que j'informais ce dernier
de mes soupçons de grossesse. Le docteur me tenait par
les épaules. Elle est entrée en coup de vent et nous a
surpris.
- C'est drôle, dit Wamakoul.
Il se rappelait que c'est à peu près dans la même pos-
ture qu'il avait surpris Moabandine et Manguélé. Mais
en ce temps-là c'est lui qui avait été jeté dehors.
- C'est Mézénie qui avait arrangé votre mariage, n'est-
ce pas ? demanda-t-il.
- Oui. Mais elle ne voulait pas que je te quitte. Je devais
simplement me trouver un homme bien. Le docteur
Manguélé a profité du fait que tu te plaignais de mon
grand retard à concevoir. Il a exploité la situation.
- Les docteurs peuvent faire beaucoup de choses, dit
Wamakoul.
Il faisait sans doute allusion à un ragot qui courait
alors sur un Chef d'État voisin, à propos de son méde-
cin, de sa femme et de lui-même.
- T u as commis aussi b e a u c o u p d ' e r r e u r s , c o n t i n u a
M o a b a n d i n e . T u lui racontais tes aventures et te faisais
soigner par lui. Il ne faut pas tendre la j a m b e au serpent.
- J e l'ai compris le j o u r de la catastrophe. Tes paroles
étaient pleines d'allusions.
- Et puis toi aussi tu es fautif. Grâce à M a d o M a d é ,
je connaissais votre repère.
- Je te remercie, M a d o M a d é , dit W a m a k o u l .
- Je voulais que Moabandine te ramène sur le droit che-
min.
- C'est bien ce que j'ai compris, acquiesça W a m a k o u l .
A présent, l'abcès était crevé. Les révélations doulou-
reuses que W a m a k o u l attendait n'étaient pas venues.
Bien au contraire, de leurs deux mésaventures, celle de
sa femme était la plus pitoyable. Lui, avait souffert des
rudesses de la nature et de la société, tandis qu'elle avait
été tout simplement la victime de la concupiscence d ' u n
h o m m e . La sincérité d u repentir de M o a b a n d i n e ne fai-
sait pas de doute.
N o t r e existence, à partir de ce j o u r , entra dans une
phase plus paisible. W a m a k o u l ne vendait pratiquement
plus ses cueillettes ni son butin qui constituaient la base
de notre alimentation, m o n salaire a p p o r t a n t le complé-
ment. C e p e n d a n t nous avions peur de nous croire heu-
reux. C a r le b o n h e u r ne s'abrite sous un toit que clan-
destinement. Une fois que vous prenez conscience de sa
présence, il décampe.
U n j o u r que W a m a k o u l et sa bien-aimée M o a b a n d i n e
rentraient de la palmeraie, ils furent accostés, au niveau
de la p h a r m a c i e de Ndjong-Melen, p a r un monsieur qui
descendit de bicyclette et d e m a n d a à W a m a k o u l en lui
tendant u n micro :
- C o m b i e n d ' e n f a n t s souhaiteriez-vous avoir ?
Pris de court, W a m a k o u l bredouilla un instant avant
de trouver une réponse d'occasion.
- A u t a n t que Dieu voudra m ' e n donner, lança-t-il fina-
lement.
- Très bien, dit le monsieur qui enfourcha sa bicyclette
et s'en alla.
- C ' e s t T h é o d o r e N y a m à M u n g a m , le fameux anima-

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