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HMC 016 0005
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dossier
À la découverte
de la femme missionnaire
sarah a. curtis
1. Le mot «missionnaire» dans le dictionnaire Le Petit Robert, même s’il est dit pouvoir
être employé au féminin, est ainsi défini au masculin dans son premier sens: «Prêtre des Missions».
Sur le Web, l’encyclopédie Wikipedia donne du même mot une définition uniquement masculine:
«Un missionnaire est un religieux, envoyé dans un pays, avec pour mission l’annonce et le témoignage
de l’Évangile et éventuellement la conversion à sa religion des populations de ce pays.»
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Une centaine d’années plus tard, trois quarts des missionnaires catho-
liques dans le monde étaient français et la majorité était des femmes 5.
En France, le xixe siècle a vu une explosion des congrégations religieuses
féminines actives qui remplacèrent les ordres monastiques supprimés
par la Révolution. Entre 1800 et 1880, près de quatre cents nouvelles
congrégations actives furent fondées en France, avec un point culminant
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7. Une exception partielle était le pouvoir qu’avaient les religieuses catholiques en tant que catho-
liques baptisées, de baptiser des enfants en danger de mort («in extremis»). Au Maghreb, au Moyen Orient,
et en Chine, c’était une pratique courante, pouvant être clandestine, non connue des autorités coloniales
ou indigènes, ni même des parents auxquels on ne demandait pas la permission. Voir Sarah A. curtis,
Civilizing Habits: Women Missionaries and the Revival of French Empire, New York, Oxford University
Press, 2010, et Henrietta harrison, «“A Penny for the Little Chinese”: The French Holy Childhood
Association in China, 1843-1951», American Historical Review, 113, 1 (Février 2008), p. 72-92.
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d’ailleurs avec une idéologie montante qui soutenait que le foyer familial
était la clef de l’intégration culturelle. Dans certaines parties du monde,
là ou le pouvoir colonial était officieux, comme au Moyen-Orient ou en
Chine, le prosélytisme était interdit et les chrétiens devaient s’en remettre
aux seules bonnes œuvres.
8. Archives des Sœurs de St-Joseph de l’Apparition, 1 A 4.1, Rapport adressé au Saint Père,
29 mars 1841.
9. Archives de la Propagation de la Foi, Fonds Lyon, I 23, M. Etienne aux Conseils centraux
de l’OPF, 15 mars 1845.
10. Sur les Filles de la Charité, voir Susan dinan, Women and Poor Relief in Seventeenth-Century
France: The Early History of the Daughters of Charity, Burlington, Vermont, Ashgate, 2006.
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Années 1930, allégorie de la colonisation française sur la couverture d’un cahier d’école. La © Karthala | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 89.159.209.102)
France – Jeanne d’Arc en armure mais brandissant un rameau d’olivier – s’appuie sur un bouclier
dont les trois couleurs nationales s’ornent des mots «Progrès, Civilisation, Commerce». Sur les
rivages colonisés, elle n’est accueillie que par des hommes de différentes races. De féminin visible,
il n’y a guère qu’elle: seuls des soldats hommes de diverses époques se tiennent derrière…
rôle joué par les congrégations religieuses féminines au xixe siècle, mais
la plupart des recherches détaillées menées sur des congrégations féminines
l’ont été au sein des congrégations elles-mêmes, avec des degrés divers
d’objectivité 12. Les études menées sur les missions françaises n’accordent
12. Une exception notable: Élisabeth dufourcq, Les congrégations religieuses féminines hors
d’Europe de Richelieu à nos jours. Histoire naturelle d’une diaspora, 4 vols. Paris, Librairie de l’Inde,
1993. Version allégée: Élisabeth dufourcq, Les aventurières de Dieu. Trois siècles d’histoire missionnaire
française, Paris, J.-C. Lattés, 1993, 539 p.
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L’histoire des colonies est un terrain d’étude en plein essor. Mais les
missionnaires français, qu’ils soient masculins ou féminins, y sont sou-
vent également absents. Cette omission contraste curieusement avec
l’histoire de l’Empire britannique où l’histoire des missions a été un sujet
abondamment traité 13. Les historiens qui étudient l’Empire colonial
français mentionnent à peine les missionnaires – quand ils le font! –, et
considèrent que leur travail n’était qu’un prétexte à l’expansion française
et à une appropriation culturelle. Jusqu’à la publication de An Empire
Divided by J. P. Daughton en 2008, la «mission civilisatrice» dans l’histoire
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13. Deux études d’ensemble: Andrew porter, Religion versus Empire? British Protestant
Missionaries and Overseas Expansion, 1700-1914, Manchester, Manchester University Press, 2004, et
Norman etherington, dir., Missions and Empire, Oxford, Oxford University Press, 2005.
14. J.P. daughton, An Empire Divided: Religion, Republicanism, and the Making of French
Colonialism, 1880-1914, New York, Oxford University Press, 2008.
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15. Pour cette orientation, voir les articles dans Julia clancy-smith and Frances gouda,
Domesticating the Empire: Race, Gender, and Family Life in French and Dutch Colonialism, Charlottesville,
University Press of Virginia, 1998; et aussi Anne mcclintocK, Imperial Leather: Race, Gender and
Sexuality in the Colonial Contest, New York, Routledge, 1995, p. 36.
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tout aussi bien par leurs actes «d’obéissance» 16. D’une certaine façon,
les femmes missionnaires décrites dans ce dossier, agissaient à la manière
des féministes d’aujourd’hui: elles voyageaient à travers le monde, gérant
leurs propres affaires, s’affranchissant de l’autorité masculine. Mais, dans
le même temps, elles cherchaient à se soumettre à ce qu’elles considéraient
comme la volonté de Dieu. Dans leur esprit, ces deux choses n’étaient
pas contradictoires. L’histoire des femmes doit admettre qu’il y a plusieurs
façons d’exercer le pouvoir si elle veut comprendre et reconnaître les
femmes religieuses et missionnaires.
16. Phyllis macK, «Religion, Feminism, and the Problem of Agency: Reflections on Eighteenth-
Century Quakerism», Signs 29, 1 (2003), p. 155-56.
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modèle et une véritable célébrité dans le monde des missions. Ainsi, deux
siècles plus tard, Philippine Duchesne, fondatrice des missions des reli-
gieuses du Sacré-Cœur aux États-Unis, nourrit ses ambitions mission-
naires à travers ses lectures des œuvres de Marie de l’Incarnation. Elle y
fait constamment référence dans ses propres courriers, imaginant les
paysages américains peuplés des mêmes tribus indigènes et considérant
identiquement les Jésuites comme ses partenaires dans sa mission évan-
gélique 17. Keller-Lapp nous montre comment Marie de l’Incarnation a
véritablement créé l’image de la femme missionnaire à travers ses écrits
et par ses actions, même si son côté mystique – elle fondait sa vocation
missionnaire sur les visions qu’elle avait eues avant de quitter la France –,
tranche avec le pragmatisme des femmes des xixe et xxe siècles qui
suivirent ses pas.
L’article de Heidi Keller-Lapp corrige la conception que nous
avons de la femme missionnaire comme étant un phénomène purement
post-révolutionnaire. Cependant, ce moment d’expérimentation et de
créativité fut bref et exceptionnel. Au cours du xviiie siècle, les Ursulines
à l’étranger devinrent des agents de la Couronne, confinées dans leur
cloître, ce qui réduisait leur possibilité de travailler avec les populations
indigènes. Aucune autre congrégation de femmes du début de la période
moderne ne s’aventurera dans des espaces aussi grands avec des objectifs
aussi audacieux.
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18. Sur la vie de Anne-Marie Javouhey, voir Geneviève lecuir-nemo, Anne-Marie Javouhey.
Fondatrice de la congrégation des soeurs de Saint-Joseph de Cluny (1779-1851), Paris, Karthala, 2001,
et curtis, Civilizing Habits…, op. cit.
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C’est en 1984 que paraît le livre pionnier de Claude langlois, Le Catholicisme au féminin.
Les congrégations françaises à supérieure générale au xixe siècle, Paris, Le Cerf, 776 p.
En 2010, dans son ouvrage Civilizing Habits: Women Missionaries and the Revival of French
Empire (New York, Oxford University Press, 2010, 384 p.), Sarah curtis se penche sur trois
figures de femmes missionnaires françaises: Philippine Duchesne (1769-1852), Émilie de Vialar
(1797-1856) et Anne-Marie Javouhey (1779-1851).
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de la part des Africains, mais elle évolua plus tard vers une plus profonde
compréhension de leurs valeurs et de leur culture. En cela, elle apparaît
comme une exception, et aucune autre femme évoquée dans ce dossier
n’a vécu une expérience similaire, mais c’est peut-être justement parce
qu’Idelette Allier n’était pas intégrée au sein d’une communauté en
compagnie d’autres femmes partageant toutes les mêmes valeurs.
Sarah A. Curtis
San Francisco State University, USA
(Traduction de Dorothée Chifflot)
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