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MICHEL DE CERTEAU, HENRI DE LUBAC : UNE

CORRESPONDANCE
François Trémolières

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

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2018/4 Tome 106 | pages 591 à 609
ISSN 0034-1258
ISBN 9782913133815
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Pour citer cet article :


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François Trémolières, « Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance »,
Recherches de Science Religieuse 2018/4 (Tome 106), p. 591-609.
DOI 10.3917/rsr.184.0591
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note
Michel de Certeau,
Henri de Lubac :
une correspondance

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par François Trémolières
CELLAM – Université de Rennes 2
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D e Lubac, Certeau a pu écrire qu’il était « à l’origine de [sa] voca-


tion » et, encore en 1983, qu’il lui devait « ce qu’il y a de plus
essentiel » – c’était, comme on va le constater, dans des lettres qu’il lui
a adressées. Cette correspondance, importante surtout dans les années
1960, apporte ainsi un complément précieux aux écrits publiés : sans
elle, nous en resterions sans doute aux pages de Lubac dans ses derniers
ouvrages, marquant un désaccord violent qui se traduit ici, au début des
années 1970, par la rupture et le silence (silence que nous comprenons
mieux à la lecture des lettres de Lubac à Bouillard, dans le contexte de
l’après-concile, coïncidant avec l’ébranlement de 1968). Ce désaccord
porte sur un enjeu d’interprétation qui renvoie aux œuvres1. D’autres
dimensions apparaissent, d’une relation d’abord quasi filiale, d’échange
intellectuel et de travaux au sein de la Compagnie – la majorité des
lettres conservées datant de la période d’activité de Certeau au sein de
la revue Christus.

1. Nous consacrons aux textes de Certeau sur Lubac, et aux pages de Lubac sur Certeau, un
article de la Revue d’histoire de l’Église de France qui paraît parallèlement à celui-ci : « Michel
de Certeau et Henri de Lubac, quelques jalons pour une étude » (nous n’y abordons pas la
correspondance, comme ici nous n’abordons pas les imprimés). Il ne s’agit dans les deux cas
que d’une approche documentaire, préalable à une étude complète de leur relation et de ses
implications dans l’œuvre, qui excède de beaucoup les dimensions d’un ou deux articles : elle
fait l’objet d’un travail en cours, la thèse de Carlos Alvarez, Sécularisation et crise : la mystique.
Continuités et ruptures entre Henri de Lubac et Michel de Certeau, (Facultés jésuites de Paris). Nous
remercions Carlos Alvarez et Luce Giard ainsi que Marie-Gabrielle Lemaire, de nous avoir fait 591
bénéficier de leurs remarques à la lecture d’une première version du présent texte.

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François Trémolières

Itinéraires
Michel de Certeau (1925-1986), entré au séminaire d’Issy à la
fin de la guerre, intègre le séminaire universitaire de Lyon à la rentrée
1947, dans un contexte fortement marqué par l’enseignement des
théologiens du scolasticat jésuite de Fourvière (dont plusieurs ont eu un
rôle important dans la Résistance), à l’origine des collections « Sources
chrétiennes » (avec le jésuite parisien Jean Daniélou) et « Théologie »

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(« sous la direction de la faculté de théologie s.j. de Lyon Fourvière »),
laquelle incarne un renouveau de la discipline : cette « nouvelle théo-
logie », comme l’appellent ses adversaires, fait débat à la fin des années
40 et sera sanctionnée par Rome. C’est dans ce contexte qu’il fait la
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connaissance du P. Henri de Lubac (1896-1991), professeur de théolo-


gie fondamentale à l’Institut catholique de Lyon, auteur de Surnaturel
(1946), un des plus directement visés : en juin 1950, Lubac est interdit
d’enseignement, exclu de la direction des Recherches de science religieuse
(la revue savante de la Compagnie), et doit quitter Lyon pour Paris.
Certeau, déjà sous-diacre, fait le choix de devenir jésuite à la fin
de sa licence lyonnaise de théologie et entre dans le cursus jésuite en
1950 : noviciat et juvénat à Laval, philosophie à Chantilly, retour à Lyon
(1955-1956) pour la théologie. Ordonné prêtre en 1956, il intègre alors
la rédaction de Christus, la toute jeune revue jésuite de spiritualité2,
tout en menant des recherches érudites sur les débuts de la Compagnie
(éditions du Mémorial de Favre, du Guide spirituel et de la Correspondance
de Surin), à la demande de ses supérieurs ; en 1962 il en sera nommé
co-directeur, aux côtés de François Roustang.
En 1967 il rejoint la revue généraliste des jésuites, Études. Les articles
qu’il consacre à Mai 68 sont aussitôt repris en livre (La prise de parole).
« La rupture instauratrice », important essai publié dans Esprit en 1971,
marque sa distance d’avec la théologie et les théologiens de métier, tan-
dis que Le christianisme éclaté, en 1974, dialogue avec le directeur de la
revue, Jean-Marie Domenach, est reçu comme une critique de l’Église.
Parallèlement il investit les sciences humaines – membre de l’École freu-
dienne dès sa création par Lacan en 1964, lecteur de Foucault notam-
ment, il fait son entrée dans le groupe de la Bussière en 1967 et se définit
dès lors comme historien (tout en ouvrant le champ de ce que l’on
appellera plus tard cultural studies) : parution de La possession de Loudun
en 1970 ; participation au volume manifeste Faire de l’histoire en 1974,
qui lui doit son titre (et publication de La culture au pluriel) ; parution
de L’écriture de l’histoire en 1975, polémique avec Robert Mandrou,

2. Dont le premier numéro a paru le 1er janvier 1954. Sur l’histoire de la revue, voir la contri-
592 bution d’Étienne Fouilloux au « numéro du cinquantenaire », Christus, 2004, hors-série :
« Naissance, enfance et adolescence de Christus (1951-1971) ».

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
publication de La fable mystique en 1982 (et des Arts de faire en 1980)…
Certeau, qui enseigne à l’université de Californie à San Diego depuis 1978,
obtient tardivement la reconnaissance académique en France : il est élu
directeur d’études à l’EHESS en 1984 – moins de deux ans avant sa mort.
Son aîné de presque trente ans (mais qui lui survivra cinq ans),
Lubac est entré dans la Compagnie en 1913. Professeur de théologie
dès 1929, il entame une œuvre prolifique, à forte audience dans les
milieux catholiques, mais, on l’a vu, devenue suspecte après-guerre.

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Autorisé à reprendre ses cours en 1958, il connaît avec Vatican II une
pleine réhabilitation : nommé en 1960 par Jean XXIII consultant de
la commission théologique préparatoire, puis expert au Concile (Paul
VI se disait grand lecteur de sa Méditation sur l’Église, 1953), il sera créé
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cardinal en 1983 par Jean-Paul II. Cette reconnaissance romaine est


cependant accompagnée de ce qu’il vit, douloureusement, comme une
sorte d’éloignement intérieur dans la Compagnie des années soixante,
a fortiori soixante-dix, et même l’Église de France.
La correspondance entre les deux hommes nous est connue par
les archives conservées à Namur, au Centre d’archives et d’études
Cardinal Henri de Lubac, et à Vanves, aux archives de la province
des jésuites de France – uniquement par ce qu’a conservé Lubac, à
savoir les lettres de Certeau. Les conditions de consultation sont plus
ouvertes à Namur, puisque c’est un fonds constitué explicitement pour
la recherche et l’étude. Le P. Chantraine, légataire testamentaire du
P. de Lubac (avec Mgr Charles Molette), y a organisé le transfert de ses
archives. De manière générale, les correspondances les plus importantes
(des copies de transcriptions) sont aux deux endroits. Mais il y a des
exceptions, liées sans doute à l’histoire des dépôts. Et la correspondance
qui nous occupe en est une : sur les quatre-vingt-quatorze lettres ou
billets, manuscrits ou tapuscrits, que nous avons recensés de Certeau
à Lubac, trois seulement se trouvent à Namur3. Cependant beaucoup
de ces lettres sont déjà connues ou au moins signalées dans le livre de
François Dosse4. Nous remercions les responsables de ces fonds, Mme
Barbara Baudry à Vanves et Mme Marie-Gabrielle Lemaire à Namur,
pour leur accueil ; ainsi que Mme Luce Giard, légataire de l’œuvre de
Certeau (dont ses archives).
La première lettre est datée du 14 janvier 1951, la dernière du
19 février 1983. On remarque une répartition très inégale selon les

3. Sauf indication contraire, les lettres citées proviennent donc du fonds Lubac des Archives
de France de la Compagnie de Jésus, à Vanves, boîte 34.
4. Michel de Certeau. Le marcheur blessé, La Découverte, Paris, 2002. On dispose pour Lubac
d’une biographie monumentale, encore inachevée : Georges Chantraine, Henri de Lubac, t. I.
De la naissance à la démobilisation (1896-1919), Éd. du Cerf, Paris, 2007 ; t. II. Les années de for-
mation (1919-1929), ibid., 2009 ; G. Chantraine et M.-G. Lemaire, t. IV. Concile et après-Concile 593
(1960-1991), ibid., 2013.

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François Trémolières

années : une en 1951, une en 1954, deux en 1955, sept en 1956, huit
en 1957 (à quoi ajouter peut-être une carte de vœux non datée, signée
avec Roustang et d’autres, sans doute l’équipe de Christus), une en 1959,
quatre en 1960, dix-sept en 1961, dix en 1962, neuf en 1963, sept en
1964, dix-huit en 1965 (dont un billet s.d. avec Roustang et Bellet),
deux en 1966, deux en 1967, une en (août) 1968, une en 1972, une en
1975, une en 1983. Même en faisant la part des aléas, qui font que les
correspondances se raréfient quand les gens se voient suffisamment

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pour qu’ils n’aient pas besoin de s’écrire (et plusieurs de ces lettres
sont des demandes de rendez-vous ou rattrapent des rendez-vous man-
qués), il est assez clair que la période la plus abondante correspond aux
années Christus (certaines de ces lettres sont d’ailleurs directement liées
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à l’activité de la revue) – qui sont aussi celles du concile – et que l’on


constate un espacement à partir de 1966, pour aboutir à deux lettres
seulement dans les années 70, puis une en 1983, l’année du cardina-
lat. C’est aussi durant cette période que Certeau publie ses deux textes
importants sur Lubac5, et ses quelques tirés-à-part conservés à Namur
datent des années 1960-19666.
Nous avons ici confirmation, par le prisme particulier de la corres-
pondance avec Lubac, de l’hypothèse de Joseph Moingt7, que le « départ
de Christus, où [Certeau] travaillait depuis dix ans, est significatif d’un
changement d’orientation décisif », donc avant « les dates symboliques
souvent alléguées – 1968 : La prise de parole ; 1971 : La rupture instaura-
trice ; 1974 : Le christianisme éclaté ».
En juin 1966, il a demandé à quitter la revue Christus pour fonder
un « centre de réflexion et d’action dans le secteur des sciences
humaines » ; c’est l’année où il publie la correspondance de Surin
et s’enthousiasme pour Les mots et les choses. En septembre 1966,
il découvre sa sœur Marie-Amélie décédée tragiquement dans son
appartement ; en octobre 1966 il crée la collection Bibliothèque des
sciences religieuses plutôt que de rejoindre la collection Théologie8 ; en
novembre 1966 il fait un voyage à Rio de Janeiro et au printemps

5. « Exégèse, théologie, spiritualité », recension des deux premiers volumes d’Exégèse médié-
vale, les quatre sens de l’Écriture, (Aubier, 1959), Revue d’ascétique et de mystique t. 36, 1960,
p. 357-371 ; « Un maître : le Père Henri de Lubac », Ecclesia n° 187, octobre 1964, p. 83-90.
Voir notre étude dans la RHEF (t. 104, n° 254, 2018/2).
6. Par ordre chronologique : les deux articles sur « Les œuvres de Jean-Joseph Surin » parus
dans la Revue d’ascétique et de mystique, 1964 et 1965 ; la contribution aux entretiens de Cerisy,
« Henri Bremond et la “Métaphysique des saints” », dans la version de 1966 (Recherches de
science religieuse) ; « Cultures et spiritualités », Concilium n° 19, sept. 1966. Plus « Exégèse,
théologie, spiritualité », le compte rendu d’Exégèse médiévale dans la RAM en 1960.
7. In « “Respecter les zones d’ombre qui décidément résistent” », RSR 91/4 (2003), p. 577-587
(le titre reprend une formule de Dominique Salin) – ici p. 578.
8. La collection est publiée par les jésuites de Fourvière chez Aubier. Nous n’avons rien trouvé
594 à ce sujet dans la correspondance. Surtout, C. Alvarez nous a signalé que la création de la BSR
est en réalité plus tardive.

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
1967 il voyage au Venezuela, au Chili, en Argentine, au Brésil. En
juillet 1967, il quitte Christus pour Études, changement d’affectation
hautement significatif. En août 1967, grave accident de voiture où sa
mère perd la vie, et où il perd un œil.

« Votre fils »

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La dimension privée et familiale à laquelle il est fait allusion ici
apparaît quelquefois dans les lettres. Par exemple, le 19 octobre 1957,
Certeau remercie Lubac d’avoir rendu le service de mettre son frère en
relation avec le Bureau international du travail (B.I.T.). En mai 1961,
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il l’invite à passer chez ses parents. En janvier 1963, il le remercie de


leur avoir rendu visite. La famille reconnaît ainsi un lien entre les
deux hommes, que l’on pourrait dire de filiation spirituelle, sur lequel
Certeau insiste à plusieurs reprises – en 1954 (« vous êtes à l’origine de
ma vocation », lui écrit-il le 20 septembre), en 56 (après l’ordination),
en 1962, en 63, en 65. C’est à lui qu’il écrit le premier lorsqu’il apprend,
le 9 décembre 1962, la date de sa profession solennelle.
Lien de filiation qui s’affirme dès la première lettre conservée,
datée du 14 janvier 1951, c’est-à-dire au moment du noviciat (d’ailleurs
accompagnée d’un mot du nouveau maître, le P. de Boulongne) :
Cette année qui s’ouvre me fait, à chaque jour de silence dans ce
noviciat, un peu plus votre fils. Cette certitude en est l’une des joies,
dans la communication de Jésus. Il s’y ajoute tellement l’ardent désir
d’apprendre de vous à aimer et à servir l’Église ; mais il faut d’abord
traverser ce temps de l’impatience humaine pour trouver au-delà,
tellement autre, l’urgence de la Patience divine qui est si fidèle au
Mystère de sa Transcendance.
Avec toute ma respectueuse affection, permettez-moi, mon Révérend
Père, de me confier à vos prières de père, et de joindre à vos soucis ma
lente prière de petit frère novice.

Et aussi, en un sens, dans la dernière lettre (19 février 1983), à


l’occasion du cardinalat, soit plus de trente ans après, que nous citons
intégralement, pour être sûr de n’en rien déformer :
Cher Père
(je n’ose vous appeler “Éminence” – ce que, par modestie, vous ne
devez pas aimer beaucoup), à l’annonce de votre cardinalat, tant de
souvenirs me sont venus, depuis les premières rencontres à Fourvière
et aux Facultés Catholiques de Lyon, en 1947-1950, les conversations
chez vous, Rue de Sèvres déjà, pendant les années de solitude, les
595
discussions sur tant de questions que vous éclairiez avec humour,

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François Trémolières

la lecture éblouie de vos livres (je serai endetté pour toujours), mes
grands vœux, Surin, « Christus »… Ce serait une longue histoire de
ma reconnaissance qu’il faudrait que je raconte, même si vous êtes
inquiet des formes qu’elle prend aujourd’hui. Mais ce qu’il y a de plus
essentiel, une exigence chrétienne, de cœur et d’esprit, je l’ai décou-
vert et articulé en vous connaissant et grâce à vous, d’abord. Et cette
nécessité évangélique reste l’essentiel, – cherchant des voies qui ne
sont jamais assurées ni closes, – pour nous. C’est de ce lieu-là, autour
duquel nous tournons comme autour de Jéricho, que je voudrais vous

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dire ma gratitude, et aussi ma joie au moment où votre travail reçoit
le sceau de l’Église. Ce qui est heureux, c’est aussi que ma reconnais-
sance personnelle puisse ainsi s’exprimer – et se perdre – dans une
reconnaissance « universelle », comme en un chant liturgique.
Dans ce moment, s’effacent les manières différentes dont nous essayons
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de laisser se tracer ce que nous avons pu entendre de l’Évangile. C’est


le moment de ce qui précède et éveille tous ces chemins. Après, seule-
ment, vient le temps pour chacun de payer de sa poche le prix de son
voyage, modestement et durement. Votre cardinalat a pour moi cette
signification « liturgique ». Il ramène une vie au secret qui l’a hantée, à
l’indicible qui a eu tant d’échos. Moment de l’Amen, qui unit tous ces
échos. Je pense à ce qu’a dû être le cardinalat de Newman.
Que ce mot vous dise donc ma gratitude, perdue au milieu de tant
d’autres mais enracinée, vous le savez, dans les étapes décisives et
personnelles d’une recherche.

On trouverait nous semble-t-il une confirmation de cette sorte de


fidélité, ou si l’on préfère de gratitude continuée, dans la nécrologie de
Lubac qu’il avait rédigée à l’avance pour Le Monde (dès 1975, révisée
après 1983) et qui a paru en 1991.
Cette tonalité que l’on peut dire spirituelle laisse peu de place aux
éléments proprement biographiques. Plusieurs allusions cependant à la
santé de Lubac (maladie, opération) chaque fois associées à la prière ;
une allusion ironique à son propre accident (« d’avoir perdu un œil me
rend téméraire », 8 août 1968), l’envoi (1er décembre 1967), après la
mort de sa mère, d’un « “Memento” qui n’est pas seulement le signe de
la respectueuse admiration que maman avait pour vous, mais le signe
d’une prière qui ne cesse d’être, entre nous, appel et confiance. Ainsi
devient, je ne dis pas supportable, mais compréhensible le silence de
ceux qui ne nous parlent plus car ils “y” sont » ; l’annonce de la mort de
sa sœur, dans un billet daté 26 septembre 1966. Et c’est dans ce même
billet9, en post scriptum, que l’on trouve une des très rares marques de
désaccord entre eux (encore n’est-il pas certain qu’il faille l’interpréter

596
9. Et non dans la lettre du 29 nov. 1965 comme l’écrit F. Dosse, op. cit. p. 55.

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
en ce sens, et l’on voit mal à quoi Certeau fait allusion à cette date10) :
« Si vous étiez moins discret avec moi, je ferais moins d’erreurs en
parlant de vous ! Dites-moi, s’il vous plaît, les points sur lesquels je me
suis trompé ou sur lesquels vous feriez des réserves ! »
Beaucoup plus net, et plus tardif, un billet du 23 janvier 1972, à
une date où, comme on l’a vu, leur correspondance est devenue très
épisodique (pas une lettre conservée depuis celle déjà citée de l’été 68) :
Cher Père,

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j’ai appris par des amis communs que vous me reprochiez, dans les
Églises particulières, d’avoir trahi votre pensée. Je n’ai pas encore lu
le livre, qui n’est pas arrivé aux Études. Mais si c’est vrai, j’en serais
désolé (vous aviez été assez d’accord avec l’article que j’avais fait sur
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vous dans la RAM).


Quoi qu’il en soit, et malgré ce que je sais que vous dites à mon sujet,
j’ai toujours tenu à manifester mon immense gratitude à votre égard
et mon admiration. C’est de cette fidélité que je voudrais au moins
vous assurer au seuil de cette année, comme de mes sentiments très
fraternels.

On le voit, l’allusion au différend (subi, et non agi) est suivie aus-


sitôt de l’expression de « gratitude » et « fidélité ». (C’est aussi, nous
semble-t-il, la seule occurrence où Certeau conclut par ses sentiments
« fraternels ».) Même tonalité dans la seule lettre connue entre celle-ci
et celle de 1983, datée du 3 mai 1975, de Cambridge :
Cher Père,

c’est par gratitude que je vous fais envoyer l’Écriture de l’histoire [en
marge, la seule annotation à ces lettres : « pas reçu »] […]. Sans doute
n’y reconnaîtrez-vous pas ce que vous avez écrit dans Histoire et Esprit,
un livre qui m’a profondément marqué. Je voudrais que vous recon-
naîtriez au moins la fidélité à un esprit qui travaille dans le langage
comme sa réalité, et aussi mon souvenir toujours reconnaissant.

De fait, pour Lubac, la rupture est réelle, le différend intellectuel


(et donc personnel) profond, exprimé par le rejet de la référence qui
est faite à son Exégèse médiévale dans « La rupture instauratrice ou le
christianisme dans la culture contemporaine » (Esprit, juin 1971)11.

10. Peut-être à « Cultures et spiritualités », qui paraît dans Concilium n° 19, nov. 1966 ?
« L’élaboration d’une spiritualité au sein d’un mouvement collectif entraîne à son tour
une réinterprétation des notions les plus traditionnelles (…) : les mêmes mots, les mêmes
idées ou les mêmes définitions n’ont donc plus la même portée ni la même fonction dans le
langage nouveau où ils sont repris et transposés de façon plus ou moins perceptible ». Aucune
référence explicite à Lubac mais, plus loin, le résumé de son analyse dans les Mélanges Lubac
sur le passage de l’adjectif au substantif « mystique ».
597
11. Voir notre article déjà cité de la RHEF.

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François Trémolières

Mais Certeau de son côté proteste d’une continuité entre ses thèses du
moment – début des années 70 – et sa lecture du même livre en 1960
(l’article de la RAM).

Certeau lecteur de Lubac


On le voit, cette correspondance est aussi un moyen de docu-

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menter les lectures de Lubac par Certeau. Le 6 janvier 1955, il accuse
réception d’un envoi qui nous semble être celui du premier volume de
la correspondance Blondel / Valensin (« cette fascinante et mystérieuse
figure du P. Valensin »). Il fait allusion, dans une lettre de mars 1956,
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à Paradoxes et Nouveaux paradoxes. Le 22 août de cette même année,


celle de son ordination, Lubac lui ayant écrit à cette occasion, Certeau
lui répond de Bezons où il se trouve, une paroisse ouvrière :
C’est comme si des écailles me tombaient des yeux et comme si je
trouvais Jésus-Christ après l’avoir longtemps et vainement cherché là
où il n’est pas, dans ma solitude. […] Savez-vous que je viens de relire,
je crois pour la cinquième ou la sixième fois, Sur les chemins de Dieu ?
C’est un de ces livres (avec ceux de Bernanos) où j’ai le mieux appris
à connaître Dieu, et je vous en remercie encore.

Certeau remercie Lubac de l’envoi de tirés-à-part, en janvier 1961,


et du troisième volume d’Exégèse médiévale en février de la même année.
Dans une lettre du 17 avril (1959) : « Inutile de vous dire avec quel plaisir
j’ai lu votre Allégorie chrétienne dont l’intérêt dépasse largement le cas de
Pépin12 et touche à tout ce qui est relation “en Esprit” avec l’Écriture. Je
crois d’ailleurs que l’article a porté en Sorbonne, où même Mr Puech se
défend d’avoir approuvé sa thèse. » Les envois de Lubac se poursuivent
après le billet de 1966 que j’ai cité, qui pouvait témoigner d’un désac-
cord, et l’affaire du « troisième homme » (octobre 1966) qui entraîne le
départ de Roustang de la revue Christus. Ainsi le 30 mai 1967, Certeau
remercie Lubac de « l’envoi de vos deux livres », Paradoxe et mystère de
l’Église et surtout Images de l’Abbé Monchanin : « C’est très beau, et j’ai
lu deux fois, coup sur coup, ce portrait d’un homme dont tout raconte
le secret, sans qu’il soit jamais localisable ici ou là. »
Arrêtons-nous à un cas un peu différent, La pensée religieuse du
Père Teilhard de Chardin, en 1962. Il faut rappeler le contexte, qui n’est
pas précisément favorable à Teilhard. Étienne Fouilloux, dans l’article
qu’il a consacré aux vingt premières années de Christus (1951-1971),

598 12. Voir H. de Lubac : « À propos de l’allégorie chrétienne », RSR 47/1 (1959) p. 5-43 ; et Jean
Pépin, Les deux approches du christianisme, Minuit, Paris, 1961.

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
cite « une note du P. Giuliani sur une proposition du P. de Lubac, déjà
refusée par la Vie chrétienne, le 6 novembre 1958 » : « Christus n’a pas le
droit de présenter l’œuvre de Teilhard comme un exemple. » Le 30 juin
de cette même année 1962 paraît une mise en garde sévère du Saint-
Office « contre les dangers des ouvrages du P. Teilhard de Chardin et
de ses disciples » : « certaines œuvres du P. Teilhard de Chardin, même
des œuvres posthumes […], fourmillent de telles ambiguïtés et même
d’erreurs si graves qu’elles offensent la doctrine catholique ». Certeau

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réagit immédiatement, écrivant à Lubac le 3 juillet :
Comment ne pas penser à vous en lisant les articles consacrés aux
nouvelles mesures contre Teilhard. Décidément, on tient à vous
maintenir en forme, dans l’exercice du bon combat ! Avouez que j’ai
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raison, avec mes plaisanteries sur vos « croisades », – manière de vous


dire ma prière et mon admiration. […] l’Église semble, une fois de
plus, malmener et secouer des affections et des convictions qui vous
viennent pourtant d’elle.

Par ses responsabilités dans Christus, Certeau sera l’un des arti-
sans de la « réhabilitation » de Teilhard dans la Compagnie, et l’en-
treprise est étroitement liée à Lubac13. Le premier texte de Teilhard
publié dans Christus l’est en juillet 1964 (n° 43) : « Le Christ dans
l’Univers », édité par Certeau, publication dont il écrit à Lubac le
8 juillet, après une discussion avec lui sur le manuscrit (lettres des
10 et 18 juin) : « c’est une façon de poser aussi le problème textuel
des œuvres de Teilhard. […] Il faut envisager d’entreprendre un jour
une édition “critique” ! »
Lubac avait été associé dès le début au projet de collection Christus,
à côté de la revue – Certeau lui écrivait à ce sujet dès le 10 novembre
1956 (le jour même, d’après Fouilloux, où Giuliani soumettait ce projet
à ses supérieurs). C’est dans ce cadre que paraîtront, en novembre 1965,
les Lettres à Léontine Zanta, « introd. Robert Garric et Henri de Lubac,
éd. Michel de Certeau »14. Dans une lettre du 17 mars de cette année,

13. Voir la chronique très précise que dresse M.-G. Lemaire dans « Henri de Lubac, défenseur
de Teilhard : un cas de conscience », Nouvelle Revue théologique t. 139 (2017/4), p. 571-586.
Elle signale en particulier le refus par Christus, en 1955, d’un « très beau texte de Marcel
Légaut sur Teilhard » (cit., p. 574). Lubac, lui-même empêché de publier sur Teilhard en 1958,
est l’auteur en 1962 de La pensée religieuse de Teilhard de Chardin, premier signe d’un revire-
ment de la Compagnie en faveur du paléontologue ; mais l’ouvrage s’est attiré de vives cri-
tiques, y compris de l’Osservatore romano : cf. Mémoire sur l’occasion de mes écrits (2e éd. 1992),
t. XXXIII des Œuvres complètes, Éd. du Cerf, Paris, 2006, p. 105-107 (Lubac, qui passe ensuite
en revue son rôle dans des éditions de Teilhard, ne mentionne pas les Lettres à Léontine Zanta).
Voir aussi le chapitre IV du t. IV de la biographie de Lubac déjà citée, « Teilhard de Chardin »
(sur l’édition en question, p. 356 et note 2).
14. D’après L. Giard, nº 35 de sa précieuse « Bibliographie complète de Michel de Certeau »,
RSR 76/3 (1988). Le nom de Certeau n’apparaît pas sur la couverture du livre mais il signe un 599
« Avertissement de l’éditeur », p. 48.

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François Trémolières

Certeau sollicite Lubac en ces termes : « nul mieux que vous ne pourrait
dire la signification religieuse et le caractère propre de ces lettres ». Et le
23 mars : « Je vous écrirai de nouveau au sujet de Teilhard. Pour dégager
la responsabilité des préfaciers [dont Lubac, donc], je serai l’éditeur. »
Enfin le 24 août : « Comme vous me l’aviez demandé, et comme c’est
réel, j’ai pris la responsabilité de l’édition. » Il semble donc s’agir d’une
sorte d’entreprise commune15.
Lubac n’envoie pas seulement des livres ou des articles à Certeau, il

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lui adresse aussi des travaux en cours. Ainsi Certeau lui écrit, le 5 mai 1956 :
En terminant à l’instant « le Mystère du Surnaturel », je ne puis
m’empêcher de vous dire tout de suite combien j’en ai été éclairé et
nourri. L’âme et l’esprit (mais est-ce si différent ?) y trouvent égale-
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ment lumière. Et je n’avais pas compris dans Surnaturel et dans l’ar-


ticle de RSR 1949 toute la portée de votre thèse…

Il semble donc qu’il ne s’agit pas de l’article de 1949 qui porte ce


titre – ni du livre, qui paraîtra bien plus tard, en 1965. Plutôt un texte
inédit16 : une étape d’un livre en chantier, sur lequel Certeau revient
en mars 1957 (« ce serait une grande joie pour moi si je pouvais lire
votre nouveau “Mystère du Surnaturel” »), en septembre de la même
année (« l’étude sur le surnaturel, que j’aimerais bien lire ou relire »),
etc. De même le 23 octobre 1956 : « si cela était possible, j’aimerais
bien, à votre prochain séjour à Paris, pouvoir lire le premier chapitre
de Christianisme et Mystique »17, « ces pages sur la mystique » dans la
même lettre de septembre 1957 (il accuse réception des deux études le
8 octobre). Encore le 18 janvier 1957 : « combien le travail dont vous
me parlez – sur l’exégèse spirituelle – m’intéresserait si vous aviez la
bonté de me le prêter », sans doute le manuscrit d’Exégèse médiévale.
Le 19 janvier 1961 – dans la période où Certeau travaille à ses
éditions de Surin –, il fait une allusion très claire au livre jumeau du
Mystère du surnaturel, l’autre ouvrage tiré de Surnaturel et qui deviendra
Augustinisme et théologie moderne :

15. Ces lettres de mars 1965, ainsi qu’une autre datée du 1er septembre, figurent par exception
dans la boîte 29 du fonds Lubac à Vanves. Une lettre du 26 août est classée à Namur [CAECHL
24731].
16. Peut-être celui dont parle Lubac dans le Mémoire, p. 112-113.
17. Nous n’avons pas retrouvé ce titre dans la bibliographie pourtant très complète (y com-
pris des inédits conservés à Namur) établie par Bertrand Dumas dans Mystique et théologie
d’après Henri de Lubac, Éd. du Cerf, Paris, 2013. Certeau l’évoque encore dans une lettre du
2 janvier 1960 [CAECHL 51777] : « Travaillant maintenant régulièrement pour Logos, la revue
japonaise de Georges Nayrand, je viens de lui envoyer une Note sur l’histoire du mot “mys-
tique”, et je pensais avec nostalgie à votre étude dans Christianisme et mystique. » Nous ne
trouvons pas trace de ce travail (qui serait donc antérieur de quatre ans à l’importante étude
600 des Mélanges Lubac sur le même sujet – voir infra la lettre à Lubac du 1er octobre 1962) dans la
bibliographie établie par L. Giard.

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
Puisque vous me dites avoir encore quelques chapitres disponibles, et
si cela ne vous incommodait pas, j’aimerais bien avoir aussi, en face
des Questions sur l’amour18, vos deux chapitres sur Jansenius et sur
Baius : ces deux « messieurs », comme dit Surin, sont toujours derrière
la porte quand Surin est en train d’écrire, et j’ai bien de la difficulté à
saisir cet invisible dialogue !

Il y revient en octobre 1962, demandant à Lubac « votre


nouvelle rédaction de votre étude sur Baius et Jansénius ». Et le 17

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avril 1964 (les Mélanges Lubac viennent de paraître) : « Dans le cas
où le Père Provincial accepterait la publication de votre manuscrit
“Augustinisme et Baianisme”, je serais, comme je vous le disais, heu-
reux de relire avec vous le texte ». Il y a là un point particulier, qui
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mérite d’être signalé : Lubac a en effet fait appel à Certeau pour l’aider
à terminer ce livre.
Dans ces années enfin, Certeau sollicite Lubac à plusieurs reprises
pour Christus (c’est une part non négligeable de cette correspondance)
et c’est à sa demande que Lubac publie « Paul VI , pèlerin à Jérusalem »
(n° 41, janv. 64, le titre est de Certeau) et « La Foi de l’Église »19 (n° 46,
avril 65), choix par Certeau (et coupes) dans « un manuscrit que vous
m’avez prêté et qui m’a paru essentiel et nécessaire », sur le Symbole
de la foi. Ce sont les deux seuls textes que Lubac ait publiés dans la
revue ; un troisième sur Rahner, dont il est question en août 1965, ne
paraîtra pas.

Certeau sous le regard de Lubac


Inversement Certeau envoie des textes à Lubac, ou sollicite ses
conseils (dès 1956, et lorsqu’il lui demande de pouvoir lire ses travaux
en cours, notamment « Augustinisme et Baianisme », c’est en lien avec
ses propres recherches), ou en reçoit spontanément. On peut donc
suivre par cette correspondance l’évolution des travaux certaliens. On
apprend qu’il a d’abord envisagé de travailler sur Lallemant (1955) ; et
qu’il n’a pas été loin, en 1961-1962, d’être enrôlé par Jean Orcibal, dont
il suivait les cours à l’EPHE depuis 1956 et sous la direction duquel il
avait préparé l’édition du Mémorial de Pierre Favre (son mémoire de

18. Questions importantes de la vie spirituelle et sur l’amour de Dieu (1665), texte de Surin resté iné-
dit jusqu’en 1930 (voir l’éd. Certeau de la Correspondance, p. 1658-1660). Henri Laux en a donné
une édition en 2008 sous le titre Questions sur l’amour de Dieu, « Christus » 95, DDB, Paris.
19. Repris à la suite de La foi chrétienne, essai sur la structure du symbole des apôtres (1re éd. 1969),
dans le tome V des Œuvres complètes, Éd. du Cerf, Paris, 2008, p. 447-473. D’après l’éditeur
on y trouve déjà « la trame des chapitres IV, V et VI » du livre – sans doute le manuscrit auquel
fait allusion Certeau, l’ouvrage ayant pour origine des conférences faites par Lubac en 1959, 601
à des jésuites aumôniers de jeunesse à Chantilly.

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François Trémolières

l’EPHE20), pour une édition des lettres spirituelles de Fénelon – « cet


homme que vous connaissez si bien » (dont il souligne au passage les
liens « profonds » avec Surin). C’est le provincial qui l’en a empêché,
jugeant qu’il y avait décidemment là un trop grand risque de dispersion.
Orcibal l’invite chaque année à dîner « au restaurant chinois » ; « c’est
devenu un rite », écrit-il à Lubac en 1964, « le mystère d’une religion
séduisante et énigmatique »…
Au début de l’année 1961 (au terme de sa formation jésuite), il se

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décrit « bigame » – obligé de « quitt[er] le digne Surin pour rejoindre ici
mon autre moitié » (donner des retraites en l’occurrence). En août, il
informe Lubac qu’il est « affecté pour un an à Chantilly, pour boucler
ma thèse » (sur Surin), après avoir échoué à obtenir « une subvention
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CNRS » dont il refera la demande en octobre... Un an plus tard (sta-


tus de 1962), il est nommé co-directeur de Christus, après le départ
de Giuliani aux Études, et écrit à Lubac : « Je ne m’y attendais pas et
je l’ai appris le 31 juillet […] il faut qu’un choix soit fait : je ne peux
ni ne veux accepter la polygamie. » C’est seulement le 13 mai 1963
qu’il l’informe que « la question de ma thèse est réglée : il n’en est
plus question, et je dois l’abandonner pour travailler à plein temps
à “Christus”. » Comme on sait, il mènera à bien cependant l’édition
de la Correspondance (elle paraîtra en 1966, après le Guide spirituel en
1963) et fait état d’une subvention de la « Recherche scientifique »
dans une lettre de juillet 1964.
L’échange le plus développé concerne son étude sur Bremond
(1865-1933), l’auteur de l’Histoire littéraire du sentiment religieux, à
l’occasion des entretiens de Cerisy, en 1965 :
J’ai le sentiment [écrit-il à Lubac le 26 juillet de cette année] qu’il y
a, sous ces visages d’emprunt comme derrière les mille personnages
de L’histoire, une question ouverte, perçue mieux que distinguée par
Bremond, et née d’une coupure entre l’expérience chrétienne et l’in-
telligence théologique de la foi. Sous cette forme, c’est un problème
antique. Mais il trouve une expression moderne chez Bremond, et
jusque dans sa nouvelle scolastique de la « prière pure ». Il y a là
quelque chose de grand et de grave, pour nous encore, et qui relie
Bremond lui-même à l’époque dont il a si merveilleusement parlé.

20. Voir la lettre du 17 avril [1959] : « Je me permets de vous envoyer l’Introduction de mon
Favre, pour vous demander si vous auriez le temps d’y jeter un coup d’œil et de me faire vos
critiques. C’est un tout petit travail, mais je ne voudrais pas trop dire de stupidités à la fois,
602 et en préserver le bon Favre. » Mémoire de l’EPHE, puis doctorat de 3e cycle en Sorbonne, le
Mémorial est publié dans la coll. Christus en 1960.

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
Il faut croire qu’il tenait au jugement de Lubac puisqu’il lui écrit
le 30 octobre, en plein concile : « Excusez-moi de vous déranger par
des bagatelles au milieu des soucis de l’Église ! Je vous envoie le texte
de l’article sur Bremond pour solliciter avis et corrections. Si cela vous
était possible, je vous en serais très reconnaissant. » Lubac prendra le
temps en effet de lui répondre, ce qui nous vaut une lettre importante,
datée du 10 novembre :
À les lire [« vos remarques, si précises et si éclairantes »], je me suis

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rendu compte que je prêtais à confusion et que je n’avais pas assez
précisé mon propos. Car je n’entends pas analyser dans cet article les
rapports entre la nuit de la prière ou du spirituel et, d’autre part, le
doute ou l’incroyance. C’est une question aussi grave que complexe,
comme vous me le rappelez. Mais je voulais seulement montrer que
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Bremond pensait tacitement à l’une à travers l’autre, et que sa posi-


tion s’expliquait par ce rapprochement. J’étais d’ailleurs gêné par le
fait qu’expliciter cette analogie (chez Bremond, elle rejoint une expé-
rience), c’était changer le sens de sa position : Bremond traite de la
sécheresse en pensant aussi à l’incroyance, mais il ne traite pas de
l’incroyance.
L’historien que je suis dans cet article peut signaler le problème et
l’insuffisance d’une analyse qui, en visant Charybde, pense à Scylla.
Il peut aussi indiquer que la question qui anime du dedans une inter-
prétation de la spiritualité au XVIIe siècle est une question tout à la
fois “moderne” et encore ouverte. Mais aller plus loin et reprendre
cette question pour elle-même, ce serait (ce sera peut-être) un autre
article. Pensez-vous que la distinction soit illégitime ?

La correspondance fait aussi mention, mais de manière assez allu-


sive, des écrits de Certeau sur Lubac. Ainsi le 2 janvier 1960 (lettre
conservée à Namur21) :
Le Père Olphe-Galliard vient de me demander de faire le compte-rendu
[sic] de l’Exégèse médiévale pour la R.A.M. : j’accepte avec crainte et
tremblement, et je vous enverrai mon texte auparavant. Mais, en ce
début d’année, ce sera l’occasion de vous dire ce que nous vous devons
tous, – et moi tout particulièrement, depuis douze ou treize ans.

Le 1er octobre 1962, dans cette période où il « ne voi[t] pas clair


pour l’avenir, et d’ailleurs pas davantage dans la pensée du provincial »,
il écrit à Lubac :
Malgré tout, je voudrais bien apporter ma petite pierre aux « Mélanges
de Lubac », et je pense présenter une note sur l’histoire du mot « théo-
logie mystique » aux XVIe et XVIIe siècles. De cela aussi, je serais heu-
reux de vous parler.

603
21. Réf. supra note 17.

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François Trémolières

On n’en sait pas beaucoup plus, sinon qu’à deux reprises, en 1963, il
le sollicite avec l’espoir de le rencontrer pour lui parler de ce travail. Une
lettre de Lubac à Henri Bouillard, datée du 23 mars 1964, semble indiquer
que Certeau fait partie du premier cercle : Lubac encourage Bouillard à
solliciter « des amis tels que le Père G. Pierre, le P. de Certeau ou quelques
autres (le P. d’Ouince aussi, etc.) » pour la préparation de la réception
organisée pour la sortie des Mélanges par les éd. Aubier au Lutetia.
Une lettre du 10 juin 1964 laisse penser que la suggestion de son

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nom pour le portrait de Lubac qui paraîtra en octobre dans Ecclesia, à
l’occasion de cette publication, vient de Lubac lui-même ; et la présence
à Namur d’un manuscrit qui semble offrir une version antérieure à celle
publiée fait supposer que Certeau la lui a soumise : « je pourrais peut-
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être y ajouter quelques détails “biographiques” si vous le jugiez bon »


(24 juin). Une lettre du 8 juillet atteste qu’elle « convient » en tout cas
à Daniel-Rops, le directeur de la revue.
Reste à commenter « une mission de confiance », selon la formule
énigmatique de la lettre du 1er mai 1962 :

Mon Révérend et Cher Père,

P.C.

Votre lettre m’a peiné par la fatigue dont vous me parlez et par le
souci que vous me confiez. La trompeuse douceur des premières jour-
nées printanières est peut-être la cause de ce malaise qui, j’espère, ne
durera pas plus qu’elles. Excusez-moi de penser en vous écrivant au
« Non recuso laborem » [formule du sous-diaconat] et à votre tâche,
nécessairement inachevée, mais encore à poursuivre, plus lourde, je
suppose, à qui la mesure mieux, – porté par l’Église pour porter Jésus
Christ, mais perdu en elle pour le trouver et le dire [accent ecclésio-
logique et christique, fréquent dans ces lettres]. Demain, ce sera en
parlant d’exégèse. Après-demain, à propos de la mystique et de la foi.
Mais je ne veux pas vous répéter ce que vous m’avez appris, sauf pour
vous faire sourire à la lecture de ce qu’en a fait un mauvais élève bien
intentionné !
Vous me proposez pour plus tard une mission de confiance, et j’en
suis profondément touché. En comprenant les devoirs qu’elle com-
porte, je l’accepte avec joie, si elle est agréée par votre provincial
et par le mien. Certes, le Père Bouillard est évidemment beaucoup
mieux placé pour saisir l’importance d’affaires ou de questions que
je ne connais qu’indirectement. De ce point de vue, la collaboration
que vous souhaitez est très souhaitable (encore que je ne vois pas très
bien de quelle utilité je pourrais lui être) […]
Que le Seigneur vous remplisse de la joie pascale et de sa vie toujours
nouvelle : c’est ce que je lui demande avec toute mon ancienne et
604

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
profonde gratitude, filiale et fraternelle tout à la fois, vous le savez. En
me confiant à vos prières, je vous assure de ma respectueuse affection
en Notre Seigneur,
[signature]

La correspondance de Lubac avec Bouillard éclaire cette allusion :


Lubac confie à celui-ci (lettre du 30 avril 1962) la tâche d’être son
exécuteur testamentaire et demande à Certeau de l’assister ; démarche

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formelle puisqu’elle implique l’accord des provinciaux. Tous deux vont
accepter. Il n’en sera plus question par la suite, et il faut aller cher-
cher ailleurs pour trouver des traces de l’évolution de la perception de
Certeau par Lubac22. Nous nous sommes limités à des sondages dans
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cette correspondance (énorme) avec Bouillard23. Elle est un bon témoin


de ce que Lubac vit, dans les années post-conciliaires, comme une sorte
d’exil intérieur, au sein de la Compagnie et de sa province – alors que
Certeau incarne avec d’autres (Ribes, Moingt, Morel, Beirnaert…) le
« mouvement » qu’il désapprouve et dont il se considère la victime.

Crise et discorde
Dans une lettre du 23 mars 1967, Bouillard écrit que « la lecture
du numéro de février des Études (ou de mars, je ne sais plus) m’a laissé
perplexe et troublé. L’article du P. Antoine sur les lieux sacrés contient,
avec des remarques intelligentes, des propos que je trouve délirants.
L’article de Michel de Certeau sur Foucault24, rédigé en un style pré-
tentieux et quasi inintelligible, n’offre aucune critique sérieuse, alors
que des questions graves sont engagées. Même remarque à propos de la
note dans laquelle le P. Beirnaert exprime lyriquement son admiration
pour l’œuvre de Lacan. » Aucune allusion à ce passage dans la réponse
de Lubac (3 avril 1967) – sinon qu’il encourage Bouillard à publier
dans les Études…
Rappelons que Henri Bouillard (1908-1981), jésuite, fut avec Lubac
une des victimes de la répression de « l’école de Fourvière » (où il ensei-
gnait depuis 1941), en 1950. Auteur d’une thèse remarquée soutenue
à la Grégorienne en 1941 et devenue le premier titre de la collection
« Théologie » : Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin. Étude

22. Jusqu’à l’éclat de Les Églises particulières dans l’Église universelle (voir notre article de la
RHEF).
23. Elle se trouve à la fois à Vanves (boîtes 39 et 40 du fonds Lubac) et à Namur, où chaque
lettre a sa cote (CAECHL 2427 à 3097).
24. « Les sciences humaines et la mort de l’homme », Études t. 326, mars 1967, p. 344-360 ;
repris dans L’absent de l’histoire (1973) et le recueil posthume (1re éd. 1987) Histoire et psycha- 605
nalyse entre science et fiction.

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François Trémolières

historique (1944), il est interdit d’enseignement et doit quitter Lyon pour


Paris (où il soutiendra une thèse de philosophie en 1956, qui donnera
matière à deux gros livres sur Karl Barth, dans la même collection, 1957).
Cette quasi retraite cesse en 1964, quand il se voit confier un ensei-
gnement de théologie fondamentale à l’Institut catholique de Paris ;
en 1968, il prend la direction de l’Institut de science et de théologie
des religions, fondé un an plus tôt par son confrère Jean Daniélou25.
Les deux hommes sont d’accord pour diagnostiquer « la crise

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actuelle de la Compagnie en France » (Bouillard, 6 août 1967) – Lubac
fait même le rapprochement avec les années 50, considérant, il l’écrit
en toutes lettres, que la « terreur » a changé de côté… Un des aspects de
cette crise est disciplinaire : « la théologie est pratiquement condamnée
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chez nous, écrit Lubac le 10 août de la même année, au profit des


“sciences humaines”, et c’est la collection voisine [de « Théologie »
chez Aubier] où l’on traite de politique et de sexologie, sans oublier le
néo-marxisme, qui représente maintenant l’aile marchante. »
Reste que, en décembre 1967, Bouillard et Lubac s’entretiennent
avec Aubier d’un projet de Bibliotheca theologica internationalis, pour
lequel l’éditeur cherche un « prospecteur » en France. Il souhaite un
jésuite et le nom de Certeau semble s’imposer. Lubac considère qu’il
s’agit d’une « besogne subalterne » qu’il aurait mieux valu confier à un
des étudiants de Bouillard mais, lui écrit-il le 11 décembre, « il me semble
évident, comme à vous, que pour ce travail d’ordre théologique, c’est
à un théologien qu’il faut s’adresser. Quoique n’étant pas théologien,
le P. de Certeau, grâce à ses connaissances et à ses relations multiples,
grâce à sa grande activité, ferait bien l’affaire s’il consentait à travailler
pour cela en étroit rapport avec vous26. Est-on en droit de l’espérer ?
Je ne sais. » Certeau répondra négativement, comme l’apprend Bouillard
à Lubac le 24. Le 26, Lubac lui écrit : « Ma situation dans la Cie, et
dans cette maison [Fourvière], est celle d’un isolé, ignoré ou rejeté par
quiconque est ou veut être “dans le mouvement”. » Bouillard est très
sévère sur Georges Morel et l’évolution de l’enseignement à Chantilly.
De Rome, Lubac l’est tout autant pour Hans Küng et Jean-Baptiste Metz
(qu’il lit comme une variante catholique de la « théologie de l’espérance »
de Moltmann, une des figures de « néo-joachimisme contemporain »
– avec Certeau…– auquel il s’en prendra dans les dernières pages
de La postérité spirituelle de Joachim de Flore, son dernier gros ouvrage,
en 1981).

25. Pour une présentation rapide, voir Joseph Doré, « Théologie et philosophie chez Henri
Bouillard », NRT 117/6 (1995), p. 801-820 ; et le « dossier Henri Bouillard », RSR 97/2 (2009).
26. Bouillard avait écrit, le 8 décembre : « Je connais comme vous ses défauts. Mais je saurai
606 le guider dans ses choix. En toute hypothèse, il serait contrôlé, puisque ses choix doivent être
coordonnés avec ceux des prospecteurs d’autres pays. »

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
Très peu d’échos dans cette correspondance de mai 68 (et aucun,
on l’a vu, dans les lettres conservées entre Certeau et Lubac). Lubac est
d’ailleurs en déplacement constant durant cette période, notamment
aux États-Unis.
Bouillard (envers lequel Lubac a renouvelé ses dispositions testa-
mentaires en 1970, sans aucune allusion à Certeau) mentionne dans
une lettre de janvier 1972, Les Églises particulières dans l’Église universelle,
mais le différend avec Certeau n’apparaît pas. Une lettre de Lubac à

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Bouillard, le 19 février 1973, marque durement la distance qui sépare
désormais les deux hommes :
J’ai lu cette chronique de M. de Certeau27 ; j’en suis moins effaré
affecté que vous parce que j’avais déjà vu sous sa plume bien des
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choses analogues. Toutes les décadences ont connu des pitres de ce


genre qui les décrivent, les miment, et les aggravent. Certeau fait
des arabesques, ou, si vous voulez – des variations, ou tire des feux
d’artifice. Tout son art est en faux brillant. Pas une idée personnelle,
pas un instant de réflexion sérieuse. Une grande habileté de bateleur.
Avec cela, ce qu’il décrit n’est souvent que trop réel. Notamment, le
glissement (que lui-même accélère), d’une part de la théologie sur les
« sciences religieuses », ou l’anarchie pseudo-mystique qui ronge une
société établie dont la foi est absurde. Mais tout ce brio, ce désir de
plaire aux courants à la mode et de heurter la gravité des gens sérieux
et vides [sic], le rend aveugle aux réalités plus profondes. Les mots lui
cachent les choses. Cela me fait pitié, d’autant plus que je l’ai connu
jeune, ouvert aux tâches rudes de l’apostolat, et non point à une car-
rière d’amuseur.

Lubac ne réagit pas à ce qui nous semble la dernière allusion à


Certeau dans leur correspondance, une lettre de Bouillard datée 7 mai
1974 : « Le P. Régnier vient de me dire que le petit livre de Michel de
Certeau, Le christianisme éclaté, cause des dégâts parmi les étudiants
jésuites, achevant de les dégoûter de la théologie. Qu’allons-nous pou-
voir sauver ? » Il est en train de préparer son départ de Fourvière.
Meurent en quelques jours le cardinal Daniélou (20 mai) et Jean Wahl
(19 juin), qui avait dirigé la seconde thèse de Bouillard.
Puisque le silence s’était désormais installé entre Certeau et
Lubac, on ne peut parler entre eux d’un changement de ton... Mais le
contraste est fort avec les lettres des années soixante que nous avons
citées – même atténué par la réaction, affectueuse au témoignage de
Luce Giard, de Lubac à la lettre filiale de 1983. L’injustice est si flagrante
qu’elle nous semble exprimer comme une passion déçue. Le différend

27. Probablement « Lieux de transit », Esprit, fév. 1973 (repris dans La faiblesse de croire, 607
éd. L. Giard, Seuil, Paris, 1987, p. 227-252).

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François Trémolières

s’est cristallisé autour de la publication de « La rupture instauratrice »,


où Certeau s’autorisait de la conception des rapports entre Ancien et
Nouveau Testaments exposée dans Exégèse médiévale, dont il faisait
une lecture que l’on pourrait qualifier de « révolutionnaire »28, et dans
laquelle Lubac ne s’est pas reconnu. Le titre de L’étranger ou l’union
dans la différence (1969) rappelle une formule de Lubac que Certeau a
citée à plusieurs reprises : « L’union et la différence [ou « l’union et la
différenciation »29] sont deux choses qui croissent de pair. » Celui de

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L’absent de l’histoire (1973) pourrait prolonger une sentence d’un livre
dont on sait qu’il l’a beaucoup médité, Sur les chemins de Dieu (1956) :
« Le Dieu caché, le Dieu mystérieux, n’est pas le Dieu lointain, le Dieu
absent : c’est toujours le Dieu proche. » Pour finalement s’y opposer ? Sa
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radicalisation de l’allégorisme, qui se donne comme fidélité à Histoire et


Esprit, le grand livre de Lubac sur Origène, implique au bout du compte
qu’il ne peut y avoir un « discours de l’Un » (ainsi il revendique en
conclusion de L’absent de l’histoire une « hétérologie »30). Joseph Moingt
fait un rapprochement très éclairant de ce point de vue, précisément à
propos du différend Certeau / Lubac, avec une citation de La structure
absente d’Umberto Eco, qui paraît en France en 1972 : « La sémiotique
se doit de définir ses limites d’applicabilité […] Elle ne peut pas être en
même temps une technique opératoire et une connaissance de l’Absolu.
Si elle est une technique opératoire, elle doit refuser de dire ce qui se
produit à l’origine de la communication ; et si elle est connaissance de
l’absolu, elle ne peut pas dire comment fonctionne la communication. »31
Ce que Certeau retient de l’analyse structurale, de la sémiotique, et de
« l’archéologie » foucaldienne, c’est le modèle d’une fécondité opéra-
toire (celle dans sa pratique de « l’opération historiographique »), basée
sur l’interdit de l’origine. Cela suppose, d’un point de vue disciplinaire,
une position polémique vis-à-vis de la théologie – au moins entendue

28. Au sens qu’a le mot dans le chapitre V de L’étranger ou l’union dans la différence : « Le chris-
tianisme dans le temps de la révolution » (« Foi vivante », DDB, Paris, 1969 ; sur la dialectique
des deux Testaments, cf. p. 142) – comme Lubac lui-même l’avait repéré : voir La postérité
spirituelle de Joachim de Flore, Lethielleux/Culture et vérité, Paris/Namur, t. II, 1981, p. 447
(Œuvres complètes, t. XXVII-XXVIII, p. 835), n. 3. Ce chapitre reprend un article paru dans
Études, t. 329, juin-juillet 1968, sous le titre « La révolution fondatrice ou le risque d’exister »
(n° 84 de la bibliographie établie par L. Giard).
29. Certeau prête à Lubac les deux formulations, dans son texte d’Ecclesia (1964) et dans la
nécrologie du Monde. C’est la première qui est correcte, tirée du « Mystère du surnaturel »,
RSR 36/1 (1949), p. 87.
30. Conclusion reprise, sous le titre « L’absent de l’histoire », comme chapitre neuf de Histoire
et psychanalyse entre science et fiction, à partir de la 2e édition, Gallimard, Paris, 2002. Et
revendication qui donne son titre au dernier recueil que Certeau ait composé, Heterologies.
Discourse on the Other, trad. Brian Massumi, préface de Wlad Godzich, « Theory and History of
Literature » 17, University of Minnessota Press, Minneapolis, 1986 – comme elle structure The
Certeau Reader publié par Graham Ward, Wiley Blackwell Readers, 2000 : Other Times, Other
Cities, Other People, Other Languages, Other Beliefs.
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31. Article cité, p. 582.

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Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance

note
comme hénologie –, dont la formulation la plus nette se trouve dans
« La rupture instauratrice ».
Fidélité paradoxale, et l’on pourrait aller jusqu’à lire le dernier
ouvrage de Lubac comme une tentative pour écarter les interprétations
de l’allégorisme chrétien, ouvertes déjà par Histoire et Esprit (1950), qui
ne lui paraissent pas recevables, présentant pour lui un danger intime
– mais suivre les aléas de sa pensée, de l’évolution de celle-ci au cours
d’une longue vie, excède de beaucoup le propos du présent article,

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tout autant que l’examen des évolutions de Certeau lui-même ou des
prolongements dans l’œuvre de leurs échanges. Fidélité, du moins, que
Certeau a tenu à (lui) témoigner jusqu’au bout : « Ce serait une longue
histoire de ma reconnaissance qu’il faudrait que je raconte, même
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si vous êtes inquiet des formes qu’elle prend aujourd’hui. » De cette


« longue histoire » qui reste donc à écrire, on n’a voulu ici qu’offrir les
premiers matériaux.

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