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Sciences religieuses (tâche d'examen):

Les Animaux dénaturés (Vercors)


Johan Van de Voorde

Résumé.
1. Les Animaux dénaturés de Vercors commence d'une façon quelque peu effrayante: un
meurtre vient d'être commis. En plus, c'est le meurtrier – Douglas « Doug » Templeton – qui averti
le docteur pour qu'il constate la mort et qui lui prie à la suite d'avertir la police. Le policier arrive,
mais après cela la complexité de l'affaire ne cesse point de s'accroître puisqu'il s'avère que l'apparte-
nance de l'être tué au genre humain est douteux. D'une part il est un hybride – né d'une conception
humain-tropi – mais d'autre part il a été régulièrement inscrit à l'état civil et baptisé. Est-il humain?
Si oui, il y a eu meurtre, si non, il y a eu simplement une mise à fin d'une vie animale, fait d'intérêt
limité pour le droit.
2. Pour que tout cela soit rendu un peu plus clair, l'histoire retourne quelques pas en arrière Le
flashback nous amène quelques mois en avant, dans un parc avec des belles fleures, Doug Temple-
ton (déjà rencontré en qualité de meurtrier) et Frances Doran. Frances est en train de regarder les
fleures, et Doug saisit l'opportunité pour commencer une conversation. C'est le départ d'une relation
purement platonique et amicale – ils n'ont pas envie de commencer une relation plus amoureuse
parce que leurs expériences récentes en la matière furent abominables –, où la littérature prend une
place de premier rang: elle leur offre un sujet très apte à être longtemps discuté, sans tomber dans
un silence qu'ils préfèrent éviter. Le fait qu'ils sont tous les deux raisonnablement lettré – il est jour-
naliste, elle est écrivaine – aide la littérature à occuper cette place prééminente dans leur relation.
3. Quelque temps après leur première rencontre, Douglas raconte à Frances que les Greame –
Sybil (une vieille amie du même age que Douglas, malade de la rougeole ce qui plait un peu à Dou-
glas, puisqu'elle s'était moqué de lui quand il avait la même maladie) et Cuthbert (généralement
appelé Greame, et bien plus vieux que son épouse Sybil ce qui suscitait des bruits peu amicaux au
temps du mariage) – lui avaient invité de venir avec eux. Ils sont en train de préparer une expédition
pour la Nouvelle-Guinée, où l'on a trouvé une mandibule mi-singe, mi-homme. Étant anthropo-
logues, ils s'y intéressent grandement. Hormis les spécialistes de la recherche à d'autres fossiles, il y
aurait aussi deux cinéastes et un journaliste; c'est pour cette dernière embauche que Douglas a été
demandé. Douglas n'est pas trop enthousiaste – Frances par contre l'est bien.
4. Pratiquement sur ordre de Frances, Douglas se rend ensuite chez les Greame, où il parle à
Sybil (encore légèrement malade de la rougeole) qui n'était pas au courant des plans encore très
embryonnaires d'emmener Douglas en qualité de journaliste. Après une courte discussion et l'arrivée
de son époux elle prend – ou confirme – la décision d'emmener Douglas avec eux. Ainsi il remplace
Speed, qui n'est point déçu qu'il peut ainsi échapper à l'expédition.
5. Le voyage connaît peu d'évènements mémorables, hormis l'introduction des deux scienti-
fiques accompagnant les Greame. Premièrement il y a le géologue allemand Krebs, qui a découvert
la mandibule mi-singe, mi-homme. Sa stature est d'un gigantisme imposant – sa voix est, drôlement,
l'inverse de ce qu'on pourrait penser –, il a un besoin de sommeil très limité et c'est lui qui a décou -
vert la fameuse mandibule qui donne à la présente expédition sa raison d'existence. Son anglais est
excellent, même s'il subit à mainte reprise l'influence de la langue maternelle (l'allemand) de son
maître. Le bénédictin irlandais surnommé Pop (et du nom de Dillighan, auquel le titre « père » est
souvent ajouté en vertu de sa calotte bien chachée) est le deuxième. Il aime boire et manger – sans
oublier une certaine grivoiserie en ses paroles –, ce qui (pour Doug) rend surprenant le fait qu'il est
bénédictin. Il tient à l'orthogenèse – l'hypothèse qu'au moins une partie des évolutions observées
dans la nature provient non pas de mécanismes darwinistes (l'évolution naturelle) mais plutôt d'un
élément téléologique –, ce qui déplaît clairement à Sybil.

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6. Après l'arrivée en Nouvelle-Guinée, l'expédition part pour sa destination à travers de la forêt
vierge. Les nuits sont peu confortables grâce aux moustiques. Le fait qu'ils se sont légèrement
trompé en route est également nuisible. À première vue leur erreur n'est pas grave, mais sa durée
emporte bien un décalage d'une centaine de milles entre la place où ils sont et celle où ils devraient
être. Krebs veut rester quelques jours sur place – la géologie des environs pourrait, dit-il, apporter la
preuve de sa théorie des ruptures volcaniques – mais Pops et Greame préfèrent de continuer. Une
discussion éclate, où Krebs l'emporte – on lui accorde un certain temps pour ses recherches.
7. Pendant ce temps le camp est, drôlement, attaqué à coups de pierres. Probablement des
grands singes sont responsables pour cela, mais une telle attaque suscite des doutes – en général
(comme l'observe Doug), les grands singes fuient les hommes, et ils sont arboricoles mais la forêt
est relativement loin du camp. Quand Krebs revient de son expédition, il raconte que l'endroit est
infesté de singes non arboricoles mais troglodytes. Il en suit que Doug avait raison. Mais ces singes
– et les observations géologiques – ne sont pas les seules choses que Krebs a vu: il a également
trouvé une calotte crânienne se rapprochant bien des calottes hominiennes. Il pense que cette calotte
a un grand age – mais quand les autres la soumettent à un examen de visu ils concluent qu'elle a à
peine quelques décennies. Il y a donc dans les environs encore et toujours une espèce d'intermé-
diaires entre hommes et singes. C'est assez choquant pour tous, mais ça explique du moins d'où les
cailloux sus-mentionnés proviennent – c'était une attaque de ces hommes-singes. La découverte est
transmise aussitôt aux musées naturels plus ou moins proches; le musée australien a rapidement
envoyé un hélicoptère et tout ce qui pourrait être utile.
8. Ils commencent à observer les singes, leurs mœurs et leur langage. Ces observations
révèlent que les tropis sont des hommes-singes non seulement anatomiquement, mais également
culturellement (pour autant qu'on puisse parler de culture à ce stade-là): ils ont des habitudes et apti-
tudes ressemblant à leurs homologues humains, mais ils n'ont pas la même habilité. Ils connaissent
par exemple le feu, mais ils se bornent à fumer leur viande au lieu de la cuire. Pour le langage c'est
du même – ils ont des mots primitifs, mais leur utilisation est plutôt instinctive que rationnelle.
9. La question se pose: ces hommes-singes sont-ils déjà des hommes, ou encore des singes?
Sybil refuse de la répondre, puisqu'elle la considère inutile – on pourrait tout aussi bien discuter du
nombre de cailloux nécessaire pour pouvoir parler d'un tas. L'élément arbitraire y est trop grand.
Pop pose la question un peu différemment: il se demande si les tropis ont un âme, s'ils vivent donc
déjà dans le péché original et s'ils doivent en vertu de cela être baptisé.
10. Les tropis commencent, après quelque temps, à s'habituer au camps. Ils y reçoivent de la
nourriture et, en général, un bon traitement – faisant abstraction des querelles entre eux et les por-
teurs papous (qui apprécient bien le rôti de tropi) – ce qui fait que certains d'entre eux se laissent
attraper et sont enfermés pour une étude plus approfondi de leurs comportements. Ces études sont
filmées par les cinématographes de l'expédition.
11. Les films et autres documents sont rapidement transmis au musée, qui s'efforce à les montrer
au public. Malheureusement il y a dans ce public un certain Vancruysen, industriel important de l'in-
dustrie de la laine australienne. Il saisit rapidement l'utilité économique des tropis: ils sont forts,
aiment le travail et ne nécessitent pas de salaire important (du jambon et une place pour dormir sont
assez). Étant donné que l'industrie australienne ne peut pas attirer de la main-d'œuvre humaine bon
marché – l'immigration en Australie est limitée et fortement contrôlée – les tropis (des singes et non
pas des humains, selon Vancruysen) seraient un excellent remplacement. Après quelques recherches
il se souvient d'une société – la Société Fermière de Takoura – qui a les droits d'exploitation de la
région où les tropis résident. Ainsi elle serait propriétaire des tropis. Vancruysen achète rapidement
la majorité des actions dans cette société. Il poursuit ses plans plus loin en cherchant le soutien du
Gouvernement et des banques – avec la pensée machiavélique que les droits des tropis cèderont leur
place à l'impératif économique d'éviter l'écroulement du crédit des banques australiennes.

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12. Vancruysen demande également le soutien de Doug, puisqu'il a besoin d'un guide connais-
sant à la fois les tropis et la route qui mène à leurs « habitations ». Il n'y a qu'un problème: Doug et
les autres membres de l'expédition se sont attachés aux tropis, qu'ils préfèrent voir libre. Ils
cherchent donc une façon de prouver que les tropis sont humains, ce qui impliquerait que le projet
de Vancruysen et cie se réduit à un vil trafic d'esclaves. Mais alors le docteur – Willy – observe que
la qualification des tropis comme humains ou singes et capitale, et non pas leur propre attachement
émotionnel aux tropis – si les tropis sont des singes, les projets de Vancruysen ne seraient pas plus
problématiques que quelconque utilisation d'animaux domestiqués. C'est uniquement quand les tro-
pis s'avèrent être des hommes qu'ils ont une bonne cause d'action. Et ce n'est pas leur attachement
émotionnel qui doit être le principe guidant, mais leur volonté de ne pas être impliqué dans une
crime ressemblant la réduction en esclavage des peuples américains. Après ces observations, il pro-
pose une méthode zoologique pour résoudre la question: ils examineront par voie empirique si
l'union entre homme et tropi est féconde; si elle l'est, les tropis sont humain. Mais il y a aussi un
risque de créer un hybride homme-tropi, comme il y a des hybrides chiens-loups ou ânes-chevaux –
on peut donc bien se demander si la méthode zoologique prouve bien quelque chose. Pop n'en est
pas convaincu, et il n'a certainement pas envie de commettre un péché grave en participant à la
méthode zoologique. Il marque clairement son opinion de cette méthode en partant ostensiblement.
13. Entre-temps Doug demande à Frances de lui marier; elle accepte.
14. Vancruysen a été informé des développements concernant la méthode zoologique, ce qui lui
mène à intenter une action en revendication des tropis emmenés en Australie – une action qui, si
accordée, reconnaîtrait implicitement les tropis comme des choses puisqu'uniquement les choses
peuvent être l'objet de la propriété, et uniquement la propriété peut être revendiquée. Mais la cause
des tropis reçoit du soutien quelque peu odieux: un concurrent de Vancruysen a commissionné un
anthropologue connu pour remettre en cause la conception d'une humanité unique, ce qui pourrait
ouvrir la possibilité d'y admettre les tropis – ou d'éjecter plusieurs groupes « abusivement dits
humains ». La découverte des tropis risque donc d'ouvrir les portes à l'arbitraire des plus forts, qui
n'hésiteraient probablement pas trop d'éjecter par exemple les nègres ou les juifs de la race humaine.
Une telle action légitimerait de les traiter comme l'on traite les animaux domestiqués, ou plus mau-
vais encore (les slogans jedem das seine et Arbeit macht frei semblent revenir dans la mode).
15. Considérant qu'un tribunal civil australien n'est pas le meilleur forum possible pour les tro-
pis, Doug et Cie décident de faire un peu de forum shopping: ils tenteront de saisir un tribunal pénal
anglais. Ils emportent donc quelques tropis – y compris les femelles enceintes en raison de la
méthode zoologique susdite – en Angleterre. Là ils attendront jusqu'à ce que Derry (une de ces
femelles tropis enceintes) délivre son enfant. La présence de celle-ci n'est d'ailleurs pas sans ses
problèmes, puisqu'elle est plutôt jalouse de Frances et des attentions qu'elle reçoit de Doug.
16. Doug parcoure ensuite toutes les procédures ordonnées par la loi et par la foi – inscription
dans le registre civil et baptême – non sans quelques difficultés (liées au fait que la mère n'a pas
d'état civil et est donc inconnue pour le droit anglais, ce qu'on résout en écrivant « femme indigène
connue comme Derry »), mais il y parvient néanmoins. Quelque temps plus tard Doug commet le
meurtre (ou une mise à fin d'une vie animale? question que Doug veut voir répondu par le système
légal anglais), et l'on est enfin parvenu à la scène évoquée dans le premier chapitre (premier alinéa
du présent texte; nous suivons le livre en n'y revenant pas).
17. Le procès commence dans un atmosphère qu'on ne pourrait point caractériser comme
« sereine » puisque les tropis ont, entre-temps, été mis à l'exposition. Ils ne manquent pas de susci-
ter une attention extrêmement vive – presque littéralement tout le monde vient les voir – et une dis-
cussion concernant leur appartenance au genre humain tout aussi vive et rapidement amenant à une
polarisation comme à une impasse. Les dignitaires ecclésiastiques sont également atteint par cette
impasse: le Saint-Siège ni l'église anglicane ont une réponse à la question de l'humanité des tropis,

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posé en des termes plus sacramentaux (notamment concernant le sacrement du baptême). Mais cette
impasse ne prévient pas que le public anglais a une claire tendance en faveur de Doug.
18. Le jury doit répondre à trois questions, notamment: (1) si Doug a tué l'enfant; (2) si une
volonté délibérée lui a amené a faire cela; (3) si l'enfant est humain ou non. Les deux premières
questions ne sont pas contestées – au contraire, le suspect l'avoue à haute voix chaque fois qu'il y
aurait peut-être un doute à cet égard. La troisième est bien plus compliquée, puisqu'en faite per-
sonne n'a jamais conçu une définition exacte et utilisable de ce que l'homme est. On ne peut même
pas utilisé l'argument « je ne peux pas définir ce qu'est [l'homme], mais je le reconnais quand je le
vois » (pour reprendre l'argument du justice Potter Stewart dans Jacobellis v. Ohio – I know it when
I see it) puisque les spécialistes ne sont aucunement d'accord. Certains trouvent dans les propriétés
corporelles des liens entre les hommes que nous sommes et les tropis; d'autres y trouvent par contre
des éléments qui relient les tropis aux singes. Et quand aux propriétés plus abstraites, tel que l'intel -
ligence le chaos et l'anarchie règnent avec autant de force – par exemple: la faculté d'abstraction
n'est pas tout à fait propre à l'homme mais est partagé avec certains animaux (bien que ces animaux
soient bien plus limités). Bref: chaque argument est accompagné par un argument d'une force égale
mais contradictoire. Le jury ne s'y retrouve plus et, totalement perdu, se déclare dans l'impossibilité
de rendre un verdict. Il sera donc nécessaire d'organiser un nouveau procès, avec des nouveaux
jurés.
19. Le gouvernement se mêle également – mais discrètement, en demandant le juge saisi de ren-
contrer le Lord Privy Seal – de l'affaire: il veut sauvegarder les intérêts économiques britanniques et
éviter que la Grande-Bretagne ne devienne la risée du monde grâce à son indécision concernant la
qualification des tropis. Le juge suggère de saisir le Parlement de la question, pour qu'elle se pro-
nonce une fois pour toute sur la définition de l'homme. Malheureusement le Parlement n'est point en
état de trancher la question (la difficulté de trouver une définition universel et universellement
applicable n'est pas moins grande pour les Honourable Gentlemen que pour les jurés). Ils décident
alors de constituer un comité d'étude (la commission Summer) qui émettra un avis, ce qui – grâce à
la tendance humaine de travailler mieux quand il y déjà une source d'inspiration – devrait donner un
nouvel impulse aux parlementaires.
20. La commission Summer se met – après beaucoup de difficultés – d'accord sur un avis: l'es-
prit religieux, consistant en la recherche des causes éloignées (Dieu, la science, la philosophie, la
théologie) et de leur manipulation (sorcellerie, fétichisme), est ce qui distingue l'homme de l'animal.
Le Parlement est bien soulagé de recevoir une telle définition raisonnablement apte à faire ce qu'elle
doit faire (restaurer l'honneur britannique et bloquer les projets de Vancruysen en protégeant les tro-
pis) sans susciter une résistance trop importante (l'acceptabilité pour tous, même si limitée qu'elle
est à présent, est importante, puisqu'autrement la controverse continuera et tous les efforts déjà fait
pourraient s'avérer inutiles) – et rapidement l'avis est transposé dans une loi. La définition n'est
cependant pas suffisante, pour la simple raison qu'on n'est pas sûr que les tropis aient effectivement
un esprit religieux. Ont-ils des gris-gris, une religion, des rituelles? Oui: ils fument leur viande, pour
une raison bien inconnue – et l'arbitraire est si souvent retrouvé dans les rituelles qu'on considère
cette fumigation également ainsi.
21. Reste encore l'affaire de Doug: peut-on le condamner pour meurtre? À première vue le doute
n'est pas possible, puisque les tropis sont désormais certainement humains, et Doug a toujours
avoué à haute voix qu'il a tué l'enfant volontairement. La Couronne accepte dans son plaidoyer que
des circonstances atténuantes existent, vu les motifs de l'acte. La défense souhaite aller plus loin –
elle observe que deux lois ont été nécessaire pour reconnaître les tropis comme homme, et que donc
il ne serait pas juste de condamner quelqu'un qui, clairement, ne pouvait pas savoir qu'il tuait un
homme. Le nouveau jury suit la défense, et acquitte Doug.

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Réflexions personnelles.
22. Chaque qualification est plus ou moins opaque: elle a certes un noyau dur, aisément recon-
naissable et ainsi pratiquement incontestable, mais elle est également entourée par une zone floue
où l'application de la qualification a quo devient de plus en plus douteuse. Cette zone floue n'est pas
nécessairement problématique – il est très bien possible qu'elle est voulue (par exemple pour que
plusieurs groupes politiques puissent se considérer vainqueur, ou pour pouvoir adapter l'interpréta-
tion aux changements imprévus et imprévisibles sans devoir changer le texte) ou qu'elle ne touche
qu'à des phénomènes marginaux – mais tel n'est, malheureusement pour notre repos, pas le cas pour
les tropis. Il semble bien difficile de trouver une qualification où un tel flou est moins bien à sa
place que la qualification comme être humain, mais le voici.
23. Mais est-ce que la qualification d'être humain est tellement opportune? Après tout, les tropis
sont clairement différent des humains « conventionnels » – leurs pieds sont plutôt des mains, ils ont
des proportions corporelles ressemblant celles des singes, ils n'ont pas clairement une vie
spirituelle,... Pourquoi ne concentrerions-nous pas nos efforts plutôt sur la définition du « sujet de
droit naturel » que sur celle de l'humain? Une telle démarche nous permettrait effectivement d'éviter
les difficiles discussions scientifiques sur la définition d'une espèce en général, et de récuser les
éventuelles accusations de racisme ou de spécisme. Ainsi notre discussion pourra être menée dans
une atmosphère plus sereine. Remarquons encore que le Parlement britannique a en faite pris la
même route, en définissant l'espèce humaine par l'esprit religieux et non pas biologiquement.
24. Nous analyserons ci-dessous ce qu'est le sujet de droit et en quelles subdivisions cette caté-
gorie générale peut être divisé, eu égard à la définition du droit que nous retenons et que nous énon-
cerons pendant notre analyse. Nous analyserons également ce que ces définitions impliquent pour le
sujet de droit, notamment concernant des droits « inhérents » à lui.
25. Qu'est-ce que le sujet de droit? Nous y répondons comme suit: sujet de droit est chaque
entité à laquelle le droit (objectif) a donné la capacité d'être destinataire de règles de droit, autre-
ment dit, d'avoir des droits (subjectifs) et des obligations. Mais qu'est-ce que ce droit (pris dans un
sens plutôt objectif)? Nous le définissons comme « l'institution des formes de la reconnaissance
d'autrui »1. Une telle reconnaissance est nécessairement lié à une relation, bien que dans beaucoup
de cas le niveau d'investissement et la permanence de cette reconnaissance et donc de cette relation
sont bien faible (ou ils sont par contre d'une force impressionnante).
Le droit peut réguler ces relations, ce qu'il fait dans la mesure jugée nécessaire par la communauté.
Nous pouvons observer ici une petite ironie du droit: son attention est surtout concentrée sur les
souches d'investissement inférieures et supérieures – beaucoup moins sur les souches intermé-
diaires. Les raisons pour cette ironie sont bien simples. Les souches d'investissement inférieures
(qui reprennent par exemple la solidarité organique de Durkheim) n'ont pas assez d'énergie pour
conserver leur stabilité de leur propre gré, mais ils sont trop nombreux et leur importance totale est
trop importante pour accepter le risque d'effondrements importants. Les souches d'investissement
supérieures sont bien moins nombreux, et en général ils possèdent suffisamment d'énergie pour leur
conservation – mais même un petit risque peut devenir intolérable quand les pertes seraient substan-
tielles. Les souches intermédiaires – nous pensons à l'amitié, la camaraderie et tels – sont à la fois
suffisamment stable et pas tellement important qu'ils nécessitent une attention spéciale.
26. Quelles catégories du sujet de droit pouvons-nous discerner? En utilisant un « critère de
déduction (de la définition du droit) » nous parvenons à discerner les sujets de droit naturels et les
sujets de droit abstraits.
27. Les sujets de droit naturels existent en vertu de la définition même du droit: ils possèdent un
niveau de rationalité, d'agilité et de sociabilité suffisant à nouer des relations qui sont d'une com-
1 X. Dijon s.j., Droit naturel. Les questions du droit, Paris, Presses universitaires de France, 1998, 62-66, 459 et
passim.

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plexité trop grande pour pouvoir être réglées entièrement par les instincts naturels. Ces relations ont
donc besoin d'un autre cadre que la nature instinctive, cadre qu'ils retrouvent dans le droit et dans
certaines autres institutions humaines (pensons par exemple à l'économie ou encore la religion et les
autres idéologies). Pour le moment seulement les individus de l'espèce homo sapiens sapiens (le
nom trahit une certaine vanité – vanitas vanitatum, omnia est vanitas! – dans le chef de cette
espèce) nouent de telles relations, mais il n'y a aucune raison pourquoi le futur ne pourrait pas voir
des êtres extraterrestres ou – pourquoi pas? – des ordinateurs 2 tel que le fictif HAL (2001: A Space
Odyssey) faire la même chose et dès lors bénéficier également des mêmes droits.
La rationalité, l'agilité et la sociabilité seraient donc les trois éléments définissant le mieux le sujet
de droit naturel, mais pourquoi? Il est bien clair que le droit n'a pas beaucoup de sens quand les jus-
ticiables potentiels tiennent à se rencontrer uniquement quand ils ont un conflit (par exemple la déli-
mitation de terrains de chasse) ou quand ils cherchent à produire de la progéniture: de telles rela-
tions sont parfaitement régies par les instincts naturels, notamment la loi du plus fort. Mais quand
des groupes se constituent (grâce à la sociabilité) pour ce qu'on pourrait appeler des fins d'investis-
sement – d'abord la chasse et la cueillette, plus tard la production de biens, la commercialisation de
ces biens etc. – il devient important de garantir un minimum de ce que nous appelons « justice » en
vue de préserver la volonté d'investissement de ceux qui sont individuellement trop faibles pour
bénéficier de la loi du plus fort mais collectivement trop importants pour pouvoir être négligés.
Dans un premier temps, il reste possible d'utiliser une « justice domestique » (aristotélicienne)
puisque les membres du groupe sont génétiquement liés, mais la complexité croissante des tâches
qui doivent être exécutées force ces groupes à donner une voix de plus en plus prépondérante au
mérite et non pas à la familiarité. Mais dès lors le fait que les membres partagent quand même les
mêmes gênes ne peut plus fonder la justice, puisqu'il est devenu faux! Il importe donc de trouver un
nouveau système: le droit, qui est garanti par la communauté, un groupe qui se considère primordial
– généralement parce qu'il est constitué par référence à un élément fortuit tel que la génétique (la
famille), la place où l'on vit (la commune) ou l'histoire qu'on a vécu ensemble (la nation), ce qui fait
qu'il transcende l'intérêt nu – et qui dès lors est capable de garantir à ses membres, bien qu'ils n'aient
personnellement pas grande chose qui les inciterait à l'honnêteté, ce minimum de justice qui les
amène à investir et, espérons-le, de profiter eux-mêmes et de faire profiter la communauté des fruits
cueillis ainsi.
Le droit n'a qu'un sens bien limité quand les justiciables n'ont pas la possibilité (ou une possibilité
très limitée) d'agir sur le monde externe, autrement dit, de changer la nature en culture. Des êtres
purement abstraits pourraient bien être suffisamment rationnel et sociable pour que le droit puisse
exister, mais ce droit serait extrêmement limité: toute la question du patrimoine, et donc tous les
branches du droit qui règlent cette matière, serait superflue parce que l'abstraction pure est trop éloi-
gnée de la sphère matérielle pour pouvoir agir la-dessus.
Le droit n'a pas non plus beaucoup de sens quand les justiciables ne possèdent tout simplement pas
les capacités intellectuelles nécessaires pour nouer et comprendre les exigences propres des rela-
tions trop complexes pour le cadre offert par la nature. Les groupes qu'ils forment seront très proba-
blement toujours basés sur la génétique, puisque la génétique est la seule loi que connaît la nature.
Leur faible taille, leur complexité limitée et la force naturelle de la génétique conjurent tous à
rendre le droit complètement inutile pour ces groupes. Il faut donc que les justiciables aient la possi-
bilité et la volonté de comprendre le monde autour d'eux, et qu'ils veuillent utiliser cette compréhen-
sion pour agir dans et après quelque temps même sur ce monde
28. Les sujets de droit abstraits sont des rayonnements des sujets de droit naturels: ils n'existent
qu'au gré de ceux-ci, pour faciliter cette partie des relations intersubjectives qui profiteraient d'une

2 Il y a déjà eu des propositions dans ce sens: voy. M.B. VOULON, Automatisch contracteren, Leyde, Leiden University
Press, 2010, 151 et seq.

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personnalisation ou d'une institutionnalisation. Ces relations sont bien souvent d'une nature pour la
plus grande partie patrimoniale ou du moins impliquées dans une évolution en ce sens.3
L'existence des sujets de droit abstraits est donc soumis à l'appréciation souveraine du droit, qui les
crée soit généralement, pour que les sujets de droit qui existent déjà puissent les utiliser comme ins-
trument à leurs fins, soit plus spécialement, quand il y un intérêt public qui nécessite une personne
juridique sui generis. En droit belge les diverses personnes juridiques reconnu par le Code des
sociétés sont des exemples du premier genre; l'État et les diverses personnes juridiques de droit
public (par exemple les entreprises publics économiques) le sont pour le deuxième genre. Le droit
peut également décider de les dissoudre, quand l'intérêt général – ou du moins son appréciation –
semble requérir une telle action.
Nous pouvons classifier les sujets de droit abstraits selon leur finalité: d'une part nous voyons les
personnes juridiques subjectives, qui sont appelées à organiser certaines relations socio-affectives;
d'autre part il y a les personnes juridiques objectives, qui cherchent à regrouper les diverses res-
sources économiques nécessaires – capital, main-d'œuvre, connaissances techniques et scientifiques
etc. – à la production de biens et de services. Ces différences ont naturellement leur effet sur la
forme que nous donnons à ces personnes juridiques – une personne juridique subjective aura un
patrimoine limité, concentré sur la consommation, stable et supporté en premier lieu par des verse-
ments réguliers provenant des participants pendant qu'une personne juridique objective est bien plus
dynamique, à la fois dans son patrimoine et dans ses participants.
29. Il importe, maintenant que nous avons défini le sujet de droit et décrit les différentes catégo-
ries que nous y voyons, d'analyser quelques droits qui sont nécessaires pour qu'un sujet de droit
puisse exister véritablement. Le droit à l'autonomie nous semble être le droit le plus fondamental,
puisque tous les autres droits fondamentaux peuvent être réduit à une déduction de ce droit.
Qu'est-ce que le droit à l'autonomie? C'est, tout court, le droit de décider soi-même quelles pensées
on pense, quelle appréciation on fera des faits et opinions posés, quels actes juridiques et matériels
on posera. Sans lui un sujet de droit ne peut qu'être une simulation: il ne serait pas plus qu'un organe
d'une puissance supérieure, une poupée maniée par un maître tout-puissant, un prête-nom pratique-
ment robotique. Même quand la volonté d'un tel sujet de droit (pour autant qu'on puisse utiliser ce
terme) ne se confond pas totalement avec la volonté d'un autre sujet, il y aura une possibilité de
contrôle qui plane comme l'épée de Damocles au-dessus du sujet de droit contrôlé.
L'autonomie n'interdit pas nécessairement que des autres sujets de droit aient une influence, même
prépondérante, sur la personne juridique a quo. Nous rencontrons cela dans les sujets de droit abs-
traits, qui, en fin de compte, ne sont que des rayonnements des sujets de droit naturels et de leurs
relations. Ils n'ont pas vraiment de volonté propre tel que l'homme en a une. Leur volonté se forme
par des délibérations entre les participants et par les décisions prises par les dirigeants de la per-
sonne juridique. Nous pouvons également rencontrer cela quand la personne juridique n'est soit pas
dans la possession de toutes les données utiles, soit pas dans un état qui lui permettrait d'analyser
ces données. Ces cas se trouvent sur un continuum dont une des extrêmes consiste des vices du
consentement (dol, erreur, violence).
L'autonomie n'interdit donc que les ingérences non voulues; les ingérences qui découlent de la
nature du sujet de droit a quo ou de sa volonté (y compris l'impossibilité partielle ou totale de la for-
mer) sont par contre acceptables.
30. Quels droits découlent du droit à l'autonomie? Sans vouloir aspirer à l'exhaustivité, nous
identifions les droits à l'égalité, aux moyens de subsistance, à la publicité, à l'information et à la
prise en considération.

3 Voy. pour un exemple F. S WENNEN, Het huwelijk afschaffen? - Inaugurale rede Universiteit Antwerpen 17 december
2003 (multig.), Anvers, 2003, www.ua.ac.be.

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Le droit à l'égalité garantit le droit à l'autonomie en garantissant que tous auront la même autono -
mie, ni plus, ni moins. Un sujet ne peut s'arroger les droits d'un autre sous la guise d'exercer ses
propres droits, parce qu'en ce faisant il romprait l'égalité entre lui et cet autre sujet. Hormis quelques
exceptions – notamment la gestion d'affaires, la tutelle ou l'interdiction –, il n'y a pas de raison suffi-
samment contraignante pour accepter cette ingérence.
Le droit aux moyens de subsistance garantit l'existence matérielle du sujet de droit, en protégeant
les modes d'acquisition patrimoniale, le patrimoine lui-même et son utilisation par le sujet dans le
formes et à les fins qu'il désire. Grâce à ce droit-ci, la personne juridique a le droit de travailler
(dans un environnement raisonnablement sain, pour ne pas nuire à l'autonomie), de recevoir les
fruits immédiats ou médiats de ce travail, et de les garder pour sa propre utilisation. Mais il a égale-
ment un certain droit à la solidarité des autres sujets de droit quand il se trouve dans l'impossibilité
raisonnable – provoqué soit par des défauts internes au sujet (par exemple la maladie ou le handi-
cap), soit par des défauts plutôt macroéconomiques tel que le surplus de main-d'œuvre –, pour qu'il
ne périsse pas. La solidarité peut mener à une certaine limitation de l'autonomie, puisqu'on ne peut
exiger que les autres sujets de droit supportent indéfiniment l'obligation de solidarité (qui limite leur
autonomie) quand le sujet a quo pourrait y mettre fin. Le droit à la solidarité n'implique pas de droit
à l'oisiveté ou au parasitisme social.
Les droits à la publicité et à l'information ne sont que les deux cotés de la même médaille: ils
impliquent que les sujets peuvent se montrer comme tel, qu'ils peuvent annoncer leurs opinions au
monde, qu'ils peuvent se manifester et qu'ils peuvent prendre connaissance des manifestations des
autres sujets.
Le droit à la prise en considération prescrit que ceux qui prennent des décisions touchant d'une
façon ou une autre (mais avec une certaine intensité) à des autres sujets tiennent compte des intérêts
et des vœux de ceux-ci, pour que ces intérêts et vœux ne soient pas lésés sans bonne raison. Ce droit
correspond donc à l'obligation consacrée en droit belge par l'art. 1382 C.c. d'agir comme un bonus
pater familias le ferait.
31. Maintenant que nous avons défini le sujet de droit, il serait intéressant d'analyser le cas des
tropis de nouveau.
Les tropis sont clairement suffisamment sociable – ils vivent en groupe et connaissent le langage –
et ils ont également une agilité suffisante (ils connaissent le feu, ils enterrent leurs morts, ils taillent
les pierres) pour pouvoir être sujet de droit, mais ont-ils également la rationalité nécessaire? Cela
me semble quelque peu douteux. Leurs connaissances semblent être surtout instinctives et non
rationnelles, ce qui les disqualifierait. Ils ne montrent pas non plus une véritable conscience de soi –
ils n'ont aucun intérêt pour des dessins et des images, ni pour les faire, ni pour en prendre connais-
sance. Il n'est pas clair qu'ils savent penser abstraitement. Un essai de les éduquer plus ou moins
comme un enfant pourrait nous apprendre s'ils sont suffisamment rationnels pour être des sujets de
droit, notamment quand ils parviennent à maîtriser les bases du langage et, plus intéressant (puisque
les tropis semblent avoir une langue, bien qu'il ne soit qu'instinctif à première vue), des sciences et
de la réflexion sur soi-même et le monde. Tant que cela n'est pas prouvé, la qualité de sujet de droit
ne me semble pas pouvoir être conférée aux tropis.

8/8

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