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Septembre 1944.
Rosa et sa famille sont expulsées de leur maison par les forces allemandes qui occupent l’île de
Groix.
Août 2021.
Sam et son grand frère Maxime sont en vacances sur l’île lorsqu’ils découvrent dans un bois des
ruines enfouies sous le lierre. De quand datent ces pierres taillées ?
Les deux frères sont bien décidés à en savoir plus, même si tous ceux qui les entourent semblent
étrangement fuyants face à ce mystère.
De blockhaus en sentiers côtiers, enquête et mémoire se fraient un chemin dans ce roman inspiré de
faits réels.
SARAH TUROCHE-DROMERY
Sarah Turoche-Dromery est née en 1973 à Paris. Elle monte des films pour le cinéma et la
télévision depuis vingt ans. Et entre deux films, elle écrit des histoires car la fiction est une priorité
dans sa vie.
© Éditions Thierry Magnier, 2022
EAN 979-10-352-0551-5
Sarah Turoche-Dromery
Avant-propos
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Le carnet allemand
Chapitre 15
Chapitre 16
Postface
4 septembre 1944
Bam ! Bam !
– Ouvrez !
Bam ! Bam ! Bam !
La violence des coups de l’officier allemand témoigne de son impatience.
La porte vacille et, dans la pénombre de la pièce, aucun de nous cinq ne
bouge. On n’entend que les bruits de succion de Pierre, né il y a dix
semaines, qui tète goulûment le sein de ma mère. Elle le garde bien calé
contre elle mais ses yeux sont dirigés sur mon père. Il est debout près de la
cheminée, sa pipe éteinte entre les dents, le regard perdu dans les cendres
rougeoyantes.
Je suis assise sur le banc à côté de la fenêtre. À travers le carreau sale, je
ne vois que le soldat qui accompagne l’officier. Il attend en retrait, sa
mitraillette tournée vers notre maison. Il a l’air de s’ennuyer. Collée à moi,
ma sœur Marcelle, le dos voûté, les genoux serrés, les mains coincées sous
ses cuisses, tremble tellement que nous vibrons ensemble.
Bam !
– Vous avez jusqu’à demain matin, six heures, pour quitter la maison.
Après, nous vous ferons fusiller. C’est le dernier avertissement.
Bam !
L’officier donne un dernier coup de botte rageur dans le bois et s’éloigne,
suivi du soldat au visage triste. Deux claquements de portières. Le moteur
qui démarre. Le silence du mois de septembre qui reprend sa place.
On ne bouge toujours pas. Marcelle a le nez qui coule et sa morve se
mélange à ses larmes. Quand je pense qu’elle a neuf ans ! Elle est ridicule.
Moi, du haut de mes onze ans, je me sens déjà comme les femmes d’ici :
revêche, sauvage et dure en besogne. Je lui file un coup de coude dans les
côtes. Elle sursaute et s’essuie avec la manche de sa blouse.
C’est maman qui brise le silence :
– Louis… On est les derniers. Il faut partir maintenant.
Elle se lève, dépose Pierre dans mes bras et s’approche de l’âtre. Elle se
place dans le dos de mon père.
– Yvette va nous prêter son écurie, au moins quelques jours, alors arrête
de faire ta tête de lard !
Ah non ! Je ne veux pas aller chez ma tante. Elle est au moins aussi
méchante que les Allemands. Et je suis sûre que son écurie est infestée de
rats affamés. Je regarde mon père qui suçote machinalement sa pipe.
J’attends qu’il réponde que nous ne quitterons pas notre maison, qu’ils
n’ont pas le droit de nous chasser, que peu importe que les autres aient plié,
que nous les Calloch’ nous sommes fiers. Mais non, il ne dit rien. De toute
façon, mon père ne parle jamais de la guerre, ni des Allemands. Lorsqu’il a
affaire à eux, il leur oppose un silence buté, le même qu’en ce moment face
à ma mère.
Il tape sa pipe froide contre la pierre noircie de la cheminée, fait quelques
pas sur le sol en terre battue, déverrouille la porte et se poste dans le
chambranle. Il occupe tout l’espace.
18 août 2021
4 septembre 1944
18 août 2021
4 septembre 1944
Il nous aura fallu plus d’une heure pour rejoindre cahin-caha le village de
Créhal où vit la tante Yvette. C’est une femme petite et sèche que l’on
surnomme en cachette La Trique. Son mari dirige une voilerie à Port-Tudy
et, jusqu’à la guerre, ils faisaient partie des riches îliens. D’ailleurs, même
s’ils sont comme nous tous soumis aux restrictions chaque mois plus
strictes, ils ont encore des poules et des lapins et, l’automne dernier, ils ont
tué l’un des derniers cochons de l’île. Yvette nous accueille de mauvaise
grâce. Dans la famille, tous considèrent que ma mère, en épousant un
pêcheur de l’ouest de l’île, donc un homme pauvre et rustre, a fait un
mariage indigne. Et voilà qu’à cette mésalliance s’ajoute maintenant
l’humiliation d’être mis à la porte par l’ennemi. Nous sommes devenus de
vrais parasites.
– Pourquoi as-tu pris autant d’affaires ? demande ma tante d’une voix
sifflante. Tu crois que je vais te loger dans un château ?
Elle ouvre la porte d’une écurie minuscule et déjà bien encombrée par
des bottes de paille et des restes de tissus. Une fois les meubles entassés, on
arrivera juste à y coucher. Je mets un pied à l’intérieur. Ça pue ! Je grimace.
Ma tante le remarque et ricane.
– Elles m’ont l’air bien délicates, tes filles. Comme si vous ne viviez pas
dans un gourbi, là-bas dans votre trou boueux ! À ce sujet, j’espère qu’elles
n’ont pas de poux.
Ma mère ne cille pas. Elle sait que si elle réagissait aux provocations de
sa sœur, nous pourrions nous retrouver sans toit et que ce serait pire que
tout.
– Et ton renavi1 de bonhomme ? Il n’est pas là ? Lui non plus ne trouve
pas ça assez bien ? Ah mais je n’oblige personne à venir et encore moins à
rester ! Vous pouvez chercher ailleurs. De toute façon les Allemands vont
évacuer les bouches inutiles. Ils ont besoin de toutes nos réserves pour leurs
soldats. Hier encore, ils m’ont pris deux poules et un lapin. D’ailleurs ne
compte pas sur moi pour…
– Je ne te demande rien de plus.
Sans même la regarder, ma mère commence à porter quelques paquets de
la charrette à l’écurie. Ma tante arrête de brailler. Elle se tourne vers moi et
observe notre vache. Elle lui tâte les flancs, affiche une moue déçue puis
brusquement m’arrache des mains le licou. Elle l’emmène dans son champ,
derrière la maison. Je comprends que c’est le prix à payer et que nous
n’aurons plus aussi souvent du lait frais. Je la vois ensuite rentrer chez elle
mais je suis persuadée qu’elle nous épie. Nous nous dépêchons de tout
décharger. Il faut faire vite car je dois encore ramener la jument et être de
retour avant le couvre-feu.
18 août 2021
– Vous étiez passés où ? Vous vous rendez compte que je suis morte
d’inquiétude ! J’étais à deux doigts d’appeler la gendarmerie !
Maxime lève les yeux au ciel, ce qui a pour effet immédiat de déclencher
une deuxième salve de reproches, plus aigus et plus forts :
– Je vous fais confiance, je vous laisse vous balader seuls et le résultat
c’est quoi ? Des heures de retard, pas un message, un T-shirt de perdu, des
égratignures en veux-tu en voilà, des traces de mûres plein les doigts, une
angine à venir et zéro explication !
J’interviens :
– Mais… tu ne nous as pas laissé le temps !
Maman bouillonne. Elle croise les bras et lance sèchement :
– Eh bien je vous écoute.
Maxime s’allonge sur le canapé et fait mine de se plonger dans une BD,
qu’il a déjà lue cent fois. En général, quand maman pique sa crise, il préfère
jouer l’indifférence. À moi de me débrouiller. Il est persuadé que je suis
plus apte que lui à attirer la compassion maternelle. Je prends donc une
grande inspiration pour défendre notre cause. Je raconte comment nous
sommes partis à la recherche du bunker dont tout le monde parle sur l’île.
Un bunker si grand qu’il a, paraît-il, des dizaines de salles souterraines, des
lits superposés, une cuisine immense, des tas de sorties secrètes dans la
lande et que, lorsqu’on est sur son toit, on voit la mer devant, à gauche et à
droite, que c’est la plus belle vue…
– Et ? m’interrompt maman que ma description n’intéresse pas trop. Quel
rapport avec le fait que vous soyez de retour à plus de dix heures du soir ?
– Et… je reprends, comme on ne savait pas exactement où il était, on a
marché super longtemps. Puis une dame nous a montré un chemin à travers
les champs. On l’a suivi et on a débouché dans une forêt, sauf qu’à un
moment donné il n’y avait plus de chemin et on s’est retrouvés au milieu de
la forêt et…
Maman fronce les sourcils.
– Une forêt ? Mais vous vous foutez de moi ! Il n’y a pas de forêt sur
l’île.
– Bon d’accord, c’était peut-être un bois. On ne va pas faire un cours de
vocabulaire ! N’empêche qu’il y avait des arbres partout, qu’on n’y voyait
plus rien, qu’on était perdus, qu’il y avait des orties géantes et des chardons
hauts comme des arbres et des arbres avec des branches pleines d’épines, on
aurait dit des dents de requins, que je me suis pris les pieds dans du lierre,
que j’aurais pu me fouler la cheville mais que grâce à ma chute on a
découvert les ruines d’un village disparu depuis hyper longtemps, peut-être
même que ça date du Moyen Âge ou avant.
J’ai tout débité sans reprendre une fois ma respiration.
– Un village inconnu ? Rien que ça. Ça fait vingt ans que je viens en
vacances à Groix et je n’en aurais jamais entendu parler ?
Maman affiche un petit sourire sceptique. Sans me laisser le temps
d’ajouter quoi que ce soit, elle va farfouiller dans le tiroir du buffet et en
sort la carte IGN de l’île. Il faut savoir que ma mère est une maniaque des
cartes. Elle en possède toute une collection, de toutes les époques. Elle la
déplie sur la table et on se penche sur le papier. Maman entoure avec un
crayon rouge le petit rectangle noir qui symbolise la maison que nous
louons chaque année dans le village de Quéhello sur la côte sauvage.
– Montre-moi votre trajet.
Avec un crayon de papier, je suis le trait blanc qui dessine la route
bétonnée que nous avons empruntée Maxime et moi. Assez vite nous avons
bifurqué vers un chemin de terre représenté par deux traits en pointillé, ce
qui signifie qu’il est praticable en vélo. Puis nous avons tourné à gauche,
longé un champ où broutent des moutons, traversé un autre lieu-dit, avec
une dizaine de rectangles noirs qui symbolisent des maisons, repris une
route et viré à droite pour suivre un trait noir tout fin, une piste de terre
réservée aux marcheurs. On est passés devant le pictogramme d’un menhir
et, deux centimètres plus loin, la ligne noire s’arrête au milieu d’un champ.
– Donc vous avez fait demi-tour ? demande maman. Parce que là il n’y a
plus de sentier.
– En fait, même s’il n’est pas tracé sur la carte, ça continue jusque… là.
Je trace au crayon un sentier qui s’enfonce dans la masse verte.
– Ça, c’est la forêt… ou le bois ! je précise.
Maxime a fini sa BD et s’extirpe du canapé. Il ouvre le frigo et prend un
morceau de gruyère. Tout en mastiquant, il s’approche de la table et pointe
de l’index une masse blanche. J’explique à maman :
– Ce sont des champs de céréales, orge ou blé, je ne sais pas. Mais c’est
truffé de mûres de compétition.
– Ce qui est étrange, fait remarquer Maxime, la bouche encore pleine,
c’est que l’on ne voit pas le sentier qui les traverse.
Il me prend le crayon des mains et trace une équerre qui coupe en deux la
masse blanche pour relier le bois à la route du phare.
– C’est sans doute le chemin le plus court.
Maman passe son doigt sur le papier comme si, par magie, d’autres
indications pouvaient apparaître. Elle murmure :
– Pas de nom, pas de lieu-dit, rien. Demain on interrogera la voisine si
elle sait de quoi vous parlez. Elle habite ici depuis toujours et connaît l’île
comme sa poche.
CHAPITRE 7
5 septembre 1944
Ma mère est partie tôt ce matin à Locmaria chercher nos rations de pain
pour la semaine. Elle a emmené Petit Pierre avec elle et nous a recommandé
de ne pas faire de chahut. Je suis allée tirer de l’eau au puits. Avec Marcelle
nous nous débarbouillons quand La Trique fonce vers nous. Elle aboie :
– Rentrez dans l’écurie ! Personne ne doit vous voir, ni les voisins ni les
Allemands.
– Et pourquoi ? je demande. Tout le monde sait que nous avons été
chassés.
– Quelle insolente tu fais ! s’étouffe ma tante, rouge de colère. Tu oses
répondre. Je dirai à ta pauvre mère que tu n’es qu’une mal élevée. Tu es
bien le portrait ton père.
Puis, sans donner plus d’explication, elle nous tourne le dos et s’enferme
à double tour dans sa maison. Je lui tire la langue. Quelle vieille bique !
Hors de question de rester dans son trou à rats alors qu’il fait si beau. Je
cherche un coin où elle ne nous verra pas. Derrière l’écurie, il y a un petit
espace près des clapiers à lapins. Je prends Marcelle par la main et lui
ordonne de ne plus bouger. Elle s’assoit sur ses talons, renifle un coup et me
jette un regard triste.
– On va faire quoi ? J’ai pas le goût à rester ici.
– Tu veux jouer ?
Marcelle acquiesce :
– Aux osselets !
C’est un jeu de bébé qui ne m’amuse pas vraiment mais, pour lui faire
plaisir, je vais chercher ceux que nous a fabriqués papa après la mort de
notre cochon, il y a deux ans. Ce jour-là, il avait aussi gonflé sa vessie avec
la pompe à vélo du voisin pour nous fabriquer un ballon. Nous avions
accroché une ficelle et couru pour le faire voler !
Je lance les cinq osselets et en récupère trois sur le dos de ma main.
Marcelle aucun. C’est à moi de commencer. Je pose les osselets sur le sol.
J’en lance un et avant qu’il retombe, je ramasse un de ceux à terre. Puis je
recommence jusqu’à avoir tout en main. Marcelle essaie, mais n’y arrive
pas. Elle s’obstine, pleurniche. Je m’agace :
– T’es fatigante à ne jamais rien attraper ! On arrête.
– Alors, tu me racontes une aventure de Croche-Patte et Patte-à-
l’Attaque, chigne ma sœur.
Va pour une histoire. Je sors de la poche de mon tablier mes deux pirates.
Avec des feuilles, je crée une mer agitée de beaux rouleaux. Mes sabots
serviront de bateaux. Marcelle façonne une île en terre, entourée de cailloux
pour les récifs. Je me lance dans le récit d’une bataille qui oppose mes deux
flibustiers, les frères ennemis. Les voilà lancés dans une course folle. Le
premier qui arrivera sur l’île du Diable et déchiffrera l’énigme inscrite par
un vieux forban sur le tronc d’un palmier trouvera un merveilleux trésor
caché. Je donne à Croche-Patte une voix de fausset, ce qui fait rire aux
éclats ma petite sœur. Patte-à-l’Attaque, lui, ne peut faire une phrase sans
dire de gros mots ! Tous les deux sont menteurs, cruels, avides d’or… mais
ce sont des marins courageux. On les surnomme les lions de l’océan. Ils
font face aux tempêtes, aux mutineries, aux morsures de serpents et aux
insolations. Mon problème, c’est que je les aime tous les deux et je n’arrive
jamais à en faire mourir un. Alors les péripéties s’enchaînent et Marcelle
finit par bâiller.
– J’ai faim. Elle rentre quand, maman ?
– Je ne sais pas. Elle ne va sans doute pas tarder. Il reste quelques patates
dans le coffre. Je vais préparer un feu. Toi, va ramasser des brindilles.
Je dépose quelques pierres du muret pour fabriquer un foyer à l’abri du
vent et du regard de ma tante. Je suis en train de souffler sur le feu quand
j’entends Marcelle couiner :
– Rosa, la tante a préparé une soupe de choux et du tchum’pott1 ! J’en
veux !
Cette treugwere2 a le visage collé au carreau de la cuisine et ne voit
même pas que La Trique est sortie sur le pas de la porte. Balai en main, elle
s’apprête à chasser ma sœur comme une vulgaire souris. Si je crie, j’attire
l’attention de ma tante. Elle ne manquera pas de venir voir ce que nous
fabriquons et elle sera furieuse de découvrir son muret transformé en four !
Tant pis pour Marcelle. Je vois le balai se lever et s’abattre d’un coup sec
sur les petits mollets de ma sœur. Cette dernière fait un bond, hurle et
s’enfuit. Elle me rejoint derrière l’écurie, le visage baigné de larmes… et
les jambes zébrées de rouge. J’hésite entre la consoler et la gronder. Je
choisis de l’ignorer. Tandis que je place les pommes de terre sous la cendre,
je me demande comment la tante fait pour avoir encore de la farine, du
sucre et du beurre. Rien que de penser au gâteau dans son torchon, j’ai le
ventre qui fait des bonds. Je ne me rappelle même pas le dernier morceau de
lard que j’ai avalé. Cela fait si longtemps. Je me concentre sur mes patates.
Heureusement, elles sont vite cuites.
– Chaud devant !
Je glisse les pommes fumantes sous le nez de Marcelle.
– Ça sent bon.
– Attention à tes doigts et à ta langue.
On mord à même la peau et on souffle, la pomme dans la bouche, pour
refroidir la chair brûlante. Ça a un délicieux goût fumé. Soudain, Marcelle
éclate de rire :
– Rosa, tu as les mêmes moustaches que le père Mahé. Touffues et
noires.
– Tu ne t’es pas vue !
Je me jette sur elle et, avec mes doigts pleins de suie, je lui dessine des
bacchantes jusqu’aux oreilles. On rit aux éclats.
– S’amuser et baguenauder ! Voilà bien tout ce dont vous êtes capables.
Mais quand vous aurez crevé vos ventres à rire, viendront les pleurs…
La tante se dresse au-dessus de nous. Son ombre nous couvre
entièrement, menaçante. Elle attrape sa brouette pleine de linge sale et part.
Nous restons dans la poussière de la cour, partagées entre la honte et la
colère. Je marmonne entre mes dents : « Cette bonne femme est pire que les
boches. » Mais le charme est rompu. On remet de l’ordre dans nos tenues et
on s’assoit sur le muret pour attendre maman.
Je me dis que si elle tarde tant, c’est peut-être qu’elle est allée chercher
papa. Une fois qu’il sera de nouveau avec nous, on déménagera dans un
nouvel endroit en attendant de retrouver notre maison de Moustéro.
Le soleil commence à descendre quand enfin elle pousse la porte de
l’écurie. Elle sort Petit Pierre du landau et pose trois pains d’une livre sur la
table. Elle soupire :
– J’suis boguée3. J’ai attendu longtemps et quand mon tour est arrivé, il
n’y avait plus de pain. J’ai été obligée d’attendre la deuxième fournée.
Heureusement j’ai pu m’asseoir chez Nono.
J’aime bien Nono. Il a de grands yeux bleus, un crayon sur son oreille et
il sourit tout le temps ! Il tient, avec sa vieille marraine, le seul bazar de
l’île. Des ustensiles de cuisine et de couture en passant par les boîtes de
conserve, avant la guerre, sa boutique était plus riche que la caverne d’Ali
Baba. Et surtout, il possède un tourne-disque ! Je n’y suis allée que deux
fois mais j’aurais pu passer des heures à regarder tourner les galettes noires
comme du réglisse et à écouter les voix chaudes des chanteurs de Paris.
Maman entaille la croûte des pains pour marquer les rations de chaque
jour. Je remarque qu’elle les fait plus larges qu’habituellement. Peut-être a-
t-elle déjà déduit la part du père. Les traits de son visage sont tirés. Marcelle
tourne autour de ses jupes, comme une mouche affolée.
– Maman, j’ai faim.
– Je vais t’en donner mais faudra mâcher lentement.
– Et papa, je demande, il est où ? Tu l’as vu ?
– Non. Votre père, il…
– … nous met dans une situation délicate !
La Trique vient de faire son entrée. Elle postillonne sur maman, la rage
aux lèvres :
– J’étais au lavoir et tu sais ce qu’on y dit ? Que des hommes de par chez
vous ont volé une barque amarrée à l’anse de Stanverec, qu’à l’aube, ils ont
rejoint deux canots partis de Port-Tudy et qu’à bonne distance de la côte, ils
y sont montés. Les pêcheurs les auraient déposés à Doëlan et à Concarneau.
Les Allemands sont furieux. Ils veulent suspendre les Ausweis4 pour tous
les pêcheurs pour un temps illimité. On dit même qu’ils fusilleront des
innocents. Tout ça pour quoi ? Pour qui ? Pour une bande de bons à rien, de
renavis, qui croient sauver la France avec leur général de Gaulle !
Maman blêmit. Elle ferme les yeux et susurre :
– « On dit ». Encore des rumeurs, encore la peur. Louis a toujours été en
règle. S’il est parti en mer, c’est qu’il y était autorisé et il n’aura eu besoin
de personne. Et s’il a disparu, c’est qu’il se sera noyé. C’est tout. Combien
de canotes chavirent sous le coup d’une forte risée ? Combien de corps la
mer ne nous rend-elle jamais ? Que sais-tu de la vie de marin et des deuils
que nous portons ?
– Ce que j’en sais ? La tante explose de rage. C’est que vous allez
répandre le malheur ! Sans pêche, nous allons mourir de faim. Nous
sommes de braves gens, je te recueille et pour tout remerciement, tu nous
exposes au déshonneur et à l’Ankou5.
Cette fois, c’en est trop. Comment peut-elle parler de la faim quand son
garde-manger est un des derniers qui regorgent de victuailles ! J’ai envie de
ramasser une galette de bouse de vache encore fraîche et de la lui envoyer
en pleine figure.
Maman et ma tante Yvette se font face. Maman finit par articuler :
– Nous partirons de chez toi dès que possible.
– Je ne te chasse pas. Mais je te souhaite que les boches ne viennent pas
toquer à ma porte pour demander où traîne ton bon à rien.
Sur cette ultime menace, elle nous laisse. Maman nous fait signe de la
suivre dans l’écurie. Elle nous empoigne :
– Écoutez-moi bien, toutes les deux. Si quelqu’un vous interroge sur
votre père, vous répondez que vous ne savez rien. Pas un mot ne doit sortir
de vos bouches. Demain, je dois aller travailler au fort du Gripp. Vous, vous
resterez ici, dans l’écurie.
Je n’ose demander si mon père est parti rejoindre la résistance, mais je
devine que c’est le cas et je tremble de fierté.
CHAPITRE 8
19 août 2021
On prend nos vélos et on pédale plein ouest sur la route qui mène au
phare. Arrivés à la hauteur des champs de céréales, on ralentit pour ne pas
louper le chemin de terre. Ça cahote pas mal et je perds l’équilibre tous les
cinq mètres ! Maman nous prévient que si on déraille, elle ne veut pas avoir
du cambouis plein les doigts et qu’on devra se débrouiller sans elle.
Heureusement, cent mètres plus loin, on trouve le sentier qui traverse les
blés en direction du bois. On gare nos vélos sur le bas-côté et on s’engage
en file indienne à travers les épis. Ils sont si hauts que seule maman a la tête
qui dépasse. Une poule faisane s’envole, affolée, en poussant un cri vibrant
et aigu. Enfin, on arrive à la lisière.
Maman sort un sécateur et des gants. On continue sur le chemin qui
s’enfonce entre les arbres. Très vite, le sentier s’évanouit. On progresse
avec précaution. Je repère un premier monticule. Maman arrache le lierre.
Un nouveau muret ! Plus loin, grâce aux repères jaunes de mon T-shirt, on
tombe sur ceux que nous avons découverts la veille.
– Ça pourrait être des traces d’anciens champs, dit maman. Il y a des
saules et des plantes grasses qui poussent en pagaille, ça veut dire que l’eau
circule. La terre ne semble pas si mauvaise.
– Regardez ! Par là, c’est plus clair.
On court jusqu’à une sorte de petite clairière au milieu de laquelle gît un
lavoir, à moitié détruit par les racines des arbres. Un peu derrière il y a un
puits dissimulé sous les ronces.
– Vous avez raison, dit maman. Il y avait bien un village ici et ce n’est
pas si vieux que ça. Les murets correspondent sans doute aux lopins de terre
sur lesquels étaient bâties les maisons. Maintenant, reste à savoir depuis
quand il est abandonné et pourquoi.
– Et tu vois que j’avais raison : la voisine nous a baratinés !
Maman lève les yeux au ciel.
– Pas forcément. Elle n’en a peut-être jamais eu connaissance. Bon, je
vous propose de filer au musée. Ils ont forcément des vieilles cartes ou des
documents.
J’acquiesce mais au fond de moi, je sens qu’il y a un autre mystère lié à
ces tas de pierres.
7 septembre 1944
Après avoir longé rapidement le grand mur gris contre lequel poussent
les raden4, je traverse une venelle et contourne le café. Je ne devrais pas
m’arrêter mais la curiosité est plus forte. Je rampe sous la fenêtre de
l’arrière-salle et jette un œil à travers le carreau sale. Comme pendant
l’année, M. et Mme Guiguin sont là, dans leurs habits gris, le nez dans deux
bols de lait. Les tables sont rangées face au tableau noir, comme si la classe
allait commencer. J’ai un pincement au cœur. Pourtant, l’école, je n’aime
pas trop ça. Je trouve les heures longues et je suis étourdie. Marcelle, elle,
est une bonne élève, attentive et prête à lever le doigt à toutes les questions.
Le maître l’adore et il aimerait qu’après la guerre elle poursuive ses études
sur le continent.
Une nouvelle détonation rompt le silence. Mme Guiguin se lève et
s’approche de la fenêtre. Je m’accroupis. Des orties me piquent les cuisses
mais je ne bouge pas. Une fumée noire s’élève, répandant une odeur âcre.
Je me bouche le nez avec mon coude. J’ai peur d’éternuer et d’attirer
l’attention de l’institutrice. Je l’entends qui échange quelques mots avec son
mari :
– Ça vient de Moustéro.
– Mais qui bombarde ? Je n’ai pas entendu d’avion.
– C’est peut-être les Allemands qui font exploser la roche pour construire
un nouveau bunker.
– J’ai entendu dire qu’ils avaient exproprié les habitants pour loger les
centaines de soldats qui vont venir en renfort du continent.
– Des centaines ? Il n’y aura pas la place.
– C’est temporaire. De toute façon, la guerre sera bientôt finie. Paris est
libéré et les Alliés progressent vite au Nord et à l’Est.
– J’espère. Le ravitaillement est de plus en plus difficile et si on est plus
nombreux, il n’y aura pas assez à manger pour tout le monde cet hiver.
Et les voilà partis à discuter rationnement ! Comment peuvent-ils se
soucier de pain et de beurre quand des êtres humains ont perdu jusqu’à leurs
toits ! Je les entends raconter que plusieurs de nos voisins ont trouvé refuge
à Quelhuit, Kervédan et Kerlard. La solidarité îlienne reste puissante et
nous savons tous que sans elle, la misère serait plus dure à supporter.
Je continue ma route. Dans une demi-heure, je serai chez nous.
Une quatrième explosion me couche à terre. Le bruit est si fort que mes
oreilles sont comme transpercées. J’ai peur d’être devenue sourde. À quatre
pattes, je rejoins la route. Elle est barrée. Des barbelés et des blocs de béton
ont été disposés tout autour des champs. Deux soldats allemands montent la
garde à l’entrée du chemin. Des morceaux de charpente volent dans le ciel.
Il pleut des gravats poudreux. Ça sent la poudre et le brûlé. Des larmes me
brouillent les yeux. Il n’y a plus de doute. Ce sont nos maisons qu’ils font
sauter et non la roche. Ces salauds détruisent tout. Pourquoi ont-ils choisi
d’anéantir notre village ? Est-ce par représailles ? À quoi cela peut-il leur
servir ?
Un camion passe en cahotant. Sur la plateforme arrière, trois soldats sont
assis sur un amas de débris. Je croise le regard de l’un d’eux. Il me fixe
étrangement et soudain, il me sourit, gravement. Je reconnais le soldat qui
accompagnait l’officier. J’essaie de mettre dans mon regard tout mon
mépris et ma colère. Le camion tourne et un nuage de poussière se soulève.
J’en profite pour me dissimuler derrière un buisson d’ajonc.
Les Allemands vident Moustéro comme une coque de noisette que l’on
écrase d’un coup sec pour la faire voler en mille éclats avant de souffler sur
les miettes et laisser place nette.
CHAPITRE 10
19 août 2021
Sur la jetée, des touristes lézardent aux terrasses des cafés, des gars
godillent dans l’arrière-port, des pêcheurs surveillent leurs lignes. Le
« pouuuuh » du bateau qui annonce son entrée me fait sursauter. Je grimpe
l’escalier qui mène en haut de la falaise pour redescendre derrière la jetée
vers la crique de la côte d’Héno. La mer est transparente. En deux secondes,
je suis dans l’eau. Je nage un peu, fais la planche. Je n’ose pas grimper sur
le rocher duquel plusieurs garçons plongent. Ils m’impressionnent. Quand
je sors, je vois que le groupe d’ados a posé ses serviettes juste à côté de la
mienne. Je ramasse maladroitement mes affaires pour me rhabiller un peu
plus loin, mais je suis attiré par les voix perçantes de deux filles. Elles sont
restées pour bronzer et discutent tout en regardant les garçons.
– Tu te rends compte qu’il m’a proposé de le retrouver dans ce bunker
immonde qui pue la pisse.
– Lequel ?
– Celui qui est au bout de la grotte à Saint-Nic’.
– J’y suis allée une fois. C’est dégueu. Y a plein de tessons de bouteilles
de bière en plus.
– Genre il voulait me montrer des trucs de la guerre abandonnés par les
Allemands !
– Tu ne l’as pas cru quand même ?
– Évidemment que non. J’suis pas si naïve.
Il nous faut à peine vingt minutes pour rejoindre le port naturel de Saint-
Nicolas. On emprunte le sentier côtier. Un peu en contrebas, il y a la grotte.
Maxime active la lampe torche de son téléphone et on entre.
CHAPITRE 11
9 septembre 1944
C’est mon estomac qui me réveille avant le lever du jour. J’ai la tête qui
tourne. J’attrape mon matériel de pêche et sors sans faire de bruit. Les
étoiles paillettent encore la nuit. Je ramasse quelques vers dans le tas de
fumier puis je remonte la venelle pieds nus pour ne pas alerter les voisins.
Je cueille une pomme sauvage, à peine mûre. Le jus acide me fait du bien.
L’herbe est couverte de rosée. J’ai froid. Je sors du village au sud, direction
la mer. En cette fin d’été, les oiseaux pépient à qui mieux mieux. Au loin,
un vieux coq s’égosille. Difficile à cet instant d’imaginer que nous sommes
en guerre. J’emprunte le sentier qui longe la côte, monte et descends au gré
des failles dans la falaise. L’odeur de la mer se mêle à celle des herbes, de la
terre humide et des fougères. Les plages sont interdites à cause des mines
que les Allemands ont cachées dans le sable. Je ne peux plus aller
farfouiller dans les mares dissimulées sous le goémon et pêcher les
bigorneaux ou les crabes belliqueux. Je n’avais pas mon pareil pour
détacher les berniques de la pointe de mon couteau. Papa, lui, décollait la
chair de la coquille et hop ! les avalait tout ronds.
Heureusement, il me reste les combes, qui ne sont pas piégées. Il faut être
né ici pour savoir comment y accéder. Sur la falaise, l’herbe est rase. La
bruyère fanée se mélange aux ronces et aux fougères rousses. Je quitte le
sentier pour descendre sur les rochers brillants. Je saute de pierre en pierre.
L’aube pointe et colore la mer de reflets dorés et roses.
La marée sera basse dans deux heures, ce qui me laisse du temps pour
pêcher. C’est mon père qui m’a appris à lancer mon fil au loin. Il m’a donné
quelques hameçons et j’ai fabriqué ma propre ligne : un long fil lesté de
plombs et de cailloux enroulé autour d’un morceau de bois flotté de la taille
d’un livre de messe. Je fais tournoyer le fil au-dessus de mon épaule et
l’envoie à une dizaine de mètres de la côte. Après il faut attendre et dès que
le poisson mord, remonter le fil à mains nues en l’enroulant autour du bois,
avec douceur et fermeté.
Je choisis un emplacement à fleur d’eau et surtout à l’abri des regards. Je
lance mon fil, une fois, deux fois. Assez vite, je remonte trois tacauds. Je les
enveloppe de goémon et les glisse dans mon tablier. Le ciel se couvre. Il est
temps de rentrer mais d’abord, je veux passer au Pradino. Je passe à travers
la drèche entre Kerlard et Kervédan. Dans un champ je vole quelques
navets. J’ai si faim que j’en croque un, tout cru ! Quand j’approche de
Moustéro, l’odeur froide du bois calciné me prend à la gorge. C’est âcre. Il
me faut encore traverser le carrefour où un soldat monte toujours la garde.
Il me tourne le dos. J’attends qu’il quitte son poste mais non, cet idiot est
pire qu’un chien de chasse à l’affût, il ne bouge pas. Mon gosier me pique
et j’ai peur de tousser.
– Que fais-tu là ?
Je bondis. L’Allemand est penché sur moi. J’ai le nez sur ses godillots
usés. Je relève la tête. Sa mitraillette se balance sur son flanc.
– Tu cherches quoi ?
Je suis incapable de répondre ou de bouger.
– Quoi as-tu dans ton tablier ? As-tu volé ?
Je me recroqueville. L’Allemand s’accroupit. Ses yeux bleus me
dévisagent, mi-amusés, mi-méfiants. Il attrape mon menton et me force à le
regarder, bien en face. Je serre les dents. Je le connais. Il était là le matin où
l’officier nous a chassés et aussi sur le camion qui transportait les débris de
nos maisons. Il m’observe à son tour. Il parle lentement, en détachant
chaque mot, pour ne pas faire de fautes. Son accent est chantant.
– Je t’ai vue déjà. Où tu habites ?
–…
– Tu ne dis rien ? Sauvage, comme les femmes ici !
–…
– Je sais. Tu es la fille du marin. La maison du bout du village.
Je respire plus vite. J’ai peur qu’il me pose des questions sur mon père. Il
tient toujours mon visage dans sa main. Elle est froide. Je remarque qu’il
porte une cicatrice au-dessus de l’arcade sourcilière. Ses joues sont creuses.
Sa peau tire vers le vert. Lui non plus ne doit pas manger à sa faim. Nous
pourrions presque nous entendre si seulement je ne le haïssais pas autant.
Brusquement, il se redresse et lance d’une voix devenue brutale :
– File. Tu n’as pas le droit d’être ici. Das ist streng verboten2 !
CHAPITRE 12
19 août 2021
9 septembre 1944
12 septembre 1944
Nous quittons l’écurie à l’aube. Maman enferme nos derniers biens dans
le coffre, roule les paillasses et confie à La Trique sa verrine. De voir son
trésor dans les griffes de cette sorcière, j’ai mal au cœur. Notre tante ne
nous embrasse pas.
Je cherche des yeux le phare de Pen Men. Enfin, il apparaît, dressé face à
la mer, solide, rassurant. Tout en haut, le gardien veille sur les pierres
brûlées de notre village.
CHAPITRE 14
19 août 2021
1943
3 mai – Cinq mois que je suis ici sur ce caillou cerné par l’océan et je ne
constate aucune amélioration du temps. Hiver ou printemps, c’est toujours
la pluie, le vent, le brouillard. Mes habits sont lourds d’humidité et je peine
à les sécher.
29 août – J’ai cueilli des mûres aux grains juteux. Je me suis régalé.
2 septembre – Que les Groisillonnes sont laides ! Elles ont le visage
fermé, les lèvres fines, serrées, les mains rouges et gercées, les cheveux
tirés et leurs nez sont retroussés comme ceux des cochons. Leurs sabots
donnent à leur démarche une lourdeur de jument, sans parler de leurs corps
déformés par de trop nombreuses grossesses ! Elles vous jettent des regards
haineux qui me font rire.
12 novembre – Les autres disent qu’on est plus à l’abri ici qu’à Lorient.
Ces salauds d’Anglais bombardent la côte si souvent qu’il n’en restera rien.
13 novembre – Encore une tempête. Il n’y a pas une place sur ce caillou
pour échapper aux vents démoniaques et aux embruns qui vous cinglent la
peau.
1944
5 janvier – La gelée blanche couvre la lande. La mer est noire. Pas une
âme humaine autour de moi. Je ressens une solitude enchantée.
24 février – J’ai croisé une paysanne de l’île. Elle est enceinte. Elle
peinait à se maintenir en équilibre sur la route couverte d’une boue collante
et glissante. Je ne peux m’empêcher de les plaindre, elle et son enfant à
naître.
11 mars – Ces hommes et ces femmes que j’ai vus fiers et droits,
aujourd’hui sont prêts à tout pour quelques patates et un ersatz de café. Il
n’y a que haine et mépris entre nous. Nous sommes les futurs vainqueurs.
Ils doivent l’admettre.
20 juin – Nous allons avoir du renfort. Cela veut aussi dire que nous
aurons encore moins à manger. Les paysans d’ici sont rusés et ils se
moquent de nous. Ils cachent leurs vivres et inventent des histoires
invraisemblables pour ne pas les donner malgré les ordres reçus. Mes
camarades sont furieux.
28 juin – J’ai encore rêvé de ma maison et de ma femme. Mais quand
j’arrive, la rue n’existe plus. La ville est sous les cendres et la forêt de
sapins a brûlé. Il ne reste que quelques longs troncs noirs qui vacillent.
19 septembre – Je suis las de passer mes journées dans les ruines. Nous
ne sommes maîtres que de cela, de quelques pierres désossées et de
morceaux de charpente calcinés. Nos chefs ne pensent qu’à anéantir et
briser. Les maisons, les âmes, les vies.
1er octobre – L’île est presque déserte. Les trois quarts des habitants sont
partis. Quand la guerre finira-t-elle ?
28 octobre 1945
La vie reprend, comme avant la guerre, rythmée par les travaux des
champs, les lessives, les veillées. Maman ne quittera plus ses habits noirs.
Papa me manque, particulièrement quand je vais pêcher. Dans le vent je
crois parfois entendre le son de sa voix. Il me souffle les bons coins et guide
mon bras. Alors, je me sens en confiance. Au bout de quelques semaines,
Marcelle et moi retournons à l’école. Les seules questions que nous nous
posons les uns les autres concernent les lieux où nous avons été sur le
continent. Personne ne parle de Moustéro. Pour compenser le salaire perdu
de notre père, maman travaille à la conserverie.
Des pins ont été plantés et de nouvelles routes sont construites. L’une
d’entre elles passe sur les traces d’un ancien sentier. Elle contourne
ostensiblement ce qui était le cœur du village, comme s’il ne fallait pas trop
s’en approcher. En août 1972, un employé municipal m’installe un robinet.
Je n’ai plus à aller chercher l’eau au puits. Quelques maisons sont bâties,
toutes à distance respectueuse. Le chemin principal de naguère est laissé
aux chasseurs mais ces derniers ne s’aventurent jamais loin dans les
broussailles. La nature reprend ses droits et recouvre peu à peu toutes les
ruines. Là d’où autrefois on voyait la mer, il y a des arbres si hauts que je
me demande comment ils ont pu grandir aussi vite. Parfois, je me dis que
les saules sont les âmes de ceux avec qui j’ai partagé mon enfance et avec
qui j’aurais dû vivre une fois adulte. Je préfère leur compagnie à toute autre.
J’ai beau me rappeler chaque parcelle, chaque muret, chaque nom,
chaque visage, cela ne sert à rien puisqu’ils n’existent que dans mon
souvenir. Quand je mourrai, il ne restera rien de ce qui fut une partie de
mon histoire.
CHAPITRE 16
20 août 2021
– Encore vous ?
La vieille est sur le pas de sa porte et ne nous invite pas à entrer. Jürgen et
Godefroy ont tenu à nous accompagner et on n’a pas l’air fin, tous les cinq,
alignés en rang d’oignons. Je riposte sans réfléchir :
– Comment ça « encore » ? Vous voulez dire qu’hier vous étiez là et que
vous ne nous avez pas ouvert ?
La mamie a l’air gêné. Elle grogne :
– Je suis prudente avec les inconnus. On ne sait jamais s’ils ne vont pas
vous vendre des trucs inutiles.
– Je vous rassure, on ne vient pas vous proposer une connexion Internet !
Vu la planque de votre baraque, la fibre, c’est pas pour demain.
– Sam !
Maman me fait les gros yeux. Je rougis. Godefroy se tortille et Jürgen
regarde le bout de ses chaussettes. C’est vrai que je n’ai pas été très poli,
mais elles commencent à m’agacer sérieusement, toutes ces mémés, à nous
balader à chaque fois qu’on leur pose une question. Ce n’est pas parce
qu’on est des touristes qu’il faut nous prendre pour des neuneus.
Maxime s’avance. Au passage il me glisse qu’il préfère intervenir avant
que je ne déclenche une nouvelle guerre mondiale. Gna gna gna. Il prend
son air de premier de la classe.
– Madame, on vient vous voir parce qu’on aimerait connaître l’histoire
des ruines qu’il y a autour de votre maison. On a fait des recherches et on a
compris qu’il y avait eu un village ici, qu’il y a un lien avec la guerre mais
on n’arrive pas à comprendre ce qui s’est vraiment passé.
– Et aussi, on a trouvé ça.
Je lui montre le carnet, les coquillages et la pince de crabe. À la vue de
cette dernière, la vieille pousse un petit cri :
– Croche-Patte ! Mon vieux flibustier… Comment est-ce possible ?
Une larme perle au coin de son œil. Elle tend une main tremblante. J’y
dépose le pirate. Elle caresse du bout de l’index son nez crochu, les cheveux
noirs qui dépassent du bonnet. Je suis surexcité. Je brûle de lui demander si
elle est la petite fille mentionnée dans le carnet. Maman, qui sent que je vais
sauter les étapes, pose une main sur mon épaule. La vieille nous regarde.
Elle a des yeux couleur d’algues. Sa voix se fait toute douce.
– Entrez.
L’intérieur est sombre mais bien rangé. Sur la table il y a une toile cirée
avec des motifs de bateaux, un peu tartignole. Une radio à piles. Une
gazinière avec sa bouteille bleue à côté. Un garde-manger grillagé. Dans le
coin, un lit avec une énorme couette, un couvre-pied rouge. Quelques
romans à l’eau de rose sont posés sur la table de nuit. Au mur, des crochets
à poissons, la photo noir et blanc d’une femme en coiffe. Au sol, du lino et
par-dessus un tapis usé jusqu’à la corde. Une grande cheminée sur laquelle
est posée une autre pince de crabe. La vieille la prend délicatement et la
pose sur la toile cirée. Les deux pirates se font face, souriant sous leurs
belles moustaches.
D’un geste, elle nous invite à nous asseoir. Jürgen prend une chaise tandis
que maman, Maxime et moi, nous serrons sur le banc. Godefroy attend
poliment sur le pas de la porte. Il reste heureusement muet.
La vieille prend la dernière chaise. Elle ne nous propose rien à boire. Elle
regarde Croche-Patte.
– C’est mon père qui me l’a peinte et offerte à un retour de pêche quand
j’avais sept ou huit ans. Je l’ai perdue en septembre 1944, le 7 pour être
précise. C’était le jour où…
Elle fait un geste comme si elle chassait une mouche et enchaîne :
– Comment l’avez-vous trouvée ?
Je commence à raconter toute notre aventure, à Maxime, maman et moi.
C’est parfois un peu confus mais la vieille ne m’interrompt pas. Elle semble
réellement surprise et vaguement inquiète. Quand j’arrive au tunnel sous la
falaise et à la découverte du sac, maman m’arrête et propose que Jürgen
traduise le contenu du carnet. Il met ses lunettes, toussote, se redresse
comme s’il était sur une scène de théâtre. J’ai peur qu’après trois mots
prononcés avec son accent guttural, la vieille prenne peur et nous foute
dehors. Mais non, elle l’écoute, impassible, traduire ce qui est écrit dans le
carnet. Moi j’aurais sauté des passages et je serai allé directement à la
rencontre avec la sauvageonne, mais Jürgen est décidément lent et appliqué.
Ce qui semble ravir ma mère et Godefroy qui, du pas de la porte, boit ses
paroles, sourire admiratif aux lèvres. La mamie, elle, s’est transformée en
statue de pierre dès les premiers mots. Je me demande ce qu’elle éprouve.
Quand, enfin, il lit la note du 4 septembre, elle sourit et murmure :
– Je me souviens de lui. Il n’avait pas l’air arrogant de ses chefs.
Jürgen fait une pause. Il reprend doucement :
– 8 septembre…
La vieille se tend. Sa main droite serre la pince de crabe. Elle demande :
– Il n’y a rien sur le 7 septembre ?
Jürgen secoue la tête.
– Non. La note suivante est datée du 8. Pourquoi ?
– Parce que c’est le 7 qu’ils ont commencé à tout détruire. Ça a duré trois
jours.
On se fige. Comment ce soldat a-t-il pu omettre de mentionner cette
action ? Y était-il indifférent ? Jürgen murmure :
– Je suis désolé, madame. Ces notes ne sont que des ressentis. Ce n’est
pas un véritable journal de bord.
– Rosa. Je m’appelle Rosa. S’il vous plaît. Nous ne sommes pas, enfin
plus, ennemis.
Jürgen hoche la tête et continue. Il lit les passages des 8 et 9 septembre et
fait une nouvelle pause. Nous nous tournons tous vers Rosa. Elle passe sa
main sur son visage. Son menton tremble. Enfin, dans un filet de voix, elle
murmure :
– La petite sauvageonne que décrit l’Allemand, c’est moi.
Je le savais ! Je m’enflamme :
– Alors vous savez exactement ce qui s’est passé ! Vous avez connu le
village avant qu’il ne disparaisse.
– Bien sûr ! J’y suis née. Je pourrais indiquer l’emplacement de chaque
maison, de chaque puits, de chaque muret. Je me rappelle le nom de chaque
famille, des prénoms des enfants. Je n’ai rien oublié.
Godefroy passe son long cou par la porte et demande :
– Chère Rosa, accepteriez-vous, si cela ne vous peine pas outre mesure,
de nous raconter ces quelques jours ? Nous aimerions en connaître les
moindres détails.
Rosa sourit.
– C’est la première fois qu’on me le demande. Mais vous devez savoir
que je n’ai jamais compris pourquoi les Allemands avaient donné cet ordre.
– Et personne n’a tenté à l’époque de les en empêcher ?
– On a appris après la guerre que le maire avait essayé d’intercéder, en
vain. Le commandant allemand lui avait objecté que les ordres venaient du
continent et qu’ils étaient formels. Pourtant, comme vous pouvez le
constater, Moustéro n’était pas dans la ligne de tir de la batterie. Pourquoi
ont-ils fait sauter notre village ? Cela fait soixante-dix ans que je me pose
cette question.
– Et pourquoi cela a-t-il été oublié des livres et des habitants ?
Ma voix est aiguë. Je sens à nouveau cette vilaine boule, mélange de
colère et de honte qui chauffe mon ventre. Rosa me regarde.
– Certains, oui, ont préféré taire Moustéro. Ils n’ont pas raconté ce qui
avait été leur vie d’avant. Maintenant qu’ils ne sont plus là, leurs enfants ne
savent même pas où était le berceau de leur famille. C’est triste pour eux.
Ils ont perdu une partie de leur histoire. Pour d’autres, Moustéro était un
village trop loin du leur pour qu’ils s’y intéressent. Ils n’ont parfois même
pas su qu’il avait été détruit.
Je me sens abattu. Maman se penche vers moi et essaie de me consoler :
– Tu sais, Sam, la guerre a été longue. Elle a meurtri, divisé, tué et séparé
familles, amis, voisins. Et les souvenirs sont parfois comme des membres
fantômes qui continuent à vous démanger alors même qu’ils ont été coupés.
Alors peut-être qu’ils ont préféré se gratter en silence. Mais il y a Rosa. Elle
a tenu la mémoire et c’est ça qui compte.
Je secoue la tête. Car même si cette destruction est une goutte d’eau au
milieu des atrocités de la guerre, je réalise à quel point l’indifférence
collective mène à l’oubli. Je me demande combien de villages ont été
soufflés des cartes, un peu partout en France et en Europe, combien de
personnes connaissent encore ces secrets et les taisent. Je pense à tout ce
qui disparaît pour toujours. Rosa me sourit gentiment.
– Cela n’a plus d’importance. Plus maintenant.
Maxime sort son téléphone et le pose bien en évidence sur la toile cirée.
– Vous permettez que je vous enregistre ?
– Pour quoi faire ?
– Pour garder une trace.
Rosa acquiesce. Elle prend une inspiration, et se lance :
« Le 4 septembre 1944, il était environ six heures du matin quand
l’officier allemand a frappé à la porte.
Bam ! Bam !
– Ouvrez !
Bam ! Bam ! Bam ! »
POSTFACE
Les Pierres brûlées est un roman. Si certains faits sont réels, j’ai inventé
les personnages, leurs pensées et leurs sentiments. Je me suis en grande
partie inspirée des souvenirs d’enfance que Louisette Beven m’a racontés.
Avec le temps, de nouvelles maisons ont été construites sur des parcelles,
à distance de ce qui était le « cœur de Moustéro », créant ainsi un hameau
dont la topographie diffère des autres villages de l’île. En 2021, sept
maisons sont occupées à l’année et quatre sont des résidences secondaires.
L’ancien lavoir et quelques puits sont aujourd’hui sous la végétation. Le
bois et les broussailles occupent la place des maisons. L’ancien chemin
principal qui traversait Moustéro pour aller au Pradino et à Kerlo est un
sentier souvent inondé et très peu emprunté.
« Je monte les escaliers en faisant attention à éviter les papiers gras qui traînent. Le nettoyage n’est
plus fait depuis des mois. Pendant un temps, avec quelques voisins, nous avons tenu un roulement
pour passer balai et serpillère et puis un jour, on a arrêté, sans même en parler. C’est comme pour le
reste. Par exemple, les ampoules. On les a changées une fois, deux fois et on a appris à se contenter
de la lumière urbaine pour éclairer les marches usées. On ne sait pas pourquoi les bonnes volontés
s’émoussent si vite et surtout sans concertation, ni reproche. Ça glisse. Mon père dit que sans
organisation d’État, l’anarchie idéalisée montre ses limites. Je trouve ça contradictoire et pas très
clair. L’anarchie, par définition, ne peut pas fonctionner avec un gouvernement ! Puis il ajoute que
tant que les poubelles sont ramassées, il y a une once d’humanité. Son propre père tenait à peu près le
même discours, à savoir que seuls les éboueurs et les artistes étaient indispensables à la société. Peut-
être. Mais je me demande quand même si le boulanger et le médecin n’auraient pas dû être ajoutés à
la liste. Et aussi le conducteur de train et les techniciens internet… Je n’arrive pas à exposer des idées
radicales, même par provocation. C’est peut-être pour ça que Maïa, ma copine, me trouve mou et
indifférent.
À chaque palier je tends l’oreille mais les bruits de discussions ou de vidéos qui s’échappaient à
travers les portes des voisins ont disparu aussi. Notre immeuble s’endort un peu plus chaque jour. Je
pense que tout le monde vit maintenant avec un casque sur les oreilles. Je continue ma lente
ascension. Je ne suis pas pressé d’arriver à l’appartement. Je sais ce que je vais y trouver. Mon
angoisse augmente proportionnellement à chaque pas. Il faut que je profite de mes dernières secondes
à l’extérieur. Que je me rattache au regard foudroyant de Maïa et à sa voix quand, perchée sur une
table, elle harangue les quelques élèves qu’elle a réussi à réunir pour les convaincre de faire bloc et
de rejoindre l’action du jour. Cette fille me fascine et je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle, la
révoltée, est tombée amoureuse de moi, le planqué. Planqué, c’est un peu exagéré. Disons plutôt le
circonspect. L’attentif. Le défaitiste. Peut-être l’égoïste, le nonchalant, le lâche… Ça, c’est ce que me
jette Maïa quand mon incapacité à agir la pousse à bout. Et là, je souffre.
– Comment peux-tu être à ce point hors du monde ? me demande Maïa. Tu es pourtant sensible à
l’injustice et en accord avec nos idées ?
– Oui mais… pas comme ça.
– Comment alors ? Sans action, il n’y a pas d’évolution.
– Je ne sais pas.
Je n’ai pas de réponse convaincante. Tout change tout le temps et je n’arrive jamais à trouver des
solutions avant celles proposées à tout bout de champ par nos dirigeants.
Je suis devant la porte de notre appartement. Puisque j’ai décidé de rentrer à la maison plutôt que
d’accompagner Maïa et sa troupe dans une action « neutralisation » auprès du Centre des drones de
surveillance du 12e arrondissement, il faut que j’assume ! Je tape les huit chiffres de ma naissance
sur le boîtier pour désactiver l’alarme et envoyer un message au Centre de Sécurité civile qui
enregistre automatiquement mon heure de retour. Un logo vert en forme de pouce levé s’affiche et
active l’accès à la serrure. Je sors la clef de ma poche. Le verrou tourne lentement, trois tours. Cela
veut dire qu’elle n’est pas sortie de la journée. L’inverse aurait relevé du miracle. J’entre et referme
doucement la porte blindée. J’aimerais signaler ma présence avec légèreté en appelant : « Maman !
C’est moi, Sam. Je suis rentré du lycée. Si tu savais ce que nous a balancé le prof de maths
aujourd’hui, c’est n’importe quoi. » Mais j’ai la gorge nouée et aucun mot ne sort. J’hésite à filer
discrètement dans le couloir, me réfugier dans ma chambre et attendre le retour de mon père. Elle ne
s’en apercevrait sans doute pas. Mais non, je dois aller voir comment elle va. Je ne peux pas être
faible pour tout.
Le couloir, la chambre, le salon, la cuisine sont plongés dans le noir. Je sursaute. Maman est assise
dans le canapé. Devant elle, sur la table basse, une tasse de thé froid. Le liquide est noir et une peau
s’est formée à la surface. Maman est raide, le regard dans le vide. Je pense au personnage empaillé de
Psychose. »
2. Treugwere : idiote.
3. Boguée : fatiguée.
4. Ausweis : autorisation ou papier officiel permettant de faire telle ou telle activité, ici de pêcher. Sorte de carte
d’identité pour les marins pêcheurs.
2. Drèche : ronces.
3. Gravigner : écorcher.
4. Raden : fougère.
Notes
1. Schnaps : eau-de-vie très répandue en Allemagne.
Notes
1. Doryphore : insecte qui se nourrit des feuilles de pommes de terre et ravage les plantations et, par extension, mot
injurieux pour désigner un Allemand.