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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Septembre 1944.
Rosa et sa famille sont expulsées de leur maison par les forces allemandes qui occupent l’île de
Groix.

Août 2021.
Sam et son grand frère Maxime sont en vacances sur l’île lorsqu’ils découvrent dans un bois des
ruines enfouies sous le lierre. De quand datent ces pierres taillées ?
Les deux frères sont bien décidés à en savoir plus, même si tous ceux qui les entourent semblent
étrangement fuyants face à ce mystère.

De blockhaus en sentiers côtiers, enquête et mémoire se fraient un chemin dans ce roman inspiré de
faits réels.
SARAH TUROCHE-DROMERY

Sarah Turoche-Dromery est née en 1973 à Paris. Elle monte des films pour le cinéma et la
télévision depuis vingt ans. Et entre deux films, elle écrit des histoires car la fiction est une priorité
dans sa vie.
© Éditions Thierry Magnier, 2022
EAN 979-10-352-0551-5

Éditrice : Gaïa Marty


Assistante d’édition : Juliette Gaillard
Illustration de couverture : Stéphane Kiehl
Direction artistique couverture : Florie Briand
Maquette intérieure : Amandine Chambosse

Loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse


LES
PIERRES
BRÛLÉES
SARAH TUROCHE-DROMERY
Aux éditions Thierry Magnier :

Au bord de la terre, coll. Grands romans, 2021


3, impasse des Mimosas, coll. En voiture, Simone !, 2020
Sam de Bergerac, coll. En voiture, Simone !, 2019
Citrouille, coll. Petite Poche, 2018
I Invade You, coll. Grands romans, 2017
Aloys, coll. Grands romans, 2016
Charly, coll. Petite Poche, 2015
Martin gaffeur tout-terrain, coll. En voiture, Simone !, 2014
Une voleuse au Maxi-Racket, coll. Petite Poche, 2012
SOMMAIRE

Le point de vue des éditeurs

Sarah Turoche-Dromery

Les Pierres brûlées

Avant-propos

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11
Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Le carnet allemand

Chapitre 15

Chapitre 16

Postface

Par la même autrice aux éditions Thierry Magnier


AVANT-PROPOS

En juin 1944, les Alliés débarquent en Normandie. Ils progressent assez


vite à l’intérieur des terres, repoussant l’armée allemande. En août 1944,
alors que Paris est libéré, des bataillons américains arrivent en Bretagne.
Hitler donne l’ordre à ses troupes de se replier dans les ports de Saint-
Nazaire, Brest et Lorient, où se trouvent les plus importantes bases de sous-
marins allemands.
L’île de Groix, située face à Lorient, est occupée par l’armée allemande
depuis 1940. C’est un point stratégique pour la défense ennemie. Les
militaires y ont installé de nombreuses pièces d’artillerie et des canons
antiaériens. Toutes les plages sont encombrées d’obstacles en béton,
destinés à faire chavirer les engins de débarquement, et de mines enfouies
sous le sable. À l’ouest de l’île se trouve une batterie particulièrement
grosse, la Seydlitz. Elle dispose d’une coupole blindée, d’un télémètre et de
quatre pièces d’artillerie portant à une distance de trente kilomètres. Son
rôle : défendre la rade de Lorient. Fin août 1944, l’état-major allemand,
alors en place sur le continent, donne l’ordre à ses troupes sur l’île de faire
évacuer le village de Moustéro situé à proximité de la batterie.

L’histoire qui suit est librement inspirée de faits réels.

Je remercie vivement Louisette Beven, qui a partagé à plusieurs reprises


ses souvenirs, et Cyrille Blaise, avec qui j’ai épluché les archives de
l’écomusée de Groix ainsi que les registres du presbytère.
Ce roman leur est dédié.
CHAPITRE 1

4 septembre 1944

Bam ! Bam !
– Ouvrez !
Bam ! Bam ! Bam !
La violence des coups de l’officier allemand témoigne de son impatience.
La porte vacille et, dans la pénombre de la pièce, aucun de nous cinq ne
bouge. On n’entend que les bruits de succion de Pierre, né il y a dix
semaines, qui tète goulûment le sein de ma mère. Elle le garde bien calé
contre elle mais ses yeux sont dirigés sur mon père. Il est debout près de la
cheminée, sa pipe éteinte entre les dents, le regard perdu dans les cendres
rougeoyantes.
Je suis assise sur le banc à côté de la fenêtre. À travers le carreau sale, je
ne vois que le soldat qui accompagne l’officier. Il attend en retrait, sa
mitraillette tournée vers notre maison. Il a l’air de s’ennuyer. Collée à moi,
ma sœur Marcelle, le dos voûté, les genoux serrés, les mains coincées sous
ses cuisses, tremble tellement que nous vibrons ensemble.

Bam !
– Vous avez jusqu’à demain matin, six heures, pour quitter la maison.
Après, nous vous ferons fusiller. C’est le dernier avertissement.
Bam !
L’officier donne un dernier coup de botte rageur dans le bois et s’éloigne,
suivi du soldat au visage triste. Deux claquements de portières. Le moteur
qui démarre. Le silence du mois de septembre qui reprend sa place.
On ne bouge toujours pas. Marcelle a le nez qui coule et sa morve se
mélange à ses larmes. Quand je pense qu’elle a neuf ans ! Elle est ridicule.
Moi, du haut de mes onze ans, je me sens déjà comme les femmes d’ici :
revêche, sauvage et dure en besogne. Je lui file un coup de coude dans les
côtes. Elle sursaute et s’essuie avec la manche de sa blouse.
C’est maman qui brise le silence :
– Louis… On est les derniers. Il faut partir maintenant.
Elle se lève, dépose Pierre dans mes bras et s’approche de l’âtre. Elle se
place dans le dos de mon père.
– Yvette va nous prêter son écurie, au moins quelques jours, alors arrête
de faire ta tête de lard !
Ah non ! Je ne veux pas aller chez ma tante. Elle est au moins aussi
méchante que les Allemands. Et je suis sûre que son écurie est infestée de
rats affamés. Je regarde mon père qui suçote machinalement sa pipe.
J’attends qu’il réponde que nous ne quitterons pas notre maison, qu’ils
n’ont pas le droit de nous chasser, que peu importe que les autres aient plié,
que nous les Calloch’ nous sommes fiers. Mais non, il ne dit rien. De toute
façon, mon père ne parle jamais de la guerre, ni des Allemands. Lorsqu’il a
affaire à eux, il leur oppose un silence buté, le même qu’en ce moment face
à ma mère.
Il tape sa pipe froide contre la pierre noircie de la cheminée, fait quelques
pas sur le sol en terre battue, déverrouille la porte et se poste dans le
chambranle. Il occupe tout l’espace.

Mon père est un homme trapu aux mains calleuses et larges.


Éternellement vêtu de sa vareuse bleue et de son pantalon rapiécé, il a les
jambes arquées de ceux qui vivent des mois et des mois en mer. C’est un roi
de l’océan mais depuis le début de la guerre, les sorties sont strictement
encadrées par l’occupant, les bateaux régulièrement réquisitionnés pour
transporter du matériel allemand, les zones de pêche parfois bombardées et
la vente de thon connaît des difficultés. Alors il passe plus de temps à la
maison, travaille aux champs avec nous et va sur la côte sauvage ramasser
des trémoc’hs1. Il est souvent bougon et je sais que son esprit est sur l’eau,
au milieu des vagues, à guetter les bancs de germons2 argentés.
Il sort et un vent humide s’engouffre dans la pièce. Le ciel est gris,
maussade. On entend distinctement les cris des mouettes, portés par le vent.
Marcelle renifle le plus doucement possible. Je colle mon visage à la
fenêtre. Mon père marche lentement dans la venelle. Arrivé au bout, il se
retourne. J’aimerais qu’il m’adresse un signe. Mais rien. Il lève la tête vers
le ciel un instant, suit des yeux le vol d’un goéland argenté, met ses mains
dans les poches, tourne au coin et disparaît. La voix de ma mère me fait
tressaillir :
– On emballe tout ce qu’on peut. Marcelle, tu m’aides et toi, Rosa, tu
files à Quelhuit chez les Poterf pour qu’ils nous prêtent leur voiture à
cheval.
CHAPITRE 2

18 août 2021

– On est perdus, j’te dis !


– Mais non. C’est un bois de rien du tout. On n’a qu’à marcher toujours
tout droit et on va sortir de là.
Je shoote dans une branche et me laisse tomber par terre. J’ai les genoux
et les bras en sang à force de me faire griffer par les ronces et les arbustes.
Je lèche les petites plaies. Je bougonne :
– En tout cas, c’est une réussite, ce raccourci.
Autour de nous s’élèvent des centaines d’arbres aux troncs minces et
élancés, des bosquets d’églantines, des saules, des sureaux, des buissons de
houx et des pommiers sauvages.
Je continue à râler :
– Si ça se trouve, on tourne en rond.
– On a réussi à y entrer, alors on peut en sortir, réplique mon frère.
Maxime se gratte la tête. Pour la vingtième fois, il tire de sa poche son
téléphone portable. Il peut toujours rêver pour avoir du réseau ici ! C’est
évident que rien ne passe dans cette zone pourrie. Même le soleil ne perce
pas. Je sens qu’il est à deux doigts de me proposer un truc bidon, genre
semer des petits cailloux blancs derrière nous. De toute façon, y a pas de
caillou, y a que des feuilles mortes. On est deux champions du monde de la
lose. Sur cette île où ne poussent qu’une lande couverte d’ajoncs, de
chèvrefeuille ou de bruyère, quelques pins et des tamaris, où partout les
chemins sont balisés pour que les touristes puissent pédaler ou randonner,
nous on réussit l’exploit de trouver un bois et de ne pas être foutus d’en
sortir.

– C’est bon, Sam ? Tu as repris des forces ?


Le soleil commence doucement à décliner. On le devine à la soudaine
fraîcheur qui marque les fins d’après-midi. Je me relève et on se fraye un
passage entre toute cette jungle piquante et urticante. Maxime a trouvé un
gros bâton et s’en sert comme d’une machette pour libérer un passage. Je
marche quelques mètres derrière lui pour éviter de prendre les branches
dans la figure. Je suis tellement concentré pour ne pas me faire piquer par
les orties ou labourer par les ronces que je ne vois pas que le terrain fait une
bosse et je me prends les pieds dans un monticule de lierre. Je trébuche et
m’étale de tout mon long.
– Aïe ! J’en ai marre.
Mes pieds sont emberlificotés dans les racines. De rage, je tire comme un
fou pour me dégager. Mais en arrachant le lierre, des pierres se déboîtent et
je manque de me faire écraser les orteils. Intrigué, je tire un peu plus. Le
lierre se déroule comme un sparadrap et laisse apparaître un muret constitué
de grandes pierres plates, enchâssées avec soin. Certaines ont même été
taillées. Je dégage un amas de mousse et suis la trace du muret. Trois mètres
plus loin, il fait un angle droit. Je soulève des feuilles et…
– Maxime ! je crie. Rapplique ! J’ai trouvé un truc.
CHAPITRE 3

4 septembre 1944

On a chargé les deux paillasses des lits clos, le coffre à vêtements, le


banc, les hameçons pour la pêche au thon, les crocs à poisson, le tisonnier,
le berceau de Pierre, les moules à bougies, quelques ustensiles de cuisine
dont le plat à beurre, la « grek » notre grande cafetière, une lampe à alcool
et une bassine en fer-blanc. Nous abandonnons le vaisselier, le buffet, la
table, les chaises. Peut-être que nous pourrons revenir les chercher si nous
trouvons un lieu où les garder. Marcelle pousse le landau dans lequel dort
Petit Pierre. Maman tient serrée entre ses bras la verrine qui abrite un
bouquet de fleurs séchées. Elle l’a reçue en héritage et c’est son plus grand
trésor. Le mien, je le cache dans une des poches de mon tablier. Il s’agit de
deux grosses pinces de crabes peintes et vernies que papa m’a rapportées de
la pêche. Il a tracé au pinceau sur chacune d’elles un œil noir, des sourcils
épais, des favoris et un bandeau d’où s’échappent quelques mèches de
cheveux bouclés. Il n’a oublié ni la moustache qui s’entortille sur la joue, ni
le lobe de l’oreille percé d’une grosse boucle ronde. Deux belles figures de
pirates, orgueilleux et cruels. La longue et fine pince du haut figure le nez et
en actionnant celle du bas, on peut les faire parler. Je les ai nommées
Croche-Patte pour celle au foulard rouge et Patte-à-l’Attaque qui a un
foulard vert. Elles me protègent des deux seules choses qui m’effraient : les
mauvais esprits de la nuit et les rats.
Je vais chercher notre vache dans le champ. Elle est si maigre que je ne
sais pas si elle pourra donner du lait encore bien longtemps. Nous voilà
prêts à quitter la maison où je suis née. Je ne crois pas que les officiers
voudront s’y installer. Ils la trouveront trop sombre et humide. Ils ont déjà
réquisitionné celle des Nexer, construite trois ans avant la guerre. Elle a de
grandes pièces, une façade ornementée et colorée qui me fait rêver. La nôtre
servira peut-être aux simples soldats. Je ne peux m’empêcher d’espérer
qu’ils y seront malheureux et qu’ils y attraperont la mort. Si seulement je
pouvais couvrir le sol, les bancs et les lits d’épines d’ajonc pour qu’ils se
piquent au sang !
– Où est p’pa ?
Marcelle interrompt le cours de mes mauvaises pensées. Comme
toujours, elle a le nez qui goutte et semble sur le point de pleurer.
– Il nous rejoindra plus tard, répond maman. Il avait à faire.
Je hausse les épaules et murmure à Marcelle :
– Tu parles ! Il est parti au port se saouler chez ce pochivrogne de
Raymond et quand on le reverra, dans deux ou trois jours, il s’ra bien en
vrac.
Marcelle me jette un regard horrifié. Raymond est une brute épaisse, gros
comme un tonneau, qui aime entraîner les hommes à boire. Elle sait aussi
que lorsque cela arrive, notre père revient honteux et amer. Alors il vaut
mieux se faire discrètes le temps qu’il dégrise sous peine de se faire battre
pour un oui ou pour un non. Sa lèvre inférieure se met à trembloter. Je
gronde :
– Ah ça va ! Arrête de faire ta chougneuse. Pour le moment il se moque
bien de nous.
Je suis plus dure que je ne le voudrais. Mais j’en veux à tout le monde. À
mon père qui cède lâchement aux Allemands, à Marcelle avec qui je ne
peux partager ma peine, à ma mère qui traverse tout cela sans témoigner de
sentiment. Elle est si endurcie à toutes sortes de douleurs que son visage
déjà creusé de rides n’exprime que la sévérité. Aujourd’hui, j’aimerais être
Pierre pour ne pas comprendre ce qui nous arrive et rester collée dans le
giron maternel qui semble être le seul endroit encore doux et chaud. Je serre
Croche-Patte et Patte-à-l’Attaque. Ma mère claque la croupe de la vieille
jument des Poterf et nous nous mettons lentement en marche.
Nous habitons tout au bout du village, le plus à l’ouest, à la lisière des
champs et de la lande qui s’étend jusqu’au village de Kervédan, le dernier
avant le phare. En face de chez nous, il y avait l’épicerie-café Yvon. La
tenancière a bien inutilement fermé la porte et les volets, comme s’il y avait
encore quelque chose à voler chez elle ! Elle est partie dès le début de la
guerre dans sa riche famille sur le continent, avec deux charrettes pleines de
victuailles.
À côté, c’est la maison des Métayer. Marcelle et moi allions à l’école
avec leurs quatre filles. Une fois, en rentrant de l’école, nous avons grimpé
sur des moutons et fait la course pen lan1. Les moutons bêlaient et ont fini
par nous jeter à terre. Nous sommes rentrées toutes crottées et ce soir-là, j’ai
reçu ma première fessée. Rien que d’y penser, j’ai encore le derrière qui
brûle. Mais je n’avais jamais autant ri de ma vie ! Le père Métayer est mort
au front dès le début de la guerre et leur mère est allée vivre chez des
cousins, de l’autre côté de l’île, à Locmaria, à sept kilomètres. Si elles
étaient parties aux Indes, ce serait pareil ! Nous n’allons presque jamais
aussi loin. À cela s’ajoute une frontière invisible qui coupe l’île en deux. À
l’est, Primiture avec ses belles terres, ses ports et ses grandes maisons
d’armateurs. À l’ouest, Piwisy, où vivent les pauvres paysans et pêcheurs.
Je ne sais pas d’où vient cette séparation mais une chose est sûre, nous ne
nous fréquentons pas. Pire, nous nous détestons. Ceux de Primiture
racontent que chez nous les cormorans volent à l’envers ! Ils nous prennent
pour des arriérés. Même si maman dit qu’en cette période de guerre, nous
sommes tous unis par le malheur et la faim, je pense que mes amies doivent
être bien malheureuses là-bas, traitées comme des pouilleuses.
Un peu plus loin sur la droite, c’est le lavoir, le puits communal et, juste
derrière, les maisons des Lanco, des Yvon et des Baron. Eux ont eu plus de
chance. Des voisins de Kerlard leur ont prêté un logement.
Notre procession est misérable et à chaque pas de porte devant lesquels
nous passons, j’adresse une prière secrète.
Jeanne, Alphonse, Marie-Thérèse, Émilien, Monique, Annie, Rosie,
Denise, Joseph, Noëlette, Marie, Jeannine, Guy, Louis, Clarisse, Timothée,
Régine, Laurent, Étienne, Pierrette, Josseline, France, Louisette…
Il y a quatre ans, notre village comptait trente-cinq maisons et autant de
familles avec chacune ses pepés, memés2, parents et enfants. C’était un des
plus importants de Piwisy. La misère, la faim, les bombardements ont
poussé les uns et les autres à quitter l’île. Mais jusqu’à cet ordre
incompréhensible d’évacuer entièrement le village, nous étions encore une
vingtaine à vivre entre les champs de patates et la mer.
C’est étrange un village sans cri de bugalaï3, sans cheminée qui fume,
sans les caquètements des poules, les grognements des cochons, les
mugissements des vaches, sans silhouettes pressées qui se faufilent dans les
venelles, sans les grincements des volets, sans le cancan des femmes au
lavoir, sans le bruit des sabots sur les branches mortes, sans les veillées et
les voix des conteuses.
Il ne reste que les noirs sillons recouverts de goémon et le malheur mis à
nu.
CHAPITRE 4

18 août 2021

– Pas de doute. Il y avait des maisons ici.


Maxime a les ongles pleins de terre et la sueur dégouline sur ses joues. À
nous deux, on a fait apparaître plusieurs murets. Ils forment des monticules
comme si une taupe géante avait creusé ses galeries entre les arbres. Il
faudrait des jours et des jours pour tout dégager mais on est sûrs de notre
trouvaille.
– Tu réalises qu’on a peut-être découvert un truc qui date, je ne sais pas,
du Moyen Âge ! Et que, si ça se trouve, il y a un trésor enfoui dans une de
ces ruines ! Tu crois qu’on va nous appeler des inventeurs ? Qu’on aura
notre photo dans le journal ?
– T’excite pas trop, le nain.
Je déteste quand il m’appelle comme ça, histoire de bien marquer que
c’est lui le grand frère et que je me dois de rester dans son ombre, comme le
laquais derrière son seigneur.
Maxime s’étire. Un cri d’oiseau lugubre nous fait sursauter. Les branches
craquent et grincent comme un grenier de maison hantée. À travers les
broussailles, le soleil est une boule de feu orange qui vire dangereusement
au rouge.
– Merde, il va faire nuit dans moins d’une demi-heure. Faut qu’on sorte
d’ici au plus vite. Cette fois, tu restes bien derrière moi.
– Et comment on va retrouver les ruines demain ?
Maxime réfléchit un instant :
– Je sais ! Passe ton T-shirt. Je vais déchirer des bandes de tissu qu’on va
accrocher aux branches.
– T’es ouf, je l’adore, celui-là ! Pourquoi pas le tien ?
– Parce que le mien est vert, tête de nœud, alors que le tien est jaune vif.
Il a répondu du tac au tac et je n’ai pas de contre-argument immédiat. Il
tend la main, impatient.
– Allez, grouille-toi.
Ça me fait un peu de peine de voir mon T-shirt préféré déchiqueté mais je
me console en pensant que je pourrai toujours raconter plus tard mon
sacrifice et que ça dorera mon blason.

On avance sans un mot en direction du soleil. Ça brûle les yeux. Enfin la


végétation est clairsemée et on débouche au milieu d’un champ d’orge
bordé de ronciers couverts de mûres charnues et juteuses. De l’autre côté,
face à nous, se dresse le phare de Pen Men, avec sa tour carrée peinte de
blanc et de noir.
– Bon, faut qu’on arrive jusque-là. Le seul problème, c’est que ce champ
est impossible à traverser, ou alors on sera en sang.
– Surtout que je suis torse nu, j’ajoute.
– On va longer le bois. On croisera bien un chemin.
Le soleil est maintenant couché même si la nuit est encore claire. Les
éclats du phare ne diffusent qu’une pâle lueur verte dans le ciel mauve. Les
grillons lancent timidement leur monotone concert de cordes sèches. Des
faisans cachés dans le champ poussent quelques cris gutturaux. Un mulot
passe entre nos pieds. Beurk !
CHAPITRE 5

4 septembre 1944

Il nous aura fallu plus d’une heure pour rejoindre cahin-caha le village de
Créhal où vit la tante Yvette. C’est une femme petite et sèche que l’on
surnomme en cachette La Trique. Son mari dirige une voilerie à Port-Tudy
et, jusqu’à la guerre, ils faisaient partie des riches îliens. D’ailleurs, même
s’ils sont comme nous tous soumis aux restrictions chaque mois plus
strictes, ils ont encore des poules et des lapins et, l’automne dernier, ils ont
tué l’un des derniers cochons de l’île. Yvette nous accueille de mauvaise
grâce. Dans la famille, tous considèrent que ma mère, en épousant un
pêcheur de l’ouest de l’île, donc un homme pauvre et rustre, a fait un
mariage indigne. Et voilà qu’à cette mésalliance s’ajoute maintenant
l’humiliation d’être mis à la porte par l’ennemi. Nous sommes devenus de
vrais parasites.
– Pourquoi as-tu pris autant d’affaires ? demande ma tante d’une voix
sifflante. Tu crois que je vais te loger dans un château ?
Elle ouvre la porte d’une écurie minuscule et déjà bien encombrée par
des bottes de paille et des restes de tissus. Une fois les meubles entassés, on
arrivera juste à y coucher. Je mets un pied à l’intérieur. Ça pue ! Je grimace.
Ma tante le remarque et ricane.
– Elles m’ont l’air bien délicates, tes filles. Comme si vous ne viviez pas
dans un gourbi, là-bas dans votre trou boueux ! À ce sujet, j’espère qu’elles
n’ont pas de poux.
Ma mère ne cille pas. Elle sait que si elle réagissait aux provocations de
sa sœur, nous pourrions nous retrouver sans toit et que ce serait pire que
tout.
– Et ton renavi1 de bonhomme ? Il n’est pas là ? Lui non plus ne trouve
pas ça assez bien ? Ah mais je n’oblige personne à venir et encore moins à
rester ! Vous pouvez chercher ailleurs. De toute façon les Allemands vont
évacuer les bouches inutiles. Ils ont besoin de toutes nos réserves pour leurs
soldats. Hier encore, ils m’ont pris deux poules et un lapin. D’ailleurs ne
compte pas sur moi pour…
– Je ne te demande rien de plus.
Sans même la regarder, ma mère commence à porter quelques paquets de
la charrette à l’écurie. Ma tante arrête de brailler. Elle se tourne vers moi et
observe notre vache. Elle lui tâte les flancs, affiche une moue déçue puis
brusquement m’arrache des mains le licou. Elle l’emmène dans son champ,
derrière la maison. Je comprends que c’est le prix à payer et que nous
n’aurons plus aussi souvent du lait frais. Je la vois ensuite rentrer chez elle
mais je suis persuadée qu’elle nous épie. Nous nous dépêchons de tout
décharger. Il faut faire vite car je dois encore ramener la jument et être de
retour avant le couvre-feu.

Le soleil est bas quand je rentre enfin. Un petit crachin régulier a


détrempé ma capeline, qui pèse lourd sur mes épaules. J’enlève mes sabots
crottés. Mon père les a cerclés avec du fer pour que le bois ne se fendille
pas mais cela me blesse et j’ai le bas des chevilles en sang. Je grelotte. J’ai
le ventre qui crie famine. L’écurie est plongée dans l’obscurité. Il me faut
un peu de temps pour arriver à distinguer les corps de maman, Marcelle et
Pierre couchés sur la paillasse posée à même le foin. J’attrape à tâtons une
patate froide et un morceau de pain rassis. J’essaie de ne pas tout avaler trop
vite. La pluie forcit. Le toit laisse passer des gouttes qui forment une rigole
près de la porte. Je m’allonge à côté de maman et me couvre avec la couette
de plumes. C’est chaud. Je chuchote :
– Maman ? C’est vrai ce que dit la tante ? Les Allemands vont nous
obliger à quitter l’île ?
– Je ne sais pas. Pour le moment ils ont encore besoin de nos bras. Dors.
Elle me tourne le dos.
Maman, comme de nombreuses femmes de l’île, doit répondre aux
demandes de main-d’œuvre. Elle travaille dans les forts, soit pour le
ménage, soit aux cuisines. De ces journées, elle ne parle jamais. Marcelle a
dû aller une fois avec elle. Mais tout ce que cette cruche a retenu, c’est
qu’elle avait eu droit à un morceau de viande bouillie. Si ça se trouve, ils lui
ont donné du chat.

Je commence à m’assoupir quand un grattement me fait tressaillir. Pas de


doute, il y a un rat ! Maman a protégé nos quelques vivres et le pain dans le
coffre mais cette sale bête doit être attirée par l’odeur du lait maternel. Je le
sens qui se déplace au bout de mes pieds. J’agite les jambes et tape sur mes
cuisses pour le faire fuir. Un bruissement sec et plus rien. Il faut surtout
protéger Pierre. L’hiver dernier, Joël, le bébé des voisins, a été mordu au
visage. Il gardera une cicatrice toute sa vie. Je chuchote dans l’oreille de
maman :
– J’ai entendu un rat !
Maman ouvre immédiatement les yeux et se redresse. Petit Pierre, qui
dort contre son sein, se réveille et se met aussitôt à téter mollement. Maman
me murmure :
– Attrape le tisonnier. Ne fais pas de geste brusque.
Je me laisse rouler sur le côté le plus lentement possible et tends le bras
pour saisir la tige de métal posée à côté du coffre. Elle est lourde. J’utilise
toute ma force pour ne pas qu’elle m’échappe et, sans un bruit, je la passe à
maman. Elle referme sa chemise et pose Petit Pierre, engourdi, sur la
couverture. Il va servir d’appât.
– Ne bouge plus, Rosa, me recommande-t-elle. Quand cette sale bête
approchera, je la tuerai.
Je glisse mes mains moites dans mon tablier et serre Croche-Patte et
Patte-à-l’Attaque. J’ai peur. Il fait si noir. Il se passe plusieurs minutes avant
que le grattement se fasse à nouveau entendre. Le rat passe dans mon dos et
en trois bonds il est à côté de Pierre. Maman lève le tisonnier et l’abat d’un
coup sec sur la bestiole. Un couinement. La bête s’agite furieusement.
J’empoigne mon petit frère avant que maman ne frappe à nouveau. Un
deuxième et un troisième coup. Une odeur de sang chaud se répand. Je
tremble. Enfin, maman allume une bougie. Devant moi se trouve le cadavre
sanguinolent du rat. Il est énorme. Maman l’attrape par la queue et sort le
jeter dans les genêts.
Petit Pierre agite les bras dans un spasme nerveux mais ne se réveille pas.
Je le repose près de Marcelle qui, elle, dort comme une bûche et n’a rien vu,
rien entendu. J’attends que maman se recouche pour me détendre. Je me
colle à elle. Elle ne me repousse pas.
Le silence de la nuit nous recouvre. La lumière du phare me manque. La
pluie cesse peu à peu et le vent qui s’engouffre sous la porte siffle
tristement. Il se mélange aux souffles réguliers de maman, Marcelle et
Pierre. Je finis par m’apaiser.
CHAPITRE 6

18 août 2021

– Vous étiez passés où ? Vous vous rendez compte que je suis morte
d’inquiétude ! J’étais à deux doigts d’appeler la gendarmerie !
Maxime lève les yeux au ciel, ce qui a pour effet immédiat de déclencher
une deuxième salve de reproches, plus aigus et plus forts :
– Je vous fais confiance, je vous laisse vous balader seuls et le résultat
c’est quoi ? Des heures de retard, pas un message, un T-shirt de perdu, des
égratignures en veux-tu en voilà, des traces de mûres plein les doigts, une
angine à venir et zéro explication !
J’interviens :
– Mais… tu ne nous as pas laissé le temps !
Maman bouillonne. Elle croise les bras et lance sèchement :
– Eh bien je vous écoute.
Maxime s’allonge sur le canapé et fait mine de se plonger dans une BD,
qu’il a déjà lue cent fois. En général, quand maman pique sa crise, il préfère
jouer l’indifférence. À moi de me débrouiller. Il est persuadé que je suis
plus apte que lui à attirer la compassion maternelle. Je prends donc une
grande inspiration pour défendre notre cause. Je raconte comment nous
sommes partis à la recherche du bunker dont tout le monde parle sur l’île.
Un bunker si grand qu’il a, paraît-il, des dizaines de salles souterraines, des
lits superposés, une cuisine immense, des tas de sorties secrètes dans la
lande et que, lorsqu’on est sur son toit, on voit la mer devant, à gauche et à
droite, que c’est la plus belle vue…
– Et ? m’interrompt maman que ma description n’intéresse pas trop. Quel
rapport avec le fait que vous soyez de retour à plus de dix heures du soir ?
– Et… je reprends, comme on ne savait pas exactement où il était, on a
marché super longtemps. Puis une dame nous a montré un chemin à travers
les champs. On l’a suivi et on a débouché dans une forêt, sauf qu’à un
moment donné il n’y avait plus de chemin et on s’est retrouvés au milieu de
la forêt et…
Maman fronce les sourcils.
– Une forêt ? Mais vous vous foutez de moi ! Il n’y a pas de forêt sur
l’île.
– Bon d’accord, c’était peut-être un bois. On ne va pas faire un cours de
vocabulaire ! N’empêche qu’il y avait des arbres partout, qu’on n’y voyait
plus rien, qu’on était perdus, qu’il y avait des orties géantes et des chardons
hauts comme des arbres et des arbres avec des branches pleines d’épines, on
aurait dit des dents de requins, que je me suis pris les pieds dans du lierre,
que j’aurais pu me fouler la cheville mais que grâce à ma chute on a
découvert les ruines d’un village disparu depuis hyper longtemps, peut-être
même que ça date du Moyen Âge ou avant.
J’ai tout débité sans reprendre une fois ma respiration.
– Un village inconnu ? Rien que ça. Ça fait vingt ans que je viens en
vacances à Groix et je n’en aurais jamais entendu parler ?
Maman affiche un petit sourire sceptique. Sans me laisser le temps
d’ajouter quoi que ce soit, elle va farfouiller dans le tiroir du buffet et en
sort la carte IGN de l’île. Il faut savoir que ma mère est une maniaque des
cartes. Elle en possède toute une collection, de toutes les époques. Elle la
déplie sur la table et on se penche sur le papier. Maman entoure avec un
crayon rouge le petit rectangle noir qui symbolise la maison que nous
louons chaque année dans le village de Quéhello sur la côte sauvage.
– Montre-moi votre trajet.
Avec un crayon de papier, je suis le trait blanc qui dessine la route
bétonnée que nous avons empruntée Maxime et moi. Assez vite nous avons
bifurqué vers un chemin de terre représenté par deux traits en pointillé, ce
qui signifie qu’il est praticable en vélo. Puis nous avons tourné à gauche,
longé un champ où broutent des moutons, traversé un autre lieu-dit, avec
une dizaine de rectangles noirs qui symbolisent des maisons, repris une
route et viré à droite pour suivre un trait noir tout fin, une piste de terre
réservée aux marcheurs. On est passés devant le pictogramme d’un menhir
et, deux centimètres plus loin, la ligne noire s’arrête au milieu d’un champ.
– Donc vous avez fait demi-tour ? demande maman. Parce que là il n’y a
plus de sentier.
– En fait, même s’il n’est pas tracé sur la carte, ça continue jusque… là.
Je trace au crayon un sentier qui s’enfonce dans la masse verte.
– Ça, c’est la forêt… ou le bois ! je précise.
Maxime a fini sa BD et s’extirpe du canapé. Il ouvre le frigo et prend un
morceau de gruyère. Tout en mastiquant, il s’approche de la table et pointe
de l’index une masse blanche. J’explique à maman :
– Ce sont des champs de céréales, orge ou blé, je ne sais pas. Mais c’est
truffé de mûres de compétition.
– Ce qui est étrange, fait remarquer Maxime, la bouche encore pleine,
c’est que l’on ne voit pas le sentier qui les traverse.
Il me prend le crayon des mains et trace une équerre qui coupe en deux la
masse blanche pour relier le bois à la route du phare.
– C’est sans doute le chemin le plus court.
Maman passe son doigt sur le papier comme si, par magie, d’autres
indications pouvaient apparaître. Elle murmure :
– Pas de nom, pas de lieu-dit, rien. Demain on interrogera la voisine si
elle sait de quoi vous parlez. Elle habite ici depuis toujours et connaît l’île
comme sa poche.
CHAPITRE 7

5 septembre 1944

Ma mère est partie tôt ce matin à Locmaria chercher nos rations de pain
pour la semaine. Elle a emmené Petit Pierre avec elle et nous a recommandé
de ne pas faire de chahut. Je suis allée tirer de l’eau au puits. Avec Marcelle
nous nous débarbouillons quand La Trique fonce vers nous. Elle aboie :
– Rentrez dans l’écurie ! Personne ne doit vous voir, ni les voisins ni les
Allemands.
– Et pourquoi ? je demande. Tout le monde sait que nous avons été
chassés.
– Quelle insolente tu fais ! s’étouffe ma tante, rouge de colère. Tu oses
répondre. Je dirai à ta pauvre mère que tu n’es qu’une mal élevée. Tu es
bien le portrait ton père.
Puis, sans donner plus d’explication, elle nous tourne le dos et s’enferme
à double tour dans sa maison. Je lui tire la langue. Quelle vieille bique !
Hors de question de rester dans son trou à rats alors qu’il fait si beau. Je
cherche un coin où elle ne nous verra pas. Derrière l’écurie, il y a un petit
espace près des clapiers à lapins. Je prends Marcelle par la main et lui
ordonne de ne plus bouger. Elle s’assoit sur ses talons, renifle un coup et me
jette un regard triste.
– On va faire quoi ? J’ai pas le goût à rester ici.
– Tu veux jouer ?
Marcelle acquiesce :
– Aux osselets !
C’est un jeu de bébé qui ne m’amuse pas vraiment mais, pour lui faire
plaisir, je vais chercher ceux que nous a fabriqués papa après la mort de
notre cochon, il y a deux ans. Ce jour-là, il avait aussi gonflé sa vessie avec
la pompe à vélo du voisin pour nous fabriquer un ballon. Nous avions
accroché une ficelle et couru pour le faire voler !
Je lance les cinq osselets et en récupère trois sur le dos de ma main.
Marcelle aucun. C’est à moi de commencer. Je pose les osselets sur le sol.
J’en lance un et avant qu’il retombe, je ramasse un de ceux à terre. Puis je
recommence jusqu’à avoir tout en main. Marcelle essaie, mais n’y arrive
pas. Elle s’obstine, pleurniche. Je m’agace :
– T’es fatigante à ne jamais rien attraper ! On arrête.
– Alors, tu me racontes une aventure de Croche-Patte et Patte-à-
l’Attaque, chigne ma sœur.
Va pour une histoire. Je sors de la poche de mon tablier mes deux pirates.
Avec des feuilles, je crée une mer agitée de beaux rouleaux. Mes sabots
serviront de bateaux. Marcelle façonne une île en terre, entourée de cailloux
pour les récifs. Je me lance dans le récit d’une bataille qui oppose mes deux
flibustiers, les frères ennemis. Les voilà lancés dans une course folle. Le
premier qui arrivera sur l’île du Diable et déchiffrera l’énigme inscrite par
un vieux forban sur le tronc d’un palmier trouvera un merveilleux trésor
caché. Je donne à Croche-Patte une voix de fausset, ce qui fait rire aux
éclats ma petite sœur. Patte-à-l’Attaque, lui, ne peut faire une phrase sans
dire de gros mots ! Tous les deux sont menteurs, cruels, avides d’or… mais
ce sont des marins courageux. On les surnomme les lions de l’océan. Ils
font face aux tempêtes, aux mutineries, aux morsures de serpents et aux
insolations. Mon problème, c’est que je les aime tous les deux et je n’arrive
jamais à en faire mourir un. Alors les péripéties s’enchaînent et Marcelle
finit par bâiller.
– J’ai faim. Elle rentre quand, maman ?
– Je ne sais pas. Elle ne va sans doute pas tarder. Il reste quelques patates
dans le coffre. Je vais préparer un feu. Toi, va ramasser des brindilles.
Je dépose quelques pierres du muret pour fabriquer un foyer à l’abri du
vent et du regard de ma tante. Je suis en train de souffler sur le feu quand
j’entends Marcelle couiner :
– Rosa, la tante a préparé une soupe de choux et du tchum’pott1 ! J’en
veux !
Cette treugwere2 a le visage collé au carreau de la cuisine et ne voit
même pas que La Trique est sortie sur le pas de la porte. Balai en main, elle
s’apprête à chasser ma sœur comme une vulgaire souris. Si je crie, j’attire
l’attention de ma tante. Elle ne manquera pas de venir voir ce que nous
fabriquons et elle sera furieuse de découvrir son muret transformé en four !
Tant pis pour Marcelle. Je vois le balai se lever et s’abattre d’un coup sec
sur les petits mollets de ma sœur. Cette dernière fait un bond, hurle et
s’enfuit. Elle me rejoint derrière l’écurie, le visage baigné de larmes… et
les jambes zébrées de rouge. J’hésite entre la consoler et la gronder. Je
choisis de l’ignorer. Tandis que je place les pommes de terre sous la cendre,
je me demande comment la tante fait pour avoir encore de la farine, du
sucre et du beurre. Rien que de penser au gâteau dans son torchon, j’ai le
ventre qui fait des bonds. Je ne me rappelle même pas le dernier morceau de
lard que j’ai avalé. Cela fait si longtemps. Je me concentre sur mes patates.
Heureusement, elles sont vite cuites.
– Chaud devant !
Je glisse les pommes fumantes sous le nez de Marcelle.
– Ça sent bon.
– Attention à tes doigts et à ta langue.
On mord à même la peau et on souffle, la pomme dans la bouche, pour
refroidir la chair brûlante. Ça a un délicieux goût fumé. Soudain, Marcelle
éclate de rire :
– Rosa, tu as les mêmes moustaches que le père Mahé. Touffues et
noires.
– Tu ne t’es pas vue !
Je me jette sur elle et, avec mes doigts pleins de suie, je lui dessine des
bacchantes jusqu’aux oreilles. On rit aux éclats.
– S’amuser et baguenauder ! Voilà bien tout ce dont vous êtes capables.
Mais quand vous aurez crevé vos ventres à rire, viendront les pleurs…
La tante se dresse au-dessus de nous. Son ombre nous couvre
entièrement, menaçante. Elle attrape sa brouette pleine de linge sale et part.
Nous restons dans la poussière de la cour, partagées entre la honte et la
colère. Je marmonne entre mes dents : « Cette bonne femme est pire que les
boches. » Mais le charme est rompu. On remet de l’ordre dans nos tenues et
on s’assoit sur le muret pour attendre maman.
Je me dis que si elle tarde tant, c’est peut-être qu’elle est allée chercher
papa. Une fois qu’il sera de nouveau avec nous, on déménagera dans un
nouvel endroit en attendant de retrouver notre maison de Moustéro.
Le soleil commence à descendre quand enfin elle pousse la porte de
l’écurie. Elle sort Petit Pierre du landau et pose trois pains d’une livre sur la
table. Elle soupire :
– J’suis boguée3. J’ai attendu longtemps et quand mon tour est arrivé, il
n’y avait plus de pain. J’ai été obligée d’attendre la deuxième fournée.
Heureusement j’ai pu m’asseoir chez Nono.
J’aime bien Nono. Il a de grands yeux bleus, un crayon sur son oreille et
il sourit tout le temps ! Il tient, avec sa vieille marraine, le seul bazar de
l’île. Des ustensiles de cuisine et de couture en passant par les boîtes de
conserve, avant la guerre, sa boutique était plus riche que la caverne d’Ali
Baba. Et surtout, il possède un tourne-disque ! Je n’y suis allée que deux
fois mais j’aurais pu passer des heures à regarder tourner les galettes noires
comme du réglisse et à écouter les voix chaudes des chanteurs de Paris.
Maman entaille la croûte des pains pour marquer les rations de chaque
jour. Je remarque qu’elle les fait plus larges qu’habituellement. Peut-être a-
t-elle déjà déduit la part du père. Les traits de son visage sont tirés. Marcelle
tourne autour de ses jupes, comme une mouche affolée.
– Maman, j’ai faim.
– Je vais t’en donner mais faudra mâcher lentement.
– Et papa, je demande, il est où ? Tu l’as vu ?
– Non. Votre père, il…
– … nous met dans une situation délicate !
La Trique vient de faire son entrée. Elle postillonne sur maman, la rage
aux lèvres :
– J’étais au lavoir et tu sais ce qu’on y dit ? Que des hommes de par chez
vous ont volé une barque amarrée à l’anse de Stanverec, qu’à l’aube, ils ont
rejoint deux canots partis de Port-Tudy et qu’à bonne distance de la côte, ils
y sont montés. Les pêcheurs les auraient déposés à Doëlan et à Concarneau.
Les Allemands sont furieux. Ils veulent suspendre les Ausweis4 pour tous
les pêcheurs pour un temps illimité. On dit même qu’ils fusilleront des
innocents. Tout ça pour quoi ? Pour qui ? Pour une bande de bons à rien, de
renavis, qui croient sauver la France avec leur général de Gaulle !
Maman blêmit. Elle ferme les yeux et susurre :
– « On dit ». Encore des rumeurs, encore la peur. Louis a toujours été en
règle. S’il est parti en mer, c’est qu’il y était autorisé et il n’aura eu besoin
de personne. Et s’il a disparu, c’est qu’il se sera noyé. C’est tout. Combien
de canotes chavirent sous le coup d’une forte risée ? Combien de corps la
mer ne nous rend-elle jamais ? Que sais-tu de la vie de marin et des deuils
que nous portons ?
– Ce que j’en sais ? La tante explose de rage. C’est que vous allez
répandre le malheur ! Sans pêche, nous allons mourir de faim. Nous
sommes de braves gens, je te recueille et pour tout remerciement, tu nous
exposes au déshonneur et à l’Ankou5.
Cette fois, c’en est trop. Comment peut-elle parler de la faim quand son
garde-manger est un des derniers qui regorgent de victuailles ! J’ai envie de
ramasser une galette de bouse de vache encore fraîche et de la lui envoyer
en pleine figure.
Maman et ma tante Yvette se font face. Maman finit par articuler :
– Nous partirons de chez toi dès que possible.
– Je ne te chasse pas. Mais je te souhaite que les boches ne viennent pas
toquer à ma porte pour demander où traîne ton bon à rien.
Sur cette ultime menace, elle nous laisse. Maman nous fait signe de la
suivre dans l’écurie. Elle nous empoigne :
– Écoutez-moi bien, toutes les deux. Si quelqu’un vous interroge sur
votre père, vous répondez que vous ne savez rien. Pas un mot ne doit sortir
de vos bouches. Demain, je dois aller travailler au fort du Gripp. Vous, vous
resterez ici, dans l’écurie.
Je n’ose demander si mon père est parti rejoindre la résistance, mais je
devine que c’est le cas et je tremble de fierté.
CHAPITRE 8

19 août 2021

– Des ruines à l’ouest de l’île ? Dans un bois ? Ça ne me dit rien du tout.


Et toi, Étienne, tu as déjà entendu parler de ça ? Ce serait entre Pen Men et
le sémaphore ?
La voisine, Mme Tristan, essuie ses mains ridées dans son tablier. Elle est
en train de vider des sardines et ses ongles sont rouge sang. Son mari relève
la tête de son canapé où il somnolait. En dépit de son grand âge, il part
chaque matin à l’aube relever ses casiers autour de Port Saint-Nicolas.
Parfois, il nous offre un homard. Il paraît que leur congélateur en est rempli,
ce qui fait rêver ma mère ! Tous les deux ont plusieurs générations enterrées
au cimetière et sont au courant de tous les ragots de l’île.
– Non. Y a que de la lande par là-bas. Et du vent. Rien qui pousse, rien
de bon.
La voisine nous sourit et ajoute :
– Vous devez confondre avec les bunkers abandonnés. Ça, y en a partout.
– On ne confond rien du tout, je dis. On a découvert des murs de pierres
sèches et…
Mme Tristan attrape une nouvelle sardine et presse son ventre. La
tripaille sort en un jet brun.
– Jamais entendu parler de ça.
Maman la remercie. On s’éloigne mais je sens dans notre dos le regard de
la voisine qui nous observe. Je trépigne. Quelle vieille peau ! Maman
commente :
– Ça commence mal, votre histoire.
– Maman, je te jure qu’on n’a pas rêvé. La voisine nous ment. Ou alors,
ce village a été détruit il y a si longtemps qu’elle n’en sait rien. Suis-nous et
tu verras par toi-même.
– D’accord. On va ensemble explorer ce bois. Et si vous avez dit vrai,
alors on poursuivra l’enquête.
– Tope là ! on répond en chœur.

On prend nos vélos et on pédale plein ouest sur la route qui mène au
phare. Arrivés à la hauteur des champs de céréales, on ralentit pour ne pas
louper le chemin de terre. Ça cahote pas mal et je perds l’équilibre tous les
cinq mètres ! Maman nous prévient que si on déraille, elle ne veut pas avoir
du cambouis plein les doigts et qu’on devra se débrouiller sans elle.
Heureusement, cent mètres plus loin, on trouve le sentier qui traverse les
blés en direction du bois. On gare nos vélos sur le bas-côté et on s’engage
en file indienne à travers les épis. Ils sont si hauts que seule maman a la tête
qui dépasse. Une poule faisane s’envole, affolée, en poussant un cri vibrant
et aigu. Enfin, on arrive à la lisière.
Maman sort un sécateur et des gants. On continue sur le chemin qui
s’enfonce entre les arbres. Très vite, le sentier s’évanouit. On progresse
avec précaution. Je repère un premier monticule. Maman arrache le lierre.
Un nouveau muret ! Plus loin, grâce aux repères jaunes de mon T-shirt, on
tombe sur ceux que nous avons découverts la veille.
– Ça pourrait être des traces d’anciens champs, dit maman. Il y a des
saules et des plantes grasses qui poussent en pagaille, ça veut dire que l’eau
circule. La terre ne semble pas si mauvaise.
– Regardez ! Par là, c’est plus clair.
On court jusqu’à une sorte de petite clairière au milieu de laquelle gît un
lavoir, à moitié détruit par les racines des arbres. Un peu derrière il y a un
puits dissimulé sous les ronces.
– Vous avez raison, dit maman. Il y avait bien un village ici et ce n’est
pas si vieux que ça. Les murets correspondent sans doute aux lopins de terre
sur lesquels étaient bâties les maisons. Maintenant, reste à savoir depuis
quand il est abandonné et pourquoi.
– Et tu vois que j’avais raison : la voisine nous a baratinés !
Maman lève les yeux au ciel.
– Pas forcément. Elle n’en a peut-être jamais eu connaissance. Bon, je
vous propose de filer au musée. Ils ont forcément des vieilles cartes ou des
documents.
J’acquiesce mais au fond de moi, je sens qu’il y a un autre mystère lié à
ces tas de pierres.

Sur le sentier, Maxime se fige.


– Y a quelqu’un dans le champ qui approche. Cachez-vous !
En deux secondes, on se planque chacun derrière un arbre. Je jette un œil
discret. Face à nous, les épis de blé ondulent bizarrement. Soudain, une
petite tête grise émerge. C’est une mamie, menue comme une souris. Elle
passe devant nous sans nous voir et hop ! elle disparaît en trottinant dans les
fourrés. Sur notre gauche, à une bonne cinquantaine de mètres, presque
totalement cachée par la végétation, se trouve une maison de pierre, assez
basse, couverte de lierre. Nous ne l’avions pas remarquée. On sort de nos
cachettes.
– Qu’est-ce qu’on fait ? On va l’interroger ?
– Ça me semble une bonne idée, répond maman. Si cette dame habite ici,
elle doit connaître l’histoire de ces ruines.
Je recule d’un pas.
– Je vous laisse passer devant. Si elle a un chien, il va nous sauter dessus
et nous mordre.
– Mais quel trouillard ! se moque mon frangin. Tu sais bien que sur cette
île tous les clébards sont gentils.
On approche de la maison. Elle ressemble à celles des pêcheurs que l’on
trouve partout sur l’île. Rectangulaire, basse, murs épais enduits en blanc,
un toit d’ardoises sans ouverture, une fenêtre étroite. Une cheminée est
intégrée au pignon ouest. Un robinet attaché à un pieu en bois vermoulu.
Les bottines en caoutchouc de la vieille sont posées à côté de la porte, sous
un banc en pierre. Dans un pot en terre, un rosier végète. Maman frappe à la
porte. Personne ne répond. Nouvel essai. Je colle mon nez au carreau.
– Je ne vois rien ! C’est tout noir là-dedans.
Maxime ajoute :
– Ça n’a pas l’air habité. Ça ressemble plus à une remise qu’à une
maison.
Maman secoue la poignée.
– C’est fermé à clé. N’insistons pas.
– Elle ne doit pas être loin, insiste Maxime. Elle n’a pas pu se volatiliser.
Je regarde autour de moi. Des arbres, des ronces. Le craquement
inquiétant des branches. Une buse s’envole et pousse un cri perçant. J’ai la
chair de poule et je ne sais pas si c’est le froid ou la trouille.
– Si ça se trouve, c’est une sorcière.
Maxime se retourne et me regarde avec des yeux ronds.
– Non seulement t’es un nain mais en plus t’es cinglé.
CHAPITRE 9

7 septembre 1944

Un bruit sourd et puissant me réveille. La terre tremble et je sens la


secousse jusqu’au fond de mes tripes. Dans l’écurie, il fait sombre. Maman
est partie à l’aube travailler au fort du Gripp. Au dernier moment, elle a
emmené Marcelle et Petit Pierre avec elle dans l’espoir de susciter la pitié
des Allemands pour qu’ils leur donnent à manger. Maman commence à
avoir du mal à allaiter mon frère, qui est un véritable glouton, et Marcelle a
perdu du poids. Sa peau est blanche comme un linge. Il paraît que si les
prisonniers meurent de faim et de maladie, les officiers, eux, ont du pain, du
lait, du beurre, des œufs et même de la viande de cochon. Ici, les poulaillers
comme les champs sont vides et personne ne peut rien pour nous. À chacun
de se débrouiller.
Même si ça m’est interdit, je sors dans la cour. Rien n’a bougé. La belle
maison de ma tante est bien en place. Je lève la tête. Le ciel est vide, d’un
bleu roi. Pas de trace de bombardier, pas de mouettes, pas de nuages. Une
poule caquette. Les merles reprennent leur chant et j’ai une soudaine
montée de larmes. Je m’apprête à rentrer dans l’écurie quand j’entends un
grondement suivi d’un sifflement, puis d’un énorme « boum » et le silence.
Ça vient de l’ouest. Du cœur de la terre, vers chez nous. Alors c’est tout
mon corps qui vibre. Je dois aller voir. Au diable les ordres de ma mère et
de ma tante !
Je trace quinze1 à travers les chemins creux. Personne ne les entretient
depuis la guerre et, avec l’été, la drèche2 a repris ses droits. Tant pis si je
déchire ma jupe ou si je me gravigne3 les bras, je veux éviter les villages,
les regards, les Allemands. Tant pis aussi si mes sabots sont lourds et que je
manque plusieurs fois de me tordre les chevilles, je ne ralentis pas. Je veux
ressembler à mon père et faire ce que j’ai à faire. J’en ai assez des racontars,
des rumeurs, des messes basses.

À Kerlo, je bifurque pour suivre le sentier qui passe derrière mon


ancienne école, que certains sur l’île appellent « l’école du diable » car elle
est dirigée par un couple d’instituteurs laïcs. Il existe bien une « école du
bon Dieu » mais elle est située au Bourg et mon père, comme presque tous
les autres pêcheurs de l’ouest de l’île, trouve qu’il est ridicule de marcher
aussi loin pour apprendre à lire et à écrire en attendant de se marier ou de
partir en mer. Et puis ma mère n’aime pas trop les curés, les « frères à
quatre bras » comme nous les appelons à cause de leurs longs manteaux à
manches retombantes. Elle les trouve sournois. Depuis quatre ans, notre
école a été réquisitionnée par les Allemands et notre maître, M. Guiguin,
nous fait classe dans l’arrière-salle du café de Mme Stephan, situé à côté. Il
était si mécontent d’avoir dû laisser son école qu’un jour où les soldats
défilaient bruyamment sur la route, il a ouvert la fenêtre et nous a fait
chanter à tue-tête La Marseillaise ! Les Allemands étaient furieux. Ils se
sont précipités dans le café et nous ont fait taire. Ils ont emmené notre
maître avec eux. Une fois seuls, nous avions les jambes en coton mais nous
nous sentions fiers de notre insolence. Ce soir-là, mon père avait prononcé
le mot « résistance ». La classe a été fermée quelques jours, M. Guiguin a
été relâché et la vie a repris son cours.

Après avoir longé rapidement le grand mur gris contre lequel poussent
les raden4, je traverse une venelle et contourne le café. Je ne devrais pas
m’arrêter mais la curiosité est plus forte. Je rampe sous la fenêtre de
l’arrière-salle et jette un œil à travers le carreau sale. Comme pendant
l’année, M. et Mme Guiguin sont là, dans leurs habits gris, le nez dans deux
bols de lait. Les tables sont rangées face au tableau noir, comme si la classe
allait commencer. J’ai un pincement au cœur. Pourtant, l’école, je n’aime
pas trop ça. Je trouve les heures longues et je suis étourdie. Marcelle, elle,
est une bonne élève, attentive et prête à lever le doigt à toutes les questions.
Le maître l’adore et il aimerait qu’après la guerre elle poursuive ses études
sur le continent.
Une nouvelle détonation rompt le silence. Mme Guiguin se lève et
s’approche de la fenêtre. Je m’accroupis. Des orties me piquent les cuisses
mais je ne bouge pas. Une fumée noire s’élève, répandant une odeur âcre.
Je me bouche le nez avec mon coude. J’ai peur d’éternuer et d’attirer
l’attention de l’institutrice. Je l’entends qui échange quelques mots avec son
mari :
– Ça vient de Moustéro.
– Mais qui bombarde ? Je n’ai pas entendu d’avion.
– C’est peut-être les Allemands qui font exploser la roche pour construire
un nouveau bunker.
– J’ai entendu dire qu’ils avaient exproprié les habitants pour loger les
centaines de soldats qui vont venir en renfort du continent.
– Des centaines ? Il n’y aura pas la place.
– C’est temporaire. De toute façon, la guerre sera bientôt finie. Paris est
libéré et les Alliés progressent vite au Nord et à l’Est.
– J’espère. Le ravitaillement est de plus en plus difficile et si on est plus
nombreux, il n’y aura pas assez à manger pour tout le monde cet hiver.
Et les voilà partis à discuter rationnement ! Comment peuvent-ils se
soucier de pain et de beurre quand des êtres humains ont perdu jusqu’à leurs
toits ! Je les entends raconter que plusieurs de nos voisins ont trouvé refuge
à Quelhuit, Kervédan et Kerlard. La solidarité îlienne reste puissante et
nous savons tous que sans elle, la misère serait plus dure à supporter.
Je continue ma route. Dans une demi-heure, je serai chez nous.

Une quatrième explosion me couche à terre. Le bruit est si fort que mes
oreilles sont comme transpercées. J’ai peur d’être devenue sourde. À quatre
pattes, je rejoins la route. Elle est barrée. Des barbelés et des blocs de béton
ont été disposés tout autour des champs. Deux soldats allemands montent la
garde à l’entrée du chemin. Des morceaux de charpente volent dans le ciel.
Il pleut des gravats poudreux. Ça sent la poudre et le brûlé. Des larmes me
brouillent les yeux. Il n’y a plus de doute. Ce sont nos maisons qu’ils font
sauter et non la roche. Ces salauds détruisent tout. Pourquoi ont-ils choisi
d’anéantir notre village ? Est-ce par représailles ? À quoi cela peut-il leur
servir ?
Un camion passe en cahotant. Sur la plateforme arrière, trois soldats sont
assis sur un amas de débris. Je croise le regard de l’un d’eux. Il me fixe
étrangement et soudain, il me sourit, gravement. Je reconnais le soldat qui
accompagnait l’officier. J’essaie de mettre dans mon regard tout mon
mépris et ma colère. Le camion tourne et un nuage de poussière se soulève.
J’en profite pour me dissimuler derrière un buisson d’ajonc.

Les Allemands vident Moustéro comme une coque de noisette que l’on
écrase d’un coup sec pour la faire voler en mille éclats avant de souffler sur
les miettes et laisser place nette.
CHAPITRE 10

19 août 2021

On se gare au pied de la bâtisse rouge brique, une ancienne conserverie,


qui abrite le musée de l’île. En général, on s’y rend quand il pleut et qu’on a
épuisé le stock de jeux de société. À l’intérieur, c’est assez sombre et
vieillot. Ça sent l’humidité. Mais j’adore regarder les maquettes de bateaux
et les pinces de crabes peintes qui représentent des figures de pirates. Un
petit carton explique qu’elles étaient fabriquées par les marins à leur retour
des campagnes de pêche, durant les longs mois d’hiver.
Ma mère affiche son plus beau sourire pour s’adresser à l’homme qui se
tient à l’accueil. Il a une trentaine d’années, une belle chevelure ondulée et
cuivrée, une fine moustache, des taches de rousseur, un costume à carreaux,
des mains soignées.
– Bonjour monsieur. Je cherche des informations sur un village situé à
l’ouest de l’île, pas très loin du phare.
– Mais bien entendu. Je me prénomme Godefroy Givret-Duradis et je
suis ici pour vous servir. Que souhaitez-vous apprendre sur Kervédan ? À
moins que ce ne soit le camp gaulois qui soit à la source de vos
interrogations ?
– Ni l’un ni l’autre. Nous avons découvert des ruines dans un bois, entre
la côte sauvage et la côte nord, et nous nous demandons à quoi elles
correspondent.
– Je ne suis malheureusement pas le conservateur du musée mais le
médiateur culturel. Toutefois, je suis ravi, vraiment ravi, de pouvoir vous
apporter mon aide, aussi modeste soit-elle !
Je jette un coup d’œil à Maxime. Mon frangin se retient de rire. Godefroy
Givret-Duradis prend une grande inspiration, lisse sa légère moustache et
déclame :
– Apprenez qu’au XIIe siècle, des moines se sont installés à l’ouest de l’île
de Groix, Groix que l’on appelait alors Groey mais qui deviendra Groez,
Groaye, Groy avec un « y » puis au XVIIe siècle Grois avec un « s »…
Là, Godefroy marque une pause et sourit, fier d’avoir souligné cette
subtilité.
– Donc, disais-je, au XVIIe siècle, siècle qui nous intéresse tout
particulièrement puisqu’à cette date, l’île comptait au moins dix-sept
chapelles dont la chapelle Sainte-Brigitte ou Sainte-Birgit, selon la
prononciation choisie. Cette dernière était entourée d’un cimetière et elle a
été, c’est fort dommage, détruite, ce même siècle, entre les années 1673…
non 1675 et… 1695 ou… 1697. Je suis désolé de vous informer qu’il n’en
reste aujourd’hui… rien.
Il nous observe un instant. Nous ne bougeons pas. Son exposé nous a
statufiés de surprise. Je lis une petite déception sur son visage encore
poupon. Il reprend, fébrile :
– Quant à un village, ou un hameau, je ne vois pas. Mais si vous
m’accordez quelques minutes, je pourrais m’enquérir auprès de l’ancien
gardien qui nous rend encore quelques menus services bénévolement et qui
est opportunément présent dans nos murs, aujourd’hui même.
Le jeune homme nous interroge du regard. Après un silence trop long,
maman est la première à réagir :
– Avec plaisir, monsieur Givret-Duradis. Ce monsieur pourrait nous être
d’un grand secours.
– Appelez-moi Godefroy, je vous prie.
Un sourire de soulagement se dessine sur ses lèvres et, en trois longues
enjambées, Godefroy disparaît par une petite porte. Maxime se laisse aller à
un fou rire. Maman lui fait les gros yeux. Quelques minutes plus tard, voilà
notre chevalier servant de retour accompagné du gardien. Ce dernier porte
une veste rose délavé, une chemise avec des palmiers et il cocotte l’eau de
Cologne. D’un geste du menton, il nous fait comprendre que c’est à nous de
parler. Cette fois, c’est moi qui tente ma chance :
– On a trouvé un lavoir démoli, un puits et des dizaines de murets dans
une sorte de petit bois. Le tout sous du lierre et des feuilles mortes.
L’homme plisse les yeux.
– Où ?
Ma mère déplie sa carte. L’homme chausse des lunettes aux verres
légèrement fumés et regarde avec attention la zone qu’elle lui indique. Pas
un trait de son visage ne bouge mais je devine qu’il sait quelque chose ! Je
m’approche et lui adresse un regard suppliant. Il hésite puis, dans un
haussement d’épaules, cède :
– J’y suis allé dans ce bois, une fois, tout môme avec mon père pour
récupérer des pierres. Il m’a alors raconté que quand lui était gamin, je vous
parle des années 1920, 1930, il avait un copain qui habitait là. Puis il y a eu
cette saloperie de guerre. Son camarade et sa famille sont partis sur le
continent et ils ne sont jamais revenus sur le caillou. Quand on est rentrés à
la maison, ma mère s’est mise en rogne et m’a interdit de raconter qu’on
était allés là-bas à qui que ce soit.
– Pourquoi ?
– J’sais pas trop. À cette époque, on ne posait pas de question et j’avais
pas pris le risque de m’prendre une raclée ! J’y suis jamais retourné. De
toute façon, c’était loin de chez nous et puis… y a rien à voir par là-bas.
– Et le nom ? Vous le connaissez ?
– Oui. Moustéro.
– Ah, intervient Godefroy, Moustéro vient du breton « moustouer » ou
« mouster », lui-même descendant du latin « monasterium » ou plutôt du
grec « monasterion » et qui…
– Pardonnez-moi de vous interrompre – maman a levé la main comme si
elle était à l’école – mais j’ai peur de perdre le fil et…
Godefroy rougit jusqu’à la pointe des oreilles et balbutie un « Je vous en
prie ».
– … donc, poursuit maman, ce village, Moustéro, existait encore au
début de la Seconde Guerre mondiale ?
Le gardien hausse à nouveau les épaules.
– Ben dame, sans doute. Vous m’excusez mais j’ai encore du travail.
Il nous tourne le dos et s’éloigne. Je ressens comme une brûlure à
l’estomac. Notre voisine et son mari, les Tristan, et maintenant lui. Il y a
quelque chose d’étrange, comme si personne ne voulait se souvenir de cette
histoire. Pourtant, ce n’est pas rien, un village entier qui disparaît. Je pense
à la maison et à la petite vieille aperçue ce matin quand la voix mal assurée
de Godefroy s’élève :
– Je me dois de vous présenter des excuses et de vous faire part de mon
ignorance au sujet de cette histoire. Si ce village a été détruit pendant la
guerre, il y a forcément des documents qui y font référence. Si vous le
permettez, je vais m’empresser de sortir les archives relatives à cette
période. Elles sont, il me semble, assez précises et complètes.
– Merci.
On s’assoit dans le minuscule hall. Maxime sort son portable, maman le
sien. Personne ne parle. Je feuillette un magazine nul sur l’immobilier dans
le Morbihan. Les minutes s’enchaînent les unes aux autres et je m’ennuie
sacrément. Je commence à regretter d’avoir mis notre mère dans le coup.
Après tout, il a raison, le gardien. On s’en fiche de ces tas de cailloux !
Dehors, il fait beau et j’ai envie d’aller me baigner. J’attrape mon sac à dos
et lance à la cantonade :
– Je vais à la plage.
– Très bien mon chéri, répond maman sans même lever la tête, sois
prudent.
– C’est ça… Reste où t’as pied, le nain, ajoute Maxime.

Sur la jetée, des touristes lézardent aux terrasses des cafés, des gars
godillent dans l’arrière-port, des pêcheurs surveillent leurs lignes. Le
« pouuuuh » du bateau qui annonce son entrée me fait sursauter. Je grimpe
l’escalier qui mène en haut de la falaise pour redescendre derrière la jetée
vers la crique de la côte d’Héno. La mer est transparente. En deux secondes,
je suis dans l’eau. Je nage un peu, fais la planche. Je n’ose pas grimper sur
le rocher duquel plusieurs garçons plongent. Ils m’impressionnent. Quand
je sors, je vois que le groupe d’ados a posé ses serviettes juste à côté de la
mienne. Je ramasse maladroitement mes affaires pour me rhabiller un peu
plus loin, mais je suis attiré par les voix perçantes de deux filles. Elles sont
restées pour bronzer et discutent tout en regardant les garçons.
– Tu te rends compte qu’il m’a proposé de le retrouver dans ce bunker
immonde qui pue la pisse.
– Lequel ?
– Celui qui est au bout de la grotte à Saint-Nic’.
– J’y suis allée une fois. C’est dégueu. Y a plein de tessons de bouteilles
de bière en plus.
– Genre il voulait me montrer des trucs de la guerre abandonnés par les
Allemands !
– Tu ne l’as pas cru quand même ?
– Évidemment que non. J’suis pas si naïve.

Tout en me séchant, je réfléchis au bunker et aux « trucs » abandonnés


par l’armée. Je me demande si ça peut être des grenades, des mitraillettes ou
de vieux uniformes. Mais dans ce cas, ils seront sans doute troués par les
mites… À moins que ce ne soient que des cartouches vides, des cartes
effacées par l’humidité ou des bouteilles de schnaps1 éventé. Je glisse mes
pieds ensablés dans mes tongs et remonte par l’escalier à flanc de falaise
quand une idée me vient. J’accélère et fonce au musée. Avachi sur son
téléphone, Maxime est toujours en train de jouer.
– Max ! Ramène-toi, limace.
Quand je lui dis que j’espère trouver des indices sur les opérations
militaires menées sur l’île durant les quatre années d’occupation, mon frère
éclate de rire et me traite de gogo rêveur. En revanche, l’idée d’explorer un
nouveau bunker le ravit.
– Ici je m’emmerde. J’ai maté quelques photos et feuilleté deux trois
bouquins, y a rien de rien sur notre affaire.
On détache nos vélos. Soudain, je pense à maman. On va se faire
engueuler si on disparaît encore.
– Si on la prévient, elle va vouloir venir avec nous, raisonne Max. Tant
qu’elle est dans la réserve avec Godefroy à s’éclater à éplucher des paquets
d’archives aussi chiants que poussiéreux, elle ne pense pas à nous. Vu qu’ils
ont décidé de tout lire et que le gars utilise trois fois le nombre de mots
nécessaires pour faire une phrase, on sera revenus avant qu’elle s’aperçoive
qu’on est partis.
– Ça, on n’en sait rien.
– OK. Je lui envoie un texto pour lui dire que ça nous saoule de l’attendre
et qu’on se retrouve à la maison.

Il nous faut à peine vingt minutes pour rejoindre le port naturel de Saint-
Nicolas. On emprunte le sentier côtier. Un peu en contrebas, il y a la grotte.
Maxime active la lampe torche de son téléphone et on entre.
CHAPITRE 11

9 septembre 1944

Je n’arrive pas à décolérer. J’aimerais frapper à toutes les portes de tous


les villages et que tous se dressent contre les Allemands pour arrêter la
destruction de Moustéro. Mais chacun est enfermé chez soi et les routes
sont désertes. Il n’y a que le bruit sourd des explosions pour me tenir
compagnie. Je m’enferme dans l’écurie et enfouis la tête dans la paillasse.
J’aimerais ne plus rien entendre et en même temps je guette le moindre
grondement. À chaque détonation, c’est une partie de moi qui éclate et
retombe en miettes.
Je glisse ma main dans la poche de mon tablier pour serrer mes pirates.
Eux sauront me rassurer. J’aime le contact lisse de leur carapace. Ils ont la
peau douce sous leurs airs féroces. Je reconnais Patte-à-l’Attaque à son
court menton alors que Croche-Patte a le haut du crâne légèrement cabossé.
Mais… je ne trouve pas Croche-Patte ! Je retourne mon tablier. J’ai perdu
Croche-Patte. Comment est-ce possible ? Il doit être ici dans l’écurie. Cette
satanée Marcelle me l’aura pris cette nuit. Je le cherche dans la paillasse et
sur le sol. Il n’est nulle part. Je panique. Et s’il était tombé pendant ma
course, ou quand je me suis couchée à terre au Pradino ? Impossible d’y
retourner maintenant. Entre le couvre-feu, La Trique qui doit surveiller la
cour et maman qui va rentrer, je suis sûre de me faire attraper. Les larmes
coulent sur mes joues. Je gronde Patte-à-l’Attaque de ne pas avoir volé au
secours de son compère. Avec sa moustache noire et son œil en coin, il me
nargue. J’active la pince et prends une grosse voix :
– Le gros Croche-Patte est tombé à la baille ? À moins qu’il n’ait déserté,
ou pire… qu’il soit passé à l’ennemi !
– Tu sais bien qu’il n’aurait jamais fait ça. Il doit être désespéré de nous
avoir perdus.
– Ce poltron ? Il se vendrait au diable pour ne pas rester seul.
Et moi ? Comment vaincre la peur d’une nouvelle nuit ici avec les rats
qui rôdent en attendant de nous mordre ? Je dois aller à sa recherche.
Demain, à l’aube, je partirai pêcher sur la côte sauvage et je ferai un détour
par la lande. Personne ne pourra m’en empêcher.
Je range l’écurie et attends. Les heures passent. Mon ventre crie famine.
Si j’osais, j’ouvrirais le coffre où est enfermé le pain et j’en prendrais un
morceau si petit que maman ne verrait pas que j’y ai touché. Je somnole.
Les explosions ont enfin cessé. J’espère que notre maison a été épargnée.
Épuisée, je finis par m’endormir avant même le retour de maman, Marcelle
et Petit Pierre.

C’est mon estomac qui me réveille avant le lever du jour. J’ai la tête qui
tourne. J’attrape mon matériel de pêche et sors sans faire de bruit. Les
étoiles paillettent encore la nuit. Je ramasse quelques vers dans le tas de
fumier puis je remonte la venelle pieds nus pour ne pas alerter les voisins.
Je cueille une pomme sauvage, à peine mûre. Le jus acide me fait du bien.
L’herbe est couverte de rosée. J’ai froid. Je sors du village au sud, direction
la mer. En cette fin d’été, les oiseaux pépient à qui mieux mieux. Au loin,
un vieux coq s’égosille. Difficile à cet instant d’imaginer que nous sommes
en guerre. J’emprunte le sentier qui longe la côte, monte et descends au gré
des failles dans la falaise. L’odeur de la mer se mêle à celle des herbes, de la
terre humide et des fougères. Les plages sont interdites à cause des mines
que les Allemands ont cachées dans le sable. Je ne peux plus aller
farfouiller dans les mares dissimulées sous le goémon et pêcher les
bigorneaux ou les crabes belliqueux. Je n’avais pas mon pareil pour
détacher les berniques de la pointe de mon couteau. Papa, lui, décollait la
chair de la coquille et hop ! les avalait tout ronds.
Heureusement, il me reste les combes, qui ne sont pas piégées. Il faut être
né ici pour savoir comment y accéder. Sur la falaise, l’herbe est rase. La
bruyère fanée se mélange aux ronces et aux fougères rousses. Je quitte le
sentier pour descendre sur les rochers brillants. Je saute de pierre en pierre.
L’aube pointe et colore la mer de reflets dorés et roses.
La marée sera basse dans deux heures, ce qui me laisse du temps pour
pêcher. C’est mon père qui m’a appris à lancer mon fil au loin. Il m’a donné
quelques hameçons et j’ai fabriqué ma propre ligne : un long fil lesté de
plombs et de cailloux enroulé autour d’un morceau de bois flotté de la taille
d’un livre de messe. Je fais tournoyer le fil au-dessus de mon épaule et
l’envoie à une dizaine de mètres de la côte. Après il faut attendre et dès que
le poisson mord, remonter le fil à mains nues en l’enroulant autour du bois,
avec douceur et fermeté.
Je choisis un emplacement à fleur d’eau et surtout à l’abri des regards. Je
lance mon fil, une fois, deux fois. Assez vite, je remonte trois tacauds. Je les
enveloppe de goémon et les glisse dans mon tablier. Le ciel se couvre. Il est
temps de rentrer mais d’abord, je veux passer au Pradino. Je passe à travers
la drèche entre Kerlard et Kervédan. Dans un champ je vole quelques
navets. J’ai si faim que j’en croque un, tout cru ! Quand j’approche de
Moustéro, l’odeur froide du bois calciné me prend à la gorge. C’est âcre. Il
me faut encore traverser le carrefour où un soldat monte toujours la garde.
Il me tourne le dos. J’attends qu’il quitte son poste mais non, cet idiot est
pire qu’un chien de chasse à l’affût, il ne bouge pas. Mon gosier me pique
et j’ai peur de tousser.

J’entends des voix d’hommes derrière moi. Ce sont deux peupés de


Kervédan qui font leur tour matinal et que la curiosité a poussés jusqu’ici.
Je m’aplatis au sol.
– Ils z’y sont pas allés mollement, les doryphores1.
– Crois-tu que c’est pour quoi ? Marie dit que c’est des « représailles »
mais tu sais, toi, qui a quitté le caillou ?
– Faut bien que ça cause. Ce que je vois, c’est qu’il y a plus rien.
– Les femmes, les enfants, ils doivent bien être tristes sans leurs toits. J’ai
vu le cousin à Jean chez la sœur de Léontine. Ça serrait le cœur, quand
même.
– P’t-êt’ ben. Allez, le chagrin, personne n’en meurt. Et on a tous nos
soucis.
Je serre les poings. Ce vieux dolmen mériterait que je lui vole sa canne !
Tout le monde se fiche bien de nous. En nous chassant, les Allemands nous
ont fait disparaître. Nos vies, nos souvenirs se sont évanouis avec le premier
changement de marée.
Quelques gouttes de pluie commencent à tomber. L’Allemand lève son
visage vers le ciel. Il se tourne vers l’ouest pour mesurer l’avancée du
mauvais temps. J’en profite pour traverser la route en quelques bonds. Je
me glisse derrière l’oratoire où une statue de la Vierge Marie prie,
indifférente à ce qui se passe sous ses yeux. En rampant entre les troncs des
sureaux, je rejoins le chemin qui mène à notre village. Je fouille sous
chaque fougère, au pied de chaque roncier. Croche-Patte a disparu.

– Que fais-tu là ?
Je bondis. L’Allemand est penché sur moi. J’ai le nez sur ses godillots
usés. Je relève la tête. Sa mitraillette se balance sur son flanc.
– Tu cherches quoi ?
Je suis incapable de répondre ou de bouger.
– Quoi as-tu dans ton tablier ? As-tu volé ?
Je me recroqueville. L’Allemand s’accroupit. Ses yeux bleus me
dévisagent, mi-amusés, mi-méfiants. Il attrape mon menton et me force à le
regarder, bien en face. Je serre les dents. Je le connais. Il était là le matin où
l’officier nous a chassés et aussi sur le camion qui transportait les débris de
nos maisons. Il m’observe à son tour. Il parle lentement, en détachant
chaque mot, pour ne pas faire de fautes. Son accent est chantant.
– Je t’ai vue déjà. Où tu habites ?
–…
– Tu ne dis rien ? Sauvage, comme les femmes ici !
–…
– Je sais. Tu es la fille du marin. La maison du bout du village.
Je respire plus vite. J’ai peur qu’il me pose des questions sur mon père. Il
tient toujours mon visage dans sa main. Elle est froide. Je remarque qu’il
porte une cicatrice au-dessus de l’arcade sourcilière. Ses joues sont creuses.
Sa peau tire vers le vert. Lui non plus ne doit pas manger à sa faim. Nous
pourrions presque nous entendre si seulement je ne le haïssais pas autant.
Brusquement, il se redresse et lance d’une voix devenue brutale :
– File. Tu n’as pas le droit d’être ici. Das ist streng verboten2 !
CHAPITRE 12

19 août 2021

– C’est crade ! Et ça schlingue là-dedans.


– T’abuses, monsieur le délicat. T’as qu’à te boucher le nez !
Je pince mes narines, respire par la bouche et me colle à Maxime pour
marcher dans ses pas. Le sol de la grotte est jonché de canettes de bière, de
verre brisé, de feuilles de PQ. Dans le fond, il y a un goulot au bout duquel
se trouve une porte en métal. C’est l’entrée du bunker. La serrure a été
arrachée. Maxime la pousse. Le bas de la porte racle le sol en béton. J’ai les
jambes qui flageolent. Maintenant qu’on est là, je trouve mon idée absurde.
Même si l’armée allemande avait laissé des objets, il y a bien longtemps
qu’ils auraient été trouvés par d’autres. Et puis, j’ai peur de tomber sur des
squelettes à moitié désossés, des rats crevés ou même des chauves-souris
prêtes à fondre sur nous pour nous mordre au sang. Je m’agrippe au T-shirt
de mon frangin et susurre d’une petite voix mal assurée :
– Tu ne me laisses pas, hein ?
– Bien sûr que si, répond Max. Je pense même t’enfermer et ne le dire à
personne. On verra en combien de temps les secours te délivreront.
Je n’aime pas trop quand il se moque comme ça, parce que j’ai toujours
peur que ce soit tout de même un peu vrai. Je jette un coup d’œil à son
portable. Sur l’écran, la batterie affiche 14 %.

La première salle mesure la taille d’une petite chambre, environ dix


mètres carrés. Je m’attendais à un espace plus grand. Maxime balaie le sol
et les murs avec sa lampe. Elle est vide. C’est juste un parallélépipède en
béton, qui sent l’humidité. Je suis à la fois déçu et soulagé. Je propose d’un
ton que j’aimerais léger :
– Les filles auront raconté n’importe quoi pour se faire mousser. Y a rien.
On fait demi-tour ?
– Oh le flippé ! Pas question de repartir avant d’avoir ausculté tous les
murs. Cette pièce devait servir d’artillerie. Y a peut-être une ouverture vers
une salle de garde.
Mon frangin passe la main sur chaque paroi. Je le suis comme un petit
chien à sa mémère.
– Là ! C’est du métal. Y a une porte. Comme elle est de la même couleur,
on ne l’a pas repérée.
– Super, j’articule, faux cul.
Cette fois, il nous faut faire pression dessus à deux pour qu’elle
s’entrouvre. On arrive juste à dégager un passage par lequel on se faufile.
La première chose qui me surprend, c’est l’odeur de moisi et de tabac froid.
Maxime lève son téléphone au-dessus de sa tête pour éclairer la plus grande
zone possible. La pièce est beaucoup plus spacieuse que la précédente.
Devant nous, il y a une table sur laquelle traînent des cendriers emplis de
sable qui débordent de mégots, des papiers gras, toujours des canettes de
bière, une bougie à moitié consumée. Des caisses en plastique et une
cantine en métal servent de tabourets. C’est sans doute dedans que sont
stockés « les trucs de la guerre » dont parlait la fille sur la plage. On la
soupèse. Elle fait au moins trente kilos ! Une tige rouillée est glissée dans
les fermoirs mais petit à petit, on arrive à la faire coulisser. Ça grince et le
bruit aigu du métal frotté me fait mal aux dents. Je déteste cette sensation.
Je brave ma peur et soulève le couvercle. Rien. Elle est vide. À nouveau, je
ressens cet étrange mélange de déception et de soulagement. Maintenant, je
n’ai plus qu’une envie, qu’on se tire d’ici, comme si on avait eu deux fois
de la chance mais qu’à la prochaine tentative, ça tournerait mal. Ça, c’est
sans compter sur mon frère qui se prend décidément pour un grand
aventurier.
– Si ce bunker servait de réserve pour les munitions, alors il doit être
accessible par au moins deux côtés. Logiquement, il y a une autre sortie…
qui pourrait bien se trouver dans une grotte près du trou de l’Enfer ! À vol
d’oiseau ce n’est pas loin.
– Comment tu peux savoir tout ça ?
– Je te rappelle que j’ai lu un bouquin au musée pendant que tu faisais
trempette.
Oh qu’il m’agace quand il prend ce ton supérieur ! Je joue ma dernière
carte, celle de la prudence :
– Et il reste assez de batterie à ton téléphone ? On ne va pas tomber en
rade de lumière ?
– 8 %. Ça devrait suffire. Allez, suis-moi, trouillard.
Il se dirige d’un pas assuré vers le fond de la pièce à la recherche d’une
ouverture qui déboucherait dans un tunnel creusé dans la roche. Dans le
mur du fond, il trouve vite une porte identique à celle par laquelle nous
sommes entrés. Elle est tout aussi difficile à ouvrir. Derrière, il y a un
tunnel. L’air y est frais et cette fois, ça sent bon la terre humide et les
champignons. Maxime exulte, fier d’avoir eu raison. Je ne vois pas bien à
quoi cette découverte va nous servir mais je suis tellement content qu’on
sorte de là que je me retiens de lui en faire la remarque. Un bip nous alerte.
– Merde ! Plus que 5 % de batterie. Vaut mieux éteindre. Si maman nous
appelle et qu’on ne répond pas, elle va nous pourrir toute la soirée. De toute
façon, on ne doit pas être loin de la sortie.
Maxime coupe son portable. Le noir me surprend. J’ai des étoiles dans
les yeux ! Je m’appuie sur les parois de la galerie. J’avance
précautionneusement pour ne pas buter contre un caillou ou glisser. Les
premiers mètres, j’avance comme une tortue. Maxime, lui, marche vite. Il
doit être nyctalope. Brusquement, je perds l’équilibre. Ma main droite
s’enfonce dans une cavité. Je manque de me tordre le poignet. Je cherche à
me soutenir sur la roche quand je sens sous mes doigts une matière bizarre.
Je pousse un petit cri et retire ma main. J’ai dû toucher une bestiole.
J’essaie d’écouter si elle remue, gratte ou respire. Je n’entends rien. Je
renifle le trou. Ça sent un mélange de glaise et de paille pourrie. J’ai la
pétoche de me faire mordre mais je glisse à nouveau ma main. Du bout des
doigts, j’effleure la bête. Sa peau est rêche et souple. Froide aussi. Elle est
peut-être morte ? Je la palpe. On dirait la même matière que les sacs de
patates. C’est peut-être ça ? Je bloque ma respiration et j’attrape d’un coup
la peau de jute. C’est pas un animal. C’est un petit sac de la taille d’un livre
de poche, fermé par une ficelle. Je le secoue. Ça fait un bruit mat, mais il y
a plusieurs choses dedans. Je le glisse sous mon T-shirt. Tant pis si ça me
grattouille le ventre.
Revenus à la lumière du jour, la pluie nous surprend. Le temps de notre
petite expédition, la météo a tourné. Je montrerai ma trouvaille plus tard à
mon frère, il est en train d’étudier comment remonter. L’entrée de la grotte
donne sur une étroite plate-forme herbeuse de quelques mètres carrés, au
milieu de la falaise. En contrebas, la roche, et encore dessous, des vagues
déchaînées. Quand un rouleau s’écrase sur les rochers saillants, l’écume
jaillit et les embruns montent jusqu’à nous. Sur le sentier, une quinzaine de
mètres au-dessus, il n’y a plus un touriste. Il va falloir escalader sans chuter.
Je vérifie que le sac de toile est bien coincé dans mon short.
– Surtout, ne regarde pas en bas, me conseille Maxime. Vérifie chaque
prise. Ne t’accroche pas aux arbustes, même s’ils te semblent bien enracinés
et enfin, prends ton temps. Je reste derrière toi.
J’acquiesce. Je regrette d’avoir mis des tongs. Je cale mon pied droit sur
la pierre noire et luisante, m’agrippe à une autre et commence l’ascension.
Quand j’atteins le haut de la falaise, je me sens comme si j’avais grimpé
l’Everest ! J’ai les mains rougies par le vent et la pluie. Maxime me rejoint.
Il rallume son téléphone.
– Maman est rentrée. Elle nous attend. Elle se demande ce qu’on fabrique
encore vu la flotte qui dégringole. Je lui envoie un texto.
Il tapote rapidement, envoie le message. Juste après, un bip nous signale
que son téléphone est définitivement à plat. On part en courant vers Port
Saint-Nicolas pour récupérer nos vélos. Quand on franchit le seuil de la
maison, on est frigorifiés et, à chaque pas, on laisse une flaque. Mais avant
que maman ne râle, je brandis triomphant le sac de toile.
– J’ai trouvé un trésor !
Maxime et maman me regardent avec des yeux ronds. Mon frangin
bredouille :
– Quand ça ? Où ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Y a quoi à l’intérieur ?
Sans répondre à son avalanche de questions, je dénoue en grelottant la
ficelle qui ferme le haut de la poche. Je suis à la fois excité et en même
temps, j’ai peur d’être déçu, comme à Noël quand je déballe un cadeau qui
n’est pas du tout ce que j’avais espéré. Je m’y reprends à trois fois. Enfin, le
nœud coulisse et je vide le sac délicatement sur la table. Des coquillages
roulent, puis un carnet noir et enfin une pince de crabe peinte. Elle
ressemble à celles vues au musée. J’ouvre le carnet. Les pages sont
remplies d’une élégante écriture, fine et serrée.
– Ça raconte quoi ?
– Aucune idée. J’arrive juste à deviner des dates. 1943… 1944 ! Y a plein
de pages où l’écriture est à moitié effacée et surtout, je crois que c’est de
l’allemand !
– Montre ! C’est ma deuxième langue.
Maxime essuie ses mains trempées et se saisit du calepin pour lire à son
tour. Il déchiffre difficilement quelques mots à haute voix et grimace :
– Bonjour le charabia ! Je ne capte pas un seul mot.
Bizarrement, maman s’abstient de tout commentaire sur son incapacité à
utiliser ses connaissances scolaires. À son tour, elle tente de traduire
quelques mots mais abandonne.
– Je pense qu’il nous faut étudier tout cela à tête reposée. Les garçons,
allez vous sécher et vous changer. Nous ferons le point après sur les
découvertes de l’après-midi.
CHAPITRE 13

9 septembre 1944

Maman me frappe. Sans un mot. Avec toute la force de sa peur. Mes


poissons et les navets n’ont pas atténué sa colère. J’ai désobéi, encore une
fois. Elle espère bien que ce sera la dernière.
Je me couche tout habillée. Marcelle se coule à côté de moi et me
chuchote :
– Tu connais Alphonse qui habite à Kerlard ? Il a sauté sur une mine. Il
est mort. Lui aussi était parti pêcher dans les combes.
Je ne réponds pas. Je ne veux pas me soucier de cet idiot. Je ne veux me
rappeler ni son visage boutonneux, ni sa voix trop aiguë pour un garçon de
son âge, ni ses beaux yeux gris. Je ne veux pas penser qu’il avait juste deux
ans de plus que moi et que j’avais été triste quand il avait quitté l’école pour
devenir mousse. Je ne veux pas me souvenir de nos jeux de cache-cache ou
des tours que l’on se faisait. Je ne veux pas l’imaginer projeté dans les airs,
sa chair constellée de mitraille. Je veux qu’on me laisse tranquille. Je pense
à mon père. Je l’imagine tendant des embuscades aux boches, faisant sauter
des trains ou voguant vers l’Angleterre. Il est à la barre, taiseux comme
toujours mais dans ses yeux, il y a de l’orgueil. C’est à lui que je veux
ressembler. Pas à cette gamine aux joues rouges barbouillées de larmes.

Les heures qui suivent sont lourdes. Maman a sa figure de mauvais


temps. Elle finit tout de même par préparer les poissons. Nous les
mangeons sans plaisir. À la fin du déjeuner, j’ai toujours le ventre qui me
tiraille.
Une petite pluie fine commence à tomber et il fait si sombre que l’on doit
allumer la lampe à pétrole alors que la nuit n’est pas encore tombée. Je joue
un peu avec Petit Pierre et Marcelle. Je ne dis à personne que j’ai perdu
Croche-Patte.

Dans l’après-midi, La Trique vient chercher maman. Elle est excitée


comme une puce. Elles doivent immédiatement se rendre au Bourg. On va
annoncer des nouvelles à la mairie pour les évacuations. En partant, elles
cadenassent la porte de l’écurie afin de s’assurer que nous ne bougerons
pas.
La soirée s’étire, lugubre. Le vent souffle en rafales. Petit Pierre pleure.
Je le porte pour le bercer. Deux pas entre la paillasse et la porte, trois pas de
la porte au coffre. C’est pire que pour des animaux en cage. Marcelle suce
de l’écorce de sureau pour tromper la faim. Enfin maman revient.
– Nous allons pouvoir partir ! La mairie a négocié avec le commandant
allemand et nous embarquons dans deux jours pour Vannes.
– On va retrouver papa ? questionne Marcelle.
– Non. Toutes les deux, vous irez en pension chez les sœurs. Vous aurez
un toit et de quoi manger.
– Et toi ? Et Petit Pierre ? je demande.
– J’ai une cousine en ville. Je ne l’ai jamais vue mais elle ne nous laissera
pas dormir dehors.

12 septembre 1944

Nous quittons l’écurie à l’aube. Maman enferme nos derniers biens dans
le coffre, roule les paillasses et confie à La Trique sa verrine. De voir son
trésor dans les griffes de cette sorcière, j’ai mal au cœur. Notre tante ne
nous embrasse pas.

Sur le quai, à Port-Tudy, il y a foule. Et pourtant tout est calme. Les


centaines de robes noires forment une mer houleuse au-dessus de laquelle
flotte l’écume des coiffes blanches. Les Allemands hurlent que nous
n’avons droit qu’à un baluchon par personne. Maman s’accroche au landau
dans lequel Pierre s’agite.
C’est la première fois que je vais sur la grande terre. Vue de notre île,
c’est une longue masse de campagne grise qui s’éclaire la nuit sous les tirs
de DCA. Le jour, elle reste sombre et pluvieuse tandis que Groix est baignée
de soleil. C’est aussi une tache rose sur la carte des départements de France,
suspendue au mur de la classe. Je sais que là-bas, il y a beaucoup de
voitures, des trains avec plusieurs wagons, des routes larges. Les villes ont
des maisons si hautes que le ciel disparaît derrière les toits. Ils parlent une
langue qui n’est pas tout à fait la nôtre.
Je cherche des visages amis tout en tenant bien serrés de ma main droite
Marcelle, et de la gauche Patte-à- l’Attaque. Enfin, j’aperçois Louis,
Étienne, Denise. J’aimerais aller leur parler, savoir où ils étaient, où ils vont
aller. Sont-ils au courant que toutes nos maisons ont été détruites ? Mais il y
a tant de monde qu’il est impossible de les rejoindre. Marcelle s’agite. Elle
a vu Régine et Joseph. Je leur adresse un signe. Joseph me sourit. Il semble
tout excité et se précipite au premier appel pour monter sur le bateau. Nous
voilà à notre tour emportées par le mouvement de la cohue silencieuse. Ma
mère, qui pousse le landau, nous fait signe de nous y accrocher, chacune
d’un côté. La bousculade est totale ! La passerelle d’embarquement est
glissante et pentue. Nous dérapons avec nos gros sabots. Enfin nous
trouvons une place sur le pont. Mes amis ont disparu. Nous sommes serrés
comme des sardines. Au bout d’un temps qui me paraît infini, le capitaine
donne l’ordre de partir. Les amarres sont lâchées. Le navire glisse sur l’eau.
La vapeur sort de la cheminée. Dès que nous quittons le port, les vagues
deviennent plus fortes et Marcelle crie de surprise. Devant moi, une grosse
femme me bouche la vue. Je me décale pour regarder la côte s’éloigner. Je
tends les bras pour la retenir. Entre mes doigts, les falaises paraissent petites
et les maisons ne sont que des éclats blancs, de minuscules coquillages
nacrés sertis sur la roche. Port-Tudy, les Grands Sables, la pointe des Chats,
Locmaria, la côte sauvage s’évanouissent dans la brume. Le vent nous
pousse vers l’est. Derrière moi, une vieille femme chantonne1, les yeux
humides :

Je suis sur la plus belle des îles


Le soir pour m’endormir
J’entends les ondes tranquilles
Le vent du large gémir ;
Et vers les flots où je suis née
Comme vers un brillant miroir
Souvent je me suis inclinée
Avec l’aurore, pour me voir.
Reine d’Atlantique, j’ai pour ceinture
Les flots bleus où le goémon croît
Et les vagues, de leurs murmures,
Me nomment la belle île de Groix.

Je cherche des yeux le phare de Pen Men. Enfin, il apparaît, dressé face à
la mer, solide, rassurant. Tout en haut, le gardien veille sur les pierres
brûlées de notre village.
CHAPITRE 14

19 août 2021

– Alors, qui commence ?


Maman a étalé sur la table du salon la carte de l’île, les notes qu’elle a
prises au musée, le carnet, la pince de crabe et les coquillages.
– Honneur à la plus sage d’entre nous, minaude Maxime.
Maman sourit.
– Très bien. Tout d’abord, Godefroy a sorti les vieux plans de cadastre.
Sur celui de 1837, à l’emplacement exact des ruines actuelles, il y avait bien
une quinzaine de terrains avec des bâtiments de ferme ou des maisons et
cela nous a confirmé le nom de Moustéro.
– Il t’a refait le coup de l’étymologie latine et grecque, le Givret-
Duradis ? je demande ironique.
– Oui ! Il a même poussé jusqu’à une interprétation de moine à la barbe
rousse… Puis on a vérifié tous les classeurs de cartes postales, d’archives
photos du début du XXe siècle. Rien sur ce village. Mais dans un document
daté de 1938, on a trouvé qu’à cette date, plus de trente maisons avaient été
répertoriées.
– Ce n’est pas si vieux, commente Maxime. Comment ça se fait que la
voisine n’en ait jamais entendu parler ?
– Je vous avais bien dit qu’elle nous prenait pour des truffes, j’ajoute.
Sans parler de l’ancien gardien.
Maman reprend, agacée :
– Ne m’interrompez pas ! Les cartes élaborées après la guerre ne font
plus mention du village. Il a donc bien dû être détruit entre 1940 et 1945.
J’ai consulté deux livres sur la vie à Groix pendant la guerre. Y a mille
infos sur la pêche, le prix du thon, la vie des femmes, les mouvements de
résistance, le train qui reliait le port au fort du Grognon, les blockhaus, les
restrictions alimentaires, les prisonniers, l’exode, la météo ou que sais-je
encore mais, rien de rien sur la probable destruction de ce village.
– Tu veux dire que personne ne l’a su ? demande Maxime.
– C’est étrange en effet et quasiment impossible, mais je vous le répète,
cette destruction n’apparaît dans aucun document. Godefroy a parcouru
plusieurs blogs familiaux. Pareil, ils sont truffés d’anecdotes, de détails en
tout genre mais jamais le village de Moustéro et sa disparition ne sont
mentionnés. Jamais.
Je réfléchis.
– Un peu comme un lieu maudit dont on ne devrait pas prononcer le nom
sous peine de mourir dans d’atroces souffrances ? je demande.
– C’est un peu ça, rigole maman. Tu exagères, mais c’est troublant.
– Mystérieux, même.
– Carrément bizarre.
Je fronce les sourcils. Comment un village entier peut-il être rayé de la
carte et des mémoires ? Où sont partis les gens qui vivaient là ? Sont-ils
tous morts ? Pourquoi personne n’en parle ? Je sens à nouveau une boule
désagréable qui grossit dans le ventre. Un peu comme le jour où j’ai caché à
maman que j’avais eu un zéro à mon contrôle de physique.
– Après le musée, continue maman, je suis allée au presbytère. Le curé a
accepté que je consulte les registres des naissances. Le dernier bébé né à
Moustéro est un certain Pierre Calloch’, en juin 1944. J’ai interrogé le curé,
il ne le connaît pas et on n’a pas trouvé son adresse sur internet. On a même
téléphoné à la maison de retraite. Calloch’ est un patronyme très répandu et
ils n’ont pas de Pierre dans leurs résidents. En fait, il faudrait chercher
toutes les personnes nées là-bas entre 1920 et 1937, en espérant qu’elles
soient toujours sur l’île, en vie, et qu’elles aient des souvenirs ! Ce sont les
seules qui pourraient nous raconter cette histoire.
– Ça veut dire qu’elles auraient entre… – je compte sur mes doigts –
entre… quatre-vingt-quatre et cent un ans.
– On arrive trop tard alors ? demande Maxime.
– Sans doute.
Maman ajoute, émue :
– Ce village s’est comme volatilisé avec sa destruction. Il a été rayé des
registres officiels, des cartes, des écrits et bientôt il disparaîtra de la
mémoire des hommes. La nature finira de tout effacer. Ces ruines ne sont
que le fantôme à moitié oublié d’un passé pourtant proche.
Nous restons un moment silencieux. Il flotte dans l’air une légère
tristesse. Mais moi, je bouillonne. Je n’aime pas la boule qui grossit dans
mon ventre. J’ai envie de frapper à toutes les portes et questionner chaque
habitant. Je leur demanderai de se souvenir, de raconter. Je leur demanderai
pourquoi ils se sont tus, pourquoi ils ont préféré oublier. Et ceux qui
persisteront à nier que ce village a existé, je les emmènerai et leur montrerai
chaque pierre ! Je m’imagine en découvreur non pas d’un trésor fait de
pièces d’or et d’émeraudes mais de l’Histoire, avec un grand H. Tandis que
je m’emballe en pensée, je tripatouille la pince de crabe. Dans les yeux du
pirate, je lis qu’il se moque de mon impuissance.

Maman se lève pour préparer le dîner. Comme chaque soir en vacances,


c’est galette de blé noir garnie de fromage, œuf et jambon. Maxime
feuillette inutilement le carnet.
– On pourrait quand même essayer de faire traduire ce charabia, non ?
– Tu as raison, répond maman. Mais à qui demander ?
– J’ai une idée ! je crie. On va téléphoner au camping. Y a peut-être des
touristes allemands ?
Ni une ni deux, je pique le portable de maman et appelle l’auberge de
jeunesse. C’est rigolo car elle est installée dans un ancien bunker !
Gwénaëlle à l’accueil me met en relation avec Jürgen. « C’est un habitué.
Dix ans qu’il passe son mois d’août ici. » Je tends le téléphone à maman
pour qu’elle lui explique notre quête. Il accepte aussitôt de venir.
Je sens mon cœur battre plus vite. Maman arrête de cuisiner pour ranger
le salon. Elle plie nos sweats qui traînent, empile les livres et magazines,
aligne les paires de baskets, nettoie d’un coup d’éponge la gazinière, cache
les tasses et les verres dans l’évier. Maxime grogne :
– C’est pas la reine d’Angleterre qu’on reçoit ! À tous les coups c’est un
grand blond, avec un bide de buveur de bière, en short, qui porte des
chaussettes en laine de mouton dans des sandales Birkenstock.
J’ajoute en ouvrant de grands yeux ronds :
– Et si c’était le fils d’un nazi qui était ici pendant la guerre ? Vous
imaginez que ce soit celui qui a écrit dans le carnet ?
– Maxime, Sam, s’agace maman, vous pouvez arrêter de raconter
n’importe quoi ? Merci.
Maman finit de se recoiffer quand on toque à la porte. Jürgen fait son
entrée. Avec Maxime on se retient de pouffer. Comme prévu, il est
gigantesque et porte des sandales de cuir avec des chaussettes, sauf qu’elles
sont vertes et non écrues. Il a environ quarante-cinq ans. Et il n’a pas de
bedaine. Il sourit à maman qui l’invite à s’installer, lui offre un verre de
cidre tout en lui réexpliquant nos recherches. Je lui tends le carnet. Il lit
quelques pages en silence. On est tous les trois à le regarder comme s’il
allait nous annoncer les six bons numéros du loto. C’est pas un rapide, le
Jürgen, et je m’impatiente. Enfin, il relève ses lunettes sur son crâne
dégarni.
– Je pense que la personne qui a écrit ces lignes devait être un simple
soldat. C’est une sorte de journal intime. Ses propos relèvent plutôt de son
quotidien sur l’île et surtout de la nostalgie de son pays. D’après les dates, il
est resté ici environ deux ans. Mais il y a de nombreux passages effacés et
des pages manquantes.
– Et il n’y a rien qui colle avec le village ? demande maman d’une voix
presque suppliante.
– Je vais vous traduire ce que j’arrive à déchiffrer.
LE CARNET ALLEMAND

1943

3 mai – Cinq mois que je suis ici sur ce caillou cerné par l’océan et je ne
constate aucune amélioration du temps. Hiver ou printemps, c’est toujours
la pluie, le vent, le brouillard. Mes habits sont lourds d’humidité et je peine
à les sécher.

17 juin – Je redoute les nuits de garde. Avec le couvre-feu, aucun bateau


ne sort en mer et lorsque le phare ne fonctionne pas, je suis plongé dans le
noir complet. Je suis aveugle. Seuls mes oreilles, mes mains et mon nez
peuvent m’aider. Nous avons construit nos abris à flanc de falaise, face aux
vents furieux. Même si je sais qu’ils ne peuvent se décrocher, j’ai le vertige
et la nausée. Je dois régulièrement passer ma main sur les murs pour me
rassurer et ne pas devenir fou.

7 juillet – Les coquelicots éclaboussent les blés. Des taches de sang


vermillon.

26 août – Je me suis baigné. La mer est limpide, brillante. J’ai eu envie


de faire des roulades dans l’eau, comme le font les enfants, mais je n’ai pas
osé. Dans les champs, les îliens ramassent des bouses sèches. Cela leur
servira de combustible cet hiver. Il n’y a pas un arbre plus haut que mes
épaules.

29 août – J’ai cueilli des mûres aux grains juteux. Je me suis régalé.
2 septembre – Que les Groisillonnes sont laides ! Elles ont le visage
fermé, les lèvres fines, serrées, les mains rouges et gercées, les cheveux
tirés et leurs nez sont retroussés comme ceux des cochons. Leurs sabots
donnent à leur démarche une lourdeur de jument, sans parler de leurs corps
déformés par de trop nombreuses grossesses ! Elles vous jettent des regards
haineux qui me font rire.

9 septembre – Le bruit des vagues qui frappent la roche inlassablement


me terrifie. Tout comme les cris des goélands. Je donnerais beaucoup pour
allumer mon briquet, ne serait-ce que pour vérifier que mes yeux voient
encore.

25 octobre – Je ne m’habitue pas à cette terre qui pue la misère. Leur


goémon, les bouses de vaches sur les murs des maisons, tout me dégoûte.
Même le vert des broussailles a la couleur du moisi. Je pense à ma douce
Rhénanie, à ses vignes généreuses, à ses vallons boisés, à ses majestueux
sapins émeraude, à ses châteaux de contes de fées.

12 novembre – Les autres disent qu’on est plus à l’abri ici qu’à Lorient.
Ces salauds d’Anglais bombardent la côte si souvent qu’il n’en restera rien.

13 novembre – Encore une tempête. Il n’y a pas une place sur ce caillou
pour échapper aux vents démoniaques et aux embruns qui vous cinglent la
peau.

25 décembre – C’est Noël. J’aimerais voir la neige. Et mon fils. Le


mugissement du vent est une plainte de bête sauvage que l’on a blessée.
Cela dure des heures sans une pause, sans decrescendo.

1944

5 janvier – La gelée blanche couvre la lande. La mer est noire. Pas une
âme humaine autour de moi. Je ressens une solitude enchantée.
24 février – J’ai croisé une paysanne de l’île. Elle est enceinte. Elle
peinait à se maintenir en équilibre sur la route couverte d’une boue collante
et glissante. Je ne peux m’empêcher de les plaindre, elle et son enfant à
naître.

11 mars – Ces hommes et ces femmes que j’ai vus fiers et droits,
aujourd’hui sont prêts à tout pour quelques patates et un ersatz de café. Il
n’y a que haine et mépris entre nous. Nous sommes les futurs vainqueurs.
Ils doivent l’admettre.

6 avril – Je rêve de la forêt et des écureuils. Au printemps, j’allais


cueillir des jacinthes et des jonquilles. Je vivais dans un paysage idyllique
et je me retrouve à passer mes belles années dans ce pays de malheur où
rien ne pousse à part des ajoncs dont les fleurs jaune vif cachent des épines
qui vous tailladent jusqu’au sang.

11 avril – Une colonie de cormorans niche à côté de notre abri. Je vois


l’île sous un halo gris mais je commence à deviner qu’en temps de paix, elle
doit resplendir de mille couleurs.

12 avril – La guerre dure depuis si longtemps que le souvenir de ma


femme et de mon fils s’estompe. Il était si petit quand je suis parti. Je
regarde sa photo mais je sais que je ne le reconnaîtrai pas au milieu
d’autres. De penser cela me fait monter les larmes aux yeux.

27 mai – J’ai une permission pour Paris ! Je veux aller m’enivrer à


Montmartre et danser.

5 juin – De retour. Il n’y a presque plus rien à manger, plus de café et au


fort Surville les chefs craignent que les prisonniers se mutinent.
L’électricité aussi est régulièrement coupée.

20 juin – Nous allons avoir du renfort. Cela veut aussi dire que nous
aurons encore moins à manger. Les paysans d’ici sont rusés et ils se
moquent de nous. Ils cachent leurs vivres et inventent des histoires
invraisemblables pour ne pas les donner malgré les ordres reçus. Mes
camarades sont furieux.
28 juin – J’ai encore rêvé de ma maison et de ma femme. Mais quand
j’arrive, la rue n’existe plus. La ville est sous les cendres et la forêt de
sapins a brûlé. Il ne reste que quelques longs troncs noirs qui vacillent.

12 août – Le commandant est d’une humeur massacrante. Je préfère


regarder le soleil se coucher sur la mer. Il passe derrière les nuages et les
enflamme.

4 septembre – J’ai accompagné le commandant pour vérifier que tous les


habitants de Moustéro avaient bien évacué le village. Les ordres viennent
du continent et ils sont formels. Il restait encore une famille. À travers le
carreau, j’ai vu deux petites filles. La plus grande m’a regardé. J’ai eu
honte d’être là.

8 septembre – En faisant ma ronde, j’ai trouvé un pirate dans la terre. Un


visage de marin au fier menton et au crâne cabossé peint sur une grosse
pince de crabe. Cela fera un joli cadeau pour mon petit Friedrich.

9 septembre – Ce matin, j’ai à nouveau croisé la petite sauvageonne


arrogante, aux yeux durs. Tout chez elle exprime le reproche et
l’interrogation. Elle rôde près du village, tel l’animal chassé qui revient sur
son territoire. Elle se déplace comme un papillon. Ou un lapin. En quelques
bonds, elle disparaît. J’aurais pu lui dire que sa maison n’avait pas été
détruite et qu’elle nous sert maintenant d’abri. Mais à quoi bon ?

10 septembre – Il n’y a pas un nuage dans le ciel bleu. Une bécasse a


surgi des ajoncs et m’a fait sursauter.

11 septembre – Le commandant a accepté l’évacuation des femmes et des


enfants. Ils n’ont plus que la peau sur les os. Ces misérables embarqueront
à partir de demain pour Vannes. Le capitaine du bateau s’est engagé à
rapporter des vivres en échange.

19 septembre – Je suis las de passer mes journées dans les ruines. Nous
ne sommes maîtres que de cela, de quelques pierres désossées et de
morceaux de charpente calcinés. Nos chefs ne pensent qu’à anéantir et
briser. Les maisons, les âmes, les vies.

25 septembre – On nous cache les nouvelles. Allons-nous perdre la


guerre ?

1er octobre – L’île est presque déserte. Les trois quarts des habitants sont
partis. Quand la guerre finira-t-elle ?

19 octobre – Le plateau près du phare est nu et désolé. La végétation


rabougrie. Les flamboyantes bruyères rousses il y a encore quelques jours
sont maintenant fanées.

5 novembre – Cinq nuits de suite de garde sur la côte sauvage avec le


vent comme seul compagnon. La faim, le froid me tailladaient le corps. J’ai
été tenté de mettre fin à mes souffrances en me jetant dans le trou de l’Enfer
voisin.

27 novembre – L’hiver sera à nouveau terrible. Déjà, je tousse et la


fièvre ne me quitte plus. Chaque nuit je me réveille, mes draps trempés de
sueur.

Jürgen pose le carnet et enlève ses lunettes.


– Les pages suivantes sont vides.
Aucun de nous trois n’ose prendre la parole en premier. Nos pensées sont
brouillées. Finalement je lève la main et demande d’une voix pleine
d’espoir :
– Et si… la petite sauvageonne était… la vieille du bois ?
CHAPITRE 15

28 octobre 1945

À notre arrivée à Vannes, la Croix-Rouge nous regroupe pour donner à


chacun un morceau de pain et de pâté. La tranche est si épaisse qu’elle
m’écœure. Je n’ai pas mangé de viande depuis des mois et je reste devant ce
morceau de charcuterie plusieurs minutes avant de le donner à ma mère.
Des enfants de la ville passent et se moquent d’elle et de son « avion sur la
tête ». J’irai bien les rosser mais maman me l’interdit. Alors je reste à
regarder les deux ailettes blanches de sa coiffe traditionnelle qui battent
gracieusement au moindre souffle de vent. Dans la soirée, les autorités nous
séparent.
Avec Marcelle, nous sommes envoyées dans un orphelinat à Lamballe,
dans les Côtes-du-Nord. Je n’aime pas l’air qu’on y respire. Les sœurs ne
sont pas tendres mais nous avons de quoi manger et un lit. Chaque matin,
elles nous enfoncent une cuillère de confiture dans la bouche. Comme pour
le pâté, je suis incapable d’avaler la gelée trop sucrée. Pendant des
semaines, nous n’osons pas parler car les autres se moquent de nos mots et
de notre accent. Nous apprenons à nous taire et cela ne nous empêche pas
de pousser comme des coulemelles1 après la pluie. Ici nous ne voyons pas la
mer. La seule chose qui m’enchante sont les écureuils. Je n’en avais jamais
vu et j’adore observer leurs queues rousses grimper dans les chênes et jouer
à cache-cache parmi les feuilles.
Les jours, les semaines et les mois s’amassent jusqu’à former une grosse
année, terne et pesante. Nous n’avons aucune nouvelle de maman, de Petit
Pierre ou de notre île.
Et ce matin, une des sœurs vient nous demander de paqueter nos affaires.
Nous rentrons à Groix. Nous passerons cette fois par Concarneau.
Après un long trajet en train, nous attendons dans une auberge où nous
avons droit à une soupe de poisson. Je n’en ai pas mangé depuis si
longtemps ! L’odeur salée m’enivre et je me jette dessus. Au port, nous
embarquons sur un thonier, La Semeuse. Les matelots nous attachent au
bastingage car il va y avoir de la tempête ! Au bout d’une heure, notre
soupe est retournée d’où elle venait. Marcelle est pâle comme un linceul et
moi, verte comme du cresson. Enfin, au bout de sept longues heures, Port-
Tudy est en vue. Maman nous attend au bout de la jetée. Elle porte toujours
sa coiffe retenue par deux grandes épingles à tête nacrées. Je suis
maintenant presque aussi grande qu’elle. Je comprends tout de suite que
Petit Pierre est mort, sinon il aurait été là, à ses côtés. Avant même de nous
embrasser, elle répond à ma question muette :
– Il était faible et en février il toussait et crachait du sang. Je l’ai retrouvé
un matin, tout bleu.
Je me serre maladroitement dans ses bras. Marcelle enfouit sa tête dans
son châle.
– Et papa ? je murmure, le nez dans son cou.
Maman m’étreint un peu plus fort.
– Il a été capturé par les Allemands et fusillé.
En silence, nous rejoignons Moustéro, ou plutôt ce qu’il en reste. Dans
les venelles, les mauvaises herbes ont déjà établi leur empire. Des ronces,
des fougères et des broussailles poussent au milieu des ruines. De larges
flaques d’eau se sont formées entre les pierres. Bientôt on ne distinguera
plus aucun emplacement des maisons.
La pluie rend le chemin glissant. Tout au bout, il y a nos quatre murs. Les
vitres sont brisées, quelques ardoises se sont détachées du toit, les meubles
que nous avions laissés ont été brûlés, mais notre maison est debout.
– Et les autres ? Ils vont revenir ?
– Je ne crois pas. Ils sont encore sur le continent ou dans leurs familles.
– Maman… on va reconstruire le village ?
– Je ne sais pas. Pour le moment, nous devons nous mettre à l’ouvrage si
nous voulons manger.
Nous allons vivre entre les os d’un squelette démembré, où le vent ne
rencontrera plus d’obstacles. Pourrons-nous rester debout quand tout est à
terre ?

La première nuit, je rêve qu’avec tous les habitants du village, nous


démontons nous-mêmes nos maisons, pierre par pierre. C’est facile. Il suffit
de se saisir d’un morceau de toit ou de mur et de le jeter vers le ciel. Tout
est léger. Les ardoises, les portes, les fenêtres, les poutres s’envolent,
comme par magie. À leur place, des Allemands sortent de terre et se rangent
en bataillon avec, à leur tête, le commandant et le soldat armé. Ce dernier a
une pince de crabe épinglée à son uniforme, telle une médaille. Je reconnais
Croche-Patte. Je tremble mais ne dis rien. Les soldats piétinent les
décombres, furieux. Nous ne leur avons rien laissé à casser, rien à démolir.
Nous leur faisons face, tête haute, sur la terre nue.

La vie reprend, comme avant la guerre, rythmée par les travaux des
champs, les lessives, les veillées. Maman ne quittera plus ses habits noirs.
Papa me manque, particulièrement quand je vais pêcher. Dans le vent je
crois parfois entendre le son de sa voix. Il me souffle les bons coins et guide
mon bras. Alors, je me sens en confiance. Au bout de quelques semaines,
Marcelle et moi retournons à l’école. Les seules questions que nous nous
posons les uns les autres concernent les lieux où nous avons été sur le
continent. Personne ne parle de Moustéro. Pour compenser le salaire perdu
de notre père, maman travaille à la conserverie.

En 1948, la mairie propose de nous reloger près du Bourg. Maman


m’explique que les Allemands doivent payer des réparations de guerre et
qu’une partie de l’argent sera employée à construire, pour ceux qui ont
perdu leur maison, des logements neufs, avec l’électricité. Il y aura même
une rue avec un nom de fleurs, comme un cadeau. Maman refuse. Nous
resterons seules à Moustéro. Notre entêtement fait causer certains. Pour un
peu, on nous reprocherait de ne pas être reconnaissantes. Maman ne répond
à aucune critique. Nous voulons vivre ici, sur notre terre, sentir le vent
monter de la mer. Si nous nous tuons à la tâche, c’est notre choix. Il vient de
nos entrailles. Très vite, les rumeurs s’évanouissent. Le nom de Moustéro
est oublié des cartes et de la poste.
Les années passent. Maman décède à la fin des années 1960. Marcelle se
marie avec un pêcheur de Lorient et elle quitte l’île. Je vis désormais seule,
dans notre petite maison. Je travaille à mon tour à la conserverie. Je
continue à pêcher, comme mon père me l’a appris. Si parfois au Bourg
j’entends certains évoquer ces années de guerre, c’est pour rappeler des
faits héroïques. Les privations, les trahisons, les échecs, les humiliations
sont toujours tus. Quant aux jeunes, ils ne cherchent pas à savoir. Ils
préfèrent danser et rêver à une vie plus douce loin de Groix.

Des pins ont été plantés et de nouvelles routes sont construites. L’une
d’entre elles passe sur les traces d’un ancien sentier. Elle contourne
ostensiblement ce qui était le cœur du village, comme s’il ne fallait pas trop
s’en approcher. En août 1972, un employé municipal m’installe un robinet.
Je n’ai plus à aller chercher l’eau au puits. Quelques maisons sont bâties,
toutes à distance respectueuse. Le chemin principal de naguère est laissé
aux chasseurs mais ces derniers ne s’aventurent jamais loin dans les
broussailles. La nature reprend ses droits et recouvre peu à peu toutes les
ruines. Là d’où autrefois on voyait la mer, il y a des arbres si hauts que je
me demande comment ils ont pu grandir aussi vite. Parfois, je me dis que
les saules sont les âmes de ceux avec qui j’ai partagé mon enfance et avec
qui j’aurais dû vivre une fois adulte. Je préfère leur compagnie à toute autre.
J’ai beau me rappeler chaque parcelle, chaque muret, chaque nom,
chaque visage, cela ne sert à rien puisqu’ils n’existent que dans mon
souvenir. Quand je mourrai, il ne restera rien de ce qui fut une partie de
mon histoire.
CHAPITRE 16

20 août 2021

– Encore vous ?
La vieille est sur le pas de sa porte et ne nous invite pas à entrer. Jürgen et
Godefroy ont tenu à nous accompagner et on n’a pas l’air fin, tous les cinq,
alignés en rang d’oignons. Je riposte sans réfléchir :
– Comment ça « encore » ? Vous voulez dire qu’hier vous étiez là et que
vous ne nous avez pas ouvert ?
La mamie a l’air gêné. Elle grogne :
– Je suis prudente avec les inconnus. On ne sait jamais s’ils ne vont pas
vous vendre des trucs inutiles.
– Je vous rassure, on ne vient pas vous proposer une connexion Internet !
Vu la planque de votre baraque, la fibre, c’est pas pour demain.
– Sam !
Maman me fait les gros yeux. Je rougis. Godefroy se tortille et Jürgen
regarde le bout de ses chaussettes. C’est vrai que je n’ai pas été très poli,
mais elles commencent à m’agacer sérieusement, toutes ces mémés, à nous
balader à chaque fois qu’on leur pose une question. Ce n’est pas parce
qu’on est des touristes qu’il faut nous prendre pour des neuneus.
Maxime s’avance. Au passage il me glisse qu’il préfère intervenir avant
que je ne déclenche une nouvelle guerre mondiale. Gna gna gna. Il prend
son air de premier de la classe.
– Madame, on vient vous voir parce qu’on aimerait connaître l’histoire
des ruines qu’il y a autour de votre maison. On a fait des recherches et on a
compris qu’il y avait eu un village ici, qu’il y a un lien avec la guerre mais
on n’arrive pas à comprendre ce qui s’est vraiment passé.
– Et aussi, on a trouvé ça.
Je lui montre le carnet, les coquillages et la pince de crabe. À la vue de
cette dernière, la vieille pousse un petit cri :
– Croche-Patte ! Mon vieux flibustier… Comment est-ce possible ?
Une larme perle au coin de son œil. Elle tend une main tremblante. J’y
dépose le pirate. Elle caresse du bout de l’index son nez crochu, les cheveux
noirs qui dépassent du bonnet. Je suis surexcité. Je brûle de lui demander si
elle est la petite fille mentionnée dans le carnet. Maman, qui sent que je vais
sauter les étapes, pose une main sur mon épaule. La vieille nous regarde.
Elle a des yeux couleur d’algues. Sa voix se fait toute douce.
– Entrez.

L’intérieur est sombre mais bien rangé. Sur la table il y a une toile cirée
avec des motifs de bateaux, un peu tartignole. Une radio à piles. Une
gazinière avec sa bouteille bleue à côté. Un garde-manger grillagé. Dans le
coin, un lit avec une énorme couette, un couvre-pied rouge. Quelques
romans à l’eau de rose sont posés sur la table de nuit. Au mur, des crochets
à poissons, la photo noir et blanc d’une femme en coiffe. Au sol, du lino et
par-dessus un tapis usé jusqu’à la corde. Une grande cheminée sur laquelle
est posée une autre pince de crabe. La vieille la prend délicatement et la
pose sur la toile cirée. Les deux pirates se font face, souriant sous leurs
belles moustaches.
D’un geste, elle nous invite à nous asseoir. Jürgen prend une chaise tandis
que maman, Maxime et moi, nous serrons sur le banc. Godefroy attend
poliment sur le pas de la porte. Il reste heureusement muet.
La vieille prend la dernière chaise. Elle ne nous propose rien à boire. Elle
regarde Croche-Patte.
– C’est mon père qui me l’a peinte et offerte à un retour de pêche quand
j’avais sept ou huit ans. Je l’ai perdue en septembre 1944, le 7 pour être
précise. C’était le jour où…
Elle fait un geste comme si elle chassait une mouche et enchaîne :
– Comment l’avez-vous trouvée ?
Je commence à raconter toute notre aventure, à Maxime, maman et moi.
C’est parfois un peu confus mais la vieille ne m’interrompt pas. Elle semble
réellement surprise et vaguement inquiète. Quand j’arrive au tunnel sous la
falaise et à la découverte du sac, maman m’arrête et propose que Jürgen
traduise le contenu du carnet. Il met ses lunettes, toussote, se redresse
comme s’il était sur une scène de théâtre. J’ai peur qu’après trois mots
prononcés avec son accent guttural, la vieille prenne peur et nous foute
dehors. Mais non, elle l’écoute, impassible, traduire ce qui est écrit dans le
carnet. Moi j’aurais sauté des passages et je serai allé directement à la
rencontre avec la sauvageonne, mais Jürgen est décidément lent et appliqué.
Ce qui semble ravir ma mère et Godefroy qui, du pas de la porte, boit ses
paroles, sourire admiratif aux lèvres. La mamie, elle, s’est transformée en
statue de pierre dès les premiers mots. Je me demande ce qu’elle éprouve.
Quand, enfin, il lit la note du 4 septembre, elle sourit et murmure :
– Je me souviens de lui. Il n’avait pas l’air arrogant de ses chefs.
Jürgen fait une pause. Il reprend doucement :
– 8 septembre…
La vieille se tend. Sa main droite serre la pince de crabe. Elle demande :
– Il n’y a rien sur le 7 septembre ?
Jürgen secoue la tête.
– Non. La note suivante est datée du 8. Pourquoi ?
– Parce que c’est le 7 qu’ils ont commencé à tout détruire. Ça a duré trois
jours.
On se fige. Comment ce soldat a-t-il pu omettre de mentionner cette
action ? Y était-il indifférent ? Jürgen murmure :
– Je suis désolé, madame. Ces notes ne sont que des ressentis. Ce n’est
pas un véritable journal de bord.
– Rosa. Je m’appelle Rosa. S’il vous plaît. Nous ne sommes pas, enfin
plus, ennemis.
Jürgen hoche la tête et continue. Il lit les passages des 8 et 9 septembre et
fait une nouvelle pause. Nous nous tournons tous vers Rosa. Elle passe sa
main sur son visage. Son menton tremble. Enfin, dans un filet de voix, elle
murmure :
– La petite sauvageonne que décrit l’Allemand, c’est moi.
Je le savais ! Je m’enflamme :
– Alors vous savez exactement ce qui s’est passé ! Vous avez connu le
village avant qu’il ne disparaisse.
– Bien sûr ! J’y suis née. Je pourrais indiquer l’emplacement de chaque
maison, de chaque puits, de chaque muret. Je me rappelle le nom de chaque
famille, des prénoms des enfants. Je n’ai rien oublié.
Godefroy passe son long cou par la porte et demande :
– Chère Rosa, accepteriez-vous, si cela ne vous peine pas outre mesure,
de nous raconter ces quelques jours ? Nous aimerions en connaître les
moindres détails.
Rosa sourit.
– C’est la première fois qu’on me le demande. Mais vous devez savoir
que je n’ai jamais compris pourquoi les Allemands avaient donné cet ordre.
– Et personne n’a tenté à l’époque de les en empêcher ?
– On a appris après la guerre que le maire avait essayé d’intercéder, en
vain. Le commandant allemand lui avait objecté que les ordres venaient du
continent et qu’ils étaient formels. Pourtant, comme vous pouvez le
constater, Moustéro n’était pas dans la ligne de tir de la batterie. Pourquoi
ont-ils fait sauter notre village ? Cela fait soixante-dix ans que je me pose
cette question.
– Et pourquoi cela a-t-il été oublié des livres et des habitants ?
Ma voix est aiguë. Je sens à nouveau cette vilaine boule, mélange de
colère et de honte qui chauffe mon ventre. Rosa me regarde.
– Certains, oui, ont préféré taire Moustéro. Ils n’ont pas raconté ce qui
avait été leur vie d’avant. Maintenant qu’ils ne sont plus là, leurs enfants ne
savent même pas où était le berceau de leur famille. C’est triste pour eux.
Ils ont perdu une partie de leur histoire. Pour d’autres, Moustéro était un
village trop loin du leur pour qu’ils s’y intéressent. Ils n’ont parfois même
pas su qu’il avait été détruit.
Je me sens abattu. Maman se penche vers moi et essaie de me consoler :
– Tu sais, Sam, la guerre a été longue. Elle a meurtri, divisé, tué et séparé
familles, amis, voisins. Et les souvenirs sont parfois comme des membres
fantômes qui continuent à vous démanger alors même qu’ils ont été coupés.
Alors peut-être qu’ils ont préféré se gratter en silence. Mais il y a Rosa. Elle
a tenu la mémoire et c’est ça qui compte.
Je secoue la tête. Car même si cette destruction est une goutte d’eau au
milieu des atrocités de la guerre, je réalise à quel point l’indifférence
collective mène à l’oubli. Je me demande combien de villages ont été
soufflés des cartes, un peu partout en France et en Europe, combien de
personnes connaissent encore ces secrets et les taisent. Je pense à tout ce
qui disparaît pour toujours. Rosa me sourit gentiment.
– Cela n’a plus d’importance. Plus maintenant.
Maxime sort son téléphone et le pose bien en évidence sur la toile cirée.
– Vous permettez que je vous enregistre ?
– Pour quoi faire ?
– Pour garder une trace.
Rosa acquiesce. Elle prend une inspiration, et se lance :
« Le 4 septembre 1944, il était environ six heures du matin quand
l’officier allemand a frappé à la porte.
Bam ! Bam !
– Ouvrez !
Bam ! Bam ! Bam ! »
POSTFACE

Les Pierres brûlées est un roman. Si certains faits sont réels, j’ai inventé
les personnages, leurs pensées et leurs sentiments. Je me suis en grande
partie inspirée des souvenirs d’enfance que Louisette Beven m’a racontés.

Louisette est née à Kervédan en 1935 et elle a déménagé à Moustéro en


1936. Sa maison est l’une des quatre habitations, sur les trente-cinq qui
composaient le village, à n’avoir pas été détruite. Pendant la guerre, elle a
servi de logement pour des soldats prisonniers qui travaillaient à la batterie.
Après la guerre, seules six familles, dont celle de Louisette, se sont
réinstallées au village. Plus tard, elle y est restée avec son mari et ses deux
enfants.

Avec le temps, de nouvelles maisons ont été construites sur des parcelles,
à distance de ce qui était le « cœur de Moustéro », créant ainsi un hameau
dont la topographie diffère des autres villages de l’île. En 2021, sept
maisons sont occupées à l’année et quatre sont des résidences secondaires.
L’ancien lavoir et quelques puits sont aujourd’hui sous la végétation. Le
bois et les broussailles occupent la place des maisons. L’ancien chemin
principal qui traversait Moustéro pour aller au Pradino et à Kerlo est un
sentier souvent inondé et très peu emprunté.

Jo Le Port, la mémoire de l’île, m’a communiqué le cadastre daté de


1837, un document de la mairie certifiant que le maire par intérim avait
plaidé auprès des Allemands pour la conservation du village ainsi que des
documents relatifs à la reconstruction de la maison de la famille Lanco.
Rien ne permet de comprendre précisément ce qui a motivé les autorités
supérieures de l’artillerie de marine allemande, alors positionnées sur le
continent au fort du Talud à Ploemeur, à ordonner cette destruction.
Au moment de l’écriture de ce roman, je n’ai trouvé sur aucun blog, dans
aucun livre ni aucune archive traitant des années de guerre et de
l’occupation allemande, la mention de la destruction de ce village, qui était
l’un des plus importants de l’ouest de l’île. À présent, un livre documentaire
recueillant des témoignages a été publié aux éditions de Groix, quelques
jours avant ce roman.
Ces deux ouvrages permettront peut-être aux habitants et aux visiteurs de
l’île de découvrir ou redécouvrir l’histoire de Moustéro.
PAR LA MÊME AUTRICE
AUX ÉDITIONS THIERRY
MAGNIER
979-10-352-0438-9
Au bord de la terre

« Je monte les escaliers en faisant attention à éviter les papiers gras qui traînent. Le nettoyage n’est
plus fait depuis des mois. Pendant un temps, avec quelques voisins, nous avons tenu un roulement
pour passer balai et serpillère et puis un jour, on a arrêté, sans même en parler. C’est comme pour le
reste. Par exemple, les ampoules. On les a changées une fois, deux fois et on a appris à se contenter
de la lumière urbaine pour éclairer les marches usées. On ne sait pas pourquoi les bonnes volontés
s’émoussent si vite et surtout sans concertation, ni reproche. Ça glisse. Mon père dit que sans
organisation d’État, l’anarchie idéalisée montre ses limites. Je trouve ça contradictoire et pas très
clair. L’anarchie, par définition, ne peut pas fonctionner avec un gouvernement ! Puis il ajoute que
tant que les poubelles sont ramassées, il y a une once d’humanité. Son propre père tenait à peu près le
même discours, à savoir que seuls les éboueurs et les artistes étaient indispensables à la société. Peut-
être. Mais je me demande quand même si le boulanger et le médecin n’auraient pas dû être ajoutés à
la liste. Et aussi le conducteur de train et les techniciens internet… Je n’arrive pas à exposer des idées
radicales, même par provocation. C’est peut-être pour ça que Maïa, ma copine, me trouve mou et
indifférent.
À chaque palier je tends l’oreille mais les bruits de discussions ou de vidéos qui s’échappaient à
travers les portes des voisins ont disparu aussi. Notre immeuble s’endort un peu plus chaque jour. Je
pense que tout le monde vit maintenant avec un casque sur les oreilles. Je continue ma lente
ascension. Je ne suis pas pressé d’arriver à l’appartement. Je sais ce que je vais y trouver. Mon
angoisse augmente proportionnellement à chaque pas. Il faut que je profite de mes dernières secondes
à l’extérieur. Que je me rattache au regard foudroyant de Maïa et à sa voix quand, perchée sur une
table, elle harangue les quelques élèves qu’elle a réussi à réunir pour les convaincre de faire bloc et
de rejoindre l’action du jour. Cette fille me fascine et je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle, la
révoltée, est tombée amoureuse de moi, le planqué. Planqué, c’est un peu exagéré. Disons plutôt le
circonspect. L’attentif. Le défaitiste. Peut-être l’égoïste, le nonchalant, le lâche… Ça, c’est ce que me
jette Maïa quand mon incapacité à agir la pousse à bout. Et là, je souffre.

– Comment peux-tu être à ce point hors du monde ? me demande Maïa. Tu es pourtant sensible à
l’injustice et en accord avec nos idées ?
– Oui mais… pas comme ça.
– Comment alors ? Sans action, il n’y a pas d’évolution.
– Je ne sais pas.

Je n’ai pas de réponse convaincante. Tout change tout le temps et je n’arrive jamais à trouver des
solutions avant celles proposées à tout bout de champ par nos dirigeants.
Je suis devant la porte de notre appartement. Puisque j’ai décidé de rentrer à la maison plutôt que
d’accompagner Maïa et sa troupe dans une action « neutralisation » auprès du Centre des drones de
surveillance du 12e arrondissement, il faut que j’assume ! Je tape les huit chiffres de ma naissance
sur le boîtier pour désactiver l’alarme et envoyer un message au Centre de Sécurité civile qui
enregistre automatiquement mon heure de retour. Un logo vert en forme de pouce levé s’affiche et
active l’accès à la serrure. Je sors la clef de ma poche. Le verrou tourne lentement, trois tours. Cela
veut dire qu’elle n’est pas sortie de la journée. L’inverse aurait relevé du miracle. J’entre et referme
doucement la porte blindée. J’aimerais signaler ma présence avec légèreté en appelant : « Maman !
C’est moi, Sam. Je suis rentré du lycée. Si tu savais ce que nous a balancé le prof de maths
aujourd’hui, c’est n’importe quoi. » Mais j’ai la gorge nouée et aucun mot ne sort. J’hésite à filer
discrètement dans le couloir, me réfugier dans ma chambre et attendre le retour de mon père. Elle ne
s’en apercevrait sans doute pas. Mais non, je dois aller voir comment elle va. Je ne peux pas être
faible pour tout.
Le couloir, la chambre, le salon, la cuisine sont plongés dans le noir. Je sursaute. Maman est assise
dans le canapé. Devant elle, sur la table basse, une tasse de thé froid. Le liquide est noir et une peau
s’est formée à la surface. Maman est raide, le regard dans le vide. Je pense au personnage empaillé de
Psychose. »

Extrait du premier chapitre


Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud
Notes
1. Trémoc’h (on prononce « trémour ») : pousse-pied, crustacé vivant sur les rochers battus par les vagues, très apprécié
des Groisillons.

2. Germon : thon à chair blanche.


Notes
1. Pen lan : à travers la lande.

2. Peupé ou pepé : grand-père. Meumé ou memé : grand-mère.

3. Bugalaï : groupe d’enfants.


Notes
1. Renavi : renégat.
Notes
1. Tchum’pott ou chumpot : gâteau traditionnel groisillon. C’est une boule de pâte (farine, sucre, beurre) cuite dans un
torchon plongé dans de l’eau bouillante.

2. Treugwere : idiote.

3. Boguée : fatiguée.

4. Ausweis : autorisation ou papier officiel permettant de faire telle ou telle activité, ici de pêcher. Sorte de carte
d’identité pour les marins pêcheurs.

5. L’Ankou : personnage squelettique qui représente la mort.


Notes
1. Tracer quinze (nœuds) : aller vite, filer.

2. Drèche : ronces.

3. Gravigner : écorcher.

4. Raden : fougère.
Notes
1. Schnaps : eau-de-vie très répandue en Allemagne.
Notes
1. Doryphore : insecte qui se nourrit des feuilles de pommes de terre et ravage les plantations et, par extension, mot
injurieux pour désigner un Allemand.

2. C’est strictement interdit !


Notes
1. Chanson populaire dans les années 1910.
Notes
1. Coulemelle : champignon comestible avec une longue tige blanche et un chapeau qui fait penser à une ombrelle.

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