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Moi, Claude
« Ma chère Livie,
« Je veux te signaler un fait étrange qui s’est produit
aujourd’hui, et dont je ne sais que penser. En causant avec
Athénodore, je vins à lui dire combien je le plaignais de
servir de précepteur au jeune Claude, qui me semble
devenir de jour en jour plus nerveux et plus incapable.
« Ne le juge pas trop durement, me répondit Athénodore.
Il souffre de l’opinion de sa famille et du mépris qu’il
rencontre partout. Mais il est loin d’être incapable. Tu ne
l’as jamais entendu déclamer ? – Déclamer ! dis-je en
riant. – Oui, déclamer, répéta Athénodore. Soumets-moi
un sujet : tu reviendras dans une demi-heure et tu verras
ce qu’il en aura fait. Mais cache-toi derrière un rideau,
sans quoi tu n’entendras rien qui vaille. » Je choisis
comme sujet les « Conquêtes romaines en Germanie » et
une demi-heure plus tard je revins me cacher derrière le
rideau. De ma vie je n’avais éprouvé pareille surprise.
Claude connaissait les faits sur le bout du doigt, son plan
était bon, ses détails bien amenés. Mieux que cela : il ne
bégayait pas ! Dieu me damne si je n’ai pas pris plaisir à
l’entendre ! Comment un garçon dont la conversation
ordinaire est si parfaitement stupide peut arriver à
discourir ainsi, cela me dépasse. Je m’esquivai, en disant à
Athénodore de ne pas lui parler de moi, mais je ne peux
me tenir de venir te raconter la chose. Ne crois-tu pas que
nous pourrions de temps à autre permettre à Claude de
dîner avec nous le soir, quand il n’y a pas beaucoup de
monde, en lui recommandant de fermer la bouche et
d’ouvrir les oreilles ? S’il doit après tout devenir un
membre normal de la famille, il faut bien l’habituer peu à
peu à se mêler à ses égaux. Nous ne pouvons le laisser
perpétuellement relégué avec ses précepteurs et ses
affranchis. Évidemment, la question de ses facultés
mentales prête à controverse. Tibère, Antonia, Livilla,
sont unanimes à le regarder comme un idiot. D’autre part
Athénodore, Sulpicius, Postumus et Germanicus affirment
que quand il le veut il a autant de bon sens que n’importe
qui, mais que sa nervosité lui fait facilement perdre la
tête. Pour moi, je le répète, je n’arrive pas à me faire une
opinion. »
« Ma chère Livie,
« Selon ton conseil j’ai discuté avec Tibère ce que nous
pourrions faire du jeune Claude. Maintenant que le voici
majeur et prêtre de Mars, nous ne pouvons remettre
indéfiniment notre décision touchant à son avenir. Je le
crois suffisamment sain de corps et d’esprit – sans quoi je
ne l’aurais pas, en adoptant à la fois Tibère et
Germanicus, laissé chef de la branche aînée des Claudes.
Mais dans ce cas il faut le prendre en main et lui donner
les mêmes chances qu’à Germanicus. Au contraire, si nous
admettons que ses infirmités corporelles sont liées à une
infirmité mentale définitive, nous ne devons pas donner
aux gens malintentionnés l’occasion de rire de lui et de
nous. Je le répète, il faut nous décider rapidement et une
fois pour toutes.
La question la plus urgente est celle-ci : que ferons-
nous de lui pendant les Jeux qui se préparent en
l’honneur de Mars ? Je pense qu’on peut fort bien lui
laisser la table des prêtres, en lui recommandant de ne
faire que ce qu’on lui dira et de s’en remettre en tout à
son beau-frère, le jeune Plautius Silvanus. De cette
manière il pourra apprendre beaucoup de choses.
Naturellement il n’est pas question de le placer avec moi
dans la loge présidentielle, à côté de la statue sacrée sur
laquelle toute l’assistance a constamment les yeux fixés.
Ses bizarreries ne manqueraient pas d’attirer les
commentaires.
« Tu peux montrer cette lettre à Antonia si tu le
désires : dis-lui que nous prendrons bientôt une décision
au sujet de son fils dans un sens ou dans l’autre. Il est
ridicule pour elle de se trouver légalement sous sa
tutelle. »
« Livie. »
Et aussi :
… La foudre du Tonnant
Du parvis éthéré m’a jeté pantelant.
Tout le jour j’ai roulé de nuage en nuage
Et n’ai touché qu’au soir le sol de ce rivage.
Enfin des Sinthiens tout meurtri m’ont trouvé
Sur la côte lemnienne, où j’étais arrivé.
Obéis, soumets-toi.
Qui que tu sois, si Jupiter te veut contraindre,
Je ne saurais t’aider et ne peux que te plaindre.
Qui donc, pour ta défense, ô misérable humain,
Contre le Roi du Ciel irait lever la main ?